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A propos de La Cité catholique
### Note sur les rapports entre les clercs et les laïcs
#### I. -- Pour quelle raison deux poids et deux mesures ?
*Tout se voit et se vaut et se vend à la porte*
*Tout s'étale et triomphe et se vend au marché*
*Tout se montre et se dit et se place et rapporte*
*Est-ce là le salut que nous avons cherché ?*
Le diagnostic que présente cette strophe est aussi juste qu'il y a cinquante ans, à l'époque où Péguy composait son grand poème. Voici par exemple le directeur d'un journal qui se dénomme chrétien ; il peut insinuer, et même enseigner avec précaution, que le communisme offre de réels avantages pour la civilisation et pour l'Église ; son journal est vendu aux portes des églises, et même parfois à l'intérieur. Il se trouve des clercs de tout habit pour démontrer qu'il n'a pas dépassé la frontière -- à vrai dire fort extensible d'un certain côté -- de ce que l'on appelle les options libres dans le temporel. -- Voici une femme écrivain dont les mœurs privées sont répugnantes et même contre nature ; elle s'en vante dans ses livres ; elle tire de cette exhibition argent et renommée.
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Il se trouve des journalistes chrétiens pour expliquer dans une publication qui se vend aux portes des églises, et même parfois à l'intérieur, que la dite femme écrivain représente le type idéal de « la femme forte dans l'Évangile ». Des clercs d'obédiences variées consacrent des études doctes et graves à Madame de Beauvoir, observant un parfait silence sur ses turpitudes.
*Tout se montre et se dit et se place et rapporte.*
*Tout s'étale et triomphe et se vend au marché*
Et c'est une clique innombrable de camelots intellectuels qui s'est mise à faire l'article pour écouler parmi les chrétiens les produits les plus médiocres, les plus infects, les plus aberrants d'une certaine « intelligentsia » française contemporaine.
Tout se montre et se dit... Non pourtant. Il y a une exception, et considérable. Vous êtes donc un laïc chrétien, responsable d'une modeste feuille mensuelle ; vous y présentez systématiquement les textes de l'enseignement officiel de l'Église du Christ sur la famille, le travail, la propriété privée, les corps intermédiaires, les communautés locales, bref tout ce qui fait le tissu d'une vie de laïc ; votre texte est approuvé par la censure canonique ; vous ne faites pas vendre votre feuille à la porte des églises, encore moins à l'intérieur ; vous invitez simplement vos amis à se réunir une ou deux fois par semaine et à prendre votre brochure comme base d'une instruction civique chrétienne ; au surplus vous demandez à vos amis (et vous obtenez qu'ils se conforment à vos directives) de garder leur groupe d'étude ouvert à tous ceux qui veulent venir, de limiter leur discussion au texte même de la brochure sans dévier vers le commentaire de l'actualité politique ; bref, vous organisez d'une manière sage, ouverte, cordiale l'étude et la diffusion des principes du droit naturel (ce droit naturel que l'Église a fait sien, qu'elle a consacré, illuminé, surélevé).
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Eh bien ! pour avoir fait cela vous êtes passibles d'admonestations, de réquisitoires, de dénonciations auprès de la hiérarchie ecclésiastique. Des journaux, et pas seulement des journaux communistes, hurlent à la mort contre votre organisation d'études sociales chrétiennes. Un Père de la Compagnie de Jésus fait publier dans une bonne maison d'édition (la maison *bonne presse*) un mémoire insinuant et après vous avoir adressé (comme il dit) « sept interrogations majeures », autour desquelles « graviteraient aisément mille autres interrogations satellites », il laisse entendre, pour conclure, que votre organisation d'étude et de diffusion pourrait être « très souvent le refuge d'un catholicisme certes plein de zèle, mais assez pauvre et fort ingénu, sans cesse menacé de se dénaturer, à cause de son incompétence théologique, en intégrisme inconscient » ([^1]). Amis de *La Cité Catholique*, vous voilà bien partis.
Une des questions que se posera le lecteur un tant soit peu au courant des querelles faites à *Verbe* sera celle-ci : Pourquoi donc ces hommes sont-ils honorés de ce traitement de faveur ? *Témoignage chrétien* est toujours vendu à la porte des églises ; or la compétence théologique de son directeur est-elle si éclatante ? Ses propos sont-ils ordinairement en harmonie avec la doctrine sociale de l'Église ? Comment se fait-il que, jusqu'à ce jour, il ne se soit levé aucun Père pour « porter témoignage d'un malaise » au sujet de *Témoignage chrétien ?* Et la compétence théologique du directeur des *Informations catholiques internationales,* comment se fait-il que jamais elle n'ait été mise en cause ?
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Pour quelle raison deux poids et deux mesures ? Pour quelle raison le laïc qui fonde des groupes de travail afin de connaître et de faire connaître par exemple la saine doctrine sur la famille se voit-il traité comme un pauvre imbécile (et dangereux, par surcroît) alors que le laïc qui exalte la grandeur, vertu et propreté de la sinistre dame de Beauvoir aura sa publication vendue à la porte des églises ?
Vous voulez que vos compagnons, à la ferme, au bureau, à l'atelier, connaissent la doctrine chrétienne au sujet de ce qui pèse le plus dans leur vie : le mariage, le salaire, la propriété ; vous voulez réagir contre la dissolution mentale et morale ; pour cela vous faites étudier ces petits livres du Pape qui s'appellent les encycliques ; vous essayez d'une méthode qui non seulement apprenne à étudier, mais aussi à parler, à répondre, à persuader, à réfuter, et encore une fois toujours sur les sujets élémentaires et primordiaux qui préoccupent les laïcs, eh bien ! si vous faites cela prenez note et retenez bien que vous n'êtes qu'un médiocre « incompétent théologique ». Inversement si vous êtes un laïc chrétien, directeur ou collaborateur de publications qui gardent une digne réserve sur les persécutions de l'Église et qui savent faire la part des choses quand il s'agit de l'entente avec les communistes, eh bien ! si vous faites cela, vos publications auront droit à être recommandées à la grand-messe dominicale entre les annonces de la semaine et les bans de mariage, et les clercs ne viendront pas vous accuser d'un « catholicisme assez pauvre sans cesse menacé de se dénaturer » en ceci ou en cela. Un évêque, il est vrai, élèvera la voix « du fond du désert français », dans les lointaines Pyrénées ariégeoises. Mais son avertissement ne suscitera pas d'écho.
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Laissant là les « interrogations majeures » adressées au seul Jean Ousset, à la seule Cité Catholique, et non point par exemple à *Témoignage chrétien*, je voudrais demander au lecteur s'il connaît beaucoup de laïcs qui possèdent un minimum d'idées solides, réfléchies, chrétiennes sur les problèmes essentiels de la vie laïque. Vous pouvez certes me répondre que pour être chrétien et coopérer au salut de nos frères il ne suffit pas de connaître le droit naturel ; encore faut-il se conformer à ce que l'on sait, et la conversion personnelle importe au suprême degré. C'est sûr. Mais je pense aussi qu'il n'est pas inutile d'être armé doctrinalement en matière de droit naturel ; si l'on est démuni en ce domaine on s'expose à tourner à tout vent ; et je vois mal comment ce déboussolage favoriserait la conversion et permettrait de conformer sa vie avec la vérité.
Je reviens à ma question : même parmi les ouvriers qui pratiquent, les industriels qui pratiquent, les agriculteurs qui pratiquent ; plus encore même parmi les anciens élèves et les anciennes élèves des écoles chrétiennes, en connaissez-vous un si grand nombre qui soit doctrinalement équipé, qui soit en mesure de se défendre contre la propagande de mensonge diffuse dans le monde contemporain et qui se résume en quelques mots : « Rien n'est vrai ; tout est permis ; le monde, aussi bien le monde de la nature que celui de la Foi, sont en pleine évolution, il n'y a donc pas de vérité absolue. » Même sans entreprendre une enquête sur le terrain, même sans vous encombrer de statistiques et de diagrammes, en faisant mentalement votre tour d'horizon, je crains que vos conclusions ne rejoignent les miennes au sujet du petit, du très petit nombre de chrétiens laïcs, qui en France du moins, soient pourvus d'une doctrine sûre au sujet de leurs responsabilités mêmes de laïcs : travail, famille, propriété, patrie, régence du Christ sur les institutions.
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Il s'est trouvé que Jean Ousset a voulu les armer, ces laïcs. Il a imaginé pour cela une méthode de formation qui est universelle et qui demeure souple, qui n'est pas caporaliste (quoi qu'on prétende), qui offre des garanties certaines d'orthodoxie. La preuve, depuis des années qu'on le harcèle on n'a pu surprendre de déviation doctrinale. Alors pourquoi venir le quereller ? Qu'on se réjouisse plutôt du travail qu'il fait.
#### II. -- «* *La Cité Catholique* *» étant l'un des remèdes appropriés à la laïcisation de la vie publique contribue par là même au salut des âmes et doit rencontrer parmi les clercs ses naturels amis.
Tout se passe comme si les détracteurs de *La Cité Catholique* ne comprenaient pas que le salut des âmes est en cause dans cet enseignement civique chrétien. Car enfin si les âmes vivent dans les ténèbres, dans l'illusion ou dans l'inconscience au sujet des réalités temporelles dont un laïc s'occupe chaque jour, ne seront-elles pas d'autant plus exposées à leur perte ? En particulier n'offriront-elles pas au communisme une facile proie ? Nous sommes dans un monde, c'est visible, où non seulement le Seigneur Dieu est nié, rejeté, mais où la nature des choses est méconnue ; un monde qui n'admet plus qu'il existe une nature des choses, une loi des actions humaines, une norme objective des mœurs et des institutions. C'est un vice de l'esprit et du cœur qui se propage comme une épidémie. Qu'il ne faille pas hésiter à prêcher le Christ et le Christ crucifié, même dans une pareille conjoncture historique, c'est tout à fait certain ; « *allez*, nous est-il dit, *prêchez l'Évangile à toute créature* »*,* serait-elle falsifiée.
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Qu'il soit nécessaire de rendre témoignage de la Charité du Christ dans ce monde empoisonné c'est incontestable ; et du reste ce témoignage de charité entraîne nécessairement -- on ne le dit pas assez -- un témoignage de pureté, de prière et d'humilité. Mais enfin pas plus la prédication de l'Évangile que le témoignage de la Charité et des vertus qui font corps avec la Charité ne rendent vaines, anachroniques, « dépassées » l'étude et la diffusion de la saine doctrine touchant les institutions temporelles. Comme si la Révélation contenue dans l'Évangile, comme si le témoignage évangélique étaient indifférents aux institutions temporelles. Comme si, d'un autre point de vue, la fidélité personnelle du chrétien ne devait pas le conduire à faire ce qui est en lui pour que la vie sociale ne soit pas, à l'égard de Dieu, une infidélité codifiée. Car enfin si le chrétien aime Dieu personnellement il fera ce qui est en lui pour que les institutions, les mœurs, les coutumes favorisent l'amour de Dieu loin d'y mettre obstacle, loin de constituer un scandale permanent. D'autre part, si l'on a compris que la vie sociale elle-même doit favoriser la fidélité à Dieu, on ne tardera pas à comprendre que cela n'est possible que par la reconnaissance de certaines normes objectives d'une société saine. Alors sans doute sera-t-on plus disposé à admettre le travail de *La Cité Catholique,* puisque l'on ne fait pas autre chose dans ses cercles d'études que découvrir et analyser les normes objectives d'une société saine dans notre état de chute et de rédemption.
Elle est très vaine l'antinomie que certains prétendent établir entre d'un côté l'apostolat, et d'un autre côté l'étude et la diffusion de la doctrine sociale chrétienne. Qu'on me permette à ce sujet d'évoquer en quelques mots des souvenirs personnels. Je demeurai fort longtemps étranger aux questions de la cité et de la politique.
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J'aimais la fête du Christ-roi mais j'étais loin d'en saisir toute la portée. A l'université catholique où j'étudiais la philosophie il était souvent question, parmi les élèves, de Charles Maurras et surtout d'Emmanuel Mounier. Je ne lisais ni l'un ni l'autre. J'étais absorbé, enthousiasmé par la Somme Théologique et les ouvrages de Maritain. Je n'avais pas encore découvert les travaux exégétiques du Père Lagrange. C'est seulement lorsque je commençai le ministère apostolique, lorsque j'annonçai l'Évangile à des chrétiens chargés d'une famille et d'un métier, enfermés et même souvent encasernés dans une certaine organisation sociale, c'est alors que je commençai de saisir l'importance et le rôle, pour le salut des âmes ou pour leur engourdissement et leur mort, des choses de la vie publique ; c'est alors que je fus conduit à me demander s'il existait en ces matières une doctrine assurée et je découvris avec une immense joie l'enseignement social et politique des Souverains Pontifes. Je m'excuse de m'être mis en avant. Du reste bien des clercs doivent avoir fait une expérience assez semblable à celle que j'indique. J'ai voulu simplement indiquer que le souci, la charge apostolique, loin de rendre indifférents à une certaine formation, civique, conduit à la désirer et à la rechercher.
J'ai quelquefois entendu l'objection suivante : « *Mais saint Paul ne prêchait pas de doctrine sociale ni les normes objectives d'une société saine. Saint Paul prêchait le Christ crucifié. Or nous sommes revenus comme aux premiers temps du christianisme ; laissons tomber toutes ces questions de doctrine sociale, prêchons l'Évangile, tenons-nous en là.* » Parler ainsi c'est d'abord oublier que, au sujet du mariage, de la famille, du travail, bref au sujet des fondements premiers de la société, saint Paul donnait aux nouveaux chrétiens un enseignement bien défini ; il ne laissait pas entendre que la Charité s'accorde avec n'importe quelles institutions sociales.
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Surtout, sous prétexte de retour à la pureté des sources, c'est refuser les explicitations de la vie de l'Église. On se fait lourdement illusion si l'on s'imagine que, du seul fait de ne plus se laisser porter par le fleuve puissant qui s'est développé à partir de la source, on a retrouvé la pureté de la source. Dans ce fleuve puissant et magnifique il faut voir non seulement la formulation des dogmes, le déploiement de la liturgie, les vastes discours de la théologie, mais encore l'enseignement ecclésial sur les structures des sociétés. Depuis saint Paul et les petites communautés de Corinthe ou d'Éphèse l'Église a converti, a baptisé des peuples et des peuples. Elle n'avait certes pas à les gouverner, elle laissait cela aux Princes, mais elle avait à leur montrer les règles fondamentales de leur fidélité à Jésus-Christ en tant que peuple, c'est-à-dire les institutions fondamentales d'un droit naturel ouvert à l'Évangile. L'Église avait à faire ce travail. Elle l'a fait. Elle le fait toujours. N'allez donc pas invoquer saint Paul pour refuser un développement nécessaire de la vie de l'Église, pour exalter la « prédication kérygmatique » au détriment des études civiques chrétiennes. Il faut l'un et l'autre. Il faut d'abord la « prédication kérygmatique » mais elle entraîne normalement la doctrine sociale. -- Je reconnais du reste que la fidélité à Dieu de n'importe quelle société terrestre n'aura jamais la pureté, la perfection de la fidélité intérieure. On a parfaitement le droit de parler de la conversion d'un peuple ; il faut cependant reconnaître que cette conversion est différente de la conversion personnelle. C'est pourquoi la régence du Christ sur la cité n'est pas identique à sa régence sur les âmes, à sa régence sur cette société des âmes qui est l'Église. L'Église s'établit au niveau du secret des cœurs, au niveau de l'Éternité ;
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la cité, même la plus saine, la plus chrétienne, s'établit à un niveau terrestre et forcément mélangé. Mais enfin tout cela qui est vrai, et qui est à dire, ne peut pas, ne doit pas empêcher de promouvoir la régence du Christ sur l'ordre social ni d'étudier et de faire connaître la nature propre de cette régence :
On ne se rend pas assez compte à quelle profondeur la vie publique française est laïcisée, combien cet état de choses est dommageable pour les âmes et que le remède ne réside pas seulement dans un témoignage de charité. Il y faut aussi l'explication, la mise en lumière, et dans la mesure du possible la mise en pratique de ce que représente une vie publique non laïcisée, rendant hommage à Jésus-Christ et soutenant les pauvres humains dans leur marche vers la Jérusalem céleste. Quand il m'arrive de remonter au début de la matinée les artères d'une grande ville il est un spectacle auquel je n'ai jamais pu m'habituer et qui me serre le cœur : l'étalage, dès les premières heures du jour, de mœurs et de coutumes profondément opposées à la vie dans le Christ. Ces enfants qui attendent à la porte de l'école ou du collège vous savez que, sauf exception, pendant leurs six ou huit heures de classe on leur parlera de tout comme si Dieu n'existait pas et comme s'il ne nous avait pas donné son Fils. La librairie dont un employé soulève le rideau, vous constatez que son étalage est composé en majeure partie de livres stupides ou infects. Les usines qui rouvrent leurs portes, vous remarquez, à bien des signes qui ne trompent pas, que l'esprit de l'atelier de Nazareth n'a point pénétré dans ces lieux de labeur et de peine. Lorsque vous êtes le témoin de la reprise de l'activité quotidienne dans les grandes villes il est bien difficile, si vous êtes chrétien et surtout si vous êtes prêtre, que, un jour ou l'autre vous ne vous posiez pas la question suivante :
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« L'immense majorité des frères que je rencontre sont baptisés dans le Christ ; quel est le rapport avec le Christ de la vie qu'ils vont mener aujourd'hui, ou qu'on va leur faire mener ? Combien de choses sont organisées pour les faire vivre comme des apostats ? » Je sais qu'ils peuvent passer entre les mailles ; que la grâce triomphe de tout ; que la sainteté se cache, et parfois même se manifeste, au milieu de situations calculées pour perdre les âmes. Il reste que les obstacles à la vie de la grâce qui viennent du milieu et de la pression sociale sont particulièrement redoutables et que le Seigneur n'a pas voulu ce scandale. *Malheur au monde pour ces scandales.* Or il se trouve que des laïcs chrétiens qui ne sont pas de simples théoriciens du laïcat mais qui vivent effectivement la condition laïque et qui en savent le poids réel, il se trouve que de tels chrétiens s'appliquent à connaître et à faire connaître les lois objectives d'une vie publique non laïcisée. Ne faut-il pas s'en réjouir. ? Si vous souffrez, jusqu'au déchirement, du scandale mortel de la laïcisation de la vie publique, ne serez-vous pas heureux que des chrétiens viennent y porter remède ? Ce remède n'est pas le seul, me direz-vous, et il ne suffit pas. C'est sûr. Il ne prétend pas non plus être le seul. Il est en tout cas nécessaire parmi d'autres remèdes également nécessaires.
Lorsque ce sont des clercs qui dénigrent ou qui condamnent *La Cité Catholique,* ne devraient-ils pas commencer par prendre conscience qu'ils sont bienheureusement à l'abri des dangers d'une vie laïcisée ? Alors que tant de nos frères en sont réduits, à moins d'un effort considérable, à ne connaître que les sciences profanes (et encore privées généralement de l'éclairage de la Révélation) nous autres clercs avons eu le loisir, et nous l'avons toujours, d'approfondir la vérité divine et les sciences sacrées.
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Alors que le travail de la plupart de nos frères s'exerce dans une ambiance matérialisée, notre travail est un ministère surnaturel qui, de lui-même, nous met en rapport avec le Sauveur. Alors que la détente offerte à nos frères harassés est si souvent malsaine, notre vie échappe dans l'ensemble aux sollicitations d'un milieu aphrodisiaque et détraqué. Du point de vue des pressions sociales qui tendent à matérialiser une vie, les clercs sont assurément des privilégiés. Il est normal qu'il en soit ainsi car ce privilège est la condition d'un service ; le ministère du clerc ne serait ordinairement pas possible s'il ne jouissait pas de certains privilèges. On demande seulement au clerc d'avoir un minimum de conscience de sa situation plus favorisée. Alors sans doute il n'ira pas entraver son frère du laïcat lorsque celui-ci veut résister à une laïcisation formidable qui est en train d'envahir la vie publique et même la vie privée.
#### III. -- Pourquoi il n'est pas indispensable que les laïcs de «* *La Cité Catholique* *» soient assistés d'un prêtre à leurs diverses réunions.
On entend dire parfois que le travail de *La Cité Catholique* serait autrement sérieux si des ecclésiastiques mandatés venaient assister à leurs cercles d'études, les diriger et les redresser. Eh bien ! je ne pense pas que la présence d'un aumônier, quelle que soit la couleur de sa robe, dans un groupement de laïcs, apporte toute sécurité du point de vue doctrinal et spirituel. Inutile de rappeler les récentes crises de certaines branches de l'Action catholique française, qui étaient cependant bien pourvues d'aumôniers. Par ailleurs il serait trop facile de faire valoir que les prêtres sont grignotés, tiraillés, dispersés par la multitude des réunions d'œuvres ;
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ce n'est que par des tours de force qu'ils sauvegardent un minimum de loisirs pour la prière et l'étude ; or on ne peut demander à des prêtres, ni à personne, d'organiser la vie sur le principe de l'acrobatie quotidienne. Les prêtres ont assurément assez et trop de réunions ; pas besoin d'en rajouter encore. D'autant que dans des réunions qui traitent simplement du droit naturel, et encore en se rapportant aux Encycliques, on ne voit pas que leur présence soit vraiment nécessaire. Le laïc n'a quand même pas besoin d'être chaperonné par le clerc en toutes ses activités. Vous lui avez tant de fois répété qu'il est adulte. Si vous lui montriez une bonne fois que vous prenez votre affirmation au sérieux ! Admettez donc qu'il puisse se diriger lui-même non seulement, bien sûr, lorsqu'il débat la location d'un immeuble, mais aussi lorsqu'il approfondit la doctrine de l'Église sur la propriété privée, serait-elle à plusieurs ; non seulement lorsqu'il cherche le meilleur régime diététique pour ses enfants, mais encore lorsqu'il étudie l'encyclique de Pie XI sur l'éducation chrétienne ; non seulement lorsqu'il rédige sa feuille de déclaration d'impôts mais encore lorsqu'il médite les allocutions et les messages de Pie XII sur l'iniquité de l'étatisme et sa nocivité ; non seulement lorsqu'il refuse l'invitation à dîner de tel haut fonctionnaire franc-maçon mais encore lorsqu'il recherche dans les encycliques une claire notion de cette secte extraordinairement étendue, incroyablement dissimulée. Ou bien ne dites pas au laïc qu'il est capable de marcher tout seul, ou bien laissez-lui faire au moins le tour de son domaine sans le tenir par la main ; car enfin, que je sache, les question d'entreprise, d'éducation des enfants, de corps intermédiaires, de résistance à l'étatisme et aux sociétés secrètes c'est là le domaine du laïc ; ce qu'on appelle le temporel et les choses de César ; ce dont précisément le clerc s'est déchargé pour mieux se consacrer aux choses divines cependant que le laïc demeure chargé de ces choses terrestres pour en user conformément à l'ordre divin c'est-à-dire en les marquant du signe de la croix.
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Je sais ; je le sais d'autant plus que je l'ai expliqué : distinct du temporel, le spirituel n'en est pas séparé. Dès lors, bien qu'il soit déchargé du temporel, le clerc doit rappeler la loi divine sur ce temporel et permettre de le marquer du signe de la croix. (Et je pense à ce propos que si des clercs assument des tâches temporelles comme la direction de journaux politiques ou politico-religieux c'est bien pour rappeler la loi divine sur le temporel, et d'abord qu'il existe une loi divine objective, et pas seulement une inspiration chrétienne qui serait mobile comme girouette par vent d'autan). Or pour faire connaître cette loi divine objective est-il obligatoire que les clercs viennent s'asseoir à tous les cercles de laïcs étudiant la constitution naturelle des sociétés ? Observons plutôt comment se passent les choses pour *La Cité catholique.* Des clercs, et des clercs mandatés, ont dûment revu et relu et tamponné du nihil obstat leurs livres d'études. Des clercs, et des clercs mandatés sont invités à leurs Congrès annuels. Plus encore, nombre de ces laïcs viennent s'offrir chaque année pendant huit jours à la prédication et aux exhortations de prêtres approuvés et mandatés dans une retraite hermétiquement fermée et silencieuse. Que veut-on de plus à ces bons laïcs ? Ne donnent-ils pas des gages suffisants de leur docilité à l'égard des clercs ? Ils ne font vraiment pas figure de révolutionnaires. Alors les clercs pourraient peut-être se passer de les tourmenter.
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D'aucuns ont eu l'impudence de prétendre que leurs réunions étaient des conciliabules politiques et leur organisation un formidable réseau de conspirateurs. Naturellement aucune preuve n'a été fournie. Les recherches les plus attentives, les plus aiguisées par la malveillance, n'ont jamais abouti qu'à cette conclu*sion : La Cité catholique* n'est rien d'autre que ce qu'elle dit : groupe d'élude de la doctrine sociale de l'Église, groupe de diffusion la plus large possible de cette même doctrine sociale. Les enquêtes qui voulaient établir que *La Cité catholique* était autre chose ont tourné court. J'ajoute que ces enquêtes étaient d'autant plus faciles à mener que les réunions et congrès de *La Cité catholique* sont aussi ouverts qu'on peut le souhaiter. Pas de cachotterie. Nul ésotérisme. Venez, voyez, écoutez et jugez.
J'étais au Congrès de 1960. J'assistai aux réunions, conférences, carrefours, et bien entendu à la prière commune. Il ne fut question ni d'actualité politique, ni d'action politique ; pas plus dans les réunions officielles que dans les conversations qui s'engageaient au hasard des rencontres dans la cour peu ombragée de ce grand collège des Frères. Je regrettai seulement que les religieux des grands Ordres apostoliques ne fussent pas plus nombreux. A mon avis cela aurait permis de dissiper bien des malentendus. Les préventions qu'ils auraient pu avoir seraient sans doute tombées d'elles-mêmes s'ils avaient passé, trois jours entiers au milieu des quinze cents congressistes, s'unissant à leur prière, causant avec eux, partageant le même menu spartiate dans l'immense réfectoire au vacarme assourdissant. A la différence de certains groupements, *La Cité catholique* supporte allègrement l'épreuve de la lumière. Elle opère au grand jour. Si vous prenez la peine d'aller y voir vous constaterez qu'elle est vraiment ce qu'elle déclare être.
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#### IV. -- Du cléricalisme en général, et du cléricalisme inversé en particulier.
Mais pourquoi donc cette hostilité de trop de clercs a l'égard des laïcs de *La Cité catholique* ? Et même dans certains cas, pourquoi cette hargne ? De toute façon pourquoi vouloir les intimider, les faire rougir, les mettre à la gêne en leur laissant entendre qu'ils ne sont que de petits « incompétents théologiques » ? La raison me paraissant assez difficile à bien formuler, on me permettra de faire quelques détours, de creuser un peu les abords de la question. Je ne suis qu'un modeste clerc et, pas plus que d'autres, je ne me sens à l'abri des tentations particulières à notre état. J'essaie simplement de voir en face quelles sont ces tentations particulières, propres, réservées. Vraisemblablement ce n'est ni la gloire littéraire, ni la gloire militaire. C'est le cléricalisme. De même que le péché contre les devoirs paternels ne peut être pleinement commis que si l'on est père, de même le péché de cléricalisme ne peut être pleinement commis que dans l'état clérical. Je n'ignore pas qu'il est gênant, et surtout qu'il peut être scandaleux pour des laïcs d'entendre parler des péchés des clercs. Mais je suis persuadé qu'il est une façon de s'exprimer salutaire et non scandaleuse. Après tout s'il était obligatoirement scandaleux ou révolutionnaire de dénoncer les péchés des clercs il faudrait s'en prendre à l'Apôtre saint Jean lui-même et brûler son Apocalypse puisque les chapitres 2 et 3 dévoilent et condamnent avec la vigueur que l'on sait les péchés des évêques d'Asie à la fin du I^er^ siècle. Pas plus que ces évêques des temps apostoliques, les clercs du XX^e^ siècle n'ont le privilège de l'impeccabilité.
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A la manière de ces évêques ils détiennent eux aussi pour leur part des pouvoirs, vraiment divins, source de la vie de l'Église. Il peut leur arriver d'user de ces pouvoirs non pas selon le Cœur du Dieu très-saint mais selon les inclinations impures de leur propre cœur.
De toute façon le cléricalisme est la volonté de puissance avec la forme particulière qu'elle revêt chez le clerc ; avec les moyens nouveaux dont elle dispose chez le chrétien qui est ministre de la grâce et qui a autorité sur les consciences. Le cléricalisme c'est l'orgueil humain qui use des moyens réservés à l'état clérical, qui s'affuble de ces masques que l'état clérical l'oblige de revêtir. Or que dit le Seigneur au sujet de cet orgueil ? Avant de conférer aux Douze les pouvoirs suprêmes il les presse de se dépouiller de cette superbe que l'on trouve si souvent chez les grands de la terre et de se faire humbles et petits ; il leur lave les pieds et leur demande de suivre l'exemple qu'il vient de leur donner ([^2]). Pareils avertissements ne contredisent pas l'investiture qu'il va leur conférer ; ils mettent simplement en lumière dans quel esprit évangélique exercer une autorité également évangélique. Nulle part il n'est dit qu'une autorité fondée par l'Évangile se trouverait abolie du fait de n'être point exercée dans l'esprit de l'Évangile. Ce que l'on peut remarquer c'est qu'elle se trouve alors dans une situation fausse, qu'elle risque d'apparaître insupportable, de donner occasion à la révolte, au schisme, à l'hérésie. L'histoire le montre suffisamment. -- Il est certain que les chrétiens ayant à souffrir du cléricalisme devraient en prendre occasion, non pour devenir mauvais, mais au contraire pour se rapprocher davantage du Seigneur, s'attacher encore plus à son Église qui ne cesse pas de les sanctifier par ses ministres et même malgré leur misère.
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Il devrait en être ainsi puisque Jésus a proclamé la béatitude des persécutés et puisque saint Paul nous prescrit de vaincre le mal par le bien. Cependant souvenons-nous aussi que le Seigneur a maudit l'homme par qui arrive le scandale et saint Paul nous défend de faire le mal pour qu'il en sorte le bien.
On peut noter deux formes de cléricalisme. Le clerc atteint du cléricalisme sous la forme classique abuse de son autorité pour défendre un ordre de choses qui, au moins en apparence, favorise la religion et qui procure à lui-même, ministre de la religion, la tranquillité et le succès. C'est ainsi qu'il y a un bon demi-siècle on voyait, au moment des élections municipales, d'excellents curés, peu scrupuleux sur le choix des moyens, exerçant des pressions certainement abusives pour assurer le succès du bon candidat. Le bon candidat était défini comme celui qui allait à la messe, suivait les processions, soutenait les écoles libres, aidait les œuvres paroissiales ; ce bon candidat était évidemment hostile au socialisme, au radicalisme et aux principes de 89. Ce cléricalisme classique n'est absolument pas justifiable mais il se comprend fort bien. Il avait certainement raison de vouloir dans la commune un ordre de choses qui favorisât la pratique religieuse et au moins certains aspects des mœurs chrétiennes. Ce qui est insupportable, ce qui souvent fait des ravages terribles, c'est l'abus de l'autorité spirituelle en vue d'obtenir un résultat en lui-même souhaitable.
De nos jours nous avons vu apparaître une autre forme de cléricalisme. Le cléricalisme n'a point disparu ; il s'est inversé. Il arrive de nos jours que les abus d'autorité des clercs, tant séculiers que réguliers, travaillent à faire reconnaître, et avec quel acharnement, un ordre de choses tout à fait opposé à la religion dont ils sont les ministres.
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Ils imaginent quand même, je suppose (car alors ce serait à n'y rien comprendre), que cet ordre de choses, en définitive, servira quelque jour leur intérêt, leur avancement, leur prestige. En tout cas il arrive que certains clercs de maintenant se servent de leur autorité et de leur prestige non seulement pour combattre telle institution chrétienne comme par exemple l'école confessionnelle, mais pour condamner le principe même d'institutions chrétiennes, au nom de « l'animation spirituelle » et du « témoignage » de charité, comme si l'un excluait l'autre. Ils mettent en œuvre pour mener à bien ce travail absurde les moyens dont dispose le clerc : intimidation religieuse, anathématisme motivé tant bien que mal, excommunication de portée plus ou moins grande. Comment se fait-il qu'on en vienne là ? L'orgueil, me direz-vous peut-être. Mais l'orgueil n'explique pas tout ; il n'explique pas à lui seul la négation des lois naturelles de la société. Il me semble que si l'orgueil, aussi clérical qu'on le suppose, s'exerçait dans un être qui possède une puissante *expérience de la nature et des valeurs naturelles*, il ne ferait pas mépriser les normes fondamentales d'une société digne du Christ au nom de la présence de Charité ou du témoignage évangélique. Le cléricalisme inversé suppose, me semble-t-il, un certain fléchissement, un certain appauvrissement de l'expérience de la nature. Si l'expérience de la saine nature n'était pas atteinte et affaiblie je doute que l'orgueil clérical prendrait cette forme aberrante.
Ce qui de nos jours vient encore aggraver le fléchissement de l'expérience de la saine nature, c'est la philosophie évolutionniste, qu'elle soit structurée ou diffuse ; et c'est aussi l'invraisemblable propagande qui lui est faite. A ce point de vue l'œuvre du Jésuite Teilhard de Chardin est tristement significative.
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Ce paléontologue répète de mille manières dans ses livres que l'homme est en perpétuel devenir du pré-humain à l'ultra-humain et que la foi elle-même demande à être « rectifiée (dans le sens) d'un Christ sauveur et moteur de l'Anthropogénèse » ([^3]). Ces contre-vérités énormes sont clamées partout depuis les grosses revues de culture générale jusqu'aux modestes bulletins destinés aux tertiaires et aux oblats, en passant par les recueils polyglottes. Pour peu que votre nature manque d'assiette solide et ne vous apporte pas une expérience intime, drue et savoureuse, des lois constitutives de l'homme et de la société, le teilhardisme savant ou vulgaire, si vous ne vous tenez pas sur la défensive, achèvera de vous ruiner. Vous en viendrez à douter qu'il existe des institutions temporelles objectivement conformes à la nature, qu'il existe une doctrine sociale chrétienne déterminée, et même que telle action, objectivement, soit bonne ou mauvaise. Heureux si vous n'êtes pas impressionné, au point d'en perdre le sens, par l'horrible sophisme à la mode, que l'intention de Charité, que le « témoignage » et la « présence » légitiment et purifient n'importe quoi. Et l'on se fait socialiste avec les socialistes, communiste avec les communistes afin soi-disant de rendre partout témoignage à l'Évangile.
Au terme de ce périple pitoyable et décevant à travers le cléricalisme inversé, son caractère, ses effets et ses origines, la grande parole qui redonne courage est la recommandation de Jésus à ses apôtres lors de l'institution de l'Eucharistie : « Que le plus grand parmi vous se comporte comme le plus petit, et celui qui gouverne comme celui qui sert. » (Luc, XXII, 26.) En la méditant nous comprenons non seulement que tout cléricalisme est condamné mais surtout que la grâce particulière donnée par Jésus à ses clercs en même temps qu'il leur confère des pouvoirs divins, est toujours assez forte pour déjouer les tentations des cléricalismes de toute espèce, les repérer, les combattre, faire remporter la victoire.
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#### V. -- L'aide des clercs à «* *La Cité Catholique* *».
Pour en revenir au rôle des clercs auprès des laïcs de *La Cité catholique* il me semble, qu'ils doivent leur apporter une théologie qui ne soit pas extérieure, lointaine et stratosphérique ; qui ait prise, au contraire sur le vif de leur pensée et de leur travail. Les laïcs de *La Cité catholique* ont le sentiment intense que la mise en ordre des réalités profanes regarde avant tout les laïcs, parce que ce sont eux qui en portent le poids et qui en font l'expérience. Ils savent que la mise en ordre de ces réalités consiste non seulement, bien que ce soit indispensable, à les entourer de prière, mais plus encore à les conformer ait droit naturel, un droit naturel ouvert à l'Évangile. Ils veulent que, la société elle-même rende hommage et fidélité à Jésus-Christ ; hommage et fidélité qui exigent, en même temps que la reconnaissance officielle de la religion, la mise en œuvre du droit naturel qui est défendu, précisé, éclairé par la religion. Pour hâter ce renouveau chrétien de la société, cette reconnaissance effective de Jésus-Christ par la société elle-même, les laïcs de *La Cité catholique* estiment à juste litre qu'il est indispensable d'en parler ; donc ils ont mis au point une méthode sûre, pratique, ouverte, d'étude et de diffusion de la doctrine sociale chrétienne. Enfin, persuadés que le règne du Christ est d'abord une question de conversion personnelle et de vie intérieure, ils recommandent instamment la prière et la communion eucharistique, la participation à la liturgie et les retraites fermées.
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Que peuvent les clercs pour ces laïcs ? D'abord les comprendre ; reconnaître la nature propre et la nécessité de leur travail, qui ne fait pas double emploi avec d'autres ; accueillir, admettre dans leur cœur leurs soucis et préoccupations. Après quoi les clercs pourront donner plus facilement une théologie qui atteigne ces laïcs au vif de leurs soucis et responsabilités. Si mon frère laïc vient à moi accablé de telle charge, portant le poids de telle responsabilité et si moi, clerc, je demeure étranger à sa charge, si je ne la reçois pas dans mon cœur, il est probable que la doctrine que je pourrai donner au laïc, même juste et incontestable, ne viendra pas le toucher au point où c'était le plus nécessaire, où il se sentait le plus accablé. En d'autres termes si, dans mon âme, je n'ai pas fait le joint entre le souci terrestre du laïc qui s'adresse à moi et la lumière divine dont je suis le messager -- (et je n'ai pas fait le joint si j'ai laissé à l'extérieur de mon âme le souci terrestre dont on venait me parler) -- alors je pourrai bien dispenser une doctrine juste, j'aiderai insuffisamment le laïc à faire lui-même le joint entre son souci terrestre et la vérité divine.
La grande préoccupation des chrétiens de *La Cité catholique* est le règne social de Jésus-Christ. Si le clerc a pris en son âme la grande aspiration et l'effort réaliste de ces laïcs, il saura d'autant mieux leur communiquer la doctrine théologique qu'ils désirent le plus et qu'ils sont tout prêts à recevoir ; elle peut se résumer en quelques titres : quelle est la vraie nature de la royauté du Christ ? Comment le royaume du Christ est d'abord royaume ecclésial, c'est-à-dire royaume de conversion, d'amour, d'union divine. Comment la régence du Christ sur la société, encore qu'elle soit une dérivation de sa régence sur les âmes, n'est pas facultative et accessoire mais nécessaire.
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Comment la justice des institutions ne peut durer longtemps sans l'héroïsme des personnes. Comment la justice d'une société n'est jamais assurée une fois pour toutes mais demande de toujours veiller et faire effort, de sorte que la royauté sociale de Jésus-Christ ne nous laisse pas en repos et n'a rien à voir avec la facilité illusoire des messianismes terrestres. (La santé humaine et chrétienne des institutions dépend avant tout de la santé humaine et chrétienne des personnes, exige d'abord la conversion personnelle. C'est ainsi que les libertés et franchises des corps intermédiaires, comme les entreprises ou l'université, ne deviendront effectives que lorsqu'un certain nombre de chefs d'entreprise et d'enseignants retrouveront le goût de la liberté et sauront en courir les risques dans leur tâche temporelle même.)
\*\*\*
Les Papes dans leur enseignement autorisé, Notre-Dame dans ses rapides avertissements solennels nous pressent de ne pas désespérer ; non seulement de ne pas désespérer de l'Église, mais encore de la possibilité d'une civilisation chrétienne. Or aussi bien la ferveur de l'Église que le renouveau de la civilisation chrétienne réclament l'harmonie entre les clercs et les laïcs -- notamment entre les clercs et ceux des laïcs qui se préoccupent particulièrement des lois objectives d'une civilisation chrétienne. Si nous avons exposé nos réflexions c'est pour aider, selon notre mesure, à cette belle et puissante harmonie.
R.-Th. CALMEL, o. p.
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## ÉDITORIAUX
### Le poids des morts
par Luc BARESTA
LE POIDS DES MORTS est fort variable cette année. Il y a des morts qui pèsent énormément sur les consciences. Et d'autres qui pèsent très peu. Mais ce n'est pas une question de cadavres. C'est une question de balances ; et les balances sont truquées.
Oui, certains morts pèsent énormément ; ce sont des morts importants, des morts célèbres : par exemple, les victimes des manifestations parisiennes de février dernier. Au nombre de huit. Et qui périrent atrocement, non par balles, mais des coups reçus, ou de la poussée de la foule déferlant en avalanche contre les grilles fermées du métro Charonne. Ces morts ont compté. Ils ont pesé. D'abord par leur signification politique : le Parti Communiste a reconnu en eux sept de ses militants et un syndicaliste C.G.T. Ensuite, par leur signification humaine, plus émouvante. Une pleine page de *l'Humanité* les a présentés à la mémoire et au cœur des lecteurs : voici Daniel, qui est encore un enfant. Et tout ce qui reste de lui, sur une table de cuisine quelque part à Drancy : un briquet, une clé, une vignette de la fête de *l'Huma,* une carte du Parti. « Daniel ne fêtera jamais ses seize ans. » Ailleurs, c'est une jeune fille : « cette vie si simple et si limpide qu'ils ont fauchée ».
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Ou bien une maman : « les enfants ne peuvent croire qu'elle ne rentrera plus ». Ou bien un père. Ou bien un bon camarade : « Édouard aimait les livres, les forêts, les copains et la vie ».
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POUR CES MORTS IMPORTANTS, les obsèques furent importantes. Bien préparées, bien fournies, abondamment suivies. On voulut que de telles victimes fussent bercées en leurs tombeaux par un peuple entier. On voulut que, de ce fait, le Parti communiste en fût lui aussi bercé, caressé, réchauffé. Ce qui eut lieu. Un certain peuple fut convoqué. Il se mit en grève, « la plus grande grève nationale que nous ayons connue », proclama la C.G.T. radieuse. Et ce peuple vint ; il se répandit lentement, longuement, jusqu'au Père Lachaise, jusqu'au « Mur des Fédérés ». Avec six chars de fleurs et les portraits des victimes, et la marche funèbre de Chopin, et des personnalités décorées, et des délégations multipliées : celles du Parti communiste, celles de la C.G.T., de la C.F.T.C., des « Amis de Témoignage chrétien », de l'U.N.E.F. et de la Fédération de l'Éducation Nationale.
Huit morts importants, c'est déjà beaucoup. Et l'on peut en citer d'autres de même poids, estimés aux mêmes balances. Ainsi les Algériens gisant sur le pavé de la capitale, après les manifestations organisées à Paris en octobre dernier par le F.L.N. n'étaient-ils point la preuve, disaient plusieurs journaux, qu'une « nazification progressive » gagnait non seulement la police parisienne, mais le pays ? Autres morts importants : les victimes des crimes O.A.S. ; du moins les victimes des crimes perpétrés sous ce sigle.
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Mais qui appose le sigle ? Qui a garé une voiture piégée devant la Mairie d'Issy-les-Moulineaux ? Qui assassine ? On ne le sait guère. Ce que l'on sait bien, c'est que, placés sous ce sigle, les crimes donnent du poids aux victimes. Et il fallait de ces morts qui pèsent. Ils n'ont pas manqué. Le gouvernement ne les attendit pas longtemps. Ni la gauche. Ni l'extrême-gauche. Il y eut les morts d'El Biar : six responsables des « Centres sociaux », dont plusieurs universitaires, surpris en conférence et abattus à l'appel de leurs noms. Parmi eux, Mouloud Ferraoun : écrivain de langue française, et qui avait rêvé d'un mariage de la France et de l'Algérie. Cette victime, comme il était facile de la faire peser : elle pesait d'elle-même, et pour tout le monde. Et d'autres aussi : les morts de la Basse Casbah, et ceux de Bellecour : des passants déchiquetés par tirs de mortier. Et ceux de la clinique du Beau-Fraisier. Lourdes horreurs.
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VOICI MAINTENANT les morts légers, les morts qui ne pèsent pas, les morts qui glissent sur les consciences. Ils sont pourtant nombreux, mais leur nombre n'augmente pas leur poids. De ces morts-là, il semble qu'on puisse en faire tant qu'on veut. Ça passe. C'est toléré. C'est même parfois récompensé.
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Par exemple, les morts de la manifestation du lundi 26 mars à Alger. Des morts par balles, ceux-là. Et sur ordre. L'ordre était de tirer sur cette foule française qui se présentait sans armes ; de tirer sur ce cortège de familles françaises montrant leur douleur et leur drapeau. Il y avait là des reporters, et les reporters finissent tout de même, en général, par rapporter un peu de ce qu'ils voient et entendent. Car leur métier est précisément de voir et d'entendre ; et s'ils le font honnêtement, ils sont bien obligés de constater que les cadavres ont un poids ordinaire de cadavre, qu'un massacre est un massacre. C'est bien à un massacre qu'ils ont assisté, en cet après-midi du 26 mars. Les envoyés spéciaux de *Paris-Match* l'avouent dans un singulier témoignage, noyé, certes, dans l'abondant magazine, mais saisissant. Nous lisons : « Des coups de feu éclatent. C'est le premier barrage, traversé par les manifestants, qui tire sur la fin du cortège. » Qui tire sur la fin du cortège : le carnage est facile et prompt ; les balles frappent les dos, hachent les têtes. Nous lisons encore : « Un homme et un adolescent reçoivent ensemble la première rafale. On les retrouvera couchés l'un à côté de l'autre, les doigts emmêlés. Au dernier moment, le père a pris la main de son fils. » La fusillade s'est allumée en d'autres points, simultanément. Quarante-six morts sont emmenés par camions à l'hôpital Mustapha ; et près de deux cents blessés, dont plusieurs, peu après, devaient succomber. Combien exactement ? Et parmi les victimes combien d'enfants ? Les témoignages des premiers jours ont affirmé que parmi les cadavres se trouvait celui d'une fillette de cinq ans. Mais les estimations officielles n'insistent pas. Et les obsèques ont eu lieu rapidement, subrepticement. Obsèques légères.
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Bien entendu, il n'est pas venu à l'idée des rédacteurs de *l'Humanité* que ces victimes étaient des victimes humaines, tout autant que celles des événements parisiens de février. Il n'est pas venu à l'idée des publicistes de la gauche, ni même du centre ni même de la droite, qu'il y avait parmi ces victimes une fillette qui, elle non plus, ne fêterait pas ses seize ans, et des mamans dont les enfants « ne pouvaient croire qu'elles ne reviendraient plus ». Et des pères. Et de bons camarades, qui eux aussi aimaient les livres, les forêts, les copains, la vie ; et qui aimaient en même temps la terre de France et la terre d'Algérie. Non : cette idée ne s'est pas exprimée en métropole, ou très peu. On a oublié de donner à ces morts leur poids d'humanité. Dans son reportage, l'envoyé spécial de *Paris-Match* écrit : « Je les vois tomber comme des cartes balayées par le vent. » Un peu plus loin, à propos de personnes qui ont cherché refuge dans une boutique, mais que les rafales ont poursuivi jusque là, il écrit aussi : « dans l'étalage bouleversé, trois corps entassés : celui du dessus est un mannequin. » Pour ce reporter, les cartes balayées sont une image, et la présence du mannequin, une horreur, dit-il, « surréaliste ». Mais dans nos journaux et dans les belles consciences contemporaines, il s'agit d'autre chose. Chacun de ces morts effectivement n'a ici que le poids d'une carte et l'humanité d'un mannequin. Ce sont des morts qui ne comptent pas.
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31:63
MAIS une inquiétude nous vient. Car les morts qui ne comptent pas sont vraiment très nombreux. Il y a ceux-là, bien sûr. Et puis il y a toutes les victimes du F.L.N. Par exemple, au moment même où la conjuration de la violence et de la sottise atteignait par le plastic la petite Delphine Renard en plein visage, une grenade F.L.N., lancée sur un groupe d'Européens, près d'Alger, blessait affreusement Cathie Linarès, une autre fillette, une autre Delphine. Cette autre Delphine mourut le lendemain. La métropole ne s'en aperçut même pas. Par contre, dans les boîtes aux lettres des « grands ensembles » de la banlieue parisienne le Parti communiste glissa des tracts où la petite Delphine, la première, était représentée : avant l'attentat, et après. On voyait bien la différence. Mais pour Cathie, point de différence, point de visage, point de souvenir. Ses assassins pouvaient apprécier la complicité de cet énorme silence. Et combien d'autres victimes n'ont point compté, ou ne comptent plus. Les dizaines d'enseignants et d'étudiants tombés sous les coups du F.L.N. sans que le Ministre de l'Éducation nationale n'ait voulu fustiger publiquement les coupables, ni demandé aux écoles françaises quelque pensée ou quelque recueillement. Et les soixante-dix policiers parisiens abattus à la porte des postes de service ou comme agents de la circulation. Et les victimes de ces voitures piégées qui explosèrent dès 1957 en plein centre d'Alger. Piégées par le F.L.N., étaient-elles donc de bonnes, de justes, et d'efficaces voitures ? Elles ne pèsent plus guère, ces victimes européennes, et plus souvent musulmanes, d'un terrorisme ignoble. D'un terrorisme qui fut considéré comme méthode constitutive de la révolution : les faits l'attestent, et aussi les documents.
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« *Il existe de multiples documents,* écrivait *Combat* en mars dernier, *dans lesquels les consignes d'assassinats émanent des dirigeants les plus élevés. Ainsi, une lettre de M. Mohammed Ben Bella, trouvée le 25 septembre 1955 dans la sacoche de M. Bachir Chibani, ordonnait de* « *liquider toutes les personnalités qui voudraient jouer à l'interlocuteur valable, c'est-à-dire tous ceux qui voudraient discuter ou négocier avec les Français* »*. On trouve, par ailleurs, dans un article de M. Belkacem Krim paru dans la* « *Revue des Affaires internationales yougoslaves* » *du 1^er^ décembre 1959, que* « *pour être admis dans les rangs de l'A.L.N., il faut abattre un colonialiste ou un traître notoire. L'attentat est le stage accompli par tout candidat à l'A.L.N. Souvent, des consignes particulières ont été données pour* « *tuer les femmes au couteau* »*, ou* « *lancer des grenades dans la foule au cours des réunions publiques* »*.*
D'ailleurs, le nombre de morts qui ne comptent pas, ou qui ne comptent plus, comme nous le voyons grandir terriblement dès que nous jetons un regard hors de France. Elles ne comptent plus guère, pour nous Occidentaux, les victimes de la répression communiste dans la Hongrie insurgée. Le seul Parti qui, en France, se solidarisa avec les bourreaux, avec les tanks bouclant les villes et canonnant le peuple, et avec les juges qui condamnèrent à mort Ilona Toth, l'étudiante coupable d'avoir aimé sa patrie et la liberté, c'est ce même Parti communiste que l'on accompagne aujourd'hui, que l'on caresse, que l'on réchauffe. C'est ce même Parti communiste qui a pu proclamer : « Nous répondons oui au référendum, parce qu'en définitive, ce qui a triomphé à Evian, c'est notre politique. »
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Cette question du poids des morts, elle se pose d'ailleurs depuis longtemps. Bernanos la posait en 1946, à propos des morts de la résistance polonaise. Car dans les hommages auxquels on le pressait de se joindre, il constatait déjà que certaines victimes ne comptaient plus : Certains morts devenaient légers : ceux qui n'avaient pas l'estampille du Parti ; ceux qui appartenaient à la résistance non-communiste de la capitale polonaise. Ceux que Staline arrêtant ses troupes à distance, laissa exterminer par l'artillerie nazie. « Tout le monde sait maintenant, écrivait Bernanos, que le rôle de l'armée soviétique dans cette affaire fut de maintenir soigneusement sous le feu des canons allemands, jusqu'à extermination complète, l'armée insurrectionnelle, exactement comme un garçon d'abattoir, serrant la bête entre ses cuisses, lui tire la tête en arrière, afin de faciliter le travail de l'égorgeur. »
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ALORS NOUS NOUS DEMANDONS : comment donc, Français, en sommes-nous venus à ce silence, à cet oubli, à ce piétinement tranquille sur tant de victimes ? Par indifférence ? Sans doute. C'est une partie de l'explication. Beaucoup de Français sont restés sourds aux tragédies de leurs frères, au cri de l'Algérie blessée. Ces Français ont leurs petites fonctions, leurs petits trafics et, dominant leur hexagone, Brigitte Bardot. D'ailleurs le prestige de cette jeune et très démocratique dame n'est plus seulement celui d'une anatomie ; c'est aussi celui d'un grand cœur, celui d'une grande activité « sociale ».
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En effet, le numéro de *Match* qui a consacré quelques pages aux massacres de la rue d'Isly s'ouvre sur une page Bardot. Une page de bienfaisance. Car la belle personne a lancé un appel pour que soient améliorées les « méthodes d'abattage ». D'abattage d'animaux, bien entendu. Les hommes, les femmes, les enfants, on peut, bien sûr, continuer à les abattre, et à les achever, selon les plus libres méthodes, selon ce qui est montré plus loin dans le magazine. Mais pour les animaux, c'est différent. Il y a Brigitte. L'indignation de Brigitte. On produit alors les lettres de ses admiratrices : -- « Il faut rendre obligatoire l'emploi du pistolet spécial. » Ou encore : « Le système d'abattage pratiqué le plus souvent est indigne de l'homme du XX^e^ siècle ; il faut moderniser tous les abattoirs. » Et enfin : « La Providence ne pouvait trouver auprès des pouvoirs publics meilleure ambassadrice que Brigitte Bardot. »
\*\*\*
CETTE PAGE de *Match* n'est d'ailleurs pas le seul symbole de nos activités nationales. Des écrivains français en ont cette année choisi d'autres. Pierre Gaxotte, par exemple, a choisi la production de la pantoufle, pour laquelle les statistiques annoncent une position éminente, dynamique et même hégémonique du potentiel français. Mais Thierry Maulnier trouve ce symbole quelque peu casanier à son goût. Il a cherché autre chose, qui fût à la fois tout aussi éminemment pacifiste, et en même temps tourné vers l'air libre, l'aventure, afin de satisfaire ce goût de l'effort et de l'entreprise qui caractérise un grand peuple comme le nôtre.
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Il a trouvé le moulinet à tambour fixe. Bien entendu, précise-t-il, « il ne s'agit point du moulinet de sabre ni du tambour de guerre, réservés désormais aux apôtres de la non-violence et aux soldats de la paix ». Il s'agit de l'ingénieux petit appareil indispensable à une pratique vraiment sportive : la pêche à la ligne ; avec tout ce qu'elle suppose de grand air, de vent qui fouette, et d'eau tumultueuse. Ce symbole a d'ailleurs une grande portée maritime. Désormais, plus de croisés ou de colonisateurs parcourant les mers. Le flot appartient aux chevaliers du moulinet à tambour fixe. Portée économique enfin : champ d'action aux énergies de notre jeunesse, industrie sans rivale.
\*\*\*
MAIS QUOI ! Tout cela ne suffit pas à expliquer le phénomène qui nous occupe : des morts qui comptent, et d'autres, non. Il y a autre chose. D'où viennent donc ces balances et comment sont-elles truquées ?
Faut-il songer à de l'hypocrisie ? Sans doute. A du machiavélisme ? Certainement.
Une voix se fait ici entendre, et qui monte de « l'Histoire de Florence » : « Il n'y a jamais, dit-elle, d'infamie pour les vainqueurs, de quelque manière qu'ils aient vaincu. » C'est bien vrai : les crimes des vainqueurs font des morts légers.
Mais cela n'est pas l'explication dernière. Machiavel avait encore le sens du bien et du mal. Le crime, il l'appelait encore crime, et le mensonge, mensonge. Il pensait seulement que, dans l'exercice du pouvoir, le mensonge et le crime peuvent avoir grande efficacité.
36:63
Ce qui, en effet, pour de courts espaces de temps, peut connaître une certaine vérification historique. Mais ce n'est plus vrai pour un État, pour une nation, considérés dans leur durée. Dans les grandes dimensions de ce temps politique, c'est la causalité propre à la justice et à la vérité qui, à travers les impuretés d'un monde pécheur, et compte tenu des bienfaits de la force, quand elle sert la justice, est efficace.
Mais aujourd'hui, la perspective adoptée est souvent autre. La distinction ordinaire du bien et du mal s'y abolit en profondeur, bien qu'elle soit encore utilisée, en surface, Pour vulgariser quelques justifications. Et si cette distinction s'abolit en profondeur, c'est que le recours suprême devient de plus en plus le recours à « l'Histoire », à son mouvement, à une divinité qui lui serait immanente, et dont la politique révolutionnaire serait l'expression. Alors selon une expression tirée de Hegel, « les moyens dont use cette politique pour s'assurer la victoire, dussent-ils écraser nécessairement mainte fleur innocente, sont par là même sanctifiés ». Fleurs sacrifiées, crimes oubliés, cadavres légers. Tel est le truquage idéologique auquel aujourd'hui, on soumet les vivants et les morts.
Mais depuis que cette manière de concevoir l'Histoire s'avance, ce n'est pas sur quelques fleurs écrasées qu'elle progresse, c'est sur d'épaisses prairies de sang.
Eh bien oui, par rapport à cette divinité-là, il faut que nous soyons des iconoclastes.
Luc BARESTA.
37:63
### Réflexions impolitiques
par Jean MADIRAN
#### I.
*Ouverture à gauche...* Expression proprement catholique. Elle s'adresse à qui n'est point de gauche et n'était pas, ou pas assez, ouvert à gauche. L'ouverture à gauche est le mot d'ordre fabriqué par le cléricalisme révolutionnaire pour les peuples chrétiens d'Occident.
En Italie, d'où vient l'expression, l' « ouverture à gauche » consiste à faire entrer comme force d'appoint dans la majorité gouvernementale, plutôt que la droite, les socialistes nenniens qui sont « marxistes », anti-atlantiques, neutralistes, et qui ont des liens plus ou moins étroits avec le Parti communiste.
En France, le parti socialiste est anticommuniste, européen et atlantique, et son marxisme théorique est en pratique fort atténué. L'équivalent moral des socialistes nenniens se trouverait plutôt dans le groupuscule du P.S.U. ([^4]), d'idéologie activement marxisante, d'attitude pratiquement favorable au Parti communiste, et où militent, c'est une originalité de la France par rapport à l'Italie, des cadres de l'Action catholique.
38:63
C'est le Parti communiste lui-même qu'en France les théoriciens de l' « ouverture à gauche » méditent d'associer plus ou moins directement à la conduite des affaires politiques, économiques et sociales. On habitue l'opinion, de préférence l'opinion catholique, à trouver normale une telle éventualité. Une revue ecclésiastique rappelle et approuve le « tripartisme » de 1945, présenté comme un exemple du cas où le gouvernement du pays ne serait pas possible sans une *présence communiste*. Car si un tel cas venait à se reproduire, on veut qu'il soit bien entendu que *la nécessité impérieuse de ne pas bloquer les institutions obligerait alors à tolérer une telle présence*, -- une présence communiste au gouvernement : *lorsque par exemple en 1945-1947 trois partis* (*M.R.P., S.F.I.O. et P.C.*) *se partagent les sièges, qu'aucun ne peut gouverner seul, il n'y a vraiment pas d'autre issue qu'un tripartisme qui associe le Parti communiste aux responsabilités du pouvoir...*
L'exemple de 1945 est excellent, il est opportun, il est pleinement actuel. Il invoque en somme le cas de force majeure, et la force majeure est un argument de poids : c'est une nécessité indépendante de la volonté. Or le cas de 1945 est un cas TRUQUÉ de force majeure. Le truquage consiste en ce que les hommes qui invoquent la force majeure sont ceux qui ont volontairement créé une situation telle que la collaboration communiste y soit « inévitable ». Ils ne sont plus excusés par la force majeure, mais gravement responsables et coupables de l'avoir fabriquée.
Puisque certains esprits, certains actes et certains événements se conjuguent pour nous ramener à une situation analogue, il n'est pas inutile de l'examiner. En 1945 il était devenu impossible de gouverner sans le concours des communistes *parce que* l'on avait au préalable politiquement disqualifié une moitié de la nation : on l'avait épurée, décimée, emprisonnée, déshonorée, systématiquement amalgamée avec le nazisme vaincu et criminel. Malgré des promesses solennelles tissées dans une étoffe que nous connaissons bien, et qui annonçaient le châtiment de la seule « poignée de traîtres », on avait étendu les représailles et la terreur à la moitié du pays ou du moins, ce qui revient au même, à ses cadres sociaux et politiques. Et religieux. Le gouvernement était allé jusqu'à demander la tête de vingt évêques : devant la fermeté de Pie XII il lui fallut se contenter de la « démission » de deux ou trois, mais le coup était porté. La terreur réelle et la terreur psychologique se conjuguaient pour mettre hors la loi ou paralyser, emprisonner ou priver de moyens d'action, épurer ou disqualifier la partie « droite » du pays.
39:63
Il est bien évident, en 1945 comme en 1962, que dans l'état actuel du rapport des forces politiques, qui se composent en gros d'une moitié gauche et d'une moitié droite sensiblement du même poids, toutes les fois que l'on met la moitié droite virtuellement ou réellement hors la loi, on se met du même coup dans l'impossibilité de se passer des communistes. Seulement, ce n'est pas un cas de force majeure. C'est une situation que l'on a soi-même créée.
Deux voies s'ouvraient en 1945 (comme, analogiquement, deux voies peuvent s'ouvrir en 1962). La réconciliation nationale, d'une part : et le Parti communiste était par le fait même exclu de toute participation au pouvoir. D'autre part, la continuation de la guerre civile, larvée mais effective, et souvent atroce : et le Parti communiste était alors nécessaire au fonctionnement du système. Vérification : dès que, en 1947, la guerre civile et les représailles commencent à se ralentir, dès qu'un apaisement s'esquisse, si imparfait soit-il, le Parti communiste est chassé du gouvernement et de la majorité gouvernementale.
Chaque fois que le régime politique exclut de la vie publique, physiquement ou virtuellement, les cadres intellectuels, politiques et sociaux de la moitié droite du pays, l'autre moitié du pays est incapable de faire quoi que ce soit, immédiatement ou à la longue, sans l'accord et la participation du Parti communiste.
Aussi longtemps que l'électorat, l'opinion, les cadres sociaux en France seront répartis comme ils le sont depuis 1945, la gauche non-communiste sera placée devant l'alternative : ou bien cohabiter avec la droite, ou bien collaborer avec le communisme.
Ils l'ont fort bien compris, les hommes politiques et les hommes d'Église qui proclament ou prêchent que l'on ne doit pas tenir le Parti communiste pour « l'adversaire numéro un ». Ils l'énoncent parfois avec une bonhomie parfaitement anodine de ton. Ils savent que la conséquence inévitable en est, premièrement, qu'il y aura un autre adversaire numéro un, et secondement, que contre cet autre adversaire la collaboration communiste deviendra pratiquement indispensable.
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#### II.
La technique publicitaire est analogue en 1945 et en 1962 : on joue avec le crime. On dépense autant d'efforts pour dissimuler ou absoudre toute une série de crimes que pour en mettre une autre en relief. On excuse et même on honore les responsables réels de crimes que l'on tait ; on étend d'autre part à des innocents, ni coupables ni complices, la responsabilité des crimes autour desquels on mène un tapage unilatéral.
Au procès de Nuremberg, les criminels de guerre du nazisme avaient parmi leurs juges les criminels de guerre du communisme, La propagande était à cette image, et les forces morales mobilisées au service de ce système. Le nazisme était disqualifié à cause de ses crimes dans le temps même, et par les mêmes, où le communisme était qualifié malgré ses crimes.
Pendant l'hiver 1961-1962, la « conscience chrétienne », quand elle était « confrontée » à un tueur pourchassé, venu frapper à sa porte, que devait-elle faire ? Eh ! bien, cela dépendait. Si le tueur était F.L.N. l'abriter et le faire passer en Espagne. S'il était O.A.S. le livrer à la police. Cette attitude intermittente de la conscience, il semble bien, mais c'était peut-être un faux-semblant, qu'elle était recommandée ou approuvée d'assez haut. Il y avait l'opportunité politique, bien sûr. L'opportunité politique, cela existe : mais quand cela empiète sur la morale, et se la soumet, au lieu de l'inverse, il n'y a plus de morale ni de droit ; ni rien que la raison du plus fort.
A quoi s'ajoute l'extension systématique de ces discriminations à ceux qui, à aucun degré, n'étaient des tueurs ni des criminels, ni en intention ni en fait, ni même en apparence. En 1945, la condamnation universelle du seul nazisme, prononcée en accord avec le communisme, « s'est arrangée pour » englober des catégories entières de Français qui de près ni de loin n'avaient rien à voir avec le nazisme. En 1962, la condamnation universelle du terrorisme O.A.S., prononcée en accord avec le terrorisme F.L.N., cherche à « s'arranger pour » englober des catégories entières de citoyens qui de près ni de loin n'ont rien à voir avec la moindre activité clandestine ou terroriste.
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Quand un pays subit deux fois ce système moral en moins de vingt ans, il peut en basculer tout entier dans une complète aliénation.
#### III.
Mais la *décolonisation ?*
Justement : elle tient en 1962 la place et joue le rôle de la *libération* en 1945. C'est l'objectif noble, l'objectif désiré, en soi bon et souhaitable, qui sert de pavillon, -- le pavillon couvrant la marchandise.
\*\*\*
Les pays d'Europe ont été *libérés* en 1945 : mais point tous de la même libération. Il y en eut deux sortes principales. La première, la seule dont on parlait, mobilisant les peuples et les forces morales, était la fin de la domination étrangère. La seconde, fort différente, fut celle de la Pologne et de la Tchéco-Slovaquie, livrées à l'Armée rouge et au totalitarisme soviétique.
Semblablement, il existe aujourd'hui *deux sortes de* « *décolonisation* »*.*
**1.** Celle qui est LE BUT de la colonisation, et son couronnement, et son résultat : l'ancien colonisé, mis en état de se gouverner lui-même, conserve et prolonge l'œuvre de l'ancien colonisateur, en union avec lui. C'est la décolonisation conforme à la doctrine catholique, rappelée par Pie XII notamment dans l'Encyclique *Fidei donum :*
« Qu'une liberté juste et progressive ne soit pas refusée à ces peuples et que l'on n'y mette pas obstacle, disions-Nous aux uns ; et Nous avertissions les autres de reconnaître à l'Europe le mérite de leur avancement ; sans son influence étendue à tous les domaines, ils pourraient être entraînés par un nationalisme aveugle à se jeter dans le chaos ou dans l'esclavage.
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**2.** Celle qui est UNE REVANCHE contre la colonisation, réputée injuste, infâme et criminelle, et dont l'œuvre doit être effacée par une révolution radicale. C'est la décolonisation conforme aux vues de Lénine et à la stratégie soviétique.
\*\*\*
Au nom de la première sorte de décolonisation, diverses autorités dites morales, politiques ou que sais-je, ont assumé de concert l'immense responsabilité devant Dieu et devant l'histoire de faire accepter, honorer, embrasser par le peuple français les horreurs et les crimes de la seconde sorte de décolonisation ; décolonisation sauvage, décolonisation caricaturale, qui au lieu d'établir « une liberté juste et progressive », installe un totalitarisme absolutiste, un nationalisme aveugle, condamné à sombrer « dans le chaos ou dans l'esclavage ».
\*\*\*
Comme la libération de 1945, la décolonisation de 1962 est en outre étroitement liée à autre chose, utilisée pour autre chose. Pour les acteurs de la décolonisation de 1962 comme pour les acteurs de la libération de 1945, libération et décolonisation ne sont que des fins intermédiaires, et peut-être même seulement des fins instrumentales. Dans les deux cas, *la fin véritable est un projet concernant l'État français et la société française*, -- s'inspirant d'une CONCEPTION DE LA VIE SOCIALE qui n'aurait pas été spontanément admise ni plébiscitée par le peuple français sans l'artifice de la fin instrumentale.
#### IV.
Tels, qui se sont toujours fait une incertaine idée de la France poursuivent le dessein de liquider ceux qui en France ont une idée certaine de la civilisation chrétienne. Il y fallait indispensablement le concours d'une partie des catholiques et du clergé, enrôlée dans cette opération révolutionnaire.
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Depuis un demi-siècle, jamais l'Église de France ne s'était aussi ostensiblement située à l'écart de la politique, jamais elle n'en avait été aussi « dégagée » : et cependant jamais elle n'y a eu autant de poids. De 1910 à 1939, les divers gouvernements de la III^e^ République, leurs actions, leurs inactions, leur succession, s'analysent fort bien abstraction faite des catholiques en tant que tels. Mettez l'Église entre parenthèses, cela ne change à peu près rien aux fortunes et infortunes politiques de Poincaré, d'André. Tardieu, de Pierre Laval, de Léon Blum, de Paul Reynaud. Depuis 1945 au contraire, toute la politique intérieure française devient inanalysable, incompréhensible, illisible si l'on fait abstraction du catholicisme.
Il y a un parti catholique, il y a le parti catholique. Il n'est qu'officieusement officiel, à moins qu'il ne soit officiellement officieux, par une ambiguïté aussi obscure qu'électoralement rentable. Il a été constamment au pouvoir depuis 1945 : quand il ne le dirigeait pas, il y participait, et encore aujourd'hui. Soutenu par l'unique quotidien catholique, il bénéficie dans l'organisation ecclésiastique d'appuis directs ou indirects dont la discrétion relative ne nuit pas à l'efficacité.
Ce parti catholique présente une autre originalité : il est le seul parti français dont la direction et l'action soient plus à gauche que l'électorat. Les autres partis politiques, de la S.F.I.O. aux Indépendants, mettent l'accent sur la partie gauche de leur programme, et au-delà, pendant les campagnes électorales, et mettent en œuvre la partie droite de leur programme, et au-delà, une fois l'élection acquise. Cette sorte de duperie est bien connue, et quasiment annulée par son évidence. Elle est inversée dans le seul cas du M.R.P., qui ne serait rien, ou qui serait d'une taille comparable à celle du P.S.U., sans un électorat catholique rameuté autour de lui par le mot d'ordre de « voter utile » et de « barrer la route aux pires ». En schématisant à peine, le M.R.P. pourrait se définir comme un *électorat* de centre-droit, une action *politique* de centre-gauche et dans ses sphères dirigeantes une idéologie *intellectuelle* manipulée par les théologiens révolutionnaires. Il prend ses électeurs à droite, il prend sa conception du monde à gauche, et fait passer sa politique entre les deux, selon les variations de la mauvaise conscience que lui crée sa situation équivoque.
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Dirigeants et penseurs du M.R.P. sont extrêmement sensibles aux courants d'idées révolutionnaires qui traversent l'Église de France. Ils revendiquent d'ailleurs hautement leur filiation sillonniste, avec la caution discrète ou indiscrète de théologiens qui leur garantissent que les erreurs du Sillon, ainsi notées par saint Pie X, sont reconnues comme vérité, ou sur le point de l'être, par l'Église d'aujourd'hui. Au moment même où, au pouvoir, par ses ministres, le M.R.P. assumait les responsabilités de la guerre d'Indochine contre le communisme, l' « intelligentsia » du parti était déjà conquise par les théoriciens ecclésiastiques de la décolonisation-revanche et de la victoire de la révolution. Responsable du ministère de la Justice pendant l'épuration de 1945, le M.R.P. est en permanence candidat aux mêmes fonctions pour la prochaine révolution par la loi » (par la loi d'exception). Dans les pensées et dans les actes de sa direction se reflètent à la fois la confusion idéologique du catholicisme français et la prépotence intellectuelle de la caste théologienne sociologiquement installée.
C'est pourquoi il est si important de faire basculer une partie de l'intelligence catholique du côté de la révolution, de la collaboration avec le communisme, de la décolonisation-revanche et du totalitarisme économique. Avant la guerre, cela n'aurait guère eu de conséquences en dehors des cercles intellectuels et ecclésiastiques. Depuis 1945, le militantisme révolutionnaire de plusieurs publications sacerdotales retentit directement sur un parti catholique établi au centre de nos structures politiques, freiné sans doute par la nécessité de ne pas perdre son électorat de droite, mais ouvert à l'influence des théologies para-marxistes du sens de l'histoire. Simultanément, la tentation permanente du M.R.P. est de prêter main forte à toute opération visant à disqualifier ou liquider les cadres intellectuels, politiques et sociaux de la droite française, de manière à s'en approprier totalement et définitivement l'électorat : ce qui, sans qu'il l'ait consciemment voulu, ne peut que contribuer à créer une situation où la participation des communistes au pouvoir apparaîtra inévitable.
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#### V.
Cette liquidation des cadres intellectuels, politiques et sociaux d'une moitié du pays est fort exactement exprimée, dans son principe et dans sa couverture morale, par la formule qui demande que soient « *isolés comme des lépreux au sein de la nation* » non seulement ceux qui ont commis des crimes, -- une seule catégorie de crimes, d'un seul terrorisme, l'autre étant absous, honoré, consacré, -- mais encore tous ceux que l'on pourrait présenter comme suspects de les avoir « *supportés* » ou même simplement « *négligés* » ([^5]). C'est le contraire de la réconciliation nationale, c'est l'extension sans limite de l'apartheid. ISOLER COMME DES LÉPREUX AU SEIN DE LA NATION non pas seulement les coupables et les complices de certains crimes sélectionnés, mais tout autant ceux que l'on accusera de « négligence ». C'est le même arbitraire qui permit de présenter le Cardinal Suhard, interdit de séjour dans sa cathédrale, et le général Weygand, arrêté dès son retour de déportation, comme complices du nazisme, ou comme suspects d'avoir « supporté ».
\*\*\*
On y ajoutera le lavage de cerveaux et la contrainte. C'est le projet publiquement mis en avant par les théoriciens et porte-parole du clergé révolutionnaire. Suite de la décolonisation-revanche, de la destruction radicale de l'œuvre coloniale, les réfugiés qu'il faut bien recueillir en France, on en profitera pour les contraindre en outre à *abandonner leur univers mental.* Il n'aura pas suffi qu'ils aient tout perdu, il faudra encore leur prendre leur âme, et la manipuler. Voici comment cela s'énonce, sacerdotalement :
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« La solidarité humaine nous impose de ne pas abandonner les « pieds noirs » et, si nous devons admettre que bon nombre d'entre eux -- les enfants surtout, et les adolescents -- récoltent les fruits empoisonnés d'une moisson qu'ils n'ont pas semée, certains adultes ont tout de même des années durant profité d'un état de choses injuste. Veiller à leur réinstallation en France est d'une stricte obligation morale, mais il est tout aussi nécessaire moralement de faire en sorte que ces populations éprouvées abandonnent l'univers mental du colonisateur. La décolonisation impose non seulement une reconversion des mentalités. -- Tant qu'un « pied noir » estimera que tous les musulmans sont des êtres paresseux, voleurs, menteurs, à qui des salaires de famine doivent suffire, nous ne pourrons l'aider en vérité. La décolonisation n'est pas qu'un fait matériel, c'est un retournement psychologique. Loin de nous, par conséquent, l'idée d'abandonner les « pieds noirs », mais nous tenons tellement à eux que notre solidarité à leur égard va jusqu'à prétendre travailler avec eux au sauvetage de leur esprit ravagé par les méfaits du colonialisme.
L'œuvre sera longue et dure et l'on peut redouter qu'il lui faille parfois s'accompagner de quelques contraintes. »
Le bon apôtre ! Ces lignes d'un ton écœurant et d'un contenu atroce ont paru dans la revue *Signes du temps,* numéro d'avril 1962, page 16. Ces « pieds noirs » ont pendant sept années vécu sous la terreur quotidienne. Ils sont ceux qui ont survécu. Ils ont vu autour d'eux les enfants coupés en morceaux, les femmes violées et éventrées, les hommes mutilés ; yeux crevés, gorge tranchée d'une oreille à l'autre, ils ont combien de parents, d'amis, de voisins, de compagnons que les héros consacrés du F.L.N. ont fait périr dans les tortures. Ils ont survécu aussi à d'autres massacres, aux mitrailleuses tirant à bout portant et sans sommation sur la foule désarmée, achevant à terre les blessés et fauchant jusqu'aux médecins qui leur portaient secours. Des victimes ? Allons donc ! Il faut qu'ils sachent bien qu'au regard sacerdotal du clergé révolutionnaire ils sont et demeurent des coupables, que leur pensée même est criminelle et qu'une « œuvre longue et dure » s'occupera de les mettre en condition. Ils se réfugient en France les mains vides, sans rien d'autre que le souvenir de leurs morts et leur expérience vécue du mensonge sanglant de la révolution. C'est cette expérience que les prêtres qui militent au service de la révolution ne leur pardonneront jamais ; c'est de cette expérience que ces prêtres veulent à tout prix anéantir d'une manière ou d'une autre le souvenir.
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Il s'agit bien, pour ces prêtres, de « *tous* les Musulmans » ! Ils se moquent des milliers et des milliers de Musulmans massacrés par le F.L.N., -- sans quoi ils se seraient aperçus que ce qui menace « tous les Musulmans », ce n'est pas le jugement prétendument porté par les pieds noirs, mais c'est le totalitarisme qui étend son ombre de mort. Les réfugiés français n'ont plus rien que leur témoignage : le F.L.N. est un terrorisme installé et consacré en sa qualité de terrorisme triomphant, de terrorisme vainqueur, de terrorisme justifié. Les réfugiés français n'ont plus que leur âme, et c'est elle maintenant que veut leur arracher la haine inlassable du cléricalisme révolutionnaire, déjà prête à parfois *s'accompagner de quelques contraintes.*
\*\*\*
Le lavage de cerveaux, il faudra y contraindre en premier lieu, à coup sûr, l'Évêque d'Oran, qui a déclaré à la presse internationale ([^6]) :
« Il est douloureux d'être le père de la communauté chrétienne d'Oran, qui est déchirée par la situation actuelle. Je ne vois aucun inconvénient à ce que la communauté musulmane ait l'indépendance, mais si la communauté chrétienne ne l'a pas aussi, je vois mal notre avenir ici. Si je pouvais dire aux communautés : « Restez tranquilles, vous pourrez continuer votre vie religieuse comme auparavant », je le leur dirais. Mais je ne sais pas ce qui se passera et je ne peux pas le leur dire. L'avenir est un point d'interrogation. L'avenir et le pain des Européens. »
Pour une telle déclaration, l'Évêque d'Oran a été rappelé à l'ordre par *Témoignage chrétien*, organe autorisé et gardien vigilant de l'orthodoxie catholique révolutionnaire. Mgr Lacaste avait pourtant l'excuse de n'avoir probablement pas encore lu l'article de *Signes du temps* l'avertissant qu'il lui faut « abandonner l'univers mental du colonisateur », se persuader qu'il a « des années durant profité d'un état de choses injuste » et que « son esprit est ravagé par les méfaits du colonialisme ».
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On lui enseignera quelle est la nouvelle orthodoxie, et qu'il convient, avec le même article de *Signes du temps,* d'adopter désormais la position que voici : « *Quand les communistes se fixent comme objectif la réconciliation de l'homme avec l'homme et avec la nature par l'abolition de toutes les contradictions, pourquoi ne pas admettre que cet idéal est respectable et bon.* »
Évidemment, quand le charitable lavage de cerveau sacerdotalement préconisé par le clergé révolutionnaire aura réussi à persuader l'Évêque d'Oran que l'idéal communiste est respectable et bon, il n'énoncera plus le blasphème selon lequel il pourrait y avoir quelque chose de « doulou*reux* » *pour* un cœur chrétien dans l'installation du totalitarisme en Algérie.
#### VI.
Des éléments influents du clergé français prennent délibérément le parti de la violence révolutionnaire. Éléments peu nombreux, mais importants par leur installation sociologique dans les structures du catholicisme. Je ne révèle absolument rien de secret : je lis leurs publications, comme chacun peut les lire. Et si leur puissance a des ressorts et des desseins secrets ou discrets, ce qui n'est pas invraisemblable, c'est une autre question.
Plus d'un se rassure en remarquant que le F.L.N. n'est pas communiste et qu'il s'efforce de tenir à distance le Parti communiste algérien : cela est vrai, mais il n'y a pas seulement cela qui soit vrai. La décolonisation conçue comme une revanche implacable sur le colonisateur et comme une destruction radicale de l'œuvre coloniale, c'est la décolonisation selon Lénine et absolument point la décolonisation selon la doctrine chrétienne. C'est la décolonisation qui au Maroc a expulsé jusqu'à la statue de Lyautey. D'autre part, ceux qui accueillent, approuvent, honorent cette décolonisation révolutionnaire sont ceux-là mêmes qui admettent et demandent d'admettre que « l'idéal communiste est respectable et bon ». Les deux choses, même dans les cas où elles ne sont pas organiquement et politiquement liées, sont liées mentalement.
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Le clergé révolutionnaire nous ramène au point où il faut à nouveau expliquer que ce qui *paraît* bon et respectable dans le communisme est *machiné* précisément pour tromper le P. Gardey et ses semblables ([^7]). C'est là une vérité certaine qui ressort des témoignages les plus qualifiés et qui est hautement affirmée par l'enseignement de l'Église.
Parmi les témoignages, n'invoquons que le plus récent, du moins en français : on vient de traduire le célèbre ouvrage de l'ancien dirigeant communiste Douglas Hyde, converti au catholicisme ([^8]).Il avertit le P. Gardey : « *La propagande publique* (du communisme) *n'offre jamais aucun point commun avec les buts réels... Le communisme est devenu en fait une gigantesque mystification, une tromperie délibérée et totale du public.* » ([^9])
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Douglas Hyde expose, avec des exemples concrets, comment le Parti s'arrangeait pour qu'*aucun adhèrent ne soit leurré par la propagande communiste* ([^10]) ; *comment la campagne pour des revendications est calculée pour être inefficace à l'extrême* car elle vise un autre but ([^11]) ; comment « *des mois d'entraînement idéologique avaient préparé les militants à mettre sur pied ce subterfuge à grande échelle sans être trompés eux-mêmes par la propagande officielle du Parti* » ([^12])*,* etc., etc. Tous les anciens DIRIGEANTS qui ont quitté le Parti communiste -- et surtout ceux qui, convertis au catholicisme, sont à même de repenser et de juger leur expérience à la lumière de la foi chrétienne -- ont sous une forme ou sous une autre apporté le même témoignage. Cela fera-t-il un jour réfléchir ces prêtres révolutionnaires qui refusent d'en croire l'enseignement de l'Église ?
Car il y a un quart de siècle que l'Église l'enseigne et l'explique en détail. Les communistes, énonce cet enseignement solennel, veulent « *gagner les foules par toute sorte de tromperies qui dissimulent leur dessein sous des idées en elles-mêmes justes et séduisantes* » et même « *ils avancent des projets en tous points conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église* » ([^13])*.* L'Église n'en conclut nullement qu'il y aurait donc là « un idéal respectable et bon ». Elle conclut au contraire, *à ce propos,* qu'il faut « *apporter la plus rigoureuse attention à ce que les fidèles se défient de ces pièges* » ([^14]). Oui, DE CES PIÈGES qui consistent à mettre en avant LES APPARENCES D'UN IDÉAL RESPECTABLE ET BON. Mais au lieu d'indiquer aux fidèles que c'est un piège, des prêtres les y poussent, en leur disant : -- *Pourquoi ne pas admettre que cet idéal est respectable et bon ?* Disant cela, faisant cela, ils créent à l'intérieur de la communauté chrétienne une tension dramatique entre, d'une part, la vérité connue comme certaine et garantie par l'Église, et, d'autre part, leur propre fonction sacerdotale pesant de toute son autorité morale en faveur de la contrevérité. C'est peut-être la crise la plus terrible que l'Église ait traversée au cours de son histoire, d'autant plus terrible qu'elle se développe dans une immense anesthésie des consciences.
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Le sens commun, le simple bon sens auraient suffi. Il avait devancé l'enseignement de l'Église : quatre années avant *Divini Redemptoris,* Mauriac écrivait que dans le communisme « il ne peut rien y avoir de bon, puisque ce qui en paraît bon sert à tromper et à perdre les âmes ».
Mais, par une aliénation de l'âme, quelques prêtres et quelques intellectuels fortement organisés travaillent à pénétrer l'esprit chrétien de l' « idéal respectable et bon » de la Révolution.
#### VII.
La véritable alternative du monde contemporain est entre le christianisme et le communisme : la conversion ou la révolution. Où se situe la France d'aujourd'hui ? Son régime politique, ses administrateurs, ses technocrates n'ont partie liée ni avec le communisme, même quand ils subissent sa présence ou supputent l'éventualité de sa collaboration, ni avec le christianisme, même quand ils le saluent en passant ou lui font une place dans le retrait de la vie privée : c'est-à-dire que la direction du pays est en dehors de l'essentiel ; en dehors du sens profond de l'histoire, même quand elle s'applique à en épouser les mouvements, car elle n'en aperçoit que les mouvements les plus superficiels et les plus passagers, ou les grimaces. Le monde moderne est maintenant au point où il doit aller jusqu'au bout de lui-même ou se convertir. Il s'agit de toute la civilisation, -- de toute la « civilisation de la technique », c'est-à-dire l'action pour civiliser le monde nouveau de la technique. Le monde moderne ira en reculant jusqu'au bout de lui-même, c'est le communisme soviétique et le néant, ou bien il se convertira à Jésus-Christ et retrouvera les finalités perdues : il n'y a pas de troisième voie, il n'y a que des retards et aussi des masques. A cette alternative, le régime actuel est entièrement étranger, il ne croit pas plus à la réalité dialectique du communisme qu'il ne croit à la réalité sociale du christianisme, tout cela lui paraît sans importance.
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Il est neutre, c'est-à-dire inexistant à ce niveau. La neutralité est une illusion, d'ailleurs médiocre, ou bien elle est un mensonge, également médiocre. Face à l'interrogation essentielle du monde moderne, qui est au point de commencer à refaire une société chrétienne ou d'achever de sombrer dans le despotisme totalitaire, la politique du moment s'agite dans des diversions : qui réjouissent la haine de quelques-uns, provoquent l'horreur de quelques autres, laissent indifférents la plupart, mais si tragiques soient-elles ces diversions ont en outre ce surcroît de tragique d'être radicalement en marge de l'histoire. Si d'aventure elles *engagent* l'avenir, comme en Algérie, c'est en voulant et en croyant *se dégager,* et en considérant régulièrement comme le plus important ce qui n'est pas l'essentiel. Il est remarquable qu'au moment où tout l'avenir du monde se joue au niveau du cœur des hommes, et de la conversion des cœurs, la France officielle soit comme neutralisée sur ce terrain, absolument étrangère à l'univers du cœur humain et de sa conversion.
Du mal, Dieu fait à la fois deux choses : il le laisse aller jusqu'au bout de ses conséquences, sans quoi la liberté humaine serait illusoire, et simultanément il en tire par des voies imprévisibles un bien inconnu. Contrairement au mot de Talleyrand, qui n'est médiocrement vrai qu'à un niveau médiocre, et selon lequel « les choses ne vont jamais ni si bien ni si mal qu'on l'avait imaginé », un regard plus attentif découvre que l'histoire des sociétés humaines va toujours, et à la fois, beaucoup plus mal et beaucoup mieux qu'on n'aurait pu le croire. Mystère de la Croix. Mystère de la souffrance. Mystère de l'espérance
Jean MADIRAN.
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## CHRONIQUES
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### Le vaisseau de saint Paul
par Jean-Baptiste MORVAN
IL m'arrive parfois de relire quelques pages de « Paul et Virginie » ; j'ai quelque tendresse pour ce livre, toutes les railleries décochées à son style trop continûment attendri ne m'atteignent plus. Quand je considère la somme de violences mécaniques offerte par l'actualité, je trouve la romance créole de Bernardin de Saint-Pierre tout juste assez tendre pour rétablir l'équilibre. Je crois décidément qu'il était assez différent de son temps ; son christianisme est dilué et peu sûr, mais les porte-parole les plus autorisés du XVIII^e^ siècle finissant apportent-ils une religion meilleure ? L'Église de France, qui tenait à tout prix à rester dans le vent de l'Histoire, ne voyait trop souvent dans le Christ que « le législateur des Chrétiens » ; elle se livrait aux joies de la philosophie systématique et encyclopédique avec une passion si confuse que le roi Louis XVI aurait, dit-on, soupiré après un sermon : « S'IL NOUS AVAIT PARLÉ DE DIEU, IL NOUS AURAIT PARLÉ DE TOUT. » Cette anecdote me revient à l'esprit quand j'écoute des prédicateurs atomisants, nucléaires et cosmonautiques. On était contre l'esclavage comme on est aujourd'hui contre la « faim du monde », mais on pensait que les bureaux « éclairés » suffiraient à répandre la lumière et le bonheur dans les coins ignorés des forêts vierges. Ainsi la conscience serait en règle, et on n'aurait pas attenté à la pureté naturelle des bons sauvages. Il manquait le vaisseau de saint Paul : on se consola avec le radeau de Robinson Crusoë.
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D'UN article récent d'une revue historique sur Cuba, j'ai retenu une image : un quai désert et plein de soleil, un palmier, une vieille casemate espagnole. Mon propos n'est pas de reprendre les vieilles discussions, embrouillées et riches d'arguments contraires, atrocités des Conquistadors, atrocités encore plus impressionnantes des empires indigènes avec leurs sacrifices humains ; âpres critiques adressées par les philosophes aux Jésuites du Paraguay, en faveur d'une politique ibérique de despotisme éclairé aux prolongements bien discutables. Ce que je voudrais saisir, c'est ce qui a échappé aux violences, aux crises : ce qui échappe autant à l'étude traditionnelle des grands événements qu'à la méthode, plus en faveur actuellement, des monographies économiques et sociales ; en un mot ce qui constitue un trésor permanent et durable de foi catholique et d'espérance humaine, dans le silence ensoleillé de Dieu.
CAR on ne pense plus que le contact du chrétien d'Europe avec les peuples lointains puisse être pour ces peuples un événement précieux, un élément favorable dans leur histoire. Nos missionnaires, qui durant le XIX^e^ et le XX^e^ siècle emportèrent avec eux les rêves les plus généreux nourris par les Européens sédentaires attachés par le souci du pain quotidien à une vie grise et à des terres sans palmiers, nos missionnaires nous semblent aujourd'hui un peu pressés de s'excuser de leur présence là-bas, et laissent entendre qu'elle n'est que très provisoire et que le clergé indigène prendra bientôt la place. Comme si nos bons ancêtres les Gallo-Romains, déjà en possession de certaines de leurs caractéristiques essentielles, telles que les sabots, les tonneaux, les jambons et les fromages, n'avaient pas pourtant désigné comme un de leurs pères spirituels un cavalier danubien nommé Martin, et comme s'ils n'avaient pas chéri la mémoire et les tombeaux de tant d'autres Grecs, Romains ou Africains ! C'est manquer de charité que de ne pas voir chez les catholiques français de l' « époque coloniale » autre chose qu'une lourde envie de domination ; il n'est pas donné à chacun de quitter ses biens : du moins le missionnaire emportait-il une part de notre bourse ; nous y ajoutions quelques rêves, et nous les suivions par la pensée, diminuant ainsi la naturelle et pesante idolâtrie du monde quotidien de nos vies.
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ON FINIRA par croire que tous ceux qui partent « pour les Isles » ont dans leur poche un plan d'asservissement, qu'il existe un péché mortel de l'embarquement, que le vaisseau de saint Paul porte le pavillon marqué de la tête de mort sur les sabres croisés, enseigne des flibustiers et des écumeurs d'exotiques rivages C'est faire l'homme, trop malin ou trop bête ; oublions pour l'instant ceux qui partent pour annoncer l'Évangile : qui saurait dire avec exactitude, si l'émigrant a une claire notion des raisons qui le poussent, et un dessein si bien arrêté en tous ses contours ? Xénophon, jeune intellectuel disciple de Socrate, partit pour l'Asie dans une légion d' « affreux », en vrai mercenaire du Katanga. Il avait craint de poser à l'oracle une question trop claire ; il voulait partir, et son maître, l'homme le plus résolument sédentaire qu'Athènes ait connu, le laissa faire. Si l'on ne peut de nos jours décerner un certificat de mission chrétienne à tous ceux qui sont chrétiens, il nous paraît aussi étrange de les charger d'anathèmes. Qui sait pour quoi il part, et d'où vient ce préjugé de canaillerie que l'on donne si volontiers aux migrateurs de l'Europe ? Depuis quand Dieu a-t-il dit de rester chez soi ?
UN BIZARRE nationalisme aliéné nous pousserait facilement à louer le Mexique révolutionnaire de son retour esthétique aux dieux pourvus de dents aiguës et de têtes carrées, aux monstres hybrides hérités des Aztèques, reproduits sur les mosaïques de ses palais ultra-modernes. En fait, la véritable histoire spirituelle de ces terres-là est gravée sur les façades de vieilles églises dorées de l'art jésuite. Le baroque parfois funèbre de l'Espagne du XVII^e^ siècle trouvait quelque contact avec les sombres symboles d'un peuple indigène qui, à travers les hantises de la mort, attend la lumière. Faut-il refuser toute valeur aux « petits faits » ? Un général indien tomba sous les balles d'un peloton, aux côtés de l'Empereur Maximilien, les « cristeiros », ces chouans de l'Amérique latine, trouvèrent un appui tenace chez les indigènes les plus misérables.
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Qui sait si dans le culte fervent qu'ils rendent à Notre-Dame de Guadalupe, ils n'expriment pas à la Mère du Sauveur une très antique confidence de tendresse, réfrénée depuis des millénaires, au temps même de leurs souverains, les égorgeurs solaires ?
SI ce peuple silencieusement affamé vient grossir les rangs de la prochaine Internationale, celle du bolchevisme chinois, ce sera parce que l'Europe sera restée inefficace, comme l'homme à la main desséchée de l'Évangile. Cette main desséchée est celle du protestantisme anglo-saxon, qui s'est installé dans les nouveaux mondes en s'imaginant être le peuple d'Israël au milieu des Philistins comme si Jésus n'avait pas été crucifié et si le voile du temple n'avait pas été déchiré ; c'est peut-être encore le positivisme créole qui a fait venir d'Europe des systèmes tout faits, que M. de Voltaire fabriqua pour l'exportation, avec la même abstraite et triomphante assurance que les bas de soie et les horloges de Ferney. L'O.N.U. continue à placer ces différentes camelotes, sans arriver à comprendre pourquoi les peuples qui s'en nourrissent ne prospèrent pas. Pourtant, là où les Jésuites ont séjourné, je n'entends pas les rafales crépitantes du Ku-Klux-Klan. Demain peut-être de grandes choses peuvent se faire, sous le signe du Christ-Roi, si l'Europe radoteuse consent à ne pas croire moins à Dieu qu'à elle-même, « pour faire toutes choses nouvelles ».
L' « ÉPOQUE COLONIALE » n'est pas un fait massif, unique et sans nuances, et la vocation aventureuse des peuples est multiple en ses aspirations. On préfère la déshonorer en bloc que d'en censurer le détail, non sans quelques arrière-pensées intéressées. Nous ne pouvons oublier qu'elle a été un « essai » de l'âme humaine, au sens de Montaigne. Le nier, c'est tomber au-dessous du paganisme antique qui voyait dans l'étranger un envoyé possible des dieux, au-dessous des Athéniens, qui protégeaient leurs étrangers domiciliés. Aujourd'hui on parle d'africaniser l'Église d'Afrique, ce qui semble dire que celui qui vient au nom du Seigneur n'est pas forcément le bienvenu. C'est aussi faire tort à l'Afrique, et au simple humanisme, en considérant une humanité cloisonnée, chacun restant nécessairement les pieds plantés dans son fumier natal. Pourquoi, après tout, les chansons créoles seraient-elles moins africaines que les mélopées des laptots ?
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NOUS sommes cosmopolites à la façon des encyclopédistes ; ils aimaient tous les peuples, à condition de les concevoir tous semblables. Nous voulons les voir se plier à des schémas préétablis : agitations révolutionnaires d'étudiants endoctrinés chez les Russes ou chez nous, prolétariat à la mode communiste que nous réprouvons quand il s'avise d'être péroniste. Ce n'est plus l'heure de la « chaumière indienne », mais des pupitres à étiquettes de l'O.N.U. La « Faim du Monde » ? Mais nous avons faim aussi, et d'autre chose. On donne mal par correspondance ; il faudra bien aller les trouver, et en leur donnant, leur demander cet instant d'hospitalité qui est la loi intellectuelle et spirituelle de l'homme. Nous sommes tous ici bas des voyageurs et des hôtes. Sans rien renier, sans asservir ni être asservis, nous pouvons méditer avec tendresse sur ce monde ancien, fragile et imparfait comme toute chose humaine, cette « frange coloniale » des terres lointaines, ces palais frêles, ces maisons blanches à péristyles, ces ports gardés par de vieilles tours boudeuses comme des dogues somnolents, ces églises jésuites à fronton grec, couleur de pain cuit, dans la mélancolie des soirs créoles.
Jean-Baptiste MORVAN.
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### Le latin langue vivante de l'Église
par Louis SALLERON
Honneur des hommes, saint langage !\
Paul VALÉRY
LES FRANÇAIS en général, et les catholiques français en particulier, ne semblent pas avoir prêté grande attention à la Constitution apostolique *Veterum sapientia*, pour le développement de l'étude et de l'usage du latin.
Il s'agit là, pourtant, d'un document qui, d'apparence mineure, a une importance capitale pour l'Église d'aujourd'hui et de demain.
On ne peut guère faire plus que de le signaler et de renvoyer le lecteur au texte original ([^15]) ; car ce que le Pape a à dire, il le dit fort bien, et les commentaires qu'il fait lui-même de sa décision sont presque exhaustifs.
Quelle décision donc ?
-- que « personne (...) ne sera admis à faire des études de philosophie ou de théologie s'il n'est pleinement et parfaitement formé dans cette langue \[le latin\] et s'il n'en possède l'usage » ;
-- que l'enseignement d'aucune autre matière ne doit empiéter sur le temps de l'enseignement du latin ;
-- que « les principales disciplines sacrées » doivent être « enseignées en latin » ;
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-- que « ceux qui enseignent ces disciplines dans les universités ou dans les séminaires sont en conséquence tenus de parler latin et d'utiliser des ouvrages d'enseignement écrits en latin » et que « ceux qui, à cause de leur ignorance du latin, ne peuvent pas appliquer ces prescriptions seront progressivement remplacés par des professeurs qui en sont capables ».
Tout cela était l'usage ; mais l'usage tombait en désuétude. Le redressement est donc net.
Le Pape tient à ce qu'on ne se méprenne pas sur le caractère de sa décision. Elle n'est pas un souhait, un vœu quelconque, une mesure désirée. Elle est un ordre, dans toute la rigueur du mot.
« De nos jours, écrit-il, l'usage du latin est l'objet de controverses en de nombreux endroits, et en conséquence beaucoup demandent quelle est la pensée du Siège apostolique sur ce point ; c'est pourquoi Nous avons décidé de prendre des mesures opportunes, énoncées dans ce document solennel. »
Il va plus loin. Il précise que les évêques « veilleront avec une paternelle sollicitude à ce qu'aucun de leurs subordonnés, par goût de la nouveauté, n'écrive contre l'usage du latin, soit dans l'enseignement des sciences sacrées, soit dans la liturgie, ou bien, par préjugé, n'atténue la volonté du Siège apostolique sur ce point ou n'en altère le sens ».
Et il va plus loin encore -- sur le plan pratique et psychologique. Il ordonne à la congrégation des Séminaires et Universités « de pourvoir à la création d'une Académie de la langue latine », pour « veiller au progrès bien ordonné du latin, en enrichissant s'il le faut le dictionnaire latin de mots qui correspondent au caractère et à la saveur de cette langue », qui est « la langue vivante de l'Église ». De même, cette congrégation devra « préparer un programme de l'étude du latin ».
On imaginerait difficilement texte plus précis, volonté plus certaine et plus réaliste.
Peut-être d'aucuns seront-ils tentés de penser que cette Constitution apostolique émane de quelque bureau réactionnaire qui, l'ayant diligemment rédigée, aurait adroitement sollicité le consentement de Jean XXIII et finalement obtenu sa signature. Qu'ils se détrompent ! Le 22 février, en la fête de la Chaire de Saint Pierre, avait lieu l'audience traditionnelle du Souverain Pontife aux curés et prédicateurs de Carême.
L'audience revêtait, cette année, un éclat exceptionnel à cause de la proximité de l'ouverture du Concile.
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La *Documentation catholique* nous relate que se trouvaient réunis en la basilique de Saint-Pierre, « outre les curés et les prédicateurs de Carême de Rome, quarante cardinaux, une centaine d'évêques, les membres de la Curie romaine, ceux des commissions préconciliaires, les professeurs et les élèves des athénées, séminaires et scolasticats romains ». Or c'est en présence de cette assemblée que Jean XXIII tint à signer *Veterum sapientia.* « Voici*,* dit-il, la nouvelle Constitution apostolique *Veterum sapienitia,* consacrée à l'étude et à l'usage de la langue latine. Nous avons voulu qu'elle fût signée à l'occasion de cette solennelle assemblée qui prélude au Concile d'une façon particulièrement digne et noble. » Et dans le discours qu'il prononça, il fit une part notable à l'exposé et à l'explication de sa décision.
\*\*\*
LES RAISONS de cette décision sont tellement évidentes qu'il est à peine besoin de les dire. L'Église est une société universelle. Elle a besoin d'une langue pour pouvoir communiquer avec tous ses membres, et pour que tous ses membres puissent communiquer entre eux. Le latin s'impose pour mille raisons et d'abord parce qu'il est la langue utilisée par préférence depuis près de deux millénaires et qu'on ne peut avoir accès au patrimoine intellectuel du christianisme sans sa connaissance.
Lien, dans le temps, lien dans l'espace -- le latin est, pour ainsi dire, nécessairement, la langue de l'Église.
Aussi bien, il suffit d'y réfléchir une seconde : toute autre solution s'élimine d'elle-même.
Si l'on admet qu'il faut une langue commune, c'est-à-dire une seule langue, laquelle choisirait-on ? Toute langue moderne couperait du patrimoine de l'Église. Elle évoluerait. Elle susciterait des rivalités politiques. Enfin elle aurait, elle aussi, à être apprise par la majorité de ceux qui ne la parlent pas.
Consentirait-on à plusieurs langues ? C'est alors la tour de Babel. En toute hypothèse, il faudrait un texte de référence pour faire foi. En quelle langue ?
N'insistons pas. Dès qu'on sort du latin, on tombe dans l'absurde.
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C'est probablement le premier bienfait du Concile -- car la question du latin s'est évidemment posée, ou plutôt reposée dans toute son acuité à propos du Concile -- que d'avoir amené le Pape à prendre une position aussi nette et aussi vigoureuse.
En ce qui concerne le Concile lui-même, le Pape ne nous dit pas comment sera réglée la question des langues. Un article du cardinal Bacci ([^16]) ne nous apporte là-dessus qu'une lumière diffuse. Bien entendu, tous les documents officiels seront rédigés en latin. Mais le latin sera-t-il la « langue de travail » unique ? Il semble que oui. Sans rien connaître à la préparation du Concile, ni au nombre et à la nature des commissions prévues, on peut conjecturer que les choses se passeront à peu près de la manière suivante. Dans toutes les commissions, le latin sera la langue « officielle ». Pour certaines commissions, l'usage n'en fera pas difficulté. Pour les autres, il y aura vraisemblablement un mélange de latin savant, de latin « basique » et de latin de « cuisine ». On achèvera de se comprendre, dans les couloirs, entre interlocuteurs passionnés, par l'addition, selon les cas, de colloques personnels en italien, en français, en espagnol, en anglais ou en allemand. On peut conjecturer également qu'il y aura des documents traduits dans trois ou quatre langues. Finalement tout cela baignera dans le latin -- que tout le monde finira peut-être par parler couramment à la fin du concile.
La question la plus intéressante est de savoir s'il y aura des traductions simultanées avec écouteurs, comme, dans la plupart des congrès contemporains. En 1959, le cardinal Tardini déclarait qu'il n'en était pas question « pour le moment ». Le cardinal Bacci reproduit le propos sans donner personnellement un avis formel. On verra. Peut-être une décision que nous ignorons est-elle prise à l'heure actuelle, dans un sens ou dans l'autre. Nous inclinons a penser que les traductions simultanées avec écouteurs seront rejetées pour éviter la fausse unité d'une communication approximative et pour ne pas diminuer, dès le départ, la portée de *Veterum sapientia.*
\*\*\*
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UNE FOI, une langue c'est le bon sens. Le Pape ne reviendra pas sur sa décision, ni ne l'atténuera.
Mais il y aura des difficultés dans l'application. Ces difficultés, nous les voyons de trois ordres.
1°) Certains, nombreux peut-être, seront contre la Constitution apostolique et y opposeront une résistance active ou passive.
2°) La transition entre ce qui est et ce qui doit être demandera pas mal d'années. Enseignants et enseignés rechigneront dans beaucoup de cas.
3°) Le domaine exact des prescriptions pontificales va donner lieu à des discussions infinies. Pas de problème en ce qui concerne l'enseignement de la philosophie et de la théologie dans les grands séminaires. Mais *quid* de la liturgie (dont il est question dans *Veterum sapientia*) et *quid* de tant et tant d'habitudes, extrêmement diverses, et qui peuvent être éventuellement touchées par la Constitution apostolique ?
Nous signalons ces difficultés sans nous y étendre. Nous ne sommes pas à même de les mesurer exactement. Nous n'avons aucune qualité pour les résoudre ou pour, simplement, proposer des solutions.
Aussi bien les frontières entre le latin et les langues nationales seront vraisemblablement assez variables. Il va de soi que c'est dans les langues nationales qu'on prêchera, qu'on fera le catéchisme, qu'on chantera la plupart des cantiques, qu'on dira de nombreuses prières en commun.
Encore une fois, tout cela est du ressort du Pape et de la Hiérarchie. Pour ma part, en tant que fantassin de la piétaille catholique, je formule un vœu très modeste : c'est que dans tout l'univers catholique on sache par cœur, en latin, le *Pater*, *l'Ave* et le *Credo.* C'est un moyen de communion universelle irremplaçable. Je souhaiterais de même qu'un chant du *Credo* fût fixé pour le monde entier. Celui de Dumont, pour n'être pas d'un grégorien très pur, n'en est pas moins excellent et reçu un peu partout. Mais on peut en choisir un autre.
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Peu importent, au surplus, ces détails. *Veterum sapientia* est un acte d'une portée immense, et dont, peu à peu dans l'éclatement de l'univers, on mesurera la valeur. Tout ce que j'en pressens, quant à moi, va si loin que je n'oserais même pas l'écrire de peur de faire rire. En tout cas, s'agissant d'un acte pré-conciliaire on peut dire qu'il fait bien augurer du Concile.
Mais assez de gloses. Lisez le texte. Tout y est, et je ne sais même pas pourquoi j'ai écrit ces lignes.
Louis SALLERON.
65:63
### La Co-gestion immobilière
par François SAINT-PIERRE
François Saint-Pierre est le secrétaire général du « Mouvement d'aide au logement » (35, rue de Valois, Paris I^er^) qui fonctionne sous le haut patronage du Cardinal Feltin, du Pasteur Bœgner, de Daniel-Rops, de l'Académie française, etc.
A la suite des études qui ont été publiées ici sur l'Encyclique « Mater et Magistra », François Saint-Pierre nous adresse cet article sur la co-propriété et la co-gestion immobilières, mettant en relief des possibilités d'accession à la propriété pour des personnes sans fortune.
LES POUVOIRS économiques viennent du droit de propriété. Ceux qui refusent cette affirmation doivent indiquer une autre source à ces pouvoirs. Et, ce qui est plus difficile, la légitimer.
Avant de parler de co-gestion, il faut parler de co-propriété. Avant d'attribuer la co-gestion, il faut attribuer la co-propriété. Une fois la co-propriété attribuée, il ne faut pas retirer la co-gestion. Et si la co-gestion a été attribuée, sans la co-propriété, il faut donner celle-ci. De nos jours où il est fréquemment question de co-gestion, il est apparemment curieux de remarquer qu'elle est souvent réclamée là où elle ne peut exister et aussitôt que l'on se trouve devant un cas où elle pourrait exister, on la refuse et l'on cherche à la vider de tout sens. Nous voudrions parler de co-gestion immobilière qui est une forme de co-propriété ou de co-gestion possible, ce qui revient au même, pour des personnes originellement sans fortune.
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Pour un employé de la catégorie « cadre » la propriété du logement n'offre pas d'avantages nécessaires à sa liberté, elle crée plutôt des devoirs, ce qui est sain et utile à la société. Pour celui qui ne possède rien et dont les ressources ne font que couvrir les besoins essentiels, acquérir la propriété du logement c'est déjà acquérir une liberté. C'est ne plus dépendre d'une Mairie, d'un patron, de l'État, c'est déjà ne plus être tout à fait prolétaire. Ceci explique l'acharnement de certains pour empêcher les ouvriers d'acquérir un logement. Il n'y a pas à obliger les ouvriers à être propriétaires, mais je n'aime pas la volonté systématique, qui s'exprime en des formes diverses, de trop de personnes pour empêcher les moins fortunés d'être propriétaires lorsqu'ils le désirent. Ne soyons pas complices de ceux qui veulent ajouter une chaîne aux colliers des hommes.
La propriété est, en soi, supérieure à la co-propriété. Elle n'est pas, ici, l'objet de nos propos. Dans les sociétés « anonymes » de construction, les actionnaires, occupants des locaux, ont la jouissance puis la co-propriété de leur logement. Il s'agit de co-propriété divise, on est, par exemple, propriétaire d'un appartement qui se trouve au deuxième étage à gauche et non d'un pourcentage non localisé d'un tout. Les actionnaires sont là, rassemblés en un même lieu géographique. Ils peuvent s'intéresser aux problèmes posés. Cette possibilité crée des difficultés et peut présenter d'énormes avantages.
En dehors du fait essentiel que les co-propriétaires se trouvent réunis, il existe entre eux une certaine égalité, les problèmes posés sont proches, leurs intérêts sont communs et de même nature.
A notre époque, tout au moins, où il existe de grands ensembles immobiliers comprenant des familles peu fortunées, la co-gestion immobilière sera reconnue et organisée et pourra produire de bons effets, ou sera refusée et des difficultés graves viendront tôt ou tard.
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*a*) En location, la gestion normalement ne regarde pas les locataires. Lorsque ceux-ci sont peu fortunés tout est important. Comment va-t-on payer ce qui est dû ? Faut-il décider telle dépense utile, mais au-delà des moyens du plus grand nombre. Leur refuser la parole n'est pas souhaitable et n'est guère possible, s'ils sont nombreux. Des contacts sont nécessaires mais difficiles. Alors se constituent des comités « spontanés » trop souvent peu soucieux d'une saine gestion, revendicatifs par principe, politisés et peu représentatifs.
Donner la parole aux locataires sans leur donner la gestion est source de conflits. Et pourtant on ne peut donner la gestion à des irresponsables. Leur donner la gestion sans leur donner le droit juridique de propriété, c'est leur donner des droits sans leur transmettre les devoirs correspondants, ce qui est malsain.
Dans les circonstances actuelles leur transmettre la propriété n'offre aucune difficulté, notamment sur le plan financier, du double point de vue de l'État qui prête pour permettre les constructions et des bénéficiaires des logements. Dans la plupart des groupes immobiliers en location, y compris les groupes sociaux, les sommes payées par les locataires comportent le prix de revient y compris les intérêts des emprunts. A ce moment, il suffit d'être honnête pour que les « locataires » soient propriétaires. Lorsqu'on fait payer le prix d'un objet on doit en céder la propriété.
*b*) En accession à la co-propriété, la co-gestion est la règle et est organisée. Les droits ne sont pas isolés des devoirs. La représentation de toutes les familles logées est prévue. Les comités spontanés laissent place à de véritables représentants ([^17]).
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C'est l'une des raisons pour lesquelles les totalitaires veulent empêcher les ouvriers d'accéder à la propriété. Il faut voir la vie dans certains groupes immobiliers en location où on est « encerclé » par la Municipalité, le « Comité de gestion », l'École, l'Assistante sociale. On n'ose plus ne pas signer telle pétition sur n'importe quel sujet, ne pas acheter tel journal... On tient parfois les ouvriers à l'usine et maintenant l'on cherche à les tenir dans leurs habitations.
Cette volonté d'empêcher les ouvriers d'accéder à la propriété se trouve aussi dans la recherche de formules destinées à leur retirer la gestion de leurs biens lorsqu'ils sont devenus propriétaires. Ceci n'est pas assez vu et dénoncé. Ces formules lorsqu'elles laissent aux plus pauvres, le titre de propriétaires, retirent moins ou plus les droits de gestion et la libre disposition des biens. On veut pouvoir les traiter en mineurs.
Il s'agit de dissocier là, comme ce fut fait ailleurs, le droit de gestion du droit de propriété. On laisse tout d'abord des droits nominaux et on retire des pouvoirs réels. Le but n'est pas d'abolir la propriété, malgré les paroles dites, mais de la transférer. En effet, et ceci simplifie beaucoup les problèmes, on ne peut la supprimer : celui qui dispose d'un bien en est le propriétaire quel que soit le nom qu'on lui attribue.
Aujourd'hui où la propriété de la majorité des biens a été transférée à des profiteurs -- tout gestionnaire, propriétaire de fait, non responsable n'étant pas un propriétaire en droit, est, malgré lui parfois, un profiteur -- un immense transfert de réelle propriété est nécessaire en faveur d'hommes qui peuvent devenir des propriétaires légitimes. Ces transferts sont justes et d'autre part sont utiles. Ils sont le moyen le plus sûr pour incarner de façon durable des réformes nécessaires.
François SAINT-PIERRE.
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### La planification des naissances
par Michel TISSOT
#### Remarque sémantique.
Les pays Anglo-saxons, qui semblent avoir un monopole assez large dans la nouvelle philologie économique et sociale, ont répandu depuis quelques années deux expressions de sens d'abord différents, mais qui tendent de plus en plus à se confondre. La première, le « birth control » était à l'origine, plus spécifiquement la désignation d'un moyen d'action d'économie politique en pays sous-développés, alors que l'autre se rapportait explicitement aux problèmes particuliers de la surpopulation familiale, c'est le « family planning ». Pour des raisons peu claires, peut-être simplement le caractère plutôt péjoratif pris à l'usage par la première, ces deux expressions tendent à prendre, toujours en pays Anglo-saxons la même signification. Mais cette confusion n'est pas seulement dans les mots ; elle est en réalité beaucoup plus profonde et se situe dans les esprits. Sinon, pourquoi la retrouverait-on presque semblable en français ?
Le « birth control » est souvent traduit dans notre langue par « contrôle des naissances », ce qui constitue un anglicisme. Plus correctement, il faudrait dire « naissance à la demande », ou encore « naissance à volonté ». Mais là n'est pas l'essentiel. En effet, ces traductions, tout comme « planification familiale » ou « régulation des naissances » laisseraient à penser, par le sens même des mots, que l'on choisit entre avoir et n'avoir pas d'enfant, à volonté. Or ce n'est pas de cela qu'il s'agit, puisque ces expressions sous-entendent une limitation des naissances, familiale ou sociale.
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La locution « espacement des naissances », utilisée en variante, n'est pas plus sincère, car il est entendu qu'il s'agit d'augmenter et non de raccourcir les intervalles. Cette restriction mentale est grave, car si l'on pose ainsi la question des foyers trop prolifiques, on omet celle de la stérilité temporaire ou permanente qui est tout autant douloureuse que la précédente, mais plus silencieuse car elle ne dépasse guère l'intimité du couple et les confidences au médecin traitant.
Ainsi apparaît l'hypocrisie qui recouvre les expressions en cause : il ne s'agit pas tant de naissance que de conception, et pour être plus précis encore, de liberté sexuelle. Une véritable usurpation se situe au plus profond, puisque l'on veut nous faire prendre ainsi la conception comme un risque inhérent à l'union des corps, alors qu'elle est la fin, à la fois naturelle et surnaturelle, attachée à un moyen.
En dernier lieu, cette hypocrisie ne tient pas, comme on pourrait le penser à priori, au désir de ne pas être trop clair en des matières frappées de tabou ; particulièrement en ce qui concerne la planification familiale qui nous occupe ici, cette hypocrisie bouleverse l'ordre des valeurs et, ce faisant, fausse les données du problème.
#### Vraies raisons d'un faux-semblant.
Nous montrions récemment qu'il résulte de l'actuelle poussée démographique dans le monde une psychose en raison de conséquences supposées sur l'économie de certains pays, surtout des plus peuplés, et de chocs internationaux qui pourraient en résulter ([^18]). Cette psychose sert d'une certaine manière de paravent à la planification familiale dans l'opinion publique façonnée en France par la presse, surtout à la suite de l'ouverture de plusieurs centres spécialisés, à Paris et en province. Il est alors essentiel et urgent de se dégager de l'erreur qui consiste à situer dans de fausses perspectives économiques et politiques une réalité qui est d'abord morale, et même théologique.
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Avant d'examiner cette réalité, il est utile de savoir comment se situe la composante économique. Le plus grand nombre des couples est conduit à limiter le nombre de ses naissances pour des raisons matérielles, car les cas de trop grande prolificité ne sont pas la majorité, la France n'étant que très peu néo-malthusienne, dans le monde rural moins encore qu'en milieu urbain. Les limitations pour raison médicale sont encore plus rares. Par contre, il est aisé de constater que les familles sont souvent empêchées de s'agrandir par insuffisance de revenu, de logement ou d'aide familiale ; ce sont les raisons QUE L'ON NOUS TAIT DE PRÉFÉRENCE PARCE QUE TOUTES TROIS SONT D'ORDRE POLITIQUE.
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En effet, *l'insuffisance de revenu* tient pour une très large part aux manœuvres de l'État qui a laissé se dégrader les salaires du secteur tertiaire et surtout de ses propres employés, de même que les revenus du secteur primaire. Le secteur productif est dans l'ensemble mieux placé, encore que les rémunérations de certaines catégories professionnelles ou de quelques entreprises vétustes sinon anachroniques laissent parfois à désirer. Dans l'ensemble de ces cas, deux facteurs non négligeables ajoutent encore leur poids. C'est, d'une part, l'injustice qui s'est développée surtout depuis la guerre en matière d'allocations familiales, que l'État a laissé s'amenuiser en pouvoir d'achat sous le fallacieux prétexte de combler, grâce au bénéfice des caisses, le trou de la Sécurité Sociale. Les allocations familiales sont un *correctif de justice apporté au mode de fixation actuel des salaires ;* il en résulte que toute atteinte à ce correctif, ne serait-ce que sous la forme de sa stabilisation en période évolutive des salaires, est *une faute contre la justice*, commise par le Gouvernement qui s'y emploie. Un autre facteur important est le développement des ventes à crédit, souvent faites plus ou moins *contre le gré du client* par des vendeurs formés à la « promotion des ventes », c'est-à-dire à une PRESSION PSYCHOLOGIQUE à laquelle il est difficile de résister pour ceux qui n'y sont pas entraînés, ce qui est le cas de la plupart des milieux à bas salaires. Si un tel système est légal, sa moralité est par contre souvent déficiente, mais l'État ne s'en soucie guère et la vente à crédit n'est limitée côté vendeurs que par l'appréciation des possibilités de paiement des traites, et non pas par le besoin réel du client.
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La situation est tout aussi grave en matière de logement, dont nous avons déjà dit qu'il est l'un des besoins fondamentaux de l'homme, faute desquels il ne peut parvenir à la plénitude de sa dignité, et en cela, *le logement est l'un des critères du sous-développement*. Il est essentiel et urgent que nous en prenions conscience, car la pénurie actuelle résulte en réalité des quelques générations précédentes qui se sont dérobées à leurs responsabilités devant nous ; mais nous en faisons tout autant vis-à-vis de nos propres enfants, nos efforts étant dérisoires par rapport aux besoins nationaux. Le nombre n'est pas seul en cause, la qualité est tout aussi importante. La qualité, c'est non seulement celle de la construction, et notamment volume et surface, c'est aussi l'espace libre aux alentours, la proximité des activités extérieures, et surtout la dimension humaine. Dans ce sens, le problème de la concentration urbaine se pose très vivement en France. Des agglomérations telles que la région parisienne sont de véritables monstruosités et ce d'autant plus qu'en province, de vastes zones s'acheminent lentement vers l'état quasi-désertique. Il y a là *une maladie du développement* qui n'est pas sans analogie avec le sous-développement, dont les conséquences sont graves et risquent, à la longue, de devenir mortelles pour l'individu et pour la société. La négligence de nos gouvernements successifs en ce domaine est fort lourde, car il ressort que les dispositions légales prises en remède sont illusoires malgré les rodomontades de nos ministres spécialisés. L'initiative privée, soit par son absence, soit par abus commercial, partage d'ailleurs largement la responsabilité de l'État.
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Le dernier élément économique, *l'insuffisance d'aide familiale*, est important non seulement matériellement, mais aussi psychologiquement. Pour beaucoup, et même pour le fisc, le personnel domestique est le signe d'une bourgeoisie décadente ou, plus simplement, de richesse. Or, notre civilisation présente peut être caractérisée par une très forte pression sur les individus et par conséquent sur les foyers, ce qui se traduit par une fatigue accrue et plus pernicieuse que par le passé, et par une *augmentation des tâches* ménagères malgré tous les gadgets mis à notre disposition.
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Cet état de choses est encore aggravé par l'attirance du travail en usine ou au bureau pour femmes et jeunes filles, d'où une véritable désertion de la femme, soit de son propre foyer, soit de ceux auxquels elle pourrait apporter son aide. Les organisations familiales, publiques ou privées, ont arrangé tant bien que mal un système de dépannage pour les cas d'urgence, mais avec de très pauvres moyens humains et matériels. Ainsi, rien n'est fait pour les cas chroniques, où le besoin de cette aide est permanent, cas par exemple des familles nombreuses en zones urbaines. Cette situation est d'autant plus scandaleuse que l'attraction industrielle sur la main-d'œuvre féminine est sans frein, et que si l'on favorise l'immigration d'ouvriers spécialisés comme naguère pour une grande entreprise nationale, l'administration semble vouloir entraver à tous prix l'entrée de jeunes filles, espagnoles ou italiennes en particulier. Ainsi, la « petite bonne » est encore un privilège alors que l'aide familiale est souvent une nécessité absolue, mais inexistante.
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Les difficultés très concrètes que nous venons d'évoquer ne sont certes pas exhaustives, mais suffisent à montrer, sinon à démontrer, qu'il y a abus de confiance lorsque l'on tente de faire de la planification familiale en tant que telle un problème d'économie sociale alors que la question est ailleurs de même que la réponse. Cet abus de confiance devient criminel lorsque l'on veut s'en servir pour promouvoir la légalisation de l'avortement ou la publicité libre des anticonceptuels. En aucun cas, l'escamotage de causes réelles ne peut être profitable au bien commun, à plus forte raison lorsque les buts visés sont immoraux.
Faut-il accuser tous les promoteurs de la planification familiale indistinctement de cette erreur ou plus exactement de cette faute ? Nous ne le croyons pas, car les initiatives récentes sont en général basées sur une grande générosité et un désir vrai de charité, ce qui exclut la faute, mais laisse intacte l'erreur. Comment peut-on expliquer cette dernière ?
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Nous avons tout lieu d'imputer ce fait à ce que l'on appelle la technocratie, qui n'est pas seulement un fait économique ou politique, mais aussi une inclination de notre temps où l'on veut agir d'abord en se contentant trop souvent d'une réflexion superficielle au lieu d'une méditation des problèmes dans l'intimité du cœur Cette remarque pourrait d'ailleurs presque servir de définition au mot technocratie.
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Nous croyons être parvenus à une *première conclusion* valable pour l'ensemble des cas non véritablement particuliers : le problème de la planification familiale devrait être largement résorbé par un ensemble d'initiatives et d'actions des pouvoirs publics, impliquant une remise en cause sévère d'une large tranche de la politique sociale. Mais il est certain que, tant que les remèdes majeurs ne seront pas apportés d'une manière satisfaisante en pratique, et cela ne peut être qu'à longue, trop longue échéance, puisqu'en ce moment le pouvoir ne s'occupe de ces questions que très peu ou très mal, les situations douloureuses continueront dans de trop nombreuses familles. Mais elles restent au niveau familial, au niveau de cas particuliers quel qu'en soit le nombre, et ne constituent pas un problème social hormis les aspects déjà mentionnés et quelques autres de même nature. Il résulte de cette proposition même, qu'il ne peut y avoir de règles générales de décision ou d'action, en dehors bien entendu de celles qui découlent de la morale naturelle et chrétienne, c'est-à-dire de l'étude des fins et des moyens.
#### La question des fins.
Nous avons déjà remarqué que le problème de la planification familiale était en réalité celui du rapport de cause à effet entre l'acte conjugal et la conception, et c'est sous cet aspect véritable qu'il convient de l'étudier d'abord. Une telle étude ne peut guère être faite que dans la vision chrétienne de la vie. En effet, pour l'athée, le problème ne se pose pas en conscience, puisqu'il ne conçoit pas d'avoir à répondre de ses actes devant un Être infini.
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Dans le matérialisme athée, et en particulier le communisme, ce serait uniquement à la société qu'il appartiendrait de décider, puisque l'individu et le couple n'en sont que des cellules constitutives dont le bien être propre n'est pas une réalité mais une circonstance accessoire, bien que nécessaire, de la vie sociale. D'ailleurs l'enfant n'appartient-il pas à l'État communiste par antériorité aux droits des parents ? Mais le communisme n'en est pas encore arrivé à ce stade dans le domaine social, pour la raison que nous avons déjà montrée, que la poussée démographique n'est pas, pour lui, motif de crainte mais au contraire source de puissance ([^19]). Il est évident d'ailleurs que si des problèmes familiaux analogues à ceux que nous connaissons en Occident se posaient dans les démocraties populaires, celles-ci feraient tout leur possible pour nous le dissimuler.
Ce problème ne se pose même pas dans la perspective des religions orientales où l'homme n'est pas un être créé par Dieu, au sens où nous l'entendons, c'est-à-dire avec une existence personnelle unique et irremplaçable, mais une manifestation de Dieu, individualisée mais non personnelle et qui se fond, à la mort, dans l'unique, grand Tout. Même en Islam, la notion de l'homme est si pauvre que la distinction de la personne humaine par Dieu est pratiquement inexistante. C'est d'ailleurs pour cette raison que la morale islamique ne reconnaît pas le droit fondamental à la vie, et si la déclaration des droits de l'homme a été signée par plusieurs États arabes, c'est *par un acte politique et non pas par une résultante de la morale.* En outre, dans cette forme religieuse, le paradis n'est-il pas le royaume des Houris, où ce lien entre acte sexuel et conception n'existe plus ?
Dans la vision chrétienne du monde, très différente des précédentes, l'homme doit vivre en image de Dieu et selon les lois proposées par Lui. C'est sous cet éclairage qu'il convient d'examiner l'acte conjugal et ses fins pour être à même de juger de notre liberté en ce domaine.
Les actes humains dans l'ordre physique sont hiérarchisés en valeur, et plus cette valeur est élevée, plus l'aspect moral qui y est attaché est précis ; mais aussi la tentation y est plus grande, de même que notre liberté, d'y céder ou résister. Quelques exemples permettent de le comprendre aisément. Ainsi l'acte de respirer, comme tous les actes réflexes, est-il indifférent à la conscience.
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Il en est de même d'actes inférieurs bien que volontaires tels que ceux du mouvement, la marche par exemple. Les actes supérieurs se distinguent des précédents en ce sens qu'ils impliquent l'exercice de la volonté libre, c'est-à-dire qu'ils sont fondés en conscience, ce qui sous-entend un choix entre usage et mésusage. C'est le cas, par exemple, de l'acte de se vêtir qui n'est plus seulement une nécessité -- non impérative d'ailleurs sous certains climats -- mais une protection de la pudeur. A un niveau hiérarchique comparable se situe l'acte de se nourrir qui peut être occasion de péché par les abus dont il est l'objet, ou occasion de se sanctifier par les privations acceptées ou, mieux encore, librement consenties dans un but de pénitence. Le travail possède un caractère plus élevé encore. C'était déjà une loi de l'homme, avant même le péché originel, puisque Dieu avait voulu cette coopération à Son œuvre de Création. Mais cette loi s'est trouvée encore amplifiée et élargie dans ses buts par la valeur rédemptrice que lui a donnée la Nouvelle Révélation. La sagesse populaire a reconnu cet aspect particulier du travail en dénonçant son contraire, l'oisiveté, comme mère de tous les vices.
Plus élevé encore dans cette hiérarchie de nos possibilités physiques se trouve l'acte conjugal, tant par sa fin ultime, la conception, qui est participation au Don de Vie, que par sa fin intermédiaire, le don de soi entre époux. Cette fin intermédiaire est aussi, d'une certaine manière, participation à l'Amour divin par la perfection à laquelle elle induit les époux. En effet, ne sont-ils pas l'un pour l'autre le plus proche des prochains du deuxième commandement ? L'acte conjugal est en cela, pour ceux qui ont la vocation du mariage, un point de départ donné par Dieu vers la Charité, et qui d'ailleurs débouche aussitôt après l'amour conjugal dans l'amour filial pour s'étendre ensuite aux prochains moins immédiats. C'est en cela également que le mariage est un sacrement institué dès avant la faute originelle, et qui a valeur d'ordre, ce qui en désigne toute l'importance spirituelle, mais aussi marque les limites relativement étroites assignées à sa concrétisation physique, l'acte conjugal.
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Ces limites sont tout autant sociales que personnelles et toute infraction en est grave. L'inceste, l'adultère, le divorce sont les plus évidentes de ces infractions encore que notre civilisation soit très indulgente à ces deux dernières. Dans notre civilisation amorale sinon immorale, le sens moral s'émousse tous les jours, que ce soit sur la plage, au cinéma ou à la lecture de certains journaux, à un point tel que l'esprit est désorienté, perd le sens des valeurs et ne sait *plus* reconnaître le bien du mal. Nous en sommes arrivés à un point tel que les scrupules de générations peu éloignées de nous et qui considéraient que le péché originel avait été précisément l'union des corps, nous semblent proprement ridicules au moment où les monstres sacrés, nouvelles idoles de notre temps, s'accouplent et se découplent sans vergogne et où, pour plus de facilité, certaines vedettes féminines de l'actualité renoncent au patronyme marital.
Cet immense désordre est la cause de l'erreur fautive de ceux qui pensent que les moyens nécessaires à la planification familiale sont indifférents, alors qu'en réalité, leur légitimité est fondée sur la morale de l'acte conjugal et de ses fins.
#### Moyens légitimes et illégitimes.
L'Église, en face d'une telle immoralité, profonde au point d'être devenue inconsciente pour certains, a défini la légitimité des moyens mais ce faisant a été fort peu comprise. On entend même dire qu'elle ne tarderait pas à réviser sa position à ce sujet, et parfois aussi que cette question serait reprise à l'occasion du concile prochain. Pour notre part, nous ne croyons pas à une telle révision.
Il faut d'abord remarquer que si l'Église accepte dans une certaine mesure la régulation des naissances, ou plus exactement, que l'acte conjugal ait lieu sans que la conception en découle d'une façon inévitable, c'est parce que cet acte a deux fins comme il vient d'être montré, et que la deuxième de ces fins n'est pas inéluctablement liée à la première. Philosophiquement, il serait en effet absurde de penser que la plus haute autorité spirituelle et morale pense accepter l'exercice d'un moyen dont les fins voulues par Dieu seraient totalement éliminées, ce qui équivaudrait à donner au temporel la primauté sur le spirituel et l'éternel. Il est alors normal que l'Église, permettant la limitation d'un moyen à sa fin intermédiaire, et nous donnant ainsi une liberté bien définie, en pose les limites et les conditions par la même occasion.
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Son but étant un plus grand amour entre époux, et non pas la simple jouissance, elle ne permet d'éviter la conception, fin ultime, que par l'abstention dans les périodes de fécondité, et ceci avec une logique d'une rigueur totale.
C'est alors que l'on entend par pragmatisme reprocher à l'Église l'imprécision ou l'inexactitude des méthodes de détermination des périodes stériles et fécondes. Ce reproche est absurde, car ce n'est évidemment pas l'Église qu'il faut contraindre à changer sa morale, mais c'est à la science qu'il faut demander de perfectionner ses méthodes en poursuivant ses recherches dans une direction bien précise. Or, si les reproches adressés à l'Église sont fréquents, il est infiniment plus rare que des remontrances soient adressées à certains généticiens en vue penchés sur les bébés-éprouvette ou les surhommes faits de main d'homme. De telles erreurs d'orientation sont très graves, d'autant que la science génétique, de l'avis même de ses spécialistes, est encore dans l'enfance, et que les découvertes probablement possibles, permettraient vraisemblablement de résoudre à la fois la difficulté des fécondités trop grandes et celle des stérilités passées sous silence.
Il est toutefois permis de se demander ce qu'il faudrait penser d'échecs toujours possibles dans cette direction. En d'autres termes, la célèbre méthode Ogino ou encore la méthode dite des températures qui semblent être sujettes à caution, la deuxième toutefois dans une mesure moindre que la première, sont-elles perfectibles ? La science actuelle ne peut encore répondre, à cette question puisqu'elle est insuffisamment étudiée. Mais s'il apparaissait un jour ou l'autre qu'il n'y a pas de méthode sûre, plutôt que de tempêter ou de choisir des méthodes illégitimes, ne faudrait-il pas alors voir dans cette absence de certitude une expression de la volonté divine qui se serait réservée ainsi une liberté plus grande que la nôtre en raison même de nos difficultés propres à découvrir la voie droite et notre vocation particulière ?
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Les moyens illégitimes portent en eux la trace de leur gravité à un point tel que la législation française et d'autres aussi, quoique non fondées explicitement sur la morale chrétienne tout en étant largement marquées par elle, en portent interdiction ou selon le cas, limitations précises.
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Certains de ces moyens constituent crime aux yeux de la loi, c'est le cas de la stérilisation, qui est une dénaturation de l'homme, et de l'avortement qui est un meurtre. Pourtant, l'avortement trouve ses défenseurs qui, souvent sous prétexte d'eugénisme, voudraient aboutir à une révision des dispositions légales. L'exemple de la Suède est souvent cité à l'appui de ces thèses en dépit du fait que les résultats connus soient fort peu probants et que l'on ne puisse en tirer argument. Une telle utilisation de précédents existants est à la base erronée dans sa logique même, puisque ce ne sont pas les résultats ou la loi qui définissent la morale, mais au contraire la morale qui appelle les lois, et en juge les résultats. Comment penser de plus qu'une société puisse vivre en institutionnalisant le crime, lorsqu'il s'agit de stérilisation, et le meurtre dans l'avortement, l'eugénisme ou l'euthanasie qui sont tous proches parents. L'usage des abortifs, parfois, dénommés contraceptifs, ne se différencie en rien de l'avortement proprement dit, sinon peut-être par une discrétion plus grande et quelque incertitude sur les résultats, ce qui endort simplement la conscience sans plus.
Par opposition aux moyens précédents, les anticonceptuels se distinguent des contraceptifs car ce sont des produits ou méthodes empêchant la fécondation. Il n'y a donc plus là de meurtre au sens précis du terme, puisqu'il n'y a pas encore de vie commencée. La législation française, que certains voudraient voir modifier, s'oppose à ces moyens, en raison des dangers impliqués pour la société et les personnes, dangers qui sont très réels en raison de la laxité que ces moyens donnent aux mœurs. Mais alors, comment peut-on penser que des pratiques dangereuses pour la société puissent être sans conséquence mortelle pour l'individu ? La logique n'y trouverait certes pas son compte. Mais plus loin que cet aspect, il faut voir que l'emploi de ces méthodes qui ne vise qu'à la jouissance, seule, non seulement supprime la fin ultime de l'acte conjugal, ce qui est le but recherché, mais encore met en danger grave l'amour conjugal. D'ailleurs, le caractère misérable de ces moyens en souligne à lui seul l'incompatibilité absolue avec la dignité de la personne. C'est là l'opposition irréductible entre la jouissance, base de l'égoïsme individualiste, et la souffrance, fondement de la Révélation chrétienne.
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#### Les cas particuliers.
Arrivé à ce point, il apparaît que l'Église n'a pas le moins du monde le souci, dont on lui fait le reproche quasi permanent, d'être « nataliste » à tout prix et de préconiser des naissances quasi annuelles dans les foyers, loin de là. Bien au contraire, le fait qu'elle ait parlé très officiellement de l'espacement des naissances montre bien qu'en cette matière comme en toute autre de souffrance pour les hommes, elle se penche sur cette difficulté avec toute la charité et l'humilité qui lui est particulière. Elle a posé, comme à l'habitude, les règles générales de l'action, mais en laissant à notre appréciation les règles de la décision, car avant tout elle respecte notre liberté qu'elle veut pleine et entière. D'ailleurs, ces règles de décision sont mouvantes avec les circonstances, le temps et le lieu, et tout ce qui caractérise l'aspect particulier des cas où le choix se pose de telle sorte qu'il n'est pas possible d'énoncer les critères précis auxquels il convient de se référer.
Une remarque vaut néanmoins d'être faite. Beaucoup de jeunes couples hésitent sur l'attitude à adopter, mais si ce doute les honore, ils manquent souvent de moyens de vrai discernement, d'où peuvent résulter soit des scrupules injustifiés soit même une menace pour la paix du foyer. Nous pensons que le seul critère vrai est celui de la vocation propre du couple. En effet, nous n'imaginons pas qu'un couple n'ait pas sa vocation propre, alors que son union est consacrée par un sacrement qui correspond à un ordre voulu et établi par Dieu. Mais de plus, comment ne pas croire à cette vocation particulière alors que le foyer est la cellule de base de la société, c'est-à-dire du Corps mystique du Christ, dont la Tête précisément a voulu prendre vie dans la Sainte Famille, dans un foyer semblable aux nôtres.
Cette vocation peut paraître difficile à découvrir, et l'on ignore trop souvent que c'est par le déchiffrage de la signification profonde des circonstances de la vie, à la lumière de la foi et de l'espérance, qu'il est possible de faire le point.
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Ces signes, ces clins d'œil pourrait-on dire, qui nous sont faits peuvent être très nombreux lorsque l'on y prend soin, et nous en citerons quelques-uns, un peu au hasard, à titre d'exemple. Un premier signe est la santé des époux, surtout celle de la mère, encore qu'il arrive fréquemment qu'une grossesse remette d'aplomb une santé chancelante. L'avis du médecin est dans ce cas une indication, non pas formelle, mais précieuse. Les perspectives d'avenir dans la profession ou dans le logement sont également des signes utiles, de même que la fréquence des absences du père de famille ; de même les soutiens et aides que l'on peut attendre de la famille ou du milieu où l'on vit. Citons encore le caractère fixe ou au contraire très mobile, du domicile ou de la profession du chef de famille, la possibilité de déplacements lointains, etc.
Tous ces signes sont d'ailleurs de ceux qui permettent de la même manière de découvrit la vocation personnelle, dans une mesure limitée d'ailleurs, car il est bien d'autres signes qui nous sont faits en dehors de ces aspects matériels si nous sommes attentifs à la voix intérieure qui fait rarement défaut lorsque l'on se plaît à l'écouter.
Et si tous ces signes font défaut, si malgré leur recherche nous n'y voyons pas clair suffisamment, le moment n'est-il pas alors venu de s'en remettre tout simplement à Dieu, et de Lui faire pleine et entière confiance dans l'acceptation de ce qu'Il lui plaira de nous envoyer ?
Michel TISSOT.
POST-SCRIPTUM. -- Le *Figaro* des 3 et 4 mars écrit sous la signature de Jacques Jacquet-Francillon « ...Dans le même temps, l'accroissement de la population (chinoise) était, lui, calculé à 13 et 15 % environ par an, proportion qui malheureusement, s'est encore accrue sensiblement depuis. » Nous pensons qu'une erreur fortuite s'est introduite lors de la composition, car plus haut dans le texte, il est fait mention d'un accroissement de 15 millions, et non pas 15 pour cents, ce qui est plus raisonnable. Toutefois, le mot de « proportion » employé dans le texte cité semble confirmer la notion de rapport des chiffres qui précèdent, dont la valeur réelle se situe entre 2 et 2,5 %.
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Ceci ne serait pas trop grave en soi si l'article ne continuait pas ainsi : « Aucun symptôme ne permettant de pronostiquer un retour imminent de la part des dirigeants du parti communiste chinois à une politique de limitation des naissances, on peut donc, dès maintenant être certain que les prévisions des démographes annonçant le milliard de Chinois pour 1980 seront réalisées et même dépassées. » Faut-il voir dans ces lignes une sorte de regret inavoué ?
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Dix jours plus tard, sous la signature cette fois, de Philippe Nourry, nous lisons. « En Martinique, deux cent soixante-quinze mille habitants vivent déjà à l'étroit sur mille kilomètres carrés. Dès 1965 il faudra compter sur quatre-vingt-cinq mille bouches de plus à nourrir et la population des deux départements (Martinique et Guadeloupe) devrait logiquement doubler d'ici à vingt ans. » Faisons le calcul : de 1962 à 1965, l'augmentation de population serait de 31 %, soit par an, 7,8 % ou même 10,3 %, selon que l'on compte un intervalle de 4 ou 3 ans. Pour doubler en vingt ans, une population doit s'accroître de 5 % par an au maximum. Où donc se trouvent de si grandes variations ? D'autant que les recensements de 1946 et 1954 ont donné les résultats suivants 261.595 et 289.130 habitants respectivement, ce qui correspond à une augmentation moyenne de 1,3 % l'an. De plus, si l'on veut à la fois croire le *Figaro* et les résultats des recensements, la population aurait diminué de 14.000 habitants depuis 1954 !
Ces chiffres absurdes n'auraient pas grande importance s'ils n'étaient pas erronés toujours dans le même sens et s'ils ne se rapportaient pas à une matière aussi grave que la limitation des naissances. Ayant au surplus, vu de telles « erreurs » à diverses occasions, dans divers journaux réputés sérieux, et toujours dans le même sens, nous sommes fondés à poser la question : De qui se moque-t-on ? Pour nous, nous nous refusons à voir dans la liberté de la presse, celle de se tromper et de tromper les lecteurs.
M. T.
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### Barrès et le mal de la jeunesse
par Henri MASSIS
de l'Académie française
DANS cette grande pénitence où toute son époque est entrée, Maurice Barrès paraît plus qu'un autre en exil. L'exemple de cette vie si noble, de cette œuvre si haute, semble désormais dépouillé de sa vertu contagieuse. Les mots de *démodé,* de *périmé,* d'*inactuel* sont ceux que de jeunes écrivains emploient avec désinvolture pour parler de celui qui fut le maître de la sensibilité de plusieurs générations. C'est aussi de la faiblesse de leurs aînés que les derniers venus se prévalent pour faire de leur ignorance un déni. Quand de jeunes barbares qui ne l'ont pas lu disent avec insolence : « *Comment est-il possible d'admirer Barrès ?* », à qui la faute sinon à ceux qui, tant en esthétique qu'en politique et en morale, ont laissé s'opérer une défection générale qui a éloigné la jeunesse des valeurs intrinsèques qu'un Barrès a défendues et justifiées. Reste que Barrès ne parle plus à la jeunesse comme un *être présent.* C'est un *fait.* Un fait qui, d'ailleurs, nous rappelle ce qu'à vingt ans Barrès lui-même disait de Renan : « *Vivant le vieux Renan pour le jeune Barrès ? Quelle folie ! Croyez vous donc qu'il soit venu s'asseoir à ma table à la Bibliothèque Sainte-Geneviève ?* » N'est-ce pas là ce qu'en pensent ces garçons qu'on voit assis autour de Sartre, dans le cénacle des *Temps Modernes ?* Encore qu'ils s'en défendent, il leur faut, à eux aussi, *des maîtres en chair et en os,* dont ils puissent entendre la voix, serrer la main, surprendre le regard ;
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et, au fond, ils ne sont pas si différents de ces jeunes gens de 1885 qui eussent été capables, disait Barrès en les moquant un peu, d' « illuminer d'une auréole les habitués du Café Voltaire pour ne pas se priver d'admirer !... » Comme Barrès ne peut venir s'asseoir à leur table, la question reste entière, et c'est un fait aussi qu'un jeune homme d'aujourd'hui n'est plus capable, par son âme seule, de pénétrer une œuvre dont le contenu spirituel et intellectuel lui échappe.
Cette sorte de mort morale et littéraire lui fut déjà confectionnée de son vivant. C'était en ces années 1920 où, tandis qu'André Breton, Eluard, Tzara et les surréalistes se constituaient en tribunal et accusaient l'auteur des *Déracinés* d' « attentat à la sûreté de l'esprit », ses propres disciples lui faisaient un procès d'hérésie. Les dernières années de Barrès en avaient été assombries : « *J'ai cessé de plaire à mes compagnons de route,* écrivait-il à l'un de ses contradicteurs. *Trouverai-je Vendredi ? Quelque tribu de sauvages va-t-elle surgir des fourrés et me demander les vieux airs que vous ne voulez plus entendre et les leçons que vous savez par cœur ? Devrai-je m'accommoder de la solitude ? Elle est assez de mon âge et de mon humeur...* » Mais Barrès ajoutait : « *Je crois qu'il peut encore naître après vous des enfants de vingt ans, avec qui mes livres établiront un dialogue, dut-il être différent des dialogues qui s'établissent entre nous, car les livres des poètes tiennent des discours divers aux diverses générations.* »
Quels discours les livres de Barrès peuvent-ils désormais établir avec des garçons de vingt ans ? Mais d'abord de quel discours s'agit-il ? Je me garderai bien d'en faire l'exposé didactique et de retracer une fois encore l'itinéraire barrésien qui va du « *Culte du moi* » à la « *Terre et les Morts* », de l'égotisme à l'acceptation, du désordre à la discipline, de l'anarchie à la soumission ! Les hommes de mon âge sont fatigués de ces exercices où pâlit leur adolescence ! Mais c'est bien de cela que pourtant il s'agit ! Le plus simple n'est-il pas de prendre le bilan que Barrès a lui-même établi quand il publia, en 1908, ses *Vingt-cinq ans de vie littéraire*. A un journaliste qui lui demandait alors : « Qu'avez-vous trouvé au bout de ces vingt-cinq ans ? Vous avez parcouru l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne, la Grèce, l'Égypte. Vous avez représenté au Parlement, successivement Nancy et Paris. Vous avez connu la plupart des hommes de lettres les plus fameux. Cela suppose bien des expériences. Qu'en avez-vous retiré ? »
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Aux questions de ce journaliste, voici ce que répondit Barrès :
« Tant d'expériences si nombreuses et parfois contradictoires m'ont aidé à me retrouver tel que m'avaient fait ma famille et ma petite ville, tel que j'étais avant que l'immense bavardage du collège et de la vie ne m'eut étourdi, abasourdi et presque dénaturé.
*En politique*, je n'ai jamais tenu profondément qu'à une seule chose : la reprise de Metz et de Strasbourg. Tout le reste, je le subordonne à ce but principal. Pour juger tout événement, pour apprécier chaque projet législatif, je me demande : « Nous fera-t-il plus forts ? Orientera-t-il nos pensées vers les frontières du Rhin ? » Ce sont là les idées que je tiens de ma petite enfance, d'un grand-père officier de la Grande-Armée et des images de guerre qui se sont fixées dans mon esprit, en Lorraine et en Alsace quand j'avais huit ans.
*En religion*, je trouve insupportable d'entendre insulter ce que les miens respectaient, ce qui est lié à des images familières et chères ! Je trouve insupportable la platitude, la vulgarité d'un homme dénué de toute vénération.
*En littérature*, sans rien renier de nos pires romantiques, je ne demande qu'à descendre des forêts barbares et qu'à rallier la route classique, pourvu qu'en nous enrôlant sous la discipline parfaite de Racine et de Molière on nous laisse nos riches bagages et nos bannières assez glorieuses. Ici encore, je me soumets à la tradition nationale ; mais comment pourrai-je être ingrat envers les enchantements de ma jeunesse ?
Voilà, Monsieur, en style télégraphique, le bilan de ces vingt-cinq années. Un mot en résume les multiples expériences. J'accepte délibérément d'être lorrain et français ; j'accepte toutes les disciplines françaises et, parmi elles, bien que le dogme me dépasse, la formation traditionnelle que le catholicisme a imposée à l'intelligence, à l'imagination et à la sensibilité françaises.
Vous le voyez, toutes ces expériences, si elles ne m'ont guère enrichi, ont du moins l'avantage de mieux me révéler à moi-même.
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J'en suis où j'en étais, il y a vingt-cinq ans, lorsque j'ai commenté d'écrire. Mêmes racines ; mêmes limites. J'étais et je demeure l'esclave de ma formation familiale et terrienne. Mais cet esclavage, dont j'espérais alors pouvoir me libérer, j'ai appris lentement à m'y résigner d'abord, à l'aimer ensuite. »
En relisant ce vieil article de 1908, j'ai été tenté de penser, comme eux-mêmes le déclarent, que la leçon de Barrès ne peut plus être que lettre morte pour les jeunes gens d'aujourd'hui. Quoi ? un politique qui n'a jamais demandé de positif que le retour de Metz et de Strasbourg, un défenseur de la religion que le dogme dépasse, un littérateur qui n'a pris l'instrument de Rousseau, de Chateaubriand, de Michelet que pour s'enchanter de sa solitude, quelle drôle de figure ne ferait-il pas parmi eux ! Comment un garçon de vingt ans pourrait-il désormais comprendre qu'au temps du jeune Barrès on pouvait être anarchiste, mépriser les écrivains bien-pensants, aimer Rimbaud et néanmoins écrire, comme Barrès l'écrivait dès les *Taches d'encre,* cette petite revue d'avant-garde qu'il rédigeait à lui seul environ les années 1885 : « Notre tâche sociale, à nous, jeunes hommes, c'est de reprendre la terre enlevée, de reconstituer l'idéal français qui est fait tout autant du génie protestant de Strasbourg que de la facilité brillante de Metz. Nos pères faillirent un jour : c'est une tâche d'honneur qu'ils nous laissent. Ils ont poussé si avant le domaine de la patrie dans le domaine de l'esprit que nous pouvons, s'il le faut, nous consacrer au seul souci de reconquérir les exilés. »
Je crains qu'une telle façon de s'exprimer ne reste, en son fond, inintelligible à beaucoup de jeunes Français d'aujourd'hui et qu'elle n'avalise ce que leur disent ces jouvenceaux de lettres qui ne voient dans Barrès que l'ami de Déroulède, le sonneur de clairon, l'homme de la *ligne bleue des* Vosges, l'incarnation de l'humeur conformiste et de l'esprit réactionnaire. Pour qu'ils puissent entendre une page comme celle-là, ne pas la lire avec des yeux inconnaissants, il faudrait d'abord leur expliquer que le patriotisme d'un Barrès, c'est le patriotisme vrai, la fidélité à la terre des pères, au pays tel que les ancêtres l'ont fait. Ah ! que nous voilà loin d'un certain « patriotisme », tel qu'on l'entend aujourd'hui : patriotisme idéologique, patriotisme de partisans, patriotisme de guerre civile et qui concerne tout, sauf la patrie !
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Il faudrait du même coup leur apprendre que le peuple de ce temps-là pouvait bien être socialiste, voire révolutionnaire, mais qu'il n'avait qu'une pensée : *la revanche,* ce mot qui aujourd'hui semble « absurde » et que c'est dans cette pensée que nos parents et nous-mêmes avons grandi, quelles que fussent notre classe sociale et notre opinion politique. Il faudrait aussi leur montrer que l'antipatriotisme, le pacifisme, l'internationalisme, ne sont pas sortis du peuple mais des milieux intellectuels ; que ce ne sont pas les instituteurs laïcs (il y avait des râteliers d'armes dans les préaux des écoles communales où les bataillons scolaires faisaient alors l'exercice) mais que ce sont de grands professeurs qui en avaient élaboré la doctrine en Sorbonne avant que d'aller la répandre dans les Universités populaires ; que l'antimilitarisme n'était pas le fait du prolétariat ouvrier mais de certains jeunes bourgeois et notamment de ces étudiants que la loi du service militaire obligatoire avait envoyés malgré eux à la caserne -- ce qui nous valut des livres comme *Sous-Off* de Lucien Descaves et le *Cavalier Miserey* d'Abel Hermant. Il faudrait enfin qu'ils sentissent quel dégoût une telle anarchie morale devait causer à des âmes bien nées qui, pour privées qu'elles fussent de certitude métaphysique, ne consentaient pas à *détruire.*
Peut-être alors comprendraient-ils pourquoi des sceptiques, des agnostiques, s'efforcèrent de bâtir sur l'aire ensablée du relativisme, pour sauver les réalités dont l'expérience suffit à montrer qu'elles sont bonnes, bienfaisantes, utiles, vénérables, parce qu'elles ont fait la France et qu'elles sont à la base de toutes les sociétés durables, Mais il faudrait pour cela faire de l'histoire -- l'histoire qu'ont vécue des hommes qui s'appelaient Barrès, Maurras, Péguy, d'autres encore : c'est une histoire qu'on ne sait plus et dont on compte aujourd'hui les témoins.
SI L'ON PREND BARRÈS par un autre bout et qu'on interroge le Barrès égotiste, individualiste de *Sous l'œil des Barbares,* de *l'Homme libre* et si l'on se souvient que les surréalistes eux-mêmes ne laissaient pas de se plaire à ces petits livres qui leur étaient d'autant plus chers qu'ils ne se peuvent déchiffrer sans le secours d'un scoliaste, on croit trouver un biais par où Barrès serait susceptible de plaire à leurs disciples d'aujourd'hui.
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Environ les années 1890, Barrès n'avait pas non plus dédaigné de rédiger un manuel de métaphysique à l'usage des garçons qui ne savaient de belles discussions qu'au Café de la Source. C'était l'équivalent de ce qu'a pu être le manuel d'existentialiste d'un Jean-Paul Sartre pour les habitués du Café de Flore ! Cela s'appelait : le *Culte du Moi.* Et les personnes graves qui affectaient de ne pas prendre Barrès au sérieux, ne laissèrent pas, elles aussi, de se casser la tête, à la lecture de l'*Examen des trois romans idéologiques*. Accueilli par les uns avec componction, par les autres avec horreur, le *Culte du Moi* est inséparable du nom de Maurice Barrès, comme *l'Être et le Néant* de celui de Sartre. Pour établir son axiome existentialiste : « Le premier point, c'est d'exister », combien d'in-octavos de chez Alcan, Barrès n'avait-il pas dû parcourir au moins ! Tour à tour il avait pillé Hegel, Fichte, Hartmann, tout comme Sartre a pillé Husserl, Jaspers, Heidegger, les phénoménologistes allemands ! Aussi nos jeunes « intellectuels » peuvent-ils nous dire qu'ils n'ont que faire du *Culte du Moi !* Ils sont d'emblée à l'extrême pointe de l'individualisme, de l'égotisme barrésien ! Ils l'ont même dépassé : ils ont l'en-soi et le pour-soi sartriens ! A chaque génération de traîner ainsi un boulet sonore... Aussi bien n'est-ce pas là que les « idées » de Barrès leur échappent le plus. Mais là où Barrès, dialecticien comme pas un, s'ingénie à démontrer -- (et Sartre s'y emploie désormais à sa façon) -- que « penser solitairement, c'est s'acheminer à penser solidairement », là où il conclut que le travail de sa pensée se ramène à reconnaître que « le moi individuel est tout supporté et alimenté par la société », quel sens un tel déterminisme ne risque-t-il pas de prendre une fois traduit par les petits bourgeois marxistes des *Temps modernes* dans le langage du matérialisme historique ? Comment la doctrine de l'acceptation, celle que Barrès, lui, n'a pas empruntée au dehors mais qu'il a vécue (car c'est en elle que se manifestent l'orientation, l'unité complexe et pathétique de sa vie, son instinct noble, son besoin de servir), comment une telle doctrine pourrait être comprise par des garçons pour qui penser *solidairement*, c'est penser *totalitairement* jusqu'à la « néantisation » de leur propre moi. Car il ne s'agit plus pour eux d'un « moi » subordonné mais d'un « moi » détruit, réduit à n'être plus qu'un zéro ! Et l'on mesure du même coup toute la différence qu'il y a entre l'acceptation barrésienne et l'engagement où, par désespoir existentiel, se jettent, tête baissée, nos jeunes activistes !
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Alors, devant tant de difficultés, de contrariétés, nous avons été tenté d'admettre que Barrès ne peut rien pour eux ; que ses idées leur échappent irrémédiablement... Et nous en étions là de nos doutes, de nos questions, quand le hasard nous a fait relire un roman qui est une des œuvres les plus puissantes parues depuis la guerre et dont la force expressive laisse une impression inoubliable. Je veux parler du premier livre de Raymond Abellio, *Heureux les Pacifiques*. Depuis les *Conquérants* et la *Condition humaine* d'un Malraux, aucune œuvre littéraire ne nous a paru chargée d'autant de signification, ni douée d'une pareille virulence. Et quelle actualité ne reprend-il pas ? La voilà qui surgit, cette tribu de sauvages dont Barrès avait prévu la naissance ! Barrès rentre en scène, Barrès a trouvé Vendredi ! Et d'abord, c'est dans l'atmosphère des *Déracinés*, de l'*Ennemi des Lois* que nous voici plongés et du même coup un parallèle s'établit entre les deux générations, celle de Barrès et celle d'Abellio
Saveilhan, Ricardo, Michel, ces héros d'*Heureux les Pacifiques*, vampirisés par l'action ou l'idéologie politique et promis au destin ravageur d'un monde condamné, nous les reconnaissons, ces enfants farouches, dévolus aux pensées et aux aventures de la violence, ce sont les Rœmerspacher, les Suret-Lefort des *Déracinés !* Comme la France de 1890, la France de 1934 à 1945, la France de l'après-guerre, celle de la période que nous vivons, ont eu et ont, elles aussi, leur Racadot et leur Mouchefrin : c'est la même absence de milieu social, la même désagrégation, -- celle qui avait fait de Racadot un assassin, de Mouchefrin un malfaiteur, de Suret-Lefort un ambitieux de l'espèce la plus vulgaire et de Renaudin un petit drôle désigné pour toutes les trahisons... Les meilleurs eux-mêmes étaient atteints... On se rappelle ce chapitre des *Déracinés* où, tandis qu'on guillotine Racadot, l'on voit Saint-Phlin, Sturel et Rœnierspacher chercher avec angoisse le vrai tour de leur destin, comme le font les héros d'Abellio. Entre leur âme et l' « océan des plus stériles aventures », toutes les barrières étaient pareillement tombées ; a-t-on pu dire de ces personnages de Barrès que c'étaient des « enfants nus fouettés sur le roc par l'écume ».
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Voilà ce qui les apparente à ceux dont *Heureux les Pacifiques* retrace les avatars. Sans doute n'est-ce pas au tombeau de Napoléon, comme les jeunes gens des *Déracinés,* que Saveilhan, le polytechnicien communiste, Lando, Seyssac, Henriet, ses camarades de l'École ont noué le pacte de leur jeunesse, c'est en prison -- parce que c'est en prison que se nouent les pactes d'aujourd'hui ; c'est là, et non pas aux Invalides, que ces garçons iront plus tard faire leur pèlerinage ! Mais avec leurs révoltes, leurs blasphèmes, leurs nostalgies, leur aisance à tout mélanger : les filles, la noce, Marx, Hegel, Freud, Sade le fondateur de la religion de l'irrespect, la révolution, la guerre (la guerre qu'ils avaient senti venir mais dont ils n'avaient pas de *revanche à* attendre), comme ils sont donc pareils aux héros du premier Barrès ! Ce Saveilhan qui s'écrie : « *Dans un monde ardent et vénéneux qui pourrissait et qui naissait, tout nous était une drogue : l'action, les discussions, les idées... L'époque faisait pousser sur nous ses fleurs violentes* », ce Saveilhan, c'est un frère puîné de l'André Malterre de l'*Ennemi des Lois !* Et sous les traits de son amie Gina nous reconnaissons ceux de la tendre Claire Pichon-Picard, comme dans l'ardeur de Lucie l'exaltation de Marina : il n'y manque que le chien Velu ! Barrès ne les trouverait pas si différents de ceux qu'il fréquentait au Quartier Latin vers 1890, ces jeunes *activistes,* ces activistes incorrigibles ! Ce sont toujours les mêmes gamins vicieux qui n'ont qu'un but : jouer des tas de jeux, avec des femmes, avec des doctrines, avec la foule, agir pour agir, par frénésie de connaissance, pour s'affirmer soi-même en tant qu'individu, par conscience de génération, pour mieux s'opposer encore et pour se faire des souvenirs quels qu'ils soient ; par un certain besoin aussi de fraternité, de camaraderie virile, par un esprit de bande qui les pousse à chercher à vivre, à souffrir ensemble, à éprouver leurs certitudes, leurs tranchantes audaces, à se différencier des *salopards*, -- ces « salopards » que le jeune Barrès, lui, appelait les *barbares,* c'est-à-dire ceux qui possèdent de la vie une notion opposée à celle que l'individu s'en compose, ceux qui entravent ou dévoient le développement du moi qui se cherche, ceux dont l'auteur de *l'Homme libre* disait alors : « *Je les hais,* en ce qu'ils tendent à faire faillir un jeune homme à sa destinée, à l'empêcher de trouver sa joie de vivre » -- et qu'il désignait aussi du nom d'*adversaires !*
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Il n'est pas jusqu'au sentiment qui lie les tristes héros d'*Heureux les Pacifiques,* pour se masquer leur désarroi, leurs échecs, leur désespoir, que Barrès ne pourrait pénétrer et qu'il ne nous rende intelligible. Malgré le dégoût que Saveilhan lui causerait, comme il le sentirait proche, ce petit polytechnicien qui saute le mur de l'École, qui va parler aux réunions du parti communiste, qui cherche le contact des foules, pourquoi ? -- « *Pour se livrer à l'impudeur d'un cri collectif,* dit-il, *pour y cacher la pudeur d'une plainte personnelle.* » Est-il assez « barrésien » ce jeune garçon qui pense qu'on ne se bat jamais que pour soi, pour sa vérité, -- car ce que veut Saveilhan, dans l'action comme dans l'amour, c'est se saisir de chaque instant, en jouir à fond, et ce qu'il cherche dans la politique, c'est un excitant, c'est à mettre, eût dit Barrès, du *charbon sous sa sensibilité.* Mais, dira-t-on, ce Saveilhan, c'est un anarchiste ! Pas plus que tel camarade dont Barrès, dans l'*Ennemi des Lois*, a symbolisé l'aventure. Saveilhan, c'est André Malterre, l'intellectuel qui avait lancé une bombe au Cercle des Officiers de l'avenue de l'Opéra, l'agrégé de l'Université, le jeune professeur à l'École des Hautes Études qui répondait à ses juges, à ceux qui l'accusaient de proscrire les Maîtres et les Lois et lui demandaient ce qu'il avait à mettre à la place : « *Je l'ignore quoi que j'en sois fort curieux.* *Ce souffle de révolte, aujourd'hui très fréquent, ne me vient* *pas du dehors : il était mêlé à mes premières respirations* *d'enfant... Ayant un goût très vif pour les idées claires, je* *me suis appliqué à établir une description exacte de mes* *rapports avec les choses, c'est-à-dire des protestations qui,* *tout spontanément, à leur contact, naissaient en moi. Pensais-je à détruire ce que je voyais ? Nullement. Je constatais que c'était détruit, en mon être. Donc vous faites moins* *le procès d'une pensée que d'un instinct. Je m'accuse de* *désirer le libre essor de toutes mes facultés et de donner un* *sens complet au mot exister.* » Et l'existentialiste André Maltère de poursuivre : « *Homme et homme libre, puissé-je accomplir ma destinée, respecter et favoriser mon impulsion intérieure sans prendre conseil de rien du dehors !* *Voilà quel besoin m'agite et le satisfaire c'est toute ma conviction... Entraîné à détruire tout, ce qui est, je ne vois rien de précis à y substituer. C'est la situation d'un homme qui souffre de brodequins trop étroits : il n'a de souci que de les ôter. En toute sincérité, je me crois d'une race qui ne vaut que pour surprendre et désorganiser.* »
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C'est de cette race-là qu'est le héros d'Abellio. Il ne pense pas, il ne sent pas autrement, et combien n'en connaissons-nous pas aujourd'hui de ces petits Maltère en herbe ! L'*Ennemi des Lois* de 1893 s'ouvrait d'ailleurs sur un avertissement où l'on peut lire : « Un jeune homme qui se plaît à voir clair et à raisonner, une jeune fille élevée selon les méthodes récentes, une jeune femme que n'embarrasse aucun des préjugés sociaux et chez qui le goût tient lieu de moralité, ne voilà-t-il pas des contemporains, et sur qui c'est intéressant d'essayer la prise de nos réformateurs, de Saint-Simon à Kropotkine ! » -- Il n'y aurait que ces deux derniers noms à changer, à remplacer par ceux de Marx et de Lénine, pour croire que ce livre dont je vous parlé vient de paraître, qu'il s'agit, par exemple, du roman d'Abellio ou d'autres plus récents encore.
Eh bien, voilà ce qui me rend confiance. « Quoi, dira-t-on, vous tirez votre espoir d'un livre comme *Heureux les Pacifiques* et votre confiance s'alimente à la lecture de cette chronique d'une génération qui aura été le témoin d'une France moribonde et qui lui aura préparé un avenir de catastrophe, dont elle-même ne sait pas dire le nom ? » Je reconnais qu'on y trouve tout ce qui a proliféré d'idées absurdes, d'idées folles, dans une France livrée à l'anarchie de la pensée et de l'action, atomisée, par la tête, au milieu d'un univers délabré où tout allait en s'affaissant. Mais avec ces idées-là, une jeunesse qui avait en horreur les donneurs de leçons (elle se flattait de n'en recevoir de personne), une génération d'enfants de vingt ans a fait sa vie, une vie pathétique qui, pour beaucoup d'entre eux, débouche aujourd'hui sur le néant. Et se sentent-ils en *mal de héros*, c'est du côté d'un autre barrésien, c'est du côté d'André Malraux que ces jeunes activistes, dont la race aujourd'hui pullule, alimentent leur nostalgie, leur désir d'héroïsme. C'est ce barrésisme-là qu'entend une jeunesse tragique et violente, éparse depuis vingt ans sur toutes les terres d'Europe, d'Asie, d'Afrique, unie par une sorte d'étrange fraternité et qui à défaut d'une doctrine nous montre ses combats !... Combats où il lui suffit d'éprouver son courage comme un engagement sans retour, en y satisfaisant un certain goût de la camaraderie virile, combats qu'elle ne cherche que pour s'y soulager de l'absurdité de la vie, dominer son dégoût, tenter de vaincre le désespoir, garder au moins de la tenue dans l'anarchie. Oui, c'est là ce qui fait le fond de tous ces jeunes aventuriers où qu'ils se rangent ([^20]).
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C'est en sortant de vivre avec les « cinglés », avec les garçons insoumis que nous peint Abellio, c'est en lisant cette nouvelle *Éducation sentimentale* que j'ai retrouvé à certaines pages de Barrès une actualité singulièrement entrante. Et il m'est soudain apparu que tel de ses livres aurait encore beaucoup de choses à leur dire, que Barrès leur était plus proche qu'eux-mêmes ne l'imaginent, que c'est faute de le connaître qu'ils affectent de le dédaigner. -- Et du même coup j'ai repris cœur.
N'ALLEZ PAS CROIRE pour autant que je songe à leur tendre sans précaution ce petit livre difficile et sec, cet inquiétant *Ennemi des Lois* dont la préface commence par ces lignes : « *Les morts ! ils nous empoisonnent ! Ah ! quand nous les descendons au caveau, que ne pouvons-nous placer dans leurs bras, glacés les dangereux trésors que leurs mains viennent de laisser choir !* » Les garçons à qui nous avons à faire ne le connaissent que trop déjà, ce besoin de se débarrasser ! Mais de quoi cette génération souffre-t-elle ? De son éducation manquée car c'est là que tout se ramène. Aussi faut-il bien prêter l'oreille lorsqu'au même endroit le jeune Barrès déclare : « Donner des préjugés aux enfants, c'est, n'est-ce pas, toute l'éducation. Les préjugés qu'on impose à nos enfants, dans nos écoles et ailleurs, contredisent leurs façons de sentir. De là leur malaise. » Cette idée était chère à Barrès, et il n'a jamais cessé d'y revenir. Mais voyez ce qu'elle était devenue quelques années plus tard : « Grande insuffisance de notre éducation française, dit-il, qu'elle nous donne le goût de l'activité héroïque, la passion du pouvoir et de la gloire, qu'elle excite chaque jour par la lecture des belles biographies et par la recherche des cris les plus passionnés
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et qu'en même temps elle nous permette de considérer la vie sous l'angle d'où trois cents millions d'Asiatiques ont conclu au nirvana, les Russes au nihilisme et l'Allemagne au pessimisme scientifique. » C'est la même réaction que celle de l'*Ennemi des Lois*, mais nourrie d'expériences, appliquée aux réalités concrètes que la vie -- sa vie -- lui a découvertes, aux dimensions morales qu'il a reconnues par l'épreuve, directement, car c'est en lui et par lui seul que Barrès aura procédé à la connaissance du monde, de la nature de l'homme, des lois impersonnelles qui mènent à ceci ou à cela -- que ce soit à l'idée de patrie ou à l'idée de Dieu ! Voilà donc où conduit, où peut conduire l'anarchisme barrésien ; c'est, croyons-nous, la planche de fortune par laquelle les nouveaux venus pourraient passer du côté de chez Barrès et aller ensuite au-delà. Car il y a aussi parmi eux de jeunes esprits qui sentent de façon douloureuse l'absence, la privation de ce qui pourrait exalter leur ferveur, vivifier leur énergie, qui sont avides de force, de fécondité spirituelle, qui, pour accomplir leur destinée sont à la recherche d'un absolu et qui attendent « le maître, axiome, religion ou prince des hommes » dont Barrès parlait déjà dans *Sous l'œil des Barbares* ([^21]). Voilà qui suffirait à rétablir le dialogue.
L'anarchie, c'est son départ pour la vie, la première démarche d'un jeune et libre esprit devant ce qui lui fait trop horreur, c'est s'ouvrir à l'inquiétude, à la surprise, à la secousse de l'inconnu. Le tout est d'en sortir. Ce fut précisément la grâce de Barrès que d'en être sorti, le miracle qu'il opéra d'en avoir fait sortir les meilleurs de sa propre génération -- et cela sans théorie, rien qu'en vivant, en vivant pourtant à une époque où la dépression de l'âme française, où la dégradation de l'esprit semblait au point le plus bas de sa courbe. Pour rendre compte de leur état d'insurrection, Maurras évoquant sa propre jeunesse, le formulait d'un mot : « Il s'agissait pour nous de dire non à tout... de contester toutes les évidences et d'opposer à celles qui s'imposaient les rebellions de la fantaisie, au besoin, de la paresse et de l'ignorance. Le mot de scepticisme n'est pas suffisant pour qualifier ce mélange d'incuriosité frondeuse avec le délire de l'examen.
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Un *à quoi bon ?* réglait le compte universel des personnes, des choses et des idées. C'était le néant même senti et vécu. » Avec leur propre insuffisance, ces jeunes gens ne sentaient-ils pas aussi les fatalités qui pesaient alors sur les âmes : la patrie humiliée, la certitude défaite, la nature avilie, la foi contestée, la pensée divine obscurcie. En littérature, c'était pire encore. Mieux qu'aucun autre les misères. C'est par la sensibilité et dès l'abord par le dégoût que lui causaient l'abjection ou la pauvreté des écoles régnantes que Barrès prit conscience des maladies de ce temps : la décadence de l'art lui révéla la bassesse des âmes, l'avilissement de l'esprit. Parlant de l'anarchie de ces années 1885-1890 Maurras dira, lui aussi : « Les nouvelles générations ne se représenteront jamais clairement cette grande pitié, ni (ajoutait-il aussitôt) cette renaissance que déterminèrent la jeune audace et la fierté de Barrès. Quelques petites phrases courtes, et c'en était fait : la tradition des moralistes français était reprise, l'impressionnisme bégayant était enterré : une haute pensée osait se mêler de l'art d'écrire, l'homme-écrivain se rappelait enfin qu'il avait à sa disposition un cerveau ! »
Ainsi il avait suffi d'un poète pour faire une révolution (la plus importante qui se fut produite depuis 1820), pour sauver l'élite qui allait se débander, de dissoudre, pour opérer un retour décisif au goût ancien, au goût naturel, au goût éternel de la France. Auprès de la jeunesse de cette période rebelle et insoumise tout autant sinon plus que la nôtre, il avait fallu pour l'émouvoir un musicien de l'âme, dont les accords et les idées pussent être sans difficultés égalées ; il avait fallu les prestiges et les magies d'un grand enchanteur pour donner autorité au philosophe de la patrie. Oui, la France avait trouvé en Barrès un poète dont les variations infinies de la vie chatoyante, la moire éclatante des arts, pouvaient tenter le cœur ou solliciter le regard mais qu'un instinct supérieur empêcha toujours de dérailler sur l'essentiel. Personne comme Barrès n'aura donné de la patrie un formulaire aussi général, aussi capable d'agir sur les esprits -- et sans doute parce qu'il est sans prêche, qu'il a été personnellement senti, vécu et qu'il y ramène par simple charme, par la pratique du noble et du beau, par un accord essentiel avec la beauté du monde, avec son pouvoir charnel qu'il tint toute sa vie pour nécessaire. Et c'est l'occasion de se souvenir de ce que dit Pascal :
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« L'amour et la raison n'est qu'une même chose : c'est une précipitation de pensées qui porte d'un côté sans bien examiner tout, mais c'est toujours une raison. » Un tel propos n'excuse aucun romantisme mais il donne au sublime sa liberté...
« SI BARRÈS fut gêné dans la découverte ou l'adoption de règles strictes ou de bases fondamentales, la cause en fut peut-être à l'excessive richesse de ses dons. En lui la sensibilité égalait l'intelligence et, à l'aide de ces deux ailes parfaitement conjuguées dans son vol, il atteignait des régions d'une impressionnante altitude. Montant plus haut, il agissait plus loin. Il put ainsi réunir dans une admiration efficace et toujours saine, des multitudes aux tendances les plus diverses et que la meilleure loi eut laissées indifférentes ou hostiles. Barrès n'a jamais eu qu'une même préoccupation : tirer les hommes du bourbier, les élever vers quelque chose de plus noble et de plus pur. Préoccupation qui, sans doute, n'appartient pas qu'à lui seul. Mais ce qui n'est qu'à lui, c'est qu'étant artiste et grand artiste, il a lié son art sans l'amoindrir à la plus haute idée morale. »
Voilà ce qu'au lendemain de la mort de Barrès exprimait un des témoins de sa vie d'esprit. Et Barrès ne disait-il pas : « Pour moi la littérature c'est de hausser à une vie personnelle et supérieure, de libérer des êtres et de les diriger. Il s'agit d'aller à la conquête des âmes. » Ce que Barrès a légué à ses successeurs, c'est un style de vie, un désir de noblesse humaine,
« Si vous avez vu un homme, -- un, -- disait-il un jour, vous avez vu une grande chose. » En dépit de ses contrariétés et peut-être à cause de ses contrariétés -- et par leur subordination vivante -- Barrès est un de ces hommes-là. En voyant cet *homme-un*, comme disait Albert Thibaudet, nous avons vu une belle chose, une des plus belles choses françaises qui nous ait été donné de voir. Et Thibaudet la définissait bien cette unité d'un Barrès quand il montrait que ce n'était pas une unité toute faite, une unité donnée, mais une unité qui se cherche, qui s'est cherchée jusqu'à sa mort et dans laquelle, comme chez Pascal, demeurent encore « visibles et actifs tous les esprits de la recherche ».
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Pour n'être pas monté si haut qu'un Pascal, pour n'avoir pas franchi ses étroites limites, Barrès, en se cherchant, en se trouvant, a donné à une génération, à une époque française, l'idée vraie d' « un équilibre entre la culture et la vie » : non pas un concept, une idée claire et distincte mais une idée devenue vraie en s'incorporant à une vie.
Dans cet ordre, dira-t-on, l'idée ne dure qu'autant qu'on est vivant. La biographie de Barrès pourrait à tout le moins faire comprendre à ceux qui l'ignorent et tout en l'ignorant le méprisent, ce qu'ils perdent humainement à ne pas le connaître et à ne pas l'aimer. A défaut de ses *Mémoires* qu'il n'a pas eu le temps d'écrire et qui eussent, sans nul doute, été son chef-d'œuvre, nous avons les *Cahiers.* Les *Cahiers,* c'est la vie de Barrès : ils ont une densité humaine que nul de ses livres n'égale. Qu'on nous donne en un seul volume une édition des *Cahiers* débarrassée du fatras qui les encombre ([^22]). Toute une jeunesse qui ne l'a pas connu pourra y entendre le son de sa voix, y découvrir « un sentiment, un goût, une âme », le saisir dans sa vérité la plus intérieure, affronter ainsi ses songeries à la sienne et s'en faire elle-même une image qui perpétuera « la grandeur de la personne autant et plus encore, que la vitalité de l'esprit ». Si certains des problèmes de Barrès ne sont plus les siens, le ton de sincérité, d'authenticité des *Cahiers* ne sont-ils pas susceptibles de gagner le chemin de son cœur ? Ce que nous avons là, c'est, comme il le disait lui-même des *Pensées* de Pascal, « son premier jet, sa matière brute avant le façonnage, son âme ». Il n'y a pas jusqu'à cette frémissante inquiétude, cette « disponibilité » qu'il gardait au milieu de ses directions les plus sûres, cet incessant désir de dépassement, -- mais dans la ligne de l'humain -- qui ne pourrait lui en préparer l'audience. On imagine mal que des jeunes gens puissent demeurer insensibles à tant de charme, de séduction, à la puissance de tendresse et d'accueil qui en émane. Certes, Barrès n'a pas de place dans un monde qui ne se plaît qu'à ce qui humilie l'homme, ravale sa nature, dans un monde ensauvagé qui n'a plus le sens de la hiérarchie des grandeurs et des beautés. Qu'on se trompe, peu lui importe ; et sa propre jeunesse avait été traversée de trop d'incertitudes pour songer à en faire un grief ; mais il exige qu'on ne s'avilisse pas. Comment croire que la complaisance que montrent trop de nouveaux venus pour les aspects les plus salissants de l'être ne leur laisse aucune soif, aucune faim du meilleur et que leur imagination en soit définitivement sevrée ?
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Du Barrès des *Cahiers* surgit un nouveau Barrès ; et s'il est vrai que de jeunes esprits sentent l'absence, la privation de ce qui pourrait exalter leur énergie, la rencontre de ce Barrès qui grandit en s'humanisant n'accomplira-t-elle pas un nouveau miracle ? C'est par là qu'il saurait le mieux les conquérir, les entraîner, les émouvoir et à nouveau les convaincre.
AINSI comprendront-ils mieux l'unité profonde de cette vie, où politique, et littérature trouvèrent à se correspondre, à se compléter, à ne pas être divisées. Être un pour soi, ce fut sa grande affaire, à lui Barrès. Cet *homme-un* a su en outre rester ce qu'il y a de plus rare et de plus grand : *un poète.* « *Je m'aperçois, disait-il au soir de son âge, je m'aperçois qu'au jour le jour j'ai désiré que ma vie fut un poème et que, pour qu'elle me plût, je me suis tenu comme un bon ouvrier à l'envers de la tapisserie avec joie et sans repos.* » « Une œuvre d'art doit finir dans l'apaisement, dans la sérénité », disait-il aussi. La sienne -- les *Cahiers* en témoignent -- s'achève dans une simplicité divine. Il semble tout à coup qu'il n'y ait plus dans son œuvre de mystère, de subtilité, de complication. Tous les problèmes, toutes les théories, toutes les questions qu'il avait soulevées, agitées, s'y transfigurent et se ramènent à une chose toute simple, infiniment simple, si extraordinairement simple, que, pour s'en rapprocher, Barrès a dû *parler toute sa vie.*
Nationalisme, traditionalisme, doctrine de la terre et des morts, toutes les idées que Barrès a formulées, expliquées et qui, du même coup, donnaient prise à la contestation, à la dispute, y apparaissent accessoires et se résolvent en un accord fondamental, où nous atteignons l'âme, l'impulsion originelle, la réalité concrète, ce qu'il y a d'intime, d'essentiellement spontané sous les modes d'expression divers dont elle s'est tour à tour revêtue. Cette *intuition,* qui, à son insu d'abord, puis consciemment, l'a gouverné, c'est *elle* qui l'a défendu contre certains prestiges, qui lui a fait dire *impossible* à tout ce qu'il sentait extérieur à lui-même, à ces influences étrangères qui cherchaient à l'assaillir, à le dominer et qui l'a aidé à dégager et à parfaire son essence propre : « *J'ai cherché,* dit-il, *à me compléter avec ce qui ne me faisait pas horreur, à m'harmoniser plus large et plus haut.* »
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Cette obéissance au plus profond instinct n'est, au reste, que la forme divine de ce *bon sens* qui régla la mélodie de ses désirs et qui l'a proprement *sauvé*. Aussi Barrès n'a-t-il jamais rien écrit de plus humble, ni de plus vrai, que ces mots inscrits en tête de ce qu'eussent été ses *Mémoires :* « J'ai développé en moi le *bon sens*, qui est très puissant dans ma famille et je suis content de savoir la portée qu'il faut lui donner. Descartes pensait qu'il nous vient de Dieu, qu'il ne peut nous tromper parce que Dieu ne saurait nous tromper. » Et Barrès de conclure : « *Mon bon sens est de Dieu.* »
Voilà le message que Barrès nous laisse, celui qui ne passe pas et que ne peut atteindre aucun déni. Parmi les écrivains qui occupent le devant de la scène qui donc aujourd'hui éprouve avec une pareille force le besoin de se constituer une âme complète et d'engager à son tour le dialogue de l'homme avec Dieu ? Lequel, à son exemple se soucie d'ajouter à une œuvre brillante cette strophe d'un accent plus grave qui, en l'achevant, donnerait à l'ensemble son prix. Dans ce silence, dans cette pénurie, c'est un don vivant que Barrès nous fait, par-delà sa tombe. « *Puisqu'il faut mourir,* disait-il, *je voudrais mourir pour vivre et par ma mort m'assurer une survie.* »
Par delà la mort, c'est une parole de vie que la jeunesse d'aujourd'hui peut y trouver, une parole capable de lui rendre ce sens de la lignée, de l'héritage sans lequel rien de grand, rien de *nouveau* ne saurait s'accomplir.
Henri MASSIS.
de l'Académie française
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### La fille du maître d'école
*Souvenirs d'un monde fini*
par Claude FRANCHET
La première partie de cette « chronique » a paru dans notre numéro 61 de mars 1962.
#### Us et principes
LE VOILÀ DONC, ce monde perdu de nos campagnes, comme il était dans ses travaux et ses jours. Avec cela chacun vivant, même fût-il quelque peu des « gros », dans la simplicité de sa condition : ainsi qu'il l'avait trouvée dans la vie du grand-père et du père, de la bonne femme de grand'mère et de la mère. Car alors les fils ne se mêlaient pas d'enseigner les pères, ni les filles les mères, et ne fourmillaient les Gros-Jean pour vouloir en remontrer à leur curé.
Et je ne peux m'empêcher d'évoquer avec une sorte d'attendrissement les bons vieux principes qui menaient le train. En vérité, pour la plupart des vertus chrétiennes oubliées comme telles de ceux qui en pratiquaient les restes, et le contraste pouvait se trouver grand entre la rudesse naturelle et les frustes façons d'aucuns, -- je songe à mes gens des bois -- et leur délicatesse en des occasions où la réserve, par exemple, la pudeur étaient en jeu. J'ai déjà dit le respect des enfants ; il y avait aussi celui de l'honnêteté des mœurs.
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Bien sûr on n'était pas des saints ; le langage était vert et la plaisanterie parfois facile. Mais qui avait vraiment mauvaise conduite, notoirement se « dérangeait », n'était pas sans savoir à quoi il manquait, à quelles clabaudées de désapprobation il se préparait ; ni les autres non plus qui lui appliquaient les noms les plus drus, et si c'était un homme, lui refusaient l'entrée au conseil municipal : on n'y avait pas besoin d'un... ; et le mot était vraiment gros : comme on le pensait. Quant à une femme, Dieu sait quelles figures terriblement vertueuses elle trouvait au lavoir ou autour de la voiture de l'épicier, du coquetier.
C'est dire qu'un scandale éclaboussait une famille pour des années et jusqu'à deux générations. Il y avait du bon là-dedans, et certes du mauvais si on se place au regard de la charité ; pourtant mieux valait punir le laisser-aller, qui nous mène où, à cette heure ? Et d'ailleurs on n'a jamais vu mourir de faim ni se voir refuser du travail celui « qui se manquait de respect », et que l'expression en dit long et profond. Je la retrouve tout d'un coup dans le propos d'une brave femme sur un mariage assez étonnant dans une bonne famille : « Fallait bien : l'Honoré s'avait manqué de respect avec la fille. »
C'est que, dans ce cas, le devoir strict était de réparer ; et si le garçon, après avoir fait Pâques avant les Rameaux se montrait récalcitrant, toute la famille -- la sienne -- des grands-parents aux oncles et tantes, s'employait à le décider. Je me souviens d'avoir vu, en un âge où je savais les choses, des voitures dans une certaine cour et des hommes et des femmes en descendre avec des airs de magistrats offusqués et bien résolus, s'il ne pouvait plus être question de convenances, à faire au moins respecter la justice.
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Ces airs -- les souvenirs, dans nos vieilles têtes, mènent un branle en se tenant comme par la main -- m'entraînent à ceux des « réprouves ». Mais ce n'étaient pas les mêmes ; il y avait dans ceux-ci plus d'importance et de solennité ; à vrai dire la parenté de l'Honoré n'était pas très fière d'avoir à jouer son rôle ; tandis que le témoin dans les réprouves (quelque chose comme les preuves) se trouvait presque aussi grandi que s'il avait fait partie du jury des Assises, honneur extrême et qui ne tombait pas souvent sur un village.
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C'était quand il y avait un démêlé entre voisins (plus rarement en famille parce que ces choses-là ne regardent pas les étrangers) où l'avis d'un tiers désintéressé, de bon sens et bon renom, pouvait être utile à entendre ; ou une calomnie courait les rues, le calomnié croyait en connaître l'auteur, mais il fallait un témoin pour l'affronter ; des attitudes avaient trop longuement étonné, il fallait tirer cela au clair ; et des mystères dont personne ne devait se douter hors celui à qui on allait les confier ; on écrivait alors des papiers...
On se doute bien que la chose comportait un certain cérémonial ; la maison où elle se passait était soigneusement balayée ; chacun s'était quelque peu reblanchi, l'homme attendu, bien moins souvent une femme qui alors mettait son bonnet blanc, avait passé sa blouse propre et ciré ses souliers. Et il s'en allait à pas comptés au rendez-vous, assez ennuyé s'il lui fallait témoigner parce que personne n'aime cela, assez fier d'avoir à sentir son importance ; n'ayant pas voulu être vu et ne lui déplaisant pas d'être rencontré en un équipage qui ne trompait personne, ce n'était pas le jour du percepteur ; enfin se disant que c'était pour le bien et le droit mais aussi qu'il se serait bien passé de faire triompher ce droit-là.
Les seules tout à fait aises étaient les commères derrière leurs carreaux, qui disaient à voir la mine et la vêture : « Tiens, Basile -- c'était notre voisin, si bon homme qu'il y allait souvent -- Basile qui va aux réprouves. Ça doit être chez Paul et Ernestine. » Méprisant les contestations qui pourtant donnaient bien à parler, mais approuvant qu'on y préférât Basile au juge de paix. Car aller en justice avait méchant renom et mauvaise façon.
Et puis cela coûtait, et à Basile on ne faisait même pas de petits cadeaux de campagne puisqu'il avait de tout chez lui. Quant à savoir ensuite ce qui s'était passé chez Paul et Ernestine, la femme même du bonhomme devait y renoncer, c'était secret quasi juré sur la tête des père et mère.
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On recevait encore en héritage un don des plus précieux, celui du bien faire dans le travail. Il aurait été hors de cause qu'il en fût autrement, cela tenait vraiment à la mœlle de l'homme. Aussi bien, « cela ne prenait pas plus de temps de faire de la bonne ouvrage que de la méchante », et puis le métier était le métier, qui demandait son soin, et duquel chacun avait sa fierté. Trop grande si de « l'ouvrage bien faite » on s'élevait quelques échelons plus haut à « la belle ouvrage » qui donnait alors grand renom : de faucheur, de maçon, de couvreur -- il y avait des couvreurs de meules que la moisson faite et la batteuse passée on venait chercher de loin -- de tisserand, menuisier ou tout autre en son fait. Seulement une terre toujours labourée fameusement droit et sans bavure, un pré fauché ras comme à la tondeuse, des fagots où pas un rain (un rameau) ne dépassait et ainsi tout le long d'une vie, c'était la gloire d'un homme.
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La belle ouvrage était, toute proportion gardée, comme le chef-d'œuvre d'un Compagnon, mais un chef-d'œuvre coutumier, répété, qui classait son homme au village et dans le pays d'alentour, et auquel enfin, chose étrange, les autres ne portaient point mauvaise envie : noblement, le cœur pur, on couronnait !
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Et il y avait l'économie. Dieu quelle vertu -- car c'en était une manière -- bien gardée ! Que de souci d'épargner ; on disait même « répargner » pour donner plus d'appui à la chose. Alors on « répargnait » sur tout ; sur ce qu'on appelait la vie, qui était la nourriture, sur le vêtement, le train, et en toutes occasions même petites. On faisait, à la lettre, des économies de bouts de chandelle en les refondant si on ne pouvait plus les tenir entre deux doigts. Car beaucoup vivaient encore, au moins en partie, à la chandelle, si bien que jusqu'au temps de l'électricité j'ai pu entendre appeler toute lumière « la chandelle » même en tournant un bouton, tant l'habitude en était restée.
-- Vieille image, joie naguère de la famille : la tante Joséphine s'éclairant par toute la maison avec le chandelier couché sur son bras, puis venue regarder la soupe sur le feu heurtant le luceron pendu à la tablette de la cheminée, dont une goutte tombe sur son bonnet...
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On ne peut compter dans les principes les us et coutumes quelle valeur pourtant ils avaient aux champs ! On s'y serait plus difficilement dérobé -- d'aucuns -- qu'à une règle de morale ; comment il fallait se conduire en telle et telle circonstance était strictement limité. Jusqu'à, par exemple, régler les repas de compagnie, comme aux noces et aux enterrements. En ce dernier cas surtout ; en certains pays il était de règle qu'on y servît du veau, le bœuf étant trop commun pour honorer le mort (et la volaille honnie comme donnant un air de fête), et y manquer eût été non seulement manquer au défunt mais à la fierté de la famille.
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J'entends encore l'une de ces Matrones importantes dans les dites familles et veillant aux bienséances, demander à un neveu assez peu renseigné, responsable des funérailles de sa grand'mère, ce qu'il comptait donner au repas. « Eh bien, elle avait des lapins, j'en peux faire tuer deux. » Quelle figure devant lui ! On aurait dit toutes les convenances offensées. -- « Mais mon garçon il te faut du veau ! Tu penses bien que le boucher t'en a mis un morceau de côté pour ton deuil ! » Le neveu alla chez le boucher.
Et il y avait ainsi tout un protocole pour certaines démarches, façons de s'habiller en telles et telles circonstances et jusqu'aux paroles usitées qu'il valait mieux ne pas changer.
Le paysan est très protocolaire, je me répète volontairement ; on ne s'en doute pas assez, et l'ignorant, on peut le blesser. Et la critique des conventions mondaines m'a toujours fait un peu sourire quand je me rappelais celles auxquelles on peut être soumis dans nos campagnes pour montrer du savoir-vivre et respecter celui des autres. Pourtant, à y réfléchir, il y a là, plus profond que dans la monde, un élément de cette dignité qu'il est impossible de méconnaître chez l'homme de la terre, pour peu qu'on en ait vraiment le sens, -- de la vraie dignité.
Et c'est peut-être aussi cela qui l'a empêché jusqu'ici d'être vulgaire. Car on ne le fera jamais assez entrer dans certaines têtes : aucun paysan d'aucun temps ni d'aucun pays, aussi frustre et grossier -- si on le veut -- qu'il pût être, n'est vraiment à fond, et même *dans* ses paroles et son comportement, sujet à la vulgarité. Et parmi mes vieilles amies des champs j'en ai, mieux, connu d'une distinction étonnante, et leurs maris cassés en deux par la pioche me paraissent être d'une courtoisie bien enviable à des messieurs.
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Monde perdu, monde perdu... Tout vieux, toute vieille, pas encore en allé, en allée, l'a en tête, devant les yeux. Au coin de la cuisinière à feu continu ou même le dos au radiateur, il ou elle revoit le feu de « la maison » ou de « chez nous » et c'était la grande cuisine, cœur du logis, le feu dansant autour des bûches tandis que le soir tombe. Un soir de Chandeleur peut-être où fut célébrée au matin l'industrie des abeilles et la pure liqueur de cire image de la Lumière pour éclairer les nations ; où le jour est allongé mais justement il neige ce qui n'étonne pas, le merle était venu l'annoncer en dansotant dans la cour ou le jardin, alors les flocons cachent ce jour mourant derrière la fenêtre ; la lourde porte est bien fermée avec l'essuie-mains pendu derrière et le balai sage jusqu'à demain ; et comme par répargne on n'a pu encore allumé, des ombres remuent sur les murs et les grands rideaux du lit des père et mère.
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Un moment tout se tait, même l'homme qui vient de rentrer de la grange ou l'écurie après avoir tapé ses bottes sur le seuil, et là femme de l'étable avec ses seaux à lait et qui se débarrasse de ses sabots. Les enfants sont là autour de la cheminée, ayant laissé le meilleur coin à quelqu'ancien déjà moitié échappé de la vie qui a ses rêves à lui ; le plus petit est même sous le manteau, assis sur un bas fourneau d'été avec un jambon au-dessus de la tête et une brochette de harengs salés qui se fument comme le jambon. Ils ont les coudes sur les genoux, le menton dans les deux poings. Ils guettent le silence, l'arrêt du père et de la mère, les ombres au mur, le battement de l'horloge, l'angelus qui sonne.
Et ce sont eux, mon vieux, ma vieille, c'est moi à l'heure du lait chez les voisins, quand un peu grandette maman me confiait le pot avec ses recommandations.
Silence d'un soir où dehors la vie commence à s'émouvoir même sous la neige, et ce sera un jour un éclatement de rumeur, d'aventure ; mais au-dedans c'est encore le monde refermé sûr son secret de simplicité, de bonhomie, et de grandeur sans qu'il y parût et le cœur des enfants ne s'y trompait pas qui devait en garder jusqu'à la vie de ces jours un plus fort souvenir que le lot de regret sentimental et plein d'illusion dévolu aux vieilles années.
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Et nous, le jeune maître d'école, sa femme, sa petite fille parmi ceux-là ? Pas dans les gros, sûrement, n'ayant ni grande cour avec la maison et les bâtiments autour, ni étables ni écuries, ni granges ni hangars, ni cabriolet ni même un ânon. Pas des moindres non plus, puisque ma mère tout en lavant elle-même son linge au ruisseau comme les autres, sauf deux fois l'an aux grosses lessives, changeait de toilette l'après-midi pour coudre l'hiver derrière sa fenêtre, l'été au jardin abritée de la rue par le buisson de noisetier ou près du puits dans l'odeur orangée des juliennes ; que mon père, un peu « ferluquet » disait maman Julie, était le dimanche en gilet soyeux et pantoufles de tapisserie ; et que, quand nous sortions tous les trois il se disait sur notre passage : « Voilà Monsieur B. avec sa dame et sa demoiselle », et nous recevions des salutations au lieu des politesses ordinaires de rencontre : « Il fait beau ! » ou s'il pleuvait : « Qué temps ! » ou encore : « Te v'là allé ! », celui qui y manquait passait pour fier -- on disait : haut -- ou sauvage.
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Mais pour avoir droit à un traitement spécial nous n'en étions pas plus riches. Ce dont pour ma part je me souciais peu ; je n'avais pas apporté en naissant le goût de l'argent dont non plus on ne parlait en famille, surtout devant moi, sauf ma grand'mère soupirant de temps en temps : « Qu'ont-ils fait -- ce qui voulait dire et je ne m'y trompais : qu'a-t-il fait -- de la dot de ma fille ? » ; ce à quoi je n'avais rien à répondre n'en sachant me et pas même ce qu'était une dot, et je voyais aussi que ce n'était pas une question.
La vérité était que voyant les choses à ma mesure, j'aurais été plutôt portée à nous croire regorgeant de richesses. J'avais une maison où à mon avis rien ne manquait, ô délice un grand jardin, une robe des dimanches et des souliers montants mordorés avec un gland qui sautillait dessus, aux mauvais jours un manteau avec un petit manchon de lapin blanc pendu à mon cou par un cordon de soie ; et, deux ou trois hivers, une capote de feutre blanc aussi, ornée de ruban bleu clair et d'une touffe de petites plumes frisées pareillement bleu de lin. Ce bleu et ce blanc étaient alors les seules couleurs des petites filles, même pas vouées à la Vierge. Et tout le reste, personnes, maisons, meubles, tentures et quasi tous objets, voué, lui, aux teintes neutres ou sombres, à tant de gris et de marrons, que faisant amende honorable à notre temps, je le loue bien des fois d'avoir ramené dans les choses sorties des esprits et des mains tout le joyeux éclat de la création du bon Dieu.
Mais j'en reviens à la capote qui fut l'une de mes gloires. Je me la rappelle trop bien. Elle me paraissait si belle qu'un jour où mon parrain curé, « mon cousin », recevait des confrères à sa table après ce que ces messieurs appelaient une conférence, comme c'était le moment au dessert de me faire réciter ma fable du pinson « qui chantait au printemps sur l'épine fleurie », je voulus absolument paraître avec sur ma tête la chose admirable. On dût satisfaire à ma fantaisie ni maman ni ma grand-mère ne se souciant de laisser entendre de l'autre côté de la porte des pleurs et des grincements de dents.
Je fis donc dans la salle à manger une entrée que j'imaginais triomphale et aurait pu être tout juste ridicule si mon air de bonne foi, paraît-il, n'avait comme à l'habitude tout sauvé. Qui sait d'ailleurs si mêlé à ma petite vanité il n'y avait le sentiment d'une civilité envers si révérente compagnie ? J'avais aussi mes protocoles, je m'en souviens très bien.
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Et voilà que je ne peux oublier les boucles d'oreilles de turquoises, peut-être en imitation ; je ne sais, assurée pourtant qu'elles étaient serties d'or pour l'avoir entendu dire à ma grand'mère (toujours elle et aussi elle les avait peut-être données, comme la dot) au cours de leurs aventures. Elles étaient montées en forme de petites marguerites, deux par boucle, dont l'une au-dessus de l'autre. J'avais supporté courageusement la percée des oreilles, il faut souffrir pour être belle -- elles me caressaient les joues, je les aimais. Mais leur vie fut de courte durée, leur sort, à celles du bas au moins, étant, de voler par l'air à la suite d'une claque de mon père plus forte que les autres, et celle du haut me faisant saigner un peu.
Sur quoi grand'mère se lamentait que c'était perdre du butin à plaisir -- quand la marguerite n'était pas brisée elle avait sauté dans d'herbe -- et maman se récriait que le bourreau m'arracherait un jour les oreilles avec, ce qui était insupportable à penser. Cependant le bourreau, penaud, étanchait la goutte de sang avec son mouchoir, se demandant sans doute ce que j'en pensais. Mais il pouvait se rassurer ; il avait son immunité, et je n'étais pas fille à vouloir être morte de ses sévices pour le faire pleurer à mon enterrement toutes les larmes de son corps, ce qui pourtant m'aurait bien attendrie.
Enfin il arriva plus tard une chose qui aurait pu brouiller mes idées sur richesse et pauvreté, si je n'avais gardé là-dessus mes idées personnelles.
Dans l'un de ce que les instituteurs appelaient à mon étonnement des postes, mon père avait comme élèves deux garçons dont la maman était garde-barrière au milieu des sapins traversés par une petite route à la rencontre de la voie de chemin de fer de Châlons à Troyes. Je ne me rappelle plus du tout s'ils avaient encore leur père, étranger à mon histoire ; je sais seulement que ma famille s'apitoyait sur leur pauvreté et que papa faisait don à l'aîné de ses cravates usagées : j'imagine un peu plus, mais je revois l'une des cravates. Ce garçon s'appelait Olivier, et un jeudi on me fit savoir qu'on allait aux sapins jusqu'à la maison d'Olivier.
Je nous vois. Maman portait un petit paquet ; papa faisait aller sa canne ou suivait la passée d'un lapin ou nous disait : « C'est là que j'en ai tué un gros, il y a deux ans », car nous ne faisions guère de promenade sans entendre le récit sur place de l'un de ses exploits de chasseur avec ses tenants et aboutissants ; et moi je prenais une mine composée à l'approche de la pauvre cabane de ces pauvres gens : à vrai dire j'avais le cœur assez serré.
Enfin nous, arrivons et qu'est-ce que je vois : une maison petite à la vérité, mais avec sa façade et toute une partie du toit recouvertes de chèvrefeuille en fleurs. J'ai rarement reçu un tel choc, et senti mes idées en telle déroute ; éprouvé en même temps un si grand sentiment de poésie et de beauté ; c'était comme une demeure de fée dans le bois aux vertes aiguilles aux branches doucement balancées.
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Évidemment la maman d'Olivier ne ressemblait pas à une fée. Pourtant elle avait aussi ses trésors ; me voyant béate devant ses chèvrefeuille, si beaux et qui sentaient si bon, elle m'en cueillit un bouquet qu'elle enferma dans un cornet de papier attaché d'une épingle à tête de verre jaune et brillante. J'aurais dû écrire en italique la description de cette épingle pour mieux faire comprendre mon surcroît d'admiration et d'émoi ; jamais maman ne m'avait fait pareil cadeau ; peut-être même n'en avait-elle pas l'équivalent.
Je me sentais les joues toutes rouges et les yeux brillants en quittant ma donatrice après lui avoir sauté au cou. Mais sur le chemin du retour, -- « Tiens, tiens, un terrier ! » -- je gardais mes sentiments pour moi sans m'aventurer à me faire rabrouer, devinant bien qu'ils ne concordaient pas avec ceux de mon entourage et soupçonnant une fois de plus les grandes personnes de ne pas toujours voir les choses comme elles étaient.
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De tout petits bourgeois de campagne, voilà peut-être ce que nous étions : quoique tout près de la terre encore, et grâce à Dieu avec des habitudes, chez mon père surtout, et qualités et connaissances paysannes, ce qui lui permit de rendre autour de lui bien des services que sa fonction ne requérait pas nécessairement.
J'en devrai reparler parce qu'il y avait là non seulement de bonne complaisance et bonhomie en lui, mais une certaine saveur à le voir faire, ce dont ne manquait pas de s'égayer son épouse qui avait de l'esprit et de la fantaisie : jusqu'au moment où sa sorte de clientèle le laissant se charger un peu trop ou le chargeant elle-même ingénument, la chère femme s'écriait ce que d'autres pensaient, sans chercher à relever ses expressions : « Ils te feront tourner en... Bourrique ! » achevait mon père qui avait vu cette plaisanterie sur l'almanach car il était incapable d'en trouver seul, même de mauvaises.
Et il allait quérir son attirail de géomètre -- il en avait un dont je garde encore la chaîne au grenier -- parce qu'un père d'élève était venu lui dire à la sortie de classe :
« Monsieur B., il y a mon champ de la Croix-Baron qui a besoin d'être re-mesuré. J'ai pensé, comme j'en avais le temps à cette heure, que ça m'arrangerait, d'y aller tout de suite. »
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C'était le géomètre forcé. Et un autre qu'il rencontrait demandait avec beaucoup de sérénité :
« Monsieur B., avez-vous songé à inscrire mon nouveau cheval et rayer le vieux ? J'ai pensé que je n'avais pas besoin de me déranger. » -- « Oui, justement je me préparais à aller vous en parler. »
Car c'était lui qui dans ces cas courait aux renseignement, pa-ta-pan, pa-ta-pan, au lieu de laisser venir. Et si ma mère était présente elle haussait légèrement l'épaule, sans toutefois s'en faire voir à l'homme d'une maison où, quand on tuait l'habillé de soie, il y avait un rôti pour nous avec du boudin, ou seulement quand la ménagère cuisait sa fournée une belle tranche de pain bis.
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#### Un précieux petit cahier
En tout cela, une certaine dignité de condition ; mon père se dressait dans les compagnies comme aux cérémonies, et ma mère n'y manquait pas, qui y avait une disposition naturelle. Mais même si par ailleurs ce jeune ménage s'attirait la considération par ses qualités personnelles, comme je le sus, je n'ai à conter que des histoires de vies très simples et sans grand pittoresque, comme le pays alentour. Cependant le pays a son charme, et ces histoires, il me semble, peuvent plaire un instant aux cœurs biens nés en un temps où chacun s'enfle, se hausse et se donne du titre, j'entends au moins cherche à se qualifier d'un emploi plus relevé. N'ai-je pas entendu parler ces jours-ci, à propos de son mariage, d'un employé de laboratoire d'épicerie ? Déjà l'idée de ce laboratoire est assez peu rassurante ; et l'employé ne serait-il pas le dégourdi garçon épicier de naguère, qui sans cornues ni mixtures gagnait honnêtement sa vie, et non moins honnêtement et sans pompe fondait une famille ?
Et pour ceux de un, deux rangs au-dessus, comment ne pas les voir si gonflés sans forte envie de rire, ou de quasi pleurer : tant bonhomie est perdue. Mais je ne veux rêver, c'est-à-dire me toujours répéter au grand ennui des autres : en bon langage champenois, je ne l'ai jamais oublié depuis que notre vieux curé demandant à une leçon d'Histoire sainte pourquoi les frères de Joseph avaient voulu se débarrasser de lui, un chœur lui répondit, recto tono comme c'en était la coutume : « Parce que c'était un rêveux ! » Joseph avait des rêves qui ennuyaient ses frères tout s'était arrangé dans les jeunes têtes. Je crains de « rêver » quelquefois.
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Des vies très simples, comme celles de toutes ces familles de jeunes instituteurs sortis de plus petits qu'eux en apparence, de ce bon peuple d'hommes des champs, hommes des bois, bonnetiers en chambre, fonctionnaires au bas de l'échelle, artisans sans ouvriers sinon un seul, qui ont voulu élever leur fils au-dessus d'eux en se saignant aux quatre veines et y mettant les économies réalisées jusque là ; parce qu'avant l'École Normale il fallait mettre le garnement en pension ou au collège pour en préparer l'entrée.
C'est que le petit paraissait intelligent et le maître en répondait. Alors il y avait peut-être deux façons de s'élever. A mon père sur ses quatorze ans mon grand-père avait demandé : « Je peux te payer les écoles : veux-tu être maître d'école ou curé ? » Et sans hésiter le garçon avait répondu : « J'aime mieux être maître parce que je pourrais me marier. » Mon père a toujours eu le cœur tendre ; il y avait alors dans ce cœur une petite bonne amie du temps du catéchisme qui l'empêchait d'envisager l'autre situation pourtant enviable aux yeux de mon grand-père.
J'avoue avoir souvent frémi de la simplicité de la question, me demandant ce qui serait arrivé si le fils ne l'avait envisagée avec la même innocence que le bon homme ; car je ne suis pas sûre du tout que mon père eût fait un bon curé.
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Tandis qu'il a fait bon un maître. Je le sais parce que tout le monde l'a dit au cours de sa vie, et longtemps encore après j'en ai eu des échos. Ainsi j'ai vu un jour de vieilles gens pleins de politesse et de bonnes façons dont j'avais « appris » et joué avec la petite fille et mangé de l'écume de confiture, et eux je les retrouvais après de longues années, me dire en joignant les mains : « Ce monsieur B. comme il savait bien apprendre ! Et votre maman, quelles bonnes manières elle donnait aux jeunes filles ! »
C'était ainsi chaque fois que par aventure je rencontrais d'anciens parents d'élèves, ou ces élèves eux-mêmes. Jusqu'à cette année où des amis d'autrefois m'amenèrent celle qu'ils appellent la vieille cousine et qui pour moi est restée la petite Marie. Elle était une nièce de notre maire d'alors, élevée par ses grands-parents et donc élève de mon père : dont elle avait si peur qu'elle courait se cacher quand il venait chez son oncle pour des affaires de mairie. Car c'était sa façon de discipline, au bon cher homme, de nous épouvanter en roulant des yeux blancs et criant aussi fort qu'il le pouvait malgré son poumon en moins : il l'avait perdu à vingt-cinq ans, onze médecins l'avaient paraît-il condamné, et mon enfance a vu les larmes de mon grand-père, en visite et plus d'une fois celles de ma mère. Notre malade de ce temps-là a d'ailleurs passé soixante-dix ans avant de s'en aller d'autre chose.
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Mais malgré ses peurs la Petite Marie avait si bien pris le goût de l'étude à l'école de mon père, que plus tard elle-même était devenue institutrice. C'était dans l'enseignement libre ; et si elle n'y était plus quand je l'ai vue venir cet été, c'est qu'à soixante-dix-huit ans, cette année même, elle avait abandonné à une autre la direction de sa Maison. Et je la retrouvais telle qu'autrefois, d'esprit clair et solide, et charmant. Eh bien, me reparlant de son ancien maître, avec les éloges accoutumés, elle ajouta :
« Il enseignait si bien que tout au long de ma carrière, j'ai suivi sa méthode. » Ce qui m'étonna grandement, je n'avais jamais pensé que mon cher papa eût pu avoir une méthode. C'est possible, ce doit même être vrai. Et je pense qu'il la prit à son École Normale dont il me faut parler aussi.
Non sans dire auparavant que les éloges ne venaient pas seulement de l'entourage du bon maître : il y en avait d'officiels. J'ai gardé jusqu'à l'an dernier des notes d'inspection qu'il avait recopiées ; je regrette à cette heure de les avoir détruites un peu trop tôt, mais je me les rappelle en partie : « Bon instituteur. » « Tient très bien sa classe. » « Classe en ordre et discipline. » « Obtient de bons résultats. » Il y en avait même une sur le musée scolaire où trônaient quelques cailloux, des haches de silex dont nos pays sont pleins, une noix de galle, peut-être bien des cocons de vers à soie, et je ne sais quoi dans de petits flacons qui sentaient la vieille pharmacie. Mais sans doute les musées étaient la marotte de cet inspecteur, disait mon père assurant avec une bienveillante condescendance qu'ils en avaient tous. Aussi bien il avait hérité d'un prédécesseur les haches, les cailloux, les cocons et les flacons sous leur couche de poussière.
J'ajoute que ces inspecteurs -- par ailleurs grandement respectés -- n'avaient pas que des marottes : ils avaient aussi de bonnes manières. Les seuls témoins écrits qui me restent d'une vie d'instituteur sont une conférence qu'il fit au printemps 1902 sur la lecture et la récitation, et deux feuilles copiées par des écoliers : les adieux de deux des inspecteurs quittant leur poste à leur personnel. Ils y annoncent leur départ et assurent ce personnel de leurs regrets et leur sympathie. Ce n'est presque rien, et c'était tout. Sans doute y avait-il là un geste de courtoisie habituelle et administrative : mais les administrations ont-elles de ces façons aujourd'hui ? Il y a quelques années la formule des chèques-postaux a été changée pour simplifier peut-être, mais simplifier quoi ?
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Et on peut à la place du « Veuillez payer... », lire : « Payez... » On ne prie plus, on ordonne ; la petite nuance humaine de respect n'est plus de mode. Alors relisant les petites feuilles, j'ai voulu du bien à ces supérieurs de mon père.
Pour lui, avec tant d'éloges, on peut se demander pourquoi il n'était pas monté plus haut : par une grâce imprévisible, pourrait-on dire. Une question en dehors de son service l'avait fait envoyer d'un quasi bourg en ce village du musée. Tout le bourg s'était répandu en lamentations, papa et maman pleuraient en partant parce que jamais ils ne retrouveraient tant d'accueil, d'amabilité, de vieille civilisation toute pareille à celle du pays proche de ma grand-mère et mes grand'tantes. Et puis ils sont restés trente ans par goût au village où mon père avait le grand agrément de s'ébattre, hors de sa classe, entre deux jardins, de terrains de chasse où poussaient autant de perdrix que de choux, et au-delà de la prairie la grand'rivière avec l'anguille et le brochet et, certain jour resté fameux, une truite de six livres.
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Son séjour à l'École Normale a été l'un des événements de sa vie. A cinquante, soixante ans il continuait à en parler comme si ç'avait été d'hier. Cela se comprend ; il avait passé là trois années marquantes de sa jeunesse et qui préparaient le reste de son âge. Et en bonne compagnie, aurait-il dit de ses professeurs si la compagnie ne lui avait paru d'essence si supérieure qu'elle ne pouvait sans inconvenance être considérée comme telle.
Mais c'était la discipline qui était dure, et c'est toujours de cela qu'il reparlait en fin de compte surtout quand il passait devant la maison aux hauts murs et la porte bien fermée. Et c'est à moi qu'il s'adressait, trottant à ses côtés. Parce que je l'ai connue, son École, et bien connue. Elle était, de ce qu'on appelait alors à Troyes le faubourg Saint-Jacques, la première bâtisse à droite, franchi le pont sur la Seine en sortant de la ville. Et ma grand'mère, au moins deux fois en sa vie et la seconde plus de trente ans habitait un peu plus loin, de l'autre côté de la rue aujourd'hui la pimpante et pompeuse avenue du 1^er^ Mai.
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Il y avait là de vieilles maisons aux ais de bois apparents, d'autres plus modernes, crépies, aux rez-de-chaussée en partie occupés par des commerçants de quartier, avec guère plus d'un étage au-dessus. D'aucunes s'enfermaient sur des cours après un passage voûté formé sur la rue d'une porte cochère, au coin de laquelle une borne servait autrefois aux cavaliers à mettre le pied à l'étrier ; plus modestement à cette heure elles empêchaient les voitures d'abîmer le coin de la maison en pénétrant sous le passage. Les gamins aimaient ces bornes, en revenant de l'école annexe les plus prompts grimpaient dessus, triomphalement ; personne ne pouvait les en empêcher ; et j'en ai vu, les jeudis, s'y installer pour rêver en regardant le monde passer. On ne me l'a jamais permis, et pourtant il y en avait une chez ma grand, mère.
Enfin il y avait encore des bâtiments au fond des cours et derrière d'immenses jardins de fleurs, de fruits, de légumes, de vigne même, dont le publiciste Grosley avait au XVIII^e^ siècle donné le goût aux Troyens ; et aussi de tonnelles avec des bancs, et des bosquets qui allaient jusqu'aux prés des bords de la Seine, tout au bout.
Ainsi était avec d'autres, et il y avait le Carmel au bout du faubourg mais son jardin avait de hauts murs, la maison du n° 25 où ma grand'mère avait un petit appartement sur rue chez un frère du grand-père que je n'ai pas connu : il était mort pendant la guerre de 70 laissant une veuve de trente-deux ans avec une petite fille de douze.
Si je donne tous ces détails, c'est que le faubourg reviendra certainement dans mes histoires où il a joué un rôle. En attendant il me permet de faire comprendre pourquoi je connaissais l'École de mon père, et que passant devant avec lui je l'entendais baisser la voix et prendre à la fois un air assez fier, révèrent, mais presque craintif encore.
C'est donc la discipline qui avait été dure. Comme alors dans tous les lycées et collèges, mais davantage encore : « On ne sortait jamais, ma fille, du début d'octobre aux vacances de Pâques. Pas une seule fois, sauf dans les rangs pour aller en promenade en uniforme avec un professeur en redingote. Pas même avec les parents, qui nous voyaient seulement au parloir ; et même encore si nous avions besoin d'une paire de souliers, le cordonnier venait prendre nos mesures et essayer. »
Cette histoire de cordonnier lui semblait un comble, je ne sais trop pourquoi. C'est ainsi qu'il prenait son mélange d'airs, et moi à côté de lui, tout comme lui.
Puis peu à peu il se redressait, reprenait son allure assez satisfaite -- moi aussi -- et faisait son entrée au N° 25 avec aux pieds les belles bottines achetées à cette heure dans un beau magasin de la rue Notre-Dame : qui depuis s'appela officiellement rue Émile-Zola
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mais pour beaucoup d'entre nous garde encore son nom des siècles passés parce qu'il y avait au bas, toute proche du palais des comtes de Champagne, l'église Notre-Dame aux Nonnains ornée en son portail d'une statue de la Vierge, celle-là même qui, au passage d'une procession sourit à une Marguerite tourmentée dans son cœur, la fille du cirier Bourgeois ; et ce sourire l'envoya un jour au Canada, aider à fonder Montréal en foi et civilisation.
Mais par amour d'un cher passé encore plus ancien que le mien, je m'éloigne des belles bottines du maître d'école. Pourtant grand'mère les avait bien avisées et moi, pleine d'expérience, je la voyais se demander si sa fille restée en arrière pour des courses, était aussi brillamment chaussée ; puis ma mère paraissait avec un chapeau neuf, j'en avais un aussi, et l'harmonie s'établissait ; ce qui me comblait d'aise ; je les aimais tous les trois de tout mon cœur.
Vieux faubourg : même si je dois y revenir en d'autres pages, les regrets me font dire dès celle-ci qu'il n'est plus, au moins tel qu'il était. Bombardé en 40, il a vu toutes ses maisons -- sauf l'École -- écroulées ou abattues ; et l'avenue du 1^er^ Mai n'en a plus que de neuves et belles pour le commerce, ou de hauts immeubles de rapport jusque dans les arrière-cours d'autrefois, jusque dans les anciens jardins. Je n'y passe plus que le cœur serré. Grand'mère qui à sa fenêtre guettait notre arrivée, où est cette fenêtre, où était la maison de l'oncle Auguste et le grand jardin à la longue allée bordée de buis et qui finissait en bosquet anglais fleuri de pervenches ? Je n'ai jamais pu en reconnaître l'emplacement.
\*\*\*
Et maintenant je sors des bosquets où ma plume s'est promenée à petits sentiers comme j'aimais le faire en cette lointaine enfance, Pour en arriver au cahier annoncé. Il est là, sur ma table et sous mes yeux, cartonné de brun, presque empli par la belle écriture régulière du normalien qu'était alors mon père et qui, depuis, a passé presque à tous ses élèves sauf les ronds de jambes inimitables des initiales et les fantaisies ornementales. Et je vais détruire à leur tour la conférence et les deux lettres d'inspecteurs, mais pour lui je sais que je remettrai toujours au lendemain ; il m'est trop précieux.
Il comprend, dans sa première partie, une suite de devoirs recopiés ; presque tous des rédactions comme on disait alors. Dans la seconde des règles et explications de grammaire, mais elle est beaucoup moins intéressante ; ce n'est que du travail sérieux, des résumés de cours sans doute et je vois qu'ils étaient bien faits ; mais l'ensemble aussi bien que le détail en est impersonnel.
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Tandis que les rédactions ! Cher père, quel portrait il y a laissé de lui ! De son esprit à l'époque, de sa bonne volonté à accepter le convenu, un convenu admis, consenti, mieux, prie gravement comme modèle et but ; et qui pourrait ne pas se faire reconnaître comme tel par d'autres, mais moi comment me tromper à ce qu'on appellerait aujourd'hui un conformisme, d'ailleurs très honorable. Et avec cela je suis sûre de la bonne foi de notre normalien des années entre 74 et 76, je le présume -- il s'est marié en 77, six mois après la sortie de l'École -- le cahier ne portant aucune date.
Ce normalien qui représente sûrement, au caractère près, tous les autres de son temps, en ce qu'il fallait être. Mais sur certain objet, il peut y avoir, j'imagine, de l'étonnement à apprendre comment ils étaient préparés à leur rôle dans « la laïque » d'aucuns s'en réjouiront.
De ces devoirs, il en est sur des sujets d'histoire « Parallèle entre Turenne et Condé ». « Bataille de Montereau ». De morale : « Semonce d'un maître à un élève gourmand » ; « Conduite d'un jeune homme pendant le carnaval » ; « Gronderie amicale d'un élève-maître à un de ses camarades vaniteux et pédant » (comme si, en réalité il l'aurait fait 1).
Un sur la musique, un autre sur la lecture, un autre, plus intéressant du point de vue de mon père, sur les loisirs des jeunes instituteurs. Le convenu, ici, est que chacun a sa spécialité ; l'un la musique encore, un autre la peinture et le dessin, et puis la botanique, et les lectures. Lui, a choisi de jardiner et faire pousser des fleurs. Ce à quoi il n'a pas manqué ; en dehors de ses heures de classe je l'ai vu dans son jardin de février à novembre, et il a vraiment fait vivre sa femme et sa fille entre les corbeilles et les plates-bandes dont je n'ai jamais pu me déprendre le cœur.
Il y a enfin, comme sujet de réflexion, une comparaison assez curieuse pour qui connut sa vie dans ses villages, entre « l'ancien maître d'école et le jeune instituteur ». Tout, bien entendu, y est à l'honneur du progrès « quand les intelligences se développèrent » dit le bon élève avec simplicité. Songez : l'ancien maître, après quelques leçons de lecture, d'écriture et de calcul, faisait de tout ; il chantait à l'église, il sonnait les cloches, il ne mettait au service de tout le monde pour toute sorte de choses, il battait du tambour pour les annonces. Eh bien, sonner la caisse, comme on disait encore, est bien la seule de ces choses que je ne vis pas faire à mon père, on le verra plus tard, au temps du progrès. Et quant à être au service de tout le monde, nous savons déjà à quoi nous en tenir. Ce devoir m'a paru bien savoureux.
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Pourtant, ces énumérations, je les fais par conscience. Pour bien situer aussi le petit cahier. A la vérité, elles ne lui donnent pas son prix. Il est dans deux ou trois lettres -- presque tout se passe en lettres, comme nous en écrirons plus tard à notre marraine, -- et d'abord dans un « Portrait du bon Élève-Maître ».
Ce portrait aussi me paraît plein de saveur encore qu'il pût ne pas le sembler à d'autres. Il débute sur le ton pénétré qui convenait : « La noble mais difficile mission d'instruire les enfants demande de précieuses qualités que l'élève-maître doit posséder ou qu'il s'efforcera d'acquérir pendant son séjour à l'École normale ». Voilà qui est bien, mais dans l'ordinaire. Aussitôt vient la surprise avec la première de ces précieuses qualités : « *Il sera pieux, car le bon instituteur est aussi un fervent chrétien* »*.*
Où sommes-nous, chez les chers frères de la Doctrine chrétienne ? Non vraiment, mais à l'École Normale du département de l'Aube, certain jour de ces années 74 à 77. Et mon père, à part ces restes de civilisation chrétienne déjà évoqués, en dehors des temps d'enfant de chœur et de catéchisme de sa première communion et sans doute sa confirmation, n'avait eu rien d'une éducation vraiment religieuse. C'est donc à cette École qu'il apprenait à en considérer l'existence, à l'accepter, à la croire bonne et nécessaire ; et étant d'autre part tel que je l'ai connu incapable de flatterie et faux-semblant, et même de silence, il faut bien croire qu'en effet il était entré de bon cœur dans l'ambiance, et, si vraiment par pauvre esprit on veut appeler ainsi les choses, le conformisme du milieu ; peut-être aussi des restes, de beaux restes.
On était alors sous le gouvernement de Mac-Mahon, protecteur de l'Ordre social. Or, il y avait chez mon grand-père, au-dessus de la cheminée et entre deux lithographies en couleurs dont l'une représentait le buste d'un beau monsieur à toupet, favoris et veste bleue qui tenait les bras nus d'une dame en soie jaune et dentelles, avec au bas l'inscription : « Qu'il est doux de s'aimer » et l'autre une belle dame aussi en toquet de fourrure et manchon, les joues bien rouges et c'était « L'hiver », parmi donc ce beau monde, le portrait du maréchal entouré de batailles et cavaliers. Eh bien quand je fus un peu grande, et maman me détournait du monsieur et de la dame, je voyais mon père marmonner devant Mac-Mahon ce qui n'était certainement pas des amabilités : sans oser toutefois l'enlever d'où il était puisque c'était mon grand-père qui l'y avait mis dans les sentiments respectables du moment.
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Seulement, quelques années après le temps de l'École, l'atmosphère politique et sociale avait changé, le grand héros avait dû donner sa démission, un autre monde politique avait pris le dessus, les persécutions contre l'Église avaient commencé, mon père était devenu comme presque tous les autres laïques en fait, ce qui ne l'empêchait de profiter des petits avantages -- mais qui comptaient en un faible budget -- tirés de cette Église, auxquels les instituteurs ne durent renoncer qu'en 1903.
Pauvre papa ! Il y a aussi une lettre à un camarade où il conte le changement des places des normaliens à St-Nizier, leur paroisse, on les plaçait maintenant dans le chœur. Quels avantage !
« Monsieur l'abbé Jorry a eu la bonté de nous faire placer dans le chœur ; nous assistons avec plus de recueillement à l'office divin ; nous entendons la prédication ; enfin nous accompagnons exactement les chantres.
« Autrefois, relégués dans un coin à droite de l'autel, nous étions toujours en retard sur les choristes ; il nous était impossible de profiter du sermon ; on se permettait de petites libertés. Aujourd'hui tout a disparu. On est sage et pieux Tels sont les heureux résultats de nos nouvelles places. »
Ainsi on pouvait suivre tout l'office, on ne perdait rien du sermon, on ne se permettait plus de « petites libertés », on était « pieux et sage ».
\*\*\*
Je revois, un après-midi de mai, dans les prés du bourg proche, des cimes de hauts peupliers se courber doucement sous le vent léger ; un ciel frais, des odeurs de lilas dans l'air ; et quelque chose de moi envolé vers les cimes mouvantes, vers le ciel, comme embaumé des senteurs de printemps. Un grand élan de reconnaissance au cœur, au-delà de la grande peine de ce cœur : qui jamais aujourd'hui me regarderait de ces vieux yeux un peu tristes mais si pleins d'unique amour... J'attendais dans une voiture celui que mon père aima aussi comme un vrai fils ; il était allé dire au médecin que tout était fini, ce bon père entré dans son éternité. Et il avait, après de longues années sans pratique religieuse, peut-être pas depuis son mariage, accepté sans pression, sur une simple question, les soins et les consolations de l'Église abandonnée. C'était comme un miracle ; il avait toute sa connaissance ; et je me suis souvent demandé si le miracle n'avait pas commencé avec l'innocente bonne foi du petit cahier.
Claude FRANCHET.
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## DIALOGUE
### Au sujet du dialogue
A propos d'un article paru dans les « Études », au mois de mars : « Le dialogue dans l'Église » (par le R.P. Georges Dejaifve s.j., professeur de théologie au Collège Saint-Albert de Louvain), on lira successivement ci-après nos réflexions et observations, et les éclaircissements que le R.P. Dejaifve a bien voulu nous apporter.
#### Le dialogue souhaitable et le dialogue impossible
Dans les *Études* de mars*,* nous avons lu avec un puissant intérêt l'article du P. Dejaifve intitulé : « Le dialogue dans l'Église ».
L'auteur écrit notamment, avec pleine raison (p. 366) :
« *Il importe tout d'abord qu'il* (*le dialogue*) *soit un vrai dialogue et non deux soliloques visant, par-delà l'interlocuteur, des fins partisanes ou publicitaires. Il n'y a pas de vrai dialogue entre les hommes si l'on n'accepte pas une mise en question de ce que l'on tient, de ses convictions, par la pensée de l'autre. On n'entre pas en structure de dialogue, en aucun domaine, si on n'écoute vraiment l'opinion adverse du vis-à-vis et si on ne l'accueille avec respect.*
*Mais dira-t-on, quand il s'agit de la foi, on ne peut transiger, on ne peut mettre en doute, même par hypothèse, ce qu'elle affirme. Assurément, s'il s'agit de la foi, interprétée clairement par le Magistère authentique de l'Église... mais êtes-vous bien certain que ce n'est pas votre opinion sur la foi que vous défendez, une conséquence que vous en tirez et la preuve n'en est-elle pas que votre frère, qui accepte lui aussi la foi dans l'Église, la conteste ?*
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*Il est bien possible qu'en fin de compte vous ayez raison et lui tort et que vous vous sépariez en restant sur vos positions respectives, mais si vous n'avez pas coïncidé un seul instant avec la pensée de l'autre pour passer au crible la vôtre, il n'y a pas eu dialogue... sauf un dialogue de sourds*. »
Dans la même perspective des dispositions générales, le P. Dejaifve ajoute (p. 367) :
«* Parce qu'il est au service d'une vérité qui nous dépasse, d'un maître dont la volonté dispose souverainement de nous, le dialogue chrétien doit être humble. Ce n'est pas notre vérité que nous défendons, c'est la sienne, dans toute sa plénitude, que nous cherchons à saisir ; ce n'est pas une lettre morte, une loi figée que nous interprétons, c'est avec un Esprit vivant, une volonté actuelle que nous cherchons à coïncider, à chaque moment de la vie de l'Église. *»
L'article du P. Dejaifve apporte plusieurs observations analogues et, à notre sens, indiscutables. Mais, d'autre part, il laisse subsister une importante difficulté.
\*\*\*
En effet, tout en définissant en quelque sorte les *conditions subjectives du dialogue,* le P. Dejaifve en trace aussi le *cadre objectif --* le dialogue est pour lui entre le passé et l'avenir, entre les forces de conservation et les forces de progrès, entre une « gauche agitée » et une « droite inamovible » ; entre les « valeurs permanentes » du « passé » et les « promesses » de l' « avenir ». Dans ces expressions, il ne met aucune intention péjorative. Mais elles présupposent une philosophie : faut-il accepter au préalable cette philosophie, et ses classifications, pour pouvoir entrer en dialogue ? Le *cadre objectif,* lui-même du dialogue ne va-t-il pas exclure de tout dialogue ceux qui n'ont pas cette philosophie ?
Ou bien, le dialogue préliminaire et fondamental ne devrait-il pas pouvoir remettre en cause cette philosophie elle-même, -- qui est ici implicite, puisqu'elle se donne comme pure nomenclature allant de soi ?
\*\*\*
120:63
Prenons des exemples. Dans une récente étude, le P. Dognin a critiqué la définition, tenue pour classique depuis Cajetan, de la justice distributive ([^23]). Ce n'est pas seulement une question de « technique philosophique » : c'est, d'après le P. Dognin, une remise en cause nécessaire si l'on veut que la pensée sociale puisse échapper à l'alternative individualisme-collectivisme. C'est donc un problème de grande conséquence pratique. Le P. Dognin a raison ou tort, partiellement ou totalement. Il y a lieu d'examiner, de discuter, de dialoguer. Mais il n'apparaît pas qu'un dialogue sur ce point soit entre « les deux familles d'esprit », celle de la conservation des valeurs permanentes et celle des progrès nécessaires.
Autre exemple. On connaît la distinction courante, à deux termes, entre « doctrine obligatoire » et « options libres ». Le P. de Soras de son côté, et moi du mien, avons proposé d'y substituer une distinction à trois termes, « doctrine », « prudence » et « technique ». Bien des problèmes théoriques et pratiques sont susceptibles de recevoir une solution différente selon que l'on opte pour la distinction à deux termes ou pour la distinction à trois termes. Mais il ne semble pas qu'un dialogue sur ce point mette en présence une « gauche agitée », tournée vers les promesses de l'avenir, et une « droite inamovible », tournée vers les valeurs permanentes du passé.
\*\*\*
Prenons (pour apercevoir d'autres aspects) un exemple beaucoup plus brûlant. On parle beaucoup en ce moment de *La Cité catholique.* On peut dialoguer avec elle si l'on a les *dispositions subjectives* définies par le P. Dejaifve : mais je crains que l'on ne puisse plus dialoguer avec elle si l'on veut enfermer ce dialogue dans le *cadre objectif,* et préfabriqué, qui a été dit.
En effet, *dans ce cadre*, le dialogue consisterait à aborder *La Cité catholique* en lui disant en substance :
-- Vous représentez le passé. Nous représentons l'avenir. Les deux sont nécessaires. Parlez, nous allons vous écouter avec bienveillance et compréhension, vous qui êtes une voix du passé.
Or, à tort ou à raison, *La Cité catholique* ne se considère pas comme ayant qualité et vocation exclusives, ou principales, d'être une incarnation du « passé » et de la « droite inamovible ». -- même si l'on purge ces termes de tout sous-entendu péjoratif.
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Les plus traditionalistes des hommes ont en général des vues d'avenir. Les plus futuristes des hommes ont en général conscience d'être héritiers de valeurs permanentes venue du passé. Le dialogue suppose qu'*on n'y reçoive pas automatiquement son rôle et sa fonction*, mais que chaque interlocuteur puisse, sous bénéfice d'inventaire assurément, les fixer lui-même.
Si mon rôle est fixé d'avance, si je ne puis entrer dans le dialogue qu'en qualité de passéiste ou de futuriste, s'il est comme réglé que tout ce que je dirai sera entendu et interprété soit comme un plaidoyer pour le passé, soit comme un plaidoyer pour l'avenir, alors je ne puis plus exprimer ma pensée, car avant même que j'aie ouvert la bouche elle a été radicalement et irréparablement déformée par un enrôlement automatique que je récuse.
\*\*\*
Peut-être le P. Dejaifve n'attache-t-il aucune importance au *cadre objectif* qu'il a défini ; peut-être au contraire y voit-il un cadre inévitable. La seule lecture de son article ne permet pas d'en décider. Dans un cas semblable, la première utilité du dialogue est de préciser les pensées en présence.
Cependant, à lire l'article des *Études,* on se demande si l'auteur ne considère pas la marche de l'Église comme non point certes un compromis, mais une sorte de résultante de ce qu'il y a de valable chez les traditionalistes et de ce qu'il y a de valable chez les novateurs. Dans cette perspective, il souhaite un dialogue fraternel entre les uns et les autres. Mais les uns et les autres sont-ils *cela* en réalité ? superficiellement ou profondément ? et ne sont-ils pas plutôt autre chose ?
A supposer même que la distinction entre les uns et les autres soit globalement fondée, il faudrait au moins, dès le départ, « subdistinguer ». Car voici (par exemple) Le Play qui dit :
-- *L'esprit de nouveauté, fécond dans l'ordre matériel, n'offre que des dangers dans l'ordre moral.*
Le Play a raison ou il a tort : mais un tel mot est inclassable, il n'est purement et simplement ni novateur ni traditionaliste. Surtout si l'on entend bien le terme « matériel » : tout ce qui est *dans le temps* est, au moins pour une part ou sous un rapport, *matériel*.
Et ce mot de Le Play nous conduit à nous demander si, à la distinction entre les esprits ou tempéraments « traditionalistes » et les esprits ou tempéraments « novateurs », il ne faudrait pas soit superposer soit substituer une distinction entre *les domaines* auxquels s'appliquent, ou ne s'appliquent pas, et dans quelle mesure, l'esprit de conservation et l'esprit de nouveauté.
\*\*\*
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Plus généralement (et plus radicalement), est-il vrai que « *l'évolution résulte du conflit de deux forces, dont l'une pousse au progrès, tandis que l'autre tend à la conservation* » ? Cette citation n'est pas du P. Dejaifve ; elle est extraite de l'Encyclique *Pascendi* (§ 80), et montre que la question n'est pas nouvelle. Bien sûr, une telle manière de voir est devenue assez habituelle aujourd'hui, elle constitue comme une « catégorie » de presque toute la pensée contemporaine. Ceux qui ne veulent pas entrer dans cette catégorie vont-ils être exclus du dialogue et rejetés dans les ténèbres extérieures ?
Rejetés non point certes par la mauvaise volonté de leurs interlocuteurs éventuels : mais par les structures mentales de ces interlocuteurs. Ces structures mentales vont-elles imposer leur *cadre* au dialogue, ou bien sont-elles susceptibles de faire elles aussi l'objet d'une *mise en question ?*
Quantité de catholiques, et d'hommes d'Église, à qui l'on propose le dialogue comme une conversation entre le passé et l'avenir, ont l'impression qu'on leur tend un piège, et que le dialogue proposé a été au préalable truqué en cela. Il ne s'agit pourtant ni de truquage ni de piège, mais d'une position de la question qui est telle qu'elle laisse en dehors d'elle-même les pensées réelles d'un grand nombre.
Pour citer, très au hasard, des noms très divers, il me semble que ni Gustave Thibon, ni Mgr Journet, ni Charles De Koninck, ni le P. Labourdette, ni le P. Holstein n'accepteraient d'entrer dans un dialogue où il aurait été comme convenu et fixé par avance que tout ce qu'ils diront devra être entendu comme la voix de l'une ou de l'autre catégorie définie par le P. Dejaifve.
\*\*\*
En définitive, quand nous classons une pensée comme relevant de l'esprit de tradition ou de l'esprit de novation, nous accomplissons une démarche qui a toutes chances d'être extérieure, d'être étrangère à cette pensée. En revanche, quand nous parlons de nous-même, qui que nous soyons, nous n'acceptons pas d'être enfermé dans l'une des deux catégories, à l'exclusion de l'autre. On peut dès lors se demander si le dialogue fraternel ne nous requiert pas de traiter le prochain comme nous voudrions être traité nous-même, c'est-à-dire de converser avec chaque pensée en ce qu'elle a d'unique, et non en ce qu'elle a de plus ou moins artificiellement rattachable à un groupe ou une école. Dans ce cas, la nature profonde du dialogue serait d'exiger d'être dialogue de personne à personne (si nombreuses que soient éventuellement les personnes), et non de camp à camp, de bloc à bloc, de tendance à tendance.
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De fait, je crois que le dialogue ne peut être qu'avec ce qu'il a de plus profondément, de plus irréductiblement personnel dans chaque pensée : s'adresser à autre chose qu'à cette âme personnelle de la pensée, c'est déjà (involontairement) l'offenser, et rendre le dialogue impossible.
J. M.
==============
#### Réponse du R. P. Dejaifve
Cher Monsieur Madiran,
Je vous suis bien obligé pour la courtoisie avec laquelle vous avez bien voulu me communiquer, avant sa parution, la note que mon article des *Études* vous a suggérée.
Puisque vous m'y invitez, je me permettrai d'y faire quelques observations :
1. -- Vous interprétez comme une philosophie « implicite » (laquelle ? celle de Hegel, de Marx, ou de quelque autre, votre texte ne le dit pas clairement) ce qui n'a été, de ma part, qu'un simple constat du déroulement de l'histoire de l'Église. On peut, je crois, déceler à chaque époque ce conflit où s'affrontent des familles d'esprits à propos de la conciliation entre les valeurs permanentes du christianisme et les adaptations nécessaires, requises en vue d'une meilleure insertion du message chrétien dans un monde en évolution constante. Ce sera la tâche même du prochain Concile : le Pape lui-même parle d'un « aggiornamento ». Réduire ce conflit à une opposition entre le passé et l'avenir, le passé étant toujours du « dépassé », et l'avenir seul garant de vérité, ce serait concevoir une histoire de l'Église dans le cadre du matérialisme historique, conception que je répudie, vous n'en doutez pas, autant que la conception moderniste citée par vous selon l'Encyclique Pascendi,
Je ne porte donc pas sur les mots « passé » et « avenir » un jugement de valeur. J'ai au contraire souligné qu'il y avait un « passé divin », toujours normatif et toujours actuel, mais je pense qu'il doit, pour le rester, emprunter quelquefois des normes nouvelles afin de mieux réaliser sa vérité éternelle dans le flux changeant des situations historiques diverses.
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2\. Je ne veux pas restreindre le dialogue à ce que vous appelez le cadre objectif d'un échange entre le passé et l'avenir (ou plutôt de ce que nous en percevons, puisque nous vivons dans le présent). Il est d'autres axes d'opposition -- intemporels ceux-là -- entre les familles d'esprit, par exemple entre transcendance et incarnation du christianisme, l'Esprit et la Loi, etc. Vous en citez vous-même quelques-uns, fort à propos.
3. -- Vous craignez, à juste titre, que les étiquettes de « gauche » et de « droite » (je les ai mises entre guillemets, faute de meilleurs termes) ne créent des blocs d'opposition qui rendent le dialogue difficile, voire impossible, en raison du sens péjoratif que le groupe adverse y attachera. La pensée « personnelle » risque de ne pas y trouver audience. C'est vrai, c'est un mal endémique en Occident, surtout en France, et je le déplore avec vous, mais c'est hélas ! un fait dont il faut tenir compte et que je ne juge pas : quand je parle de droite « inamovible » et de gauche « agitée », je caractérise la façon dont elles se voient mutuellement, caricature plus stylisée que réelle. Les grands esprits et les saints dépassent toujours les cadres et un vrai dialogue ne commence que lorsqu'on a découvert l'homme sous le robot que créent les pressions sociales.
Je ne crois pas néanmoins que le dialogue en soit rendu impossible si chaque interlocuteur, surtout s'il est chrétien, a la loyauté d'être aux écoutes de l'Esprit et de se mettre lui-même en question : il y a une ascèse requise en tout dialogue comme dans nos rapports avec Dieu.
Telles sont les remarques principales que votre note me suggère. Comme vous le constatez, parler du dialogue appelle le dialogue -- abyssus abyssum invocat ! -- et je suis heureux que vous m'ayez donné l'occasion de lever certains ambiguïtés que mon esprit imparfait -- et qui ne prétend pas être exhaustif -- a laissé subsister et qui vous ont inspiré l'idée de cette note.
Veuillez croire, cher Monsieur, etc.
Georges DEJAIFVE, S.J.
125:63
## NOTES CRITIQUES
### Études sur Georges Bernanos
Un cahier (164 pages) de la revue *L'Herne*, 28*,* boulevard Raspail, Paris-7^e^ (prix du cahier : 10 NF).
Certains parmi les auteurs de ce cahier ont connu personnellement, ont même fréquenté Georges Bernanos. C'est dire que leur témoignage est souvent précieux pour connaître l'homme et l'écrivain. Il reste que la plupart des études sont très rapides, qu'elles tournent court, et qu'elles ne se tiennent pas au niveau qu'il faudrait -- le niveau de la foi -- pour parler d'un génie dont l'œuvre tout entière fut composée dans la foi ([^24]).
J'ai toujours rêvé d'un approfondissement critique de l'œuvre bernanosienne, je veux dire un approfondissement qui s'accomplirait dans la ferveur de l'admiration mais qui n'hésiterait pas à discerner les ornières, les crevasses, voire les précipices. Jusqu'ici, à ma connaissance du moins, semblable critique nous fait défaut. L'une de ses tâches serait de montrer que la grande âme, l'âme profondément chrétienne de Bernanos réussit à s'exprimer, à nous parler malgré un réel déséquilibre et même à travers lui ; mais le déséquilibre n'en existe pas moins et il est trop souvent une source de déformation gênante dans l'expression des sentiments les plus purs.
Par ailleurs on peut difficilement éviter de dénoncer, en certains personnages de ce prince des romanciers chrétiens, une collusion gênante entre illumination et illuminisme. S'agit-il de la visite de la grâce divine, s'agit-il du détraquement de la machine corporelle, à certains moments nous ne savons plus et nous en éprouvons une forte impression de malaise. De la collusion entre illumination et illuminisme il arrive que les thèmes les plus purement évangéliques sortent défigurés : l'esprit d'enfance, la sainte agonie, la lutte contre Satan. Même alors le message, la doctrine évangélique demeurent très perceptibles, mais dans un climat qui n'est pas celui de l'Évangile, dans un climat de cauchemar.
126:63
Je reconnais que avec *le Curé de Campagne* Bernanos a dépassé à peu près complètement cette ambiguïté et que dans *le Dialogue* il n'en reste plus de trace. On ne peut en dire autant des autres œuvres d'imagination.
Dans le troisième chapitre de la critique constructive dont je rêve, on mettrait en lumière que l'auteur du *Soleil de Satan* possédait à un degré d'intensité peu commune le sentiment du sacerdoce chrétien et ce sentiment était substantiellement juste il savait avec une foi vive que nous sommes prêtres pour apporter aux hommes les grâces de la Rédemption et pour effacer les péchés du monde. Cependant il n'a pas assez montré que c'est dans l'offrande du Sacrifice du Calvaire que culmine le sacerdoce chrétien. Les prêtres de Bernanos donnent l'absolution et prêchent le pur Évangile ; ils ne disent pas souvent la Messe. Cette remarque faite, et il me semble qu'elle est à faire, on ne dira jamais trop que Bernanos est le romancier qui a senti le plus le secret et l'agonie d'une âme sacerdotale, qui a le mieux marqué l'infinie dignité du sacerdoce. C'est également celui qui a stigmatisé le plus terriblement les prêtres médiocres, qui a discerné avec plus de pénétration les tours et les détours de cette odieuse variété du « monde » : des trois convoitises qui s'appelle le « monde » ecclésiastique. Et son attachement à l'Église, son sens de l'Église n'a pas fléchi d'un degré car il était fondé sur la foi pure et ne se nourrissait pas d'illusions.
Bien d'autres choses seraient à dire dans une critique constructive de Bernanos : et par exemple quelles furent les idées de ce Dom Besse dont on nous laisse entendre qu'elles eurent une influence déterminante sur le Bernanos politique ? De même encore, plutôt que de tant insister sur une évidence aveuglante : le non-conformisme de Bernanos, serait-il profitable de montrer la différence de nature entre le non-conformisme par exemple d'un athée et le non-conformisme d'un chrétien qui se conforme à la croyance et à la pratique (la pratique rituelle et morale) de notre mère la sainte Église. Pareille étude différentielle des non-conformismes nous éclairerait très utilement, me semble-t-il, sur l'âme de Bernanos, et par surcroît sur la liberté des enfants de Dieu, sur ce qu'est un bon paroissien on un bon religieux.
Enfin il y aurait lieu de montrer, chez Bernanos, l'amour pour les imbéciles eux-mêmes, ces imbéciles qui déchaînaient les rugissements de sa magnanimité. Car, si l'on nous répète bien souvent que Bernanos avait en horreur les imbéciles, on nous dit très rarement qu'il avait une notion chrétienne des imbéciles (l'imbécillité dont il parle consiste avant tout dans l'avarice du cœur qui entraîne l'hébétement de l'esprit) ;
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mais surtout, surtout, on ne nous dit jamais que ce grand seigneur était assez chrétien pour savoir que les imbéciles aussi nous devons les aimer (d'un amour qui ne se fait pas complice, bien sûr). Relisez plutôt cette page admirable, parmi tant de pages admirables du *Curé de Campagne.* « Tout le mal est venu peut-être de ce que (le docteur Delbende qui s'est suicidé) haïssait les médiocres. » « Tu hais les médiocres, lui disais-je, il ne s'en défendait guère, car c'était un homme juste, je le répète. On devrait prendre garde, vois-tu. Le médiocre est un piège du démon. La médiocrité est trop compliquée pour nous, c'est l'affaire de Dieu. En attendant, le médiocre devrait trouver un abri à notre ombre, sous nos ailes. Un abri, au chaud -- ils ont besoin de chaleur, pauvres diables ! » « Si tu cherchais réellement Notre-Seigneur tu le trouverais » lui disais-je encore. Il me répondait : « Je cherche le bon Dieu où j'ai le plus de chance de le trouver, parmi les pauvres. » Vlan ! Seulement ses pauvres c'était tous des types dans son genre en somme, des révoltés, des seigneurs. Je lui ai posé la question un jour : « Et si Jésus-Christ vous attendait justement sous les apparences d'un de ces bonshommes que vous méprisez, car sauf le péché, il assume et sanctifie toutes les misères ? Tel lâche n'est qu'un misérable écrasé sous l'immense appareil social comme un rat pris sous une poutre, tel avare un anxieux vaincu de son impuissance et dévoré par la peur de manquer... Cherchez-vous Notre-Seigneur parmi ces sortes de gens ? lui demandai-je. Et si vous ne le cherchez pas là, de quoi vous plaignez-vous ? C'est vous qui l'avez manqué... Il l'a peut-être manqué, en effet. » (*Journal d'un Curé de Campagne*, pages 147-148). Parler des imbéciles dans Bernanos et négliger ces réflexions ou les réflexions semblables c'est omettre le plus important. Et puisque nous sommes à cet incomparable *Journal* pourquoi ne fait-on jamais remarquer les différences infinies qui surviennent en des types psychologiques cependant très semblables, selon qu'ils sont fidèles ou infidèles à la grâce. Je veux dire ceci : le jeune curé malade, le docteur Delbende et Olivier le légionnaire sont tous les trois des êtres foncièrement nobles ; et cependant leur destinée, considérée du point de vue même de la noblesse d'âme, apparaîtra comme extrêmement différente ; le jeune curé sera le seul à aller jusqu'au bout de sa noblesse, parce que seul il aura été pleinement docile à l'Esprit de Jésus-Christ. C'est là une des inventions les plus profondes du grand romancier. C'est là que l'on peut comprendre que les dons de nature, même les plus beaux, *même ceux qui présentent avec la grâce les plus secrètes affinités,* ne suffisent pas, en eux-mêmes, pour rencontrer le Seigneur ni pour l'accueillir. C'est là que l'on peut mesurer que quelle que soit sa noblesse native, l'homme ne se sauve jamais par lui-même ; que le salut est un don entièrement gracieux ; et, pour reprendre la pensée inoubliable, que « la distance infinie des corps aux esprits figure la distance, infiniment plus infinie, des esprits à la Charité, car elle est surnaturelle ».
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En terminant je veux remercier les auteurs de ce cahier de m'avoir amené à méditer une fois de plus sur Bernanos. Je souhaite beaucoup que les prochains cahiers de « L'Herne » après ce numéro, qui visiblement n'est qu'une première esquisse très inégale et très décevante, nous donnent quelque jour un recueil plus unifié et plus approfondi ; un recueil qui ne compterait pas forcément quarante-trois collaborateurs ([^25]) mais qui serait un début de critique constructive. Cette critique, du reste, n'est vraiment possible que si elle est conduite dans la foi, car la foi est consubstantielle à toute l'œuvre de Bernanos. Une critique de ce genre, en écartant les scories de ce génie mélangé et tumultueux, nous permettra de faire valoir ses richesses extraordinaires à la fois pour la vie intérieure et pour l'élaboration d'un ordre temporel non indigne du Christ-Roi. C'est à un tel approfondissement critique que je songeais -- mais j'ai eu tort de ne pas le dire, et Henry Jamet a très bien fait de regretter cette omission dans un article du Fribourgeois -- c'est à un tel discernement, à un tel approfondissement critique que je songeais lorsque je proposais, dans L'École chrétienne renouvelée ([^26]), de faire lire dans les classes des pages de Georges Bernanos comme de l'un des plus grands classiques chrétiens contemporains.
R.-Th. CALMEL, o. p.
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### Marie et le salut du monde
Nous n'avons jamais encore eu l'occasion, ou le loisir, de parler à nos lecteurs de la revue *Lumière et Vie :* « revue de formation doctrinale », « publiée cinq fois par an par *des* dominicains de la province de Lyon ». Nous soulignons : « des ». Heureuse formule, identique à celle employée par la revue *Christus :* publiée par *des* Pères de la Compagnie de Jésus, formule qui évite toute équivoque et qui sauvegarde chez le lecteur la liberté de l'esprit et du jugement.
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La revue *Lumière et Vie* est éditée à Lyon (2 place Gailleton). Moins ancienne et moins connue que d'autres revues ecclésiastiques, elle n'en appelle pas moins, par ses qualités intellectuelles et spirituelles, une attention studieuse. Publiée par *des* Dominicains, elle fait appel aussi à la collaboration d'écrivains appartenant à d'autres Ordres religieux. Ses numéros sont des numéros spéciaux, ils se composent de cinq ou six études tournant autour du même sujet. Un prochain numéro est annoncé sur *Le Christ-Roi :* sujet ordinairement passé sous silence, l'Enoyclique *Quas primas* de Pie XI est bien oubliée par une grande partie du catholicisme français. On accueillera donc ce numéro avec beaucoup de joie, s'il plaît à Dieu.
Le dernier numéro paru de *Lumière et Vie* est le numéro 56 de janvier-février 1962. Il a pour sujet *Marie et le salut du monde*.
On lit avec profit les deux premiers articles (Holstein et Galot). Le P. Holstein s.j. met notamment en lumière le fait que « le magistère infaillible peut, quand il le juge opportun, dépasser les raisons et les arguments des théologiens, et bousculer les réserves de leur prudence » (p. 10) ; et cet autre fait connexe, « la piété des fidèles, le *sensus fidelium*, a tenu une place importante dans le développement du dogme marial », -- « la dévotion des petits et des humbles, les adversaires disaient volontiers... des simplets et des ignorants » (p. 13). Le P. Holstein ajoute néanmoins : « Il ne faudrait cependant pas opposer de manière trop abrupte cette foi des ignorants à la science, trop prudente et trop réservée, des théologiens. » Bien sûr. Les oppositions trop abruptes sont toujours excessives. Et, même sans être abruptes, les oppositions sont fausses quand elles opposent ce qui a vocation de composition, d'unité, de communion. Le P. Holstein a raison de défendre la fonction théologique. Peut-être ne voit-il pas assez explicitement qu'outre la saine et légitime fonction, il y a ce qu'on pourrait appeler ses déformations professionnelles ; sans parler de l'orgueil intellectuel, auquel les intellectuels sont plus exposés que ceux qui ne le sont pas. -- L'article du P. Jean Galot s.j. est également digne de retenir l'attention.
L'équivoque des deux articles suivants est parfois pénible.
Le premier des deux, intitulé *mariologie et corédemption*, déclare que « nous sommes dans le pur imaginaire » chaque fois qu'il s'agit de « réalités déduites du principe posé » (p. 43) ; -- c'est-à-dire ici déduites du principe de la maternité divine de Marie. Sur la Sainte Vierge, l'auteur connaît d'une part « ce que nous dit Dieu à son sujet », d'autre part « ce que nous dictent notre sentiment et notre imagination ». Erreur de plume sans doute, mais regrettable, car elle suggère une réduction systématique du *déduit à l'imaginaire :* on voit quelles conséquences universellement dévastatrices aurait, en philosophie, en théologie, cette disqualification du « déduit ».
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D'autre part, il est un peu gros de considérer que par la « corédemption » il s'agirait inévitablement d' « un couple de Sauveurs et de Rédempteurs ». L'auteur considère (p. 72) que la théologie mariale n'a pas encore été capable de se « libérer » de « la crédulité », ni d' « une piété non assez éprouvée ». Au passage, il se montre d'une rigoureuse sévérité pour la *Petite somme mariale* de Mgr Dubois ; apparemment il n'a jamais entendu parler des travaux de Charles De Koninck.
Le second des deux s'intitule *La Sainte Vierge parmi nous*. Il concerne les Apparitions. Il est tout entier contre le « radical mésusage », contre le « mortel détournement » que l'on en fait, et contre l' « importance excessive » qu'on y attache. Cette accentuation à sens unique est discutable. On pourrait en conclure que la tiédeur et l'indifférence n'existent nulle part, et que l'unique problème marial de notre temps est de s'opposer aux excès du zèle et de la dévotion. Le *message* des Apparitions est spécialement maltraité, notamment en ces termes exacts sous un rapport, mais unilatéraux : « Il (le message d'une apparition mariale) ne saurait être considéré que comme une directive pratique, qui n'ajoute rien à ce que l'Église sait déjà et enseigne... » (p. 83). L'auteur ajoute véhémentement (p. 84) : « Comprendra-t-on enfin qu'il n'est pas dans les intentions divines de nous dévoiler l'avenir, ni de nous dicter, de l'extérieur un comportement précis à l'égard de circonstances déterminées ? » Voilà une grande assurance au sujet de ce que sont, ou ne sont pas, les intentions divines. Une assurance, pourtant, qui est démentie, et combien de fois, par l'histoire de l'Église. Mais l'auteur continue, du même élan (p. 85). Pour lui, dans les Apparitions de la Très Sainte Vierge, « la part du message la plus durable et la plus féconde est la demande que fait la Mère de Dieu d'avoir, là même où elle est apparue, un sanctuaire qui devienne un lieu de pèlerinage, un centre de prière et de prédication ». Et finalement « le bon usage des Apparitions consiste (...) dans une participation fervente aux manifestations religieuses dont ces Apparitions sont le point de départ et l'occasion ». En somme, le bon usage des Apparitions consiste à en réduire le message de moitié, ou des trois quarts. Tout cela est avancé en l'air, en général, sans référence précise aux faits dont on parle (les Apparitions elles-mêmes) ni au comportement du Magistère à leur égard. Si l'on applique par exemple ce « bon usage » au message de Fatima et aux enseignements et prescriptions que Pie XII en a tirés, il ne reste pas grand'chose ni du contenu du message lui-même, ni du contenu de ce que le Souverain Pontife en a dit.
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C'est pourtant au Maître général des Dominicains que Pie XII avait déclaré : ([^27]) : « *Dites bien à vos religieux que la pensée du Pape est contenue dans le message de Fatima*. »
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Il est bon sans doute que certaines réticences (du moins quand elles savent garder le sens de la mesure) puissent être mises en forme et librement exprimées. Il est vrai qu'elles peuvent contribuer à mettre en garde contre des « naïvetés », des « illusions », des « excès imaginatifs ». Mais les deux derniers articles cités paraissent s'établir sur une position systématiquement hypercritique qui est elle-même abusive.
Le Pape Pie XII avait dit (dans l'Encyclique *Ad Cœli Reginam*, 11 octobre 1954) :
«* En traitant des questions qui regardent la Sainte Vierge, que les théologiens et les prédicateurs de la parole divine, aient sain d'éviter ce qui les ferait dévier du droit chemin pour tomber dans une double erreur : qu'ils se gardent et des opinions privées de fondement, dont les expressions exagérées dépassent les limites du vrai, et d'une étroitesse d'esprit excessive quand il s'agit de cette dignité unique, sublime et même presque divine de la Mère de Dieu... *»
Beaucoup se plaisent et se complaisent, depuis 1954, à citer unilatéralement la mise en garde contre les « opinions privées de fondement » et les « expressions exagérées », et à orienter unilatéralement leur attitude en direction d'une sorte de croisade contre ces abus. C'est un déséquilibre ruineux. On se souvient d'*une moitié* de l'enseignement du Magistère -- celle qui écarte les abus en question. On omet de méditer, de commenter, de faire connaître, de mettre en œuvre *tout le positif* explicitement apporté par ce même enseignement sur la Sainte Vierge ([^28]).
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Cette déformation minimisante et négativiste, on l'apercevra mieux, peut-être, si l'on prend quelque recul et si l'on considère ce paradoxe global : la revue *Lumière et Vie* consacre un numéro entier à *Marie et le salut du monde ;* or ce numéro trouve le moyen de ne faire aucune mention (entre autres) de saint Grignion de Montfort ; du Rosaire ; de la Royauté de Marie ; de la consécration personnelle et sociale à son Cœur Immaculé. C'est un déficit important ; et caractéristique.
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### L'Action populaire et son édition de « Mater et Magistra »
Devant cette édition, comment ne pas avouer son embarras. Il n'est pas difficile d'en dire les qualités. Mais, si l'on en disait seulement les qualités, on tromperait le lecteur.
Cette édition de *Mater et Magistra* -- c'est-à-dire la traduction, le commentaire et l'index analytique, -- a été réalisée « par l'Action populaire ». Travail collectif, travail en équipe, dont la responsabilité et l'honneur reviennent à cet Institut social dans son ensemble et en tant que tel.
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Nous trouvons la réponse à cette question dans une publication faite par « L'Action populaire » elle-même : un supplément aux *Cahiers d'action religieuse et sociale* en date du 15 janvier 1962.
*L'Action populaire,* « Institut social », y est présentée en répondant successivement aux quatre questions : *qui ? où ?* *avec qui ? comment ?*
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*Qui ?*
« Une équipe de prêtres de la Compagnie de Jésus, spécialistes des sciences sociales, visant à transformer les comportements et les institutions, suivant les aspirations des hommes à un univers plus fraternel, et les exigences de justice et de charité. »
Le Directeur est actuellement le Père Gaston Dujardin ; le Directeur adjoint, le Père Jean-Yves Calvez ; le Secrétaire général, le Père Philippe Laurent.
L' « équipe de prêtres de la Compagnie de Jésus » comprend les Pères Baronnet, Bigo, Boichat, Bose, Chambre, Drogat, Dumortier, de Farcy, Fyot, Guichard, Hanrion, Heckel, Jeannière, Joblin, Jomin, du Laurens, Le Roy, de Lestapis, Pairault, Pin, Robinot, Marcy, Sauvage, Serve, de Soras, Thoré, Virton, Weydert.
« Par leur formation (Facultés de philosophie, de théologie, des lettres, de droit et de sciences économiques, Institut d'études politiques, Grandes Écoles scientifiques, Centre de préparation aux affaires de la Chambre de commerce de Paris, Écoles d'agriculture), par la variété de leur champ d'études ou d'action, les Pères de *L'Action populaire* essaient d'assurer la vue d'ensemble nécessaire dans l'étude des problèmes d'aujourd'hui. »
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*Où ?*
Fondée à Reims en 1903, *L'Action populaire* est installée depuis 1922 à Vanves (Seine), 15, rue Marcheron. Là, « les chercheurs » peuvent utiliser la « bibliothèque spécialisée dans les sciences sociales », comportant 80.000 volumes et 1.300 périodiques.
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Depuis janvier 1962, *L'Action populaire* a fondé une filiale à Abidjan (Côte d'Ivoire), « destinée à apporter sa contribution à la recherche économique et sociale dans les pays neufs de l'Afrique noire et à aider les milieux chrétiens à percevoir les exigences qu'implique la vocation de chrétien dans une société en voie de développement ». « Son aide s'applique aux prêtres diocésains, religieux, laïcs des mouvements d'action catholique ou sociale ; aux milieux d'enseignement, aux organisations professionnelles et aux techniciens du développement. »
La filiale d'Abidjan est confiée aux Pères de Soras, Hanrion, Baronnet, Fyot, Pairault, Thoré.
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*Avec qui ?*
*L'Action populaire* « apporte son concours aux milieux les plus divers : milieu ouvrier, rural, patronal, social et hospitalier, étudiant, fonction publique, centres d'enseignement et de recherche, groupements d'Action catholique, d'Action sociale et politique, clergé rural et urbain, en France et dans les pays en développement. Elle aide à la constitution d'équipes de travail et de recherche, à l'organisation de colloques et de journées d'études, avec des prêtres et des laïcs spécialisés, sur les problèmes sociaux les plus urgents. »
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*Comment ?*
Premièrement, par l'intermédiaire de l'Institut catholique de Paris. La « Catho », comporte en effet un « Institut d'études sociales, d'ethnologie et de sociologie, religieuse » : c'est *L'Action populaire* qui en assume la direction et qui fournit la majorité des professeurs.
Secondement les Pères de *L'Action populaire* assurent un enseignement supérieur au Grand Séminaire d'Issy-les-Moulineaux, à l'École pratique des Hautes études, à l'Institut d'études du développement économique et social de l'Université, de Paris, aux Écoles supérieures d'agriculture d'Angers et de Purpan.
Troisièmement, par une *Quinzaine sacerdotale* organisée à Clamart pour une centaine de prêtres venus de toute la France, ordinairement envoyés par leur évêque, les frais de voyage, de séjour et d'études étant assumés par les diocèses.
Quatrièmement, par des sessions ou semaines régionales de prêtre ou de laïcs, organisées à la demande des diocèses.
Cinquièmement *L'Action populaire* publie la *Revue de l'Action populaire* mensuelle (7.000 abonnés « dans les milieux professionnels de recherche sociale et d'enseignement ») présentant « réflexion doctrinale et études objectives de niveau élevé » ; et les *Cahiers d'action religieuse et sociale*, bi-mensuels (15.000 abonnés « parmi le clergé et les militants d'Action catholique et sociale ») présentant une « information et réflexion chrétiennes sur les principales questions sociales d'actualité ».
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Sixièmement, sous l'égide de l'Institut catholique de Paris, *L'Action populaire*, a fondé en 1953 une « Bibliothèque de la recherche sociale », publiée aux Éditions Spes. Y ont paru notamment les trois tomes de *L'enseignement social de l'Église*, du P. Jean Villain, *La Société internationale* du P. Bosc, *L'enseignement politique de l'Église* du P. Desqueyrat. Aux Éditions Spes également, des éditions d'Encycliques : l'Encyclique Divini *Redemptoris* (épuisée, non rééditée), etc., et aujourd'hui *Mater et Magistra*.
Les Pères de *L'Action populaire* publient de nombreux ouvrages chez d'autres éditeurs : *Marxisme et humanisme* du P. Bigo, *Église et société économique* des Pères Calvez et Perrin (surnommés par leurs confrères les Pères « Perrez et Calvin »), Christianisme et communisme du P. Chambre, etc.
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Comme on peut le comprendre par cette seule nomenclature, *L'Action populaire* exerce une influence considérable, presque toujours prédominante et le plus souvent décisive, sur la pensée sociale du clergé français et des mouvements d'Action catholique. L'histoire religieuse de la France contemporaine montre qu'il suffit d'un changement dans la Direction de *L'Action populaire* pour entraîner à long terme, ou à court terme, un changement correspondant de la pensée sociale (ou du moins de ses accentuations, préférences et options) dans à peu près toute l'Église de France. Les directions exercées, à différentes époques, par le Père Desbuquois, le Père Villain, le Père Bigo, ont profondément marqué, chacune à sa manière, l'ensemble du catholicisme français. Sans aller forcément jusqu'à reprendre la thèse, affirmée et réaffirmée par l'école historique Dansette-Rémond, et non contredite, selon laquelle le P. Desbuquois étendait son influence jusqu'aux nominations épiscopales, on ne peut méconnaître le rôle souvent déterminant qui est celui de *L'Action populaire* dans l'Église de France. Par suite, dans la doctrine de cet Institut, il est fréquent que des préoccupations dites « de gouvernement » ou « d'opportunité » viennent interférer avec les préoccupations de pur « enseignement ».
Quand *L'Action populaire* est enrhumée il n'y a pas beaucoup de diocèses qui ne se mettent à tousser.
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L'édition de *Mater et Magistra* réalisée par *L'Action populaire* et publiée en mars aux Éditions Spes a plusieurs mérites scientifiques. Le premier, qui paraîtra le plus humble, mais qui n'est pas négligeable, est d'avoir adopté pour la *numérotation en paragraphes*, la seule solution raisonnable.
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Les Encycliques, telles que les publie le Saint-Siège, ne sont pas numérotées. Le texte latin ne comporte pas non plus d'intertitres : il est ordinairement divisé en trois, quatre ou cinq grandes parties. Pour des textes qui demandent une étude minutieuse, la référence précise n'est possible que par adjonction a posteriori d'un système de numérotation détaillée. Comme on le sait, l'Écriture sainte est numérotée phrase par phrase. (Quelques textes profanes, par exemple les œuvres de Platon et d'Aristote, ont fait eux aussi l'objet d'une numérotation.) En général, c'est *L'Action populaire* qui introduit, et par suite détermine, une numérotation dans le texte français des Encycliques : la numérotation usuelle de *Rerum novarum* et celle de *Quadragesimo anno* sont celles de *L'Action populaire.* Sauf exception très rare (par exemple *Divini Redemptoris*), les Éditions de la Bonne Presse publient des textes non numérotés.
Pour les Encycliques, cette numérotation se fait ordinairement par alinéas. Mais les traductions ne vont pas toujours à la ligne au même endroit que le texte authentique. L'édition Haubtmann a numéroté les paragraphes selon les alinéas du texte français de l'imprimerie vaticane et de la Bonne Presse. La *Chronique sociale* a introduit une complication fantaisiste en numérotant les titres et intertitres, ou plutôt certains d'entre eux seulement. *L'Action populaire* a numéroté les paragraphes selon les alinéas du *texte latin*. C'est la seule solution possible. Elle a valeur universelle. Il y a lieu, pensons-nous, d'adopter partout cette numérotation de *L'Action populaire*, en la reportant sur les diverses éditions.
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*La traduction :* c'est un grand progrès. Pendant cinquante ans on a rabâché, et *L'Action populaire* elle-même, des traductions inadéquates ou vieillies, apparemment en négligeant de se reporter au texte latin. Depuis des années nous insistons sur le grave déficit doctrinal -- provoqué par cette paresse systématique. Le progrès consiste dans le fait qu'il est maintenant compris et admis qu'il faut travailler sur le texte latin, et que les traductions existantes ne doivent pas être aveuglément reçues et citées dans un esprit non-critique. Cela fut toujours licite : mais cette éventualité permise, et même recommandable, demeurait méconnue. Maritain avait éprouvé le besoin de retraduire lui-même, avant la guerre, l'Encyclique *Æterni Patris* de Léon XIII sur la philosophie scolastique -- son exemple n'avait guère été compris, et pas du tout suivi. La longue insistance et les traductions d'écrivains laïcs (n'en déplaise au P. de Soras) ont enfin fait admettre dans les mœurs des Instituts religieux qu'il y avait bien un problème de traduction. Comme quoi, au sujet des Encycliques, il n'est pas raisonnable de vouloir disqualifier par principe les travaux des écrivains laïcs, -- que des religieux, ensuite, imitent, ou dont ils s'inspirent, bien entendu sans le dire...
La traduction de *Mater et Magistra* par les Pères de *l'Action populaire* a d'évidentes qualités scolaires et littéraires, comme on pouvait l'attendre de religieux formés à des traditions humanistes où la virtuosité et l'élégance de la version latine tiennent une place importante.
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Sans doute, l'humanisme dit scientifique a normalement pris une place considérable dans la *ratio studiorum*. Les disciplines littéraires de l'humanisme classique n'ont pas été entièrement abandonnées pour autant. Les Pères de *L'Action populaire* seraient certainement capables, aussi bien, d'écrire en latin les articles de leurs publications qui par leur sujet, ou pour d'autres raisons, requièrent le latin plutôt que la langue vulgaire : toutefois, jusqu'ici, ils ont laissé à la revue *Itinéraires* le monopole de cette innovation assurément souhaitable. Les récentes mesures de Jean XXIII au sujet du latin favoriseront la renaissance de cet usage, et l'on peut compter que les Pères de la Compagnie de Jésus feront un jour ou l'autre une rentrée remarquée dans le thème latin, après leur rentrée actuelle dans la version latine. Le latin est la langue doctrinale de l'avenir, réappelé par l'effondrement sémantique, au XX^e^ siècle, des grandes langues vivantes, -- qui continueront d'être utilisées, bien entendu, au niveau de la vulgarisation.
\*\*\*
C'est à ce niveau de vulgarisation que se place délibérément *le commentaire*. On peut le regretter. Si un « Institut social » qui inscrit au premier rang de ses objectifs la « réflexion doctrinale de niveau élevé » (*sic*) renonce à cette réflexion « de niveau élevé » pour *Mater et Magistra*, qui l'assumera ? il faut bien qu'elle soit assumée. On n'a pas encore trouvé le moyen d'empêcher radicalement les hommes de penser, bien qu'on ait, il est vrai, dans la si louable et si admirable civilisation moderne, beaucoup fait pour les détourner de cette activité périmée. -- Il faudra bien que ce soit des gens, et peut-être, hélas, des laïcs, étrangers à *L'Action populaire*, qui tentent ce que *L'Action populaire* n'a pas tenté, la « réflexion doctrinale à un niveau élevé ». Ils risqueront de rencontrer sur leur route l'artillerie lourde du P. de Soras et ses tirs de barrage. Mais l'artillerie lourde, fût-elle métaphorique quant à l'artillerie, et morale quant à la lourdeur, ne suffira pas à réduire la pensée à néant.
L'absence, dans le commentaire, d'une « réflexion doctrinale de niveau élevé », en voici quatre exemples (parmi d'autres) :
1\. -- *Le principe de subsidiarité* n'est guère compris, ou du moins son explication est réticente et amenuisante (pp. 58-60). Il est conçu comme une LIMITE NÉGATIVIE à l'intervention de l'État, et sa PORTÉE POSITIVE serait uniquement la mesure dans laquelle il autorise une telle intervention. Présentation fort insuffisante, qui omet de mettre en relief et même d'indiquer l'essentiel, l'essentiel du « positif » précisément : à savoir que le principe de subsidiarité est le fondement moral des corps intermédiaires, et plus généralement qu'il assure le respect des diverses finalités. Il y a même, c'est un comble, un passage du commentaire, la note 45 au paragraphe 65, qui figure page 74, où l'on semble considérer que le principe de subsidiarité, d'une part, et les corps intermédiaires, d'autre part, sont deux choses sans rapport et sans lien. Même au niveau de la vulgarisation, ce n'est pas au point.
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Il est vrai toutefois que le commentaire renvoie à l'ouvrage de Calvez et Perrin, *Église et société économique,* où l'on trouve (pp. 410-420) un bon exposé de la nature et des implications du principe de subsidiarité. Cependant l'ouvrage de Calvez et Perrin est antérieur à l'Encyclique *Mater* *et Magistra*, et les commentateurs de *L'Action populaire* ne paraissent pas avoir remarqué la sorte de promotion spectaculaire et d'insistance privilégiée dont le « principe de subsidiarité » fait l'objet dans l'Encyclique de Jean XXIII. Ou plutôt (car on peut faire confiance à l'agilité de leur intellect), on est conduit à penser qu'ils ont estimé opportun d'omettre de souligner ce point.
2. -- *La socialisation :* qu'il faille traduire par ce mot les expressions latines plus ou moins correspondantes « ne fait pas le moindre doute » (p. 66). Une affirmation aussi catégorique dépasse de beaucoup ce que permet de penser la raison invoquée : « C'est le terme retenu par les traductions italienne, française, anglaise et espagnole publiées aux Presses polyglottes du Vatican. » Raison qui est sans force, et qui même, sous certains rapports, est saugrenue, pour trois motifs assez évidents. Primo : il s'agissait justement de refaire la traduction ; si la traduction existante fait automatiquement autorité, alors elle fait autorité dans tous ses termes et dans toutes ses expressions, il fallait donc la recopier intégralement au lieu de faire une traduction nouvelle. Secundo : le terme « socialisation » n'a pas le même sens, ni surtout les mêmes résonances, dans les différentes langues vivantes invoquées. Tertio : la traduction française des Presses vaticanes ne dit pas SOCIALISATION, elle dit : « SOCIALISATION », c'est-à-dire qu'elle entoure le mot de guillemets. Si ces guillemets ont un sens (or ils sont répétés avec soin chaque fois que le mot « socialisation » est employé), c'est qu'il peut y avoir quelque doute sur l'opportunité de ce vocable. Que les Pères de *L'Action populaire* adoptent néanmoins ce mot, et l'emploient sans guillemets, est tout à fait licite : mais on eût aimé qu'ils justifient un tel choix, qui pour eux « ne fait pas le moindre doute », par un motif qui lui non plus ne fît pas le moindre doute.
Quant à la signification du mot « socialisation », le commentaire demeure dans l'équivoque. Tout le monde, à l'exception peut-être des lecteurs de la Revue de *l'Action Populaire*, sait que Pie XII avait solennellement déclaré (14 septembre 1952) que contre la socialisation, l'Église livrera bataille avec la *dernière énergie*. Il y avait donc lieu -- même au niveau de la vulgarisation -- de fournir une explication.
A notre connaissance, la revue *Itinéraires* est jusqu'ici la seule qui ait proposé une solution à cette apparente opposition (numéro 59, pages 65 et suiv.).
138:63
3. -- *L'autofinancement*. Le commentaire n'arrive pas à distinguer nettement entre un droit sur les bénéfices (nié par Pie XII) et un droit sur les sommes réinvesties (affirmé par Jean XXIII). L'élucidation doctrinale nécessaire n'est même pas esquissée. Sur cette difficulté, voir *Itinéraires*, numéro 59, pages 94-98.
4. -- Les *blancs.* Certains passages de l'Encyclique ont laissé les commentateurs absolument sans voix. On se reportera, entre autres, à la page 210 (blanche), à la page 218 (blanche), à la page 220 (blanche). Ce sont les passages les plus RELIGIEUX de l'Encyclique, ceux où la jonction intime entre le religieux et le social se trouve le plus directement affirmée, qui ont laissé silencieux les commentateurs. Voir aussi page 190, en regard du §215 où Jean XXIII affirme :
Le § 260 de l'Encyclique est peut-être celui où le silence des commentateurs est le plus frappant.
Ce paragraphe dit, dans la traduction vaticane :
« *Notre époque est envahie et pénétrée d'erreurs fondamentales, elle est en proie à de profonds désordres ; cependant, elle est aussi une époque qui ouvre à l'Église des possibilités immenses de faire le bien*. »
Équivalemment, dans la traduction de *L'Action populaire* :
« *Bien que notre siècle, il faut le reconnaître, -- souffre d'erreurs fort graves et soit en proie à de violents désordres, il n'en offre pas moins aux ouvriers de l'Église un immense champ d'apostolat et Nous en concevons les plus grands espoirs.* »
Que le monde contemporain « offre un immense champ d'apostolat », ou qu'il « ouvre à l'Église des possibilités immenses de faire le bien » c'est nettement moins que ce qui nous est dit ordinairement. Il n'offre donc pas, aussi, des VALEURS inconnues du christianisme, et que le christianisme devrait ASSUMER ?
Et inversement, que ce monde contemporain soit « envahi et pénétré d'erreurs fondamentales » et « en proie à de profonds désordres », c'est nettement plus que ce qui nous est ordinairement dit sur les péchés mignons du monde moderne...
Bref, on se demandera si le silence des commentateurs en face de ce § 260 ne doit pas être entendu comme entrant dans la catégorie de ce que l'on appelle les « silences respectueux ».
\*\*\*
De tout ce qui précède, on aura compris que *L'Action populaire* apparaît à nos yeux comme une « école », -- au sens où il y a une diversité d' « écoles » à l'intérieur de la théologie catholique et de la philosophie chrétienne. Une « école » composée d'hommes éminents, savants, studieux, dont les travaux ne sont jamais indifférents, ont une grande qualité intellectuelle, constituent un apport positif de grand prix, mais relèvent toutefois d'une *tendance* et ne sauraient être confondus avec l'enseignement pur et simple de l'Église.
Alors, avec *L'Action populaire*, le dialogue ?
Ce n'est pas si simple.
*L'Action populaire* est très ouverte en direction du dialogue avec le monde contemporain (non chrétien).
139:63
Nous souhaitons nous tromper : il ne nous apparaît pas qu'elle soit aussi ouverte au dialogue avec les autres écoles ou tendances catholiques. Si elle acceptait le dialogue avec les autres catholiques, il deviendrait tout à fait manifeste, par le fait même, qu'elle aussi a des préférences, des accentuations, des options qui ne s'imposent pas obligatoirement et qui ne sont pas au-dessus de la discussion.
Ses thèses, *L'Action populaire* les PROPOSE aux incroyants ; et simultanément tout se passe comme si elle préférait les IMPOSER SANS DISCUSSION à l'ensemble des catholiques, clergé et fidèles.
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### Les « stimulations » du P. Gaston Fessard
Les mouvements de mauvaise humeur semblent passés, ou dépassés, -- avec le temps... On en vient enfin à ce par quoi on aurait pu commencer : reconnaître que, spécialement pour des religieux et des penseurs de tradition ou d'appellation thomiste, « *les observations et critiques du P. Fessard sont trop stimulantes pour qu'elles ne se soldent pas finalement par un bénéfice* ». La formule est du P. Marie-Joseph Nicolas, dans la *Revue thomiste* de janvier-mars 1962, qui publie une lettre du P. Gaston Fessard répondant avec sérénité aux algarades dont il avait été l'objet.
Des paroles fort regrettables ont été prononcées ou écrites à l'encontre de l'éminent Jésuite, lorsqu'il publia en 1960 les deux tomes de son ouvrage *De l'actualité historique*. Parmi les thomistes, il n'y eut guère que l'abbé Paul Grenet, dans *L'Homme nouveau* et dans *L'Ami du clergé*, et Jean Daujat dans *La France catholique* et dans *Doctrine et vie*, pour lui réserver d'emblée un accueil positif. Il a fallu deux années pour que l'on se fasse à l'idée que l'ouvrage du P. Gaston Fessard était un monument de pensée à l'égard duquel les criailleries mesquines étaient sans prise et demeuraient sans effet. Il a fallu deux années... Notre temps, qui se croit ouvert et tolérant, et tourné vers le dialogue, est en réalité fort peu doué -- l'un des moins doués de l'histoire -- pour la circulation des idées, comme il le montre et le prouve tous les jours ; notamment, hélas, à l'intérieur de la communauté chrétienne.
A la suite des travaux du P. Fessard, la *Revue thomiste* (numéro cité) publie une étude du P. André Hayen s.j. : « Le thomisme et l'histoire ».
De son côté, la revue *Nova et vetera* (janvier-mars) publie une étude des Pères Lœw et Cottier : « Marxisme et problèmes de pastorale ».
140:63
Il y a un immense retard dans cette sorte de travaux. Et aussi une curieuse ignorance, ou méconnaissance, de la bibliographie existante. Cette méconnaissance, ce retard, comme on peut s'en convaincre en lisant les études qui viennent d'être citées, ne seront évidemment pas comblés d'un seul coup. Mais enfin, on s'est mis au travail, on cherche, on examine, on étudie. Grâce au P. Gaston Fessard.
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### L'édition en France des documents pontificaux
Nous n'avons toujours point en France une collection de librairie présentant l'ensemble des enseignements de Pie XII. Quant aux volumes de la Bonne Presse contenant les Actes de Léon XIII, de saint Pie X, de Benoît XV, de Pie XI, ils s'épuisent les uns après les autres. Beaucoup sont épuisés et non réédités.
Peut-être l'édition intégrale des enseignements de Léon XIII ou de saint Pie X est-elle jugée « commercialement » impossible : ceux qui en ont besoin les trouvent dans les bibliothèques. Cependant, si une réédition intégrale paraît impossible, celle de certains *grands* textes, les plus célèbres, serait extrêmement souhaitable : et là, *aucune raison commerciale ne* peut être alléguée pour excuser la carence de l'édition, française.
Un exemple. De l'Encyclique *Pascendi*, il n'existe qu'une seule édition que l'on puisse aujourd'hui se procurer : celle de *La Cité catholique,* qui ne dispose d'aucun moyen de publicité commerciale sur le marché de la librairie. Or la réédition de *Pascendi* par l'initiative de *La Cité catholique* compte aujourd'hui 4.500 exemplaires écoulés. Ce qui prouve deux choses : 1. -- que c'est commercialement possible sans déficit ; 2. -- qu'il y a des lecteurs prêts à acheter les rééditions de ces grands textes, si les gros éditeurs catholiques faisaient leur métier.
L'enseignement de Jean XXIII n'est édité en France par aucune grande maison d'édition catholique ayant de puissants moyens financiers et publicitaires. Cette abstention est tout à fait spectaculaire.
Les Éditions *Civitec* (134 rue de Rivoli à Paris), qui publient *Nouvelles de Chrétienté*, sont jusqu'à présent les seules qui aient entrepris une édition intégrale des « Textes et allocutions de Jean XXIII ». Viennent de paraître les deux volumes de l'année 1960, préfacés par Mgr Morilleau, évêque de La Rochelle. Les années 1958 et 1959, précédemment éditées, comportent quatre volumes. C'est un instrument de travail non seulement précieux, mais unique en France.
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### Notules
- APRÈS LE MASSACRE. -- *Quel massacre ? Un certain massacre d'une certaine foule française désarmée, qui eut lieu en la fête de l'Annonciation, reportée cette année au 26 mars. Quand paraîtront ces lignes, qui s'en souviendra encore, à part les familles des victimes. Sur le moment même, il n'a pas beaucoup ému les responsables ; ou ils ont bien caché leur émotion.*
*Mauriac du moins a eu un mot juste : une simple remarque, mais qui va loin. Mauriac, seul, et non par sympathie pour les victimes, mais par souvenir d'un univers un peu moins sauvage que celui d'aujourd'hui, a fait cette remarque :*
« Qui m'eût dit autrefois, quand la troupe faisait les trois sommations réglementaires avant de tirer sur la foule, qu'un jour viendrait où je songerais : « C'était le bon temps ! »
*Les garanties légales -- qu'il s'agisse d'arrêter, d'emprisonner, de fusiller -- on a habitué tout le monde à les tenir pour dérisoires, à ce qu'elle ne soient même plus respectées pour la forme. Cela s'appelle la barbarie et cela s'appelle le despotisme.*
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- UN ÉVÉNEMENT : DOUGLAS HYDE EN FRANÇAIS. -- *La bibliographie du communisme est kilométrique ; elle comporte un immense fatras, du trompe-l'œil, des montagnes d'illusions, des tonnes de fabrications et de tromperies. Les ouvrages utiles et sérieux n'atteignent pas souvent le public, parce qu'ils sont noyés au milieu d'un océan de publications tumultueuses, médiocres, ou même trompeuses.*
*Le livre de Douglas Hyde est du petit nombre de ceux que l'on peut tenir pour fondamentaux et qu'il importe de faire connaître. Douglas Hyde, communiste depuis 1928, et membre de l'appareil dirigeant du Parti communiste britannique, se convertit au catholicisme en 1948. Il publia en Angleterre un livre intitulé* I believed (*voir notre numéro 45, pages 4 et suiv.*)*. Ce livre vient d'être traduit en français et publié aux Éditions du Centurion* (*Bonne Presse*)*, avec une préface du Père Jeart-Yves Calvez* (*parue en article dans* La Croix *du 2 avril*)*. Nous parlerons à loisir de cet ouvrage. Dès maintenant, nous le signalons et nous le recommandons à nos lecteurs.*
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- POINT DE VUE SUR L'INTÉGRISME. -- *Nous avons cité dans notre numéro* 60 (*pages* 155*, et suiv.*) *des* « *précisions variables sur l'intégrisme* » *fournies par les Pères Rouquette, Congar, Liégé et Chenu. Leurs remarques ne coïncidaient guère. En voici d'autres, également différentes. Elles sont d'Étienne Borne, dans l'hebdomadaire du M.R.P.,* Forces nouvelles, *du 22 mars 1962.*
*L'article d'Étienne Borne commence mal. Il rapporte ou croit rapporter la substance du livre écrit par le P. de Soras contre* La Cité catholique *et son organe* Verbe*. Ce qui donne les considérations suivantes, peut-être adéquates à l'idée qu'Étienne Borne se fait de l'* « *intégrisme* »*, mais certainement inadéquates au mouvement dirigé par Jean Ousset :*
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« On dit couramment que *Verbe* est l'expression d'un intégrisme qui vient de loin, puisqu'il a joué un rôle important dans l'Église sous le pontificat de Pie X, qui a perdu beaucoup de son audience au temps de Benoît XV et de Pie XI, mais qui, clandestin ou public, n'a jamais cessé d'agir en faveur d'un catholicisme barricadé en lui-même et hostile au siècle, entendant préserver l'intégralité de la doctrine de contaminations libérales et modernistes, et cherchant à donner une sorte de sécurité théologique aux thèses politiques d'une droite traditionaliste, corporatiste, autoritaire. »
*Un tel* « *raccourci* » *est assez effarant comme concentré intense d'* « *amalgames* »*. Du moins Étienne Borne a-t-il la loyauté de commencer par :* « *On dit...* »
*On dit... Mais qu'en est-il ? Cela ne vaudrait-il pas la peine de chercher à savoir ? Un grand pas serait fait dans la voie de l'amitié chrétienne* (*à laquelle la communauté catholique en France, ou du moins sa superstructure intellectuelle, tourne si allégrement le dos*) *le jour où les catholiques, avant d'écrire, essayeraient d'apprendre à connaître leurs frères au lieu de colporter avec bonne conscience des* « *on dit* »*.*
\*\*\*
*Pour ce qui est du* « *catholicisme barricadé en lui-même* »*, Étienne Borne pourrait savoir que les cercles d'études de* La Cité catholique*, en Europe, en Amérique et en Afrique, comportent fréquemment en leur sein des protestants, des orthodoxes, des non-chrétiens, des athées. Pourquoi, comment ? Cela mériterait peut-être quelque attention, quelque étude* (*et, pourquoi pas, quelque sympathie, fût-elle vigilante ou critique*)*. Le dénigrement est bien proche de la calomnie, quand il déclare, écrit, imprime, diffuse :* « *catholicisme barricadé en lui-même* » *à propos de La Cité catholique.*
*Les* PAROLES *sur l'* « *ouverture* »*, le* « *dialogue* »*, et cetera ; sont une chose. Réaliser* DANS LES FAITS *des cercles d'études non pas théoriquement* « *ouverts* » *mais effectivement fréquentés par des non-catholiques et même des non-chrétiens, c'est autre chose.* La Cité catholique *y réussit spontanément, par simple application de sa méthode, de son* « *option pédagogique* »*.* La Cité catholique *y réussit... et puis qui encore ?*
\*\*\*
*La suite du propos d'Étienne Borne est d'un autre ton et d'un autre contenu :*
« Ce mot si commode d'intégrisme doit cependant, comme son contraire le progressisme, être manié avec quelque précaution. Comme possibilités et comme systèmes, intégrisme et progressisme ont une incontestable réalité et ils sont l'un et l'autre parfaitement repérables et définissables. L'intégrisme est la tentation permanente du catholicisme de droite et le progressisme est la tentation toujours pressante du catholicisme de gauche. Mais ce serait confondre l'ordre parfaitement déterminé des essences, et celui autrement mouvant et complexe des existences concrètes, que d'accrocher ces sortes d'écriteaux au cou de tel ou tel, convaincu ainsi d'hérésie publique. Le catholique de droite risque justement de céder à l'intégrisme lorsqu'il voit un progressiste en tout catholique de gauche ; et le catholique de gauche accorde trop au progressisme lorsqu'il dénonce un intégriste en tout catholique de droite.
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En fait, intégrisme et progressisme sont la tentation respectivement du catholique de droite et du catholique de gauche, et chacun est en danger de confondre sa vocation profonde avec sa plus proche et permanente tentation. Dans une chrétienté en ordre, un hebdomadaire du catholicisme de droite ne cesserait pour former son public d'être en alerte à l'égard de l'intégrisme. Et c'est la vigilance à l'égard du progressisme qui donnerait sa vigueur éducative à un hebdomadaire du catholicisme de gauche... »
*S'il existait des mœurs de dialogue parmi les intellectuels catholiques français, nous dirions en quoi nous sommes d'accord et en quoi nous ne le sommes point. Faute de cette possibilité, nous nous contenterons de recueillir ce texte, à titre documentaire, et de remarquer qu'il s'efforce d'être humain et de comprendre, ce qui devient rare.*
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## DOCUMENTS
### La Constitution apostolique « Veterum sapientia »
Voici le texte intégral, dans la traduction qu'en à donnée la « Documentation catholique », du 18 mars, de la Constitution apostolique « Veterum sapientia » que commente dans le présent numéro l'article de Louis Salleron sur « Le latin, langue vivante de l'Église ».
La sagesse des Anciens recueillie dans la littérature des Grecs et des Romains, ainsi que les illustres enseignements des peuples de l'Antiquité, peuvent être considérés comme une aurore annonciatrice de la vérité évangélique que le Fils de Dieu, « arbitre et maître de la grâce et de la doctrine, lumière et guide de l'humanité » ([^29]) est venu apporter sur la terre. Les Pères et les docteurs de l'Église ont, en effet, vu dans ces importants monuments de la littérature de l'Antiquité une certaine préparation des âmes à recevoir les richesses surnaturelles que Jésus-Christ « dans l'économie de la plénitude des temps » ([^30]) a communiquées aux hommes ; il apparaît ainsi manifestement qu'avec l'avènement du christianisme rien n'a péri de ce qu'il y avait de vrai, de juste, de noble et de beau dans ce que les siècles précédents avaient produit.
C'est pourquoi l'Église sainte a toujours eu une grande vénération pour ces monuments de sagesse, et particulièrement pour le grec et le latin qui sont comme le manteau d'or de notre propre sagesse. Elle a aussi admis l'usage d'autres langues vénérables qui se sont épanouies en Orient et dont l'apport a été grand pour le progrès du genre humain et de la civilisation ; utilisées soit dans la liturgie, soit dans les versions de la Sainte Écriture, elles sont toujours en vigueur dans certaines régions, comme l'expression d'un antique usage qui n'a pas cessé de rester vivant.
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Au milieu de cette variété de langues, il y en a une qui surpasse les autres, celle qui, née dans le Latium, est devenue ensuite un admirable instrument pour la diffusion du christianisme en Occident. Ce n'est pas sans une disposition de la providence divine que cette langue, qui pendant de nombreux siècles avait réuni une vaste fédération de peuples sous l'autorité de l'Empire romain, est devenue la langue propre du Siège apostolique ([^31]), et que, transmise à la postérité, elle a constitué un étroit lien d'unité entre les peuples chrétiens d'Europe.
Le latin en effet, de sa nature même, convient parfaitement pour promouvoir dans tous les peuples toutes les formes de culture. En effet, il ne suscite pas de jalousie, il est impartial envers toutes les nations, il n'est le privilège d'aucune, il est accepté par toutes tel un ami. De plus, il ne faut pas oublier que le latin est empreint d'une noblesse caractéristique ; il a « un style concis, varié, harmonieux, plein de majesté et de dignité » ([^32]) qui incite d'une façon inimitable à la précision et à la gravité.
C'est pour ces raisons que le Siège apostolique a toujours veillé jalousement à maintenir le latin, et qu'il à toujours estimé que « ce splendide vêtement de la doctrine céleste et des saintes lois » ([^33]) était digne d'être utilisé dans l'exercice de son magistère, et devait également être utilisé par ses ministres. Les ecclésiastiques en effet, de quelque nationalité qu'ils soient, peuvent aisément, grâce au latin, prendre connaissance de ce qui vient du Saint-Siège, et communiquer avec celui-ci ou entre eux.
Cette langue est unie à la vie de l'Église et « sa connaissance, acquise par l'étude, et l'usage, intéresse les humanités et la littérature, mais plus encore la religion ([^34]) », pour reprendre les termes de Notre prédécesseur d'immortelle mémoire, Pie XI, qui indiquait, en donnant des arguments à l'appui, trois qualités rendant cette langue particulièrement adaptée à la nature de l'Église : « En effet, l'Église qui groupe en son sein toutes les nations, qui est destinée à vivre jusqu'à la consommation des siècles... a besoin de par sa nature même d'une langue universelle, définitivement fixée, qui ne soit pas une langue vulgaire ([^35]). »
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Puisqu'il est nécessaire que « toute Église s'unisse ([^36]) » à l'Église romaine, et puisque les Souverains Pontifes ont un pouvoir « vraiment épiscopal, ordinaire et immédiat sur toutes et chacune des Églises, sur tous et chacun des pasteurs et fidèles ([^37]) » de quelque rite, nationalité ou langue qu'ils soient, il semble éminemment convenable qu'il y ait un instrument de communication *universel et uniforme*, tout spécialement entre le Saint-Siège et les Églises de rite latin. C'est pourquoi tant les Papes, s'ils veulent transmettre un enseignement aux peuples catholiques, que les dicastères de la Curie romaine, s'ils ont à traiter une affaire, publier un décret intéressant tous les fidèles, utilisent toujours le latin, que d'innombrables nations écoutent comme la voix de leur mère.
La langue de l'Église doit non seulement être universelle, mais immuable. Si en effet les vérités de l'Église catholique étaient confiées à certaines ou à plusieurs langues modernes changeantes dont aucune ne fait davantage autorité que les autres, il résulterait certainement d'une telle variété que le sens de ces vérités ne serait ni suffisamment clair ni suffisamment précis pour tout le monde ; et de plus, aucune langue ne pourrait servir de règle commune et stable pour juger du sens des autres. Par contre, le latin, à l'abri depuis longtemps de l'évolution que l'usage quotidien a introduit généralement dans le sens des mots, doit être considéré comme fixe et immuable : les sens nouveaux qu'ont revêtus certains mots latins pour répondre aux besoins du développement, de l'explication et de la doctrine chrétienne, sont en effet depuis longtemps stabilisés.
Enfin, l'Église catholique, parce que fondée par le Christ Notre-Seigneur, surpasse de loin en dignité toutes les sociétés humaines, et il est juste qu'elle utilise une langue *non pas vulgaire*, mais noble et majestueuse.
Par ailleurs, le latin, « qu'on peut à bon droit qualifier de langue catholique ([^38]) » parce que consacrée par l'usage ininterrompu qu'en a fait la chaire apostolique, mère et éducatrice de toutes les Églises, doit être considéré comme « un trésor d'un prix inestimable ([^39]) », et comme une porte qui permet à tous d'accéder directement aux vérités chrétiennes transmises depuis les temps anciens et aux documents de l'enseignement de l'Église ([^40]) ; il est enfin un lien précieux qui relie excellemment l'Église d'aujourd'hui avec celle d'hier et avec celle de demain.
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Il n'est personne qui puisse mettre en doute l'efficacité spéciale du latin ou de la culture humaniste pour le développement et la formation des tendres intelligences des adolescents. En effet, le latin cultive, mûrit, perfectionne les principales facultés intellectuelles et morales ; il aiguise l'intelligence et le jugement ; il rend l'esprit de l'enfant plus à même de bien comprendre toutes choses et de les estimer à leur juste valeur ; il apprend enfin à penser ou à s'exprimer avec méthode.
Si l'on pèse bien tous ces mérites, on comprendra facilement pourquoi les Papes, si souvent et abondamment, ont non seulement exalté l'importance et l'excellence du latin, mais en ont prescrit l'étude et l'usage aux ministres sacrés de l'un et l'autre clergé, et ont dénoncé clairement les dangers qui découleraient de son abandon.
Ces motifs très graves Nous incitent, Nous, aussi, tout comme Nos prédécesseurs et les synodes provinciaux ([^41]), à vouloir fermement Nous efforcer de promouvoir toujours davantage l'étude et l'usage de cette langue, rendue à sa dignité. De nos jours l'usage du latin est l'objet de controverses en de nombreux endroits, et en conséquence beaucoup demandent quelle est la pensée du Siège apostolique sur ce point ; c'est pourquoi Nous avons décidé de prendre des mesures opportunes, énoncées dans ce document solennel, pour que l'usage ancien et ininterrompu du latin soit maintenu pleinement, et rétabli là où il est presque tombé en désuétude.
D'ailleurs Nous croyons avoir déjà exprimé avec suffisamment de clarté Notre pensée sur ce sujet lorsque Nous avons dit à d'illustres latinistes : « Beaucoup, malheureusement, sont démesurément captivés par l'extraordinaire progrès des sciences et veulent rejeter ou réduire l'étude du latin et d'autres de ce genre... C'est précisément la pression de cette nécessité qui Nous fait penser qu'il faut suivre une voie inverse. Lorsque l'esprit se pénètre plus intensément de ces choses qui conviennent hautement à la nature humaine et à sa dignité, il n'en doit que davantage acquérir ce qui fait sa culture et son ornement, pour que les pauvres mortels ne deviennent pas semblables aux machines qu'ils fabriquent : froids, durs et sans amour ([^42]). »
148:63
Après avoir bien examiné et pesé toutes ces choses, dans la sûre conscience de Notre charge et de Notre autorité, Nous décidons et ordonnons ce qui suit :
**1. **-- Les évêques et les supérieurs généraux des ordres religieux veilleront à ce que dans leurs séminaires ou leurs écoles, où des jeunes gens se préparent au sacerdoce, tous aient à cœur d'obéir à la volonté du Saint-Siège sur ce point et observent scrupuleusement Nos prescriptions ici énoncées.
**2. **-- Ils veilleront avec une paternelle sollicitude à ce qu'aucun de leurs subordonnés, par goût de la nouveauté, n'écrive contre l'usage du latin, soit dans l'enseignement des sciences sacrées, soit dans la liturgie, ou bien, par préjugé, n'atténue la volonté du Siège apostolique sur ce point ou n'en altère le sens.
**3. **-- Comme il est dit dans le Code de droit canon (can. 1364), ou dans les prescriptions de Nos prédécesseurs, les séminaristes, avant de commencer les études proprement ecclésiastiques, doivent apprendre le latin selon des méthodes appropriées pendant un temps suffisant, avec des maîtres bien capables, « pour éviter aussi cet autre inconvénient de voir les élèves, quand ils passeront aux matières supérieures, incapables, par ignorance de cette langue, de pénétrer à fond le sens de la doctrine comme de prendre part aux discussions scolastiques où s'aiguise si harmonieusement l'esprit des jeunes gens en vue de la défense de la vérité ([^43]) ». Et Nous voulons que cela s'applique également à ceux qui ont été appelés au sacerdoce à l'âge mûr après avoir fait des études classiques insuffisantes ou sans en avoir fait du tout. Personne en effet ne sera admis à faire des études de philosophie ou de théologie s'il n'est pleinement et parfaitement formé dans cette langue et s'il n'en possède l'usage.
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**4. **-- Nous voulons que là où, pour se conformer aux programmes des écoles publiques, l'étude du latin a connu un certain recul au détriment de la vraie et solide formation, l'enseignement de cette langue retrouve intégralement la place traditionnelle qui lui revient ; car chacun doit être bien persuadé que là aussi il faut maintenir religieusement le caractère propre de la formation des séminaristes, en ce qui concerne non seulement le nombre et le genre des matières, mais le temps qui est consacré à leur enseignement. Si les circonstances de temps et de lieu exigent que d'autres matières soient ajoutées à celles qui sont habituelles, on devra alors soit prolonger le cours des études, soit enseigner ces disciplines d'une façon abrégée, soit en reporter l'étude à un autre moment.
**5. **-- Les principales disciplines sacrées, comme cela a été prescrit à plusieurs reprises, doivent être enseignées en latin, langue qui est, comme nous le montre une expérience multiséculaire, « très apte à expliquer avec beaucoup de facilité et de clarté la nature intime et profonde des choses » ([^44]) ; outre qu'elle a été enrichie depuis longtemps de termes propres et bien définis permettant de défendre l'intégrité de la foi catholique, elle est en effet aussi particulièrement propre à couper court au verbiage creux. Ceux qui enseignent ces disciplines dans les universités ou dans les séminaires sont en conséquences tenus de parler latin et d'utiliser des ouvrages d'enseignement écrits en latin. Ceux qui, à cause de leur ignorance du latin, ne peuvent pas appliquer ces prescriptions, seront progressivement remplacés par des professeurs qui en sont capables. Les difficultés qui peuvent surgir de la part soit des élèves, soit des professeurs, devront être surmontées tant par la ferme résolution des évêques et des supérieurs que par la bonne volonté des maîtres.
**6. **-- Le latin est la langue vivante de l'Église. Et afin de l'adapter aux nécessités linguistiques sans cesse croissantes, en l'enrichissant donc de nouveaux termes précis et appropriés, d'une façon uniforme, universelle et correspondant au caractère propre de la vieille langue latine -- ainsi que l'ont fait les Pères et les meilleurs scolastiques -- Nous ordonnons à la congrégation des Séminaires et Universités de pourvoir à la création d'une Académie de la langue latine. Cet institut, qui devra être constitué de professeurs spécialisés dans le latin et le grec, provenant des diverses parties du monde, aura pour fin principale -- tout comme les diverses académies nationales destinées à développer la langue de leur pays -- de veiller au progrès bien ordonné du latin, en enrichissant s'il le faut le dictionnaire latin de mots qui correspondent au caractère et à la saveur de cette langue ; il devra en même temps avoir des écoles pour le latin de chaque époque, particulièrement de l'époque chrétienne.
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Dans ces écoles seront formés à une connaissance plus parfaite du latin et à son usage, à un style écrit propre et élégant ceux qui sont destinés soit à enseigner le latin dans les séminaires et les collèges ecclésiastiques, soit à rédiger des décrets et des sentences, soit à faire la correspondance dans les dicastères du Saint-Siège, dans les curies épiscopales et dans les organismes des ordres religieux.
**7. **-- Le latin étant très étroitement lié au grec par sa structure et l'importance des œuvres qui nous ont été transmises, il est nécessaire que les futurs prêtres apprennent cette dernière langue dès les classes inférieures et celles de l'enseignement secondaire, ainsi que cela a été prescrit à plusieurs reprises par Nos prédécesseurs ; de sorte que lorsqu'ils arriveront à l'enseignement supérieur, particulièrement s'ils aspirent aux grades académiques en Écriture sainte ou théologie, ils soient à même de lire et de bien comprendre non seulement les sources grecques de la philosophie scolastique, mais les textes originaux de la Sainte Écriture, de la liturgie et des Pères grecs ([^45]).
**8. **-- Nous ordonnons de plus à cette même sacrée congrégation de préparer un programme de l'étude du latin, auquel tous devront fidèlement se conformer, et qui permettra à ceux qui le suivent d'acquérir une connaissance et une pratique convenables de cette langue. Ce programme pourra, si cela est nécessaire, être organisé d'une façon différente par les Commissions des Ordinaires, sans cependant en changer ou atténuer la nature. Cependant, avant d'appliquer ces décisions, les Ordinaires devront les soumettre à la sacrée congrégation.
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Nous voulons et ordonnons, de par Notre autorité apostolique, que tout ce que Nous avons établi, décrété et ordonné dans cette Constitution reste définitivement ferme et arrêté, nonobstant toutes choses contraires, même dignes de mention particulière,
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, en la fête de la Chaire de saint Pierre apôtre, le 22 février de l'année 1962, de Notre pontificat la quatrième.
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### L'agression S. D. F. contre Alsatia
Au mois de mars, la Direction des S.D.F. (Scouts et Guides de France) publiait un communiqué violemment agressif contre les Éditions Alsatia, où les célèbres collections « Signe de piste » et « Ruban noir » étaient présentées comme « exploitation commerciale d'un capital moral qui n'est pas le leur ». Un trait d'une telle bassesse, de la part des dirigeants d'un mouvement éducatif, a de quoi laisser rêveur.
Voici ce communiqué, dans la publication qu'en fit « La Croix » du 18 mars
A la suite de la parution de nouveaux ouvrages dans les collections « Signe de piste » et « Rubans noirs », aux Éditions Alsatia, et des controverses soulevées dans la grande presse par les sujets traités, les *Scouts de France et Guides de France* tiennent à renouveler les réserves déjà exprimées par la note que les *Scouts de France* avaient fait paraître dans leurs différentes revues, en décembre 1960.
Les *Scouts de France* et les *Guides de France* réaffirment qu'ils n'ont aucun lien avec ces collections, n'interviennent en rien dans le choix des sujets et des manuscrits, et pas davantage dans la mise en œuvre. Ils dégagent dont entièrement leur responsabilité à l'égard de graves erreurs qu'on peut relever sur le plan éducatif dans tel ou tel ouvrage de ces collections. Les *Scouts de France* et les *Guides de France* ne peuvent que regretter une présentation, sigles et vocabulaire qui tendent à faire croire que ces collections ont la garantie du scoutisme. Ils soulignent l'aspect déplaisant de l'exploitation commerciale par ces collections d'un capital moral qui n'est pas leur.
La mise au point rédigée par les Éditions Alsatia, et parue dans « La Croix » du 31 mars, fait avec beaucoup de calme et de mesure, mais aussi avec toute la netteté nécessaire, une pleine lumière sur la valeur des accusations portées par la Direction des S.D.F.
Mises en cause tout récemment par un communiqué des Scouts de France dont le ton et certains termes étaient pour le moins inusités, les Éditions Alsatia tiennent à formuler les remarques suivantes :
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1\. Comptant parmi leurs administrateurs et leurs collaborateurs de nombreux prêtres ainsi que des laïcs notoirement engagés au service de l'Église, elles ont conscience d'avoir fait œuvre utile en publiant un grand nombre d'ouvrages religieux ou éducatifs de valeur reconnue qui étaient fort loin de relever d'une « déplaisante exploitation commerciale ». Il est surprenant qu'un mouvement de jeunesse, qui se fait pourtant une loi de pratiquer envers tous la courtoisie, les prenne publiquement à partie de la façon que l'on sait.
2\. La Collection « Signe de Piste » a été fondée en 1937, sans que ce label suscite à l'époque et pendant longtemps aucune réserve de la part des Scouts de France. Bien au contraire, les dirigeants du Mouvement ne répugnaient nullement à utiliser, pour telles de leurs revues, le concours de collaborateurs de « Signe de Piste », sans paraître redouter le confusionnisme qu'ils dénoncent aujourd'hui. Par ailleurs, le scoutisme est un fait sociologique universellement répandu. Il semble pour le moins abusif que l'une des Associations qui le composent se prétende directement engagée chaque fois que des auteurs littéraires s'inspirent de thèmes ou utilisent un vocabulaire ressortissant à la vie et aux activités scoutes.
3\. Il y a lieu de remarquer que la campagne de la « grande presse » dont se sont si vivement émus les dirigeants des Scouts de France a été entamée par un quotidien d'extrême gauche. L'orientation parfois unilatérale de certains des journaux qui lui ont fait écho ne constitue pas une absolue garantie d'impartialité, quelles que soient les critiques que pouvait inspirer l'un des ouvrages incriminés.
S'agissant d'ouvrages parus en librairie, la critique est libre, à la condition toutefois d'être honnête. Or la campagne de presse en question ne visait à rien de moins qu'à faire passer les Éditions Alsatia pour une sombre officine d' « activisme » et d' « O.A.S. » : dans le climat de délation et de diffamation que l'on a laissé s'installer un peu partout, notamment sous la pression des communistes, de leurs comités et de leurs journaux, cette campagne était particulièrement venimeuse. L'hebdomadaire « Témoignage chrétien » s'y est associé. La Direction des S.D.F. eût été bien inspirée de ne pas accorder tant de crédit à une campagne politique aussi répugnante.
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D'autre part, cette Direction ne s'est probablement pas rendu compte de la prétention totalitaire qui est inclue dans son communiqué : il faudrait donc avoir « la garantie du scoutisme » et en quelque sorte l'autorisation préalable de la Hiérarchie S.D.F. pour qu'un écrivain puisse dans ses livres faire mention du scoutisme ou mettre en scène des scouts dans ses romans
\*\*\*
On constate depuis un certain temps que la Direction S.D.F. accomplit quelquefois des actes publics dont le rapport avec le scoutisme est beaucoup moins manifeste que l'orientation tendancieuse et le caractère intempestif. Il serait profondément regrettable que la situation morale hors de pair qui était celle du scoutisme catholique soit compromise par l'effet d'influences qui suscitent, dans les milieux familiaux et éducatifs, des inquiétudes croissantes.
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La pratique de la dialectique
Tiré à part d'ITINÉRAIRES, numéro 52, contenant :
I. -- La théorie. -- Signification communiste du mot « dialectique ». -- La théorie dialectique. Non pas une erreur intellectuelle, mais un refus de la volonté. II. -- Le passage de la théorie à la pratique. -- « Utilisation » de la théorie. -- L' « intérêt vital » de l'U.R.S.S. -- Stratégie. -- Les intellectuels. -- Réalité inversée. -- Distinctions. -- Ce qui n'était pas inscrit d'avance : les fins intermédiaires. -- III. -- La pratique. -- D'abord l'extension d'une pratique et non la diffusion d'une doctrine. -- Il faut deux camps. -- Contre le même, au même moment. -- Comment se pratique la dialectique. -- IV. -- Les repères. -- Deux glissements. Symptômes du conditionnement. -- Un renfort honnête, Les trois conditions simultanées. -- Le possible et le nécessaire. -- V. -- Impact : l'Espérance. -- Les gestes des deux péchés contre l'Espérance. -- La Foi sans l'Espérance. -- Unique, le Parti.
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## Note de gérance
Nouvelle étape
Plusieurs initiatives sont actuellement à l'étude ou même en préparation, afin de donner à l'action intellectuelle et morale de la revue ITINÉRAIRES une extension nouvelle et un approfondissement plus intense.
Je confie la mise au point de ces initiatives aux prières de tous nos amis.
-- Le dernier vendredi de chaque mois, les rédacteurs, les lecteurs, les amis d'ITINÉRAIRES vont à la messe dans leur paroisse, ou là où ils se trouvent, priant les uns pour les autres et aux intentions de l'œuvre de réforme intellectuelle et morale entreprise par la revue.
J. M.
============== fin du numéro 63.
[^1]: -- (1). Le texte du P. de Soras s.j., est reproduit intégralement dans le numéro de *Verbe* de mars 1962 ; n° 129 (3, rue Copernic, Paris, 16^e^).
[^2]: -- (1). Luc, XXII, 24 et suiv. -- Jean, XIII.
[^3]: -- (1). *L'Avenir de l'Homme*, p. 349.
[^4]: -- (1). Parti socialiste unifié.
[^5]: -- (1). Article de M. Jean de Beer, secrétaire du P.E.N. Club français, dans la tribune du *Monde*, 4 avril 1962.
[^6]: -- (1). Déclaration reproduite notamment dans La Croix et dans Le *Monde du 31* mars 1962.
[^7]: -- (1). Qu'ils ne disent pas que l'on omet de considérer leur contexte. Voici comment « l'idéal respectable et bon » se situe dans le contexte de l'article cité de *Signes du temps *:
« Quand le communisme dénonce les malfaisances du capitalisme -- et n'oubliez pas que le Manifeste communiste a précédé de près d'un demi-siècle *Rerum novarum -- *nous ne pouvons que reconnaître le bien-fondé de ses accusations. Quand les communistes s'en prennent, par exemple, aux brigandages de l'*United Fruit*, en Amérique centrale, comment ne leur donnerions-nous pas raison ? Quoi que vous pensiez du communisme. n'oubliez pas qu'il n'est, après tout, qu'un produit engendré par la perversité du capitalisme. Quand les communistes se fixent pour objectif la réconciliation de l'homme avec l'homme et avec la nature par l'abolition de toutes les contradictions, pourquoi ne pas admettre que cet idéal est respectable et bon ? Quand le communisme suscite chez ses militants assez d'enthousiasme et de renoncement pour qu'ils admettent librement de perdre la sécurité de leur travail, de hauts salaires ou de risquer la prison et la mort, dira-t-on que cette philosophie ne mérite que mépris ?
« Et pourtant, tout ce bien n'arrive pas à provoquer notre adhésion, corrompu qu'il est par un vice fondamental. C'est, en deux mots, le refus de toute métaphysique qui entraîne, évidemment, la pire des métaphysiques : celle qui, prenant acte de ce que dans le domaine de l'analyse naturelle la matière paraît antérieure à l'esprit, en conclut, sans prendre garde qu'elle escamote plusieurs degrés du savoir, à un matérialisme qui pour être dialectique n'en est pas moins total et sans nuance. De là, par voie de conséquence, la fâcheuse propension à juger les choses non pour ce qu'elles sont, quitte sous leur pression à modifier des théories préconçues, mais à contraindre la réalité à cadrer avec des schémas préétablis. »
Comme on le voit, ce qui est énoncé soi-disant « contre » le communisme est encore plus lamentable que ce qui est énoncé « pour ».
[^8]: -- (2). Douglas Hyde : *J'ai été communiste*, préface du P. Jean-Yves Calvez, Éditions du Centurion (Bonne Presse), 1962. Traduction de son livre : *I believed*.
[^9]: -- (1). Page 68.
[^10]: -- (2). Page 84.
[^11]: -- (3). Page 102.
[^12]: -- (4). *Ibid.*
[^13]: -- (5). *Divini Redemptoris* § 57*.*
[^14]: -- (6). *Divini Redemptoris* § 58.
[^15]: -- (1). En latin dans l'*Osservatore Romano* du 24 février 1962 ; en français dans la traduction de la *Documentation Catholique* du 18 mars 1962 (numéro 1372). Voir les « Documents » du présent numéro.
[^16]: -- (2). En italien dans *l'Osservatore Romano* des 26-27 février 1962 en français dans la traduction de la *Documentation Catholique* (même numéro, précité, du 18 mars).
[^17]: -- (1). Il est nécessaire que les ensembles immobiliers ne soient pas trop grands, juridiquement tout au moins, sinon les gestionnaires étant des inconnus sont désignés pour des raisons extérieures à une saine gestion, et étant trop loin des administrés, ils ne peuvent les informer utilement.
[^18]: -- (1). Voir *Itinéraires*, n° 40 : « Le mensonge mondial de la limitation des naissances. »
[^19]: -- (1). Voir *Itinéraires*, n° 61, article cité.
[^20]: -- (1). Sur cette jeunesse, le Dr Gilles Robin écrit dans un récent ouvrage : « Elle est tombée dans la négation pure ! dans la révolution pour la révolution, la destruction pour la destruction. Elle revendique l'absurde. Elle en a assez. De quoi a-t-elle assez ? Elle serait embarrassée de répondre. De tout et de rien ; d'être elle-même. Que veut-elle ? Où va-t-elle ? Elle l'ignore. »
[^21]: -- (1). En 1920, dans ses *Cahiers* (t. XI, p. 300) Barrès dira encore : « La dernière phrase de *Sous l'œil des Barbares :* « toi seul, ô maître, si tu existes quelque part, axiome, religion ou prince des hommes », annonce toute l'obsession de toute ma vie, pour ce qui multiplie les forces de l'Ame. »
[^22]: -- (1). Cette édition vu paraître à l'occasion du centenaire de Barrès, en cette année 1962.
[^23]: -- (1). Voir *Itinéraires*, n° 61, pp. 165-166.
[^24]: -- (1). Les études dont j'ai tiré le plus de fruit sont celles de Jean de Fabrègues, Antoine Travers, Thomas Molnar, Paul Sérant, Donat O'Donnel..
[^25]: -- (1). Les articles sur Bernanos « derviche hurleur » (p. 35) et sur Bernanos « gallican de gauche » (p. 111) ne riment pas à grand'chose.
[^26]: -- (2). Un vol., Téqui éditeur.
[^27]: -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 38, pages 84-85.
[^28]: -- (2). Voir les cent pages de documents pontificaux de notre numéro 38 sur *La Royauté de Marie et la consécration à son Cœur Immaculé.*
[^29]: -- (1). Tertull., *Apol.* XXI ; Migne, P. L., I, 394.
[^30]: -- (2). *Ephés,* I, 10.
[^31]: -- (3). Epist. S. Congr. *Vehementer, sane*, ad Ep. universos, 1^er^ juillet 1908 : *Ench. Cler.,* N. 820. Cf. Epist. Ap. Pius XI *Unigenitus Dei Filius*, 19 mars 1924 : *A. A. S*., XVI (1924), 141 (D. C., n° 265 du 22 novembre 1924, col. 970.)
[^32]: -- (4). Pius XI, Epist. Ap, *Officiorum omnium*, 1^er^ août 1922 : *A. A. S.*, XIV (1922), 452-453. (D. C., n° 163 des 19-26 août 1922, col. 264.)
[^33]: -- (5). Pius XI, Motu proprio *Litterarum latinarum*, 20 octobre 1924 *A. A. S.*, XVI (1924), 417.
[^34]: -- (6). Pius XI, Epist. *Ap. Officiorum omnium*, 1^er^ août 1922 : *A. A. S.*, XIV (1922), 452. (D. C., loc. cit.)
[^35]: -- (7). *Ibidem.*
[^36]: -- (8). S. Iren., *Adv. Haer.*, 111, 3, 2 ; Migne, P. G., VII, 848.
[^37]: -- (9). Cf. *C.* *I. C.*, can. 218, § 2.
[^38]: -- (10). Cf. Pius XI, Epist. Ap*. Officioram omnium*, 1^er^ août 1922 *A.A. S.*, XIV (1922). 453. D. C., *loc. cit*. col. 265.)
[^39]: -- (11). Pius XII, alloc. *Magis quam*, 23 septembre 1951 : *A. A. S.*, XLIII (1501), 737. (D. C., n, 1106 du 21 octobre 1951, col. 1295.)
[^40]: -- (12). Leo XIII Epist. encycl. *Depuis le jour*, 8 septembre 1899 *Acta Leonis XIII*, 19 (1899), 166.
[^41]: -- (13). Cf. *Collectio Lacensis, praesertim :* vol. 111, 1018 s. (Conc. Prov. West-monasteriense, a. 1859) ; vol. IV, 29 (Conc. Prov. Parisiense. a. 1849) ; vol. IV, 149, 153 (Conc. Prov. Rhemense, a. 1849) ; vol. IV, 859, 361 (Conc. Prov. Avenionense. a, 1849) ; vol. IV, 394, 396 (Conc. Prov. Burdigalense, a, 1850) ; vol. V, 61 (Conc. Strieonfense, a. 1858) ; vol. V, 664 (Conc. Prov. Colocense, a. 1863) ; vol. VI, 619 (Synod. Vicariatus Suchnensis, a. 1803).
[^42]: -- (14). Ad Conventum internat. « Ciceronianis Studiis provehendis », 7 mars 1959 ; in *Discorsi Messaggi Colloqui del Santo Padre Giovanni XXIII*, I, p. 234-235 (*D. C.*, n, 1302 du 26 avril 1959, col. 518) ; cf. etiam alloc. ad cives diœcesis Placentinae Romanam peregrinantes habita, 15 avril 1959 ; *l'Osservatore Romano*, 16 avril 1959 ; Epist, *Pater misericordiarurn*, 22 août 1961 : *A. A. S.*, LIII (1961), 677 ; alloc. in sollemni auspicatione Collegii Insularum Philippinarum de Urbe habita, 7 oct. 1961 ; *l'Osservatore Romano*, 9-10 octobre 1961 ; Epist. *lucunda laudatio*, 8 décembre 1961 : *A. A. S*, LIII (1961), 812. (cf. *D. C*. 1961), col. 1436, 1555 ; 1962, col. 38.)
[^43]: -- (15). Pius XI, Epist. Ap. *Officiorum omnium*, 1^er^ août 1922 ; *A. A. S.*, XIV (1922), 453. (*D. C.*, *loc. cit.*, col. 265*.*)
[^44]: -- (16). Epist. S.C. Studiorum, *Vehementer sane*, 1^er^ juillet 1908 Ench. Cler., n. 821.
[^45]: -- (17). Leo XIII, litt. encycl. *Providentissimus Deus*, 18 novembre 1893 ; *Acta Leonis XIII*, 13 (1893), 342 ; Epist. *Plane quidem intelligis*, 20 mai 1885, *Acta*. v, 68-64 ; Pius XII, alloc. *Magis quam*, 23 septembre 1951 : *A. A. S.*, XLIII (1951), 737.