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### Réflexions autour de « La Cité catholique »
Au dernier Congrès international de La Cité catholique, qui s'est tenu à Paris en 1960, dix-sept nations d'Europe, d'Afrique et d'Amérique étaient représentées.
La Cité catholique est en effet un mouvement international. Son siège, et sa Direction internationale, sont à Québec (Canada), 40, rue Sainte-Famille.
*GRÂCE au P. de Soras, on commence à y voir clair dans ce débat qui n'est plus limité à la France, mais qui se répercute et se prolonge présentement sur trois continents et qui intéresse l'Église universelle.*
*Ce n'est pas que tout soit beau ni bon, il s'en faut de beaucoup, dans ce déchaînement d'articles, de conférences et d'agitations qui prétendent mettre* La Cité catholique *en accusation ou prononcer sa condamnation.*
*Mais un grand pas, un pas immense, a été fait.*
*On sait maintenant de quoi il retourne.*
*En effet, on s'était longtemps trouvé en présence de cris inarticulés, d'approximations journalistiques, d'hyperboles venimeuses, de romans noirs fondés sur des inexactitudes matérielles, bref d'un vacarme ayant un fort volume sonore mais une valeur intellectuelle strictement nulle. Sans doute, on ne manquait point d'insinuer, ou même de tenir pour acquis, que de graves objections théologiques accablaient* La Cité catholique : *ces objections n'avaient pas été théologiquement formulées, il n'était pas possible de les examiner sérieusement, ni de savoir au juste de quoi il retournait.*
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*On voyait bien que les adversaires de* La Cité catholique *s'acharnaient par tous les moyens à provoquer l'emprisonnement temporel et la condamnation religieuse de ses dirigeants ; il y avait abondance de prétextes, d'anathèmes épiques, de calomnies plus ou moins laborieuses, mais pas l'ombre d'un motif rationnel. Du bruit.*
*Pourtant, cette opposition à* La Cité catholique *devait bien avoir, aussi, des motifs intelligibles, susceptibles d'être exposés par voie d'argumentation.*
*Le P. de Soras gardera l'immense mérite d'avoir, théologien, fait œuvre théologique. Il a donné les raisons. Grâce à lui et par lui, un débat sur le fond a pu être ouvert* ([^1]).
L'accord unanime
*Ce qui est fondamentalement reproché à* La Cité catholique *est donc maintenant connu. Il est important, il est capital de bien remarquer que les adversaires du mouvement d'idées organisé dans toute la Chrétienté par Jean Ousset se sont reconnus dans l'ouvrage du P. de Soras. Ils ont dit, ils disent tous les jours : -- C'est cela, c'est bien cela.*
*Dont acte.*
*Spécialement en France, où le mouvement de Jean Ousset a pris naissance et où il a trouvé son point de départ, des voix qualifiées attestent publiquement que l'ouvrage du P. de Soras ne représente pas seulement une pensée personnelle, mais qu'il traduit valablement les motifs véritables, les motifs intellectuels, philosophiques, théologiques, pour lesquels les tendances sociologiquement dirigeantes du catholicisme français veulent écraser et détruire* La Cité catholique.
*A cet égard, deux prises de position sont déterminantes : celle de* La Croix *et celle des* Études, *deux publications considérables, parfaitement représentatives de la tendance intellectuelle qui est sociologiquement dominante pour le moment.* *Les* Études *ont pris position dès leur numéro de février par un article de leur directeur, le P. Le Blond*.
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La Croix *a pris position dans son numéro du 2 mars par un article du P. Jean Villain, personnalité de tout premier plan, qui a été successivement directeur de* « *L'Action populaire* » *et directeur des* Études. *Les deux articles apportent au P. de Soras un accord sans réserve, un accord total, manifestant hautement qu'il a mis en forme et exprimé exactement la pensée religieuse, sur ces questions, de la tendance théologico-politique qui jouit d'une prépotence de fait, dans le catholicisme français, depuis une quinzaine d'années.*
Un livre-témoin
*Par là, le livre du P. de Soras revêt une valeur historique. Il a fait l'unanimité explicite des adversaires de* La Cité catholique*. Il est un test de leur état d'esprit, de leurs pensées, de leur doctrine. Il est rare dans l'histoire qu'un livre soit à ce point un livre-témoin. Mais pour celui-là, aucune voix discordante, du moins jusqu'ici, ne s'est élevée. Aucune voix n'a dit : -- Mais non ! Ce n'est pas cela, c'est autre chose que nous reprochons à* La Cité catholique.
*Tous, au contraire expriment une entière adhésion. Tous attestent en des termes analogues ou identiques à ceux du P. Jean Villain dans* La Croix *que le P. de Soras procure un* « *enseignement vraiment magistral* » *et que* « *jamais sans doute rien de si précis et de si solide n'avait été écrit sur ce sujet* »*.*
*Si par hasard les thèses du P. de Soras étaient réfutables, on voit donc quel écroulement général entraînerait une telle réfutation.*
*Les tendances intellectuelles et les écoles théologiques qui ont idéologiquement conduit le catholicisme au cours des quinze dernières années, et qui l'ont mené là où il en est, se reconnaissent parfaitement dans le livre du P. de Soras.*
A la veille du Concile
*Que le livre du P. de Soras ait paru à la veille du Concile est également important. On nous dit que le Concile sera pour l'Église* « *une occasion de se regarder dans l'Évangile* » *et un moyen de* « *poursuivre son dialogue avec le monde* »*.*
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*Se regarder dans l'Évangile, c'est en somme l'examen de conscience et le bilan. C'est donc que l'heure est venue pour le catholicisme français de faire le compte de ses victoires et de ses échecs, de s'interroger sur ses fautes, au cours de la dernière période. Dans l'ordre intellectuel, dans l'ordre de la pensée chrétienne, dans l'ordre de l'action sociale, ceux qui portent la responsabilité d'avoir installé les idéologies sociologiquement dominantes dans les structures mondaines du catholicisme peuvent bien avoir entre eux de grandes diversités, ils se rencontrent et se retrouvent unanimement dans la doctrine du P. de Soras.*
*Une remise en cause, une révision méthodique et critique passent donc par un examen de cette doctrine-là. C'est pourquoi nous y attachons tant de soin. Nous considérons comme très positif que ces tendances dominantes se soient reconnues dans un ouvrage tel que* « JAMAIS SANS DOUTE RIEN DE SI PRÉCIS ET DE SI SOLIDE N'AVAIT ÉTÉ ÉCRIT SUR CE SUJET ». *On n'avait pas fait mieux. On n'avait pas fait aussi bien. Sur ce sujet, le livre du P. de Soras est le chef-d'œuvre de ce courant théologique, personne dans ce courant n'espère pouvoir le surpasser ou l'égaler. Des théologiens aussi éminents que les Pères Villain et Le Blond s'en portent garants. Cette tendance théologique n'aurait pu trouver un meilleur champion ni produire une œuvre plus profonde, plus exacte, plus solide. Ils en tombent tous d'accord.*
*On peut donc maintenant étudier la question au niveau le plus élevé, -- au niveau le plus élevé de leur pensée.*
La relève des générations
*Quant au* « *dialogue avec le monde* »*, pour le moment je ferai seulement remarquer que la nature du monde où nous vivons est d'abord d'être une succession de générations. Or les adversaires les plus marquants de* La Cité catholique*, les individualités les plus représentatives de la tendance intellectuelle et théologique qui domine le catholicisme français depuis plus de quinze ans, et qui se reconnaît dans la doctrine du P. de Soras, c'est la génération qui s'en va.*
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*Son procès de* La Cité catholique *a toutes chances d'être l'un de ses tout derniers exploits, elle nous l'aura laissé quasiment comme un testament. Je crois qu'elle aurait pu* (*et qu'éventuellement elle peut encore*) *nous en laisser un meilleur.*
*Ceux qui ont mené l'attaque ou conduit la critique contre* La Cité catholique, *de Georges Hourdin au P. de Soras, sont des hommes d'avant la guerre. C'est avant la seconde guerre mondiale qu'ils ont découvert le monde et formé leur pensée. Ils avaient atteint l'âge de l'action, ils avaient atteint la trentaine et la quarantaine avant la guerre. Leur journée, s'avance, et doucement leur ombre glisse derrière eux.*
*Le train normal du* « *monde* » *avec lequel ils veulent en théorie* « *dialoguer* »*, c'est la relève des générations. Relève progressive et dans l'amitié, et dans le respect, si la génération ancienne y consent ; si elle consent aux sacrifices qui y sont nécessaires. Mais relève inévitable, et qui risque d'être brutale si la génération ancienne s'est occupée de trop la retarder plutôt que de la préparer.*
*Bien sûr, la relève ne s'annonce pas tout à fait de la couleur que l'on aurait voulue... Mais n'en est-il pas toujours ainsi dans l'histoire ? Il faut se faire une raison, et ça ne doit pas être impossible, quand on a atteint l'âge de la sagesse.*
*La nouvelle génération catholique, celle des Jean Ousset, des Luc Baresta, des Marcel Clément, et de toute la jeunesse ardente groupée autour de leur parole, attentive à leur pensée, dévouée à leurs idées, n'a évidemment pas les mêmes orientations que la génération installée. Et la génération installée, sur qui peut-elle compter dans la nouvelle génération, qui peut-elle y trouver qui soit exactement à son image ? Elle a Robert de Montvallon, encore qu'elle se méfie de son talent et de son indépendance d'esprit, et le lui fasse bien voir. Elle a Robert de Montvallon, bon. Et puis qui ?*
*Alors les uns, depuis plus de deux ans, ont orchestré une campagne permanente de délations policières pour faire emprisonner les chefs de file de la nouvelle génération catholique. Les autres, comme le P. de Soras, se sont employés davantage à les écraser sous leur argumentation qu'à leur tendre une main secourablement critique. Ni les uns ni les autres n'ont manifesté le désir de faire la chaîne, d'établir des ponts.*
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*Tant pis. Mais tant pis pour qui ?*
Notre temps, oui : le nôtre
*Paradoxe d'entendre ces hommes de plus de soixante ans nous convier à* REGARDER VERS L'AVENIR ET NON VERS LE PASSÉ, *et simultanément à regarder* VERS EUX-MÊMES.
*Ils ont laissé passer une chance inouïe, leur chance propre et celle du catholicisme français : la nouvelle génération catholique qui vient d'arriver à l'âge de la pensée et de l'action n'est pas une génération* « *révolutionnaire* ». *Différente, d'eux, bien sûr. Mais point impie. Nous sommes assurément de notre temps, et il est cocasse de les entendre insister tellement sur la nécessité d'* « *être de son temps* », *car enfin le temps d'aujourd'hui est précisément le nôtre, il a commencé, et largement, à n'être plus le leur. Cependant, notre mouvement spontané est d'entourer d'une tendresse respectueuse ceux qui ont blanchi à la tâche, d'être attentifs à leur expérience, à leur science, d'écouter leurs conseils. D'écouter leurs conseils pour ensuite décider nous-mêmes, comme il se doit, ce que nous avons à faire selon les responsabilités qui sont les nôtres, en un temps qui est le nôtre. Ils n'ont pas voulu de notre respect, de notre tendresse, de notre attention. Ils nous ont refusé leurs conseils et provoqués à la bataille. Qu'ils s'examinent. Qu'ils réfléchissent. Avant qu'il ne soit trop tard.*
Tout est encore possible pour l'amitié
*Car il est déjà très tard : notamment pour eux. Il n'est peut-être pas trop tard. Ils peuvent encore, s'il plaît à Dieu, ouvrir leur cœur. Nous sommes différents d'eux, mais il doivent bien le comprendre et ils doivent bien l'admettre, eux qui attachent tant d'importance au déroulement du temps : nous sommes d'un autre temps que le leur.*
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*Nous venons après. Nous ne sommes pas du temps où l'on lisait Blondel en cachette, ni du temps où le P. Desbuquois donnait une impulsion nouvelle à l'Action populaire, ni du temps où le P. Bernadot faisait vibrer des enthousiasmes neufs. Nous n'ignorons pas complètement ces choses, parce que précisément nous ne sommes ni des révolutionnaires ni des barbares modernes, nous ne sommes pas des partisans de la* « *table rase* » *ni de l'impiété systématique, nous ne tournons pas le dos à ce qui s'est passé avant nous, nous avons appris à connaître cette histoire et ces histoires, et quand nous en avons parlé, ce fut avec attention, ce fut avec respect. Dans un esprit parfois ou souvent différent, certes, puisque nous sommes d'aujourd'hui, mais avec un respect fraternel ; avec une attention critique, mais avec des attentions qui n'étaient pas feintes. Parce que nous les aimons tous, -- mais dans la liberté de l'esprit et du jugement. Cette liberté-là, pour nous l'ôter, il faudrait se lever matin : beaucoup plus matin qu'il n'est possible à une génération qui demeure matériellement puissante, mais qui va sur son couchant.*
*Tout est encore possible si l'on réveille l'amitié chrétienne ; si le débat maintenant ouvert, et bien qu'il ait commencé en forme de réquisitoire implacable et de guerre à mort, la génération en place se décide -- ou se résigne -- à le poursuivre DANS la compréhension, la cordialité, la sympathie, et POUR assurer progressivement la coopération et la relève au lieu de viser à l'exclusive, l'apartheid, l'écrasement. Alors, -- oui ?*
La page qu'il faut tourner
*J'ai nommé Marcel Clément, Luc Baresta, Jean Ousset. J'aurais pu en nommer dix autres : je ne fais pas un recensement, encore moins un palmarès. Mais ces trois-là sont peut-être les plus significatifs.*
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*Surtout à partir de 1953 et de la publication de son livre -- alors sans équivalent en langue française -- sur* L'Économie sociale selon Pie XII, *Marcel Clément a été constamment rejeté, et même diffamé, par la théologie sociologiquement dominante, et notamment par une école théologique que connaît bien le P. de Soras. On n'a voulu ni discuter ni coopérer avec lui. On a voulu le supprimer : qu'il soit dit qu'il n'existait pas. Six ans plus tard, assez maladroitement d'ailleurs, et dans la privation cruelle de tout ce qu'aurait apporté sa collaboration, on a mis ses pas dans les siens, et commencé à publier des livres qui prenaient* ENFIN *au sérieux l'enseignement social de Pie XII. Voyez la bibliographie, voyez les dates : c'est la preuve matérielle. Ils font maintenant du Marcel Clément à tous les étages, et pas toujours très bien, et avec six ans de retard. Après avoir tourné en dérision son travail et refusé de travailler avec lui.*
*Luc Baresta est manifestement le premier journaliste catholique de sa génération : et celui qui n'est rigoureusement jamais cité dans les soi-disant* « *revues de presse* » *catholiques-sic. La conspiration du silence, l'hostilité confraternelle sont quasiment sans fissures. On peut dire, c'est une explication à défaut d'une excuse, que dans le journalisme telles sont les mœurs ordinaires des journalistes à l'égard de celui d'entre eux qui a le plus beau talent. Les mœurs de ce monde, d'accord, mais les mœurs d'une communauté chrétienne ? On se propose, certes, de mettre Luc Baresta à sa place, mais quand il aura soixante-quinze ans ; on lui demandera alors de publier son* « *Bloc-Notes* » *dans* La Croix, *si elle existe encore. On ne pourra pas faire autrement, puisque les aînés de Luc Baresta seront morts. On fera de Luc Baresta le François Mauriac de la presse catholique, mais seulement quand on lui verra, à lui aussi, un pied et demi dans la tombe. C'est malin.*
*Jean Ousset a suscité un mouvement tel que des hommes de tous les âges et de toutes les classes de la société, et qui neuf fois sur dix ne sont pas du tout des intellectuels, se mettent à étudier les documents pontificaux, -- alors qu'au témoignage de tout le monde, et de Maritain, et encore de Joseph Folliet dans* La Croix *pas plus tard que l'année dernière, les catholiques dans leur ensemble demeurent dans une massive inattention aux enseignements du Pape, et que l'on n'arrive pas, -- sauf à* La Cité catholique *et en quelques lieux plus ou moins voisins, -- à les faire sortir de cette inattention massive, de cette* « *épouvantable ignorance* »*.*
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*On peut en croire Joseph Folliet, et lire en note son texte même* ([^2]). *Jean Ousset est celui qui a trouvé le moyen de faire ce à quoi personne n'arrivait : provoquer un intérêt studieux dans le peuple chrétien pour la parole du Souverain Pontife. La première chose à lui dire, qui est aussi celle qu'on ne lui a pas encore dite, c'est :* MERCI. *Et j'ajoute :* CHAPEAU BAS. *Mais ce n'est pas tout. Ces hommes de* La Cité catholique, *on nous explique qu'ils vont faire des retraites fermées d'une semaine, chaque année ou presque. Quand on sait quelles difficultés -- et quels échecs -- on rencontre, dans tant d'organisations catholiques, pour obtenir simplement la participation à une récollection spirituelle de 24 ou 48 heures, là encore on devrait dire à Jean Ousset :* MERCI, *et là encore le lui dire* CHAPEAU BAS. *Sa fameuse* « *option pédagogique* »*, on n'est pas obligé de l'adopter, on pourrait du moins s'instruire utilement auprès d'elle, et juger l'arbre à ses fruits. Si la doctrine et les retraites et la pédagogie de* La Cité catholique *sont imparfaites* (*quoi donc, qui donc ne l'est ?*)*, on aurait pu leur apporter le* RENFORT FRATERNEL *d'une discussion et d'une coopération amicales. On a voulu au contraire écraser, disqualifier, supprimer, détruire. Que ceux qui ont assumé cette responsabilité la gardent, dans leur conscience et devant Dieu. Ou plutôt, qu'ils rentrent en eux-mêmes...*
*Cette page affreuse peut encore être tournée. J'en ai la conviction. Je parle en mon seul nom, sans engager personne que moi-même ; mais je connais assez les dirigeants de* La Cité catholique *pour attester leur esprit pacifique. Je demeure prêt, comme je l'ai toujours fait, à toutes les conversations, sans autre condition préalable que l'amitié chrétienne. Les apôtres théoriques de la tolérance et du* « *pluralisme* » *n'ont jamais encore consenti à* NOUS ACCEPTER DIFFÉRENTS.
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*Différents, nous le sommes et nous le resterons. Nous ne dirons pas comme eux, nous ne ferons pas comme eux, nos idées ne sont pas celles de la tendance théologico-politique qui jouit actuellement encore de la prépotence publicitaire et administrative. Nous ne leur demandons rien, sinon ceci : qu'ils nous laissent travailler en paix, qu'ils cessent de ruiner systématiquement toutes les possibilités de coopération dans la paix entre les générations successives, entre les vocations diverses, entre les accentuations différentes. Si nous récusons leur tendance théologico-politique, nous la récusons dans un esprit qui n'est ni de combat, ni d'exclusive, ni d'hostilité, mais de confrontation pacifique et d'enrichissement réciproque : et, je le répète, de coopération des complémentaires. Je le leur ai dit cent fois. Qu'ils prennent clairement leurs responsabilités.*
*En tous cas, ils savent bien maintenant que l'unité à restaurer de la communauté chrétienne, ils ne pourront la construire totalitaire, sous le joug de leur prépotence, -- sinon par la violence. Et alors, en fait de violence, il leur faudra aller jusqu'au bout, car ils ne nous intimideront pas. Ils peuvent nous tuer : ils ne pourront nous tuer tous. Et ils ne pourront jamais rien obtenir de nous autrement que dans et par l'amitié chrétienne.*
\*\*\*
CELA DIT, *le débat de fond est ouvert et se poursuit. Nous y apportons une nouvelle contribution, dans les pages suivantes sur* « *La Révolution et la Contre-Révolution* » *et sur* « *Saint Pie X* »*. Nous désirons et nous souhaitons qu'elles soient accueillies et discutées comme nous les avons écrites, dans un esprit vigilant certes, et critique, mais dans un esprit de compréhension et de paix.*
*Si l'on refuse de les accueillir pacifiquement, nous passerons notre chemin, sans nous laisser détourner de notre objet, et nous n'en continuerons pas moins notre travail dans l'attente inlassable de la paix de Dieu.*
Jean MADIRAN.
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### La Révolution et la Contre-Révolution
LE DÉBAT EST OUVERT. Il faut aller au fond. Fabrègues y court ([^3]). *La Cité catholique* désigne la Révolution, et la civilisation fondée sur les principes de la Révolution, comme un mal. Au lieu d'insinuer qu'une telle position est une « option politique » facultative, ou inopportune, ou impure, il faut enfin la mesurer et la peser, avec tout le poids et toute l'extension que lui donne le témoignage vivant, ardent, héroïque de La Cité catholique.
« Si l'on relit, écrit Fabrègues, les documents pontificaux entre 1790 et 1914, on y trouve exactement cela, avec une continuité absolue. » « Variant dans leur formulation concrète, ces documents recèlent une âme de vérité qui est, elle, permanente. »
Et aussitôt l'objection :
« Une action qui ne serait que « contre-révolutionnaire » serait non seulement insuffisante, mais proprement mortelle : une action (surtout chrétienne) doit être (et ne peut être que) motion positive de l'âme et de l'intelligence pour être féconde. »
La remarque de Fabrègues est dans le droit fil de la pensée chrétienne. Jamais l'Église ne se laissera enfermer dans une définition négative. Elle est communauté de rédemption et de salut, elle est communauté d'amour, elle est le Corps mystique du Christ.
Dire cela, c'est dire le vrai. Le dire à l'encontre de La Cité catholique, c'est un quiproquo. Le terme de Contre-Révolution, par lui-même et grammaticalement, semble désigner une intention négative, un pur refus, une action « contre ». Mais ce terme n'a pas seulement une structure grammaticale : il a une histoire, il se réfère à une pensée, il exprime un dessein. Remarquer que dans « Contre-Révolution » il y a « contre » ne saurait constituer le tout de l'analyse nécessaire ni l'unique élément d'appréciation.
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Le terme de Contre-Révolution s'entend par rapport et référence à une tradition et à un patrimoine. Il peut suggérer une attitude purement négative à une époque qui est de plus en plus barbare, c'est-à-dire qui considère que le monde commence avec elle, et qui a tout oublié, qui ne sait plus d'où elle vient. Dans le patrimoine moral dont nous sommes les héritiers, la Contre-Révolution n'évoquait point une attitude qui serait seulement contre, il évoquait une attitude pleinement contraire à celle que la violence révolutionnaire avait imposée. « C'est par la France que la Révolution a commencé dans le monde, disait Bonald, c'est aussi par la France que son contraire doit commencer. » Non pas une révolution contraire : mais le contraire de la Révolution. Tel est le meilleur de la meilleure tradition sociale chrétienne, dans la France du XIX^e^ siècle.
*La Cité catholique* a recueilli cette tradition sans la défigurer, sans l'amoindrir, mais en insistant sur son âme essentielle. Ce sont les formules d'Albert de Mun, citées et même ressassées en exergue de *Verbe *:
« La Révolution est une doctrine qui prétend fonder la société sur la volonté de l'homme, au lieu de la fonder sur la volonté de Dieu (...). La contre-Révolution, c'est le principe contraire, c'est la doctrine qui fait reposer la société sur la loi chrétienne. »
Voilà donc ce qui correspond, ce qui n'a pas cessé de correspondre à la juste requête de Fabrègues : faire reposer la société sur la loi chrétienne, c'est assurément une motion tout à fait positive de l'âme et de l'intelligence, une motion surnaturelle, une motion féconde.
Aucun doute n'est possible, aucun ne devrait l'être, sur la pensée réelle, et d'ailleurs explicite, claire, sans équivoque, des hommes dont La Cité catholique a recueilli la tradition. On pourrait multiplier textes et témoignages. Retenons encore celui-ci, que cite le P. Théotime de Saint-Just ([^4]) :
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« Voici notre programme (c'est toujours Albert de Mun qui parle). Opposer à la déclaration des droits de l'homme, qui a servi de base à la Révolution, la déclaration des droits de Dieu, qui doit être le fondement de la Contre-Révolution (...) ; rechercher, dans une obéissance absolue aux principes de l'Église et de l'infaillible enseignement du Souverain Pontife, toutes les conséquences qui découlent naturellement, dans l'ordre social, du plein exercice de ce droit de Dieu sur les sociétés ; propager par un public et infatigable apostolat la doctrine ainsi établie ; former des hommes déterminés à l'adopter comme règle de leur vie publique aussi bien que de leur vie privée. »
...Si aujourd'hui le terme de Contre-Révolution prête à contresens, c'est en raison directe de notre barbarie intellectuelle et morale ; c'est parce qu'en dehors de *La Cité catholique*, on a laissé s'interrompre une tradition qui ne méritait pas d'être interrompue ; c'est parce que, à la suite d'un recul de l'intelligence dans les ténèbres, on ne comprend plus ce qui était acquis et élucidé. Il faudra y revenir par d'autres voies et avec d'autres mots, au prix de combien de travaux et d'efforts : la barbarie intellectuelle ne fait point gagner de temps.
Changeons de mot s'il le faut : il n'y a nulle part AUCUN problème sur ce point. Pour éviter l'équivoque, *La Cité catholique* a renoncé depuis des années à l'inscription statutaire du mot « Contre-Révolution » dans la définition de ses objectifs ; elle a laissé tomber la « formulation concrète » pour garder seulement « l'âme de vérité ». Mais il est impossible de voir un progrès dans une situation intellectuelle et morale devenue telle qu'un homme comme Albert de Mun nous soit étranger, habitant d'un autre univers, parlant un autre langage, et qu'on ne puisse plus le lire aujourd'hui sans que le contresens (le contresens des barbares) soit automatique. Un peuple qui perd la clef de son histoire morale et religieuse même la moins lointaine est un arbre sans racines, culbuté au premier coup de vent.
#### La justice et la piété
La querelle de mots instituée contre *La Cité catholique* à propos d'un mot que *La Cité catholique* avait accepté sans difficulté de supprimer est donc en cela une querelle paradoxale : mais c'est une querelle utile. Elle donne à réfléchir.
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D'abord sur un manquement à la justice. Ceux qui ont peu à peu, depuis une dizaine d'années, fabriqué et mis en circulation le reproche adressé à *La Cité catholique* d'avoir une doctrine et une action « négatives », et différentes de l'enseignement de l'Église, ont forgé un mensonge. Par inadvertance et par aveuglement passionnel peut-être, puis par répétition mécanique de formules toutes faites : de toutes façons, il n'y a pas de quoi se vanter, ni se poser en juges. Ils ont ratiociné sur des mots, et même sur un seul mot, sur sa seule apparence grammaticale, sans aucune pensée. Ils ont inventé gratuitement, arbitrairement, que la « Contre-Révolution » de *La Cité catholique* désignait une attitude simplement négative ou défensive, -- incapables de voir, ou refusant de voir, que ce terme était employé par référence explicite à toute une tradition chrétienne et française dont Albert de Mun avait exprimé l'âme et le principe fondamental en des phrases non équivoques, parfaitement positives et parfaitement catholiques. Il importe d'en donner nettement acte à *La Cité catholique*. Il importe aussi de mesurer l'étendue de ce paradoxe monstrueux : *La Cité catholique* a TOUJOURS, constamment depuis sa fondation, cent fois, mille fois, désigné « l'essentiel » de son œuvre en ces termes : « LA ROYAUTÉ SOCIALE DU CŒUR DE JÉSUS ». Des chrétiens et catholiques qui parlent avant tout du Cœur de Jésus et de sa Royauté, en arriver à les soupçonner et à les inculper d'une action qui ne serait que négative, en épiloguant sur un seul mot, pris en dehors du contexte explicite et de l'esprit manifeste où il se trouve, ce sont là des mœurs intellectuelles véritablement honteuses imposées à notre communauté chrétienne par ceux qui en ont colonisé la plupart des « instruments de diffusion ».
Comme toujours, et comme il est normal, -- car spirituellement tout compte et tout est important, -- à ce DEVOIR DE JUSTICE dont nul ne saurait se dispenser à l'égard de *La Cité catholique*, se superpose une question beaucoup plus générale : celle de la piété ([^5]) envers notre patrimoine chrétien et français.
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Il ne faut pas croire et il importe de ne pas laisser croire, fût-ce par habileté tactique supposée, que les chrétiens français du XIX^e^ siècle, ou de 1790 à 1914, que les contemporains du saint Curé d'Ars, de sainte Bernadette, de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte Face, auraient été des hommes négatifs, repliés sur eux-mêmes, confinés dans des réflexes défensifs. Cela n'est vrai ni de La Tour du Pin ni d'Albert de Mun, pour ne citer que deux noms qui sont deux figures de proue de l'action sociale. Cela n'est pas vrai de la pieuse et chrétienne famille du saint Curé d'Ars, qui était une famille « contre-révolutionnaire ». Cela n'est pas vrai de la pieuse et chrétienne famille de sainte Thérèse de Lisieux, qui était une famille « contre-révolutionnaire ». Cela n'est pas vrai de leur temps, qui est celui où le culte du Sacré-Cœur prend en France une dimension sociale et populaire qu'atteste, que date et que nous rappelle, blanche au-dessus de Paris, la basilique de Montmartre.
Ce n'est pas en nous laissant dépouiller aussi de notre histoire chrétienne que nous préparerons un avenir chrétien.
#### La Révolution aujourd'hui
Je ne crois absolument pas que la continuité du témoignage porté contre la Révolution par les Pontifes et par les chrétiens s'étende seulement de 1790 à 1914, et qu'il se soit estompé après la première guerre mondiale.
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Je ne crois pas que la Révolution ainsi mise en cause soit seulement la Révolution « devant laquelle se sont trouvés les chrétiens et les Pontifes du XIX^e^ siècle ». C'est au XX^e^ siècle qu'André Malraux -- écrivain non négligeable, devenu en outre, avec pleins pouvoirs, administrateur-délégué de la culture française -- exprime la prétention permanente du monde moderne : « La Révolution joue aujourd'hui le rôle que joua la vie éternelle. » C'est au XX^e^ siècle que Fabrègues, dans l'un des ouvrages les plus importants qui aient paru après la seconde guerre mondiale, pose l'alternative : la Révolution ou la foi, et l'explique : « On attend des chrétiens qu'ils apportent l'absolu, l'explication du monde, et s'ils ne donnent pas cela, on se confiera à la Révolution. » ([^6]) Fabrègues prolonge la tradition d'Albert de Mun, quand il écrit :
« La Révolution est explication du monde, de son mouvement, de son rythme ; elle en donne le sens, le but ; elle en est l'espoir et elle en sera l'achèvement.
La Révolution est rédemption, elle est aussi création, nouvelle création du monde : le monde d'après ne sera plus celui d'avant, les plus lucides apôtres du marxisme n'ont cessé de le dire, -- la Révolution engendre non seulement des rapports nouveaux entre les hommes, un monde nouveau, mais très exactement aussi un homme nouveau.
Tous les problèmes qui se sont posés jusqu'alors aux hommes : non seulement ceux de la politique et ceux de l'économie, mais ceux de la morale, et même de la morale sexuelle, tout sera résolu par la Révolution. Grâce à elle, l'homme ne sera plus divisé contre lui-même, le prochain contre son prochain, la nation contre la nation. Avec elle, l'homme étant « réalisé », l'insatisfaction et le désir disparaissent, l'homme est satisfait (...). Cela (est) substitution de la Foi, donc suppression de la Foi. Entre la Foi et cette notion de Révolution absolue, il n'y a ni compromission ni composition possibles : elles s'excluent puisqu'elles sont toutes les deux des explications du monde et des re-créations de l'homme et qui s'opposent diamétralement... »
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A peu près au même moment, un politicien de la IV^e^ République que la politique avait imposé comme ministre de l'Éducation, avec pleins pouvoirs sur l'éducation des Français, lançait la fameuse proclamation : « L'école, c'est la Révolution qui continue. »
Nous sommes placés *aujourd'hui* en face de la Révolution. Une Révolution qui est la même qu'au XIX^e^ siècle, et qui est autre aussi, une Révolution qui s'est développée, qui a pris plus d'assurance dans la conscience plus explicite de ses moyens et de ses objectifs. Et pendant que grandissait cette Révolution, les chrétiens au XX^e^ siècle s'en laissaient distraire. Tandis que la Révolution s'appuie sur la connaissance de son développement, de sa propre histoire, qu'elle médite et qu'elle honore 1789, 1793, la Commune de Paris, et 1917, en face d'elle les chrétiens oublient, se détournent, pensent à autre chose, ou à rien, renient leur passé « contre-révolutionnaire » et en laissent échapper la substance et la leçon. La Révolution s'est installée dans la force et la continuité d'une tradition, de sa propre tradition, et elle persuade les chrétiens de se laisser priver de la leur. C'est magnifique. C'est effroyable.
Que la tradition chrétienne et française du XIX^e^ siècle ne soit pas confondue avec la Tradition proprement dite de l'Église elle-même, c'est entendu. Que cette tradition française et chrétienne soit soumise à un discernement critique très sévère et très strict, c'est normal. Si des traditionalistes confondaient tradition et routine, tradition et paresse, on pourrait invoquer contre eux, pour les réveiller de leur somnolence, le traditionaliste Maurras : « Dans toute tradition comme dans tout héritage, écrivait-il, un être raisonnable fait et doit faire la défalcation du passif. La vraie tradition est critique, et faute de ces distinctions, le passé ne sert plus de rien, ses réussites cessant d'être des exemples, ses revers d'être des leçons. » Ce discernement critique suppose la connaissance et non pas l'ignorance, l'acceptation de l'héritage et non pas son refus global, l'inventaire pieux, lucide, juste, et non pas la table rase.
La table rase du barbare, elle est déjà dans une certaine manière de récuser par principe, systématiquement, aveuglément, toutes les traditions qui ne sont pas la Tradition elle-même. Ces traditions, le P. Congar les met entre guillemets, et les signale comme « *remontant, tantôt à quelques décades, tantôt à un passé lointain et périmé *» ([^7]).
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Erreur de plume, on le suppose et on l'espère : sinon il faudrait entendre que les traditions récentes sont disqualifiées parce qu'elles sont récentes, et que les traditions anciennes sont disqualifiées parce qu'elles sont anciennes. On répugne à attribuer à la pensée du P. Congar un sophisme aussi grossier, qui pourtant est dans la formule littérale de son propos. Il est aussi dans l'esprit du temps. Ce n'est point qu'il y aurait les tenants des traditions anciennes contre les tenants des traditions récentes, et inversement. Ce sont les mêmes qui récusent, comme insuffisamment anciennes, les traditions héritées du XIX^e^ siècle, et qui, si l'on remonte plus haut, protestent alors que c'est un passé « lointain et périmé ». Ainsi toute espèce de tradition se trouve récusée. Pour mieux mettre en valeur la Tradition elle-même, le seul dépôt révélé ? L'Église ne demande point cela. Elle demande que l'on distingue et non pas que l'on disqualifie. Vouloir se présenter tout nu en face de la seule Tradition, ayant répudié le secours de toutes les traditions intellectuelles, sociales, historiques, c'est un orgueil épouvantable ; l'orgueil historique, social, intellectuel du barbare moderne, du barbare chrétien.
#### Les Papes et la Révolution après 1914
Ce ne sont pas seulement les Pontifes du XIX^e^ siècle qui ont dû faire face à la Révolution. D'ailleurs, attention : l'histoire profane du XIX^e^ siècle s'étend bien, si l'on veut, « de 1790 à 1914 ». Mais le Pontife romain qui a régné de 1903 à 1914, contemporain des survivances du siècle précédent n'était pas, lui, le dernier Pape du XIX^e^ siècle : il fut le premier Pape du XX^e^ et des temps nouveaux, l'initiateur et le prophète. C'est l'Église qui nous l'a dit en le canonisant. Qui nous l'a dit en propres termes : il avait « la science et la sagesse d'un prophète inspiré » ; il a « préparé l'Église aux nouveaux et durs devoirs qu'un avenir agité lui réservait » ; « si aujourd'hui l'Église de Dieu, loin de reculer devant les forces destructrices des valeurs spirituelles, souffre, combat et par vertu divine progresse et rachète, cela est dû à l'action prévoyante et à la sainteté de Pie X ; il apparaît manifeste aujourd'hui que tout son Pontificat fut surnaturellement orienté selon un dessein d'amour et de rédemption pour disposer les esprits à affronter nos propres luttes et pour assurer nos victoires et celles des générations à venir » ([^8]).
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Il est « le saint et le guide des hommes d'aujourd'hui » ([^9]). Mais nous avons déjà parlé et nous reparlerons de saint Pie X : ce point est trop important, il est trop constamment central dans les problèmes soulevés par le témoignage de *La Cité catholique* et par les contestations qu'on lui oppose, pour que nous en parlions incidemment. Nous y reviendrons.
Prenons donc les successeurs de Pie X, après 1914.
Benoît XV s'élève contre les principes de la Révolution dans sa Lettre du 7 mars 1917. La continuité n'est pas interrompue.
Pie XI place son Encyclique Divini Redemptoris sous le signe d'une théorie générale de la Révolution qui coïncide avec une histoire générale de l'humanité :
« La chute misérable d'Adam a imposé à la vertu un rude combat contre les incitations des vices issues du péché originel ; et jamais le vieux trompeur ne cessera d'induire très subtilement les hommes en erreur par des promesses mensongères. C'est pourquoi d'âge en âge le désordre succéda au désordre, jusqu'à ce que l'on en vînt à la révolution actuelle qui est presque partout déchaînée ou terriblement menaçante : par sa violence et son ampleur, elle dépasse toutes les attaques que l'Église a endurées. Les peuples sont entraînés vers la chute dans une barbarie certainement plus épouvantable que celle où se trouvaient la plupart des nations avant la venue du divin Rédempteur. »
Je traduis sur le texte latin, je traduis *præesentem rerum conversionem* par *révolution*, et je ne crois pas qu'une autre traduction soit possible. La traduction de la Bonne Presse, faite sur le texte italien, et l'édition de l'Action populaire, qui reproduit purement et simplement le texte français de la Bonne Presse, disent aussi la révolution actuelle ».
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Et Pie XII :
« Ce n'est pas dans la révolution que vous trouverez le salut (...). Ce n'est pas dans la révolution, mais dans une évolution harmonieuse que résident le salut et la justice. » ([^10])
Même dans les mots, la « continuité absolue » de l'enseignement pontifical contre la Révolution franchit 1914, enjambe deux guerres mondiales et s'affirme sans interruption.
#### Jugements chrétiens sur la Révolution
Chez les chrétiens aussi, la critique plus ou moins nuancée de la Révolution en général, et de la Révolution de 1789 en particulier, n'a pas cessé d'être présente, d'être vivante, d'être poursuivie.
Ce n'est pas un souci archéologique qui ramène notre attention vers la Révolution française de 1789. La France contemporaine en est sortie. Non seulement la France : pour une part, le monde contemporain. La Révolution soviétique de 1917 ne désavoue pas la Révolution de 1789 Mais prétend la prolonger. Nos problèmes quotidiens, notre « problématique » intellectuelle ont bien changé, sous certains rapports, depuis la prise de la Bastille. Et d'autres Bastilles, très différentes et beaucoup plus vastes, ont été édifiées. Mais 1789 est l'origine. Non pas de tout. Non pas même des plus grands maux : les grandes ruptures de l'unité chrétienne sont antérieure à 178% elles sont l'autre origine, elles nous contraignent à remonter bien au-delà de 1789 pour chercher la racine de nos malheurs. Et ce n'est point assez encore, puisqu'il faut remonter jusqu'au premier péché, dans le premier jardin. La démocratie politique, qui a existé de tout temps, ou presque, dans les cités grecques et dans les traités d'Aristote, de Cicéron, de saint Thomas, n'est évidemment pas une invention de 1789 : mais elle doit principalement à la France de la fin du XVIII^e^ siècle son extension universelle, son dynamisme dogmatique, une idéologie nouvelle versée dans les vieilles outres des formes institutionnelles de la désignation des magistrats politiques par le suffrage populaire.
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De même que la propriété collective, qui a existé de tout temps, et notamment chez les moines, n'a été inventée ni par Marx ni par 1917 ; tout dépend de l'usage que l'on en fait : chez les moines, on en fait un usage libérateur. Il n'y a pas de commencements absolus dans le cours de l'histoire. Mais il y a des carrefours décisifs, et 1789 en est un. Si l'on décidait de ne plus parler de 1789, ou si l'on abandonnait 1789 aux archéologues, cette prétérition systématique fausserait l'équilibre de toute pensée historique.
Le communisme soviétique qui s'est installé sur des territoires de plus en plus étendus à partir de la Révolution de 1917, l'Église le désigne comme « intrinsèquement pervers ». Elle n'en a pas dit autant de l'ensemble complexe qu'est la Révolution de 1789. Fabrègues y distingue ([^11]) :
« ...un esprit qui sans doute parasitait un mouvement de réforme lui-même nécessaire. Le comte de Chambord, qui était intelligent et profondément spirituel, écrivait un jour aux Français vers 1875 : « *Ensemble et quand vous voudrez nous reprendrons le grand mouvement de 1789*. » Pour faire court, disons en gros qu'il y a 1789 (le mouvement nécessaire) et qu'il y a 1793 (le torrent de l'esprit antichrétien et totalitaire). Ceci et cela est sans cesse mêlé. »
La référence au comte de Chambord est propre à faire réfléchir les Français les plus traditionalistes, j'entends en politique, parmi les plus traditionalistes.
On peut aussi écouter Bernanos :
« Plus que jamais je crois avec Michelet, mais aussi avec le comte de Chambord -- le dernier de nos rois Bourbons -- que le plus grand malheur des Français fut assurément de se diviser sur une Révolution qui aurait dû les unir, qui les a unis réellement, nobles, prêtres et bourgeois, à certaines heures sublimes, le jour de la Fédération par exemple, ou dans la nuit du Quatre Août (...). Il y a une tradition française de la Liberté. En 1789 tous les Français, pour un moment du moins, ont communié dans cette tradition, chacun selon l'étendue de ses connaissances ou la force de son esprit, mais avec une foi simple, unanime. Lorsqu'un homme crie : « Vive la Liberté ! » il pense évidemment à la sienne. Mais il est extrêmement important de savoir s'il pense à celle des autres.
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Car un homme peut servir la liberté par calcul, ainsi qu'une simple garantie de la sienne. En ce cas, lorsque cette garantie ne lui paraît pas nécessaire, qui l'empêcherait de faire bon marché de la liberté du voisin, ou même de s'en servir comme d'un objet d'échange et de compromis ? (...)
Pour comprendre quelque chose à ce grand Mouvement de 89, qui fut surtout un mouvement prématuré d'espérance, et comme une illumination prophétique, il faut aussi tâcher de comprendre l'homme de ce temps-là. L'homme du XVIII^e^ siècle a vécu dans un pays tout hérissé de libertés. Les étrangers ne s'y trompaient pas. L'Anglais Dallington définit la France de 1772 : une vaste démocratie. « Toute ville chez nous », disait amèrement, deux cents ans plus tôt, Richelieu, non moins centralisateur que Robespierre, « est une capitale. Chaque communauté française, en effet, ressemble à une famille qui se gouverne soi-même, le moindre village élit ses syndics, ses collecteurs, son maître d'école, décide la construction des ponts, l'ouverture des chemins, plaide contre le seigneur, contre le curé, contre un village voisin. » (...)
Si la Révolution de 89 est devenue tout de suite une des plus belles légendes humaines, c'est parce qu'elle a commencé dans la foi, l'enthousiasme, qu'elle n'a pas été une explosion de colère, mais celle d'une immense espérance accumulée. Pourquoi dès lors essayer de nous faire croire qu'elle, est sortie des enfers de la misère ? L'Allemand Wahl conclut ainsi son livre : « Les cinquante années qui précédèrent la Révolution furent une époque de formidables progrès. » Dans ses Recherches sur la population de la France, Menance écrit, en 1788 : « Depuis quarante ans le prix du blé a diminué et les salaires augmentent » (...). Le Français du XVIII^e^ siècle n'est pas un chien qui brise sa chaîne, un mouton devenu enragé, mais un homme fier du travail de ses aïeux, conscient de la grandeur de son histoire, et qui se croit au seuil d'une civilisation nouvelle (...). Ce peuple méritait, plus qu'aucun autre, le nom de civilisé, car la conscience de sa supériorité ne lui inspirait rien qui ressemblât au hideux nationalisme moderne, il était vraiment sans haine, il rêvait de la liberté et du bonheur du genre humain (...).
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On ne comprend rien à notre Révolution si l'on refuse de tenir compte d'un fait historique d'une importance incalculable : depuis le XV^e^ siècle, la Chrétienté française subsistait, je veux dire la Société chrétienne avec ses institutions, ses mœurs, Sa conception traditionnelle de la vie, de la mort, de l'honneur et du bonheur, mais la Politique se paganisait de plus en plus. Au sommet de la Chrétienté, la Politique restaurait secrètement les divinités païennes, l'État, la Nation, la Propriété, le *jus utendi et abutendi* du Droit romain. Ah oui, certes, la Révolution de 89 est venue trop tard (...). A l'État selon Machiavel, qui ne connaît d'autre loi que l'efficience, comment ne s'accorderait pas une société qui ne connaît d'autre loi que le profit ? La Révolution de 89 est venue trop tard ou trop tôt. Ce n'était pas contre les oppressions du passé que se levait un peuple qui d'ailleurs, par la volonté de ses mandataires, allait bientôt jeter au feu, dans la nuit du Quatre Août, les titres de ses privilèges, -- son pressentiment sublime le dressait devant la menace des oppressions futures (...).
Un fils de nos vieilles races laborieuses et fidèles sait que la dignité de l'homme est de servir. « Il n'y a pas de privilèges, il n'y a que des services », telle était l'une des maximes fondamentales de notre ancien Droit. Mais un homme libre seul est capable de servir, le service est par sa nature même un acte volontaire, l'hommage qu'un homme libre fait de sa liberté à qui lui plaît, à ce qu'il juge au-dessus de lui, à ce qu'il aime. »
Pour une citation, c'est un peu long ? Si elle est longue, qu'on veuille bien s'y attarder, et la relire. Elle fait gagner du temps. Elle ouvre des portes. Et encore Bernanos, encore ceci :
« Auprès de cette France-là (celle de 1789), comme celle du siècle paraît triste ! La France du XIX^e^ a l'air de porter le deuil de sa révolution manquée. Elle a commencé par habiller les Français de noir. Jamais, en aucun temps, les Français n'ont été si funèbrement emplumés ; le coq gaulois s'est changé en corbeau. Le vêtement est triste et laid, l'architecture est laide et triste. L'homme du XIX^e^ a bâti des maisons qui lui ressemblent, et il a logé le Bon Dieu aussi mal que lui. Les églises du XIX^e^ sont laides et tristes (...). Il vous plairait plutôt de m'entendre dire que la France était triste avant 1789 et n'a pas dès lors cessé de rire et de danser, mais j'aime mieux être d'accord avec les faits qu'avec vous (...). Vous ne refusez jamais de vous attendrir sur Waterloo. La Révolution manquée de 1789 est un désastre qui devrait frapper beaucoup plus cruellement vos imaginations (...).
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Dans ce court espace de temps qui va des fêtes de la Fédération au 9 Thermidor, en passant par la mort des Girondins, on pourrait écrire que les expériences et les espérances de plusieurs siècles coulèrent à pic. Supposez que l'on eût posé à un homme cultivé du XIII^e^, du XV^e^ ou du XVII^e^ siècle la question suivante : « Quelle idée vous faites-vous de la société future ? », il aurait pensé aussitôt à une civilisation pacifique, à la fois très près de la nature et prodigieusement raffinée. C'est du moins à une civilisation de ce type que la France s'est préparée tout au long de sa longue histoire. Des millions d'esprits dans le monde s'y préparaient avec elle. »
Le propos de Bernanos est quelquefois un peu approximatif : mon Dieu, c'est sans importance, car il va profond et si l'on avance sur ses traces on aura toujours le temps de fignoler. Il défriche à grands coups. Derrière lui on peut aplanir et balayer, à condition de ne pas rester immobile et stupide en lui reprochant de ne l'avoir pas fait lui-même. La Révolution de 1789 fut *manquée*, elle fut un *désastre* où l'on vit *couler à pic les expériences et les espérances de plusieurs siècles*...
Je ne crois pas que la distinction soit entre 1789 et 1793. Les faux principes sont en place dès 1789, et même avant. Les grandes aspirations sublimes sont toujours vivantes en 1793. Comme souvent dans l'histoire, la vérité était du côté des aspirations, l'erreur du côté des dogmes profanes qui les colonisent et hypothèquent les réalisations. Cela se vérifie aussi dans le socialisme. C'est une constante du monde moderne et parfois je me demande si ce n'est pas une constante de l'histoire humaine, seulement plus fréquente ou plus manifeste depuis un siècle ou deux. Légitimité des aspirations, échec des réalisations. Justice des refus, des protestations, des négations, justice au moins en gros, et remplacement des injustices anciennes par des injustices nouvelles, différentes, Mais plus lourdes...
Aux aspirations légitimes, aux refus de l'injustice, c'est *la sainteté* seule qui peut répondre sans mettre en place des remèdes pires que les maux. Hors de la sainteté, nos meilleures intentions et nos plus belles révolutions ne peuvent finalement au moment du bilan et de l'examen de conscience, que reprendre à leur compte la prière de sainte Thérèse d'Avila :
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Dieu, considérez que nous ne nous entendons pas nous-mêmes, et que nous ne savons pas ce que nous voulons, et que nous nous éloignons infiniment de ce que nous désirons... »
Révolution manquée... On pourrait l'expliquer en cinq cents ou en cinq mille pages. Voici du moins un trait parmi d'autres, touchant à la légende, à cette légende qui est « plus vraie que l'histoire » selon Chesterton, la prise de la Bastille et son immense portée légendaire.
« La vieille prison, écrit Jean Le Cour Grandmaison ([^12]), n'abritait guère -- en petit nombre -- que des privilégiés, et le régime était débonnaire ; pourquoi sa chute apparaît-elle comme le triomphe des droits de l'homme et de la liberté ? C'est que, nous apprend le Larousse, « beaucoup de prisonniers y séjournaient sans motif », en vertu des fameuses lettres de cachet, symbole de l'arbitraire et du despotisme. Deux siècles plus tôt, l'Angleterre avait frayé la voie avec l'Acte d'Habeas corpus qui interdit toute détention abusive et assure à la liberté individuelle une protection efficace contre les décisions du pouvoir. Ce souci de protéger l'individu contre la puissance de l'État est une caractéristique du monde moderne ; c'est -- notons-le au passage -- un fruit tardif mais authentique de l'esprit chrétien pour qui l'homme est une personne libre... »
Oui : *révolution manquée* en cela même, c'est-à-dire non point seulement au regard de quelque profonde vue métaphysique, mais très concrètement, d'une manière quotidiennement tangible. Car la Révolution de 1789, qui a inauguré l'atrocité des guerres nationales avec la conscription, la levée en masse et la nation armée, a inauguré aussi une ère de répressions massives. Il y a sept prisonniers à la Bastille le 14 juillet 1789, et c'est le principe de l'internement arbitraire, plus que le nombre des internés, qui soulève la réprobation : telle est du moins « la légende plus vraie que l'histoire », et au sens où l'entend Chesterton, qui est aussi celui où l'entend Bernanos, j'en suis d'accord, c'est la légende qui compte surtout. Seulement, la prise de la Bastille n'a pas réellement supprimé le principe de l'internement arbitraire : le seul changement effectivement constatable est que le nombre des victimes va être multiplié par mille, par dix mille, par cent mille, par un million.
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Ce n'est pas une occurrence accidentelle, ce n'est pas une succession indue : c'est d'abord et premièrement la même Révolution qui invente la « loi des suspects », qui emplit les prisons, puis tolère et même glorifie les massacres de septembre, -- le massacre indistinct et aveugle de tous ceux qui avaient été plus ou moins arbitrairement emprisonnés. La prise de la Bastille a bien marqué l'aurore d'une ère nouvelle, mais cette ère nouvelle, pour ce qui concerne l'embastillement, va être le contraire de ce que l'on avait espéré : cette ère nouvelle va être l'ère concentrationnaire, l'ère de Fouquier-Tinville, de Fouché, de tous les Vautrins d'hier et d'aujourd'hui, une ère qui est policière à un degré sans précédent, l'ère où grandissent sans cesse le pouvoir et l'arbitraire de la police politique, l'ère des camps hitlériens et des camps communistes, et la suite. On a remplacé une dizaine de lettres de cachet par des milliers et des centaines de milliers de suspects administrativement internés, et l'on a substitué les camps de la mort lente au régime matériellement débonnaire de la Bastille. Il fallait supprimer la Bastille. Il fallait supprimer les lettres de cachet. Mais il aurait fallu aussi éviter cette sorte de malédiction propre au monde moderne, qui est de mettre en œuvre des remèdes incomparablement pires que les maux qu'il s'agissait de réformer. On ne supprime que ce que l'on remplace. On ne supprime un ré-aime pénitentiaire qu'en le remplaçant par un autre. L'arbitraire de la Bastille a été remplacé par l'arbitraire de l'État totalitaire. Vraiment, c'est gagné...
\*\*\*
Ces jugements sur la Révolution de 1789 sont des jugements chrétiens. Non pas le jugement de l'Église : les jugements portés par des chrétiens qui, s'inspirant de la vérité chrétienne, s'efforcent de voir clair et de comprendre. On n'est aucunement tenu en conscience d'adopter le jugement de Bernanos ou celui de Maritain, celui de Fabrègues ou celui de Jean Ousset, tels qu'ils s'expriment et s'expliquent jusque dans le détail : cela va de soi, mais il vaut mieux le préciser, en raison de la vigilance des inquisiteurs prompts à nous accuser de porter au compte de l'Église des jugements personnels. Ces jugements, on ne doit point, pourtant les rejeter par principe, sous prétexte qu'ils ne se bornent pas à répéter mécaniquement la lettre d'un jugement infaillible de l'Église universelle.
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Ils représentent l'effort légitime et nécessaire d'une pensée chrétienne qui, s'appuyant sur la doctrine catholique et s'en inspirant, tente sous sa responsabilité d'éclairer l'histoire de l'humanité. Être chrétien dans toute sa vie, vivre toute sa vie en chrétien, cela ne veut aucunement dire que l'on reste neutre ou hébété en face d'une multitude d' « options permises », qui seraient autant de fruits défendus sur lesquels il faudrait se garder de porter la main, de peur d'être accusé d'intégrisme, de blocage et d'insuffisance théologique. Être chrétien dans toute sa vie, vivre toute sa vie en chrétien, cela suppose que l'on cherche à porter un jugement chrétien sur chaque idée, sur chaque acte, sur chaque événement, ce que l'Église universelle ne fait manifestement pas elle-même. Elle nous invite à le faire constamment, à nos risques et périls, -- tandis que plusieurs systèmes idéologiques voudraient nous persuader de ne le faire point, de renoncer à le faire chrétiennement, pour autant que cela est possible, avec la grâce de Dieu, à des être faillibles et pécheurs.
Il est inadmissible qu'une certaine théologie, et même plusieurs théologies, viennent se mettre en travers de cet exercice légitime et nécessaire de la pensée chrétienne, et réputent arbitraire, ou non-objectif, tout jugement qui s'efforce de placer, de mesurer, de peser un événement concret dans la lumière de la doctrine universelle. Le P. Calmel l'a très bien dit ([^13])
« Je n'ignore pas que les ouvrages historiques sur la Révolution française qui, sans cesser de faire œuvre d'histoire, se permettent de juger au nom de critères absolus sont par le fait même réputés suspects et frappés de discrédit. Cependant il y a des critères absolus en histoire, absolus comme la définition de notre nature et des institutions fondamentales qui lui conviennent. C'est sagesse de ne pas s'en laisser imposer par ceux qui ne savent pas ou ne veulent pas le comprendre. »
L'usage que chacun fera de ces critères absolus sera faillible. Mais cet usage n'en est pas pour autant interdit ou facultatif, ou réservé au seul magistère infaillible de l'Église. Cet usage est obligatoire pour tous. Chacun doit s'y efforcer et s'y exercer. L'histoire n'y échappe pas. C'est la conscience chrétienne qui juge le mouvement de l'histoire, et non l'inverse.
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#### La Révolution et les révolutions
Confrontant la Révolution de 1789 aux normes absolues, on peut comme Fabrègues distinguer entre 1789 et 1793 ; on peut comme Bernanos conclure que cette Révolution fut manquée ; on peut comme Maritain discerner des « forces aberrantes », la « philosophie rousseauiste, le jacobinisme, les crimes de la Terreur, la haine et la persécution de l'Église » qui ont « gâté » et « parasité » le « message de Liberté, d'Égalité, de Fraternité » ([^14]). Avec une marge variable dans l'appréciation concrète, les uns et les autres voient dans la Révolution de 1789 une liberté vraie, une égalité vraie, une fraternité vraie dans la mesure où elles coïncident avec l'Évangile, mélangées avec des principes erronés, qui, sont des principes contraires à l'Évangile. Parce qu'il y a mélange, le discernement n'est pas toujours aisé, les avis peuvent différer. Il n'est pas interdit de porter une condamnation radicale, globale, totale contre la Révolution française parce qu'elle a employé des moyens intrinsèquement pervers, notamment la Terreur et le gouvernement de la Terreur. Parlant non pas de la Révolution de 1789, mais de la subversion en 1962, Mgr Guerry a vigoureusement déclaré que « le terrorisme est un crime contre l'homme et contre la société ». « Contre l'homme car, par une action psychologique d'intimidation et d'asservissement, il tend à produire en des personnes humaines des réflexes de peur pour annihiler leur résistance et étouffer leurs libertés.
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Contre la société, car le terrorisme crée un climat de guerre civile et dresse les unes contre les autres des communautés humaines dont, seules pourtant, la coexistence et la coopération peuvent assurer la paix. » « On ne construit pas une société meilleure avec des hommes que l'on a rendus plus mauvais. » Ces valeurs absolues rappelées avec énergie par Mgr Guerry jugent et condamnent la Révolution française, dans l'esprit même où la Contre-Révolution a condamné la Révolution française. L'intention était certes de construire une société meilleure. On y a employé la Terreur, qui rend les hommes plus mauvais. Relisons alors cette vue profonde. « On ne construit pas une société meilleure avec des hommes que l'on a rendus plus mauvais ». En outre, parce que l'événement historique n'est jamais pure idéologie, simple contamination de doctrines et de mœurs, il sera utile de ne pas omettre le point de vue d'Augustin Cochin, qui a étudié quels mécanismes sociologiques furent mis en place. On peut écouter tout le monde successivement. A travers même les divergences, la sentiment en ressortira plus fort qu'il y a une essence révolutionnaire, issue de 1789, qui est une erreur formidable, et d'abord une confusion.
Fabrègues nous fait avancer vers le fond de la question ([^15]) :
« Les plumes et les esprits s'étaient hérissés vers 1925 parce qu'un écrivain politique avait parlé de « l'éternel ferment révolutionnaire de l'Évangile ». Il est pourtant vrai que ce « ferment » existe et qu'il est même l'un des aspects essentiels du message évangélique (...). L'Évangile de Jésus-Christ sait que les autorités humaines, les grandeurs humaines, les institutions humaines sont toujours faites pour partie de pensées humaines, de volontés humaines, sont donc toujours portées à cet enkystement, à ce durcissement, où a justice, la charité, disons plus, l'esprit et la vie même se perdent et sont oubliés. Il y a donc, il y a sans aucun doute un nécessaire « ferment révolutionnaire » dans l'Évangile. C'est la volonté de faire toujours plus et mieux la volonté du Père et de changer le monde pour qu'il lui soit plus conforme... »
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Pour ma part, j'ai fréquemment appelé le christianisme une révolution permanente, et la seule vraie révolution. J'écrivais en 1955 : *La véritable, la seule révolution est intérieure, spirituelle, permanente ; et silencieuse : ce qui ne veut pas dire que les publicistes eux-mêmes ne puissent pas, très modestement, y contribuer ; elle ne se manifeste ordinairement que par une série d'* « *échecs* » *temporels, le disciple n'est pas au-dessus du Maître. Jusqu'au jour où l'on s'aperçoit, mais bien après coup, que l'esprit a changé, et que toutes choses en ont été depuis longtemps imperceptiblement mais profondément modifiées. C'est là toute l'histoire du Christianisme, que chacun de nous est appelé à recommencer pour son compte à chaque instant, dans sa prière quotidienne et dans sa tâche de chaque jour. Il n'y a pas d'autre problème.*
Cette révolution intérieure, spirituelle, permanente, silencieuse N'EST PAS LA MÊME que la révolution extérieure, politique, soudaine, tumultueuse. Je ne crois pas non plus que la révolution politique ou sociale soit la conséquence de la révolution spirituelle. L'une et l'autre peuvent en apparence procéder des mêmes idées, que ne fait-on pas avec les idées ! Je crois que l'une et l'autre procèdent d'attitudes spirituelles inverses, et incompatibles.
C'est ici précisément que je ne puis suivre Maritain ([^16]). Il récuse la Révolution en tant que mythe sécularisant et pervertissant l'idée de l'avènement du Royaume de Dieu. Il désigne ce mythe messianique comme la cause la plus générale pour laquelle les révolutions particulières sont des révolutions manquées. Nous sommes d'accord jusqu'ici. Mais ces révolutions particulières, S'en produirait-il jamais sans le dynamisme du mythe messianique ? Existe-t-il des révolutions politiques ou sociales particulières qui aient été le fruit de la sainteté, ou de l'aspiration à la sainteté ? On peut apercevoir des révolutions qui, provoquées par autre chose que l'esprit chrétien, ont ensuite tourné au bien, ou du moins au moindre mal, sous l'influence de l'esprit chrétien ou de la sagesse naturelle. On ne voit pas la sagesse naturelle ni la sagesse chrétienne choisissant délibérément la voie de la révolution politique et sociale.
Le régime historique normal de l'humanité est sans doute une continuel réformisme. Il n'est pas celui de « révolutions particulières qui doivent se succéder aussi longtemps que l'histoire humaine durera ».
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Pour qu'il en soit ainsi, il faudrait que cette succession de révolutions particulières ait sa cause soit dans la nature humaine et sociale (et historique), soit dans la grâce surnaturelle, soit dans les deux à la fois. Ce qui ne paraît, aucunement soutenable. Chaque révolution en particulier, et leur succession historique, ont leur origine et leur cause ailleurs que dans la nature et ailleurs que dans la grâce. Elles ont leur origine et leur cause dans la rencontre : 1. -- d'une situation créée par les sottises et les péchés des hommes, et 2. -- d'un messianisme temporel qui place son espoir dans la violence. Il peut arriver qu'une situation soit historiquement jugée « révolutionnaire », et qu'en ce sens la révolution apparaisse dès lors comme inévitable ; mais, d'une part, il n'était nullement inévitable d'en arriver là ; et, d'autre part, quelle que soit la situation, aucune révolution ne se produira s'il n'existe à ce moment aucun messianisme temporel. En un sens l'histoire de France jusqu'à 1789 a pu être appelée « une suite de révolutions », parce qu'elle fut une suite de situations « révolutionnaires » selon notre langage actuel, de situations injustes et plus ou moins insupportables ; le plus souvent le pouvoir y remédia lui-même plus ou moins, par des mesures que nous nommons aujourd'hui « révolutionnaires », voulant dire qu'elles étaient énergiques, inattendues ou radicales ; mais il n'y eut guère de révolutions véritables, de révolutions politiques ou sociales opérées par une subversion consciente et méthodique de toute la société ; il y eut beaucoup de désordres, beaucoup de luttes, beaucoup de réformes, il n'y eut quasiment pas de « révolutions », parce que dans la société chrétienne il n'y avait quasiment pas de messianisme temporel. Ni la nature ni la grâce, ni la sottise et le péché ne provoquent une succession historique de révolutions particulières, si le messianisme temporel fait défaut.
#### Les deux esprits, les deux violences
C'est l'esprit et c'est l'attitude intérieure que je mets en cause. Les actes extérieurs peuvent paraître à peu près les mêmes dans une jacquerie d'autrefois et une révolution d'aujourd'hui. Les actes, les mots, les colères, les haines, l'envie, la vengeance.
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D'autre part, les idées peuvent paraître les mêmes dans une révolution qui réclame la justice et dans la doctrine chrétienne qui réclame la justice. Question de moyens ? Mais le choix des moyens n'est qu'une conséquence. Il y a ce qui procède de l'Esprit du Christ et ce qui procède d'un autre esprit.
Il y a l'esprit qui voit la cause des injustices sociales et politiques en des adversaires à abattre : sans cet esprit-là, je défie bien que l'on fasse jamais aucune révolution politique ou sociale.
Il y a l'esprit qui voit la cause des injustices sociales et politiques dans le péché du prochain à convertir, et d'abord dans son propre péché : avec cet esprit-là, je défie bien que l'on fasse jamais aucune révolution politique ou sociale.
Dire cela, c'est ne rien retrancher à la théologie de l'insurrection légitime, mais c'est tout enlever à la révolution. Une révolution politique et sociale n'est pas n'importe quelle insurrection, et aucune insurrection légitime ne peut à elle seule produire une révolution.
La révolution sociale ou politique est le contraire d'un *réformisme*, et elle en a pris une conscience « scientifique » avec le marxisme, et elle en a fait une stratégie avec le léninisme : mais cela était antérieur au marxisme-léninisme, c'était déjà la révolution de 1789. La doctrine sociale et politique du christianisme, et plus encore son *esprit*, est un réformisme permanent. Un réformisme politique, un réformisme social, s'alimentant à une « révolution » qui est intérieure et spirituelle.
Le chrétien est *révolutionnaire en esprit*, c'est-à-dire dans l'ordre spirituel. Le « ferment révolutionnaire » de l'Évangile est un ferment de révision de vie, de conversion permanente, d'exigence de perfection, De conversion, *conversio*, c'est-à-dire révolution. C'est l'Église qui est révolutionnaire, -- dans l'ordre spirituel. Ce sont les catholiques sociaux qui ne doivent pas être révolutionnaires, -- dans l'ordre temporel. Et c'est la sagesse naturelle elle-même qui recommande constamment de « faire l'économie d'une révolution », en réformant la société, ses mœurs et ses institutions. L'esprit de la Révolution atteint en son cœur l'esprit de conversion. De la *conversio*, qui est une révolution spirituelle et intérieure, il fait une révolution extérieure et sociale.
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Il n'y a pas de révolution politique ou sociale sans usage de la violence. Le chrétien est homme de violence spirituelle, de violence contre lui-même, c'est à cette violence-là qu'est donnée le Royaume de Dieu, et *violenti rapiunt illud* (Mt, XI, 12). Le chrétien n'a pas vocation d'être homme de violence politique et sociale. Il sait que l'injustice sociale relève essentiellement du péché et du pardon, de la conversion intérieure, de la justice qui consiste à s'efforcer d'être juste et non pas uniquement ni d'abord à protester contre l'injustice du voisin : c'est dans cette perspective et dans cet esprit que le chrétien travaille, en commençant par soi, à réformer les cœurs, les consciences, les mœurs, les lois et les institutions. J'attends que l'on me montre comment cette violence spirituelle du chrétien, cette violence contre lui-même pour devenir doux et humble de cœur, peut habituellement conduire à la violence révolutionnaire. Et je défie que sans violence temporelle l'on puisse jamais faire une révolution politique ou sociale.
Pour le chrétien, tous les hommes sont pécheurs, tous sont à convertir, et c'est en chacun d'eux que se poursuit depuis Adam la lutte entre le bien et le mal. Pour faire une révolution, il faut instituer une lutte politique entre les proclamés « bons » et les supposés « mauvais », il faut substituer une lutte entre les bons et les mauvais à la lutte entre le bien et le mal. Je dis que cette substitution n'est possible que par la substitution d'un esprit à un autre. Je dis que la révolution sociale est le pharisaïsme de la conversion intérieure.
La vocation du christianisme n'a jamais été d'apprendre aux hommes à s'insurger contre les injustices qu'ils subissent : ils n'ont pas besoin du christianisme pour cela. Mais de leur apprendre à se demander compte à eux-mêmes des injustices qu'ils commettent.
Je dis tout cela courtement, l'ayant plus d'une fois exposé en détail ([^17]). L'esprit social chrétien n'est pas un esprit de révolution sociale ; je dis, je crois, je répète que *l'essence même de l'esprit social chrétien est de réformer les hommes et les institutions en vue de restaurer sans cesse dans le Christ l'unité organique du corps social*, de telle manière qu'à ce corps restauré dans l'unité on puisse analogiquement appliquer ce que saint Paul dit du Corps mystique ([^18]).
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Je ne vois aucunement que d'un tel esprit puisse procéder une série de « révolutions particulières se succédant aussi longtemps que l'histoire humaine durera ». Mais je vois cette série de révolutions procédant inévitablement des défaillances, des faiblesses, des insuffisances, et aussi des perversions, de l'esprit social chrétien.
#### L'Église ne veut pas de révolutions sociales
Voici au demeurant ce qu'en disait Pie XII :
« Ce n'est pas dans la révolution, mais dans une évolution harmonieuse que résident le salut et la justice. L'œuvre de la violence a toujours consisté à abattre, jamais à construire ; à exaspérer les passions, jamais à les calmer ; à accumuler les haines et les ruines, jamais à unir fraternellement les adversaires. Elle a jeté hommes et partis dans la dure nécessité de reconstruire lentement, après les épreuves douloureuses, sur les ruines amoncelées par la discorde. Seule une évolution progressive et prudente, courageuse et conforme à la nature, éclairée et guidée par les saintes lois chrétiennes de la justice et de l'équité, peut conduire à la réalisation des désirs et des besoins légitimes... » ([^19])
Auparavant, Pie XII avait rejeté précisément ce que nous appelons le « messianisme temporel » :
« L'Église, gardienne et maîtresse de vérité, en affirmant et défendant courageusement les droits des travailleurs, a dû à plusieurs reprises, dans sa lutte contre l'erreur, avertir de ne pas se laisser illusionner PM le mirage de théories spécieuses et folles, par des visions de bien-être futur, par les séductions trompeuses et les incitations de faux maîtres de prospérité sociale (...). Ce sont des tromperies et des désillusions qu'ont éprouvées et éprouvent les individus et les peuples qui leur ont ajouté foi et qui les ont suivis sur des routes qui, loin de les améliorer, ont empiré et aggravé les conditions de vie et de progrès matériel et moral. Pareils faux pasteurs donnent à croire que le salut doit venir d'une révolution qui change la structure sociale... »
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Dans son Message de Noël 1956, Pie XII exposait un autre aspect de la même idée :
« Quand il s'agit de réalités sociales, le désir de créer des choses entièrement nouvelles se heurte à un obstacle insurmontable, à savoir la société humaine avec ses organismes consacrés par l'histoire. La vie sociale, en effet, est une réalité qui est venue à l'existence de façon lente et à travers de nombreux efforts, et par l'accumulation, en quelque sorte, des contributions positives fournies par les générations précédentes. C'est seulement en appuyant les nouvelles fondations sur ces couches solides qu'il est possible de construire encore quelque chose de nouveau. La domination de l'histoire sur les réalités sociales du présent et de l'avenir est donc incontestable, et ne peut être négligée de quiconque veut y mettre la main pour les améliorer ou les adapter aux temps nouveaux. »
Toutes ces remarques convergentes nous font conclure qu'il y a incompatibilité entre l'esprit de conversion chrétienne et l'esprit de révolution sociale. Maritain suppose des « révolutions particulières » qui seraient entièrement purgées du mythe messianique de la Révolution : mais en ce cas il n'y aurait plus ni motif ni moyen d'opérer de telles révolutions particulières. Il y aurait évolution et réformes (et c'est peut-être ce que finalement veut dire Maritain, employant éventuellement « révolutions » au sens de réformes radicales). Sans une dose plus ou moins grande de messianisme temporel infusée à une société déchristianisée, ou contaminant l'esprit chrétien, aucune révolution politique ou sociale ne peut être déchaînée ni même voulue.
Sans doute l'hypothèse d'une société et d'un esprit complètement purgés de tout messianisme temporel est-elle, dans le monde moderne, une hypothèse théorique, une hypothèse limite, actuellement non réalisée et apparemment irréalisable. Il faudra attendre la fin du « monde moderne », c'est une fin peut-être proche, peut-être lointaine, mais qu'il n'est nullement chimérique d'envisager, le « monde moderne » n'a pas toujours existé et n'existera pas toujours : il y a eu d'autres « mondes » avant lui, il peut y en avoir d'autres après lui.
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Ou peut-être la fin du « monde moderne » sera-t-elle la fin du monde, l'avènement des cieux nouveaux et de la terre nouvelle que nous attendons. On se souvient de la vision prophétique qui conclut l'Encyclique *Divini Redemptoris *: « Les mythes que les propagandistes du mensonge avait promis de réaliser en cette vie mortelle ont tellement fait couler le sang et les larmes : voici que les mythes sombrent dans l'évanouissement. Et du ciel se fait entendre la parole du Divin Rédempteur annoncée en l'Apocalypse : Voici que je fais nouvelles toutes choses. »
Pour le moment nous vivons dans un univers où les mystiques temporelles et leurs mythes messianiques sont puissants. On peut dès lors penser qu'il y aura des révolutions, d'autres révolutions, qui seront dites « de gauche » ou qui seront dîtes « de droite ». On peut même étudier l'éventualité d'un « bon usage des révolutions » au sens où il existe et où l'on recommande un « bon usage des maladies » : ce n'est pourtant point une invitation à se rendre malade. De même qu'il existe une distinction entre la maladie et la santé, de même il faut concevoir clairement la distinction entre l'esprit social chrétien, d'une part, et d'autre part l'esprit révolutionnaire et l'éventualité de révolutions politiques ou sociales. La société ne sera pas forcément perdue si elle subit une révolution de plus ; elle en a vu d'autres ; il vaudrait mieux « en faire l'économie » ; il se peut qu'elle n'en meure pas. Mais la contamination de l'esprit chrétien par l'esprit révolutionnaire peut, elle, être mortelle pour la société et pour l'esprit.
\*\*\*
Plusieurs attendent du Concile, ou de la vie ordinaire de l'Église à la suite du Concile, une formulation plus évangélique de la doctrine chrétienne, après vingt siècles de gloses théologiques fort nécessaires mais qui ne sont pas une fin en soi. Toute théologie, quelque cheminement « scientifique » qu'elle ait à prendre, aboutit en définitive à une proclamation de l'Évangile plus exacte, mieux comprise, plus profondément vécue ou mieux adaptée. Mais on aurait tort de croire qu'un ressourcement évangélique aurait pour conséquence une accentuation révolutionnaire de la morale sociale et politique du christianisme.
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Si l'on y réfléchit, on apercevra que c'est la formulation scolastique, non à cause du contenu de la doctrine élaborée, mais à cause de l'infirmité du langage humain, qui accentue spontanément le caractère revendicatif, programmatique, temporellement oppositionnel de l'esprit social chrétien. En formulation scolastique, il faut discourir et argumenter pour rendre manifeste la différence entre les exigences pratiques de l'esprit chrétien et les revendications concrètes de l'esprit révolutionnaire. En formulation évangélique, cette différence sera beaucoup plus radicalement et beaucoup plus immédiatement mise en relief.
Quand on se demande comment réaliser les normes de justice énumérées dans une Encyclique sociale, on peut rêver d'une révolution pour les imposer. Mais quand on se demande comment vivre les paroles du Sermon sur la Montagne, on est instantanément introduit dans un univers *sans commun esprit* avec l'univers du conservatisme social et de la révolution sociale.
Car ce sont la révolution sociale et le conservatisme social qui appartiennent au même univers et relèvent du même esprit, -- et de même, ainsi que les Papes l'ont enseigné avec insistance, le libéralisme économique et le socialisme marxiste. Il y a un univers mental et moral, il y a un esprit qui est *commun* au socialisme marxiste, au libéralisme économique, à la révolution sociale, au conservatisme social. Les chrétiens par vocation ne sont pas de cet esprit-là. Mais ils ne le comprennent pas toujours, et l'on en voit qui sont libéraux ou socialistes, conservateurs ou révolutionnaires. Que de temps perdu...
Et que d'âmes fourvoyées...
#### Le péché originel mis au pluriel
Après être allé de la Révolution aux révolutions particulières, revenons de celles-ci à celle-là. Revenons à son messianisme temporel. Revenons au premier péché.
Ce que nous reprochons à la Révolution, c'est d'avoir inauguré un système sociologique, idéologique et juridique où il *appartient aux hommes de se donner à eux-mêmes leur loi morale*.
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Ce n'est pas la démocratie politique ; ce n'est pas non plus l'idée qu'il est bon de codifier et de proclamer explicitement les droits intangibles de l'homme et du citoyen, -- et de la famille, et de la société civile, et de l'Église. Cela fut dit, assez clairement semble-t-il, pour qu'il soit impossible de s'y méprendre. Cela fut dit justement par Albert de Mun, qui se « rallia » au régime républicain, aux institutions de la démocratie parlementaire, et qu'il serait véritablement paradoxal d'accuser d'avoir nourri l' « option politique » de restaurer l'Ancien Régime politique, ou que sais-je, par un « blocage politico-religieux ». Il ne contestait point la forme républicaine de l'État. Il ne se prononçait en faveur d'aucune « option politique très déterminée », « présentée comme l'unique façon chrétienne de concevoir l'État ». Il posait la question qui nous est toujours posée, mais que l'on s'efforce d'esquiver, celle d'une société maintenant fondée *sur la volonté de l'homme et non plus sur la volonté de Dieu*.
Pourquoi ne veut-on pas entendre cette question, pourquoi la fuit-on, pourquoi déploie-t-on tant d'efforts pour toujours répondre à côté, comme si l'on n'avait absolument pas compris de quoi on parle ? Cette esquive continuelle est peut-être de l'escrime, peut-être du vaudeville, ce n'est pas de la théologie.
Recommençons une fois encore, avec patience, à expliquer ([^20]). Si notre propos est réfutable, qu'on le réfute. Il est identique en substance à celui d'Albert de Mun, identique à celui du Cardinal Pie, identique à celui de *La Cité catholique*. Nous disons que l'originalité de la Révolution de 1789 est d'avoir mis AU PLURIEL LE PÉCHÉ ORIGINEL.
Au singulier, vouloir se donner à soi-même sa loi, c'est exactement le péché d'Adam selon sa plus classique description : « Le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous s*erez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal *» ([^21]). « Le premier homme pécha principalement en recherchant la similitude de Dieu quant à la science du bien et du mal, comme le démon le lui suggéra ; en ce sens que, par la vertu de sa propre nature, *il se déterminât à soi-même ce qu'il est bon ou ce qu'il est mal de faire*... » ([^22]), « ...afin que, comme Dieu, par la lumière de sa nature, régit toutes choses, de même l'homme, par la lumière de sa nature, sans le secours d'une lumière extérieure, *pût se régir lui-même *» ([^23]).
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En 1789, cette révolte s'est faite collective. Elle est devenue le fondement du droit politique. Cette « démocratie »-là, c'est la démocratie en état de péché mortel. Que les législateurs, que les gouvernants soient désignés par l'ensemble des citoyens, que ceux-ci adoptent ou rejettent, par leurs suffrages ou par leurs représentants élus, les lois positives, cela n'est pas en question : c'est la démocratie en état d'innocence.
Dans la démocratie en état d'innocence, on demande au corps électoral de désigner les hommes ou d'approuver les lois positives qui lui paraissent les plus *conformes à la volonté de Dieu *: de Dieu personnellement nommé, ou implicitement voire inconsciemment invoqué par la recherche d'une conformité au « Bien » ([^24]).
Dans la démocratie en état de péché mortel, on demande au corps électoral de choisir les hommes ou d'édicter les lois les plus *conformes à sa propre volonté souveraine*. L'apparence extérieure des institutions et des suffrages peut être identique dans les deux cas : mais l'esprit et la réalité sont différents et même contraires.
Dans toutes les civilisations jusqu'en 1789 (et ensuite encore, mais désormais par simple survivance implicite) la loi était l'expression de quelque chose de supérieur à l'homme, que l'homme traduisait, interprétait, codifiait librement, mais non arbitrairement. La loi était l'expression humaine de la volonté de Dieu sur les hommes. Quand Dieu était inconnu ou méconnu, la loi était du moins la volonté supposée des dieux du paganisme, ou l'expression d'un Ordre conçu comme supérieur aux volontés humaines. Les païens, faute d'en avoir une conscience claire, en avaient du moins le sentiment très vif.
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C'est une date dans l'histoire du monde, celle où les hommes ont décidé que désormais la loi serait « l'expression de la volonté générale », c'est-à-dire l'expression de la volonté des hommes, et ne pourrait être légitime qu'à cette condition. La date où les hommes ont décidé de se donner souverainement, tous ensemble, à eux-mêmes leur loi. La date où ils ont mis au pluriel le péché originel. La date où le péché originel se fait collectif et social. Grande nouveauté dans l'histoire du monde : c'est introduire, non plus au niveau des destinées individuelles, mais au niveau de la destinée commune des hommes, politique, sociale, historique, une morale nouvelle et un nouveau droit. Sous le nom ancien de démocratie, c'est le droit et c'est la morale du totalitarisme moderne.
Il y aura peut-être une autre date : celle où, sortant des balbutiements de la S.D.N. et de l'O.N.U., on proclamera efficacement cette morale nouvelle et ce nouveau droit non plus au plan de chaque État pris individuellement, mais au plan de la société des États organiquement constituée.
#### Pie XII et le principe de la Révolution
Est-il vrai que nous nous exprimions tellement mal qu'on ne puisse rien voir dans notre propos qu'une secrète ou manifeste « option politique très déterminée » ? Mais alors, *laquelle *? Si elle est tellement déterminée, on devrait pourvoir la nommer, -- ce que l'on ne fait point.
Que notre langage soit imparfait, personne plus que nous n'en est persuadé. Prenons alors le langage de Pie XII dans l'Encyclique *Summi Pontificatus :*
« Il est une autre erreur (...) : c'est l'erreur contenue dans les conceptions qui n'hésitent pas à délier l'autorité civile de toute espèce de dépendance à l'égard de l'Être suprême, Cause première et Maître absolu, soit de l'homme, soit de la société, et de tout lien avec la loi transcendante qui dérive de Dieu comme de sa première source. De telles conceptions accordent à l'autorité civile une faculté illimitée d'action, abandonnée aux ondes changeantes du libre arbitre ou aux seuls postulats d'exigences historiques contingentes et d'intérêts s'y rapportant.
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L'autorité de Dieu et l'empire de sa loi étant ainsi reniés, le pouvoir civil, par une conséquence inéluctable, tend à s'attribuer cette autorité absolue qui n'appartient qu'au Créateur et Maître suprême, et à se substituer au Tout-Puissant, en élevant l'État ou la collectivité à la dignité de fin ultime de la vie, d'arbitre souverain de l'ordre moral et juridique, et en interdisant de ce fait tout appel aux principes de la raison naturelle et de la conscience chrétienne.
Nous ne méconnaissons pas, il est vrai, que par bonheur des principes erronés n'exercent pas toujours entièrement leur influence, surtout quand les traditions chrétiennes plusieurs fois séculaires dont les peuples se sont nourris restent encore profondément -- quoique inconsciemment -- enracinées dans les cœurs. Toutefois, il ne faut pas oublier l'essentielle insuffisance et fragilité de toute règle de vie sociale qui reposerait sur un fondement exclusivement humain, s'inspirerait de motifs exclusivement terrestres, et placerait sa force dans la sanction d'une autorité simplement externe.
Là où est niée la dépendance du droit humain à l'égard du droit divin, là où l'on ne fait appel qu'à une vague et incertaine idée d'autorité purement terrestre, là où l'on revendique une autonomie fondée seulement sur une morale utilitaire, le droit humain perd Justement dans ses applications les plus onéreuses l'autorité morale qui lui est nécessaire, comme condition essentielle, pour être reconnu et pour postuler même des sacrifices (...).
La souveraineté civile a été voulue par le Créateur, comme l'enseigne Léon XIII dans *Immortale Dei*, afin qu'elle réglât la vie sociale selon les prescriptions d'un ordre immuable dans ses principes universels.
Le nouvel ordre du monde, de la vie nationale et internationale, une fois apaisées les amertumes et les cruelles luttes actuelles, ne devra plus reposer sur le sable mouvant de règles changeantes et éphémères, laissées, aux décisions de l'égoïsme collectif ou individuel. Ces règles devront s'appuyer sur l'inébranlable fondement, sur le rocher infrangible du droit naturel et de la révélation divine. »
Discerner que cet enseignement constant, immuable en sa substance, des Souverains Pontifes d'hier et d'aujourd'hui, met directement en cause la Révolution de 1789, son idéologie, sa Déclaration des Droits, je ne vois pas en quoi ce serait donc « utiliser les documents pontificaux en faveur d'une option politique très déterminée ».
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*La Cité catholique*, quand elle s'en prend à la Révolution, ne dit ni n'insinue d'aucune manière que l'on devrait en conséquence instituer un régime politique plutôt qu'un autre, elle ne préconise aucun régime politique en particulier. Elle milite pour le fondement naturel et pour le fondement chrétien, souvent bien oubliés par nos contemporains, du droit et du pouvoir. Je ne comprends pas que, dans le compte rendu qu'il a fait de l'opuscule du P. de Soras -- compte rendu très pondéré et aucunement agressif -- le P. Le Blond ([^25]) puisse reprocher à *La Cité catholique* une « option politique très déterminée » et « présentée comme l'unique façon chrétienne de concevoir l'État ». Je ne comprends pas non plus qu'il puisse lui reprocher de canaliser le zèle des chrétiens « au profit d'une action d'abord politique ». Quelle action, quelle politique, quelle option, quelle unique façon de concevoir l'État ? Le M.R.P. ([^26]), et d'autres, et éventuellement l'unique quotidien catholique de diffusion nationale, le journal *La Croix* ([^27]), pourraient peut-être s'entendre reprocher de bloquer l'inspiration catholique avec une forme particulière de régime républicain et de démocratie chrétienne : mais ni le P. Le Blond ni le P. de Soras ne leur font ce reproche. Ils le font à *La Cité catholique* qui ne préconise aucun régime politique, mais qui effectivement met en relief *l'unique façon chrétienne de concevoir l'État*, celle QUI EST ANTÉRIEURE ET QUI DEVRAIT ÊTRE COMMUNE aux divers régimes particuliers possibles ou souhaitables, celle de *Summi Pontificatus* et de tous les Papes. Car enfin il est vrai que cela existe, LA CONCEPTION CHRÉTIENNE DE L'ÉTAT, et qu'il n'y en a qu'une, et que presque personne n'en parle en dehors de *La Cité catholique*, ou que l'on en parle seulement pour se donner l'apparence de la nier.
Que l'État soit présidentiel, parlementaire, monarchique, démocratique, aristocratique, ou qu'il soit un mélange de tout cela selon des proportions variables, il relève dans tous les cas imaginables de *l'unique façon chrétiennes de concevoir l'État*,
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sur laquelle la plupart des journaux, des revues et des organisations catholiques observent un grand silence, comme si l'on était d'accord pour la laisser tomber en désuétude. Le témoignage de *La Cité catholique* aura au moins empêché la prescription, et ramené les esprits à y porter leur attention. La conception chrétienne de l'État n'était pratiquement plus enseignée. Un déficit de cette dimension, voilà ce qui devrait empêcher les théologiens de dormir.
#### Dépasser, cela veut dire : faire mieux
On peut dire ces choses, je le répète, sans nommer la « Révolution » ni la « Contre‑Révolution ». C'est ce que nous avons fait dans la « Déclaration fondamentale » de la revue *Itinéraires,* où nous énonçons au chapitre V et au chapitre XI, en un langage qui sans doute n'est ni pire ni meilleur qu'un autre :
« Les peuples chrétiens se sont essayés à vivre et à penser comme s'il n'y avait pas eu Jésus‑Christ et comme si les lois qui expliquent la vie des peuples n'étaient pas des lois morales. Les nations chrétiennes devenues apostates se déchirent elles‑mêmes dans leur aveuglement, et leur décadence est manifeste. Elle durera tant qu'elles n'auront pas compris que, depuis la Résurrection, la pensée divine, à chaque instant, nous confronte au Fils mort pour nous et qui nous a ouvert les portes de la Vie : nous y sommes appelés non point isolément, mais ensemble, comme convient au peuple de Dieu.
Expliquer les échecs de la société en excluant du principe de cette explication la responsabilité morale de la personne est l'erreur centrale de la pensée sociale moderne. La vie individuelle et la vie sociale sont ordonnées à Dieu et l'oubli de cette vérité mène les sociétés à leur perte. Depuis plus de cent cinquante ans les sociétés civiles avaient voulu élaborer leurs institutions en dehors de toute pensée religieuse :
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depuis ce temps elles n'ont jamais retrouvé la paix civile et les guerres internationales sont allées en s'aggravant.
Il y a en France des chrétiens en assez grand nombre pour former, fût-ce d'abord entre eux et à partir d'eux, une société chrétienne ; mais ils ont vécu depuis longtemps dans une société plus ou moins apostate dont ils ont souvent pris les mœurs et les manières de penser, enfermant leur religion dans le secret de leur vie privée ; ou encore, leur bonne volonté demeure trop ignorante de ce que doit être un société chrétienne où tout est restaure dans le Christ.
Aucune réforme temporelle n'est fructueuse, aucun accord humain n'est stable sans une conversion des cœurs. Cette conversion primordiale ne suffit pas. *L'heure est venue de l'effort collectif pour un renouveau chrétien de la société* (Pie XII, Encyclique « Le Pèlerinage à Lourdes »). La conversion à Jésus-Christ prend conscience qu'elle est en même temps conversion à Sa royauté sociale. L'intercession du Cœur Immaculé de Marie est dispensatrice de paix et d'unité pour l'ensemble de la famille humaine. Les sociétés qui dans leur vie publique contestent les droits de Dieu abolissent dans leur fondement les droits de l'homme et deviennent impuissantes à en comprendre la nature morale et à en assurer le respect pratique.
Quand le droit ne vient pas de Dieu, il ne peut venir que de l'homme : soit de l'anarchie individualiste, où chacun légifère librement pour soi-même, soit de l'arbitraire socialiste, où un groupe dirigeant légifère tyranniquement pour tous au nom de la société. Le premier péché, dans le premier jardin, consista en ce que l'homme prétendit se donner à lui-même sa loi. Sa traduction moderne est de croire qu'il appartient aux hommes tous ensemble, ou à leurs représentants, de se donner collectivement à eux-mêmes leur loi morale. »
Oui, l'on peut ne nommer ni la Révolution ni la Contre-Révolution. Mais *à partir du moment où on les nomme,* il est impossible de les laisser nommer n'importe comment et d'accepter de dire n'importe quoi. Ne pas nommer la Contre-Révolution est une chose. Tolérer sans broncher que l'on crache sur elle en est une autre. Admettre qu'on la diffame en la présentant comme négative, partisane, politique au sens où on l'entend, non, ce n'est pas possible. La Contre-Révolution a été la grande pensée chrétienne et française du XIX^e^ siècle, et c'était une pensée juste.
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C'était la pensée juste d'hommes qui ne furent ni infaillibles ni impeccables, et qui parlaient le langage de leur temps comme nous parlons celui du nôtre, nous ne pouvons laisser outrager leur mémoire, ravager leur patrimoine, périmer leur exemple et leur leçon. Leur pensée était une pensée chrétienne. Le contact perdu avec cette pensée, ou la filiation reniée, ce n'est pas un progrès. Je n'ai aucune envie de brandir la Contre-Révolution comme un drapeau mais si on l'insulte, si en l'offense, alors je rallie ce drapeau-là et je ne serai pas le seul, et l'on verra un rassemblement inattendu et même hétéroclite, mais réuni dans la pensée que l'honneur de ce drapeau vaut peut-être une bataille. Car ce fut le drapeau de la France chrétienne sauvant sa foi dans les tempêtes de la persécution et dans les déserts de l'apostasie. Il ne faut pas s'en prendre aux drapeaux à la légère : on ne sait jamais ce que l'on va réveiller dans les profondeurs du peuple français. Nous ne nous promenons pas habituellement dans les rues en portant l'insigne de Clovis, l'étendard de Charlemagne ou la bannière de Jeanne d'Arc. Mais si on y touche, si quelqu'un va prendre ces drapeaux-là pour en faire un objet de dérision, alors nous ne sommes pas neutres, nous sommes héritiers, solidaires et défenseurs de toute notre histoire chrétienne vécue sur le sol de France à la face de Dieu. Le drapeau de la Contre-Révolution catholique n'est pas le plus glorieux de tous, il est le plus triste et il est le plus lugubre, il est celui d'un temps « habillé de noir », comme disait Bernanos, et « portant le deuil de sa révolution manquée », il est celui d'une France encore assommée et atteinte au cœur, mais luttant obscurément pour retrouver son âme chrétienne et pour nous la transmettre. Sans ces Français-là et leur Contre-Révolution telle qu'ils l'entendaient, et qui n'était rien d'autre, comme ils disaient, que « faire reposer la société sur la loi chrétienne », nous ne serions peut-être pas chrétiens nous-mêmes. Ils n'ont pas réussi à restaurer dans le Christ une société chrétienne, ils en ont cherché les voies tâtons, *avant* les grandes Encycliques sociales, ce qui mérite considération, et respect, et piété. Ils ont réussi du moins à garder la foi et à en assurer la transmission. Les chrétiens et les saints français du XIX^e^ siècle sont parmi les plus obscurs, les plus méconnus, ils sont pourtant les plus proches de nous dans cette innombrable foule d'aïeux à qui nous devons d'être ce que nous sommes.
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Si l'on supprimait la Contre-Révolution de l'histoire de l'Église de France, on supprimerait un siècle de sainteté, un siècle de fidélité, un chaînon indispensable dans la chaîne des générations chrétiennes. Si l'on reniait la Contre-Révolution, on renierait la fidélité maintenue à l'heure de l'angoisse, à l'heure des ténèbres, à l'heure de l'apostasie générale, à l'heure de l'agonie : et cette heure-là est-elle donc passée ? Où est votre, Chrétienté ? Où est donc votre société chrétienne ? Avez-vous fait mieux, et mieux réussi ? Qu'on veuille *dépasser* la Contre-Révolution, bien sûr, puisque dépasser veut dire *faire mieux,* ou alors ne veut rien dire. L'appel à « faire mieux » est l'appel même de l'Évangile réfracté à travers la trame de l'histoire humaine. Seulement, dépasser n'est pas aussi facile qu'on le croit, faire mieux n'est pas donné automatiquement pour l'unique raison que l'on vient après dans la chronologie. Je ne suis pas sûr que l'on ait dépassé la Contre-Révolution ; je ne suis pas sûr que les homologues actuels d'Albert de Mun fassent tellement mieux que lui.
Mais je suis sûr de deux choses.
La première, c'est que dans l'ordre historique et social, la manière la plus certaine de ne pas faire mieux est de refuser de prendre la suite : avec discernement, avec piété.
La seconde, c'est que remplacer le drapeau de la Contre-Révolution par celui de la Révolution, comme plus d'un nous y invite, ce n'est pas dépasser la Contre-Révolution, mais prendre le chemin où l'on perd ensemble la foi chrétienne et l'honneur français.
#### Vers les révisions déchirantes
Je professe, et j'explique, mon désaccord avec ces gens, parfois théologiens, qui veulent *dépasser* en *reculant.*
Ils n'ont aucunement dépassé ce qu'Albert de Mun nommait « la doctrine de la Contre-Révolution », ils ont reculé en deçà. Ils sont en arrière. Ils ne le savent même pas. On peut se demander ce qu'ils savent. La preuve : pour peu qu'on les interroge et qu'on les presse, on s'apercevra qu'ils confondent la Contre-Révolution avec l'Ancien Régime politique, avec le conservatisme social et avec le libéralisme économique, trois chefs d'inculpation qu'il serait d'ailleurs, si l'on avait quelque connaissance de l'histoire des idées morales, impossible de mettre sous le même chapeau ; mais passons.
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Les contempteurs de la Contre-Révolution s'imaginent qu'après la première ou la seconde guerre mondiale, des catholiques d'avant-garde, c'est-à-dire modestement eux-mêmes, ont brusquement découvert la nécessité de « chercher les moyens de dépasser simultanément le capitalisme libéral et le socialisme étatiste ». Or ce fut, or c'était, avant même *Rerum novarum,* la pensée chrétienne des « contre-révolutionnaires » français. Ce fut, c'était la pensée de Frédéric Le Play, dont ils ne savent rien, d'Albert de Mun, dont ils ne savent rien, de La Tour du Pin, dont ils ne savent rien ([^28]). Ils croient que le débat, ou le combat, était entre les libéraux et les socialistes. Ils croient même, sinon en théorie, du moins pratiquement et dans leur comportement, que l'Église catholique était plus ou moins du côté du capitalisme libéral et que le progrès consiste à l'entraîner plus ou moins du côté du socialisme démocratique. Ils n'ont pas encore pleinement compris que le libéralisme économique était une première régression, et que le socialisme étatiste en est une seconde, fille de la première. Ils suivent le mouvement de ces régressions successives sans s'apercevoir qu'ainsi ils marchent à reculons. Sans doute, le capitalisme libéral eut sa grandeur, et le socialisme eut la sienne. Mais nous parlons de *l'esprit.* Socialisme et libéralisme procèdent du même esprit. On n'arrive pas à le leur faire comprendre vraiment, alors que la Contre-Révolution du catholicisme français au XIX^e^ siècle l'avait compris d'emblée, et qu'en cela elle est encore fort en avance sur les balbutiements bien intentionnés et incohérents d'un certain soi-disant catholicisme social contemporain.
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> Alors, je veux bien que l'on dépasse la Contre-Révolution : mais pour la dépasser il faut commencer par la rattraper. Ce qui n'aurait posé aucun problème si l'on avait recueilli l'héritage ; si l'on était parti de son point d'aboutissement ; si l'on avait poursuivi la recherche et la réalisation de la société chrétienne, dont l'esprit est radicalement hétérogène à celui qui est l'âme commune du libéralisme et du socialisme.
Il ne s'agit pas de proposer aux foules de lire La Tour du Pin ou d'acclamer Albert de Mun. Il s'agit de former des élites chrétiennes qui ne soient point socialement barbares. Il ne s'agit pas de reprendre aveuglément les mots, les mœurs, les sentiments du XIX^e^ siècle ; il s'agit de savoir que la pensée sociale chrétienne, sous le nom de Contre-Révolution, s'était avancée beaucoup plus loin, dans les perspectives de la Chrétienté à reconstruire, que la plupart des choses qui s'impriment aujourd'hui en librairie ou s'énoncent magistralement dans les Congrès.
\*\*\*
Pour ce recul dans la barbarie, on a finalement trouvé beaucoup moins de monde qu'on ne l'imaginait. On pensait conquérir les foules en reniant La Tour du Pin, en reniant Albert de Mun, en reniant Frédéric Le Play, en reniant le Cardinal Pie, en reniant jusqu'à l'oubli l'âme de vérité qu'apportait leur pensée chrétienne sur la société et sur l'histoire. Voici qu'on fait les comptes et les bilans, aujourd'hui, avec mélancolie, avec inquiétude. Ni le nombre des effectifs ni leur qualité ne viennent confirmer les calculs tactiques qui avaient été fondés sur le refus de l'héritage.
L'action sociale chrétienne arrive à l'heure des révisions déchirantes. Qu'y soient déchirés non les cœurs, mais les formulaires et les conseils de l'impiété.
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### Saint Pie X
Le nom même de *La Cité catholique* est une expression empruntée à saint Pie X. Et l'on trouve saint Pie X au centre du témoignage contesté de *La Cité catholique*, à chaque pas de son action. La principale, en tous cas la plus célèbre Encyclique de saint Pie X, l'Encyclique *Pascendi Dominici Gregis,* on ne peut, et depuis des années, s'en procurer le texte nulle part en France, sauf aux éditions de *La Cité catholique.* C'est également aux éditions de *La Cité catholique* qu'on peut se procurer la Lettre de saint *Pie X Notre charge apostolique* ([^29]). Saint Pie X demeure un saint contesté en France : il y est rarement invoqué, il y est plus souvent dénigré. Il est autant que possible, et même au-delà du possible, passé sous silence. Et souvent « l'influence française » dans l'Église universelle s'exerce contre saint Pie X, son œuvre, son enseignement, sa mémoire. Il y a quelques années, c'était en 1956, je posais la question : *Saint Pie X a-t-il existé ?* ([^30]). En effet une revue très sérieuse, très ecclésiastique et très anciennement respectable, venait de publier un « Bilan du modernisme ». Elle voyait dans le modernisme le « danger le plus radical », la « catastrophe la plus totale » qui « aient jamais, du dedans, menacé le christianisme ». Ce péril sans précédent et sans équivalent s'était néanmoins comme résorbé tout seul ; saint Pie X n'était pas nommé ; une allusion cursive au décret Lamentabili et à l'Encyclique *Pascendi* n'était faite que pour donner leur date, rien de plus, et pour remarquer que l'Encyclique « elle-même le reconnaît, les mœurs de la plupart des coryphées du modernisme ont été, pour autant qu'on puisse le savoir, irréprochables ».
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(Ce qui est une contre-vérité manifeste ; l'Encyclique ne reconnaît rien de semblable ; au contraire : elle condamne gravement les mœurs intellectuelles et publicitaires des modernistes ; nous en parlerons, car ces mœurs, les mêmes, continuent). Un peu plus loin, le même article énonçait une vue générale : « L'expérience de l'histoire montre que les réactions de l'Église, qui ont parfois été exagérées, brutales, unilatérales, ont été nécessaires. » Était-ce un reproche précis ou une phrase en l'air ? Quoi qu'il en soit, le nom de saint Pie X n'était pas écrit. Cela en 1956, c'est-à-dire cinq ans après la béatification et deux ans après la canonisation.
Nous avons en France des théologiens qui font le bilan du modernisme sans nommer saint Pie X, comme nous avons des historiens qui font l'histoire du catholicisme français au XIX^e^ siècle sans nommer Lourdes ni le curé d'Ars.
La canonisation de saint Pie X n'a point surmonté ni atténué la bouderie des castes dirigeantes du catholicisme français : elle continue comme devant. Heureux quand elle se limite à des silences. Heureux quand il s'agit de silences polis. En 1923, dans son discours de réception à l'Académie française, l'abbé Brémond faisait ce compte et cette énumération : « J'ai vécu sous quatre Pontifes : Pie IX, Léon XIII, Benoît XV, Pie XI... » ([^31]) Tels sont le ton et la manière. Sous Pie X, il n'avait pas vécu. Ou bien Pie X n'a pas existé. Comme vous voudrez.
Bouderie, oui, bouderie hargneuse et silencieuse si personne ne dit mot. Mais dès que quelqu'un parle de saint Pie X, il est comme mis à l'index par une sorte de magistère clandestin fonctionnant à l'intérieur du catholicisme français. Quel magistère clandestin ? Je n'en sais rien. Je dis que tout se passe comme s'il y en avait un. Car enfin il n'y a pas d'effets sans cause, non ? Étrange expérience, maintes fois recoupée. Je n'en connais pas le fin mot. Je constate les effets. J'ignore la raison des effets. Simplement, il me paraît improbable que la seule survivance spontanée de sentiments antérieurs à 1914 puisse, sans aucune organisation discrète ou secrète, rendre compte de tant de virulence, de tant d'agressivité, de tant d'actions convergentes. Convergentes sans avoir été concertées nulle part ? J'en doute. Un jour peut-être, les historiens en trouveront le comment et le pourquoi.
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#### L'enseignement de Pie XII sur saint Pie X
Sur Pie X, les deux principaux discours de Pie XII sont le discours pour la béatification (3 juin 1951) et le discours pour la canonisation (29 mai 1954). Ils sont peu connus, il est difficile en France de s'en procurer le texte. C'est pourquoi il ne sera probablement pas inutile de les citer largement.
Dans le discours pour la béatification, Pie XII déclare que Pie X eut « la science et la sagesse d'un prophète inspiré ». Il fait allusion à l'opinion selon laquelle, en lui, « la force prévalut souvent sur la prudence » : c'est « l'opinion d'adversaires, dont la plupart étaient aussi ennemis de l'Église », opinion que partagèrent aussi des catholiques ; mais « maintenant que l'examen le plus minutieux a scruté à fond tous les actes et les vicissitudes de son Pontificat, maintenant qu'on connaît la suite de ces événements, aucune hésitation, aucune réserve n'est plus possible ».
Pie X a été le Pape de l'Action catholique :
« Le vide désolant que l'esprit sectaire du siècle avait creusé autour du sacerdoce, il se hâta de le combler grâce à l'active collaboration des laïcs à l'apostolat. En dépit des circonstances, voire stimulé par celles-ci, Pie X prend soin, s'il n'en est pas précisément l'initiateur, avec de nouvelles directives, de la formation d'un laïcat fort dans la foi, uni avec une parfaite discipline aux différents grades de la Hiérarchie ecclésiastique. Et tout ce qu'on admire, aujourd'hui, en Italie et dans le monde, dans le vaste domaine de l'Action catholique, démontre combien a été providentielle l'œuvre de notre Bienheureux, qui reflète sur lui une lumière qu'il ne fut sans doute donné, durant sa vie, qu'à quelques-uns seulement de prévoir pleinement. Aussi les foules de l'Action catholique, parmi les âmes élues qu'elles évoquent et vénèrent comme guides et protectrices de leur mouvement doivent à juste titre placer le Bienheureux Pie X. »
Pie X a été le Pape de l'Eucharistie
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« Ce qui est surtout le propre de ce Pontife est d'avoir été le Pape sainte Eucharistie en notre époque Si nous nous taisions sur ce point, la foule des enfants d'hier et d'aujourd'hui se lèverait pour chanter Hosanna à celui qui sut abattre les barrières séculaires qui les tenaient éloignés de leur Ami des tabernacles. Ce n'est que dans une âme sagement candide et évangéliquement enfantine comme la sienne que pouvait trouver un ferme écho l'ardent soupir de Jésus : « Laissez venir à moi les petits enfants », et en même temps, la compréhension du si doux désir de ceux-ci d'accourir vers les bras ouverts du Rédempteur divin. Ce fut ainsi lui qui donna Jésus aux enfants, et les enfants à Jésus. Si nous le passions sous silence, les autels mêmes du Saint-Sacrement en parleraient pour attester la floraison exubérante de sainteté qui, par l'œuvre de ce Pontife de l'Eucharistie, s'est épanouie en d'innombrables âmes, pour lesquelles la communion fréquente est désormais une règle fondamentale de perfection chrétienne. »
Pie X est le Pape des temps nouveau :
« Par sa personne et par son œuvre, Dieu a voulu préparer l'Église aux nouveaux et durs devoirs qu'un avenir agité lui réservait. Préparer opportunément une Église unie dans la doctrine, solide dans la discipline, efficiente dans ses pasteurs ; un laïcat généreux, un peuple instruit ; une jeunesse sanctifiée dès les premières années, une conscience vigilante à l'égard des Problèmes de la vie sociale. Si aujourd'hui l'Église de Dieu, loin de reculer devant les forces destructrices des valeurs spirituelles, souffre, combat et, par vertu divine progresse et rachète, cela est dû à l'action prévoyante et à la sainteté de Pie X. Il apparaît manifeste aujourd'hui que tout son Pontificat fut surnaturellement orienté selon un dessein d'amour et de rédemption Pour disposer les esprits à affronter nos Propres luttes et pour assurer nos victoires et celles des générations à venir. »
Le discours prononcé par Pie XII lors de la canonisation est en trois points.
Premièrement, le renouvellement des lois ecclésiastiques :
« Le programme de son Pontificat fut annoncé solennellement par lui dès la première Encyclique où il déclarait que son but unique était d'*instaurare omnia in Christo*, c'est-à-dire de récapituler, de ramener tout à l'unité dans le Christ. Mais quelle est la voie qui nous ouvre l'accès à Jésus-Christ ?
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La réponse, valable hier comme aujourd'hui et dans les siècles à venir, est : l'Église ! Ce fut donc son premier souci, poursuivi incessamment jusqu'à sa mort, de rendre l'Église toujours plus concrètement apte et ouverte au cheminement des hommes vers Jésus-Christ. A cette fin, il conçut l'entreprise hardie de renouveler le corps des lois ecclésiastiques de manière à donner à l'organisme entier de l'Église un fonctionnement plus régulier, une sûreté et une promptitude de mouvements plus grande, comme le demandait un monde extérieur imprégné d'un dynamisme et d'une complexité croissants (...). La source profonde de l'œuvre législative de Pie X est à chercher surtout dans sa sainteté personnelle, dans sa persuasion intime que la réalité de Dieu perçue par lui dans une incessante communion de vie, est l'origine et le fondement de tout ordre, de toute justice, de tout droit dans le monde (...). Dieu bénit largement l'œuvre du Bienheureux Pontife, si bien que le Code de droit canon restera à jamais le grand monument de son Pontificat et qu'on pourra le considérer lui-même comme le Saint providentiel du temps présent (...) »
Secondement, saint Pie X a défendu et sauvé « l'unité intérieure de l'Église dans son fondement intime : la foi » :
« Lorsque, comme le *modernisme*, on sépare, en les opposant, la foi et la science dans leur source et leur objet, on provoque entre ces deux domaines vitaux une scission tellement funeste que « la mort l'est à peine plus ». On l'a vu en pratique : au tournant du siècle, on a vu l'homme divisé au fond de lui-même, et gardant cependant encore l'illusion de conserver son unité dans une apparence fragile d'harmonie et de bonheur basés sur un progrès purement humain, se briser pour ainsi dire sous le poids d'une réalité bien différente.
Le regard vigilant de Pie X vit s'approcher cette catastrophe spirituelle du monde moderne, cette déception spécialement amère dans les milieux cultivés. Il comprit qu'une foi apparente de ce genre, c'est-à-dire une foi qui au lieu de se fonder sur Dieu révélateur s'enracine dans un terrain purement humain, se dissoudrait pour beaucoup dans l'athéisme ; il perçut également le destin fatal d'une science qui, à l'encontre de la nature et par une limitation volontaire, s'interdisait de marcher vers le Vrai et le Bien absolus et ne laissait ainsi à l'homme sans Dieu, devant l'invincible obscurité où gisait pour lui tout l'être, que l'attitude de l'angoisse ou de l'arrogance.
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Le Saint opposa à un tel mal le seul moyen de salut possible et réel : la vérité catholique, biblique, de la foi acceptée comme « un hommage raisonnable » rendu à Dieu et à sa révélation. Coordonnant ainsi foi et science, la première en tant « extension surnaturelle et parfois confirmation de la seconde, et la seconde comme voie d'accès à la première, il rendit au chrétien l'unité et la paix de l'esprit, conditions imprescriptibles de la vie.
Si beaucoup aujourd'hui se tournent à nouveau vers cette vérité, poussés vers elle en quelque sorte par l'impression de vide et d'angoisse de leur abandon, et s'ils ont ainsi le bonheur de pouvoir la trouver fermement possédée par l'Église, ils doivent en être reconnaissants à l'action clairvoyante de Pie X. C'est à lui en effet que revient le mérite d'avoir préservé la vérité de l'erreur, soit chez ceux qui jouissent de toute sa lumière, c'est-à-dire les croyants, soit chez ceux qui la cherchent sincèrement. Pour les autres, sa fermeté envers l'erreur peut encore demeurer un scandale ; en réalité, c'est un service d'une extrême charité, rendu par un Saint, en tant que Chef de l'Église, à toute l'humanité. »
Troisièmement, saint Pie X fut « prêtre avant tout dans le ministère ecclésiastique » :
« Grâce à la vision profonde qu'il avait de l'Église comme société, Pie X reconnut dans l'Eucharistie le pouvoir d'alimenter substantiellement sa vie intime et de l'élever bien au-dessus de toutes les autres associations humaines. L'Eucharistie seule, en qui Dieu se donne à l'homme, peut fonder une vie de société digne de ses membres, cimentée par l'amour avant de l'être par l'autorité, riche en œuvres et tendant au perfectionnement des individus, c'est-à-dire « une vie cachée en Dieu avec le Christ ».
Exemple providentiel pour le monde moderne dans lequel la société terrestre devenue toujours plus une sorte d'énigme à elle-même cherche avec anxiété une solution pour se redonner une âme ! Qu'il regarde donc comme un modèle l'Église réunie autour de ses autels. Là, dans le mystère eucharistique, l'homme découvre et reconnaît réellement son passé, son présent et son avenir comme une unité dans le Christ.
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Conscient et fort de cette solidarité avec le Christ et avec ses propres frères, chaque membre de l'une et de l'autre société, celle de la terre et celle du monde surnaturel, sera en état de puiser à l'autel la vie intérieure de dignité personnelle et de valeur personnelle, qui est actuellement sur le point d'être submergée par le caractère technique et l'organisation excessive de toute l'existence, du travail et même des loisirs. Dans l'Église seule, semble répéter le Saint Pontife, et par elle dans l'Eucharistie, qui est « une vie cachée avec le Christ en Dieu », se trouvent le secret et la source de rénovation de la vie sociale (...).
Eucharistie et vie intérieure : voilà la prédication suprême et la plus générale que Pie X adresse en cette heure, du sommet de la gloire, à toutes les âmes. En tant qu'apôtre de la vie intérieure il se situe, à l'âge de la machine, de la technique, de l'organisation, comme le saint et le guide des hommes d'aujourd'hui. »
A lire et relire ces paroles de Pie XII, on commence à entrevoir tout ce que le catholicisme français, -- du moins les castes sociologiquement installées dans le catholicisme français à la tête des instruments de diffusion, des maisons d'édition, des organisations de toute sorte, -- peut perdre en continuant à bouder saint Pie X, à lui tourner le dos, à mettre à l'index d'un magistère clandestin ceux qui l'invoquent, l'écoutent, le prient, l'interrogent.
Sa fermeté envers l'erreur fut un service d'une extrême charité. Ce service est-il périmé ? Ce qui était erreur au temps de l'Encyclique *Pascendi* est-il devenu vérité d'aujourd'hui ? On pourrait le croire, à écouter ce qui se raconte, à regarder ce qui s'imprime. Les théologiens nous diront peut-être que les jugements portés sur l'erreur et sur la vérité par saint Pie X dans l'Encyclique *Pascendi* n'étaient pas des jugements irréformables, et que maintenant le temps est venu de les réformer, d'appeler vérité ce que saint Pie X appelait erreur, d'appeler erreur ce qu'il appelait vérité. Je veux bien que les théologiens nous le disent : on verra, on s'expliquera. Je ne veux pas qu'ils nous l'insinuent. Je veux bien qu'ils donnent leurs raisons, et qu'on les étudie. Je ne puis consentir à ce qu'ils fassent *comme si* l'examen avait eu lieu, comme si la question avait été explorée et tranchée, comme si saint Pie X avait été rejeté dans les ténèbres extérieures. Il n'apparaît pas que l'Encyclique *Humani generis* ait réformé les jugements de l'Encyclique *Pascendi.*
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Il n'apparaît pas que le Magistère ait avalisé, sanctionné ou toléré d'aucune manière ce chassé-croisé et ce renversement par lesquels ce qui était l'erreur pour saint Pie X, devrait être obligatoirement tenu pour la vérité d'aujourd'hui. Non, on n'aperçoit rien de semblable. On n'aperçoit même pas une théologie proposant clairement cette révolution-là. Mais on voit une théologie qui biaise, qui tourne autour, qui fait comme si. On voit non point une argumentation, mais un ensemble de procédés publicitaires qui, ô merveille, sont précisément les procédés que déjà flétrissait saint Pie X dans l'Encyclique *Pascendi : les* procédés publicitaires du « modernisme ».
Un chœur quasiment unanime nous assure que le modernisme a complètement disparu (voire qu'il n'a jamais existé). Pour nous l'assurer, ce chœur rassemble et orchestre des hommes qui emploient les méthodes modernistes. Quelles méthodes, quels procédés publicitaires ? Ceux que l'Encyclique Pascendi décrivait, en des termes que nous citerons plus loin.
#### Une fausse conception de l'Église
L'Encyclique *Pascendi* repoussait une fausse conception de l'Église. Elle s'exprimait ainsi :
« Disons, pour rendre pleinement la pensée des modernistes, que l'évolution résulte du conflit de deux forces, dont l'une pousse au progrès, tandis que l'autre tend à la conservation.
La force conservatrice dans l'Église, c'est la tradition, et la tradition y est représentée par l'autorité religieuse. Ceci, et en droit et en fait : en droit, parce que la défense de la tradition est comme un instinct naturel de l'autorité ; en fait, parce que, planant au-dessus des contingences de la vie, l'autorité ne sent pas, ou que très peu, les stimulants du progrès. La force progressive, au contraire, qui est celle qui répond aux besoins, couve et fermente dans les consciences individuelles, et dans celles-là surtout qui sont en contact le plus intime avec la vie. Voyez-vous poindre ici, Vénérables Frères, cette doctrine pernicieuse qui veut faire des laïques dans l'Église un facteur de progrès ?
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Or, c'est en vertu d'une sorte de compromis et de transaction entre la force conservatrice et la force progressive que les changements et les progrès se réalisent. Il arrive que les consciences individuelles, certaines du moins, réagissent sur la conscience collective -- celle-ci à son tour fait pression sur les dépositaires de l'autorité, jusqu'à ce qu'enfin ils viennent à composition ; et, le pacte fait, elle veille à son maintien. »
Cette conception « dialectique » de la vie et du progrès de l'Église était énoncée en 1907 comme erronée et condamnable. Elle est toujours énoncée aujourd'hui, mais comme véritable et admirable. Saint Pie X s'était donc trompé sur ce point capital, et avait entraîné l'Église tout entière dans l'erreur ?
On nous tient maintenant, en termes à peine différents, un propos substantiellement identique. On nous parle du « centre qui freine » et de la « périphérie motrice » ([^32]). On connaît la vive indignation du Maître général des Dominicains ([^33]) -- « En France, on a usé à tort de l'image, *soufflée par le Diable,* disait-il, opposant dans l'Église « la périphérie et le centre », la périphérie (les prêtres missionnaires, les laïcs engagés) allant de l'avant, le centre (Rome) freinant. Cette, image, disait-il encore, n'est pas dans l'Évangile. » Malgré les mises au point, cette « image » est partout répandue dans le grand public, elle inspire la pédagogie et le comportement de la presse et des organisations qui sont les plus différentes de *La Cité catholique,* les plus hostiles à *La Cité catholique. Ici* encore, on a constamment fait COMME SI le jugement de saint Pie X avait été *réformé* et même *inversé :* on ne l'a point « dépassé », on l'a conservé identique dans sa lettre et dans son esprit, on l'a seulement *retourné,* et les formules par lesquelles saint Pie X exprimait la définition de l'erreur, on les a adoptées pour en faire la définition de la vérité.
Cela fait problème. Cela pose tout de même un cas de conscience. Pour l'écarter sans le résoudre, on s'en va racontant que notre insuffisance théologique fait un usage simpliste des documents pontificaux.
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Ce « procédé moderniste » employé pour esquiver le vrai débat est un peu usé, il commence à paraître aux yeux de tous manifestement, théologiquement « insuffisant ». Quant au « simplisme », il éclate chez ceux qui nous donnent pour découverte pro-fonde de leur esprit, démarche originale de leur pensée, invention inédite de leur recherche, la lettre même, littéralement recopiée, de saint Pie X. La lettre littérale de ce que saint Pie X qualifiait « une doctrine pernicieuse ».
#### Une fausse attitude de la pensée philosophique
Saint Pie X, parlant du « réformateur moderniste », notait entre autres :
« Réforme de la philosophie, surtout dans les Séminaires : que l'on relègue la philosophie scolastique dans l'histoire de la philosophie, parmi les systèmes périmés, et que l'on enseigne aux jeunes gens la philosophie moderne, la seule vraie, la seule qui convienne à nos temps. -- Réforme de la théologie : que la théologie dite rationnelle ait pour base la philosophie moderne... »
Il faut bien le remarquer ici encore : quelques-unes des lumières de la théologie contemporaine, que l'on nous présente comme des esprits puissants et originaux, n'ont rien fait d'autre que de recopier ce passage de l'Encyclique *Pascendi,* avec un « simplisme » et un « littéralisme » qui devraient leur attirer les foudres du P. de Soras. Ils ont recopié : « reléguer la philosophie scolastique dans l'histoire de la philosophie », ils ont recopié : « que la théologie rationnelle ait pour base la philosophie moderne ». Mais tandis que l'ignorant-imbécile moyen de *La Cité catholique*, et nous-même, recopions ce que saint Pie X énonce comme vérité, pour en faire notre vérité et en nourrir notre vie quotidienne, les novateurs puissants et originaux recopient la définition même de l'erreur pour en faire la vérité nouvelle. C'est là un mystère théologique au seuil duquel notre incompétence demeure éberluée, sans pouvoir y pénétrer.
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Autre mystère de la théologie, étroitement connexe, également ésotérique, qui reste insondable pour notre ignorance : avec une insistance et une continuité extraordinaires, on nous présente comme autant d'idées nouvelles, dues à l'incroyable audace du génie théologique contemporain, des idées archi-connues qui ont plus de cinquante ans d'âge. Et même beaucoup plus de cinquante ans. Ce sont les idées de l'Encyclique *Pascendi, --* mais les idées que l'Encyclique *Pascendi* rejette. Et ces idées, saint Pie X le précise chaque fois, n'étaient même pas nouvelles en 1907 : elles remontent plus haut. Elles ont été constamment réfutées par Léon XIII et souvent, déjà, par Pie IX. « A tant et de si graves erreurs, dit le paragraphe 133 de Pascendi, notre prédécesseur Léon XIII chercha fortement à s'opposer... ». Ces soi-disant découvertes du génie théologique et du dynamisme périphérique du XX^e^ siècle en son milieu, datent en réalité du milieu et de la fin du XIX^e^ siècle. Ces « idées nouvelles » sont des idées nouvelles d'avant-hier. Elles ont été formulées -- mais formulées comme la définition de l'erreur -- par les Encycliques de Pie IX, de Léon XIII, de Pie X. Où est donc la nouveauté, où est l'invention ? Pie X, et Léon XIII, et Pie IX, pontifes « périmés », connaissaient parfaitement toutes ces idées, ils en ont laissé le témoignage écrit dans des documents solennels. La seule nouveauté, l'invention assurément inattendue, c'est de conférer aujourd'hui la qualification théologique de « vérité » à cela même qui avait reçu depuis un siècle la qualification théologique d' « erreur ». Alors, de qui se moque-t-on ? Et que signifie donc une telle dérision ?
Mais les génies inventeurs et novateurs de notre temps ne se moquent peut-être de personne, leur attitude s'explique peut-être tout simplement par le fait qu'ils *n'en savent rien.* Peut-être est-ce eux que le P. de Soras va finalement convaincre d' « ignorance ». Peut-être leur ignorance, infiniment plus profonde que celle de l'ignorant-imbécile moyen de La Cité *catholique,* est-elle la cause de leur comportement...
...En tout cas, c'était l'avis de saint Pie X, pour leurs homologues de son temps, ainsi qu'il ressort du paragraphe 123 de Pascendi :
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« Ces modernistes, qui posent en docteurs de l'Église, qui portent aux nues la philosophie moderne et regardent de si haut la philosophie scolastique, n'ont embrassé celle-là, pris à ses apparences fallacieuses, que parce que, ignorants de celle-ci, il leur a manqué l'instrument nécessaire pour percer les confusions et dissiper les sophismes. »
Saint Pie X ajoutait aussitôt :
« Or, c'est d'une alliance d'une fausse philosophie avec la foi qu'est né, pétri d'erreurs, leur système. »
Une philosophie qui est en 1907 une fausse philosophie peut-elle devenir un demi-siècle plus tard une philosophie, vraie ?
D'éminents théologiens nous déclarent qu'il convient aujourd'hui de s'inspirer de saint Thomas d'Aquin, mais en IMITANT SON EXEMPLE *et non pas en* SUIVANT SA DOCTRINE. Saint Thomas fonda au XIII^e^ siècle la théologie rationnelle sur la philosophie d'Aristote parce que la philosophie d'Aristote était alors à la mode (croient-ils) ; elle était la « philosophie moderne » de ce temps-là. Faisons donc comme il fit, faisons-le avec la « philosophie moderne » de notre temps. Encore une idée nouvelle qui est déjà dans l'Encyclique *Pascendi*, mais elle aussi au chapitre des idées fausses et pernicieuses.
On a dit avec pleine raison que saint Thomas devait être pour l'esprit « un phare et non une borne ». Aujourd'hui on fait de saint Thomas non plus une borne, non plus un phare, mais un petit malin, illustre prédécesseur des grands malins contemporains, un petit malin qui sut utiliser la mode intellectuelle du moment pour faire de la réclame à sa théologie et remporter des succès mondains.
Donc, ils ont réformé et même inversé le jugement de saint Pie X. Là où saint Pie X disait : *il ne faut pas*, eux disent : *il faut*. Il faut donc fonder la théologie rationnelle sur la philosophie moderne. Ils n'ont pourtant point tellement bonne conscience, car lorsqu'on formule quelque réserve à leur égard, ils se mettent à mentir. Ils se mettent à rétorquer qu'on ne doit ni mépriser ni ignorer la philosophie moderne. A-t-on parlé de l'ignorer ? de la mépriser ? Point. Ils l'inventent. Ils l'inventent pour se dispenser de répondre à ce qu'on leur dit en réalité : qu'il ne convient *pas de fonder* la théologie sur la philosophie moderne, fût-ce sous le prétexte de faire « comme » fit saint Thomas avec la philosophie alors « moderne » d'Aristote.
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Ce qu'on leur dit, c'est ce qu'après Pascendi, à cinquante ans de distance, redit et répète l'Encyclique Humai generis, par exemple en son neuvième paragraphe ([^34]) :
« ...Théologiens et philosophes catholiques, à qui incombe le grave devoir de sauvegarder la vérité divine et humaine et de l'inculquer aux hommes, n'ont pas le droit d'ignorer ou de négliger ces doctrines qui s'écartent plus ou moins du droit chemin. Bien plus, ils doivent en posséder une connaissance approfondie, en premier lieu parce qu'on ne soigne bien les maladies que si d'abord on les connaît bien, ensuite parce qu'il arrive qu'un élément de vérité se cache jusque dans les théories fausses, enfin parce que, celles-ci provoquent l'esprit à scruter et à peser plus attentivement certaines vérités philosophiques ou théologiques. »,
Ce qui est tout autre chose que de se mettre à fonder la théologie sur la philosophie moderne.
Lisons encore, aux paragraphes 16 et 17 d'*Humani generis*
« L'Église ne peut s'enchaîner à n'importe quel système philosophique jouissant d'une vie éphémère : mais ce que les docteurs catholiques ont élaboré au cours de plusieurs siècles pour accéder à une certaine intelligence du dogme ne repose assurément pas sur un fondement aussi caduc. L'appui, ce sont les principes et les notions tirés d'une connaissance vraie des choses créées, et dans la déduction de ces connaissances la vérité divinement révélée a, comme une étoile, éclairé l'esprit humain par le moyen de l'Église. Qu'on ne s'étonne pas dès lors si les Conciles œcuméniques ont non seulement employé certaines de ces notions, mais les ont sanctionnées, de telle sorte qu'il n'est pas permis de s'en écarter.
Dans ces conditions, négliger, rejeter ou priver de leur valeur tant de données précieuses qu'au cours d'un travail plusieurs fois séculaire, des hommes qui n'étaient communs ni par le génie ni par la sainteté ont conçues, exprimées et perfectionnées, sous la vigilance du Magistère
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et non sans la lumière et la conduite du Saint-Esprit, pour exposer de plus en plus exactement les vérités de la foi, et mettre à leur place des notions conjecturales et des expressions vagues et flottantes d'une philosophie nouvelle, destinées à se flétrir du jour au lendemain comme la fleur des champs, c'est rendre le dogme lui-même semblable à un roseau agité par le vent. Mépriser les mots et les notions en usage chez les théologiens scolastiques conduit tout droit à énerver la théologie qu'on appelle spéculative et que ces auteurs tiennent pour démunie d'une véritable certitude pour ce motif qu'elle s'appuie sur la raison théologique. »
Et aux paragraphes 41 à 43 :
« La vérité et toute son explication philosophique ne peuvent pas changer d'un jour à l'autre, très spécialement quand il s'agit des principes évidents par soi pour l'esprit humain et de ces assertions qui s'appuient tant sur une sagesse séculaire que sur leur accord avec la révélation divine. Tout ce que l'esprit humain, dans une recherche sincère, peut découvrir de vrai, ne peut certainement pas contredire la vérité déjà acquise ; car Dieu, Vérité Souveraine, a créé l'intelligence humaine et la dirige non pour que, à ce qui est bien acquis, elle oppose chaque jour les nouveautés, mais pour que, écartant les erreurs qui l'auraient peut-être surprise elle bâtisse en ajoutant le vrai au vrai, selon l'ordre et la structure même qui se laissent percevoir dans la nature d'où nous tirons la vérité. C'est pourquoi le chrétien, qu'il soit philosophe ou théologien, ne doit pas adopter précipitamment et à la légère toutes les nouveautés qu'on imagine chaque jour, mais les évaluer avec une extrême application, ou peser en une juste balance, pour éviter de perdre ou de contaminer la vérité déjà acquise, causant sans nul doute à la foi elle-même un grave dommage et la mettant en péril. »
« Il est vraiment lamentable que la philosophie reçue et reconnue dans l'Église soit aujourd'hui méprisée par certains, qui la déclarent imprudemment désuète » (§ 45) : Pie XII parle comme saint Pie X. Il rejette *la même* attitude d'esprit, la même erreur. Car si parfois « les nouveautés » se renouvellent, du moins dans leur apparence ou leur coloration superficielle, *l'esprit de nouveauté* est, lui, une très ancienne chose, un très vieux traditionalisme, une sorte de routine, un antique conformisme qui depuis des siècles prétend se faire reconnaître comme le dernier mot du dernier cri.
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Quoi qu'il en soit, nous attendons qu'une exégèse *explicite* vienne justifier le mépris *implicite* où l'on essaie d'ensevelir l'enseignement de saint Pie X. Tant que cette exégèse n'aura pas produit ses raisons, tant que ses raisons, dûment et contradictoirement examinées n'auront pas démontré leur valeur, nous aiderons *La Cité catholique* à diffuser, à faire connaître et à faire étudier l'Encyclique *Pascendi.*
#### Une fausse démocratie
Nous lisons aussi, et dans le même esprit, la lettre *Notre charge apostolique.* Nous y retrouvons cette doctrine de Léon XIII :
« Ceux qui président au gouvernement de la chose publique peuvent bien, en certains cas, être élus par la volonté et le jugement de la multitude sans répugnance ni opposition avec la doctrine catholique. Mais si ce choix désigne le gouvernant, il ne lui confère pas l'autorité de gouverner, il ne délègue pas le pouvoir, il désigne la personne qui en sera investie. »
Nous y lisons, sous la plume de saint Pie X, qu' « en séparant la fraternité de la charité chrétienne », « la démocratie, loin d'être un progrès, constituerait un recul désastreux pour la civilisation ». Et cette doctrine sera équivalemment affirmée par Pie XII dans son Message sur la démocratie (Noël 1944). Nous lisons dans *Notre charge apostolique* que « l'avènement de la démocratie universelle n'importe pas à l'action de l'Église dans le monde » :
« Il y a erreur et danger à inféoder, par principe, le catholicisme à une forme de gouvernement ; erreur et danger qui sont d'autant plus grands lorsqu'on synthétise la religion avec un genre de démocratie dont les doctrines sont erronées. »
Qu'est-ce donc que cela signifie, et comment le comprendre ? On n'essaie pas souvent de nous le dire. On nous laisse nous débrouiller tout seuls, comme nous pouvons.
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Nous n'y avons pas manqué ([^35]). Nous ne sommes pas infaillibles. Si nous nous trompons, une réfutation en règle nous instruirait. Mais en fait de réfutation, on ne souffle mot, ou bien l'on pousse contre nous des cris qui signifient en substance : « Imbéciles, ignorants, faussaires, politiciens, escrocs, hypocrites ». Il est admirable de constater comme on se fait insulter, à l'intérieur de notre communauté chrétienne, spécialement par les apôtres théoriques de la douceur, de la tolérance, du dialogue, de la compréhension, dès que l'on se propose de prendre au sérieux ce que disent les Papes, dès que l'on s'efforce de le comprendre et de le vivre. Après nous avoir insultés, les mêmes s'en vont partout racontant que c'est nous les insulteurs. Ainsi bouclent-ils leur boucle, sans rien entendre.
On est de plus en plus attaqué, diffamé, insulté, dénoncé, assailli, dans notre communauté chrétienne, quand on invoque saint Pie X. Bien. Ces violences sont parfaitement vaines si elles ont pour dessein de nous intimider. Leur résultat inévitable sera, il est déjà, de rendre plus évidente et plus pressante la question même que nous posons : comment, pourquoi, en quoi, jusqu'à quel point l'enseignement de Pie X le Saint devrait-il donc être tenu pour substantiellement erroné, ou pour aujourd'hui périmé ?
#### L'enseignement de Léon XIII n'avait pas été entendu
Dans l'attente d'explications qui ne viennent pas, nous poursuivons nos travaux. Sans omettre la *dimension historique,* bien au contraire, la *perspective historique,* et le *développement historique.*
Nous avons sur tous ces sujets quelques vues proprement historiques précisément, que, *salvo meliore judicio,* nous soumettons à la réflexion et à l'appréciation du lecteur.
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On parle souvent des enseignements pontificaux « depuis Léon XIII », parce que Léon XIII inaugure non point ce « genre littéraire » de l'Encyclique et du message, mais son emploi abondant, fréquent, méthodique. Léon XIII a édifié, à coups d'Encycliques, un corps de doctrine qui touche quasiment à tous les problèmes modernes, de l'unité chrétienne à la condition des ouvriers, de la théologie du Saint-Esprit à la pratique actuelle du Rosaire, de la subversion révolutionnaire à la philosophie sociale. Il ne l'a pas fait pour le plaisir abstrait de constituer *un corpus* doctrinal, mais pour répondre aux erreurs, monnayées de manière multiforme, dont le *Syllabus* avait dressé un catalogue résumé, et, pour y opposer l'énoncé adapté, vivant, opportun de la vérité. Plusieurs Encycliques de Pie IX avaient ouvert cette voie. Mais l'œuvre doctrinale de Léon XIII est immense, elle est la mise au point « moderne » de l'enseignement éternel de l'Église. Les philosophes et penseurs qui l'ont abordée après coup en ont été émerveillés, saisis, impressionnés. Qu'on se reporte par exemple aux pages un peu cursives, mais émouvantes et profondes, qu'y consacre en 1960 Étienne Gilson ([^36]) : elles donnent une idée de l'extraordinaire trésor de pensée chrétienne qui se trouve largement inexploré, trésor enfoui sous les eaux, que de rares plongeurs vont parfois inventorier partiellement. La traduction française en est aujourd'hui imbuvable, mais le latin ne bouge pas. Le P. Rémy Munsch a refait en 1960 la traduction de l'Encyclique *Divinum illud* ([^37]) : c'est admirable. L'année précédente j'avais refait la traduction de l'Encyclique *Lætitiæ sanctæ* ([^38])*.* Avant la guerre, Maritain avait refait la traduction de l'Encyclique *d'Æterni Patris* ([^39])*.* Mais Léon XIII a écrit SOIXANTE-QUATRE Encycliques, sans parler de diverses « lettres » et autres « actes » de son Magistère : soixante-quatre Encycliques en vingt-cinq ans de règne. Avant Pie XII, il avait fourni à l'Église universelle un enseignement nombreux, détaillé, omniprésent.
La doctrine de saint Pie X est simplement la doctrine de Léon XIII. Non point en ce sens seulement que la doctrine de tous les Papes est évidemment la même en substance. Mais en ce sens plus précis que, saint Pie X n'a pas *refait* les exposés doctrinaux de Léon XIII : la plupart du temps, il s'y réfère, il les cite, il les rappelle, il les commente.
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Les historiens légers qui opposent saint Pie X à Léon XIII ignorent ou méconnaissent ce point essentiel. A lire saint Pie X, on s'aperçoit qu'à ses yeux le *corpus* doctrinal de l'Église catholique, « moderne » et adapté dans son expression, n'est pas à faire, il existe, c'est l'œuvre de Léon XIII.
Seulement saint Pie X dut prendre acte du fait que l'immense effort de persuasion de Léon XIII n'avait pas abouti. Ce sont toutes les erreurs réfutées et condamnées par Léon XIII qui se sont articulées et conjuguées entre elles pour constituer le modernisme qui est « le rendez-vous de toutes les hérésies », -- nous pourrions aussi bien dire : LA SOMME DES ERREURS MODERNES. « Si quelqu'un, écrit saint Pie X au § 115 de *Pascendi,* s'était donné la tâche de recueillir toutes les erreurs qui furent jamais contre la foi et d'en concentrer la substance et comme le sue en une seule, véritablement il n'eût pas mieux réussi. » Le *monde moderne,* c'est le monde où l'on a vu toutes les erreurs qui aient jamais existé contre la foi se rassembler, s'organiser, s'articuler entre elles, et s'installer a cœur de l'Église *in sinu gremioque Ecclesiæ.* Le monde moderne, ce n'est pas SEULEMENT cela ? Sans doute. Peut-être. Mais *cela* est suffisamment important pour retenir l'attention et pour constituer devant l'esprit au moins *l'une des caractéristiques essentielles* du monde moderne, non pas une caractéristique accidentelle et secondaire, mais la première et la plus grave préoccupation du chrétien en ce qui concerne ce monde-là. Opposer à toutes ces erreurs -- entrées et installées puissamment dans l'Église -- la vérité vivante et opportune, en une formulation adaptée à l'époque, éclairant un par un tous les aspects nouveaux des problèmes éternels, Léon XIII l'a fait. Il l'a fait en vain. Non pas en vain pour ceux qui ont recueilli son enseignement. Non pas en vain pour la gloire de l'Église et la gloire de Dieu. Mais en vain sous un rapport, celui de la virulence et de la nocivité de ces erreurs, qui sous les yeux de saint Pie X poursuivent plus que jamais leur carrière à l'intérieur de la communauté catholique, et qui étendent leurs ravages spirituels, intellectuels et sociaux. Il faut donc, aux armes de la persuasion, ajouter celles du gouvernement, et des mesures disciplinaires et réorganisatrices. Que telle soit la pensée de saint Pie X, on en peut citer plusieurs preuves, et notamment la manière dont il s'exprime au § 133 de *Pascendi :*
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« A tant et de si graves erreurs, à leurs envahissements publics et occultes, Notre prédécesseur Léon XIII, d'heureuse mémoire, chercha fortement à s'opposer, surtout en matière biblique, par des paroles et par des actes. Mais ce ne sont pas armes, nous l'avons dit, dont les modernistes s'effrayent facilement. Avec des airs affectés de soumission et de respect, les paroles, ils les plièrent à leur sentiment, les actes, ils les rapportèrent à tout autre qu'à eux-mêmes. Et le mal est allé s'aggravant de jour en jour. C'est pourquoi, Vénérables Frères, nous sommes venus à la détermination de prendre sans autre retard des mesures plus efficaces. »
Et ce sont alors les mesures énergiques, quelquefois draconiennes, édictées dans la dernière partie de *Pascendi.* Voyons bien la cause, le motif, la raison de ces mesures disciplinaires : ce n'est point parce que saint Pie X aurait aperçu un péril qui aurait échappé à Léon XIII. Il s'agit du même péril, il s'agit des mêmes erreurs, à quoi Léon XIII a opposé le chef-d'œuvre sans précédent de soixante-quatre Encycliques admirables. Saint Pie X prend des mesures disciplinaires rigoureuses *parce que Léon XIII n'a pas été écouté.* La persuasion doctrinale ne pouvait faire ni plus ni mieux que n'avait fait Léon XIII. Le Pouvoir d'enseignement du Pontife romain avait été employé comme jamais auparavant. Restait le Pouvoir de gouvernement. Tout en rappelant et commentant la doctrine (et très précisément l'expression qu'en avait donnée Léon XIII), saint Pie X gouverne et, pour la protection des âmes, il frappe, il condamne, il organise, il surveille, il interdit, il ordonne, il combat.
Il le fait exemplairement et, moins de cinquante ans après sa mort, délai remarquablement court, l'Église le canonise.
Mais a-t-il triomphé du mal qu'il combattait ?
A son avis, non.
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#### Le modernisme a survécu aux mesures de saint Pie X
Je demande ici au lecteur toute son attention. La succession des événements, des actes, des jugements, doit être exactement saisie. Malgré soixante-quatre Encycliques de Léon XIII, « le mal est allé s'aggravant de jour en jour », dit saint Pie X. Ce mal est installé à l'intérieur même de l'Église. Les artisans d'erreurs « se cachent dans le sein même et au cœur de l'Église, ennemis d'autant plus redoutables qu'ils le sont moins ouvertement ». Ennemis de l'Église, ils le sont à un point tel « qu'elle n'en a pas de pires ». « Le danger est presque aux entrailles mêmes et aux veines de l'Église. »
En outre, il ne s'agit pas seulement de la contamination intellectuelle opérée par un complexe idéologique qui est « le rendez-vous de toutes les hérésies ». Il y a une organisation secrète, une publicité organisée, des machinations orchestrées. Il y a une rébellion non pas spontanée ou accidentelle, mais concertée, qui s'est établie à l'intérieur même de l'Église :
« Ils vont leur route ; réprimandés et condamnés, ils vont toujours, dissimulant sous des dehors menteurs de soumission une audace sans bornes. Ils courbent, hypocritement la tête pendant que, de toutes leurs pensées, de toutes leurs énergies, ils poursuivent plus audacieusement que jamais le plan tracé. » (*Pascendi*, § 82.)
Leur installation dans l'Église, leur influence sur le catholicisme tient notamment à ceci :
« D'une part, l'alliance étroite qu'ont faite entre eux les historiens et les critiques de cette école, au-dessus de toutes les diversités de nationalité et de religion ; d'autre part, chez ces mêmes hommes, une audace sans bornes : que l'un d'entre eux ouvre les lèvres, les autres d'une même voix l'applaudissent, en criant au progrès de la science ; quelqu'un a-t-il le malheur de critiquer l'une ou l'autre de leurs nouveautés, pour monstrueuse qu'elle soit, en rangs serrés ils fondent sur lui ; qui la nie est traité d'ignorant, qui l'embrasse et la défend est porté aux nues.
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Abusés par là, beaucoup vont à eux qui, s'ils se rendaient compte des choses, reculeraient d'horreur. A la faveur de l'audace et de la prépotence des uns, de la légèreté et de l'impuissance dès autres, il s'est formé comme une atmosphère pestilentielle qui gagne tout, pénètre tout et propage la contagion. » (*Pascendi*, § 98.)
Description, que l'on croirait d'aujourd'hui, des manœuvres défensives et offensives de la publicité organisée. La « prépotence » dans l'organisation publicitaire jouait donc un rôle capital déjà en 1907. Elle utilise « tout un fracas de louanges et d'injures » :
« Les modernistes poursuivent de toute leur malveillance, de toute leur acrimonie, les catholiques qui luttent vigoureusement pour l'Église. Il n'est sorte d'injures qu'ils ne vomissent contre eux. Celle d'ignorance et d'entêtement est la préférée. S'agit-il d'un adversaire que son érudition et sa vigueur d'esprit rendent redoutable : ils chercheront à le réduire à l'impuissance en organisant autour de lui la conspiration du silence. Conduite d'autant plus blâmable que, dans le même temps, sans fin ni mesure, ils accablent d'éloges qui se met, de leur bord. Un ouvrage paraît, respirant la nouveauté par tous ses pores : ils l'accueillent avec des applaudissements et des cris d'admiration. Plus un auteur aura apporté d'audace à battre en brèche l'antiquité, à saper la tradition et le magistère ecclésiastique, et plus il sera savant. Enfin -- et ceci est un sujet de véritable horreur -- s'il arrive que l'un d'entre eux soit frappé des condamnations de l'Église, les autres aussitôt de se presser autour de lui, de le combler d'éloges publics, de le vénérer presque comme un martyr de la vérité. Les jeunes, étourdis et troublés de tout ce fracas de louanges et d'injures, finissent, par peur du qualificatif d'ignorants et par ambition du titre de savants, en même temps que sous l'aiguillon intérieur de la curiosité et de l'orgueil, par céder au courant et se jeter dans le modernisme. » (*Pascendi*, § 131.)
Donc tout cela est *orchestré* et *organisé* ; et tout cela profite aussi de la passivité, de l'inconscience, de la complicité pratique d'un grand nombre :
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« Des catholiques, des prêtres, dont nous aimons à penser que de telles monstruosités leur font horreur, se comportent néanmoins dans la pratique comme s'ils les approuvaient pleinement ; des catholiques, des prêtres décernent de telles louanges, rendent de tels hommages aux complices de l'erreur, qu'ils prêtent à penser que ce qu'ils veulent honorer par là, c'est moins les hommes eux-mêmes, non indignes peut-être de toute considération, que les erreurs par eux ouvertement professées et dont ils se sont faits les champions. » (*Pascendi*, § 38.)
A quoi s'ajoute encore la duplicité de l'attitude : les modernistes de 1907 étaient assurément capables de faire un exposé tout à fait orthodoxe, et de capter ainsi confiance et considération, pour pouvoir sous ce couvert, en d'autres occasions ou d'autres lieux, militer pour leurs hérésies. Cette tactique de 1907, est-elle sans exemple aujourd'hui ? Voici en tous cas ce qu'en disait saint Pie X :
« A les entendre, à les lire, on serait tenté de croire qu'ils tombent en contradiction avec eux-mêmes, qu'ils sont oscillants et incertains. Loin de là : tout est pesé, tout est voulu chez eux, mais à la lumière de ce principe que la foi et la science sont l'une à l'autre étrangères. Telle page de leur ouvrage pourrait être signée par un catholique ; tournez la page, vous croyez lire, un rationaliste. Écrivent-ils histoire : nulle mention de la divinité de Jésus-Christ ; montent-ils dans la chaire sacrée, ils la proclament hautement. Historiens, ils dédaignent Pères et Conciles ; catéchistes, ils les citent avec honneur. »
Donc, en 1907, face à cette doctrine qui est « le rendez-vous de toutes les hérésies », face aux procédés d'organisation et de publicité par lesquels les tenants de cette doctrine s'assurent une « prépotence » à l'intérieur du catholicisme, saint Pie X agit avec la dernière vigueur, avec la plus grande rigueur.
Le modernisme est-il alors mortellement frappé ?
Non.
Les historiens, après coup, prétendent que oui. Selon eux, il n'y a plus de modernisme nulle part après 1907.
Saint Pie X est d'un autre avis, exprimé en date du 1^er^ septembre 1910, dans un texte *interdit.* Interdit pratiquement. Personne n'y fait la moindre allusion, ou plutôt tout le monde affirme le contraire de ce qu'il contient. Mais il y a quelques exceptions, encore qu'elles soient fort rares.
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Jean Ousset a cité ce texte dans *Pour qu'Il règne*, et c'est à partir de ce moment que commencèrent contre lui les hostilités majeures, c'est à partir de ce moment, semble-t-il, que sa perte, fut jurée, et tous les moyens mis en œuvre pour l'obtenir. Comme on le sait, abattre Jean Ousset est un cas où la fin justifie les moyens : mais cela s'est manifesté surtout depuis qu'il a publié *Pour qu'Il règne,* qu'il y a cité le texte interdit de Pie X ; sans pourtant le mettre extraordinairement en relief, mais en indiquant nettement l'essentiel de son contenu. Oui, c'est depuis ce moment-là. Coïncidence ? Mais voyons le texte.
Le *Motu proprio* du 1^er^ septembre 1910 commence ainsi :
« Aucun évêque n'ignore, croyons-Nous, qu'une race très pernicieuse d'hommes, les modernistes, même après que l'Encyclique Pascendi *Dominici Gregis* eût levé le masque dont ils se couvraient, n'ont pas abandonné leurs desseins de troubler la paix de l'Église. Ils n'ont pas cessé, en effet, de rechercher et de GROUPER EN UNE ASSOCIATION SECRÈTE DE NOUVEAUX ADEPTES ([^40]), et d'inoculer avec eux, dans les veines de la société chrétienne, le poison de leurs opinions, par la publication de livres et de brochures dont ils taisent ou dissimulent les noms des auteurs. Si, après avoir relu Notre Lettre Encyclique précitée, l'on considère attentivement cette audacieuse témérité qui Nous a causé tant de douleur, on se convaincra sans peine que ces hommes ne diffèrent en rien de ceux que Nous avons dépeints dans ce document. Ces adversaires sont d'autant plus à redouter qu'ils nous touchent de plus près ; ils abusent de leur ministère pour tendre l'appât d'une nourriture empoisonnée ; en vue de surprendre la bonne foi de ceux qui ne sont pas sur leurs gardes, ils propagent autour d'eux une apparence de doctrine, qui contient la somme de toutes les erreurs. »
Le *Motu proprio* rappelle et complète les prescriptions édictées par l'Encyclique *Pascendi.* Les historiens se reporteront utilement au texte en son entier. De la conclusion, retenons notamment ce passage :
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« Frappé de la gravité du mal, qui *croît de jour en jour,* et auquel on ne saurait sans le plus grand danger tarder davantage de s'opposer, Nous avons jugé bon d'édicter ou de rappeler ces prescriptions, et d'ordonner qu'elles soient rigoureusement observées. Déjà, en effet, nous n'avons plus à lutter, comme au début, avec des sophistes s'avançant « couverts de peaux de brebis », mais avec des ennemis déclarés ayant fait un pacte avec les pires adversaires de l'Église, se proposent la destruction de la foi. »
Que signifie ce Motu *proprio* du 1^er^ septembre 1910, et surtout que signifie son début ?
Interrogeons les historiens. Interrogeons les théologiens. Je parle bien entendu de leurs ouvrages destinés au public catholique, aux fidèles engagés dans l'action sociale, et de une manière générale au peuple chrétien et à ses élites. Je parle des travaux destinés à la culture générale du laïc catholique. Ils sont muets, comme s'il était interdit d'en parler. Ici encore, ils nous laissent nous débrouiller tout seuls.
Alors, allons-y : essayons.
Pour nous appuyer sur le plus concret, nous nous demanderons d'abord quand donc, à *quelle date,* cette SOCIÉTÉ SECRÈTE a cessé d'exister dans l'Église. Nous remarquerons aussitôt que personne ne nous l'a dit. La date manque. Personne d'ailleurs ne semble se souvenir que cette société secrète ait jamais existé.
On parle du modernisme comme s'il avait été SEULEMENT une doctrine, on parle de l'Encyclique *Pascendi* (quand on lui consent une allusion) comme d'une réaction brutale, excessive, et l'on suppose implicitement, ou même explicitement, que la question est tranchée, la page tournée à partir de septembre 1907.
Trois ans plus tard, saint Pie X énonçait pourtant le contraire : le mal « *croît de jour en jour* »*.*
Rêvait-il ?
Une affirmation aussi énorme, aussi considérable, si elle avait été fausse, aurait très probablement empêché une canonisation survenue, a précisé Pie XII, après qu'un « examen minutieux » ait « scruté à fond » *tous* les actes de ce Pontificat ([^41]).
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Le modernisme, et très précisément le modernisme sous SA FORME D'ASSOCIATION SECRÈTE, a survécu à l'Encyclique *Pascendi*, il a continué à recruter dans l'Église, clandestinement, de nouveaux adeptes.
Il a survécu à tout ce que saint Pie X, après Léon XIII, a fait contre lui.
Peut-être la société secrète du modernisme a-t-elle été dispersée par les bouleversements de la première guerre mondiale. C'est une hypothèse plausible. Est-ce plus qu'une hypothèse ? Les sociologues et les historiens ont le droit d'être circonspects. Un historien et sociologue de la *Chronique sociale* remarquait naguère : « Même dissoutes par une autorité civile ou religieuse, les sociétés secrètes ont tendance à subsister, ou à se reformer dès la première occasion. Ce fait ne manque pas de frapper tout historien... » ([^42]) Cette considération ne prouve pas que la société secrète du modernisme ait indéfiniment survécu : les sociétés secrètes ne sont point, par nature, immortelles. Il est tout de même fort singulier qu'historiens et théologiens omettent ou voilent cette question non résolue. Cet aspect de l'histoire religieuse contemporaine n'est pas négligeable, il est pourtant tenu sous le boisseau.
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Quoi qu'il en soit de ce point mystérieux, c'est *l'esprit* qui importe le plus, *l'esprit moderne :* non pas les sciences et techniques modernes de la matière, et leurs progrès matériels, mais bien cet *esprit* qui est dit *moderne* par distinction d'avec *l'esprit chrétien* et en opposition avec lui.
Dans une allocution aux nouveaux Cardinaux, qui est, je crois bien, son dernier discours prononcé en public, et qui a par moments des allures de testament, saint Pie X déclarait (27 mai 1914) :
« Nous sommes hélas ! en un temps où l'on accueille et adopte avec grande facilité certaines idées de conciliation de la foi avec *l'esprit moderne,* idées qui conduisent beaucoup plus loin qu'on ne pense, non pas seulement à l'affaiblissement, mais à la perte totale de la foi.
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On ne s'étonne plus d'entendre des personnes qui se délectent de mots très vagues, d'aspirations modernes, de force du progrès et de la civilisation, en affirmant l'existence d'une conscience laïque, d'une conscience politique, opposée à la conscience de l'Église, contre laquelle on prétend au droit et au devoir de réagir pour la corriger et la redresser. Il n'est pas inouï de rencontrer des personnes qui ex-priment doutes et incertitudes sur les vérités, et même affirment obstinément des erreurs manifestes, cent fois condamnées, et qui malgré cela se persuadent ne s'être jamais éloignées de l'Église parce que quelquefois elles ont suivi les pratiques chrétiennes. Oh ! combien de navigateurs, combien de pilotes et, ce qu'à Dieu ne plaise ! combien de capitaines faisant confiance aux nouveautés profanes et à la science menteuse du temps, au lieu d'arriver au port ont fait naufrage ! »
On peut assez aisément comprendre le sens de ces dernières métaphores.
Voici la suite. Saint Pie X ne dit pas : « Notre voix » et « Notre parole », mais : « ma voix » et « ma parole », ce qui accuse le caractère personnel et quasiment testamentaire de son propos :
« Parmi tant de dangers, en toute occasion, je n'ai pas manqué de faire entendre ma voix pour rappeler les errants, pour signaler les dommages et tracer aux catholiques la route à suivre. Mais ma parole n'a pas toujours ni par tous été bien entendue ni bien interprétée, si claire et si précise qu'elle ait été (...).
...Dites solennellement que les fils dévoués du Pape sont ceux qui obéissent à sa parole et le suivent en tout, non ceux qui étudient les moyens d'éluder ses ordres ou de l'obliger par des instances dignes d'une meilleure cause à des exemptions ou des dispenses d'autant plus douloureuses qu'elles causent plus de mal et de scandale. » ([^43])
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Il ressort de ces textes que le modernisme existe toujours en 1914.
Il a survécu à saint Pie X.
Il a continué.
Ni la persuasion ni la répression n'ont eu raison de lui.
#### Le modernisme social
Ici, deux objections se présentent à l'esprit :
1. -- Si le modernisme a survécu, il n'a pu survivre absolument identique.
2. -- S'il a survécu, comment se fait-il que le Magistère n'en ait plus parlé ?
Réponse : c'est effectivement en se transformant que le modernisme a survécu. Et il n'est pas vrai qu'après saint Pie X le Magistère n'en ait plus parlé.
L'évolution est commencée en 1914. Les *erreurs* du modernisme ne sont plus *formellement énoncées.* Mais il demeure, dit Benoît XV, « les tendances et l'esprit » du modernisme : L'ESPRIT, c'est toujours l'essentiel de toutes choses, sous les formes changeantes et sous les mots habiles. On lit dans l'Encyclique *Ad Beatissimi* de Benoît XV (le 1^er^ novembre 1914)
« ...Ainsi surgirent les monstrueuses erreurs du Modernisme que, à bon droit, Notre Prédécesseur a proclamé le rendez-vous de toutes les hérésies et qu'il a solennellement condamné. Cette condamnation, Vénérables Frères, Nous la renouvelons dans toute son extension ; et comme une contagion si délétère n'est pas complètement étouffée, mais se glisse encore çà et al, quoique à l'état latent, que tous se gardent bien soigneusement, Nous les y exhortons, d'une peste si dangereuse (...). Et Nous ne désirons pas seulement que les catholiques détestent les erreurs des modernistes, mais aussi qu'ils en évitent les tendances et l'esprit : qui en est infecté repousse avec dégoût ce qui sent l'ancienneté, il recherche avidement et partout la nouveauté, dans la manière de parler des choses divines, dans la célébration du culte sacré, dans les institutions catholiques et jusque dans l'exercice de la piété rivée. Nous voulons donc que reste sacrée cette règle de nos pères :
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« Que rien ne soit innové, si ce n'est dans le sens de la tradition », laquelle règle, si elle doit être suivie inviolablement dans les choses de la foi, doit encore servir de norme en tout ce qui est sujet à changement, bien que sur ce dernier point vaille aussi la plupart du temps cette autre maxime : *Non nova, sed noviter* (non des nouveautés, mais d'une façon nouvelle). »
Le modernisme au début au siècle s'en prenait directement à la foi en son centre même, la divinité de Jésus-Christ. A partir de la première guerre mondiale, il évolue sous le masque, et s'il continue d'attaquer la divinité de Jésus-Christ, c'est désormais *dans son règne social.*
Dès sa première Encyclique, *Ubi arcano Dei,* Pie XI nomme, désigne et démasque LE MODERNISME MORAL, JURIDIQUE ET SOCIAL qui a succédé au « modernisme dogmatique » et qui, dit-il, est le fait de ceux qui « dans leurs discours, leurs écrits et tout l'ensemble de leur vie, agissent exactement comme si les enseignements et ordres promulgués à tant de reprises par les Souverains Pontifes, notamment par Léon XIII, Pie X et Benoît XV, avaient perdu leur valeur première ou même n'avaient plus du tout à être pris en considération ».
Le modernisme s'est fait « social » mais c'est toujours le modernisme. C'est toujours la *séparation : tout* SÉPARER de la foi, et laisser la foi isolée dans un univers hostile, voilà *l'esprit moderne.* Séparer la science de la foi. Séparer l'histoire de la foi. Séparer la sociologie de la foi. Séparer la société de la foi. Léon XIII avait déjà tout dit là-dessus. Et finalement séparer « la vie » de la foi. Créer comme une DOUBLE CONSCIENCE chez les chrétiens. Que l'on compare attentivement avec les attitudes décrites par *Pascendi* les attitudes de DUPLICITÉ et de DÉDOUBLEMENT décrites par Pie XII après la seconde guerre mondiale :
Ce travail de sauvetage doit s'étendre aussi aux trop nombreux dévoyés tout en étant -- du moins le pensent-ils -- unis à Nos fils dévoués sur le terrain de la foi, s'en séparent pour se mettre à la suite des mouvements qui tendent effectivement à laïciser et déchristianiser toute la vie privée et publique. Quand même vaudrait pour eux la divine parole : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font », cela ne changerait en rien le caractère objectivement pernicieux de leur conduite. Ils se forment une double conscience dans la mesure où, tandis qu'ils prétendent demeurer membres de la communauté chrétienne, ils militent en même temps comme troupes auxiliaires dans les rangs des négateurs de Dieu.
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Or précisément cette duplicité ou ce dédoublement menace de faire d'eux, tôt ou tard, une tumeur dans le sein même de la chrétienté. » ([^44])
Dans le sein même de la chrétienté, dit Pie XII en 1948. *In sinu gremioque Ecclesiæ,* disait saint Pie X. Cette duplicité, ce dédoublement, avant Pie XII, Pie XI avait combattu contre eux tout au long de son Pontificat. Il en a parlé presque tout le temps, sous toutes les formes, -- toutes les formes de *séparation* opérées par le modernisme, par l'esprit moderne. Au paragraphe 55 de *Divini Redemptoris :* « L'inconséquence et l'incohérence que Nous avons plusieurs fois déplorées dans les mœurs chrétiennes : à savoir que quelques-uns paraissent remplir leurs devoirs religieux, et néanmoins, dans le domaine professionnel, dans leur commerce ou leurs charges publiques, par une sorte de dédoublement de la conscience, mènent leur vie d'une manière incompatible avec les règles de la justice et de la charité chrétienne. » Dans une Lettre en date du 10 novembre 1933, Pie XI soulignait « le fait, monstrueux en soi, sans pourtant être rare, que des hommes qui font profession de catholicisme aient une manière de voir et d'agir différente dans la vie privée et dans la vie publique ».
La brèche ouverte par ce dédoublement, qui enlève le domaine intellectuel et le domaine social au règne de Jésus-Christ, est celle par où la foi est attaquée. La foi chrétienne est attaquée aujourd'hui, surtout par *de fausses idées sur l'homme et sur le monde, sur l'histoire, sur la structure de la société et de l'économie* ([^45]) : *terrain* de combat et cheval de bataille du MODERNISME qui s'est fait SOCIAL, du modernisme qui continue et se prolonge à ce niveau et à ce plan, où il a porté exactement les méthodes, les procédés, la fausse philosophie et L'ESPRIT que saint Pie X stigmatisait dans *Pascendi.* On reconnaît aisément ce modernisme à *son opposition* théorique et déclarée, plus souvent biaisante et insidieuse, en tous cas pratique et effective, à *la Royauté sociale du Cœur de Jésus.*
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Ce « modernisme moral, juridique et social », ainsi nommé par Pie XI, est fondamentalement identique à ce que le même Pie XI combattra sans répit sous le nom de « laïcisme », à ce que Pie XII rejettera sous les noms de « positivisme juridique », de « faux réalisme », etc. C'est LE MÊME ESPRIT qui, avec ou sans société secrète, prolonge son installation au sein de la communauté chrétienne, mettant toujours en œuvre, par un biais ou par un autre, la séparation entre la foi et la science, entre la foi et l'action, entre la foi et la vie.
#### Paralysie des prescriptions religieuses ayant une portée directement sociale
Précisément pour faire face à ce MODERNISME SOCIAL, suite du modernisme dénoncé dans *Pascendi,* qu'il avait aperçu dès son avènement et condamné dès sa première Encyclique ([^46]), Pie XI institue sans tarder la fête liturgique du Christ-Roi et enseigne la Royauté universelle de Notre-Seigneur Jésus-Christ ([^47]). On sait à quel point les stipulations de Pie XI ont été, en maints endroits, pratiquement étouffées par le modernisme social. On le sait ou même on l'a oublié, tellement nous vivons, comme disait saint Pie X, dans « une atmosphère pestilentielle qui gagne tout, pénètre tout et propage la contagion ». Dans cette atmosphère, les enseignements et jusqu'aux injonctions les plus précises des Souverains Pontifes sont souvent venues se perdre comme de l'eau dans du sable.
Pie XI avait ordonné (*Quas primas*, § 16) qu' « en ce jour (le dernier dimanche d'octobre), chaque année, on renouvelle la consécration du genre humain au Sacré Cœur de Jésus, consécration ([^48]) dont Notre Prédécesseur Pie X avait déjà ordonné le renouvellement annuel ». Il enjoignait dans les termes les plus impératifs (§ 17) de « faire précéder la fête annuelle (du Christ-Roi) par une série d'instructions données, en des jours déterminés, dans chaque paroisse : le peuple sera instruit et exactement renseigné sur la nature, la signification et l'importance de cette fête. »
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Pie XII avait ordonné que *pareillement,* en la fête de Marie Reine, « chaque année dans le monde entier le 31 mai », « on renouvelle la consécration du genre humain au Cœur Immaculé de la Bienheureuse Vierge Marie » ([^49]).
En 1930, Pie XI avait ordonné : « Nous voulons qu'on récite à cette intention, c'est-à-dire pour la Russie, les prières que Léon XIII a prescrites aux prêtres de dire avec le peuple après la sainte messe. Les évêques et le clergé régulier et séculier doivent chercher avec le plus grand soin à inculquer tout cela à leurs fidèles et à tous ceux qui assistent à la sainte messe, et le rappeler souvent à leur mémoire. »
Le 7 juillet 1952, Pie XII citait littéralement cette requête de Pie XI, et il ajoutait : « Nous confirmons et renouvelons cette exhortation et cette prescription. »
Je propose que l'on fasse une enquête dans la *Vie catholique illustrée* pour savoir combien de catholiques, parmi ceux qui vont régulièrement à la messe, sont au courant de ces prescriptions, en ont jamais entendu parler, ont été invités à les mettre en pratique, et les ont souvent entendu rappeler à leur mémoire.
Tous les actes *proprement religieux,* prières, dévotions, pratiques, ordonnés par les Papes, qui ont une *portée directement sociale,* conversion de la Russie, consécration du genre humain, signification doctrinale de la fête liturgique du Christ-Roi, ont été plus ou moins étouffés par le modernisme social. Malgré l'insistance des Pontifes, malgré le renouvellement solennel des prescriptions, ce sont là des pratiques, des dévotions, des prières qui ne sont pas, en fait, *passées* dans *les mœurs unanimes de l'ensemble de la communauté des fidèles. Elles* se sont maintenues et développées surtout dans des groupes plus ou moins étendus, rassemblés souvent par des initiatives privées. Et ces groupes, ces initiatives sont fréquemment méprisés, insultés, diffamés par ceux qui ont la « prépotence » dans l'installation sociologique et publicitaire du catholicisme. Ces prières, ces dévotions, ces pratiques sont familières à l'imbécile-ignorant moyen de *La Cité catholique : ces* prières, ces dévotions, ces pratiques, et la doctrine qui les inspire, et la vie spirituelle qui les anime. Voilà ce que maintiennent, voilà ce que vivent ceux que l'on accuse de « canaliser le zèle des fidèles vers une action d'abord politique ».
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Il paraît que, pour une entreprise civique, penser d'abord au règne du Cœur de Jésus, penser d'abord à la consécration au Cœur Immaculé de Marie, penser d'abord à la prière pour la conversion de la Russie, c'est être coupable d'une « action d'abord politique ».
Il y a vraiment quelque chose qui est à l'envers.
Mais en l'occurrence ce n'est pas *La Cité catholique.*
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La consécration personnelle et sociale aux Cœurs de Jésus et de Marie, la consécration prononcée et vécue, avec la grâce de Dieu, cette consécration considérée, avec la pratique du Rosaire, comme la source vive d'où peut procéder la guérison des misères et des crimes qui de plus en plus colonisent le monde moderne, est-ce une « action d'abord politique » ?
Est-ce une « action d'abord politique » d'ajouter, selon la demande de la T. S. Vierge à Fatima, entre chaque dizaine de chapelet, la prière : *Ô mon Jésus, pardonnez-nous nos péchés, préservez-nous du feu de l'Enfer, conduisez au Ciel toutes les âmes, secourez surtout celles qui en ont le plus besoin* ([^50]). On ne peut pas dire qu'après quarante-cinq années cette prière soit largement passée dans les mœurs catholiques.
Peut-on assurer que le peuple chrétien dans son ensemble, malgré les efforts persévérants et admirables de plusieurs initiatives privées ([^51])*,* se soit vu *proposer souvent* la prière de consécration ([^52]) :
« Sainte Vierge Marie, notre Mère et notre Reine qui êtes apparue à Fatima et avez promis, si l'on écoute vos demandes, de convertir la Russie et d'apporter la paix au monde, je réponds à votre appel.
Je me consacre à votre Cœur Immaculé, voulant me souvenir sans cesse que je vous appartiens et que vous pouvez disposer de moi pour le Règne du Cœur Sacré de Votre Fils.
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Je vous promets, en réparation des péchés que vous avez si douloureusement déplorés :
d'offrir chaque jour les sacrifices nécessaires à l'accomplissement chrétien de mes devoirs quotidiens ;
de réciter chaque jour une partie du Rosaire, en m'unissant aux mystères de la vie de Jésus et de la vôtre » ([^53])
La vie spirituelle ne supporte aucun caporalisme, et les voies sont diverses. Mais a-t-on partout *annoncé*, a-t-on *proposé,* a-t-on *expliqué* aux âmes ces voies si particulièrement « modernes », c'est-à-dire adaptées spécialement aux besoins de la reconstruction d'une société chrétienne en notre temps ? Quand on considère l'insistance des Papes ([^54]), et l'accueil et l'écho qu'on lui a faits, il est difficile de se défendre du sentiment que la vérité est retenue captive.
#### Tout sauf...
Face au modernisme, c'est-à-dire au *rendez-vous moderne de toutes les erreurs, de toutes les* SÉPARATIONS *d'avec la foi,* depuis Léon XIII l'Église a tout fait, sans succès, sauf une chose.
Résumons : elle a persuadé avec soixante-quatre Encycliques de Léon XIII, dont *dix* Encycliques successives sont pour expliquer que le Rosaire est le remède spécifique aux faux principes, aux périls et aux crimes du monde moderne.
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Elle a continué d'enseigner et de prier, mais elle a réprimé et frappé avec les mesures édictées par saint Pie X, et l'association secrète du modernisme a maintenu son organisation clandestine et son prosélytisme clandestin. Pie XI en appelle à Dieu lui-même, plus solennellement encore que ses prédécesseurs, par l'institution extraordinaire de la fête liturgique du Christ-Roi, qui ferait quasiment double emploi avec la fête de l'Épiphanie s'il ne s'agissait d'obtenir des grâces extraordinaires pour surmonter des périls extraordinaires.
Mais le modernisme, devenu surtout social, demeure installé *in sinu gremioque Ecclesiæ,* « au sein de la communauté chrétienne ».
Tout, sauf une chose, a donc été fait en vain. Non que des âmes, en quantité innombrable, n'aient été éclairées et sauvées. Mais d'autres âmes, en quantité innombrable et croissante, se perdent : au point que la T.S. Vierge le dit et le montre aux voyants de 1917, et ne cessera, les années suivantes et jusqu'à maintenant, de le rappeler à Lucie de Fatima. Des âmes d'incroyants. Des âmes de chrétiens. Des âmes de prêtres.
Pie XI sans doute eut déjà conscience du fait que tout, sauf une chose, avait été fait en vain. Car c'est Pie XI qui eut l'idée de l'autre recours : le Concile. Il y pensa souvent. Il attendait pourtant qu'un signe ou une inspiration vînt confirmer la volonté de Dieu. En attendant, il reprit le labeur des Encycliques, avec une vigueur d'expression théologique et philosophique, avec souvent des accents tragiques et angoissés, qui sont singulièrement frappants dans le texte latin.
Pie XII vécut dans la même pensée. Il attendait les signes des temps montrant que le moment était venu. En attendant, il reprit, il *refit* le corps doctrinal des soixante-quatre Encycliques de Léon XIII, qui avait vieilli : non dans sa substance, non dans ses vues souvent prophétiques, mais parfois dans le détail de l'expression, ou par rapport au changement des événements, des mœurs, de la « problématique ». A cet égard Pie XII est comme un second Léon XIII, embrassant toutes les questions contemporaines, procurant un enseignement nombreux et détaillé jusqu'à devenir quotidien ; y insérant la pensée des puissantes Encycliques de Pie XI, auxquelles il n'était d'ailleurs pas sans avoir collaboré. Avec Pie XII comme avec Léon XIII, le Saint-Esprit utilisait un magnifique génie humain, hors de pair par la culture, la pénétration intellectuelle, le bonheur de l'expression : « un orateur de Pentecôte », disait de lui Pie XI.
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Un nouveau trésor de doctrine vint s'ajouter à l'ancien. Et, *mutatis mutandis,* l'ensemble de la Chrétienté écoute à peu près autant qu'elle avait écouté Léon XIII.
Jean XXIII commence comme saint Pie X. Saint Pie X avait dit en substance : *Mais écoutez donc les soixante-quatre Encycliques de Léon XIII.* Jean XXIII, dans son premier Message de Noël, dit en propres termes : *Mais étudiez donc les vingt et un gros volumes de Pie XII.*
Vingt et un volumes qui existent en italien, mais dont l'édition dans les autres langues, par exemple en langue française, n'est pas achevée, même aujourd'hui, en 1962...
Bref, tout recommençait ? La même insistance, la même résistance, éventuellement les mêmes mesures disciplinaires, qui une fois déjà n'avaient rien définitivement réglé ?
Non, car les temps étaient venus.
Jean XXIII recevait l'inspiration du Concile.
#### ...le Concile
Pour ce Concile, on voit se mobiliser les espérances et les prières, d'un bout à l'autre de la Chrétienté. On voit se mobiliser aussi, d'un bout à l'autre de la Chrétienté, toutes les erreurs, le rendez-vous de toutes les hérésies qui depuis l'Encyclique *Pascendi* est installé « *in sinu gremioque Ecclesisæ* », « au sein de la communauté chrétienne ». De toutes parts la rumeur innombrable des doctrines pernicieuses converge vers Rome. Le MODERNISME SOCIAL, multiforme et unique, gronde et s'agite, profère ses requêtes sur le ton de l'ultimatum, et même il commence à jeter le masque, on l'entend énoncer à nouveau les propositions du « modernisme dogmatique » qui n'ont pas cessé de le sous-tendre en secret, voire inconsciemment, et qui à nouveau s'expriment même en la forme et en la lettre où l'Encyclique *Pascendi* les a consignées devant Dieu et pour l'éternité.
Mais il est bon qu'il en soit ainsi, et que toutes les hérésies se rassemblent pour être enfin déracinées d'un coup.
Il est bon que toutes les erreurs lèvent la tête toutes ensemble pour que, toutes ensemble, elles aient la tête tranchée.
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Le Concile, le voici annoncé et préfiguré dans une page magnifique du P. Marie-Rosaire Gagnebet :
« Baronius prétend trouver l'institution divine des Conciles Œcuméniques dans la confession de Césarée de Philippe. C'est une exagération. Mais cette scène grandiose de l'Évangile n'est-elle pas en quelque sorte la préfiguration des futurs Conciles Œcuméniques ? Par la bouche de son Vicaire, le Christ Jésus a demandé aux Successeurs des Apôtres : « Que disent de moi les hommes de ce temps ? » Les Évêques ont fidèlement rapporté les opinions erronées qui courent dans notre pauvre monde sur Notre-Seigneur Jésus-Christ, son Église, la mission que, par elle, il continue sur notre terre. Ils ont longuement décrit les maladies spirituelles et les désordres moraux que causent ces erreurs aussi bien dans les individus que dans la société. Demain au Concile, le Christ demandera à tout le corps épiscopal : « Mais pour vous qui suis-je ? » A cette question le Concile tout entier répondra par la bouche de Jean XXIII, comme ont répondu les vingt Conciles précédents par la voix des Successeurs de Pierre. « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » Cette profession de foi dissipera parmi nous toutes les hésitations. Elle fixera pour l'Église d'aujourd'hui les chemins à suivre pour conduire l'humanité présente à sa fin surnaturelle. Toutes ces décisions souveraines, ce ne sera pas la chair et le sang, ni la sagesse des théologiens qui les inspireront à Pierre et aux successeurs des Apôtres, ce sera l'Esprit, guide et lumière des Conciles... » ([^55])
Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant : c'est Lui que le monde attend du Concile. C'est Lui que désignent, qu'annoncent, que proclament « les enseignements pontificaux depuis Léon XIII ». C'est Sa Royauté que le Concile se propose d'attester efficacement.
#### La société chrétienne
La perspective historique que nous venons d'évoquer n'est pas la seule ; simplement, elle est celle que l'on passe ordinairement sous silence, ou que l'on ignore.
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Le modernisme a plus ou moins envahi, paralysé, perverti, estompé ou assiégé tout le reste : mais tout le reste existe et vit. Les erreurs modernes sont, à des degrés divers, à peu près partout : mais le monde contemporain n'est pas fait uniquement d'erreurs. La civilisation moderne, que l'on ferait mieux d'appeler la barbarie moderne, exerce en tous lieux sa pression idéologique et sociologique, mais tout n'est pas à elle. Les faux principes parasitent un grand nombre d'initiatives et de réalisations, c'est un fait, mais un fait qui ne signifie aucunement que toutes les réalisations, que toutes les initiatives du monde contemporain soient intrinsèquement perverses. Beaucoup de dynamismes et d'immenses générosités subissent un infléchissement de leur orientation, opéré par le modernisme social : ces générosités n'en sont pas moins immenses, ces dynamismes n'en sont pas moins précieux. Ces dynamismes, ces générosités, il faut travailler à les *libérer* du modernisme qui les parasite et les infléchit. Telle est notre pensée.
L'histoire de l'Église depuis un siècle ne se réduit évidemment pas à une lutte contre l'envahissement universel du modernisme. Nous en parlons parce que *cela est,* et que les autres n'en parlent pas. Et que cette prétérition, et que cette omission faussent tout. Nous réparons cette omission, nous appelons l'attention et la réflexion de ce côté *aussi.* Si loin et si profond que soit allé le modernisme, il n'empêche pas, parce que cela n'est pas en son pouvoir, il n'empêchera jamais ceci : que l'Église en vérité *est* une, sainte, catholique, apostolique. Il empêche de refaire une Chrétienté, il contribue à perdre des âmes pour l'éternité. Il ne supprime pas l'Église. Il ne tarit pas la sainteté : il en réduit l'espace vital et en limite les fruits. Il annihile ou il pervertit beaucoup d'efforts sociaux, en leur faisant perdre la conscience claire qu'il s'agit d' « instaurer et restaurer sans cesse dans le Christ la civilisation chrétienne ». Il n'est pas le tout de l'histoire, il est le brouillard qui ralentit ou désoriente le déroulement de l'histoire.
Même d'un point de vue historique et descriptif, il y a dans l'Église bien d'autres choses que l'installation du Modernisme *in sinu gremioque Ecclesiæ* et que la résistance plus ou moins sporadique à cette installation. Il y a d'abord le témoignage et l'enseignement intacts du Saint-Siège : *sur cette Pierre est bâtie l'Église, et les portes de l'Enfer ne prévaudront pas.*
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Il y a tout ce qu'un regard même superficiel entrevoit, les signes extérieurs d'une extraordinaire floraison de sainteté, dont il serait impossible de faire le recensement et la nomenclature. Il y a ce que l'on appelle « le mouvement marial », qui est l'un des résultats de l'intervention et de la présence de la Sainte Vierge elle-même dans le cours de l'histoire, intervention et présence non plus cachées mais manifestes et de plus en plus manifestes à partir du 27 novembre 1830 : l'histoire, ce sont des dates et des commencements, et cette date-là est bien un commencement. Il y a les Congrégations mariales de laïcs, qui sont, disait Pie XII, « l'Action catholique dans l'esprit de la T. S. Vierge », et qui, ajoutait-il, n'ont jamais correspondu aux besoins et aux conjonctures de chaque, époque autant qu'à l'heure actuelle ([^56]). Il y a l'immense mouvement, multiple et divers, des retraites fermées ; il y a les Foyers de Charité, il y a les *Focolari,* il y a les Instituts séculiers, il y a toutes les formes et toutes les modalités du ressourcement spirituel et de l'apostolat missionnaire, d'un bout à l'autre de l'univers. Il y a le mystère douloureux de l'Église du silence, et plus de martyrs qu'en aucun autre siècle de l'histoire du christianisme.
Ce qui reste en suspens, ou jusqu'ici voué à l'échec, ou perverti, c'est *la dimension sociale* du christianisme. C'est la dimension sociale qui est colonisée par les erreurs modernes, et ouverte aux crimes modernes. C'est la Chrétienté qui est visée. La Chrétienté d'hier survit de moins en moins. La Chrétienté de demain, en projet depuis Léon XIII, marque le pas, construction freinée, détournée, persécutée ou sabotée par le modernisme social. Le monde moderne fait incessamment avorter la société chrétienne, il y est aidé par des chrétiens. Chaque jour, à chaque heure du choix entre *l'esprit* de la société chrétienne et celui du monde moderne, il y a erreur d'aiguillage, et cafouillage, et confusion, à cause des habitudes du modernisme, des conditionnements du modernisme, des fausses idées modernes sur l'homme, sur la société et sur l'histoire. S'il s'agissait de *juger* les personnes, ce serait bien impossible : *ne jugez pas,* le mélange de l'ivraie et du bon grain est inextricable, sauf pour le regard de Dieu. Mais il s'agit de libérer la conscience chrétienne des idées fausses, des idées séparées de la foi, qui sur le terrain de la civilisation l'embarrassent, l'anesthésient, lui donnent une démarche de somnambule.
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L'athéisme contemporain et le modernisme social se rejoignent en un même impact de fait, et c'est pourquoi aujourd'hui tout le modernisme se résume finalement en l'ouverture, consciente ou inconsciente, de la grande porte ou de la porte dérobée aux opérations et aux manipulations du communisme soviétique. Car le communisme, par son *dessein particulier,* coïncide avec le modernisme social
« Son dessein particulier est de bouleverser radicalement l'ordre social et d'anéantir jusqu'aux fondements de la civilisation chrétienne. » ([^57])
Et le communisme, plus ou moins masqué, est entré par les portes que lui a ouvertes, avec ou sans société secrète, le modernisme social
« Cette propagande (communiste) pénètre peu à peu tous les milieux, y compris les meilleurs. » ([^58])
« Maintes fois, les communistes travaillent de toues leurs forces à s'infiltrer perfidement dans des associations catholiques. » ([^59])
L'origine historique, Léon XIII l'a dite, Pie XI l'a redite ; elle coïncide avec la définition même du modernisme :
« Léon XIII a donné la démonstration pénétrante que la violente tendance des masses à l'athéisme trouve son origine, à une époque de si grands progrès techniques, dans les chimères philosophiques qui s'efforcent, depuis longtemps déjà, de *séparer la science de la foi, et de couper l'Église de la vie active*. » ([^60])
Depuis 1917, le communisme est le grand collecteur de toutes les idéologies modernistes, le grand rassembleur de toutes les erreurs modernes, l'aboutissement ultime de *l'esprit* qui n'est pas chrétien. Depuis Fatima, nous savons que là sont en jeu le sens de l'histoire et l'avenir de l'humanité.
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Les « enseignements pontificaux depuis Léon XIII » sont les enseignements, sans précédent quant à leur ampleur, leur explicitation, leur nombre, leur adaptation, qui ont été dispensés par le Saint-Siège entre les deux moitiés du Concile du Vatican, entre le Concile interrompu en l'an 1871 et le Concile repris en l'an 1962. Quelque chose va s'achever, non point dans l'achèvement qui est une fin et une mort, mais dans l'achèvement qui est d'atteindre la plénitude et la perfection selon son ordre. Quelque chose va commencer, non point du commencement absolu et barbare de la table rase, mais d'un commencement qui est un accomplissement.
Les enseignements pontificaux « depuis Léon XIII », qui est le successeur immédiat du Pape du Premier Concile du Vatican, « jusqu'à Pie XII », qui est le prédécesseur immédiat du Pape du Second Concile du Vatican, sont les enseignements expliquant sous tous ses aspects ce qu'est, à l'époque moderne, ou à l'époque post-moderne, le Règne du Cœur de Jésus dans toute la vie et à chaque instant de la vie.
Par le Concile, s'il plaît à Dieu, l'Esprit va mettre les hommes d'Église et le peuple chrétien en état de l'accomplir.
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## CHRONIQUES,
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### Le relais de poste
par Jean-Baptiste MORVAN
CHAQUE JOUR, je passe deux fois devant une maison à piliers qui est l'ancien relais des diligences : une boutique d'antiquités y vit silencieusement, avec des cristaux et des argenteries émergeant de l'ombre intérieure et des faux-jours de la vitrine, comme des souvenirs épars subsistant d'un rêve. Mais il est facile de peupler les abords de ce « porche », en y groupant tous les personnages d'une peinture de Boilly, de vêtir ces fantômes de tous les bleus, les rouges, les bruns et les gris d'une vie bourgeoise et quotidienne. L'arrêt du car, à quelques centaines de mètres, fournirait, à peine transposées, les conversations et les pensées qui se sont tues ici : l'état d'âme du relais, et son éternelle signification.
Nous sommes nés en un temps marqué des impératifs du voyage et du mouvement. Au scientisme qui fixait la vie, jusqu'à la pétrification, dans le climat original et les déterminations physiques et biologiques, Bergson opposa une philosophie du temps, saluée par beaucoup comme une libération, puis comme une invitation au voyage. Le roman devint proustien ; Claudel, accablant les scientistes d'emphatiques malédictions, crut discerner des virtualités mystiques dans l'âme de Rimbaud, « l'homme aux semelles de vent », tandis que chez d'autres l'invitation au voyage prenait les accents de la frénésie. L'indolence naturelle à l'esprit humain excelle dans l'art de donner aux doctrines exténuées une signification uniforme : finalement, la méditation sur la durée ornait d'un prestige poétique le vieil évolutionnisme. Le fleuve d'Héraclite « où l'on ne se baigne pas deux fois », devenait un chemin d'évasion.
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Je ne suis guère étonné de lire aussi souvent, sous la plume de mes élèves, le mot d' « évolution ». Qui saurait dire s'il signifie progrès, enchaînement, ou simple variation ? Sa plus précieuse magie réside précisément dans le fait qu'il signifie tout à la fois, et supprime les problèmes qui, par nature, requièrent un cadre fixe pour pouvoir être posés.
Devant l'ancien relais de poste, je songeais à notre titre d' « Itinéraires ». L'idée de voyage comporte, si on la considère dans sa plénitude, non seulement la notion de mouvement, mais aussi celles de l'étape et du retour, avec tous les sentiments que ces mots éveillent. Le mythe pseudo-libérateur du départ sans retour est un mensonge et une mutilation de la conscience. Les spectacles offerts au philosophe de la rue par l'arrêt de la diligence ou celui du car, ne présentent guère de voyageurs sans bagages et sans idée de retour. J'observe les visages, j'entends les propos ; dans l'homme qui part, il y a l'homme qui reste : à tout le moins rêve-t-il de la halte, des flammes dans l'âtre, du réconfort de la soupe. « A chaque jour suffit sa peine » ; cette nécessaire, cette quotidienne fragmentation de l'itinéraire est un rappel à l'humilité. Qu'importe à ceux qui conçoivent notre histoire personnelle ou collective comme une révolution continuelle, selon un rythme cinématographique ? Ils oublient volontairement que notre durée a ses relais et ses pauses. Tout ce qui est gîte ou relais devient pour eux suspect, et les bourgs qui jalonnent le parcours de la diligence sont essentiellement bourgeois. Ce n'est pas qu'un jeu de mots : on hait le terme « bourgeoisie » à cause de l'égoïsme qu'il sous-entendrait ; on le hait réellement parce qu'il représente les cristallisations les plus méditées de l'histoire de l'homme occidental, les repos avec les établissements qui les protègent et les défenses qui les entourent. Ce mot est un de ceux qui s'opposent à la mystique étrange du mouvement absolu.
Nos fictions romanesques s'entendent à remplacer les anciennes hôtelleries, parfois agitées d'incidents très gaulois, mais humainement bavardes, par l'hôtel lépreux, le désert de l'âme ou le mauvais lieu. Dans le domaine spirituel, on néglige de préparer les esprits aux états de stabilité, considérés comme, moralement inférieurs. A la limite, la paix devient étrangère et impensable pour ceux-mêmes qui en répètent sans trêve le nom. Ils disent : Paix, paix ; mais il n'y a point de paix.
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PLUS SUSPECTE encore, plus vigoureusement honnie est l'idée de retour. Pourtant, parmi tous ces gens qui vont et viennent autour des roues, qui donc suit le parcours irréversible de l'aventurier ? Mais la réalité a fort, on le sait bien. Le « Bateau ivre » de Rimbaud est un poème très révélateur dans sa conclusion : l'esquif désire le retour au rivage, mais combien ce retour est fade et triste, comparé aux illuminations antérieures ! Après l'étape, voilà le retour qui est déshonoré. Cela va très loin. Le retour, le « nostos », les problèmes qu'il pose à l'homme, depuis l'Odyssée, la tragédie grecque et les vieux poèmes celtiques, a laissé dans les âmes occidentales autre chose qu'une simple fumée, qu'une « nostalgie ». Dans l'ordre intellectuel, le dynamisme univoque est un prodigieux opium : la notion de travail en est atteinte dans sa forme la plus haute. Le « Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage » est dégradé, voire aboli. L'ouvrage de l'esprit, réduit aux normes d'un ouvriérisme puéril, n'est plus qu'une production, comme un paquet de nouilles ou une machine à laver. Le travail qui n'échapperait pas à son auteur, les valeurs sur lesquelles on aime à revenir, ces compagnes de la vie, seraient des appuis pour l'homme déjà très esseulé, qu'on veut encore plus solitaire et plus désarmé. La maxime « on ne revient pas en arrière » détruit l'idée de reprise, l'idée de correction de l'œuvre et de soi-même. C'est pourquoi la psychanalyse s'accorde bien avec les desseins des maîtres à penser de notre temps : les divagations fluentes de l'homme allongé sur le divan du psychanalyste, et livré à l'estimation d'un juge extérieur, remplacent l'examen de conscience. Ce n'est plus l'intéressé qui a charge de remonter le cours de se propre durée.
Du souvenir revécu du passé personnel, des ancêtres, des lieux de leur séjour, découlait presque nécessairement un certain sentiment de paternité à l'égard de l'avenir. Nous sentons naturellement le désir de revenir sur Hier, car Hier ne nous paraît pas avoir été assez aimé, et des dons de Dieu ont été temporairement négligés ou perdus ; Demain peut racheter Hier. Mais on ne tient pas à ce que nous gardions ces éléments de notre liberté que sont les idées de rachat et de paternité.
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La Collectivité s'en charge : elle n'a pas besoin que nos âmes s'arrêtent, retournent, s'interrogent et se jugent ; il est mauvais que les âmes se parlent, même pour se condamner. Il suffira qu'elle répètent la leçon d'autocritique préalablement serinée. En attendant que des tribunaux populaires nous fournissent le tableau de nos crimes, les magazines nous livrent la liste obligatoire de nos complexes.
NOUS NE VERRONS PAS TOUJOURS les ennemis de Dieu « pompeux et florissants », comme dit Polyeucte. Encore peuvent-ils être affaiblis sans que nous en soyons plus forts, et dès maintenant il faut appuyer la vérité par les raisons du cœur. En face du mythe désespérant qui transforme l'humanité en bateliers misérables halant au long d'une Volga infinie, rappelons le véritable itinéraire de l'homme, avec ses libertés d'étape et de retour. La charité de l'intellectuel réside dans son labeur d'aubergiste au relais de poste : écouter bonnement les voyageurs, dire son mot, leur tremper la soupe, mettre pour eux la viande à la broche, frotter les cuivres qui reflètent la joie du feu, rendre à tous ces gens l'image temporaire de la maison du retour. Car le retour est vrai, supérieurement : « Ce même Jésus, qui vient d'être enlevé d'auprès de vous au Ciel, en reviendra de la même façon que vous l'y avez vu monter. »
Jean-Baptiste MORVAN.
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### La pendule à Salomon
par Hyacinthe DUBREUIL
Ce titre appelle peut-être quelques explications pour les personnes qui ne seraient pas familières avec le *folk lore* du Compagnonnage, dans lequel le souvenir du Roi Salomon tient une grande place. L'origine de ces groupements ouvriers remontant en effet, d'après la tradition compagnonnique, à la construction du Temple de Jérusalem, la « pendule » est une allusion aux signes que, depuis une haute antiquité, les constructeurs, notamment les tailleurs de pierre, ont gravés comme des signatures sur les pierres des bâtiments qu'ils construisaient. On a trouvé de ces signes sur les monuments de la Grèce ancienne, comme sur le Pont du Gard. Des milliers ont été découverts sur les cathédrales... L'un, inscrit dans un cercle, se trouverait particulièrement sur les églises situées sur la route de Compostelle. C'est cette forme ronde qui aurait donné naissance, dans le langage des ouvriers, à l'idée d'une pendule. Le tracé de ces signes résulte d'une géométrie compliquée, mélangée à des intentions symboliques.
H. D.
Pendant un court espace de temps, un cinéma parisien a passé sous ce titre un film qui mérite de ne pas passer inaperçu car, du point de vue social, il a posé un problème dans lequel on peut apercevoir une sorte de tournant possible dans l'évolution des organisations ouvrières.
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La puissance des liens du travail est telle qu'on peut dire que les associations qui en ont résulté sont aussi anciennes que ce que nous appelons la civilisation. On peut même ajouter qu'en fait elles se sont confondues avec elle car elles en sont une manifestation. Les liens de solidarité humaine n'ont-ils pas marqué un progrès des mœurs sur la lutte de tous contre tous ?
Si la famille a constitué la première forme d'association naturelle, on ne remarque pas assez que c'est du travail que naît la seconde, par la nécessité qu'il implique de mettre les efforts en commun pour un but commun, c'est-à-dire en créant le phénomène social de l'entraide. Des inscriptions trouvées près des mines de cuivre du Sinaï, datant du Troisième Empire égyptien, c'est-à-dire 4.000 ans avant notre ère, prouvent qu'il existait déjà des associations corporatives. Et l'on sait que Renan, dans la célèbre exploration du monde grec qu'il fit avec sa sœur, releva de nombreuses inscriptions du même genre.
Nous savons peu de chose sur ces anciennes relations du travail, car la plupart des historiens n'en ont eu nul souci. Les « Compagnons du Devoir » prétendent faire remonter l'origine de leurs groupements à la construction du Temple de Jérusalem, et nous savons par la Bible qu'elle provoqua un grand rassemblement de travailleurs. Plus tard, on voit dans les rapports présentés au roi par Vauban, les prescriptions minutieuses qu'il édictait pour le paiement équitable des soldats qu'il employait en grand nombre, pour les « remuements de terre » nécessités par les travaux de fortification qui ont rendu son nom célèbre. Ces effectifs considérables s'expliquent si l'on pense que ces époques ignoraient nos « bulldozers », d'ailleurs d'invention très récente, et que tout y était accompli à la force des bras ([^61]).
Les mines du Sinaï, auxquelles il vient d'être fait allusion, étaient-elles entre les mains de la fameuse Reine de Saba, dont l'existence est encore un mystère ? Et des « Compagnons » de ce temps-là, les fondeurs de la « Mer d'Airain » et des ornements de bronze de l'Arche et du Temple, venaient-ils de ces monts du Sinaï, qu'on appelait les Monts de Malachite, ou de la « pierre verte », à cause du « vert de gris » ? ([^62])
Longue histoire obscure des gens et des choses du travail, qui se continue de nos jours, avec ses problèmes éternels : Ceux du salaire et, au-delà, celui de l'intégration -- non encore résolue de l'ouvrier à l'entreprise.
C'est ce problème que ravive le film dont il vient d'être question. L'organisation moderne du travail, telle qu'elle résulte de la Révolution Industrielle, a installé un triste divorce entre l'ouvrier et son travail. Il ne demanderait pas mieux que de l'aimer car l'amour du travail soulagerait son cœur et éclairerait sa vie.
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Mais il reste pour ainsi dire devant une porte fermée. Il est retenu dans son élan par un mauvais système de relations qui l'oblige à « revendiquer » tristement, rageusement, au sujet des « conditions de travail », et surtout du salaire. Condamné à tourner la roue sans fin des « augmentations » que le coût de la vie ronge au fur et à mesure.
POURTANT, il y a l'influence du travail, c'est-à-dire de l*'œuvre...*
Hélas, c'est un bien grand mot, et il suffit de l'énoncer pour comprendre toute l'étendue du chemin à parcourir. Car c'est un mot qui, du point de vue de l'ouvrier, n'a guère sa place dans l'organisation actuelle du travail. S'il subsiste une conception de l' « œuvre », elle est réservée au chef, à l' « entrepreneur », et encore à condition qu'il voie, dans ce qu'il a entrepris, plus que le gain qu'il en attend.
Cette espèce d'homme existe, même aujourd'hui. Certainement, et heureusement pour nous, il en est pour lesquels le souci du gain a été relégué au second plan, sinon oublié. Oublié ? L'ouvrier qui pourrait s'en apercevoir ne manquerait pas de dire : il a bien de la chance de pouvoir oublier la gain, car moi, je suis obligé de défendre mon pain et celui de ma famille. Et c'est pourquoi, dans l'industrie moderne, il est une si faible proportion de ces hommes qui peuvent accéder à la pensée de l'*œuvre,* c'est-à-dire à la joie de la *création.*
Les « Compagnons », eux, ont la chance d'approcher cette haute région. Même si leur « entreprise » n'a pas la dimension que ce terme suppose. Elle peut se borner à la lutte qu'il « entreprend » avec la matière pour exécuter un objet ou inscrire leur travail personnel dans un plus grand ensemble, comme dans les métiers des constructeurs.
De là deux positions possibles : Celle du Compagnon qui est soutenu par l'idée de sa participation à l'ensemble qui exige sa collaboration, et celle de l'*ouvrier* qui défend hargneusement son salaire. Au premier la joie du travail, au second la tristesse d'une vie sans horizon, sans jouissances intellectuelles ou spirituelles.
Ce sont ces deux hommes qui s'affrontent de façon émouvante, dans le film de Vergez. L'un dit : Je suis un ouvrier, un compagnon. L'autre répond : Je suis un « prolétaire ». Des mots que l'un et l'autre chargent d'un sens très lourd...
Le prolétaire manifeste en chantant dans la rue :
« Nous ne sommes rien, soyons tout... »
A quoi le Compagnon répond : Non, tu n'es pas rien, si tu accèdes comme moi à la joie de créer. Tu es un homme, et d'une grande lignée. Quant à être « tout », non, ce n'est pas possible.
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Tu ne saurais, à toi seul, rendre toutes les responsabilités que le travail comporte. Ainsi ces deux termes rien et tout sont également, loin de la vérité.
Sans doute, il est compréhensible que celui qui se croit rabaissé à rien se révolte. Mais la révolte est un acte négatif. Elle est la manifestation d'une souffrance morale, qu'il faut alors soigner et éliminer. Or il n'y a qu'une voie qui soit bonne, et c'est celle que suit le Compagnon. Et c'est pourquoi, dans le dialogue émouvant du film, on comprend que cette seule voie est celle qui fera que l' « ouvrier » mécontent et revendicatif devienne un « Compagnon » capable d'éprouver la joie du travail.
Mais ce passage, s'il reste possible, pose des questions considérables, qui gisent au-dessous des divisions actuelles du monde ouvrier. C'est pourquoi, si nous voulons comprendre toute l'étendue des questions ainsi posées dans le film entre le Compagnon et le Prolétaire, il nous faut jeter un coup d'œil rapide sur les organisations ouvrières, telles qu'elles ont été, et telles qu'elles sont devenues aujourd'hui. Car il y a là un vaste problème que les nouvelles générations devront considérer avec un courage tranquille.
COMME TOUTE ESPÈCE DE CONSTRUCTION, édifiée dans l'ordre matériel ou idéal, une association se constitue dans un but déterminé, qui est fixé par la nature du problème auquel il faut faire face. Elle correspond à ce but, comme si but et association constituaient les deux termes d'une équation.
Cette définition est naturellement applicable à l'association ouvrière, telle qu'elle a été constituée dans le cadre de la Loi de 1884 sur les Syndicats.
Cette Loi était une première ébauche de l'association professionnelle, pour laquelle son auteur, Waldeck Rousseau, prévoyait déjà des visées plus étendues que l'organisation de l'antagonisme Patron-ouvrier. Dans ce dernier équilibre, la Loi de 1884 a permis aux ouvriers de faire équilibre à la puissance patronale.
C'était en effet le temps où ouvriers et patrons constituaient pour ainsi dire deux armée hostiles. Une hostilité qui a pu aller, dans le dernier demi-siècle, jusqu'à des mesures de véritable proscription, dictées par les patrons, contre les ouvriers qui, également appuyés sur la Loi de 1884, essayaient de formuler des revendications. C'est ainsi que, jusqu'en 1914, les ouvriers qui se mettaient en vue, par leur action dans les ateliers, pouvaient figurer sur des *listes noires,* que les patrons se communiquaient entre eux, et qui avaient pour résultat de les priver de toute possibilité de trouver un emploi. Jusqu'à cette même date, les prisons contenaient des militants ouvriers condamnés pour faits de grève.
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Il s'ensuivait de tels faits que, dans cette période, le caractère de l'action ouvrière était déterminé par la brutalité du traitement, dont les ouvriers étaient victimes. Ce qui vérifie la définition qui a été donnée ci-dessus.
Le résultat de ces observations sera que, pour déterminer le caractère et l'action de l'association professionnelle, qui restera toujours nécessaire, il faut constater si les termes de l'équation sont aujourd'hui les mêmes que ceux qui furent vrais dans le passé.
Il n'est pas contestable que ces termes ont considérablement évolué et se sont transformés. Il suffit, pour s'en convaincre, de montrer qu'il n'y a plus d'ouvriers en prison pour faits de grève. De même le droit syndical ne saurait plus être entravé. Mieux, les organisations ouvrières sont devenues une sorte de puissance officielle. La Loi sur les Comités d'Entreprise leur a donné une nouvelle capacité légale et effective sur le lieu du travail.
Enfin, les représentants des organisations ouvrières siègent maintenant dans une série d'organismes d'État tels que le Conseil Économique. Cette influence s'est même étendue sur le plan international, par la participation régulière au fonctionnement de divers organismes tels que le Bureau International du Travail de Genève.
Ces quelques constatations suffisent pour montrer comment l'équation a été modifiée, et combien est anachronique le vocabulaire que l'on continue à trouver dans la bouche de certains « syndicalistes » d'aujourd'hui.
Il faut aussi noter le phénomène nouveau, constitué par l'existence d'organismes patronaux qui étaient pour ainsi dire impensables autrefois. Des organismes entièrement différents de ceux qui constituaient des moyens de combat, des institutions où des chefs d'entreprise commencent à étudier les responsabilités sociales dont ils n'avaient nul souci dans le passé.
Si nous considérons ces changements indéniables, nous pouvons commencer à comprendre que le « prolétaire » qui dans le film, s'oppose au « Compagnon », continue à raisonner comme s'il vivait encore dans la période antérieure aux changements qui viennent d'être sommairement décrits.
Le résultat de cette brève analyse doit être de nous conduire à l'étude de la nouvelle structure et des nouveaux aspects qu'il serait nécessaire de donner aux associations professionnelles.
Jusqu'ici, la nécessité de la revendication pure et simple a empêché les ouvriers de s'occuper des autres *conditions de travail* que celles qui se limitent, à sa rémunération. Or, sans que ce problème soit encore résolu, les tentatives en faveur de l' « Intéressement » montrent que le problème de la rémunération pourra un jour être modifié. Les résultats, encore médiocres de ces tentatives, sont quand même une amorce qui ouvre la porte à un avenir possible. C'est alors qu'au fur et à mesure que ce problème pourrait être modifié, l'esprit des ouvriers pourrait être dirigé vers des questions qu'ils ont été contraints de négliger jusqu'ici, c'est-à-dire les questions vraiment professionnelles :
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recherche d'une meilleure intégration dans l'organisation du travail, intervention dans les questions d'apprentissage, participation aux activités sociales par lesquelles l'association professionnelle pourrait jouer un rôle dans la gestion des communes, des régions économiques et de l'État. Ceci notamment dans le domaine de la solidarité sociale.
Ceux que de tels changements pourraient gêner dans leurs intérêts ou ambitions politiques ne manqueront pas d'agiter le spectre du « Corporatisme », en dénaturant son esprit et son véritable caractère. Ils ont l'habitude d'insister tendancieusement sur les « abus » des corporations de l'ancien régime, en passant sous silence les services qu'elles rendaient, et qu'on laisse ignorer à la population d, aujourd'hui, par crainte qu'elle n'en tire des conclusions politiques. On raisonne ordinairement comme si une corporation pouvait à elle seule faire la loi et imposer ses vues égoïstes. En effet, les prétentions d'une corporation pourraient être inacceptables, mais en face d'elles on oublie, ou l'on cache volontairement, que le collège des autres constitue le corps des *consommateurs,* qui ne sauraient accepter la volonté d'une seule.
C'est dans le cadre de ces observations générales que devra être étudié le renouvellement de l'organisation professionnelle.
Ce renouvellement devra conduire à la formation d'une structure analogue à celle qui exista dans le corporatisme du passé, c'est-à-dire lorsque cette organisation groupait *tous les éléments du travail,* depuis l'apprenti jusqu'au maître. Ce terme « analogue » constituant une réserve, qui tient compte de la nécessité de reconstruire l'association professionnelle sur la base de la nouvelle hiérarchie de l'entreprise, devenue beaucoup plus étendue que dans ce lointain passé.
De sorte qu'au lieu de grouper, d'une façon sommaire, les ouvriers d'un côté, et les patrons de l'autre l'unité organique du travail serait reconstituée sur la base hiérarchique. Pour se convaincre de la justesse de ce point de vue, il suffit d'observer que tous les degrés de l'entreprise peuvent prendre part à l'examen de toute question relative au travail, chacun selon sa compétence. Un tailleur de pierres peut discuter de telles questions avec le Maître d'Œuvre, comme l'ajusteur peut attirer l'attention d'un ingénieur sur telle difficulté pratique de l'exécution.
Ces dernières observations peuvent faire comprendre l'une des anomalies de la situation actuelle, où la représentation des cadres et techniciens, dans les diverses délégations auprès des organismes officiels, n'est nullement en rapport avec l'importance technique de leur position dans les entreprises.
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Pour terminer, nous observerons que l'unité prévue dans le texte ci-dessus existe déjà dans une organisation qui est sous nos yeux, comme une sorte de préfiguration de l'organisation professionnelle de l'avenir. C'est le C.N.O.F. (Comité National de l'Organisation Française, 57, rue de Babylone) dont la composition montre précisément le groupement de personnes appartenant à tous les degrés de la hiérarchie des entreprises, pour l'étude de questions techniques d'intérêt commun. L'unité particulière ainsi réalisée annonce la possibilité d'atteindre un jour à une forme d'organisation, qui sera comme la colonne vertébrale sur laquelle pourra s'appuyer, sur la base hiérarchique, seule formule de l'ordre, l'union de la nation.
Ce sont là des considérations qui peuvent paraître éloignées du film qui leur a servi de prétexte. Elles découlent cependant normalement du dialogue qui constitue comme la scène centrale de cette œuvre, sur laquelle on pourrait faire beaucoup d'autres observations. Car ce film a été réalisé d'après un ouvrage qui a été rédigé... par un charpentier. Les littérateurs de profession peuvent sans doute y faire des critiques de forme. Mais le principal est dans l'idée qu'il porte. Aussi pourrait-il prendre place parmi les livres que collectionne le Père Feller, et dont il a été parlé dans le numéro de février (1). Bien au-dessus des romans « à la mode » dont on connaît la « moralité », cette œuvre rappelle opportunément qu'il y a une autre conception de la vie que celle qui, s'étale dans le quartier de Saint-Germain des Prés...
Hyacinthe DUBREUIL.
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### Le catholicisme aux États-Unis
par Thomas MOLNAR
IL FAUT SITUER le catholicisme aux États-Unis dans son rapport avec :
1\. le phénomène religieux dans la société américaine
2\. le passé historique du catholicisme américain
3\. les développements des trente dernières années
4\. les indications de l'avenir.
**1. --** L'Église, et les religions en général, se trouvent dans une situation tout à fait particulière aux États-Unis. Sans compter l'Australie et l'Union Sud-africaine, les États-Unis sont le seul pays issu de la civilisation européenne qui soit d'origine protestante. L'Angleterre, les pays scandinaves et, grâce à l'installation des Français dès le XVI^e^ siècle, même le Canada ont un passé catholique ; la période de leur formation nationale est imprégnée de l'universalisme de l'Église, leurs monuments artistiques, spirituels, littéraires et politiques, leurs souvenirs lointains mais encore aujourd'hui vivants, y ont créé une mentalité « romaine » ineffaçable.
Les États-Unis, par contre, ont été colonisés en un temps où le protestantisme triomphait en métropole, et peuplés, organisés, politiquement encadrés par les adhérents de sectes qui fuyaient la persécution anglicane : des sectes -- méthodistes, baptistes, quakers, etc. -- qui avaient une caractéristique en commun : la volonté d'ériger dans la forêt vierge une nouvelle Sion, la Nouvelle Jérusalem, la société parfaite.
C'est dire que dès le début de son histoire, l'Amérique était non seulement un pays et un peuple, mais une *société fondée consciemment,* et fondée sur les principes religieux ou quasi religieux d'un certain protestantisme.
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Avec le temps cette société a, certes, relâché ses attaches religieuses (sans jamais s'en dissocier complètement), a accepté l'apport des immigrants ; s'est même considérablement sécularisée ; il y est resté pourtant un fort résidu idéologique, indéracinable de la mentalité américaine. Comme l'écrit M. Richard Hofstadter, sociologue de Columbia University, l'Amérique n'a pas d'idéologies, elle *incarne* une idéologie spécifique.
Cette idéologie à base protestante et puritaine est consubstantielle avec les institutions américaines et avec l'esprit qui les anime. Toute l'armature politique, le système de l'enseignement, les fondations culturelles, le monde des affaires en sont pénétrés ; il est normal que cette idéologie à laquelle rien ne résiste et presque rien ne fait concurrence, s'érige en une sorte de doctrine diffuse et élastique que peu de choses distinguent de la mentalité protestante elle-même. Il y a même compénétration de la religion protestante américaine (une sorte de commun dénominateur des thèses des sectes dominantes), d'une part, et de l'idéologie américaine, de l'autre ; la bonne entente n'est inquiétée que dans certains cas ; d'ailleurs rares, où le clergé protestant dénonce une certaine forme d'immoralité trop affichée.
En même temps qu'issue du protestantisme, la société américaine est marquée également par le siècle qui a vu la naissance des États-Unis en tant que nation indépendante. La Constitution, rédigée par les Pères Fondateurs de la République, est un mélange plein de sagesse de la tradition politique anglo-saxonne et des idées débattues au siècle des lumières, et qui est suffisamment souple pour ne pas enrayer l'adaptation à des structures sociales successives. C'est ainsi que, sans attendre le conflit qui allait déchirer un pays comme la France 130 ans plus tard, notamment la séparation de l'Église et de l'État, les rédacteurs de la Constitution y ajouteront le Premier Amendement précisant que « le Congrès ne votera pas de lois en ce qui concerne l'établissement d'une religion ou la prohibition de la liberté religieuse ».
La tradition et les lois ont ainsi créé un climat officiel de neutralité envers le phénomène religieux : un exemple suffira pour caractériser la situation : dans les établissements de l'enseignement public la religion, les références autres qu'académiques à Dieu, sont strictement interdites ; en même temps, n'importe quel groupe de citoyens ou organisation privée a le droit de fonder des écoles et même un système d'enseignement parallèle au secteur public.
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Cependant, les parents désireux d'envoyer leurs enfants à l'école privée ou confessionnelle, sont obligés de payer deux fois l'impôt : pour l'entretien de l'enseignement public ainsi que les droits d'inscription (et les autres contributions) à l'école de leur choix. On discute périodiquement de projets de loi modelés d'après la Loi Barangé, mais l'attachement des gens, même de nombreux catholiques, aux valeurs « démocratiques » incarnées par l'école publique l'emporte sur l'indignation d'une minorité.
Mais reportons-nous à ce que nous venons de dire au sujet de la mentalité de l'État envers les religions et leur activité. Il n'est pas difficile de voir que cette attitude, scrupuleusement observée par l'État et par les institutions qu'il dirige : ministères, armées, etc., ne peut pas exister à l'état pur dans la société elle-même. Voilà le côté utopique de la Constitution, d'autant plus que ce côté est plus voilé en Amérique qu'en France. En France, en effet, la séparation de l'Église et de l'État n'empêche pas les forces du laïcisme de concentrer leurs attaques sur l'Église catholique et sur les institutions scolaires qu'elle entretient ; peu de Français sont assez naïfs pour s'imaginer que ces attaques sont déclenchées au nom d'un neutralisme philosophique : il s'agit bel et bien du « mythe de la gauche », de la doctrine jacobine-révolutionnaire qui considère l'esprit clérical comme le suppôt de la droite, par conséquent comme un adversaire philosophique et politique. Mais aux États-Unis il n'y a pas eu de « Révolution » ([^63]) car le soulèvement auquel on donne ce nom est le véritable acte fondateur de l'État et de la nation mêmes. Le résultat est qu'il n'y a pas de mythe de la gauche en Amérique, pas de gauche traditionnelle, ni de parti révolutionnaire.
Ce qu'il y a, par contre, c'est l'*esprit séculariste,* le produit de l'évolution que le protestantisme portait déjà dans son sein. Le protestantisme transplanté outre-Atlantique a nécessairement perdu ses aspects institutionnels et a mis l'accent sur l'utopisme qu'il avait déjà encouragé chez les Huguenots et chez les sectes religieuses communistes de l'Allemagne du seizième et de l'Angleterre du dix-septième siècle. Sécularisé, ce protestantisme s'est insensiblement transformé en un conformisme social, en un gardien de la tolérance religieuse et politique, en un ensemble extrêmement élastique de rites démocratiques.
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Mais quand on dit tolérance religieuse, il faut comprendre que même dans l'absence d'une doctrine de gauche bien définie, les lois non-écrites de l'idéologie et du mode de vie qui l'exprime gardent une méfiance profonde envers toute idée et toute institution « séparatistes », c'est-à-dire contraire à l'esprit protestant-séculariste.
La tyrannie, le plus souvent tacite, de ce dernier se présente sous la forme d'une défense des formes de la coexistence sociale et de la paix politique. Et, bien sûr, ce n'est pas un propos vague dans une société qu'on appelle « pluraliste », où des races, des croyances religieuses, des origines diverses, des couches superposées d'immigrants créent un « creuset » (*melting pot*) dont le contenu pourrait être explosif. Dans ces conditions ce que nous avons désigné comme l'*idéologie américaine* prend la figure d'une garantie de coexistence et de paix, mais elle est, en même temps, un ensemble d'attitudes, d'opinions et de gestes qui cherche à s'imposer partout et à s'ériger en une sorte de religion de la société entière. Bref, c'est un ersatz de religion, d'autant plus irrésistible que l'on en nie jusqu'à l'existence. N'empêche qu'un penseur israélite, M. Will Herberg, en parle comme de la « religion américaine » et déplore qu'elle se substitue progressivement dans l'esprit de la population aux trois grandes religions : catholicisme, protestantisme et judaïsme ([^64]).
Plus la nation américaine renforce sa cohésion et développe sa conscience spécifique, et plus la « religion américaine » décrite et analysée par Herberg empiétera sur les formes traditionnelles de la religion. Cela ne veut aucunement dire que les églises, les temples et les synagogues seront abandonnés, que la pratique religieuse subira un déclin semblable à celui qu'elle a connu en France ; car, il faut le dire et le répéter, l'idéologie américaine et l'American Way of Life qui en est l'expression ont une base religieuse, et peu d'Américains admettraient autrement qu'en privé qu'ils sont des athées ([^65]). Mais précisément cette compatibilité qui existe, du moins vu de l'extérieur, entre un minimum décent de religiosité et l'esprit séculariste imprégné de protestantisme réduit la religion de la majorité à un état sans ferveur, sans inquiétude, socialement recommandé et -- disons le mot : fade.
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Dans le concret, la religion est remplacée par la conviction que l'American Way of Life est supérieur à toute forme de vie passée ou présente, que le progrès est infini, que l'individu et la société sont infiniment perfectibles, que la solution de tous les problèmes, du complexe d'infériorité à la guerre atomique, se trouve dans la reconstruction radicale de l'homme par les spécialistes de la psychologie et de la sociologie.
Dans ces conditions, l'idéologie consiste à *faire le bien* (envers les pauvres, les victimes de l'aliénation mentale, les peuples colonisés, etc.), à *répandre* les lumières par une œuvre éducatrice du berceau jusqu'à la mort, à chercher le *dialogue et le compromis* en toute occasion. Tout cela est très dix-huitième siècle ; cependant, les Églises en Amérique n'ont rien à opposer à cet optimisme peu profond car, d'abord, il leur semble que c'est là également l'essentiel de leur propre message, ensuite qu'il s'y trouve exprimé une certaine sagesse pragmatique anglo-saxonne, et, en troisième lieu, que l'expérience du peuple américain confirme ce credo. Le résultat est que dans un pays qui n'a que de l'impatience pour les analyses subtiles et pour la mise en question de méthodes pragmatiquement vérifiées, les Églises deviennent timides, se cantonnent dans une activité charitable rassurante (« *do-goodism* »), oublient leurs désaccords dogmatiques et jusqu'à leurs dogmes, et se transforment insensiblement en des organisations imposantes par les dimensions et par le nombre, mais vidées de la substance de la foi.
\*\*\*
IL SUIT de ce que nous avons écrit plus haut que les trois religions majeures occupent une position très différente de celle qui est la leur dans les pays européens. Le protestantisme est assuré d'une large audience, de fonds toujours disponibles, d'un rôle considérable dans la vie sociale, politique et culturelle. Il est vrai, comme j'en ai fait la remarque plus haut, qu'il doit renoncer à sa personnalité propre, qu'il s'accommode d'une forme extrêmement diluée de la religiosité ([^66]) ;
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cependant, il étend, en contrepartie, son influence sur le secteur public et devient par là la religion par excellence qui n'inquiète pas les esprits et qui reste compatible avec la première phrase du document fondamental du pays : la libre poursuite du bonheur. C'est, d'ailleurs, ce protestantisme dilué qui remplit la place, laissée vide, de la religion dans les écoles publiques ; aussi plusieurs évêques catholiques appellent-ils de temps en temps l'attention des fidèles à ne pas croire que l'enseignement d'État soit vraiment neutre : la négation artificielle de la religion y installe l'esprit séculariste-protestant qui est capable d'incliner l'enfant insensiblement vers le protestantisme tout court.
La religion israélite est, évidemment, en position de minorité à l'égard des deux autres. Il y a à peu près six à sept millions de Juifs aux États-Unis, pour la plupart dans les très grandes agglomérations urbaines comme New York et Los Angeles. Leur importance est considérable dans les affaires, mais aussi dans la publicité, la presse, la radio et la télévision. Ils forment une minorité extrêmement active, d'abord par la place occupée par les autochtones, ensuite par les vagues successives d'immigrants qui apportent à la communauté israélite des éléments précieux. Ces derniers -- il suffit de mentionner le seul nom d'Einstein -- rehaussent immensément le prestige des Juifs et, bien entendu, leur fierté d'avoir contribué dans tous les domaines à la grandeur de l'Amérique.
Mais la situation de la religion mosaïque elle-même est sensiblement différente. L'immigration massive des Juifs a eu lieu au tournant du siècle, entre 1890 et 1910, période qui correspondait aux grandes persécutions dans la Russie des Tsars. Surtout les pogromes qui ont suivi la défaite par le Japon et le soulèvement de 1905 ont déterminé de nombreuses familles juives de la Russie (et de la Pologne qui faisait partie de l'empire russe) à émigrer en Amérique. C'est ce qui explique que beaucoup d'Israélites américains appartiennent aujourd'hui à la deuxième génération ([^67]) (par conséquent, nés peu après l'arrivée de leurs parents sur le sol américain où ces derniers se sentirent enfin en sécurité), ou bien sont nés dans le pays d'origine mais ont débarqué à Ellis Island, à ce moment-là centre de triage des immigrants, à l'âge du nourrisson.
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Cette différenciation est très importante du point de vue social, mais aussi du point de vue religieux. En vérité, elle est devenue plus significative encore depuis l'établissement d'Israël et d'une nation israélienne confrontée à un problème religieux semblable. Le Juif russe ou polonais, arrivé du ghetto dans une société libre et où la voie du succès est ouverte à tous (« *equal opportunities* »), croyait se trouver dans la Nouvelle Jérusalem sous le règne du Messie. A mesure qu'il s'attacha au pays qui l'avait accueilli avec une telle générosité, son judaïsme se formalisa, se vida de son contenu mystique, angoissé. Le « judaïsme réformé » en fut le résultat, avec l'accent mis non plus sur l'inquiétude du peuple élu mais sur l'aspect moral et même l'aspect social. Bref, le protestantisme dominant a pu faire adopter par les Juifs déracinés -- et plongés trop soudain d'un milieu fermé dans une sorte d'anarchie -- ses propres préoccupations non-théologiques mais éthiques et même, de plus en plus exclusivement, sociales. L'étudiant du Talmud s'est mué en sociologue.
Il est également vrai que le Juif, adolescent ou père de famille, s'est vu dans l'obligation de chercher de quoi vivre dans la société non-réglementée du capitalisme encore dynamique du début du siècle ; sa vision de la réalité en fut transformée, et il ne voyait pas très bien en quoi la religion de ses ancêtres pourrait lui être utile. Dans ces conditions c'est presqu'uniquement grâce à la solidité et à la solidarité de la famille juive que l'individu juif a gardé son attachement à son milieu, et à travers celui-ci, à sa vieille religion. Quand survint la deuxième génération, le dilemme des parents a trouvé la solution dans une formule nouvelle, une sorte de fusion du messianisme juif et de l'utopisme américain. En effet, c'est parmi les enfants des émigrés de 1905 que se trouvent les socialistes et les communistes des années 1920 et 1930, car à leurs yeux la Russie persécutrice allait se muer en une nouvelle Amérique sous l'impulsion des Soviets. Voilà un curieux phénomène psychologique par lequel le fils d'émigré -- et souvent l'émigré lui-même -- croyait pouvoir concilier son attachement à son nouveau pays et sa nostalgie à l'égard de la terre de ses ancêtres.
S'il est vrai, aujourd'hui, que le Juif américain est un citoyen parfaitement adapté à l'esprit séculariste et au rituel qu'il comporte, il est non moins vrai que la communauté juive est pleinement consciente de sa personnalité spécifique.
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Par exemple, elle est toujours « le peuple du livre », comme le rappela récemment l'article d'un éditeur selon lequel dans l'immense et chaotique industrie du livre non-spécialisé, seuls les lecteurs israélites constituent un groupe homogène quant au goût, ce qui permet aux maisons d'édition de réduire la marge de risque en publiant tel roman étranger ou tel ouvrage historique.
En conclusion nous dirons que le milieu juif, de par sa nature active et mobile, participe loyalement, et même avec enthousiasme, à la conservation de l'idéologie américaine ; en même temps, de par sa structure familiale et son immense passé chargé d'expériences spécifiques, il est, jusqu'à un certain point, immunisé contre le virus de la désintégration, c'est-à-dire de la dissolution dans le grand creuset américain.
**2. --** Comment le catholicisme est-il situé par rapport au climat religieux qui règne aux États-Unis ? Disons d'abord que le Premier Amendement assurant la séparation des Églises et de l'État, d'une part, et la liberté religieuse, d'autre part, est responsable, non seulement de la neutralité officielle de l'État en matière religieuse, mais aussi du respect dont les Églises et les membres du clergé sont entourés. Il n'y a pas, aux États-Unis, d'anti-cléricalisme aussi permanent, et aussi féroce que dans les pays latins, soit en Europe, soit en Amérique du Sud. Comme toute institution observant les principes quasi-sacrés de la pluralité sociale, les Églises font partie du panorama américain aussi longtemps qu'elles n'aspirent pas à l'exclusivité et ne manifestent pas par des signes extérieurs (politiques, idéologiques) leur conviction qu'elles sont en possession exclusive de la vérité.
Cette dernière remarque indique déjà suffisamment la situation paradoxale du catholicisme aux États-Unis. Nous venons de voir que le protestantisme et le judaïsme, et à plus forte raison les religions et sectes mineures, s'adaptent assez facilement au statu quo ; ils trouvent même dans ce climat de bienveillance indifférente la garantie de leur activité, l'assurance de la paix religieuse, et le moyen de participer aux affaires de la cité. Mais la nature du catholicisme lui interdit ce genre de satisfaction, c'est-à-dire le consentement à des limites somme toute assez étroites qu'impose César, ou plutôt, qu'imposent les impératifs de la coexistence.
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Ainsi le catholicisme, au fond, ne cesse d'être une sorte de scandale au milieu de la société américaine, un phénomène inquiétant et quelque peu suspect, le seul, d'ailleurs, qui pose des questions fondamentales au sujet de la construction de l'utopie qui est la chose la plus naturelle depuis que les premiers persécutés ont mis le pied sur le Roc de Plymouth.
On a dit du catholicisme américain que ses formes actuelles sont celles qu'aurait prises le catholicisme européen, si la Réforme et, par conséquent, la Contre-Réforme n'avaient pas eu lieu. On veut dire par cette remarque d'ailleurs assez profonde que si l'Église en Europe avait pu assimiler sans choc l'œuvre des Réformateurs, puis celle des Encyclopédistes, ensuite les révolutions politique et industrielle, et finalement le libéralisme du dix-neuvième siècle, elle aurait évolué dans le sens d'une compréhension plus large des phénomènes qui constituent l'esprit fondamentalement protestant de l'Amérique. Bref, qu'un catholicisme non marqué par le Concile de Trente serait devenu cette branche légèrement inclinée vers le protestantisme que nous observons aux États-Unis, ouverte aux événements spécifiquement américains et par là plus jeune, plus dynamique, plus conciliante que le vieux tronc issu de la Rome impériale.
Quels que soient les mérites de cette hypothèse, il est un fait qu'à côté de son aspect « scandaleux » parce que catholique romain, la vieille religion a été profondément marquée par sa transplantation en Amérique. Il y a des raisons sérieuses pour que ce soit ainsi.
La première c'est qu'à part un petit nombre de catholiques qui s'étaient installés dès le dix-huitième siècle dans ce qui est aujourd'hui les États-Unis, les premières grandes vagues d'immigration catholique furent celles des Irlandais entre 1820 et 1850. Victimes des persécutions et de la famine, des centaines de milliers arrivèrent pendant ces quelques décennies de l'Ile Verte, haïssant tout ce qui était anglais et décidés à se barricader derrière leur religion. C'est dire qu'ils étaient bien encadrés par leur clergé qui avait fait la traversée avec ses paroissiens. Or, depuis le dix-septième siècle, le clergé irlandais était fortement imprégné de l'esprit français d'orientation janséniste ; la persécution des Anglais a, par la suite, renforcé chez le prêtre irlandais une attitude farouche, absolutiste, puritaine. En conséquence, les grandes communautés catholiques d'il y a cent ans et plus furent, d'une part, assez puritaines pour s'adapter à la mentalité américaine, tout en gardant, d'autre part, une nette distance de nature religieuse à l'égard de leurs voisins non-catholiques.
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Il est vrai que bientôt après ces premières masses catholiques d'autres apparurent à Ellis Island. Italiens, Polonais, Allemands et Hongrois, catholiques eux aussi et, comme les Irlandais, paysans et artisans pour la plupart. Mais l'avance des Irlandais était déjà considérable et, en outre, eux, ils parlaient anglais tandis que les immigrants d'Europe centrale et méridionale, pauvres et sans instruction, devaient soutenir une lutte héroïque pour apprendre la langue du pays. Il était naturel, dans ces conditions, que la hiérarchie ecclésiastique fut constituée de prêtres d'origine irlandaise ; pendant au moins un siècle le catholicisme américain fut donc marqué de leur esprit « isolationniste », janséniste-puritain et exclusiviste ; ils veillaient sur leurs brebis facilement égarées parmi les méchants loups protestants et anglo-saxons dont ils s'étaient méfiés depuis la reine Élisabeth et depuis les soldats féroces d'Olivier Cromwell.
Cet isolationnisme des catholiques était réel non seulement dans le domaine religieux, mais aussi dans le domaine économique et social. Presque tous : Irlandais, Polonais, Italiens, avaient appartenu, dans leur pays d'origine, aux couches inférieures de la population, et il n'y avait aucune raison pour que cela change en Amérique. Non-instruit, ignorant, plutôt méprisé par ses nouveaux concitoyens d'origine anglaise, écossaise, scandinave, le catholique trouva devant lui des obstacles de toute espèce, la discrimination religieuse, raciale et linguistique. Il accepta les jobs les plus vils, les moins rémunérateurs, les travaux manuels ; pendant de longues décades, il fut le prolétaire par excellence, tant et si bien qu'avoir un nom irlandais ou italien lui attirait déjà la malveillance d'une population aussi ferme que celle de la Nouvelle Angleterre.
Pourtant, les difficultés de cette période n'étaient pas sans un côté favorable pour l'avenir du catholicisme. Assimilés, certes, à la catégorie des travailleurs manuels, supérieurs tout juste à la main-d'œuvre noire, les catholiques récoltent deux bénéfices distincts de leur position peu enviable. En premier lieu ils forment les masses urbaines dont les politiciens cherchent l'appui et le vote. Par cette ouverture, ils peuvent pénétrer eux-mêmes dans les milieux politiques, s'emparer de la « machine » locale du parti (démocrate), la peupler d'autres catholiques. C'est ainsi que dans les grandes villes les comités tout-puissants du parti démocrate seront presqu'exclusivement composés d'Irlandais, grands buveurs au verbe facile, et qui connaissent tous les méandres du marché aux bulletins de vote.
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En deuxième lieu, par la place qu'ils occupent dans la vie économique, les catholiques organisent les premiers syndicats qui, de ce fait, ne seront jamais anti-cléricaux, au contraire ; la majorité du haut clergé, même aujourd'hui, est de naissance modeste, prolétarienne, et ne rompt jamais ces attaches. L'entente a donc toujours été bonne entre syndicats et clergé catholique, les leaders syndicaux fréquentant l'église et le prêtre faisant des conférences dans la salle de réunion. D'ailleurs, l'ouvrier catholique vers cette fin du dix-neuvième siècle se rappelle encore la vie dans le « old country » où, paysan, il était membre du petit univers constitué par le village et la paroisse ; dans l'immense Babel qu'est l'Amérique, il cherche tout naturellement à se grouper autour de la communauté des familles, autour de l'église locale et du prêtre. Son appartenance religieuse est, en même temps, une garantie pour lui de passer ses heures de loisir dans un milieu qu'il connaît, de trouver l'épouse qui lui convient, d'élever ses enfants selon la tradition. Dans une société aussi multiforme et atomisée que la société américaine de 1900, l'Église et les organisations qu'elles entretient sont d'une nécessité psychologique et sociale que le catholique n'oubliera pas facilement.
Mais un changement s'opère graduellement dans la situation du catholique. La victoire des syndicats, le bien-être croissant, l'augmentation de leur nombre font que les catholiques cessent d'être identifiés aux classes inférieures. La prospérité qui sera presqu'ininterrompue, la législation sociale, le progrès des droits civiques permettent aux catholiques d'avancer rapidement et d'occuper bientôt les mêmes rangs sur l'échelle des fortunes et des prestiges que leurs concitoyens. La première guerre mondiale ajoute encore à leur prise de conscience en renforçant la cohésion du pays. Ils se font plus patriotes, ils découvrent, en face de la vieille Europe, leur similitude avec les autres Américains. En même temps, les lois d'immigration deviennent plus strictes (1921), calmant ainsi les craintes des couches protestantes de voir le pays envahi par d'autres masses catholiques, slaves, juives. Dès lors, à peu d'exceptions près, le catholicisme américain devra trouver ses ressources dans son sein propre.
Dans la période entre les deux guerres le catholicisme américain atteint donc l'âge adulte. Ceci dans deux sens : pouvoir économique considérablement accru et prise de conscience de son américanisme.
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Des catholiques particuliers ainsi que l'Église elle-même accumulent des richesses. Le businessman catholique devient un phénomène courant, des industries entières deviennent « monopoles » catholiques. (Ainsi le whisky qui fait la fortune de M. Joseph Kennedy, père de l'actuel président.) Cela permet à des familles catholiques d'affermir leur position dans la politique locale de certaines grandes villes -- de Boston, par exemple -- ce qui leur ouvre non seulement les postes de maire, de député et de gouverneur, mais encore la porte des maisons les plus aristocratiques. En Amérique les affaires représentent tout un monde ; des liens se créent entre le businessman d'un côté, les professions, les écoles, les organisations privées, de l'autre. L'homme d'affaires catholique est bientôt suivi du professionnel : avocat, docteur, professeur, juge. Le catholique devient ainsi membre des classes moyennes, et tandis qu'il se considère comme un bon patriote, il consacre une partie substantielle de ses revenus à l'église et à ses œuvres.
Car pour s'être embourgeoisé, il n'en a pas moins gardé sa loyauté envers l'Église. L'Américain en général considère non seulement comme un devoir mais comme un véritable privilège de contribuer à des institutions privées, à la charité, à toute sorte de « causes », aux bonnes œuvres entretenues par les Églises. Elles sont du ressort du citoyen individuel qui croit ainsi empêcher l'État de se mêler d'activités qui ne le concernent pas ; c'est, au fond, le luxe qu'il s'offre de « posséder » la chose publique. Aussi les catholiques mettent-ils un point d'honneur à construire des églises, des bâtiments paroissiaux, des écoles, des hôpitaux, L'Église elle-même gère bien ses affaires, devient propriétaire d'immenses valeurs immobilières, investit sagement son argent, achète les terrains vagues dans les villes pour y établir couvents, séminaires, collèges.
Les liens entre l'Église et le laïcat ne se desserrent plus ; j'ai déjà dit qu'aux États-Unis la religion n'apparaît ni sous les couleurs d'une force mystérieuse rattachée à l'histoire du pays, ni comme une institution plus imposante que les autres et qu'il faudrait entourer d'émerveillement et d'humilité. La religion n'est qu'une des fonctions de l'individu, qu'une des forces sociales institutionnalisées qui contribuent à façonner l'homme mais toujours en sorte que celui-ci devienne un membre constructif de la société, non un mystique ou un être à part. L'Église catholique ne peut donc pas ne pas se conformer à l'image qu'on fait des autres Églises : les paroisses organisent des bals pour adultes et pour la jeunesse, le curé en manches de chemise fait du sport avec les garçons, il est présent aux parties, aux réunions des parents d'élèves, etc.
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L'école libre (catholique) n'hésite pas à adopter les caractéristiques et les faiblesses de l'enseignement d'État ; des universités jésuites demandent et obtiennent de Rome la permission de ne pas imposer le latin, d'accepter, dans certaines branches d'études, des étudiantes mêlées aux garçons.
De cette façon, le catholique qui pratique sa religion, qui envoie ses enfants à l'école paroissiale, plus tard à un collège libre, qui lit le journal diocésain, qui ordonne une partie de ses loisirs autour de l'église locale, etc., ne sent pas qu'il est très différent de ses concitoyens protestants, juifs ou agnostiques, et il possède la conscience tranquille de suivre à la lettre l'Américan Way of Life. Il peut même devenir membre d'un groupe interconfessionnel (*interfaith group*)*,* promouvoir la bonne entente entre catholiques, protestants et israélites, participer à des œuvres de charité en compagnie des membres d'autres confessions.
Voilà la source de la force et de la faiblesse du catholicisme américain. *Force,* parce qu'il y a aujourd'hui près de 45 millions de catholiques, donc le quart de la population. C'est dire que l'Église constitue la minorité religieuse la plus puissante, car le protestantisme, loin de former un bloc, est profondément divisé. Le catholicisme est puissant par ses ressources financières, par l'influence qu'il exerce dans tous les domaines, par la remarquable solidarité de la majorité de ses membres. Voire puissant par ce résidu de sentiment d'infériorité, héritage du dix-neuvième siècle et de son passé de minorité méprisée et sans argent, car la mémoire de ses humiliations le rend à la fois prudent et fier.
*Faiblesse,* parce que la tentation de s'accommoder du milieu ambiant dépasse, très souvent, la simple recherche de l'harmonie qui doit être à la base d'une sage politique. Tant que le peuple américain présenta clairement les caractéristiques d'une société vraiment pluraliste**,** il ne fallait pas, de toute évidence, bouleverser l'équilibre par une affirmation trop farouche de l'indépendance doctrinale ; mais aujourd'hui la cohésion croissante de la nation joue en faveur du sécularisme (teinté de protestantisme), les minorités ne restent distinctes qu'en théorie, et le mode de vie, commandé par les différentes techniques du collectivisme, aplanit les diversités vivifiantes, gages de la liberté de la personne. C'est un défi formidable posé aux catholiques américains (ainsi que, bien entendu, aux autres minorités) qui devront prouver, dans un avenir proche, qu'ils sont capables de le relever.
\*\*\*
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**3. --** Le problème reste donc ouvert, mais tout le monde n'est pas d'accord sur la manière de le résoudre. Disons qu'il y a deux points de vue là-dessus, et que les meilleurs esprits parmi nos catholiques sont partagés entre l'un et l'autre.
Le raisonnement du *catholique libéral* (servons-nous de ce terme à défaut d'autre) est à peu près le suivant. Le mariage du catholicisme avec la démocratie américaine s'est soldé par une réussite éclatante. La minorité d'il y a cent ans est aujourd'hui vaste, prospère, vigoureuse -- ses membres occupent des postes élevés dans l'État, même celui de président de la République. La politique de collaboration a porté ses fruits, le catholique est intégré à part entière dans la société, tandis que l'Église occupe une place éminente parmi les institutions. Il est vrai que le catholicisme doit garder sa personnalité propre, et qu'en dernière analyse, il est la seule vraie religion ; mais, d'abord, il ne faut pas trop appuyer sur cette vérité au milieu d'autres Églises et d'autres croyances jalouses, ensuite il faut avouer que la société américaine *entière,* étant donné qu'elle a des fondements démocratiques, est foncièrement chrétienne. Il en serait tout autrement si la religion était persécutée et la morale bafouée ; mais dans les conditions actuelles nous pouvons faire confiance à la société et à ses dirigeants, et plutôt que rompre la coexistence pacifique, prêchons la tolérance dont nous sommes, d'ailleurs, les premiers à bénéficier.
Nous allons voir dans un instant l'application pratique de ce point de vue. Mais écoutons d'abord celui du *catholique intégriste* (encore une fois, le terme n'est pas tout à fait exact) ([^68]). Il faut reconnaître, bien sûr, les très grands avantages que l'on trouve à vivre dans une société équilibrée dont les Anglo-Saxons semblent posséder le secret. Les catholiques américains sont *américains* sans arrière pensées, mais il ne faut pas qu'ils négligent, pour autant, leur religion et tout ce qu'elle exige d'eux. Au contraire : c'est plutôt leur spécificité, l'affirmation de leur foi, qui représente une contribution à la société, car c'est alors une preuve de plus que la démocratie n'est pas forcément le triomphe de la monotonie et du conformisme dans la pensée et dans les mœurs.
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Les pressions de toute sorte, et surtout les pressions camouflées, sont trop nombreuses pour que les individus et les groupes minoritaires abandonnent leurs convictions et qu'ils apportent leurs offrandes aux lares de la communauté ; raison de plus pour combattre cette tendance, d'ailleurs toujours avec les armes approuvées du dialogue et de l'argumentation, et pour réaliser pleinement les conceptions catholiques à l'intérieur du catholicisme, mais aussi autour de nous.
A première vue les deux positions, celle du libéral et celle de l'intégriste, ne sont pas tellement éloignées l'une de l'autre. C'est qu'elles sont, toutes deux, profondément marquées du sceau de l'américanisme et qu'elles s'expriment dans le langage caractéristique de ce dernier. Pourtant, elles se révèlent difficilement conciliables sur le plan du concret, bien que le génie anglo-saxon pour le compromis dissimule le plus souvent les antagonismes sous-jacents.
Il y a cinquante ans, nous l'avons dit, le catholicisme était obligé de se défendre sur le plan social et économique. A présent, c'est de plus en plus sur le terrain des idées qu'il a des adversaires, tous les droits civiques, économiques, etc., lui avant été reconnus. Les idées, à leur tour, se cristallisent autour des deux conceptions majeures de notre temps, l'individualisme traditionnel et le collectivisme progressiste.
Prenons un exemple, celui de la question scolaire. J'ai dit plus haut que les écoles privées ont une place non négligeable dans cette société pluraliste, et que parmi elles les institutions entretenues par l'Église jouissent d'une popularité considérable, même parmi les non-catholiques. Malgré les frais d'inscription élevés (et l'imposition double que les sécularistes ne veulent même pas entendre discuter), les parents cherchent à y envoyer leurs enfants car l'école publique, sous la domination proprement tyrannique des idées « progressistes » du philosophe John Dewey, est devenue ces trente dernières années une sorte de laboratoire idéologique ; elle a, de toute façon, abandonné toute prétention à une préparation intellectuelle et culturelle des élèves pour se consacrer à la formation de « citoyens démocratiques et égaux ».
L'enseignement laïque en France ne songe pas à abandonner les fondements d'une culture traditionnelle, classique et chrétienne : l'histoire du pays ne fait qu'un avec celle de l'Église, de la pensée gréco-latine et judéo-catholique. Mais l'Amérique protestante et éloignée de l'Europe a su quasiment éliminer de ses écoles l'élément méditerranéen ; le sécularisme américain en est moins proche que le laïcisme français.
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Dans ces conditions, l'école catholique représente un fil (mince, il est vrai) qui relie le Nouveau Monde à l'ancienne culture : par l'étude du latin, de l'histoire, de la théologie et de la philosophie.
Or ceux qui n'oseraient jamais attaquer ouvertement l'Église catholique américaine, peuvent le faire impunément lorsqu'il s'agit de ses institutions académiques. Et, il faut le dire, un certain nombre de catholiques se joignent à eux, bien que proposant d'autres arguments. Les sécularistes, beaucoup de protestants et de juifs voient dans ces établissements la source de la permanence catholique, le signe de sa prospérité et de son arrogance, le signe aussi de son refus d'adorer les dieux de la démocratie. L'histoire des attaques contre l'école libre serait aussi intéressante à relater que celle du laïcisme scolaire en France. Pour en venir à la dernière manifestation, on sait que le président Kennedy a envoyé au Congrès une proposition de loi recommandant l'aide à l'enseignement public qui doit couvrir les nouvelles constructions de bâtiments, l'augmentation des salaires, la modernisation (lire : mécanisation et bureaucratisation) de l'enseignement. Les écoles libres seraient exclues de cette aide substantielle qui, en outre, réduirait leur potentiel de compétition. Les dirigeants religieux et autres acceptent unanimement cette proposition de M. Kennedy ; seule la hiérarchie catholique reste intransigeante, s'appuyant sur l'argument que l'élève catholique apportera la même contribution à la société que les autres, il a donc les mêmes droits à bénéficier d'une subvention d'État.
La pression sur les milieux catholiques est incroyablement forte, même des catholiques sont disposés à suivre le président, les uns parce qu'ils veulent préserver intacte la séparation de l'Église et de l'État, les autres pour des raisons prétendument économiques : à les entendre, l'école confessionnelle fait double emploi avec le secteur public, l'Église doit penser à réduire le nombre de ses écoles et à concentrer ses efforts en vue de maintenir un petit nombre d'institutions de première qualité, etc.
Ces gens préfèrent, évidemment, ignorer le problème véritable qui est la place de l'Église dans une société idéologiquement fort cohésive. C'est ce que voulait exprimer le Père Virgil Blum, professeur à l'Université Marquette (Wisconsin) lorsqu'il a dit récemment que la loi Kennedy « se sert de la pression économique pour obliger les enfants à se conformer à l'orientation philosophique et religieuse des écoles publiques ».
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Et, chose exceptionnelle, il est allé même plus loin en déclarant que « chaque école a une certaine orientation qu'on le veuille ou non, et on ne peut pas ne pas tenir compte du problème posé par l'existence de Dieu. Il n'y a pas de neutralisme dans cette matière. L'exclusion de Dieu de la salle de classe constitue déjà l'établissement du sécularisme comme la religion des écoles publiques. »
A part le contenu de ce genre de débat, l'avantage en est l'obligation où se voient les catholiques de s'interroger constamment, de peser les problèmes sous plusieurs angles, d'articuler leur position. Le meilleur exemple fut le débat autour des élections présidentielles de 1960, lorsque les attaques contre la candidature d'un catholique déclenchèrent chez les gens sérieux un examen du rapport entre la religion d'un individu et ses obligations envers une société religieusement « pluraliste ». Le P. Gustave Weigel a préparé alors une étude que même le *New York Times* a cru bon de reproduire, où il argua que la notion du bien commun, de la paix sociale peut obliger un bon catholique à renoncer à certaines de ses convictions doctrinales -- sans qu'il rompe, pour autant, les préceptes de son Église. Sur d'autres sujets de controverse les catholiques sont également obligés de faire examen de conscience comme par exemple les lois sur la littérature pornographique, le problème de la censure, les controverses politiques entre conservateurs et progressistes, etc. Ici encore, une société à l'image de l'idéal américain serait trop encline à ne pas nuancer ses prises de position : la communauté catholique, par contre, doit définir ses attitudes même si cela provoque des déchirements dans son sein.
A quoi faut-il attribuer alors les dénonciations récentes dans les milieux intellectuels catholiques de la stagnation culturelle du catholicisme américain ? Depuis un certain nombre d'années le pays entier est témoin du débat autour des valeurs intellectuelles qu'une démocratie est peu disposée à respecter, autour de la notion de culture contrastée avec la civilisation des masses, autour d'une plus grande participation des gens instruits dans les affaires publiques et politiques.
Les catholiques ne pouvaient pas rester indifférents à ce débat, et en examinant le problème, certains d'entre eux ont conclu à une trop grande suffisance du catholique qui se retranche derrière sa bonne conscience religieuse et morale et prononce son anathème sur le monde « extérieur », ses préoccupations intellectuelles et culturelles.
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On a posé, notamment, la question de savoir si l'école libre devait enseigner les matières « profanes » outre celles qui sont indispensables pour bien fonctionner dans la société et dans l'occupation ou la profession choisie, ou bien si l'école devait se cantonner dans la préparation morale et religieuse de ses étudiants. Les meilleurs esprits estimèrent que le second membre de l'alternative était justement symptomatique du catholicisme d'il y a plusieurs décennies, isolé, timide, mais qu'à présent il fallait résolument concurrencer les autres écoles et les autres minorités. On a ainsi montré que les Israélites occupent une place hors de proportion dans la vie intellectuelle du pays, et on a conclu que les catholiques avaient le devoir de s'enrichir culturellement et de ne pas tomber dans le provincialisme. Le prestige de l'Église était en jeu.
Ainsi on a vu l'intellectuel, le professeur et l'artiste catholiques sortir des rangs de leurs coreligionnaires et, statistiques en main, se consacrer à des travaux d'éclaircissement.
Dans une intéressante analyse, le professeur Thomas O'Dea, sociologue de l'Université jésuite Fordham, fait remarquer que le formalisme dans l'attitude du clergé « crée une vision du monde où la culture profane est à éviter ». Les problèmes qui confrontent le catholique, les doutes qui le torturent, reçoivent de la part du clergé des réponses nettes et catégoriques, et qui donnent l'illusion « d'un univers bien ordonné où rien ne résiste aux catégories de l'esprit ». « Cette tendance, poursuit M. O'Dea, pénètre dans l'enseignement, dans les sermons et dans les autres activités, y créant des habitudes d'esprit non-critiques... Elle décourage, en outre, la participation des laïcs aux activités intellectuelles. »
D'autres porte-parole de la vie culturelle catholique sont d'accord avec ces conclusions. Le P. Gustave Weigel déjà mentionné se plaint de ce que « le clergé écarte les laïcs des tâches d'organisation, et que ceux-ci acceptent cette situation ». Monseigneur John Tracy Ellis, dans une étude devenue par la suite très populaire, montra il y a quelques années que la participation des catholiques américains aux affaires est beaucoup plus considérable que leur contribution à la vie politique et à l'érudition (*scholarship*)*.* Dans un discours devant l'Association Nationale d'Éducation Catholique, le P. Ellis attira l'attention sur la place trop modeste occupée par les catholiques dans la vie universitaire et artistique derrière leurs compatriotes protestants et juifs. Dans sa critique, il se réfère, d'ailleurs, non seulement aux enseignants mais, tout comme M. O'Dea, généralement au cadre intellectuel : prêtres, théologiens, hiérarchie.
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Il est vrai que de pareilles mises en cause périodiques font partie des mœurs américaines ; il est vrai également que l'anti-intellectualisme et la conception quantitative de la culture sévissent dans toute la société américaine et non seulement chez les catholiques ; mais ces derniers se rendent compte de plus en plus que l'ère de l'irresponsabilité en matière culturelle est révolue, que le catholicisme aux États-Unis a atteint « l'Age de raison », et qu'il lui faut se mesurer avec les intellectuels de formation différente. C'est cette aspiration qui transperce chez le professeur O'Dea lorsqu'il demande « pourquoi n'avons-nous pas un Maritain, un Gilson, un Gabriel Marcel, un Guardini, pourquoi ne sommes-nous pas en mesure d'attirer l'attention du pays et du monde sur de grandes réalisations, que ce soit dans le domaine de la musique, des études orientales, ou ailleurs ? »
M. Thomas P. Goffey, ancien éditeur catholique de la maison Macmillan, semble lui donner la réponse en s'occupant du problème de l'absence d'une forte littérature catholique. « Nous avons, écrivait-il, des romanciers catholiques, mais pas de vraie littérature dont la substance serait catholique... et qui s'exprimerait sur une tonalité supérieure. Cette littérature n'a pas de prise sur l'existence. » Et de dénoncer sur un ton amer « le piétisme infantile dont sont pénétrées nos revues » et qui « corrompt dans ses racines mêmes les écrits des catholiques américains ». Les formes étroites et artificielles de la vie intellectuelle catholique « obligent l'écrivain à masquer sa personnalité réelle, et appauvrissent son activité littéraire ».
Après ces quelques citations, le sentiment d'infériorité du catholique américain n'est plus à démontrer. Et pourtant, ainsi que le déclare M. O'Dea lui-même, ce catholique « s'identifie fermement à la société, apportant un haut degré de loyauté et d'amour à ses institutions ». Tandis que l'Européen préfère, le plus souvent, maintenir la foi et la vie pratique en deux compartiments séparés, le catholique moyen, selon le P. Walter Ong, considère « son action quotidienne comme faisant partie de la civilisation \[américaine\] qui lui est familière et dont il désire le salut par le Christ ». La question se pose, d'ailleurs, de savoir si ce salut du monde de l'action est possible ; le P. Ong se demande, en effet, si la « business civilization » telle que nous la connaissons, mérite cette préoccupation.
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De l'autre côté, cependant, il admet que l'Américain catholique ou non, n'est pas essentiellement un « contemplatif » mais plutôt un « actif », et que l'Église et ses représentants doivent l'accompagner à son poste de travail, à ses associations sportives, à son club. Cela exige aussi que le prêtre apparaisse à ses fidèles non pas en tant que le dépositaire de l'autorité, mais bien plutôt comme un spécialiste : c'est la condition même, dit le Père Weigel, du succès de son apostolat.
L'étroitesse quelque peu puritaine du catholicisme aux États-Unis n'empêche pas, au contraire, l'adaptation des catholiques à la société omniprésente. Le prix à payer pour cette bonne conscience sociale est, nous l'avons vu, une certaine absorption dans le sécularisme protestant, base idéologique de l'American Way of Life. Il y a, par exemple, dans la préface de M. John Cogley au volume reproduisant les colloques entre catholiques, protestants, juifs et libres penseurs, une phrase bien révélatrice « Les Américains, écrit Cogley, publiciste influent du catholicisme libéral, proclament leurs divergences de vue pour se mettre finalement d'accord. » Un autre catholique libéral, rédacteur de la revue *Commonweal* (dont Robert Barrat est le correspondant parisien), déplore que les « non-catholiques soient justifiés de regarder l'Église non pas comme celle du Christ... mais comme une énorme construction monolithique, une sorte de groupe de pression qui dénonce, restreint, interdit et obstrue partout ». M. O'Gara recommande à ses coreligionnaires de « méditer plutôt sur la liberté à la lumière de l'expérience américaine ».
Voilà le mot « américanisme » relancé. Essentiellement il exprime le même état d'esprit qu'à la fin du siècle dernier quand Rome a dû intervenir dans le débat. MM. Cogley et O'Gara ne semblent pas comprendre que, plongée dans un climat peu sympathique à sa doctrine, il faut que l'Église affirme, de temps en temps, son « monolithisme ». Autrement, elle risquerait d'assumer, tel l'homme américain décrit par David Riesman comme « other-directed », le masque anonyme que la société voudrait lui faire adopter. Cela est un danger subtil mais d'autant plus réel : on n'a qu'à voir les volumes consacrés au « dialogue » entre membres des confessions où, en un carrousel interminable, tout le monde « évalue » tout le monde pour le plus grand bien d'un accord monotone et artificiel. Après ces lectures ennuyeuses on aimerait susciter un Bernanos pour qu'il lance aux participants : « Je poursuis la vérité où qu'elle mène, et je la professe indifférent aux conséquences. »
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Disons, finalement, que deux attitudes contraires mais complémentaires découlent du fait que les catholiques se sont assuré une place dans la société pluraliste, place qui ne leur est plus discutée : un *isolationnisme boudeur* rejette toute controverse au nom d'une identification absolue entre la position catholique orthodoxe et le nationalisme intégral. L'hebdomadaire *Tablet* (ne pas confondre avec celui de Londres) part en guerre contre protestants, sécularistes et catholiques libéraux avec la même violence, et met en question à la fois leur patriotisme et leur sens moral. Un *libéralisme anxieux,* cherchant la faveur des autres confessions, se montre trop enclin à faire des concessions au sécularisme -- au nom de la paix sociale -- et risque de diluer le catholicisme ainsi que la nature transcendante de la religion en général.
Les deux tendances comportent des dangers : la première en discréditant les catholiques qu'on accuse facilement d'ignorance et de stupidité (« know-nothing ») ; la seconde parce qu'elle ne lutte pas avec assez de fermeté contre ce que le Père John Courtney Murray appelle « monisme socio-juridique, base de la position séculariste, selon lequel il ne doit y avoir qu'une seule société, une seule loi, une seule autorité, une seule foi, c'est-à-dire une foi civique qui sert de lien unificateur à la communauté ».
**4. --** Quel est l'avenir du catholicisme américain ? Au niveau du développement matériel et corporatif il n'a rien à redouter : les statistiques sont éloquentes en ce qui concerne le nombre d'enfants inscrits dans les écoles paroissiales, le nombre des hôpitaux et des fondations catholiques. Depuis la guerre les hommes politiques, les dirigeants syndicaux, les artistes et les poètes se recrutent parmi les catholiques en nombre croissant. Plus de vingt universités, de qualité très inégale, il est vrai, et de nombreux collèges assurent une orientation religieuse aux étudiants et font espérer pour l'avenir intellectuel de ceux-ci. L'influence de Maritain, de Gilson, de Charles De Koninck, est considérable parmi les jeunes philosophes, les tournées de conférences d'un Josef Pieper ou d'un Christopher Dawson sont comptées parmi les événements importants dans les « campus » des universités, et non seulement des universités catholiques. Des revues telles que *Thougt* (Université Fordham) et *Review of Politics* (Univ. de Notre-Dame) sont parmi les meilleures du pays, ainsi que les publications s'adressant aux lecteurs d'une certaine culture : *Commonweal*, *The Critic*, *Worldview*, *America*, *Catholic World*, etc.
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Le temps est déjà loin où la Catholic University of America, fondée à Washington en 1889, se vit dans l'obligation de recruter les huit membres de sa faculté en faisant appel à six professeurs étrangers et à deux Américains -- convertis de fraîche date !
Mais n'oublions pas le revers de la médaille. Malgré les élans nouveaux du spiritualisme, la presque totalité des catholiques américains manque de cette ferveur qui seule pourrait l'emporter sur le formalisme et sur la sécheresse puritains. C'est pourquoi les catholiques partagent la méfiance protestante à l'égard de l'homme intérieur et se réfugient, subissant ainsi l'empreinte de la civilisation environnante, dans des formules faciles qui les dispensent de la méditation profonde et de l'angoisse du croyant. Le résultat d'un individualisme plus ouvert serait un sentiment de plénitude au lieu d'une timidité de pensée et d'émotion : les laïcs seraient plus exigeants vis-à-vis du clergé, et celui-ci, à son tour, exercerait une pression de nature intellectuelle sur la hiérarchie. Les penseurs catholiques accepteraient la tension entre la raison et la foi, entre la tradition et l'innovation ; les cours de philosophie dans les universités ne s'en trouveraient que plus vigoureux et plus stimulants.
Il y a même davantage. Il ne suffit pas de dynamisme dans le sens d'une expansion toujours matérielle, il faut que l'Église devienne une source d'inspiration pour toute la société. Le Premier Amendement à la Constitution est profondément enraciné dans la pensée et dans les mœurs du pays ; les catholiques doivent pourtant s'aviser, surtout à la lumière d'événements contemporains qui ont aiguisé nos sensibilités philosophiques, que l'homme, réduit au « neutralisme » en matière religieuse, en adoptera un substitut. L'historien protestant, J. H. Nichols, pourtant défavorable à l'Église, a dû admettre que « si l'humanisme totalitaire submerge un jour l'Amérique... il faudra être reconnaissant à l'Église romaine de sa discipline quasi-militaire » à l'aide de laquelle elle entrerait en lice contre cet adversaire redoutable.
Le danger d'un « humanisme totalitaire », qu'il se déguise en communisme ou en sécularisme, est aussi proche aux États-Unis qu'en France ou ailleurs en Europe. Il est donc impératif de travailler à l'approfondissement du catholicisme au sein de cette nation *dont la vulnérabilité idéologique est d'autant plus grande qu'elle l'ignore.* Plus exactement, les catholiques américains se doivent de découvrir, comme l'écrit le P. Walter Ong, l'élément romantique dans le monde moderne, la dimension de l'histoire, la tradition artistique.
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Le catholicisme européen possède ces éléments car sa continuité consiste en couches superposées dans le temps ; mais les catholiques américains, à l'instar du reste de leurs compatriotes, ne sont réconciliés ni avec la *nature,* ni avec l'*histoire :* leur existence historique commence longtemps après le Concile de Trente, traverse le siècle des lumières et la révolution industrielle : trois périodes marquées d'une hostilité envers le *temps* et envers le *rythme de la nature,* marquée surtout du déracinement progressif de l'homme. La tâche actuelle du catholicisme américain serait de retrouver, au-delà des fascinations et des tentations d'une civilisation protestante, la joie de vivre enracinée dans cette terre bénie de Dieu.
Thomas MOLNAR.
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### Hauts faits technocratiques
par Henri CHARLIER
VOICI un article du *Valentinois* daté du 17 février au sujet des mines de Decazeville, qui témoigne d'une vraie connaissance des hommes et des choses :
On ferme, on liquide de plus en plus des mines jadis très rentables. Les entreprises, une fois nationalisées, ne sont plus entreprises fraternelles. Il est cruel d'avoir à souligner que c'est dans un fief parmi les plus importants du socialisme d'État, que ce socialisme-là se démontre désorganisateur, destructeur, anti-social : contre nature, en un mot.
Lorsque Decazeville était régi par de prétendus « *intérêts privés *» qui étaient toujours humains, n'était-ce que par nécessité, les choses allaient leur petit bonhomme de chemin dans l'économie générale. Une fois noyée dans un ensemble « national » de production, livrée à la gestion étatique (inhumaine) bien anonyme cette fois, ces mines régionales ne pouvaient plus être rentables. On sait (?) que le rayon de distribution du charbon est conditionné par la quantité de charbon (ou de KW, c'est pareil au même) nécessaire à son transport ; d'où pour chaque mine d'intérêt régional, une juste mesure (équilibre) à conserver entre le volume d'extraction et la capacité d'absorption de combustible dans le périmètre donné. Cette impérieuse mesure postulait beaucoup de sagesse dans les investissements.
Des intérêts privés, calculateurs par essence, se seraient souciés que les dépenses, pour moderniser la mine, ne soient pas disproportionnées avec la demande. Puis, partant des qualités du combustible (ou défauts), ils se seraient appliqués à accroître la consommation en promouvant, par exemple, des appareils de chauffage nouveaux, des tarifs publicitaires etc... Bref, ils auraient commencé par une politique commerciale intelligente.
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Sur les ruines irrémédiables de l'entreprise minière de Decazeville, réussira-t-on à implanter d'autres industries capables d'absorber -- et vite -- la main-d'œuvre locale réduite à la misère ? Il y faudra du temps et tenir compte de cent facteurs qu'ignorent les technocrates socialisants ; depuis l'adaptation des hommes à de nouveaux métiers, jusqu'à la prise d'une place sur les marchés par les nouvelles usines...
« *Le temps se moque de ce qu'on fait sans lui*... » Les sentences lapidaires ne manquent pas pour vous rendre sceptique et conclure que les mineurs de Decazeville n'ont pas encore hélas ! touché le fond de l'abîme qu'à écouter les idéologues politisants, ils ont ouvert sous leur pas.
Tony TRUAND.
Les programmes rédigés à Paris par les technocrates *irresponsables pécuniairement* sont le plus souvent des vues de l'esprit n'ayant que peu de rapport avec le réel. Toujours purement matérialistes, sans aucun souci du bien commun spirituel et des besoins spirituels des hommes. C'est ainsi qu'ils poussent tant qu'ils peuvent à sortir de la campagne un million de paysans, à cause des besoins de main-d'œuvre de l'industrie, c'est-à-dire qu'ils veulent transformer des hommes pauvres, mais libres chez eux, en prolétaires déracinés qui feront des chômeurs avant dix ans. M. Jacques Rueff, autorité économique de la V^e^ République (qui d'ailleurs vient de jeter un cri d'alarme au sujet de l'emploi du crédit dans le monde occidental) déclarait en 1959 à Raymond Cartier : « *Il faut ramener à l'industrie deux millions de paysans qui croupissent dans la routine, la médiocrité et la misère.* » La routine vient de ce qu'on ne leur a pas donné d'écoles faites pour eux. La médiocrité est le sort, je suppose, de 42 millions de Français sur 46 ; et s'ils savaient être sages ils s'y tiendraient. Ceux qui connaissent vraiment la campagne savent que la misère y est pratiquement inexistante. La pauvreté a toujours passé dans le monde chrétien pour un avantage spirituel ; la richesse pour un danger et une charge. La pauvreté paysanne ne passe pour misère qu'aux yeux du citadin esclave des horloges. Enfin une famille très pauvre est heureuse lorsqu'on s'y aime. Je me souviens avoir vu dans les Landes les deux filles d'un métayer qui un dimanche matin après avoir lavé le sol en terre battue de la pièce familiale, s'envoyaient pour rire les seaux d'eau dans les jambes (Elles étaient pieds nus) et chantaient à deux voix *l'Ave verum* de Josquin des Prés avant d'aller à la messe.
Tous les signes de la misère pour un économiste distingué. Tous les signes du bonheur pour l'homme naturel.
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Les technocrates de Paris n'ont jamais songé que les mineurs de Decazeville avaient des maisonnettes, des parents et des enfants, des amis, une famille dans leur petite patrie ; ils en feraient sans vergogne des personnes *déplacées.*
Ils se croient des êtres supérieurs qui pensent pour les autres. En fait ils réfléchissent aux mesures nécessaires matériellement, momentanément ; ils engagent inconsidérément l'avenir moral des métiers et des nommes.
Nous en avons un autre exemple dans la SIBEV (société interprofessionnelle du Bétail et de la Viande) contrôlée par l'État. Cette société a été créée sous l'influence des technocrates du gouvernement pour régulariser le prix du bétail dont l'offre est irrégulière suivant les saisons. Qu'à cela ne tienne, on achètera quand les cours tomberont, pour revendre quand ils auront tendance à monter trop haut (on surveille la montée des prix). Il n'y a qu'à mettre la viande en frigo.
Seulement la viande revient à la SIBEV à 4,50 NF le kilo. Et sur le marché mondial la viande abattue et congelée vaut 2 NF. L'Angleterre en achète à ce prix 500.000 tonnes à l'Australie, la Nouvelle Zélande, à l'Argentine. Comme les « frigos » de la SIBEV étaient encombrés, il a fallu vendre 100.000 tonnes de bœuf congelé à L'U.R.S.S. et à l'Espagne au prix mondial, soit une perte de 2,50 NF par kilo.
Aucune société d'intérêt privé ne se serait engagée dans de pareilles opérations sans savoir si elle pourrait vendre. Mais les technocrates sont *irresponsables pécuniairement.* C'est le budget qui paie, vous et moi... ou les pauvres gens qui « trinquent » comme les mineurs de Decazeville.
Seules les sociétés d'entrepôts frigorifiques y ont gagné. Les intérêts occultes de la finance sont souvent au départ de certaines campagnes et des « initiatives » des technocrates. On connaît la campagne contre les bouchers accusés de faire monter indûment le prix de la viande. On veut les remplacer par de grands abattoirs régionaux qui livreront la viande sous cellophane. Les bouchers ne seraient plus que de simples vendeurs non professionnels. Les capitaux sont abondants : de grosses sociétés désireuses de s'étendre ou de fonder des « supermarchés » poussent à cette transformation du négoce et ne sont pas étrangères à toutes ces campagnes. Voici ce qu'écrivait M. de Virieu, rédacteur économique au Monde, dans le numéro du 9 décembre 1959 :
« ...Les chaînes privées de magasins à succursales multiples sont intéressées par la vente de la viande qui peut leur apporter une clientèle supplémentaire. Dès le début de l'année 1960 la S.O.G.A.F. sera en mesure de les approvisionner de façon suivie.
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Actuellement les progrès de l'industrie du froid font qu'il n'y a aucune raison de manipuler la viande différemment des autres produits alimentaires. Ce qui ouvre l'intéressante perspective de la faire distribuer par des vendeurs non spécialisés, qui commanderont téléphoniquement à un atelier central de « découpe » les morceaux dont ils auront besoin. Mais les magasins à succursales multiples n'offrent pas actuellement d'assez nombreux points de vente, surtout en campagne. Il est donc indispensable d'associer les détaillants traditionnels au mouvement ».
Bien entendu les hommes d'affaires qui sont à la tête de ces entreprises savent très bien que la viande ne sera pas moins chère, les capitaux engagés dans la construction de ces grands abattoirs, le personnel qui fera ses huit heures, les lois sociales, les revendications, congés payés, primes, les transports, etc. ne peuvent la rendre moins chère que celle de l'étal d'un boucher de campagne travaillant douze heures par jour, faisant ses tournées lui-même, qui craint ses concurrents et prend huit jours de vacances (plus le vendredi saint).
Dans le même article M. de Virieu avouait :
« Cette réforme sera de longue haleine. Elle aura beaucoup moins d'effets immédiats sur les prix au détail qu'on cherche à le faire croire. MAIS ELLE BOULEVERSERA LA STRUCTURE DU NÉGOCE TRADITIONNEL. »
Et comme, à cause de ses électeurs, et du SMIG, le gouvernement malgré sa collusion avec les financiers, sera tout de même obligé de taxer la viande si elle monte trop, les sociétés intéressées et les détenteurs de gros capitaux sont en train de se demander si ces affaires seraient rentables. Un récent numéro de l'Opinion en fait foi.
IL EST TRÈS CERTAIN qu'on doit essayer d'améliorer le circuit de distribution de la viande. Il faudrait *le demander aux producteurs et aux professionnels eux-mêmes* et non à l'État. Or la commission de technocrates chargée d'examiner ces circuits de distribution aboutit à des résultats comiques. Elle s'est aperçue d'abord que le classement du bétail abattu était extrêmement difficile, car les races de bovins, l'âge, le sexe de la bête, son état, changent les appréciations. Pour éviter toute incertitude, il faudrait créer des fonctionnaires bien entendu, des *classificateurs de carcasses* qui détermineraient le prix de chacune d'elles. Comment les choisir ? C'est ce qu'on ne dit pas. Les bouchers des abattoirs sont très compétents ; ce seront les incapables qui désireront devenir fonctionnaires. Nous avions un voisin qui était nettoyeur à la Cie P.L.M. Mon grand-père me disait : « Dans sa jeunesse il était sabotier, mais il ne savait faire les sabots que du pied gauche ; alors il est entré au chemin de fer. »
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Le prix de chaque bête sera donc déterminé après abatage par ces classificateurs. Mais le vendeur de la bête, quel sera son droit ? Aucun. Sur le foirail, le paysan qui amène ses bêtes défend son prix et les remmène si on ne lui offre le prix qu'il désire. Et il est payé comptant. Tous ces usages disparaîtront. Mais, tenez-vous bien, chaque bête, dès la ferme, aura sa carte d'identité qui la suivra jusqu'à l'abattoir ; le producteur sera payé d'après le prix fixé par les classificateurs après abattage, sans contrôle, sans garantie pour le vendeur. Et il est si facile de changer une fiche de carcasse !
L'article de la Vie Française où nous puisons ces renseignements se termine ainsi : « Des projets sont établis pour la reconstruction des abattoirs de la Villette. L'un des tout derniers présenterait même cette particularité de ne pas prévoir d'installation de récupération du sang *dont l'exclusivité serait réservée à une société privée à laquelle s'intéresseraient des édiles parisiens*. »
Le résultat de toutes ces fameuses combinaisons serait de retirer au vendeur de bétail la faculté de refuser de vendre, de ne payer que tardivement, de prolétariser les artisans bouchers, d'augmenter le corps des fonctionnaires, d'augmenter en même temps les impôts et le prix de la viande. Tout cela au bénéfice des grosses sociétés d'abattage, des entrepôts frigorifiques et des fonctionnaires. Nullement au profit du bien commun. C'est l'aboutissement obligatoire du socialisme d'État qui nous envahit progressivement. C'est ainsi qu'on remplace les citoyens par des esclaves ; on enlève tout ressort moral aux hommes ; ils deviennent indifférents à ce qu'ils font. Ils ne demandent plus que d'être mieux payes pour jouir davantage, sans avoir envie de défendre une pareille société. C'est ainsi que périt l'Empire romain. Nous nous trouverons sans force pour défendre le monde occidental, infidèle à sa mission chrétienne, contre les grandes invasions qui se préparent en Asie. Car l'Asie envahira l'Afrique pour la peupler et l'Europe pour la piller.
Henri CHARLIER.
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### Carême et sociologie
par Luc BARESTA
C'ÉTAIT pendant l'une de ces conférences publiques et contradictoires où il arrivait, dans l'effervescence de la « Libération », que l'on discutât de religion. Le parti communiste prenait l'initiative, et son offensive comportait trois temps : premièrement, affirmer le matérialisme dialectique ; secondement, mettre entre parenthèses les idéologies ; troisièmement, tendre la main aux chrétiens « pour des objectifs concrets ». En somme, tactique ordinaire. Cette année-là, l'intellectuel mandaté pour cette campagne n'était autre que Pierre Hervé, ce Breton sympathique, instruit et cabochard, qui devait, à la longue, manquer d'air dans le Parti et de sérieux devant ses pontifes et ses fétiches : il le fronda jusqu'à s'en faire exclure. Mais le soir de cette réunion mémorable qui avait lieu quelque part en banlieue, dans une salle dite « de l'Arquebuse », il lui était encore fidèle.
La thèse qu'il condensa pour un public épris de sobriété intellectuelle procédait d'un marxisme aussi sommaire que vigoureux : les réalités premières, fondamentales, qui commandent affirmait-il, toute vie sociale, ce sont les réalités économiques. L'outil et le pain, disait-il encore, font l'histoire. Quant aux réalités spirituelles, il faut les concevoir comme des réalités dérivées, des reflets, des épiphénomènes. Ce pan-économisme, pour impressionnant qu'il fût, n'était cependant point du goût de tous les auditeurs. Un religieux de ma connaissance, qui ne détestait pas ce genre de débat devant le peuple, proposa quelques remarques courtoises. « Êtes-vous bien sûr, demanda-t-il, que toutes les réalités spirituelles soient des reflets et seulement cela ? Je vois, au contraire, qu'elles sont assez souvent instigatrices. Par exemple, la marché du poisson s'est développé, en Europe, pour une raison spécifiquement religieuse : l'abstinence chrétienne du Vendredi et du Carême. »
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L'allusion mit la salle de bonne humeur -- les communistes de l'auditoire, par le fait d'eux-mêmes ou de leurs épouses, n'ayant point tout à fait renié la coutume. Quant à Pierre Hervé, il reste un instant songeur ; non qu'il respectât, dans sa vie privée, les prescriptions du Carême, comme le fit probablement sa mère ; mais vraisemblablement, parce que l'argument l'embarrassait. Il lui eût fallu un long détour intellectuel pour expliquer, à sa manière, le phénomène. Alors, il préféra, comme à l'ordinaire, contre-attaquer sur Franco, l'école libre et le « pangermanisme pontifical ».
L'extension\
du marché marin
L'exemple cité par le Révérend Père n'était pas un petit exemple. Il signale une importante incidence de la vie spirituelle sur ce que nous appelons aujourd'hui les structures matérielles d'échange et d'approvisionnement. Poissons de mer ! Les voici qui surgissent par bancs immenses pour accabler d'imprudentes sociologies. C'est bien vrai qu'avant la pénétration du christianisme en Europe, seules des populations riveraines tenaient de la mer une partie de leur nourriture. L'extension du marché marin, les peuples occidentaux la doivent à leurs coutumes chrétiennes. Ce sont elles qui, sortant le poisson d'une primitive économie fermée, en généralisèrent, à l'intérieur et même au-delà du continent, la consommation et la conserve. « L'association du jeûne et du poisson, écrit Pierre Deffontaines dans son livre « Géographie et religions », est un des traits caractéristiques de la vie économique marquée du Christianisme ; celui-ci réclama un très actif commerce du poisson, surtout du poisson séché ou salé ; la morue, à cause de son facile transport, devint le pivot de l'alimentation de carême ; elle était exportée surtout vers les pays catholiques de la Méditerranée, pauvres en poisson ; Italie, Espagne, et aussi Amérique du Sud, c'est le bacalao.
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Il est vrai que, pour récompenser ces pays ibériques de la croisade de reconquête contre les Musulmans, ils furent par la suite dispensés partiellement du jeûne. Dans les régions nordiques, le hareng remplace la morue, la fameuse journée révolutionnaire dite des Harengs ne se serait pas ainsi appelée si elle n'était pas tombée en Carême ; la baleine fut aussi un des aliments de Carême ; on en débitait à Paris durant tout le Moyen-Age. »
Et ce n'est pas tout. Que l'on puisse assimiler au poisson certains oiseaux aquatiques du type sarcelle ou canard sauvage n'est pas sans influencer notablement les mêmes structures. Au Venezuela, des animaux appelés porcs d'eau ou chiquères (hydrochœrus capybara) ont été déclarés en raison de leur milieu de vie, nourriture permise en période d'abstinence. Dès lors, ces jours venus, ils voyagent par camions entiers vers les villes. Car les moyens de transport modernes sont eux-mêmes inclus, par les variations de leur trafic, dans cette longue chaîne de conséquences. Les pêcheurs européens ne travaillent-ils pas surtout les mercredis et jeudis, et les trains de poissons qui précèdent le vendredi ne sont-ils souvent dédoublés : notamment ceux de Boulogne-Paris ou de Boulogne-Bâle, cette dernière ville étant l'un des grands centres distributeurs du poisson atlantique. « Voici donc, écrit encore Pierre Deffontaines, un genre de vie qui reste en partie dominé par le souci de commémorer le jour de la mort du Christ. »
Une civilisation active
Bien sûr, tout n'est pas désintéressé dans ce phénomène de retentissement sociologique, puisqu'aux jours de ces saintes évocations, les prix montent. N'empêche qu'il nous invite à considérer les conséquences de la vie de foi dans le développement social. Et ces conséquences, bien entendu, ne sauraient être limitées à des transformations dans le secteur aquatique et ferroviaire des grands espaces économiques touchés. C'est d'une part, l'histoire et d'autre part, la doctrine, qui nous imposent ici d'élargir le propos.
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Ce que l'histoire présente c'est, entre autres choses, une civilisation chrétienne : non pas certes, une réalité rigide résultant d'une application mécanique de principes qui seraient comme des théorèmes religieux ; non pas certes, donnée d'un seul coup et en des formes parfaites, comme s'il était possible d'atteindre, dès l'histoire, la perfection de la transhistoire ; mais peu à peu s'élaborant comme le surcroît temporel difficile et vulnérable d'une conversion faite et toujours à refaire, et qui se communique et s'approfondit selon les temps et les peuples. La foi vivante en un Dieu infini et incarné, appelant l'homme à Sa perfection, disait Emmanuel Mounier, « donne carrière à une civilisation indéfiniment active et progressive, qui contraste avec les lourdes immobilités de l'Asie ou de l'Islam ». Que de cités, en nos régions, illustrent cette fécondité sociologique ; quel rôle considérable revient, dans le développement urbain, aux sanctuaires, aux cathédrales, ces pôles attractifs des assemblées humaines ; combien le monde occidental, dans sa croissance économique, n'est-il pas redevable aux grands travaux monastiques de défrichement et de construction, à cette stimulation des échanges commerciaux que provoquèrent les réunions des grandes foules autour des monastères et des abbayes ? Et combien de routes ont été tracées pour permettre, à l'origine, les pèlerinages, et aussi combien de chemins intérieurs ont été ouverts pour les activités de connaissance et d'invention, par une vision de foi qui fait du monde non point une fable ou un chaos, mais un univers réel et cohérent parce que créé par Dieu, et racheté par Lui ?
Le sens de l'être, le sens de la vérité, celui du bien, celui de la beauté, voici que la Révélation chrétienne le réveille et le tonifie. Et la conception de l'homme, voici qu'elle subit une mutation. Comment les rapports sociaux n'en auraient-ils pas été changés ? Que l'on songe aux transformations qui aboutissent, en Europe occidentale, du III^e^ au VIII^e^ siècle, à l'abolition de l'esclavage : des progrès techniques, certes -- nouvel attelage, moulin hydraulique -- y contribuèrent ; mais combien plus encore ce facteur spirituel que fut l'accueil d'un message nouveau, où tout homme et toute femme se trouvaient revêtus d'une dignité jusque là inconnue, la dignité de personnes, images de Dieu, appelées à s'associer aux Personnes divines ! Ainsi la vie de la grâce a-t-elle des effets sociaux. Tout au long des temps, à travers les épaisseurs de l'histoire humaine, elle est en travail pour plus de justice et plus d'amour.
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Mais si la vie de la grâce a des effets sociaux, le péché, lui aussi a les siens. Et les effets sociaux du péché, avec leurs cortèges de nouveaux esclavages, de misère oubliée, d'idoles prospères et de multiples fureurs, nous les voyons assez, nous entendons suffisamment leurs clameurs, qu'elles viennent du passé, ou montant du présent, pour constater que l'histoire n'est pas simple.
Abstinence volontaire\
et abstinence forcée
Mais justement le temps de Carême nous rend au mystère même de l'histoire divine et humaine. Nous nous divertissons de ses exigences spirituelles et de ses exigences sociales. L'Église, nous donne ce temps pour que nous retrouvions les fécondités de la grâce. Elle nous invite à nous déprendre du péché, de ses vaines et pourtant puissantes captivités, de ses règnes sociologiques. Elle nous appelle au désert ; mais ce n'est point un désert voulu pour lui-même : c'est un désert voulu pour qu'un nouveau printemps s'y prépare, pour que s'y dégagent les vrais jardins du monde tant il est vrai que l'histoire humaine fut conçue pour être belle, et heureuse.
Le jeûne et l'abstinence prennent ici toute leur signification : non point celle d'une ascèse cultivée pour la satisfaction éprouvée à triompher de soi-même, mais un témoignage donné à Dieu que nous sommes d'abord attachés à Lui, qui est nourriture suprême : à la Parole qui sort de sa bouche, et dont ses fils et ses filles doivent vivre, autant que de pain. Mais, par là même, cette signification à l'égard de Dieu s'accompagne d'une signification à l'égard de nos frères. A ce sujet aussi chacun d'entre nous est concerné, de ce fait qu'il est toujours le riche d'un pauvre ; et tout spécialement s'il appartient à un pays dit « développé ». Mais c'est alors le pays tout entier, et c'est même l'ensemble des pays « développés » qui sont alors concernés par le Carême. Le jeûne et l'abstinence ont ici un sens social évident : d'abord, ils doivent libérer des biens effectivement profitables à nos frères dépourvus ; en même temps, ils sont une participation volontaire au jeûne et à l'abstinence forcés dont souffrent actuellement, et en permanence, dans les pays dits « sous-développés » tant d'êtres humains appelés pourtant, eux aussi, à une vie digne, à ce minimum de bien-être nécessaire pour l'exercice de la vertu, à une part des biens créés par Dieu, et dont la destination est universelle.
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Donc, entrant en Carême, les pays « développés » et de civilisation chrétienne devraient vivre cette participation, s'attacher davantage à ce problème dont l'Encyclique Mater et Magistra affirme qu'il est peut-être le plus important de notre époque. Ils devraient même s'organiser pour un effort qui, toujours selon l'Encyclique, demande « une autre ampleur » que par le passé. Ils devraient, avec plus de conviction et d'initiative, écarter les solutions fausses et tendre vers les solutions vraies.
La question démographique
Car la confusion est grande à ce sujet. On sait que les pays dits « sous-développés » connaissent une forte accélération démographique, et qui trouve l'une de ses causes principales dans le recul de la mortalité. Nous sommes entrés dans l'ère médicale. La durée de la vie s'allonge. « Un asiatique famélique, écrit Alfred Sauvy, peut avoir de nos jours une espérance de vie plus grande qu'un noble ou qu'un bourgeois de l'Ancien Régime bien renté et comblé d'attentions. » Mais si la démographie, dans ces pays, à pris le galop, les ressources n'ont pas suivi. Elles restent extrêmement médiocres. Et l'Occident chrétien, jusqu'à présent, dans la mesure même où il fut infidèle au christianisme, à la conception chrétienne du droit et de l'usage des biens, a partiellement échoué dans sa mission historique et sociale, qui était d'éducation, de secours, de promotion humaine en ces pays qu'il eut sous sa tutelle. Aussi les plus fortes inégalités du monde se manifestent-elles aujourd'hui entre les nations plus encore qu'entre les « classes sociales ». L'homme des pays « sous-développés » souffre de faim « objective » : il se nourrit peu et mal. Et bien que la natalité soit en régression, il reste vulnérable aux maladies. Il est condamné à une faible productivité, à l'ignorance, au piétinement sans fin dans la boue et la nuit. Les commissaires marxistes le guettent.
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Alors des solutions sont proposées qui s'attaquent directement à la croissance démographique. La plus simple *et* la plus radicale serait évidemment, dans cette perspective, « une reprise de la mortalité ». Arrêter le progrès médical, revenir aux épidémies, laisser toutes ses chances à la mort pour qu'elle agisse très tôt et très vite, voilà qui pourrait, en effet, débarrasser la terre de son surplus d'adultes et d'enfants. Il va sans dire que la guerre atomique favoriserait le processus de dépeuplement. Qu'un vol migrateur de fusées à tête nucléaire s'abatte sur le sol encombré, les trois quarts de l'humanité passant brusquement de l'état solide à l'état gazeux, libérant un espace appréciable. Et le quart qui reste, pourrissant de lèpre atomique, ne persiste guère dans le paysage. Souhaitons que cette solution soit improbable.
Mais il est des manières plus discrètes de porter atteinte à la vie. Par exemple, celle qui consiste, non plus à empêcher les hommes de vivre, mais à les empêcher de naître.
Les pilules et la métaphysique
Au dix-huitième siècle, Turmeau de la Morandière écrivait : « Il faut multiplier les sujets et les bestiaux. » Aujourd'hui, l'humanité n'est pas mieux traitée, bien qu'on veuille, cette fois, non pas multiplier, mais réduire. Pour nos planificateurs, elle n'est qu'un cheptel agité dont il faut réglementer la reproduction. Malthus étend son règne par les pédagogues de la contraception, dont le matériel s'enrichit. Comment ne pas voir qu'une telle « solution » procède de la peur et de l'avarice collective ? Et voici que l'espoir se place dans la pilule stérilisante. Quels désastres de l'humanité sont ainsi préparés dans les laboratoires du vingtième siècle ? En tout cas, la distance est grande, des « pratiques contraceptives » aux conduites de continence que l'Église admet et conseille dans certains cas. L'Encyclique Mater et Magistra repousse formellement une politique démographique basée sur « des moyens indignes, dérivant d'une conception nettement matérialiste de l'homme et de la vie ». Or, la vie humaine est « sacrée, puisqu'elle requiert, dès son origine, l'action créatrice de Dieu ».
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Et si Dieu créa la vie humaine, il crée aussi un monde où elle pût s'épanouir, et tout d'abord se nourrir. On voit comme tous ces problèmes engagent la métaphysique, la Révélation -- et le Carême. La véritable question est bien de savoir si le monde est la manifestation d'une matière aveugle, évoluant au hasard, se dispersant en des excroissances absurdes ; ou bien un cosmos, témoignant d'un ordre, d'une pensée directrice, d'une finalité ; dès lors, s'ordonnant, s'accordant à l'homme, à sa multiplication démographique, dans la mesure où cette humanité est elle-même lucide sur sa propre fin, naturelle et surnaturelle. L'attitude chrétienne comporte donc cette première confiance. Et cette confiance, des économistes la confirment à leur plan. Ce serait déjà beaucoup, disent-ils, que d'éviter des gaspillages, et des destructions, volontaires dans le cas de certains excédents, ou simplement tolérées. Un rapport présenté à l'O.N.U. note que, dans le monde entier, la quantité de riz et de céréales détruite par les rats et les insectes égale probablement celle qui est mise en circulation dans le commerce international. Et Colin Clark affirme : « Si toute la terre arable était cultivée avec autant d'habileté et de soin que les terres de Hollande, si la consommation individuelle de produits agricoles était, elle aussi, au niveau de la consommation hollandaise actuelle, le monde pourrait nourrir 10 à 15 milliards d'hommes. »
Des secours d'urgence\
au développement
Reste donc la solution « économiste ». Elle vise à l'augmentation des ressources. Ce qui exige certes, des secours d'urgence, le don ou le prêt de biens alimentaires aux peuplés de la faim. Mais ces palliatifs immédiats sont loin de suffire. Le « développement », il faut le susciter de l'intérieur. Ce qui exige, si l'on veut soutenir durablement le taux actuel d'accroissement démographique, un effort considérable et une coopération extérieure d'ordre scientifique, technique, financier. Il faut que soient investis, non seulement des capitaux, mais des compétences. Alfred Sauvy a cette formule paradoxale : « ce sont les pays surpeuplés qui manquent d'hommes. »
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Il cite l'exemple de l'Allemagne fédérale prenant en charge dix millions de personnes déplacées : si l'intégration fut possible, c'est que la fraction active de ces immigrants arrivait avec son savoir, sa qualification. A quoi bon, poursuit-il, confier des machines électroniques à un peuple d'illettrés ? Les secours doivent tendre à une Promotion humaine générale, qui comporte une patience, des étapes. Une vigilance aussi. Il est des investissements qui, contribuant à refouler la main-d'œuvre, peuvent être récessifs. Les travaux d'irrigation, par contre, sont processifs. D'une manière générale, la solution « économique » doit aboutir à l'augmentation des surfaces cultivées, à la remise en valeur des terres « marginales », et surtout à un meilleur rendement du sol. Il a été établi que le faiblesse des rendements actuels était une cause directe de la sous-alimentation. Qu'on ajoute à cela l'équipement industriel dont le financement ne peut être prélevé sur le peuple intéressé -- à moins que l'on veuille tondre un œuf -- et l'on comprendra la nécessité d'une solidarité internationale d'un caractère nouveau.
Le pain plutôt que les armes
On voit le danger que constituerait, pour un pays sous-développé, d'une part le mythe de l'indépendance absolue, et d'autre part, l'établissement d'un État qui se prendrait pour fin suprême. L'indépendance n'opère point magiquement sur les conditions géographiques, démographiques, économiques. Et par ailleurs, les droits des personnes, si cruciaux en cette occurrence, ne doivent point être sacrifiés aux ambitions d'un État que tenterait un rêve de puissance industrielle et militaire. On voit le scandale que serait, dans un pays sous-développé, une certaine utilisation des secours : non pour favoriser le « développement » des populations, mais pour créer un instrument militaire d'impérialisme et d'agression. N'est-ce point, malheureusement, le cas de la République indienne ? De la République indonésienne ?
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On voit réciproquement le danger que constituerait, pour les peuples secourus, une aide extérieure intéressée, où le pays « développé » chercherait des avantages politiques, dans un esprit de domination : à ce sujet, l'aide communiste, malgré ses habiletés, a des conséquences visibles ou prévisibles.
On voit enfin l'erreur, le péché persistant, où seraient les pays « développés » et de civilisation chrétienne, s'ils oubliaient leurs responsabilités à l'égard de la « géographie de la faim » ; s'ils n'envisageaient, pour toute mission, qu'une protection des avantages qu'ils ont acquis, bien calculée pour permettre à ses bénéficiaires de se gaver et de rire à l'ombre de la misère du monde. C'est l'esprit de Carême qu'ils doivent retrouver. C'est le texte d'Isaïe proposé par l'Église le vendredi d'après les Cendres, qu'ils doivent -- que nous devons -- écouter. Ce texte réclame un certain jeûne. Point du tout celui que traduiraient des airs penchés ou moroses. Mais plutôt celui qui signifie essentiellement des décisions de justice et d'amour : alléger les fardeaux pesants, rendre la liberté aux opprimés, partager le pain.
Le Carême est un itinéraire vers Pâques, vers la Résurrection du Christ, promesse et gage de celle des hommes qu'il a sauvés pour l'éternité. Le Carême est aussi, par surcroît, un itinéraire vers une société temporelle meilleure.
Luc BARESTA.
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### Dignité du Rosaire
LE LECTEUR connaît sans doute la lettre et les méditations du Pape Jean XXIII sur le Rosaire : « Il religioso convegno. » ([^69]) L'enseignement du pontife est d'une plénitude admirable, cependant que la vibration de son âme en présence de la Reine, Mère de Miséricorde, se communique sans peine à l'âme de ses enfants. En marge de ces textes riches et chaleureux que nous donne le Vicaire de Jésus-Christ je proposerai quelques réflexions pratiques.
Les objections que l'on fait à la dévotion du Rosaire sont suffisamment connues ; il serait trop simple, et même Une serait pas honnête, de répondre que, dans aucun cas, elles n'ont de fondement. Lorsque par exemple on entre dans certaines églises vers six heures du soir et que l'on écoute dans la pénombre le bredouillage somnolent et incompréhensible des *Pater,* des Ave et des *Gloria* il est difficile de penser que ce soit une prière digne. On a beau être indulgent, on ne trouve là qu'un rapport très lointain avec les mystères de notre Salut, bien qu'ils soient annoncés au début de chaque dizaine. En réalité ce rapport existe et ce qui empêche de le percevoir ce n'est pas la forme elle-même de cette prière vocale, mais la faiblesse ou la mauvaise volonté des chrétiens. Sans doute ce genre de prière est-il très particulier ; les formules sont extrêmement peu variées puisqu'elles se réduisent à trois : un *Notre Père,* dix Je vous salue, un *Gloire à Dieu, au Fils et au Saint-Esprit.* Cependant cette reprise inlassable de formules choisies est un support très solide pour l'oraison intérieure, un soutien très adapté à la contemplation des mystères. L'expérience priante d'innombrables chrétiens nous en apporte une garantie certaine, quoi qu'il en soit de ceux qui marmottent ou qui ronronnent.
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Et ce n'est point parce que l'on récitera une série de Pater et d'Ave que l'on sera détourné de penser à l'incarnation de Jésus-Christ, ou à sa passion très sainte ; que l'on sera entravé pour regarder en paix l'union de la Mère Immaculée avec le Rédempteur de nos âmes. Cette série de Pater et d'Ave permettra au contraire à la méditation de ne pas s'éloigner de son objet.
« On ne peut pas faire deux choses à la fois, me direz-vous. On ne peut pas réciter attentivement une dizaine d'Ave et demeurer attentif par exemple au mystère de la naissance de Jésus. » Je ferai observer que ce mystère, comme du reste tous les autres, ne s'est réalisé qu'avec l'union de la sainte Vierge ; dès lors répéter une formule qui rappelle cette union ne doit pas empêcher de contempler le mystère. On peut quand même faire attention à deux choses à la fois lorsqu'elles sont intimement subordonnées. Nous pouvons bien nous souvenir de ce que nous devons à telle ou telle personne et faire attention à lui cueillir les roses les plus belles, et veiller à composer un bouquet parfaitement présentable. Ainsi pour le Rosaire.
Évidemment il y a place (faut-il même le dire ?) pour cette contemplation des mystères qui est le plus silencieuse possible, sans bruit de paroles et pour laquelle on réserve d'habitude le vocable d'oraison. Il y a place également et d'abord pour cette contemplation en acte des mystères divins que constitue la célébration liturgique ([^70]). Elle se réalise par le Saint Sacrifice et la Communion ; la grâce des mystères nous y est communiquée avec d'autant plus d'abondance que le Seigneur lui-même se rend présent au milieu de ses fidèles dans son immolation salutaire, et les unit avec lui et entre eux comme leur pain vivant. Le Rosaire n'a jamais prétendu jouer le même rôle que l'oraison et la liturgie et l'office choral ; mais inversement l'oraison, la liturgie et l'office choral ne suppriment pas cette forme de prière, car elle revêt un caractère propre et *irréductible ;* on ne saurait dire qu'elle fait double emploi ; le Rosaire en effet a une certaine façon de considérer les mystères du Salut ; il porte une attention très explicite à la place que Notre-Dame y occupe et c'est pour cela qu'il choisit de multiplier les *Je vous salue Marie.*
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FAUTE de prendre le Rosaire comme il est, faute de reconnaître et de respecter sa nature on en tire peu de profit pour soi-même, on le rend pénible, ridicule et même détestable à son prochain. On transforme en rabâchage, en mécanique, en véritable scie, ce qui n'est rien de moins qu'une prière très pleine et très élevée. Il faut d'abord comprendre que la justification inébranlable de cette prière réside dans une grande vérité révélée : Marie est une digne mère de Dieu, mère consciente de la mission de son Fils et associée à cette mission comme jamais il ne sera possible à aucune mère, puisqu'avant même de le concevoir elle sait pour quoi il veut naître d'elle et puisqu'elle rend possible par son Fiat tout le déroulement de l'incarnation rédemptrice. « Voici que vous concevrez et que vous enfanterez un Fils à qui vous donnerez le nom de Jésus (c'est-à-dire Sauveur des hommes). Il sera grand et on l'appellera Fils du Très-Haut. Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père, il règnera sur la maison de Jacob à jamais et son règne n'aura pas de fin. (Il s'agit du règne messianique par la rédemption des âmes ; la maison de Jacob n'est autre que « l'Israël de Dieu », la Sainte Église des rachetés)... Et Marie dit alors : Je suis la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole. » ([^71]) De l'Annonciation à la Passion et à la Résurrection, Marie est toujours associée aux volontés et aux actes de son Fils, avec une intimité de Vierge Immaculée et de Vierge Mère ; c'est là une union d'un ordre à part ; indépassable, sans commune mesure avec celle d'aucun saint et d'aucune sainte ; c'est l'union d'une digne Mère de Dieu, union qui perdure toute l'éternité, qui fonde une intercession d'une qualité unique. Ainsi donc la supplication de la Vierge est universelle puisque Marie a été unie à Jésus pour la Rédemption de tous ; et la supplication de la Vierge est infiniment tendre, pure, sage et forte puisque Marie a été unie à Jésus comme la Vierge-mère.
Dès lors, dès que nous commençons le chapelet, et avant même de commencer, sachons autant que possible ce que nous allons faire. Nous allons recourir à l'intercession privilégiée de celle qui est la digne Mère de Dieu, considérer la place absolument unique qui est la sienne dans les mystères de notre salut.
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Que notre chapelet ne soit pas mal engagé ; et, par légèreté ou routine, engagé dans l'inattention. Pour y remédier il peut être utile, dans la récitation privée, de faire le rappel du mystère à l'intérieur même du *Je vous salue *; de dire par exemple : Jésus, qui a versé son sang pour nous, le fruit de vos entrailles est béni ; Jésus qui s'est offert en sacrifice, ou Jésus qui est à jamais victorieux, le fruit de vos entrailles est béni. Dans la récitation privée cette mention ne sera évidemment pas gênante pour notre voisin et elle pourra être profitable pour nous. (De même dans la récitation privée rien ne nous empêche de consacrer une dizaine à l'exil en Égypte ou au miracle des noces de Cana ; l'action de la Vierge s'y trouve tellement décisive.)
Prenons bien conscience, prenons conscience dans la foi, de l'événement évangélique que nous annonçons au début de chaque dizaine. Il ne s'agit pas d'un événement de l'histoire ordinaire, serait-il gracieux ou pathétique, mais bien d'un mystère de l'histoire du salut. En effet cet événement est efficace pour le salut de tous les hommes, parce qu'il est vécu par une Personne divine, par le Fils de Dieu fait homme, plein de grâce et de vérité. Par ailleurs, cet événement de l'histoire du salut, que ce soit la vie cachée, la passion ou l'envoi de l'Esprit Saint est accompli avec l'union privilégiée de la Sainte Vierge. Donc avant de commencer la dizaine, voyons le mystère comme il est ; ne nous limitons pas à une considération anecdotique et superficielle comme si ce n'était pas un mystère de foi ; comme si la personne du Rédempteur et de sa Mère n'étaient pas en cause.
Puisque les mystères du Rosaire ne font que reprendre le cycle de Noël et de Pâques souvenons-nous que cette Liturgie a parlé à notre foi. Et au moment où nous redisons en présence de la Sainte Vierge les mêmes mystères que nous avons célébrés liturgiquement, ne mettons pas de côté ce que la célébration liturgique a suggéré à notre esprit et à notre cœur. Sans quoi nous ne penserions pas de la même manière par exemple en célébrant la Semaine Sainte et en récitant les mystères douloureux ; la récitation serait plate et vide alors que notre méditation durant la semaine sainte était pleine et fructueuse. Voyons bien que ce sont les mêmes mystères.
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Voyons aussi qu'il faut prononcer décemment et non pas bredouiller le *Notre Père* et les *Je vous salue* qui soutiendront notre contemplation. Vous me direz que, à ce compte là, on ne va pas en finir, et qu'il faudrait pourtant achever les cinq dizaines. Je ne crois pas. Il faut d'abord et avant tout vouloir passer du temps avec le Seigneur et sa Mère et vouloir prier pour de vrai dans le temps dont on dispose. Si l'on n'a pas le loisir de réciter décemment cinq dizaines, que l'on récite ce que l'on peut, mais que ce soit une prière vraie.
Des remarques assez semblables pourraient être faites au sujet de la récitation publique. On sait l'admirable effort qui se poursuit en telle ou telle paroisse pour aider les fidèles à participer à la messe. La dignité du prêtre qui célèbre, la simplicité et la plénitude des invitatoires avant les oraisons, l'allure évangélique de l'homélie, l'ambiance mystique de la communion, enfin tout dans la Messe est accompli avec assez de religion pour que les fidèles y participent en esprit et en vérité. Au principe : non pas des recettes ou des techniques mais l'esprit de foi du célébrant, son sens de la Messe éclairé et contemplatif. Eh bien ! cet effort que l'on a fait pour la Messe serait à prolonger dans la récitation publique du Rosaire ([^72]). Ici encore, le principal dépend de l'esprit de foi de celui qui dirige la prière.
ON AURA PEUT-ÊTRE noté dans la lettre apostolique de Jean XXIII cette déclaration : « Le Rosaire est élevé au rang de grande prière *publique et universelle,* face aux besoins ordinaires et extraordinaires de la Sainte Église, des nations et du monde entier. » Effectivement les choses se passent ainsi depuis des siècles (que l'on se souvienne de Lépante) ; mais c'est quand même beaucoup que le Souverain Pontife déclare que c'est ainsi que les choses doivent se passer et que cette manière de faire est vraiment dans l'ordre.
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La déclaration du Pape donne à l'ancienne pratique une autorité, un poids, une force nouvelle. On n'a pas de peine à saisir pourquoi le Rosaire peut prétendre à ce rang sublime, Par son élément sensible en effet, à la différence de l'oraison silencieuse, il se prête à la récitation publique et collective ; mais c'est plus encore en ce qu'il a d'intérieur que nous apparaît son universalité extraordinaire ; en effet on médite sur le déroulement de l'universelle rédemption et on se réfugie dans la supplication de la corédemptrice. Comment dire *Sainte Marie Mère de Dieu, priez pour nous pauvres pêcheurs,* comment le dire en se souvenant de Bethléem, du Calvaire et du Cénacle et ne pas ouvrir son cœur à toutes les nécessités, toutes les aspirations de l'Église. Car enfin le désir le plus profond de la Vierge à qui nous demandons de prier n'est autre que la sanctification du Corps mystique méritée à Bethléem et sur le Calvaire ; de même les mystères de la vie cachée, de la vie publique, de la vie glorieuse du Sauveur n'ont-ils d'autre raison d'être que le Salut de tous les hommes, et de chacun de nous comme s'il était seul au monde. (Puisque le Bon Pasteur, qui a donné sa vie pour tout le troupeau, appelle ses brebis chacune par son nom.)
Pratiquement, pour que l'universalité du Rosaire ne tourne pas au vague et à l'indéfini, ne soit pas dissoute dans le rêve, il est bon de se fixer une intention précise avant la dizaine ou le groupe de dizaines ; intention qui peut être très tenue et limitée, mais qui ne laisse pas de baigner dans l'intention immense de la prière de Marie. Je prierai pour tel et tel, pour que tel genre de bien arrive à celui-ci et celui-là, et à moi-même ; mais, en définitive, mon désir sera que tel et tel et moi-même, devenions dignes de la rédemption, *dignes des promesses de Jésus-Christ.* Notre intention est précise, elle n'est pas close ; elle est déterminée, elle n'est pas refermée, parce qu'elle a été remise au Cœur Immaculé de la Mère de Dieu. (Ce qui permettra d'élargir et de préciser nos intentions en disant le Rosaire, c'est de relire quelquefois, dans notre missel, les grandes oraisons du Vendredi saint, la longue série des « oraisons diverses », enfin les implorations des Litanies des saints.)
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A ces remarques sur les intentions, j'en ajouterai une autre sur le *Pater.* Autant que possible que le *Pater* soit en rapport avec le mystère que l'on médite. S'il s'agit de l'agonie au Jardin des Oliviers faisons attention que le nom du père est sanctifié par son Fils Unique et en Lui ; et grâce à l'agonie de ce Fils Unique ; de même pour la venue de son règne et l'accomplissement de sa volonté ; de même pour les autres demandes de l'oraison dominicale. Il en va proportionnellement comme du *Pater* au Saint Sacrifice de la Messe. Que ce soit le dimanche de la Passion, le dimanche de Pâques ou celui de Pentecôte, la formule du *Pater* est invariable ; c'est toujours par son Fils et en Lui que nous rendons au Père, dans l'unité de l'Esprit, tout honneur et toute gloire. Mais comment ne pas se souvenir que nous lui présentons son Fils dans des mystères différents ; et chacun de ces mystères a une manière propre de glorifier le Père, nous configure à Jésus-Christ d'une manière spéciale pour la gloire du Père.
SUR LES RAPPORTS du Rosaire avec la civilisation, et avec « les besoins des nations » comme dit le Pape, dans cet article je serai bref. Je ferai simplement remarquer ceci : une mère comprend mieux que personne, que l'être humain, cette créature si chétive qu'elle a portée et nourrie, n'est pas un esprit pur, céleste et désincarné ; par suite une certaine harmonie, une certaine honnêteté des choses temporelles importent souverainement à la vie de l'âme elle-même. Semblablement la mère de Dieu, elle qui est en même temps notre mère selon la grâce, encore qu'elle se préoccupe avant tout de notre sanctification et de la ferveur de l'Église, qui est la *cité de Dieu,* comprend mieux que personne qu'un certain ordre de la cité terrestre représente la condition normale, et voulue de Dieu, pour notre sanctification et pour la ferveur de l'Église. On peut avoir une foule de griefs contre la civilisation chrétienne, on peut (et on doit) s'indigner de ses lourdeurs et de ses hypocrisies, il reste que, après avoir abondamment analysé, disséqué, critiqué, trois vérités demeurent intactes : d'abord lorsque les institutions temporelles deviennent un scandale codifié, cette situation n'est pas, en elle-même, un avantage pour la foi, c'est un terrible danger ; ensuite, encore que Dieu puisse tirer le bien du mal, et qu'il le fasse très souvent, nous serions très coupables si nous favorisions le n'al afin qu'il en sorte du bien ; enfin puisque les chrétiens se mêlent à la vie publique, puisqu'ils ne sont pas tous et pour toujours condamnés aux catacombes, ils doivent promouvoir des institutions dignes de leur foi, c'est-à-dire conformes au droit naturel chrétien.
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Tel étant le rapport entre l'Église et le temporel, entre l'ordre de la grâce et l'ordre des corps et des esprits, il est inévitable que la Sainte Vierge qui est notre mère de grâce, intercède pour des conditions temporelles favorables à la grâce. Il est inévitable également que l'Église recoure à son intercession non seulement pour le salut des âmes, pour la paix surnaturelle des âmes, mais encore pour l'harmonie entre les familles des nations, pour la paix temporelle des armes ; la paix dans la justice. Il est enfin normal que le chrétien, en récitant son chapelet et méditant les mystères, désire de toute son âme de vivre et de mourir en conformité avec le mystère du Christ, dans le spirituel et le temporel.
Encore un mot sur la relation entre le Rosaire et « les besoins ordinaires et extraordinaires de la sainte Église, des nations et du monde entier. » Il n'est pas difficile de faire le procès de ce monde moderne qui se débat dans des convulsions atroces. Il suffit d'être lucide pour observer que, l'humanité actuelle est possédée d'une véritable rage d'aséité. Que l'on se tourne vers les sciences biologiques avec leurs expérimentations hallucinantes pour fabriquer le surhomme ([^73]) ; que l'on analyse la politique moderne avec les formidables moyens de pression qu'elle met en œuvre pour édifier un État mondial totalitaire ([^74]) ; que l'on dévoile la tactique des sociétés secrètes et du communisme, « la pratique de la dialectique et la technique de l'esclavage » ; que l'on considère l'extension dégoûtante des mœurs contre nature ; que l'on jette un regard sur les philosophies modernes qui commentent dans une langue de décadence la folle maxime de Nietzsche : rien n'est vrai tout est permis ; de toute part ce qui apparaît c'est une volonté d'exaltation luciférienne de l'homme. Je n'ignore pas la valeur des progrès scientifiques réalisés depuis un siècle. Je déclare que très souvent, et non seulement en vertu d'une initiative particulière mais par la force des institutions, ce progrès est asservi à l'iniquité suprême : la promotion de l'humanité au rang de Dieu, l'orgueil satanique.
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Mais enfin ce qui importe en même temps que la lucidité sur notre monde, ce qui importe même encore plus, car nous sommes les frères de nos frères, c'est la compassion ; une compassion sans complicité ni vertige, et cependant qui rejoigne nos frères au point le plus douloureux de leur détresse. Car enfin dans ce monde qui offense. Dieu horriblement par sa manière de voir et sa manière de vivre, par son refus de la lumière et ses institutions d'orgueil et d'athéisme, beaucoup d'hommes assurément sont coupables, et c'est en toute délibération qu'ils ont choisi du côté de Satan et se sont endurcis. Mais combien d'autres ne sont que de tristes victimes. Il n'est sans doute pas vrai qu'ils soient innocents. Il y eut une heure, une heure décisive, où ils pouvaient encore ne pas céder. Mais il est vrai aussi qu'ils sont victimes autant que coupables, même s'ils sont coupables de s'être rendus victimes. C'est pour avoir été poussé à bout par le scandale général, par l'organisation diabolique de la cité qu'ils en sont venus à transgresser les lois les plus saintes. Ils subissent autant et plus qu'ils ne choisissent et c'est avec un grand luxe de souffrance qu'ils doivent payer ensuite leur mollesse devant le mal. Car, surtout dans notre monde, ce n'est pas à ceux qui offensent Dieu le plus horriblement que sont réservés les tourments les plus horribles.
Quand on réfléchit sur l'action de Satan dans l'humanité d'aujourd'hui, il faut se le représenter non pas comme un vampire accroché à ses flancs, mais comme un tireur de ficelle d'une méchanceté sans limite qui manœuvre avec un savoir-faire sacrilège une multitude de pauvres hommes. Il les a réduits à l'état de pantin par tout un système d'institutions, en les soumettant à des pressions sociales continuelles et asphyxiantes et qui ne sont devenues possibles à ce degré que depuis l'extension des sociétés occultes et les grandes découvertes scientifiques.
*C'est le diable qui tient les fils qui nous remuent.* Qui le fera lâcher ? Jusques à quand sera-t-il permis à *celui qui fut homicide dès le commencement* de mener une multitude d'hommes, rachetés par le sang du Christ, comme un troupeau d'esclaves dressés à accomplir les gestes affreux, qu'ils n'entendent même plus, d'une liturgie de blasphème et d'orgueil ?
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Si par grâce l'on a échappé, à cette tyrannie comment n'être pas pitoyable à l'immense foule qui est aveuglée et manœuvrée ? Comment ne pas désirer la délivrance ? Comment ne pas redire la parole du Sauveur : « J'ai compassion de la foule » ; *misereor super turbam.*
La Vierge s'est montrée à Fatima. Le sens de son apparition est de nous assurer qu'elle est puissante pour briser nos chaînes, qu'elle le veut, mais qu'elle attend la conversion et la prière de ses enfants. Or c'est la prière du Rosaire que Notre-Dame a recommandée. Elle a même dit : *Je suis la Reine du Rosaire. --* Et si délivrance n'est pas accordée maintenant à cause de la lâcheté et de la mauvaise volonté des hommes ? Dans cette navrante hypothèse, la prière à Notre-Dame nous aura du moins obtenu de souffrir et de mourir dans la paix, avec la conviction inébranlable que Satan, malgré les apparences, est véritablement vaincu depuis la Passion du Christ et la Compassion de sa Mère ; -- avec l'assurance encore que, d'ici la fin des temps, ce pauvre monde connaîtra un renouveau de l'Église, une nouvelle floraison de la civilisation chrétienne, et comme un dernier dimanche des Rameaux.
Le Rosaire est une prière de compassion parce qu'il s'adresse à la Vierge douloureuse qui a souffert infiniment au pied de la croix pour la rédemption de l'humanité ; le Rosaire est une prière de victoire parce qu'il a recours à la Vierge glorieuse qui a écrasé la tête du serpent dans l'instant même de sa conception Immaculée, ensuite par le *Fiat* de l'Annonciation, le consentement du Calvaire, et l'Assomption royale dans la gloire des cieux.
Fr. R.-Th. CALMEL, o. p.
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### Préface au livre de Jonas
*ou critique de la critique*
par Dom Jean de MONLÉON o.s.b.
La Direction de la revue n'a aucune compétence particulière en hébreu, en syriaque, ni dans les diverses branches du savoir que comporte l'étude textuelle de l'Écriture Sainte. Mais on est bien obligé de conclure, après avoir lu les travaux des exégètes, que leur science demeure toujours, pour une très large part, conjecturale.
On y trouve aussi des modes intellectuelles ; ce qui était admis il y a vingt ou vingt-cinq ans ne l'est plus, et pas toujours dans le sens qu'on imagine. Il y a trente ans, tous les psaumes devaient être post-exiliens. Aujourd'hui, un exégète déclare qu'à part le psaume 136 (*Super flumina Babylonis*), il n'est plus sûr qu'aucun date de l'exil.
Les exégètes se servent d'une théorie de la prosodie hébraïque qui date du XIX^e^ siècle et qui est fortement influencée par les habitudes germaniques de poésie accentuée. Or pendant dix-huit siècles la tradition des Juifs savants fut que leur poésie était syllabique ; les exégètes bouleversent néanmoins les poésies hébraïques pour qu'elles répondent à la théorie des cinq accents par vers.
Il y a quelques temps, le Saint-Siège fit retirer de la vente un manuel d'Écriture Sainte en deux volumes composé par l'élite des exégètes catholiques du moment, et y fit ajouter des textes rétablissant la pensée de l'Église.
Enfin, on a vu retirer à David le psaume 109 (*Dixit Dominus Domino meo*), alors que Notre-Seigneur montre en le citant que David avait compris la transcendance du Messie son descendant -- ce qui est préférer sa science propre à celle de Notre-Seigneur.
L'article de Dom Jean de Monléon avertira le lecteur de la fragilité des conjectures exégétiques, et le mettra en garde contre la passion trop souvent apportée dans l'interprétation des textes patristiques pour leur faire prouver des choses incertaines.
ITINÉRAIRES.
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LE LIVRE DE JONAS, tel qu'on peut le lire aujourd'hui parmi les autres écrits prophétiques de la Bible, est certainement l'un des plus purs chefs-d'œuvre de la littérature universelle. Sous la séduction d'un style merveilleusement alerte et vivant, il nourrit l'âme d'enseignements dont la profondeur dépasse toute science humaine. Cette aventure extraordinaire, contée avec une simplicité, une fraîcheur et une finesse exquises, en dit plus long, dans ses quatre minuscules chapitres, qu'un long traité de théologie sur la nature de Dieu, sa Toute-Puissance, son omniprésence, sa Providence, sa Volonté de sauver tous les hommes, la crainte que nous devons avoir de sa justice, la *confiance* que nous devons toujours garder en sa bonté.
Cependant, devant l'épisode invraisemblable qui lui sert de thème, une question *se* pose inévitablement à l'esprit : est-ce de la vérité, ou du roman ? L'odyssée de cet homme qu'une baleine avale en pleine mer, pour le déposer trois jours plus tard, sain et sauf, au point précis où l'appelle sa mission de prédicateur, la foi nous oblige-t-elle à la prendre au pied de la lettre ? ou pouvons-nous la tenir pour une simple fiction ?
Pendant des siècles, et jusqu'à ces toutes dernières années, aucun membre de la hiérarchie catholique n'aurait osé soutenir officiellement cette seconde hypothèse, et présenter comme douteuse la véracité de cette histoire. Mais aujourd'hui, grâce aux « progrès de l'exégèse », les choses ont bien changé, et les manuels courants, comme les doctes ouvrages des spécialistes, ou les cours officiels des Facultés catholiques, ne se font aucun scrupule d'affirmer, noir sur blanc, que le récit de Jonas n'est qu'une fiction, une allégorie, « un enseignement religieux voilé sous les formes d'une parabole ».
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Dans l'impossibilité où nous serions de citer tous les témoignages recueillis sur ce sujet, nous allons choisir l'ouvrage que l'on peut considérer comme le plus représentatif de l'enseignement actuel en matière d'Écriture Sainte : la Bible, dite de Jérusalem. Ce livre jouit aujourd'hui d'une telle diffusion et d'un tel crédit dans l'univers entier, que beaucoup le tiennent pour l'expression de la pensée officielle de l'Église. Nous y joindrons cependant, de ci de là, quelques citations prises de trois ouvrages également estimables et fort répandus, que nous désignerons simplement par les indices : DB, DC, DX, pour pouvoir discuter plus librement les opinions énoncées par eux, sans risquer de froisser leurs auteurs. -- DB est le livre savant, réservé aux spécialistes -- DC, un gros manuel pour les étudiants en théologie ; DX, au contraire, un petit guide à l'usage des catéchistes et du grand public.
Avec ces quatre témoins, nous aurons sans conteste l'opinion moyenne de l'exégèse contemporaine sur la question qui nous occupe. Tous les quatre d'ailleurs sont d'accord pour nous assurer, comme nous l'avons dit plus haut, que l'aventure de Jonas n'est pas une histoire vraie, et qu'il n'y faut voir autre chose qu'une fiction pieuse, une fable édifiante, une parabole analogue à celle de l'enfant prodigue ou du bon Samaritain. DC se montre même agressif, et nous prévient sévèrement qu'il est irrévérencieux envers un écrivain inspiré de prétendre en faire « un historien malgré lui ».
Mais la B.J., plus modérée, expose avec clarté et méthode les raisons qui ont amené les maîtres de la science biblique à abandonner la position traditionnelle de l'Église, pour se replier sur un terrain où l'on ne rencontrait jusqu'à maintenant que les incroyants et les non-catholiques. Nous allons suivre pied à pied son argumentation.
Et d'abord, se demande-t-elle, dans quel « genre littéraire » faut-il classer le livre de Jonas ? « Sommes-nous en présence d'un récit historique, ou d'une fiction didactique ? » Sans doute, concède-t-elle, la première manière de voir a été de beaucoup la plus commune dans l'Église. Sur quoi, elle effleure rapidement les arguments dont cette opinion peut se prévaloir. Mais manifestement, ses sympathies vont vers l'autre. Le livre de Jonas, à ses yeux, n'est qu'une « fiction didactique » ; c'est là, déclare-t-elle, « la solution vers laquelle s'oriente de plus en plus l'exégèse, même l'exégèse catholique ».
Pourquoi cela ?... De très sérieuses raisons nous conduisent à le croire, que l'on peut grouper sous deux chefs :
1°) Le livre de Jonas n'a pas été écrit par Jonas ;
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2°) L'aventure qui y est contée est par trop invraisemblable pour qu'on puisse l'admettre aujourd'hui.
ON PEUT CONSIDÉRER COMME ACQUIS -- c'est toujours la B.J. qui parle -- « que le livre de Jonas a été composé environ trois siècles après l'existence du prophète de ce nom ».
Jusqu'à maintenant, la tradition unanime, tant des Juifs que des Chrétiens, identifiait le Jonas qui fut avalé par un poisson et qui convertit Ninive, avec le personnage du même nom, que mentionne le IV^e^ livre des Rois ([^75]), et qui prophétisa sous le règne de Jéroboam, roi d'Israël, c'est-à-dire entre 788 et 748 avant J.-C.
Mais cette identification, paraît-il, ne peut plus être acceptée aujourd'hui : « Ce n'est pas lui qui a écrit le livre qui porte son nom », déclare péremptoirement DX. « Ce livre a été rédigé après l'exil de Babylone », c'est-à-dire trois siècles au moins après la mort du prophète. DB et DC sont aussi formels. Et voici les motifs qui les obligent à modifier la croyance antique. La B.J. en énumère quatre :
1. -- L'auteur, dit-elle, parle de Jonas à la troisième personne, ce qui est contraire à l'usage des prophètes.
2. -- Il n'est pas concevable qu'il ait fait de lui-même une critique aussi mordante.
3. -- Ce qu'il dit de Ninive montre qu'il a écrit après la chute de cette ville -- manifestement elle n'est pour lui qu'un « souvenir lointain, tellement lointain qu'elle prend à ses yeux des proportions colossales, HISTORIQUEMENT INVRAISEMBLABLES ». Or, Ninive ayant été détruite en 612, il est évident que la prophétie ne peut être antérieure à cette date.
4. -- Enfin, la langue de l'auteur, et les indices philologiques, montrent que l'ouvrage a dû être composé au V^e^ siècle, au temps d'Esdras et de Néhémie.
Ces raisons sont « très fortes », on en conviendra, et nous sommes tout prêts à y souscrire. Néanmoins examinons-les de près, avant de leur donner notre plein assentiment.
1. -- Si l'on ne peut admettre que Jonas soit l'auteur de la prophétie qui porte son nom, sous le prétexte qu'il parle de lui-même à la troisième personne, il faut accorder, pour le même motif, que Moïse n'est pas l'auteur du *Pentateuque* ;
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que ni Josué, ni Esdras, ni Daniel, ni Jérémie n'ont écrit les livres qu'on leur attribue généralement, toutes choses que les critiques accepteront d'ailleurs, d'un cœur léger ; mais aussi -- ce qui est peut-être plus gênant -- il sera prouvé que saint Jean n'est pas l'auteur du 4^e^ Évangile, puisqu'il y est question, à la troisième personne, *du disciple que Jésus aimait ;* que saint Mathieu n'a rien de commun avec le publicain Lévi, puisqu'il en parle comme d'un tiers ; que ce n'est pas saint Paul qui fut ravi au troisième ciel, comme un vain peuple le pense, puisque l'Apôtre attribue lui-même cette extase à un homme qu'il connaît, etc.
Rappelons en outre ici que l'usage de parler d'eux-mêmes à la troisième personne a été constamment imité par les mystiques, soucieux de s'effacer et de *cacher le secret du Roi.*
2. -- Si « la peinture mordante que l'auteur fait de lui-même », est pour le critique moderne une raison de douter de son authenticité, les Pères de l'Église, eux, y ont vu précisément un argument en faveur de l'humilité, et donc de la sainteté, et donc de la véracité, de l'écrivain.
Voici comment s'exprime à ce sujet le plus célèbre des commentateurs grecs de Jonas, Théophylacte, archevêque d'Acride, en Bulgarie :
« *Tout ce qui est dans cette prophétie*, dit-il, *est digne d'admiration ; rien cependant ne l'est autant que le caractère* (TO ETOS, c'est-à-dire : le comportement moral) -- *du prophète, qui s'y montre tellement équitable et tellement vrai qu'il dit tout, ouvertement, sans dissimulation. Il met à nu ses défauts, sa désobéissance, sa fuite, sa pusillanimité. Il n'a pas honte d'étaler toutes ces choses ; bien plus, il les a écrites pour notre instruction. Ainsi en ont agi tous les Saints, parce qu'ils cherchaient non leur propre avantage, mais l'intérêt de tous, afin de les sauver.* » ([^76])
3. -- Le caractère « lointain, -- très lointain, -- du souvenir de la splendeur de Ninive », que notre critique attribue à Jonas, est fondé uniquement sur le fait que, pour parler de cette ville, l'imprudent narrateur a employé -- une fois ! -- l'imparfait ! Il a dit que Ninive *était* une grande ville... Donc elle ne l'*est* plus quand il écrit ; donc il écrit *après* la ruine de la ville, c'est-à-dire, après 612 ; donc la prophétie ne remonte sûrement pas aux années voisines de 780.
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Il est vrai que par un raisonnement analogue, nous pourrions affirmer que Béthanie avait changé de place à la fin du 1^er^ siècle de notre ère, et qu'à la même époque, le jardin de Gethsémani n'existait plus. Saint Jean ne nous dit-il pas que Béthanie *était* à 15 stades de Jérusalem ? et qu'*il y avait*, au-delà du Cédron, un jardin où Jésus entra ?
Bien qu'au témoignage d'un maître de la langue d'Israël, que j'ai spécialement consulté sur ce point, l'emploi du prétérit hébraïque puisse fort bien se justifier ici pour rendre le récit plus vivant et plus actuel, admettons cependant qu'il ait quelque chose d'anormal. Alors, au lieu d'en tirer tout de suite une conclusion sans aucun égard pour les traditions les mieux établies, il faudrait, conformément à l'usage constant des Pères de l'Église, le peser « au poids du sanctuaire », et se demander s'il ne recèle pas quelque secrète allusion à des vérités plus hautes. C'est ce qu'ont fait les commentateurs grecs. Théodoret ([^77]) et Théophylacte ([^78]) en particulier : Ninive, expliquent-ils, *était* une grande ville, non pas seulement devant les hommes, mais *devant Dieu,* (comme le précise justement le texte massorétique) ; -- en ce sens, qu'à cause même du nombre de ses habitants, Dieu s'en préoccupait d'une façon spécialement attentive. Il le dira lui-même à Jonas un peu plus tard : « *Et moi je ne pardonnerai pas à Ninive, la grande ville, dans laquelle il y a plus de cent vingt mille habitants ?*... » ([^79]) Cet imparfait est donc destiné à faire entendre qu'avant les événements qui vont être racontés Dieu cherchait le moyen de ramener dans le droit chemin la grande ville égarée.
On a quelque peine en outre, à comprendre pourquoi « les proportions colossales de Ninive », données par le texte sacré, sont « HISTORIQUEMENT invraisemblables » ; quand au contraire TOUS les témoignages positifs de l'HISTOIRE, -- aussi bien ceux qui nous viennent des auteurs de l'antiquité, que ceux qu'ont apportés les fouilles modernes, confirment pleinement les données de l'Écriture. -- Que nous dit celle-ci en effet ? -- Qu'il fallait *trois jours* pour faire le tour de la ville.
Or, les écrivains anciens qui ont parlé de Ninive sont unanimes à dire qu'elle était prodigieusement grande ; qu'elle était plutôt une agglomération de villes enfermées dans une même muraille, qu'une seule cité, (quelque chose peut-être d'analogue, pour l'époque, à ce que sont aujourd'hui le groupement Lille, Roubaix, Tourcoing, ou celui de Mézières-Charleville, avec cette différence toutefois qu'au lieu d'être des centres, industriels, c'était au plus haut point des villes « résidentielles »).
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Les habitations en étaient entourées de parcs, de bois et d'immenses jardins, qui expliquent ces dimensions énormes, L'historien grec Diodore de Sicile, qui vivait au 1^er^ siècle avant J.C., rapporte que Ninus, auquel il en attribue la fondation, « ayant surpassé, dit-il, tous ses ancêtres en gloire et en actions d'éclat, résolut de créer une ville si grande, que non seulement elle n'eût point d'égale, mais qu'elle ne pût jamais en avoir... Elle présentait la forme d'un rectangle, et son circuit était de 480 stades » ([^80]). Notons ce dernier chiffre : le stade mesurant 185 mètres de longueur, 480 stades font à peu près 90 kilomètres. Si l'on compte que 30 kilomètres sont l'étape journalière normale d'un homme à pied, 480 stades représentent *trois jours de marche*, et le chiffre donné par Diodore s'accorde exactement avec celui du texte sacré.
En outre, des allégations de cet écrivain ont été confirmées par les fouilles entreprises, depuis un siècle environ sous la direction de Layard et d'Oppert, pour retrouver la cité disparue. Ces travaux ont fait ressortir que Ninive-la-Grande comprenait en réalité quatre villes : Ninua, Resen, Chalé, et Rechoboth-Ir. Et il est facile de constater sur les plans qui en ont été dressés ([^81]), que les emplacements découverts, ou présumés, de ces quatre agglomérations, s'inscrivent parfaitement dans un *rectangle* de 90 kilomètres de tour, comme le disait Diodore.
Tous les esprits bien faits déploreront, j'en suis sûr, qu'au lieu d'admirer cette merveilleuse concordance, qui ajoute une garantie de plus à la véracité du texte sacré, les exégètes conformistes poursuivent obstinément leur travail de désintégration de la Tradition chrétienne.
LE QUATRIÈME ARGUMENT enfin mis en avant par la B.J., pour affirmer la composition tardive du Livre de Jonas, est celui des *critères internes :* « La langue de l'auteur, déclare-t-elle, et ses idées théologiques prouvent clairement que ce ne peut être un écrivain du VIII^e^ siècle. »
Nous nous bornerons à rappeler sur ce point que le procédé qui consiste à rejeter les données de la Tradition au nom des caractères *intrinsèques* d'un livre est formellement désapprouvé par l'Église. Voici comme s'exprime à ce sujet le Pape Léon XIII, dans l'Encyclique *Providentissimus :*
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« Par malheur, et pour le plus grand dommage de la religion, il a paru un système qui se pare du nom honorable de haute critique, et dont les disciples affirment que l'origine, l'intégrité, l'autorité de tout livre, ressortent, comme ils disent, des seuls caractères intrinsèques. Il est évident au contraire que dans les questions relatives à l'histoire, touchant à l'origine et à la conservation de n'importe quel ouvrage, les témoignages de l'histoire ont plus de valeur que tous les autres, et ce sont eux qu'il faut rechercher et examiner avec le plus de soin. Quant aux caractères intrinsèques, ils ont, la plupart du temps, moins de poids, en sorte qu'on ne peut guère les invoquer que pour confirmer la thèse. Si l'on agit autrement il en résultera de grands inconvénients et l'on arrivera à ce résultat que chacun, dans l'interprétation, s'attachera à ses goûts et à ses préjugés... » ([^82])
AYANT AINSI LIQUIDÉ la question de l'auteur de Jonas, et considérant comme établi que le livre est postérieur à la ruine de Ninive, notre document explique ensuite pourquoi il convient de le ranger dans la catégorie des « fictions allégoriques » ; c'est-à-dire, en termes plus intelligibles pour le Français moyen, de le considérer comme un simple récit fabuleux.
« Ce n'est pas la peur du surnaturel, nous assure-t-il, qui fait adopter ce sentiment... Aucun catholique ne sera tenté de contester la possibilité du miracle... » A la vérité, nous aurions eu quelque droit de le craindre. Quand on voit la persévérance avec laquelle la critique s'applique à ravaler l'un après l'autre tous les faits extraordinaires contés par l'Écriture au niveau de phénomènes scientifiquement explicables ; le soin minutieux qu'elle met à expurger celle-ci, à la « pasteuriser » si l'on peut dire pour y détruire jusqu'au moindre vestige de vie surnaturelle, -- on aurait pu appréhender que ce ne fût justement le caractère inouï du prodige, qui l'incitât à chercher une autre explication. Mais l'affirmation de B.J. nous donne tout apaisement à cet égard. Non, non, ce n'est pas la crainte du miracle qui détermine sa prise de position. L'exégète moderne est prêt à accepter tous les faits surnaturels, à condition cependant qu'on demeure dans les limites raisonnables, et qu'on ne lui demande pas de prendre des vessies pour des lanternes. Or on conviendra que l'histoire de Jonas à cet égard, dépasse les bornes, et que les extravagances y sont accumulées comme à plaisir.
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« Voit-on un prophète hébreu du VIII^e^ siècle apparaissant soudain en prédicateur justicier, au sein de la puissante Ninive ?... Le point culminant du récit, et aussi de la série des invraisemblances, est la conversion subite de Ninive : à peine Jonas, un inconnu, a-t-il annoncé la ruine de la cité, que ses habitants, grands et petits, c'est-à-dire environ un million de personnes, se livrent aux manifestations les plus extraordinaires du repentir. Le texte est formel ; le mouvement fut général : le roi lui-même descend de son trône, se revêt d'un cilice et s'assied sur la cendre. S'il s'agissait d'un fait historique, nous serions en présence d'un miracle sans égal dans l'histoire de l'humanité, bien supérieur à celui de la Pentecôte. Comment expliquer qu'un tel prodige n'ait laissé aucune trace ailleurs, dans la Bible, ni dans les annales assyriennes ? On invoque les lacunes de ces annales ; on allègue que la conversion a pu être sans lendemain, sans prendre garde qu'ainsi on met en doute sa sincérité, reconnue par Dieu lui-même. Ces réponses, d'ailleurs paraîtront des échappatoires, si l'on veut bien se rendre compte de la grandeur unique du prodige : cette énorme multitude d'Assyriens atteint, d'un seul coup, l'idéal que les prophètes se plaignent sans cesse de ne pas trouver réalisé en Israël. »
On concèdera bien volontiers à l'auteur de ces lignes que, sur le plan de la logique humaine, l'aventure de Jonas est tout à fait invraisemblable. Mais nous ne devons pas oublier qu'il s'agit ici d'un récit sacré, et d'une figure prophétique ; c'est-à-dire, d'un événement dont la rédaction a été faite par le Saint-Esprit, et dont les péripéties ont été calculées et dirigées par Dieu, pour donner à l'avance aux hommes une lointaine connaissance de la manière dont s'accomplirait un jour l'œuvre de la Rédemption.
Si nous voulons comprendre quelque chose à ce drame comme d'ailleurs à toutes les autres prophéties, -- il est indispensable de projeter sur lui d'abord la lumière de la foi : sans quoi nous risquerions de tomber dans le même travers que certain personnage de la fable, qui, montrant la lanterne magique, avait oublié d'en allumer la chandelle.
Tous les anciens commentateurs ont vu dans l'envoi de Jonas à Ninive, une figure de la mission donnée aux Apôtres, d'annoncer l'Évangile aux Gentils.
L'effet merveilleux de la prédication de ce « petit » prophète représente à l'avance la puissance dont devait jouir un jour la parole des premiers prédicateurs chrétiens. A leur voix on verrait les païens se convertir en masse, les souverains eux-mêmes s'humilier et faire pénitence ; et les rois... -- les rois de la pensée, explique Saint-Jérôme, c'est-à-dire les hommes revêtus de la pourpre de l'éloquence et du savoir, -- se muer en humbles disciples des pêcheurs galiléens.
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La conversion de Ninive figure donc d'abord celle de la Gentilité en général. S'il est extraordinaire de voir une cité de 600.000 habitants écouter docilement la parole d'un prédicateur étranger -- et ce fut en effet, sans aucun doute, un miracle stupéfiant -- il est bien plus extraordinaire de penser que douze pauvres Juifs, sans instruction, sans argent, sans soldats, ont réussi, à porter l'Évangile aux quatre coins du monde, et à opérer, en une génération, la plus étonnante révolution qui se soit jamais vue sur la terre. A leur appel, des peuples entiers ont accepté un mode de morale qui les obligeait à changer radicalement leur manière de vivre ; ils ont répudié la licence ordinaire de leurs mœurs, pour accepter les lois de la continence et du jeûne, pour se soumettre à des préceptes aussi contraires à la nature que le pardon des offenses, ou l'amour des ennemis. Des princes sans nombre ont dépouillé leur superbe, pour des-cendre dans la cuve baptismale, pour confesser leurs péchés aux pieds d'un prêtre, issu souvent de condition obscure ; parfois même ils ont quitté la pourpre royale, comme celui de Ninive, pour revêtir la robe des pénitents.
La conversion de « la grande ville » figurait aussi, plus spécialement, celle de Rome, la capitale du monde païen, que l'Apocalypse appelle : la Babylone de Satan, et dans laquelle, dit Saint Léon, « une superstition très attentive avait rassemblé tout ce que de vaines erreurs avaient jamais institué » -- ce qui revient à dire, qu'elle était le rendez-vous de toutes les idoles et de toutes les fausses religions.
Or, voici que « dans cette forêt pleine de rugissements de fauves, dans cet océan (de vices) dont les profondeurs étaient toujours, en ébullition » ([^83]), débarque un jour, de la terre de Judée, comme Jonas, un pêcheur galiléen, qui, par une singulière coïncidence, s'appelle Simon bar Jona, Simon fils de Jonas.
A peine est-il à pied d'œuvre qu'un sourd travail de gestation commence dans la ville. Sans doute, le changement n'a pas la soudaineté fulgurante de la conversion de Ninive ; mais par contre celle-ci se montre beaucoup plus radicale et beaucoup plus tenace. De la cité qui était hier la sentine de tous les vices, s'élève peu à peu un parfum extraordinaire de pureté et de charité.
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Au mépris de tous les usages, les fières patriciennes se mettent à soigner les malades, à nourrir les pauvres de leurs mains ; elles ne rougissent pas de frayer côte à côte avec leurs esclaves dans les assemblées clandestines des Catacombes. Tout un monde, où les gens les plus humbles coudoient les membres de la plus haute aristocratie, embrasse un genre de vie qui ressemble plus à celui des anges qu'à celui des hommes. A la seule parole de Pierre et de Paul, -- deux étrangers, qui n'ont aucune racine dans le terroir de Rome, -- ces gens s'attachent à la doctrine du Christ avec une telle conviction et une telle générosité, que pour lui être fidèle, ils braveront les plus terribles supplices. Ils se laisseront dévorer par les bêtes de l'amphithéâtre, verseront leur sang à flots dans des supplices d'une affreuse cruauté, et mériteront à la cité de Romulus, par le nombre de martyrs qu'ils lui donneront, une gloire plus grande que celle que lui avaient acquise les victoires de ses soldats.
La conversion de Rome eut en outre l'avantage d'être durable, et de faire d'elle, pour toujours, la capitale du monde chrétien. Celle des Ninivites au contraire ne le fut pas. Dès que la menace leur parut conjurée, ils retournèrent à leurs dérèglements, et c'est pourquoi quelques années plus tard, leur ville fut détruite de fond en comble, comme Jonas l'avait annoncé.
Ce prompt relâchement cependant ne met pas en question la sincérité de leur premier repentir. Cette sincérité ne fait aucun doute : Dieu regarda leurs œuvres... et il eut pitié d'eux, dit le texte sacré. Or Dieu, qui sonde les reins et les cœurs, n'aurait pas regardé leurs œuvres, pas plus qu'il ne regarda les sacrifices de Caïn, -- si celles-ci n'avaient été dirigées par une intention droite. Sincérité et persévérance sont deux choses distinctes, c'est tous les jours que l'on voit des hommes prendre loyalement, authentiquement, la résolution de rompre avec une vie de péché, et s'y tenir pendant quelques temps ; mais peu à peu, leur générosité s'émousse, leur zèle s'attiédit, le premier démon revient avec sept compagnons plus méchants que lui, et bientôt, le pécheur, repris par son péché, retourne à son vomissement.
LA B.J. S'ÉTONNE ENSUITE que nulle part ailleurs, il ne soit question d'un événement aussi extraordinaire. Mais qu'elle nous explique alors pourquoi saint Jean est le seul des évangélistes à avoir raconté la résurrection de Lazare ?
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Ce miracle, le plus sensationnel qu'ait accompli le Sauveur, constitue manifestement, après sa propre Résurrection, l'argument le plus fort que l'on puisse invoquer pour prouver sa divinité. Comment se fait-il que ni saint Matthieu, ni saint Marc, ni saint Luc, n'en aient soufflé mot ? Sommes-nous autorisés pour autant à contester la véracité du récit de saint Jean ? Il y a quantité de traits semblables, aussi bien dans l'Ancien que dans le Nouveau Testament. Le témoignage de l'Écriture se suffit à lui-même. En supposant qu'il n'y ait aucune autre preuve, c'est assez que la prophétie de Jonas soit mise par l'Église au nombre des Livres inspirés, pour qu'aucun doute ne puisse subsister sur la véracité de son sens littéral.
Mais il y a d'autres preuves. Il y a en sa faveur un témoignage écrasant : celui de Jésus en personne. Aux Juifs qui lui demandent un argument palpable de la divinité de sa mission, le Sauveur répond : *Cette génération mauvaise et adultère, cherche un signe ; et il ne lui en sera pas donné, sinon le signe du prophète Jonas. De même en effet que Jonas a été dans le ventre du cétacé trois jours et trois nuits, de même le Fils de l'homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits. Les hommes de Ninive se lèveront au jour du jugement avec cette génération, et ils la condamneront, parce qu'ils firent pénitence à la prédication de Jonas. Et voici ici plus que Jonas* ([^84])...
Il semble impossible à première vue d'éluder un témoignage aussi formel, émanant de la bouche même de la Vérité faite chair.
La critique cependant prétend bien l'esquiver.
« Il faut remarquer, dit la B.J., que les récits de l'engloutissement de Jonas par un poisson et de sa délivrance sont utilisés par le Christ comme des figures de sa sépulture et de sa résurrection, et la conversion des Ninivites, comme un signe annonçant par contraste la condamnation des Juifs incrédules. Or, que ces événements soient historiques ou fictifs, ils gardent en toute hypothèse la signification que leur donne Jésus. Un prédicateur n'hésite pas à proposer comme modèles l'enfant prodigue, le Publicain ; et l'Église, dans la liturgie, traite le Lazare de la parabole comme un personnage réel : et cum Lazaro quondam paupere æternam habeas requiem. D'une manière générale, d'ailleurs, on peut dire que le Christ et les Apôtres traitent l'Ancien Testament tout entier comme une prophétie, au sens large, de l'ère messianique ; entre les narrations historiques et les paraboles de l'Écriture, il y a ceci de commun que les unes et les autres sont des préfigurations du Royaume de Dieu. »
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Reprenons le texte du divin Maître que nous avons cité tout à l'heure, afin d'en bien préciser la portée.
Les Juifs lui demandaient un SIGNE, c'est-à-dire, par définition même, une chose perceptible aux sens ([^85]) -- et ce mot à lui seul suffirait à exclure l'hypothèse d'une simple parabole. Ils le demandaient pour avoir une preuve tangible qu'il était le Fils de Dieu, ils réclamaient de Lui un prodige analogue à ceux qu'avaient opérés Moïse pour convaincre le Pharaon, ou Élie, quand il avait fait descendre le feu du ciel. Mais Jésus se refuse à accéder à leur désir : Il sait trop bien que ce serait parfaitement inutile. *Cette génération mauvaise et adultère* n'y croira pas plus qu'elle n'a voulu croire à ceux qu'il a déjà accomplis à profusion, en guérissant les malades, en rendant la vue aux aveugles, en délivrant les possédés, en ressuscitant les morts. Aussi Il ne leur en donnera plus qu'un seul, quand le moment sera venu, mais le plus éclatant, le plus décisif de tous ; celui de sa mort et de sa Résurrection. C'est le *signe de Jonas :* Dieu, afin de préparer les esprits à ce mystère incroyable ; afin de montrer comment le Sauveur serait réellement un jour absorbé par la mort, mais ne serait pas décomposé par elle, et lui échapperait au bout de trois jours, a dessiné comme une première ébauche de ce prodige dans l'extraordinaire aventure du prophète de Ninive : « *De même, dit-il, que Jonas a été trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine,* non pas en figure, précise saint Albert le Grand, mais à la lettre ([^86]), *de même le Fils de l'homme sera trois jours et trois nuits dans le sein de la terre.* »
Tel est donc le signe présenté par le Sauveur lui-même pour présager sa Passion. Aux yeux de notre critique, peu importe que « cet événement soit historique ou fictif ; il garde en toute hypothèse la signification que lui donne Jésus ». J'en demande mille pardons à l'auteur : il n'est pas question ici de *signification,* mais de SIGNE, ce qui change complètement la question. Qu'un prédicateur puisse employer, dans un sermon, une allégorie aussi utilement qu'un fait réel, nul ne le contestera. Il pourra parler du bon Samaritain, de l'enfant prodigue, ou du pauvre Lazare comme s'ils étaient des personnages authentiques. Peu importe en pareil cas qu'ils aient existé ou non : même si leur aventure est une fiction, elle garde toute sa vertu morale et édifiante. Mais il en va tout autrement quand il s'agit de prouver une vérité de la foi. Or c'est le cas de l'his-toire de Jonas.
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Notre-Seigneur devant des hommes qui ne croient pas en Lui, se propose de donner un SIGNE, c'est-à-dire une preuve, un témoignage, -- MARTURIA, dit saint Jean Chrysostome, -- qui les amène à admettre l'idée de sa Résurrection. Ceci nous place sur un terrain qui n'a plus rien de commun avec la simple homélie. Personne, que je sache, n'a jamais songé à citer le pauvre Lazare ou le bon Samaritain comme des témoins de la divinité du Christ ; tandis que c'est là le rôle essentiel des Apôtres et des Prophètes, donc de Jonas.
« L'allégorie, -- c'est-à-dire : la parabole -- n'a pas valeur argumentative », dit saint Thomas ([^87]), à la suite de saint Augustin et de toute la Tradition. Que l'on nous permette de prendre dans les événements de la vie contemporaine un exemple qui aidera à comprendre le sens de cette affirmation. De ce que deux hommes, grâce à l'appareil nommé bathyscaphe, ont pu descendre à 4.000 mètres sous l'eau, on est en droit d'arguer qu'un jour viendra où le fond des océans n'aura plus de secrets pour nous ; mais de ce que Jules Verne a écrit « Un voyage dans la Lune », on ne peut tirer aucun *argument* pour affirmer que les hommes iront un jour se promener dans les astres.
La descente du bathyscaphe est un fait *historique*, elle a dès lors valeur *argumentative*, c'est-à-dire, *--* selon l'étymologie de ce mot (*arguere -- mentem*), -- elle entraîne l'acquiescement de l'esprit. Le voyage dans la lune, au contraire, si passionnant, si suggestif, si stimulant qu'il puisse être n'a aucune valeur probante, parce qu'il n'est qu'une fiction.
De même, Notre-Seigneur ne pouvait tirer aucun argument en faveur de sa Résurrection, d'une aventure qui n'eût été qu'un conte. D'ailleurs, d'une façon générale, prétendre réduire les faits rapportés par l'Écriture, à de simples fables, est aller directement contre le caractère propre des Livres Saints ; car, explique le Docteur Angélique, Dieu, qui est le véritable auteur de ceux-ci, peut, non seulement, « accommoder les paroles, ce qui est aussi au pouvoir de l'homme mais encore les réalités elles-mêmes -- *res ipsas* -- à ce qu'Il veut signifier » ([^88]).
Voici au surplus, ce qu'enseigne le Magistère suprême de l'Église sur ce point :
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Il est encore un autre groupe de déformateurs de l'Écriture Sainte, déclare le Pape Benoît XV dans l'Encyclique *Paraclitus*, nous voulons dire ceux qui, abusant de certains principes, justes du reste tant qu'on les renferme dans certaines limites, en arrivent à ruiner les fondements de la véracité des Écritures, et a saper la doctrine catholique transmise par l'ensemble des pères... Recourant trop aisément, malgré le sentiment et le jugement de l'Église, au système... des récits qui ne seraient HISTORIQUES QU'EN APPARENCE, ils prétendent découvrir dans les Livres Saints tels procédés littéraires inconciliables avec l'absolue et parfaite véracité de la parole divine.
Vous voyez dès lors, Vénérables Frères, avec quelle ardeur vous devez conseiller aux enfants de l'Église, de fuir cette folle liberté d'opinion... Lisons-nous, en effet, que Notre-Seigneur ait eu une autre conception de l'Écriture ? Les formules « *Il est écrit *» et « *Il faut que l'Écriture s'accomplisse *» sont sur ses lèvres un argument sans réplique, et qui doit clore toute controverse. Mais insistons plus à loisir sur cette question. Qui ne sait ou ne se souvient, que dans ses discours au peuple, soit sur la montagne voisine du lac de Génésareth, soit dans la Synagogue de Nazareth et dans la ville de Capharnaüm, le Seigneur Jésus empruntait au texte sacré les points principaux et les preuves de sa doctrine ? N'est-ce pas là qu'il puisait des armes invincibles pour ses discussions avec les pharisiens et les sadducéens ? Qu'Il enseigne ou qu'il discute, il produit des textes et comparaisons tirés de toutes les parties de l'Écriture, et il les produit comme des autorités qui doivent nécessairement faire foi. C'est ainsi, par exemple, qu'il se réfère indistinctement A JONAS ET AUX HABITANTS DE NINIVE, à la reine de Saba et à Salomon, à Élie et à Élisée, à David, à Noé, à Loth, aux habitants de Sodome et à la femme même de Loth ([^89]).
Il ressort avec évidence des paroles de Notre-Seigneur analysées tout à l'heure, que le Divin Maître a rivé de la façon la plus étroite sa propre Résurrection à l'histoire de Jonas. Il est impossible d'admettre que, dans la phrase énoncée par Lui, le verbe ÊTRE ait une signification différente, selon qu'on en considère le premier ou le second membre. Ce terme ne saurait exprimer tantôt une réalité substantielle, -- ce qui est sa fonction propre --, et tantôt une simple apparence fictive. Si on prétend lui ôter son « nerf », son sens plein dans l'une des propositions, on le lui enlève nécessairement dans la seconde.
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Si l'on concède que la sortie de Jonas, vivant, du ventre de la baleine, n'est qu'une allégorie, on est contraint d'accepter ipso facto, que la Résurrection du Sauveur le soit aussi. Quand on songe qu'il s'agit là du dogme essentiel de la doctrine chrétienne -- car, dit saint Paul, *si le Christ n'est pas ressuscité, toute notre religion est vaine* ([^90]) -- on ne peut qu'être stupéfait de l'inconscience avec laquelle des critiques catholiques, oubliant que leur premier devoir est de défendre la Tradition de l'Église, s'emploient de leur mieux à en desceller une pierre angulaire de cette importance, posée et cimentée par le Verbe de Vérité en personne.
MAIS le suprême argument de ces auteurs, pour couvrir leurs affirmations, est de déclarer précisément, que la doctrine de l'Église n'est pas unanime sur ce point, et qu'ainsi chacun garde sa liberté d'appréciation.
« Encore moins a-t-on le droit d'objecter la tradition patristique... sur cette question, écrit la B.J. : les Pères ne sont pas d'accord. La plupart certes, semblent avoir cru à l'historicité de Jonas, mais certains émettent des doutes, ou nous rapportent, que, de leur temps, on discutait à ce sujet : cf. Saint Jérôme, Pat. Lat. XXV, 1177, 1152 ; -- Saint Grégoire de Naziance, P. G. XXXV, 505-508 ; -- Théophylacte, P. G., CXXVI, 960-964. »
Voilà trois témoins d'importance : il est évident que si leur opinion n'est pas favorable à l'historicité de Jonas, il n'est plus possible de parler d'unanimité de la Tradition. La B.J., il est vrai, en mettant en avant ces noms illustres, manifeste une certaine réserve ; elle se contente de dire qu' « ils ont douté ». D'autres, par contre sont beaucoup plus catégoriques. DN, par exemple déclare, sans sourciller : « Beaucoup se demandent s'il faut prendre à la lettre le récit merveilleux de Jonas. A LA SUITE DE SAINT GRÉGOIRE DE NAZIANCE, nous croyons qu'il faut y voir un enseignement religieux, voilé sous la forme d'une PARABOLE. » Voilà dont saint Grégoire de Naziance campé en adversaire de l'historicité de Jonas, et en partisan de la « fiction ».
Puisque la B.J. a la bonté de nous donner la référence -- ce que DX se garde de faire, et pour cause ! -- allons à la Patrologie grecque, prenons le tome XXXV et ouvrons-le à la colonne 504. Nous y trouvons un « Discours apologétique » ; où le saint Docteur, voulant se justifier d'avoir fui dans les solitudes du Pont pour échapper au fardeau de l'épiscopat se couvre de l'exemple du Prophète, envoyé à Ninive et se sauvant à Tharsis.
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Et il dit :
« Je me suis souvenu d'un trait de l'histoire ancienne, et c'est de là que j'ai pris conseil pour moi, dans la présente affaire. Car nous ne saurions penser que ces récits ont été écrits à la légère, et qu'ils ne sont qu'un assemblage de mots et de choses inutiles, composé pour amuser les lecteurs, sans autre intention que de donner du plaisir à leurs oreilles. C'est ainsi que les Grecs ont imaginé leurs fables, où se souciant peu de la vérité, ils se contentent, par la grâce des fictions et la séductions des mots, de verser comme un charme dans les oreilles et dans les esprits. Mais nous qui portons l'esprit de sincérité ([^91]) jusque dans les lignes et les points (c'est-à-dire, dans les plus petites choses), nous n'accorderons jamais que c'est à la légère que ces actions, même les plus minimes, ont été écrites et rédigées, et se sont conservées jusqu'à nous. Elles l'ont été pour que nous ayons sous la main des avertissements et des exemples sur lesquels nous puissions nous régler, quand les circonstances l'exigent ; afin que nous évitions certaines choses, et que nous en épousions d'autres, en suivant ces exemples anciens comme des canons et des modèles ([^92]) »
Peut-être suis-je affligé de daltonisme spirituel : mais il me semble que ce passage dit exactement le contraire de ce qu'on voudrait lui faire dire. Saint Grégoire nous avertit de ne pas confondre les récits de l'Écriture, et spécialement l'aventure de Jonas, avec les fables imaginées sur leurs dieux par les païens : les premiers sont des événements qui se sont réellement passés (PRAXEIS), des faits historiques (ISTORIAS) : les autres sont des fables, ou des mythes (MUTHOS).
Il est vrai que plus loin, le même auteur parle de l' « absurdité apparente du récit » ; et peut-être cette expression a-t-elle trompé un lecteur pressé. Mais le contexte montre clairement qu'elle vise uniquement la phrase où *Jonas* est dit avoir « *voulu fuir hors de la face du Seigneur* ». Il serait absurde en effet de prendre ces mots au pied de la lettre, et de croire qu'un prophète, un serviteur de Dieu, ait pu s'imaginer un instant qu'il arriverait à se soustraire à la vue de son Créateur.
PASSONS MAINTENANT à Théophylacte. En voyant la référence qui mentionne quatre colonnes, nous sommes en droit de nous attendre à un exposé substantiel de la question.
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Cependant, en parcourant attentivement les dites colonnes, on arrive à grand-peine à découvrir -- et encore reléguée dans une note au bas de la page -- cette seule petite phrase, sur le sujet qui nous occupe. -- « Il ne faut pas ignorer que quelques-uns (TINES) ont pensé que la désobéissance de Jonas, sa fuite, et le reste, ne se sont pas passées comme l'histoire les rapporte. » On avouera que c'est un peu maigre pour conclure que Théophylacte lui-même a admis la possibilité d'un doute sur la vérité de cette aventure, alors que dans tout son commentaire il en parle comme d'une chose très assurée.
Mais, de surcroît, le texte que nous venons de citer est probablement fautif (c'est pourquoi il est en note), et la version authentique, retenue par la Patrologie de Migne, dit au contraire -- « Il ne faut pas passer sous silence que quelques-uns ont admis que la désobéissance et la fuite de Jonas, et le reste, se sont vraiment passées, et sans fard, comme l'histoire le raconte, mais ils y ont ajouté l'allégorie. »
Pour comprendre le sens de cette fin de phrase un peu sybilline, il faut savoir que, plus haut ([^93]), Théophylacte a déclaré qu'à son avis, la tentative de Jonas pour s'enfuir et ne pas obéir à l'ordre de Dieu, ne peut pas s'interpréter allégoriquement ; c'est-à-dire, ne peut pas s'appliquer à la personne de Jésus-Christ ; car l'idée même d'une désobéissance de la part du Sauveur est inconcevable. Le saint Docteur ajoute donc ici que cependant, cette opinion n'est pas celle de tout le monde, et qu'il y a des commentateurs qui, sans mettre en question l'historicité de l'aventure de Jonas, ont soutenu qu'elle avait aussi une signification allégorique.
Ajoutons enfin, pour montrer à quel point la critique peut extravaguer dans l'interprétation qu'elle donne des textes patristiques, que, non seulement la phrase de Théophylacte n'a pas le sens que lui attribue la B.J., mais de plus qu'elle n'a aucun rapport avec l'histoire de la baleine, puisqu'elle vise uniquement la fuite du prophète à Tharsis, quand il voulut se dérober à sa mission
Voici d'ailleurs ce que Théophylacte lui-même, en un autre passage pense de l'affaire. Il raille d'abord l'aveuglement des Grecs qui ne veulent pas croire à l'histoire de Jonas, et qui ne font cependant aucune difficulté d'admettre qu'Hercule, avalé lui aussi par une baleine, y soit demeuré sain et sauf, pour en ressortir ensuite, avec cette seule différence que la chaleur interne du monstre avait brûlé tous ses poils.
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« Il ne faut pas appuyer, continue le saint Docteur, la solidité de notre vérité sur la pourriture des fables imaginées par les Grecs, et on doit penser que rien n'est impossible, quand Dieu le veut et l'ordonne.
S'il peut faire vivre l'enfant neuf mois dans le sein de sa mère, il peut aussi bien conserver un homme dans le ventre d'un animal.
Par conséquent, il ne faut pas refuser notre foi à l'aventure de Jonas, mais au contraire IL FAUT CROIRE SANS AMBIGUÏTÉ QU'ELLE S'EST PASSÉE TOUT COMME L'ÉCRITURE LA RACONTE ([^94]). »
Peut-on vraiment avancer que l'auteur d'un texte aussi clair a admis même la simple possibilité d'un doute sur le caractère historique de Jonas ?
ENFIN, reste saint Jérôme, « en qui l'Église Catholique reconnaît et vénère le plus grand Docteur que lui ait donné le ciel pour l'interprétation des saintes Écritures », dit le Pape Benoît XV ([^95]). Il est certain que s'il a douté de la réalité de l'absorption du Prophète par la baleine, on peut dire que l'Église elle-même en a douté. Voyons donc le texte dont la critique prétend faire état.
« Je n'ignore pas, dit le saint, que les anciens interprètes ecclésiastiques, tant grecs que latins, ont dit bien des choses sur ce livre (celui de Jonas) et en ont obscurci plutôt qu'éclairci le sens, soulevant tant de questions que leur interprétation même a besoin d'être interprétée... » ([^96])
Or, il suffit de jeter les yeux sur les lignes qui, dans le texte du Docteur dalmate, précèdent cette phrase, pour s'apercevoir qu'elle ne met pas en question, elle non plus, le sens « littéral » de la prophétie ; elle vise uniquement son explication mystique, ou typologique. Saint Jérôme se propose d'interpréter Jonas en tant qu'il est le type du Sauveur, et que, par les trois jours et trois nuits passés dans le ventre du monstre, il en a préfiguré la Mort et la Résurrection. Il demande pour cela une assistance particulière du Saint-Esprit, parce que la question a été tellement embrouillée par les anciens interprètes, que leur interprétation même a besoin d'être interprétée...
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Il est donc clair que l'*embrouillage* dont il parle ne concerne que les interprétations allégoriques, laissant entièrement hors de cause le sens littéral de la prophétie. Il va nous donner d'ailleurs sa pensée sans ambages sur ce point, un peu plus loin :
« Il y a des gens, je le sais, dit-il, à qui il paraît incroyable qu'un homme ait pu être conservé trois jours et trois nuits dans le ventre d'une baleine. Ces gens sont assurément des fidèles ou des infidèles. Si ce sont des fidèles, ils seront obligés d'ajouter foi à des mystères bien plus grands. Comment trois jeunes gens, jetés au milieu des flammes d'une fournaise ardente, demeurèrent-ils si bien indemnes que leurs vêtements n'avaient même pas l'odeur du feu ? Comment la mer recula-t-elle, et forma-t-elle de part et d'autre deux espèces de murs, pour livrer passage au peuple israélite ? Comment des lions furieux excités par la faim eurent-ils peur en regardant leur proie, si bien qu'ils ne la touchèrent point, comme s'ils avaient eu la raison de l'homme ? Et bien d'autres traits du même genre. Si ces personnes sont des infidèles, comment peuvent-elles croire à toutes les fables de la mythologie, au changement par exemple de Daphné en laurier, de Jupiter en cygne, en pluie d'or ou en taureau ; prétendre que la divinité est toute puissante quand il s'agit de choses honteuses, et lui refuser cette toute puissance, quand il s'agit de choses honnêtes ? » ([^97])
Aussi, bien loin d'accepter un doute quelconque sur la réalité de l'histoire de Jonas, ce « maître de la Loi Sainte, dont la doctrine est celle du Christ lui-même » ([^98]) nous fait entendre clairement qu'il n'y a pas de milieu : ou il faut rejeter tous les miracles de l'Écriture, ou il faut accepter celui-là.
Tel sera aussi l'argument de saint Augustin.
La question (qui) concerne Jonas n'est pas tirée de Porphyre, dit-il, mais des plaisanteries habituelles aux païens. On nous dit : Que devons-nous penser de Jonas qu'on prétend avoir passé trois jours dans le ventre d'une baleine ? Il est extraordinaire et incroyable qu'un homme soit resté englouti avec ses vêtements dans le corps d'une haleine. Si c'est là une figure, vous daignerez nous l'expliquer. -- Je réponds à ceci, ou bien qu'il ne faut croire à aucun des miracles de Dieu, ou bien qu'il n'y a aucune raison de ne pas croire à celui-ci. Nous ne croirions pas que le Christ lui-même est ressuscité le troisième jour, si la foi des chrétiens redoutait les railleries des païens. Notre ami ne nous a pas demandé si on devait croire à la résurrection de Lazare le 4^e^ jour, ou à celle du Christ le 3^e^. Je m'étonne donc qu'il ait choisi l'histoire de Jonas, comme une chose incroyable : pense-t-il par hasard qu'il soit plus aisé de ressusciter un mort, que de conserver dans l'énorme ventre d'une baleine, un homme vivant ? ([^99])
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LES TÉMOIGNAGES de saint Jérôme et de saint Augustin sont donc absolument concordants sur la véracité de l'histoire du prédicateur de Ninive. Ajoutons-leur celui de saint Jean Chrysostome. Le célèbre Docteur affirme à plusieurs reprises sa foi au miracle de la baleine. Il dit en particulier, dans ses *homélies sur S. Matthieu :*
« *Était-ce donc une fable* (FANTASIA : une imagination, une création de l'esprit), *que Jonas dans le ventre du poisson ? Vous n'oseriez, certes, dire cela. Donc le Christ dans le sein de la terre, n'est pas davantage une fable... La figure elle-même démontre la vérité de la mort du Sauveur, car Jonas ne fut pas trois jours dans le ventre de la baleine en imagination, mais en réalité*. » ([^100])
Nous pourrions multiplier les déclarations de ce genre. Celles-là suffisent à nous faire connaître ce que nous devons croire. On sait en effet que pour avoir, sur un point quelconque de la doctrine chrétienne, le consentement unanime de la Tradition, il n'est pas nécessaire de totaliser les voix de tous les Pères de l'Église : ce qui serait souvent chose difficile. Il suffit de produire le sentiment de quelques-uns de ceux que l'on considère comme « les plus insignes », et de s'assurer que leur opinion n'est contredite par aucune autre ([^101]).
Or dans le cas présent, les noms de Jérôme, d'Augustin et de Chrysostome, nous offrent sans aucun doute les témoins insignes exigés. Et leur sentiment n'a jamais été contredit par aucun Père orthodoxe. C'est en vain qu'on essaye de leur opposer Grégoire de Naziance, et Théophylacte : nous avons démontré que cette prétention n'a pas le moindre fondement et que l'autorité de ceux-ci vient au contraire renforcer la leur. Contrairement à la déclaration faite par la B.J., qu'il n'y a pas sur l'histoire de Jonas de tradition patristique, nous sommes en droit d'affirmer, pièces en mains, qu'il y a consentement unanime des Pères en faveur de son authenticité ;
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que ce consentement se double de celui de tous les commentateurs du Moyen Age et de la Scolastique dont on peut fouiller les ouvrages, sans y trouver jamais une voix divergente ; et qu'en conséquence l'opinion qui soutient que cette extraordinaire aventure est une « fiction », est incompatible avec la foi catholique ; car, on le sait, le consentement unanime des Pères demande une adhésion de foi.
LES RATIONALISTES ne manqueront pas de jouer une dernière carte, et de nous déclarer qu'il est impossible d'enseigner aujourd'hui une telle histoire, sans exposer à ridiculiser la religion devant la science moderne.
Peut-être en effet, si par « science » on entend celle qui se réclame encore de l'esprit de Voltaire, de Renan, ou de M. Homais. Mais les vrais savants, eux, se montrent beaucoup moins difficiles. Dans un ouvrage tout récent, un de nos meilleurs écrivains maritimes et l'un des hommes les mieux documentés sur les choses de la mer, n'hésite pas à déclarer :
« Lorsque j'étais enfant, des maîtres sentencieux nous parlaient de l'histoire de Jonas : « Fable ridicule ! Les baleines, ont un tout petit gosier, et d'ailleurs, c'est bien connu, elles ne se nourrissent que d'animaux minuscules, qu'elles filtrent par leur fanon. Pourquoi une baleine aurait-elle avalé un homme ? Voici qu'aujourd'hui je lis ces lignes écrites par le docteur Fraser du British Museum, autorité mondialement renommée en matière de cétacés : « Une observation parfaitement identifiée, selon laquelle on trouva, dans l'estomac d'un cachalot, un requin intact de trois mètres, fournit, -- outre l'information quant aux sortes de créatures qui entrent dans son menu -- la preuve la plus évidente de sa capacité d'engloutir une masse excédant les dimensions d'un homme adulte. Pour ceux qui s'intéressent a l'histoire du prophète Jonas, il est bon de savoir que le cachalot se rencontre en Méditerranée. » ([^102])
Que le lecteur veuille bien me pardonner cette discussion pointilleuse, et je le reconnais, fastidieuse pour ceux qui ne touchent à ces questions qu'en passant. Elle était indispensable pour montrer aux exégètes eux-mêmes -- dont la bonne foi ne saurait être mise en doute, -- les faiblesses d'une science qui, enivrée de son propre succès, se croit libre d'émettre les affirmations les plus téméraires, sans se donner la peine de les contrôler. On est assez surpris, de voir par exemple, la préface de l'ouvrage que j'ai cité sous les initiales D.B. présenter celui-ci comme une « publication pleinement orthodoxe, *mais loyale,* tenant compte des découvertes les plus récentes » ; alors que dans chacune de ses études sur un livre de la Bible, il est aisé de relever, comme nous l'avons fait pour Jonas, la même indifférence superbe à l'endroit des enseignements traditionnels de la foi, la même ignorance de la pensée authentique des Pères, le même silence sur les résultats des fouilles archéologiques.
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Si les générations actuelles sont éprises « de vérité, d'exactitude, de mises au point sérieuses » comme le proclame la même préface, nous pensons quant à nous que la « loyauté » à leur égard consisterait non pas à leur donner, comme d'authentiques conclusions scientifiques, des hypothèses essentiellement fragiles, mouvantes, et en perpétuel devenir ; mais à leur montrer que la Vérité intégrale, la seule qui puisse apaiser leur soif de savoir et l'inquiétude de leur pensée, est celle qui émane de la Tradition dont l'Église est gardienne ; que celle-là n'est jamais en contradiction avec la vraie Science. Car, dit le Pape Léon XIII, Dieu étant à la fois le Créateur et souverain Maître de toutes choses, et l'Auteur des divines Écritures, il ne peut rien se trouver ni dans la nature, ni dans les monuments de l'histoire qui soit réellement en désaccord avec les Livres Saints ([^103]).
Dom Jean de MONLÉON.
174:62
### Clair de lune
PAQUES EST TRÈS TARD CETTE ANNÉE. Le 1^er^ avril tombe à la mi-carême. Peut-être le prochain Concile s'occupera-t-il de la date de Pâques ? Il est nombre de gens dans les administrations publiques et privées et dont tout le travail se passe assis sur une chaise, qui considèrent comme une offense à la raison qu'un trimestre soit plus court ou plus long que les autres. Assurément il n'y a aucun obstacle dogmatique à ce qu'on choisisse une date fixe dans l'année scolaire pour célébrer la fête de Pâques et donner satisfaction à la population croissante des bureaucrates. Du 22 mars au 25 avril Pâques les a toutes occupées.
Il y eut même dès le second siècle une contestation au sujet de la date de Pâques entre l'Orient et l'Occident. Les successeurs de S. Jean et S. Polycarpe l'avaient toujours célébrée au Vendredi-Saint. Ils s'inclinèrent devant l'évêque de Rome où l'on avait toujours fêté Pâques le dimanche qui suivait le 14 du mois de Nizan. Ce conflit même fait la preuve historique la plus ancienne du consentement des Églises d'Orient à la primauté du successeur de. Pierre.
Mais le dogme n'est pas tout. La Sueur de Sang n'est pas un dogme, c'est un fait. Or c'est un fait que Notre-Seigneur est mort à la pleine lune. Cette lune fait le lien entre l'ancien et le nouveau Testament, entre les Figures et la Réalité, entre les promesses et leur accomplissement. Les Juifs immolaient l'agneau pascal le jour de la pleine lune.
175:62
Jésus mourut sous le même signe. En se rendant au Cénacle pour y célébrer la Pâque, les apôtres ont vu la lune se lever énorme et rose sur les monts de Moab. Elle était déjà haute lorsqu'avec Jésus ils descendirent à Gethsémani. Et s'il y avait, des nuages ils étaient tendus comme un voile d'argent entre la majestueuse créature de Dieu et le Verbe éternel ; la nuit était claire. Le lendemain la lune se levait quand les hommes de Joseph d'Arimathie s'approchaient
*Portant le linceul blanc,*
car la lune retarde sur le jour.
Or cette lune qu'on voudrait évincer de la Semaine Sainte est le seul témoin de la Passion qui n'ait pas changé. Le temple de Jérusalem est détruit ; les oliviers de Gethsémani étaient des arbres jeunes ou en plein rapport et non des reliques : ils étaient là pour donner des olives. Et puis il est très peu de chrétiens qui peuvent le soir du Jeudi Saint descendre la vallée du Cédron. Mais ils peuvent tous, ce soir-là, regarder la lune, se dire : les yeux de Jésus se sont posés sur elle. Il a récité dans son cœur le psaume 149 : « Que le soleil et la lune louent le Seigneur. » Il l'avait créée en effet pour être témoin de son sacrifice.
Mais les gens de nos cités, aveuglés par les lampes au néon, ne voient plus la lune, même à son zénith lorsqu'elle domine les profondes tranchées de leurs rues. Il n'y a plus que les campagnards comme nous pour se rendre compte que l'existence de la lune est aussi mystérieuse aujourd'hui qu'elle l'était pour l'homme de Cro-Magnon qui la regardait monter le soir des bords de la Vézère. Les mesures précises n'y font rien ; la science épaissit le mystère ; elle ne l'éclaire pas ; l'existence est d'un autre ordre, métaphysique.
LA SCIENCE n'est nullement superflue ; elle s'est développée chez les peuples chrétiens parce que l'appétit de savoir, naturel à l'homme, fortifié par la foi, est guidé par elle avec sécurité. Nous-mêmes lisons avec intérêt tout ce qui se rapporte aux découvertes astronomiques. C'est pour nous *diversion* et repos nécessaire de l'esprit ; or il s'agit pour tout chrétien de conversion. Mais il est certain que la science seule et ses applications permettent, aujourd'hui seulement, de porter l'Évangile aux extrémités de la terre. Et c'est dans ce but qu'elle a été donnée aux peuples chrétiens.
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L' « accélération de l'histoire » expression due à Daniel Halévy qui vient de mourir (Dieu ait son âme) est très réelle, et au moment où tout le monde se croit capable de dire son mot et de gouverner, l'intelligence de l'histoire contemporaine elle-même échappe de plus en plus à la grande majorité des esprits. Seule une connaissance sérieuse de l'histoire du passé permet de comprendre son temps.
Les peuples chrétiens ont utilisé la science pour jouir et s'enrichir. Il ne faut pas s'étonner du désordre actuel.
LE 1^er^ AVRIL tombe donc cette année au dimanche de Lætare : *Réjouis-toi Jérusalem et rassemblez-vous, vous tous qui l'aimez, tressaillez de joie avec elle vous qui avez été dans la tristesse ; vous exulterez et serez rassasiés de l'abondance des consolations. -- Je me réjouis de ce qui m'a été dit :* « *Nous irons dans la maison du Seigneur.* »
Ce dernier verset est pris de l'un des « cantiques des montées », chant des pèlerins juifs se rendant à Jérusalem. Nous avons rappelé l'an passé que Marie et Joseph au jour de la Purification l'ont certainement chanté en approchant de la Cité Sainte. Mais l'Enfant qui venait prendre possession ce jour-là de la maison de son Père, venait aussi en changer le sens. Jésus nous a appris que son royaume n'était pas de ce monde, que la vraie maison de son Père était spirituelle et céleste et que par sa mort il allait nous y préparer une place.
C'est ce dont se réjouit l'Église en ce Dimanche de Lætare. Comme Moïse qui passa quarante jours sur le mont Horeb au milieu des nuées et des éclairs, comme Élie qui passa quarante jours dans le désert pour gagner la montagne sacrée, Notre-Seigneur jeûna quarante jours au désert. Et c'est l'origine de notre Carême. Mais déjà dans la manière dont le fit Notre-Seigneur, il y a comme dans le cantique des montées cité plus haut, une transposition des habitudes et de la loi juive. Notre-Seigneur ne s'est pas cru obligé de passer ce jeûne sur le mont Horeb comme Moïse, de marcher comme Élie quarante jours dans le désert pour atteindre le lieu où la loi fut donnée à ses pères. Notre-Seigneur a passé la Sainte quarantaine à côté de chez lui dans le désert de Juda. Il accomplit ce qu'il y avait de saint dans la loi juive, mais il l'accomplit en la détachant des lieux consacrés par l'histoire. Il lui donne une portée universelle ;
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le peuple de Dieu se compose de tous ceux, de toute race et de toute nation, qui auront foi en lui. Et Jésus dit : « *Comment pourriez-vous croire, alors que vous acceptez de la gloire les uns des autres et que vous ne recherchez pas la gloire qui vient de l'Unique !* » Cette parole est terrible, car l'universelle vanité est bien visible, depuis la petite fille qui compare sa belle robe à celle de sa voisine jusqu'au prélat ou l'académicien qui se rengorge de quelqu'honneur qui souvent ne lui est même pas personnel et devrait l'humilier. La foi est atteinte dans son intégrité lorsque toute gloire n'est pas reportée à Dieu.
Aussi devons-nous faire pénitence ; pour nous d'abord et pour nos frères si Dieu agrée nos misérables efforts. Et le sacrement de pénitence est d'une richesse, d'une puissance incroyable et méconnue. L'habitude de nous voir absoudre de nos péchés nous en cache l'horreur ; et nous oublions les suites du péché. Une pierre qui dévale de la montagne ravage tout sur son passage et ne peut que descendre toujours plus bas. Une eau qui sourd prendra toujours la plus grande pente ; elle ravinera, creusera, se souillera de terre, entraînant avec elle ce qu'elle rencontre. Un péché lancé dans le monde ne s'arrête plus. Ses conséquences vont jusqu'à la fin des temps. Une médisance rapportée par un historien est répétée de bonne foi deux mille ans après. Une calomnie lancée par les Anglais du temps de Jeanne d'Arc est recueillie encore aujourd'hui par les ennemis de tout surnaturel. La petite vengeance obscure contre un concurrent peut changer l'avenir d'une famille pour vingt générations (et même en bonne logique pour toujours). Un silence, alors qu'on devrait parler, fera de même.
Le sacrement de pénitence nous absout totalement si nous avons la contrition. La pierre se trouve miraculeusement replacée en son sommet. L'eau se retrouve pure à sa source. Telle est bien la merveille. Mais les ravages de l'eau et de la pierre subsistent. Nous ne sommes plus maîtres d'une médisance que nous avons lancée dans le monde à la suite d'un jugement téméraire. Nous ne devons point juger. L'expérience nous prouve que les jugements que nous portons quand même sont toujours faux par quelqu'endroit. Nous sommes bien forcés de porter des jugements pour agir, mais non pas sur le vouloir intime d'autrui. Et nous recommençons. Hélas ! Voilà pourquoi la *satisfaction* est nécessaire. Il faut réparer les écrasements de la pierre et le ravinage de l'eau.
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Et l'Église, Mère puissante et douce, pour faciliter aux chrétiens ces satisfactions nécessaires, a institué des temps de pénitence pour tout le monde. Ils cachent ce que des pénitences personnelles et ostensibles auraient de fâcheux pour la charité. Malheureusement, aujourd'hui où les pénitences personnelles sont si douces, les pénitences collectives sont elles aussi très affaiblies parce que les fidèles n'en comprennent plus la nécessité.
Or c'est la communion des saints qui est ici intéressée. Un péché de pensée qui n'est jamais sorti de notre conscience affaiblit en nous un membre du Christ, il appauvrit le trésor de la communion des saints de tout ce qui eût dû enrichir si nous eussions été fidèles.
De temps en temps Dieu permet que s'entr'ouvre pour nous le ciel de la communion des saints ; nous nous apercevons avoir été liés spirituellement depuis trente ans à quelque personne qui nous le fait savoir après sa mort. Puisant dans ce trésor des mérites du Christ on nous a évité ainsi combien de fautes qui eussent chargé notre conscience. Nous le verrons au clair un jour. En attendant profitons du temps de pénitence ; il faut la faire en ce monde ou en l'autre ; pour nous, et s'il plaît à Dieu pour nos frères. C'est aux chrétiens à payer pour cent ans et plus d'impiété et de malice des gouvernements de la France. Car personne ne peut payer que les enfants de Dieu, puisant dans les trésors des mérites de Jésus-Christ.
« Mais si nous sommes enfants nous sommes aussi cohéritiers de Dieu, cohéritiers du Christ, *si toutefois nous souffrons avec Lui pour être glorifiés avec lui* »*.* On ne saurait éliminer la Croix ; sans elle pas d'enfants de Dieu.
CETTE ANNÉE Pâques aura certainement lieu à la pleine lune. Ce flambeau sidéral se voit confier par l'amoureux transi ses enfantins déboires. Il tient compagnie dans sa cellule au prisonnier de droit commun, comme Verlaine, qui expie sa faute devant les hommes :
*Un vaste et tendre*
*Apaisement*
*Semble descendre*
*Du firmament*
*Que l'astre irise...*
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Virgile, demandait à « l'amical silence » de la lune un abri pour ses méditations. Il y a un accord moral de la nature et de l'homme car les créatures inanimées suivent comme l'homme une loi très stricte et très mystérieuse. La science n'aborde cette loi que par le côté quantitatif ; elle oublie généralement que l'interprétation du nombre en est l'élément essentiel ; or c'est là chose spirituelle, impliquant que l'ordre recherché est spirituel.
Les animaux ont aussi leur loi qu'ils suivent obligatoirement et l'homme devrait y trouver des indications sur sa propre nature. Chez les animaux par exemple la génération nécessaire à la continuation de l'espèce est très bien réglée suivant la saison pour la fin qui leur est imposée. Mais par un abus scandaleux l'homme qui est libre, oublie qu'il a mission par le mariage de compléter le nombre des élus.
Les païens le savaient : un chœur d'Œdipe-Roi chante « Puissé-je toujours conserver dans mes paroles et mes actions l'auguste, sainteté dont les lois sublimes résident dans les cieux... » Les Juifs conformément à leur vocation ont sacralisé dans la vérité les intentions des païens et fait une fête religieuse de chaque nouvelle lune. On guettait au couchant la première apparition des deux cornes effilées du mince croissant pour commencer le mois et remercier le Créateur de maintenir l'être du monde. Nous chantons encore à complies le psaume de cette fête : « Pendant les nuits, élevez vos mains vers ce qui est saint. » S. François appelait la lune sa sœur. Et nous, en nous rendant la nuit au tombeau du Jeudi Saint nous serons éclairés de la même lumière reflétée qui éclaira Jésus dans la nuit tragique.
D. MINIMUS.
Un de nos lecteurs du Canada nous écrit, à propos de « la semaine de l'Unité » :
« Je suis sûr que cette semaine de prières pour l'Unité a commencé il y a plus de cinquante ans dans une communauté protestante des États-Unis qui peu après entra en bloc dans le giron de Rome et devint une communauté de Franciscains noirs appelée de « m'atonement », ce qui veut dire de la réparation et du rachat. Je suis absolument certain d'avoir entendu prêcher cette semaine de l'unité, aux États-Unis et à Toronto, avant 1936 ».
Nous remercions notre correspondant d'avoir bien voulu nous instruire de ces faits très réconfortants pour la charité chrétienne. Il est évident que le besoin d'unité s'est fait sentir d'abord chez les Protestants qui voient naître tous les jours des sectes nouvelles, plutôt que dans les pays à grande majorité catholique. Les protestants n'étaient guère connus en France que pour s'être emparés de la direction de l'enseignement de l'État et l'avoir tourné contre le catholicisme.
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Certes, l'abbé Couturier n'est pas le premier en date. Déjà l'abbé Portal et lord Halifax avaient incité vers 1910 les religieuses anglicanes dites Sœurs de Béthanie à réciter un office spécial pour l'unité. Les essais de compréhension mutuelle entre l'Église et l'Anglicanisme se sont poursuivis dans la « Conférence de Malines ». Le rôle éminent de l'abbé Couturier fut de changer l'ordre habituel de ces essais ; au lieu de débuter par la controverse, il fallait commencer par la prière, une prière séculaire, et y associer tous les chrétiens de toutes confessions. C'est l'abbé Couturier qui a été l'instrument de Dieu pour instituer la Semaine Universelle de Prière dans tout l'univers chrétien.
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« *L'aumône couvre la multitude des péchés *». Le bulle *Humanæ salutis* nous parle des « souffrances immenses de chrétientés entières qui paient l'attachement à leur foi par des persécutions de tout genre et qui révèlent un héroïsme semblable à celui des périodes les plus glorieuses de L'Église ». Il est une œuvre qui s'occupe de venir en aide aux églises de l'Est, c'est-à-dire de tout l'immense bloc communiste, aux étudiants, séminaristes, prêtres et chrétiens qui ont dû fuir et vivent souvent d'une façon misérable. C'est *L'Aide aux prêtres réfugiés*, 181, rue de la Pompe, Paris-16^e^. C.C.P. Paris, 13.161.25. Un bulletin bi-mestriel leur donnera des nouvelles de l'œuvre.
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Il ne faut pas oublier nos propres misères. Le nombre est très grand en Algérie et en France métropolitaine des « internés administratifs », simples suspects qui laissent leur famille sans ressources ; voici pour les aider : Secours populaire par l'entraide et la solidarité. Jean La Hargue, 2, rue de Tocqueville, Paris-17^e^. Tél. WAGram 34 75 ; C.C.P. Paris 51.60.75.
D. M.
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Le 1^er^ mai, fête de SAINT JOSEPH ARTISAN, fête chrétienne du travail.
Se reporter aux articles suivants
La fête chrétienne du travail, par Marcel Clément (numéro 4)
*Saint Joseph artisan,* par D. Minimus (numéro 12, reproduit dans le numéro 32).
*Préparons le Premier Mai* (éditorial du numéro 22).
*Saint Joseph artisan dans nos Missels* (numéro 33).
*Saint Joseph artisan,* par Benjamin Lejonne (numéro 42).
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## NOTES CRITIQUES
### Homme racheté ou phénomène extra-humain
#### Examen critique des chapitres 1 et 5 de « Construire la terre » du P. Teilhard
La Bible mise à part je ne pense pas qu'il existe beaucoup de livres polyglottes. Les classiques païens eux-mêmes dans la collection Guillaume *Budé,* et les Pères de l'Église dans la collection Sources *chrétiennes,* doivent se contenter d'éditions bilingues. Rarissimes doivent être les auteurs dont les héritiers publient les pensées en cinq langues à la fois dans le même livre. En tout cas c'est l'heureuse fortune qui est échue à cette anthologie du message du Père Teilhard qui s'intitule *Construire la terre :* les quarante pages et les cinq chapitres du texte français sont repris successivement en anglais, en allemand, en russe et en arabe. (Rien pour nos frères latins de langue espagnole ou italienne). Ces textes sont visiblement destinés à la diffusion la plus large ; visiblement ils sont tenus comme particulièrement caractéristiques. C'est donc par leur étude que nous allons commencer.
Par le ton, le mouvement et le contenu c'est à une prédication que nous font songer les morceaux de ce recueil. Du reste voici quelques passages représentatifs parmi bien d'autres. « ...Cette vue que le « phénomène humain » est une forme suprêmement caractéristique du phénomène cosmique a une portée morale incalculable : elle transforme la valeur et elle garantit la pérennité de l'œuvre qui s'opère à travers nous-mêmes. Ce qui se passe aujourd'hui de si critique doit être une crise de progrès. Nous pouvons et nous devons le croire, nous avançons... Nous avançons c'est entendu ; mais dans quelle direction allons-nous ? » (p 16.) -- « Le moins que doive aujourd'hui admettre un incroyant, s'il comprend la situation biologique du Monde ([^104]), c'est que la figure du Christ (telle qu'elle se trouve non seulement décrite dans un livre, mais réalisée concrètement dans la conscience chrétienne) est l'approximation la plus parfaite jusqu'ici d'un objet final et total sur lequel puisse se tendre, sans se lasser ni se déformer, l'effort humain universel. » (p. 22).
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-- « Encore un temps et l'Esprit de la terre sortira avec son individualité spécifique, son caractère et sa physionomie propres. Et alors à la surface de la Noosphère, graduellement sublimée dans ses préoccupations et ses passions -- toujours tendue vers la solution de problèmes plus élevés et la possession d'objets plus grands -- la tension de l'être sera maxima. Qu'arrivera-t-il à cette période critique de la maturation de la Vie terrestre ? » (p. 27).
Les sermons, adjurations ou prophéties, comme il vous plaira, sont au nombre de cinq : *Sauvons l'humanité -- L'esprit de la terre -- L'énergie humaine -- Réflexions sur le progrès -- Sur les bases possibles d'un Credo commun.* Ces prédications nous parlent de Dieu et de son Christ, mais elles présentent certaines particularités extraordinaires : aucune citation d'un passage de la sainte Écriture, des Pères ou des Conciles. -- De plus on ne rappelle jamais que le salut de l'humanité fut réalisé par le sacrifice du Fils de Dieu fait homme aux portes de Jérusalem du temps de Ponce-Pilate (et parce qu'il en est ainsi nous n'avons pas à inventer un autre salut en « faisant avancer l'Univers » (p. 33) mais à participer à une Rédemption acquise une fois pour toutes et toujours présente au monde : voir Actes IV, 11-12 et Hébreux, XIII, 8). -- Troisième particularité de cette prédication d'un nouveau genre : l'œuvre propre de l'Église, qui est de communiquer aux hommes la vie surnaturelle dans le Christ, n'est pas vraiment distinguée, je ne dis pas d'une œuvre de civilisation, mais même d'une œuvre collective de « Recherche » scientifique. -- Enfin, quatrième particularité, les vertus théologales, grâce à quoi le salut est déjà présent en nous et dans l'Église, ne sont pas non plus distinguées des énergies humaines de l'amour ou de l'étude.
Carences et confusions très graves, quel chrétien pourrait en douter ? Je n'ignore pas que, à travers les six « ouvrages doctrinaux » du Père (nous parlerons des Lettres une autre fois), l'on pourrait relever une série de passages où les carences et confusions majeures dont je parle n'apparaîtraient que voilées et atténuées. Mais je ne pense pas que le lecteur, même le plus assidu et le plus bienveillant, ne parviendrait à constituer un recueil où l'on sentirait, même à la suite de plusieurs lectures, que la pensée du P. Teilhard est non seulement nouvelle, ce qui ne fait pas de doute, mais spontanément consonante à la foi chrétienne.
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Dans le premier chapitre de *Construire la Terre* le Père nous invite à sauver l'humanité par la réconciliation des « trois influences majeures qui s'affrontent et luttent chacune pour la possession de la Terre, Démocratie, Communisme, Fascisme » (p. 16). -- « Les tourbillons des partis nous entraînent vers de l'irrespirable. »
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De l'air ! Il faut s'unir. Non pas des fronts politiques, mais un front général d'avancée humaine » (p. 20). Ce front aura d'autant plus de chance de se constituer que les trois courants antagonistes « convergent secrètement par leur composante positive vers une conception commune de l'avenir » (p. 19). Bien loin d'être inconciliables ils sont destinés à se fusionner dans un « Front spirituel humain » (p. 21), qui serait unique et où l'on « reconnaîtrait que la fonction de l'Homme est de construire et de diriger *le tout* de la Terre » (p. 20).
Ces exhortations s'adressent à notre générosité ; et il est excellent que nous soyons stimulés dans nos facultés de don, d'entreprise, de coopération avec nos frères. Mais il est non moins indispensable que nos forces les meilleures, nos réserves les plus nobles ne soient pas gaspillées, égarées, confisquées au profit d'une idole dévorante. Nous voulons ne pas garder nos forces pour nous, mais nous refusons de les donner à n'importe qui pour n'importe quoi : *Fortiduninem meam ad te custodiam* chantait le Psalmiste : c'est pour vous mon Dieu, que je garde ma force (Ps. LVIII), et Jésus nous dit : « C'est le Seigneur ton Dieu que tu aimeras de toutes tes forces ». Or à qui, à quoi, le P. Teilhard nous demande-t-il de consacrer nos forces ? A un « front général d'avancée humaine » qui est formé des « composantes positives » du communisme, du fascisme et de la démocratie, lesquelles convergent secrètement vers une conception commune de l'avenir » (p. 19). Pas une seconde il ne vient à l'idée du P. Teilhard que le mensonge et l'esclavage font partie *essentielle* du communisme ; qu'il existe un certain article 126 de la Constitution soviétique ; que s'il y avait dans le communisme (je ne dis pas en tel communiste) une « composante positive » comme la droiture, l'honnêteté, le respect de l'homme, alors ce ne serait plus le communisme. Si le communisme convergeait secrètement vers la conception d'une civilisation honnête à préserver ou instaurer il se renierait lui-même. Ne distinguant pas entre l'idolâtre et l'idole, entre le communiste qui, même abusé, peut rester foncièrement droit, et le communisme qui est intrinsèquement pervers, le Père Teilhard prédicateur nous conduit à notre perte avec tranquillité. Mais il est entièrement persuadé du contraire. Il ne doute pas que les mouvements politiques ou « idéologiques » quels qu'ils soient, dès lors qu'ils sont des mouvements et qu'ils sont tournés vers l'avenir, contiennent une « composante positive » et « convergent secrètement vers une conception commune ». Le seul fait d'être tournés vers l'avenir leur tient lieu de saine nature, les purifie de tout venin et leur confère une véritable consécration. En réalité, pour le Père, l'être et la bonté d'une chose s'identifient avec sa marche vers l'avenir.
Je ne crois pas durcir la pensée du Père. J'essaie de la présenter aussi objectivement que possible. Du reste lisez de près tout le dernier chapitre de Construire la Terre qui complète si heureusement le premier et qui l'explique avec toute la clarté voulue.
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« Pour unifier les forces vives humaines... la méthode directe et efficace serait simplement (!!!) de battre le rappel et de former le bloc de tous ceux qui, soit à droite, soit à gauche, pensent que la grande affaire, pour l'Humanité moderne, est de se frayer une issue en forçant *quelque seuil de plus grande* conscience. Chrétiens ou non chrétiens, les hommes animés de cette conviction forment une catégorie *homogène... ils* peuvent avancer la main dans la main, parce que leurs attitudes, loin de s'exclure, se prolongent virtuellement et ne demandent qu'à se compléter. Qu'attendent-ils pour constituer le front commun de tous ceux qui croient que l'Univers avance et que nous sommes chargés de le faire avancer ? » (p. 33). (C'est toujours les « convergences secrètes », les « composantes positives » et le « front d'avancée humaine » de la première prédication).
Qu'attendent-ils, nous demandez-vous, mon Père ? Ils attendent peut-être quelque mutation de l'Évangile, ils attendent peut-être qu'on leur explique que sur cette terre il n'existe plus deux cités, l'une qui prépare les hommes à la vie éternelle et l'autre à l'éternelle damnation ; l'une qui est formée de ceux qui confessent Jésus-Christ, qui accueillent sa Parole et sa Grâce, l'autre qui est formée de ceux qui ont accepté de faire les œuvres du Prince des ténèbres, qui reçoivent ses maximes, qui coopèrent officiellement à une organisation du monde anti-humaine et anti-chrétienne. Dès lors comment pourrions-nous aller constituer le front commun avec ceux qui se croient chargés de faire avancer l'Univers dans le sens du *Prince de ce monde ?* Car il ne suffit pas de parler d'une avancée de l'Univers ; nous demandons à être renseignés sur deux points -- vers quelle direction ? et en quelle compagnie ? Lorsque Satan eut l'audace de proposer au Seigneur Jésus son plan grandiose pour « l'avancée » du monde il fut repoussé catégoriquement par la réponse sans appel : *Vade Satana*, Arrière Satan. Cette parole devrait peut-être quand même faire comprendre qu'il ne suffit pas pour « former une catégorie homogène » de « croire que l'Univers avance et que nous sommes chargés de le faire avancer ». S'il fallait m'exprimer en langage philosophique je dirais que les mouvements et les actions sont spécifiés par leur objet, par leur fin. Pour que deux actions soient homogènes il ne suffit pas qu'elles, tendent vers des objets quelconques, il faut encore que les objets soient homogènes. *Actiones et habitus specificantur ab objecto*, la nature des actions ou des dispositions se détermine d'après leur objet. Cet axiome du bon sens durera aussi longtemps que l'esprit humain et la sagesse éternelle.
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Les déclarations que je viens de rapporter, apparemment inexplicables de la part d'un religieux, s'expliquent assez bien en réalité si l'on songe que ce religieux était ébloui, fasciné et finalement mystifié par l'hypothèse de l'évolution. Cette hypothèse lui avait rendu d'appréciables services pour l'étude, non certes philosophique mais plutôt phénoménologique, de l'histoire des plantes et des bêtes. Loin de laisser l'hypothèse à sa place (qui est modeste) il l'avait portée à l'absolu, il l'étendait à l'ordre des esprits et à l'ordre de la charité ; il la gonflait en principe suprême et suprêmement explicatif du monde visible et invisible. L'Évolution ne lui faisait pas renier les articles du *Credo*, mais lui bouchait partiellement les yeux pour l'empêcher de les voir tels qu'ils sont. Les vérités de la Révélation chrétienne ne sont pas niées par lui mais elles sont travaillées, malaxées, déformées en fonction des exigences tyranniques du dogme de l'Évolution, de la marche ou de la montée vers l'avenir. D'où les déclarations invraisemblables : « *la base solide d'un credo commun* (p. 42) *entre libre-penseurs et croyants, chrétiens ou non-chrétiens* » consiste à « *croire que l'Univers avance et que nous sommes chargés de le faire avancer* » (p. 43).
Le chrétien que n'aura pas encore ébloui le mythe de l'Évolution universelle porte dans son esprit et son cœur la certitude absolue que, pour l'essentiel, l'Univers n'avance pas. L'Incarnation du Verbe de Dieu et la maternité divine au jour ineffable de l'Annonciation, le sang de l'Agneau immolé le vendredi-saint pour la multitude humaine, l'effusion de l'Esprit au matin de la Pentecôte et pour jusqu'à la fin des siècles, la communion eucharistique, chaque matin si nous voulons, au corps et au sang du Christ, ce sont là des *biens indépassables* et qui nous sont donnés pour toujours. Et lorsque saint Paul écrivait aux Corinthiens (I Cor. X, 11) *nos in quos fines sœculorum devenerunt* (nous qui touchons à la fin des temps), lorsque saint Pierre déclarait, après la guérison du paralytique de la porte gracieuse, qu'*il n'est pas d'autre nom en lequel les hommes doivent être sauvés excepté le nom de Jésus* (Actes, IV, 12), eh bien ! l'Apôtre des Nations et le premier des Apôtres savaient apparemment ce qu'ils disaient et que, depuis l'Incarnation, notre pauvre Univers a obtenu des dons indépassables.
Il nous reste à participer à ces biens. Il nous reste à nous livrer à la Grâce avec tellement de ferveur que la Passion du Christ s'intériorise en nous et que nous devenions capables de coopérer à la rédemption de nos frères, à la croissance de l'Église, à l'extension du règne de Dieu. Il nous reste à participer à la Passion du Christ avec toutes nos forces, y compris avec celles de nos forces qui s'appliquent au temporel, de telle sorte que nous aiderons à instaurer une cité temporelle non complètement indigne de Jésus-Christ et de son Évangile. Si c'est cela que le Père Teilhard voulait nous dire lorsqu'il nous adjure de faire avancer le monde, nous n'aurions pas écrit cet article.
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D'avance la question serait close si le Père Teilhard voulait nous dire que, dans le domaine spirituel, « faire avancer l'Univers » consiste en une participation, qui d'ailleurs est toujours à recommencer, à ces biens définitifs qui déjà nous ont été donnés dans le Seigneur Jésus (Rom. VIII, 32), qui ne sont plus à attendre et qui nous sont toujours présents. De même dans l'ordre temporel « faire avancer l'univers » consiste non pas à préparer je ne sais quel « grand événement spécifiquement nouveau » (p. 44) d'une civilisation qui nous projetterait dans l'ultra-humain, mais bien à essayer de mettre en œuvre, en tenant compte des vicissitudes historiques, les principes immuables d'un droit naturel ouvert à l'Évangile ; et ces principes sont connus depuis longtemps, ils ne sont pas à découvrir. Du reste au spirituel comme au temporel « l'avancée du monde », ou plus simplement l'histoire des hommes se fait avec de pauvres pécheurs, toujours en butte aux tentations de Satan, toujours sujets aux peines héréditaires depuis la première faute. Satan qui est déjà vaincu ne cesse de rôder cherchant une proie vivante ; il ne sera fermé sans rémission dans le palais des supplices, les verrous ne seront tirés à tout jamais, qu'après la Parousie et le Jugement ; de même que les peines héréditaires ne seront abolies qu'après la fin de l'histoire. Malheureusement rien ne nous dit que le Père Teilhard entende l'avancée de l'univers en ce sens que je viens de rappeler ; simplement de rappeler, non d'inventer, car, sauf erreur, ce sens est celui de la théologie de l'Église.
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L'immense avancée humaine selon le Père Teilhard me paraît revêtir une autre signification. D'abord il n'est pas dit clairement que les biens suprêmes aient déjà été donnés à l'humanité et que ces biens soient indépassables. Ils ne sont autres en effet que ceux de l'Incarnation rédemptrice. Ensuite dans la pensée du P. Teilhard le spirituel et le temporel demeurent dans une confusion inadmissible. Très souvent, trop souvent, il nous parle de la recherche scientifique comme si elle s'identifiait avec l'adoration et constituait par elle-même un acte religieux. Or, même si elle favorise pour sa part « l'avancée de l'univers », l'œuvre du savant n'est pas en elle-même, par son objet et par sa nature, une œuvre religieuse. Comme telle, elle appartient à la catégorie du temporel et même ne saurait prétendre au premier rang dans cette catégorie. Quand on ne met pas à sa place la recherche scientifique, quand on l'assimile purement et simplement à l'adoration, on s'interdit par là même de discerner les sentiments qui l'inspirent. Or ils peuvent être des plus orgueilleux et des plus troubles. Il arrive, nous le voyons chaque jour, que le grand stimulant de la recherche ne soit autre que la monstrueuse volonté de Puissance, individuelle ou collective.
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On se moque éperdument des souffrances, des catastrophes et des sacrilèges pourvu que l'on domine toujours plus les secrets atomiques, la transmission de la vie humaine et la psychologie. N'ayant pas vu la recherche telle qu'elle est le Père Teilhard n'a pas les moyens de nous en donner une éthique ; il nous expose (sans le vouloir, mais c'est ainsi) à toutes les démesures, à toutes les aberrations du monde des chercheurs. Le Père, ici encore, a été dupe de son mythe de l'universelle Évolution -- du moment que la recherche prépare l'avenir elle est nécessairement bonne et son attitude est celle même de l'adoration. -- Écoutons-le : « Plaçons au premier plan de nos préoccupations concrètes un aménagement et une exploration systématique de notre Univers compris comme la vraie patrie humaine. » (L'Évangile nous prescrit cependant de placer au premier plan de nos préoccupations concrètes la recherche du Royaume de Dieu...) « ...Le moment est venu de nous apercevoir que la Recherche est la plus haute des fonctions humaines -- absorbant en soi l'esprit de la Guerre et resplendissant de l'éclat des Religions. Faire constamment pression sur toute la surface du Réel, n'est-ce pas le geste par excellence de la fidélité à l'Être, -- et donc de l'adoration ? » (p. 17) ([^105]). Non, assurément. « Le geste par excellence de l'adoration » fut le sacrifice de la croix. Le travail, l'étude, la recherche de l'homme ne deviennent une adoration que dans la mesure où, d'une manière ou de l'autre, et peut-être très secrètement, ils sont unis à ce sacrifice du Seigneur, car lui seul nous permet d'adorer en esprit et en vérité. Or, le travail, l'étude, la recherche ne peuvent être unis au sacrifice de Jésus que si nous n'en faisons pas le tout de notre vie et ne les situons pas « au premier plan de nos préoccupations concrètes » ; en un mot la recherche ne devient adoration que si c'est le Seigneur Dieu qui est voulu d'abord, qui est préféré à tout ; et si notre labeur est voulu pour son amour et dans la fidélité à sa loi. Prenons garde de tout brouiller. Comprenons que l'ordre donné à nos premiers parents de soumettre la terre et de la posséder (Genèse 1, 28-30), présupposait le commandement suprême d'aimer Dieu par-dessus tout, car c'est *à l'image de Dieu* que l'homme fut créé (Genèse 1, 26).
Il n'est pas rare de nos jours que l'on abuse de ce verset de la Genèse :
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« Dominez sur les oiseaux, les poissons et les bêtes » et le reste de la création ; on abuse de ce verset parce qu'on le sépare du verset capital : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance ». Dès lors on ne comprend plus que le premier devoir de l'homme, puisqu'il est créé à l'image de Dieu, c'est de préférer Dieu à tout, aussi bien dans sa prière que dans ses autres actes. Par ailleurs on ne voit pas que le précepte donné dans le jardin d'Eden de soumettre la terre et de la faire fructifier, bien qu'il n'ait pas été révoqué après la chute car notre nature spirituelle n'a pas été abolie, ce précepte toutefois a été expliqué et mis à son rang par les deux grandes paroles de l'Évangile ([^106]) : « Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice et le reste vous sera donné par surcroît » (Math. VI, 33) et « que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme ? » (Math. XVI, 26).
Apportons ici une précision : encore que nous ayons à chercher d'abord le Royaume de Dieu, nous n'attendrons pas, évidemment, d'être consommés dans la Charité pour nous occuper à une tâche temporelle que Dieu veut, en toute loyauté, conformément à ses lois propres et en ne prenant que des moyens purs ; dès lors nous aurons à souffrir pour demeurer, fidèles à Dieu, car l'usage des moyens purs rapporte nécessairement de la souffrance un jour ou l'autre ; dans cette souffrance notre amour de Dieu ira se purifiant. Et Dieu veuille que la purification nous atteigne assez au vif de notre être pour que, à la fin, nous soyons consommés dans la charité divine.
On le voit par cette brève explication, la distinction entre le spirituel et le temporel, entre le souci du Royaume de Dieu et les responsabilités terrestres, cette distinction ne doit pas s'entendre d'une manière mécanique, excluant les relations vivantes, les intercommunications continuelles, -- et comme si pour commencer à user de ce monde nous devions attendre d'être transformés entièrement dans le Christ. Ce ne sont pas deux étapes qui s'ajoutent, la seconde ne venant pas avant que la première ne soit terminée. La vérité est différente : dès que nous commençons à user de ce monde, nous devons tendre vers l'union parfaite avec le Seigneur ; mais même sans être revenus à cette union parfaite nous pourrons commencer à user de ce monde. Telle est dans le concret la traduction de la grande parole : « Cherchez d'abord le Royaume de Dieu. » Cette traduction concrète ne diminue pas le précepte du Seigneur et ne l'altère d'aucune façon ; elle indique comment le mettre en pratique dans la réalité de la vie.
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A partir de là on comprend que l'amour de Dieu par-dessus tout, encore qu'il nous prépare nécessairement à la contemplation, n'exige pas nécessairement que tous, ni même le plus grand nombre, se précipitent dans le cloître ; on comprend de même que l'amour de Dieu par-dessus tout ne saurait rendre hésitants, incertains et timorés les hommes qui s'occupent aux tâches temporelles. Certes, s'ils aiment Dieu par-dessus tout, leur travail sera conduit avec humilité et droiture ; mais il sera poursuivi avec une énergie inflexible ; malgré les déconvenues et les persécutions inséparables de l'usage des moyens purs, la tâche terrestre ne sera pas abandonnée, l'usage exclusif de moyens purs sera maintenu parce que l'on sait que *Dieu le veut* et que telle est la preuve d'amour qu'il attend de nous ; la force augmente à la mesure même de la tribulation, parce que la tribulation purifie l'amour et que l'amour est le principe de la force.
En vérité, pour que l'homme accomplisse sa tâche sur la terre -- tâche qui ne se borne pas du reste à « l'aménagement et à l'exploration systématique » -- il n'est pas nécessaire, il est même mortel, de lui prêcher un Évangile nouveau. L'Évangile du Seigneur suffit qui annonce la claire distinction entre les choses de Dieu et les choses de César, le spirituel et le temporel, et qui nous donne la grâce de chercher d'abord le Royaume de Dieu et sa justice.
Mais cet Évangile, -- le seul qui mérite le nom d'Évangile, de Bonne Nouvelle -- ne sera pas entendu droitement si l'on fait de l'Évolution le premier et le dernier mot tout à la fois du monde, de l'être humain et de l'histoire des hommes. Lorsqu'elle est adoptée comme suprême principe explicatif, l'Évolution déforme la vue, empêche de reconnaître la nature propre des réalités et conduit aux confusions les plus grossières ; par exemple on identifie la poussée communiste avec une civilisation digne de l'homme ; on déclare « catégorie homogène » les chrétiens et les libres-penseurs, si du moins ils sont préoccupés de l'avenir du monde ; on assimile enfin la recherche scientifique avec l'adoration et même (nous le verrons prochainement) l'amour humain avec la sainteté, le progrès dans le domaine temporel avec la béatitude céleste.
#### Examen critique des chapitres 2 et 3 de « Construire la terre »
Nous examinerons maintenant les deux chapitres : *L'esprit de la terre* et *L'énergie humaine.* Cet esprit de la terre n'est autre que « le sens passionné de la destinée commune qui entraîne toujours plus loin la fraction pensante de la Vie » (p. 23).
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Cette passion qui est « nouvelle » va désormais « contrôler, éveiller ou ordonner les forces émancipées de l'Amour, les forces dormantes de l'Unité humaine, les forces hésitantes de la Recherche » (p. 23). C'est pourquoi, grâce à l'esprit de la terre, c'est-à-dire grâce à un certain sens de l'évolution totale, l'amour entre l'homme et la femme deviendra infailliblement une merveille de spiritualité et de pureté, cependant que le travail scientifique, loin de se trouver jamais en conflit avec l'esprit religieux, ne tardera pas à se confondre avec celui-ci.
Pareil simplisme psychologique a quand même de quoi surprendre. Il suffirait donc désormais d'avoir « le sens de la destinée commune qui entraîne toujours plus loin » pour exorciser les trois convoitises du cœur de l'homme. La recette est vraiment précieuse et nous convenons, comme on nous l'affirme, qu'elle est tout à fait neuve. On n'est quand même pas obligé de l'accepter les yeux fermés. On peut même légitimement se demander si elle ne représente pas une immense duperie proposée d'ailleurs en toute bonne foi. Car c'est l'expérience commune de l'humanité que l'amour entre l'homme et la femme est mélange bien souvent, serait-ce de façon inconsciente, de convoitise sensuelle et d'orgueil ; cependant que dans les travaux de l'esprit il n'est pas rare que la recherche de la vérité soit entachée par la volonté de puissance. C'est l'expérience commune de l'humanité que, livrés à nos propres forces, nous ne sortons pas de nous-mêmes. Les moralistes les plus pénétrants, un Pascal, un Nietzsche, nous ont laissé sur la question des analyses définitives et qui ne coïncident que trop bien avec ce que chacun expérimente de lui-même. « Le moi est haïssable ; vous Miton, le couvrez, vous ne l'ôtez pas pour cela. Vous en ôtez l'incommodité mais non pas l'injustice... » (Pensées n° 455.) Et Nietzsche disait : « Je les ai vus nus tous les deux : l'homme le plus grand et le plus petit, et je les ai trouvés encore trop semblables. » Telle est notre misère ; qu'il s'agisse de l'amour ou de l'étude, de l'art ou de la politique les convoitises s'infiltrent partout, et les chrétiens savent que la force de la grâce est seule capable de nous en délivrer. « Si c'est le Fils de Dieu qui vous délivre, alors seulement vous serez libres. » (Jo. 8, 36.) « Il ne s'agit ni de vouloir ni de courir, mais que Dieu fasse miséricorde. » (Rom. 9, 16.)
« Pour faire d'un homme un saint il faut bien que ce soit la grâce et qui en doute ne sait ce que c'est que saint et homme. » (Pensées n, 508.) Or sans aucun souci de l'expérience morale la plus foncière, la plus irrécusable, sans prendre garde aux affirmations les plus formelles de la Révélation, le savant jésuite nous annonce la bonne nouvelle de la purification du cœur humain sans la grâce, par ses propres ressources, à la condition qu'il brûle d'une certaine passion, « la passion de la destinée commune qui entraîne toujours plus loin ». Nous répondons que c'est du simplisme.
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Nous répondons que c'est une conséquence désastreuse de cet esprit de système qui ne laisse pas au P. Teilhard une minute de répit. Donc c'est dans le cadre du système de l'Évolution, qu'il applique inexorablement à tout le réel, que le Père nous parle de l'amour entre l'homme et la femme. Il considère cet amour en « biologiste » déclare-t-il lui-même ; cela se comprend puisque l'hypothèse de l'évolution est une hypothèse de paléontologie et de biologie. Voici ce qu'il est amené à écrire sur les péchés contre l'amour : « Regardons très froidement, en biologistes ou en ingénieurs, l'atmosphère rougeoyante de nos grandes villes le soir. Là -- et partout du reste -- la Terre dissipe continuellement en pure perte, sa plus merveilleuse puissance. La Terre brûle à l'air libre. Combien d'énergie pensez-vous, se perd-il en une nuit pour l'esprit de la Terre ? » (p. 24.)
Ici, je pose quelques questions. En adoptant le point de vue du biologiste pour regarder la luxure des grandes villes, est-ce que vous arriverez à la définir comme luxure et à la condamner absolument ? J'en doute. Car si le débauché vous dit : « Avec les secours de votre science permettez-moi d'assouvir mes passions aux moindres frais possibles », que pourrez-vous lui répondre du seul point de vue de la science ? Par elle-même la science n'est pas capable de régler son usage dans un sens ou dans un autre, dans le sens du péché ou dans le sens de la fidélité à Dieu. Par elle-même la science ne peut prononcer les mots de péché ou de vertu. A s'en tenir au point de vue scientifique on n'a pas le moyen de condamner par exemple ce qu'on appelle d'un nom barbare le « planning familial » avec ses immondes procédés. Si l'on veut comprendre ce que le langage chrétien appelle les péchés de la chair et si l'on veut en délivrer (comme c'est visiblement l'intention du Père) il faut parler un autre langage que celui de la biologie ; le langage de la religion du Fils de Dieu né de la Vierge. Or cette religion transcende infiniment toute biologie, aussi évolutive qu'on la suppose.
« Combien d'énergie se perd-il en une nuit pour l'Esprit de la Terre ? » demande le P. Teilhard. Eh ! bien si l'on n'a pas d'autre remarque à proposer aux adultères et aux fornicateurs de toute espèce il est probable qu'on ne les inquiétera pas beaucoup. Cela leur est assez égal que l'Esprit de la Terre c'est-à-dire « le sens de la destinée commune qui entraîne toujours plus loin » (p. 23) perde une certaine quantité d'énergie. Justement « en allant toujours plus loin », il doit arriver à l'Esprit de la Terre de récupérer quelque jour cette fameuse énergie.
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En attendant, en vertu de quoi pourrait-il vous interdire absolument de vous accorder les plaisirs qui vous tentent ? Dans un système de devenir ascensionnel ininterrompu, ce que nous appelons le péché n'est qu'un retard, qui se rattrapera de toute manière ; nous n'avons pas de raison absolue de ne pas nous mettre en retard. C'est seulement dans une conception du péché comme offense absolue à Dieu, une offense dont l'homme *par lui-même* ne se lavera jamais, quelle que soit l'évolution, c'est seulement dans cette conception qu'il existe une raison décisive de ne pas pécher. Pour arracher les hommes à leurs horreurs et à leurs vices il est inefficace de leur parler de l'évolution. Et c'est très vain. Si vous ne leur parlez pas en termes d'absolu : Dieu et sa loi, le péché qui offense Dieu, la Rédemption qui nous en délivre ; si vous leur parlez en terme d'évolution : « une destinée qui entraîne toujours plus loin », ils pourront toujours répondre que l'évolution, à force de poussées, de convergences, de centro-complexité, d'arrangement, et que sais-je encore, arrivera quelque jour à faire admettre comme bien ce qui pour le moment nous apparaît comme mal. On ne condamne le péché, celui de la chair et tous les autres, que si on le définit en terme d'absolu, par rapport à un absolu.
Et les pages du religieux paléontologue sur la purification de l'amour entre l'homme et la femme sont d'une candeur désarmante. Comme s'il suffisait « d'apercevoir la Réalité universelle » pour obtenir l'honnêteté, la fidélité, le désintéressement dans l'amour entre les époux ou les fiancés, Mais lisons le texte du Père : « Que l'homme aperçoive la Réalité universelle qui brille à travers la chair. Il découvrira alors la raison de ce qui, jusque là, décevait et pervertissait son pouvoir d'aimer. La femme est devant lui comme l'attrait et le symbole du Monde. » (Admettons. Eh ! bien le Monde (même écrit avec une majuscule) ne serait-il donc jamais, pour l'homme, tentateur et séducteur ? Suffirait-il qu'il soit aperçu comme le Monde, comme la Réalité universelle, pour que l'homme soit incliné à en user droitement ?) « La femme est devant l'homme comme le symbole du Monde. Il ne saurait l'étreindre qu'en s'agrandissant à son tour à la mesure du Monde. Et parce que le Monde est toujours plus grand et toujours inachevé et *toujours en avant de nous-même* » (décidément l'évolutionnisme est une obsession) « c'est à une conquête sans limite de l'Univers et de lui-même que, pour saisir son amour, l'Homme se trouve engagé. En ce sens l'Homme ne saurait atteindre la Femme que dans l'Union universelle consommée » (p. 24). Comprenne qui pourra. Il est un point cependant qui ressort avec une certaine clarté : ce qui permet à l'homme qui aime de se conquérir en ce qu'il a de meilleur c'est la progression illimitée du Monde ([^107]) : autrement dit le sens de l'Évolution, par sa vertu sacro-sainte et en dehors de toute grâce donnée d'en-haut, est capable de surélever et de purifier l'Amour.
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Pas besoin d'un sacrement de la Loi nouvelle. On songe tristement à la réflexion de Maritain : « *Nous sommes obligés de le remarquer, les religieux bienheureusement séparés des orages du monde par leurs trois vœux ont mieux à faire que de platoniser sur Eros*. » ([^108]) Leur rôle en ces questions est de rappeler, avec l'autorité que leur donne la mission d'annonciateur de l'Évangile, que seule la grâce dérivée de la croix de Jésus réussit à sanctifier l'Amour. La femme *par elle-même,* et quelque lumineuse que soit sa splendeur spirituelle, ne saurait purifier celui qui l'aime ; elle n'y parvient que si elle est l'humble messagère de la grâce, effacée, transparente, et déjà transformée par la prière. C'est tout autre chose que d'être devant l'homme comme « l'attrait d'un Monde » toujours en évolution.
Citons encore un texte du Père Teilhard sur l'amour humain, un texte qui nous laisse rêveurs parce qu'il nous apprend que jusqu'ici l'amour entre l'homme et la femme répondait simplement à « la fonction de reproduction » (sic). Maintenant, une merveille encore inconnue, paraît-il, va se dévoiler. En effet, puisqu'il est une réalité évolutive, l'amour qui dormait encore d'un épais sommeil de brute va se réveiller « sous sa forme pleinement hominisée ». Cette forme nouvelle est du reste décrite en des termes très vagues et qui exposent, étant donné le sujet, à des illusions passablement troubles et dangereuses. Lisons : « L'Amour aussi bien que la pensée est toujours en pleine croissance dans la Noosphère... il tend, cet amour, sous sa forme pleinement hominisée, à remplir une fonction beaucoup plus large que le simple appel à la reproduction (sic). Entre l'Homme et la Femme un pouvoir spécifique et mutuel de sensibilisation et de fécondation spirituelle *sommeille vraisemblablement encore*, qui demande à se dégager en irrésistible élan vers tout ce qui est beauté et vérité. Au-delà d'un certain degré de sublimation, de par les possibilités illimitées d'intuition et d'interliaison qu'il apporte avec soi, l'amour spiritualisé pénètre l'inconnu. » (p. 32.) Simplement deux remarques : c'est quand même d'une rare inconscience de prétendre que, jusqu'à ces derniers temps, l'amour humain ne tendait qu'à la reproduction. Il est énorme d'ignorer à ce point l'expérience des siècles et le témoignage du théâtre et de la poésie : l'Iliade comme la Genèse et Corneille aussi bien et mieux que Virgile.
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Par ailleurs si, depuis toujours, parce que cela est de sa nature, l'Amour entre l'homme et la femme détient un pouvoir de « sensibilisation spirituelle », ce pouvoir n'est pas nécessairement bon, ne joue pas nécessairement dans le sens de la fidélité à la loi de Dieu, du détachement de soi, du don véritable ; nous l'avons dit, sans l'aide de la grâce l'amour ne saurait tenir ses promesses les plus saintes ([^109]).
Pourquoi chez le Père Teilhard une semblable méconnaissance du mystère de l'amour humain ? Parce que ligoté par son principe despotique et fumeux de l'évolution universelle, « de l'amour qui est toujours en pleine croissance dans la Noosphère », le Père n'avait pas le moyen de reconnaître les aspects immuables de l'amour. Impossible de discerner ce qu'il y a de propre et de spécifique dans l'amour humain si on commence par l'effilocher ou le dissoudre dans un *devenir* indéfini au sein de la Noosphère ; si on ne marque pas les propriétés définies et absolues de son *être :* passion*,* à la fois spirituelle et sensible, de don mutuel et inviolable, qui s'éveille entre un homme et une femme, c'est-à-dire entre deux êtres qui ne sont que créatures, créatures inachevées, libres et pécheresses, mais visitées par la grâce. Faute d'une bonne philosophie chrétienne si le Père avait eu au moins une forte intuition concrète de l'amour humain il n'aurait pas essayé de l'étirer aux dimensions de son évolutionnisme noosphérique. Il aurait compris qu'il résiste. Il n'aurait pas insisté. Il n'aurait pas poursuivi sa tentative de le réduire à toute force. L'intuition concrète, humblement acceptée et méritée, l'eût défendu contre la grande machinerie du système et ses abus incroyables. Hélas ! c'est l'esprit de système qui a été le plus fort.
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Le même accident s'est reproduit au sujet de « l'amour d'Oméga ». Dans le chapitre *L'Énergie Humaine* le Père nous annonce que non seulement une forme nouvelle d'amour entre l'homme et la femme, mais surtout une forme nouvelle d'amour pour Oméga, « le Pôle réel de convergence psychique » (p. 34), vont changer la face de la Terre et nous introduire dès ici-bas dans une sorte de paradis. Le mot n'est pas prononcé mais c'est tout comme : « Donc en dépit de toutes les invraisemblances, nous approchons nécessairement d'un âge nouveau où le Monde rejettera ses chaînes pour s'abandonner enfin au pouvoir de ses affinités internes. Nous devons croire sans limites à la possibilité et aux conséquences nécessaires d'un amour universel. » (p. 83.) « La théorie et la pratique de l'Amour total n'ont jamais cessé, depuis le Christ, de se préciser... et de se propager. » (p. 38.)
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Cependant, d'après les dernières lignes du chapitre, il faut croire que la vie chrétienne jusqu'ici était demeurée dans les langes. En effet, « nous pouvons observer que, en ce moment même, le christianisme subit... une extraordinaire ascension. Une métamorphose ultérieure, la dernière, ne serait-elle pas en cours ? la prise de conscience de Dieu au cœur de la Noosphère... l'apparition de la Théosphère » (p. 38).
Je ne reviens pas sur ce que j'ai déjà dit au sujet de l'amour entre l'homme et la femme. Au sujet de « l'Amour du tout » (p. 35) on demanderait un minimum de précision. Si le Père désigne par là un simple sentiment humanitaire et cosmique, qu'il ait soin de nous dire qu'un tel sentiment n'est pas du tout identique à la Charité surnaturelle, « répandue dans le cœur des baptisés par l'Esprit de Jésus » et que, de lui-même, il ne va pas loin, il ne va pas en particulier à nous faire « approcher nécessairement d'un âge nouveau où le Monde rejettera ses chaînes » (p. 38) ; car hors de la charité et de la grâce l'homme se trouve impuissant à aimer Dieu par-dessus tout, à observer toute la loi naturelle. En 1962, à l'époque des explosions atomiques au nom de la paix des peuples, nous sommes assez bien placés pour savoir ce que l'on doit attendre, de la bienveillance humanitaire.
*Les armes de Satan, c'est la sensiblerie*
*C'est censément le droit, l'humanitairerie*. ([^110])
Si par « l'Amour du tout » le Père désigne l'Amour de Charité, deux remarques s'imposent. D'abord il faut noter que l'effusion de Charité au matin de la Pentecôte, bien qu'elle s'actualise chaque jour, jusqu'à la fin de l'histoire, a été cependant réalisée en plénitude une fois pour toutes ; jamais plus il ne surviendra une autre Pentecôte pour « inaugurer un âge nouveau du monde » et « l'apparition de la Théosphère ». L'Église vivra toujours de la Pentecôte en se préparant à la Parousie, mais elle n'attendra jamais sur cette terre je ne sais quelle Pentecôte d'une espèce encore inconnue. « *Effundam spiritum meum*. Tous les peuples étaient dans l'infidélité et dans la concupiscence, toute la terre fut ardente de charité, les princes quittent leur grandeur, les filles souffrent le martyre. D'où vient cette force ? C'est que le Messie est arrivé, voilà l'effet et les marques de sa venue. » (Pensées, n° 772.) Que ses effets s'intériorisent toujours plus en chacun de nous, voilà ce que nous attendons et non pas « une métamorphose ultérieure... l'apparition de la Théosphère ».
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Je crois en un progrès de l'Église ; mais en quoi consiste-t-il au juste ? En une mutation de ses richesses essentielles ou en la manière multiforme dont les hommes y participent au cours des âges ? je désire un progrès de l'Église ; je désire en particulier que vienne sans tarder cette période bénie de la conversion des Juifs « qui sera comme une résurrection d'entre les morts » (Rom. XI, 14). Mais ce progrès, encore une fois, en quoi consiste-t-il ? Recevrons-nous une Révélation nouvelle, ou les chrétiens seront-ils plus assidus à méditer et approfondir la Révélation unique et définitive ? Inventerons-nous de nouveaux rites sacrés ou bien le sens du sacerdoce des fidèles, et d'abord du sacerdoce hiérarchique, sera-t-il plus vif et plus pur, de telle sorte que la célébration de la Messe et la participation aux sacrements soit beaucoup moins souvent enlaidie par la routine et la vulgarité, profanée par le sacrilège, caricaturée par les concessions aux coutumes mondaines ? Verrons-nous un changement des structures hiérarchiques ou bien les pontifes seront-ils à ce point délivrés de l'esprit du monde -- du « monde ecclésiastique » -- que les fonctions officielles du ministère (l'exercice du pouvoir d'ordre et de celui de juridiction) loin de devenir une occasion de scandale serviront ordinairement la Charité, non seulement par leur vertu propre mais par le rayonnement de la sainteté des ministres ? La réponse n'est pas douteuse. Le progrès de l'Église se fera, même lors du retour des Juifs à l'unique bercail, comme il s'était toujours fait jusqu'alors, par une participation plus fervente (mais qui sera encore imparfaite chez beaucoup) aux trésors immuables de l'Évangile et non par une Évolution de l'Église qui la mettrait en possession de trésors nouveaux. Car notre trésor c'est le Christ et en Lui déjà. « Le Père nous a tout donné ». (Rom, VIII, 32.) Et que nous importe « le passage des cercles à leur Centre commun, l'apparition de la Théosphère » (p. 28).
En supposant toujours que « l'Amour du tout » selon le Père Teilhard ne soit autre que la Charité surnaturelle, une seconde remarque s'impose. La Charité surnaturelle dans l'état présent du monde, dérive de la croix du Christ (« l'un des soldats lui ouvrit le côté d'un coup de lance et aussitôt après il en sortit du sang et de l'eau »), et de plus la charité est communiquée non pas à des êtres sans tache mais à de pauvres pécheurs justifiés. De là une double conséquence : elle tend à nous configurer à la Passion du Christ (d'abord la croix, la gloire définitive ne viendra qu'après la mort), ensuite la Charité ne supprime pas la liberté ; la liberté humaine peut la refuser et c'est même ce qui arrive souvent et même ceux qui reçoivent la charité peuvent la perdre : ils ne sont pas rendus impeccables pour cela. Dès lors il ne faut pas attendre de la Charité qu'elle change la terre en paradis : supprimant chez les fidèles la nécessité de souffrir ; abolissant notre défectibilité constitutive ; transformant tous les hommes, en des chefs d'œuvre d'innocence et de vertu.
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« Tous les peuples étaient dans l'infidélité et dans la concupiscence, toute la terre fut ardente de charité » et cependant l'infidélité et la concupiscence continuent leur ravage et le *Prince de ce monde,* « celui qui n'aime pas » comme le définissait sainte Angèle de Foligno, encore qu'il soit virtuellement vaincu, multiplie ses assauts, contre la cité de Dieu, la cité de la divine Charité.
C'est nous jeter dans une grande illusion que nous faire attendre, en vertu des progrès de « l'Amour, total » un « Monde où la coercition deviendrait inutile pour maintenir les individus dans l'ordre le plus favorable à l'action -- pour les orienter au sein d'une libre concurrence vers des combinaisons meilleures... » et vers tous les mirages de la divagation évolutionniste ; car nous dit-on « en dépit de toutes les invraisemblances, nous approchons nécessairement d'un Age nouveau où le Monde rejettera ses chaîne, pour s'abandonner enfin au pouvoir de ses affinités internes » (p. 38).
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J'ai repris maintes fois, pour bien la comprendre, la prédication polyglotte du P. Teilhard. Le principal service qu'elle m'a rendu c'est de m'avoir obligé, par contraste, à relire de plus près l'Évangile et les Épîtres. Mais en elle-même cette prédication m'a beaucoup déçu, ne m'a jamais dispensé lumière ni consolation. En effet malgré sa bonne volonté, qui n'est pas niable, le Père se meut dans un ensemble de conceptions où les points élémentaires de notre foi sont gauchis et déformés. Son aspiration à « construire la terre » ne parvient jamais à se situer dans une conception franchement chrétienne de la liberté, du péché, de la grâce, du Salut réalisé par Jésus-Christ. « Construire la terre, sauver l'humanité », à ces interrogations ou à ces désirs, le Révélation chrétienne et la théologie ont apporté une réponse qui est explicitée et développée tout au long de l'histoire mais qui, en elle-même, n'a pas à être révisée, « rectifiée » ([^111]), refondue. Tout se passe comme si le Père n'avait pas pris le temps de connaître sérieusement cette réponse, n'avait pas eu conscience qu'elle peut être sans doute approfondie, mais non pas dépassée. En ce qui concerne le salut de l'humanité, et comme-il dit « la construction de la terre », il a voulu nous montrer la signification de la religion chrétienne dans la situation scientifique contemporaine. Encore fallait-il pour mener à bien une pareille entreprise avoir médité suffisamment le contenu de la Révélation, avoir compris qu'il ne saurait être repensé en termes d'évolution : faute de quoi c'est l'essence même de notre religion qui n'a pas été bien vue et la tentative du Père s'est soldée par un échec. Loin de montrer la signification de la religion chrétienne dans notre contexte scientifique il a fait subir à la religion chrétienne un infléchissement qu'elle ne supporte pas.
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Comment expliquer chez ce savant, qui était prêtre, cette méconnaissance pratique de la doctrine traditionnelle, ce continuel gauchissement ? Est-ce parce que le sentiment du Christ et de sa vertu rédemptrice avait été compris d'une manière « charnelle », comme si le Christ avait fondé non seulement, une Église mais des royaumes terrestres ; comme s'il avait, par sa Passion, rendu les humains impeccables, du moins à la longue ? Ou bien le P. Teilhard a-t-il été emporté, égaré par un sentiment de pitié intenable et comme désespérée devant le malheur des hommes, une volonté bouleversante de les sauver ?
Au principe des gauchissements du P. Teilhard je ne crois pas qu'il faut placer un attachement à Jésus-Christ insuffisamment purifié ni une pitié désespérée pour les frères humains. *L'origine de ses conceptions singulières me paraît toute différente ; elle est à chercher dans une idée de savant, dans cette hypothèse de l'évolution* (*que du reste il n'a jamais critiquement examinée*) *qui s'est imposée à lui avec des exigences tyranniques,* à laquelle il a permis de s'emparer despotiquement de son univers intérieur. Ce concept « scientifique » de l'évolution en poursuivant sa conquête totalitaire a rencontré des idées et des intuitions qui n'ont rien à voir avec les sciences, en particulier le mystère du Salut dans le Christ. Bon gré mal gré les vérités humaines et divines ont dû plier, se laisser tordre, triturer, malaxer, jusqu'à nous apparaître enfin sous des traits méconnaissables.
En bien des pages du P. Teilhard les intentions apologétiques sont évidentes. A travers ses formules insolites de Point Omega, de Christogenèse, de « christianisme phylum d'amour » (p. 38) on perçoit qu'il voudrait tourner son lecteur incroyant vers le Seigneur Dieu, son Christ et son Église. Malheureusement, alors que ce serait la première chose à faire étant donné son propos, jamais il ne ramène le lecteur à son âme ; il ne l'éveille pas au sentiment de sa destinée misérable, pécheresse, visitée d'en haut ; il ne le conduit pas à prendre conscience que le Christ est venu nous délivrer du péché. Chez le P. Teilhard, l'apologiste est victime du savant ; incapable de briser les cadres scientifiques, même quand il veut parler du cœur humain ou de la rédemption, il nous a présenté un Christ qui demeure étranger au mystère de notre âme, qui est situé dans je ne sais quel ordre de poussée cosmique et d'évolution planétaire. De toute façon ce n'est pas l'ordre propre du Rédempteur. Nous sommes à mille lieues de l'apologétique de Pascal et de l'apologétique traditionnelle.
199:62
Pascal était lui aussi un savant ; il avait à son actif lui aussi des découvertes scientifiques. Mais dès qu'il a regardé en face la destinée de l'homme et le don de la grâce divine il a vu que ce domaine échappait à la science ; pour y pénétrer soi-même, pour y introduire les autres, les moyens de la science ne servaient à rien et le langage scientifique, aussi distendu et refabriqué qu'on le suppose, était incapable d'exprimer ces réalités d'un ordre à part. Les corps, les esprits, la charité « ce sont trois ordres différant de genre » (Pensées, n° 793). La grande leçon de Pascal a été perdue par l'illustre Jésuite qui fut lui aussi un savant et qui voulut être un apologiste.
\*\*\*
Il se peut que la grande machine « scientifico-philosophico-religieuse » ([^112]) du P. Teilhard ne soit que la caricature d'une vérité première de la théologie traditionnelle : le respect de Dieu pour sa créature ; la générosité divine qui fait que la créature va jusqu'au bout d'elle-même et donne tout ce qu'elle peut donner, bien loin que le Seigneur se substitue à elle ; car Dieu ne dispense pas la créature mais lui donne de coopérer à son achèvement avec tout elle-même. Une telle vérité implique, faut-il même le dire, le primat absolu de l'initiative de Dieu. Sans doute la créature donne-t-elle tout ce qu'il est en elle de donner, mais c'est Dieu qui réalise ce don au cœur d'elle-même. C'est Dieu, c'est toujours Dieu qui commence ; et c'est encore Dieu qui continue : je veux dire que si la créature va jusqu'au bout d'elle-même c'est parce que Dieu lui donne d'aller jusque là. Voici quelques manifestations du respect de Dieu pour sa créature. Dans le « monde de la nature brute, les activités physico-chimiques au lieu d'être laissées universellement à leur propre plan, semblent avoir été invitées par moment sous la motion... surélevante de la Cause première, à préparer... les apparitions de la vie ; et celles-ci pareillement A préparer l'avènement de la sensibilité animale et d'un milieu où pourrait enfin se situer l'homme » ([^113]). Mais cette montée serait impossible et n'aurait aucun sens en dehors de la motion surélevante, et toute gratuite, du Seigneur Dieu.
Or ce respect de Dieu pour sa créature, c'est dans l'accomplissement de la rédemption, dans le salut du genre humain, qu'il se manifeste de la manière la plus émouvante ; infiniment mieux que dans l'apparition des espèces au cours des temps géologiques. Surtout dans l'œuvre de la rédemption, il est visible que Dieu respecte souverainement sa créature et comme disait la Petite Thérèse, « qu'il ne veut rien faire sans nous y associer ». Souvenez-vous de tout l'Ancien testament, de toute la préparation à la venue du Messie, de l'élection d'Abraham, de Moise et des Prophètes ;
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souvenez-vous surtout du dialogue de l'Ange avec Marie au jour de l'Annonciation, et vous saisirez que Dieu n'a pas voulu sauver le genre humain sans lui donner d'apporter tout ce qu'il pouvait apporter ; vous comprendrez aussi que c'est uniquement la générosité de Dieu qui a permis cette générosité de la part de l'homme, et surtout de la part de *la femme bénie entre toutes les femmes.*
Réfléchissez encore que la victoire du Christ sur le péché et sur la mort, loin de dispenser les hommes de combattre le péché et de faire l'offrande de leur mort, ne peut s'accomplir en chacun de nous que si nous participons à la croix du Christ et vous comprendrez alors l'un des traits les plus souvent oubliés du respect de Dieu à notre égard. En effet ces éléments négatifs introduits dans le monde par le péché -- la peine, la mort, la lutte contre nos convoitises au-dedans et contre le scandale au dehors, tout cela Dieu ne l'a pas aboli mais il a voulu que nous entrions dans le salut du Christ avec cet élément négatif qui nous appartient en propre ; il a voulu nous faire coopérer dans le Christ à notre salut et au salut du genre humain tels que nous sommes, et sans nous dispenser de cette condition de lutte et de peine qui est désormais la nôtre. Nous sommes respectés, nous sommes honorés et aimés jusque dans cette condition. (Et c'est pourquoi, dit le livre des Actes, les Apôtres se réjouirent en présence du Conseil d'avoir été jugés dignes de souffrir pour le nom du Christ. Actes V, 41.)
Or, il faut remarquer ici deux choses : si les hommes sont rendus capables dans le Christ Jésus d'être généreux, même avec ce qu'ils portent en eux-mêmes de négatif, c'est dans le Christ Jésus en effet qu'ils en sont rendus capables et par la très libre (et très sage) dispensation de la générosité divine. Ensuite l'éveil et la possibilité d'une semblable générosité dans notre nature ingrate serait une pure illusion si la condition humaine évoluait progressivement et rongeait avec les siècles ce négatif qu'elle a hérité du premier péché ; si le genre humain accédait, comme le suggère le P. Teilhard, par paliers, évolutifs, à l'impeccabilité et à la félicité parfaites.
C'est ici qu'on peut saisir la nuisance de l'évolutionnisme totalitaire et comment il enlève son sens à l'intuition que peut-être il voulait exprimer : la générosité divine rendant la créature capable de générosité. Car cette générosité de la créature ne sera réelle, et la créature ne sera respectée, que si la créature existe d'abord comme créature définie, à un certain niveau, dans une condition existentielle donnée. Pour s'en tenir à la créature humaine il est bien vrai que Dieu ne nous sauve pas sans nous (« celui qui t'a créé sans toi ne te sauve pas sans toi », dit saint Augustin), mais encore faut-il deux choses : que Dieu nous ait déjà apporté le salut et que « nous » existe ; un « nous » réellement défini ; encore faut-il que nous soyons consistants dans notre nature et notre état.
201:62
Par contre si le salut est à venir, si nous sommes une fluence perpétuelle en direction de l'ultrahumain, nous ne coopérons pas à notre salut par union de notre croix à la croix du Christ, nous dérivons vers un salut qui recule à l'indéfini, où la nécessité de la croix s'amincit progressivement.
L'évolutionnisme totalitaire rend inconcevables les vérités que peut-être il avait pensé illustrer : la générosité divine, le respect de Dieu pour sa créature. A vrai dire, ces vérités décisives tant pour la vraie vie chrétienne que pour la droite vie humaine présupposent le sentiment de la transcendance de Dieu et de la parfaite gratuité de ses dons.
R.-Th. CALMEL, o. p.
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### Collaborer avec les organisations communistes
*La Croix* du 16 février a publié une « réflexion chrétienne sur les événements », qui est une Note rédigée par un Secrétariat social, où l'on trouve l'alinéa suivant :
« *La hiérarchie reconnaît que certaines circonstances exceptionnelles peuvent amener les fidèles à envisager, moyennant certaines conditions, une action avec des organisations communistes. Exceptionnellement, par exemple, elle admet la constitution d'un* « *cartel intersyndical* » *pour la défense d'intérêts légitimes.* »
Ici, une note cite en référence *un seul* document de la Hiérarchie apostolique, la Lettre de la Sacrée Congrégation du Concile du 5 juin 1929.
On ne voit pas comment cette Lettre qui est de 1929 pourrait avoir pour effet d'*annuler une Encyclique* qui lui est POSTÉRIEURE, l'Encyclique *Divini Redemptoris* (1937), -- Encyclique qui édicte une interdiction absolue, jamais rapportée depuis lors : on ne doit collaborer EN RIEN, *nulla in re*, avec les communistes (§ 58). Interdiction absolue que Pie XII étendit même aux simples « colloques » avec les dirigeants communistes.
D'autre part, la Lettre de 1929 ne parle *nulle part* d'autoriser aucune espèce de collaboration ni aucune espèce de « cartel » avec les organisations communistes.
Il s'agit donc d'une très grave erreur diffusée par *La Croix.* Aucun acte officiel de la Hiérarchie apostolique n'a *jamais* autorisé la moindre collaboration ou action commune avec les organisations communistes, fût-ce à titre « exceptionnel ».
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Nous avons cité et examiné les textes officiels, et notamment cette Lettre de 1929, dans l'éditorial de notre numéro 52, intitulé : *L'Église permet une collaboration avec le communisme ?*
Cet éditorial a fait l'objet d'un tiré à part (1 NF franco). Nos lecteurs sont invités à s'en munir, pour faire face, d'une manière documentée, aux propagandes collaborationnistes.
\*\*\*
Au moment où l'on fait tant de tapage autour des « citations partielles » imputées à *La Cité catholique* -- mais sans en citer aucun exemple précis, -- il est remarquable que l'exemple précis d'une citation non seulement partielle, mais tronquée et utilisée en un sens violemment différent du texte original en son entier, soit donné précisément dans les milieux qui s'estimaient qualifiés pour faire sur ce point le procès de *La Cité catholique.*
Il est en outre extrêmement tendancieux d'oser écrire que la Hiérarchie admet « *par exemple* » la formation d'un cartel intersyndical avec les organisations communistes : ce qui est suggérer clairement qu'il y aurait d'autres exemples et d'autres cas que l'exemple unique, et faux, toujours cité en référence.
Il est misérable que ceux qui considèrent l'Encyclique *Divini Redemptoris* comme plus ou moins périmée sous prétexte qu'elle est de 1937 se réfèrent à un texte plus ancien encore, qui est de 1929.
Il est inadmissible que, d'une manière de plus en plus fréquente, on allègue à contresens la Lettre de la Congrégation du Concile de 1929. Cette Lettre autorise une collaboration exceptionnelle avec des syndicats « *neutres ou même socialistes* », ET NON PAS *avec des syndicats ou organisations* COMMUNISTES. Cette Lettre emploie les termes SOCIALISTES et SOCIALISME dans le sens où ils sont *distincts* des termes COMMUNISTES et communisme, ainsi que le montre tout le contexte.
En fait de « simplisme » et d' « insuffisance », et même d'impréparation à « saisir toute la précision du langage d'Église », comme dit le P. de Soras, il serait difficile de faire mieux.
Nous ne pouvons pas ne pas remarquer en terminant que cet usage abusif et à contresens d'un document d'Église est souvent opéré ou cautionné par des théologiens diplômés. Le scandale est public.
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### Lamentable histoire
Voici ce que raconte, avec apparemment une parfaite bonne conscience, un religieux dans *Témoignage chrétien* du 23 février :
203:62
« ...Quelques semaines plus tard, un autre prêtre célébrait la messe de nouveau au même endroit. Il lut en français l'épître de ce jour-là (le 3^e^ dimanche après l'Épiphanie) qui disait précisément ceci : « Ne vous laissez pas guider par votre propre sagesse et ne rendez à personne le mal pour le mal. Appliquez-vous à faire le bien : devant Dieu mais aussi devant le monde. Faites l'impossible pour vivre en paix avec tous. Ne vous vengez pas vous-mêmes, frères bien-aimés, mais laissez faire la justice de Dieu... Ne vous laissez pas vaincre par le mal. Soyez vainqueurs du mal en rendant le bien. » (Rom. XII, 16-21.)
Le Père, après la lecture, s'était contenté de commenter le texte par quelques mots : citant en particulier un exemple que des missionnaires lui avaient rapporté : la maman d'un religieux italien envoyé dans ces régions et massacré là-bas venait d'envoyer pour Noël des cadeaux aux enfants d'une famille congolaise pauvre...
Était-ce plus que n'en pouvaient supporter certains ? Trois personnes se levèrent à ce moment et quittèrent la salle. « Je ne vois pas d'autre sens à votre, geste, enchaîna le Père, que celui-ci : en partant ainsi, vous vous excommuniez vous-mêmes de la Parole de Dieu. »
Se retirer au milieu du sermon est une protestation silencieuse mais non pas de soi scandaleuse ; extrême pourtant, et risquant de causer accidentellement le scandale. Il faut autant que possible l'éviter. Quand cela se produit, le prédicateur et tout le monde se demande d'abord s'il ne s'agit pas d'un quiproquo, d'un malentendu, d'une parole mal interprétée. Le prédicateur n'a eu aucun doute, aucune hésitation, aucun remords. Trois personnes se lèvent pendant *son commentaire,* le commentaire qu'il fait de son mieux, lui homme indigne, faillible et pécheur. Il ignore dans quel esprit, pour quelle raison, ou pour quelle méprise, ces personnes se lèvent et partent. Mais ça ne fait rien. Il ne s'interroge pas. Il « enchaîne », comme un orateur de réunion publique qui doit écraser immédiatement toute contradiction. Il ne se demande pas s'il n'a pas eu un lapsus (quel orateur n'en a ?). Il ne se demande rien. Il identifie *son commentaire* à la Parole même de Dieu. Et il *excommunie.* Il proclame excommuniés ipso facto ceux qui, pour une raison inconnue, n'ont pu admettre ni supporter son commentaire.
Au lieu de se tourner vers Dieu en se demandant avec angoisse si sa parole humaine n'aurait pas involontairement trahi le Christ qu'il annonce, sans hésitation il se *venge lui-même,* il venge son commentaire alors qu'il était précisément en train de commenter la parole : *Ne vous vengez pas vous-mêmes.*
204:62
Les mots qu'il prononçait ont été immédiatement *éprouvés* dans les faits. Il annonçait : « Ne vous vengez pas vous-mêmes », et voici qu'au même instant il se trouve en situation et tentation de se venger lui-même. Et il se venge. Ni pendant, ni après, il ne s'en est aperçu.
Les actes comptent plus que les paroles : et cet acte-là de ce prédicateur-là autorise un doute majeur sur L'ESPRIT dans lequel il était en train de commenter. Peut-être cet esprit, au-delà des mots, a-t-il été tout d'un coup sensible aux trois personnes qui, sans trop savoir pourquoi, mais avec un certain instinct spirituel, n'ont pu le supporter...
Bien sûr, il faut tenir compte de l'entraînement oratoire, encore que celui-ci soit allé fort loin. Mais ensuite ? A froid ? En y réfléchissant ? En s'interrogeant devant Dieu ?
Rien d'autre : le prédicateur est resté sur sa colère et sur sa vengeance, il a continué à s'identifier à sa vengeance et à sa colère, et c'est cela le plus horrible. On peut être surpris par le premier mouvement, tout le monde en est là. On peut toujours excuser le premier mouvement. Mais ensuite, le second mouvement, la persévérance, et aller s'en vanter en privé et en public ? Car il l'a raconté avec bonne conscience. Le même religieux, ou un autre (on ne voit pas exactement si cet article est ou non autobiographique) persiste et signe, rapportant tranquillement le fait dans un journal catholique.
Ainsi, cet épouvantable orgueil clérical est donné en exemple, il passe comme lettre à la poste, publiquement congratulé par des clercs, ses confrères.
Eh ! bien, la Parole de Dieu annoncée dans cet esprit-là, esprit prompt à se venger soi-même et incapable ensuite de renoncer à sa vengeance, -- la Parole de Dieu annoncée dans cet esprit-là n'est plus entendue, elle ne peut plus l'être.
Précision : nous ignorons si les choses se sont réellement passées ainsi. Nous prenons le seul récit de *Témoignage chrétien.* Nous parlons seulement de ce récit tel qu'il est, signé par un religieux. C'est un récit atroce.
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### Quel est le texte authentique ?
Dans la presse du 11 février, on a pu lire un beau communiqué de la Fédération française des étudiants catholiques, de la J.E.C. et de la J.E.C.F.
205:62
Ce texte gardera sans doute une importance historique, comme témoignage des pensées qui ont cours en certains lieux et milieux.
Nous en retenons un passage caractéristique, en laissant au lecteur le soin de découvrir si le texte authentique est celui de gauche ou celui de droite ([^114]) :
« Si l'on a pu considérer que l'Algérie française en tant qu'idée politique n'était pas incompatible avec la foi chrétienne, en revanche nous devons savoir que l'O.A.S., tant par ses méthodes que par ses principes, est absolument inacceptable pour un chrétien, qu'elle est tout à l'opposé des devoirs de dialogue et de respect d'autrui. Si le christianisme laisse à chacun le soin de choisir ses options politiques, il condamne catégoriquement des formes d'action qui précisément sont la négation même de la politique et se réduisent à la simple subversion. »
« Si l'on a pu considérer que l'Algérie algérienne en tant qu'idée politique n'était pas incompatible avec la foi chrétienne, en revanche nous devons savoir que le F.L.N., tant par ses méthodes que par ses principes, est absolument inacceptable pour un chrétien, qu'il est tout à l'opposé des devoirs de dialogue et de respect d'autrui. Si le christianisme laisse à chacun le soin de choisir ses options politiques, il condamne catégoriquement des formes d'action qui précisément sont la négation même de la politique et se réduisent à la simple subversion. »
Ce qui est certain en tous cas c'est que le communiqué en question contenait seulement l'un des deux textes ci-dessus.
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### Protestants et catholiques autour de « Mater et Magistra »
Le Centre d'études politiques et civiques (C.E.P.E.C.) vient de publier en brochure (cahier n° 18), sous le titre : *L'entreprise moderne à la lumière de* « *Mater et Magistra* », le texte des exposés prononcés au cours de sa réunion d'information du 15 novembre 1961.
L'intérêt majeur de cette réunion est double : d'une part, le C.E.P.E.C. rassemble, dans sa direction et parmi ses adhérents, des protestants et des catholiques, fraternellement associés dans l'étude des responsabilités temporelles du laïc chrétien ; d'autre part, les travaux comportèrent successivement l'exposé d'un « point de vue patronal » et l'exposé d'un « point de vue syndical » sur *Mater et Magistra*.
206:62
Par cette réunion d'études, il fut ainsi manifesté dans les faits que *Mater et Magistra* est une Encyclique de convergence, de rassemblement, d'unité.
On voit par là quelle est l'importance de l'initiative et de la réalisation du C.E.P.E.C.
Sous la présidence de Georges-René Laederich, qui prononça une introduction générale aux travaux, en les situant précisément dans cette perspective de convergence et de marche vers l'unité, la « présentation de l'Encyclique » fut assurée par Jean Madiran ; le « point de vue patronal » fut apporté par Bernard Mallet, qui est l'une des plus hautes figures du patronat chrétien contemporain ; le « point de vue syndical » par Jacques Tessier, le célèbre et courageux leader du syndicalisme chrétien ; une conclusion vibrante et opportune fut prononcée par Louis Salleron.
On peut se procurer cette brochure au siège du C.E.P.E.C., 25, boulevard des Italiens, Paris 2^e^.
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### La résistance intellectuelle en U.R.S.S.
D'après le compte rendu officiel, paru dans la Pravda, des travaux du XXII^e^ Congrès soviétique, voici un extrait du discours prononcé par A. N. Chélépine ancien secrétaire des Jeunesses Communistes nommé en décembre 1958 président du Comité de la Sécurité d'État, c'est-à-dire chef de la police politique.
« *Beaucoup de juristes font preuve d'esprit conservateur, se livrant durant des années à des discussions stériles sur des questions comme celle-ci : le poignard individuel des Caucasiens est-il oui ou non une arme blanche.*
*Au lieu de travailler sur des questions vitales, beaucoup de nos juristes se consacrent à des thèmes comme par exemple la structure étatique de Monaco, de Saint-Marin ou de la principauté de Lichtenstein ou à des études comme* « le droit domestique de la Géorgie féodale » *et autres sujets analogues*. »
C'est là un signe qui ne trompe pas. Les juristes qui prennent de tels sujets de travaux cherchent à éviter les « questions vitales » de la « science marxiste-léniniste », soit qu'ils n'en pensent rien, soit qu'ils n'en pensent pas moins... Il est manifeste en tous cas qu'ils NE SONT PAS communistes. Et qu'ils se débrouillent comme ils peuvent pour se compromettre le moins possible. C'est une résistance passive ; mais c'est une résistance.
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## DOCUMENTS
### Le « néo-thomisme » vu par l'orthodoxie officielle soviétique
Comme on le sait, ou comme on devrait le savoir, l'orthodoxie officielle soviétique s'exprime par deux ouvrages. D'abord l' « Histoire du P.C.U.S. » (c'est-à-dire du Parti communiste de l'Union soviétique), nouvelle version remaniée et refondue sur l'ordre de Krouchtchev (édition française en 1960) : cette nouvelle histoire a été longuement analysée par l'étude de Branko Lazitch parue dans notre numéro 55. Pour tout ce qui concerne la « déstalinisation », cette nouvelle Histoire est déjà dépassée par le cours nouveau de la politique soviétique depuis le XXII^e^, Congrès, mais elle n'a pas encore été remaniée ou remplacée.
D'autre part, un ouvrage proprement « doctrinal », comme nous dirions, ou « théorique », comme disent les communistes, qui s'intitule : « Les principes du marxisme-léninisme », également composé sur l'ordre de Krouchtchev pour mettre au point l'orthodoxie officielle et servir de base, avec l' « Histoire du P.C.U.S. », à la formation idéologique des militants de tout le mouvement communiste international. Cet ouvrage théorique a été rédigé, sous la direction de l'ancêtre Kuusinen, principalement par Arbatoy, Béliakov, Chéidine, Makarovski, Miliékovski, Sitkosvski, Vygodski et divers autres membres de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S.
Ce second ouvrage est lui aussi imprimé et édité à Moscou dans toutes les langues. L'édition française -- comme celle de l' « Histoire du P.C.U.S. » -- se trouve en France dans toutes les librairies communistes.
Il contient un chapitre traitant de « la renaissance de la scolastique médiévale » (pp. 53 et suiv.) et de ce qu'il appelle le « néo-thomisme », chapitre plein de confusions manifestes et grossières, jusque dans le vocabulaire : mais il est important de savoir comment le « néothomisme » est présenté par l'enseignement officiel et obligatoire du communisme.
La renaissance\
de la scolastique médiévale
Le fidéisme est activement propagé dans la société bourgeoise actuelle, notamment par l'Église,
208:62
\[*On remarquera que* « *fidéisme* » *est employé, ici et, plus bas, en un sens fondamentalement impropre ; par* « *fidéisme* »*, l'ouvrage communiste désigne la foi et toute pensée rationnelle favorable à la foi religieuse.*\]
Les idéologues de la classe dominante vont en répétant que « seule la religion peut apporter le salut », que l'unique réponse aux problèmes brûlants de la vie sociale « consiste à faire pénétrer dans notre vie l'esprit du christianisme d'une manière plus efficace ».
En même temps que la religion, on voit se répandre dans les milieux bourgeois, notamment parmi les intellectuels, le mysticisme, le spiritisme, l'astrologie, la chiromancie, etc.
Le sens de classe de ce phénomène avait déjà été mis en lumière par Lénine : « La bourgeoisie, disait-il, par peur du prolétariat qui grandit et se renforce, soutient tout ce qui est périmé, tout ce qui dépérit, tout ce qui est moyenâgeux. »
La scolastique médiévale renaît dans la philosophie bourgeoise contemporaine. Il s'agit d'une restauration dans le sens propre du mot : le *néothomisme,* qui n'est rien d'autre que la théorie rénovée de Thomas d'Aquin, est proclamé par le Vatican philosophie officielle de l'Église catholique.
\[*Comme toujours, les communistes retardent, même leurs intellectuels, leurs académiciens, leurs doctrinaires les plus en vue : en effet, la* « *proclamation* » *dont il est question n'est pas une nouveauté contemporaine, elle est fort antérieure à la fondation du Parti communiste de l'U.R.S.S.*\]
Il semble qu'une philosophie religieuse déclarée, qui présente la scolastique médiévale comme une « philosophie éternelle », ne devrait pas exercer une grande influence dans les milieux scientifiques. Il n'en est rien. Le néothomisme est une doctrine subtile et astucieuse, qui bien souvent induit en erreur non seulement les simples gens, mais aussi les savants des pays capitalistes.
\[*Voilà en tout cas une constatation qui ne manque pas d'intérêt. L'adversaire enregistre -- sans comprendre -- le succès de la pensée thomiste même auprès des hommes de science contemporains.*\]
Le néothomisme professe évidemment que Dieu est le créateur tout-puissant de l'univers. La nature est considérée comme la « réalisation des idées divines » et l'histoire comme la « réalisation d'un dessein divin ». Mais à la différence des néopositivistes, des existentialistes et autres idéalistes subjectifs, les néothomistes déclarent que le monde qui nous entoure,
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en tant que création de Dieu, existe réellement en dehors de l'homme et de sa conscience, et qu'il est connaissable à l'aide des sens et de la raison. A cette occasion, ils vont même jusqu'à critiquer l'irrationalisme des existentialistes et à défendre la raison, donnée par Dieu à l'homme pour connaître la vérité.
Ces déclarations sont accueillies avec sympathie par ceux que les sophismes positivistes et irrationalistes ne satisfont pas, mais qui ne veulent ou ne peuvent se rallier au matérialisme philosophique, et qui estiment par suite que le néothomisme allie avec bonheur une conception juste, saine, de la science à la croyance en Dieu qui répond au besoin religieux de l'homme.
Or cette thèse est profondément erronée. En réalité, le néothomisme ne peut se concilier avec la raison et la science. L'idée majeure de cette doctrine est la soumission de la science à la religion, de la connaissance à la foi. Les néothomistes n'admettent qu'une « raison » qui ne dépasse pas le cadre de la doctrine de l'Église, et inversement ils déclarent que la défense des principes scientifiques contraires aux dogmes de l'Église n'est pas raisonnable, est « une révolte contre la raison ».
Les néothomistes font état de trois moyens d'atteindre la vérité : la science, la philosophie et la religion. Le degré inférieur est la science. Pour eux, la connaissance qu'elle fournit n'est pas digne de foi et se borne uniquement à l'enveloppe corporelle qui cache l'essence spirituelle du monde, inaccessible à la science. La philosophie ou « métaphysique », elle, dévoile partiellement cette essence. A la différence de la science, la philosophie pose le problème de la cause première de l'existence du monde et conclut que cette cause est un principe spirituel suprême, le créateur divin. Mais la vérité suprême, enseignent les néothomistes, ne peut être atteinte que par la révélation, par la foi religieuse, avec laquelle doivent concorder toutes les conclusions générales de la science et de la philosophie.
Pour les néothomistes, le but théorique de la science est de rechercher des arguments confirmant la croyance en Dieu, démontrant que le « catholicisme et la science sont faits l'un pour l'autre ». Dans les difficultés et les questions n'on encore résolues auxquelles la science se heurte, ils trouvent des raisons en faveur des dogmes de l'Église.
Un des arguments, les plus employés par la philosophie catholique pour démontrer la création du monde est la théorie de l' « expansion de l'univers ». En 1919, on a découvert un « déplacement vers le rouge » des raies spectrales émises par les galaxies. La science n'a pas encore expliqué ce phénomène d'une manière satisfaisante. Partant du fait que la cause la plus probable du déplacement vers le rouge est l'éloignement rapide des galaxies les unes des autres, les philosophes idéalistes...
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\[« *Idéalistes* » *veut simplement dire ici le contraire de* « *matérialistes.* »\]
...les philosophes idéalistes ont conclu qu'à un certain moment, toute la matière et toute l'énergie de l'univers devaient être concentrées en un seul « atome originel » créé par Dieu.
Cette conclusion est dénuée de fondement scientifique, ne fût-ce que pour cette raison que nous n'avons pas le droit d'étendre des conclusions tirées de phénomènes observés à un moment donné et dans une région limitée du monde à l'univers infini et pour une période éloignée de nous par des milliards d'années.
Néanmoins le Pape Pie XII, invoquant cette théorie et d'autres semblables, a déclaré dans un discours prononcé le 22 novembre 1951 : « Ainsi, la création dans le temps ; et pour cela un créateur, et par conséquent Dieu ! Le voici donc -- encore qu'implicite et imparfait -- le mot que nous demandions à la science et que la présente génération humaine attend d'elle. »
\[*Ce discours de Pie XII, qui a fortement impressionné les rédacteurs des dogmes officiels du marxisme-léninisme soviétique, nous en reproduisons plus loin le texte intégral.*\]
Cet exemple montre comment les philosophes idéalistes et les hommes d'Église tirent des conclusions idéalistes de données scientifiques insuffisamment expliquées. Seules les positions solides du matérialisme philosophique et de la logique dialectique peuvent débarrasser les savants de ces flottements et les mettre à l'abri des pièges idéalistes sur les chemins difficiles de la science.
Bien des gens sont attirés vers le néothomisme par la grande attention que cette doctrine apporte aux questions de la morale, contrairement à l'idéalisme subjectif.
\[*Autre sphère d'influence, donc, de la pensée thomiste ; elle apporte une morale et, comme on va le voir plus bas, une morale sociale, ce qui est particulièrement inquiétant et dangereux aux yeux du communisme.*\]
Mais la morale prêchée par les néothomistes est celle de l'humilité qui enseigne que l'homme doit penser moins à la vie terrestre et à son corps périssable qu'à son « âme immortelle », à la « vie éternelle », à Dieu. Morale de la résignation, elle peut servir à justifier le mal social, l'exploitation et l'inégalité, en substituant la prière à la protestation et à la lutte contre l'injustice sociale. Donc, elle ne profite qu'à la classe exploiteuse dominante.
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La théorie sociale et politique des néothomistes est caractérisée par une lutte active contre le socialisme, combinée à la critique de certains aspects du capitalisme. Ce qui explique les tares actuelles de la société, pour les philosophes catholiques, c'est que beaucoup de gens, y compris les capitalistes, ont oublié la foi, ont cessé d'être de véritables chrétiens. Cette critique prouve que les néothomistes ne songent pas le moins du monde à la lutte contre le capitalisme, qu'ils sont en somme, ses défenseurs.
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### Pensée chrétienne et sciences modernes
Le discours de Pie XII mentionné par les gardiens de l'orthodoxie officielle soviétique, en voici maintenant le texte. Il n'est pas sûr que les catholiques lui aient toujours accordé une attention suffisante. L'importance que lui reconnaissent les communistes devrait inciter les chrétiens à le lire au moins une fois, et de préférence à l'étudier et à le méditer.
Pie XII a prononcé ce discours le 22 novembre 1951 devant l'Académie pontificale des sciences. Ce n'est pas un discours sur « science et religion », mais plus exactement sur l'harmonie entre la pensée chrétienne traditionnelle et la science contemporaine. Il y est question des cinq « voies » ou preuves thomistes de l'existence de Dieu, particulièrement de deux d'entre elles, et de l'appui qu'elles trouvent dans la physique moderne. Ces questions sont capitales, et fréquemment agitées aujourd'hui par les marxistes, les teilhardiens, les « néothomistes », d'une manière ou d'une autre, souvent confuse et vague. Ce discours de Pie XII, trop peu connu, oublié ou même inconnu, il nous paraît utile d'en rappeler et d'en procurer le texte à nos lecteurs.
(Les intertitres sont de notre rédaction.)
C'est une heure de joie sereine dont nous remercions le Tout-Puissant que nous offre cette réunion de l'Académie Pontificale des Sciences, en même temps qu'elle nous donne l'agréable occasion de nous entretenir avec une élite d'éminents cardinaux, d'illustres diplomates, de personnalités distinguées et spécialement avec vous, académiciens pontificaux, bien dignes de la solennité de cette assemblée.
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La vraie science\
découvre Dieu
Vous, en effet, qui scrutez et dévoilez les secrets de la nature, et qui enseignez aux hommes à en utiliser les forces pour le bien, vous publiez en même temps, avec le langage des chiffres, des formules, des découvertes, les ineffables harmonies du Dieu d'infinie sagesse.
La vraie science, en effet -- quoi qu'on en ait inconsidérément affirmé dans le passé -- plus elle progresse, et plus elle découvre Dieu, comme s'Il attendait aux aguets derrière chaque porte qu'ouvre la science. Disons plus : de cette découverte progressive de Dieu, fruit des accroissements du savoir, l'homme de science n'est pas seul à bénéficier, quand il pense en philosophe -- et comment pourrait-il s'en abstenir ? -- mais encore tous ceux qui participent aux nouvelles trouvailles ou en font l'objet de leurs considérations, à commencer par les vrais philosophes ; car, prenant pour base de leurs spéculations rationnelles les conquêtes scientifiques, ils en tirent une plus grande assurance dans leurs conclusions, de plus claires lumières pour dissiper d'éventuelles ombres, des secours plus convaincants pour donner aux difficultés et aux objections une réponse toujours plus satisfaisante.
Les « cinq voies »\
de saint Thomas
Ainsi stimulé et guidé, l'intellect humain affronte la démonstration de l'existence de Dieu, cette démonstration que la sagesse chrétienne trouve dans les arguments philosophiques éprouvés au cours des siècles par les géants du savoir, et qui vous est bien connue sous la forme des « cinq voies » que le Docteur angélique, saint Thomas, offre comme un rapide et sûr itinéraire de l'esprit vers Dieu. Arguments philosophiques, avons-nous dit ; mais non, pour autant, a priori, comme en fait grief un positivisme étroit et inconséquent. Les arguments se fondent, en effet, sur des réalités concrètes et garanties par les sens comme par la science, même s'ils tirent leur force démonstrative de la vigueur de la raison naturelle.
De la sorte, philosophie et sciences opèrent selon des processus et des méthodes analogues et conciliables, utilisant dans des proportions diverses des éléments empiriques et des éléments rationnels, et collaborant dans une harmonieuse unité à la découverte du vrai.
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Réexaminer les « cinq voies »\
sur la base des nouvelles\
découvertes scientifiques.
Mais si l'expérience primitive des Anciens put offrir à la raison des arguments suffisants pour la démonstration de l'existence de Dieu, aujourd'hui l'élargissement et l'approfondissement du champ de cette même expérience font resplendir, plus éclatante et plus précise, la trace de L'Éternel dans le monde visible. On pourrait donc, semble-t-il, avec profit, réexaminer sur la base des nouvelles découvertes scientifiques les preuves classiques du Docteur angélique, spécialement celles qui sont tirées du mouvement et de l'ordre de l'univers ; autrement dit, rechercher si et dans quelle mesure la connaissance plus profonde du macrocosme et du microcosme contribue à renforcer les arguments philosophiques, considérer ensuite si et jusqu'à quel point ils auraient été ébranlés, comme on l'entend dire parfois, du fait que la physique moderne a formulé de nouveaux principes fondamentaux, aboli ou modifié d'antiques concepts -- dont le sens, dans le passé, était peut-être tenu pour stable et défini -- comme par exemple ceux de temps, d'espace, de mouvement, de causalité, de substance, tous d'importance majeure pour la question qui nous occupe présentement.
Ainsi, plus que d'une révision des preuves philosophiques, il s'agit ici d'un examen des bases physiques d'où ces arguments dérivent, et Nous devrons nécessairement, faute de temps, Nous limiter à quelques-unes d'entre elles. Aucune surprise n'est d'ailleurs à craindre : la science elle-même n'entend pas déborder les frontières de ce monde qui, aujourd'hui comme hier, se présente avec les « cinq modes d'être » d'où prend son essor et sa vigueur la démonstration philosophique de l'existence de Dieu.
Les sciences modernes\
ont permis d'approfondir\
la mutabilité et la finalité.
De ces « modes d'être » du monde qui nous entoure, appréhendés avec une pénétration plus ou moins grande, mais avec une égale évidence, par l'esprit du philosophe et par l'intelligence commune, il en est deux que les sciences modernes ont merveilleusement sondés et vérifiés, et approfondis au-delà de toute attente : 1. la mutabilité des choses, y compris leur origine et leur fin ; 2. l'ordre de finalité qui resplendit dans toutes les parties du cosmos.
La contribution ainsi apportée par les sciences aux deux démonstrations philosophiques qui s'appuient sur elles et qui constituent la première et la cinquième voie, est très notable. À la première, la physique en particulier a apporté une mine inépuisable d'expériences révélant le fait de la mutabilité jusque dans les profondeurs cachées de la nature où, avant notre époque, aucun esprit humain, n'en pouvait même soupçonner l'existence et l'ampleur, et fournissant une multiplicité de faits empiriques qui sont d'un puissant secours pour le raisonnement philosophique.
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Nous disons secours : car pour ce qui est de la direction de ces transformations -- attestée elle aussi par la physique moderne -- elle Nous semble dépasser la valeur d'une simple confirmation et atteindre presque à la structure et au degré d'une preuve physique en grande partie nouvelle et, pour beaucoup d'esprits, plus acceptable, plus persuasive et plus satisfaisante.
Avec une telle richesse, les sciences, surtout l'astronomie et la biologie, ont fourni ces derniers temps à l'argument de l'ordre du monde un tel ensemble de connaissances et une vision, pour ainsi dire, si enivrante de l'unité de conception qui anime le cosmos, et de la finalité qui en dirige le mouvement, que l'homme moderne goûte par avance cette joie que le poète Dante imaginait dans le ciel empyrée, lorsqu'il vit comment en Dieu « est contenu -- lié par l'amour en un volume -- ce qui s'effeuille par l'univers » (Paradis, XXXIII, 85-87).
Toutefois la Providence a voulu que la notion de Dieu, si essentielle à la vie de chaque homme, puisse se déduire facilement d'un simple regard jeté sur le monde, à tel point que, n'en pas comprendre le langage est une folie (cf. *Sagesse*, XIII, 1-2), et que d'autre part elle reçoive une confirmation de tout approfondissement et progrès des connaissances scientifiques.
Voulant donc donner ici une rapide esquisse du précieux service que les sciences modernes rendent à la démonstration de l'existence de Dieu, Nous Nous limiterons d'abord au fait des mutations, en en faisant surtout ressortir le caractère d'ampleur, d'étendue et, pour ainsi dire, de totalité, que la physique moderne découvre dans le cosmos inanimé. Nous Nous arrêterons ensuite sur le sens et l'orientation de ces mutations, tel qu'il est également attesté. Ce sera prêter l'oreille à quelques accords du concert de l'immense univers, assez puissants toutefois pour chanter « la gloire de Celui par qui tout l'univers se meut » (*Paradis*, 1, 1).
#### I. -- La mutabilité du cosmos
La mutabilité constatée\
dans le macrocosme.
On est en droit de s'étonner à première vue, en constatant que la connaissance du fait de la mutabilité a toujours gagné du terrain dans le macrocosme et dans le microcosme au fur et à mesure que les sciences progressaient, comme pour confirmer par de nouvelles preuves la théorie d'Héraclite : « Tout s'écoule, *panta rhe !* »*.* On le sait, l'expérience quotidienne elle-même révèle une prodigieuse quantité de transformations dans le monde, proche ou lointain, qui nous entoure, notamment les mouvements des corps dans l'espace.
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Mais, outre ces mouvements strictement locaux, sont aisément observables aussi les multiples changements, physico-chimiques, tels que le changement de l'état physique de l'eau dans ses trois phases de vapeur, de liquide et de glace : les profonds effets chimiques obtenus par l'action du feu, déjà connus dès l'âge préhistorique ; la désagrégation des roches et la corruption des corps végétaux et animaux.
A cette commune expérience vint s'ajouter la science de la nature qui enseigna à interpréter ces phénomènes et d'autres semblables comme des processus de destruction ou de formation des substances corporelles à partir de leurs éléments chimiques, c'est-à-dire de leurs parties les plus petites, les atomes.
Allant plus loin encore, elle rendit manifeste que cette mutabilité physico-chimique n'est en aucune façon limitée aux corps terrestres, comme le croyaient les Anciens, mais qu'elle s'étend à tous les corps de notre système solaire et de l'immense univers que le télescope et mieux encore le spectroscope ont montrés formés des mêmes espèces d'atomes.
La mutabilité constatée\
dans le microcosme.
Contre l'indispensable mutabilité de la nature, même inanimée, se dressait toutefois l'énigme du microcosme, encore inexploré. Il semblait de fait que la matière inorganique, à la différence du monde animé, fût en un certain sens immuable. Ses plus petits éléments pouvaient bien s'unir entre eux selon les modes les plus divers, mais ils paraissaient jouir du privilège d'une éternelle stabilité, et indestructibilité, puisqu'ils sortaient inchangés de n'importe quelle analyse ou synthèse chimique. Il y a cent ans, on les tenait encore pour des particules élémentaires simples, indivisibles et indestructibles. On en pensait autant des énergies et des forces matérielles du cosmos, surtout sur la base des lois fondamentales de la conservation de la masse et de l'énergie.
Quelques savants se croyaient même autorisés, au nom de leur science, à une fantasque philosophie moniste, dont le souvenir mesquin est lié, entre autres, au nom de Ernst Haeckel.
Mais, justement à son époque, vers la fin du siècle dernier, cette conception simpliste de l'atome fut, elle aussi, balayée par la science moderne.
La connaissance croissante du système périodique des éléments chimiques, la découverte des radiations corpusculaires des éléments radioactifs, et de nombreux faits semblables, ont montré que le microcosme de l'atome, aux dimensions de l'ordre du dix millionième de millimètre, est le théâtre de continuelles mutations, non moins que le macrocosme bien connu de tous.
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Ce caractère de mutabilité fut vérifié en premier lieu dans la sphère électronique. De la condensation électronique de l'atome émanent des radiations de chaleur et de lumière qui sont absorbées par les corps externes, en correspondance avec le niveau d'énergie des orbites électroniques. Dans les parties extérieures de cette sphère s'accomplissent également l'ionisation de l'atome et la transformation de l'énergie dans la synthèse et dans l'analyse des combinaisons chimiques. On pouvait cependant encore supposer que ces transformations physico-chimiques laisseraient un refuge à la stabilité, puisqu'elles n'atteignaient pas le noyau même de l'atome, siège de la masse et de la charge électrique positive qui assignent à l'atome sa place dans le système naturel des éléments, noyau où l'on pensait avoir trouvé le type même de l'absolument stable et de l'absolument invariable.
Mais dès l'aube du nouveau siècle, l'observation des processus radioactifs, se référant en dernière analyse à une scission spontanée du noyau, conduisait à exclure un tel mythe. Une fois vérifiée l'instabilité jusqu'en la retraite la plus profonde de la nature connue, un fait toujours demeurait qui laissait perplexe : il semblait que l'atome fût inattaquable au moins par les forces humaines puisque, en principe, toutes les tentatives faites pour en accélérer ou en arrêter la naturelle désagrégation radioactive, ou encore pour scinder des noyaux non actifs, avaient échoué. La première très modeste désagrégation d'un noyau d'azote remonte à peine à trente ans, et ce n'est que depuis peu d'années qu'il a été possible, après d'immenses efforts, d'effectuer en quantité considérable des processus de formation et de décomposition des noyaux. Bien que ce résultat -- qui, dans la mesure où il sert aux œuvres de paix, est certainement à inscrire à l'actif de notre siècle -- ne représente qu'un premier pas dans le domaine de la physique nucléaire pratique, il fournit toutefois une importante conclusion à la question qui nous occupe : les noyaux atomiques sont bien, dans beaucoup d'ordres de grandeur, plus stables que les compositions chimiques ordinaires, mais néanmoins, ils sont eux aussi, en principe, soumis à des lois semblables de transformation et donc muables.
On a pu constater en même temps que de tels processus ont la plus grande importance dans l'économie de l'énergie des étoiles fixes. Au centre de notre soleil, par exemple, s'accomplit, selon Bethe, à une température d'environ vingt millions de degrés, une réaction en chaîne, en circuit fermé, dans laquelle quatre noyaux d'hydrogène sont condensés en un noyau d'hélium. L'énergie qui est ainsi libérée vient compenser la perte due à l'irradiation du soleil. Dans les laboratoires modernes de physique, on réussit également, moyennant le bombardement par des particules douées d'une énergie très élevée, ou par des neutrons, à effectuer des transformations de noyaux, comme on peut le voir dans l'exemple de l'atome d'uranium.
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A ce sujet, il faut, d'ailleurs mentionner les effets de la radiation cosmique, qui peut scinder les atomes plus lourds, libérant ainsi assez souvent des essaims entiers de particules subatomiques.
Résultat de cette connaissance\
plus profonde de la matière inorganique.
Nous avons voulu citer seulement quelques exemples, susceptibles cependant de mettre hors de doute la mutabilité indiscutable du monde inorganique, grand et petit : les mille transformations des formes d'énergie, spécialement dans les décompositions et combinaisons chimiques du macrocosme, et tout autant la mutabilité des atomes jusqu'à la particule subatomique de leurs noyaux.
Le savant d'aujourd'hui, pénétrant du regard l'intime de la nature plus profondément que son prédécesseur d'il y a cent ans, sait donc que la matière inorganique, pour ainsi dire dans sa moelle la plus secrète, est marquée par l'empreinte de la mutabilité et que, dès lors, son être et sa subsistance exigent une réalité entièrement diverse et invariable par nature.
Comme dans un tableau en clair-obscur, les visages ressortent sur le fond sombre et n'obtiennent qu'ainsi leur plein effet plastique et vivant, de même l'image de l'éternellement immuable ressort, claire et splendide, du torrent qui emporte avec lui toutes les choses matérielles du macrocosme et du microcosme et les entraîne en un changement intrinsèque qui jamais ne cesse. Le savant arrêté sur la rive de l'immense torrent trouve le repos dans ce cri de vérité par lequel Dieu se définit lui-même : « Je suis Celui qui suis » (Ex., III, 14) et que l'Apôtre loue comme « le Père des lumières, en qui n'existe aucune vicissitude ni ombre de changement » (Jac., I, 17).
#### II. -- La direction des transformations
Dans le macrocosme\
la loi de l'entropie.
Mais la science moderne n'a pas seulement élargi et approfondi nos connaissances sur la réalité et l'ampleur de la mutabilité du cosmos ; elle nous offre aussi de précieuses indications sur la direction suivant laquelle se réalisent les processus de la nature.
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Il y a encore cent ans, spécialement après la découverte de la loi de la conservation, on pensait que les processus naturels étaient réversibles et, de ce fait, selon les principes de la stricte causalité, ou mieux de la stricte détermination de la nature, on estimait possible un continuel renouvellement et rajeunissement du cosmos ; mais depuis, grâce à la loi de l'entropie découverte par Rodolphe Claudius, on s'est rendu compte que les processus spontanés de la nature sont toujours accompagnés d'une diminution de l'énergie libre et utilisable : ce qui, dans un système matériel clos, doit conduire finalement à la cessation des processus à l'échelle macroscopique. Ce destin fatal que, seules, des hypothèses parfois trop gratuites, comme celle de la création continue supplétive, s'efforcent d'épargner à l'univers, mais qui ressort au contraire de l'expérience scientifique positive, postule éloquemment l'existence d'un Être nécessaire.
Dans le microcosme.
Dans le microcosme cette loi, statistique au fond, n'a pas d'application et, en outre, au temps où elle fut formulée, on ne connaissait presque rien de la structure et du comportement de l'atome. Toutefois, les plus récentes recherches sur l'atome, et aussi le développement inattendu de l'astrophysique, ont rendu possibles dans ce domaine d'étonnantes découvertes. Le résultat, qui ne peut être que brièvement indiqué ici, est qu'un sens de direction est clairement assigné aussi au développement atomique et intra atomique.
Pour illustrer ce fait, il suffira de recourir à l'exemple déjà mentionné du comportement des énergies solaires. La condensation électronique des atomes de la photosphère du soleil dégage à chaque seconde une gigantesque quantité d'énergie qui rayonne, sans en revenir, dans l'espace qui l'entoure. La perte est compensée, dans l'intérieur du soleil, par la formation d'hélium à partir de l'hydrogène. L'énergie ainsi libérée provient de la masse des noyaux d'hydrogène qui, dans ce processus, se convertit pour une faible part (7 pour 1.000) en énergie équivalente. Le processus de compensation se déroule donc aux dépens de l'énergie qui originairement, dans les noyaux d'hydrogène, existe comme masse. Ainsi cette énergie, au cours de milliards d'années, lentement mais irréparablement, se transforme en radiations. Une chose semblable se vérifié dans tous les processus radioactifs, soit naturels, soit artificiels. Ainsi donc, au cœur même du microcosme, nous rencontrons aussi une loi qui indique la direction de l'évolution et qui est analogue à la loi de l'entropie dans le macrocosme. La direction de l'évolution spontanée est déterminée du fait de la diminution de l'énergie utilisable dans la condensation électronique et dans le noyau de l'atome, et on ne connaît pas jusqu'ici de processus qui pourraient compenser ou annuler cette déperdition grâce à la formation spontanée de noyaux de haute valeur énergétique.
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#### III. -- Les développements de l'univers.
Si donc l'homme de science détache son regard de l'état présent de l'univers, le tourne vers l'avenir, même le plus lointain, il se voit obligé de reconnaître, dans le macrocosme comme dans le microcosme, le vieillissement du monde.
Ainsi, même les quantités de noyaux atomiques apparemment inépuisables perdent, au cours de milliards d'années, de l'énergie utilisable et, pour parler en images, la matière s'achemine vers l'état d'un volcan éteint et scoriforme. Et l'on ne peut s'empêcher de penser que si le cosmos, aujourd'hui tout palpitant de rythmes et de vie, ne suffit pas, comme on l'a vu, à rendre raison de lui-même, encore sera-ce d'autant moins possible au cosmos sur lequel aura, peut-on dire, passé l'ombre de la mort.
Qu'on tourne maintenant le regard vers le passé : à mesure qu'on recule, la matière se présente toujours plus riche d'énergie libre et théâtre de plus grands bouleversements cosmiques. Ainsi tout semble indiquer que l'univers matériel a pris, en des temps finis, un puissant élan initial, chargé comme il l'était d'une incroyable surabondance de réserves, puis avec une lenteur croissante, il a évolué vers l'état actuel.
Aussi deux questions se présentent-elles spontanément à l'esprit : La science est-elle en mesure de dire quand ce puissant commencement du cosmos a eu lieu ? Et quel était l'état primitif de l'univers ? Les meilleurs experts de la physique de l'atome, en collaboration avec les astronomes et les astrophysiciens, se sont efforcés de faire la lumière sur ces deux difficiles mais fort intéressants problèmes.
#### IV. -- Le commencement dans le temps
Tout d'abord, pour citer quelques chiffres, sans autre prétention que d'exprimer un ordre de grandeur dans l'évaluation de l'aube de notre univers, c'est-à-dire de son commencement dans le temps, la science dispose dans sa recherche de plusieurs voies, assez indépendantes les unes des autres et pourtant convergentes ; Nous les indiquons brièvement.
L'examen des nombreuses nébuleuses spirales, exécuté en particulier par Edwin E. Hubble à l'observatoire du Mont Wilson, amena à ce résultat significatif -- quoique tempéré de réserves -- que ces lointains systèmes de galaxies tendent à s'éloigner l'un de l'autre à une vitesse telle que l'intervalle entre deux de ces nébuleuses spirales double en 1.300 millions d'années environ.
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Si l'on parcourt d'un regard rétrospectif le temps de ce processus de l' « Expanding Universe », on doit conclure qu'il y a de 1 à 10 milliards d'années la matière de toutes les nébuleuses spirales se trouvait comprimée dans un espace relativement restreint quand commencèrent les processus cosmiques.
Pour calculer l'âge des substances originaires radioactives, des données très approximatives sont fournies par la transmutation de l'isotope de l'uranium 238 en un isotope du plomb (RaG), de l'uranium 235 en actinium D (AcD) et de l'isotope du thorium 232 en thorium D (ThD). La masse d'hélium qui se forme ainsi peut servir de contrôle. Par cette voie on arrive à la conclusion que l'âge moyen des minéraux les plus anciens est au maximum de cinq milliards d'années.
La méthode précédente appliquée aux météorites pour calculer leur âge, a donné environ le même chiffre de cinq milliards d'années : résultat qui acquiert une importance particulière du fait qu'est communément admise par tous aujourd'hui l'origine interstellaire des météorites.
Les oscillations de la gravitation à l'intérieur de ces systèmes restreignent à nouveau leur stabilité -- à l'instar du frottement des marées -- dans les limites de cinq à dix milliards d'années.
Si ces chiffres peuvent provoquer l'étonnement, toutefois ils n'apportent pas, même au plus simple des croyants, un concept nouveau et différent de celui que lui ont appris les premiers mots de la Genèse *In principio*, à savoir le concept de commencement des choses dans le temps. Ils donnent à ces mots une expression concrète et presque mathématique -- en même temps il en jaillit un nouveau réconfort pour ceux qui partagent l'estime de l'Apôtre à l'égard de cette Écriture divinement inspirée, qui est toujours utile « pour enseigner, pour reprendre, pour redresser, pour éduquer » (II Tim., III, 16).
#### V. -- La matière primitive
C'est avec la même application et une égale liberté d'enquête et de vérification qu'après la question de l'âge du cosmos, les savants ont affronté, dans leur audacieux génie, l'autre question signalée plus haut et certainement plus ardue, celle qui concerne l'état et la qualité de la matière primitive.
Selon les théories que l'on prend pour base, les calculs ne diffèrent pas peu les uns des autres. Toutefois, les hommes de science s'accordent à retenir que, outre la masse, la densité, la pression et la température doivent aussi avoir atteint des proportions absolument énormes, comme on peut le voir dans le récent travail de A. Unsoeld, directeur de l'Observatoire de Kiel. C'est seulement dans ces conditions qu'on peut comprendre la formation des noyaux lourds et leur fréquence relative dans le système périodique des éléments.
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D'autre part, l'esprit avide de vérité insiste avec raison pour demander comment la matière a jamais pu arriver à un semblable état, si inconcevable pour notre commune expérience d'aujourd'hui, et pour rechercher ce qui l'a précédée. En vain attendrait-on une réponse des sciences de la nature qui déclarent, au contraire, se trouver devant une énigme insoluble.
Il est bien vrai que ce serait trop exiger de la science comme telle -- mais il est également certain que l'esprit humain versé dans la méditation philosophique pénètre plus profondément dans le problème.
On ne peut nier qu'un esprit éclairé et enrichi par les connaissances scientifiques modernes, et qui envisage avec sérénité ce problème, est conduit à briser le cercle d'une matière totalement indépendante et autonome -- parce que ou incréée ou s'étant créée elle-même -- et à remonter jusqu'à un Esprit créateur. Avec le même regard limpide et critique dont il examine et juge les faits, il y entrevoit et y reconnaît l'œuvre de la Toute-Puissance créatrice, dont la vertu, suscitée par le puissant *Fiat* prononcé il y a des milliards d'années par l'Esprit créateur, s'est déployée dans l'univers, appelant à l'existence, dans un geste de généreux amour, la matière débordante d'énergie. Il semble, en vérité, que la science d'aujourd'hui, remontant d'un trait des millions de siècles, ait réussi à se faire le témoin de ce *Fiat lux* initial, de cet instant où surgit du néant, avec la matière, un océan de lumière et de radiations, tandis que les particules des éléments chimiques se séparaient et s'assemblaient en millions de galaxies.
Il est vrai, certes, que les faits jusqu'ici constatés ne constituent pas un élément de preuve absolue en faveur de la création dans le temps, comme en fournissent au contraire les arguments tirés de la métaphysique et de la Révélation pour tout ce qui concerne la simple création, et de la Révélation seule quand il s'agit de la création dans le temps.
Les faits relatifs aux sciences de la nature, auxquels Nous Nous sommes référé, attendent encore de plus grandes recherches et les théories fondées sur eux ont besoin de nouveaux développements et de nouvelles preuves pour offrir une base sûre à une argumentation qui est, en tant que telle, hors des sphères propres des sciences de la nature.
Évolution de la pensée scientifique\
au sujet de l'origine du monde.
Toutefois il est remarquable que des savants modernes, versés dans l'étude de ces sciences, estiment que l'idée de création de l'univers est parfaitement conciliable avec leurs conceptions scientifiques,
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et qu'ils y soient même plutôt conduits spontanément par leurs recherches, alors qu'il y a encore quelques dizaines d'années une telle « hypothèse » était repoussée comme absolument inconciliable avec l'état de la science. En 1911, le célèbre physicien Svante Arrehnius déclarait encore que « l'opinion que quelque chose puisse naître de rien est en contradiction avec l'état présent de la science, selon laquelle la matière est immuable ». De même, cette affirmation de Plate : « La matière existe. Rien ne naît de rien ; en conséquence la matière est éternelle. Nous ne pouvons admettre la création de la matière. »
Combien différent, et plus fidèle reflet de visions immenses, est au contraire le langage d'un savant moderne de premier ordre, sir Edmund Whittaker, académicien pontifical, quand il traite des recherches dont nous parlions plus haut sur l'âge du monde : « Ces différents calculs convergent vers la conclusion qu'il y eut une époque, il y a un ou dix milliards d'années, avant laquelle le cosmos, s'il existait, existait sous une forme totalement différente de tout ce qui nous est connu ; aussi cette époque représente-t-elle l'ultime limite de la science. Nous pouvons peut-être, sans impropriété, nous référer à elle comme à la création. Elle fournit un arrière-plan en harmonie avec la vision du monde suggérée par l'évidence géologique selon laquelle tout organisme existant sur la terre a eu un commencement dans le temps. Si ce résultat devait être confirmé par des recherches ultérieures, il pourrait bien se faire qu'il soit considéré comme la plus importante découverte de notre époque, puisqu'il représente un changement fondamental dans la conception scientifique de l'univers, semblable à celui qui résulta, il y a quatre siècles, de l'œuvre de Copernic. »
#### Conclusions
Quelle est donc l'importance de la science moderne vis-à-vis de la preuve de l'existence de Dieu tirée de la mutabilité du cosmos ?
Grâce à des investigations précises et détaillées dans le macrocosme et dans le microcosme, elle a élargi et approfondi considérablement les bases d'expérience sur lesquelles se fonde l'argument et d'où l'on conclut à l'existence d'un « *ens a se* » (un être par soi) immuable par nature. En outre elle a suivi le cours et la direction des développements cosmiques, et comme elle en a entrevu le terme fatal, de même elle a indiqué que leur commencement se situe il y a quelque cinq milliards d'années : elle confirmait ainsi, avec le caractère concret propre aux preuves physiques, la contingence de l'univers et la déduction fondée que vers cette époque le cosmos est sorti des mains du Créateur.
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Ainsi, création dans le temps ; et pour cela, un Créateur ; et par conséquent Dieu ! Le voilà donc -- encore qu'implicite et imparfait -- le mot que nous demandions à la science et que la présente génération humaine attend d'elle. C'est le mot qui surgit, de la considération mûre et sereine d'un seul aspect de l'univers, à savoir sa mutabilité ; mais il suffit déjà pour que l'humanité entière, sommet et expression rationnelle du macrocosme et du microcosme, prenant conscience de son sublime auteur se sente sa chose, dans l'espace et dans le temps, et tombant à genoux devant sa souveraine Majesté, commence à en invoquer le nom : « Dieu, force et soutien du monde -- Toujours immuable en vous-même -- Qui, par la marche du soleil -- Réglez la succession des temps » (*Brev. rom.,* Hymne de None).
La connaissance de Dieu, unique Créateur, commune à beaucoup de savants modernes, est certainement l'extrême limite à laquelle peut arriver la raison naturelle ; mais elle ne constitue pas -- comme vous le savez bien -- l'ultime frontière de la vérité. De ce même Créateur, que la science rencontre sur son chemin, la philosophie, et plus encore la Révélation -- collaborant harmonieusement parce que toutes trois instruments de vérité et rayons d'un même soleil -- contemplent la substance, dévoilent les contours, décrivent les traits. Par-dessus tout, la Révélation en rend la présence comme immédiate, vivifiante, pleine d'amour : c'est celle que le simple croyant et le savant expérimentent dans l'intime de leur cœur, quand ils répètent avec assurance les paroles concises de l'antique Symbole des Apôtres : « Je crois en Dieu le Père Tout-Puissant, Créateur du ciel et de la terre » !
Aujourd'hui, après tant de siècles de civilisation -- parce que siècles de religion -- il ne s'agit plus de découvrir Dieu pour la première fois : il importe bien plutôt de Le connaître comme Père, de Le révérer comme Législateur, de Le craindre comme Juge ; il est urgent, pour le salut des nations, qu'elles en adorent le Fils plein d'amour, Rédempteur des hommes, et qu'elles se plient aux suaves impulsions de l'Esprit, fécond Sanctificateur des âmes.
Cette persuasion, à laquelle la science fournit ses premiers éléments, est couronnée par la foi : celle-ci pourra, en vérité, si elle est toujours plus enracinée dans la conscience des peuples, apporter un facteur fondamental de progrès au déroulement de la civilisation.
C'est une vision du tout -- du présent comme de l'avenir, de la matière comme de l'esprit, du temps comme de l'éternité, -- qui, illuminant les esprits, épargnera aux hommes d'aujourd'hui une longue nuit de tempête.
224:62
Cette foi, elle Nous fait en ce moment élever vers Celui que Nous venons d'appeler *Force immuable et Père* cette fervente supplication pour tous ses fils, confiés à Notre garde : « Dispensez-nous la lumière du soir, afin que notre vie ne s'éteigne jamais » (*Brev. rom.*, Hymne de None) : lumière pour la vie du temps, lumière pour la vie éternelle.
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### Mgr Lefebvre : Lettre à Jean Ousset
Le 2 mars 1962, « La Croix » s'associait, par un article du P. Jean Villain, à la campagne de calomnies contre « La Cité catholique ». Elle s'y associait par la contrevérité que voici :
« Tous ceux qui sont un peu au courant de la vie de l'Église en France, depuis une douzaine d'années, savent que l'épiscopat, dans son ensemble, s'est toujours montré très réservé à l'égard de *La Cité catholique,* bien que celle-ci ait pu se prévaloir de telle ou telle approbation officielle, en particulier à l'occasion de ses Congrès, sans paraître s'apercevoir toujours de la critique sévère mêlée aux compliments. »
Prétendre que les approbations reçues par « La Cité catholique », en particulier à l'occasion de ses Congrès, exprimaient une « critique sévère mêlée aux compliments », c'est tromper gravement le lecteur catholique. C'est le tromper doublement : premièrement parce que cela n'est pas vrai ; secondement, parce que cela ne figure point dans le livre du P. de Soras dont on fait mine de résumer le contenu. Le P. de Soras s'était bien gardé, quant à lui, d'avancer une affirmation aussi « sommaire », aussi « simpliste », présentant une interprétation aussi « incompétente ».
On peut d'ailleurs relire dans la collection de « Verbe » les messages de Cardinaux et d'Évêques à l'occasion des Congrès ; on peut relire la préface de Mgr Lefebvre et celle de Mgr Marmotin au livre « Pour qu'il règne » ; et quantité de textes analogues. Les interpréter comme « une critique sévère », c'est délibérément faire un affront public, d'une insolence peu commune, aux hautes personnalités religieuses qui ont clairement et sans équivoque manifesté leur approbation.
225:62
D'ailleurs, le P. Villain et « La Croix » n'ont trouvé aucune « critique sévère » dans ces approbations. S'ils en avaient trouvé une, ils l'auraient citée. Ils ne citent rien : ils affirment arbitrairement une contrevérité manifeste, pour nuire à « *La Cité catholique* ». De telles mœurs journalistiques sont proprement scandaleuses.
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Le 4 mars 1962, Mgr Marcel Lefebvre, Archevêque-Évêque de Tulle, adressait à Jean Ousset, Directeur de « *La Cité catholique* », et à ses collaborateurs, une lettre dont voici le texte intégral :
> Chers amis,
La campagne de presse menée avec insistance contre votre association au cours de ces dernières semaines ne peut laisser indifférent aucun catholique droit et sincère. A plus forte raison elle doit émouvoir ceux qui ont pour charge de sauvegarder la vérité et de faire croître la vie chrétienne.
Il me semble que je faillirais à la Vérité et à l'amitié que je vous porte si je demeurais silencieux alors que des personnes considérées comme dignes de foi, habituellement du moins, se permettent d'écrire publiquement contre vous et vos activités en employant des arguments dénués de tout fondement sérieux et qui plus est sont contraires à la doctrine de l'Église.
Et le journal considéré, à tort ou à raison, comme le porte-parole de l'Église de France, se permet d'ouvrir largement ses colonnes à cette odieuse campagne.
Le silence, dans ces circonstances, pour quelqu'un qui vous connaît, vous estime, et qui est mis en cause nommément, est impossible, quand cette estime repose avant tout sur la parfaite conformité de votre activité avec l'Esprit de l'Église et quand les Souverains Pontifes demandent avec insistance au laïcat de se pénétrer des principes de l'Église en matière politique, économique, sociale, et que vous orientez tous vos efforts dans ce sens.
226:62
Que vous reproche-t-on ?
-- DE N'ÊTRE PAS D'ACTION CATHOLIQUE : mais les catholiques peuvent et sont encouragés à constituer des groupements qui s'efforcent de rendre la société plus chrétienne ; dans le monde du travail, et c'est l'œuvre des syndicats chrétiens ; dans le domaine économique c'est, je pense, le but d'Économie et Humanisme ; dans le domaine de la Cité, c'est votre but. Les Papes ont dit explicitement que l'Action catholique n'était pas la seule activité à laquelle sont conviés les catholiques. Il serait bien souhaitable que tous ceux qui s'engagent dans ces domaines aient la même scrupuleuse fidélité aux enseignements de l'Église et la même soumission à la Hiérarchie.
-- DE VOUS APPELER : « LA CITÉ CATHOLIQUE » :
Comment prendre au sérieux une pareille boutade ? M. Madiran a très bien répondu dans son tiré à part n° 61.
-- DE NE PAS AVOIR TOUTES LES APPROBATIONS ÉPISCOPALES :
Elles ne sont pas indispensables pour une activité qui n'est pas de l'Action catholique proprement dite. Il suffit que cette activité soit pleinement conforme à l'Esprit de l'Église et à sa discipline, ce dont chaque évêque est juge en son diocèse.
-- VOTRE MANIÈRE D'INTERPRÉTER LES DOCUMENTS PONTIFICAUX :
Plût à Dieu que tous les catholiques aient la même exacte connaissance de ces documents et qu'ils s'efforcent de les mettre en pratique avec le même zèle que vous ! Je puis d'ailleurs témoigner que vous avez toujours sollicité le concours de prêtres pour vous aide dans cette connaissance.
227:62
Gardez-vous, en tout cas, de les interpréter selon la règle proposée par le Révérend Père auteur de la brochure qui vous concerne. On ne peut mieux dire pour enlever toute autorité morale aux documents pontificaux. Ce n'est pas dans cet esprit que les Papes demandent de nous soumettre à leur Magistère ordinaire.
-- VOTRE MANIÈRE DE CONCEVOIR LE POUVOIR DE L'ÉGLISE SUR LES CHOSES TEMPORELLES ET SUR LA SOCIÉTÉ :
Là encore les citations du Révérend Père sont bien mal choisies et ne correspondent pas à l'enseignement actuel de l'Église. Le pouvoir direct et indirect de l'Église tel que vos brochures l'ont développé est exactement celui qui est enseigné dans les Universités romaines et dans les documents émanant du Saint-Siège.
En définitive, on se demande quel esprit anime les Révérends Pères qui s'acharnent contre votre apostolat. Ce ne peut être l'Esprit de Vérité et de Charité.
Je dis apostolat, car c'en est un véritable de s'efforcer de bien connaître et de répandre la doctrine catholique concernant la Cité chrétienne, ses principes, sa structure, son fonctionnement en vue d'aboutir à la civilisation chrétienne.
Il est bien juste que les laïcs catholiques se préoccupent de l'avenir de leur famille et vivent dans la hantise de voir leurs enfants grandir dans un climat de matérialisme, de laïcisme, d'athéisme. Comment expliquer qu'à une époque où l'on souhaite que le laïcat prenne plus de responsabilité dans le domaine qui lui est propre, on s'efforce de le décourager et d'anéantir ses légitimes initiatives !
Tandis que cette ambiance ruine l'esprit surnaturel, l'esprit de prière, de renoncement, de générosité surnaturelle et partant l'éclosion des vocations sacerdotales et religieuses, on veut vous empêcher de rechristianiser la société.
228:62
Votre activité est indispensable et ne fait que corroborer l'Action catholique. Les deux efforts sont complémentaires et ne s'opposent nullement, au contraire. Bien plus, nombreux sont les membres de votre association qui sont de valeureux animateurs de l'Action catholique.
Prenez courage. Beaucoup d'âmes pieuses et généreuses vous aiment et vous admirent. La conjuration de la presse n'est d'ailleurs pas unanime. C'est le grand mérite de *La France catholique* d'exprimer avec sérénité des jugements toujours éclairés par un admirable esprit de foi, un sens admirable de L'Église et une charité qui ne se dément pas. Ce journal n'a pas craint de dénoncer vos détracteurs. Tous les catholiques qui lisent ce journal en tirent un immense profit. Puisse-t-il demeurer toujours dans cet esprit.
Enfin, prions, chers amis, car c'est la prière qui vous donnera les grâces nécessaires pour continuer votre magnifique tâche dans un esprit toujours plus profondément attaché et soumis à notre Sainte Mère et Maîtresse, l'Église catholique et romaine.
Puissent ces lignes vous apporter le témoignage et le réconfort de ma respectueuse et profonde sympathie.
\*\*\*
Le journal *La Croix*, ne pouvant tolérer qu'un Évêque exprime à haute voix un avis différent du sien, a aussitôt engagé une polémique contre Mgr Lefebvre.
Pour les besoins de cette polémique, *La Croix* n'a pas hésité à employer n'importe quels moyens et à essayer d'opposer les Évêques les uns aux autres.
Dans son numéro du 16 mars, *La Croix* a voulu opposer à Mgr Lefebvre des passages de la fameuse note confidentielle de l'A.C.A. de mars 1960.
Ce document, selon *La Croix* elle-même (*La Croix* du 10 novembre 1961), était « DESTINÉ AUX SEULS ÉVÊQUES ».
229:62
Selon le P. de Soras, la divulgation d'extraits de ce document dans la presse, en novembre 1961, avait constitué « UNE INDISCRÉTION CERTAINE ».
La cause était entendue : ce document ne devait pas étire publié.
Mais pour les besoins de sa polémique contre Mgr Lefebvre, le journal *La Croix* s'est mis à UTILISER ce document, n'en publiant d'ailleurs que quelques extraits soigneusement choisis et privés de leur contexte.
\*\*\*
Ce procédé serait déjà entièrement inadmissible s'il s'agissait d'un document récent. Mais il s'agit d'un document qui est maintenant vieux de deux ans.
*La Croix* ne s'est apparemment même pas demandée si certains jugements portés en 1960 doivent ou peuvent demeurer inchangés aujourd'hui ; et par exemple si, en mars 1962, on estimerait et prononcerait, comme en mars 1960, que Jean Ousset est un ancien communiste ayant, pour cette raison, emprunté aux communistes leurs méthodes ?
Mais La Croix n'a eu souci, en l'occurrence, que du combat à mener, par n'importe quels moyens, contre *La Cité catholique.*
\*\*\*
Il apparaît par là que La Croix, contrairement à ce qu'affirme sa manchette, N'EST PAS un quotidien catholique « *d'information* »*.* Elle est un quotidien catholique, certes, mais un quotidien de tendance, un quotidien de combat, un quotidien partisan.
Elle avait attendu le 2 mars pour publier un compte rendu de l'opuscule du P. de Soras. Ce recul pouvait permettre une vue plus large et plus objective. Mais, prétendant analyser et résumer l'ouvrage, le compte rendu AGGRAVAIT arbitrairement les critiques du P. de Soras, il EN AJOUTAIT, de manière à envenimer la discussion.
Nous avons cité plus haut l'incroyable accusation portée par *La Croix* (article du Père J. Villain), osant prétendre que les approbations épiscopales données à *La Cité catholique* contenaient en réalité « des critiques sévères ». Répétons que cela n'est point dans le livre du P. de Soras. C'est une invention du rédacteur de *La Croix,* jetant de sur le feu au lieu de chercher à éclairer les questions qui sont en discussion.
230:62
De cet article, de cette soi-disant « recension », *La Croix* imprime le 16 mars :
« *Le R.P. Villain avait fait cette recension avec les autorisations requises et nous-mêmes l'avions publiée non sans prendre des avis autorisés.* »
Cette manière savamment mystérieuse de s'abriter derrière des autorisations et des avis autorisés, non autrement désignés, est assez dégoûtante. Les avis autorisés, les autorisations évoquées, ont bien pu permettre, précisément, de faire une « recension » de l'ouvrage du P. de Soras. Mais, quelles que soient ces autorisations mystérieuses, elles n'avaient pas l'intention, et de toutes façons elles n'avaient ni qualité ni pouvoir d'autoriser une « recension » à avancer des choses qui *ne sont pas dans* le livre recensé, et qui *ne sont pas vraies.*
\*\*\*
D'autre part, à la date du 2 mars, *La Croix* aurait pu -- si elle n'était pas un journal partisan -- faire état, fût-ce pour les désapprouver, des réponses apportées par Jean Ousset au P. de Soras. *La Croix* a choisi au contraire d'en dissimuler jusqu'à l'existence, et de laisser ses lecteurs ans un état de sous-information.
Faudra-t-il que nous ouvrions une rubrique méthodique donnant « les informations que *La Croix* refuse à ses lecteurs » ?
*Le Monde,* au contraire, -- journal qui n'est pas précisément complaisant ou indulgent pour *La Cité catholique, --* avait informé ses lecteurs non seulement de la parution de l'ouvrage du P. de Soras, mais aussi de la réponse de Jean Ousset, et de l'article de Jean Madiran (*Le Monde* du 1^er^ mars)
Les *Informations catholiques internationales* ont fait de même (numéro du 15 mars).
L'une et l'autre publication ont dit à leurs lecteurs où sont édités et à quelles adresses ils peuvent se procurer le livre du P. de Soras, la réponse de Jean Ousset, l'article de Jean Madiran (tiré à part : *La Cité catholique aujourd'hui*)*.* Les lecteurs du *Monde* et ceux des *Informations catholiques internationales* ont été, eux, objectivement informés.
231:62
La correction et la courtoisie du journal *Le Monde*, le ton nouveau des *Informations catholiques internationales,* tranchent singulièrement sur l'attitude partisane du journal *La Croix*. On a remarqué que les *Informations catholiques internationales,* tout en maintenant leur opposition à l'égard de *La Cité catholique,* l'ont fait cette fois d'une manière non-polémique, et en mettant l'accent sur les problèmes de fond qui se trouvent engagés dans ce débat. Cette hirondelle annonce peut-être le printemps : saluons-la au passage.
Des problèmes de fond engagés par le débat autour de *La Cité catholique,* et surtout des positions en présence, et des considérations doctrinales qui les fondent, les lecteurs de *La Croix* n'auront aucune idée, si leur seule source d'information catholique est ce quotidien volontairement sous-informateur.
D'autres mœurs intellectuelles que celles de *La Croix* sont souhaitables ; et elles sont possibles : les *Informations catholiques internationales* et *Le Monde* viennent de le montrer. De son côté, *Verbe* a reproduit pour ses lecteurs le texte même des trois chapitres du P. de Soras critiquant *La Cité catholique,* afin que tous les membres de *La Cité catholique* puissent commodément, facilement connaître ces critiques et les peser. De même, naguère, le P. Le Blond, ayant engagé une controverse contre un numéro de *Verbe,* n'avait pas laissé ignorer aux lecteurs des *Études* les arguments de Jean Ousset ; et Jean Ousset avait également publié dans *Verbe* les critiques du P. Le Blond. Non que tout puisse être considéré comme parfait dans ces discussions : mais un progrès capital est en cours, permettant la circulation des idées, et leur confrontation dans la clarté, dans la loyauté, dans la netteté.
*La Croix* au contraire remplace le débat par le combat.
\*\*\*
Tout ce qui concerne les positions en présence, les arguments sur lesquels se fondent les convictions diverses, est supprimé par l' « information » de *La Croix.* Qu'autour de *La Cité catholique* et à partir de la France s'est institué un débat véritablement fondamental, intéressant l'Église universelle et se développant dans trois continents, les lecteurs de *La Croix* n'en savent rien.
232:62
Ce journal, polémiquant contre Mgr Lefebvre, a soin d'omettre de reproduire l'essentiel de sa lettre, qui apporte des réponses sereines et apaisantes aux objections élevées contre *La Cité catholique.*
*La Croix* résume la substance doctrinale de la lettre de Mgr Lefebvre en trois mots : il « donne son approbation » à *La Cité catholique.* Le lecteur de *La Croix* devra ignorer le contenu et la portée de ce qu'a écrit Mgr Lefebvre concernant le fond du débat, et qui est susceptible de réunir les catholiques dans la compréhension, dans la coopération ; dans la vérité, dans la paix.
\*\*\*
Il est arrivé plusieurs fois, dans la longue histoire du journal *La Croix,* que tout d'un coup sa Direction soit escamotée et remplacée par une autre. Cela devrait donner à réfléchir, et enlever à cette Direction l'illusion qu'elle disposerait d'un pouvoir arbitraire lui permettant d'employer n'importe quels procédés contre des catégories entières de catholiques.
Ces brusques changements dans la Direction de *La Croix* ont été souvent opérés en raison des circonstances. Mais cette fois, il s'agit de choses infiniment plus importantes que les circonstances changeantes : il s'agit de justice, et de paix entre catholiques.
Nous espérons, et au besoin nous demandons et nous demanderons, que la Direction de *La Croix* se réforme elle-même, -- ou alors soit remplacée. Cela nous concerne tous, *La Croix* ne doit pas être l'organe de clans, de partis, d'intérêts, de passions partisanes, *La Croix* est notre unique quotidien catholique de diffusion nationale, c'est notre journal à tous. C'est l'affaire de tous les catholiques. Vouloir abuser de cette situation de « journal unique » pour mener à l'intérieur de la communauté chrétienne un combat systématique contre une partie de cette communauté chrétienne, c'est assumer la responsabilité d'un scandale qui est intolérable et qui, en fait, sera de moins en moins toléré.
233:62
Nous demandons que *La Croix* ait, avec les hommes qui s'y trouvent ou avec d'autres, une Direction qui cesse d'introduire entre catholiques des discriminations partisanes ; qui cesse de substituer un esprit de combat à l'esprit de libre débat ; qui cesse de mutiler arbitrairement ses informations par des omissions volontaires et systématiques.
Nous demandons que la Direction de notre unique quotidien catholique travaille dans le sens de l'information objective et équitable, dans le sens de la compréhension réciproque, du respect des personnes, du respect des pensées, du respect des différences entre chrétiens.
Que *La Croix* devienne un moyen de connaissance mutuelle et d'amour fraternel entre catholiques de pensées diverses, au lieu d'être un obstacle à la circulation des idées, un obstacle à l'estime réciproque, un obstacle à la paix.
Comment les chrétiens qui lisent *La Croix* pourront-ils y apprendre à AIMER les chrétiens de *La Cité catholique,* s'ils n'en connaissent que ce qui en est dit dans *La Croix ?*
\*\*\*
Voilà longtemps que nous acceptons de considérer *La Croix* COMME LE JOURNAL DE TOUS LES CATHOLIQUES, mais, nous avons toujours spécifié : A LA CONDITION NÉCESSAIRE ET SUFFISANTE QU'ELLE LE DEVIENNE EN RÉALITÉ.
Les catholiques, *tous* les catholiques, ont *le droit* d'avoir *leur journal catholique.*
Si décidément il se révélait que ce ne peut être *La Croix,* eh ! bien, c'en serait un autre.
Si le « pluralisme » tant vanté -- pour notre part, d'ailleurs, nous n'en demandons pas tant : nous demandons simplement le respect de la *pluralité légitime,* -- si ce pluralisme et même cette pluralité ne peuvent décidément pas trouver place au sein d'un seul journal quotidien, eh ! bien, il y en aura plusieurs. Cela s'est vu en France, il y a vingt-cinq ans. Cela se reverra *inévitablement, si* le journal *La Croix* continue à être tel qu'une bonne moitié des catholiques ne puisse pas accepter de le considérer comme son journal.
234:62
## Note de gérance
#### Résultats et perspectives
La campagne de la sixième année, lancée en mars 1961, était la campagne « abonner le prochain ». En voici les résultats, de mars 1961 à mars 1962.
Durant celle période ont été souscrits 1.615 abonnements nouveaux entrant dans la catégorie « abonner le prochain », dont 682 étaient des abonnements de propagande à prix réduit et à durée réduite (selon les conditions spéciales qui étaient valables jusqu'au 31 décembre 1961).
Résultat très positif. Résultat qui reste très loin de la formule commode mais chimérique souvent employée : « Que chaque abonné fasse un abonné nouveau ». Pour des raisons mystérieuses, on n'arrive jamais -- et pourtant ce serait bien utile -- à ce que, même sur une période d'une année, chaque abonné fasse un abonné nouveau. On demeure toujours, en fait, très au-dessous de ce chiffre théorique. Il y a quelques lecteurs, le petit nombre, qui se dépensent avec générosité, tandis que la plupart ne bougent pas.
De toutes façons ces 1.615 abonnements nouveaux sont un heureux résultat. Nous en remercions tous ceux qui en sont les auteurs. La revue « Itinéraires », ne fait aucune concession aux facilités, aux publicités, aux démagogies qui rendent la diffusion plus aisée, mais au prix d'un avilissement de la pensée ou de compromis avec les courants d'opinion à la mode. Notre travail n'aurait plus aucun sens s'il renonçait à être ce qu'il est. Il demande au lecteur un effort intellectuel. Il vise à maintenir et à développer une culture générale chrétienne malgré la barbarie croissante qui nous entoure, nous assiège, nous détourne.
235:62
Comme nous l'avions annoncé, nous avons augmenté à partir de ce mois-ci nos tarifs d'abonnement et de vente au numéro. Toutes les publications catholiques, comme on le sait, ont augmenté leurs prix. Pour nous s'y ajoute la nécessite de faire face au manque à gagner que constitue notre refus de toute publicité payante.
Nos plus anciens lecteurs connaissent nos raisons. Nous les rappelons à l'intention de nos nouveaux lecteurs et abonnés, telles que nous les avons déjà plusieurs fois exposées :
Le public ignore en général que l'ensemble des publications imprimées, du journal à la revue, est mis en vente à un prix inférieur au prix normal, inférieur au prix de revient. Le lecteur, l'abonné ne payent pas le juste prix ; ils ne payent pas le prix de fabrication de la marchandise imprimée qu'ils achètent. L'ensemble de la presse ne peut pas vivre avec les seules ressources normales provenant du prix de vente. Journaux et publications périodiques vivent grâce aux ressources de la publicité payante qui viennent s'ajouter aux ressources de la vente au numéro et de l'abonnement.
Cette situation est générale, bien établie, et entraîne deux conséquences :
1. -- Le public étant accoutumé à pratiquer certains prix dans l'achat des publications, ou dans l'abonnement, il n'est guère possible aux périodiques qui voudraient refuser ce truquage et cette sorte de « dumping » de fixer leur vente au numéro et leur abonnement à des tarifs qui seraient « trop » supérieurs aux tarifs ordinairement pratiqués. Ces tarifs « trop » élevés se heurteraient à l'incompréhension de la plus grande partie du public.
2. -- Équilibrant leur budget grâce aux ressource publicitaires, les publications mettent alors leur existence dans la dépendance de ceux qui leur assurent des contrats de publicité. Situation qui peut-être, en fait, dans tels ou tels cas particuliers, ne présente pas grand inconvénient... Mais situation qui est anormale et dangereuse au moins dans son principe, et qui comporte souvent de graves inconvénients pratiques.
Afin d'assurer son entière liberté et indépendance temporelle, la revue « Itinéraires » n'a jamais accepté aucune publicité payante et maintient sa décision de n'en accepter aucune. C'est une exception rare (et peut-être unique) parmi les publications imprimées en France, mais nous ne modifierons pas cette décision.
La situation anormale qui commande tout le marché des publications imprimées n'est point particulière à notre pays. Elle est la situation créée partout dans le « monde libre » par le capitalisme de presse, ses mœurs et ses pratiques. L'Angleterre en a donné un exemple spectaculaire en octobre 1960 : le « News Chronicle », journal ayant plus d'un million de lecteurs réguliers, a dû cesser du jour au lendemain sa parution et n'a pu éviter d'être racheté par un concurrent. Et voici le commentaire publié à ce sujet dans un autre journal britannique le « Guardian » :
236:62
« Il est amer constater qu'en pleine prospérité un journal qui a plus d'un million de lecteurs ne parvient pas à joindre les deux bouts. Mais tel est le résultat de la place de plus en plus prépondérante qu'occupe la publicité dans les revenus d'un journal. A une époque où les prix de revient augmentent, la seule vente au numéro, est insuffisante pour faire vivre un journal. »
Cette situation est beaucoup plus caractérisée pour les journaux et pour les magazines illustrés que pour les revues. Ces dernières toutefois n'y échappent pas entièrement. Pour elles aussi, les prix de vente couramment pratiqués sont trop bas et souvent inférieurs au prix de revient. Il leur faut donc consacrer une partie de leur surface imprimée à la publicité payante, et compter sur cette source supplémentaire de revenus, indispensable pour équilibrer leur budget.
Dès le premier jour et définitivement, la revue « *Itinéraires* » a refusé d'entrer dans ce jeu truqué du capitalisme de presse, qui place l'existence des publications imprimées dans la dépendance des puissances d'argent et des intérêts économiques et commerciaux. Que ces intérêts soient des intérêts honnêtes et légitimes, *il n'est pas toujours facile de le savoir avec certitude*, mais de toutes façons c'est une autre question. Nous avons estimé que l'existence de la revue « Itinéraires » ne devait pas être placée dans la dépendance d'intérêts financiers, économiques, commerciaux, mêmes honnêtes et légitimes.
Ces raisons sont graves et, à nos yeux, impératives. Elles ne sont pas toujours pleinement comprises, le public étant tellement habitué à voir de la publicité payante dans tous, les journaux et publications, qu'il en vient à considérer cette pratique comme parfaitement normale, et à tenir au contraire pour une originalité anormale, ou un scrupule excessif, l'attitude de la revue « *Itinéraires* ».
Mais le public doit comprendre qu'il est maintenu dans l'ignorance d'une réalité que connaissent bien, -- habituellement sans l'avouer -- toutes les personnes informées du fonctionnement véritable de la presse imprimée.
En voici une preuve. Elle est extraite de « L'Écho de la presse », journal professionnel, numéro du 10 février 1962, donnant en ces termes le compte rendu d'une conférence prononcée par M. Roger Priouret, chef du service économique et financier de « France-soir » :
237:62
« M. Priouret a dû constater avec regret que la presse d'aujourd'hui ne joue plus son rôle d'informatrice libre et qu'elle ne guide plus l'opinion, mais qu'elle la suit en la flattant. « Le défaut de la presse moderne, poursuit M. Priouret est dû en grande partie à la place terriblement importante qu'a prise la publicité, dans le domaine de la presse. »
...Quoique regrettant cet état de choses. M. Priouret conclut que « vouloir changer la presse est du domaine du rêve. »
Le témoignage de M. Roger Priouret confirme donc pleinement ce que nous pensons.
Peut-être est-il « du domaine du rêve » de vouloir changer quelque chose à cet état de fait en ce qui concerne telle et telle publication : ce n'est pas notre affaire. Nous ne prétendons juger personne. Et en matière de réforme, nous avons souvent dit que l'esprit chrétien consiste à « commencer par soi ». Ce qui nous regarde donc, c'est la revue « Itinéraires ». Non pas dans le domaine du rêve, mais dans celui de la réalité, voici plus de six ans, c'est-à-dire depuis le premier jour, que la revue paraît sans accepter un sou de publicité payante.
Nous ne voulons pas être réduits à « suivre l'opinion en la flattant ».
\*\*\*
En conséquence, nous demandons à nos lecteurs et à nos abonnés de payer la revue à son prix et non pas au-dessous de son prix.
D'une manière générale, c'est une grave erreur économique de faire payer les choses au-dessous de leur prix. On l'a fait pour les loyers : en l'espace d'une génération, on a eu le résultat : plus de maisons ; et, quand il a fallu malgré tout en construire, des casernes.
Pour la presse, cette erreur économique n'est pas non plus sans conséquences. On vend au public les journaux et publications au-dessous de leur prix (grâce à la publicité payante) : ce procédé aberrant et anti-naturel entraîne la disparition progressive de la presse libre.
Nous demandons à nos lecteurs de comprendre les vérités inhabituelles, mais bien réelles, que nous leur exposons. En économie comme en morale, il faut mettre leur vrai prix aux choses, sinon l'on détraque tout, comme on peut le voir.
\*\*\*
238:62
« Nisi Dominus aedificaverit domum, in vanum laboraverunt qui aedificant eam.
« Nisi Dominus custodierit civitatem, frustra vigilat qui custodit eam... »
Le dernier vendredi de chaque mois, les rédacteurs, les lecteurs, les amis d' « Itinéraires » vont à la messe dans leur paroisse, ou là où ils se trouvent, priant les uns pour les autres et aux intentions de l'œuvre de réforme intellectuelle et morale entreprise par la revue.
============== fin du numéro 62.
[^1]: -- (1). Sur ce livre, voir dans notre numéro précédent l'article « La Cité catholique aujourd'hui ».
[^2]: -- (1). Joseph Folliet, dans *La Croix* du 14 février 1961 : « Il y a quelque trente ans, Jacques Maritain déplorait la « terrifiante inattention » opposée par les catholiques aux enseignements sociaux de Léon XIII. Je ne suis pas certain que les successeurs de Léon XIII aient obtenu des fidèles beaucoup plus d'attention. Le résultat de ces inattentions successives est une épouvantable ignorance. Pour la majorité des catholiques, même « croyants et pratiquants », si j'ose employer ce déplorable cliché, la doctrine sociale de l'Église est comme si elle n'était pas. Beaucoup ne savent même pas qu'elle existe. Un grand nombre n'en connaissent que des bribes. »
[^3]: -- (1). Dans *La France catholique* du 9 février 1962.
[^4]: -- (2). Dans son « étude complémentaire » (p. 204), parue en 1961, sous le même titre que son ouvrage classique : La Royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ d'après le Cardinal Pie et les plus récents documents pontificaux.
[^5]: -- (3). Naturellement, la piété est ordinairement omise ou oubliée. Et si l'on parle de *piété nationale*, il y aura bien quelqu'un pour crier au sacrilège, au paganisme, au nationalisme, au « blocage politico-religieux ». Parce que nous sommes au temps des barbares.
Voici donc ce que nous entendons par piété (*Somme théologique*, pour les débutants, II-II, 101, 1, traduction Folghera) :
« L'homme est constitué débiteur, à des titres différents, vis-à-vis d'autres personnes, selon les différents degrés de perfection qu'elles possèdent et les bienfaits différents qu'il en a reçus. A ce double point de vue, Dieu occupe la toute première place, parce qu'il est absolument parfait et qu'il est, par rapport à nous, le premier principe d'être et de gouvernement. Mais ce titre convient aussi, secondairement, à nos parents et à notre patrie, desquels et dans laquelle nous avons reçu la vie et l'éducation. Et donc, après Dieu, l'homme est surtout redevable à ses parents et à sa patrie. En conséquence, de même qu'il appartient à la religion de rendre un culte à Dieu, de même, à un degré inférieur, il appartient à la piété de rendre un culte aux parents et à la patrie. »
[^6]: -- (4). Jean de Fabrègues, *La Révolution ou la foi*, Desclée et Cie, 1957, principalement pp. 64 et suiv. Sur cet ouvrage, voir *Itinéraires*, n° 17, pp. 60 à 65.
[^7]: -- (5). *Esprit*, décembre 1961, p. 697.
[^8]: -- (6). Pie XII, discours du 3 juin 1951 pour la béatification de Pie X.
[^9]: -- (7). Pie XII, discours du 29 mai 1954 pour la canonisation de Pie X.
[^10]: -- (8). Discours du 13 juin 1943. Nous reviendrons plus loin sur ce discours.
[^11]: -- (9). Article cité de *La France catholique*.
[^12]: -- (10). Dans *La France catholique* du 9 février 1982.
[^13]: -- (11). R.P. Calmel, o.p. : *L'Église de Jésus-Christ et l'ordre temporel* (tiré à part de la revue *Itinéraires*, p. 19).
[^14]: -- (12). Maritain est d'ailleurs « contre-révolutionnaire » ; non pas avant 1926, mais en 1949, dans son livre *Signification de l'athéisme contemporain* (et Fabrègues le cite en remarquant que ce n'est point là propos d'un « réactionnaire » politique) :
« C'est un non-sens de reprocher aux chrétiens comme on le fait souvent aujourd'hui de n'avoir pas baptisé la Révolution ni voué toute leur activité à la Révolution. Le mythe messianique de « la Révolution » est une perversion et une sécularisation de l'idée de l'avènement du Royaume de Dieu propre à détraquer l'histoire humaine et à faire manquer les révolutions particulières authentiques et authentiquement progressives qui doivent se succéder aussi longtemps que l'histoire humaine durera. »
[^15]: -- (13). Article cité de *La France catholique*.
[^16]: -- (14). Dans son texte cité plus haut à la note 12.
[^17]: -- (15). Voir entre autres *On ne se moque pas de Dieu*, 1 vol. aux Nouvelles Éditions Latines (1967), spécialement les chap. II et III, et passim ; et *La pratique de la dialectique* (tiré à part d'*Itinéraires*).
[^18]: -- (16). Voir *Quadragesimo anno*, § 97, § 148 et passim.
[^19]: -- (17). Discours du 13 juin 1943.
[^20]: -- (18). Nous avons exposé ce point en détail notamment dans *On ne se moque pas de Dieu*, chap. IV et chap. V.
[^21]: -- (19). Gen., III, 5.
[^22]: -- (20). Saint Thomas, *Somme théologique*, II-II, 163, 2.
[^23]: -- (21). Saint Thomas, *Commentaire des Sentences*, II, XXII, I, 2, ad 2.
[^24]: -- (22). Le Bien étant « la liberté et la responsabilité personnelles, la sociabilité et l'ordre social, le progrès bien compris », qui sont « des valeurs humaines parce que l'homme les réalise et en tire avantage » ; mais ce sont aussi, « des valeurs religieuses et divines, si on considère leur source » ; et il est bien certain que ces « valeurs fondamentales ne trouvent leur consistance réelle que dans la religion et en Dieu » (Pie XII, Message de Noël 1956).
[^25]: -- (23). *Études* de février 1962, p. 270.
[^26]: -- (24). Mouvement Républicain Populaire.
[^27]: -- (25). Dans son article de *L'Homme nouveau* du 18 février 1962, Luc Baresta rappelle que *La Croix* est un journal « politico-religieux ». Ce n'est pas un reproche : c'est la constatation d'un fait. Il n'y a pas à chercher à s'en cacher en se prétendant simplement « quotidien catholique d'information ». *L'Osservatore romano* ne cache pas, il inscrit au contraire en sa manchette qu'il est un journal « politico religloso ».
[^28]: -- (26). Parlant du XIX^e^ siècle français, un auteur ecclésiastique (français) qui est pourtant d'une grande érudition historique et théologique écrivait en 1956 dans une importante et respectable revue ecclésiastique (française) :
« Un seul penseur catholique vraiment vigoureux et original durant tout ce siècle, et qui est Lamennais... »
Ce n'est qu'un trait parmi cent autres semblables que l'on pourrait également citer, et où l'on apercevrait la même négation systématique, le même refus de l'héritage. Maistre, Bonald, Blanc de Saint-Bonnet, Hello, Le Play, Veuillot, La Tour du Pin, Bloy, Dom Guéranger, le Cardinal Pie, etc., ne pensaient rien du tout. Ils sont niés et reniés. Ils n'ont jamais existé.
[^29]: -- (1). Elle figure aussi dans les *Enseignements pontificaux* édités chez Desclée et Cie par les Bénédictins de Solesmes, volume intitulé : La paix intérieure des nations.
[^30]: -- (2). Voir *Itinéraires*, n° 6, pp. 174 et suiv.
[^31]: **\*** -- Voir « Une précision d'É. Poulat » in It. 262-04-82, p. 129.
[^32]: -- (3). Voir l'article de Luc Baresta, dans *Itinéraires*, n° 60, éditorial : « Une fausse image de l'Église : le centre qui freine et la périphérie motrice ».
[^33]: -- (4). Rapportée par le P. Lœw, *Journal d'une mission ouvrière*, témoignage reproduit et commenté par Luc Baresta, article cité.
[^34]: -- (5). Nous citons l'Encyclique *Humani generis* dans la traduction et d'après la numérotation du P. Labourdette, dans son opuscule *Foi catholique et problèmes modernes,* Desclée et Cie 1953.
[^35]: -- (6). Voir nos remarques précédentes intitulées : « La Révolution et la Contre-Révolution ». Et les chap. IV et V de notre ouvrage : *On ne se moque pas de Dieu* (Nouvelles Éditions Latines 1957).
[^36]: -- (7). Dans son livre *Le philosophe et la théologie* (Fayard).
[^37]: -- (8). Une brochure à la Bonne Presse sous le titre : *Léon XIII : Le Saint-Esprit.*
[^38]: -- (9). Dans *Itinéraires,* n° 38, pp. 129 et suiv.
[^39]: -- (10). Dans son livre *Le Docteur Angélique,* Desclée de Brouwer 1930.
[^40]: -- (11). C'est nous qui soulignons. Le texte latin dit : « *Haud enim intermiserunt novos aucupari et in clandestinum fœdus ascire socios* ». Il s'agit bien d'une société secrète.
[^41]: -- (12). Pie XII, Discours du 3 juin 1951.
[^42]: -- (13). Chronique sociale, 15 mai 1965, p. 256.
[^43]: -- (14). A rapprocher du *Motu proprio* du 29 juin 1914 :
« Il s'est trouvé, parce que Nous avions dit qu'il fallait *surtout* suivre la philosophie de Thomas d'Aquin sans dire qu'il fallait la suivre *uniquement,* que plusieurs se sont persuadés qu'ils obéissaient à Notre volonté ou, à tout le moins, qu'ils ne lui étaient pas contraires, s'ils prenaient indistinctement, pour s'y tenir, ce que tel autre des Docteurs scolastiques a enseigné en philosophie, bien que cela fût en opposition avec les principes de saint Thomas. »
[^44]: -- (15). Pie XII, Discours aux Cardinaux, 2 juin 1948.
[^45]: -- (16). Pie XII, 1^er^ mai 1955, et passim.
[^46]: -- (17). *Ubi arcano Dei,* 23 décembre 1922*,* paragraphes 83 à 86.
[^47]: -- (18). *Quas primas,* 11 décembre 1925.
[^48]: -- (19). Faite par Léon XIII.
[^49]: -- (20). Encyclique Ad Cœli Reginam*,* 11 octobre 1954.
[^50]: -- (21). Les traductions diffèrent plus ou moins. Pour l'original en portugais, et l'examen critique des différentes versions, voir Chanoine Barthas, *Fatima, merveille du XX^e^ siècle* (Fatima-Éditions, 3, rue Constantine, Toulouse), pp. 85 et suiv.
[^51]: -- (22). Notamment les périodiques *L'Homme nouveau* et *L'Appel de Notre-Dame,* publiés 1, place Saint-Sulpice, Paris VI^e^.
[^52]: -- (23). Prière revêtue de l'imprimatur de l'Évêque de Leiria-Fatima, et prévue pour une récitation quotidienne.
[^53]: -- (24). C'est-à-dire aux quinze mystères du Rosaire. Voir entre autres : R.P. Calmel, *Le Rosaire dans la vie* (Éditions Fleurus) ; Romano Guardini, *Le Rosaire de Notre-Dame* (Bloud et Gay) ; saint Louis-Marie Grignion de Montfort, *Le secret admirable du T.S. Rosaire* (en vente, ainsi que les autres œuvres de Grignion de Montfort, à la Librairie mariale, Calvaire Montfort, à Pont-Château, Loire-Atlantique). -- Comme on le sait, Grignion de Montfort a été canonisé par Pie XII, en 1947 : pour notre temps et pour le temps à venir.
[^54]: -- (25). Voir les cent pages de documents pontificaux de notre numéro sur « La Royauté de Marie et la consécration à son Cœur Immaculé » (*Itinéraires*, n° 38).
[^55]: -- (26). Dans *Divinitas* (revue publiée par la Pontifica Università Lateranense), 1961, n° 2. Dans les « Documents » du n° 61 d'*Itinéraires*, un copieux résumé de cet article du P. Gagnebet.
[^56]: -- (27). Sur les Congrégations mariales (et sur la Légion de Marie), voir la III^e^ section des documents pontificaux de notre numéro 38.
[^57]: -- (28). *Divini Redemptoris*, § 3.
[^58]: -- (29). *Divini Redemptoris*, § 17.
[^59]: -- (30). *Divini Redemptoris,* § 57.
[^60]: -- (31). *Divini Redemptoris*, § 4.
[^61]: -- (1). Tout près de nous, la construction du Métro, il y a 60 ans, exigea encore le concours d'une armée de terrassiers. Si je me souviens bien, c'est parmi eux que Dumoulin fit son entrée à Paris !
[^62]: -- (2). Malachite : Carbonate de cuivre.
[^63]: -- (1). Frédéric Gentz, collaborateur de Metternich, a, bien montré la différence fondamentale entre les révolutions française et américaine, et que la seconde n'a pas détruit mais au contraire, a restitué l'ordre et la légalité lésés par le roi Georges III.
[^64]: -- (2). A l'apposé de la France où l'on peut distinguer encore entre Paris et les provinces, la ville et la campagne, le mode de vie -- et la religiosité -- urbain et rural, les États-Unis forment un grand ensemble presque homogène.
[^65]: -- (3). On se sert plutôt du terme « agnostique » qui sauve les apparences.
[^66]: -- (4). C'est ce qui explique, en partie du moins, les mouvements illuministes et évangélistes qui foisonnent surtout dans le Sud et dans l'Ouest du pays, chez les Noirs et chez les Blancs pauvres. Le mouvement de Billy Graham en est l'expression, dogmatiquement et rationnellement aussi primitive, mais plus respectable bourgeoisement, mieux habillée, plus « Madison Avenue », si l'on veut.
[^67]: -- (5). Aux États-Unis l'appartenance à la première, deuxième, etc. génération remplace, en quelque façon, l'appartenance à telle ou telle classe sociale en Europe. Les « natives » sont, dans un sens, la noblesse, et plus il y a de générations qui vous séparent des premier arrivés de votre famille, et plus vous êtes « américain ». La dernière vague est vue avec une certaine indulgence, comme les néophytes par les Initiés.
[^68]: -- (6). On comprendra que les termes de catholique *libéral* et de catholique *intégriste* sont sans rapport direct avec ce que les mêmes mots désignent en France (Note d'*Itinéraires*).
[^69]: -- (1). A la Bonne Presse sous le titre : *Le Rosaire pour la paix internationale dans la justice.*
[^70]: -- (1). Ne nous lassons pas de recommander puisque nous ne nous lassons pas d'admirer l'opuscule (très accessible) de Jacques et Raïssa Maritain : *Liturgie et Contemplation.* (Desclée de B.) Nous en avions fait un compte rendu dans *Itinéraires* de juin-juillet 1960, sous le titre Sur Quatre Notes.
[^71]: -- (1). La parenthèse paraphrase légèrement. Mais cette paraphrase, est autorisée par l'exégèse la plus avertie.
[^72]: -- (1). Beaucoup de couvents dominicains de France publient un petit bulletin mensuel pour aider à mieux prier avec le Rosaire. Depuis une vingtaine d'année un effort se poursuit dans les diverses Provinces dominicaines pour une jonction étroite et fructueuse entre la Rosaire et l'Action Catholique ; il n'y a pas d'opposition mais une union intime entre les deux, aussi intime que l'union entre la prière et le souci des âmes, entre la prière de Marie au Cénacle et la transformation des apôtres. Pour la Province de Toulouse, c'est le P. Eyquem (couvent des Dominicains, avenue Lacordaire, Toulouse) qui s'intéresse davantage à la liaison entre Rosaire et Action Catholique. Pour la liaison entre Rosaire et éducation des jeunes on peut, s'adresser au Père Dupont : même adresse.
[^73]: -- (1). Excellente étude dans Dr Huant : *Le Péché contre la Chair* (Beauchesne).
[^74]: -- (2). Voici ce qu'il faut mettre aujourd'hui sous le mot Totalitaire quand il s'agit de l'État : non seulement seul propriétaire foncier, seul possesseur des capitaux, seul patron ; non seulement monopolisateur de la formation des esprits et détenteur unique des moyens publics de se faire entendre ; non seulement policier qui essaie de mettre la main sur tous les secrets ; non seulement tortionnaire monstrueux. Il faut penser encore à un appareil officiel de gouvernement manœuvré par un système occulte, par les sociétés secrètes ; et cela en vue d'une fin satanique : la promotion de l'humanité au rang de Dieu et par là même la destruction, par tous les moyens, de l'Église de Jésus-Christ et des institutions qui se conforment, même d'assez loin, à la loi divine.
[^75]: -- (1). Chap. XIV, 25.
[^76]: -- (1). *Exposition sur le prophète Jonas*. Pat. gr. T. 126, c. 960.
[^77]: -- (1). Sur Jonas, Pat. gr. T. 81, c. 1738.
[^78]: -- (2). *Op. cit.* c. 943.
[^79]: -- (3). IV, 11.
[^80]: -- (1). *Biblioth. historique*, L. III., p. 36 (édit. Regnault).
[^81]: -- (2). *Cf. Atlas biblicus* de Hagen, chez Lethielleux, carte 7.
[^82]: -- (1). *Actes de Léon XIII*, édit. de la *Bonne Presse*, T. III. p. 33.
[^83]: -- (1). S. Léon, *1^er^ Sermon sur S. Pierre et s. Paul*.
[^84]: -- (1). Mat, XII, 39 -- 41.
[^85]: -- (1). S. Thomas, III. p. Qu. 60 a 4.
[^86]: -- (2). In Matthaeum, XII, 40. T. XX, p. 537.
[^87]: -- (1). I, q. 1, a 10.
[^88]: -- (2). II, q. 1. a. 10.
[^89]: -- (1). Cf. Mat. XII, 3. 39 -- 42 ; Luc XVII, 26 -- 29. 32, etc.
[^90]: -- (1). 1 Co, XV, 14.
[^91]: -- (1). ARRIBEIAN, c'est-à-dire : l'exactitude, la précision, la justesse, le souci de la perfection.
[^92]: -- (2). *Oratio Apologetica*, 104, 105 ; Pat. gr., T. XXXV, c. 504
[^93]: -- (1). *Op. cit*., col. 911.
[^94]: -- (1). *Op. cit.*. c. 931.
[^95]: -- (2). Benoît XV, Encycl. *Spiritus Paraclitus*.
[^96]: -- (3). Comment. sur Jonas, *Prologue*, Pat ; lat. T. XXV, c. 1117. Notre critique nous signale aussi la col. 1152 du même tome. Mais je n'y ai pas vu la moindre allusion à l'authenticité historique du livre.
[^97]: -- (1). Hier. Comment.
[^98]: -- (2). Benoît XV, loc. cit.
[^99]: -- (1). Ep. II^e^ série C. II. Pat. Lat. T. XXXIII, c. 382 et suiv.
[^100]: -- (2). Hom. XLIII.
[^101]: -- (3). Cf. Cardinal Franzelin, De *divina traditione,* Thes. XIV, 2 -- Hurter, *Theol. Dogmatica,* T. II., thes. XXVI.
[^102]: -- (1). G. Blond. *La grande aventure des baleines*, p. 52. Paris 1953.
[^103]: -- (1). Encycl. *Providentissimus*, p. 43.
[^104]: -- (1). Le P. Teilhard emploie d'ordinaire la majuscule pour Monde, Esprit de la terre, Noosphère, Recherche, etc.
[^105]: -- (1). Voici un autre texte aussi peu satisfaisant : « La figure du Christ (c'est le moins que doive admettre un incroyant), est l'approximation la plus parfaite, jusqu'ici d'un objet final et total sur lequel puisse se tendre... l'effort humain universel. » (p. 22). Vous lisez bien : *universel.* Alors, même l'effort de l'orgueil ou de l'ambition ? Même l'effort des chercheurs qui s'appliquent à obtenir la génération artificielle des êtres humains ? Ainsi l'effort humain, quelle que soit son intention, serait polarisé par le Christ du moment qu'il est un effort ? Voilà où peut conduire la manie de tout apprécier d'après les critères de l'évolution et du devenir et *la méconnaissance des critères objectifs*.
[^106]: -- (1). Voilà au moins ce que le Père Daniélou, s.j. omet de nous dire lorsqu'il nous jette à la figure : « Rien n'est plus biblique que la technique. » (*Études* de février 1962, page 159). Pourquoi ne pas écrire tant qu'on y est : « Rien n'est plus biblique que la culture physique, le jeu de ballon et le Tour de France » ? On trouverait autant d'arguments et de la même qualité. Comme si Dieu avait donné aux hommes la Révélation, consignée dans la Bible, pour encourager la technique ou les sports.
[^107]: -- (1). C'est du moins la traduction qui me semble la plus obvie de ce texte décourageant. : « Parce que le Monde est toujours inachevé et toujours en avant de nous-même, c'est à une conquête sans limite de l'Univers et de lui-même que, pour saisir son amour, l'Homme se trouve engagé. » (p. 25).
[^108]: -- (2). *Les Degrés du Savoir*, p. 560 en note.
[^109]: -- (1). Un profond moraliste chrétien a mis dans un très beau jour cette vérité fondamentale : voyez Thibon, *Ce que Dieu a uni* (chez Arthème Fayard).
[^110]: -- (1). Péguy. *La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc* (8^e^ jour).
[^111]: -- (1). Le Père recommande la « Foi chrétienne rectifiée » à la p. 349 de *l'Avenir de l'Homme* (édit. du Seuil, Paris).
[^112]: -- (1). *Lettres de Voyage*, Grasset, édit. p. 280.
[^113]: -- (2). Journet, L'économie de la loi de nature, *Revue Thomiste,* n°* *4 de 1961, p. 519..
[^114]: **\*** \[note de 2001\] ici : le *premier* ou le *second*.