# 61-03-62 3:61 ## ÉDITORIAL ### Le temps des Balubas A MESURE que se précisent en France les menaces ou les prodromes d'une guerre civile, on voit la délation et la haine faire de considérables progrès dans une certaine presse catholique. Ailleurs aussi. Mais ailleurs le scandale est moins grave, les conséquences moins lourdes. Une communauté chrétienne vivante peut rendre, par surcroît mais directement, un service majeur à un pays où tout se décompose, y compris son unité : elle peut maintenir une zone fraternelle de concorde et de paix. Elle peut, par sa seule présence, par sa vitalité interne, par son poids d'existence et sa densité d'amour, désamorcer la guerre civile. Mais du sein même de notre communauté chrétienne partent des cris de haine, des appels à la violence, tout un système psychosociologique d'accélération du pire ; et de dégradation des consciences ; et de mobilisation fratricide. Il n'y aura pas de paix civile en France si la communauté chrétienne est la première à donner le spectacle, répandre la contagion et approfondir le vertige de la guerre à mort. \*\*\* TOUTE UNE PRESSE CATHOLIQUE désigne ouvertement aux coups des assassins et aux arrestations de la police des catégories entières de catholiques. Et quelles catégories ? Précisément celles qui sont le plus éloignées de vouloir et de pouvoir contribuer à une guerre civile. Précisément celles qui, par principe, par méthode, par vocation, s'emploient à autre chose que les combats politiques. Précisément celles à qui les mêmes inquisiteurs et délateurs avaient coutume de reprocher, au contraire, de ne point « s'engager » suffisamment dans le détail et dans le dédale de leurs luttes civiles. Précisément celles dont la seule arme est la parole, écrite ou orale, et de préférence une parole abstraite, ce qui ne veut pas dire une parole sans cœur. Toute une presse catholique cherche actuellement à régler les comptes de ses rancunes et de ses haines par voie de dénonciation calomnieuse à une police que les dispositions administratives en vigueur autorisent à arrêter et à garder en détention n'importe qui sans motif ni justification. 4:61 Non seulement contre toute justice et contre toute vérité, mais encore contre toute vraisemblance, cette presse catholique désigne publiquement aux policiers officiels et aux tueurs clandestins, comme « activistes », comploteurs et subversifs, des catholiques dont l'activité s'exprime par des cercles d'études doctrinales, par des instituts sociaux, par le travail intellectuel, par l'approfondissement spirituel, par la recherche de confrontations pacifiques et d'accords dans la vérité. Règlement expéditif d'une vieille controverse qui était toujours pendante : ceux qui croient à la civilisation chrétienne et en étudient le patrimoine moral et religieux, ceux qui croient aux enseignements pontificaux et passent toute leur vie civique à les diffuser, à les faire connaître, à les mettre en application, on ne leur dit plus : « Vous avez tort ». On ne leur dit plus : « Vous êtes périmés, dépassés, inefficaces ». On ne leur dit plus : « Vous ne comprenez rien ». Ou plutôt, on n'arrête pas de le leur dire aussi, de le leur dire encore, par habitude. Mais surtout, on travaille à se débarrasser d'eux en les envoyant, par délation systématique, à la prison ou à la mort. Si l'on y met tant de passion et tant de soin, c'est donc qu'on ne les tient en vérité ni pour inefficaces ni pour dépassés. \*\*\* AVEC LA GRÂCE de Dieu, ces grandes manœuvres de la délation, ce déploiement de menaces précises, ce déchaînement surhumain ne nous feront pas bouger d'un pouce. Il arrivera ce qui arrivera. Avec la grâce de Dieu nous n'ouvrirons pas notre cœur à la haine. Avec la grâce de Dieu, nous ne rêverons pas de chercher à rendre coup pour coup et œil pour œil. Dans la guerre entre nations, il y a la Croix-Rouge internationale, et il arrive qu'elle soit mitraillée. Dans les guerres civiles, il y a quelquefois un « tiers parti », préparant la réconciliation, et il arrive qu'il soit massacré. Dans le grand malheur qui frappe la communauté chrétienne en France, où l'on voit des chrétiens, et même des clercs, littéralement hurler à la mort contre d'autres chrétiens, nous tâcherons, chacun à notre place, d'être un peu l'équivalent on l'analogue d'un tiers parti ou d'une Croix-Rouge. Les mains nues, sans autre arme humaine que la parole, nous continuerons à nommer crime le crime, à désarmer la vengeance par la persuasion, et à offrir au Seigneur même nos échecs. La violence emporte tout : nous pouvons veiller au moins chacun à ne pas y laisser emporter son cœur et son âme. A ne pas hurler avec les loups. A ne pas hurler à la mort comme eux ou contre eux. Naturellement, et *pour cette raison,* ils continueront à nous désigner comme violents, comme criminels et comme subversifs. \*\*\* 5:61 LA FRANCE glisse vers le fond du malheur. Les hommes politiques s'en occupent à leur façon. Ils nous procureront le moindre mal ou ils nous procureront le pire ; ou ils ne nous procureront rien du tout, les événements échappant à leur volonté et à leur contrôle. Même s'ils s'entourent de tueurs à gages, ils n'en obtiendront ni notre cœur ni notre foi. S'il y a parmi eux des hommes de bonne volonté, et il y en a sûrement, qu'ils fassent de leur mieux, ce n'est pas nous qui mettrons des embûches sur leur chemin, -- le voudrions-nous, nous n'en aurions pas les moyens. Pour le moindre mal ou pour le meilleur, nous les aidons à notre manière, qui est différente, en luttant et en témoignant contre l'imposture *la plus profonde* parmi toutes les impostures qui ont tout empoisonné et tout désintégré ; en luttant et en témoignant contre l'imposture *spirituelle* qui asphyxie la France et toute la société moderne. C'est le sel qui s'est affadi. S'étant affadi il a commencé à pourrir. Ayant pourri, il a tout pourri autour de lui. Aucune politique jamais ne fera rien contre cela. Aucune politique jamais n'y suffira. \*\*\* EN PLUSIEURS ARTICLES de *La Nation française* ([^1])*,* Philippe Ariès a fait l'analyse d'une situation dite « légale », d'une « légalité » où « l'abus de pouvoir compromet notre sécurité à tous » et où « personne ne peut plus dormir tranquille dans sa maison ». Nos frères chrétiens et musulmans l'ont vécu en Algérie pendant sept années, jusqu'au paroxysme actuel. Ce qu'ils ont souffert et ce qu'ils souffrent vient, de la même manière ou d'une autre, s'abattre sur les Français de la métropole. On arrête les suspects. Selon les déclarations privées de personnages gouvernementaux attestées par Pierre Boutang et rappelées par Philippe Ariès, les autorités policières « évaluent à 40.000 le nombre des suspects » qui, en France métropolitaine, peuvent à tout moment être administrativement internés. Quarante mille, c'était du moins l'évaluation de janvier dernier. Quand on jongle avec les chiffres aveugles de la suspicion systématique, on va vite. Le vertige ou la dynamique propres au mécanisme des camps d'internement arbitraire a toujours conduit, l'histoire contemporaine le démontre, à passer de 4.000 à 40.000, de 40.000 à 400.000, de 400.000 à 4 millions, avec la facilité délirante de la rêverie administrative et bureaucratique. 6:61 Et quand on en est au chiffre de 40.000 suspects, ou peut-être déjà à celui de 400.000, il suffit qu'une presse de délation, surtout si elle se prétend honorable et se présente comme chrétienne et catholique, désigne et dénonce n'importe qui pour que le bras séculier se déclenche aveuglément au service de la haine insatiable. La *suspicion* est un état d'esprit. Une certaine presse dite « d'opinion » entretient la suspicion, la développe, et l'oriente ; et l'utilise. La *dégradation de tout à la* fois, qui s'accélère, lui laisse le champ libre. « Pendant ces derniers mois, écrit Philippe Ariès, j'ai connu des foyers frappés : les femmes inquiètes, les enfants trop sages, en l'absence du père -- femmes, enfants de mes amis. Qui peut alors se défendre de penser aux misères adverses qui ont précédé celles-ci et les ont rendues possibles ? Comprendrons-nous la leçon ? Plus se creuse l'abîme des décisions, plus nous devons veiller au maintien de la morale et du droit traditionnel, sans céder aux tentations de l'efficacité immédiate. » \*\*\* GABRIEL MARCEL, vétéran de la protestation contre l'injustice, a élevé la voix ([^2]) : « Rien, absolument rien ne justifie le fait que le motif de leur arrestation ne soit pas communiqué aux intéressés, et qu'ils soient même maintenus pendant des semaines dans une ignorance absolue à ce sujet. En sorte qu'ils peuvent se demander s'ils ne sont pas simplement les victimes d'une dénonciation arbitraire et peut-être anonyme. Ici, nous sommes dans l'arbitraire le plus odieux qui se puisse concevoir. L'atonie de l'opinion publique devant des procédés semblables est plus qu'affligeante : elle est le signe d'un désordre moral grave (...). Des pratiques comme celles qui sont dénoncées ici introduisent dans le corps d'un pays un principe d'infection, et la septicémie peut s'ensuivre à bref délai. » Telle est la « légalité » du moment. Quelqu'un sait-il et pourrait-il expliquer ce que c'est exactement que respecter la légalité, quand la loi en vigueur est que toutes les garanties légales sont suspendues ? Mais enfin, dira-t-on, pourquoi maintenir dans un « internement administratif » indéfini non seulement de simples *suspects,* ce qui est déjà inadmissible, mais encore des gens qui ne *sont* même *pas suspects,* dont tout le monde atteste l'innocence certaine, et dont les adversaires politiques eux-mêmes se portent garants et réclament la libération ? Pourquoi, sinon pour faire impression, pour intimider, pour terroriser ? il n'y a pas d'autre explication. C'est pour gagner les cœurs, voilà ; c'est un système pour gagner les cœurs. Car il n'y a que deux manières d'agir sur les cœurs et de les avoir pour soi. Il y a l'amour : qui a été le premier suspect, le premier exclu, frappé d'interdiction de séjour sur toute l'étendue du territoire de la politique. Et il y a la crainte. 7:61 Si l'on emprisonne de simples suspects et même des non-suspects, si l'on se déclare officiellement très fier de ce système et très décidé à l'employer de plus en plus, c'est pour frapper de crainte les citoyens qui demeurent provisoirement en liberté. C'est l'autre manière de forcer l'adhésion. Vous avez compris ? Eh ! bien, maintenant, tous ensemble, allons-y : « Vive Monsieur le Sous-Préfet ! ». Crions « Vive Monsieur l'Adjudant de gendarmerie ! ». Tous en chœur « Vive Monsieur l'Attaché de cabinet ! ». Et encore : « Vive Monsieur le Chargé de Mission spéciale ! » Redoublons : « Vive Monsieur le Directeur-Chef de la maison d'arrêt ! ». Acclamons les autorités. Vive le directeur, vive le fondé de pouvoir, vive le chef ! C'est bien simple, n'est-ce pas ? Mais on s'est trompé. Nous ne crions rien de tout cela. Nous ne crions rien du tout. De moins, en moins. Dans l'universelle dégradation de tout à la fois, il n'y a plus de confiance possible qu'en Dieu. \*\*\* NOUS SOMMES d'une trop ancienne tradition chrétienne pour nous laisser prendre aux rhétoriques pompeuses qui recouvrent sans la camoufler la désintégration de la vie nationale. Une sorte d'instinct de l'âme nous met en garde, et c'est pourquoi certaines paroles qui résonnent bien résonnent pourtant dans le vide. Cet instinct, ce sens spirituel est juste. Il a raison de demeurer dans la réserve en face d'un programme dont chaque élément ou presque est verbalement admissible et quelquefois excellent, mais dont la totalité ne tient pas ensemble parce qu'il y manque le lien de justice et le lien d'amour. Relisons le programme. Que la France soit une grande puissance industrielle ; et agricole ; et militaire ; que l'on construise, que l'on produise, que l'on instruise d'une manière quantitativement croissante ; que les chiffres statistiques de la prospérité soient en hausse, et patati et patata ; que le plan économique de quatre ans soit susceptible d'accroître notre puissance, et patata et patati ; tout cela est bon en soi, ou le serait, si ne se posait la question : quel peut être un bien de la France qui n'est pas le bien de tous les Français ? Le bien commun n'est pas un bien qui serait propre à l'État, à ses comptables enregistreurs, et qui ne serait pas commun à tous. L' « intérêt général » ne peut être celui d'une entité à laquelle sacrifier, avec les intérêts particuliers, la justice, les droits, la dignité des personnes. Une nation dont les citoyens vivent dans l'insécurité, dans l'injustice, dans les larmes, au milieu des cruautés arbitraires et du déchaînement de toutes les violences, n'est pas une nation où le bien commun soit assuré. Tout ce que l'on peut produire, construire, instruire et même détruire ne sera jamais une consolation ni une compensation en regard de la perte de ce que le bien commun comporte de plus nécessaire et de plus précieux. Non, le bien commun n'est pas la gloriole statistique de l'État, il n'est pas la puissance matérielle de l'État, il n'est pas la grandeur de l'État au prix de l'abaissement des citoyens. 8:61 Le bien commun est « le but suprême qui donne son origine à la société humaine » ([^3]). « Le bien commun d'ordre temporel consiste dans la paix et la sécurité dont les familles et les citoyens jouissent dans l'exercice de leurs droits » ([^4]). Il « dépasse singulièrement la simple prospérité économique » ([^5]). Il « ne peut trouver sa loi primordiale dans la prospérité matérielle de la société, mais bien plutôt dans le développement harmonieux et dans la perfection naturelle de l'homme, à quoi le Créateur a destiné la société en tant que moyen » ([^6]). C'est « une condition de vie digne, assurée et pacifique pour toutes les classes du peuple » ([^7]) ; c'est « l'établissement de conditions publiques normales et stables, telles qu'aux individus aussi bien qu'aux familles il ne soit pas difficile de mener une vie digne, régulière, heureuse selon la loi de Dieu » ([^8]). Le bien commun est « le véritable bien de tous » ([^9]), et non une puissance et une grandeur de l'État juchées sur la crainte, l'angoisse, le malheur de chacun. Le bien commun, c'est de « garantir absolument les valeurs qui assurent à la famille l'ordre, la dignité humaine, la santé, le bonheur : ces valeurs-là, qui sont des éléments mêmes du bien commun, il n'est jamais permis de les sacrifier à ce qui pourrait apparemment être un bien commun » ([^10])*.* « *Ce qu'il y a de plus précieux dans le bien commun* »*,* ce sont « *les droits primordiaux de l'homme* » ([^11])*.* Le bien commun n'est pas le bien de l'État. Il est le bien *du service duquel* se trouve placé l'État. Il est le bien du peuple tout entier. Il est d'abord un bien moral : c'est-à-dire la concorde, la justice, l'amitié sociale, le respect du droit. Le bien commun de la France est dans l'amitié française avant d'être dans la grandeur française. Non que l'amitié exclue la grandeur : mais quelle affreuse grandeur celle qui se passe de l'amitié nationale ou qui s'installe sur les décombres de l'amitié entre Français. Quelle inacceptable grandeur, et d'abord quelle grandeur fictive et illusoire, celle qui trace sa voie dans le désordre, dans la haine, dans la désolation, dans la violence. La grandeur la plus grande, la seule vraie, elle est dans l'amitié, par l'amitié et pour l'amitié, on sait cela depuis Aristote, et il faudrait l'oublier aujourd'hui ? 9:61 Le bien commun de la France, il est d'abord de faire vivre les Français dans la concorde, dans la justice, dans le respect, dans l'amitié. Si l'on est impuissant à cela, quelle puissance croit-on garder, de quelle puissance se réclame-t-on ? Mais il est bien impossible de faire vivre les Français dans l'amitié si l'on ne commence pas par aimer les Français ; si, au lieu d'aimer les Français, on s'épuise à faire une caricature d'amour solitaire avec une certaine idée de l'État. L'État n'a pas pour fonction de mépriser, d'écraser, de faire, aveugle et sourd, un saccage général des droits et de la dignité des personnes. La charge de commander a été instituée par Dieu pour servir et pour *aimer.* Dieu jugera. Il juge déjà, non sur la puissance, mais sur l'amour, et sur le service. \*\*\* NOUS AVONS SOUS LES YEUX une note d'information syndicale chrétienne ([^12]). On y parle de la « constitution éventuelle de réseaux » et des dispositions à prendre en vue de la « protection ou destruction de certaines installations », selon le précédent d'un sabre fameux. Il s'agit de « résistance au fascisme ». Bien. En voici le paragraphe final : « *Il se crée dans certaines communes, à l'initiative de la S.F.I.O., des comités anti-fascistes où prédominent F.O. et la F.E.N. et qui refusent évidemment, par principe, toute unité d'action présente ou future avec la C.G.T. et le Parti communiste. De tels comités sont beaucoup plus préoccupés d'anticommunisme que de lutte anti-O.A.S., et dans une période trouble, il est à craindre qu'ils soient vite amenés à soutenir des formules telles qu'un gouvernement dit d'Union nationale qui pourrait servir de paravent à l'installation d'un pouvoir fasciste. Les Unions locales C.F.T.C. n'ont évidemment rien à faire dans une telle entreprise.* » Voilà donc ce qu'écrivent et diffusent certains dirigeants syndicaux, honnêtes et chrétiens, sous le sigle de la C.F.T.C. ([^13]). Pour eux le « péril fasciste » commence à la S.F.I.O. ([^14]), à F.O. ([^15]), à la F.E.N. ([^16]). 10:61 On voit ainsi quelle est l'étendue géographique de la zone qui est celle de la suspicion chrétienne. Elle va de la droite à la S.F.I.O., en passant par la F.E.N. et par F.O. : il ne s'agit donc plus de 40.000 suspects, et même le chiffre de 400.000 est très largement dépassé. La « suspicion » de « fascisme » atteint les socialistes eux-mêmes. Dans le langage de la propagande communiste ? Certes, et depuis longtemps. Mais aussi dans la propagande syndicaliste « chrétienne ». Même si vous êtes inscrit au parti socialiste, vous trouverez de bons chrétiens pour vous dénoncer comme coupable de fascisme éventuel, d'activisme virtuel et de future subversion. Vous serez automatiquement au nombre des suspects que l'on désigne aux coups de la violence, aux coups de la répression, aux coups de l'arbitraire. Ainsi va l'hystérie politique. Faut-il aller avec elle, marcher à son pas ? Faut-il se laisser transformer en bêtes sauvages ? Faut-il subir ce conditionnement assassin ? Non : nous refusons ce comportement de Balubas. \*\*\* LA MISE EN CONDITION DES CHRÉTIENS est en route. Si elle réussit, elle détruira tout : *corruptio optimi pessima.* La Fédération C.F.T.C. des produits chimiques a publié un communiqué ([^17]) protestant contre un certain « essai de regroupement politique » qui s'est efforcé de réunir plus ou moins les socialistes et les modérés, de Pinay à Mollet. Les chimistes chrétiens ont comme tout le monde le droit d'avoir là-dessus leur sentiment et de se prononcer contre. Ils ont peut-être le droit, ça les regarde, de mobiliser et d'utiliser leur action « syndicale » au service de leurs opinions politiques. Ils n'ont le droit, ni en qualité de chimistes, ni en tant que chrétiens, et pas même au titre syndical, d'enrager l'opinion publique par des mensonges. Car leur communiqué raconte que cet essai de regroupement « *a pour ciment un anti-communisme exacerbé* » et qu'il ouvre « *la voie au fascisme* »*.* On peut penser ce que l'on veut d'une éventuelle conjonction Mollet-Pinay, on peut en penser beaucoup de mal ou la considérer avec beaucoup de scepticisme, c'est une autre histoire, mais l'accuser d' « anticommunisme exacerbé » et la dénoncer comme désireuse ou susceptible d' « ouvrir la voie au fascisme », c'est tout simplement de l'hystérie. 11:61 De l'hystérie qui est peut-être chimique, syndicale, voire chrétienne, mais qui contribue à opérer une mise en condition meurtrière. Si l'anti-communisme des Pinay et des Mollet est dénoncé comme « exacerbé », comment qualifiera-t-on l'anti-communisme de l'Encyclique *Divini Redemptoris*, qui est autrement vigoureux et total ? Et si des Mollet et des Pinay sont dénoncés comme « ouvrant la voie au fascisme », que restera-t-il pour éviter de tomber sous le coup d'une telle accusation et d'en subir les conséquences, sinon d'adhérer au Parti Communiste ? Cette fureur délatrice est une fureur aveugle et assassine. En climat de campagne électorale, elle fait peut-être partie de l'arsenal ordinaire des mensonges hyperboliques. En climat de guerre civile, elle prépare les massacres. \*\*\* PEUT-ÊTRE RÉUSSIRONT-ILS. Peut-être le crime et l'imposture réussiront-ils pour un temps leurs parades mortelles, calculées sur l'excitation et l'exploitation de la *haine du prochain.* Mais il est une chose qu'ils ne réussiront pas : à extirper des cœurs la foi certaine que Dieu, à son heure et à sa manière, vérifie la parole de ses saints. A sa manière et à son heure, et par Marie, Dieu vérifiera la parole de saint Pie X sur la France, et c'est seulement ainsi que la France restera ou redeviendra la France : « *Le peuple qui a fait alliance avec Dieu aux fonts baptismaux de Reims se repentira et retournera à sa première vocation. Les mérites de tant de ses fils, qui prêchent la vérité de l'Évangile dans le monde presque entier, et dont beaucoup l'ont scellé de leur sang ; les prières de tant de saints qui désirent ardemment avoir pour compagnons dans la gloire céleste les frères bien-aimés de leur patrie ; la piété généreuse de tant de ses fils qui, sans s'arrêter à aucun sacrifice, pourvoient à la dignité et à la splendeur du culte catholique... appelleront certainement sur cette nation les miséricordes divines. Les fautes ne resteront pas impunies, mais elle ne périra pas, la fille de tant de mérites, de tant de soupirs et de tant de larmes.* *Un jour viendra, et Nous espérons qu'il n'est pas très éloigné, où la France, comme Saül sur le chemin de Damas, sera enveloppée d'une lumière céleste et entendra une voix qui lui répétera :* « *Ma fille, pourquoi me persécutes-tu ?* »*. Et sur la réponse :* « *Qui es-tu, Seigneur ?* »*, la voix répliquer :* « *Je suis Jésus que tu persécutes. Il t'est dur de regimber contre l'aiguillon, parce que, dans ton obstination, tu te ruines toi-même.* » *Et elle, tremblante et étonnée, dira :* « *Seigneur, que voulez-vous que je fasse ?* »*. Et lui :* « *Lève-toi, lave tes souillures qui t'ont défigurée, réveille dans ton sein tes sentiments assoupis et le pacte de notre alliance, et va, Fille aînée de l'Église, nation prédestinée, vase d'élection, va porter, comme par le passé, mon nom devant tous les peuples et tous les rois de la terre.* » 12:61 Pour que cette parole s'accomplisse, il faudra encore combien de souffrances et combien de sacrifices, combien de larmes et combien de martyres, nous ne le savons pas. Tout sera peut-être brisé. Mais une chose ne se brisera pas. Nous croyons à la parole de Vie. Nous redisons avec Péguy : *Dans des cœurs charnels, dans des cœurs précaires,* *Dans des cœurs viagers,* *Dans des cœurs qui se brisent,* *Une Parole est conservée, est nourrie,* *Qui ne se brisera éternellement pas.* 13:61 ## CHRONIQUES 14:61 ### Domremy *Chronique en quatre actes* par Robert BRASILLACH CETTE ŒUVRE jusqu'ici inédite de Robert Brasillach vient enfin de paraître, et nous en donnons d'importants extraits ([^18]). Son existence n'était pas inconnue, nous en avions parlé, et cité quelques passages, dans notre *Brasillach* ([^19])*.* On sait ou l'on ne sait pas que l'auteur des *Poèmes de Fresnes* est un poète chrétien et catholique sans équivalent dans le désert d'inspiration de sa génération. Nous ne disons pas de la suivante, car s'il faut compter trente ans par génération, la génération suivante n'a pas encore d'existence littéraire. Robert Brasillach, s'il avait vécu, aurait aujourd'hui cinquante-deux ans. La génération suivante, ce sont les jeunes hommes de vingt ans, ceux de « la classe soixante » et alentours, ils sont à l'heure qu'il est sous les armes, en Algérie, ou « désengagés », dans les casernes de la France métropolitaine. Les *Poèmes de Fresnes* ([^20])*,* que Robert Brasillach désignait comme des « chansons un peu minces », j'en disais dans mon livre de 1958, qu'on veuille bien m'excuser de le répéter : *-- Ces* « *chansons un peu minces* » *ne sont minces qu'à la manière du plain-chant. Leur mouvement est un mouvement de l'âme, qui est d'apprendre à prier avec sa vie, au prix de sa vie. Prier, peu de choses ont aussi mince apparence. On excusera ceux qui ont tourné les pages sans s'apercevoir* de *rien.* 15:61 Beaucoup, et d'abord les historiens et spécialistes, ou soi-disant tels, de la « littérature catholique contemporaine », ont continué à tourner les pages sans s'apercevoir de rien ; si même ils les ont tournées. La barbarie intellectuelle et morale, les ténèbres, le paganisme colonisent des secteurs chaque jour sociologiquement plus étendus de la conscience catholique. Les portes de l'Enfer ne prévaudront pas. Mais pour le moment, elles avancent, elles se rapprochent. Nous sommes au creux de l'angoisse et de l'épreuve. *Hora et postestas tenebrarum.* Avec la grâce de Dieu, tenir, survivre, et demain renaître : les *Poèmes de Fresnes* et *Domremy* sont des lectures pour notre temps. \*\*\* Robert Brasillach, c'est pour nous le pèlerin de Notre-Dame de Chartres et le compagnon de Jeanne d'Arc. Pèlerin de Chartres, à la suite de Péguy, en avant des grands pèlerinages d'étudiants et de diocèses, au lien mystérieux de la vocation de la France. « Si Notre-Dame le veut, nous reviendrons un de ces étés, vers Chartres, par les chemins secs et sonnants, nous qui avons fait les deux pèlerinages de ces années, et d'autres amis s'ils le désirent. » Robert Brasillach n'est pas revenu à Chartres, il avait déjà un autre rendez-vous, celui de l'heure pour laquelle il était venu en ce monde. Mais les amis inconnus viennent maintenant en foule sur le chemin du pèlerinage à Chartres où Péguy fut solitaire et où Robert Brasillach était en avant-garde avec deux ou trois compagnons. Compagnon de Jeanne, il le fut en pensée toute sa vie, « toute sa vie hanté par le procès de Jeanne d'Arc ». En un temps où il n'y avait guère encore que les érudits pour lire le texte authentique du procès de condamnation et du procès de réhabilitation, Robert Brasillach, le premier, en fit une édition pour le grand public, « réunissant l'ensemble des paroles de Jeanne », avec une admirable introduction. Ce *Procès de Jeanne d'Arc*, par Robert Brasillach, est lui aussi une lecture pour notre temps ([^21]). C'était en 1932 : il avait vingt-deux ans, et c'était son second livre, il publiait en même temps son premier roman, *Le voleur d'étincelles*, il avait publié l'année précédente *Présence d*e *Virgile.* Cette œuvre, le *Procès de Jeanne d'Arc*, est la seule -- la seule avec *Domremy*, dont nous allons parler, -- que Robert Brasillach n'ait point laissée derrière lui après l'avoir écrite. Ses autres œuvres se prolongent sans doute les unes dans les autres par des allusions, des réminiscences, des correspondances, jusqu'à l'accomplissement bref et plein des *Poèmes de Fresnes.* Mais le *Procès*, il l'a repris et remis en chantier, il en a d'une certaine manière tiré *Domremy,* et de l'introduction au Procès il composa une nouvelle version en 1941, qui est celle que l'on trouve aujourd'hui en librairie. La comparaison, entre l'édition de 1932 et celle de 1941 révèle la permanence et l'itinéraire de sa pensée. \*\*\* 16:61 Au bas du manuscrit de *Domremy,* après le dernier mot, Robert Brasillach avait inscrit : « Lyon, mars-juin 1933. Paris, janvier 1943 ». En 1941 il avait refait son introduction de 1932 au Procès. En 1943, il compléta, modifia ou recomposa, dans une mesure qu'il n'est pas possible de déterminer, son *Domremy* de 1933. L'important n'est d'ailleurs point de mesurer l'étendue exacte de cette remise sur le chantier. L'important est l'exception : c'est seulement pour le Procès, et seulement pour *Domremy,* que nous constatons ce retour et cette reprise. La permanence de la pensée de Jeanne est un point fixe dans l'œuvre de Brasillach. Fixe mais d'abord peu visible. Bernard de Fallois a remarqué « la part si grande, dans une œuvre aussi franche et aussi complète, de ce qui n'est pas dit » ([^22]), il pensait surtout à l'œuvre romanesque. *Ce qui n'est pas dit* est ce que Robert Brasillach a dit dans ses œuvres majeures, qui sont quelquefois les moins connues, et souvent publiées seulement après sa mort, le *Procès de Jeanne d'Arc,* la tragédie de *Bérénice,* le dialogue des *Frères ennemis,* les *Poèmes de Fresnes ; et Domremy.* \*\*\* Jeanne n'apparaît à aucun moment sur la scène de cette « chronique en quatre actes » ; et l'on n'y entend aucune de ses paroles. Le personnage de Jeanne est pour nous tout entier dans ses paroles, et cela c'est le *Procès.* Les quatre actes de Domremy nous donnent autre chose -- les gens ordinaires, leurs propos et leurs attitudes, dans le village d'où Jeanne est partie pour ne plus revenir. Le premier acte de *Domremy,* c'est Domremy au lendemain du mystérieux départ. Le second acte, c'est Domremy quand éclate la nouvelle en trois mots : « Orléans est pris ». > Le troisième, c'est Domremy quand on apprend que Jeanne été capturée et qu'elle va être jugée. Le quatrième, c'est Domremy quand arrivent les enquêteurs du procès de réhabilitation. \*\*\* 17:61 Voici divers passages de chacun de ces quatre actes. Bien sûr, c'est un massacre, comparé à l'œuvre elle-même : il faut la lire en son entier, et maintenant elle est enfin en librairie. Mais dans ces extraits on trouvera et on reconnaîtra, je l'espère, un accent, une liberté, un chant -- ceux par lesquels la Présence de Robert Brasillach demeure vivante parmi nous, et grandit année après année. J. M. ============== Personnages HAUVIETTE. MADAME ISABELLE ROMÉE, mère de Jeanne d'Arc. LA MIQUE, mère d'Hauviette. MENGETTE. FRÈRE FRANÇOIS. JEAN WATTERIN. PIERRE DE BOURLEMONT. LE CURÉ. MAITRE AUBERY, maire de Domremy. JEAN MOREL. MAITRE THIBAULT. etc. Le lieu de la scène est à Domremy, au début du XV^e^ siècle. Mais il ne doit pas y avoir de détail indiquant trop nettement l'époque : c'est un village, et voilà tout. Quant au décor, on peut le changer à chaque acte, si le metteur en scène le veut. Mais on peut aussi admettre que tout se passe dans la grande salle commune de la maison d'Hauviette, où commence le premier acte, en 1429. #### Acte premier \[*Janvier 1429.* « *C'est la guerre, dit le Frère François au lever du rideau, la guerre interminable sur les nations, sur les villes sans lumière et sur les campagnes sans hommes. L'hiver est dehors, suspendu en glaçons au bord des toits et au bord des feuilles, éclatant en étoiles sur chaque vitre et sur chaque mure d'eau dans la cour de la ferme.* 18:61 *Voici que la chaleur s'est réfugiée dans l'étable et dans la cuisine... L'hiver est dehors, notre frère l'hiver, Seigneur ! Ayez pitié des voyageurs, des mendiants, des soldats, des maraudeurs et des bandits de grand chemin, et de ceux ou de celles qui sont partis pour la France.* »\] JEAN. -- (...) Voilà : Jeannette est partie. HAUVIETTE. -- Jeannette est partie ? Oui, elle est à Burey, chez Durand Laxart, parce que sa tante est malade. JEAN. -- Elle est partie pour de bon. Elle ne reviendra jamais. Elle est en France. MENGETTE. -- Que veux-tu que Jeannette soit allée faire en France ? Tu sais bien qu'elle n'aime pas les Bourguignons. FRÈRE FRANÇOIS. -- Pour ce que Jeannette voulait faire, il n'y avait ni Bourguignons ni Armagnacs. HAUVIETTE. -- Vous avez l'air bien renseigné, Frère François ! FRÈRE FRANÇOIS. -- Je ne sais rien, Hauviette, ne sois pas jalouse. Jeanne ne m'en a pas dit plus qu'à toi. Je ne sais pas où elle est, j'ignorais qu'elle eût envie de partir aussi tôt. Mais je pensais qu'un jour elle partirait, qu'un jour elle ne résisterait pas, et que tout ce grand vent lorrain qui emporte vers la France vos toits de paille et vos linges qui sèchent sur les cordes des jardins l'emporterait, elle aussi, un jour, un jour d'hiver, par exemple, comme ce jour de grand vent où elle nous a dit qu'elle partait pour Burey. MENGETTE. -- Elle est folle, il n'y a pas d'autre explication. FRÈRE FRANÇOIS. -- Lorsque mon père, François, qui vivait à Assise dans les honneurs et la considération, désira épouser la Pauvreté et s'en alla sur les routes, lui aussi, on dit qu'il était fou. JEAN. -- Mais François d'Assise était un saint. MENGETTE. -- Vous n'allez tout de même pas prétendre que Jeannette est une sainte ! (...) FRÈRE FRANÇOIS. -- Et vous-même, Monsieur le Curé, que pensez-vous du départ de Jeanne ? 19:61 LE CURÉ. -- J'en suis bouleversé, mon ami. Quant à savoir si une telle entreprise est conforme aux règles canoniques, il ne m'appartient pas d'en décider. Toutefois, c'était une bonne enfant, instruite en religion et attentive aux fêtes d'obligation et même de dévotion simple : je serais étonné s'il y avait eu place pour le Malin dans cette petite cervelle. (...) MADAME ISABELLE. -- Ma petite fille, quelle grande hardiesse t'est venue, de partir par un froid pareil, loin de ton feu et de ta maison, sans personne pour te soigner si tu tombes malade ! LA MIQUE. -- Jeanne est robuste, Ysabeau. MADAME ISABELLE. -- Vous le dites tous, que Jeannette est robuste. Mais je me rappelle l'année où elle a été malade, et où elle ne voulait pas s'endormir sans moi. JEAN. -- J'ai toujours pensé qu'elle n'était pas comme les autres. MENGETTE. -- Elle reviendra, Madame Ysabeau. JEAN. -- Quand elle aura vu ce que c'était, la guerre, et la vie avec les garçons... HAUVIETTE. -- Tais-toi, Jean Watterin. Tu ne sais pas ce que tu dis. Personne ici n'aime Jeannette. Ne les écoutez pas, Madame Isabelle. LA MIQUE. -- Veux-tu te taire ! Nous n'aimons pas Jeannette aujourd'hui, bien sûr, parce qu'elle se conduit mal, et qu'elle est la honte du pays. Mais quand Jeannette était une petite fille obéissante, nous l'aimions bien. HAUVIETTE. -- Ne les écoutez pas. Madame Isabelle. Ils ne feront que vous faire de la peine. Bien sûr qu'elle reviendra, Jeannette. Vous le savez, et moi aussi. Il faut avoir de l'espérance. Seulement, Jeannette ne reviendra qu'après avoir tout essayé, et vous savez si elle est têtue. On ne lui fera pas de mal. Bertrand de Poulengy est un bon soldat et un bon homme : il la protègera, et vous pensez que Monsieur de Baudricourt ne fait pas les choses à la légère. S'il lui a donné une escorte, c'est qu'on peut avoir confiance en cette escorte. Et même, voulez-vous que je vous dise, Madame Isabelle ? C'est qu'on peut avoir confiance en Jeannette. Vous n'êtes pas étonnée, vous, qu'une petite fille à peine plus âgée que moi, réussisse à se faire donner une escorte par le capitaine de Vaucouleurs, pour aller délivrer Orléans ? Je vous dis que si Monsieur de Baudricourt l'a fait, c'est qu'il avait ses raisons. 20:61 C'est que Jeannette lui a dit un secret, c'est qu'elle savait des choses que nous ne savons pas. A votre place, je ne m'inquiéterais pas tant que cela, Ysabeau. MADAME ISABELLE. -- Tu crois, ma petite fille ? HAUVIETTE. -- J'en suis sûre. Un jour, Jeannette vous reviendra, sur son cheval de guerre, avec son escorte. Je ne vous dis pas que le dauphin de Bourges sera roi de France. Mais qu'est-ce que cela nous fait, à nous ? Ce qui est important, c'est quelle reviendra vivante. C'est cela qui est le plus beau dans la fin des guerres, c'est quand on revient vivant. Et ne trouvez-vous pas qu'il est parfaitement beau, pour une petite fille comme Jeanne, d'avoir formé un projet si merveilleux ? Les autres se moquent et ne comprennent pas. Ils veulent seulement des enfants sages ; ils disent que ce qui importe, c'est l'obéissance. Je suis un enfant obéissant, vous le savez, et maman a beau me faire des gros yeux, elle le sait, mais Jeannette c'est bien autre chose. Quelquefois il faut obéir, et quelquefois il ne faut pas obéir. Quand frère François a quitté sa famille pour être moine et mendier le long des chemins, est-ce qu'il n'a pas désobéi, lui aussi ? Il a obéi à plus fort et à plus grand que ses parents. Jeannette a fait de même. LE CURÉ. -- Peut-être as-tu raison, mon enfant. #### Acte deuxième \[« *Orléans est pris ! Jeanne a gagné la victoire. Elle a pris la ville qu'aucun capitaine ne pouvait prendre. Elle a été plus forte que tous les généraux. Elle a pris Orléans et l'a donné au Roi de France. Elle a battu les Anglais que personne ne pouvait battre. Jeannette, notre Jeannette.* »\] PIERRE DE BOURLEMONT. -- Je ne puis pas dire que je ne sois pas ravi de voir cette petite remporter cette victoire. Mais, entre nous, cela m'étonne. Je suis un vieux soldat, j'ai étudié la situation à l'aise dans mon cabinet, à l'aide de cartes. 21:61 Si vous voulez mon avis, Orléans était absolument imprenable. Je n'y serais pas arrivé, pas plus qu'aucun de mes compagnons d'armes. Dunois y a échoué. Ce n'est pas que j'aie pour Dunois une admiration immodérée : nous n'avons pas la même doctrine de la guerre et il confond la tactique avec la stratégie. Mais enfin, son État-Major n'est pas sans mérite, il est Maréchal de France, et il a un bon troisième bureau. J'avoue que je suis assez surpris d'avoir vu Orléans tomber sous les coups d'une fille sans expérience, qui n'a pu apprendre nulle part l'emploi tactique des grandes unités. Si c'était exact, ce serait la faillite de l'École de Guerre, et sans École de Guerre, c'est bien simple, il ne peut plus y avoir de guerre. Or, sans guerre, que deviendraient les généraux ? MAITRE THIBAULT. -- Il y a des méthodes nouvelles, mon général, des armes nouvelles. De votre temps, l'artillerie ne jouait pas un rôle si important. PIERRE DE BOURLEMONT. -- L'artillerie... l'artillerie... Ah ! Maître Thibault, je crains bien que nous n'ayons à nous repentir d'une telle confiance en de pareilles nouveautés. Je sais, je sais, je connais la question. Je ne méprise pas l'artillerie. Elle a ses mérites. Mais enfin -- outre qu'elle n'est guère noble, et que rien ne vaudra, pour un vrai soldat, l'arme blanche -- je crois que même au point de vue pratique, on en reviendra. MAITRE THIBAULT. -- On prétend qu'elle a été d'un grand secours devant Orléans. PIERRE DE BOURLEMONT. -- Vraiment ? C'est ainsi, voyez-vous, je le dis avec amertume, que l'art de la guerre va se perdre : un ignorant est toujours capable de tirer un canon. Je ne reconnais plus ces guerres d'aujourd'hui. A quoi pensent les chefs de l'armée ? Pas un état-major de mon temps n'aurait accordé de l'importance à cette artillerie dont on a plein la bouche, pas plus d'ailleurs qu'à cette enfant, qui est délicieuse, je le répète. Mais on ne fait pas la guerre avec des enfants délicieux. Vous me dites que cette Jeanne (c'est bien son nom, n'est-ce pas ?) a pris Orléans à l'aide de l'artillerie ? Eh bien ! cela ne m'étonne pas. JEAN MOREL. -- Nous nous inclinons devant votre compétence, mon général, et en effet il semble bien qu'il y ait quelque hardiesse de la part d'une, simple petite fille à venir faire la leçon à des chefs de guerre. 22:61 PIERRE DE BOURLEMONT. -- Notez que je suis loin d'être ennemi de la nouveauté. Je n'ai pas hésité moi-même à employer l'artillerie, comme signal, ou comme excitant. Le bruit du canon a un effet moral indéniable, comparable à celui de la trompette. Il ne faut pas le dédaigner. Mais n'allons pas trop loin. Aucun général français n'admettra jamais qu'on doive faire la guerre avec d'autres procédés que ceux qui ont servi à la guerre précédente. JEAN MOREL. -- A vrai dire, mon général, dans cette aventure dont, je le répète, je suis personnellement très fier, je me placerais plutôt à un autre point de vue. Domremy, et moi-même, dont Jeanne est la filleule, n'ont qu'à se féliciter, c'est bien entendu. Mais le droit international, mon général ! Mais la France ? MAITRE THIBAULT. -- Que voulez-vous dire ? JEAN MOREL. -- Je ne veux pas faire le tatillon. Mais enfin, l'Angleterre, c'est une force. L'Angleterre n'a jamais été battue. Elle a toujours gagné le dernier combat. L'alliance de saint Michel et de saint Georges, c'est l'unification du monde chrétien. Je ne sais quel particularisme, quelle haine de village est venue détruire ce beau travail. Nous allions vers la paix, il ne faut pas l'oublier, sans cette petite étourdie. Et le gouvernement du dauphin n'a aucune base juridique. C'est une dissidence pure et simple, malgré les titres qui ont été jadis les siens. Tandis que l'Angleterre, la puissance économique de l'or anglais, sa faculté de production, comment voulez-vous lutter contre cela ? Sans compter que l'Angleterre se bat, en somme, pour la civilisation occidentale. PIERRE DE BOURLEMONT. -- Vous me permettrez de ne pas vous suivre. JEAN MOREL. -- Vous parlez en soldat, mon général, et je n'aurais garde de vous contredire. J'ai voulu seulement exprimer une opinion qui a cours parmi les esprits les plus éminents de l'Université et du clergé, et j'ajoute, d'ailleurs, que -- comment pourrait-on en douter -- je suis du côté de Jeanne. Même si dans sa hardiesse elle aventure peut-être à l'excès le sort de notre pays. Une enfant ignorante a bien des excuses (...). 23:61 #### Acte troisième \[« *C'est la troisième année de la guerre depuis le grand départ de Jeanne* »*. Jeanne est aux mains des Anglais. Elle va être jugée.*\] MADAME ISABELLE. -- Vous tous, vous essayez de me consoler, parce qu'elle avait pris Orléans et remporté de grandes victoires, et couronné le dauphin à Reims. C'était bien de belles choses, certes, et qui me rendaient fière. Mais en même temps j'étais sûre qu'elle ne reviendrait pas et qu'après Chinon, ce serait Orléans, et qu'après Orléans ce serait Patay, et qu'après Patay ce serait Reims ; puis Paris, et si elle avait pris Paris, ç'aurait été Rouen, et le pays des Anglais, et les Turcs. Jamais elle ne se serait arrêtée. HAUVIETTE. -- Seulement, il a bien fallu que tout s'arrête, depuis... LA MIQUE. -- Justement, elle reviendra, peut-être. Le roi Charles ne va pas l'abandonner ainsi (...). Tu verras, quand Jeanne aura quitté sa prison, rassure-toi, elle n'aura plus envie de courir les aventures. MADAME ISABELLE. -- Jeannette ne reviendra jamais. HAUVIETTE. -- Ne dites pas cela, Madame Isabelle. Jeannette reviendra. MADAME ISABELLE. -- Les Anglais qui l'ont prise ne la relâcheront jamais. Je suis sûre que c'est pour eux que viennent des prêtres, dont on parle, et qui veulent savoir tant de choses sur elle. HAUVIETTE. -- Je ne savais pas qu'ils avaient envoyé des espions. En tout cas, ils n'ont rien dû apprendre contre Jeanne. LA MIQUE. -- Tout le monde a dû dire ce qu'elle était, une bonne petite. Ceux qui auraient eu envie de mal parler n'auront pas osé. MADAME ISABELLE. -- Il y a tant de façons, Mique, de dire du mal. Crois-tu que j'aie confiance en Jean Morel, en tant d'autres, qui nous détestent ? LA MIQUE. -- Personne ne vous déteste. 24:61 MADAME ISABELLE. -- Je sais voir, Mique. On nous déteste, les uns depuis longtemps, à cause de Jacques d'Arc, à cause du peu de bien que nous pouvons avoir, et parce que notre famille a toujours été estimée, et même pour rien. Les autres à cause de Jeannette, qui a connu trop de gloire. Crois-tu que cela se supporte ? Les autres à cause de mes fils, quand ils sont venus dans le village, et je sais bien qu'ils ont peut-être montré un peu trop d'orgueil, mais ce sont quand même de bons enfants. Personne ne comprend pourquoi nous avons été choisis. Le maire, au fond de lui, pense que sa fille avait plus d'instruction et s'en serait mieux tirée. Le boulanger nous en veut, parce qu'il nous doit de l'argent, et Jean Morel et bien d'autres parce qu'ils aiment les Anglais. Et quand les Anglais étaient là, d'ailleurs, ils n'aimaient pas les Anglais. Presque tout le monde nous déteste. HAUVIETTE. -- Non, Madame Isabelle, vous n'êtes pas juste, pas tout le monde ! MADAME ISABELLE. -- Je sais, ma petite Hauviette, pas tout le monde. J'ai confiance en la Mique et en toi. Mais croyez-vous que même le bien qu'on a pu dire de Jeannette ne sera pas déformé, là-bas ? que les prières qu'elle faisait, que ses victoires, que ses miracles, puisqu'il paraît que ma petite fille a fait des miracles (j'y crois à peine), ne seront pas regardés comme des signes du démon ? Je ne suis qu'une pauvre femme, et j'ai essayé de ne jamais faire de mal à personne, mais il me semble qu'il doit être si facile de mal tourner ce que font et ce que disent les gens auxquels on en veut. HAUVIETTE. -- C'est vrai que c'est facile, Madame Isabelle. MADAME ISABELLE. -- Ce sont des journées bien dures et bien longues, depuis ce jour où elle a été prise. Le curé est bon pour moi, encore, mais déjà sa gouvernante ne me salue plus, et la mercière a refusé de me vendre du fil, et l'épicier m'a dit qu'il n'avait plus de sel. Voilà qu'on recommence à reprocher à Jeanne d'avoir pris l'habit d'homme. On n'en parlait plus, de cette histoire, et je l'avais oubliée. Comme tous seront heureux et bien débarrassés quand ma petite fille sera morte. FRÈRE FRANÇOIS. -- N'ayez pas peur, Madame Isabelle. Partout où j'ai passé on attend la délivrance de Jeanne, et on prie pour elle. 25:61 MADAME ISABELLE. -- Il y a de bonnes gens. HAUVIETTE. -- C'est vrai que vous êtes là, Frère François. On ne vous entend pas. Vous ne faites pas plus de bruit qu'une souris en grignotant vos prières. Et si vous parlez, on entend dans tout ce que vous dites comme un pays entier qui parle (...). FRÈRE FRANÇOIS. -- Il faut prier, prier beaucoup, Hauviette, pour que Dieu la sauve. LA MIQUE. -- Eh ! oui, on peut toujours prier ; ça ne coûte rien. HAUVIETTE. -- Maman ! LA MIQUE. Ah ! Vous savez si je suis pieuse, et si j'aime Dieu. Mais quand je vois que personne ne fait rien pour cette petite fille et que les curés se contentent de prier, je me dis quelquefois que c'est bien commode et que ça évite de prendre plus de souci. Aide-toi, le ciel t'aidera. Il vaudrait mieux une bonne armée. FRÈRE FRANÇOIS. -- Que l'armée fasse son métier, et les prêtres le leur. Ce n'est pas le même, Mique. Et nous serions déjà heureux si tous les prêtres de France priaient pour Jeannette. Ne méprisez pas trop ce geste qu'ils pourraient faire. Il n'y en aura pas tant à seulement y songer. On dit que le diocèse de Tours a ordonné pour elle des prières. Et j'apporte avec moi les prières qu'on dit à Grenoble et que l'archevêque d'Embrun voudrait voir réciter par toute la France. Je pense que notre curé voudra les dire en chaire. Vous ne croyez pas ? HAUVIETTE. -- Maître Jean Minet est très embarrassé par l'aventure de Jeannette. LA MIQUE. -- Dites qu'il a peur. Nous sommes près des Bourguignons, ici. On le comprend. Et il n'a jamais brillé par l'audace. FRÈRE FRANÇOIS. -- On a toujours le droit, de prier. Même le devoir. LA MIQUE. -- Va le chercher, Hauviette Nous verrons bien ce qu'il fera quand vous lui donnerez les prières. Je suis tout de même contente d'apprendre qu'il y a encore des évêques à avoir un peu de courage. MADAME ISABELLE. -- Puisqu'on prie pour ma petite fille, frère François, voulez-vous me lire ces prières, avant de les montrer à Monsieur le Curé ? 26:61 FRÈRE FRANÇOIS, *lisant. -- Collecte :* Dieu tout-puissant, éternel, qui par votre sainte et ineffable clémence et votre puissance admirable avez fait venir la Pucelle pour le triomphe et le salut du royaume des Francs, ainsi que pour l'expulsion, la défaite et la destruction de ses ennemis et qui avez permis qu'au cours des Œuvres sacrées que vous lui aviez ordonnées, elle fût incarcérée par leurs mains, nous vous en prions, par l'intercession de la Bienheureuse Marie toujours Vierge, et de tous les saints, accordez-nous qu'elle échappe sauve de leur pouvoir et qu'elle accomplisse en même temps les Œuvres qui par vous lui ont été ordonnées, par Notre-Seigneur Jésus-Christ. MADAME ISABELLE ET LA MIQUE. -- Ainsi soit-il. (*Entrent le Curé, Hauviette, Jean Morel, etc. Tous entrent peu à peu, les uns allant chercher les autres, doucement, sur la pointe des pieds, en faisant signe par la fenêtre.*) FRÈRE FRANÇOIS. -- Secrète : En cette oblation, Père saint, Père des vertus et Dieu tout-puissant, descende votre sacro-sainte bénédiction qui, par l'intercession de la Bienheureuse Marie toujours Vierge et de tous les saints, délivre sans mal la Pucelle détenue en la prison par ses ennemis et accorde à son entreprise, selon que vous lui en aviez donné l'ordre, de s'achever effectivement, par Notre-Seigneur Jésus-Christ. TOUS. -- Ainsi soit-il. FRÈRE FRANÇOIS. -- *Post-communion :* Exaucez, Dieu tout-puissant, les prières de votre peuple et, par le sacrement que nous avons reçu et l'intercession de la Bienheureuse Marie toujours Vierge et de tous les saints, brisez les chaînes de la Pucelle qui accomplissant les Œuvres que vous lui avez ordonnées, est aujourd'hui incarcérée par vos ennemis, et pour qu'elle achève sa mission accordez-lui d'échapper par votre sainte pitié et miséricorde, par Notre-Seigneur Jésus-Christ ([^23]). TOUS. -- Ainsi soit-il. FRÈRE FRANÇOIS. -- Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. TOUS. -- Ainsi soit-il. FRÈRE FRANÇOIS. -- Telles sont les trois prières qui ont été inscrites en l'évangéliaire de l'église cathédrale de Grenoble et récitées par tout le diocèse. 27:61 LE CURÉ. -- Elles sont très belles, Frère François. J'espère que le Chapitre qui les a composées n'a pas manqué de les faire parvenir à notre évêque. FRÈRE FRANÇOIS. -- Je ne sais pas. LE CURÉ. -- De toute manière, pouvez-vous me les laisser ? J'aimerais en prendre copie. Elles sont émouvantes et profondément chrétiennes. Il serait bon que notre évêque les ordonnât aussi dans son diocèse. FRÈRE FRANÇOIS. -- Je le pense. LE CURÉ. -- Moi-même, je prie chaque jour pour notre pauvre enfant, en secret et dans mon cœur, j'offre pour elle le saint sacrifice. C'est une si douloureuse épreuve. FRÈRE FRANÇOIS. -- Oui, Monsieur le Curé. LE CURÉ. -- Je voudrais, comme vous, être tout à fait libre. FRÈRE FRANÇOIS. -- Aucun de nous n'est libre. LE CURÉ. -- Comme j'aimerais pouvoir de l'autel, chaque jour, faire dire ces admirables prières -- je répète qu'elles sont admirables -- que nos frères de Grenoble et d'Embrun peuvent en paix réciter. Mais vous comprenez qu'il me faut l'avis de l'évêché. FRÈRE FRANÇOIS. -- Je comprends. LE CURÉ. -- Je ne suis qu'un pauvre prêtre. HAUVIETTE. -- Est-ce que ce serait mal, Monsieur le Curé, de prier pour Jeannette ? LE CURÉ. -- Que penses-tu, mon enfant ? Il faut toujours prier, et j'apprendrai les prières du Frère. Mais je ne puis, moi prêtre, simplement prêtre, prendre sur moi de les répandre du haut de la chaire. Il me faut la décision de l'évêché. HAUVIETTE. -- Merci, Monsieur le Curé. Je n'ai pas besoin de personne pour m'apprendre à prier pour Jeanne. LE CURÉ. -- Tu ne peux pas comprendre. (*A Pierre de Bourlemont*) Si j'ose me permettre de vous demander votre avis, Monseigneur, n'est-ce pas que vous êtes d'accord avec moi ? Je puis le dire à un ancien soldat. C'est une question de discipline. PIERRE DE BOURLEMONT. -- Sans doute, sans doute. MAITRE AUBERY. -- Vous avez raison, Monsieur le Curé ! Nous aimons tous Jeannette, ici, mais il ne faut pas être imprudents. Le gouvernement n'a pas encore donné son avis en la matière, et il est seul à avoir qualité pour cela. Nous avons déjà assez d'ennemis sans aller encore nous mettre dans l'embarras. 28:61 JEAN MOREL. -- Naturellement, je ne voudrais pas accabler cette enfant. Nous prenons bien part à la douleur de cette pauvre Ysabeau. Mais il est assez triste de penser que la voilà compromise grâce à son imprudence. Les Anglais sont puissants. Ils auraient pu organiser la paix économique en Europe et nous aurions été bien tranquilles. MAITRE THIBAULT. -- Alors vous ne direz pas les prières, Monsieur le Curé ? LE CURÉ. -- Est-ce vous qui me demandez cela, Maître Thibault ? Que chacun prie dans le secret de son cœur, et Dieu sera heureux. Car le cœur est libre si le corps ne l'est (...). PIERRE DE BOURLEMONT. -- Je vous trouve sévères pour cette enfant. Elle n'a peut-être pas des lois de la guerre les connaissances qu'on est en droit d'exiger d'un simple chef de section, mais je suis bien forcé de reconnaître que l'ignorance de la tactique est poussée si loin dans le siècle où nous vivons qu'elle a fini par remporter la victoire. Aujourd'hui, elle est battue. Ceux sur lesquels elle avait compté s'effacent. Elle est seule. Serait-il digne de ses amis de l'abandonner ? JEAN MOREL. -- Bien sûr, mon général, bien sûr. PIERRE DE BOURLEMONT. -- Vous pouvez, Monsieur le Curé, attendre la décision de Rouen ou celle de Rome, et vous, Maître Aubery, celle du gouvernement. Si Jeanne proscrite a la vie sauve, ma maison lui est ouverte, si pauvre qu'elle soit. Nous parlerons ensemble des batailles et peut-être l'amènerai-je à une plus saine conception du rôle de l'artillerie. #### Acte quatrième \[*Vingt ans plus tard. Le procès de réhabilitation a été ordonné. Les enquêteurs ecclésiastiques sont arrivés la veille à Domremy.*\] HAUVIETTE. -- Est-ce qu'ils vont bientôt venir ? MADAME ISABELLE. -- Je ne sais pas. Ils ont visité le village et les gens du pays toute la journée d'hier. Aujourd'hui, ils doivent interroger ici les derniers qui restent de l'ancien temps. 29:61 HAUVIETTE. -- On a dit que c'était un beau jour pour vous, Madame Isabelle ! MADAME ISABELLE. -- Il paraît, mon enfant, il paraît. HAUVIETTE. -- Je me demande s'il en reste vraiment beaucoup qui aient connu Jeanne ? MADAME ISABELLE. -- On en trouve beaucoup, en tous cas. Tous ceux qui vivaient voici vingt ans voudront l'avoir connue, même s'ils ne l'ont jamais approchée, même s'ils l'ont toujours moquée et reniée. Encore heureux s'il ne s'agit que de ceux d'il y a vingt ans. Mais pour l'avoir vraiment connue, et aimée, combien sont-ils ? La Mique est morte aujourd'hui, et mort le bon frère François, et Monsieur de Bourlemont. Il ne reste que toi à avoir su qui était Jeannette. HAUVIETTE. -- Peut-être Mengette, aussi ! Et tous ceux qui vont venir du village et du pays, et Simon Musnier, le boulanger, et les autres ? MADAME ISABELLE. -- Il y a tous ceux-là aussi. HAUVIETTE. -- Il paraît donc que c'est un beau jour, Madame Isabelle. Après vingt ans, l'injustice sera réparée. Tous vont témoigner pour elle, dire que c'était une bonne chrétienne, et une sainte. On va la réhabiliter. MADAME ISABELLE. -- Oui, il paraît que Jeanne a besoin d'être réhabilitée. HAUVIETTE. -- Vous allez rester à les écouter, n'est-ce pas ? MADAME ISABELLE. -- Non, mon enfant. HAUVIETTE. -- Et pourquoi ? MADAME ISABELLE. -- Tu me comprends très bien, n'est-ce pas ? J'aime mieux ne pas trop parler de Jeannette, vois-tu, ne pas trop entendre parler, sauf par toi. Tous ceux qui voudront témoigner aiment Jeanne, sans doute, ou croient qu'ils l'aiment. Et c'est peut-être vrai. Je ne veux même pas savoir s'ils l'ont toujours aimée. J'aime mieux ne pas les entendre, voilà tout. HAUVIETTE. -- Nous n'avons pas besoin d'eux pour nous rappeler. MADAME ISABELLE. -- Que viendraient faire leurs paroles ? Il nous suffit d'être ensemble pour croire que rien n'est changé, de fermer les yeux pour revoir ma petite fille en robe rouge, telle que je l'ai vue la dernière fois, dans ce janvier où elle est partie avec les hommes de guerre pour la France. 30:61 HAUVIETTE. -- Les hommes sans mémoire ont besoin de jours comme aujourd'hui. Mais, à n'importe quel moment, je n'ai qu'à me pencher à la fenêtre pour voir ceux d'autrefois, ou leurs enfants qui leur ressemblent. Il y a toujours au village, un curé : les curés sont toujours pareils. Et le fils Aubery a succédé au père, et Maître Musnier est toujours boulanger, mais aujourd'hui, il s'appelle Simon, et j'ai peine à retrouver en cet homme qui est exactement l'image de l'autre, le petit camarade de Jeanne. Les garçons jouent toujours à la toupie en sortant du catéchisme, les filles vont porter des couronnes à l'arbre des fées, et je reconnais quelquefois leur visage. MADAME ISABELLE. -- Elle seule n'est pas là. HAUVIETTE -- Si elle vivait, peut-être serait-elle semblable à la grosse Catherine qui a tant d'enfants, à la Marguerite qui passe sa vie à l'église. MADAME ISABELLE. -- Je n'écouterai pas parler les témoins. HAUVIETTE. -- Vous savez bien que je vous comprends, Madame Isabelle. MADAME ISABELLE. -- Je vais te laisser. Je verrai bien assez tôt les autres. A mon âge... (Elle sort.) HAUVIETTE. -- Mon Dieu, donnez-moi le courage de parler. MENGETTE. -- On peut entrer, Hauviette ? HAUVIETTE. Entre. MENGETTE. Tout le village est sens dessus dessous avec cette enquête. J'ai aperçu les messieurs prêtres qui sortaient tout à l'heure du presbytère. Ils sont deux seulement, un grand qui parle tout le temps, et un autre qui ne dit rien et qui écrit tout. Ils ne veulent entendre que toi, Hauviette, Jean Watterin de Greux et moi. Nous autres, nous avons vraiment connu Jeanne. Ils sont entrés dans plusieurs maisons, vers l'abreuvoir, vers la place, vers l'église. Ils se sont vite rendu compte que les gens ne savaient rien du tout et faisaient semblant d'avoir connu Jeanne. Ce n'est pas comme avec nous. Il paraît que Messire de Poulengy a fait une si belle déposition. Mais rien ne vaudra le témoignage de ceux qui ont suivi notre sainte depuis le premier jour, l'ont aimée et ne l'ont jamais abandonnée. 31:61 HAUVIETTE. -- Bien sûr, personne n'a abandonné Jeanne. Et personne non plus n'a jamais cru à la victoire de l'Angleterre. Ajouter foi aux Anglais, à ce qu'ils disaient, aux bruits qu'ils faisaient courir, à leurs discours et à leurs proclamations, il aurait fallu n'avoir pas de bon sens, n'est-ce pas ! Je me souviens encore de ceux qui affirmaient que l'Angleterre gagne toujours la dernière bataille. Eh bien, voilà ! la dernière bataille est venue, et elle a été perdue, et plus personne ne se souvient de ce qu'il a pensé, et tout le monde a toujours été du côté de Jeanne, et contre les Anglais. Tant mieux, Hauviette, tant mieux... Robert BRASILLACH. 32:61 ### La haie vive par Jean-Baptiste MORVAN QUAND j'écoute le mot « tolérance », j'en éprouve quelque malaise : il me paraît rempli de sous-entendus irritants, d'inquiétantes restrictions mentales, qu'il soit prononcée par un libre-penseur au par un croyant. Il implique je ne sais quoi de provisoire, une résignation temporaire avant une victoi­re définitive, une période de guerre tiède, un instant de médita­tion au jeu d'échecs. Il suppose que l'adversaire est un imbécile, ou un pauvre caractère, qu'en tous cas il est bien un adversaire, au moins un encombrement. Je tiens à la charité et plus j'y tiens, plus j'éprouve de difficulté à la faire passer par cette étrange notion de tolérance. Dans une société comme la nôtre, la société française, européenne, modelée par l'idée classique de « l'honnête homme », la Charité me semble requérir la cordia­lité ; et l'attitude de « tolérance » nuit à la cordialité jusqu'à l'anéantir. Le Français est (dit-on) épris d'idées générales ; il profile de cette réputation pour les confondre, l'amour excusant tout. Si « tolérance » signifiait que les pauvres hommes, croyants ou, non-croyants, pratiquants au non-pratiquants, doivent aspirer à se supporter les uns les autres en y mettant une sympathie positive, alors le mot équivaudrait simplement à la sociabilité cordiale. On n'est pas toujours obligé de parler de ce qui sépare ; c'est peut-être ce qui explique la prudence de la conversation britannique, et sa virtuosité dans l'évocation des questions mé­téorologiques en un pays où, très tôt, les sectes abondèrent. Mais nous tenons à donner à la tolérance une sorte de principe pro­fond, presque métaphysique. Comment la tolérance pourra-t-elle coexister avec le dynamisme des convictions ? La question est grave pour le chrétien qui veut rester « honnête homme » et non « fâcheux » ou « casse-pieds » si l'on préfère. Si la tolérance était absolue, elle signifierait que nous renonçons à convaincre, et renoncer à convaincre, n'est-ce pas d'une certai­ne manière renoncer à penser ? 33:61 Peut-être sommes-nous encore victimes des vieux schémas de la rhétorique latine, asservie aux rythmes des procès, aux tactiques des avocats. A Dieu ne plaise que je rejette l'enseignement de la rhétorique ! Elle marquait un effort considérable pour définir les choses et situer les idées ; y renoncer au profit de certaines nuées d'émotivité gratuite de type slave serait rétrograder. Du reste, avec Kafka et ses héritiers intellectuels, notre époque a renoncé à l'éloquence (qui était un des charmes de la vie) pour ne garder que le procès -- et avec quelle obsé­dante intensité ! Il s'agit bien plutôt d'approfondir cette rhéto­rique en songeant d'abord que ce n'est pas notre procès que nous avons à gagner. Avocat du Christ ? Il faudrait d'abord que je sois sûr de ne pas avoir une tête qui fasse tort à mon Client... Nous ne sommes pas la Lumière, mais nous sommes venus pour rendre témoignage à la Lumière. Si une autre présence chré­tienne convient mieux que la mienne à un incroyant soucieux de la lumière je ne ferai pas une crise de jalousie. Et si l'in­croyant se plaît mieux à m'entendre lui raconter quelque fari­bole, je ne m'y refuserai pas. La vie présente n'est pas si drôle... et il me restera à souhaiter qu'il trouve ailleurs le porte-parole de la religion, si mon obstination devait la lui rendre odieuse sans recours. ON PARLE de « dialogue » : encore un mot dont je me méfie. Il me fait souvenir du terme d' « affrontement », lui aussi fort à la mode. Je sais qu'on n'applique pas l' « affrontement » au « dialogue » ; néanmoins j'y discerne une attitude commune. On est pascalien, on veut que l'existence soit « tragique », et comme le tragique n'est pas de tous les instants, on le remplace par le théâtral. Le « dialogue » se resserre dans une sorte de crise dramatique, de discussion cornélienne ; chez les Grecs, « agôn » désignait à la fois la grande « scène à fai­re » et le procès. Or la présence du chrétien est quotidienne, elle est fréquentation. Ce qui ne signifie pas que pour l'incroyant, le chrétien ne soit fréquentable qu'en tant qu'il tait sa foi, sa conviction et les met en veilleuse. 34:61 Ces silences sont par­fois taxés d'hypocrisie ; quant à la tactique du « bout de che­min » à faire avec l'incroyant, elle a donné lieu à de joyeuses stupidités, et quand il s'agit du communiste, à des stupidités qui ne sont pas joyeuses du tout. Si l'on fait du chemin ensemble, ce n'est pas par des concessions de diplomate, c'est par amitié ; j'ai connu le cas d'un noble royaliste et d'un professeur de zootechnie franc-maçon : ils furent toujours amis, à cause des chevaux... Dieu dispose, dans les amitiés humaines, du temps d'abord, et de toute la création. Quand l'amitié existe, je ne crois pas que les idées nettes la puissent briser facilement. Le principe vulgaire de la tolérance : « Pensez que l'interlo­cuteur peut avoir raison, et qu'il n'est pas sûr que vous n'ayez pas tort », est, aux yeux de certains, conforme au bon sens qui est, comme on sait, la chose au monde la mieux partagée dans ses applications absurdes et irréfléchies. Le scepticisme prépa­re-t-il à la charité ? Il dispose surtout à l'indifférence, peu charitable de nature. Mais de là à concevoir l'homme acteur, l'hom­me porte-voix, il y a de la marge. La fraternité même ne con­siste pas, sur le plan des idées, à bondir vers l'interlocuteur et à l'interpeller dans le style des prédicateurs philosophiques des carrefours, dans les villes antiques. Cela s'appelait la « diatri­be ». Chez nous le mot a pris un sens fâcheux, non sans raison. ENTENDONS-NOUS : l'appel direct, la prise au revers du veston suivie du « Croyez-vous en Dieu ? » peut plaire dans d'autres sociétés. Mais le privilège de la France, c'est peut-être sa richesse en feuillages et en lumières tamisées. Notre paysage n'est ni un terrain de combat, ni une scène de théâtre : nos grands dramaturges tragiques n'ont jamais situé les affrontements de leurs personnages dans le paysage français. N'est-ce pas un signe ? Je réfléchissais à la tolérance ces jours derniers, derrière la haie de ma maison campagnarde. Ce hallier adoucissait le pay­sage, le divisait, interceptait l'actualité, laissait entre elle, et moi, comme un rempart de vivante sécurité, les feuillaisons éter­nelles qui en d'autres lieux, m'ont toujours charmé depuis mon enfance. La « tolérance », je me la représente sous la forme de cette haie : retaillée, assez épaisse, mais percée de mes regards curieux et protégés. 35:61 Il peut se passer n'importe quoi sur la route, la réalité la plus présente est celle de ce feuillage fin : les découpures du ciel en sont encadrées et choisies. Souvenirs qui repoussent alors qu'on les a crus morts, bourgeonnements tardifs de projets secrets... il ne me déplaît pas de penser que l'âme de l'homme d'en face soit aussi protégée de cette haie invisible. Si je vais à lui, il faut que je contourne une haie, puis l'autre, que j'ouvre un portail, puis un autre, que j'aie le temps d'aller, et lui, de me voir venir. Démarche paysanne, non pas affrontement ; dans « affrontement », il y a affront. Je ne puis non plus admettre une littérature ou une dialec­tique qui ne suppose pas cette haie, ou qui la suppose abattue ou désormais inexistante ; ni une histoire qui m'en dépouille et en dépouille l'homme d'en face. Je me trouverais alors ré­duit à l'attitude de chouannerie armée ; j'ai souvent évoqué les chouans et mes amis en plaisantent parfois, ce qui ne m'offen­se pas le moins du monde. Mais le chouan est en temps ordi­naire un bon cultivateur assez docile et réfléchi : je note que c'est dans les anciens terroirs de chouannerie que les mouve­ments compréhensibles du poujadisme et de la revendication paysanne ont été, non les moins approuvés, mais les plus mo­dérés. La chouannerie violente est l'état extrême des fidélités dépouillées ; mais l'homme de la terre, et né Français, tend aussi à mettre dans le domaine de l'esprit cette longue pruden­ce qui sait que la prière elle-même prend du temps, et qu'on ne force ni les nuages, ni les bêtes, ni les hommes. JE VOUDRAIS POUVOIR DIRE à tous ceux qui regardent le natio­naliste français comme nécessairement explosif que c'est justement dans la mesure où je me réfère aux sources fran­çaises que je m'écarte de la méthode qui consisterait à dynami­ter les âmes. Fascismes, nazismes, sont nés dans le socialisme hégélien ou les élans révolutionnaires méditerranéens, sur la terre plate ou la terre brûlée. Le philosophe Brice Parain venu du marxisme à la foi chrétienne, et encore mal déterminé, craint un néo-paganisme, une sorte de druidisme en chemise brune -- et non sans cause. Ma haie vive doit se nourrir de tout ce qui fut ma terre et mon ciel, dons de Dieu, jours revécus, affections cultivées et sublimées : tant qu'elle sera là, je serai obligé de réfléchir, et, comme disait Lyautey, « d'avoir des égards ». 36:61 Illusion des déistes et des incroyants ! La garantie de leur liberté intérieure, ce n'est ni le chrétien tiède, ni le Français désintégré. Un Français trop français sans la foi (cela se pour­rait-il ?) m'inquiéterait ; et je ne suis pas sûr qu'en France un chrétien très chrétien sans conscience française puisse être un exemple utile au monde qui a besoin de paix. Athées et Jansé­nistes regardent avec méfiance le culte du Sacré-Cœur. Mais le culte du Sacré-Cœur fut le couronnement nécessaire du Siècle de l' « Honnête homme » dont nous célébrons le tricentenaire. Ce n'est pas trop du Cœur de Dieu pour un monde qui manque de cœur. Jean-Baptiste MORVAN. 37:61 ### La fille du maître d'école *Souvenirs d'un monde fini* par Claude FRANCHET Les souvenirs de Claude Franchet nous font entrer dans « un monde fini ». Un monde aussi fini que celui-là ne serait plus qu'archéologie ou folklore *s'il avait été rempla­cé,* si l'on avait trouvé un équilibre social digne de l'an­cien, ou meilleur : en tous cas, *organisé en vue de l'hom­me, de sa dignité, de sa vocation.* *Oui*, ce monde-là est FINI : il ne renaîtra pas sous cette forme. *Non,* ce monde-là N'EST PAS « DÉPASSÉ ». Car on n'a pas fait mieux. Car on n'a pas fait aussi bien. On ne l'a pas *dépassé* puisque, par rapport à lui, on a *reculé.* C'est avec discernement critique, mais c'est avec piété que nous devons apprendre à connaître notre patrimoine religieux, moral, social. Ou alors, nous sommes tout à fait des bar­bares. Ceux qui ont vécu avant nous n'étaient pas plus parfaits que nous. Ils étaient des hommes et ils étaient des pécheurs comme nous le sommes tous. Ils avaient leurs limites et leurs préjugés. A travers toute sorte d'imper­fections, bien sûr, ils avaient construit un ordre et formé des mœurs qui ne sont pas un modèle à décalquer, ce serait d'ailleurs impossible, mais qui donnent une image et une idée de ce que notre temps, à sa manière et sous d'autres formes, n'a pas encore réalisé. 38:61 #### Prologue La malle en bois. Il y a des portes fermées, à la même serrure, dont moi seule ai la clé magique : tous ceux qui vivaient au-delà s'en sont allés depuis longtemps. C'étaient mes parents et leur parenté, des amis, quelques voisins. Je laisse ordinairement la clé sous l'un des seuils ; mais en cet après-midi de septembre chargé ensemble de sons dorés et d'odeurs un peu tristes, les souvenirs cognent aux portes. Peut-être à cause du dahlia violet, rond et tuyauté pareil à ceux de mes anciens jardins (j'en eus plusieurs aimés comme des personnes) qui me regarde en hochant la tête : « Tu ne veux pas me reconnaître et t'attendrir ? » Ou plutôt, là-haut, de la malle en bois ? J'en ai ce matin levé le couvercle qui bombe un peu. Elle est longue, elle est lourde, je ne peux la déplacer. Il m'y faudrait de l'aide, je n'en demande point cependant ; je me contente de l'ouvrir et regarder dedans ; ce qu'il y a là, ma mère l'a rangé en son temps encore de jeune femme. Elle aussi regardait quand il n'y avait personne. C'avait été la malle de mon père pour son entrée à l'École normale du département. Voilà longtemps aussi, ce devait être en 1874. Laurent, le menuisier, l'avait faite en son bel âge. Ce même Laurent que je vis plus tard hausser les épaules devant le mystère de la vie et sa femme touchée d'inquiétude : « Oh, moi, pourvu que mon ventre ne fasse pas de plis ! » Hé là ! Il ne faudrait bien sûr pas dire de ces choses : quelques semaines après je revoyais le menuisier mourant, ce précieux ventre bien lisse -- oh oui ! -- si gonflé et affreusement douloureux sous les demi-cercles de tonneaux le protégeant à la mode du temps du drap et des couvertures. Pauvre Laurent, pauvres de nous. \*\*\* Moi non plus, quand la malle est devenue mon héritage, je n'ai pas beaucoup regardé dedans. J'y avais trouvé ce qu'étaient les trésors de ma mère ; enveloppés dans des serviettes usagées, des chemises et des brassières de ma première enfance, des tabliers et des juponnets de l'âge qui avait suivi ; le pudique secret de son amour pour moi. 39:61 A aucun prix elle ne les aurait montrés, pour rien au monde elle n'aurait laissé deviner ce qui avait été peut-être comme une passion. Je ne l'ai compris que plus tard, et trop tard. Il est vrai que ni elle ni mon père ne se sont appliqués à me tourner en personnage ; et j'en recevais parfois des encouragements, mais jamais de compliments. Pourtant j'ai trouvé aussi dans le bureau du cher maître d'école mon premier cahier de bâtons couvert de « bien » *à* l'encre rouge, et l'un de ces cahiers mensuels où dans sa classe on recopiait les meilleures rédactions et des dictées réussies ; je crois bien aussi, des problèmes de fractions. On copiait, et on mettait son nom et son âge. Je faisais partie de ce « on », étant alors son élève ; je dois même dire pour la vérité sa meilleure élève, quoique d'autres aient fait une carrière ; mais le plus assuré de mes privilèges était, comme fille du maître, d'éprouver les vivacités qu'il n'avait pas le droit de faire sentir au reste de la classe. Tous les enfants d'instituteurs, je l'ai su après, étaient à la même enseigne. Et lui avait une grosse main qui faisait mal ; je me vois refoulant par fierté mes larmes avec aussi le vague sentiment de ne pas me rendre pitoyable a ses dépens ; car j'aimais cette grosse main et j'avais pareillement fierté pour elle ; alors l'instant d'après je riais avec mes camarades. Au moins en compensation, j'aurais pu voir à l'honneur mes premiers exploits littéraires ; mais jamais non plus mon père ne me donna la gloire de l'entendre lire à la classe ébahie la contée d'une promenade scolaire -- tout était toujours scolaire -- ou la lettre à ma marraine pour la remercier d'un cadeau ; elle ne m'en faisait jamais, mais j'imaginais avec bonhomie ce qui m'aurait fait le plus de plaisir et lui envoyais des remerciements enthousiastes avec la description de mes joies supposées, auxquelles j'étais arrivée à croire. Pendant que les autres, garçons et filles, tiraient la langue au point que je leur passais sous la table des idées supplémentaires, dans l'odeur du poêle au bois de peuplier l'hiver, ou la vue par-dessus les carreaux brouillés, l'été, des plus hautes feuilles du buisson de noisetier au jardin. J'ai gardé en moi l'odeur du peuplier qui brûle et le léger mouvement des feuilles ; j'ai gardé les yeux attentifs des petits campagnards à l'heureuse aventure de mes billets et l'air vague de ceux qu'ils ne pouvaient atteindre ; presque tous eux aussi, ne sont plus de ce monde. 40:61 Au-dedans de lui mon père avait admiré pourtant, puis­que j'avais la forte note ; il me reprochait seulement, dans la lettre, à ma marraine, de n'avoir pas « mis assez de cœur ». Comme vingt ans plus tard, lorsqu'il m'eut deman­dé de faire un brouillon de compliment pour un petit cousin à son instituteur le jour de la distribution des prix ; j'étais alors aux écoles, comme on disait, mon cher papa avait pensé que ce serait beau, beau, au point de tirer des larmes au maître, sa dame et toute l'assistance ; à son grand scan­dale il dut s'en charger, et, je dois l'avouer, sans manquer son but. Moi je ne m'étais pas montrée assez sentimentale. Je l'étais peut-être, mais comme ma mère me gardais de le montrer. Lui plus simple que nous n'en avait point de crainte ou pensait tout au contraire que c'était bonne chose, comme le vrai lien des cœurs. Je le dirai plus tard, il était tout naturel ; avec un peu de malice et de parler commun, on pourrait dire « nature ». Dans la suite je devais décou­vrir en lui, plus d'une fois, un délicieux personnage, ou même en profil perdu, de Molière. Ainsi quoique fille unique -- je me disais : Quel ennui ! Si j'avais des frères et sœurs ils feraient une partie de mes sottises et je n'aurais pas toutes les punitions... -- et bien aimée, je fus bien obligée de ne pas me croire la huitième merveille du monde. Et ce fut bien ainsi et d'un bon entraî­nement : la vie n'a pas fait autrement, et l'amour et moi-même. \*\*\* Mais je suis allée loin. Pour en revenir à la malle puisqu'elle joue son rôle au début de ces histoires sur mon enfance, ou plutôt la vie d'un maître d'école de village à peu près entre les années 1877 et 90, je dois dire que ma mère y avait gardé un souvenir personnel. C'était sa robe de mariée. Elle était de mousseline, enveloppée d'un grand morceau de percale passé aux boules bleues pour l'empêcher de jaunir. Elle avait été faite pour le mariage d'une amie où maman était demoiselle d'honneur. Les filles d'alors s'habillaient de mousseline aux fêtes, même les paysannes, même celles des « pays aux bois » considérés comme plus sauvages -- Oh ! l'air de la grand'mère de mon futur mari lui disant parce que j'étais née par là : « Ainsi, tu vas te marier avec une fille de par va (vers) les bois ? -- Quant à ces robes, je devais aussi en entendre parler par mon grand-oncle François qui était de ces pays et avait dû être un rude gâs, mal équarri comme il était resté ; 41:61 à quatre-vingt-trois ans il me contait qu'à la fête de leur village, ayant vu Babet dont il était amoureux danser avec un autre, il était allé chercher un tire-boude, une seringue à chevaux, et l'avait empli d'huile pour en lancer sur la robe blanche quand elle passerait en voletant devant lui. Je me suis toujours demandé si la tante Babet, car elle devint sa femme pour sa plus grande épreuve, n'avait pas vu là un touchant signe d'amour ; comme le jour où à une veillée lui ayant enlevé poupée de chanvre, c'était la quenouille, et fuseau, il courut enrouler le fil sept fois autour de l'église proche. Plaisanteries de promis d'alors. Mais il lui en fit voir bien d'autres, l'amour éteint, jusqu'au jour où il attrapa la pauvrette aux cheveux et la traîna ainsi par leur pré pour aller la « néyer » au ruisseau parce qu'elle ne voulait pas dire ce qu'elle avait fait de deux sous. On la lui arracha des mains et il prit un peu peur de ce qu'il allait faire. Ce n'était pas un mauvais homme, il parlait sur ses vieux jours, même en contant ses diableries de jeunesse, de « défunt Babet » avec beaucoup d'onction et baissant la voix par respect. Maman Julie aussi, la seconde femme de grand-père, quand elle était fille, s'était brodé en ses pauvres loisirs des cols ravissants que je portai sur mes vingt ans. \*\*\* Cela dit, j'ajoute que je n'aurais pas davantage connu l'existence de la robe de mariée que de mes petits jupons si ma mère n'avait décidé, un beau jour et par sage économie, d'en tirer ma robe de première communion. Je revois aussi cette fois comme si j'y étais. La chère femme monta au grenier, en me demandant de la suivre avec un air un peu solennel. Elle ouvrit la malle, en retira de dessus la percale bleuie, en déplia le contenu ; c'était une longue jupe unie, froncée à la taille, et un corsage à polonaise comme elle me le fit savoir ; j'étais déjà pleine d'admiration, ce nom de polonaise, je ne sais pourquoi, me donna une révérence incroyable ; et quand je la vis déployée ! Même sans amidonnage. Imaginez des basques courtes sur le devant mais, allongées en arrière en large queue faite pour tomber très bas sur la jupe, et bordée d'un ruché comme il y en avait aux manches et au col. 42:61 Les yeux de maman brillaient. Elle me dit : « On savait habiller les demoiselles en ce temps-là. » Les miens aussi, mes yeux. On m'avait bien enseigné et surtout aux approches du grand jour qu'il fallait être posée, sérieuse, obéissante, pas gourmande ni étournelle, on avait oublié de me dire qu'il ne fallait pas non plus songer à paraître belle ; jamais, cette excellente maman, ni monsieur le curé, ne m'avaient fait savoir, comme il fut enseigné à d'autres, qu'une petite fille n'est jamais belle, qu'elle est seulement propre (après quoi et en dépit des bonnes intentions une que je connais passait vertueusement sa main sur sa robe des dimanches en disant : « Oh, que je suis propre ! Que je suis propre ! »). Alors je me voyais dans la procession mon cierge en une main, le plus haut qu'il se pouvait, c'était la gloire des familles, mon livre avec sa couverture en faux ivoire de l'autre, et la fameuse queue au ruché bien cisaillé s'étalant sur mon arrière. Cependant ma mère supputait : « Je n'ai vraiment qu'à raccourcir la jupe par un grand ourlet ; et pour le corsage : je n'étais pas plus grosse que toi en ce temps (ce qui me fit ouvrir des yeux tout grands, il n'y paraissait déjà plus et aussi bien je ne me voyais pas toute ronde comme je l'étais), il suffit de couper la polonaise en mettant le ruché tout autour des petites basques. Les manches sont en *engageantes*, il faudra les fermer par un poignet, j'ai justement une belle bande de plumetis à la main ; ce sera une vraie robe de communiante, et jolie. » Puis, quoique ne me voyant pas prête à pleurer sur mon rêve de polonaise, devenant songeuse : « Il y a autre chose encore, je pourrai te mettre ma ceinture avec un beau nœud tombant derrière. » Elle avait dit « ma ceinture » d'une certaine façon. Elle ajouta toujours pensive : « C'était monsieur Albert qui me l'avait donnée comme cadeau de garçon d'honneur à sa demoiselle. » Monsieur Albert ! Avec mes onze ans voilà que je comprenais. Grand'mère, la mère de maman, ne manquait pas d'évoquer devant moi ce monsieur quand elle croyait avoir quelque chose à reprocher à son gendre. Même je n'aimais pas beaucoup cela ; mon père était mon père sans défaut dont je n'aurais pas seulement eu l'idée ; comme maman ; comme cette mère-grand ; comme toutes les grandes personnes autour de moi ; et les mille petits diables de malice déjà se démenant dans une jeune tête champenoise ne pouvaient empêcher à ce sujet une absolue naïveté, une bonne foi sans bornes. 43:61 Alors grand'mère l'injugée me gênait terriblement quand, elle, jugeait mon père et me prenant à témoin : « Dire que ta maman aurait pu épouser monsieur Albert, un jeune homme si bien, si posé. » (Je reconnais aujourd'hui que mon cher papa, quoique maître d'école, était entre autres choses étourdi comme le premier coup de matines, ce qui amena dans notre vie plus d'une complica­tion.) Enfin, et je m'y attendais, après encore un ou deux qualificatifs suivis de soupirs elle arrivait au dernier sur un ton de pudique retenue : « Et riche... ». Elle était peut-être sincère en son ton, mais l'avait dit tout de même. Seulement un jour où maman aussi vive et passionnée l'entendait, elle avait riposté : « Oui, mais c'est vous qui n'avez pas voulu de lui parce qu'une grande partie de sa fortune était engagée dans un procès. Moi je l'aurais bien pris sans son argent. » Vous, c'étaient ma grand'mère et « mon cousin » dont je dirai qui il était. Là-dessus grand'mère n'avait plus soufflé mot : j'appris plus tard qu'après le mariage de sa fille le procès avait été gagné. Ce matin-là, celui de la remise au jour de la robe, de mousseline, maman déroulait à mes yeux émerveillés de nouveau un large et long ruban de faille blanche ; de quoi, en vérité, me consoler de la polonaise. Puis elle regarda un temps par la lucarne, comme on voit au loin les choses qui ne sont pas arrivées. \*\*\* Le soir, pourtant, je l'entendis rire de bon cœur avec celui dont un écrit au ciel avait fait son mari, tandis qu'ils arrosaient ensemble au jardin ; parce qu'il faisait mine de la prendre, courbée, pour un pot de géranium. Ils étaient encore jeunes, s'étant mariés à vingt ans ; et monsieur Albert, en vérité, n'avait été qu'un songe. Pour moi, une fois de plus, je pensais que s'il avait été mon père je n'aurais pas connu celui-ci que j'aimais tant, et je dansais de ma belle aventure autour de la petite pluie commençant à tomber sur le géranium tout en joyeuses piaillées. 44:61 #### Un monde perdu. C'est un monde perdu. Celui de chaque enfance l'est bien, mais c'était un monde personnel d'enchantements, de découvertes, d'appropriation ; en vérité de propriété. Le mien n'était à moi que pour une part, celle des autres enfances ; mais tout son décor et support, de milieu, de mœurs, de coutumes et façons et du train des jours au cœur d'une vieille civilisation campagnarde, a disparu d'un coup, éva­noui comme au fond des âges. Tout le monde le sait bien : à cause des inventions. L'aspect même de notre terre champenoise a changé ; en quelques années, ces dernières années, par les modes nou­veaux de culture. Tout se défriche, tout s'aplanit, tout se ressemble. Un arbre était là ; un pin peut-être ; ou plu­sieurs, ces trois ormes de la Croix-Baron, la seule motte parmi toute la plaine ; et c'étaient l'image et l'accent de toute une contrée. Les voir c'était tout voir ; se les repré­senter quand on n'était plus là -- ô le pin bleu sur la terre blanche, ces trois ormes un peu au-dessus des luzernes et du blé, et il y avait aussi un petit genévrier qui de son air digne, inimitable, vous regardait venir chercher de l'ombre ! Ô si loin d'eux les imaginer, à la grand ville, ou en quel­qu'autre campagne derrière la croisée quand la neige com­mence à tomber sur le jardin... Et c'est revoir plus loin que l'arbre solitaire le vrai bois de sapins en couronne autour ; au-devant de la motte la plaine unie avec le village et la ligne de peupliers qui le sépare des prés fleurissant le der­nier colchique cependant que les feuilles commencent à tomber en rond, les soirs, dans la brume. Mais le pin a été arraché, là-bas, au pays de ma grand'­mère ; et les ormes abattus -- peut-être aussi ils étaient trop vieux -- sous lesquels mon père s'asseyait, les jours de chasse, notre chien Jip entre ses jambes le blâmant visi­blement, pour se reprendre un peu en regardant les peu­pliers sur ces prés où bientôt il irait surprendre les grives saoules de sinelles, les fruits rouges des aubépines. Et ce serait les jeudis et les dimanches parce qu'il était institu­teur, en ce village. Même il n'a pas voulu le quitter, attaché non seulement par la vie simple qu'il y menait, mais ces chasses merveilleuses. Le dimanche de l'ouverture il em­plissait son carnier dès le matin parce qu'il était très bon tireur, et sans rentrer à la maison il en déversait le contenu par le larmier de la cave. 45:61 Et qu'avions-nous entendu, la veille, des exploits passés ! Et les années où, en grand mys­tère et importance, ô combien, il disposait les autres chasseurs en équipes pour passer la nuit dans la plaine à surveiller les panneauteurs, qui venaient prendre d'avance les perdreaux à leurs filets pour en fournir les Halles dès l'au­rore du lendemain... Mais ce sont d'autres histoires... J'ai perdu aussi les milliers de petites fleurs comme un baume qui poussaient sur les champs après moisson et personne ne connaît plus leur odeur qui marquait le pays. Ni la couleur de ces labiées veloutées violet pâle comme le ciel de notre Champagne aux tout matins de septembre. J'ai même perdu les vergers qui chaque printemps entouraient les villages d'une ceinture de fleurs à l'odeur de miel. Et les haies des ruelles, toutes faites d'aubépine et de sureau avec des pervenches et des violettes au pied et des pruniers parmi, au haut desquels les pies dansaient, et qui l'août venu tendaient leurs branches au charretier à côté de son cheval ou à la fille qui se haussait, ou au gamin qui ramassait : le don du « pendant » au passant. Les petites églises sont toujours là ; parfois même il y en a de grandes à contenir tout un peuple de fidèles, au temps où ce peuple y venait. Mais j'en connais une admirable, écroulée sous son toit écrasant une grille de bois de plusieurs siècles, et j'y ai trouvé un jour, dans les pierres tombées, la grande croix de procession dont je ne jurerais qu'elle n'était d'argent. Bénite, en tout cas. La petite église de la grand'tante Joséphine dont je parlerai plus d'une fois et même tout à l'heure parce qu'elle était une figure de la famille, était tout à côté justement de la maison des anciens devenue celle de la chère femme. Une haie assez claire la séparait d'une partie de la cour ; et la tante était si dévote qu'un après-midi d'Assomption où la procession faisait sur le cimetière le tour de l'église, les processionnants purent la voir, malade, qui s'était fait amener là et à sa honte en ses habits des jours, agenouillée derrière la haie, avec toutes ses poules en rang venues pour voir ; ce dont elle s'attendrissait comme d'un hommage de ses petites créatures à Celui qui passait. Et qui sait ? 46:61 Non, rien n'était là comme aujourd'hui sinon les pas­sions des hommes et leurs curiosités. Encore n'étaient-elles, ni les unes ni les autres, surexcitées par la presse écrite, vue, parlée. Mon arrière-grand-père maternel était le seul à recevoir la gazette en son Saint-Martin, une fois par semai­ne ; les hommes venaient la lui entendre lire le dimanche, habillés en après-vêpres, ou l'hiver à la veillée. Mais les nouvelles qui pouvaient intéresser couraient le long des routes, arrivaient avec le facteur, le boucher (une fois par semaine le samedi pour le pot-au-feu du dimanche et son bouillon s'il y avait des malades), le coquassier (qui levait les œufs), quelques connaissances en passant avec qui on cousinait, et les traîne-pieds attitrés, ceux-là en donnant les nouvelles de la parenté échelonnée sur les chemins : que le vieux cousin Ludovic s'était cassé une jambe, que la peti­te voisine Clarisse mariée en étrange pays et c'était parfois à deux lieues, avait eu un gros garçon, et ce pouvait être il y avait six mois mais n'importe, la nouvelle était bienve­nue. Et encore, et encore. On faisait rendre la politesse en épiloguant sur le cas rapporté. Ces pauvres aussi savaient beaucoup ; même sans messages propres ce qu'ils avaient vu et entendu intéressait fort. D'ailleurs à part ces contées de famille qui pouvaient avoir cheminé des semaines avec eux, il était étonnant de voir comme certaines nouvelles sans rien pour les trans­mettre arrivaient vite en chaque village, en chaque maison, on aurait dit qu'elles avaient volé par l'air. Ce n'était pas au moins qu'on était allé les chercher, on ne voyageait pour ainsi dire pas. Sinon pour aller au Jour de l'an -- ainsi on nommait le premier janvier -- souhaiter la bonne année aux parents, si on était marié, l'homme ou la femme, en dehors de son village. Bien empaquetés, bien encapelinés, les pieds dans la paille quand on faisait le trajet en voiture, les enfants au fond presque ensevelis, le panier de petits cadeaux de campagne calé entre eux. Sinon quelques-uns, pour aller à la ville le jeudi de la Passion voir un peu à la foire aux jambons ; si, plus proches, on n'était vraiment partis à ces restes de foires de Champagne qu'on disait « de mars » pour y regarder les baladins à la parade, acheter du pain d'épices et monter la marmaille sur les chevaux de bois. On avait même pris le chemin de fer, mais il n'y avait pas si longtemps qu'il marchait. 47:61 Pour la foire du canton, alors très courue, on allait le plus souvent à pied. On y allait beaucoup, et loin. Mon grand-père, sur ses quinze ou dix-huit ans, s'il avait trouvé une couple de perdrix -- comment étaient-elles là à l'atten­dre ? -- dans une roie de champ en allant, fauciller telle­ment à l'aube qu'il ne voyait pas l'autre bout de son andain, partait à Troyes les vendre ; ses souliers au dos pour ne pas les user et il ne les mettait qu'en arrivant dans un hôtel ou chez un particulier pour se plus dignement présenter ; puis son commerce fait revenait à sa besogne ; il avait fait vingt-cinq kilomètres pour aller, autant pour revenir, mais il rapportait vingt sous ce qui était une somme pour l'épo­que. Tout le monde ainsi ne faisait que marcher, moi comme les autres en mon enfance ; je me vois encore assez petite fille à la main de ce même grand-père vieilli qui m'emme­nait avec lui au canton à une lieue et demie et il faudrait revenir. C'était pour me distraire, et personne autour de nous n'avait imaginé que la distraction serait peut-être fati­gante. Je me souviens que le bon homme chantait, et quand je ne soupirais pas cela me faisait rire d'aller au pas sur sa chanson. Et tant d'autres fois mes petites jambes ont tricoté. Un maître d'école ne pouvait s'offrir une voiture même à âne, et il nous faudrait encore une dizaine d'années avant de voir la première bicyclette, presque quinze avant d'avoir chacun une, mon père et moi ; maman ne pouvait y mon­ter. Encore le cher papa me fit attendre la mienne parce qu'il ne trouvait pas cela convenable pour une demoiselle. \*\*\* Aussi, on vivait sur soi. Prenant tout sur son bien. Pour se nourrir on n'achetait guère que ce pot-au-feu des mala­des, et les harengs du carême, salés, et pendus dans la cheminée au-dessous des jambons qui se fumaient, quand il y en avait. Après, on les suspendait, ces jambons de mé­nage, à la poutre. C'était donc qu'on avait élevé, sauf votre respect, le cochon, l'habillé de soie. En ce cas souvent à midi, on mangeait la potée ou salé cuit longtemps devant le feu avec les légumes, pommes de terre, choux, carottes et navets. Bien souvent le pot se passait de salé. J'ai enten­du une vieille laveuse que ma mère avait engagée nous dire : « Les haricots sont un vrai manger de pauvre monde ; et on n'a besoin pour les graisser que de vieille couenne, et encore on peut s'en passer. » 48:61 Je me rappelle ma compassion parce que je n'aimais ni couenne ni haricots ; et après maman m'en fit une morale. C'était à Mailly tout court, aujourd'hui Mailly-le-Camp, un grand pays de sapins, de terres blanches, et de gens délicieux, dont j'aurais bien à conter les premières, pittoresques approches. \*\*\* Je ne voudrais lasser personne, mais il y a encore tant à dire. Le pain cuit à la maison venait du seigle et du peu de blé des champs ; la ménagère cuisait pour huit, dix, et même quinze jours ; ces grosses miches rondes et pleines se conservaient fraîches, surtout de seigle seul ; quand il y avait eu de la varge (j'ai toujours pensé qu'elle était l'ivraie des évangiles) restée mêlée au grain elle formait dans la pâte des boules indigestes ; on était alors « *envargé* » et cela se disait aussi au figuré des ennuis, ou des personnes qui vous empêtraient de leur présence ou de leurs histoires. Nous aimions beaucoup le pain de ménage, papa, maman et moi, et il n'était pas rare de voir arriver un élève tout glorieux nous en apporter une large tranche dans un bout de torchon bien blanc ; car on faisait de ces cadeaux à l'instituteur et, à moins grande échelle, à monsieur le curé. De temps en temps les bonnes maîtresses de maison faisaient de la galette au four encore chaud, ou plus modestement des sortes de petits pains avec des résidus de lardons dans la pâte. Mais tante Joséphine y mettait cuire aussi de délicieuses tartes à la crème comme celle de l'École des Femmes. On n'achetait pas d'autres gâteaux, aussi bien il n'y en avait pas à vendre. Les desserts du dimanche étaient faits des prunes du verger tournées en pruneaux, de quartiers de pommes séchées en « *daguenelles* »*,* comme aussi de cerises sèches, de noix et de noisettes, dont les grand'mères donnaient une poignée à leurs petits-enfants s'ils avaient été sages. Je n'avais pas de grand'mère au pays, mais les gamins sortaient pour moi, de la poche de leur culotte, les restes de ces générosités. Comme les solutions de problèmes, l'orthographe des mots difficiles et les idées de rédaction, cela se passait en classe sous les tables, ou devant la carte de France que le maître nous faisait contempler, rangés en demi-cercle autour. Même un jour l'un d'eux sortit de la bénie poche des groseilles à maquereau écrasées, et ayant appris la civilité j'en mangeai héroïquement. 49:61 Les draps venaient de la chènevière tout près de la maison, le chanvre ayant été sous nos yeux arraché, roui, séché en bottes le long des haies, puis tillé et filé aux veillées. Il y avait un tisserand presque par village, dans sa petite chambre basse pour conserver dans un air légèrement humi­de la souplesse du fil. Les moutons avaient de la laine, mais on la vendait pour acheter, tous les vingt ans et plus, de l'étoffe aux marchands. On avait son bois pour se chauffer et fabriquer ou faire fabriquer toute sorte de choses, des outils aux serrures et aux clous faits de chevilles. Les hommes y travaillaient aux veillées ou bien réparaient. Et j'ai oublié de dire que ces jours d'hiver les chevaux battaient eux-mêmes leur avoine en la foulant inlassable­ment sur l'aire des granges, comme les bœufs et les ânes du temps du roi David. Les hommes, eux, battaient le seigle et le blé au fléau, deux à deux en un mouvement d'ensemble bien rythmé que j'entends encore, et dans le plein de leur âge y prenaient de l'appétit à manger leurs quatre livres de pain par jour. Bien sûr il y avait des riches et des pauvres. C'étaient les riches qui faisaient battre, et les pauvres qui levaient et abattaient le fléau (on disait aussi le flé) et mangeaient tant de pain au désespoir de leurs femmes parce que c'était justement en grain qu'ils étaient payés ; plus ou moins selon qu'ils étaient nourris, ou non. \*\*\* Des riches et des pauvres. Des maisons de torchis avec leurs ais de bois, ou de briques et de pierre. Mais je n'ai connu que deux châteaux ; l'un, qui avait été « fort » n'était plus qu'en ruines et tours écroulées ; il me fit beaucoup rêver aux histoires « du temps des seigneurs » de mon livre de lecture. Il y avait entre autres celle d'une petite fille à qui on avait promis de rendre son père prisonnier en un cachot tout au fond de la terre, si, l'appelant, il pouvait entendre sa voix ; l'amour filial fit ce miracle qu'il l'entendit, et j'en pleurais de trop grand émoi et j'aurais presque voulu que c'eût été mon cher papa le père, et moi la petite fille pour bien lui prouver mon amour, et comme c'aurait été dramatique ! 50:61 Si dramatique qu'un jour en voulant jouer le jeu je me penchai sur un trou au milieu des vieilles pierres en hurlant de toutes mes forces -- Papa, papa ! et que ma vive maman, d'imagination vite excitée et ne voyant son mari à ses côtés crut sur-le-champ qu'il avait vraiment disparu dans le trou et se mit à crier encore plus fort jusqu'au moment où nous voyant échevelées et poussant nos braiements, il nous attrapa de chaque main par le fond des jupes en nous demandant si nous n'étions pas devenues folles. Et il ne comprit pas davantage quand je lui dis : « Je faisais la petite fille de mon livre. » Il ne comprenait jamais mes explications, même les plus claires. L'autre château n'était en vérité qu'une demeure bourgeoise assez grande dont le maître était un notaire, ce qui était encore fort honorable, retiré de son étude. On ne lui donnait d'ailleurs jamais le nom de châtelain quoique tout le village tînt fermement au « château ». Lui était sans doute vraiment riche, et tout courtois, tout « monsieur ». Car monsieur avait plusieurs sens, dont celui de bonne compagnie ; même une cousine de ma mère, qui avait beaucoup d'emphase, disait « monsieur-monsieur » pour expri­mer le sommet, à ses yeux, de la distinction. Et je dois dire aussi que dans la forêt, patrie de mon grand-père, il y avait encore des seigneurs pour ce que le nom en était donné, sans ironie aucune, à des personnages d'importance surtout en argent. De même qu'était baptisée demoiselle toute femme un peu bien habillée ou d'un autre monde que celui de campagne. Très tard encore une grand'tante, sœur de mon grand-père, s'excusa de ne pas nous avoir reconnues de loin, ma mère et moi, sur ce qu'elle « avait bien vu des demoiselles, mais ne savait pas que c'était nous ». Non, il n'y avait pas de grosses fortunes, où que nous ayons passé dans nos déplacements de famille d'institu­teurs. Un assez grand nombre de gagne-petit, manouvriers, écrivait mon père sur les registres de l'état civil, hommes de journée dans les fermes ; laveuses aux grosses lessives de printemps et d'automne ; petits artisans qui ne s'élevaient pas jusqu'à l'entreprise. Tout ce monde gagnait peu en effet ; mais on avait le plus souvent sa maison, un champ ou deux, un jardin, un cochon, de la poulaille, des lapins. Il arrivait même qu'il y eût une vache, et c'était déjà s'être haussé dans cette société de petits. \*\*\* 51:61 Les plus riches étaient les cultivateurs. Ceux qui avaient des champs de quoi faire des prés, un bois, des bêtes à l'étable et à l'écurie, de la paille et du grain dans la grange, du foin dans le « sinot » -- je suis obligée de parler comme chez nous -- une charrue, une herse et un rouleau, le roû, sous le hangar, avec la voiture à l'herbe et la voiture à moisson. Là surtout on vivait sur soi et entre soi. Le père allait aux champs avec le garçon s'il y en avait un ; avec la fille ou l'une des filles si le garçon manquait : la plus habile tournée en commis, c'est-à-dire en valet de ferme menant le cheval comme un homme ce qui comptait dans les supputations de mariage. La mère était au ménage, au jardin, à l'étable et la basse-cour. Elle aidait aussi aux champs dans les moments pressés, les foins ou la moisson ; s'y trouvant mieux d'ailleurs qu'à tirer le lait au flanc des vaches dans une atmosphère lourde, étouffée. On se donnait du mal, mais on était son maître, comme on disait. Et si vraiment on était à la tête de quelque fortune, ou les fermiers d'une grosse ferme, l'homme avait au moins deux commis, le grand et le petit, prenait des hommes de journée, et la femme pouvait avoir une servante, quelque gamine de l'orphelinat que les Sœurs recommandaient bien et qui souvent tournait mal, la pauvre, au milieu des garçons. Mais le maître se levait le premier, partait aux champs en même temps que les domestiques, menait pareillement la charrue ou la voiture de fumier. La différence avec les petits cultivateurs était que la vieille maison de parfois deux cents ans, couverte de chaume avec un large auvent tout au long pour abriter de la pluie ce qui était pendu au mur ou mis sur des tablettes depuis les paquets de haricots secs jusqu'aux pots à lait, ou pots de fleurs, ou vieilles boîtes très précieuses en ces temps emplies de vieux clous ou autre menue ferraille -- la vieille maison abandonnée dans la cour pour servir aux débarras avait été remplacée sous le second Empire par une neuve en briques plutôt qu'en pierres, chères en nos pays, avec parfois mais rarement, pour la gloire, un étage. 52:61 Aussi, les bâtiments autour de la cour étaient plus con­séquents ; la voiture à aller aux prés chercher l'herbe verte et la voiture aux gerbes étaient souvent accompagnées d'un tape-cul exprès pour les sorties (je revois celui du cousin Théodule, flambant neuf, peint de noir à large bande jaune vif, et lui sautillant d'allégresse autour) ; au plus d'un quatre roues, à moins que ce ne fût d'un cabriolet à capote, haut perché sur ses deux roues. Encore le cabriolet ne s'achetait-il qu'au moment où la fille était devenue bonne à marier, pour les allées et venues entre familles, ou le garçon décidé à aller « fréquenter » dans une bonne maison qu'on lui avait fait savoir à deux lieues de là. Dans ces cas on repeignait aussi la barrière de la cour, ou la grille si vrai­ment il y en avait une. J'ai vu tout cela de mes yeux émer­veillés, j'ai entendu chuchoter des choses. On parlait alors de blonds et de blondes, et je savais que le garçon allait blonder quand ce n'était fréquenter. Enfin le tas de fumier. C'était une enseigne aussi, qu'é­tant bien en vue, il fût bien gros. Et l'une des plus belles histoires de la famille, de celles qu'on a rappelées longtemps aux rencontres, était bravement de ce Théodule, cousin germain de maman qui avait été élevée un temps avec lui. Pour la campagne où on se marie tôt il était devenu quasi vieux garçon, parce que jamais décidé et surtout tatillon ; et aimant bien les sous comme il se disait de l'argent. Après plusieurs tentatives malheureuses de le marier elle-même, grand'tante Joséphine qui était sa mère avait supplié maman de se mettre à la difficile besogne : « Ce grand bête-là qui se croit malin n'y arrivera jamais tout seul... » Et la perle avait été découverte aussitôt, pas bien loin, chez notre chez nous du moment, dans une bonne famille où il n'y avait rien à redire. La mère y avait bien parfois des distractions fameuses, mais juste assez pour faire occasion de contes gais. Comme ce dimanche où se pressant, la messe sonnée et le sacristain ayant bien matière à chanter comme par les rues les jours saints, les cloches étant à Rome : Dépêchez-vous les femmes, Monsieur l'curé est dans la sacristie Qu'a déjà mis son surplis, Dépêchez-vous les femmes ! 53:61 elle avait bien vite mis son lard dans le pot déjà plein de légumes mijotant devant le feu, mais arrivée à la porte de l'église -- toute proche -- que trouvait-elle sous son bras : le morceau de lard et le livre de messe était au pot. Rien n'est plus vrai, tout sera vrai dans ces pages. Voilà donc la demoiselle trouvée, bien brave, et belle aussi. Et voilà Théodule arrivé dans ses beaux atours, les cheveux un peu frisés avec un toupet sur le devant comme je l'ai sur une de ces photographies passées qu'on voit aux albums de famille ; et raide comme la justice, c'était son genre de distinction. Après le déjeuner, on va chez ce bon monde nous atten­dant ; maman avec des airs de mener une barque tout en s'efforçant à la naïveté, papa qu'elle avait engagé à ne pas trop parler, Théodule, son toupet et sa justice, et moi cara­colant autour avec l'espoir d'apprendre ce qu'on ne m'avait pas confié. Nous voilà dans la place, reçus dans la chambre pour plus de cérémonie, et non « chez nous » qui était la cuisine, la demoiselle emplit et passe les petits verres de cerises à l'eau-de-vie, sans toutefois la douzaine de biscuits des grands jours, celui-ci n'étant que de présentation. Il faut graduer les cérémonies. Puis on parle de la pluie et du beau temps, de la saison qui s'annonce, si le seigle est beau, le sarrazin prometteur car c'était aussi un pays à sarrazin. On passe au trèfle, aux pommes de terre, on sort dans la cour, on se promène au jardin pour voir les « bouquets » de la jeune fille, avec un coup d'œil au-delà sur la chènevière. Et cependant les airs de maman sont en train de chan­ger, visiblement Théodule l'agace, resté aussi piquet qu'en entrant, sans le sourire qu'elle escomptait avec les amabili­tés pour la future, très future... Et le beau-père petit bien parler de ses champs, -- la belle-mère de ses bêtes, le sourire ne vient toujours pas. (Papa disait bas, lui tirant le bras : « Ton cousin n'a pas l'air trop amoureux... » Ce qui la faisait se mettre, maman, en bataille : « Il ne manquerait plus que cela ! » Tout le contraire de ce que je voyais bien qu'elle pensait. J'étais étonnée, étonnée ; les grandes personnes ne me paraissant pas comme les autres.) Si exaspérée, la chère maman, par l'un et par l'autre, qu'au retour voyant Théodule toujours muet, elle éclate : « Alors, diras-tu si tu es content. La jeune fille est très bien ! (Elle ose ajouter : mieux que toi !) 54:61 -- Oh oui, c'est propre, c'est sûrement honnête, c'est aimable. -- Le père s'y connaît à sa culture. -- Oh oui, ça, il a l'air de s'y connaître. -- La mère est une bonne personne, bien entendue. -- Oh oui, elle paraît entendue. -- Enfin tout ce monde est du bon monde, qui a de l'éducation. -- Oh oui, on y a de l'éducation. Mais là-dessus, vraiment hors d'elle, la pauvre maman le secoue comme un prunier : Diras-tu enfin ce qu'il y a dans ta tête de bois ? Eh bien... Et il se débonde : Il y a que le tas de fient -- c'était le fumier -- dans la cour, n'est pas très ben gros... Pas bien gros : c'est-à-dire certainement pas beaucoup de bêtes pour le faire, pas beaucoup de champs, pas beaucoup d'argent. Une assez bonne famille, sans plus. Il visait plus haut. -- Maman en fit presque une jaunisse. Moi j'étais bien aise d'avoir compris les choses ; papa n'osait dire son mot de peur de la jaunisse. Inutile d'ajouter que Théodule ne se maria jamais, et d'ailleurs la demoiselle avait déjà fait son choix d'un plus jeune avec qui elle fut heureuse toute sa vie. Je l'ai revue voilà quelque vingt ans, très âgée et toujours aimable. Et maman se consola de son échec en répandant dans la famille l'histoire du tas qui devint non seulement l'une des contées bonnes à se rappeler les jours de rencontre, mais une sorte de dicton pour l'estimation des fortunes. Elle la contait très bien. Si mon père qui n'avait pas le don comme ma famille de ce côté voulait le faire, elle attendait par déférence qu'il en eût enlevé tout le sel ; puis, comédienne dans le bon sens, elle recommençait en forme de comédie où elle se jouait elle-même, et Théodule, le toupet rabattu. Parfois même nous y passions tous, chacun avec sa façon et tout en paraissant ne pas trop écouter, je me divertissais bien. C'était le théâtre de ce temps-là ([^24]). Claude FRANCHET. 55:61 ### Histoires convergentes *ou la punaise dans la dialectique* par Luc BARESTA IL Y A, en U.R.S.S., les petits mystères du Kremlin. Et aussi des mystères plus grands, ceux du communisme dans sa relation aux peuples qu'il domine ou qu'il convoite. Il y a par exemple des statues qui chavirent livrées aux cordes et rejoignent la four­rière des mythes. Il y a aussi, et en même temps sur le théâtre soviétique la « Punaise » de Vladimir Maïakovski. C'est le titre d'une « comédie féerique » et c'est beaucoup de choses. Oui, les grands mystères du monde soviétique : Staline qui s'en va et une punaise qui reste. Que Staline s'en aille, on le voit bien. Il est même parti plu­sieurs fois. La première fois qu'il s'en alla, ce fut, si j'ose dire, en perdant la vie. Car il mourut, comme tout le monde. Et cela surprit beaucoup. Un vide métaphysique. Pour la grande foule communiste, Staline était l'homme im­mense. L'immense Acier. La grande foule communiste en vint à croire qu'avec le « chef génial » du prolétariat, la pâte humaine s'était changée, dans l'incandescence du convertisseur marxiste, en métal inaltérable. Et les puissances tremblaient devant les terribles miroitements de cet Acier secret. 56:61 Pour la grande foule communiste, Staline était aussi la joie commencée des lendemains meilleurs. Car la grande foule n'entendait point la rumeur des bagnes. Elle reprenait, au bénéfice de Staline, des images messianiques millénaires. Des poètes exaltaient en lui le dieu des temps féconds, qui suscitait les jardins dans les steppes et l'eau dans les déserts. L'un d'eux célébra les mains du « Maître ». Leur caresse, disait-il, « nous protège contre les méchants de ce monde ». Et ceux qui tendaient leur visage ne savaient point qu'ils le retiraient sanglant. Je me souviens de cette coïncidence : quelques semaines avant la mort de Staline, la Hollande fut victime d'une catastrophe. Brisant les digues, la mer envahit le pays creux. Alors la voix de « l'Agit-Prop » retentit jusque sur les terres inondées. Ces digues trop fragiles appartenaient au vieux monde, au désordre atlantique. Soviétiques, elles n'eussent point cédé. « La transformation de la nature réalisée en U.R.S.S., sous l'égide du grand Staline », lisait-on dans la presse rouge, « eût évité la catastrophe ». Staline commandait aux flots. Et voici que, brusquement, d'infimes digues cédaient. Des digues si délicates et si capricieuses qu'elles avaient échappé à la transformation socialiste de la nature : les digues ténues et elles aussi vieillies qui contenaient, dans la tête de Staline, l'afflux du sang. Quelque brèche subtile au fond de son visage avait suffi pour terrasser le colosse. Le plus puissant des Soviétiques était un homme vulnérable sur quelques centimètres carrés de son être immense. Et la brèche subtile ne s'ouvrait pas qu'une fois. Staline avait mille têtes. La mort les désignait toutes, qu'elles fussent petites ou géantes, de bois ou de marbre, de cuivre fondu, dominant à soixante-dix mètres le canai Volga-Don, ou de tôle peinte et enrubannée, à l'avant des locomotives ; qu'elles fussent matinales, émergeant des tracteurs et des pylônes à haute tension, sur les toiles de Chourpine ; ou glorieusement régnantes et cerclées de palmes, sur des vases de porcelaine. J'imagine que cette nouvelle a dû troubler profondément la conscience du « militant de base ». Le fait de la mort apporte la soudaine révélation des limites humaines ; il apprend à ceux qui l'oublient la fugacité des triomphes terrestres ; il plonge les méditations dans l'univers de la contingence. Et la mort de Staline, en saisissant la conscience du militant de base, a dû, plus qu'aucune autre, y ouvrir un vide métaphysique. Ce vide, le militant ou le sympathisant pouvaient s'en inquiéter ou le fuir. S'en inquiéter, c'était entrer dans une angoisse qui échappe aux critères matérialistes. Et la manière la plus facile de le fuir était de se dissoudre à nouveau dans la factice transcendance du Parti ; c'était de rappeler Staline. Staline revint dans les souvenirs. 57:61 Les effigies du surhomme étaient déjà nombreuses. On en rajouta. Ce qu'on peut bien appeler le « divertissement » révolutionnaire réagit à la mort de Staline par un attachement renforcé aux images du sauveur disparu. Le va-et-vient du mythe. Dans les écoles françaises, par exemple, des maîtres communistes fixèrent au mur un portrait de Staline. Le fusain de Picasso, recueilli par les « Lettres françaises » fixa les traits d'un Staline rajeuni, ou plutôt jeunet. Ce n'était ni beau, ni laid ; plutôt assez marqué par ce vide irrévocable que l'on voulait combler. Mais c'était Staline encore. Donc Staline revint. Il revint en dessous de l'espérance vivante. Son mausolée n'était pas seulement le sien, mais celui d'un messianisme personnel, et des ferveurs qu'il avait captées. Pourtant ce Staline diminué n'était pas dans une position tranquille. Un étrange va-et-vient l'attendait. Lors du XX^e^ Congrès du P.C. de l'U.R.S.S., en février 56, les nouveaux chefs osaient une opération impie : s'attaquer au dieu mort et survivant. Krouchtchev révéla brusquement « l'aspect négatif de Staline » : non seulement le goût extrême que le Géorgien avait pour le culte de sa propre personne, mais sa brutalité, et même son activité criminelle : « annihilation physique » des opposants, et aussi ce que Krouchtchev appela « la pratique de la répression de masse ». Le mythe Staline en fut donc à nouveau diminué, ou plutôt compliqué : il eut son côté clair et un côté sombre. Il s'éclipsa. Puis il revint à nouveau ; le retour fut manifeste dans l'année même, huit mois plus tard. On avait pourtant abondamment parlé de « déstalinisation » ; un frisson de liberté, disait-on, parcourait les peuples soumis au communisme. Mais l'un d'eux ne se contenta pas de frissonner : il se libéra effectivement. Aussi connut-il, par l'intervention de l'Armée rouge, le retour du mythe. Et tout spécialement le retour du mythe sous son aspect sombre, qui en fut réhabilité. Qu'étaient, en effet, ces mouvements convergents des blindés soviétiques sur Budapest, et ces canons pointés sur les fenêtres, et cet assaut des usines Crespel, et ces déportations, sinon de la « répression de masse », sinon de « l'annihilation physique » ? Krouchtchev s'exclama bientôt : « Que Dieu nous aide à être d'aussi bons communistes que Staline. » 58:61 Bien sûr on pourrait dire que, si le mythe revint, ce fut, cette fois, assez bas ; non seulement en dessous de l'espérance, mais à plat-ventre, et rampant dans le sang. Mais il revint. Pour repartir. Oui, il s'est à peine redressé qu'on l'éjecte. Au XXII^e^ Congrès du Parti communiste de l'U.R.S.S., il déguerpit. On dirait même que cette fois il décroche pour de bon. Ce sont d'abord les cen­dres du tyran mort qui fichent le camp. Le mausolée s'allège. Et la géographie. Et le paysage du canal Volga-Don, où la statue de soixante-dix mètres a été déracinée. Staline s'en va. Il s'en va des rues, des usines, des stades et même des montagnes, puisque les livres mentionnaient dans le Pamir, un « Pic Staline » de sept mille mètres. A Moscou il quitte le métro, les plaques de la station Staline, et les mosaïques de Komsomolskaîa. Il quitte l'arrondissement Sta­line, qui devient Pervomaïski. En province il s'en va des villes qui furent les siennes : Stalinov, Stalinogorsk, Stalinsk, Stalinabad, et Staliniri. Le vainqueur d'Hitler s'en va même de Stalingrad, qui devient Volgograd. On a gratté son nom sur les bas-reliefs qui ornent les grands immeubles de la ville héroïque. Ainsi l'on débap­tise ; l'on démythifie ; l'on démystifie. Instabilité du mensonge. Actualité de Maïakovsky. Donc, il y a Staline qui s'en va, et une punaise qui reste. Lors­que nous écrivons : « une punaise qui reste », nous ne voulons pas dire qu'elle soit tout ce qui reste. En effet, restent aussi l'appareil d'un Parti toujours appliqué, en U.R.S.S., à la dictature politique, économique et idéologique ; et, hors de Russie, à favoriser, sous le couvert de la « coexistence pacifique », les différents partis communistes nationaux dans leur « pratique de la dialectique ». Nous ne voulons pas dire non plus que la punaise qui reste soit cet appareil, ou Nikita lui-même. Nikita s'en ira, lui aussi. Comme Staline. Mais nous voyons bien que sa dictature n'est plus tout à fait la même que celle de Staline. Ce serait plutôt une dictature entamée. Disons une dictature qui se gratte. Car justement, il y a cette punaise obstinée. Prise en elle-même, et selon la définition ordinaire, elle n'est autre qu'un insecte hé­miptère plat, nocturne et agile, et qui apprécie le voisinage de l'homme. C'est d'ailleurs d'abord à ce titre qu'elle intervient dans la « comédie féerique » de Vladimir Maïakovsky, où son histoire nous est contée conjointement à celle de l'étrange révolutionnaire Prissipkine. Mais elle y prend des aspects variés, et même contradictoires. 59:61 Sous un certain rapport, elle est répugnante, comme toute punaise. Et sous un autre rapport, elle est magnifique. On peut la dire ancienne, puisque Maïakovsky conçut sa comédie en 1929. La représentation en fut interdite par Staline. On peut aussi, on doit même, la dire actuelle. D'abord parce que son censeur vient à nouveau de disparaître, ainsi que nous l'avons montré. En­suite parce qu'à la question : « Quel est votre poète préféré ? » des étudiants « soviétiques » en visite à la récente « Exposition française » de Moscou ont répondu : Vladimir Maïakovsky. Enfin parce que, produite sur les scènes russes depuis 1956, cette punaise passe la rampe, se met à courir sur le beau vocabulaire du « mouvement du monde », et le pique. Et pourtant, l'intention qu'affichait le poète, en présentant sa « comédie féerique », s'annonçait très orthodoxe : il s'agissait pour lui de défendre le socialisme. Mais qu'en est-il de l'intention, ou des précautions, des poètes, ces gêneurs, et du rire de celui-ci ? Qu'en est-il de ce rire antérieur aux systèmes, qui fait éclater ses images cocasses et ses trivialités dans toutes les directions, qui bouscule ce qu'il prétend défendre et chérit ce qu'il repousse, qui monte en farce le drame de notre temps et, sans doute aussi, le déchirement secret du rieur ? Un mariage rouge. Donc, c'est d'abord en termes très orthodoxes, conformes au vocabulaire officiel du stalinisme, que Maïakovsky résume le « pro­blème » abordé par sa comédie. « C'est le problème, dit-il, de l'affreux petit révolutionnaire fatigué Prissipkine et de son affreuse petite punaise. » Mais comment ces données sont-elles explicitées ? Certes Prissipkine a fait la Révolution. Mais voici qu'il se com­met avec les « camelots-propriétaires ». Marché fréquenté : on y vend des boutons, des poupées, des abat-jour, des ballons, des échantillons de parfum, des harengs, des pommes. « Mes poupées dansent, crie un marchand, c'est le Commissaire du Peuple qui fixe par décret leur façon de danser ! ». Mais Prissipkine vise plus haut, voit plus grand. « Moi, dit-il, le suis un homme qui a des perspectives historiques : ce qui m'intéresse, c'est une armoire à glace. » Car il se marie. C'est un tournant dans son existence révo­lutionnaire : « Pourquoi j'ai lutté, moi ? dit-il. Pour une vie meil­leure. Maintenant, je l'ai à ma portée : une maison, une femme, de l'éducation dans les manières ! En cas de besoin, je saurai toujours faire mon devoir. 60:61 Celui qui a fait la guerre a le droit de se reposer un brin en lançant des petits cailloux dans la rivière. Et toc ! Mon bien-être va peut-être élever le niveau de toute ma classe. Et toc ! » Mais ce « toc » sonne comme une trahison. Dans le dortoir des marxistes, c'est un beau tapage. Prissipkine inspire un mélange de répulsion et d'admiration. On le traite de limace à cravate. « C'est pas la cravate qui est attachée à lui, dit un « gars », c'est lui qui est attaché à la cravate. » Pensive, une jeune fille ajoute : « Il fait une Révolution à domicile, peut-être. » Un ouvrier-ajusteur, qui a de la psychologie, donne cette explication simple : « Prissip­kine s'est fait descendre par un fusil à deux yeux. » Celle qu'il épouse s'appelle Elzévire Davidovna Renaissance. Son métier : manucure. Une fille opulente. Des père et mère opu­lents. Prissipkine va donner à ces personnes et à leurs biens la caution, de son passé révolutionnaire. Il se marie selon les normes officielles. Il sauve les apparences : « Ce sera un mariage rouge, dit-il, et sans dieux. » Oleg Banyan précise : « une fiancée rouge, toute rouge ; un témoin rouge, du jambon rouge, et des bouteilles cachetées de rouge » et aussi le « camarade-secrétaire-du-comité­de-l'usine ». Oleg est intelligent. Il comprend les choses. Il deman­de : « nos grands maîtres Marx et Engels pouvaient-ils rêver que les liens d'Hyménée viendraient attacher le travail anonyme et grandiose au capital abattu mais charmant ? » Le banquet s'anime. Le coiffeur triomphe : « Non, madame ! Après la révolution on ne trouve plus de gens qui frisent naturellement ! » Le ton monte. Oleg se met au piano. Il ne joue que sur les touches noires ! Alors, lui crie-t-on, « les blanches, c'est pas pour le prolétariat ? » Il reçoit un coup de guitare sur la tête. Le banquet s'achève en pugilat. Brusquement, les voiles de la mariée s'enflamment ; le fourneau se renverse ; « tout prend feu ». La Fédération de la Terre. Bien entendu, l'initiative passe alors aux pompiers. Ils arrosent la maison, de la cave au grenier. Ils évacuent les victimes ; un corps manque : « Conformément au fait de la non-découverte, dit un pompier instruit, on peut conclure qu'il a dû brûler ! » Les pompiers ont de la doctrine. Ils se mettent en rang et défilent en scandant : 61:61 « Camarades et citoyens, l'alcool est un poison ! Et l'incendie est causé par des rêves mal placés ! Ne lisez pas, en vous endor­mant, les poètes décadents ! » Le corps qui manque est évidemment celui de Prissipkine, que le tumulte des événements a jeté au fond de la cave inondée. Mais, comme chacun sait, l'hiver russe est un hiver très rigoureux. Si rigoureux que l'eau déversée gèle très vite. Et le froid conserve. Les années passent. Dix, vingt, trente années. Cinquante. Et un beau jour, une brigade de terrassiers travaillant à des fondations, découvre une forme humaine prise dans un bloc de glace. C'est Prissipkine. Mais cette hibernation prolongée a figé son évolution. Il en est encore au soir de ses noces. Par contre, la société, pendant les cinquante années qui se sont écoulées depuis ce jour, a évolué selon les processus historico-désaliénateurs. Elle est devenue la Société communiste parfaite. Parfaitement dirigée, collectivisée, technicisée, chronométrée. Par­faitement aseptisée. Disposant en quantités incommensurables de lampes multicolores, hauts-parleurs, ventilateurs, mains de métal et murs de verre. De plus, complètement planétisée. La Révolution, en effet, s'est étendue au monde entier. L'humanité s'est organisée en « Fédération de la Terre ». Dans cet univers parfaitement tranquille et totalement nivelé, la découverte d'une forme humaine dans la glace devient une affaire sensationnelle et d'intérêt mondial. « Faut-il décongeler ? » Grave question : d'une part, il s'agit d'une vie humaine, et un dé­cret en date du 7 novembre 1965 déclare toute vie humaine inviola­ble ; d'autre part, on risque de rendre aussi à la vie des bacilles qui existaient encore dans la société pré-communiste, c'est-à-dire dans la société pré-historique. L'Institut des Résurrections humaines est saisi. La radiographie révèle, sur les mains de l'individu en question, des durillons, signes distinctifs du travailleur d'autrefois. Et l'Institut rappelle que « la vie de tout ouvrier doit être utilisée jusqu'à la dernière seconde ». Comportements inquiétants. Alors le Président de l'Institut consulte les hauts fonctionnaires et décide un grand vote fédéral. Un amphithéâtre constellé d'écrans rassemble les opinions émises dans toutes les régions du monde et le décompte des voix se fait électriquement. Une majo­rité se dégage en faveur de la « résurrection ». On décongèle Prissipkine. 62:61 Hélas, comme il faut déchanter ! Le travailleur progressivement dégagé se signale par des comportements extrêmement inquié­tants, et dont on avait perdu tout souvenir dans la société mon­diale parfaite. Tout d'abord pendant l'opération de retour à la vie, au mo­ment même où la température est poussée à 36°4, le Professeur qui préside aux travaux aperçoit, par un hublot d'observation, un objet mystérieux près de la forme humaine. Un premier diagnos­tic s'impose. Le Professeur se souvient d'une expression ancienne. « Ame sensible » dit-il ; « dans l'Antiquité il y avait Stradivarius et Outkine. Stradivarius fabriquait des violons et Outkine ces trucs-là -- ça s'appelait guitare ». Prissipkine se dresse. Il veut justifier de son identité. Il a des papiers. Des récépissés. En quantité. Il réclame sa femme. Il s'ap­proche des médecins, leur serre, la main, ce qui provoque leur stupéfaction : « C'est une coutume anti-hygiénique de l'Antiqui­té », annonce le Professeur. Et voici que Prissipkine se gratte, se retourne, et sur le mur blanc découvre une compagne qui vient d'y sauter : « Une punaise, dit-il, une vraie punaise. » Il plaque des accords sur sa guitare et chante, « Si toi aussi tu m'abandonnes... » Effectivement, la punaise court sur le mur et disparaît. « Je suis tout seul... » dit Prissipkine. On s'aperçoit bientôt qu'il provoque de graves épidémies. Par exemple, Prissipkine a appris aux chiens à se tenir sur leurs pattes de derrière. Il n'en est pas un qui, désormais devant des personnes attablées, ne fasse le beau pour avoir du sucre. Les médecins disent que « les hommes mordus par de tels animaux présenteront tous les symptômes primaires du lèche-bottes ». Pour faciliter l'existence de Prissipkine, les médecins ont pres­crit de lui donner à boire un mélange gazeux d'autrefois, « ce qui s'appelle de la bière ». Mais des ouvriers, par une funeste erreur, en avaient, et en redemandent. Une jeune fille, dans une maison voisine, entend un soir la guitare de Prissipkine : elle se met à lire des vers et à danser, une fleur à la main. Les professeurs sont convoqués et diagnostiquent une maladie ancienne, heureusement disparue, et désignée autre­fois sous le vocable de « mal d'amour ». Le Mammifère anthropomorphe. La punaise, on la retrouve. Le directeur du Zoo, secondé par une éminente équipe de chasseurs et de photographes, capture la précieuse et rarissime bête, exemplaire unique d'une espèce pré­historique, et nouvelle gloire du Jardin zoologique. 63:61 Mais Prissi­pkine devient insupportable. Non seulement il boit de la bière et de la vodka, mais il chante, il crache ; il parvient à l'extrême de la grossièreté, de l'extravagance, du délire même. « Pourquoi avons-nous lutté, nous, la classe victorieuse, dit-il, si je ne peux même pas danser une danse nouvelle ? » Il veut accrocher au mur un portrait de femme. Mais les murs sont de verre et rien n'y tient. Il veut des livres où l'on parle de roses et de rêves. Mais on ne parle de roses que dans les manuels d'horticulture, et de rêves que dans les rapports médicaux. Il est vraiment inadaptable. C'est un individu. Ou plutôt, pour employer la seule terminologie que puisse em­ployer la société parfaite, ce n'est qu'un « mammifère anthropo­morphe ». Où finit-il ? Au Jardin Zoologique, où il retrouve sa sœur la punaise, dans une cage ornée de drapeaux et pourvue de filtres. Au cours de la cérémonie officielle d'inauguration, le Président du Soviet, sur une tribune d'honneur, commente les événements. Il regrette, certes, l'erreur d'interprétation qui, fondée sur un simple mimétisme du mammifère anthropomorphe, conduisait à classer celui-ci dans l'espèce homo sapiens. Mais, par ailleurs, quelle satisfaction, quelle connaissance éprouve l'Humanité travailleuse en constatant que les étranges et redoutables phénomènes imputables au réchauffement du spécimen indéterminé ont finalement abouti à un passe-temps scientifique et joyeux ! Le Directeur du Zoo présente alors les deux nouveaux pen­sionnaires. « Dans la cage, dit-il, ils sont deux. Deux de taille différente mais de nature semblable ! » La foule reste circonspecte. Le Directeur la rassure : « Ap­prochez, approchez ! N'ayez pas peur ! Ils ne sont pas méchants. Le mammifère anthropomorphe est apprivoisé ! » Effectivement, il est devenu inoffensif, et se montre capable, au commandement, d'exécuter quelques numéros. Par exemple, de « fumer », comme on disait. Ou encore d'émettre des sons brefs, qui imitent le langage humain. Pour ce dernier numéro, la cage s'ouvre. On fait sortir Pris­sipkine afin de l'amener sur la tribune. Il prend la pose, toussote, mais se retourne brusquement vers les spectateurs et hurle dans la salle : « Citoyens, mes copains ! D'où sortez-vous ? Combien êtes-vous ? Depuis quand avez-vous été décongelés ? Venez par ici. Pourquoi suis-je seul à souffrir ? » 64:61 Échec probable et retardé. Tel fut le caprice de Maïakovsky, son ambiguïté d'écrivain « communiste » et cependant inclassable. Et pourtant l'auteur de « la Punaise » connut, avant cette étrange « féerie » bien des années d'exaltation révolutionnaire. On comprend d'ailleurs qu'il ait pu vibrer aux promesses du socia­lisme ; qu'il ait cru trouver dans la révolution l'événement capable de délivrer ce continent intérieur d'images, d'invectives, d'amours et de haines, dont il débordait, dont il crépitait. Et puis, voici qu'il en vient à ce caprice ; à cette fausse condamnation de la « Punaise », à ce faux plaidoyer pour l'ère des organisateurs. Voici qu'il aboutit à ce curieux chassé-croisé : s'il existe un monde d'insectes, une société organisée selon des automatismes, ce n'est point la punaise qui en est le symbole ; c'est la trop parfaite « Fé­dération de la Terre ». Et s'il existe un monde humain, ce n'est point dans le paradis socialiste qu'il réside, mais en Prissipkine et sa compagne. En Prissipkine et ses péchés. En Prissipkine et ses idées, ses colères, et sa musique. Tel fut ce caprice ; ou, peut-être, cette lucidité gênée, dégui­sée en bouffonnerie, et dont on se demande si, sous le rire et l'insolence, elle ne fut point douloureuse. Bien sûr on dit de Maïakovsky que ses véritables souffrances lui vinrent d'amours in­quiètes et jalouses, et des retours d'une angoisse maladive, qui mit des silences dans une exubérance restée fidèle, dit-on, au dra­peau rouge. C'est sans doute vrai. Mais les prestiges du socialisme n'ont pu retenir son désespoir. Un an après avoir écrit « La Pu­naise », Maïakovsky se suicidait. Ce caprice de poète, comme il reste actuel ! Et combien de réalités d'aujourd'hui, qu'elles soient au-delà ou en deçà des ri­deaux de fer ou de bambou, préparent ou illustrent déjà cette société totalement technicienne et totalement planifiée que Maïakovsky, dans une tragique révérence, décidait de quitter préma­turément. Mais justement, il me semble que ce caprice, ou cette lucidité gênée, nous enseigne aujourd'hui, en se rencontrant avec la « déstalinisation », à prendre garde au « mouvement de l'His­toire ». Car le « mouvement de l'Histoire » est déroutant. Il est lui aussi singulièrement capricieux. On a cru qu'il portait Staline et balayait Prissipkine. Mais aujourd'hui, voici qu'il balaie Staline et revient vers Prissipkine. 65:61 D'une part, il semble bien que la communisme inscrive dans les faits, partout où il prétend avoir gagné, un mouvement interne d'auto-destruction, qui attaque jusqu'aux dépouilles de ses dieux morts. Le communisme est à lui-même son propre et monstrueux insecte parasite, suceur et broyeur implacable. Et par ailleurs il est affaibli, ou plutôt dépassé en profondeur, par des marges intérieures qui, là où il s'est cru et se croit établi, ne cessent de lui échapper. Bien sûr nous n'allons pas conclure de la pièce de Maïakovsky que le communisme sera vaincu par la seule coalition des cigarettes, des boissons, et du mal d'amour. Ou seulement par le rire. Encore que le rire soit la remède spéci­fique de la vanité, y compris, je pense, de cette énorme vanité qui gonfle assez souvent l'homme suprêmement moderne et suprê­mement désaliéné. MAIS IL SE POURRAIT BIEN que le communisme soit vaincu par la nature humaine. Et aussi, plus profondément encore, par la surnature : on s'en rend compte en considérant toutes ces familles russes où le souvenir du véritable Sauveur et de sa Mère a été gardé ; en écoutant ces prières innombrables qui pourraient bien un jour pe­ser si fort sur le cœur de Dieu que la face du monde en serait changée ; en pensant que toutes ces croix, prises par tant de per­sécutés sont fécondes. Mais alors il ne faut pas que, par une autre et coûteuse ironie, les peuples dits « libres », et qui veulent le rester, compensent les échecs internes de ce communisme installé, en lui donnant à l'ex­térieur de ses frontières actuelles, et dans ses différents prolon­gements, de nombreuses et gratuites chances ; car il menace tou­jours, terrifiant le monde avec ses mégatonnes, et, par ailleurs, s'efforçant de le séduire ou de le surprendre. Or, ces chances extérieures, trop d'Occidentaux les lui donnent encore, soit qu'ils n'opposent au mensonge qu'une vague rumeur, soit qu'ils ignorent tout de l'appareil (ou des appareils) de la sub­version rouge ; soit qu'ils se « dégagent » du service qu'appellent des peuples menacés. Alors, ils augmentent les risques d'esclavages supplémentaires. Ils travaillent contre des libérations en cours. Et, retardant l'échec définitif du communisme, ils ralen­tissent la véritable Histoire. Luc BARESTA. 66:61 ### Maurras et la souffrance du monde par Henri MASSIS de l'Académie française. A M. le Chanoine Cormier. Au sujet des difficultés d'esprit qui furent celles de Charles Maurras dans l'ordre de la Foi, nul, croyons-nous, n'a fait état des réflexions qu'il eut l'occasion de publier, dans l'*Action Française,* en 1934, sous ce titre : *La souffrance du Monde et le péché originel* ([^25]). Il ne s'agissait pas, en l'occurrence, de controverse théologique, mais d'une explication que lui avait suggérée la lecture d'une étude consacrée à *La Pensée,* de Maurice Blondel ([^26]). Si prévenu que Maurras pût être contre le vocabulaire trop subjectif, trop « psychologique » du philosophe d'Aix, si étrangère que lui restât cette logique immanentiste, qui d' « incomplétude en incomplétude », en appelait finalement au Dieu Sauveur, Maurras avait été frappé par cette idée que Blondel y expo­sait, celle d'*une faille dans la nature --* d'où il déduisait qu'une certaine contamination de l'univers tenait au pre­mier péché de l'homme. Ainsi, le ciel, la terre, les arbres, les plantes seraient associés à la souffrance qu'emporte le péché d'Adam. 67:61 Pour ne pas entrer dans cette vue surnaturelle et trans­cendante de psychologie cosmique, Maurras n'en avait pas moins retenu l'idée de Maurice Blondel comme un *fait,* car il lui semblait que, pour l'observateur objectif et désintéres*sé,* « *notre monde apparaît touché, dépondéré, frappé de quelque blessure qui porte atteinte à l'intégralité de sa nor­me, au jeu primitif de sa loi* ». Aussi ne fut-il pas fâché de pouvoir exhumer à ce propos certaine page de la Postface du *Chemin de Paradis* écrite en 1920 ([^27]), d'où il ressortait que l'étude de la Nature et de l'Histoire peut suffire à éveil­ler le sentiment de cette *faute,* dont parlait Blondel, de cette « lésion » pour la partie de l'univers à laquelle l'homme est mêlé -- œuvre en partie volontaire et consciente, en partie matérielle et physique, et qui, disait-il, est « du domaine mixte où se débat le sort des sociétés et des civilisations ». Ce domaine, c'était précisément celui où s'appliquait sa pensée, à lui, Charles Maurras. On sait avec quelle passion son intelligence, si éprise d'ordre, se heurtait au désordre physique et moral, combien elle en souffrait et se révoltait contre « la suite occasionnelle des choses ». Et voilà de quoi témoigne ce texte, extrait d'un dévelop­pement sur les incertitudes de l'Avenir et les fausses pro­messes du Temps, que Criton-Maurras avait cru devoir rappeler : Certes, le genre humain, l'univers des choses humaines semble emporté et comme soulevé par ses bases, dans une série de vastes déplacements très variés et qui, lente ou rapide, attire vers le jour ce qui dormait dans l'ombre et rejette à la nuit certaines parties éclairées... *Pourquoi ?* On ne sait guère. Mais le *comment* se laisse voir. Quand ce qui était se détraque, il s'ensuit physiquement que cela se meut. Cela se meut d'un mouvement tout différent de ce bel essor naturel dont le circuit fermé mène la semence à la fleur et au fruit, pour avoir des germes nouveaux. Au cœur du cycle harmonieux éclatent des ruptures à la paisible marche normale s'ajoutent ces coups brus­ques frappés inopinément et qui prennent ainsi une appa­rence mystérieuse. Ils ont tout juste le mystère de la mort violente, d'un arrêt fortuit partiel dans un système qui, continuant à graviter, tendra toujours à reprendre son équilibre : comme un beau corps humain peut mourir de vieillesse, mais qui meurt aussi d'accident, ainsi meurent les associations, les foyers, les villes, les États, les so­ciétés. L'ordre serait que ces compagnies ne disparussent qu'é­puisées. Le fait est que tantôt elles se tuent ou bien on les tue. Avant de rechercher si ces accidents de l'essor vital, ces révolutions de l'Évolution s'enchaînent en un sens qui nous soit favorable, il est bon tout d'abord de voir si l'on y trouve un sens, quel qu'il soit. Les cassures sont-elles échelonnées suivant un système, réglées dans leur fréquence ou leur conséquence ? Ces désordres sont-ils formés dans un ordre ? Leur succession, est-elle orien­tée quelque part et va-t-elle dans une direction définie ? 68:61 Maurras pensait que « peu d'hommes sensés ont imaginé le savoir ». Mais ce qu'il avait voulu montrer en citant ce texte de la Postface du *Chemin de Paradis,* c'était que les mots mêmes qu'il y avait employés : « *cassure, détraque­ment, rupture, arrêt fortuit partiel, coup brusque inopiné, mort violente, mort d'accident, accident de l'essor vital, révolution* intervenant au sein de l'Évolution, différent donc de la *marche normale* et du *cycle harmonieux* »*,* tout cela correspondait assez exactement à l'idée de la *faille* notée par Maurice Blondel et que celui-ci expliquait par le péché originel. Maurras avait même ajouté, non sans quelque malice, que « la même explication l'avait effleuré et qu'il en avait entrevu l'utilité apologétique ». Voilà qui, du même coup, nous éclaire sa propre psychologie religieuse et les méandres de sa pensée en de tels sujets. Au philosophe thomiste qui, après avoir résumé la thèse de Maurice Blondel, lui objectait qu'évoquer « une incom­plétude naturelle touchant à l'être même des choses créées, -- fût-ce pour en appeler ensuite à la Grâce -- ce serait « diminuer d'autant la gratuité du Don » et « offenser la Toute-Puissance du Créateur en calomniant la perfection de son Œuvre originelle », Maurras répondait que cette objection lui paraissait « plus que soluble ». Meurtri, car il l'était, par le problème du Mal, auquel son esprit n'a jamais cessé de chercher une réponse qui le satisfit, voici la « solution » sinon théologique du moins philosophique, que Maurras avait alors *imaginée :* Sans doute, naturelles ou sociales, les *choses* privées d'âme ne peuvent pas plus pécher que mériter, l'homme seul est une créature volontaire et responsable ; mais ne peut-on imaginer que, pour rendre la vie plus dure aux fils d'Adam, pour leur imposer plus de sueurs et de fati­gue, un coup de pouce ait été donné par le Créateur à sa majestueuse ordonnance cosmique, celle qu'il jugeait « bonne » avant le péché ? Il l'aurait disgraciée elle-même, en ensemençant l'ordre primitif d'interruptions et de brisures comportant quantité de chocs douloureux pour le citoyen du monde et l'habitant de la planète. Et Maurras d'ajouter : La douleur en est même double : dans son effet direct qui est physique, et dans les déceptions morales qui, pour l'homme, dérivent de sa claire notion de l'ordre, de la confiance qu'elle lui inspire et de la brutalité des temps que l'accident inopiné lui procure. 69:61 La machine du monde est, dans cette hypothèse, très exactement détraquée en vue du mérite de l'homme : sorte d'estrapade géante, amé­nagée depuis la faute et en raison des peines qui en assu­rent l'expiation. A celui que Gustave Thibon a si justement appelé « le blessé du mystère et de la divinité », une telle *hypothèse* semblait pouvoir expliquer non seulement pour lui-même, mais aussi pour les autres, ce problème du « mal des choses, au sein d'un univers dont les spectacles généraux, disait-il un jour, attestent certains partis pris bienveillants ou même complaisants pour le pauvre peuple des hommes ». Au reste, ce que Maurras suggère pour rendre compte de l'influence, de la répercussion du péché originel sur le monde ne semble pas dès l'abord contraire à ce que l'Écriture laisse sous-entendre si l'on prend à la lettre le texte de *La Genèse* où Dieu dit à Adam : « *La terre sera maudite à cause de toi... Elle produira pour toi des épines et des ronces...* » (III*,* 17-20.) Mais, au point de vue philosophi­que, comment admettre que le Créateur ait pu Lui-même et directement introduire du désordre pour donner à l'homme l'occasion de se racheter ? Cela paraît indigne de la Justice de Dieu. Si Dieu, dans l'ordre humain, a blessé, il n'a pas vicié. Dieu ne saurait, en effet, créer du désordre, car le désordre est un mal. Cette objection ne rejoint-elle pas celle-là même que Maurras formulait en ces termes : « Je n'arrive pas a comprendre comment Dieu qui est le Souve­rain Bien puisse tolérer le mal » ? Elle rejoint aussi, d'une autre manière, celle qu'il faisait au *Ne nos inducas in tenta­tionem* -- traduit et entendu comme si Dieu tendait lui-même ses embûches à l'homme -- et qui pour lui, Maurras, était « la pierre d'achoppement... ». AUSSI CE TEXTE DE CRITON sur *La Souffrance du Monde et le Péché originel* nous a-t-il paru mériter d'être tiré de nos papiers où, depuis 1934, il était demeuré. S'il témoigne de ce monde de « contradictions ennemies » où sa raison se débattait, et où Pascal n'avait fait que l'en­foncer davantage, il montre aussi que Maurras est toujours demeuré, dans le fond de son âme, bien plus attaché au dog­me catholique qu'il ne le laissa paraître, et que jamais l' « agnosticisme » ne lui apporta le repos qu'elle souhai­tait. Le besoin d'unité, de totalité qui s'y manifeste n'est qu'un aspect de ce besoin d'Amour absolu, de cette soif d'Éternel dont elle était avide. 70:61 Peut-être même l'activité politique n'aura-t-elle été pour Maurras qu'un moyen d'é­touffer l'angoisse philosophique, l'insatisfaction de l'âme -- cette insatisfaction essentielle qui, jusqu'à la grâce finale, n'a cessé de le morfondre et de le poindre ?... Henri MASSIS, de l'Académie française. 71:61 ### La diffusion de la propriété en Allemagne par Louis SALLERON Précédemment parus dans *Itinéraires* : -- *La propriété et* « *Mater et Magistra* »* :* numéro 59. -- *La participation des salariés à la propriété du capital des entreprises :* numéro 60. *-- Dans la ligne de* « *Mater et Magistra* »* : La réforme Salleron :* numéro 57. A LA SUITE de mes articles sur la propriété, j'ai reçu coup sur coup deux documents très intéressants. Le premier est la loi allemande du 12 juillet 1961, des­tinée à « favoriser la constitution par les salariés d'un capital per­sonnel ». Il m'a été communiqué par M. G.R. Laederich ([^28]). Le second, que m'a envoyé M. Laureau, est un chapitre sur la « politique d'accession à la propriété » (en Allemagne) tiré d'une plaquette, rédigée en français, sur « la législation sociale de la République Fédérale d'Allemagne » (par Detlev Zöllner, Asgard-Verlag, Bad Godesberg, 1961). \*\*\* 72:61 L'ARTICLE PREMIER de la loi du 12 juillet 1961 dit, dans son premier alinéa : « Les dispositions de la présente loi ont pour objet de favoriser la constitution par les salariés d'un capital personnel, grâce à des prestations prévues par conventions (article 4), versées par les employeurs. » L'article 2 fournit les précisions suivantes : ...Les prestations destinées à favoriser la constitution par les salariés d'un capital personnel sont celles que l'employeur verse aux salariés à titre de : a\) contributions à l'épargne du salarié, qui sont placées conformément à la loi sur l'attribution de primes pour les presta­tions destinées à l'épargne (loi sur les primes à l'épargne) du 5 mai 1959 (Bundesgesetzblatt IS. 241) ; b\) fonds dépensés par le salarié pour favoriser la construc­tion de logements qui sont placés, conformément à la loi sur l'attribution de primes destinées aux épargnants qui font cons­truire des logements (loi sur la prime à la construction de loge­ments) dans sa rédaction du 31 décembre 1954 (Bundesgesetz­blatt IS. 482), amendée par la loi du 30 juillet 1960 (Bundesge­setzblatt : IS. 616) ; c\) dépenses du salarié pour la construction ou l'acquisition ou l'achèvement du paiement à crédit d'une maison de famille bénéficiant de l'aide des pouvoirs publics ou d'avantages fiscaux, ou d'un appartement bénéficiant des mêmes avantages, dont il est à la fois le propriétaire et l'occupant au sens de la seconde loi sur la construction d'habitations ; d\) dépenses du salarié en vue d'acquérir des actions de l'entreprise à un cours privilégié, sous réserve d'un blocage de ces actions d'une durée de 5 ans (article 6 de la loi du 30 dé­cembre 1959 sur les mesures fiscales en cas d'augmentation du capital social par incorporation des réserves et en cas d'octroi d'actions de la société aux salariés, Bundesgesetzblatt IS. 834) ; e\) dépenses du salarié en vue de prêts à l'entreprise à un taux d'intérêt qui corresponde au moins à celui accordé aux fonds déposés en Caisse d'Épargne avec un délai de résiliation d'un an. La condition requise est un délai de blocage de 5 ans. Le délai devient caduc en cas de décès du salarié ou d'invalidité professionnelle totale. Le contrat de prêt doit être garanti par un institut de crédit. L'employeur doit supporter le coût de la garantie... 73:61 Les dix articles qui suivent concernent les modalités du système. Plutôt que de les reproduire ou de les résumer, nous préférons donner ici quelques extraits d'une brochure de commentaires qui a été publiée conjointement par les trois principales organisations du patronat allemand (Confédération des associations patronales allemandes, Confédération de l'industrie allemande, Association des chambres d'industrie et de commerce). ...La loi « destinée à favoriser la constitution d'un capital personnel par les salariés, du 12 juillet 1961 » est entrée en vigueur avec sa publication dans la « Bundesgesetzblatt » du 18 juillet 1961 -- avec effet rétroactif au 1^er^ janvier 1961. Con­formément à l'exposé des motifs du projet de loi et à de nom­breuses déclarations officielles du Gouvernement Fédéral, le but de la loi est d'essayer de réaliser, au moyen de certains encou­ragements fiscaux et sociaux à la constitution d'un capital par le travailleur, une « immobilisation des sommes qui sont déjà accordées sous forme de versements réguliers ou uniques par de nombreuses entreprises ». Il s'agit avant tout de favoriser les prestations qui se rattachent à une contribution particulière des salariés aux résultats de l'entreprise... ...La loi repose sur le principe de l'initiative volontaire dans le cadre de la politique sociale des entreprises. Elle n'offre, ni au salarié, ni au conseil d'entreprise, ni à un syndicat, un moyen juridique d'obliger l'employeur à conclure un accord. Ne sont encouragés légalement que les versements stipulés par des accords d'entreprise ou des contrats individuels, juridique­ment non obligatoires. Par contre des versements destinés à favoriser la constitution d'un capital personnel au sens de cette loi ne peuvent pas être décidés dans des accords de salaires conclus sur le plan de l'entreprise on sur un plan plus général... ...A plus d'un point de vue la loi fait œuvre de pionnier ; elle contient même une série de notions nouvelles dans le lan­gage juridique. Bien des questions juridiques devront être ré­solues en attendant leur solution définitive par les tribunaux. Enfin, sur bien des points, c'est l'interprétation des autorités intéressées à l'application de la loi (en particulier les autorités fiscales) qui sera essentielle... ...La loi prévoit des mesures d'encouragement pour les ver­sements de l'employeur au salarié, dans certaines conditions déterminées et jusqu'à un montant de 312 DM par an. Ce sont : -- la possibilité pour l'employeur, à sa demande et à sa charge d'acquitter l'impôt sur les salaires par le versement d'un impôt forfaitaire de 8 % (plus l'impôt d'église) ; -- l'exemption de l'impôt sur les sommes versées au titre des salaires et des versements de Sécurité Sociale, aussi bien pour l'employeur que pour le salarié, si et dans la mesure où l'employeur n'effectue pas déjà des versements pour la sécurité future du salarié. 74:61 Les conditions requises pour cet encouragement légal sont les suivantes : 1\. Il doit y avoir des versements de l'employeur ; 2\. Les versements doivent être accordés à tous les salariés ou à un certain nombre d'entre eux ; 3\. Les versements doivent être accordés sur la base de con­trats individuels ou d'une convention d'entreprise ; 4\. Les versements doivent être effectués sous certaines for­mes de placement et, en règle générale, pour au moins cinq ans. ...La gamme des versements de l'employeur destinés à favo­riser la constitution d'un capital personnel, conformément à cette loi, est extrêmement étendue. Le système à la base des versements de l'employeur n'a pas une importance décisive pour la notion de « prestation destinée à la constitution d'un capital personnel » au sens de la loi, et pour ses encouragements légaux. Tous les versements de l'employeur juridiquement per­mis trouvent en principe, sous la condition requise du place­ment destiné à favoriser la constitution d'un capital personnel, l'encouragement de cette loi. En particulier, il n'est même pas nécessaire qu'il s'agisse de prestations accordées en plus des prestations versées jusqu'à présent. La transformation de prestations accordées précédemment, quel qu'en soit le genre, en prestations destinées à favo­riser la constitution d'un capital personnel, est autorisée et tout à fait en accord avec les buts de la loi. Si l'on utilise cette possibilité de transformation, il sera recommandable, en règle générale, d'offrir à chaque salarié la possibilité d'un choix entre le paiement comptant, pratiqué jus­que là, et le placement destiné à favoriser la constitution d'un capital personnel, assorti de ses avantages légaux. Les prestations complémentaires effectuées à l'occasion de cette loi ne devraient pas par contre être accordées suivant le choix de chacun (au comptant ou sous une forme destinée à favoriser la constitution d'un capital personnel), mais exclusi­vement sous cette dernière forme... ...Les versements destinés à favoriser la constitution d'un capital personnel qui ne sont pas accordés sur la base d'une participation aux résultats au sens de cette loi (mais à titre, par exemple, de gratifications, de primes de bilan, ou de participa­tion aux bénéfices, aux dividendes ou au chiffre d'affaires ou autres prestations de l'entreprise) peuvent aussi bénéficier de l'encouragement légal, si elles satisfont aux diverses conditions requises... 75:61 ...Les versements destinés à favoriser la constitution d'un capital personnel doivent, conformément à la loi, être accordés à tous les salariés de l'entreprise ou d'une partie de l'entreprise ou à des groupes de salariés délimités d'après les caractéristi­ques de leur activité, leur formation professionnelle, leur an­cienneté dans la profession ou d'autres caractéristiques objec­tives analogues (article 3, paragraphe 1)... ...Conformément à la loi, entrent en considération : a\) les contributions à l'épargne dans les formes prévues par la loi sur les primes à l'épargne ; b\) les dépenses qui sont effectuées conformément aux dis­positions de la loi sur les primes à la construction d'habita­tions ; c\) les dépenses concernant une maison de famille ou un appartement dont le salarié est à la fois le propriétaire et l'oc­cupant, pour lesquels la deuxième loi sur la construction d'ha­bitations prévoit des mesures spéciales d'encouragement. Il devrait être accordé aux salariés, là où les possibilités techniques de l'entreprise le permettent, la possibilité du choix entre les formes de placement a, b, et c encouragées par la loi ainsi que du choix de l'entreprise ou de l'institut auprès duquel le placement doit avoir lieu ; d\) les dépenses pour l'acquisition d'actions de l'entreprise à un cours avantageux ; e\) les dépenses pour la constitution d'un prêt du salarié vis-à-vis de l'entreprise. La loi prévoit un taux minimum d'intérêt, un délai d'immobilisation de cinq ans et elle exige comme condition supplémentaire que la dette de l'employeur soit ga­rantie par un institut de crédit... Tout cela étant parfaitement clair, du moins quant à l'orienta­tion de la loi, nous bornerons nos observations aux points suivants : 1. -- La loi est extrêmement souple et extrêmement « ouver­te ». Elle part de ce qui existe et en favorise le développement. Le sens de ce développement est très net -- et le titre de la loi est, à cet égard, sans équivoque -- c'est celui de la diffusion de la propriété par la constitution, chez les salariés, d'un *capital per­sonnel.* Le mot « capital » est employé à dessein. 2 -- Tout le patronat allemand est invité à favoriser le succès de la loi ; et manifestement il s'y emploie puisqu'il la commente lui-même dans une brochure apparemment très favorable. 3 -- Des mesures fiscales positives sont prévues pour que la loi ne reste pas lettre morte, mais qu'au contraire elle réussisse. VOILA donc ce qui existe dès maintenant en Allemagne, très en avance sur ce qui existe en France. Mais il semble que l'Allemagne doive aller plus loin. 76:61 Une brochure a été publiée tout récemment (fin 1961) sur « La législation sociale de la République fédérale d'Allemagne » (par Detlev Zöllner, Asgard-Verlag, Bad-Godesberg). Cette brochure a été traduite en français. Elle fait, comme son titre l'indique, le point de la législation sociale allemande (en 70 pages) et com­porte deux pages sur la « politique d'accession à la propriété ». Voici le texte intégral de ces deux pages. En fait, les gens qui tirent leurs revenus de leur travail et ceux qui les tirent de leurs propriétés ne sont pas toujours nettement distincts les uns des autres ; il peut donc fort bien y avoir de l'intérêt à tenter de faire participer dans une plus large mesure les premiers, à savoir les salariés, aux revenus produits par la propriété. Ceci suppose que les salariés se constitueront de plus en plus une épargne et une propriété, car c'est Pour eux le seul moyen de Participer aux profits du capi­tal. On peut donc faire cette première constatation, que la politique d'accession à la propriété est un élément de la poli­tique du revenu. En second lieu, la politique d'accession à la propriété ré­pond à des considérations d'ordre sociologique. Une concen­tration croissante des fortunes entre les mains d'un petit nom­bre de personnes n'est pas conforme à nos idéaux en matière économique et sociale. Ceci est affirmé en des termes qui ne sauraient prêter à confusion dans la déclaration du Gouver­nement en date du 29 octobre 1957. Il y est dit, en effet : « Une dispersion très large de la propriété est indispensable si l'on veut donner au plus grand nombre possible de citoyens le sen­timent de leur propre valeur et celui d'appartenir à la communauté nationale ». Mais, en dehors même de ces considérations touchant à l'accroissement du revenu, il existe d'autres raisons qui font apparaître souhaitable l'accession à la propriété privée du plus grand nombre de gens possible. On se trouve ici en présence d'un désir, inné chez l'homme, qui l'aide à prendre conscience de soi et fortifie en lui le sens social. La propriété élargit l'intérêt de l'homme, qu'il s'agisse de participer à la vie de grands ensembles économiques par la possession de valeurs mobilières ou aux responsabilités de la communauté d'habitation et de vie par la propriété d'une maison ou d'un bien foncier. Une dispersion de la propriété a pour effet non seulement d'atténuer les rapports de tension entre les facteurs de production capital et travail, mais de contribuer à l'harmonie sociale et à la disparition des préjugés politiques. La politique tendant à encourager l'accession à la propriété est inspirée par des considérations de morale et d'éducation sociale et obéit à un souci de maintien de l'ordre. Cet effort n'est aucunement en opposition avec la sécurité sociale, il doit au contraire en être regardé comme un complément. 77:61 Les indications que nous donnons ci-après sur des projets aussi bien que sur des mesures déjà prises en vue de réaliser la politique d'accession à la propriété montrent clairement qu'il s'agit d'une multitude de possibilités et d'expérience, qu'il est encore nécessaire de réviser et de mettre au point constam­ment pour les maintenir dans la direction du but proposé. Pour les gens qui ne disposent que d'un revenu modeste, la décision de constituer une épargne est prise vraiment aux dépens de la consommation ; ce qui n'est pas au même degré le cas pour ceux qui disposent d'un revenu plus élevé. Il est donc nécessaire d'encourager de telles décisions et c'est là le but de la Loi sur les primes à l'épargne. D'après cette loi, une prime unique, égale à 20 pour cent des sommes épargnées, est allouée sur les fonds publics aux économies réalisées pendant une durée minimum de cinq années. Pour éviter les abus, les sommes épargnées ne doivent pas excéder une certaine limite, qui varie selon la situation de famille de l'épargnant. Le goût de l'épargne devrait être également encouragé, en particulier chez les salariés, par l'émission d'actions populaires. Il est projeté à cet effet de transformer certaines entreprises publiques en sociétés par actions et de mettre en vente leurs actions dans des conditions spéciales : elles seraient fraction­nées et vendues au-dessous du cours. Un premier essai dans cette voie a été la dénationalisation partielle de la société Preussag. Les plans d'introduction d'un « salaire-investissement » ont également pour objectif de contribuer à l'acquisition de capi­taux par de larges couches de travailleurs. L'idée fondamentale de ce projet est de convertir en certificats d'investissement une fraction des augmentations de salaires accordées, au lieu de la verser en espèces. L'acquisition de capitaux par les salariés se trouve égale­ment favorisée par le projet de transformer en titres de pro­priété les prestations sociales d'entreprise, et spécialement les capitaux de réserve affectés au service des pensions, capitaux qui doivent être liquidés en exécution de la réforme de l'assu­rance-pension. Les opérations financières se rapportant à la conversion de ces sommes en contrats de constitution de capi­taux, en valeurs mobilières, en propriétés foncières ou en créances à long terme sur l'entreprise devraient être favorisées au point de vue fiscal au même titre que le sont actuellement les prestations sociales d'entreprise. Une autre possibilité de réaliser l'accession à la propriété est l'encouragement à la construction de maisons familiales dans le cadre du programme officiel de construction de logements. 78:61 Cette idée a contribué de manière décisive à l'adoption de la Loi sur lai construction de locaux d'habitation et de maisons familiales. Les besoins urgents de logements une fois satisfaits, il a été récemment possible d'accorder plus d'intérêt à la construction des maisons familiales. En 1958, on a cons­truit sur les fonds publics environ 25 pour cent de plus de maisons qu'en 1957. Au total, pendant ces deux années, quelque 120.000 maisons ont été construites dans le cadre de la cons­truction sociale des locaux d'habitation. L'accession à la propriété peut revêtir encore une autre for­me : la participation au capital nouveau qui se constitue sans interruption dans les entreprises. Il ne s'agit pas ici de pro­céder à une nouvelle répartition de la fortune existante, mais à une participation, tout à fait conforme à l'ordre économique existant, à la fortune nouvelle qui est en train de se créer. On part, comme pour le salaire-investissement, de l'idée fonda­mentale que les profits supplémentaires réalisés grâce aux pro­grès de la productivité et à de nouveaux investissements ne doivent plus, comme il était d'usage jusqu'à présent, être uni­quement distribués sous forme de salaires versés en espèces, mais aussi sous forme de revendications de parts de propriété à l'adresse de l'entreprise. Ce système produit un double effet il réalise d'abord une diffusion de la propriété, mais aussi -- et ses partisans insistent sur ce point -- il conserve le capital dans l'entreprise et l'empêche d'aller grossir la consommation. La même idée est également à la base des projets concernant la formation de copropriétés. Ce texte appelle de notre part les observations suivantes : 1 -- Le gouvernement allemand a pris position officiellement en faveur de la diffusion de la propriété (dans la déclaration citée du 29 octobre 1957). 2 -- On ne discerne pas parfaitement *ce qui existe* et ce qui est *en projet.* Mais la brochure étant officielle ou du moins offi­cieuse, elle répond évidemment aux intentions du gouvernement allemand, en accord vraisemblablement avec une large fraction des milieux industriels, soit patronaux, soit syndicaux. 3 -- Dans ce qui *est en projet* nous relevons, d'une part, les « plans d'introduction d'un salaire-investissement » et, d'autre part, la « participation au capital nouveau qui se constitue sans inter­ruption dans les entreprises ». Il s'agit là, sur un double fondement théorique, de l'accession à la propriété capitaliste, telle que nous la préconisons depuis de longues années. 79:61 A CES OBSERVATIONS particulières nous voudrions ajouter une observation générale. La déclaration du gouvernement allemand en date du 29 octobre 1957, la dénationalisation de Preussag (et de Volkswagen), la loi du 12 juillet 1961, les projets, officiels et officieux, sur la diffu­sion de la propriété capitaliste chez les salariés correspondent exactement aux vues des Papes Pie XI et Pie XII et, plus précisé­ment encore, aux vues du Pape Jean XXIII telles que nous les trou­vons dans l'Encyclique *Mater et Magistra.* Ou bien, donc, l'Allemagne s'inspire de la doctrine sociale de l'Église, ou bien elle réalise directement des réformes qui y cor­respondent. Dans les deux cas, elle fait la preuve que cette doctrine n'est pas chimérique mais est, au contraire, en parfaite har­monie avec les formes les plus évoluées de la création industrielle et de la politique sociale. On se demande alors pourquoi, en France, tant de catholiques sociaux boudent ou ignorent ce genre de réalisations, et tiennent en une telle suspicion cet aspect pratique de l'enseignement pon­tifical. Que « la vénérable institution de la propriété » soit à l'in­dex simplement parce qu'elle encourt l'excommunication de Marx est tout de même un peu excessif. Louis SALLERON. 80:61 ### La Cité catholique aujourd'hui. SOMMAIRE. -- Propos introductif. -- Première partie : Les sept questions du Père de Soras. -- Seconde partie : La dimension historique dans l'art de lire. -- Troisième partie : L'honneur du nom catholique ou l'anonymat. Quatrième partie : La compétence théologique et le peuple chrétien. -- Cinquième partie : Le changement de front. -- Propos final. POUR LA PREMIÈRE FOIS, une étude de fond sur *La Cité catholique ;* une étude critique, et même très critique, mais enfin une argumentation au lieu des cris de haine poussés par la campagne de délations calomnieuses. Cette campagne continue d'autre part ; elle est une sorte d'hystérie frénétique qui s'est emparée de certains milieux et ne les lâche plus. On a vu un journal qui est presque un journal diocésain, un journal tenu pour honorable et recommandé comme honnête et pieux, accuser éditorialement *La Cité catholique* de « confondre la Bible avec Mein Kampf » et de « considérer les Encycliques comme un recueil de textes destinés à l'agitation politique ». Quand la sottise et la méchanceté atteignent un tel niveau d'absurdité et de perfidie, et que simultanément cela est considéré comme normal, on comme tolérable, ce phénomène constitue déjà à lui seul un problème. Mais ce n'est pas celui qu'examine le P. de Soras. 81:61 On peut regretter que son petit livre ([^29]) fasse abstraction de ce contexte. On peut regretter que l'auteur n'ait pas aperçu, ou ait préféré taire, que le mouvement d'idées qu'il critique est d'autre part victime de persécutions systématiques, organisées par des catholiques en milieu catholique, avec des procédés d'une infamie et un acharnement d'une frénésie telles que l'on en a rarement vues d'équivalentes, du moins à l'intérieur d'une communauté chrétienne. Depuis trois années, des laïcs et des clercs réclament ouvertement l'emprisonnement des dirigeants de *La Cité catholique* et d'autre part ne se cachent pas d'exercer une pression intense sur les autorités ecclésiastiques afin d'obtenir une condamnation religieuse. Considérer cette situation n'eût pas été, à notre avis, hors du propos du P. de Soras : d'abord parce qu'elle est, elle aussi, un « élément d'appréciation », notamment sur l'opportunité et la manière de dresser un réquisitoire théologique contre des hommes qui subissent si manifestement et si constamment de telles iniquités ; ensuite parce que le P. de Soras conclut à l'éventualité d'un « intégrisme inconscient » au sein de *La Cité catholique :* or, à propos d'intégrisme, il faut remarquer que les procédés ordinairement nommés « procédés intégristes » sont ceux-là mêmes que les pourfendeurs habituels de l'intégrisme et de ses procédés emploient sans scrupule contre *La Cité catholique*. Depuis quatre ans, pour notre part, nous posons la question : un chrétien -- qui n'a pas le droit d'assassiner les assassins ni de torturer les tortionnaires -- ne devrait-il point semblablement s'interdire d'*employer des procédés intégristes contre des intégristes réels ou supposés ?* Nous n'avons pu obtenir encore aucune réponse à cette question, qui est publique depuis quatre ans, depuis quatre ans répétée par nos soins, et qui reçoit une actualité supplémentaire et particulièrement éclatante dans l'affaire de *La Cité catholique*. Le P. de Soras lui non plus n'a pas entendu notre question ; en tous cas il n'y a pas répondu. La théologie morale demeure muette sur ce point. Une fois encore, nous prenons acte de ce silence. Constatons d'autre part que les « bonnes feuilles » de l'ouvrage du P. de Soras ont paru d'abord, en France, dans l'hebdomadaire *Témoignage chrétien*, (numéro du 19 janvier). Ce choix est extrêmement fâcheux. On sait à quel point cette feuille est politiquement marquée. On sait aussi quelle part elle a prise aux campagnes contre *La Cité catholique*. Cette compromission, sur un tel sujet, avec un tel organe, risque de nuire beaucoup au livre lui-même, en lui donnant les apparences d'une inspiration partisane. 82:61 Une amitié préférentielle ; parmi tous les journaux catholiques susceptibles de publier des « bonnes feuilles », pour *Témoignage chrétien*, adversaire avoué et acharné de *La Cité catholique*, ne constitue pas en soi un gage d'impartialité quand il s'agit précisément de porter un jugement théologique sur *La Cité catholique*. Quoi qu'il en soit, le livre lui-même est très supérieur aux circonstances accidentellement fâcheuses qui ont entouré sa parution ; supérieur aussi à l'utilisation qu'en a pu faire, sans susciter un désaveu ou une rectification de l'auteur, *Le Monde* du 21 janvier. Puisque ce livre a l'originalité rare d'argumenter sur le fond, et de le faire en termes qui s'efforcent d'être nuancés et modérés, il doit être accueilli, examiné, étudié en lui-même. Ajoutons que notre étude se situera moins dans la seule perspective de *La Cité catholique* que dans celle des problèmes qui, à travers elle et à travers les reproches qu'on lui adresse, se trouvent posés à l'Église universelle. N'étant nous-même ni responsable de *La Cité catholique*, ni adhérent à son mouvement, ni participant à ses travaux, nous ne nous proposons pas de « répondre » aux critiques formulées ni de les « réfuter », mais bien plutôt d'envisager les conséquences de ce débat sur la pensée chrétienne dans son ensemble. 83:61 #### I. -- Les sept questions du Père de Soras L'analyse que fait le P. de Soras de *La Cité catholique* le conduit à formuler sept questions, et une huitième qui les résume. On doit reconnaître au passage, saluer et honorer la juste réserve du théologien qui, s'exprimant en qualité de théologien privé, n'utilise qu'avec modération l'autorité morale dont il peut disposer. S'agissant d'un crime, l'honneur du théologien, comme de toute conscience, est de dire : c'est un crime. S'agissant de catholiques dont on connaît et reconnaît la foi, le zèle, la loyauté et le désintéressement, le théologien mène son étude dans le respect des personnes, des intentions et des réputations, avec d'autant plus de délicatesse qu'il craint d'avoir à formuler des critiques graves. Cette délicatesse du P. de Soras, qui l'amène à conclure par des questions -- des questions à examiner -- plutôt que par des condamnations, a une valeur exemplaire. Voici les sept questions. **1.** *La définition que* La Cité catholique *donne d'elle-même et les gloses qu'elle en fait ne contiennent-elles pas, sous des apparences de cohérence, des ambiguïtés latentes ?* La méthode d'analyse qui conduit le P. de Soras à formuler cette question fera l'objet de notre seconde partie. **2.** *Certaines images qu'emploie* La Cité catholique *pour traduire à ses lecteurs les rapports qui lient la doctrine et* (la) *projection sociologique* (que comporte à ses yeux, sur le plan politique, la doctrine et la morale de l'Église) *ne sont-elles pas des images trompeuses ?* Nous laisserons cette question au P. de Soras et à *La Cité catholique*. Non point parce qu'il nous paraîtrait qu'elle ne se pose point. Mais au contraire parce que, selon nous, elle se pose toujours, partout, à chaque instant. Et pas seulement au niveau de l'image. La traduction du concept dans le langage discursif pose elle-même, déjà, une question analogue et permanente. 84:61 A plus forte raison l'image au sens où l'entend le P. de Soras, c'est-à-dire la métaphore. Toutes les métaphores, au moins par un côté, risquent d'être trompeuses. Dire que saint Thomas est l'Ange de l'École est une image trompeuse si elle donne à entendre que sa philosophie (comme la pensée de l'ange) ne se développait point à partir de la connaissance sensible. Les métaphores font gagner beaucoup de temps en faisant saisir du premier coup ce que l'on veut signifier, ou du moins en manifestant immédiatement l'aspect sur lequel on veut mettre l'accent à un moment donné. Non comprises, elles prêtent à explications et contestations quasiment sans fin. Ou elles demandent à être complétées et corrigées par d'autres métaphores, qui soient non cohérentes avec les premières. Les « métaphores qui se suivent », c'est-à-dire qui se développent selon un seul système d'images, selon une seule catégorie ou un seul type de comparaisons, sont déconseillées par les grammairiens et les stylistes, mais cela concerne beaucoup plus que la grammaire et que le style. Plus elle se prolonge, plus une série de métaphores cohérentes enferme la pensée dans l'imperfection d'un mode d'expression. En matière de métaphores, c'est l'incohérence qui est souhaitable, qui fait éclater les limites de l'image et du mot ([^30]). C'est donc une considération fort importante qu'introduit la seconde question du P. de Soras. Mais la vigilance à laquelle elle invite vaudra pour *toute image* traduisant les rapports entre la doctrine évangélique et la pensée sociale et politique. L'image qu'emploie à ce propos le P. de Soras ([^31]) fait elle-même question : 85:61 « Entre des limites situées à droite et à gauche et infranchissables, sous peine de déraillement, parce qu'elles marquent les frontières de l'hérésie (par exemple le communisme ou le socialisme athées à gauche, le maurrassisme à droite), il y a en bien des circonstances, place pour une multitude de prises de position politiques. » Parce qu'elle est très employée également par beaucoup d'autres auteurs, n'omettons pas de dire que l'image des « limites à droite et à gauche » est entièrement inadéquate pour évoquer les « frontières de l'hérésie ». C'est seulement, dans l'ordre pratique, c'est-à-dire moral, que la vérité consiste en un *juste milieu* (et encore, un juste milieu bien compris, qui s'entend au sens de la doctrine morale d'Aristote). Mais dans l'ordre spéculatif, la vérité n'est point dans le juste milieu, elle n'est pas au centre ; et les frontières de l'hérésie ne sont nullement des frontières tracées à droite et à gauche du centre ([^32]). **3.** *Le titre* « La Cité catholique » *que* La Cité catholique *arbore comme un pavillon n'est-il pas illégitime* » *?* Le P. de Soras suggère que « la seule appellation dont *La Cité catholique* aurait eu, au plus, le droit de se parer, aurait dû être celle-ci » : « Une certaine conception -- aussi discutable que bien d'autres -- pour construire, en fonction de données historiques contingentes, une cité d'inspiration catholique. » Cette remarque du P. de Soras revêt trois aspects. Le premier est celui d'une aimable plaisanterie. Car enfin il ne s'agit pas d'une « devise inscrite dans les plis de son drapeau », mais du titre, du nom lui-même. Un mouvement ne peut avoir une dénomination de plusieurs lignes. La brièveté nécessaire d'un titre doit s'entendre comme un idéal et non comme un monopole. L'*Action populaire* n'est pas la seule « action » qui soit « populaire ». Si on lui suggérait que son titre est illégitime et ambigu, et qu'elle devrait s'appeler désormais : « *Une certaine* ACTION *parmi toutes celles qui entendent être* POPULAIRES *au sens non point de popularité mais de service du peuple* », elle y verrait un canular. Peut-être même un canular de mauvais goût. 86:61 Ce qui nous introduit au second aspect de la remarque du P. de Soras : son UNILATÉRALITÉ. On peut soit demander que les titres aient une rigueur et une modestie absolues, soit leur concéder d'être entendus au sens large du « genre littéraire » qui est le leur. Mais si c'est la stricte rigueur, il n'y a aucune raison que ce soit la stricte rigueur SEULEMENT pour *La Cité catholique*, et qu'on lui fasse à ce sujet un reproche en quelque sorte rétroactif. On peut souhaiter que désormais, à partir d'un certain moment, toutes les dénominations se soumettent à une certaine rigueur. C'est une réforme à proposer. Mais on ne peut pas -- sauf injustice -- imposer cette rigueur à la seule Cité catholique, et lui faire le reproche de ne pas s'être alignée sur une réforme qui n'existe pas encore. A tort ou à raison, on admet qu'un hebdomadaire s'appelle *La France catholique*, qu'une revue rédigée par des confrères du P. de Soras se nomme *Christus* (Christus ! Le Christ ! pas moins), qu'un quotidien s'intitule *La Croix*, et qu'un Ordre religieux se dénomme « la Compagnie de Jésus » ou « la Société de Jésus », ce qui pourtant n'a jamais eu l'intention de signifier qu'en dehors de l'Ordre on ne pourrait vivre en compagnie, ou société, avec Jésus. Il y a une revue romaine, fondée par Taparelli, qui s'appelle presque *La Cité catholique ;* son titre est en italien ce que *La Civilisation catholique* serait en français. Une autre revue romaine s'appelle *Divinitas !* Si l'on a eu tort d'admettre de telles dénominations, il est normal de vouloir réformer la coutume, mais il n'est pas normal d'en faire grief à *La Cité catholique*. Le troisième aspect de la même remarque est beaucoup plus sérieux. Il conduit à se demander si des chrétiens agissant « sans mandat » dans les domaines par exemple sociaux et politiques où l'Église fait à ses fidèles un devoir d'agir sans mandat, peuvent ce faisant invoquer ouvertement la doctrine « catholique ». Cette question, posée à propos de *La Cité Catholique*, dépasse de beaucoup le cas de ce seul mouvement. En fait et en France, c'est par l'existence de ce mouvement qu'elle a été posée. Mais point arbitrairement : il est dans la nature des choses que cette question se pose. C'est pourquoi nous y reviendrons plus loin : ce sera l'objet de notre troisième partie. 87:61 **4.** *La manière dont La Cité catholique utilise les documents pontificaux n'est-elle pas incompétente ?* Autre question capitale, et d'intérêt général, et même universel. Question vitale qui elle aussi est posée à propos de *La Cité catholique* mais se trouve mettre en cause bien autre chose que ce seul mouvement. Le P. de Soras emploie 70 pages à critiquer *La Cité catholique :* c'est la première partie de son livre. La seconde est « la contrepartie positive », « elle signale les précautions qu'il faut prendre pour lire et citer correctement » les documents pontificaux : c'est la reproduction des deux articles publiés par le même auteur dans la *Revue de l'Action populaire* en février et en mars 1961. Par rapport à la doctrine de ces deux articles, le P. de Soras estime que les dirigeants de *La Cité catholique* pèchent par « simplisme », et qu'ils retiennent davantage la lettre qui tue que l'esprit qui vivifie. Il est curieux que le P. de Soras n'ait pas aperçu le caractère largement rétroactif du reproche ainsi formulé. Car enfin *La Cité catholique* s'est développée avant les articles publiés en 1961 par le P. de Soras. Elle ne pouvait donc en connaître la doctrine. Doctrine qui d'ailleurs déclare n'avoir aucune intention de « prétendre dirimer tout à fait les débats encore ouverts entre théologiens ». Le P. de Soras a eu peu de prédécesseurs dans cette élucidation ; ce furent au demeurant des spécialistes parlant entre eux beaucoup plus que s'adressant à l'ensemble des fidèles. L'enseignement pédagogique et méthodologique au sujet des documents pontificaux était, il est encore terriblement en retard, il a été longtemps quasiment inexistant au niveau du grand public. Qu'il nous soit permis de le dire -- de le dire sans acrimonie à l'égard de personne, mais de constater le fait : si une responsabilité se trouve ici clairement engagée, c'est celle des théologiens, qui précisément ont un peu discuté entre eux, et presque pas du tout dit au public *comment lire* les documents pontificaux. Notre pensée n'est aucunement de mettre en cause la lenteur, la circonspection, la patience nécessaires aux recherches théologiques : mais de remarquer qu'il y a un paradoxe, et une injustice, dans le fait qu'un théologien reproche à des laïcs de n'avoir pas mis en œuvre, dans leur lecture des documents pontificaux, une doctrine théologique qui n'était *pas encore* élaborée, qui n'avait pas encore recueilli l'accord général des théologiens, et qui en tous cas n'était pratiquement point enseignée. 88:61 Encore une fois je précise et je répète que je n'ai aucun grief contre cette lenteur de la recherche théologique ; je dis seulement que reprocher à *La Cité catholique* de n'avoir pas appliqué une doctrine de lecture que les théologiens n'avaient point encore élaborée et enseignée constitue une paradoxale injustice. Les théologiens ont le temps et doivent prendre leur temps, du point de vue de la recherche. Mais le peuple chrétien a besoin *hic et nunc* de la parole de l'Église, pour en vivre. Il ne peut pas attendre dix ans ou vingt ans un « comment lire » que les théologiens n'ont pas encore établi et vulgarisé. Surtout quand il devient évident, et cela était devenu particulièrement évident avec Pie XII, que le Souverain Pontife s'adressait directement aux diverses catégories de laïcs. L'un des (trop) rares travaux théologiques sur le comment LIRE les documents pontificaux, et l'un des premiers qui aient atteint au moins une partie du grand public catholique, est l'ouvrage de Dom Paul Nau cité par le P. de Soras : Une source doctrinale : les Encycliques ([^33]). Cet ouvrage parut seulement en 1952. *La Cité catholique* avait déjà cinq ans d'existence et d'activité. Aussitôt elle se précipita sur ce livre, elle s'en inspira, elle le recommanda à ses amis, elle en organisa la diffusion et la vente. Ce n'est pas un mystère, et ce n'est probablement pas une indiscrétion : c'est principalement le public de *La Cité catholique* qui, en fait, acheta cet opuscule, l'étudia, le fit connaître. Contrairement à ce qu'affirme le P. de Soras, ce fait montre le souci -- je dirai même la soif -- des dirigeants et des militants de *La Cité catholique* de connaître par les théologiens « les précautions qu'il faut prendre pour lire et citer correctement les documents pontificaux ». S'il n'existait pas davantage, sur ce sujet d'études théologiques accessibles au grand public, c'était une absence regrettable, mais en faire porter la responsabilité à *La Cité catholique* et lui en faire un reproche capital, non, cela ne paraît conforme ni au bon sens ni à la justice. 89:61 Ceci non plus n'est pas un mystère : le texte le plus couramment employé par les cercles d'études de *La Cité catholique*, pour la lecture des documents pontificaux, ce n'est pas *Pour qu'il règne* avec ses « citations », ce sont les volumes de la collection des *Enseignements pontificaux* établis par les Bénédictins de Solesmes (avec la collaboration de Dom Paul Nau précisément). Il se peut qu'une divergence d'école, en matière d'appréciation des documents pontificaux, soit discernable entre la théologie du P. de Soras et celle de Solesmes. Mais ici encore ni le bon sens ni la justice n'autorisent cette divergence d'école à s'exprimer sous la forme d'un réquisitoire contre... *La Cité catholique*. Nous débouchons encore sur un problème général, vital, -- non résolu : celui du rôle des théologiens, entre la parole que prononce le Pape et le peuple chrétien à qui cette parole s'adresse. Ce rôle des théologiens, est-ce (pour employer des images inadéquates, comme dit le P. de Soras) celui d'un écran ? d'un compte¦gouttes ? d'un centre de triage ? d'un poste d'aiguillage ? d'un magistère ésotérique ? N'y a-t-il pas ici un risque de cléricalisme intellectuel ? Notre quatrième partie en dira quelques mots. **5.** *Ce simplisme de* La Cité catholique *n'est-il pas plus accusé encore quand* La Cité catholique *exploite certains morceaux oratoires arrachés à des documents épiscopaux anciens ?* Les théologiens ont commencé à nous dire comment lire les documents PONTIFICAUX. Ils n'ont à ma connaissance pas même commencé à essayer de nous dire, semblablement, quelles « précautions » il faut prendre pour lire les documents ÉPISCOPAUX. Ils voudront bien, en conséquence, donner l'exemple de l'indulgence si nous les lisons mal. Mais cette question du P. de Soras vise la référence fréquente de *La Cité catholique* à la doctrine du Cardinal Pie. Le P. de Soras nous satisfait mal, et surtout nous paraît fort peu exact, quand il rabaisse cette doctrine, et même la nie implicitement, en la désignant comme « les œuvres oratoires d'un ancien évêque du seul Poitou, Mgr Pie ». Non, cela ne va pas. On peut ne pas aimer le Cardinal Pie, on peut contester ou rejeter sa doctrine, et il eût été bon, si tel est le sentiment du P. de Soras, qu'il l'exprimât clairement. Mais la rabaisser en parlant d'œuvres simplement « *oratoires* » d'un ancien évêque « *du seul Poitou* », cela ressemble à du mauvais journalisme plutôt qu'à de la bonne théologie. Cet USAGE A L'ENVERS DE L'ARGUMENT D'AUTORITÉ n'a pas une valeur bien décisive. Ce n'est pas à l'étendue géographique du diocèse que se mesure la doctrine d'un évêque, d'un cardinal ; ni au genre « oratoire » par lequel il s'est exprimé. 90:61 A ce compte, on pourrait parler avec la même hauteur des « œuvres oratoires d'un ancien évêque du seul diocèse de Meaux », qui s'appelait Bossuet. Sans prendre Bossuet pour un saint Thomas, nous lui voyons une sûreté doctrinale que nous souhaitons à beaucoup de théologiens. Mais l'influence de Bossuet (que Pie XII, entre autres, tint à honorer publiquement) est sans rapport avec les dimensions du diocèse qu'il occupait. Il y a aussi un « ancien évêque du seul diocèse d'Hippone » qui est assez connu sous le nom de saint Augustin. Cette doctrine du Cardinal Pie, que le P. de Soras écarte d'un revers de main, ces « œuvres oratoires composées toutes avant 1880 », nous avons peut-être quelque chose à y apprendre ([^34]). Cette doctrine a été réexaminée entre les deux guerres mondiales par l'ouvrage classique et généralement fort estimé du P. Théotime de Saint-Just : *La Royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ d'après le Cardinal Pie et les plus récents documents pontificaux* ([^35]). Quand parut en 1959 le livre du Chanoine Catta ([^36]), la revue *Études*, sous la plume du P. Henri Holstein, en donna un compte rendu très positif, disant notamment : 91:61 « Aujourd'hui encore, le Cardinal Pie connaît (...) une influence durable. M. le chanoine Catta, biographe et historien, n'y insiste pas, mais il met en valeur l'importance actuelle de cet enseignement (...). Si le Cardinal Pie n'est pas *le seul maître*, il mérite, aujourd'hui encore, qu'on l'écoute et qu'on médite ses attitudes vigoureuses. » C'est peut-être purement subjectif : mais j'aime cette attitude d'esprit du P. Henri Holstein, compréhensive et accueillante à un auteur, le Cardinal Pie, qui n'est probablement pas tout à fait « de sa paroisse », comme dit Mauriac. Et puis non, ce n'est pas purement subjectif. C'est le bon sens, c'est la générosité, c'est la charité de l'esprit. Il y a place pour tout le monde dans la communauté chrétienne ; et une place dans l'unité. Si *La Cité catholique* a « trop » tendance à se référer au Cardinal Pie, elle entendra volontiers le P. Holstein lui dire qu'il n'est pas *le seul* maître. Mais comment pourrait-elle entendre le propos du P. de Soras, selon lequel le Cardinal Pie apparaît comme n'étant plus un maître du tout ? Notre patrimoine chrétien appelle le discernement critique, c'est entendu ; il appelle aussi la piété : il ne mérite pas le dénigrement sommaire. Le « simplisme » dont parle le P. de Soras est assurément une tentation qui nous guette tous, et qui peut surprendre jusqu'aux meilleurs, qui d'aventure se laisseront aller à écrire, au lieu de « la doctrine du Cardinal Pie » une approximation dénigrante sur « les œuvres oratoires d'un ancien évêque du seul Poitou, Mgr Pie, composées toutes avant 1880 ». J'avouerai au lecteur, car je n'ai pas l'habitude de cacher mon sentiment, qu'en fait de « simplisme », je préfère le simplisme dans l'admiration au simplisme dans le dénigrement. **6.** *En prétendant pouvoir se réclamer, comme elle le fait, de la spiritualité des* Exercices *de saint Ignace de Loyola*, La Cité catholique *ne se fourvoie-t-elle pas et n'engage-t-elle pas ses lecteurs dans une méprise* ? 92:61 Je me garderai bien de mettre le doigt dans une telle controverse. Elle ne vise d'ailleurs *La Cité catholique* que par ricochet. Elle vise les « dirigeants et animateurs » de *La Cité catholique* dans la mesure où ils sont « formés à l'école des Pères de Chabeuil ». Les Pères de Chabeuil, qui ne sont pas Jésuites, prêchent des retraites selon les Exercices de saint Ignace. Ils s'exposent à la critique autant que les religieux qui, sans être Dominicains, interprètent la pensée de saint Dominique, et cetera. Cela est, dans l'Église, ancien, bien connu, et sans doute inévitable. Même à l'intérieur de la Compagnie de Jésus, il ne semble pas que le beau livre, le livre difficile et dense du P. Gaston Fessard sur *La dialectique des Exercices spirituels* ([^37]) ait fait un accord unanime. Et sans doute est-il bon, au moins par un côté, et dans une certaine mesure, que l'émulation et la libre discussion ne soient pas bannies de ces domaines. Simplement, on aimerait que la dispute ne soit pas inutilement et imprudemment jetée dans le grand public. Fondées ou non (je n'en sais rien), les critiques adressées aux Pères de Chabeuil ont été plusieurs fois portées sur le devant de la scène d'une manière qui fait mal au cœur et qui ne fait pas de bien aux âmes. Mais je voudrais présenter au P. de Soras, à ses lecteurs et aux miens, deux observations concernant cette sixième question et l'exposé qui l'accompagne. 1. -- Il n'est écrit nulle part dans les documents publiés par *La Cité catholique* que leurs dirigeants et animateurs sont spirituellement formés par les Pères de Chabeuil. Si cela est vrai, c'est un phénomène accidentel, si fréquent soit-il, et non pas constitutif ou statutaire. Pour le savoir, il a fallu employer des méthodes d'investigation véritablement policières ; et pour le divulguer, il a fallu l'absence de délicatesse spirituelle propre au fameux « dossier » des *Informations catholiques internationales*. Ce dossier, le P. de Soras s'y réfère à plusieurs reprises d'une manière qui semble très insuffisamment critique ; il le recommande d'une manière qui n'est peut-être pas prudente. Car enfin, c'est ce « dossier » des *Informations catholiques internationales* qui, divulguant les nombreuses retraites faites à Chabeuil par des dirigeants de *La Cité catholique*, posait à ce sujet l'intelligente question : *Machinerie ou même mentalité ?* Je suis sûr que le P. de Soras ne reprendrait point à son compte cette manière de voir, ni beaucoup d'autres du même « dossier », ni tout ce qu'il comportait de manifestement délateur. 93:61 Quand ce « dossier » fut publié, il fut considéré avec indignation par les meilleurs juges au plan de l'honneur et au plan de la foi. Le P. de Soras l'a oublié ou ne l'a pas su. La recommandation qu'il en fait tend fâcheusement à réhabiliter une mauvaise action dont il vaudrait mieux ne plus parler. Mais puisqu'on en parle, puisqu'on recommande cette publication ancienne et qui aurait gagné à ne plus sortir de l'oubli, puisqu'on en fait une référence sérieuse et en quelque sorte documentaire, et pour tout dire une étude digne de foi, alors j'imprime ici et pour la première fois j'indique publiquement que ce numéro des *Informations catholiques internationales* est bien l'injuste publication qui a provoqué ma *Lettre à Jean Ousset* ([^38]) du 7 mars 1960. Pour en revenir précisément à la mise en cause des Pères de Chabeuil, je considère comme une inquisition... inadmissible d'aller rechercher et de publier dans quelles maisons religieuses des chrétiens trouvent assistance spirituelle et vont faire leurs retraites fermées. Jeter dans la controverse des précisions de cette sorte heurte violemment la délicatesse de l'âme. Contraindre par la polémique des chrétiens à s'expliquer publiquement sur le plus intime, de leur vie spirituelle est une forme de persécution qui empiète directement sur la liberté du choix d'un directeur de conscience. On s'en serait avisé, du moins je le suppose et je l'espère, s'il s'agissait de n'importe quels autres chrétiens. S'agissant de *La Cité catholique*, une fois de plus je le constate, on considère que tout est permis. Cela est passé dans les mœurs. C'est une honte de nos mœurs intellectuelles et morales. N'étant pour ma part ni adhérent à *La Cité catholique* ni retraitant ou ancien retraitant de Chabeuil, je ne suis pas « personnellement concerné ». Mais je proteste et je protesterai contre cette honte tant que Dieu me donnera le souffle et la force de protester. Que sainte Jeanne d'Arc daigne venir en aide aux chrétiens persécutés par d'autres chrétiens jusque dans leur vie spirituelle. Sainte Jeanne d'Arc qui est la patronne par excellence des victimes de cette sorte-là, très précisément des victimes de la persécution cléricale, car elle en fut victime à son procès. 94:61 « Jeanne consent bien à dire qu'elle reçoit le sacrement de l'Eucharistie à Pâques, mais quand on lui demande si elle le reçoit aux fêtes autres que Pâques, elle répond : *Passez outre.* C'est que, dans le premier cas, il s'agit d'une obligation, de règlements religieux faits pour tous, et elle s'adresse à ceux qui ont fait ces règlements. Dans le second, il s'agit d'un mystère, plus ineffable, des relations qui existent entre la créature et le Créateur, et auxquelles personne n'a rien à voir. Le plus mauvais pécheur a droit à ce secret des saints : on peut lui demander compte de ce qui est d'obligation, et qu'il viole, mais nul n'a à s'informer si, dans l'intimité de son humiliation, de son espoir, de sa médiocrité indulgente à soi-même, il essaie de s'entretenir, le soir, tout seul, avec Celui qu'il aime malgré tout. » ([^39]) Sainte Jeanne d'Arc est la patronne de la dignité du laïc chrétien, de la dignité du chrétien du rang, de la dignité du chrétien du dernier rang, quand cette dignité est offensée par l'indiscrétion ou l'insolence des Docteurs. Sous ce rapport, l'actualité de Jeanne d'Arc est saisissante, par le temps qui court. 2. -- Dans cette même question sur les *Exercices,* le P. de Soras se demande si les « disciples de Chabeuil » n'ont pas le tort de « faire une si large place à l'accusation d'autrui sans faire beaucoup de place à l'accusation de soi-même », et s'ils ne sont pas détournés de « la conversion personnelle intérieure ». Cette primauté de la conversion intérieure, de la conversion personnelle, pour ma part je l'ai entendu professer, et surtout je l'ai vu prêcher par l'exemple, dans les rangs et à la tête de *La Cité catholique.* J'en ai porté mon témoignage par ma *Lettre à Jean Ousset.* Infiniment mieux que mon témoignage, il y a celui des conversions, -- des conversions que les censeurs de *La Cité catholique* et ceux des « Pères de Chabeuil » veulent ignorer. Il y a cette immense réalité de prière et de sacrifice qui a bouleversé tous ceux qui, d'abord sceptiques on réservés, à un congrès de *La Cité catholique,* ont assisté aux cérémonies religieuses : il est dommage que le P. de Soras n'en sache rien. Il y a aussi cette persécution constante, méchante, perfide, que supportent depuis des années les militants de *La Cité catholique :* 95:61 si cette persécution n'avait pas tourné, par la grâce de Dieu, à l'approfondissement de leur conversion intérieure, elle les aurait incités à quitter l'Église comme le firent par exemple plus de la moitié des... Ah ! les dangereuses questions que l'on s'en va soulever là ! Et comme il nous faut retenir notre plume ! **7.** *A s'en tenir à certaines pages de* Pour qu'il règne ([^40]), *ne doit-on pas constater que la conception que* La Cité catholique *se fait de la royauté sociale et politique du Christ ne coïncide pas avec les conceptions actuelles de l'Église ?* Voilà une question qui, une fois posée, ne se taira plus. Voilà une question qui, non sous le rapport de *La Cité catholique,* mais sous le rapport de la définition des « conceptions actuelles » de l'Église concernant la Royauté sociale de Notre-Seigneur, ira sans doute jusqu'au Concile, et au-delà du Concile. Voilà une question fondamentale de notre temps. Voilà posée la question du « changement de front de l'Église à l'époque moderne », comme dit le P. Joseph Lecler cité par le P. de Soras. Voilà donc la question de savoir s'il y a une « manière de voir » nouvelle qui serait substantiellement différente de la manière ancienne, une manière de voir qui, selon l'expression du P. de Soras, serait « tant de fois exposée par la hiérarchie actuelle et en particulier par l'ensemble de l'épiscopat français contemporain ». Il ne nous appartient certes pas de trancher la question. Mais, à la suite du P. de Soras, nous essayerons de discerner ce qui est en jeu : dans notre cinquième et dernière partie. **8.** Et maintenant, la conclusion. Le P. de Soras, par les sept questions précédentes, a cerné « un malaise », et même il a voulu en « porter témoignage ». « Il peut se résumer », ajoute-t-il, « en une seule interrogation », qu'il formule ainsi : *-- Sous l'apparence et derrière le projet d'un catholicisme très purificateur parce qu'il serait un catholicisme très purifié,* La Cité catholique *ne serait-elle pas, en fait, très souvent le refuge d'un catholicisme certes plein de zèle, mais assez pauvre et fort ingénu, sans cesse menacé de se dénaturer, à cause de son incompétence théologique, en intégrisme inconscient* ». 96:61 Le P. de Soras sait-il qu'en faisant allusion à la PAUVRETÉ, il risque d'éprouver nos vertus au-delà de nos forces, et de chatouiller nos mauvais instincts ? On se demandera ce que signifie au juste, ici, sous la plume exacte d'un théologien aussi averti que le P. de Soras, ce mépris d'un catholicisme *assez pauvre ;* et quelle richesse s'oppose à cette pauvreté ; et quel est le catholicisme qui est un catholicisme *assez riche.* C'est tout de même un mot malheureux, quelque sens qu'on arrive ultérieurement à lui découvrir. Car nous sommes plusieurs à être solidaires de *La Cité catholique* dans une pauvreté qui est une gêne, au moins à vues humaines, pour nos entreprises et nos travaux. Mais quand nous nous promenons dans les rues de Paris ou de sa banlieue, il nous arrive d'avoir la consolation d'apercevoir d'imposantes bâtisses, qui sont catholiques, qui même appartiennent à des Ordres religieux, à leurs maisons d'éditions, à leurs instituts, à leurs journaux, et qui ne sont pas pauvres, mais cossues. Nous mesurons de l'œil leur importance, sans envie, avec la grâce de Dieu, ou même avec envie, car enfin nous ne sommes que des pécheurs très ordinaires. D'aventure, nous sommes accueillis et reçus dans les vastes demeures qui sont celles d'un autre catholicisme, d'un catholicisme « assez riche ». Nous y sommes reçus avec courtoisie. Pas toujours ! pas toujours ! et pas dans toutes ! Il s'en faut. Mais enfin nous les connaissons plus ou moins. Nous connaissons aussi l'organisation capitaliste, et conforme aux principes et aux mœurs du capitalisme libéral, qui est celle de la grosse presse catholique. Nous écoutons cette grosse presse catholique prêcher la doctrine sociale de l'Église. La prêcher aux autres. La prêcher aux pauvres. Inventer pour les autres les voies d'un dépassement simultané du capitalisme libéral et du socialisme. Mais non point les inventer pour soi. Inviter les autres à des réalisations mais n'en inventer aucune en ce qui concerne l'organisation de la presse capitaliste. Nous connaissons aussi le mépris de cette grosse presse pour les publications, pour les éditions qui n'ont pas d'argent. C'est le sort ordinaire de la pauvreté, d'être en outre méprisée par ceux qui détiennent la richesse. Pour cette raison notamment, il ne faut pas nous chatouiller sur le chapitre de la pauvreté. Tournons donc cette page. 97:61 La suivante ne sera guère meilleure. Car si ce « pauvre » du P. de Soras a un sens acceptable et théologiquement fondé, c'est d'une pauvreté morale qu'il s'agit. Point d'un manque spirituel pourtant, puisque ces « pauvres » sont néanmoins « pleins de zèle ». C'est donc leur pauvreté INTELLECTUELLE qui est en cause. Ce sont des ignorants, ce sont des imbéciles, le P. de Soras le dit poliment, mais c'est bien cela qu'il dit. Au chapitre de l'ignorance et de l'imbécillité, mon Dieu, nous nous sentons profondément solidaires des imbéciles et des ignorants de *La Cité catholique* et profondément semblables à eux. Surtout en face des savants et des subtils qui sont les illustrations de certains aspects de la théologie contemporaine. Que l'on nous comprenne. Des théologiens, nous en connaissons, nous en respectons, nous en aimons, et parmi eux, pour ma part du moins, je rangerai presque sans hésitation le P. de Soras. Mais nous en connaissons d'autres aussi, nous en voyons défiler des quantités, je me demande s'il y a jamais eu, à une autre époque, autant de théologiens savants et subtils sur le marché. Et hautement spécialisés. J'en aperçois qui sont « spécialisés dans la théologie allemande du XVIII^e^ siècle ». Quant à moi, vu leur spécialité, et vu mon ignorance de la saine définition de la théologie, je les aurais pris pour des historiens plutôt que pour des théologiens. J'en ai vu et entendu beaucoup, des théologiens de toute sorte, dans toutes les organisations catholiques où j'ai milité depuis l'âge de huit ans, et dans toutes les paroisses qui ont successivement été ma paroisse. Je pense à celui-là, qui nous fut présenté comme l'un des plus compétents du moment en matière de théologie sociale, et qui avait pour lui toutes les recommandations et toutes les garanties ; il nous enseigna que l'Encyclique *Quadragesimo anno* préconisait la corporation parce qu'elle s'inspirait des corporations fascistes qui étaient à la mode à cette époque ; et que depuis lors le fascisme étant passé de mode, l'Église ne préconisait plus la corporation. N'importe quel imbécile moyen parmi les ignorants moyens de *La Cité catholique* n'aurait pas avancé pareille bourde. Anecdote... Faut-il passer de l'anecdote à la bibliographie ? Il y a comme un vertige du savoir, de l'érudition, de l'intelligence, de la subtilité, qui a fait avancer bien des propositions échevelées que le « pauvre » moyen de *La Cité catholique* était capable de réfuter convenablement. 98:61 Car il existe aussi un sens spirituel, et un sens de l'orthodoxie doctrinale, qui sont donnés au moins autant à la prière et à l'humilité qu'à la science. Saint Grignion de Montfort dit quelque part qu'il croit fermement, et qu'au besoin il attesterait de son sang et de sa vie, que la T.S. Vierge ne laissera jamais tomber dans l'hérésie une âme fidèle au Rosaire quotidien ; il ne fixe aucune autre condition de science ou d'intelligence. Mais il est vrai que saint Grignion de Montfort écrivait cela « avant », et même bien avant, « 1880 ». « Peut-être y a-t-il eu dans ce secteur aussi un « changement de front » ? Ceux qui sont *pauvres* par le savoir et par l'intelligence ont eux aussi besoin, POUR EN VIVRE AUJOURD'HUI de la parole que le Pape leur adresse *à eux*. Ils en ont besoin et ils en ont soif. Et beaucoup de savants de la théologie ne se sont guère occupés de leur faire connaître cette parole, de la leur transmettre, de leur expliquer comment la lire, comment l'entendre et comment la recevoir. *La Cité catholique* en revanche a fait accéder à cette parole même les simples gens, même les « simplistes », même les ignorants, même les imbéciles ou supposés tels, -- et qui la plupart du temps ont seulement *une autre forme* d'intelligence que l'intelligence scolaire et discursive des intellectuels théologiens. Les imbéciles et les ignorants de *La Cité catholique,* j'en connais plus d'un, et je leur aperçois la même catégorie d'ignorance qui était celle du curé d'Ars : nous en reparlerons ([^41]). Il est au centre du débat ; il est au centre du procès que l'on fait à La *Cité catholique.* Et si ce procès gagnait la partie, on aboutirait à un catholicisme sans curés d'Ars. Il existe une autre richesse spirituelle et même *intellectuelle* que celle des intellectuels. Est-elle meilleure, est-elle moins haute ? Dieu le sait. Mais les intellectuels ont oublié tout ce qui, dans leur langage, s'appelle la « connaissance par connaturalité » ; ils en parlent sans apparemment concevoir qu'elle existe dans le réel, et sans la reconnaître quand ils la rencontrent. Ils la méconnaissent parce qu'ils la jugent aux mots par lesquels elle s'exprime, et qu'elle n'est pas *de soi* habile à s'exprimer avec des mots, elle y peine et elle s'y embrouille. Ils en parlent au sujet de la chasteté, parce qu'il existe un exemple de saint Thomas, ressassé (à bon droit) dans tous les manuels scolaires sur la connaissance par connaturalité en matière de chasteté. 99:61 Ils ont une étiquette et un tiroir, un alinéa ou un chapitre, pour ce phénomène. Je n'en ai encore vu aucun, dans les débats sur l'enseignement pontifical, qui ait l'air d'avoir la moindre idée de ce que peut être la connaissance par connaturalité en matière de doctrine sociale de l'Église. \*\*\* Saint Thomas d'Aquin, qui était quelque peu théologien, il me semble, ne faisait pas sonner si haut et si brutalement sa compétence théologique. Au début de la *Somme, il* déclare que son intention est d'y exposer tout ce qui concerne la religion chrétienne de la façon la plus convenable à la formation des DÉBUTANTS. A la fin de sa vie, il considérait tout ce qu'il avait écrit comme « DE LA PAILLE ». Il n'avait aucun mépris des ignorants et des imbéciles, parce qu'il ne se comparaît point à eux. La comparaison avec le prochain est la voie de l'orgueil ; tandis que l'humilité nous place devant Dieu. Et devant Dieu, le plus grand des théologiens se sent un imbécile et un ignorant. Cette constatation de sa propre ignorance et de sa propre imbécillité par rapport à Dieu lui paraît infiniment plus importante et lui est infiniment plus présente à l'esprit que la constatation de la pauvreté intellectuelle de son prochain par rapport à lui-même. Nous aimons les théologiens qui sont doux et humbles de cœur, et nous nous mettrions volontiers à genoux devant eux, car en eux et en cela nous voyons une image de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Un théologien, et un théologien opérant dans l'exercice mandaté de l'une de ses éventuelles fonctions d'Église, reprochait un jour à un laïc d'avoir écrit que Jésus-Christ nous *laissa* l'Église. Il contestait le mot *laisser,* qui d'ailleurs dans le texte et son contexte n'avait aucune signification ou intention particulières autres que le sens obvie, que vous et moi comprenons parfaitement. Le théologien voyait, dans le seul emploi de ce seul mot, toute une hérésie, qu'il appelait « extrinsécisme ». Bien entendu, le langage humain est imparfait, et l'on peut s'amuser à feindre d'entendre qu'il s'agit là d'une « proposition » abominable, insinuant que Notre-Seigneur en remontant au Ciel aurait « abandonné » l'Église, laquelle ne serait donc plus son Corps mystique, et cetera, et cetera. 100:61 Au lieu d'éclairer le malheureux laïc le théologien l'écrasait sous le terme ésotérique d' « extrinsécisme », et se gaussait, et le prenait de haut. Comment voulez-vous que le laïc aille discuter et se défendre en face d'un théologien aussi sûr de lui, aussi compétent, aussi impérieux, aussi tranchant ? Le laïc en question ne discuta point, mais il fit observer qu'au début de l'Encyclique *Eterni Patris,* Léon XIII en personne dit que le Christ *laissa* l'Église, *reliquit* Ecclesiam ; que bien entendu il n'était pas question de soutenir que le Pape avait engagé là son autorité infaillible ; mais qu'enfin un mot employé par le Pape, un laïc pouvait bien l'employer lui aussi sans tomber pour ce seul mot sous le coup des soupçons et des anathèmes d'un théologien parlant et prononçant au nom de l'Église. Simple anecdote, déjà connue de quelques-uns. Je l'appelle volontiers l' « anecdote reliquit Ecclesiam ». Je voudrais qu'on y arrêtât un moment une attention précise : parce que l'on peut imaginer l'état d'esprit du théologien brusquement stoppé dans l'exercice de sa morgue et de son arbitraire. Comment, pourquoi ce laïc incompétent a-t-il eu dans l'esprit ou sous la main ce mot de Léon XIII, d'une Encyclique pourtant bien ancienne, elle est de 1879, donc juste « avant 1880 »... Il est gênant et morfondant que de simples laïcs attestent ainsi le Pape. Il est ennuyeux qu'ils aient une telle connaissance des documents pontificaux. Il est embarrassant que *La Cité catholique,* entre autres, mais certainement au premier rang, ait tant contribué à donner aux laïcs le goût de lire et d'étudier dans le texte la parole du Souverain Pontife... Des anecdotes de ce genre, j'en ai quelques dizaines et davantage. Et par exemple celle d'un autre théologien qui, publiquement celui-là, au nom de sa compétence et pour démontrer l'incompétence d'un autre laïc, lui reprochait d'avoir pu écrire que la loi naturelle est INSCRITE DANS LE CŒUR DE L'HOMME. Non, il ne fallait pas écrire cela, il eût été impossible d'écrire cela, foi de théologien, si l'on avait eu quelque connaissance sérieuse et solide des sciences ecclésiastiques. Que la loi naturelle soit inscrite dans le cœur de l'homme, le théologien le niait, il notait théologiquement cette formule de « philosophiquement inexacte ». En oubliant que cette formule, les Papes, même contemporains, et saint Thomas, et tant d'autres, l'ont maintes fois répétée, l'ayant trouvée dans l'Écriture. 101:61 Le théologien ne se chargeait point de dire en quoi la formule de Écriture était « philosophiquement inexacte », il ne se posait même pas la question, il prononçait de très haut et sans appel, par la seule autorité de sa propre parole de théologien. Certes, ce n'était point sacrilège : il y a un sens en lequel, sous un rapport, on peut dire qu'une formule de l'Écriture est « philosophiquement inexacte », encore que la qualification de « philosophiquement inexacte » soit très loin d'être la plus... exacte pour exprimer ce qui est là en question. Le langage de l'Écriture est un langage *exact* absolument, mais il n'est pas un langage *philosophique.* Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet : le théologien n'en disait rien, il courait d'un trait à l'expression de son anathème et de son mépris pour le laïc incompétent qui avait écrit : « la loi naturelle est inscrite dans le cœur de l'homme ». Il n'usait aucunement de son pouvoir d'éclairer les esprits, il abusait de son pouvoir de condamner. Juché sur son autorité morale, il se retranchait sans explications dans sa science comme en une forteresse ésotérique. Trop de théologiens veulent, au nom de leur qualité de théologiens et au nom de la théologie, imposer au « laïc incompétent » leurs conclusions sans même entrouvrir les arcanes de leurs motivations rationnelles. Et ces conclusions sont parfois fort discutables et aventurées. Même si elles ne le sont point, ils se dispensent trop aisément d'en donner la justification. Au lieu de travailler à faire partager leur science d'une manière proportionnée aux capacités de chaque esprit, ils la gardent pour eux, impénétrable. On dirait qu'ils veillent à maintenir le laïc dans son incompétence et dans son ignorance. Ils prononcent, et avec quelle brutalité parfois, des oracles qui devraient être reçus comme tels, au lieu d'instruire et d'éduquer. Même au niveau du simple *conseil,* où trop souvent ils disent : voilà le conseil que prononce la théologie. Voilà le conseil du théologien. Vous avez le droit d'entendre l'arrêt qui est ainsi formulé, et point d'accéder à une communication de l'exposé des motifs. \*\*\* Quand le mécanicien me prescrit un rodage de soupapes, je lui suis reconnaissant de me livrer son diagnostic et son conseil sans me faire un cours sur les complexités du fonctionnement intime des moteurs. Il n'en va pas de même pour le théologien. 102:61 Plus encore que son diagnostic et sa conclusion m'importent les considérations qui l'y conduisent. Chesterton distinguait deux catégories de choses à faire : celles qu'il est préférable, dans la mesure du possible, de faire faire par celui qui les fera le mieux, plutôt que de les faire soi-même, par exemple construire sa maison, extraire une dent mauvaise ou réparer ses chaussures ; et d'autre part celles que, même si l'on n'est pas dans l'absolu celui qui pourrait les faire le mieux, il est préférable de faire néanmoins soi-même, comme se moucher ou choisir sa femme. Or la théologie concerne le plus souvent des actes qu'il importe de faire soi-même et non point d'abandonner à celui qui éventuellement les ferait mieux que nous. On mouche l'enfant, mais seulement jusqu'à ce qu'il ait appris à se moucher. On prend conseil avant de se marier, mais on se marie soi-même. Le rôle du théologien n'est pas d'imposer des formules toutes faites à l'intelligence, ni de procurer à la conscience des décisions préfabriquées : voilà bien ce qui serait de l' « extrinsécisme », et un « extrinsécisme » dont usent et dont abusent trop de théologiens. Un théologien que nous respectons et que nous aimons (ce qui ne signifie pas qu'il soit tous les jours d'accord avec nous, ni l'inverse), le P. Henri Holstein, écrivait dans *Itinéraires* à l'adresse des laïcs ([^42]) : « ...Nous autres théologiens, (nous) avons à dire notre mot non pour vous faire la leçon comme à des enfants (car le « dialogue » nous est profitable), mais pour rappeler, à l'occasion, que la théologie est une science, qui a son vocabulaire et ses exigences techniques Toute science en est là, et c'est la condition d'un travail sérieux. » J'en suis d'accord : mais à deux conditions. La première est plus ou moins implicitement exprimée par le P. Holstein. Elle requiert du théologien bienveillance et compréhension, qui sont radicalement exclusives de la morgue intellectuelle et de la hauteur tranchante. Et la seconde n'est pas moins importante. Elle l'est peut-être même davantage. C'est que la théologie, fût-ce dans le plus bienveillant des dialogues, ne prétende pas se prononcer comme si elle était de soi une science ésotérique et inaccessible aux laïcs. Toute science a besoin d'un vocabulaire, d'une technique de travail qui lui sont propres, et qui déroutent les profanes. 103:61 Toute science et donc la théologie elle-même. Mais, cela dit et compris, on ne peut s'arrêter là et tourner la page. Les sciences physiques échappent à l'intelligence du profane et, tout en continuant à lui échapper totalement, elles le font profiter du résultat. On peut s'éclairer, se chauffer à l'électricité, et bénéficier de toutes les splendeurs diffusées par la Télévision gouvernementale, en ignorant tout de l'électricité. Il suffit d'apprendre à se servir d'un commutateur, ce qui est simple et nullement scientifique. Mais on ne peut pas bénéficier de la science théologique simplement en tournant un commutateur qui déclencherait l'énoncé de ses résultats. Les conclusions de la science théologique énoncées comme un oracle ne nous servent quasiment à rien. Ce sont les raisons qui nous sont utiles, dans la mesure et au niveau où nous pouvons les comprendre, dans la mesure et au niveau où les théologiens ont l'art de réussir à nous les faire comprendre. Nous n'attendons pas d'eux des ukases, ni des « consultations » limitées à l'octroi d'une ordonnance et de quelques potions, mais qu'ils nous fassent entrer dans leur réflexion intellectuelle et spirituelle, qu'ils nous y fassent participer. Nous pouvons ne participer en rien à la réflexion physico-mathématique des savants, ni à leurs recherches biologiques, nous n'en profitons pas moins des progrès de la chirurgie, de la médecine, des transports, des télécommunications et des arts ménagers. Mais nous ne pouvons pas recevoir les « applications pratiques » de la théologie de la même manière que nous recevons les « applications pratiques » de la physique ou de la biochimie. Conseillée, guidée, certes, l'application doit être faite *par nous*. Non seulement conseillée et guidée : mais encore dans l'obéissance, nous en convenons du fond du cœur, dans l'obéissance à l'Église. Une obéissance qui est cependant une obéissance d'hommes libres, conscients et responsables, quelles que soient notre incompétence et notre ignorance en matière de sciences ecclésiastiques. Notre conscience est un peu plus et autre chose qu'un appareil récepteur de radio ou qu'un écran de télévision. La « pauvreté » intellectuelle dont parle le P. de Soras, cela se guérit, par le travail et par l'étude. Je lui souhaite d'avoir souvent des disciples aussi studieux et travailleurs que le militant-ignorant-imbécile moyen de La Cité catholique. Au lieu d'écraser sous leur mépris notre ignorance, que les théologiens nous fassent donc des cours de théologie. 104:61 Nous leur promettons de notre côté qu'ils auront avec nous une classe qui ne sera point morne ou passive, mais assez vivante, et même sportive, comme ils ne peuvent pas, pour leur part, ne pas le souhaiter. \*\*\* Après la pauvreté, l'intégrisme. L'intégrisme est donc le dernier mot, ou l'avant-dernier, de la critique de *La Cité catholique* par le P. de Soras. Sauf erreur, ce mot n'a point paru avant la page 710 et dernière de sa partie critique. Il est le mot de la fin. Point expliqué ; simplement prononcé, asséné, tombant comme un couperet bien huilé par l'adjonction d'un qualificatif lubrifiant et courtois, puisque cet intégrisme est déclaré « inconscient ». Il faudra vider cette question et cette querelle de l'intégrisme. Il faudra l'éclairer. Il faudra sortir de l'équivoque polémique, de l'ambiguïté assassine qui s'attache à l'emploi de cette *étiquette injurieuse* ([^43]). Le P. de Soras ne l'y attache point lui-même mais, qu'il le veuille ou non, elle y est attachée. Et ce n'est pas le P. de Soras qui pourra nous dire « comment lire » les documents pontificaux sur l'intégrisme, ce n'est pas le P. de Soras ni personne, car des documents pontificaux nommant l'intégrisme, il y en a exactement zéro. Il n'y a non plus aucun ouvrage de référence ; aucun livre d'histoire et de critique. L'intégrisme existe depuis cinquante ans, et depuis cinquante ans on injurie et anathématise l'intégrisme, mais la bibliographie d'un sujet aussi bruyant demeure vide. Du moins en langue française. L'emploi si courant du terme « intégrisme », -- si courant que le Petit Larousse l'a finalement fait entrer dans sa nomenclature, -- est constamment un emploi non-critique, même chez les savants auteurs de la théologie érudite et subtile. Il y a des moments où ces savants auteurs empruntent au journalisme le plus approximatif son vocabulaire et son style ; par exemple quand ils font un usage intempérant, équivoque, jamais défini du vocable « intégrisme ». Si l'on se demande dans lequel des sens divers, et usuels chez nos théologiens, le P. de Soras emploie ici « intégrisme », et si c'est au sens du P. Rouquette, ou au sens du P. Chenu, ou au sens du P. Congar, eh bien ! il n'y a aucune réponse. 105:61 Ce peut être au sens du Rapport doctrinal de 1957. Encore faut-il noter que les théologiens qui anathématisent l'intégrisme évitent en général de donner cette référence -- cette référence unique ([^44]) -- comme si elle ne leur convenait pas ou les satisfaisait mal ; et de fait l'on constate souvent que l'intégrisme dont ils parlent est notablement différent de celui qui a été défini par l'Épiscopat français. Cette différence est permise, au plan de la recherche ; il ne semble pas qu'elle le soit au plan de l'accusation publique. La libre recherche des théologiens peut contribuer à une définition de l'intégrisme éventuellement plus élaborée, plus explicite, plus complète que celle qui existe actuellement. Mais tant que cette définition nouvelle n'existe pas, il ne paraît pas normal que l'on se permette de noter théologiquement d'intégrisme un homme ou une œuvre en un *autre* sens que le sens défini par l'Épiscopat. Jusqu'à plus ample informé, l'INTÉGRISME est d'une part ce que dit le Rapport doctrinal de 1957 ; et d'autre part, dans l'usage courant, il est, selon la remarque du P. Rouquette « une étiquette injurieuse ». Cette étiquette injurieuse, il vaudrait sans doute mieux s'abstenir d'en user à la légère et surtout d'en abuser. 106:61 #### II. -- La dimension historique dans l'art de lire Dans la seconde partie de son ouvrage, le P. de Soras fait en somme, après Dom Paul Nau, un COMMENT LIRE les documents pontificaux. Les deux exposés ne coïncident point. L'accent n'est pas le même. Peut-être doit-on considérer qu'ils se complètent, et que leurs divergences sont de détail. Peut-être au contraire sera-t-on amené à se demander s'ils ne procèdent pas l'un et l'autre d'un esprit différent, et si les divergences de détail ne manifestent pas une certaine diversité de méthode intellectuelle et d'attitude spirituelle en face du Souverain Pontife. Les observations du P. de Soras tendent à « déchiffrer » la pensée des Papes en la prenant comme « une pensée vivante et subtile ». Sous ce rapport, ses remarques valent pour la lecture de n'importe quel texte de Platon, de Descartes ou de Bergson. Il faut chercher à saisir l'esprit vivant du discours : l'autorité morale et religieuse en moins, cela est aussi vrai de n'importe quel auteur que du Pape. Pour n'importe quel penseur ou philosophe, il est nécessaire de discerner qu'il s'exprime tantôt au plan de la *doctrine* universelle, tantôt au plan du jugement « *historico-prudentiel* »*,* tantôt au plan des options techniques. On observera avec intérêt que le P. de Soras a jugé indispensable de distinguer TROIS domaines et non pas DEUX, contrairement à la conception courante qui distingue seulement la « doctrine obligatoire » d'une part, les « options libres » d'autre part. Nous avions nous-même critiqué cette distinction à deux termes et proposé d'y introduire un troisième terme, le domaine *prudentiel* ([^45])*.* A son tour, le P. de Soras prend une position qui sous ce rapport est très analogue, voire identique, à la nôtre. Nous ne pouvons manquer de saluer cette rencontre, qui est pour nous d'un grand prix. 107:61 Nous disions donc que cette triple distinction peut, *mutatis mutandis,* s'appliquer au « déchiffrement » de n'importe quelle doctrine. Les articles de Taparelli dans la *Civiltà cattolica* contiennent des jugements circonstanciels et des affirmations doctrinales, en droit distincts, en fait plus ou moins imbriqués. De même, le livre du P. de Soras sur la *Morale internationale* ([^46])*.* Autrement dit, la doctrine du P. de Soras sur la lecture des documents pontificaux comporte des éléments qui s'appliquent aux seuls documents pontificaux (discerner leur degré d'autorité) et aussi des éléments qui s'appliquent à toute lecture (discerner la valeur et la portée que l'auteur entend donner à chacune de ses affirmations). Or le P. de Soras, qui propose une méthode de lecture, ne l'applique point. Il l'applique certes dans sa *Morale internationale.* Il ne l'applique plus quand il étudie la pensée de *La Cité catholique.* Il met tout sur le même plan, il estompe complètement la chronologie. Lui qui a un tel sens de l'évolution des circonstances historiques quand il s'agit de l'enseignement pontifical, qui change peu, il perd tout sens de la dimension historique quand il analyse un mouvement comme *La Cité catholique* qui a bien le droit, se sachant imparfait, de se perfectionner, voire de rectifier ses insuffisances ou ses erreurs. Voilà qui est bizarre, et un peu troublant. Car *La Cité catholique* a donné des signes de croissance et de progrès, et cela n'apparaît aucunement dans l'étude du P. de Soras. A le lire, on prendrait *La Cité catholique* pour un phénomène immuable, surgi un jour de 1947 armé de pied en cap, en possession une fois pour toutes de la totalité de ses idées et de ses moyens, incapable à jamais d'approfondissement ou de perfectionnement. Tout dans l'analyse du P. de Soras est présenté comme simultané et définitif, sans le relief de la vie qui avance, qui recule, qui se corrige, qui se reprend, qui expérimente, qui grandit. Parmi d'autres, il y a pourtant deux exemples particulièrement visibles qui auraient pu retenir l'attention et susciter un commentaire circonstancié. 108:61 Le premier est la question de la polémique. Le P. de Soras utilise un texte ancien paru dans *Verbe*, un article de M. François de Decker, qu'il ne paraît d'ailleurs pas interpréter très exactement. Après d'autres, il en retient certaines citations isolées de leur contexte, et il les considère comme tellement abominables que, sans autre explication, il prend acte du fait que « Verbe n'a jamais expressément corrigé ou renié » ces pages terrifiantes. On ne peut pas ne point se souvenir que le P. Le Blond, directeur des *Études*, peu porté à l'indulgence à l'égard des excès polémiques, mais qui avait pris la peine de lire en leur entier et attentivement et de comprendre selon leur esprit les pages incriminées, avait finalement conclu d'une tout autre manière, et trouvé que l'article en question est « très mesuré » ([^47]). Ce n'est d'ailleurs pas l'essentiel. Supposons -- hypothèse de raisonnement -- que le P. de Soras ait entièrement raison de tenir la méthode polémique préconisée jadis dans *Verbe* par M. François de Decker pour inacceptable en conscience. Eh ! bien, en demandant pourquoi ces pages n'ont jamais été « expressément corrigées ou reniées », le P. de Soras commet et avalise une erreur. Il suppose et donne à croire que *La Cité catholique* professe et applique aujourd'hui comme hier, dans son activité, cette polémique-là. Or *La Cité catholique* a fait tout autre chose, et une chose beaucoup plus importante, que de corriger ou renier plus ou moins *cette* méthode de polémique. *La Cité catholique* a pris la décision, il y a maintenant plusieurs années, de renoncer à *toute* forme de polémique. Comment le P. de Soras peut-il l'ignorer ou, le sachant, n'en tenir aucun compte, et mettre en cause la « méthode polémique » de *La Cité catholique,* comme si cette décision connue et tenue n'était pas beaucoup plus importante et beaucoup plus actuelle que l'analyse d'un texte ancien de M. François de Decker ? Second exemple. *Verbe* publia une longue et sévère critique de la pensée de Jacques Maritain, rédigée au demeurant non point par l'un des dirigeants de *La Cité catholique,* mais par un collaborateur occasionnel, extérieur et même étranger. Depuis lors, *La Cité catholique* a entièrement changé d'attitude à l'égard de l'œuvre de Maritain. 109:61 Au lieu de mettre l'accent sur les parties de cette œuvre qu'elle estime discutables ou dangereuses, elle n'en cite désormais que les parties qui lui paraissent justes et profitables. Méthode beaucoup plus positive ; et en tout cas changement radical d'attitude. Le P. de Soras paraît n'en avoir aucune conscience. Il paraît n'apercevoir non plus absolument rien de ce qu'un tel changement implique ou présuppose. C'est en quoi la dimension historique manque à son étude. Il a pris tous les textes de *La Cité catholique* comme SIMULTANÉS, comme s'ils composaient un seul traité paru en une seule fois, alors que *La Cité catholique* est un mouvement vivant, et sa pensée une pensée vivante. Promoteur d'une méthode de lecture qui met notamment l'accent sur l'aspect vivant, évolutif, progressif d'une pensée qui se développe, se précise, se modifie dans le temps, le P. de Soras a complètement abandonné cette méthode au moment précis où il aurait pu en faire une application saisissante, -- une application équitable. 110:61 #### III. -- L'honneur du nom catholique ou l'anonymat Mais enfin, y a-t-il *une* et même *la* cité catholique ? Ou y a-t-il seulement plusieurs conceptions *discutables* d'une cité *d'inspiration* catholique ? Ceux qui désirent travailler à l'instauration d'une cité catholique doivent-ils, selon la formule du P. de Soras ([^48]), se limiter à préconiser « une *certaine* conception -- aussi *discutable* que bien d'autres -- pour construire, en fonction de données historiques contingentes, une cité *d'inspiration* catholique » ? En fait de CONCEPTION d'une cité qui serait catholique, à quel niveau et en quel sens y en a-t-il « bien d'autres », y en a-t-il tant d'autres, diverses et discutables ? Il est bon qu'à propos de *La Cité catholique,* le P. de Soras ait mis en circulation, sinon avec une parfaite clarté, du moins avec une clarté beaucoup plus grande qu'on ne le faisait précédemment, cette question décisive. Le P. de Soras ne paraît pas connaître l'origine exacte de cette expression : « la cité catholique ». S'il l'avait connue, il aurait eu l'occasion de montrer et d'appliquer, sur un exemple concret, et sur un exemple essentiel au débat, sa méthode de lecture. Car « la cité catholique » est une expression de saint Pie X : « On ne bâtira pas la cité autrement que Dieu ne l'a bâtie ; on n'édifiera pas la société, si l'Église n'en jette les bases et n'en dirige les travaux ; non, la civilisation n'est plus à inventer ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est ; c'est la civilisation chrétienne, c'est *la cité catholique.* Il ne s'agit que de l'instaurer et de la restaurer sans cesse sur ses fondements naturels et divins... » ([^49]) 111:61 Il manque donc au livre du P. de Soras une exégèse de ce texte. Il est au centre du problème de *La Cité catholique* en tant que mouvement de pensée particulier, et il est au centre des problèmes plus généraux qui se posent à ce sujet. Le projet d'instaurer et de restaurer *la* cité catholique n'est pas une utopie arbitraire germée dans le cerveau d'individus « sans mandat » ; ce n'est pas une initiative privée. C'est une proposition, c'est un enseignement de saint Pie X s'adressant spécialement à la France, mais donnant à sa parole une allure de portée générale. Il serait intéressant de rechercher les « lieux parallèles » chez saint Pie X ou chez d'autres Papes. Et il serait important que les théologiens nous disent quelles, sont la valeur et la portée de cet enseignement pontifical. S'agit-il, selon les catégories du P. de Soras, d'une affirmation doctrinale de portée universelle, fixant une norme invariable pour tout civilisation digne de ce nom ? Ou bien s'agit-il d'un jugement « historico-prudentiel » étroitement limité aux circonstances de l'année 1910 en France, et frappé ensuite de prescription par le changement des circonstances ? Et dans ce cas, à partir de quand ? A partir du 31 décembre 1910 ? A partir du 1^er^ janvier 1962 ? La question est facile à résoudre, ou bien elle est ardue : toujours est-il qu'elle n'est pas résolue, que l'exégèse nécessaire a été esquivée, et que le P. de Soras lui-même a évité de saisir l'occasion qui se présentait à lui, au centre précis du propos de son livre, de tirer au clair cette incertitude. Sans prétendre empiéter sur le travail des théologiens, je note deux observations, d'ailleurs de sens contraire, qui viennent immédiatement à l'esprit. **1. --** Selon le sens obvie des mots, il semble bien que saint Pie X ait entendu donner à son affirmation non pas sans doute une valeur définitive, une portée rigoureusement irréformable, mais en tous cas une certaine généralité, dépassant le cadre strict des circonstances précises qui lui ont fait écrire cette Lettre apostolique. Nous nous trouvons en présence d'une considération énoncée sur un ton nullement dubitatif, mais très décidé, très net, et apparemment d'une doctrine de la civilisation en soi, dans son essence. Elle n'est plus à inventer. Il s'agit de l'instaurer et de la restaurer sans cesse (*la restaurer dans le Christ,* dit tout le contexte de la pensée de saint Pie X : *omnia instaurare in Christo*)*.* 112:61 Cela n'exclut point qu'il puisse y en avoir des RÉALISATIONS diverses ; saint Pie X n'en parle pas en ce lieu ; il parle d'autre chose : de la CONCEPTION même de *la* cité catholique. Le sens obvie est qu'il y a, au niveau de l'essence, UNE SEULE conception possible, ou valable, et non pas PLUSIEURS. **2. --** D'autre part, ce texte est ancien. Il a plus d'un demi-siècle. Il est possible qu'il soit jugé inopportun de s'exprimer aujourd'hui de cette manière (possibilité théorique, car nous ne croyons pas qu'un jugement d'inopportunité ait été explicitement prononcé par le Magistère). S'il s'agit d'une simple inopportunité, ce ne peut être qu'une inopportunité provisoire, comme le sont toutes les opportunités et toutes les inopportunités. L'inopportunité actuelle n'enlèverait rien à la vérité permanente de l'enseignement énoncé. On peut aller plus loin, et se demander si l'enseignement énoncé en 1910 n'aurait pas besoin d'être maintenant nuancé, explicité, précisé, éventuellement corrigé (correction toujours possible, par le Magistère lui-même, quand il s'agit d'un enseignement qui ne relève pas de l'infaillibilité). Mais cette seconde observation, qui s'inscrit pour ainsi dire en sens inverse de la précédente, a elle-même besoin d'être nuancée. Dans l'hypothèse où l'enseignement de saint Pie X sur la civilisation et sur la cité aurait aujourd'hui besoin d'une explicitation, d'une mise au point, d'une correction, cela ne saurait en tout cas consister en une annulation pure et simple. Il est peu vraisemblable d'imaginer que la plus saine attitude soit de considérer l'affirmation de saint Pie X comme totalement « périmée ». S'il faut l'amenuiser ou l'orienter, ce sera sans doute en conservant l'âme de vérité -- mieux cernée ou mieux exprimée -- qu'elle devait très probablement contenir. Alléguer que « l'évolution des esprits » a rendu inconcevable ou intenable la conception énoncée de *la* cité catholique serait se faire de cette évolution une idée unilatérale et inexacte. Certains esprits, même parmi les chrétiens, sont aujourd'hui aussi éloignés d'un projet de cité catholique que leurs homologues pouvaient l'être en 1910 : ce n'est pas nouveau. Simplement, il se peut que leur éloignement ait grandi et se soit renforcé. Mais certains autres esprits, de plus en plus nombreux et ardents -- et c'est le témoignage porté par *La Cité catholique* en France et dans le monde -- ont de plus en plus soif de travailler à « instaurer et restaurer la cité catholique ». 113:61 Les temps ont changé depuis 1910 ? Mais ils ont changé de cette manière aussi, et peut-être : de cette manière surtout. En 1910, aucun groupement de laïcs n'avait spontanément répondu à l'appel du Pape et formé des cercles d'études pour étudier, et diffuser par l'étude, *la* conception de la cité catholique. Cette semence lancée par saint Pie X parut tomber en terre, en terre de France, et y mourir. *Si le grain ne meurt...* Et puis voici enfin qu'elle porte des fruits, en terre de France, et de là dans toute la catholicité. Avant de déclarer ses fruits mauvais, simplement parce qu'ils étaient inattendus, avant de les déclarer intrinsèquement pervers, ou périmés et dépassés, il faudrait soigneusement y regarder à deux fois. Beaucoup de choses dans l'Église, beaucoup de semences lancées par un Pape ou par un saint, ont mis cinquante ans et bien davantage avant de commencer à germer. Pie X était à la fois un Pape et un saint. Si le champ (ou plutôt l'un des nombreux champs) qu'il a ensemencé commence à pousser, cela mérite considération et circonspection avant de décider d'y lancer le bulldozer. Et justement : Pie X le Saint a été canonisé par l'Église après la seconde guerre mondiale. Il n'aurait guère pu l'être plus tôt ? Mais il aurait pu ne pas l'être du tout. L'Église est fort loin de canoniser tous les saints. Cette canonisation n'a point canonisé chacun de ses propos. Elle donne pourtant à réfléchir. L'Église divinement inspirée, et qui interprète les signes des temps, aurait-elle accompli une canonisation simplement protocolaire ou symbolique, en quelque sorte, la canonisation d'un Pape qui devrait être simultanément tenu pour entièrement « périmé » ? « Périmé » à partir du moment précis où il est canonisé ? C'est peu vraisemblable. L'Église aurait canonisé Pie X dans le temps même où elle aurait souhaité que l'on tournât le dos à sa doctrine ? C'est plutôt le contraire qui paraît plausible. \*\*\* Une exégèse du texte de saint Pie X devrait aussi se demander quelle distinction il suppose, ou quelle équivalence il établit, entre « cité » et « civilisation ». L'occurrence de ces deux termes pourrait bien être une simple apposition grammaticale, On peut entendre que saint Pie X prend ici ces deux mots *dans le sens où ils* coïncident. En tous cas ils sont étroitement rapprochés. 114:61 J'en conclus que tout l'enseignement postérieur du Magistère sur « la civilisation chrétienne » vaut aussi, soit analogiquement, soit équivalemment, pour « la cité catholique ». Entre autres, un discours de Pie XII prononcé le 16 mai 1947 pour la canonisation de Nicolas de Flüe. Pie XII y parle d'ailleurs aussi bien de « civilisation catholique ». « On entend souvent, dit le Souverain Pontife, identifier Moyen Age et civilisation catholique. L'assimilation n'est pas *tout à fait* exacte. » C'est moi qui souligne : pour marquer que Pie XII n'a point dit que cette assimilation n'est pas exacte ; mais seulement qu'elle ne l'est pas tout à fait. C'est un jugement historique ; il n'est pas la formule irréformable d'une définition infaillible ; mais, prononcé par le Pape, il exprime au moins une position qu'il doit être permis à des catholiques de tenir sans être automatiquement soupçonnés d'esprit rétrograde, convaincus de passéisme nostalgique ou accusés de médiévalisme obscurantiste par les théologiens de la dernière pluie idéologique. Après ce jugement historique, Pie XII énonce une proposition de portée générale : « Dès lors que, dans toute l'étendue de ce vaste domaine (celui qui n'est pas proprement religieux), une société respectueuse des droits de Dieu s'interdit de franchir les limites marquées par la doctrine et la morale de l'Église, elle peut légitimement se dire chrétienne et catholique. » Définition par voie négative, mais qui cerne une réalité manifestement et parfaitement positive. Nous n'avons pas la prétention de trancher la question. Mais cet exemple était pour au moins commencer à faire entrevoir que Pie XII, s'il a nuancé, développé, explicité l'enseignement de saint Pie X sur « la cité catholique », ne l'a certes pas annulé ; il ne l'a pas jugé périmé ; il ne lui a pas tourné le dos. Nous croyons qu'au contraire il l'a continué. \*\*\* Nous sommes d'accord avec le P. de Soras pour nous méfier du « littéralisme ». Ce n'est point le vocabulaire littéral de saint Pie X qui nous importe, c'est son esprit : son esprit qui toutefois n'apparaît qu'à travers une exacte et rigoureuse exégèse de la lettre. Et mon propos n'est pas ici de me demander s'il est opportun ou obligatoire qu'un mouvement de pensée s'intitule La *Cité catholique.* 115:61 Mon propos est de demander ce qui demeure, ce qui doit demeurer de l'enseignement de saint Pie X affirmant, avec solennité et généralité : « ...C'est la cité catholique. Il ne s'agit que de l'instaurer et de la restaurer... ». Pratiquement, il s'agit de savoir si -- quel que soit le titre statutaire de leurs organisations -- les catholiques peuvent, ou doivent, ou ne doivent pas se réclamer explicitement de *la doctrine* CATHOLIQUE lorsqu'ils travaillent dans la cité, au plan de la civilisation. Il s'agit de savoir si, en dehors de « l'Action catholique » mandatée, les catholiques, lorsqu'ils agissent sans mandat dans les domaines où l'Église leur fait un devoir d'agir sans mandat doivent *taire* leur qualité de catholiques, la nature et l'inspiration catholiques de leur pensée et de leurs desseins, et se réclamer explicitement soit d'autre chose que la doctrine catholique, soit de rien du tout. La question est urgente et inévitable en matière de DOCTRINE SOCIALE CATHOLIQUE. Lorsque, au plan civique, au plan social, les catholiques portent par leur action, par leur exemple et par leur parole, leur témoignage de chrétiens, doivent-ils *taire* et donc *cacher* qu'ils s'inspirent et qu'ils témoignent de la doctrine sociale *catholique ?* Dès qu'ils sont au plan des applications pratiques, qui n'engagent pas l'Église, mais leur seule responsabilité de laïcs, doivent-ils dire qu'ils engagent leur responsabilité de citoyens tout court, ou qu'ils engagent leur responsabilité de citoyens *catholiques,* de laïcs *catholiques ?* S'il est vrai que les applications pratiques de la doctrine sociale n'engagent pas l'Église, comme on le dit beaucoup et comme on a raison de le dire, cela pourtant n'est vrai que sous un rapport, et l'on omet de le préciser. Je crains que l'on n'institue une fausse idée claire, claire en ce qu'elle est simple, fausse en ce qu'elle est trop simple et trop partielle pour une réalité beaucoup plus complexe. Car enfin s'il est vrai, je le répète, que sous un rapport d'ailleurs évident les applications concrètes de la doctrine sociale n'engagent pas l'Église, sous un autre rapport peut-on dire qu'une doctrine sociale catholique qui n'aurait jamais aucune application concrète, ou qui n'aurait jamais que des applications concrètes lamentables, serait un phénomène devant lequel l'Église se laverait les mains, et qu'elle considèrerait comme échappant entièrement à sa responsabilité ? 116:61 D'autre part, les applications concrètes de la doctrine sociale, parce qu'elles n'engagent pas l'Église, doivent-elles être pour autant des réalisations anonymes ? Nous faisons le tour de la question, nous inventorions successivement divers aspects qui dans la réalité sont simultanés. Il paraît inconcevable que les réalisations pratiques des catholiques, opérées en conformité avec la doctrine catholique, doivent être accomplies dans l'anonymat, et qu'il ne soit pas connu -- sauf investigation poussée jusqu'au secret des cœurs -- que ces réalisations ont été l'œuvre de *catholiques* s'inspirant de la doctrine *catholique.* On objecte que dans les sociétés actuelles les catholiques doivent partout travailler avec des concitoyens qui ne le sont point. Le fait invoqué est exact, mais l'objection n'a aucune force. Quand les socialistes entrent dans un gouvernement de coalition ou dans un syndicat pluraliste, ils déclarent ouvertement qu'ils le font en socialistes et au nom de la doctrine socialiste. Ils précisent que l'œuvre accomplie en collaboration avec d'autres familles intellectuelles est -- ou n'est pas -- purement socialiste, et jusqu'à quel point le socialisme se reconnaît dans le résultat final. Les catholiques ne pourraient-ils, voire ne devraient-ils, *à plus forte raison,* en faire autant ? On a souvent tendance aujourd'hui à leur dire plutôt le contraire, et à leur prêcher la collaboration avec les autres citoyens, ce qui est bon et nécessaire, mais une collaboration *anonyme*, ce qui soulève bien des difficultés théoriques et pratiques. \*\*\* Ici, l'objection habituelle : la présence, l'action de catholiques, agissant sous le nom de catholiques et en qualité de catholiques sur le terrain proprement temporel, fera crier au cléricalisme et à la théocratie. Mais c'est ne point apercevoir que le véritable risque de cléricalisme se trouve au contraire dans la direction opposée. Il n'est nullement dans le fait que des catholiques, travaillant librement dans la cité sous leur responsabilité de laïcs, se déclarent « catholiques ». Il serait bien plutôt dans le fait qu'aucun catholique ne puisse désormais se déclarer « catholique », dans les responsabilités temporelles de la vie quotidienne, sans avoir chaque fois l'obligation de demander une autorisation préalable à son évêque, à son aumônier ou à son confesseur. \*\*\* 117:61 Ces embarras ne sont pas résolus par la formule de Maritain, lancée en 1935 dans *Sept* et en 1936 dans l' « annexe » sur « la structure de l'action » d'*Humanisme intégral*, et devenue classique, qui distingue agir « en » chrétien et agir « en tant que » chrétien. Une telle formule a rendu des services et elle pourra en rendre encore. Mais elle n'est pas une formule magique suffisant à tout. Répétée mécaniquement à tout propos et hors de propos, elle devient une formule toute faite qui empêche de *penser*, c'est-à-dire de discerner la réalité telle qu'elle est, de la juger, d'inventer les moyens d'agir sur elle. Le problème aujourd'hui n'est plus seulement d'établir, d'approfondir, de nuancer ou de compléter cette distinction ([^50]). Il est aussi de savoir si, lorsque les catholiques agissent « en » chrétiens, et sous prétexte qu'ils n'agissent pas alors « en tant que » chrétiens, ils doivent de ce fait renoncer à dire qu'ils *sont* catholiques et qu'ils règlent leur conduite d'après la doctrine catholique. Le motif, la règle, la finalité de l'action temporelle est la loi naturelle inscrite par Dieu dans le cœur de l'homme, l'amour de la justice, la piété familiale et nationale, l'amitié au sens de l'éthique aristotélicienne. Ces motifs et ces finalités ne sont pas abolis, mais restaurés dans leur intégrité, et transfigurés, par la vie théologale, par la foi, l'espérance et la charité. Si bien que la finalité suprême de l'action temporelle des catholiques est d'agir pour l'honneur de Dieu et pour l'honneur du nom catholique. Est-ce un honneur clandestin ? Il est peu croyable que les catholiques aient véritablement l'obligation morale, ou l'obligation tactique, de taire le nom catholique et de taire le nom de Dieu chaque fois qu'ils ne se trouvent plus sur le terrain de l'action apostolique au sens strict, participation explicitement mandatée à l'apostolat de la Hiérarchie ecclésiastique. 118:61 Il faut « être catholique dans toute sa vie » mais, dans une partie de sa vie, il faudrait l'être en le dissimulant ? Paradoxe ruineux. Les initiatives temporelles qu'il appartient aux laïcs de prendre sous leur responsabilité, ils auraient le droit de les prendre en invoquant la doctrine de Mounier, ou la doctrine de Massis, ou la doctrine de Péguy, ou la doctrine d'Henri Charlier, ou la doctrine d'Augustin Cochin, mais ils n'auraient pas le droit de les prendre en invoquant sous son nom la doctrine sociale catholique ? \*\*\* Qu'on n'aille pas dire qu'ils engageront ou compromettront le nom catholique dans leurs erreurs, dans leurs sottises, dans leurs échecs. C'est le train ordinaire de la vie et la condition inévitable de l'action. Veiller à ce risque est nécessaire. Vouloir le supprimer radicalement, systématiquement, c'est se condamner à l'inconsistance, à l'immobilité, au néant. Et surtout, retirer le nom catholique aux laïcs agissant sous leur responsabilité, pour le réserver à la Hiérarchie ecclésiastique elle-même et aux seules organisations apostoliques qu'elle mandate explicitement et qu'elle contrôle, ce n'est aucunement éviter la compromission, l'erreur, la sottise, l'échec. Il faudrait alors réserver le nom catholique uniquement aux actes infaillibles du Magistère suprême. Car l'erreur et l'échec, et la compromission, et ce que l'on appelle le « blocage » politico-religieux, ne sont point une spécialité des laïcs. C'est une spécialité de la vie, c'est une spécialité de l'action, c'est une spécialité de l'homme faillible et pécheur. Sous Napoléon III, un évêque, par un acte public de son ministère pastoral, avait loué la beauté de l'Impératrice, et avait suscité la question d'un laïc impertinent, demandant si la plénitude du sacerdoce conférait une aptitude particulière à juger de la beauté féminine. Il vaudrait mieux ne prendre au tragique ni cette impertinence, ni cette sorte de mandement épiscopal. Il vaudrait mieux, tout en s'efforçant de les éviter, ne pas s'imaginer qu'un règlement disciplinaire ou administratif peut radicalement les prévenir. Il vaudrait mieux ne pas croire que l'exemple rapporté est un trait de mœurs du Second Empire, d'une époque révolue, et qu'on n'en trouve pas aujourd'hui, sous d'autres formes, l'équivalent. Il vaudrait mieux ne pas croire que les abus fâcheux de cette sorte sont inhérents à l'état de vie laïque et incompatibles avec l'état de vie ecclésiastique. 119:61 Beaucoup de ceux qui analysent, quelquefois avec un juste esprit critique, d'autres fois avec les excès d'une hypercritique, les « blocages politico-religieux » du passé, mettent principalement en cause non pas des laïcs mais des hommes d'Église. Ce qui ne contredit point la foi en l'assistance ordinaire de l'Esprit Saint à la Hiérarchie ecclésiastique : mais cette assistance ne procure ni l'infaillibilité, ni l'impeccabilité. Si bien que, en centralisant et monopolisant sous l'autorité directe de la Hiérarchie les activités *ouvertement catholiques,* et en plaçant dans une sorte d'anonymat religieux les activités qui relèvent de la libre initiative des laïcs, on ne résout rien à cet égard. Peut-être même aggrave-t-on la situation. Car le risque de « blocage politico-religieux » est permanent, mais les « blocages » les plus tenaces, et sans doute aussi les plus fréquents, et probablement les plus nuisibles, sont les blocages inconscients, tenant à l'air du temps, aux modes intellectuelles, aux courants de pensée (et aux propagandes sociologiquement dominantes) : il est parfois presque impossible, même aux ecclésiastiques, de les discerner sur le moment. En conférant plus de solennité, et un caractère plus officiel, aux entreprises qui auraient le monopole de porter le nom catholique, on aggrave la portée psychologique et historique des « blocages ». On leur donne en tous cas une gravité beaucoup plus grande que si on laissait courir sous le nom catholique (tout en s'appliquant à les rectifier avec patience et compréhension) une multiplicité, une pluralité, une diversité de « blocages » différents et simultanés dans le champ libre des initiatives laïques. Corriger les « blocages », éviter les « compromissions » de la foi catholique avec des doctrines profanes ou des programmes occasionnels, ce n'est pas essentiellement affaire d'organisation administrative, de discipline ou de caporalisme. Ou ce n'est affaire de discipline, de règlement administratif, d'intervention autoritaire, que dans les cas mineurs, les plus grossiers, les plus simples, les plus évidents. Mais c'est surtout affaire de sainteté personnelle et de discernement. Or dans l'Église l'Esprit souffle où il veut. 120:61 #### IV. -- La compétence théologique et le peuple chrétien Ceux qui se disent « catholiques », ceux qui se réclament de la doctrine sociale « catholique », ceux qui portent ouvertement le nom « catholique » dans les libres activités temporelles de leur vie quotidienne, on objectera encore qu'ils risquent en cela d'engager et de compromettre l'Église d'une autre manière. Cette autre manière est distincte du « blocage politico-religieux », mais elle peut lui être connexe. Elle peut aussi se présenter isolément. Se réclamer ouvertement de la doctrine catholique, s'en inspirer de son mieux et déclarer que l'on s'en inspire, sera inévitablement le fait, au plan temporel, d'hommes qui la plupart du temps n'auront pas atteint les sommets de la COMPÉTENCE théologique, qui pourront commettre des erreurs d'interprétation, qui auront forcément des lacunes plus ou moins grandes dans leur connaissance des documents pontificaux, bref, qui seront exposés à dire et à faire des sottises. Bien sûr. Et si l'on veut dire que le laïc chrétien devra être constamment attentif aux orientations du Magistère, et conscient du fait que l'Église du Christ n'est pas une Église de la parole écrite, mais l'Église de la parole de Dieu et de sa tradition (ou transmission) annoncées, interprétées et commentées par une Autorité vivante, -- j'en suis d'accord. Si l'on veut dire également que le laïc devra avec le plus grand soin constamment enrichir ses connaissances doctrinales, éventuellement les rectifier, dans l'obéissance à la Hiérarchie apostolique, avec de bons guides et de bons conseillers, j'en suis également d'accord. Mais on dit ou on insinue clairement autre chose. On tend à écarter le laïc en tant que tel de connaissances qui seraient l'apanage ésotérique des ecclésiastiques. Plus exactement, on consent à y faire une place pour lui, mais ce serait à peu près celle d'un discret appareil récepteur de radio, éventuellement d'un amplificateur sonore. 121:61 Les théologiens déverseraient leur science dans le cerveau des laïcs comme on transvase des pommes dans un panier. Le panier peut contenir les pommes, il peut les offrir passivement, mais ce n'est pas son affaire de les couper en quatre. Mes images sont un peu excessives ; encore qu'elles ne le soient point dans tous les cas. Et l'on insinue ou l'on dit, en conséquence, qu'il y aurait lieu d'éviter constamment, et réglementairement, que le laïc invoque, propage, applique la doctrine catholique en tant que telle, toutes les fois où il ne serait pas mandaté explicitement pour le faire et strictement contrôlé dans l'ensemble et le détail de ses initiatives. C'est le procès d'incompétence fait aux laïcs en tant que tels. Ici encore, le livre du P. de Soras aura eu le mérite de poser la question. Par distinction d'avec les « conseillers ecclésiastiques », il parle des « laïcs adhérents à *La Cité catholique* peu préparés à saisir toute la précision du langage de l'Église » ([^51]). D'autres allusions plus ou moins analogues figurent dans son ouvrage et fréquemment dans les publications récentes de théologiens de la même ou d'une autre école. Certes, il n'est pas avancé, comme une proposition apodictique de portée universelle, que l'homme vivant dans l'état laïc est de soi, par le fait même, incapable de « saisir toute la précision du langage de l'Église ». Mais on associe ordinairement « incompétence » à « laïc » et « compétence » à « ecclésiastique », et on le fait si souvent qu'à défaut d'énoncer un jugement nécessaire, on crée au moins une association d'idées. Est-elle conforme aux faits contemporains ? Est-il manifeste que *le plus souvent*, aujourd'hui, la sûreté doctrinale (en matière sociale) soit le fait des clercs, beaucoup mieux et beaucoup plus souvent que le fait des laïcs ? Qu'on se rassure : mon propos ne tend pas à établir ou suggérer l'idée inverse, selon laquelle la sûreté doctrinale serait en notre temps *davantage* du côté des laïcs que du côté des clercs. Je pense au contraire que la sûreté, la compétence, la santé doctrinales sont réparties d'une manière imprévisible, inclassable, -- réparties tout autrement que d'après l'état de vie laïque ou ecclésiastique. 122:61 Cette considération peut s'étendre et s'approfondir à plusieurs niveaux. Tâchons d'aller du plus simple au plus complexe. \*\*\* Le « langage de l'Église » dont parle le P. de Soras, il pourrait apparaître au premier abord que c'est par définition un langage ecclésiastique, plus spontanément intelligible aux ecclésiastiques. Voilà qui est clair ; mais c'est une fausse idée claire. Un nombre croissant de documents pontificaux sont adressés directement aux laïcs. Je ne parle pas seulement des Encycliques destinées à la Hiérarchie apostolique ET Aussi, en même temps, à tous les fidèles, voire à tous les hommes de bonne volonté, comme *Quadragesimo anno* ou *Mater et Magistra.* Je parle de documents pontificaux adressés directement et seulement aux laïcs : aux chefs d'entreprise, aux ouvriers, aux fonctionnaires, etc. Ils tiennent eux aussi un « langage d'Église », mais un langage médité, ordonné, proportionné en vue de ses destinataires laïcs. Les laïcs ne vont pas pour autant déclarer que, dans ce cas, il s'agit d'un langage dont les ecclésiastiques sont « peu préparés à saisir » toute la valeur. Mais un esprit querelleur ou jaloux pourrait leur suggérer une répartie de cette sorte, si on leur fait avec trop de morgue la querelle inverse. \*\*\* Avançons un peu. Quelle est la compétence des ecclésiastiques ? Quelle est leur compétence *théologique *? Celle que garantissent les études, les diplômes, les doctorats ? Elle n'est pas niable. Cependant, elle est précaire ; fragile ; passagère. La doctrine de l'Église, pas plus pour le clerc que pour le laïc, n'est un formulaire que l'on étudie et emmagasine une fois pour toutes. La théologie, qui est une science, et une science qui s'apprend, est aussi une science qui s'oublie, comme toute science. Un théologien diplômé, auteur dans le passé de traités brillants et profonds, peut être amené par les circonstances du ministère qui lui est confié à n'avoir plus le temps, pendant des années, de pratiquer la réflexion théologique. Ses connaissances s'estompent peu à peu ; ses « habitus » théologiques se défont insensiblement. 123:61 Cela se voit tous les jours : encore que ce soient les autres qui le voient, tandis que lui-même risque de n'en avoir qu'imparfaitement conscience. Mais la juste réputation que lui ont value ses études et ses travaux attirera vers lui les consultants en quête d'un conseil ; ou lui fera conférer quelque mission d'Église. Dans ce dernier cas surtout, une grâce d'état viendra certainement à son secours. Toutefois la grâce d'état n'a pas ordinairement pour effet de produire des miracles. Autrement dit : la compétence théologique, qui de soi est plus normalement attendue, et à bon droit, de l'ecclésiastique que du laïc, reste en fait, néanmoins, à la fois accessible et fragile. Un laïc peut l'acquérir. Un clerc peut la perdre. La science s'apprend et s'oublie. Les « habitus » intellectuels se constituent et se désagrègent. Des laïcs tels que Jean Daujat, Étienne Gilson, Jean de Fabrègues, Charles De Koninck, Jean Ousset ont trop de modestie pour le dire et sans doute trop d'humilité pour le penser, mais leur lecteur peut remarquer de la compétence de chacun d'eux en l'une ou l'autre des matières de la théologie : *nec pluribus impar*. \*\*\* Avançons encore. La compétence théologique, surtout entendue au sens de l'intellectualisme scolaire, n'est pas le critère suprême en matière d'action sociale catholique. Elle ne l'est pas non plus en matière apostolique et religieuse. Elle ne l'est même pas en matière d'enseignement. On veut bien parfois le reconnaître en théorie. On répugne beaucoup à faire passer cette considération dans les comportements effectifs. Je ne suis pourtant point un théoricien et un partisan de l'incompétence. Je trouve sans doute qu'il est une ignorance, une certaine ignorance, une certaine sainte ignorance, que l'orgueilleux intellectualisme scolaire de la civilisation moderne a tort de mépriser. Cela dit, j'aime d'une amitié de prédilection les gens compétents et qui cultivent, enrichissent, développent leur compétence. Je respecte et j'admire le travail intellectuel, continu et acharné, qu'il y faut. Mais enfin, le curé d'Ars était-il compétent ? intellectuellement compétent ? théologiquement compétent ? Le procès d'incompétence théologique que l'on fait aux laïcs qui travaillent à « instaurer et restaurer la cité catholique » me paraît bien excessif et souvent bien injuste. 124:61 Mais le moment est venu de dire très fermement que cela même n'est pas l'essentiel. Et que la démonstration éventuelle que le procès n'est ni injuste ni excessif n'aurait nullement les conséquences décisives que l'on suppose. Oui, le moment est venu de le dire : le procès d'incompétence fait aux ouvriers laïcs de la cité catholique à instaurer et restaurer, *c'est exactement le procès que l'on pourrait faire, à bien meilleur droit, au curé d'Ars*. De récents travaux ont fait singulièrement avancer la connaissance précise de saint Jean-Marie Vianney, et ont rouvert à la réflexion théologique des perspectives qui n'auraient pas dû lui devenir inconnues. Méditant un ouvrage de Mme Genet ([^52]), le P. Labourdette a formulé des remarques que nous tenons pour capitales ([^53]) ; « L'orateur (le saint curé d'Ars) était dans l'impossibilité de risquer un développement sans avoir l'appui d'un modèle, appui qui va le plus souvent jusqu'à la répétition littérale à peine arrangée. Les transitions sont maladroites et d'autant plus longues. Mais il y a plus grave ; comme on pouvait le craindre, la maladresse verbale ne reste pas sans effet sur le sens. Cela va de propos parfois peu cohérents à des pages où l'équilibre doctrinal que la source avait su garder se trouve détruit. Les auteurs que le Curé d'Ars utilise sont des moralistes plutôt sévères mais avertis, et ils marquent les nuances fondamentales ; dans la transcription du Saint, ces nuances tombent trop souvent et il arrive que les affirmations expriment un rigorisme indéfendable ; glissement sans doute inconscient (...). Du moins, que l'on ne nous dise plus que l'insuffisance théologique de l'abbé Vianney relève de la légende. » Je souligne que cet article du P. Labourdette avait paru dans la *Revue thomiste* avant que le livre du P. de Soras ne soit sorti en librairie. Si l'on oubliait cette précision chronologique, on croirait au pastiche. Tout ou presque y est en quelques mots. Il y a l'incohérence que le P. de Soras relève en sa première question. Il y a les nuances spécifiées dans les documents originaux et qui tombent en chemin, c'est le « simplisme » noté par le P. de Soras. 125:61 Il y a le rigorisme indéfendable, homologue de celui que le P. de Soras reproche à *La Cité catholique* à l'égard de la « civilisation moderne ». Il y a l' « insuffisance théologique ». Et le glissement « inconscient ». Cependant le P. Labourdette ne conclut point que le curé d'Ars doit pour ces motifs être convaincu d' « intégrisme ». Il conclut au contraire en rendant gloire à Dieu d'avoir fait de si grandes choses avec un instrument aussi humble. Ce qui était déjà la doctrine du *Magnificat* de la T. S. Vierge. \*\*\* Par là se poursuit notre propos sur la « compétence » théologique ; sans retrancher ou modifier ce qui a déjà été dit plus haut, il est possible d'ajouter encore ceci. Dans la plupart des cas, les laïcs qui travaillent dans le temporel à « instaurer et restaurer sans cesse la cité catholique » manifesteront une certaine « insuffisance théologique », surtout par comparaison avec les théologiens de métier. (J'ouvre toutefois une parenthèse. L'accusation d'incompétence théologique portée unilatéralement contre les dirigeants de *La Cité catholique* n'est pas équitable. Car il est visible à l'œil nu que la COMPÉTENCE THÉOLOGIQUE des dirigeants de *La Cité catholique* est supérieure à celle de beaucoup de dirigeants d'autres mouvements ou publications catholiques. Je ne voudrais froisser personne : mais il faut bien ne pas ruser avec cette vérité-là, et au demeurant je parle de choses notoires. On peut comparer, d'après leurs textes, la compétence théologique de Jean Ousset avec celle du directeur de *Témoignage chrétien*, avec celle du directeur d'*Esprit*, avec celle des dirigeants de l'... mais je m'arrête au début d'une liste qui pourrait être longue. D'ailleurs tout le monde sait bien que j'enfonce là une porte ouverte. Je répète que cela est notoire ; que cela est bien connu dans l'Église ; bien connu des théologiens. Alors il n'est pas équitable de vouloir juger le NIVEAU théologique des dirigeants de *La Cité catholique* d'une manière qui est purement arbitraire en ce qu'elle ne prend aucun POINT DE REPÈRE*.* Par rapport au niveau actuel de formation doctrinale des dirigeants laïcs du catholicisme français, ce n'est vraiment pas, il s'en faut, à la tête de *La Cité catholique* que l'insuffisance théologique frappe le plus le regard et appelle la mise en cause la plus urgente. Fin de la parenthèse.) 126:61 Donc, les laïcs occupés à « instaurer et restaurer la cité catholique » pourront constamment -- sauf exception -- être jugés moins compétents en théologie que les théologiens de métier. De ce point de vue, on pourra toujours, d'une manière ou d'une autre, leur faire le procès que leur intente le P. de Soras. C'est pourquoi la quatrième question du P. de Soras ATTEINT LE LAÏCAT DANS SON ENSEMBLE : « *La manière dont* (les laïcs) *utilisent les documents pontificaux n'est-elle pas incompétente ?* » Elle atteint plus que le laïcat. Soyons francs -- elle atteint aussi directement un nombre important de ces curés de paroisse dont justement le curé d'Ars est le saint patron. C'est le principe de la question du P. de Soras que je récuse. Non point pour défendre *La Cité catholique.* Je récuse le principe de la question parce que, si on ne le récuse point, il va frapper de paralysie la presque totalité du laïcat et du clergé. La seule manière d'éviter de tomber sous le coup de cette question serait de ne plus toucher du tout aux documents pontificaux et de n'en parler jamais plus. Le saint curé d'Ars et combien de curés et de vicaires devraient se voir notifier l'interdiction de parler en chaire de quoi que ce soit. Car l'incompétence théologique ne se limite pas aux seuls documents pontificaux en matière sociale. Elle s'étend à toute la morale chrétienne. Saint Jean Marie Vianney, bien que composant ses sermons à partir de sources solides où l'équilibre doctrinal était assuré, estompait les nuances, perdait l'équilibre, tombait dans un « rigorisme indéfendable ». D'une manière ou d'une autre c'est le travers habituel -- trop de rigorisme ici, trop de laxisme là -- de l'innombrable clergé paroissial et missionnaire d'un bout à l'autre du monde. Et néanmoins, à travers les insuffisances humaines, passe la parole de Dieu ; l'Évangile est annoncé ; les consciences sont cahin-caha formées et éclairées ; la foi, l'espérance et la charité fleurissent et portent le fruits. Si pour monter en chaire il fallait être saint Thomas ou le P. Congar, si pour parler des documents pontificaux en matière sociale il fallait être Taparelli ou le P. de Soras, on entendrait dans l'Église un grand silence. \*\*\* 127:61 Bien sûr, il y a des risques, bien sûr, il faut veiller, bien sûr, chacun doit travailler à corriger ses insuffisances, et nul peut-être n'y a plus travaillé que le curé d'Ars, si peu doué pour les études scolaires, et si exemplairement studieux. Bien sûr, il faut avertir, il faut éclairer, il faut aider. Mais c'est tout le contraire de *disqualifier.* Les ennemis de *La Cité catholique* veulent très précisément la DISQUALIFIER sur le terrain de la doctrine sociale, et le propos du P. de Soras -- que je ne range aucunement parmi les ennemis animés d'intentions hostiles -- court malheureusement le risque de contribuer au même résultat. C'est entendu il ne faut pas laisser n'importe qui faire n'importe quoi avec la philosophie chrétienne, avec la théologie catholique, avec les documents pontificaux. Mais le petit peuple avide de s'instruire, le petit peuple qui va comme il peut à la parole du Pape, et qui commet quelques confusions, et qui a quelque simplisme, ce n'est pas lui qui est si dangereux. Voyons ! Ce mal-là est-il si grand ? Est-il plus grand que le mal inverse, l'apathie, l'insouciance, la paresse à s'instruire en doctrine sociale et religieuse, la tiédeur ? Mais surtout, mais surtout, voyons ! voyons ! Souvenez-vous ! La brèche principale où le théologien doit veiller ! La brèche par où sont venues les hérésies... Ce n'est pas le petit peuple chrétien, simpliste et impatient de s'instruire, qui a fait les hérésies. Ce ne sont pas les laïcs théologiquement incompétents, et avides d'entendre le Pape, qui ont fait les hérésies. Ce n'est pas le désir trop littéral et littéraliste de chrétiens empressés à diffuser autour d'eux la doctrine sociale catholique qui a fait les hérésies. Pour faire les hérésies, il a fallu des théologiens ; il a fallu des théologiens de métier ; il a fallu de grand théologiens. Il y a eu et il y aura toujours le petit risque que des laïcs de bonne volonté, et d'humbles petits curés crucifiés chaque jour sur leur paroisse, et de jeunes vicaires bouillant du zèle de Dieu, embrouillent quelques notions intellectuelles, énoncent gravement quelques sottises, commettent quelques impairs spéculatifs ou pratiques, de bon cœur, et qu'ils s'emmêlent dans la complication abstraite des sciences ecclésiastiques, et qu'ils se trompent. 128:61 Oui, c'est le petit risque des humbles et des petits, il existera toujours, et quand ils trébuchent la T. S. Vierge leur sourit et les prend par la main. Bien sûr, il faut reprendre et corriger leurs erreurs intellectuelles, mais avec quelle patience, avec quelle tendresse, avec quel amour ! Et avec quel respect et avec quelle humilité : car ils sont le Royaume de Dieu en marche. Et il y a eu, il y aura toujours le grand risque des grands théologiens : c'est parmi eux et non ailleurs que prennent naissance l'argumentation de fer et la séduction frémissante de l'hérésie. L'histoire de l'Église nous dit que le risque le plus grand et le plus grave d'erreur profonde, durable, ruineuse dans l'interprétation de la doctrine a été du côté des grands théologiens de métier. L'histoire nous dit que c'est de ce côté-là que vint l'hérésie, « cryptogamique » ou non, et que c'est de ce côté-là qu'il y eut la plus rude besogne pour les théologiens de l'Église du Christ. Et moi je dis au P. de Soras qu'*aujourd'hui*, c'est de ce côté-là encore qu'il trouvera, s'il plait à Dieu, sa plus nécessaire, sa plus urgente et sa plus sainte besogne. 129:61 #### V. -- Le changement de front Comment lire et comment citer les documents pontificaux en matière sociale : le P. de Soras y consacre 48 pages, la seconde partie de son opuscule. J'avais déjà lu la plume à la main ce texte dans la *Revue de l'Action populaire.* J'ai eu en outre le privilège d'entendre l'auteur en faire lui-même un exposé et commentaire oral dans une réunion d'Action catholique. Je ne crois pas que la pensée du P. de Soras, la substance même de sa pensée, soit forcément incompatible par exemple avec l'opuscule cité de Dom Paul Nau. Si l'on fait abstraction de l'infléchissement accidentel qu'inflige à la doctrine du P. de Soras, soit en apparence, soit peut-être même en réalité, l'intégration et l'utilisation -- par lui-même -- de cette pensée dans un procès unilatéralement tourné contre *La Cité catholique,* on y trouvera une utile excitation pour l'esprit et plusieurs aperçus aussi denses que judicieux. Il serait dommage que son exposé fût tenu pour purement « historico-prudentiel », pour uniquement destiné et limité à une polémique occasionnelle, alors qu'il mérite de prendre place et de demeurer au nombre des apports originaux qui, sous bénéfice d'inventaire, font avancer l'état de la question. En marquant la consistance propre du domaine « prudentiel », son importance, sa fonction, le P. de Soras rencontre en substance et parfois littéralement, je l'ai déjà noté plus haut, une idée que pour ma part je m'étais efforcé de mettre en relief. Ce qui manifesterait, s'il en était besoin, que je ne suis aucunement un adversaire de principe de sa méthode de lecture. Je contesterais certaines conséquences qui pourraient être imprudemment tirées de son exposé unilatéral : mais je suppose que le Père de Soras les contesterait lui aussi. Son exposé a constamment en vue le péril d'une majoration, d'une surestimation de la portée des documents pontificaux. Le jour où le P. de Soras envisagerait aussi, avec la même force analytique, le péril non moins réel de leur sous-estimation systématique, il aboutirait, je crois, à un exposé parfaitement équilibré. 130:61 S'il s'agit de distinguer, au point de vue du degré d'autorité canonique, et plus généralement au point de vue de la portée intellectuelle, les affirmations « doctrinales », universelles, permanentes, et les affirmations « historico-prudentielles », j'apporte au P. de Soras un accord qui n'est pas une clause de style théorique, mais qui est un accord militant, ayant moi-même, avant lui ([^54]), poussé dans cette direction. Mais je remarque aussitôt que la *doctrine* sociale de l'Église, doctrine universelle et permanente, a été, dans les documents pontificaux, énoncée souvent à travers des « jugements historico-prudentiels ». Les « vérités universelles » et les « valeurs absolues » que comporte cette doctrine sont rarement affirmées en dehors de toute référence à l'actualité et pures de toute imbrication avec des jugements prudentiels. L'enseignement social des Papes répond ordinairement à des circonstances, à des besoins, à des périls urgents ; il est dominé par la pensée d'y faire face. (Et de même plusieurs enseignements du Christ Notre-Seigneur, par exemple : « Rendez à César... »). Il ne se formule pas comme l'équivalent social de ce qu'est la *Somme théologique* de saint Thomas en matière religieuse. Les assertions « historico-prudentielles », écrit le P. de Soras ([^55]), « ...comportent, indissolublement et par structure même, une double référence simultanée : d'abord aux valeurs absolues et invariantes ; ensuite aux conjonctures contingentes et variables de l'histoire. 131:61 Vues sous un certain biais, elles se proposent comme des assertions absolues, catégoriques et invariantes à cause de la valeur qu'elles attestent ; vues sous un autre biais, elles se présentent comme des assertions marquées par la contingence et l'historicité des circonstances qu'elles invoquent. » Bien. Mais il arrive fréquemment que des « valeurs absolues et invariantes », en matière de doctrine sociale, ne soient guère exprimées, dans les documents Pontificaux, que par de tels jugements « historico-prudentiels » : et en outre, soient mieux comprises du peuple chrétien à travers les exemples circonstanciels et concrets où elles s'expriment, que si leur énoncé prenait la forme rigoureuse d'une affirmation abstraite. Le peuple chrétien pense plus facilement par exemples, images et comparaisons que par concepts philosophiques. Le P. de Soras s'emploie à éviter que les jugements « historico-prudentiels » des documents pontificaux soient transférés sans précaution, sans discernement, littéralement, d'un temps à un autre, d'une époque à une autre, d'une circonstance à une autre : il a raison. Mais il ne faudrait pas en arriver à ce que ces jugements « historico-prudentiels », ne soient plus transférés du tout. Or c'est une tendance fréquente et profonde de l'intelligence contemporaine. On considérera volontiers que l'Encyclique *Mit brennender Sorge* concerne le nazisme allemand (ce qui est vrai), et qu'il n'y a rien à retenir, dans d'autres pays, ou en d'autres temps, des « jugements historico-prudentiels » qu'elle portait (ce qui est faux). On considérera souvent que l'Encyclique *Divini Redemptoris* faisait face à la situation créée par le communisme en 1937, et qu'elle ne peut plus nous apporter grand secours, ou même qu'elle risque de nous fourvoyer, dans la situation créée par le communisme en 1962. On considérera que l'Encyclique *Au milieu des sollicitudes* de Léon XIII répondait à une situation très spécialement française, celle de 1892, et qu'après toute l'eau passée sous les ponts depuis lors, elle ne peut plus servir à notre enseignement. Mais on ne voit pas pourquoi la pensée « historico-prudentielle » des Papes serait périmée tellement plus vite que celle des auteurs profanes ou des laïcs chrétiens. Dieu sait si Péguy, Blondel, Chesterton sont marqués par leur époque, par les circonstances intellectuelles, sociales ou politiques de leur époque. 132:61 On trouve néanmoins chez eux, à moins d'être un barbare de l'esprit, des lumières pour notre temps et pour tous les temps. Et chez Pascal ; chez Fénelon et chez Bossuet. On trouve une doctrine morale chez les « sermonnaires » de tous les temps : et pourtant, quoi de plus nettement « historico-prudentiel » qu'un sermon moral ? On y trouve aussi des exemples. Car la collection immense des « jugements historico-prudentiels » portés par l'Église est éclairante et instructive par la voie, aussi, de l'exemple, qui est précisément la voie la plus accessible à la généralité des esprits. Souvenons-nous ici qu'en matière de doctrine sociale il est nécessaire, pour des raisons manifestes, d'atteindre autant que possible le grand nombre des esprits. La manière concrète dont le Magistère a « historico-prudentiellement » fait face aux injustices et aux erreurs de ce monde porte en soi un enseignement qui est susceptible de mettre en garde le peuple chrétien contre l'erreur et contre l'injustice plus directement qu'un énoncé qui serait, dans sa lettre, parfaitement universel. Enfin, l'attitude elle-même des Papes donne à réfléchir. Comme on le sait, ils se citent beaucoup les uns les autres. Ils citent et recommandent l'enseignement de leurs prédécesseurs, quelquefois anciens. Citent-ils uniquement les assertions universelles prononcées en tant que telles ? Point du tout. Ils citent fréquemment des « jugements historico-prudentiels », en invoquant leur précédent, en appliquant et adaptant leur contenu, et souvent en invitant les fidèles à se reporter eux-mêmes au texte entier des documents anciens. Il est arrivé que le Pape, explicitement, *suppose connus* les « jugements historico-prudentiels » de ses prédécesseurs et y renvoie sans les citer, bien qu'il s'agisse de situations manifestement différentes. A un moment dramatique, à un moment où la confusion des esprits était telle que même un Maritain ne comprenait pas ([^56]), le Pape Pie XI déclarait (allocution consistoriale du 20 décembre 1926) : 133:61 « Les exhortations à l'union des esprits et à l'entente pour une action commune en vue des objectifs les plus sacrés que Nous formulons aujourd'hui ne s'écartent et ne différent pas, en réalité, des conseils donnés par Léon XIII ; les instructions de Pie X n'en différaient pas davantage. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer sans opinion préconçue les enseignements de l'un et de l'autre de Nos prédécesseurs ainsi que nous l'avons fait Nous-même, et de se rappeler qu'on n'est pas obligé, et qu'il est impossible, de répéter à tous et en toute occasion tout ce qui a déjà été dit. » Le Pape se référait donc bien à toute une série de « jugements historico-prudentiels » portés par ses prédécesseurs. En énonçant qu' « on n'est pas obligé et qu'il est impossible » -- c'est-à-dire que *le Pape n'est pas obligé et qu'il lui est impossible --* « de répéter à tous et en toute occasion tout ce qui a déjà été dit », il présupposait et requérait une connaissance de tous ces jugements historico-prudentiels du passé ; de tous ceux, du moins, qui étaient les plus importants et les plus caractéristiques. Bien sûr, c'est *analogiquement* qu'un jugement historico-prudentiel peut être transféré d'une situation à une autre. C'est analogiquement que l'histoire peut éclairer le présent et l'avenir. Mais le peuple chrétien, qui pense par exemples, par images, par comparaisons, avec un simplisme et un littéralisme réels *ou apparents,* est spontanément formé et habitué à penser par analogie, tout en ignorant et ce mot et la théorie de cette manière de penser. Ce sont au contraire les intellectuels, à la mesure même de l'étendue de leur érudition littérale et de leur attention sémantique aux termes du langage, qui éprouvent les plus grandes difficultés à penser par analogie. Les intellectuels, y compris les intellectuels théologiens, sont en possession d'une théorie de la connaissance par analogie. Mais d'abord beaucoup d'entre eux l'ont oubliée. Et les autres ne s'en souviennent guère que dans des cas très limités, par exemple pour le problème philosophique de l'un et du multiple, au moment où sans l'analogie ils seraient coincés par la logique rectiligne de Parménide. Or l'analogie est partout, la connaissance par analogie s'étend universellement. Je ne crois pas qu'il existe un seul traité *De la connaissance par analogie, en matière historique et sociale.* Mais je sais qu'en dehors des intellectuels, tout le monde pense spontanément par analogie, et à bon droit, sans être capable d'en faire la théorie. Et que ce sont les intellectuels qui sont souvent les plus éloignés de la réalité vivante de la pensée. \*\*\* 134:61 La question d'un éventuel « changement de front » ([^57]) de l'Église relève directement du domaine « historico-prudentiel ». Le P. de Soras fait une longue citation ([^58]) où ce passage entre autres retient l'attention : « Ce que veut l'Église à notre époque, c'est encore, c'est toujours la christianisation du monde, mais elle le veut par d'autres méthodes et d'une autre manière qu'autrefois. Sans omettre l'action en surface, elle lui préfère l'action profonde et durable. Sans négliger son prestige extérieur et la défense de ses droits essentiels, elle préfère s'imposer plus encore par la sainteté de ses membres et l'autorité spirituelle de son magistère. Sans se désintéresser des institutions terrestres, au lieu d'agir directement sur elles, elle préfère agir sur la société humaine par le moyen de ses fidèles vivant intégralement leur foi. » Que l'Église envisage d' « autres méthodes » et « une autre manière », cela est aussi évident que nécessaire. Elle l'a déjà fait cinq fois, cinq grandes fois, selon Chesterton ([^59]), qui sans doute limite son compte aux mutations capitales ; sans quoi il faudrait dire cent fois, mille fois et davantage. L'Église adapte et modifie constamment ses méthodes et sa manière dans cette partie essentiellement changeante que comportent manière et méthodes. Mais justement : on comprend mal une distinction qui divise seulement en deux périodes l'histoire de l'Église. Une première période qui serait « autrefois », en bloc, et une seconde période qui serait « notre époque ». Une Église immobile dans sa manière pendant dix-neuf siècles, et qui aujourd'hui seulement s'avise de s'adapter. Il y a plus ou moins de cette illusion chez (presque) tout penseur, qui diviserait volontiers, au moins implicitement, l'histoire de la pensée humaine en deux parties : 135:61 « autrefois », c'est-à-dire avant sa propre apparition, et « aujourd'hui », c'est-à-dire enfin l'époque lucide et glorieuse qui commence avec lui-même, avec sa pensée, avec son action, avec ses amis, ses collaborateurs et ses disciples. Cette forme d'orgueil intellectuel est quasiment inhérente à l'état d'intellectuel. Dans la citation faite par le P. de Soras, cette distinction bien connue, presque inévitable, et qui n'appelle en soi qu'un sourire amusé, s'aggrave de considérants surprenants. « Autrefois », c'est-à-dire jusqu'au XX^e^ siècle, l'Église n'aurait eu qu'une « action en surface », et c'est *seulement à notre époque* qu'elle se serait mise à « préférer l'action profonde et durable » ? Je pense le contraire. Manières et méthodes changent, mais en conservant une âme commune. S'imposer par *la sainteté de ses membres*, par son autorité spirituelle, par des fidèles *vivant intégralement leur foi*, ne me paraît nullement une découverte ou une conquête de « notre époque », mais l'essence constante de l'action de l'Église, de son action *profonde et durable*, s'exprimant « en surface » par des formes changeantes à chaque époque, *--* des formes superficielles et variées, et en outre jamais exemptes, ni autrefois ni aujourd'hui, des faiblesses et des péchés des hommes d'Église. La perspective suggérée par le texte cité apparaît bien mélangée, bien peu profonde et bien inadéquate. \*\*\* Dans l'adaptation à l'époque présente (adaptation qui fut, qui est, qui sera de tous les temps), on risque d'envelopper et de faire passer des approximations, et même des erreurs, ayant des conséquences directes sur la doctrine sociale, sur la morale politique, sur l'action temporelle des chrétiens. J'en prends un seul exemple. Il est important en lui-même. On comprendra, je l'espère, qu'il vaut soit équivalemment soit analogiquement, selon les cas, pour beaucoup d'autres domaines et même, je le crois, pour toute la doctrine sociale dans son ensemble. La proclamation en 1789 des Droits de l'homme et du citoyen, par une « Déclaration » fameuse, fut à l'époque condamnée par l'Église. Aujourd'hui l'on tend à considérer parfois en théorie, et très souvent en fait, que l'Église fit une sorte d'erreur de manœuvre ; 136:61 ou que, si son opposition aux Droits de l'Homme fut explicable, voire justifiable : par les circonstances historiques, cette opposition s'est progressivement atténuée et n'a plus désormais aucune raison d'être. Et ceux qui rappellent que l'Église éleva des objections capitales à l'encontre de la Déclaration des Droits de l'homme sont volontiers soupçonnés de tendances rétrogrades ou nostalgiques, prétextant des documents pontificaux anciens, aujourd'hui dépourvus de valeur. La *doctrine* universelle et immuable n'était pas réellement engagée dans la censure que l'Église fit de la Déclaration des Droits. Des malentendus et des « blocages » en furent la cause. On se comprend mieux maintenant, et l'Église s'aligne sur les Droits de l'Homme, sans le dire trop nettement encore, ayant enfin aperçu qu'ils correspondent, imparfaitement peut-être en leur formulation, mais très réellement, aux droits naturels imprescriptibles qu'il importe de toujours défendre et respecter. On peut ainsi souligner que l'Église à la fin du XVIII^e^ siècle, en Europe, et longtemps au XIX^e^ siècle, avait par beaucoup de ses dignitaires des attaches avec l'Ancien Régime politique, des liens sentimentaux ou même matériels avec lui, et que d'autre part les auteurs et partisans de la Déclaration des Droits entraient dans l'histoire en commençant par persécuter la religion chrétienne. Et que tout ce contexte accidentel ne fut pas sans influence sur les formulations littérales par lesquelles l'Église manifesta son opposition à la fameuse Déclaration. Mais, si large que l'on fasse la part à de telles considérations, s'ensuit-il qu'il ne reste rien de cette opposition ? A ce propos, ou à quelque autre propos connexe, il paraît inévitable que l'Église soit amenée, lors du prochain Concile, ou dans le cours de sa vie ordinaire, à rejeter catégoriquement les positions d'une aussi radicale hypercritique. \*\*\* Car ces positions sont de plus en plus courantes, et d'autre part ceux qui refusent de les adopter sont de plus en plus violemment attaqués de l'intérieur même de l'Église. Il faudra bien tirer au clair le quiproquo, apaiser la controverse, réunir les esprits dans la vérité. Dans l'enseignement de morale civique et politique dispensé par des organisations catholiques, on énumère volontiers les « droits fondamentaux de la personne », et on énonce : 137:61 « La majeure partie de ces droits ont été définis en 1789 dans la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen et, en 1948, dans la Déclaration universelle des droits de l'homme adoptée par les Nations Unies. » Simultanément, on *omet d'énoncer* que les droits de l'homme ont pour FONDEMENT la volonté de Dieu et la nature qu'Il a donnée à l'homme. On s'abstient d'évoquer le Décalogue, comme s'il n'avait aucun rapport avec les Droits de l'homme, comme s'il n'était pas en substance leur première proclamation et déclaration, formulant les « devoirs » équivalents (ce que nous appelons aujourd'hui le droit « à la vie étant identique au devoir » de ne pas tuer, etc.). Le droit est-il fondé sur la volonté de Dieu ? est-il fondé sur la nature des choses et des êtres (telle que l'a voulue et l'a faite le Créateur) ? Ou bien est-il fondé sur l'accord unanime, ou majoritaire, entre les volontés humaines ? Il y va de tout. Dans le premier cas, les droits de la personne seront imprescriptibles et sacrés, et le demeureront même si une majorité de rencontre, un pouvoir de fait, ou la barbarie d'une époque, ne les reconnaissent plus. Dans le second cas, ce que la volonté des hommes a établi, la volonté des hommes pourra le modifier ou le supprimer. Se référer habituellement aux droits de la personne comme à une *proclamation issue à un moment historique de la volonté des hommes,* c'est implicitement, et souvent inconsciemment, CHANGER LA NATURE de ces droits, et ne plus les faire reposer en dernière analyse que sur un arbitraire collectif. Tous ces droits sans exception peuvent dès lors être défigurés par ceux qui, détenant le pouvoir, dans le cadre national ou dans le cadre international, trouvent utile ou commode d'y porter la main. La Constitution de l'U.R.S.S. elle aussi contient une formulation et une déclaration des droits : ne manque-t-il à la lettre et à l'esprit de ces droits qu'une ratification par des élections libres pour avoir valeur, consistance et autorité de droits imprescriptibles ? imprescriptibles jusqu'à la Déclaration suivante et son ultérieure ratification ? 138:61 Dire cela n'est point sous-estimer l'importance d'un accord explicite et solennel des volontés humaines pour reconnaître et déclarer quels sont les droits de la personne, de la famille, de la société, de l'Église. Ce n'est pas sous-estimer non plus le progrès éventuel de la conscience morale. C'est dire autre chose, concernant la nature et le fondement du droit. \*\*\* Par quoi il apparaît que l'opposition de l'Église à la Déclaration de 1789 n'a pas cessé d'être fondée, bien que cette opposition se soit exprimée à l'époque en « jugements historico-prudentiels » dont la lettre et peut-être le contenu comportaient parfois des éléments aujourd'hui périmés. Même en supposant que les droits de l'homme aient été tous correctement énoncés dans leur formulation de 1789, ce qui est loin d'être certain, la question la plus grave demeure, celle de leur nature et de leur fondement, sur lesquels se sont trompés, de manière ruineuse, les déclarants de 1789. Et tout le *positivisme juridique*, que Pie XII désignait comme l'une des plus grandes erreurs morales de notre temps, commet la même erreur. On m'objectera peut-être qu'il importe de formuler mieux et de traduire d'une manière plus évangélique qu'au XVIII^e^ et au XIX^e^ siècles l'opposition fondamentale à la Déclaration de 1789 ; qu'il faut persuader plutôt que condamner ; éduquer plutôt qu'anathématiser. Mais en quoi serait-ce donc une objection à ce que je dis ? Et pour qui me prend-on ? Un chrétien du rang, simple écrivain laïc, sera toujours par état du côté de la persuasion plutôt que du côté de l'anathème. Dans un univers d'anathèmes, il n'aurait rien à dire, il serait sans utilité. C'est seulement dans un monde de discussion, de persuasion, de compréhension, trouve sa place et sa fonction. \*\*\* Dans la doctrine sociale de l'Église, dans sa morale politique, il existe des principes-clés qui ont été exprimés surtout à travers des « jugements historico-prudentiels » et qui, parfois ou souvent, ont revêtu l'apparence de « blocages politico-religieux ». On est très porté aujourd'hui à bousculer et rejeter cette apparence et ce n'est pas un mal (et ce serait même très bien si l'on ne le faisait pas en s'appuyant trop fréquemment sur des « blocages » inverses, également ou davantage dépendants des événements politiques et des modes intellectuelles du temps). 139:61 Mais attention : il arrive de plus en plus qu'avec l'apparence, le revêtement et la formulation occasionnelle, on rejette aussi la substance, au lieu de la cerner, discerner et approfondir. Le témoignage, héroïque sous la persécution, de *La Cité catholique*, et d'autre part le livre du P. de Soras, placent la pensée chrétienne dans son ensemble en face de ses responsabilités. Seuls, un déluge thermonucléaire ou une rechute d'une manière ou d'une autre dans la barbarie pourraient empêcher l'étude méthodique, contradictoire, mutuellement bienveillante et compréhensive, de ces questions jusqu'à leur racine. L'une des voies d'accès vers la racine même de ces questions sociales est le fondement du droit, *--* implicitement ou explicitement nié dans les « déclarations des droits de l'homme » promulguées de 1789 à nos jours. Faut-il se taire là-dessus ? Faut-il en parler autrement ? Ou faut-il, et est-ce donc cela le « changement de front », en nier l'importance fondamentale ? \*\*\* Dans cette perspective, le livre du P. de Soras est *inquiétant.* Je dis : dans cette perspective (qui n'est pas la seule de son livre). Et je dis : inquiétant, c'est-à-dire que je suppose, que j'admets, que j'espère que l'auteur, explicitant davantage sa pensée, peut dissiper cette inquiétude. Quelle inquiétude ? Celle-ci : que les questions qui viennent d'être évoquées au sujet des droits de la personne humaine, et très précisément de leur indispensable fondement en Dieu, soient désormais rangées parmi les « options politiques » libres, discutables, et peut-être dépassées. A la vérité, la *Morale internationale* du même auteur est à cet égard tout à fait rassurante. Ce n'est donc pas sa pensée qu'il convient ici de mettre en cause, mais l'expression particulière qu'il en donne, et l'influence qu'elle risque d'avoir, par son procès unilatéral de *La Cité catholique.* Là, des omissions et des silences pèsent d'un poids très lourd. Car je cherche, et je cherche en vain, ce qui explique le titre même de l'ouvrage : *Documents d'Église et options politiques.* Quelles OPTIONS POLITIQUES seraient donc, par *La Cité catholique,* par son « simplisme », par son « incompétence », indûment rattachées à la doctrine de l'Église ? 140:61 Précisément, *La Cité catholique,* par méthode, par spécification de sa tâche propre, NE VEUT PAS proposer ou professer d' « options politiques » libres et discutables. De fait, le P. de Soras ne lui en reproche aucune. Au niveau des options contingentes, qui consistent à se prononcer pour ou contre telle ou telle forme de fédéralisme ou d'intégration en Europe ou en Afrique, telle ou telle forme pratiquer de colonisation ou de décolonisation, telle ou telle forme concrète de régime parlementaire ou présidentiel, tel ou tel système électoral, etc., on n'aperçoit aucune prise de position de *La Cité catholique :* on n'en aperçoit ni dans ses écrits, ni dans les critiques du P. de Soras. C'est pourquoi l'on en vient à se demander pour quel motif la critique du P. de Soras parle d' « options politiques » et quelles sont donc les « options politiques » qu'il veut ramener à leur juste place. Il n'en nomme aucune. Et pourtant il en parle sans cesse et il en fait l'objet même de son livre : *Documents d'Église et options politiques.* Quel est donc ce mystère ? \*\*\* La seule apparence d' « option politique » qui soit réellement mise en cause par le livre du P. de Soras est le rejet des *principes* de la Révolution de 1789 et de l'idéologie « moderne ». Est-ce donc une « option » ? Une option « politique » ? Une option « libre », « aussi discutable que bien d'autres » ? La pensée de *La Cité catholique* à l'égard de « la Révolution » en général, et de la Révolution de 1789 en particulier, s'exprime et se résume en ces quelques phrases d'Albert de Mun, souvent citées en exergue des numéros de Verbe : « La Révolution est une doctrine qui prétend fonder la société sur la volonté de l'homme, au lieu de la fonder sur la volonté de Dieu. Elle se manifeste par un système social, politique et économique, éclos dans le cerveau des Philosophes, sans souci de la tradition et caractérisé par la négation de Dieu sur la société publique. C'est là qu'est la Révolution et c'est là qu'il faut l'attaquer. Le reste n'est rien, ou plutôt tout découle de là, de cette révolte orgueilleuse, d'où est sorti l'État moderne, l'État qui a pris la place de tout, qui est devenu dieu et que nous nous refusons à adorer. 141:61 La contre-Révolution, c'est le principe contraire, c'est la doctrine qui fait reposer la société sur la loi chrétienne. » En dehors de cette OPTION-là, on ne voit pas quelle autre « option politique » de *La Cité catholique* pourrait être mise en cause par le P. de Soras. Seulement, est-ce une « option politique » ou est-ce un point de « doctrine » chrétienne ? Je parle de la pensée, je ne parle pas des mots. Car s'il s'agit d'une simple querelle de mots, *qu'on le dise enfin !* Les querelles de mots sont parfois utiles, à condition d'être claires, de se présenter pour ce qu'elles sont, de dire ce qu'elles disent. La critique sémantique est permise, elle est nécessaire. Si l'on reproche SEULEMENT à *La Cité catholique* d'exprimer sa pensée avec des mots qui sont (entre autres), d'Albert de Mun, et notamment avec les mots de « révolution » et de « contre-révolution », il importerait de préciser explicitement et une bonne fois qu'on s'en prend au *langage* et non à la *pensée.* La pensée d'Albert de Mun ne nous paraît, dans les phrases citées, absolument pas « une conception aussi discutable que bien d'autres ». Les mots, eux, sont comme tous les mots, ni meilleurs ni pires. Mais s'il s'agissait d'une simple querelle sémantique, pourquoi aller mettre en cause à ce sujet les « options politiques » ? Choisir de *fonder* la société *sur la volonté de l'homme*, ou bien choisir de la fonder *sur la volonté de Dieu,* voilà l'OPTION. Est-ce une option « politique » ? est-ce une option « libre » ? Je réponds : *non.* L'apparence est que tout se passe, sinon dans la pensée du P. de Soras, du moins dans son livre, comme s'il n'était pas exclu que l'on puisse répondre : *oui*. Ou au moins, l'apparence est que l'on voudrait éviter la question, et faire comme si cette question ne comportait pas en doctrine une réponse nécessaire. Ou encore, l'apparence est que l'on s'exprime de plus en plus, un peu partout, comme s'il n'y avait ni importance ni urgence dans cette question, ou comme si elle était frappée d'inopportunité. En tout cas, il est de fait que de plus en plus on accuse d' « option politique », libre et contestable, ceux qui croient devoir énoncer *en doctrine* que la société, est *fondée sur la volonté de Dieu et non sur la volonté de l'homme.* 142:61 En face de cette affirmation doctrinale, la pensée contemporaine, la pensée sociale chrétienne, s'est mise à biaiser de plus en plus et à se dérober, comme si elle en ressentait un « malaise ». Elle a tenu compte, des susceptibilités modernes : les susceptibilités existent, elles sont un fait non négligeable, et il importe assurément de tenir compte des faits. Mais pas au point de ne plus oser dire : *est, est ; non, non*, et de laisser s'installer la confusion dans les consciences. On peut changer de vocabulaire, si les susceptibilités ; contemporaines le réclament, mais sans changer de principes s'il s'agit vraiment de principes. Ces principes, la pensée sociale contemporaine, quand elle est chrétienne, ne va pas jusqu'à les nier. Ou du moins, pas toujours. Mais on dirait qu'elle s'en lave les mains, et qu'elle n'aperçoit pas que leur oubli est la cause la plus générale et la plus pesante des violences, des injustices, des désordres où se débattent désespérément les sociétés modernes. Elle ne pourra pas toujours s'en laver les mains. Le jour approche où cette pensée sociale n'aura plus d'autre ressource que de se tourner vers le Christ Notre-Seigneur pour lui demander : -- Es-tu Roi ? Elle entendra alors la réponse : -- Tu l'as dit. Je suis Roi. 143:61 LE SORT de celui qui essaie de tenir un propos intelligible est bien rarement aujourd'hui d'être entendu de ceux qui ont un autre avis. La circulation des idées -- essentiellement différente de l'invasion des propagandes -- est devenue presque inexistante. Un peu partout l'intrigue, l'acception de personnes, le sectarisme aveugle ont dressé leurs barricades. Si le son des mots que vous prononcez paraît déconcertant, il n'engendre guère cette inquiétude d'esprit, cette curiosité qui poussent à connaître mieux, à essayer de comprendre. Il engendre plus souvent le refus, la colère du conformisme dérangé, l'intention de nuire. Je parle là d'une expérience qui est la mienne, l'expérience que j'ai eue pendant six années des mœurs intellectuelles les plus fréquentes dans la communauté chrétienne à laquelle j'appartiens et avec laquelle j'ai une communauté de destin que je ne récuse pas. Plutôt que d'essayer d'entendre ce que l'on dit, et de discerner sous quel rapport ce propos est éventuellement vrai, sous quel rapport il est éventuellement erroné, et comment, et pourquoi, on s'en va rechercher d'emblée le plus extérieur, le plus étranger à ce qui est en question, le plus *insignifiant*, et l'on en fait une montagne de vociférations. Quand j'habitais la paroisse de XXX, si j'écrivais quelque chose certains disaient : « Pas étonnant. Il est à XXX. C'est le curé qui l'inspire. » Et l'on n'examinait pas plus avant. Un jour mon curé d'alors écrivit quelque chose. 144:61 Les mêmes déclarèrent : « Pas étonnant. C'est le curé de XXX. Il a Madiran dans sa paroisse. C'est Madiran qui l'inspire. » Et l'on n'examina point plus avant. Les mêmes : qui ne sont pas n'importe qui, ils figurent au nombre des ténors, ou supposés tels, de la presse et de l'intelligence catholiques. Encore heureux quand cette immobilité de l'esprit est anodine. Elle est souvent méchante et compliquée : avec l'unique et constant résultat que le propos ne soit pas entendu, qu'il ne soit pas discuté, qu'il ne soit même pas réfuté, mais que l'auteur soit démoli dans sa réputation et si possible dans son honneur. Oui, j'ai six années d'expérience, les six années d'expérience du directeur d'*Itinéraires.* Six années qui sont effroyables, mais pas pour moi. Pour moi, elles sont cause d'une surprise, et aussi d'une angoisse, d'une angoisse pour les âmes *--* pour des âmes de prêtres *--* qui est aussi vive qu'au premier jour, peut-être parce que mon catholicisme relève de la catégorie du « catholicisme fort ingénu » que le P. de Soras regarde de haut en bas. Des prêtres, et ne parlant point en privé, je veux dire parlant avec autorité aux élèves d'un Séminaire, ou à une réunion ecclésiastique, et dans d'autres occasions semblables, des prêtres qui ne me connaissent pas et que je ne connaissais pas, des prêtres de la catégorie plutôt théologienne, et qui avouent volontiers n'avoir jamais lu un seul numéro d'*Itinéraires* ou un seul de mes livres, ont déclaré avec assurance et certitude que je suis un franc-maçon (*sic*) ; que je suis un politicien feignant la foi chrétienne dans l'intention de recueillir les suffrages catholiques aux prochaines, élections (*sic*), et qu'on le sait bien (*sic*) ; que je suis excommunié (*sic*), ipso facto selon l'un, en vertu d'une excommunication spéciale selon l'autre ; et quantité de choses analogues. Des prêtres ! Je dois dire que les laïcs n'y vont pas aussi fort. Un éminent intellectuel catholique, directeur de publication, aujourd'hui décédé, racontait très sérieusement il y a quelques années que j'avais fait vingt-cinq ans de bagne (*sic*), ignorant sans doute qu'à l'époque où il le disait j'avais trente-cinq ans d'âge, ce qui me faisait entrer au bagne à dix ans... Mais enfin, vingt-cinq ans de bagne, dans un monde où la prison est souvent un honneur, c'était beaucoup moins grave que les propos des prêtres. Les laïcs, spécialement ceux qui sont les champions théoriques de la tolérance, du dialogue et de la charité, n'y sont pas allés de main morte : mais je reconnais qu'ils n'arrivent pas à la cheville de certains ecclésiastiques. 145:61 La haine viscérale, l'hystérie intellectuelle ont fait de grands progrès dans la communauté chrétienne. Je ne crois pas qu'elles les aient faits toutes seules. La presse à sensations, j'entends la presse catholique à sensations, à « chocs » et à grands cris, y contribue un bon coup. A Paris, au début de l'hiver 1962, un religieux écrivait que certaines catégories de catholiques, qu'il déteste sans s'être seulement donné la peine d'apprendre à les connaître, sont à ses yeux « un diverticule creux du cœcum » ([^60]). Étant religieux, il écrivait ainsi, forcément, avec l'autorisation de ses Supérieurs et de l'Ordinaire. On peut imaginer en outre ce que doivent être ses propos plus ou moins privés, entretiens, allocutions, instructions, quand il n'est plus contrôlé et modéré par la « licentia edendi ». \*\*\* Les mœurs intellectuelles d'aujourd'hui m'incitent donc à formuler des précisions qui, en d'autres temps, ou en d'autres lieux, auraient été considérées comme allant de soi, ou mieux encore auraient été tenues pour sans importance. Si je viens d'écrire quelques pages autour de la notion de « cité catholique à instaurer et restaurer », ce n'est point par complicité organique, clandestine et stratégique avec le mouvement nommé *La Cité catholique*. C'est avant la fondation et c'est en dehors de l'activité de *La Cité catholique* que j'ai connu son directeur Jean Ousset. Je n'ai point participé aux travaux de cette organisation, et je me demande quelquefois, à ce propos, je me demande de plus en plus si je n'ai pas eu tort de n'y point participer. Mais la vie, vous savez ce que c'est ? on va ici, on va là, on est appelé ailleurs, on n'a le temps de rien, je faisais autre chose. 146:61 Quand j'ai fondé *Itinéraires,* je n'en ai même pas parlé à Jean Ousset. Je connaissais *Verbe,* je pensais qu'il était possible de faire aussi quelque chose de tout différent, d'autant plus que *Verbe* n'est pas une « revue » et ne cherche pas à l'être, mais un bulletin de travail. Ceux qui s'obstinent à analyser *Verbe* comme on analyserait une « revue » commettent là leur première erreur de perspective, mais apparemment ils s'en moquent, malgré tout ce qu'on peut leur dire. Les méthodes « pédagogiques » de La *Cité catholique* ne me convenaient pas beaucoup ; non que j'entende y critiquer quelque chose, mais cette forme d'action ne correspond pas tellement à mon tempérament. Si *parva licet...*, c'est comme un qui serait Dominicain : il n'a rien contre les constitutions de la Compagnie de Jésus, il n'a rien contre la règle de saint Benoît, mais enfin il est Dominicain, il n'est pas Jésuite ni Bénédictin. A l'intérieur de la vocation essentielle de l'homme, qui est de connaître, aimer et servir Dieu, il existe une multiplicité de vocations particulières. On le comprend pour les religieux ; ou si, comme je le crains parfois, on ne le comprend plus toujours très bien, on le tolère et on l'admet parce que c'est ainsi et qu'il serait trop compliqué, trop impossible, de décider maintenant le rassemblement de tous les religieux en un Ordre unique. Il y a les Jésuites, les Dominicains, les Chartreux, les Bénédictins, les Trappistes, les Franciscains, les Capucins, les O.M.I., et tant d'autres. Et encore plus pour les femmes. La véritable *promotion* des laïcs est de respecter INSTITUTIONNELLEMENT la diversité de leurs vocations autant que l'on respecte celle des religieux. Ceux qui voient l'idéal, pour les laïcs, dans le journal unique, dans l'Action catholique unique, et cetera, rêvent sans le savoir d'un encasernement qui serait épouvantable et qui d'abord restera toujours impossible, et devra échouer par un côté ou par un autre, quelques efforts que l'on déploie pour y parvenir. \*\*\* 147:61 L'hebdomadaire *Témoignage chrétien*, qui dans un numéro insinue que *La Cité catholique* est en réalité un organisme de complot clandestin et subversif contre l'ordre public, et qui dans *un autre* numéro établit et publie des listes nominales, pense sans doute par cette démultiplication échapper au reproche de faire une besogne de délation policière. Quoiqu'il en soit, *Témoignage chrétien* m'a inscrit sur la liste nominale qu'il a publiée des « amis de *La Cité catholique* »*,* et j'y figure entre le Cardinal Feltin et Henri Massis, en compagnie d'un certain nombre de personnalités civiles et religieuses. C'est un honneur pour moi de me trouver en une telle société ; c'est un honneur pour moi d'être compté et même d'être DÉSIGNÉ parmi les amis de *La Cité catholique.* Mais cette amitié n'est pas une collaboration. Cette amitié a grandi et grandit chaque jour au spectacle de la persécution. J'ai donné à *Verbe* deux articles, l'un en 1960 de technique philosophique sur un point de doctrine sociale, l'autre en 1961 sur la traduction en français d'un passage de *Mater et Magistra.* Je ne suis pas sûr que ces deux articles s'intégraient très bien dans le cycle des travaux de *La Cité catholique,* qui n'ont aucun besoin de moi pour se poursuivre ; je les ai donnés comme signe et comme gage de ma sympathie, de ma solidarité, de mon amitié dans la persécution qui chaque jour plus douloureusement frappe et atteint Jean Ousset, son équipe, ses militants. Mais point seulement parce que cette persécution est inique, point seulement parce que cette persécution est méchante, point seulement parce que, cette persécution est abominable. Il y a une autre raison. Une raison principale. La persécution qui vise *La Cité catholique* ne vise pas les maladresses, les malfaçons, les erreurs éventuelles commises au service de la civilisation chrétienne et de l'Église. Le procès public intenté à *La Cité catholique* ne vise pas à corriger ces erreurs, ces malfaçons, ces maladresses. Il s'emploie à en tirer prétexte et argument, ce qui est tout autre chose. Prétexte et argument contre le dessein de servir l'Église de cette manière : c'est-à-dire en travaillant à instaurer et restaurer la civilisation chrétienne. Le procès et la persécution ne tendent pas à aider *La Cité catholique* à faire mieux ce qu'elle ferait mal. Le procès et la persécution tendent à ce qu'elle NE LE FASSE PLUS DU TOUT. 148:61 Ils tendent à davantage encore. Ils tendent à ce que personne désormais NE LE FASSE PLUS. Ils ne tendent même pas à formuler plus explicitement, à concevoir plus profondément ou plus exactement le dessein d' « instaurer et restaurer sans cesse la civilisation chrétienne, la cité catholique ». Ils tendent à interdire ce dessein, à l'annuler, à le déshonorer, à en détourner radicalement les catholiques. Je ne crois pas que ce soit la pensée du P. de Soras. Mais plusieurs passages de son livre peuvent eux-mêmes y contribuer, tandis qu'à aucun moment il ne met en garde contre ce péril qui est inhérent au procès de *La Cité catholique* tel qu'on l'a institué dans la presse de deux ou trois continents. Les chrétiens continueraient sans doute à rêver d'une animation spirituelle de la société profane. Mais ce serait une animation anonyme, conservant la recherche de la pureté d'intention dans l'intimité du cœur, et abandonnant les normes objectives de la civilisation chrétienne. \*\*\* Le procès que des journaux d'Europe, d'Amérique et d'ailleurs font de *La Cité catholique* prend prétexte des imperfections réelles ou supposées qui sont celles du mouvement de Jean Ousset, mais ce procès est devenu en fait, d'un bout à l'autre du monde chrétien, un procès de la civilisation chrétienne. Un procès rétrospectif, un débat historique, ce ne serait presque rien encore. Mais un procès qui descend jusqu'à la racine du cœur, jusqu'à la jointure de l'âme et de l'esprit, en visant à extirper jusqu'au désir, jusqu'à l'espérance, jusqu'à la volonté d'une civilisation chrétienne et d'une cité catholique. C'est de quoi j'ai, parlé dans les pages que l'on vient de lire. J'ai voulu préciser en terminant que je ne suis pas, « individuellement concerné ». Personnellement, je puis fort bien me passer des mots de « cité catholique », et je ne me souviens pas de les avoir employés en dehors de ce débat. Ce que j'ai à dire d'ordinaire *--* à supposer que j'aie quelque chose à dire *--* s'exprime habituellement dans un autre vocabulaire et à un autre plan. La revue que je dirige n'a aucun besoin, faisant ce qu'elle fait, d'un titre, ou d'une terminologie qui fasse froncer le sourcil du P. de Soras. 149:61 Mais les coups portés à *La Cité catholique* atteignent l'Église. Non pas en droit ! En fait, tels qu'ils sont. Je l'ai dit à l'intention de ceux qui prient, de ceux qui souffrent, de ceux qui font oraison. *Sentire cum Ecclesia,* c'est aussi souffrir avec l'Église, c'est aussi souffrir avec le Christ Notre-Seigneur, trahi, vendu, bafoué, crucifié. Et ressuscité. Jean MADIRAN. 150:61 ### De l'Enfant Jésus à la Sainte Face THÉRÈSE DE LISIEUX a suivi la voie de l'enfance spi­rituelle, elle nous enseigne à la suivre nous-mêmes ; cette voie est accessible à tous par sa simplicité et son universalité ; elle convient, à tous les âges, en tous temps. Elle est simple, mais non pas facile. Sœur Thérèse se dénomma dès sa profession de l'Enfant Jésus et de la Sainte-Face. Il ne saurait y avoir de vie chrétienne dans l'oubli des moyens de notre salut ; dans l'oubli de la Pas­sion. Sœur Thérèse a passé le temps à essuyer la face pou­dreuse, sanglante et défigurée de Notre-Seigneur ; le mira­cle s'est renouvelé ; la Sainte Face s'est imprimée dans le cœur de la jeune religieuse ; Sœur Thérèse a bravé la crain­te du monde et des conventions, même religieuses, pour rem­plir, obscurément au milieu de l'inattention et de l'ignorance la mission de la jeune Juive sur le chemin du Calvaire elle est la Véronique de notre temps. La grâce de Dieu a laissé par elle une trace d'amour ineffaçable sur le corps mystique du Christ. 151:61 Or, comme le Cyrénéen, tous nous rencontrons Jésus, bien souvent à l'improviste comme le Cyrénéen lui-même, qui revenait de bêcher son jardin pour les semis de prin­temps. Nous le rencontrons soit au baptême dans la petite enfance, soit à la maturité, soit à la onzième heure, soit dans la dernière minute de la onzième heure ; c'est l'heure de la liberté du choix et du salut. Quelle chance eut en ce jour l'homme de Cyrène « père d'Alexandre et de Rufus » ! Cette indication de l'évangéliste montre que deux enfants de Simon de Cyrène furent au nombre des premiers chrétiens, et lui aussi peut-être. Cette fameuse rencontre qu'il fit au re tour des champs, cette chance d'être appelé à porter la vraie croix au jour même où ce gibet fut revêtu de gloire, lui valut la persécution certainement et peut-être le martyre. Quelle aventure ! Simon a aidé Jésus ! Ce fait extraordinaire est vrai ; un homme a partagé avec Jésus le poids de sa croix ; il a par­ticipé à la Passion. Comme toujours dans notre histoire religieuse, des faits très simples et même très peu glorieux ont un sens profond et universel. « *Je parfais ce qui manque aux souffrances du Christ, dans ma chair pour son corps qui est l'Église* », disait saint Paul. Saint Paul imitait Simon de Cyrène. A nous tous nous sommes un seul corps ; Jésus en est la tête qui nous a ache­té, la filiation divine. Car Dieu envoie les chrétiens dans le monde comme Lui-même a envoyé son propre fils, chacun, vers sa Croix. Simon de Cyrène, en donne un exemple à notre portée. Il ne courait pas au-devant de la Croix avec l'ardeur timide de Véronique ou de la jeune religieuse en qui s'imprima la vénérable Face, ni avec le brûlant enthousiasme de saint Paul conver­ti. Il la rencontra sans la chercher : il était prédestiné sans doute à cet office unique. Les apôtres l'ont connu et, après coup, ont dû l'envier eux qui n'étaient pas là, ou « regar­daient de loin ». Saint Paul aussi, le persécuteur, a dû envier ce témoin privilégié dit Vendredi Saint. 152:61 Nous ne savons pas comment Simon a pris cette gloire sur le moment même. Très bien peut-être, s'il était un Juif pieux. Il a pensé en tout cas à donner sa bêche et son râteau à ses deux gamins, il a porté la Croix pendant quatre cents mètres, et s'est pro­bablement hâté de rentrer chez lui. Il est souhaitable que nous prenions la Croix au moment où elle s'offre à nous, au moins avec la résignation de l'homme de Cyrène. Et mieux avec joie, comme tous les saints l'ont fait. Celle du Cyrénéen fut probablement rétros­pective : « Quel sot j'étais, dut-il se dire, de prendre cette. Croix pour une corvée désagréable ! Que n'ai-je alors, com­pris ! » C'est bien souvent notre cas. Disons plutôt avec saint Paul : « *Je suis rempli de consolation, je surabonde de joie parmi toutes nos tribulations*... » « *Je me complais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les persécutions, dans les détresses à cause du Christ.* » Car c'est là vérité de l'Amour et de l'union à Dieu. \*\*\* CHRÉTIENS mes frères, vous n'échapperez pas à la Passion du Christ car il n'est pas d'autre moyen de salut. « *Celui qui veut être mon disciple, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive.* » « *Mon joug est doux et mon fardeau léger.* » C'est là une contradiction pour la nature : pour la foi c'est une éclatante vérité d'expérience. Il y a toujours en quelqu'endroit de la terre un Ananie pour mentir au Saint-Esprit, mais aussi quelqu'Étienne pour mourir au nom de Jésus. La Palestine est loin, dans l'espace, Ponce-Pilate et Judas sont loin dans le temps, mais la Sainte Messe en tous endroits de la terre replace le Mont Calvaire et la procession des trois Croix, celle du Juste et les nôtres, les croix des larrons. 153:61 Il n'est pas non plus d'endroit de la terre où il n'y ait quelque persécution des chrétiens, farouche ou insinuante et cette dernière fait plus d'apostats que la Première. De cent cinquante ans, un esprit démoniaque s'acharne à dé­truire la foi et tout ce qui reste de société chrétienne ; son signe est la division ; il l'a placé dans les institutions elles-mêmes, et depuis vingt ans il semble aboutir, car il a divisé les Français, divisé les métropolitains de ceux d'Algérie, divisé les catholiques il a escamoté deux révoltes du bon sens et de la morale naturelle, contre les idéologies sataniques, et nous sommes entrés dans la guerre civile. L'Ecclésiaste le dit (X, 5) « Il est un mal que j'ai vu sous le soleil... La folie occupe les postes élevés. » Et ce n'est pas vrai que de la France. Des croix sociales, nationales, universelles vont donc s'a­jouter à tant de croix personnelles. « Car l'homme s'en va vers sa maison d'éternité et les pleureurs parcourent les rues... la poussière retourne à la terre selon ce quelle était et l'esprit retourne à Dieu qui l'a donné. » L'esprit d'enfance est simplement l'esprit de foi lorsqu'il n'est pas flétri par le souffle impur ou desséchant du mon­de. Voici ce que nous avons entendu dire à une enfant de cinq ans. Dans la famille un nouveau-né dépérit pendant cinq semaines et puis mourut. Les parents pleuraient ; la fillette dit alors : « Oh papa ! il est au ciel et vous pleurez ! » Cette enfant aurait aujourd'hui dix-huit ou vingt ans. Nous ignorons ce qu'elle est. Il est vraisemblable qu'elle pleurerait. Jésus a bien pleuré à la mort de Lazare. Il allait mourir lui-même et il le savait. Lazare allait ressusciter le quatrième jour et lui-même au troisième. Jésus pleurait sur la condition humaine qu'il avait adoptée. Comme il est dit dans un office : « Adam a goûté un fruit de mort au temps de sa vie. Dieu a donné à goûter un fruit de salut au temps de sa mort. » Notre jeune fille s'est attachée à ce qui l'entoure, habituée à la terre. Des devoirs lui sont venus. Parmi les attachements il en est de bons que doivent régler les vertus et les dons du Saint-Esprit. 154:61 Il en est qui doivent être éliminés avec énergie : ce combat est voulu par Dieu, il est l'épreuve de la foi, épreuve « plus précieuse que l'or péris­sable éprouvé lui-même par le feu », dit saint Pierre. Garder ou retrouver l'esprit de foi de l'enfance est l'œuvre de la grâce, mais « *demandez et l'on vous donnera, frap­pez et l'on vous ouvrira* ». La prière est l'unique condition. Sœur Thérèse de Lisieux subit l'épreuve de l'esprit de foi le plus durement et quasi impitoyablement dans la dernière année de sa vie. L'esprit, d'enfance n'est pas un esprit de laisser aller ; chez les grandes personnes lorsqu'elles ne l'ont conservé depuis leur jeunesse, c'est une dure conquête de la grâce sur notre sottise. Mais il ramène à la simplicité de la vie spirituelle, il conduit à voir Dieu en toute chose, et à tout faire en vue de Dieu. C'est la conversion. L'Église en ce temps de carême nous rappelle que la Croix est l'outil nécessaire de notre salut. Unissons-nous par la prière pour profiter des grâces attachées au ministère de l'Épouse du Christ. D. Minimus. 155:61 ## NOTES CRITIQUES ### Première approche du teilhardisme : la distinction des trois ordres Pourquoi le cacher ? Mon premier contact avec le teilhardis­me ne fut pas heureux. C'était en 1942 ou 1943. Les papiers ronéotypés et non signés du Père Teilhard circulaient abon­damment dans les séminaires, les studentats et parmi les laï­ques. Un théologien m'avait communiqué le « Comment je crois ». Je me souviens encore du malaise qui me gagnait à mesure que je lisais ces pages déconcertantes : « Ainsi donc pas de cassure nette, pas de distinction irréductible entre les ordres. Pas de commencement absolu, pas d'intervention abso­lument gratuite du Seigneur Dieu pour l'apparition de la vie, pour la création de l'homme, pour la rédemption du genre humain. » Voilà donc « comment il croit ». » Vingt ans après, ayant pris la peine de lire les œuvres dé­sormais publiques, publiées et patronnées de l'illustre paléon­tologue, je n'ai pas manqué de corriger certaines préventions. J'ai admiré les intentions apostoliques de ce fils de saint Igna­ce, j'ai mieux compris son généreux dessein : ne pas se rédui­re à une spécialité mais essayer d'unifier les vastes acquisitions de la science contemporaine et par ailleurs faire saisir que la foi, loin d'être incompatible avec l'étude scientifique du cos­mos, donne au contraire leur pleine signification aux diverses réalités du monde et à leur devenir. Cependant je n'ai pas cru devoir rejeter le premier sentiment, l'évidence première qui s'était imposée à moi et que je résumerais ainsi : il est des intuitions essentielles du sens commun et du sens chrétien qui font cruellement défaut à la tentative teilhardienne, pour gran­diose et magnanime qu'elle soit. Du reste, même les interprètes les mieux informés, les plus avertis, les plus compréhensifs ne peuvent éviter de faire des réserves fondamentales. Voilà par exemple comment s'exprime l'abbé Grenet, professeur à l'Institut Catholique de Paris ([^61]) : « L'observation intégrale des faits et leur expression au niveau d'une phénoménologie générale imposent l'évidence d'une discontinuité radicale en plusieurs points de la montée en plusieurs points (passage de la matière à l'esprit ; passage de l'évolution à l'histoire ; passage de la société humaine à « l'*ad­mirabile commercium* » avec Dieu). 156:61 Le plus et le mieux n'étaient pas du tout (même pas en puissance) dans le moins bien... Ainsi il importe d'éliminer au plus vite de la synthèse teilhardienne cette notion philosophique de *préexistence lar­vée*, que le P. Teilhard a improvisée faute de mieux, c'est-à-dire nous semble-t-il faute de la notion de puissance ; et qui fait courir aux lecteurs enthousiastes mais non philosophes et non théologiens ([^62]) de Teilhard, les pires dangers du point de vue de l'intégrité de leur foi chrétienne : le danger de penser que l'esprit n'est qu'une émanation de la matière ;... que l'histoire humaine n'est que la continuation de l'histoire naturelle ; le danger de croire que la Grâce gît déjà dans la nature et que le Royaume du Ciel n'est que l'accomplissement des royaumes temporels. Et par-dessus le marché le danger de croire que toutes ces positions aventureuses sont des consé­quences logiques et nécessaires de la « science moderne ». Semblablement, l'un des meilleurs théologiens de notre épo­que, Monseigneur Journet, de Fribourg, qui manifeste lui aussi une vraie compréhension des intentions du savant jésuite, ne peut s'empêcher de noter après de longues citations de l'*Avenir de l'Homme* : « C'est le Teilhard illuminé et visionnaire qui parle ici, et quand il baptise christogénèse l'aboutissement d'u­ne telle évolution, quand il en appelle pour la justifier aux révélations mêmes de saint Jean et de saint Paul, comment un chrétien, comment le plus humble lecteur de l'Évangile, pour­rait-il ne pas se sentir gêné et attristé au plus profond de son cœur ? Ce n'est pas seulement le sens de la transcendance, du christianisme et de l'Évangile qui manque douloureusement dans la perspective de la vision teilhardienne c'est antérieurement déjà le sens de la transcendance de Dieu. Le mystère de la création ex nihilo en est initialement et en reste radica­lement exclu. » ([^63]) \*\*\* 157:61 Je n'ignore pas que la réponse au Père Teilhard, pour être intégrale, devrait s'attaquer aux problèmes contemporains qui sont réels et qu'il a vus intensément ([^64]). Mais je suis également sûr que toute réponse, pour être solide, doit commencer par rappeler les vérités essentielles qui dominent les problèmes contemporains, et qui sont plus que jamais oubliées sinon tournées en dérision. Ce rappel n'est qu'une partie du travail qui nous est demandé, mais il est absolument nécessaire ; sans cela on ne répond pas à celui qui se trompe, on s'enferre avec lui. Si, par exemple, *Mater et Magistra* apporte une solution admi­rable aux problèmes actuels de la vie économique et sociale c'est sans doute parce que le Souverain Pontife a discerné ces problèmes, mais c'est en même temps, et plus encore, parce qu'il a tenu ferme les principes éternels (et qu'il a su les ap­pliquer à une matière assez neuve) : principe du droit de pro­priété *privée* principe des libertés et franchises des corps intermédiaires principe du rejet de l'étatisme. Eh ! bien donc, dès l'instant que l'on essaie de réfléchir comme l'a fait le Père Teilhard, sur l'homme ([^65]) et la place qu'il occupe dans l'univers, voici trois vérités premières qu'il faudra toujours tenir, qui commandent tout, qui lui ont échappé, malgré ses intentions excellentes. Tout d'abord l'être est hiérarchisé ; il ne se ramène pas à une substance unique, infiniment énorme et malléable, en la­quelle les autres substances seraient initialement contenues et cachées et d'où elles finiraient par sortir, par « émerger », pourvu qu'on y mette le temps ([^66]). Il est bien vrai, et c'est le mérite du P. Teilhard de l'avoir mis en relief, qu'avec la suc­cession des temps les êtres qui sont apparus étaient dans l'ensemble plus parfaits. Mais ce n'est pas le temps comme tel qui en est la cause. 158:61 L'esprit n'est pas déjà enfermé dans la matière ou dans la vie sensible ; l'union avec Dieu comme telle n'est pas déjà présente dans le travail de l'esprit ni dans son effort pour aménager l'univers. Entre ces trois niveaux de l'être : la vie, -- l'esprit et la liberté, -- la grâce divine -- il existe des coupures abyssales. Certes ces coupures ont été franchies : s'il y a une nature humaine c'est parce que l'esprit a été joint au corps ; de même que, à un degré supérieur, l'esprit et la liberté ont été touchés et pénétrés par la grâce divine. Mais enfin la coupure a été franchie, le passage a été réalisé non point par la force du degré inférieur, mais par l'intervention du Tout-Puissant, absolument libre et gratuite. La vie par elle-même n'a pas évolué en esprit ; l'esprit par lui-même n'a pas évolué en grâce ; ce n'est pas l'effort persévérant de l'inférieur ni son désir prolongé qui a produit le supérieur ; c'est Dieu même qui dans sa miséricorde et sa toute-puissance a bien voulu faire descendre l'esprit dans une matière suffisamment préparée, faire descendre la grâce au cœur de la liberté. (Ima­giner le contraire, imaginer que, par lui-même et pourvu qu'on y mette le temps, le moins arriverait à produire le plus ce serait méconnaître les principes de causalité et de raison suffisante et s'attaquer à la structure même de l'esprit.) On sait en quels termes, en quelle langue, Pascal a exprimé cette vérité élémentaire de la distinction des ordres. « La dis­tance infinie des corps aux esprits figure la distance infini­ment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnatu­relle... La grandeur de la sagesse, qui est nulle sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d'esprit. Ce sont trois ordres différents de genre... Jésus-Christ sans biens et sans au­cune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n'a point donné d'inventions, il n'a point régné, mais il a été humble, patient, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Oh ! qu'il est venu en grande pom­pe et en une prodigieuse magnificence, aux yeux du cœur, qui voient la sagesse... Il eût été inutile à Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi ; mais il y est bien venu avec l'éclat de son ordre. Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre, duquel est la grandeur qu'il venait faire paraître. Qu'on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l'élection des siens, dans leur abandon, dans sa secrète résurrection, et dans le reste, on la verra si grande, qu'on n'aura pas sujet de se scandaliser d'une bassesse qui n'y est pas. 159:61 Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela et soi ; et les corps rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs produc­tions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d'un ordre infiniment plus élevé. De tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée ; cela est impossible et d'un autre ordre. De tous les corps et esprits on n'en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d'un autre ordre, surna­turel. » ([^67]) Admirable de tant de manières cette Pensée fameuse l'est particulièrement en ceci qu'elle décrit un ordre de la charité chrétienne, lequel d'ailleurs est le seul qui existe. Or l'ordre de la charité chrétien est inséparable de l'humiliation, de l'a­baissement, de la peine. Selon une très juste formule ([^68]), dans l'ordre de la charité chrétien, la souffrance et la mort, la lutte contre notre convoitise personnelle et contre les scandales du monde « ne sont pas éliminés mais ils sont illuminés ». La pensée de Pascal ne dit pas tout ; notamment elle ne dit pas que l'ordre de la charité tend par lui-même à pénétrer et purifier l'ordre des esprits et des corps ; que la sagesse « qui est nulle sinon de Dieu » demande à informer « les grandeurs des rois, des capitaines et des gens d'esprit », en un mot à faire naître une chrétienté. L'idée de chrétienté est étrangère à Pascal. Mais enfin avant de dire que la grâce de­mande à tout pénétrer, et donc à tout purifier et surélever (ce qui n'est pas possible sans participation à la croix) il faut commencer par dire ce qu'est la grâce, la situer à son niveau propre qui est entièrement transcendant et particulier à Dieu, puisqu'elle est une participation à la nature divine en ce qu'elle a de réservé : le bonheur des trois personnes ([^69]). \*\*\* S'il existe une distinction irréductible entre les divers ordres, il existe également une préparation de l'inférieur au supérieur. Le second principe dont nous voulons parler mani­feste la nature de cette préparation. On peut le formuler ainsi : le degré suprême du rang inférieur approche et prépare le degré infime du rang supérieur et d'ordinaire cette préparation demande du temps ; mais c'est tout ; le degré inférieur ne pro­duit jamais de lui-même le supérieur. 160:61 Le degré même le plus bas du rang au-dessus ne sera atteint que grâce à l'influx que, peut-être tout préparait, mais que rien ne rendait obligatoire, de la libre causalité divine. Bien que l'homme soit au plus bas degré dans l'échelle des esprits, « il n'est pas né, *en ligne di­recte*, d'un effort total de la vie » ; il est venu de Dieu, grâce à une *rupture* avec ce qui le précédait. Gardons-nous de con­fondre la préparation et la cause. Il est vrai, ce n'est qu'à la suite d'une longue préparation que l'homme est apparu sur la planète ; mais ce n'est pas à cause de cette préparation qu'il, est apparu, c'est par la force toute-puissante de la parole de Dieu notre Père : *Faciamus hominem ad imaginem et simili­tudinem nostram.* Les mammifères dénommés hominiens prépa­raient, en un sens, l'espèce humaine ; mais l'espèce humaine, du fait d'être spirituelle, n'a pas été engendrée par l'évolution des mammifères dénommés hominiens. Quelle que soit la ma­tière préalablement adaptée dont le Tout-Puissant se soit servie il ne faut pas dire que l'espèce humaine monte d'en bas ; elle descend de Dieu ([^70]), d'une initiative divine totalement libre et gratuite. Il faut même ajouter que cette initiative a fait surgir un seul couple humain, un couple situé très haut en intelligen­ce, amour, bonté et sainteté ; l'espèce humaine a commencé par un état de perfection -- la perfection originelle. J'entends bien, que Adam et Ève n'avaient pas dans l'esprit *u*n traité achevé des sciences divines et humaines, ni la connaissance de tous *les* arts. Cependant *le* genre humain a commencé par du par­fait. Car chez Adam et Ève la vigueur de la pensée, la pureté du regard, la profondeur de l'amour, l'harmonie et la paix intérieures, l'attention contemplative au Seigneur Dieu, la fer­veur de l'adoration étaient d'une qualité incomparable ; encore que l'état de la grâce chrétienne soit meilleur certes ! que l'état de la grâce adamique, la grâce adamique débordait sur l'esprit et sur le corps en des merveilles dont l'expérience est à jamais per­due ; c'est ce que la théologie appelle les dons préternaturels. *Ô Mère ensevelie hors du premier jardin* *Vous n'avez plus connu ce climat de la grâce...* *Et le jeune homme corps était alors si chaste* *Que le regard de l'homme était un lac profond.* 161:61 *Et le bonheur de l'homme était alors si vaste* *Que la bonté de l'homme était un puits sans fond...* *Et ce repos d'un cœur qui ne manque de rien* *Et qui se sait servi de toute éternité ;* *Et qui reçoit son maître et possède son bien* *Dans une solennelle et tremblante unité.* Le troisième principe affirme que l'homme est constitué d'une *nature définie,* c'est-à-dire substantiellement composé d'une âme et d'un corps, et qu'il est situé dans un *état défini* qui est un état de chute et de rédemption. La nature humaine est con­tenue dans des limites qui sont ses lois constitutionnelles mêmes ; elles ne sont pas rigides, mais elles sont fixes. Notre nature renferme des virtualités qui s'explicitent au cours de notre vie personnelle et tout le long de l'histoire, mais elle ne renferme pas toutes les virtualités. La grâce n'y change rien ; elle nous fait participants de la vie divine mais elle ne fait pas éclater notre structure humaine. Lorsque la grâce du Christ vient guérir et surélever notre nature, ce n'est point pour opérer une transmutation, mais pour la diviniser à l'intérieur même de ses principes constitutifs. *Ni ange, ni bête, mais homme.* Même divinisé l'homme garde la constitution de l'homme ; il ne passe pas à « l'ultra-humain ». -- Pareillement l'état de l'humanité est-il défini avec des caractères invariables depuis que nous avons été blessés en Adam et régénérés en Jésus-Christ, depuis le péché du premier homme et la Pâque du Fils de l'Homme. Certes notre espèce développe son histoire, et ce n'est pas en vain, car cette histoire progresse dans le bien et dans le mal -- mais elle ne va pas à modifier substantiellement notre état. Aussi longtemps que dure le genre humain il demeure blessé en Adam, guéri et délivré en Jésus-Christ. En d'autres termes, aussi longtemps que durera le genre humain, et jusqu'à la Parousie inclusivement, il sera sujet à la souffrance et à la mort, sollicité par les convoitises, inséré dans une société tou­jours imparfaite et plus ou moins injuste. Les progrès techni­ques et économiques, les réformes sociales, et même le rayon­nement des saints, pour nécessaires qu'ils soient (et du reste inévitables) ne vont pas abolir quelque jour les suites désas­treuses du péché originel ([^71]). D'ailleurs là n'est pas leur but. 162:61 Le but de la civilisation et de l'Église n'est pas de promouvoir une humanité éblouissante et prestigieuse qui serait débarrassées dès le siècle présent des malheurs et des tares lamentables héritées du premier Adam, mais bien de permettre à une huma­nité toujours blessée la pure fidélité à Dieu, au temporel et au spirituel. État de chute disons-nous, mais aussi état de rédemption. C'est pourquoi aussi longtemps que se perpétuera notre espèce elle recevra une grâce suffisante pour changer la tentation en victoire, la souffrance en sacrifice, le scandale et la mort en témoignages de parfait amour. Aussi longtemps que se perpé­tuera l'espèce humaine, et jusqu'à la Parousie elle-même, l'Église sera là, recrutée invariablement parmi les pécheurs, mes­sagère indéfectible d'une Révélation qui est définitive encore qu'elle développe ses formulations. Et cette même Église éveil­lera sans relâche une forme de civilisation dont les principes ne changent point encore qu'ils s'appliquent et s'explicitent d'une façon particulière au gré des contingences historiques. Ainsi quand nous proclamons que l'homme est constitué par une nature définie et situé dans un état défini, nous ne rejetons pas l'histoire humaine, avec ses perfections et ses décadences. Nous disons que cette histoire, serait-ce par les vertus de la durée et par la grâce des « mutants » ([^72]) ne fera point accéder à quelque état nouveau et jamais atteint, et qui ne serait point état de chute et de rédemption. \*\*\* 163:61 Il est des textes révélés contre lesquels viendront toujours se briser les rêves du teilhardisme ; ce sont les trois premiers chapitres de la Genèse, le début de saint Luc et de saint Jean, le discours après la Cène, les récits de la Passion, de la Résurrection et de la Pentecôte. C'est dans ces textes inspirés que se fondent les propositions centrales que nous venons d'exposer comme des vérités de vie : d'abord le cosmos, l'espèce humai­ne, la grâce divine « sont trois ordres différents de genre » et d'une différence infinie. Ensuite, qu'il s'agisse de la création du monde, de la naissance de la vie, de l'apparition de l'homme et plus encore de l'incarnation du Verbe dans le sein de la Vierge et de l'effusion du Saint-Esprit, de la toute-puissance et de la miséricorde divines, quelles qu'aient été les préparations, elles-mêmes ménagées par Dieu. Enfin, tout le temps que l'espèce humaine prolongera son his­toire elle restera cette espèce qui a été constituée une fois pour toutes, qui est une donnée invariable ; *elle ne forcera pas le seuil de l'ultra-humain,* quels que soient les renouveaux de la civilisation elle ne fera pas éclater son état de chute et de ré­demption. L'histoire lui est concédée jusqu'au second avène­ment du Seigneur, non pour réaliser je ne sais quel dépasse­ment prométhéen -- toute tentative en ce sens se brisera contre des lois naturelles invincibles -- mais afin de participer, à travers les vicissitudes des siècles, à la grâce de celui qui de­meure *Le même hier et aujourd'hui et toujours* car il est le Seul Sauveur, le Seul Saint. -- Si le Seigneur permet que le mal augmente sa puissance à mesure que nous approchons de son retour, c'est afin d'obtenir des hommes de nouveaux genres de conformité d'amour à sa bienheureuse passion et donc à sa victoire. R. Th. CALMEL, o. p. P.S. *Sur le* « *réel fantastique* » *du livre de Pauwels et Bergier,* LE MATIN DES MAGICIENS Je vois bien l'importance des recherches sur le « fantastique », dans le réel en général et dans l'histoire ancienne ou contemporaine en particulier. Mais quels seront les principes d'explication des di­verses données rassemblées par Pauwels et Bergier (et qui trop sou­vent du reste ne sont pas critiquées avec une rigueur suffisante) ([^73]). 164:61 Expliquerons-nous le « fantastique » par l'inconnu, par des facultés humaines inconnues jusqu'à ce jour ou bien par les principes assurés de la raison et de la révélation au sujet de notre nature ? Quand il s'agit d'un « réel fantastique », aussi pervers que le nazisme (et l'on devrait en dire proportionnellement autant pour la Révolution Fran­çaise) l'explication la plus profonde est à chercher dans le consente­ment délibéré d'hommes pervers aux pires suggestions du Prince des ténèbres. Cette explication n'est pas nouvelle ; elle est formulée par l'Écriture et expliquée par la théologie. Mais cette explication est toujours valable parce que le diable est toujours actif. C'est passer à côté de la terrible question posée par les horreurs du nazisme -- ou de la Révolution française, ou du communisme ou des autres mou­vements totalitaires -- que d'aller chercher la solution du côté de je ne sais quelle « connaissance » dont les portes commencent à « s'ouvrir sur l'infini » (260). Depuis qu'elle existe la théologie chrétienne a insisté sur l'action du diable et montré comment l'on peut être personnellement responsable et cependant faire son jeu, devenir en quelque sorte son « instrument » sans être un possédé, au sens du rituel des exorcismes (pp. 258-261). Le réel fantastique, quand il est criminel, témoigne non pas d'une conscience insuffisamment « éveillée », mais d'une conscience ayant consenti aux suprêmes pro­positions de Satan. Par ailleurs s'agit-il, *non plus d'expliquer, mais de diriger, de gouverner pour le bien de l'espèce humaine* les pouvoirs inouïs pro­curés par la science, nous n'allons pas nous confier à je ne sais quelle « transmutation » prochaine de l'humanité, à je ne sais quelle « ascension du vivant » (p. 367, avec référence à Teilhard de Chardin) pas plus que nous ne tenterons de « forcer quelque seuil de plus grande conscience » (Teilhard de Chardin, l'Avenir de l'homme pp. 105 et 106). Bien plutôt nous mettrons notre confiance dans la grâce du Rédempteur et la vertu sanctifiante de l'Église, espérant ainsi de­meurer fidèle à la loi évangélique pour mettre en œuvre honnêtement les nouvelles découvertes. La voie, l'unique voie du salut même temporel, surtout en une époque où la puissance matérielle de l'hom­me est fantastiquement multipliée, se trouve dans la fidélité à cette loi évangélique ; 165:61 fidélité qui n'a rien de commun avec « l'intelligence éveillée qui peut créer, en montant, des figures » idéales (p. 367) mais qui consiste dans l'humilité, la pauvreté, la charité, la modéra­tion à user des biens terrestres, la primauté de la prière sur la maî­trise des choses, le recours incessant à la prière pour que la maîtrise des choses ne tourne pas à la ruine des âmes et des sociétés. Pauwels et Bergier ont bien vu la réalité du « fantastique » introduit jusqu'à un certain point dans l'histoire moderne par la ré­volution scientifique. Mais ils ont radicalement échoué aussi bien à trouver l'explication des horreurs modernes « fantastiques » qu'à montrer le chemin de l'ordre véritable. Disons enfin au sujet du livre de Pauwels et Bergier que le sens de l'histoire n'est pas de nous faire passer à « l'ultra-humain » (ce vocable a été inventé par le Père Teilhard) en faisant éclater l'espèce, en faisant jaillir une sur-humanité qui serait à la fois toute puissante et toute bonne ; dominatrice absolue, sereine et bénéfique de ses propres instincts et des secrets de l'univers. Cela c'est du Victor Hugo, c'est l'illuminisme de *Plein Ciel*. Le sens de l'histoire est de permettre à l'humanité de participer à la Rédemption du Christ, tout en poursuivant son labeur de science et de civilisation, et à travers les tentations du diable qui dureront jusqu'à la Parousie. Le sens de l'histoire n'est pas de permettre à l'humanité de devenir quelque jour *ultra-humaine* et d'atteindre l'aséité ; c'est de permettre à une hu­manité, dont la nature est définie depuis la création et qui demeure toujours blessée en Adam, de participer à la grâce et à la sainteté de Jésus-Christ, le Fils de Dieu né de la Vierge pour nous sauver. R.-Th. CALMEL op. ============== ### La notion thomiste de justice Une étude d'une grande qua­lité de pensée : « La notion thomiste de justice face aux exigences modernes », par le P. Paul-Dominique Dognin, o.p. Ces quarante pages denses et brillantes ont paru dans le nu­méro d'octobre 1961 de la *Re­vue des sciences philosophi­ques et théologiques* (revue trimestrielle publiée chez Vrin par les professeurs de philoso­phie et de théologie du Saul­choir). L'auteur est encore très jeune ; avec un talent philosophique déjà aussi solide, il ira loin. Le P. Dognin étudie de très près la définition de la justice donnée par saint Thomas prin­cipalement dans la *Somme théologique.* Sur la nature de la JUSTICE DISTRIBUTIVE, il se sépare d'une tradition thomis­te qui remonte à Cajetan et qui avait été généralement ac­ceptée. 166:61 Il montre de quelle ma­nière le commentaire de Cajetan à introduit un infléchisse­ment de la doctrine qui resta inaperçu et qui d'ailleurs était probablement imperceptible jusqu'au moment où toute la philosophie sociale s'est trou­vée comme enfermée dans l'al­ternative : individualisme li­béral on collectivisme étatiste. C'est dire la portée du renou­vellement des perspectives qui est mis en œuvre par le P. Dognin. Son travail appelle un examen détaillé ; il doit être connu de tous ceux qui s'occupent de ces questions. Ses conclusions seront sans doute facilement acceptées, car elles tendent -- conformément à une inspira­tion et une visée constantes, et fondamentales, de la pensée chrétienne -- à une concep­tion « communautaire » de la vie sociale, solution aux anti­nomies de l'individualisme li­béral et du totalitarisme. Peut-être discutera-t-on davantage le point de savoir s'il n'est pas possible de sauver quelque chose de la définition que Ca­jetan donnait de la justice dis­tributive, en l'interprétant d'une manière moins stricte (et aussi en revoyant de très près tout ce que le P. Dognin dit de juste, mais d'incomplet peut-être, sur la notion de bien commun). Il n'en reste pas moins que l'analyse historico-philosophique du P. Dognin est d'une vigueur remarquable et procure un approfondisse­ment très positif de la notion de justice. C'est une de ces très rares contributions qui renouvellent l'état de la ques­tion et qu'il sera impossible désormais d'ignorer. \*\*\* Un apport incident et anec­dotique (dans la note 46) : l'expression « justice sociale », que l'on faisait remonter seu­lement au XI^e^ siècle et dont on tenait Taparelli pour l'inven­teur, avait été employée déjà par... Louis XVI. (ou ses légistes) dans un arrêt du conseil en commandement en date du 7 avril 1786. Arrêt royal qui déclare que la propriété privée est « le plus sûr fondement de l'ordre et de la justice », mais qu'il faut en réprimer les excès contraires « aux principes de justice sociale ». Le P. Dognin a découvert ce texte dans P. Olivier-Martin, *Histoire du droit français,* Paris 1948, p. 343. ============== ### Une autre édition commentée de « Mater et Magistra » Nous avons signalé dans no­tre numéro précédent la pre­mière édition commentée de *Mater et Magistra* parue en France : celle publiée aux Éditions Fleurus par l'abbé Pierre Haubtmann, aumônier national d'A.C.O. (nous aurons à en reparler, car elle en est à sa 3^e^ édition revue et com­plétée). 167:61 En voici une autre, qui toutefois n'est pas à vrai dire un volume de librairie, mais un numéro de la *Chronique socia­le*, daté du 31 décembre 1961 et paru à la fin du mois de janvier 1962. C'est un travail collectif, réalisé par Joseph Folliet, le P. Allègre, o.p., l'ab­bé Joseph Bécaud et le P. Jac­ques Perrin s.j. Dans l'introduction, les re­censions allusives et narquoi­ses de « l'accueil fait à l'En­cyclique » paraîtront un peu rapides. La « petite bibliogra­phie » de la page 483 signale l'article de Marcel Chirrat, pa­ru dans *Itinéraires* (n° 57) : « Réflexions sur la structure de *Mater et Magistra* »*.* Bien entendu, Marcel « Chirrat », c'est en réalité Marcel Clé­ment. Les « notes de vocabulai­re » et en général les commen­taires que la *Chronique socia­le* intercale dans le texte de l'Encyclique seront fort utiles. Le texte est numéroté, mais il fait entrer certains titres dans la numérotation, de sorte qu'elle est originale, et sûre d'avance de ne coïncider avec aucune autre ; elle est diffé­rente de la seule qui existât jusqu'ici, celle de l'abbé Haubtmann. Il serait souhaitable que l'on se mette d'accord (pour la prochaine fois, puisque pour celle-ci il est déjà trop tard) sur une numérotation des paragraphes qui pourrait par exemple être celle des alinéas du latin : en tous cas, que l'on mette sur pied un sys­tème de référence unique. Le seul avantage de la numérota­tion en Paragraphes est de pouvoir citer avec précision et sans ambiguïté un alinéa, quel­le que soit par ailleurs la pagi­nation différente des diverses éditions. Si la numérotation était celle des alinéas du texte latin, reportée sur les différents textes en langue profane, elle aurait même, ainsi, une va­leur internationale. Tandis qu'en l'état actuel, le n° 32 de la *Chronique sociale* corres­pond au n° 28 de l'édition Haubtmann et à l'alinéa 30 du texte latin... Cela dit, ce numéro de la *Chronique sociale* est un ins­trument de travail et de réfé­rence appelé sans doute à de­venir classique, et auquel on pourra se reporter couramment pour une lecture commentée de *Mater et Magistra.* ============== ### Notules diverses - UN TOUR DE FORCE. **--** *Le livre du Père Soras contre* La Ci­té catholique *porte un* « *imprimi Potest* » *daté du 24 octobre 1961 et un* « *imprimatur* » *daté du 27 octobre 1961.* *Or le corps de l'ouvrage cite et commente* (p. 42) *des articles de presse parus le 10 et le 16 novem­bre 1961.* LE COMBAT SPIRITUEL.** --** *Sur ce thème, un intéressant numéro de la revue Christus* (*n°* 33, *jan­vier* 1962), *revue trimestrielle de spiritualité publiée par des Pères de la Compagnie de Jésus. Études des Pères Joseph Pegon, Maurice Giuliani, Louis Beirnaert, Henri Holstein, J.H. Tézé et Jean-Marie Le Blond.* 168:61 LE LIVRE DE L'AUMÔNIER.** --** *Le R.P. Louis Delarue, O.M.I., qui fut aumônier du* 1^er^ *R.E.P. et du* 2^e^ *R.P.I.Ma., publie un livre simple et saisissant : Avec les paras du* 1^er^ *R.E.P. et du* 2^e^ *R.I.Ma* (*Nouvelles Éditions Lati­nes*). *Il écrit dans l'avant-pro­pos :* « Je sais ce qu'ils ont fait, ce qu'il leur en a coûté d'obéir ; je les ai vus souffrir ; et j'en ai vu plus d'un mourir. Ce qui va suivre est un témoi­gnage, rapide, personnel. Avec ces Paras, maintenant « réprou­vés », l'auteur a vécu plus d'un drame ; certains posaient des problèmes « délicats », pour les­quels ni le passé ni les livres n'offraient de solutions toutes faites. Le temps pressait ; l'armée de­vait agir ; guide de conscience, par mission, l'aumônier devait, touchant ces problèmes délicats, aider « les siens » à discerner, parmi les divers « moyens » pos­sibles, efficaces, ceux qui seraient moralement légitimes. » *Le Père Louis Delarue était de­venu aumônier de parachutistes à 41 ans, au début de l'année 1954, en Indochine, où il* « *sauta* » *en parachute pour la première fois. Il resta aumônier de parachutis­tes jusqu'au mois de janvier 1961. Son livre raconte tout cela. Il était à Suez :* « *Pour la première fois, nous réalisions que l'héroïs­me, les souffrances, la victoire de nos soldats seraient inutiles, si...* »*. C'était on 1956. Depuis...* \*\*\* FICHE SIGNALÉTIQUE. -- *L'hebdomadaire* Témoignage chré­tien *s'emploie périodiquement à dénoncer* La Cité catholique *et aussi, pour n'oublier personne,* « *les amis *» *de* La Cité catholi­que, *en donnant leur fiche signa­létique* (*numéro du* 19 *janvier*). *Par exemple, le R.P. Dom Roux,* « *bénédictin, Abbé de Fontgombault* »*.* *Ou le R.P. Dom Frénaud,* « *bé­nédictin de l'abbaye de Soles­mes* »*.* *Mais voici la définition signalé­tique d'Henri Massis :* « M. Henri Massis, éditorialis­te d'*Aspects de la France*. » *A notre connaissance, Henri Massis n'a jamais écrit un seul éditorial d'*Aspects de la France. *L'eût-il fait, il n'en resterait pas moins assez effarant de constater quelle sorte de* « *mentalité* » *ins­pire cette sorte de définitions.* *A ce compte, Claudel serait en tout et pour tout* « *un chroni­queur du* Figaro »*. Bernanos,* « *un cinéaste ama­teur* »*. Le Cardinal Pie,* « *un ancien évêque du seul Poitou* »*. Jean XXIII,* « *un ancien diplo­mate* »*. Pie XII,* « *un juriste* »*. Bossuet,* « *un précepteur* »*. Péguy,* « *un correcteur typo­graphe* »*.* *Etc.* \*\*\* *On pourrait s'amuser indéfini­ment à ce petit jeu. Mais, il y a de la marge entre ce petit jeu de société et l'* « *information* » *con­çue nous dit-on comme un* « *apos­tolat* »*. A Témoignage chrétien, ce que l'on a trouvé de plus ca­ractéristique sur Henri Massis -- sur plus de quarante années de vie littéraire et de travail intel­lectuel de l'un des plus illustres écrivains catholiques vivants -- c'est tout simplement qu'il est* « *l'éditorialiste* » *d'une feuille hebdomadaire. Et, naturellement, cette seule et unique chose que l'on sait sur lui est fausse.* \*\*\* 169:61 UN ARTICLE CONTRE LE F.L.N. -- *Dans* Signe du temps-La vie intellectuelle, *numéro de dé­cembre* 1961*, page* 5 *:* « Certains, nous ne le savons que trop, sont portés par souci d'humanité ou par je ne sais quelle conception de la charité, à comprendre les actes du F.LN., à en expliquer les mobiles, quand bien même ils ne vont pas jus­qu'à les excuser. Il s'agirait, pourtant, de ne point entretenir d'illusions là-dessus : tout hom­me a droit à notre respect, tout homme a droit à l'amour des chrétiens ; mais la manière de considérer ou d'aider un malade ou un criminel ne peut être celle dont on fait démonstration pour un bien-portant ou un innocent. Le premier devoir devant un ma­lade est de le guérir, la première obligation face à un criminel est de l'empêcher de continuer ses forfaits pour l'amener, s'il y consent, à l'intelligence de son crime et à la conversion. Toute faibles­se nous est interdite, aussi bien par nécessité politique, devoirs envers l'humanité, que par les exigences même de la charité. » -- *Êtes-vous sûr de votre cita­tion ? Est-il possible d'oser par­ler ainsi des tueurs si bien inten­tionnés du F.L.N. ? Cela serait sans précédent, du moins chez ces théologiens-là.* *-- Vous avez raison de douter. Le texte ne porte pas :* « *F.L.N.* »*, et jamais ces théologiens ne nous ont parlé ainsi du F.L.N. et de ses tueurs. Le texte porte en réa­lité :* « *O.A.S.* »*, et ce qu'il énon­ce ne s'applique aucunement au F.L.N.* \*\*\* - UN AUTRE ARTICLE CONTRE LE F.L.N. **--** *Dans la même revue* Signes du temps, *mais cette fois dans le numéro de janvier 1962, on lit entre autres :* « L'instauration d'une réalité sociale sur la force, le meurtre et le crime ne peut se justi­fier à moins d'oublier que l'hom­me est une créature spirituelle (...). Affirmer que nos actes nous suivent est notoirement insuffi­sant. Nos actes nous pénètrent et nous transforment. Un assassin restera toujours un assassin et périra dans son péché s'il ne le renie point de tout son être et ne travaille à en abolir les séquel­les. » *-- Quel réquisitoire contre le F.L.N. !* *-- Mais point du tout ; ces aphorismes ne valent pas pour le F.L.N.* *-- Croyez-vous ?* *-- C'est évident. Le F.L.N., lui, a le droit d'instaurer une réalité sociale sur la force, le meurtre, le crime, l'assassinat. Quelle au­torité morale a tenu, au sujet du F.L.N., le langage moral de* Si­gnes du temps *qui vient d'être cité ? Aucune. Vous voyez bien. Le F.L.N. est, dans le sens de l'histoire. Dans son cas, la fin justifie les moyens ; il ne faut surtout pas, pas du tout, absolu­ment pas, jamais, considérer le F.L.N. comme* « *un assassin qui restera un assassin et périra dans son péché s'il ne le renie point de tout son être et ne travaille à en abolir les séquelles* »*. Non, non, ces assassins-là, il faut au contraire les tenir pour représen­tatifs de tout un peuple, incarna­tion légitime de l'héroïsme, de la charité, de la paix. Il faut négo­cier avec eux et traiter avec eux sur un pied d'égalité, cela est exigé en conscience par leur di­gnité morale ; il faut qu'ils aient pleins pouvoirs sur les popula­tions, ils l'ont bien mérité !* *-- C'est la morale qui dit ce­la ?* *-- C'est la morale telle qu'on vous la prêche, êtes-vous sourd ? C'est la morale qu'il faut ensei­gner aux enfants. Et mettre en prison ou massacrer tous ceux qui ne sont pas d'accord. De par ma chandelle verte ! Et vive Ubu-théologien !* \*\*\* 170:61 QUAND LA FIN JUSTIFIE LES MOYENS. -- *L'hebdomadaire* Té­moignage chrétien *a publié dans son numéro du* 12 *janvier un article sur les procédés employés dans la lutte contre l'* « *activis­me *»* ; nous n'avons pas les mo­yens d'en vérifier l'exactitude, mais de toutes façons il est inté­ressant de noter l'état d'esprit dont procèdent les histoires vraies ou fausses qui nous sont racontées là. On y lit notam­ment :* « ...Tel ancien résistant de la dernière guerre a rongé son frein quelque temps devant les événe­ments dont il était témoin, ou qui lui étaient rapportés. Puis il a repris contact avec ses anciens amis, a trouvé dans certains cer­cles politiques *--* et singulière­ment auprès d'une fraction de l'U.N.R. -- des encouragements, et s'est finalement retrouvé à Al­ger, en train de manier nuitam­ment, devant la grille d'un café réputé « activiste », un explosif qu'il connaît bien (...). Les « patrons », à l'intérieur de chaque camp *--* et parfois d'un camp à l'autre *--* ont déjà eu l'occasion, pendant la Résistance ou ailleurs, de se rencontrer. Chacun a ses « valets » qui le suivent, *--* sans trop s'interroger, le plus souvent, sur le bien-fondé de la cause ainsi embrassée. Les « patrons » ont eux-mêmes opté suivant des critères parfois personnels et leurs origines ne laissent pas toujours prévoir le rôle qu'ils jouent aujourd'hui (...). L'un des membres les plus con­nus de l'organisme de renseigne­ments de la France libre, Domi­nique Ponchardier, lutte du côté des « gaullistes » (...). Les servi­ces les plus officiels *--* et les « amateurs » *--* sont encore allés chercher leurs agents dans les eaux les plus troubles, dans les milieux mêmes où l'O.A.S. re­crutait ses propres « spécialis­tes » quand les légionnaires dé­serteurs faisaient défaut. Quel­ques petits gangsters sont ainsi devenus les hommes de main de tel ou tel groupe, moitié indica­teurs *--* il faut bien profiter de leur connaissance du « milieu » *--* moitié tueurs à gages... » *Nous laissons à* Témoignage chrétien *la responsabilité de toutes ces précisions suggestives. Nous voulons seulement remar­quer que le fameux axiome selon lequel* « *la fin ne justifie pas les moyens* » *n'est nullement tenu pour un principe moral ayant va­leur absolue, mais simplement pour une astuce polémique utili­sant la morale au service de la propagande.* *Face au terrorisme F.L.N., on dit : ils défendent une cause jus­te. C'est-à-dire que l'on admet au moins implicitement, et pratique­ment, que dans son cas la fin justifie les moyens. De même, dans la lutte contre* « *l'activis­me* »*, on admet au moins impli­citement, et pratiquement, que la fin justifie les moyens. C'est seu­lement quand il s'agit de la dé­fense contre le terrorisme F.L.N. que l'on proclame très fort : la fin ne justifie pas les moyens.* *-- Mais alors, au fond, que pensez-vous de tout cela ?* *-- Il n'est pas question de ce que nous pensons on ne pensons pas. Nous sommes trop petits per­sonnages pour que l'on accorde quelque attention à notre pensée. A supposer que nous pensions quelque chose. Nous sommes un simple* « *diverticule creux du cœcum* »*, a écrit, encore dans* Témoignage chrétien*, un religieux prêcheur et théologien, sacerdo­tal et moraliste. Un* « *diverticule creux du cœcum* »*, ça ne pense pas. Il n'est donc pas question de notre éventuelle pensée.* 171:61 *Il est question du mensonge par lequel, au nom de la religion chrétienne, on nous tient des discours hon­teux, des discours criminels.* -- *Vous vous dérobez.* *-- Point du tout. Nous disons très nettement, très clairement, que la morale chrétienne telle qu'on nous la prêche dans les tex­tes cités, et dans quantité d'ho­mélies analogues, est un menson­ge.* *-- Mais si cette moralement, quelle serait donc la vérité ?* *Vous ne le dites pas.* *-- Nous le disons, et même de­puis longtemps, de toutes les ma­nières et sous toutes les formes du langage articulé.* *-- Alors, pourquoi ne le répé­teriez-vous pas une fois encore ? Qu'est-ce donc qui vous gêne, ou qui vous en empêche ?* *-- Nous ne sommes ni gênés ni empêchés, si ce n'est par la crain­te de rabâcher à nos lecteurs des choses qu'ils savent fort bien. Puisque vous le désirez, nous le répétons volontiers une fois en­core. Voici.* \*\*\* 1. -- *Il n'est aucunement prou­vé, en morale chrétienne, que le but poursuivi par le F.L.N. soit un but légitime ou même toléra­ble. Le F.L.N. veut établir sa dic­tature totalitaire. Il se réclame de l'indépendance et de l'unité du peuple algérien...* *-- Et vous allez me dire que Ferhat Abbas lui-même avouait avoir cherché la nation algérien­ne, et ne l'avoir pas trouvée...* *-- Point du tout. Les nations ne sont pas éternelles. Elles n'ont pas existé de tout temps. Le mot de Ferhat Abbas ne prouve rien, ou du moins, il ne suffit à rien prouver. L'histoire est pleine de nations qui n'existaient pas, et qui se sont mises à exister.* *-- Alors ?* *-- Alors, nous disons qu'en tout état de cause le F.L.N. se fait de l'unité et de l'indépendance d'un peuple on d'une nation une conception foncièrement con­traire au droit naturel et à la mo­rale chrétienne. Il poursuit une indépendance, une unité qui ne sont que les caricatures réprou­vées qu'en forgent le jacobinisme, le nationalisme exacerbé, le to­talitarisme : idéologies, ou même idolâtries et superstitions, que l'Église rejette avec horreur. Que la plupart de nos docteurs aient choisi de se taire là-dessus, dans le cas du F.L.N. ne change rien à la réalité. Les buts ouvertement totalitaires, nationalistes, jaco­bins du F.L.N. ne sont pas légiti­mes en morale chrétienne.* \*\*\* *2. -- A supposer qu'on l'ignore de bonne foi, et que les buts du F.L.N. soient tenus pour légiti­mes, les sept années d'affreux massacres déclenchés par ce mê­me F.L.N. ne peuvent en aucun cas et d'aucune manière être jus­tifiés par la morale naturelle ni par la morale chrétienne. On par­le d'insurrection nationale...* *-- Les théologiens admettent bien, dans certains cas, la légiti­mité de l'insurrection.* *-- Oui, justement : l'une des conditions morales de la légiti­mité de l'insurrection est celle-ci :* QUE L'INSURRECTION CONTRE UN MAL OU UNE INJUSTICE N'ENTRAÎNE PAS EN FAIT DES INJUSTICES PLUS GRANDES ET DES MAUX PLUS GRA­VES QUE CEUX CONTRE LESQUELS ON S'INSURGE. *Les sept années de combats féroces provoqués par l'insurrection du F.L.N., avec pour conséquence le glissement accentué et continuel de l'Algé­rie vers une* « *Congolisation* » *gé­nérale, sont à la charge -- on l'oublie ou on feint de l'oublier -- de ceux qui ont pris la responsabilité de cette insurrection.* *-- Vous n'iriez pas jusqu'à sou­tenir que le régime de l'Algérie avant l'insurrection du* *F.L.N. était parfait ?* 172:61 -- *Il ne s'agit pas de la perfection de ce régime antérieur, mais de la légitimité de cette in­surrection, celle-ci ayant provo­qué des malheurs effroyablement plus grands que les injustices contre lesquelles elle s'élevait, fait par là-même la preuve de son illégitimité : du moins en morale chrétienne. Là encore, on choisit habituellement de taire ce point constant, universel et non contesté de théologie morale. On ne le supprime pas pour autant.* *-- Ce critère n'est-il pas celui qui s'applique aussi à la* « *juste guerre* »* ?* *-- Ce critère, qui n'est pas le seul, mais qui n'est pas inexis­tant, est en effet commun à la théologie de l'insurrection légiti­me et à la théologie de la guerre juste. Il est bon de le rappeler, puisque l'action du F.L.N. est à la fois une insurrection et une guer­re. Sa guerre n'est pas juste, son insurrection n'est pas légitime en ceci* (*notamment*) *qu'elles ont provoqué des maux incompara­blement plus atroces que ceux qu'il s'agissait* (*au moins en théo­rie*) *de supprimer.* \*\*\* -- *Tout votre discours conclut donc que* Témoignage chrétien *est complètement dans l'erreur.* *-- Permettez : nous avons par­lé des choses en elles-mêmes. A propos des articles parus dans* Témoignage chrétien *et dans* Signes du temps*. Et si nous nous oppo­sons à un mensonge, à un men­songe moral, à un mensonge spi­rituel, qu'il soit bien entendu qu'il s'agit du mensonge d'une certaine* THÉOLOGIE MORALE *colo­nisée jusqu'à l'os par un opportunisme sans scrupule, beaucoup plus que de la politique de l'heb­domadaire* Témoignage chrétien*.* *-- Quel paradoxe ! Vous n'al­lez pas nous dire maintenant que dans* Témoignage chrétien*, c'est la* POLITIQUE *que vous ne désap­prouvez pas.* *-- Aussi ne disons-nous point cela. Mais entendons-nous. Les laïcs de* Témoignage chrétien *ont les idées qu'ils veulent. Contrai­rement à une légende qui les concerne, ce ne sont pas les idées de ces laïcs qui sont -- en général -- tellement dangereuses ou tellement scandaleuses. Certaines de ces idées nous paraissent dis­cutables. D'autres nous paraissent farfelues. D'autres encore appar­tiennent tout simplement au fonds commun de la pensée chré­tienne. Ce n'est pas nous qui te­nons les idées et les comportements de ces laïcs pour intrinsè­quement pervers. Nous les tenons pour des idées et des comporte­ments qui ne sont pas au-dessus de la critique, et qu'il faut pas­ser au crible. Point c'est tout.* *-- Où voulez-vous en venir ?* *-- A ceci, qui est une simple constatation : en règle générale les écrits proprement scandaleux qui paraissent dans* Témoignage chrétien *ne sont pas le fait des laïcs qui dirigent et qui rédigent* Témoignage chrétien*. Surtout compte tenu du langage souvent hâtif, approximatif, journalisti­que dans lequel ils écrivent, leurs propos apparaissent discutables sans doute, contestables, et on a le droit de les contester, -- et voilà tout. Ils ont protesté -- les laïcs -- contre l'arrestation de Gilbert Comte, et leur propre di­recteur a écrit, dans son édito­rial du 2 février dernier, qu'en tout cas un journal comme* La Nation française *n'est certaine­ment ni* « *un organe clandestin* » *ni* « *un hebdomadaire subver­sif* »*, et qu'il a droit à la liberté et à la justice comme tout le monde. Aussi doit-il être bien en­tendu, et il n'est qu'équitable de le préciser, que les remarques de l'éditorial du présent numéro d'*Itinéraires *ne visent guère, et dans la plupart des cas ne visent pas du tout les laïcs de* Témoi­gnage chrétien*.* *-- Alors qui ?* 173:61 -- *C'est une simple constata­tion, elle est à la portée de tout le monde, il suffit de lire : les* RELIGIEUX, *les* ECCLÉSIASTIQUES. *Quand* Témoignage chrétien *pu­blie des insultes et des délations, c'est le plus souvent sous la si­gnature d'un prêtre. Les articles les plus violents, les plus furi­bonds, véritablement hystériques, que publie cet hebdomadaire, sont écrits par des religieux. Point tous les collaborateurs ec­clésiastiques de cette feuille, qui au demeurant en compte beau­coup. Mais certains d'entre eux. Quand* La France catholique*, comme elle l'a fait récemment, sort de la réserve qu'elle s'impose ordinairement, et proteste contre des diffamations particulièrement monstrueuses parues dans* Témoi­gnage chrétien*, ce n'est pas un laïc le diffamateur : c'est un reli­gieux. Les plus passionnés, ceux qui écrivent des imprécations et des insultes, ceux qui désignent à la police des catégories entières de catholiques, ce sont des reli­gieux. La collaboration d'ecclésiastiques à l'hebdomadaire* Té­moignage chrétien *est ce qui con­tribue le plus à donner à ce journal un contenu d'imprécations et de délations qui, en général, ne sont pas le fait de ses collabo­rateurs laïcs.* *-- Votre interprétation est ina­ttendue.* *-- Aucune interprétation. Sim­ple constatation. Nous n'avançons aucune interprétation de ce phé­nomène, nous ne nous chargeons pas d'en donner les raisons. Nous disons : voyez, regardez. C'est un fait. Libre à chacun d'en tirer des théories ou d'en proposer des explications. C'est un fait inat­tendu, d'accord. Mais c'est un fait. Et même un fait considéra­ble, c'est-à-dire digne d'être attentivement considéré.* 174:61 ## DOCUMENTS #### La juridiction collégiale du corps épiscopal A l'approche du Concile, plusieurs idées ont été mises en circulation sur l'origine et la nature du pouvoir collégial des Évêques. Le corps épiscopal tient-il immédiatement de Dieu, et détient-il en propre, le pouvoir universel et suprême qu'il exerce lorsqu'il est réuni en Concile ? Ou bien reçoit-il ce Pouvoir du Pape, et ne peut-il l'exercer qu'en tant que parti­cipation au pouvoir qui appartient au Souverain Pontife ? Telle est la question que vient de traiter à fond le P. Marie Rosaire Gagnebet, o.p., professeur au Collège pontifical Angelicum, dans une étude qui peut être considérée comme exhaustive. La question traitée est distincte du problème discuté au Concile de Trente, et non résolu, de savoir quelle est l'origine de la juridiction particulière des Évêques sur leur diocèse. Le Concile du Vatican ne l'a pas tranché. On sait que Léon XIII et Pie XII se sont prononcés pour l'origine pontificale de la juridiction épiscopale ordinaire. Quoi qu'il en soit de ce point, le P. Gagnebet traite un autre problème : celui de la juridiction universelle que le corps épiscopal exerce en union avec le Pape. Le Concile du Vatican a repoussé toute subordination du Pape au Concile ; il a reconnu au successeur de Pierre la pléni­tude du pouvoir ecclésiastique ; mais il ne s'est pas prononcé sur l'origine du pouvoir collégial exercé par les Pères du Con­cile. Ce pouvoir, exercé en union avec le Pape, est-il d'origine divine immédiate ? Plusieurs le soutiennent plus ou moins nettement. \*\*\* Cette thèse a contre elle l'opinion de la majorité des théo­logiens et des canonistes et contredit la position de saint Tho­mas d'Aquin. C'est une thèse soutenue par Bolgeni, théologien qui vécut de 1733 à 1811. Son livre parut à Rome en 1789 (seconde édition, posthume et remaniée, en 1837). Bolgeni est à l'origine des tendances actuelles qui attribuent à chaque Évêque, en tant que membre du corps épiscopal successeur du corps apostolique, une juridiction collégiale universelle. 175:61 C'est pourquoi l'étude du P. Gagnebet est intitulée : « L'origine de la juridiction collégiale du corps épiscopal au Concile selon Bolgeni ». Mais ce n'est pas un travail d'anecdote historique ou archéologique. Il s'agit d'aller à la racine de certaines idées contemporaines ; d'examiner l'accueil qui y a été fait, c'est-à-dire de discerner la pensée commune de l'Église à cet égard, d'en analyser le contenu et d'en éprouver le bien-fondé. Selon Bolgeni, en dehors de la juridiction propre, limitée au diocèse, reçue du Pape, il existerait une juridiction collé­giale universelle appartenant à chaque Évêque en tant que membre du corps épiscopal. Cette juridiction universelle, les Évêques ne la recevraient point du Pape : ils l'obtiendraient par leur consécration ; elle serait inhérente au caractère épis­copal, et non susceptible de limitation. Autrement dit, « la question est de savoir si l'autorité par laquelle les Évêques concourent au magistère suprême et au gouvernement universel leur vient directement de Dieu, ou bien leur est communiquée par le Pape, successeur de saint Pierre ». « Un corps moral peut exercer l'autorité suprême parce qu'elle réside dans l'ensemble de ses membres collectivement pris, ou bien parce que son chef associe ses collègues à l'exercice de son pouvoir par la communication d'une autorité n'appartenant en propre qu'à lui seul. » \*\*\* Selon le principe posé par saint Thomas, et communément admis, le problème n'est pas ici de se demander a priori quel serait le régime le plus parfait. Il est d'examiner dans l'Écriture quel régime le Christ a donné à son Église. Or l'Écriture montre que la plénitude du pouvoir souverain sur l'Église uni­verselle a été d'abord confiée à saint Pierre tout seul. Pouvoir suprême, en ce qu'il n'est subordonné à aucun autre ; et pou­voir universel, en ce qu'il s'étend à tous les membres de l'Église, simples fidèles ou chefs subordonnés. « Lorsque Notre-Seigneur étend aux Apôtres les pouvoirs concédés à Pierre, il ne détruit pas ce qu'il a une fois établi pour jusqu'à la fin des temps. Aussi nul mode de communica­tion de son pouvoir n'est admissible, s'il prive Pierre de ses prérogatives de chef souverain et de docteur suprême de l'É­glise. » Cet argument du P. Gagnebet était déjà, entre autres, chez Bossuet, et le P. Gagnebet cite « le docteur gallican », qui a « formulé ce principe dans sa langue magnifique » mais qui nous laisse « le regret qu'il n'ait pas su en tirer toutes les conséquences ». Ce passage de Bossuet est extrait du Sermon sur l'Unité de l'Église : « *C'était donc manifestement le dessein de Jésus-Christ de mettre précisément en un seul ce que dans la suite il voulait mettre en plusieurs. Mais la suite ne renverse pas le commencement, et le premier ne perd pas sa place.* 176:61 *Cette première parole :* Tout ce que tu lieras*... dite à un seul, a déjà rangé sous sa puissance chacun de ceux à qui on dira :* Tout ce que vous remettrez... ; *car les promesses de Jésus-Christ, aussi bien que ses dons, sont sans repentance, et ce qui est une fais donné, indéfiniment et universellement, est irrévocable, outre que la puissance donnée à plusieurs porte sa restriction dans son par­tage, au lieu que la puissance donnée à un seul, et sur tous sans exception, emporte la plénitude.* » Il s'ensuit que « le seul mode de communication aux Apôtres de la puissance de Pierre », qui soit un mode de communication n'empiétant point sur les prérogatives du chef et du docteur suprême, ne peut « se faire que par une participation de ses propres pouvoirs communiqués par lui-même aux autres, pour les associer à l'exercice de son autorité suprême et universel­le ». « Le Christ a confié à Pierre tout seul la plénitude de la juridiction universelle. Si d'autres sont associés à son exercice, ce sera en vertu de la communication que lui-même leur fera de son propre pouvoir. » Mais voici l'objection, et voici comment le P. Gagnebet mon­tre qu'elle est sans valeur : « *On pourrait objecter que les Apôtres reçurent directement de Notre-Seigneur non seulement leurs pouvoirs extraordinaires, mais aussi leurs pouvoirs ordinaires transmis aux Évêques. A cette difficulté, Cajetan répond par la distinction entre le mode naturel de transmission de ce pouvoir et le mode extraordinaire qui en fut fait aux Apôtres. Par sa nature, le pouvoir collégial est une participation du pouvoir propre de Pierre, et doit donc dériver normalement de lui, comme une science naturelle dont le mode normal d'acquisition est l'exercice de nos facultés de connaissance. Mais de même qu'une science naturelle peut être miraculeusement infuse par Dieu, ainsi le pouvoir collégial a été, par grâce et faveur surnaturelle, exceptionnellement, donné directement par Notre-Seigneur aux Apôtres* (...)*. Toutefois, malgré ce mode exceptionnel de transmission, ce pouvoir dans les Apôtres restait par son essence dépendant de celui de Pierre De même que le Christ Jésus nous transmet par ses ministres la grâce des sacrements, donnés pourtant par Lui en personne, de même il transmet aux Évêques leur juridiction par l'entremise de son Vicaire* (...)*. Après la mort, des Apôtres, il restera seulement la voie normale pour l'obtention du pouvoir collégial par lequel le corps épiscopal est associé à l'exercice du pouvoir universel, prérogative propre du successeur de Pierre : la communication par le Pape de sa juridiction aux Évêques* (...)*. La communication immédiate aux Apôtres de la juridiction universelle est donc à classer parmi leurs privilèges extraordinaires, non transmissibles aux Évêques pris en corps.* » 177:61 Le Concile « exerce l'autorité propre au Pape », et « le Pape est la source de son autorité ». Le Pape est : 1. -- « le principe de l'être et de l'activité conciliaires » ; 2. -- celui à qui « revient la direction de tous les travaux » ; 3. -- celui qui « possède la plénitude de l'autorité dont les Pères du Concile ne reçoivent qu'une communication partielle, limitée dans son objet et dans sa durée ». Le droit d'imposer un règlement au Concile appartient au Pape seul : « Chaque Évêque peut bien proposer les matières jugées par lui utiles et opportunes. Mais le Pape seul ou son représentant possède l'autorité pour im­poser aux Pères du Concile le programme du Concile ». Et si le Concile agit en vertu d'une communication de l'autorité pontificale, cette communication ne s'étend pas au-delà des matières soumises par le successeur de Pierre à l'examen conciliai­re : « Si, contre la volonté du Pape, les membres du Concile prétendaient décider sur des problèmes étrangers au but du Concile, ces décrets seraient dépourvus de toute autorité » ([^74]). \*\*\* La conclusion du P. Gagnebet est affirmée comme ayant une VALEUR UNIVERSELLE : c'est-à-dire qu'elle vaut non seulement pour le cas du Concile, mais aussi pour tous les cas possibles d'une juridiction *s'étendant sur plusieurs diocèses :* « *En dehors du Pontife romain, aucun Évêque n'a de droit divin pouvoir sur un autre Évêque. Aussi toute autorité qui s'étend sur plusieurs diocèses est-elle une participation du pou­voir suprême. La thèse que nous défendons possède une valeur universelle : toute juridiction universelle dans l'Église est une participation de la juridiction suprême et universelle du successeur de Pierre...* » \*\*\* L'étude du P. Gagnebet, dont nous n'avons donné qu'un très rapide résumé, est écrite en français. Elle a paru dans la revue romaine *Divinitas,* n*°* 2 de l'année 1961. Le même numéro contient aussi (entre autres) l'étude de Mgr Parente : « Néces­sité du Magistère », écrite en italien. Il existe un tiré à part de l'article du P. Gagnebet. On peut se procurer soit le tiré à part, soit le numéro de *Divinitas,* à la « Libreria della Pontifica Università Lateranense », Piazza S. Giovanni in Laterano 4, à Rome. ============== fin du numéro 61. [^1]:  -- (1). Voir notamment celui du 31 janvier 1962. [^2]:  -- (2). Dans *Le Monde* du 1^er^ février 1962. [^3]:  -- (3). Léon XIII, *Au milieu des sollicitudes*. [^4]:  -- (4). Pie XI, *Divini illius Magistri*. [^5]:  -- (5). Lettre pontificale aux Semaines sociales de France, 12 juillet 1933. [^6]:  -- (6). Pie XII, *Summi Pontificatus*. [^7]:  -- (7). Pie XII, Allocution à l'Action catholique, 29 avril 1945. [^8]:  -- (8). Pie XII, Allocution du 8 janvier 1947. [^9]:  -- (9). *Ibidem.* [^10]:  -- (10). Pie XII, Discours aux pères de famille français, 18 septembre 1951. [^11]:  -- (11). Pie XII, 25 septembre 1949. [^12]:  -- (12). Note d'information n° 12, datée du 11 janvier 1962 de la C.F.T.C. « Union régionale parisienne ». [^13]:  -- (13). Confédération Générale des Travailleurs Chrétiens : *chrétiens* jusqu'à nouvel ordre ; c'est, jusqu'à nouvel ordre, la Centrale syndicale à laquelle tous les catholiques sont invités à s'affilier, en termes pressants, et quelquefois à titre d'obligation de conscience, par leurs aumôniers, confesseurs, etc. [^14]:  -- (14). Section Française de l'Internationale Ouvrière : parti socialiste de M. Guy Mollet. [^15]:  -- (15). C.G.T.-F.O. : « Force ouvrière ». Centrale syndicale de tendance socialiste, issue d'une scission avec la C.G.T. lorsque les organes dirigeants de cette dernière eurent été, en 1944-1945, entièrement colonisés par les communistes. [^16]:  -- (16). Fédération (syndicale) de l'Éducation Nationale, dont le « laïcisme » et le « gauchisme » sont bien connus. En outre, c'est la F.E.N. qui a lancé et patronné la journée de manifestation « contre le fascisme » du 6 février 1962. Mais ça ne fait rien : elle est, aux yeux des chrétiens mis en condition, suspecte de fascisme. [^17]:  -- (17). Paru notamment dans *Le Monde* des 4 et 5 février 1962. [^18]:  -- (1). Robert Brasillach, *Domremy*, chronique en quatre actes, 1 volume, Éditions des Sept Couleurs, 28, rue Mazarine, Paris VI^e^. [^19]:  -- (2). Un volume aux Nouvelles Éditions Latines, Paris 1958. Dans ce livre, une coquille typographique donne parmi les indications bibliographiques, p. 249) l'année 1931 comme date de la première version de *Domremy*. La date est bien 1933, comme il était dit p. 223. [^20]:  -- (3). Aux Éditions des Sept Couleurs. [^21]:  -- (4). Éditions Gallimard. [^22]:  -- (5). Bernard de Fallois, « Dans l'amitié de Robert Brasillach », introduction à l'édition du roman *Les sept couleurs* faite en 1957 par le « Club du livre du mois ». Cette introduction de Bernard, de Fallois est la meilleure étude littéraire que nous connaissions sur l'œuvre de Robert Brasillach. [^23]:  -- Ces trois prières sont authentiquement inscrites en l'évangéliaire de la cathédrale de Grenoble (Note de Robert Brasillach). [^24]:  -- (1). Bien entendu : à suivre... quand l'auteur aura écrit la suite. [^25]:  -- (1). Sous le pseudonyme de Criton : *L'Action française*, 3 mai 1934. [^26]:  -- (2). Cf. *La Revue Universelle* : La Philosophie, par Maurice de Gandillac. [^27]:  -- (1). Cf. Charles Maurras : Le Chemin de Paradis, Lyon Lardan­chet, 1922 : Postface p.p. 193-194. [^28]:  -- (1). Le texte de la loi allemande du 12 juillet 1961 a été diffusé dans les milieux industriels par le C.N.P.F. et certaines fédérations patronales. [^29]:  -- (1). A. de Soras, s.j. : *Documents d'Église et options politiques*. *Points de vue sur* « *Verbe* » *et sur* « *La Cité catholique* », 1 vol. de 124 pages aux Éditions du Centurion (Bonne Presse). [^30]:  -- (1). D'ailleurs les métaphores de *La Cité catholique* sont incohérentes et ont raison de l'être. Et la question se poserait d'examiner si l'incohérence de pensée relevée par le P. de Soras en sa question précédente (question n° 1) n'est pas en réalité une simple incohérence (nécessaire et louable) au niveau des expressions métaphoriques. Le P. de Soras critique vivement l'image de « charnière » employée par *La Cité catholique* pour « signaler », dit-il, « le genre de liens qui rattachent la doctrine à ses projections sociologiques ». Or *La Cité catholique* emploie d'autres images pour exprimer la même idée, par exemple celle de « piqûres intraveineuses », qui viennent suffisamment manifester qu'il ne faut pas entendre « charnière » en un sens littéral. [^31]:  -- (2). Soras, p. 53. [^32]:  -- (3). Remarquons incidemment que dans le passage cité, le « maurrassisme » défini comme une « hérésie » et le « socialisme » rejeté seulement comme « athée » sont des expressions fort contestables. [^33]:  -- (4). Éditions du Cèdre 1952. Sous-titre : Essai sur l'autorité de leur enseignement. Avec en conclusion une étude intitulé : Comment lire les encycliques. [^34]:  -- (5). On peut lire à ce propos dans *Verbe*, n° 99, p. 58 : « M. Georges Hourdin a évoqué, pour les lecteurs de *La Vie catholique illustrée*, ses souvenirs sur Mgr Roncalli, du temps où celui-ci était Nonce à Parts : « *Nous sommes comme beaucoup de Français. Nous connaissons bien le Pape actuel. Il a été nonce à Paris.* *Nous gardons le souvenir des longues conversations qu'il a bien voulu nous accorder autrefois. Il allait vers sa bibliothèque. Il prenait un livre des sermons de Mgr Pie, et il nous lisait le passage où celui-ci montre l'importance de garder intact le dépôt de la Vérité révélée...* » Nous profitons de l'occasion qui nous est offerte par M. Hourdin pour rappeler un geste semblable de l'actuel Souverain Pontife lorsque nos dirigeants lui rendirent visite à la Nonciature de Paris. Ceux-ci lui ayant fait part d'un reproche qui nous était fait de trop citer le Cardinal Pie, Mgr Roncalli ne cacha pas son étonnement. D'un geste, il désigna les volumes de l'illustre Évêque de Poitiers, assurant à ses visiteurs qu'il emportait les œuvres du Cardinal Pie pour lire dans ses déplacements. Sans doute ne jugeait-il pas dépassés les écrits du nouvel Hilaire ». [^35]:  -- (6). Épuisé. Le même auteur vient de publier une « étude complémentaire » sous le même titre, aux Éditions du « Messager de saint François » 22, rue Élisée Reclus Saint-Étienne. [^36]:  -- (7). *La doctrine politique et sociale du Cardinal Pie* (Nouvelles Éditions Latines). [^37]:  -- (8). Aubier, 1984. [^38]:  -- (9). Tiré à part en vente à *Itinéraires*, 1 NF franco. [^39]:  -- (10). Robert Brasillach, *Le procès de Jeanne d'Arc*, Gallimard, 1941. Une ou deux expressions, vers le milieu de la citation, manquent peut-être de rigueur théologique, mais cela est sans inconvénient dans un « genre littéraire » qui n'est pas celui du traité didactique. [^40]:  -- (11). Ouvrage publié par *La Cité catholique*. Sur cet ouvrage, voir *Itinéraires*, n° 39, pp. 66‑80. [^41]:  -- (12). Dans la quatrième partie. [^42]:  -- (13). *Itinéraires*, n° 51, p. 93. [^43]:  -- (14). C'est le P. Rouquette dans les *Études* d'octobre 1961, p. 102 (texte cité dans *Itinéraires*, n° 60, pp. 155‑156) qui a qualifié d' « étiquette injurieuse » le terme d'intégrisme. [^44]:  -- (15). Unique comme acte d'Église. Il existait auparavant la Lettre pastorale du Cardinal Suhard pour le Carême de 1947 : mais le Rapport doctrinal de 1957 n'a pas retenu les définitions que le Cardinal Suhard avait données de l'intégrisme. [^45]:  -- (1). Voir notre opuscule : *Doctrine, prudence et options libres* (Nouvelles Éditions Latines) [^46]:  -- (2). Fayard 1961. Mais dans cet ouvrage, le P. de Soras s'est appliqué à marquer *explicitement* ces distinctions qui, dans les documents pontificaux ou chez les auteurs, sont souvent *implicites*. [^47]:  -- (3). Cf. *Verbe*, n° 101, p. 5. [^48]:  -- (1). Soras p. 55. C'est moi qui souligne. [^49]:  -- (2). Lettre *Notre charge apostolique* à l'Épiscopat français, 25 août 1910. C'est moi qui souligne les mots en italiques de la citation. [^50]:  -- (3). Distinction que je ne récuse pas, mais dont je remarque : 1.* -- *que sous plusieurs rapports elle n'est qu'une approximation ; 2.* -- *qu'elle ne figure pas, sauf erreur de ma part, dans l'enseignement pontifical. Du second point je ne tire aucune conclusion péjorative. Demain ou après-demain, il se peut que le Magistère retienne dans une certaine mesure la distinction de Maritain. Il se peut qu'il la nuance ou la complète. Il se peut qu'il continue à la négliger. En tout cas, le caractère d'universalité et de nécessité que plusieurs tendent à lui conférer n'est pas, jusqu'ici, évident. [^51]:  -- (1). Soras p, 38. [^52]:  -- (2). Jacqueline Genet, *L'énigme des sermons du curé d'Ars*, Éditions de l'Orante, Paris, 1961. [^53]:  -- (3). *Revue thomiste*, octobre‑décernbre 1961, pp. 631‑633. [^54]:  -- (1). Mon opuscule *Doctrine, prudence et options libres* a paru en effet au mois d'avril 1960. (Et j'en avais publiquement énoncé la substance au Congrès du Mouvement pour l'Unité, le 24 octobre 1959.) Je précise le fait, sans aucune prétention à quoi que ce soit, car cet opuscule n'est encore qu'une esquisse d'une trentaine de pages. [^55]:  -- (2). Pages 107-108. On remarquera que le P. de Soras s'exprime plus volontiers en un langage de « *valeurs absolues* » qu'en un langage de « *vérités universelles* »*.* Cela est parfaitement licite et, de plus, conforme à l'esprit et à la lettre de plusieurs enseignements de Pie XII ; et cela est souvent nécessaire. Mais une et même plusieurs questions peuvent se poser à ce sujet : nous le signalons au passage, sans y entrer, car elles ne sont pas indispensables à notre propos, bien qu'elles puissent lui être connexes. [^56]:  -- (3). Sur Maritain en cette circonstance, voir *Itinéraires*, n° 49, p. 219. [^57]:  -- (4). Voir par ex. Soras, pp. 65-69. [^58]:  -- (5). Extraite de l'ouvrage du P. Joseph Lecler, s.j. : *L'Église et la souveraineté de l'État*, Flammarion, 1946. [^59]:  -- (6). Dans *L'homme qu'on appelle le Christ* (Nouvelles Éditions Latines). [^60]:  -- (1). Le même religieux, dans la même feuille, a fait plusieurs articles successifs de la même veine, ramassis d'insultes, de diffamations, de délations. L'éditorial de *La France catholique* du 26 janvier 1962 a vigoureusement protesté contre l'étrange « manière sacerdotale « de cet auteur ecclésiastique et contre ses procédés inadmissibles consistant à « jeter la suspicion et le mépris sur tout le secteur de l'opinion catholique qu'il veut condamner ». [^61]:  -- (1). *Pierre Teilhard de Chardin ou le Philosophe malgré lui* (Beau­chesne éditeur, Paris, 1960),. pages 164 et 165*.* [^62]:  -- (1). Combien de fois n'ai-je pas entendu de semblables lecteurs soutenir que Dieu avait tout mis dans la matière* -- *tout y compris la pensée et la divinisation* -- *en lui abandonnant le soin de tout faire sortir au cours des âges ; cette confiance que Dieu avait faite à la matière, cette « évolution » était du reste tout à l'honneur de Dieu qui avait eu le bon goût de s'effacer, et c'était quelque chose de très beau. Très beau je l'ignore ; absurde j'en suis sûr. On confond, dupé par une fantasmagorie imaginative, deux notions irréductibles : être en puissance dans la matière et appartenir à la toute-puissance de Dieu. « Dieu peut bien faire surgir de ces pierres des enfants à Abraham » (Matthieu 3, 9). Mais justement Dieu seul en est capable. Les cailloux et les graviers, les atomes et la matière colloïdale ne renferment pas des hommes en puissance. Seule la Toute-Puissance de Dieu peut susciter des humains comme elle veut, serait-ce à partir ces éléments terrestres. Supposer une équivalence entre la puissance de la matière, la puissance de la vie et la Toute-Puissance de Dieu c'est tomber dans la confusion (et dans le monisme) et s'empêcher de parler *distinctement* de quoi que ce soit* -- *si tout est dans tout et réciproquement. [^63]:  -- (1). Dans la Revue *Nova et Vetera* n° 4 de 1960, dans la section de bibliographie, l'étude sur l'*Avenir de l'homme* du P. Teilhard.* -- *Voir aussi, de Monseigneur Journet, *Le Mal* (Desclée de B., Paris), p. 142, note 3. [^64]:  -- (2). Cette réponse intégrale est faite en très grande partie par Mgr Journet dans une étude sur *la question des origines* (*Nova et Vetera*, juillet-sept. 1958). Si les *études* de Mgr Journet sur Teilhard nous pa­raissent les meilleures c'est qu'elles sont conduites du point de vue suprême qui est, non la philosophie, mais la théologie. Sa conclusion est nette : « L'œuvre de T. de Ch., si captivante et suggestive au plan de la paléontologie et des sciences naturelles, se résout dans une vaine fantaisie quand elle use d'un équipement purement scientifique pour aborder les plus hauts problèmes de la philosophie et de la Révéla­tion. » Article cité plus haut sur *la question des origines*. [^65]:  -- (3). voici les titres significatifs du P. Teilhard : *le phénomène humain ;* *la vision du passé ;* *l'apparition de l'homme ;* *l'avenir de l'homme ;* *le milieu divin* (tous aux éditions du Seuil, Paris) ; *le groupe zoologique humain* (édit. Albin Michel). [^66]:  -- (4). « L'homme a émergé d'un tâtonnement général de la terre. Il est né en ligne directe, d'un effort total de la vie. » *Le Phénomène humain*, p. 209. [^67]:  -- (1). *Pensées* de Pascal, n° 793. [^68]:  -- (2). Monseigneur Journet en particulier dans ses *Entretiens sur la Grâce* (Desclée de B., Paris 1959). [^69]:  -- (3). On peut voir dans les *Degrés du Savoir,* de Maritain, pages 506, 507, un approfondissement théologique de cette pensée de Pascal. [^70]:  -- (1). « La profonde discontinuité ontologique introduite, sous les continuités apparentes auxquelles la science a affaire, par l'avènement d'une âme spirituelle qui ne peut surgir dans l'existence que comme immédiatement créée de Dieu, suppose une intervention toute spéciale de Dieu par laquelle il crée un esprit et une âme « à son image », et en vertu de laquelle *le corps du premier être humain,* même s'il résulte de l'infusion d'une âme humaine dans une cellule préordonnée (et du fait même de cette infusion changée dans son essence au point d'être contre-distinguée à toute la série animale) *représente lui aussi*, métaphysiquement parlant, *un commencement absolu et a Dieu pour cause engendrante* et pour père. » Jacques Maritain, *Revue thomiste*, 1946, n° 3, Coopération Philosophique, pages 442 et 443. [^71]:  -- (1). Dans ce résumé nous ne pouvons dire tout. Nous savons bien que la Rédemption du Christ qui nous est appliquée par le baptême, (au moins le baptême de feu) enlève le péché originel et nous donne de vaincre les convoitises. Mais enfin, même vincibles, les convoitises sont là : qui ne le sait ? Notre régénération dans le Christ ne nous enlève pas toutes les marques de notre génération en Adam. Pour cela il faut attendre la résurrection des morts. Tant que l'humanité dure sur la terre son état demeure un état de chute et de rédemption. [^72]:  -- (1). C'est le terme qui revient souvent dans un livre à la mode, *Le Matin des Magiciens,* de Pauwels et Bergier (Gallimard, Paris, 1961). Préconisant la transmutation de l'espèce, notamment par « l'éveil » de nos pouvoirs psychiques inexploités, il est assez naturel que les auteurs se réclament du Père Teilhard qui nous pressait lui aussi de *forcer le seuil de l'ultra-humain.* (Citations de Teilhard, pages 11, 22, 46, 55, 97, 102, 126, 367, 401, 402, 422, 428, 429, 491, 499 ; sans compter les nombreux passages de la plus pure inspiration teilhardienne.) Le Père Teilhard s'il était parmi nous protesterait, en vrai prêtre de Jésus-Christ, contre cette annexion par un système qui rejette la religion de Jésus-Christ. Il reste que la synthèse du Père Teilhard n'est pas fondée sur des principes qui interdisent cette pé­nible annexion. En tout cas, le gros livre de Pauwels et Bergier sem­ble avoir été composé tout exprès pour achever de faire perdre à notre monde le peu de bon sens qui lui reste et pour paralyser les réflexes de résistance devant les tentatives les plus inhumaines de la technique et de la politique. On nous répète en effet que les sens et la raison ne comptent pas en regard de nos puissances mentales encore inexplorées, que d'autre part le principe de contradiction demande à être dépassé, (et donc l'on pourrait affirmer et nier la même chose sous le même rapport) ; enfin, on nous laisse entendre que les entre­prises politiques les plus folles des cryptocrates doivent être approu­vées, à la condition expresse cependant qu'elles travaillent à une mutation de l'espèce. Ce *Matin des Magiciens* est plutôt le crépuscule des fumistes. -- Mentionnons ici le très remarquable petit livre des Pères Cornélis et Léonard : *La gnose éternelle* (Fayard) ; nous tâcherons d'y revenir plus longuement. [^73]:  -- (1). Les travaux d'Olivier Leroy (le même qui a étudié Sainte Jeanne d'Arc) sur la lévitation ou les hommes-salamandres, travaux publiés aux éditions du Cerf, offraient des garanties critiques autrement solides que celles du livre de Pauwels ; et surtout Olivier Leroy en s'intéressant au merveilleux ne commençait pas par mépriser les lumières du rationnel ; bien au contraire il ne cessait d'en appe­ler aux lumières de la philosophie et de la théologie pour explorer ces domaines étranges. Ce fut aussi la préoccupation des *Études Carmélitaines*. La disparition de cette revue, avec la guerre et l'oc­cupation, a laissé un vide dans la culture française et dans la pensée théologique. Et combien d'autres travaux admirables et nécessaires commencés entre les deux guerres et qui n'ont pas été poursuivis. Que l'on songe à tout ce que représentaient dans le domaine de la psy­chologie concrète, de la spiritualité, de la doctrine théologique des collections comme le *Roseau d'Or*, la *Bibliothèque Française de Philo*­*sophie,* les *Questions Disputées,* les *Iles.* Il est une génération de grands thomistes dont la relève n'a été assurée que très partiellement. Ne désespérons pas. Il n'est pas encore trop tard. [^74]:  -- (1). D'autre part, « durant le Concile, le Pape vaque au gouver­nement ordinaire de l'Église universelle sans que le Concile ait à en connaître ».