# 64-06-62 3:64 ## LE PRINCIPE DE SUBSIDIARITÉ ### Avant-propos Quand nous parlions, avant *Mater et Magis­tra,* du « principe de subsidiarité », il arrivait qu'on nous dit en substance : « Lumière S.V.P. » Cette expression abstraite, expression « de professeurs », qui d'ailleurs ne figurait point lit­téralement dans les documents pontificaux ni dans leur traduction, était largement inconnue, -- et aussi la doctrine que cette expression dési­gne. Notre insistance à déclarer que ce principe occupe une place cardinale dans l'enseignement social de l'Église était considérée comme une bizarre et inexplicable manie. Il arrivait même, parfois, qu'on nous soupçonnât d'être les inven­teurs de ce mystérieux principe. **1. --** QU'EST-CE DONC QUE LE PRINCIPE DE SUB­SIDIARITÉ ? Nous rappelons ci-après les textes du Magistère qui, avant *Mater et Magistra,* l'ont défini et enseigné. C'est d'ailleurs au texte fon­damental de *Quadragesimo anno* que se réfère *Mater et Magistra* pour le désigner. 4:64 **2. --** QU'Y A-T-IL DE CHANGÉ depuis *Mater et Magistra ?* Ceci : le principe de subsidiarité a fait l'objet d'une promotion explicite extrê­mement spectaculaire dans l'Encyclique de Jean XXIII. En doctrine, cette promotion n'ajoute rien, puisqu'il était déjà énoncé que ce principe a « valeur directive » et qu'il vaut « pour la vie sociale à tous ses degrés » : on ne saurait donc lui conférer une importance plus grande encore. Mais il était comme passé inaperçu. L'insistance répétée de *Mater et Magistra* est telle que désor­mais même l'attention du lecteur distrait ou hâtif est mise en alerte sur son existence et sur son rôle capital. **3. --** POURQUOI CETTE PROMOTION EXPLICITE dans *Mater et Magistra *? Une vaste étude de Marcel CLÉMENT en explique les raisons urgentes et fondamentales : il s'agit de l'avenir de la civi­lisation, de la possibilité de toute civilisation. Louis SALLERON marque ensuite, brièvement, le parallélisme entre le principe de subsidiarité et le principe de propriété. Jean MADIRAN expose quelles incompréhensions pratiques, dans la vie sociale et politique, résultent de la méconnaissance du principe de subsidiarité. A la suite de quoi, nous reproduisons plu­sieurs textes précédemment parus dans la revue *Itinéraires,* montrant quelles applications pru­dentielles nous avons faites de la doctrine du principe de subsidiarité. 5:64 **4. --** POURQUOI CE NUMÉRO SPÉCIAL sur le principe de subsidiarité ? Parce que, même après *Mater et Magistra,* la doctrine de ce principe n'est pas encore, entrée dans l'enseignement social courant. Parmi les points majeurs de l'Encyclique de Jean XXIII, c'est celui qui, jusqu'ici, n'a quasiment soulevé aucun écho. Notre but est d'attirer l'attention et d'éveiller la réflexion sur la nature exacte et sur la valeur directive du principe de subsidiarité. 6:64 Études et articles\ sur « Mater et Magistra »\ précédemment publiés\ dans « Itinéraires » 1. -- Jean MADIRAN : Dissocier le spirituel du totalitaire (n° 56). 2\. -- Marcel CLÉMENT : La structure de « Mater et Magistra » (n° 57). 3\. -- Luc BARESTA : La société des États (n° 57). 4\. -- Dans la ligne de « Mater et Magistra » : la réforme Salleron : la propriété à ceux qui doivent être propriétaires (n° 57). 5\. -- Marcel CLÉMENT : Trois points de « Mater et Magistra » qui font difficulté (n° 59). 6\. -- Louis SALLERON : La propriété et « Mater et Magistra » (n° 59). 7\. -- Jean MADIRAN : Note sémantique sur la socialisation et sur quelques autre vocables de « Mater et Magistra » (n° 59). 8\. -- Louis SALLERON : La participation des salariés à la propriété du capital des entreprises (n° 60). 9\. -- Une édition commentée de « Mater et Magistra » (n° 60). 10\. -- Louis SALLERON : La diffusion de la propriété en Allemagne (n° 61). 11\. -- Une autre édition commentée de « Mater et Magistra » (n° 61). 12\. -- Protestants et catholiques autour de « Mater et Magistra » (n° 62). 13\. -- L'Action populaire et « Mater et Magistra » (n° 63). 7:64 ### Les textes avant et dans « Mater et Magistra » **1. --** Le principe de subsidiarité a été formulé par Pie XI dans *Quadragesimo anno* (paragraphes 86, 87 et 88). Cet énoncé demeure l'énoncé de référence, auquel se reportent tous les documents pontificaux postérieurs : « Il est vrai sans doute, et l'histoire en fournit d'a­bondants témoignages, que par suite du changement des conditions sociales, bien des choses que l'on de­mandait précédemment à des associations de moindre envergure ne peuvent plus désormais être accomplies que par de puissantes collectivités. Néanmoins demeure inébranlable ce très grave principe de philosophie sociale, qu'il est impossible de changer : de même qu'on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative et par leurs pro­pres moyens, de même ce serait commettre une injus­tice, et en même temps troubler gravement l'ordre social, que de retirer aux groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. « L'objet naturel de toute intervention en matière sociale est d'aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber. « Que l'autorité publique abandonne donc aux grou­pements de rang inférieur le soin des affaires de moin­dre importance où se disperserait l'excès de son effort ; 8:64 elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n'appartiennent qu'à elle, parce qu'elle seule peut les remplir : diriger, surveiller, stimuler, contenir selon que le comportent les circonstances ou que l'exige la nécessité. Que les gouvernants en soient donc bien persuadés plus parfaitement sera réalisé l'ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction subsidiaire de toute collectivité plus grandes seront l'autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l'état des affaires publiques. » **2. --** Discours de Pie XII aux Cardinaux, le 20 février 1946 : « Notre Prédécesseur Pie XI, dans son Encyclique « Quadragesimo anno » sur l'ordre social, énonçait ce principe de valeur générale : ce que les particuliers peuvent faire par eux-mêmes et par leurs propres moyens ne doit pas leur être enlevé et transféré à la communauté ; principe qui vaut également pour les groupements plus petits et d'ordre inférieur par rap­port aux plus grands et d'un rang plus élevé. Car, poursuivait le sage Pontife, toute activité sociale est par nature subsidiaire : elle doit servir de soutien aux membres du corps social et ne jamais les détruire ni les absorber. Paroles vraiment lumineuses, qui valent pour la vie sociale à tous ses degrés et aussi pour la vie, de l'Église, sans préjudice de son organisation hié­rarchique. » **3. --** Lettre de Pie XII aux Semaines sociales de France, le 19 juillet 1947 : « Il est indispensable, précisément aujourd'hui où l'ancienne tendance du « laissez faire, laissez passer » est sérieusement battue en brèche, de prendre garde à ne point tomber dans l'extrême opposé ; 9:64 il faut, dans l'organisation de la production, assurer toute sa valeur directive à ce principe toujours défendu par l'ensei­gnement social de l'Église : que les activités et les ser­vices de la société doivent avoir un caractère « subsi­diaire » seulement, aider ou compléter l'activité de l'individu, de la famille, de la profession. » \*\*\* **4. --** Dans *Mater et Magistra* ([^1])*,* au paragraphe 53 : « Cette intervention de l'État pour encourager, sti­muler, coordonner, suppléer et parfaire, se fonde sur le principe de fonction subsidiaire, que Pie XI, dans « Quadragesimo anno », a ainsi énoncé : « Demeure inébranlable ce très grave principe de philosophie sociale, qu'il est impossible de changer : de même qu'on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative et par leurs pro­pres moyens, de même ce serait commettre une injus­tice, et en même temps troubler très gravement l'or­dre social, que de retirer aux groupements d'ordre infé­rieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. L'objet naturel de toute inter­vention, en matière sociale est d'aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les ab­sorber. » Explicitement à plusieurs reprises, notamment au § 117 et au § 152, implicitement un peu partout (voir ci-après l'étude de Marcel Clément), l'Encyclique *Mater et Magistra* revient abondamment sur ce principe et ses applications. \*\*\* Nous avons lu un commentaire du § 53 de *Mater et Magistra* qui s'exprime en ces termes : 10:64 « Le principe de subsidiarité limite le domaine de l'in­tervention légitime de l'État : même s'il doit parfois sup­pléer, l'État ne doit pas normalement se substituer à l'initiative qui revient aux hommes, individuellement ou associés dans la vie économique. Subsidium veut dire aide : la fonction d'aide de l'État est irremplaçable, il l'accomplit « en vertu de son droit le plus strict » de pour­voir au bien commun, selon l'expression de Léon XIII. La portée positive du principe de subsidiarité est tout parti­culièrement soulignée par Jean XXIII disant que les pouvoirs publics interviennent pour « encourager, stimu­ler, coordonner, suppléer et intégrer ». Les limites du droit d'intervention de l'État ne sont pas tirées d'un principe étranger au but même de cette intervention elles sont déterminées par ce but, assurer le bien com­mun, donc, entre autres choses, aider tous les hommes et surtout les moins favorisés à remplir, individuellement ou associés, les fonctions économiques qui sont essentielles à leur vie et à leur dignité. » Ce commentaire nous paraît restreindre la portée du principe de subsidiarité. Il lui reconnaît une portée négative, qui est de limiter (dans une certaine mesure) l'intervention de l'État, et une portée positive, qui est de l'autoriser (dans une certaine mesure). Or la PORTÉE POSITIVE du principe de subsidiarité est beaucoup plus grande. Non seulement il définit L'ESPRIT même dans lequel doit s'accomplir toute intervention de l'État (aider au lieu de détruire ou d'absorber), mais encore, d'autre part, il ne s'applique pas uniquement, il s'en faut, au problème de l'intervention ou de la non-intervention de l'État. Il a valeur directive pour la vie sociale A TOUS SES DEGRÉS, dans la famille, à l'école, dans l'entreprise, dans toute forme d'association ; dans l'apos­tolat, dans l'Action catholique, dans « la vie de l'Église ». Il est le principe moral qui sauvegarde, dans la vie sociale, les finalités et les vocations. Nous convions donc le lecteur à y arrêter sa médita­tion, en confrontant à cette doctrine les réalités de sa propre expérience. 11:64 ### Notice bibliographique La bibliographie du principe de subsidiarité présente cette caractéristique remarquable d'être quasiment in­existante en langue française : **1. --** Un article de Marcel CLÉMENT dans le numéro 25 de la revue *Itinéraires* (juillet 1958). **2. --** Une quinzaine de pages dans l'ouvrage de CAL­VEZ et PERRIN : Église et société économique (Aubier 1959). **3. --** Un chapitre (pp. 189-203) dans l'Éthique sociale de UTZ (traduction française du premier tome parue aux Éditions universitaires en 1960). **4. --** Six pages dans MADIRAN : *De la justice sociale* (Nouvelles Éditions Latines 1961). \*\*\* En langue italienne, une étude de dix pages : **5. --** Pietro PAVAN : *La sussidiarità come pzincipio della strultura sociale* (dans la revue *Politeia* de l'Uni­versité de Fribourg en Suisse, année 1950). \*\*\* 12:64 Ce sont les auteurs de langue allemande ([^2]), s'expri­mant soit en allemand, soit parfois en anglais, qui ont principalement étudié la doctrine du principe de subsi­diarité (ci-dessous nous écrivons en abréviation la lettre « S. » pour : « Subsidiaritätsprinzip ») : **6. --** Franz MUELLER : *The Principle of Subsidiarity in Christian Tradition,* dans l'*American Catholic Socio­logical Review* de Chicago, année 1943. **7. --** Karl THIEME : *Föderalismus und S.,* dans la revue *Politeia* de Fribourg en Suisse, année 1948-1949. **8. --** Carl RUTHER : *Das Prinzip der Subsidiarität in der Finanzwirtschaft,* dans la revue *Die neue Ordnung* de Paderborn (Westphalie), année 1949. **9. --** Johannes MESSNER : *Freedom as a Principle of Social Order. An Essay in the Substance of Subsidiarity Function,* dans la revue *The Modern Schoolman* de Saint-Louis (Missouri), année 1951. **10. --** Hans STADLEIT : *S. und Föderalismus,* un volu­me de 171 p., Fribourg en Suisse, 1951. **11. --** Oswald von NELL-BREUNING : *Das S. als wirt­schaftliches Ordnungsprinzip,* in Lagler-Messner, « Wirt­schaftliche Entwicklung und soziale Ordnung », Vienne 1952. **12. --** Arthur F. UTZ *Das S*., un vol. de 117 p., Hei­delberg 1953. **13. --** Jakob BARION *Hegels Staatlehre und S*., dans la revue *Die neue Ordnung* de Paderborn (Westphalie), année 1953. **14. --** Friedrich ROTHE : *Das S. in der Jugendarbeit der Gemeinden,* dans la revue *Kommunalpolitische Blätter* de Recklinghausen (Westphalie), année 1953. **15. --** Wilhelm BERTRAMS : *Das S. ein Mythos ?* dans la revue *Stimmen der Zeit* de Fribourg-en-Brisgau, an­née 1955. 13:64 **16. --** Oswald von NELL-BREUNING : *Erwägungen zum S*., dans la même revue, même année. **17. --** Ludwig HEYDE : *Überlegungen zum S. in der Sozialpolitik,* dans le volume « Festgabe für G. Jahn », Berlin, 1955. **18. --** Heinz LAUR : *Das S. im Betrieb*, un vol. de 143 p., Dusseldorf 1955. **19. --** Arthur F. UTZ : *Formen und Grenzen des S.,* un vol. de 127, p., Heidelberg, 1956. **20. --** Arthur F. UTZ *: Der Mythos des S*, dans la revue *Die neue Ordnung* de Paderborn (Westphalie), année 1956. **21. --** Arthur F. UTZ : *Staat und Jugendpflege* (même revue, même année). **22. --** Wilhelm BERTRAMS : *D*as *S. in der Kirche,* dans la revue *Stimmen der Zeit* de Fribourg-en-Brisgau, an­née 1956. **23. --** Wilhelm BERTRAMS : *Von Sinn des* S., dans la revue *Orientierung* de Zurich, année 1957. **24. --** Jakob DAVID : S*treit um das S.,* dans la même revue, même année. 14:64 ### L'avenir de la civilisation «* Mater et Magistra *» *\ et le principe de subsidiarité* par Marcel CLÉMENT A LIRE ET RELIRE l'Encyclique *Mater et Magistra* une cer­titude se dessine et s'affirme de plus en plus : elle est entièrement inspirée, de la première à la dernière ligne, par le souci de mettre en valeur le PRINCIPE DE SUB­SIDIARITÉ. Car il ne s'agit plus seulement d'affirmer ce principe : Pie XI l'avait fait et Pie XII après lui. Jean XXIII veut davantage. Il tente visiblement de rappeler, presque à chaque page, par une note plus ou moins discrète, l'exigence de ce principe, pour que l'habitude se prenne d'envisager tout problème pratique en songeant immédiatement qu'il ne convient pas de « *retirer aux groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes.* » NON SEULEMENT c'est par un rappel net et solennel de cette norme que commence la seconde partie de l'En­cyclique, mais encore il n'est pas un seul des dévelop­pements qui suivent, tant dans la deuxième que la troisiè­me partie, qui ne soit présenté comme une application du principe. En ce qui concerne la socialisation, elle doit s'ex­primer et se réaliser surtout par des corps intermédiaires jouissant d'une autonomie efficace, ou mieux se gouvernant par leurs propres lois. 15:64 La même idée informe le passage qui affirme légitime l'aspiration des ouvriers à prendre une *part active* à la vie des entreprises où ils travaillent. Il est nécessaire que la voix des travailleurs ait la possibilité de se faire entendre à *tous les échelons*, professionnels, inter­professionnels, nationaux et internationaux de l'organisa­tion économique. C'est encore à la mise en œuvre du principe de subsidiarité que l'on peut rattacher la nécessité de diffuser effectivement la propriété parmi toutes les classes sociales : par ce moyen en effet, chaque famille, à la base même de la constitution de l'ordre social, se trouve en état d'assumer une responsabilité correspondant à sa capa-cité propre comme à son niveau d'action. DANS LA TROISIÈME PARTIE de l'Encyclique l'élaboration d'une politique de modernisation progressive de l'a­griculture a pour but profond de mettre les entrepri­ses agricoles de base, spécialement les entreprises à dimen­sion familiale, en état de travailler plus vite et plus effica­cement à leur relèvement. Il est dit expressément que les promoteurs du développement économique, du progrès so­cial, du relèvement culturel dans les milieux ruraux doivent être « *les intéressés eux-mêmes : les agriculteurs* ». En ce qui concerne les déséquilibres accentués entre régions éco­nomiques d'un même État, c'est l'initiative privée qui doit contribuer à rétablir l'équilibre économique et social entre les diverses régions. C'est pourquoi « *en vertu du principe de subsidiarité, les pouvoirs publics doivent venir en aide à cette initiative et lui confier de prendre en mains le déve­loppement économique, dès que c'est efficacement possi­ble* ». Même insistance encore à l'endroit du relèvement des pays économiquement sous-équipés. L'aide a leur ap­porter doit avoir pour objet de les mettre « *à même de réaliser par leur propre effort leur montée économique est sociale* ». L'affirmation finale relative à la dimension mon­diale prise aujourd'hui par tout problème humain impor­tant, loin d'être une invitation à rejeter au plan de l'orga­nisation internationale les responsabilités propres à chaque État, est au contraire un appel pour que les nations prati­quent activement une entente responsable et une collabo­ration organique entre elles, application la plus élevée, dans la société humaine, du principe de subsidiarité et norme fondamentale de la mise en œuvre du bien commun mon­dial. 16:64 CETTE RAPIDE ÉNUMÉRATION destinée à mettre en lumière « l'unité d'inspiration de l'Encyclique johannique sur cette question du principe de subsidiarité contribue a poser le problème suivant : comment se fait-il, si l'on ob­serve la croissance et le développement de l'enseignement social chrétien, progressivement tissé dans le développe­ment de la société moderne contemporaine, que *la place faite au principe de subsidiarité y soit de plus en plus voyante, de plus en plus vaste *? On dirait que ce principe, déjà présent comme en germe dans l'Encyclique de Léon XIII a poussé sa tige, ouvert ses fleurs dans l'Encyclique de Pie XI et qu'il porte aujourd'hui une abondante moisson de fruits dans le document du soixante-dixième anniver­saire. Pourquoi cette *importance grandissante* d'une règle de vie sociale qui tend à devenir, avec celle de l'équitable répartition des biens matériels, le résumé complet de la doctrine sociale de l'Église ? #### I -- L'évolution historique A toutes les époques, dans toutes les nations, le problè­me de l'application du principe de subsidiarité s'est posé. Il surgit dans la famille dès que l'éducation de l'enfant Met les parents dans l'obligation de cesser de faire pour lui des tâches qu'il est devenu capable de faire tout seul. L'enfant, d'ailleurs, se défend, parfois, contre l'application d'un principe qui signifie pour lui la fin d'une attitude passive. Il est plus facile de se faire prendre en charge que de se prendre en charge. Il est plus facile, pour l'enfant, de se faire trans­porter que de marcher tout seul, de se faire nourrir à la cuiller que de manger tout seul, et même si un certain goût de l'effort pousse les natures les plus actives à se libérer précocement des secours maternels, un certain besoin de se sentir important, de se sentir enveloppé d'affection incitent d'autres enfants à refuser l'effort qui leur est ainsi demande. Psychologiquement, l'application du principe de subsi­diarité, à ce niveau, suppose que la tension entre une affec­tivité passive et une activité conquérante se résolvent au profit de la seconde. 17:64 La rudesse, la brutalité même qui marquaient les relations sociales et familiales dans l'antiquité contribuaient à réaliser spontanément l'application du principe de subsi­diarité. Avant la civilisation chrétienne, rien, en dehors de l'élan spontané de la tendresse maternelle ou de l'utilitaris­me politique ne vient développer l'esprit de prise en charge des autres. Il n'est que d'évoquer les mœurs de Sparte pour découvrir qu'un peuple qui a faussé, avec une barbarie peut-être inconsciente, le principe de subsidiarité en le réduisant à une simple loi biologique. Lorsqu'à la naissance d'un en­fant, le père le jugeait incapable de se développer d'une façon suffisamment active et responsable, il le tuait. Le besoin dans l'antiquité de développer au maximum la force chez tous les membres de la tribu ou du groupe, les prati­ques qui tendent à éliminer les vieillards lorsqu'ils n'ont plus assez de vigueur, sont des expressions, allant jusqu'au crime, du caractère élémentaire de cette exigence qui veut que *chaque homme soit le principe actif de ses actes.* Quoique marqués d'un sens, lui aussi, assez brutale­ment biologique, les Romains pratiquèrent pendant des siè­cles un système de gouvernement respectueux dans une bonne mesure des autorités et des coutumes locales. L'atti­tude de Pilate en témoigne. Et la décadence fut accompa­gnée, ou causée, par l'excessive centralisation administra­tive de l'Empire déclinant : c'est une leçon de choses que le lecteur de *Mater et Magi*stra peut utilement évoquer. La féodalité, elle, marquera, d'une certaine manière, la renais­sance, dans des circonstances morales et politiques nou­velles, du principe de subsidiarité. Un autre élément a favorisé la PRATIQUE SPONTANÉE du principe de subsidiarité dans l'antiquité et jusqu'au XV^e^ siècle : l'aire relativement restreinte du développement de la vie sociale et des échanges économiques. La dimension de la vie en commun de quelques centaines de familles, n'ayant d'autre moyen de transport que la marche à pied ou à che­val, ne donne que peu d'occasion de confier à une collecti­vité d'un rang plus élevé des attributs et des responsabilités particulières. De fait, si l'on excepte certaines réalisations de l'antiquité où des dizaines de milliers d'esclaves ont été mobilisés pour réaliser des travaux de guerre ou de prestige, c'est la famille et la cité, ou chez les peuples moins évolués la case et la tribu, qui sont les cadres normaux et quotidiens des réalisations sociales. Les chances étaient minces de s'en remettre à un organisme supérieur pour résoudre les pro­blèmes économiques. 18:64 C'est le développement de la civilisation chrétienne qui a entraîné un renouvellement de ces perspectives étroite­ment biologiques. Dans les communautés chrétiennes, en effet, sous l'impulsion de la charité, se développe l'idée d'une action de suppléance, afin d'aider ceux que les circons­tances de la vie ont meurtris ou diminués. Toutes les œu­vres de bienfaisance, de secours aux pauvres, d'hospitalisa­tion des malades qui commencent à se développer au Moyen-Age procèdent de l'inspiration de la loi d'amour donnée par le Christ à ses disciples. Dès lors, à la nécessité biologi­que dans la nature déchue d'être assez fort pour survivre par ses propres moyens, vient s'ajouter dans la Rédemption le commandement spirituel de venir au secours de ceux à qui cette force fait défaut. Enfin, l'élargissement de l'aire des échanges économi­ques, à partir du XVI^e^ siècle, grâce aux grandes foires, la prise de conscience d'une certaine unité nationale de la vie économique, au XVII^e^ et au XVIII^e^ et enfin les applications du progrès technique, le progrès des transports et des com­munications au cours du XIX^e^ et du XX^e^ siècles ont accentué progressivement le processus de socialisation, c'est-à-dire de la *multiplication progressive des relations dans la vie économi­que*. Successivement, les cités ont été mises en rapports de plus en plus rapides et fréquents entre elles puis les ré­gions entre elles, les nations entre elles, les continents entre eux. La facilité de ces rapports a entraîné le développement d'institutions plus vastes. Malgré un temps d'arrêt : la suppression de toute intervention de l'État en matière sociale et l'interdiction du droit d'association pendant le XIX^e^ siècle, bien des initiatives qui avaient été locales ont trouvé au XX^e^ siècle leur point d'application au stade régional, puis national. L'esprit d'une action de suppléance, d'une action de *subsidiarité,* a trouvé dans le développement d'une telle socialisation un support particulièrement adapté. Mais à l'esprit de suppléance et au développement de la socialisation, qui sont venus providentiellement compléter ce qu'il y avait de trop primitif et parfois de barbare dans le principe biologique de la lutte pour la vie, est venu s'a­jouter un troisième élément, négatif celui-là : l'esprit de centralisation. 19:64 A juste titre, on fait remonter à l'administration de Louis XIV l'origine des déformations en France en ce domaine. Le nationalisme jacobin a accentué le mouvement, les expériences socialistes ou socialisantes ont fait le reste. A la suite d'une évolution lente et nuancée, le citoyen mo­derne en est souvent venu à cette conviction qu'il doit non *se* prendre lui-même en charge dans toute la mesure du pos­sible, dans le cadre et avec l'appui des autres personnes ou des autres groupements, mais au contraire qu'il doit *être pris* en charge par une Société-Providence. Ce que la civili­sation chrétienne avait diffusé comme un *devoir *: celui d'as­sister subsidiairement ceux qui se trouvent dans l'incapacité relative d'atteindre leur but, une mentalité socialiste le considère comme un *droit *: celui d'obtenir en tout état de cause, que la société prenne en charge la naissance, l'édu­cation, la sécurité, l'emploi, la santé, les frais familiaux, la vieillesse et le décès de chaque citoyen. Dans le moment même où l'on s'insurge, à raison souvent, contre le « paternalis­me » dans l'entreprise, on agit, on pense, on parle et on vote pour instaurer un vaste système de paternalisme d'État où toutes les familles auront une condition semblable à celle des enfants assistés. L'homme primitif ne connaissait que la lutte biologique pour la vie : il ignorait ou refusait la suppléance, la subsidiarité. L'homme socialiste, lui, refuse la loi naturelle qui fait de chaque homme je sujet res­ponsable de la conduite et de la sécurité de sa propre exis­tence, en liaison organique avec ses frères, et veut faire évoluer la suppléance ou la subsidiarité vers une règle uni­verselle d'assistance publique. En 1891, Léon XIII avait mis l'accent sur la nécessaire suppléance de l'État : car à l'époque, l'individualisme libé­ral la refusait en principe. En 1931, Pie XI, pressentant certains excès, formule le principe de subsidiarité, non plus seulement en rappelant qu'il comporte le devoir de sup­pléance des sociétés supérieures et de l'État, mais un devoir corrélatif non moins strict de ne pas faire appel à cette suppléance ou à cette action subsidiaire sans une nécessité véritable. Trente ans plus tard, Jean XXIII se donne pour tâche d'évoquer concrètement presque tous les aspects de l'activité humaine dans l'économie sociale pour les éclairer, très concrètement, à la lumière du principe de Pie XI. C'est donc bien progressivement que notre génération a assisté à cet épanouissement, doctrinal et pastoral, du principe de subsidiarité. 20:64 #### II -- Le principe et son fondement Lorsque l'on veut faire pousser des fleurs, on ne tire pas sur la tige pour accélérer la croissance, on n'écarte pas les pétales pour hâter l'éclosion. On facilite le développement du dynamisme interne qui permet à la nature de réaliser selon son rythme propre, un véritable épanouissement. De même, lorsque l'on construit une maison, on ne commence pas par le toit. On procède d'abord à l'établissement des fondations. Pour réaliser un ordre social sain, il faut, toute proportion gardée, s'inspirer du même principe. Il y a, dans l'ordre physique, une exigence qui résulte immédiatement de la loi naturelle de la pesanteur. Ce qui est en haut doit s'appuyer sur ce qui est en bas. On retrouve dans l'ordre moral, une loi sociologique qui résulte elle aussi immédiatement de la loi morale naturelle. Cette loi, en première approximation, peut se formuler de la ma­nière suivante : L'ORDRE SOCIAL ET LA PROSPÉRITÉ ÉCONOMIQUE DÉPENDENT DIRECTEMENT DU DYNAMISME DES PERSON­NES, DES SOCIÉTÉS PRIVÉES, ET DE LEUR VALEUR MORALE. C'est en effet sur les personnes, sur la vitalité de leurs initiatives, et sur la régulation intérieure qu'elles sont ca­pables de se donner, que doit s'appuyer l'organisation sociale elle-même : « *Sans doute par suite de l'évolution des conditions sociales, bien des choses que l'on demandait jadis à des associations de moindre envergure ne peuvent plus dé­sormais être accomplies que par de puissantes collectivités. Il n'en reste pas moins indiscutable qu'on ne saurait ni changer, ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu'on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injus­tice en même temps que troubler d'une manière très dommageable l'ordre social, que de retirer aux groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes.* 21:64 *L'objet naturel de toute inter­vention en matière sociale est d'aider les membres du corps social et non pas de les détruire ni de les absorber... Plus parfaitement sera réalisé l'ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront l'autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère celui des affai­res publiques.* » ([^3]) Il est à remarquer que ce passage central de l'Encyclique *Quadragesimo Anno* envisage comme un *droit* pour chaque personne, comme pour les groupements librement consti­tués, d'assumer les fonctions qu'ils sont en mesure de rem­plir eux-mêmes. C'est par exemple un droit pour des person­nes privées de se constituer en société ou en coopérative en vue d'organiser la production, l'achat, la vente des pro­duits. C'est un droit pour des employeurs et des salariés de s'unir en groupements séparés ou mixtes et de prendre des décisions concernant leurs intérêts communs. C'est un droit pour les exploitants agricoles non seulement de for­mer de multiples coopératives, mais aussi des caisses de crédit et des caisses de mutualité restant sous leur propre responsabilité. Sous un autre rapport, c'est le droit des pa­rents de s'unir pour organiser l'enseignement de leurs en­fants, spécialement en collaboration étroite avec les pro­fesseurs et l'école qu'ils ont choisis. On pourrait multiplier les exemples. Il s'agit donc d'un droit unique, bien qu'il s'applique en d'innombrables circonstances et que la société doive être ordonnée pour le respecter concrètement à tous les niveaux. Ce qui suggère que dans la pensée des Souverains Pontifes il s'agit d'un droit au sens strict du mot, c'est qu'ils affir­ment que ce serait commettre une *injustice* que de retirer à des groupements tels que les familles, les municipalités, les syndicats, pour les confier par exemple à l'État des fonc­tions qu'ils sont capables de remplir par eux-mêmes. S'il y a injustice, c'est qu'il y a violation d'un droit. Quel est donc ce droit, si important que toute l'Encyclique *Mater et Ma­gistra* semble articulée sur lui, et qui sert de fondement au principe de subsidiarité ? 22:64 C'est, on n'en peut douter, le droit que l'on désigne ha­bituellement par les mots de « dignité de la personne humaine ». Cette dignité est un droit : un pouvoir moral, une force morale dont le Créateur a doué la personne hu­maine : le *pouvoir moral d'être la cause responsable de ses actes.* Être la cause responsable de ses actes, chacun l'est virtuellement à la naissance, et la croissance qui va de l'enfance jusqu'à l'âge adulte a pour objet propre de mettre chaque personne en état de se déterminer ainsi par sa raison et sa volonté libre. Parce que nous avons l'aptitude à com­prendre les buts de notre vie, les fins éloignées et les fins prochaines que nous devons poursuivre, parce que nous avons la capacité de délibérer, de choisir parmi les moyens ceux qui nous paraissent les plus adaptés, parce qu'enfin notre volonté libre peut déterminer et réaliser une action en vue d'un but choisi par un moyen déterminé, nous som­mes, par nature, capables d'être la cause de nos actes, et dans la limite de notre liberté, d'en être la cause respon­sable. Mais le Créateur ne nous a pas seulement donné, en ce domaine, une simple capacité de fait. Nous n'avons pas seu­lement la faculté ou la possibilité de nous déterminer en vue d'une fin. Nous en avons aussi *le droit*, c'est-à-dire le pouvoir moral conforme à la raison, pouvoir que nous devons res­pecter chez les autres comme ils doivent le respecter en nous-mêmes. Si la justice consiste dans la disposition per­manente à rendre à chacun son droit, c'est évidemment aussi la justice qui exige que la société soit organisée de telle façon que ce droit soit respecté. On peut encore se demander pourquoi ce fait, et pour­quoi ce droit. En vue de quoi avons-nous reçu des facultés spirituelles : une intelligence raisonnable et une volonté libre ? En vue de quoi avons-nous reçu le droit de nous en servir ? C'est évidemment parce que notre destin naturel -- et surnaturel -- se joue autour de *la rectitude que nous intro­duisons dans les actes de notre volonté* que nous avons d'une part la possibilité d'agir librement, d'autre part le droit moral de le faire. Autrement dit, nous avons le *devoir* d'aller à Dieu à travers tous les actes de notre vie, 23:64 et pour cela nous avons le *pouvoir* d'être respectés dans nos ini­tiatives et notre responsabilité spécialement quand elles sont conformes à la droite raison. Ainsi, c'est en vue du devoir que nous avons reçu le droit. Nous ne sommes pas si loin qu'il semble du principe de subsidiarité. Car il y a bien des manières d'entraver le droit de chaque personne à être la cause ou le sujet respon­sable de ses actes. Il y a sans doute, en tout premier lieu, la famine ou la misère et c'est pourquoi les moralistes enseignent depuis bien des siècles qu'il faut un minimum de bien-être pour pratiquer la vertu. Mais l'actuation de ce droit à l'usage des biens matériels si important qu'il soit, n'est pas la seule condition requise par la dignité humaine. Justement ce bien-être est ordonné à la pratique de la vertu, autrement dit à la rectification des actes de la volonté con­formément à la droite raison. Or, *pour que dans la vie sociale chaque homme ordonne ainsi ses actes, il faut que l'organisation communautaire lui laisse les occasions natu­relles qu'il a de le faire.* Nous sommes ici au cœur du problème. Quelques pen­seurs sociaux contemporains, légitimement désireux de pro­mouvoir toutes les exigences du droit à l'usage des biens matériels (qui est requis normalement en vue du droit d'être la cause responsable de ses actes) semblent tentés, pour s'assurer de la réalisation du premier de ces deux droits, d'estomper l'importance du second. Plusieurs d'entre eux songent, en évoquant les souvenirs du libéralisme économi­que, que le droit à l'usage des biens matériels est une *nécessité* morale, alors que le droit d'être la cause respon­sable de ses actes, s'il est respecté strictement, risque de conduire à la *négation pratique* de cette nécessité. Face à cette contradiction, ils optent pour les conditions maté­rielles de la dignité, contre la liberté morale de mettre en œuvre cette même liberté. Ils souhaitent une organisation sociale où d'énormes complexes administratifs viendront se substituer aux maladresses ou aux injustices que les per­sonnes privées ou leur libre groupement peuvent commettre. Ils tendent vers des formes d'éducation, de prévoyance, de mutualité, de coopération, d'hospitalisation, qui entraînent la suppression des responsabilités (personnelles ou collec­tives) privées. Sans doute, l'action des pouvoirs publics, en cette deuxième moitié du XX^e^ siècle, est légitimement beaucoup plus considérable que dans le passé. 24:64 Jean XXIII lui reconnaît un caractère « d'orientation, de stimulant, de suppléance et d'intégration ». Mais c'est précisément de cette action qu'il dit qu'elle doit être inspirée par le principe de subsidiarité, c'est-à-dire par le souci de créer des condi­tions sociales qui permettent à chacun de voir, de juger et d'agir, d'avoir la maîtrise de ses décisions dans toutes les attributions dont il est capable de s'acquitter de sa seule initiative et par ses propres moyens. Cette règle vaut pour chaque personne par rapport à la communauté. Elle vaut, à cause du rôle de cette même personne, pour chaque grou­pement d'ordre inférieur par rapport aux collectivités d'un rang plus élevé. On le voit, le fondement du principe de subsidiarité la dignité de la personne -- est en relation directe avec la vision naturelle et chrétienne des fins dernières de l'homme. Si Dieu n'existe pas, si la vie humaine n'a pas d'autre hori­zon que temporel, il n'y a pas de raison déterminante de préférer la contingence des actes humains à la nécessité d'une organisation administrative pour réaliser les fins de l'économie sociale. Il est donc normal « *qu'une conception de vie close sur le temporel, dans laquelle le bien-être, est considéré comme objectif suprême de la société* » *poursuive* « *une organisation sociale de la vie commune au seul niveau de la production, au grand préjudice de la liberté humai­ne* ». Cette description que Jean XXIII donne du socialisme montre suffisamment que sous ce rapport, le principe de subsidiarité représente l'affirmation positive fondamentale de la dignité humaine que le Socialisme est incapable de reconnaître, faute de concevoir l'économie sociale dans sa connexion profonde avec les fins dernières de l'homme. #### III -- Subsidiarité et civilisation Jean XXIII, reprenant le texte de *Quadragesimo Anno*, ne se borne pas à affirmer que le mépris du principe de subsidiarité constituerait une injustice, c'est-à-dire la néga­tion d'un droit. Il affirme en même temps que ce serait là « troubler d'une manière très dommageable l'ordre social ». 25:64 Autrement dit, non seulement les citoyens d'une société où ce principe n'est pas respecté sont lésés, parfois très profondément, dans leur imprescriptible droit d'être la cause responsable de leurs actes, mais encore l'ordre social lui-même s'en trouve profondément perturbé et déformé. Comment cela ? C'est que l'ordre social lui-même n'est pas, dans son essence profonde, un ordre extérieur. L'ordre social n'est pas respecté simplement par le fait que la répartition des biens matériels est équitable, qu'une sécurité rigoureuse est accordée à chacun et à tous, etc. L'ordre social consiste essentiellement dans l'union vivante, organique, des volon­tés des personnes d'une même communauté. On peut dire, à la limite, que dans une prison où les détenus sont parfai­tement surveillés, encadrés, nourris, etc., l'ordre social règne... C'est peut-être un ordre, mais il n'est social que de manière très éloignée. Cet ordre ressemble beaucoup plus à celui qu'on peut faire régner entre des animaux en les attachant, qu'à l'ordre vraiment social c'est-à-dire humain, c'est-à-dire spirituel. L'application du principe de subsidiarité appelle chaque personne, au fur et à mesure qu'elle devient adulte, à se prendre en charge, à prévoir pour ses vieux jours. Il deman­de que par le mariage, deux personnes s'unissent en vue de fonder un foyer, de prendre en charge, ensemble, pro­fondément, du fond du cœur, l'éducation de leurs enfants. Il demande que dans le cadre du voisinage, des cités se forment, que dans le cadre du métier et de la profession, des groupements se développent et qu'ainsi la vitalité vien­ne d'en bas, que le dynamisme des formes les plus élevées de l'organisation sociale soit un dynamisme naturel, jailli des profondeurs du peuple. Pour que cet ordre se réalise, il ne suffit pas que les cadres ou les structures sociales respectent négativement le droit des personnes et des groupes privés. Il faut aussi, en corollaire, que dans la vie sociale, chaque personne ait une formation intellectuelle et morale suffisante pour se servir de façon raisonnable des droits naturels que le Créa­teur lui a conférés. Il ne suffit pas de respecter, les droits des parents à élever leurs enfants : il faut que ces parents en soient capables. Il ne suffit pas de respecter le droit des municipalités d'administrer leurs propres affaires, dans le cadre d'une raisonnable économie : il faut que les adminis­trateurs en soient capables, que les citoyens aient conscience de leur responsabilité. 26:64 Il ne suffit pas de respecter le droit des syndicats, des associations patronales d'intervenir là où les intérêts particuliers et le bien commun lui-même le suggèrent ou l'exigent : il faut que la maturité, économi­que et sociale des uns et des autres les mette en état d'uti­liser au mieux l'autonomie dont ils jouissent. Il ne suffit pas de respecter la liberté légitime des universités, du corps médical, des juges, des hommes de science, etc. : il faut que les universitaires, les médecins, les juges, les hommes de science aient non seulement la compétence, mais une haute idée de leur responsabilité morale. Il ne suffit pas, d'une façon générale, d'autoriser la formation et l'épanouis­sement des groupements et des sociétés intermédiaires, à but économique, professionnel, universitaire ou autre, il faut aussi qu'il y ait dans ces sociétés intermédiaires, des hommes suffisamment cultivés, dynamiques et dévoués au bien commun pour qu'ils sachent utiliser les libertés con­crètes qui leur sont ainsi reconnues. Aussi, c'est une loi sociologique -- de nature morale -- que le principe de subsidiarité ne peut être appliqué de façon générale et profonde que dans une société où le déve­loppement culturel et l'équilibre moral des citoyens ont atteint une suffisante maturité. Le principe de subsidiarité invite à l'ordre social. Mais cet ordre lui-même ne peut jaillir que du progrès moral, de l'union solidaire des volon­tés, dans toutes les sociétés inférieures et intermédiaires. Là contre, plus les membres d'une société politique ont le sentiment de leur incapacité résultant soit d'un dévelop­pement moral encore insuffisant soit d'une décadence mo­rale fréquente dans les nations laïcisées (alcoolisme, paresse, désordres familiaux, malhonnêteté généralisée, etc.) plus ils aspirent à ce que ce soient les institutions, les étages supé­rieurs des collectivités ou l'État lui-même qui prennent en charge leurs propres responsabilités. La négation du principe de subsidiarité perturbe et déforme l'ordre social en rendant impossible la mise en œuvre communautaire des progrès moraux. On enferme dans les prisons ceux qui ont tué, ceux qui ont volé. Parce qu'ils n'ont pas de squelette moral intérieur on les protège contre eux-mêmes par des barreaux extérieurs. Aujourd'hui, l'avenir de la civilisation humaine est en jeu. Les décennies qui viennent montreront si l'huma­nité a opté pour la civilisation, c'est-à-dire pour des mœurs saines dans l'application du principe de subsidiarité, ou pour la co-existence de nations encore primitives et de nations laïcisées dans les barreaux d'une administration socialiste universelle. 27:64 Lorsque l'on considère l'Encyclique de Jean XXIII dans cette lumière, le ton positif qu'elle adopte d'un bout à l'autre, l'absence de polémique avec les erreurs du temps qui la caractérise ne doivent pas faire illusion. Le program­me que l'Encyclique apporte ne va pas de soi. Il suppose bien des approfondissements, bien des retours sur soi-même. Il appelle surtout au développement quotidien, fervent, d'un intense apostolat laïc. C'est au fur et à mesure que le Christ sera plus vivant dans les âmes que l'application du principe de subsidiarité dans les pays anciennement équipés comme dans les nations plus jeunes deviendra vraiment fructueuse. Bien que le principe de subsidiarité soit un principe de philosophie naturelle, il n'est pas étonnant que l'Église soit la seule puissance au monde à en réclamer, avec cette ampleur et cette solennité, l'application. C'est qu'elle est une puissance spirituelle, c'est parce que Mère, elle donne la vie de la grâce, et, éducatrice, elle forme ses enfants jusqu'à l'âge adulte de la vie chrétienne, qu'elle peut de­mander raisonnablement aux sociétés de respecter le véri­table ordre social. Elle apporte, elle, la lumière et la force qui permettent de promouvoir un véritable ordre moral. C'est parce qu'elle donne la possibilité de la véritable réfor­me des mœurs qu'elle peut centrer autour de ce principe fondé sur la dignité de la personne humaine, toute la réfor­me des institutions. Pie XII, dans l'inoubliable Message de Noël 1956, avait mis ce point en lumière. Parlant d'une démocratie centra­lisatrice et dépersonnalisante, il affirmait : « *Une démo­cratie moderne ainsi constituée devra échouer dans la mesu­re où elle ne s'adresse plus, où elle ne peut plus s'adresser, à la responsabilité morale, individuelle des citoyens. Mais, même si elle voulait le faire, elle ne pourrait plus y réussir parce qu'elle ne trouverait plus chez eux d'écho, dans la mesure du moins où le sens de la véritable réalité de l'hom­me, la conscience de la dignité de la nature humaine et de ses limites, ont cessé d'être sentis dans le peuple.* » 28:64 Il n'est donc possible de travailler à la mise en œuvre du programme social de *Mater et* *Magistra,* qu'à la condition que l'apostolat des laïcs suscite dans les différents milieux : familiaux, professionnels, artistiques, politiques, etc., un renouveau de vie chrétienne déterminant lui-même une réforme des mœurs. L'ordre social de demain est à ce prix. Si nous voulons vraiment prendre au sérieux ce qui nous est demandé, il faut donc qu'en même temps que l'action temporelle nécessaire, nous sachions poursuivre et diffuser l'action intérieure qui lui correspond. Seule, la croissance du Christ dans les âmes permettra le renouveau des libertés dans l'État. Marcel CLÉMENT. 29:64 ### Propriété et subsidiarité par Louis SALLERON IL Y A, entre la *propriété* et le principe de *subsidia­*rité, un lien étroit qui, sans apparaître peut-être à première vue, se découvre à la moindre réflexion. Ce lien, nous ne voulons ici que le rappeler, car nous avons dit pratiquement tout ce que nous avons à en dire dans l'article que nous avons précédemment consacré à « la propriété dans l'Encyclique *Mater et Magistra* » ([^4]) Certes on pourrait, sur ce sujet, faire de très longs développements juridiques, philosophiques et peut-être théologiques. Mais il suffit de se placer au niveau du bon sens et du vocabulaire commun pour montrer l'es­sentiel. Deux points-clés éclairent tout ! 1° L'activité économique est privée par nature. 2° La personne est individuelle et sociale. Si on a présents à l'esprit ces deux points-clés, on tient en quelque sorte la doctrine sociale de l'Église, notamment en ce qui concerne la propriété et le principe de subsidiarité. « Qu'il soit entendu avant toute chose, dit *Mater et Magistra,* que le monde économique résulte de l'initia­tive personnelle des particuliers, qu'ils agissent individuellement ou associés de manières diverses à la pour­suite d'intérêts communs... » 30:64 On a envie de dire : un point, c'est tout. Car le reste n'est qu'ajustement à cette vérité de base. Certains (assez nombreux, semble-t-il) s'acharnent à chercher dans *Mater et Magistra* une orientation nou­velle de la pensée de l'Église, dans le sens du socialisme ou de l'étatisme. S'ils sont de bonne foi, ils se trompent complètement. Leur erreur est la suivante : ils confon­dent la CONSTATATION DES FAITS avec l'ORIENTATION DE LA PENSÉE. Quels sont les faits ? Sous des formes multiples, ils se ramènent tous à ce mot unique, plus ou moins heu­reux, et qui n'est pas dans le texte latin de l'Encyclique : la *socialisation.* C'est, en effet, une évidence qui crève les yeux que les rapports sociaux se multiplient et que l'interdépendance des activités individuelles et collecti­ves devient de plus en plus forte. La complexité sociale croît. Le tissu social se resserre. Bref, dans le double caractère de la personne, être à la fois individuel et social, l'aspect *individuel* qui prévalait au XIX^e^ siècle s'efface de plus en plus au profit de l'aspect *social.* Pour­quoi ? A cause du progrès technique. Alors ? Alors, dit le Pape en substance, pour que la personne garde son caractère individuel, et pour que l'accroisse­ment de son caractère social soit bénéfique au lieu d'être maléfique, il faut s'accrocher fermement à la propriété et à la subsidiarité. Au fond, l'erreur commise aujourd'hui est la même, mais inverse, que celle qu'on commettait au XVIII^e^ et au XIX^e^ siècle. Mille raisons techniques poussaient alors à l'activité individuelle. On crut pouvoir en tirer une doc­trine individualiste. On croit pouvoir aujourd'hui tirer de la « socialisation » une doctrine socialiste. L'Église se dresse aujourd'hui comme hier contre la même erreur philosophique, aux faces opposées. 31:64 Elle condamnait hier le libéralisme individualiste ; elle condamne au­jourd'hui le libéralisme socialiste. On se figurait, sous Pie IX ou Léon XIII, qu'elle défendait le Moyen Age. On se figure aujourd'hui qu'elle défend le XIX^e^ siècle. Elle ne défend que la nature humaine et le droit imprescrip­tible de la personne à gouverner, par l'intelligence et la volonté, des phénomènes qui, par eux-mêmes et par leur pesanteur propre, risquent d'altérer ou de compro­mettre le destin des hommes. Bergson disait : à plus de mécanique il faut plus de mystique. C'est, pour ainsi dire, de la même façon que l'Église dit aujourd'hui : à plus de « socialisation » dans les faits il faut plus d'affirmation de la personne indi­viduelle dans les institutions. Or cette affirmation de la personne individuelle n'est possible que par la propriété et le principe de subsidiarité. La propriété affirme le caractère de la personne dans les choses. Le principe de subsidiarité l'affirme dans ses relations sociales de base. Voilà à quoi il faut s'amarrer pour ne pas être em­porté par la robotisation universelle. Voilà ce qu'après Léon XIII, Pie XI et Pie XII, Jean XXIII nous rappelle avec force dans *Mater et Magistra.* Louis SALLERON. 32:64 ### La cause pratique de l'incompréhension réciproque par Jean MADIRAN LE PRINCIPE DE SUBSIDIARITÉ, selon qu'il est connu et compris, ou non, selon qu'on lui donne une place centrale ou une place secondaire dans la hiérarchie des valeurs, rend compte des divergences et des incompré­hensions qui séparent les chrétiens sur le terrain politique et social. D'abord une constatation. Un livre assez récent expose l'enseignement politique du Saint-Siège, avec la garantie de l'*imprimatur* et d'un concert d'approbations non négligeables. Ne me demandez pas quel livre : si je le disais, fût-ce par simple référence bibliogra­phique, on en ferait un incident plutôt que d'examiner au fond mon propos. Alors tant pis pour la bibliographie : je ne parlerai que du fond. Donc, faisons notre constatation, sans dire en quel au­teur. Au demeurant, on apercevra très vite que cette cons­tatation, identique ou analogue, peut être faite en beaucoup d'autres auteurs et beaucoup d'autres lieux. #### Socialisme et christianisme. L'ouvrage, exposant la doctrine politique de l'Église, comporte aussi des notations « documentaires » qui analy­sent, en principe à la lumière de cette doctrine, les attitudes des hommes et des partis. 33:64 Sa description du parti socialiste S.F.I.O. est à la fois sympathique et lucide. Il aperçoit bien que ce parti, tel qu'il est aujourd'hui, ne peut être dit purement et simplement marxiste : « En principe, oui ; en fait, non » (p. 339). Il n'est pas injuste à l'égard de Léon Blum ni, ce qui est infi­niment plus rare chez les catholiques, à l'égard de Guy Mollet. Cependant, il passe la mesure quand il énonce (p. 338) « Ce n'est pas la doctrine de Karl Marx que le parti socialiste a tenté de réaliser quand il était au pouvoir, mais bien des réformes suggérées par la doctrine socia­le de l'Église. » L'auteur est conduit à un tel jugement par son opposi­tion au libéralisme économique. Sur le plan des principes et des jugements généraux, il estime avec Pie XI que le libéralisme a engendré le socialisme (et que leur héritier est le communisme) : il ne s'agit donc pas de soutenir la querelle de l'un contre l'autre, ou inversement. Pour notre part nous professons même, comme on le sait, que le régime économique actuel est « socialo-capitaliste », ou capitalo-socialiste ([^5]), que son désordre social est souvent fondamental, ses injustices profondes, qu'il est par ses structures et par ses mœurs l'antichambre du communisme soviéti­que. Notre univers socialo-capitaliste est un univers sauvage et non pas humain ni juste : « *C'est tout un monde qu'il faut refaire depuis ses fondations,* s'écriait Pie XII : de *sauvage, le rendre humain...* » Cet univers qui est en fait mi-capitaliste mi-socialiste, nous n'admettons ni la justifi­cation libérale de sa partie capitaliste, ni la justification socialiste de sa partie étatiste. Cela dit, il reste à se demander comment un auteur, exposant et défendant la doctrine des Papes, peut en arri­ver, par une attitude mentale qui n'est point exceptionnelle parmi les catholiques contemporains, à *confondre les réfor­mes socialistes avec les réformes chrétiennes.* 34:64 Cette confusion est possible : elle est même assez fré­quente et assez bien portée, non seulement au plus, bas niveau intellectuel, celui de la presse, mais encore dans des chaires d'enseignement qui ne sont pas toutes profanes. Or je dis que cette confusion n'est possible qu'à une condition. Condition nécessaire et suffisante : si elle est remplie, la confusion est logiquement inévitable. Cette con­dition est de mettre entre parenthèses, ou d'ignorer, la doctrine du principe de subsidiarité et la réalité des corps intermédiaires. D'ailleurs un chef socialiste italien a pu donner son adhésion aux idées exprimées par l'Encyclique *Mater et Magistra, --* SAUF, disait-il, SAUF au principe de subsidiarité. \*\*\* L'opposition entre l'*esprit* du christianisme et celui du socialisme, VUE SYNTHÉTIQUEMENT, tient à trois motifs qui, « séparément ou conjointement » ([^6]), rendent impossible l'accord de fond : 1\. -- « enfermant l'ordre social dans les horizons tem­porels, (les socialistes) ne lui assignent d'autre objectif que le bien-être terrestre » ; 2\. -- « faisant de la production des biens matériels la fin de la société, ils limitent indûment la liberté humaine » ; 3\. -- « il leur manque une vraie conception de l'autorité dans la société » ([^7]). Cela est fondamental. Cela ne supprime pourtant point toute éventualité d'un accord des chrétiens avec les socialistes sur telle ou telle réforme concrète. Mais on se tromperait si l'on en concluait qu'il manque seulement au socialisme « un supplément d'âme », comme dirait Bergson, et qu'il suffirait en somme d'apporter une « animation spirituelle » aux réformes socialistes telles qu'elles sont énoncées dans le programme des socialistes ou mises en œuvre par leur action. 35:64 Si cela suffisait, cela voudrait dire que, en elles-mêmes, dans l'ordre technique et économique, les réformes socia­listes sont identiques a celles « suggérées par la doctrine sociale de l'Église », sous la seule réserve de les compléter ou couronner par un certain souffle spirituel. Cette manière de penser, plus ou moins consciente, tend à se répandre. Elle n'est soutenable que si l'on omet le principe de subsidiarité. \*\*\* Vérification : quelle place, dans son exposé doctrinal, l'ouvrage en question fait-il au principe de subsidiarité ? Une place nulle. Le texte classique de *Quadragesimo anno* n'est cité que partiellement (p. 88), sans aucun commentaire. Il est rangé dans la rubrique du « droit d'association », ce qui en res­treint la portée, et la fausse. Que ce principe ait, comme disait Pie XII, une « valeur directive », demeure complè­tement inaperçu. Constatation très suggestive. Constatation que l'on peut faire plus ou moins nettement dans une grande partie de l'enseignement social tel qu'il est monnayé au niveau du peuple chrétien ou même des instituts sociaux. Qui, avant *Mater et Magistra,* parlait du principe de subsidiarité ? Quasiment personne, en langue française du moins. Qui avait fait écho à la « valeur directive » que Pie XII lui attribuait explicitement dans une Lettre aux Semaines Sociales de France ? Pas grand monde. Non par mauvaise volonté : mais certainement par incompréhension. L'Encyclique *Mater et Magistra* a effectué une promo­tion spectaculaire du principe de subsidiarité ; non qu'elle lui ait donné une plus grande place dans l'économie de la doctrine : il y avait déjà « valeur directive » ; mais par une insistance explicite et répétée qui ne peut absolument plus passer inaperçue. Or relisez les textes qui ont fait écho à l'Encyclique avec l'intention d'énumérer ses aspects principaux : le principe de subsidiarité n'y est même pas nommé. On n'a pas pu ne pas voir que l'Encyclique parle à plusieurs reprises de ce principe, en lui donnant un relief de tout premier plan. Pie XII avait déjà dit que les paroles de *Quadragesimo anno* sur le principe de subsidiarité « *valent pour la vie sociale à tous ses degrés, et aussi pour la vie de l'Église* »* : on* n'y avait pas fait attention. 36:64 Il est impossible de ne pas faire attention à ce qu'en dit l'Ency­clique *Mater et Magistra.* Mais, semble-t-il, on n'a guère compris la portée décisive de ce principe POUR LA VIE SOCIA­LE A TOUS SES DEGRÉS. #### La divergence fondamentale entre deux interprétations Ne pas comprendre le contenu, la consistance et la « va­leur directive » du principe de subsidiarité conduit fatale­ment à ne pas comprendre pourquoi l'opposition est parfois si vive, et si difficilement surmontable, entre les chrétiens sociaux qui voient l'avenir dans une collaboration intime avec le socialisme, et les chrétiens sociaux qui voient l'ave­nir dans une tout autre direction. Par suite, on est amené à croire que cette opposition est artificielle, ou issue de « men­talités sociologiques » et d' « options partisanes » qu'il faut mettre de côté. Quel que soit le poids des « options » et des « mentalités », c'est un poids accidentel, alors que la diver­gence touche à l'essentiel. Divergence entre une droite et une gauche ? Si l'on veut. Les catégories « gauche » et « droite » sont souvent arbi­traires et injustes ; notre propos n'est pas en ce moment de les examiner dans toute leur dimension ([^8]). Mais, compte tenu des exceptions qui existent toujours en de telles ma­tières, il y a globalement, en face du principe de subsidia­rité, une attitude de droite et une attitude de gauche. *Les hommes que l'on répute* « *de droite* » *attachent* une grande importance aux corps INTERMÉDIAIRES. Souvent, et même le plus souvent, ils déterminent leur attitude politi­que et sociale en fonction de leur défense ou de leur pro­motion. 37:64 *Les hommes qui se proclament* « *de gauche* »*,* en règle générale, ne s'en soucient guère, pour l'une des trois raisons suivantes : *a*) ou bien ils passent à côté du problème ; *b*) ou bien ils veulent, consciemment, par système, les faire dis­paraître ; *c*) ou encore, en ayant aperçu et estimé quelque chose, ils imaginent pouvoir les remplacer avantageuse­ment par le « pluralisme » des idéologies, des partis politi­ques et des syndicats. \*\*\* En l'occurrence, il ne s'agit aucunement de trancher que « la droite » a raison et que « la gauche » a tort. Heureu­sement, ou malheureusement ce n'est pas si simple, il s'en faut de beaucoup. 1\. -- *Les hommes que l'on répute* « *de droite* » sont, en fait, attachés aux corps intermédiaires : cela ne signifie pas que tous, et toujours, ils les conçoivent exactement et auto­matiquement comme la doctrine de l'Église les conçoit. Leur pensée, leur action se sont trouvées plus ou moins hy­pothéquées soit par le libéralisme, soit par le positivisme. D'autre part, leur attachement aux corps intermédiaires est antérieur à la définition explicite d'une doctrine sociale de l'Église : il existe déjà chez les premiers catholiques sociaux, les catholiques sociaux avant la lettre qui, au XIX^e^ siècle, étaient souvent, en France, des légitimistes. Il est le fruit de l'expérience et de la tradition, d'une expérience et d'une tradition qui doivent vitalement beaucoup au chris­tianisme, mais qui ne doivent à peu près rien à une philoso­phie sociale explicite du Magistère. Cet attachement aux « corps intermédiaires », sous ce nom ou plus souvent sous divers autres, est plus ou moins conscient selon les hommes et les époques, plus ou moins net, plus ou moins dévié, mais en général très vif. Il est probablement la constante la plus fondamentale et la plus intime du comportement poli­tique et social de « la droite » française depuis un siècle et davantage. Par suite, les hommes « de droite » tiennent spontané­ment pour de dangereux bandits les réformateurs sociaux « de gauche », fussent-ils chrétiens et catholiques, parce que leurs réformes tendent à coïncider avec celles du socia­lisme étatiste. Ces réformes risquent de laminer le corps social, ses organes, ses tissus, ses cellules : 38:64 en face d'elles les hommes « de droite » adoptent volontiers une position « conservatrice ». Non par refus de considérer la justice : mais parce qu'ils tiennent pour une fausse justice celle qui menace de détruire la société. Hommes d'expérience plus que de théorie, ils ne voient pas toujours que ce peut être une justice vraie dans son aspiration, exerçant par là une poussée légitime et souvent irrésistible, et qui se trompe seulement dans ses voies et moyens : qui se trompe par ignorance ou méconnaissance du principe de subsidiarité. 2\. -- *Les hommes qui se proclament* « *de gauche* »*,* quelles que soient leurs intuitions propres sur d'autres ter­rains, tiennent pour rien les corps intermédiaires ; ou les tiennent pour un obstacle à supprimer ; ou croient suffisant d'y substituer le « pluralisme » idéologique et politique. Ils sont sensibles aux requêtes de la justice dans ce qu'elles ont de plus pressant : or ces requêtes, authentiques dans leur principe, conduisent fatalement au collectivisme étatiste dès que la nécessité des corps intermédiaires n'est plus com­prise et sentie. Simultanément les hommes « de gauche », *dans la me­sure où* les *corps intermédiaires n'ont pour eux aucune va­leur morale ni sociale*, ne comprennent rien au comporte­ment de la droite ou des diverses droites françaises : ils passent à côté de la réalité sociale et du principe moral qui, en quelque sorte, sont l'âme de ce comportement. Non que l'idée « de droite » des corps intermédiaires soit toujours parfaitement claire, pure, exacte : mais elle *est,* et elle est essentielle à ce que l'on appelle « la droite ». Quand on ne comprend rien à ce qui est le ressort le plus constant de la politique « de droite », on ne comprend rien à ce com­portement lui-même, il paraît arbitraire : on est alors tenté de l'expliquer par la sottise, par la routine, par les intérêts particuliers plus ou moins avouables. Et Dieu sait que tout cela n'a point manqué à droite (ni à gauche). Mais ce n'est pas le tout des hommes. Le mal, la médiocrité, l'erreur n'ex­pliquent pas tout, jamais. On ne comprend rien au socia­lisme français si l'on s'en tient à son idéologie, à sa bureau­cratie, à son profitariat, en ignorant son aspiration ardente, obscure, quelquefois aveugle, à la justice. On ne comprend rien à la droite française si l'on ne voit pas qu'elle a, sou­vent seule, conservé un sens vivant -- encore que plus ou moins obscurci -- de la nécessité des corps intermédiaires. 39:64 Les corps intermédiaires étant non des idées pures, mais des réalités sociales, ils comportent des intérêts matériels. La polémique « de gauche » excelle à mettre en cause ces intérêts et à les représenter comme autant d'égoïsmes qui font obstacle au progrès social. C'est à l'essence même de la polémique de gauche que Mauriac prête son talent quand il écrit : « La droite française n'est pas la plus stupide, comme on l'a dit, mais la plus aveugle dans la mesure où elle a tou­jours eu partie liée avec des privilèges » ([^9]). Cela exis­te -- car il n'y a pas de corps intermédiaires sans privilèges réels ou apparents -- cela existe mais n'est pas le tout de la question. L'inverse existe aussi : derrière les réformes socialistes, malencontreuses ou mortelles par leur collecti­visme étatiste, mais d'une inspiration enracinée dans le sen­timent de la justice, s'installent également des intérêts matériels, beaucoup moins avouables ou en tous cas beau­coup moins avoués, beaucoup moins immédiatement visibles que ceux du conservatisme social, et même le plus souvent entièrement dissimulés aux yeux des peuples qu'exploite, dépouille et ruine le capitalo-socialisme technocratique. Les intérêts « matériels » ne sont pas tous également légitimes ni tous uniformément illégitimes, et ils ne sont pas tous « d'un côté ». \*\*\* Un approfondissement à la fois doctrinal et existentiel pourrait contribuer à une moins mauvaise compréhension réciproque, qui serait beaucoup plus utile que les exclusives et les réprobations unilatérales par lesquelles on met d'un côté *la justice sociale,* de l'autre *le principe de subsidiarité *: séparés, ils ne sont plus que des cadavres grimés. J. M. 40:64 ### Prises de position *en fonction du principe de subsidiarité* Pour illustrer par des exemples les positions prises sous l'éclairage de la doctrine du principe de subsidiarité, nous pourrions reproduire des centaines de pages de la revue *Itinéraires.* Il faut se limiter. Mais nous tenons à ren­voyer ceux de nos lecteurs qui disposent d'une collection complète aux études fondamentales publiées par Henri CHARLIER la première année de la revue : -- La confusion du gouvernement et de l'administration (n° 1). -- L'administration de l'enseignement (n° 3). -- La barbarie autrefois et aujourd'hui (n° 4). -- Despotisme de l'administration (n° 6). -- La réforme de l'enseignement (n° 7 et n° 8). Et aussi à son étude « Du régime temporel » parue dans notre numéro 46. Nous reproduisons simplement ci-après, avec l'indication de leur date, des extraits de trois édi­toriaux de la revue. 41:64 Ils concernent l'actualité sociale française en 1959 et en 1960. Notre intention est de montrer par là, d'une manière non infaillible certes, mais certaine­ment caractéristique, comment le principe de subsidiarité peut inspirer le jugement pruden­tiel. 42:64 ### Rendre aux Français la liberté Extraits de l'éditorial paru sous ce titre en janvier 1959 (numéro 29). Nos libertés fondamentales se trouvent atteintes et violées depuis longtemps. Nos libertés fondamentales ne sont pas, ou du moins, ne sont pas d'abord ni principalement des libertés de presse, d'édition, d'élections, de partis, -- libertés ou, bien souvent, privilèges de la caste intellectuelle sociologiquement installée. Nos libertés fondamentales sont celles de la personne, de la famille, du métier, et non point des partis politiques, elles concernent l'éducation et l'instruction, la conscience et la culture, le choix et l'apprentissage d'une profession. L'État n'a rien à y voir, que contrôler, équilibrer, intervenir quand le bien commun de la nation est en cause. L'État n'a rien à y faire et de plus en plus il veut y faire tout. Cela ne va pas. C'est la vie nationale elle-même qui est ainsi menacée d'asphyxie. Réserve faite de l'observation, surveillée par l'État, de règles très générales de moralité, de justice, d'hygiène et de civisme, la liberté la plus complète doit être rendue à tout ce qui concerne l'éducation des consciences, l'instruction des esprits, l'apprentissage des métiers. Cette liberté complète doit être rendue aux familles et aux professions. De libres écoles, avec le libre choix entre elles assuré à tous ; y compris la liberté effective de s'instruire ailleurs que dans des écoles, à partir d'un âge qui est certainement inférieur à 16 ans. Que tout soit fait sans doute pour faciliter, à ceux qui le désirent et qui en sont capables, une formation scientifique et culturelle, par voie scolaire, aussi longue qu'il sera souhaitable : mais qu'on n'y contraigne personne. Que les professions, et non l'État, aient la charge d'organiser l'apprentissage, et la formation des techniciens, par voie scolaire ou non : 43:64 les professionnels en savent beaucoup plus long, sur la formation des hommes de métier, que n'en peut savoir un universitaire du ministère de l'Éducation. Mais les professionnels n'ont pas la liberté. \*\*\* Quant à l'éducation, nous n'acceptons pas, nous ne pouvons accepter, nous n'accepterons jamais ni que les partis politiques, ni que l'État s'arrogent le droit d'éduquer nos consciences : le véritable, le seul germe de totalitarisme est celui-là. Que l'État s'occupe des orphelins, des abandonnés, des enfants martyrs qu'aucune institution privée ne peut prendre en charge ; que l'État veille aux conditions générales d'hygiène et de moralité de toutes les institutions d'enseignement ; que l'État, enfin, coopère à l'éducation civique -- sans l'annexer -- par le service militaire dans une armée retrouvant pleinement sa fonction fondamentale de paix et d'unité ([^10]) : tout cela est normal et souhaitable. Mais qu'il y ait un ministère de l'Éducation, occupé à diriger et à opérer lui-même l'éducation des consciences, voilà qui est bien difficilement tolérable. Ce pouvoir spirituel de l'État peut être provisoirement nécessaire dans certaines nations encore infantiles ou barbares. Il peut être inévitable dans les nations païennes. Dans un pays de vieille civilisation, dans une nation chrétienne, c'est une honte et un scandale, c'est un abus exorbitant, c'est un esclavage intellectuel et moral. L'éducation des consciences est une affaire spirituelle, qui relève normalement des familles ; et de l'Église pour tous ceux qui librement lui reconnaissent la charge d'éclairer et de guider les âmes. 44:64 Il en est de même, mais d'une autre façon, pour l'apprentissage, pour tous les apprentissages, qui relèvent des professions auxquelles ils préparent. C'est pourquoi les seules écoles d'État qui aient une raison d'être sont les grandes écoles où il forme lui-même ses fonctionnaires, ses administrateurs, ses officiers. Toutes les autres écoles d'État peuvent éventuellement relever d'une fonction vicariante, provisoirement admise quand c'est indispensable : y adjoindre une obligation de droit ou de fait est essentiellement tyrannique, une tyrannie infiniment plus réelle que des restrictions aux libertés, pouvoirs et privilèges des partis politiques. Tout ce que l'État s'est attribué en dehors des limites qui viennent d'être dites, nous y sommes résolument, radicalement, entièrement opposés. \*\*\* Pourtant, qu'on nous entende bien : nous ne sommes pas des révolutionnaires au sens ordinaire du terme, nous ne croyons pas à la vertu des bouleversements politiques et chambardements sociaux, nous ne voulons faire table rase de rien. Il faut toujours partir des choses étant ce qu'elles sont, et les corriger, et les modifier prudemment et patiemment. Qu'il faille des délais, peut-être très longs, pour aboutir à une constitution de la société conforme à l'ordre naturel, nous n'en doutons pas. Que l'administration étatique d'une grande part de la vie familiale, professionnelle et scolaire ait encore devant elle une carrière assez longue, nous n'en sommes pas réjouis, mais nous ne le nions pas. *Ce qui importe, c'est la direction du mouvement*. Fût-ce à petits pas, fût-ce millimètre par millimètre, allons-nous vers le renforcement des pouvoirs temporels excessifs et des pouvoirs spirituels aujourd'hui détenus par les administrations d'État, allons-nous au contraire vers le relâchement de leur emprise ? Cela seul nous importe. Bien sûr, le gouvernement a la charge et la responsabilité de la conception, du choix du moment, des étapes transitoires, et de conduire la progression. Mais vers quoi avançons-nous ? Si c'était, fût-ce par inadvertance, vers un accroissement de l'emprise étatique sur la vie sociale et spirituelle de la nation, vers une aggravation plutôt que vers un allègement de la situation anormale, abusive, tyrannique où nous sommes présentement, il y aurait alors pour tous les citoyens le devoir certain de manifester une opposition résolue. 45:64 Ici se trouve en cause, avec les conditions naturelles d'existence de la société, une véritable question de conscience. \*\*\* La grande réforme sociale de la seconde moitié du vingtième siècle est celle-là. Elle n'est pas faite. Elle n'est vraiment faite, croyons-nous, nulle part encore. Elle rencontre sur son chemin d'immenses difficultés, et nous n'en sous-estimons aucune. Rendre, à âge technique et atomique, leurs libertés aux familles et aux métiers, et replacer les institutions scolaires et para-scolaires sous la direction des métiers et des familles, cela peut sembler un paradoxe. Mais de ce paradoxe apparent dépend l'avenir même de notre civilisation, qui sera ainsi restaurée, ou qui alors sombrera dans le Léviathan d'abord, dans l'évanouissement ensuite. Des civilisations entières se sont écroulées dans l'histoire du genre humain, même à l'âge chrétien, même la civilisation romaine de Constantin, elles ont disparu, ne laissant que leur parfum, pas toujours le souvenir de leurs grands hommes, quelquefois des vestiges de leurs arts ou de leurs lois. Elles se sont écroulées quand leur organisation administrative, atteignant une horrible perfection, ne laissait plus nulle part respirer des hommes libres. Et des hommes libres, cela ne veut point dire la liberté des rhéteurs qui vont discourir sur le forum. Cela veut dire la liberté des familles et des métiers, la liberté de l'homme dans sa maison, dans son travail et dans sa conscience, la liberté d'éduquer ses enfants, la liberté de choisir son apprentissage, la liberté d'entreprendre selon sa vocation. Les décors, les vêtements, les techniques peuvent changer infiniment, la liberté ne change pas, la liberté de l'homme d'assurer lui-même son destin personnel, familial et professionnel, sans être pris en tutelle par les administrations de l'État, la liberté de ne point recevoir de l'État la manière dont il doit regarder la terre et le ciel. Oui, la liberté, la liberté véritable, qui n'est pas celle des idéologies ni des partis, la liberté fondamentale de l'homme est sacrée. Les États qui trop longtemps l'offensent, les États qui dédaignent de la protéger ou de la restaurer, se chargent d'une malédiction terrible, car ils défigurent l'ordre naturel de la Création. 46:64 ### Le principe méconnu Les observations que voici sont extraites de l'éditorial publié au mois de février 1960 (numéro 40). L'État ne saurait créer lui-même une représentation familiale et professionnelle des réalités sociales, venant soit *remplacer* soit *compléter* l'ancien système parlementaire des partis, qui ne représente que des idéologies politiques, des propagandes, ou des intérêts qui n'osent pas dire leur nom. Si l'État se mêlait de construire lui-même l'organisation professionnelle, il aboutirait à des fabrications artificielles, et de surcroît étatiques, ce qui serait un contresens complet. Mais l'État peut appeler, solliciter, suggérer, favoriser, aider ; il peut *inviter* positivement les représentants familiaux et professionnels à créer eux-mêmes de libres institutions sociales, celles qui manquent à la France, celles qui doivent naître « d'en bas », et être l'émanation des métiers, des régions, des familles. L'État peut leur proposer d'assumer des fonctions *administratives* dont il se déchargera au profit de ses fonctions à lui, proprement GOUVERNEMENTALES. \*\*\* Comme il convient à une publication catholique qui est une revue mensuelle de culture générale et non un quotidien ou un hebdomadaire de combat politique, nous nous attachons surtout à mettre en lumière, à enseigner, à défendre *les valeurs, les vertus, les principes qui sont antérieurs et supérieurs à toutes les formes de gouvernement,* et qui doivent ou devraient être communs à tous. 47:64 Parmi les valeurs antérieures et supérieures à toutes les formes de gouvernement, il en est une, capitale, qui était complètement bafouée par la IV^e^ République, et que *l'on n'a rien fait depuis mai* 1958 *pour la restaurer.* Il s'agit d'un « grave principe de philosophie sociale », que l'on ne saurait méconnaître sans « commettre une injustice en même temps que troubler d'une manière très dommageable l'ordre social ». Le Pape, s'adressant spécialement aux catholiques français, assumait solennellement la « *valeur directive* » de ce principe, « toujours défendu par l'enseignement social de l'Église ». De la méconnaissance de ce principe résulte notamment la mortelle CONFUSION DU GOUVERNEMENT ET DE L'ADMINISTRATION. Ce principe, les sociologues le désignent par le nom abstrait et rébarbatif de « principe de subsidiarité » : mais il concerne des réalités très concrètes, très quotidiennes, et tout à fait vitales. Sa méconnaissance est LA CAUSE LA PLUS FRÉQUENTE, depuis le début de l'histoire humaine, du déclin des nations et de la mort des civilisations. Cela vaudrait la peine de s'en préoccuper. Il est de fait que la V^e^ République paraît l'ignorer autant que la IV^e^ République l'avait bafoué. \*\*\* Oh ! sans doute, parler de « principe de subsidiarité », cela peut paraître pédant, une histoire de professeurs, quelque manie intellectuelle. Et il est peut-être dommage que l'on n'ait pas encore trouvé une dénomination plus « parlante » pour cette exigence vitale. Car ce n'est pas une histoire de professeurs, c'est une histoire de tous les jours. C'est une histoire de justice. C'est une histoire de respiration sociale, c'est une histoire d'asphyxie. C'est la dignité même de l'homme, c'est sa vocation temporelle, ce sont les conditions naturelles de la vie nationale, c'est l'organisation professionnelle, c'est l'âme de chaque métier tout ensemble avec ses conditions matérielles d'exercice, qui sont laminées en permanence par l'étatisme administratif et bureaucratique. Cet étatisme n'a pas reculé d'un pouce depuis mai 1958. Il a même, parfois, avancé. 48:64 ### Une erreur intellectuelle et morale Voici l'éditorial de la revue paru au mois d'avril 1960 (numéro 42). La confiance de plus en plus impérativement réclamée, les solutions qui concernent la vie quotidienne des Français de plus en plus différées ou compromises : en se prolongeant, un tel régime psychologique devient moralement malsain. La restauration d'une autorité politique n'a jamais suffi à tout. A elle seule, elle n'a même jamais suffi à rien. Elle est indispensable. Elle est *l'une* des conditions d'un redressement national. Elle se dévore elle-même si l'autorité supposée rétablie demeure impuissante à agir *sur le corps administratif de l'État lui-même,* sur son hypertrophie maladive, sur son étatisme bureaucratique qui, en annexant et en étouffant la vie nationale, et en corrompant les mœurs, provoque en France une crise de civilisation. \*\*\* La doctrine officielle de l'État semble se limiter à une sorte de maurrassisme d'ailleurs mutilé, étriqué, caricatural, dont l'unique pensée serait d'assurer au pouvoir politique la stabilité, la continuité, la durée, l'autorité qui précédemment lui faisaient si terriblement défaut. Plus de gouvernements éphémères colonisés, paralysés par les états-majors, anonymes et irresponsables, des partis politiques. Un véritable exécutif (qui n'est pas infaillible, mais qui est en situation de pouvoir travailler). Bon. Cela compte. Cela est important. Capital : c'est entendu. 49:64 Admettons même, par hypothèse, qu'il fallait commencer par là, ou qu'en fait on ne pouvait commencer autrement ; en *tout* cas, c'est par là que l'on a commencé, voici deux ans bientôt. Très bien. Et alors ? Et maintenant ? Maintenant : rien. \*\*\* Une politique extérieure, bien sûr. Sa possibilité d'existence et son développement soustraits aux humeurs de l'opinion, aux ingérences de l'étranger, et même aux appréciations du simple citoyen. C'est beaucoup. C'est immense. La politique extérieure et la défense nationale sont des fonctions capitales de l'État, elles protègent l'existence d'une nation. Nous n'en médisons certes pas. Mais aussi essentielle est une autre fonction de l'État, qui est *la justice.* Entendez non pas seulement de mettre en prison les assassins. Mais surtout, de maintenir ou de *rétablir* la vie des corps sociaux dans des institutions et des rancœurs conformes à la loi naturelle ; à la dignité de la personne et de la famille ; à *l'ordre social.* L'Encyclique *Quadragesimo anno,* qui est le texte de référence le plus classique et le plus connu de la « doctrine sociale de l'Église », s'intitule elle-même : *de ordine sociali instaurando,* c'est-à-dire : « sur la restauration de l'ordre social ». Le PROJET SOCIAL, comme on dit aujourd'hui, auquel l'Église invite les chrétiens et tous les hommes de bonne volonté, est celui de la restauration d'un ordre qui soit conforme à la nature des choses et aux préceptes de l'Évangile. Car les sociétés modernes vivent dans le désordre social, c'est-à-dire dans l'injustice. Un désordre profond. Une injustice fondamentale. « La grande misère » du temps présent est que l'organisation sociale, disait Pie XII, « n'est ni profondément chrétienne ni réellement humaine, mais uniquement technique et économique ». Immense problème de civilisation, que tout effort de renouveau doit affronter en face. Or tout se passe comme si le nouveau régime estimait qu'en ces matières il ne se pose aucun problème fondamental ; comme s'il estimait que les problèmes sociaux relèvent simplement de l'administration des affaires courantes. \*\*\* 50:64 On a remis les partis politiques a une place matériellement et moralement beaucoup plus modeste et c'est très bien. Mais on n'est pas sorti du cadre qu'ils composent. L' « arbitrage » de l'État semble se concevoir lui-même comme UN ARBITRAGE ENTRE LES PARTIS POLITIQUES. Ainsi que l'a fait remarquer *La Nation française,* c'est une grande erreur, car l'arbitrage entre des idéologies, entre des passions, est impossible : elles sont dévorantes et exclusives. La tâche d'arbitrage du pouvoir consiste a *arbitrer entre les intérêts* (légitimes). Comment le pourrait-il valablement, si les intérêts ne sont pas représentés devant lui ? Dès la naissance du nouveau régime, nous avons insisté dans cette revue sur la nécessité d'installer soit *à la place* soit au moins, si cette réforme paraissait trop radicale, *à côté* des partis politiques, une autre représentation nationale, qui soit la représentation des RÉALITÉS SOCIALES. Les partis politiques représentent quoi ? Des opinions abstraites, des idéologies mobilisées et même, le plus souvent, artificiellement fabriquées par leur propre propagande. En outre, et sous ce couvert, ils représentent aussi, d'aventure, des intérêts qui n'osent pas dire leur nom, parce qu'ils trouvent habile de se cacher ou parce qu'ils sont inavouables. Tel était notre « système représentatif » qui avait, de surcroît, colonisé, annexé les vestiges chancelants du pouvoir exécutif. Le pouvoir exécutif a retrouvé son indépendance et sa liberté de manœuvre à l'égard de cette « représentation ». Ce n'est qu'une partie de ce qui est nécessaire : il est tout autant indispensable que ce « système représentatif », remis à une place plus humble, soit sinon remplacer (puisqu'on ne paraît pas s'y résoudre), du moins complété par une autre représentation nationale, celle des familles, des métiers, des réalités économiques, des *corps sociaux.* Le grave n'est pas que l'on n'y soit point tout à fait parvenu en deux années : le grave est que l'on n'ait ni ébauché une telle entreprise, ni seulement conçu ou aperçu en quoi elle consiste et à quoi elle pourrait servir. 51:64 Non représentées, les réalités sociales qui composent *la vie nationale* du pays restent absentes de l'horizon gouvernemental. Dans cet horizon continuent à n'émerger que, d'une part, les partis politiques, d'autre part, l'administration étatique. Comme antennes, comme interlocuteurs, le gouvernement n'a toujours que ces deux catégories : celle des parlementaires et celle des préfets ; les idéologues et les fonctionnaires ; les journaux et les technocrates. Par son « autorité restaurée », il peut bien planer au-dessus d'eux. Mais son univers ne comporte toujours point d'autres personnages. Il les a abaissés : il reste néanmoins en leur seule compagnie. Il n'entend qu'eux. Il ne voit que par leurs yeux. Il les utilise, il leur commande, il les manœuvre, il les méprise peut-être -- et, quelquefois, il est manœuvré par eux. Mais il n'a pas de contact direct avec la réalité de la vie nationale. La réalité de la vie nationale, c'est tout de même beaucoup plus, et bien autre chose, que les acclamations populaires autour des voyages officiels. Ces acclamations constituent évidemment un moyen de gouvernement dont l'État use largement : mais elles ne *disent* rien des réalités sociales quotidiennes à celui qui est acclamé. La vie des familles, des métiers, des corps sociaux, n'a toujours pas les moyens de faire entendre sa voix. \*\*\* Un bilan ? En la matière, il n'est ni positif ni négatif. Il n'y a pas de bilan. Il n'y a pas de projet. Il n'y a rien. Le nouveau régime politique est, comme par hypothèse de travail, rigoureusement *asocial.* Il n'a pas de pensée sociale. Il a toutes les préoccupations ÉCONOMIQUES qui font figure d'en tenir lieu : les salaires, les prix, le niveau de vie, la politique financière, les diagrammes de production. Et cela aussi, bien sûr, tout cela compte. Mais tout cela ne suffit pas à faire un véritable *projet social.* Exactement de la même manière que la loi d'aide à l'enseignement libre -- qui compte, elle aussi -- n'a néanmoins rien a voir avec une véritable réforme de l'enseignement, et même lui tourne le dos. \*\*\* 52:64 Pour autant qu'il paraisse, après bientôt deux ans d'existence, le nouveau régime, qui a formulé diverses vues politiques, reste absolument dépourvu de toute pensée concernant *la restauration des corps sociaux conformément aux lois naturelles et à la charité chrétienne.* Il y avait en France un grand désordre politique : la République nouvelle a fait la remise en ordre qu'elle a pu. Mais il y avait un désordre social aussi grand, et qui demeure. Le nouveau régime semble se contenter d'administrer ce désordre ; avec un pouvoir stable et fort, c'est entendu ; mais sans toucher au désordre lui-même ; sans seulement paraître avoir aperçu en quoi il consiste. Ni le métier, ni l'école, ni la culture ([^11]) ne peuvent rester en l'état où ils sont. Ils ne demandent au demeurant qu'à se réformer eux-mêmes, et ils commenceront cette réforme aussitôt que l'État leur rendra, de manière raisonnablement progressive, les franchises, le pouvoir d'initiative, la faculté de s'administrer eux-mêmes qui leur ont été peu à peu confisqués pendant plus d'un siècle d'étatisme envahissant. Que la plupart des élites dirigeantes n'en aient ni le projet, ni même la pensée, constitue leur défaillance capitale, et le principal déficit de la situation présente. C'est *une erreur intellectuelle et morale.* Et c'est pourquoi nous travaillons à éclairer les esprits. Nous croyons que la vocation fondamentale de la France, encore et toujours, est d'inventer les conditions sociales actuelles d'une civilisation chrétienne. 53:64 ## CHRONIQUES 54:64 *L'origine de la Querelle\ des Anciens et des Modernes* ### L'architecte Claude Perrault par Henri CHARLIER LA QUERELLE des Anciens et des Modernes n'est, dans l'opinion commune, qu'une anecdote littéraire, une controverse passagère entre deux écrivains, un débat parfaitement vain, qui paraît d'autant plus vain que l'antiquité est ignorée aujourd'hui de la majeure partie du public instruit (je ne dis pas cultivé). Cependant, dans son livre les *Illusions du Progrès*, Georges Sorel voyait là le début de ce mythe du progrès continu, qui contribue à fausser les idées de notre temps sur la religion, là morale et la politique. Les progrès matériels peuvent s'accumuler, les progrès moraux sont toujours fragiles et remis en question. Comme le disait Péguy avec son bon sens irréversible, on ne dépasse pas Platon comme le caoutchouc creux dépasse le caoutchouc plein et le pneumatique dépasse le caoutchouc creux. La querelle a paru vaine parce que les deux adversaires n'étaient pas de très grands esprits, et tous deux ont traité le sujet superficiellement. Cependant Boileau l'emportait certainement sur son adversaire Charles Perrault, l'auteur des contes. Ses *Réflexions* sont agréables à lire et il n'a pas de peine à montrer les bévues assez grossières et les partis pris de Charles Perrault dans ses traductions des anciens. 55:64 Boileau ne mettait pas de gants. Il déclare : « *On sera donc assez surpris ici de voir que cette bassesse et ce galimatias appartiennent entièrement à Monsieur P... qui en traduisant Pindare, n'a entendu ni le grec, ni le latin, ni le français.* » On les réconcilia pourtant. De haut, probablement, car Charles Perrault était un collaborateur de Colbert. Boileau lui écrivit une lettre et fit une épigramme : Tout le trouble poétique A Paris s'en va cesser : Perrault l'anti-Pindarique Et Despréaux l'Homérique Consentent de s'embrasser. Quelqu'aigreur qui les anime Quand malgré l'emportement Comme eux l'un l'autre on s'estime L'accord se fait aisément. Mon embarras est comment On pourra finir la guerre De Pradon et du Parterre. Nous n'entrerons pas dans les détails de cette querelle parce que notre but est de montrer que les problèmes de pensée ne sont pas toujours des problèmes littéraires. Ils n'ont pas toujours leur origine dans la littérature et ce n'est pas toujours dans la littérature qu'ils sont traités le mieux et le plus profondément. Ainsi les héros du spiritualisme dans la seconde moitié du XIX^e^ siècle ne sont pas les écrivains et les philosophes, mais les peintres et les sculpteurs ; ils ont fait une réforme profonde de la pensée dans les arts plastiques, éliminé des abstractions fausses, et recherché quel pouvait être le fondement de leur art. C'est pourquoi un homme comme Cézanne s'est dit : Si la plastique en tant que plastique a un sens (ajoutons : un sens métaphysique et spirituel) inutile de peindre l'entrée des Croisés à Constantinople, on doit le trouver en peignant une pomme sur une assiette, en dessinant un arbre. « Un idéal d'art, écrivait Cézanne à Roger Marx, c'est une conception de la nature. » Gauguin s'écriait : « Comme méthode, s'en prendre aux grandes abstractions. » Ce sont ces hommes que les littérateurs ont appelé *impressionnistes !* 56:64 Cette incompréhension leur fait émettre des jugements faux sur l'histoire. De leur point de vue, par exemple, il est impossible d'égaler le XVIII^e^ au XVII^e^ qui avec Pascal, Descartes, Corneille, d'un côté, Molière, Racine, Bossuet de l'autre, l'emporte évidemment pour la pensée. Le XVIII^e^ n'a que Marivaux, les contes de Voltaire et ceux de Diderot à y opposer comme œuvres d'art authentiques. Ce jugement serait juste si la musique n'existait pas. Or les soixante premières années du XVIII^e^ siècle ont vu naître chez nous les œuvres musicales les plus importantes de l'époque moderne. Ce que fut Corneille se retrouve en Rameau, l'émouvante profondeur de Racine se retrouve en Couperin. Sans compter beaucoup de musiciens de second ordre seulement par rapport à ces très grands hommes (comme Forqueray, ou Campra, par exemple). Ce qu'il y a eu d'héroïsme chez tant d'hommes du XVIII^e^ siècle comme Dupleix ou Vauvenargues ou Montcalm et Suffren a son répondant dans la pensée pure... mais chez les musiciens. Le caractère de ce siècle change alors pour l'historien. La littérature donne une impression de légèreté : les soi-disant « philosophes » sont très superficiels. Mais les saints de ce temps, Louis Grignion de Montfort, Benoît Labre, les héroïques martyrs de la Révolution, simples paysans de Vendée, prêtres obscurs, grands seigneurs, et personnes royales, avaient trouvé dans l'âme de la nation, avaient reçu dans la famille et dans l'Église une formation à l'héroïsme, à la grandeur dont l'expression artistique se trouve dans la musique seule. OR LA QUERELLE des Anciens et des Modernes n'a pas son origine dans la pensée de Charles Perrault, dans celle d'un écrivain, mais dans celle de son frère l'architecte, celui dont Boileau a écrit : *Qui de mauvais médecin devint bon architecte,* et on va voir que la pensée chez lui était bien plus profonde que celle de son frère (et de Boileau aussi). Boileau ne pouvait s'en douter ; voici ce qu'il dit de Claude Perrault : il conte que dans sa jeunesse il fut soigné par lui sans aucun succès. Plus tard Boileau s'étant fait des ennemis par ses Satires, Claude Perrault devenu architecte fut du clan de ces ennemis : 57:64 « *J'avoue*, dit Boileau, *que c'est ce qui me fit faire dans mon Art Poétique, la métamorphose du Médecin de Florence en Architecte ; vengeance assez médiocre de toutes les infamies que ce Médecin avait dites contre moi. Je ne nierai pas cependant qu'il ne fût homme de grand mérite et fort savant ; surtout dans les matières de Physique C'est donc de lui, et d'un autre frère encore qu'ils avaient, grand ennemi comme eux, de Platon et d'Euripide et de dons les autres bons auteurs, que j'ai voulu parler, quand j'ai dit qu'il y avait de la bizarrerie dans leur famille, que je reconnais d'ailleurs pour une famille pleine d'honnêtes gens, et où il y en a même plusieurs, je crois, qui souffrent Homère et Virgile*. » (Réflexion première sur Longin.) Il est possible qu'il y eut de la bizarrerie d'esprit dans cette famille. Les Perrault n'étaient pas conformistes. Charles était un très bon courtisan mais se rattrapait dans de monde des lettres. Claude n'était pas conformiste en architecture, et il était certainement d'autre part un esprit scientifique ; malgré sa carrière d'architecte il continuait à s'occuper de physiologie, et mourut d'une piqûre anatomique qu'il s'était faite en disséquant un chameau. En ce temps-là, sans antiseptiques, il y fallait du courage ([^12]). MAIS les idées de Claude Perrault ont encore cet inté­rêt, qu'elles lui sont venues *par l'étude et à l'occasion de son métier.* Son frère les a appliquées assez sottement aux Belles-Lettres, mais leur origine est dans l'architecture. Nous les trouvons énoncées dans la Préface d'un traité d'architecture de Claude : *Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des Anciens* (Paris 1683). Voici comme il pose la question, page 1 : « Les différences des Ordres prises de leurs proportions et de leurs caractères sans beaucoup d'exactitude sont les seules choses que l'Architecture ait bien déterminées. Tout le reste qui consiste dans les mesures précises de tous les membres et dans un certain contour de leurs figures, n'a point de règles dont tous les architectes conviennent... Ce qui fait voir que la beauté d'un édifice a encore cela de commun avec la beauté d'un corps humain, qu'elle ne consiste pas tant dans l'exactitude d'une certaine proportion et dans le rapport que les grandeurs des parties ont les unes avec les autres, que dans la grâce de la forme... 58:64 Les Anciens ont fait des ouvrages dont les proportions sont extraordinaires, telles que sont les corniches Doriques et Ioniques du Théâtre de Marcellus dont la grandeur surpasse de la moitié celles qu'elles doivent avoir suivant les règles de Vitruve ; et c'est aussi par cette même raison que tous ceux qui ont écrit de l'Architecture sont contraires les uns aux autres... Cela fait connaître quel fondement peut avoir l'opinion de ceux qui croient que les proportions qui doivent être gardées dans l'Architecture sont des choses certaines et invariables... » Tel est le problème posé. Pourquoi se posait-il ? Il semble bien que les maîtres d'œuvres du Moyen-Age savaient à quoi s'en tenir. Nous sommes en présence du problème qui s'est posé A TOUTE LA PENSÉE FRANÇAISE après la Renaissance. Dans les Beaux-Arts elle s'est trouvée devant ce qu'on peut appeler des ruines, devant un abaissement de la pensée plastique, une diminution des moyens, une perte dans la tradition et l'enseignement. Et même une coupure. Car il suffit qu'une génération n'en soit pas instruite pour que toutes celles qui suivent perdent les avantages d'une expérience millénaire. C'est ce qui s'est passé à nouveau dans les Beaux-Arts et cette fois d'une façon probablement irrémédiable lorsque la Révolution eut supprimé la corporation des artistes. Renoir disait à Vollard : « Mais tout cela n'empêche pas que la Révolution de 1789 n'ait eu pour effet de commencer à détruire toutes les traditions... lentement par degrés insensibles... tandis qu'avec Manet et notre école, c'était l'avènement d'une génération de peintres à un moment où l'œuvre destructive commencée en 1789 se trouvait achevée. Certes, quelques-uns de ces nouveaux venus auraient voulu renouer la chaîne d'une tradition dont ils sentaient inconsciemment les immenses bienfaits ; mais pour cela fallait-il avant tout apprendre le métier de peintre, et quand où est livré à ses propres forces, on doit nécessairement partir du simple... On conçoit que pour nous, la grande recherche ait été de peindre le plus simplement possible... » (Ambroise Vollard : *En écoutant Cézanne, Degas, Renoir*, Grasset.) 59:64 En architecture, les intellectuels platonisants de la Renaissance avaient voulu tout soumettre au *nombre* et conseiller ces pratiques aux architectes. Les architectes italiens avaient renoncé à toutes les formes de l'architecture du Moyen-Age. Nos maîtres d'œuvre n'avaient rien dit. *Ils s'étaient tus, et avaient gardé pour eux leurs méthodes, qui étaient des secrets d'atelier ;* on ne les transmettait qu'aux élèves qui montraient un talent certain. Or, il en était de même déjà dans l'antiquité, si bien qu'en cherchant dans Vitruve les règles de proportion des cinq ordres de colonnes, ils n'y trouvaient que *des* RÉSULTATS *et non les* PRINCIPES *qui les donnaient.* C'est sur ces résultats que discutaient les architectes et Claude Perrault a tout à fait raison de les critiquer. Comment croire d'ailleurs que les proportions générales d'un bâtiment puissent dépendre d'un détail de la construction, comme la colonne et l'entrecolonnement ? Les secrets des artistes du Moyen Age une fois perdus, les architectes s'en tenaient à l'expérience acquise sur les chantiers, et aux traditions pratiques reçues de leurs maîtres. Mais le problème n'était toujours pas résolu. Au XIX^e^ siècle encore, Viollet-le-Duc qui avait dessiné, analysé et réparé tant de monuments du Moyen-Age disait : « Nous connaissons mal le mécanisme harmonique de l'architecture grecque, nous ne pouvons que découvrir les résultats, sans avoir découvert jusqu'à présent les formules générales. » Car (et ici il rejoignait les critiques de Claude Perrault) « *ces proportions en architecture n'impliquent nullement des rapports fixes toujours les mêmes entre les parties qui auraient une fin déterminée, comme ceux qu'on attribuait aux ordres de colonnes, mais au contraire des rapports variables en vue d'une échelle harmonique* »*.* Et il avait cru retrouver dans les tracés gothiques un triangle dit égyptien qui était le triangle méridien de la grande pyramide. Ce triangle était un triangle rectangle dont les côtés étaient égaux à 3, 4 et 5. Il suffisait d'avoir dans sa poche une ficelle de douze pieds ou douze toises divisée régulièrement en douze parties pour pouvoir avec elle, tracer un angle droit sur le terrain. Il est vraisemblable que ce pro­cédé pratique des premiers arpenteurs a permis de trouver très tôt le théorème du carré de l'hypoténuse. Dix ou vingt siècles plus tard, les géomètres ont trouvé une solution scientifique (à partir de l'hypothèse des parallèles). 60:64 Viollet-le-Duc « brûlait », comme on dit dans les jeux d'enfants. Les véritables principes ont été retrouvés depuis et ce sont effectivement des triangles qui sont à la base des proportions. Les premiers architectes égyptiens s'étaient arrêtés sur des rapports nécessaires et nécessairement harmonieux, comme la diagonale du carré et ce qu'on appelle la *section d'or* qui dérive aussi du carré. Mais les figures qui en dépendent et qui sont si faciles à *tracer* répondent à des nombres *incommensurables,* ce dont les premiers architectes ne se sont pas douté. La diagonale du carré c'est racine de 2. Il n'est donc pas étonnant qu'en mesurant les monuments antiques ou du Moyen-Age on ne trouvât que des nombres fantastiques et des proportions incompréhensibles arithmétiquement. Comme il est naturel en architecture, la commune mesure était *graphique* et non numérique. Les rapports incalculables numériquement avec exactitude sont au contraire faciles à *tracer *; c'est le cas de racine de 2 et de la section d'or. Nombre d'architectes ont voulu se servir de ces proportions en les calculant ; ils ont été rebutés par l'ennui du calcul si contraire à l'esprit de leur art, qui est fait pour la vue. Il fallut qu'un architecte de génie, Dom Bellot, moine de Solesmes, retrouvât les procédés graphiques, perdus jusqu'alors, pour qu'on pût utiliser les principes redécouverts. Mais Dom Bellot lui-même *ne communiquait ses procédés qu'à ceux de ses élèves qui étaient réellement doués ; à ceux qui ont des idées* : à quoi bon faire croire à ceux qui n'en n'ont pas qu'il y a un moyen matériel d'en avoir ? ([^13]) On voit qu'en architecture comme en peinture et en sculpture, il a fallu plus de deux siècles d'efforts pour retrouver des méthodes essentielles, perdues par l'outrecuidance des pseudo-novateurs de la Renaissance. C'est l'honneur des artistes français pendant toute cette époque d'avoir fait les efforts nécessaires à cette immense besogne intellectuelle. On trouvera l'explication et l'historique de ces recherches dans le troisième chapitre de notre *Martyre de l'Art* ([^14]). 61:64 CLAUDE PERRAULT est un des artisans de ce grand œuvre. Comme Poussin, il a fait des œuvres de haute valeur et comme Poussin, il n'a fait que poser un jalon de ce long parcours de la pensée française. Car, s'il avait raison dans sa critique, il faisait des erreurs ; par exemple sur la symétrie. Pour les Grecs la symétrie est une *commune me­sure,* un ordre de proportion *interne* dont dépendent des *résultats variables.* Pour Claude Perrault, c'est le rapport que « *les parties ont ensemble à cause de l'égalité et la parité de leur nombre et de leur grandeur*. » Il y voit un *équilibre matériel* comme celui de deux pavillons latéraux encadrant un pavillon central. Cet équilibre est nécessaire sans que ce soit nécessairement une *identité* de formes et une *égalité* des volumes. L'architecture de notre Moyen Age offre d'in­nombrables exemples de disparités parfaitement équilibrées. Et il ajoute : « *Un manque de symétrie se peut aisément connaître et, étant corrigé, produit une beauté plus visible que n'est celle de la proportion qu'il y a entre l'épaisseur des murs comparée au vide du dedans du Panthéon ou aux autres proportions qui se rencontrent dans cet édifice. Telle que celle du portique par rapport à la largeur totale de dehors en dehors, et cent autres choses dont on ne s'aper­çoit point si on ne les mesure*. » On voit l'erreur : d'une part il n'est nullement nécessaire de les mesurer pour en sentir l'effet et d'autre part si on les mesure on n'y comprend rien car ces proportions *échappent au nombre,* ce qui n'est pas sans intérêt philosophique et pour l'architecture et pour le nombre lui-même ; car ce fait rend manifeste que le nombre est une création de l'esprit ne s'adaptant que très imparfaitement à la nature. Qu'un tracé aussi simple que l'est la diagonale d'un carré échappe au nombre est significatif. Claude Perrault était trop grand esprit pour ne pas voir qu'il y avait là un trou. Il continue : « *Je ne m'arrêterais pas tant sur cette question, quoique ce soit un problème dont la résolution est de la dernière importance pour l'ouvrage que j'ai entrepris...* » Il donne sa langue au chat. Peut-être que s'il eût eu une formation professionnelle d'architecte dès sa jeunesse, cet esprit supérieur eût trouvé dans les recettes d'atelier des indices qui auraient pu l'éclairer ; mais sa première formation était celle d'un médecin, 62:64 et si les architectes de son temps avaient encore quelques traditions précieuses, ils se sont gardés de les donner à un concurrent qui leur paraissait un intrus dans la corporation. Ainsi l'homme qui eût été le plus capable par ses dons, par l'étendue de ses connaissances et de son esprit, de retrouver les systèmes de proportions de l'antiquité et du Moyen Age, s'en est trouvé écarté pour n'avoir pas été « du métier » dès sa jeunesse. Cela aussi est significatif des erreurs de notre enseignement actuel. Claude Perrault vit clairement la pauvreté des théories architecturales que la Renaissance prêtait à l'antiquité, et c'est lui qui donna le branle à son frère dans la querelle avec Boileau : « *Il n'est pas concevable jusqu'où va la révérence et la religion que les Architectes ont pour les ouvrages qu'on appelle l'Antique, dans lesquels ils admirent tout, mais principalement le mystère des proportions, qu'ils se contentent de contempler avec un profond respect, sans oser entreprendre de pénétrer les raisons pourquoy les dimensions d'une moulure n'ont pas été un peu plus petites ou un peu plus grandes : ce qu'on peut présumer avoir été ignoré, même par ceux qui les ont faites.* » Lui-même n'a donc fait que donner des proportions arithmétiques très simples aux cinq ordres de colonnes ; et les fonder seulement sur le goût et « la grâce de la forme ». Et il ne lui est pas venu à l'esprit d'étudier les proportions des monuments du Moyen Age. ON SAISIT LÀ SUR LE VIF ce que sont les « modes », au sens le plus superficiel de ce mot, dans les choses de l'esprit. Les architectes du Moyen Age avaient été en contact direct avec les architectes de l'antiquité soit par tradition corporative, soit par les architectes byzantins. Ils avaient construit en Syrie, en Palestine, à Chypre lors des Croisades, des églises et des châteaux. Ils avaient vu de leurs yeux non seulement les œuvres des architectes byzantins, mais Athènes et l'Acropole encore intacte. Ils avaient pu étudier ces prétoires et ces églises syriennes du IV^e^ siècle qui sont à l'origine de l'art roman. L'antiquité était donc une tradition vivante en eux, alors que les architectes de la Renaissance ne furent que des copistes d'un art dont ils avaient perdu le sens profond. Ils ne connaissaient d'ailleurs que l'art romain, art d'ingénieurs (excellent en lui-même) sur lequel on plaquait un décor. 63:64 Ils étaient coupés de la véritable antiquité. Oui, ces gens qui en ont tant parlé et qui se pâmaient devant n'ont connu d'elle que la décadence. Aussi, à la lumière des recherches modernes, on s'aperçoit en les analysant que les monuments du Moyen Age furent composés de toute évidence avec les véritables sys­tèmes de proportions de l'antiquité. Notre-Dame de Paris use de racine de 5 (diagonale du double carré) comme le Parthénon. On voit par là que ces systèmes de proportion n'empêchent nullement l'originalité et la différence des styles ([^15]). Or nos « hommes de goût » du XVII^e^ siècle se pâmaient devant le Théâtre de Marcellus ou le Panthéon de Rome et méprisaient Notre-Dame de Paris. \*\*\* IL NOUS RESTE à montrer en quoi cette question des pro­portions est si importante. Elle est sous sa forme architecturale, dans le langage plastique, le problème central de la philosophie, celui de l'un et du divers ; il a opposé aux origines de la philosophie grecque Parménide et Héraclite, le premier réduisant tout à l'un et supprimant le mouvement, le second ne voyant que du divers et disant : on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Bien entendu, les architectes sont beaucoup plus raisonnables que les philosophes. Ayant à réaliser *une œuvre*, ils sont bien obligés de résoudre l'apparente antinomie ; tandis que les philosophes, ignorant même de nos jours qu'ils prati­quent un *art*, sont victimes des mots qu'ils emploient. Car les mots sont des signes bien insuffisants de la pensée. Si par exemple en désigne l'un et le divers par des concepts comme « *le même* » et « *l'autre* », qui deviennent ainsi des sortes de choses, jamais on ne pourra faire que le même soit l'autre, ou que l'autre devienne le même, malgré toutes les acrobaties dialectiques. Dans son *Introduction à l'Étude de S. Augustin*, un philosophe d'une grande modestie et d'une grande clairvoyance philosophique, M. Gilson, nous donne un exemple de ces erreurs causées par le langage : 64:64 « Jansénius, dit-il, raisonne toujours comme si la *délectation* était, dans la volonté, un poids différent de la volonté même. Elle est selon lui aussi différente que la connaissance. Par là il introduit dans la volonté augustinienne un élément déterminant de nature hétérogène, qui, malgré tous les efforts ultérieurs, donne à l'action de la grâce divine l'aspect d'un déterminisme du dehors sous laquelle la liberté de la volonté disparaît. » C'est la conséquence du fait de désigner par un substan­tif ce qui n'est pas une substance. On fait d'une qualité un être. C'est l'âme qui connaît, qui aime et qui veut, et c'est toujours l'âme qui se bat avec elle-même. OR le problème de l'unité dans la diversité, que tous les architectes et les plasticiens (et tous ceux qui *font quelque chose*, y compris les philosophes) doi­vent résoudre sur des exemples concrets (comme une église ou un livre), est si important, tellement fondamental, que ce problème existe en Dieu même ; c'est celui de l'Unité des Trois Personnes, le mystère même de la Très Sainte Trinité. Où l'on voit que la Révélation nous apporte des lumières sur la nature même ; elle nous fait voir le monde dans sa diversité et son unité, non pas semblable mais *analogue* à Dieu. Dieu en créant le monde a constitué une chose participant au mystère de son être qui est trine et un : le mystère naturel est lié au mystère surnaturel. La science elle-même commence à s'apercevoir qu'elle se heurte à ce que Meyerson appelle des *irrationnels*, et que lorsqu'elle arrive à généraliser suffisamment pour en éliminer un, il s'en présente un autre. La tentative d'Einstein est normale. L'habitude de séparer le temps de l'espace est analogue à celle de séparer dans l'âme la connaissance et la volonté, dans la volonté même d'en séparer la concupiscence. Les analyses séparées sont très fructueuses sans aucun doute, mais il ne faut pas oublier qu'elles sont des découpages dans une unité. L'intérêt philosophique du livre d'A. Voisin : *Sol, herbe, cancer* ([^16]) est de montrer l'insuffisance de l'analyse chimique proprement dite si elle n'est complétée par l'expérience interne des êtres vivants qui révèle l'im­portance considérable des micro-éléments dans l'unité d'un corps. 65:64 Le temps est matériel ; il est une manière d'être de l'étendue. Or la physique donnait des lois de l'étendue, où le temps intervenait bien sûr, mais sans qu'il y eut de cadre étendu auquel se référer puisque la Terre qui sert d'observatoire bouge sans cesse. Il faut donc reconstituer l'unité et introduire dans une loi générale le mouvement de l'observateur et le temps qu'il met à se mouvoir. Or aucun de ces mouvements et de ces temps n'est connu absolument puisque tout bouge. La simple diagonale du carré, si on veut la chiffrer, donne un nombre incommensurable ; la fin du temps vous laisserait encore des décimales à calculer. Le nombre est donc incapable de s'adapter à la nature. Et un jour ou l'autre la formule d'Einstein se montrera déficiente en quelque point ; car les nombres sont comme une échelle dont les barreaux s'appliquent sur la nature ; chaque nom­bre fait une séparation ; il n'y a pas de séparation dans la nature. C'est dans l'un de ces intervalles que passe la diagonale du carré. Le problème des proportions en architecture consiste donc à donner l'idée de l'unité en des formes très diversi­fiées, à l'image de la nature et par analogie avec Dieu. C'est pourquoi les grandes œuvres en architecture sont saisissantes et si profondément religieuses. C'est la manière de parler métaphysique en cet art. Bien entendu les littérateurs n'y voient que du feu. Nous ne le leur reprochons pas ; à chacun son métier. Nous leur reprochons de vouloir régenter les nôtres ; et ils sont sim­plement ridicules lorsqu'ils croient nous expliquer ce que nous avons fait. Nous ne résistons pas au plaisir de citer une phrase qui vient de nous tomber sous les yeux. René Huyghe écrit au sujet de la peinture portugaise : « Si la Flandre a découvert le réalisme, le Portugal a été le premier à trouver, avec Nuno Gonzalvez, l'individua­lisme. Car ce n'était pas dans la Méditerranée, cette mer ensoleillée et bornée de toutes parts, que l'Europe pouvait découvrir l'individu et ses inquiétudes ; il trouvait là, avant tout, l'harmonie et l'ordre. Il lui fallait se sentir seul en face de l'Océan ». 66:64 Or Nuno Gonzalvez peint exactement comme le Maître de Moulins, Fouquet, Enguerrand Charonton ses contemporains, ou le peintre de la Pietà d'Avignon, il n'a pas un métier individuel. Il est moins tendre que le Maître de Moulins, moins fantaisiste que Fouquet, moins tragique que l'auteur de la Pietà. Il n'y a pas trace en lui de cet irrémédiable esprit bourgeois des peintres flamands. Il est un des grands peintres de ce temps, un homme de génie qui a sa personnalité propre, une noblesse contemplative ; sa grande œuvre, où est représenté le roi Alphonse V, respire plus que les autres peintres que nous venons de citer l'harmonie et l'ordre avec une sorte de grandeur religieuse qui lui est propre. Le type du roi est très médi­terranéen. Il a ce caractère d'intelligence, de bonté tran­quille des anciens pharaons de la plus ancienne Égypte comme le roi Didoufri (IV^e^ dynastie) qui est au Louvre. Il s'y ajoute une nuance de la mélancolie de la terre pour un chrétien. Il a fallu au peintre trouver des couleurs *harmonieuses,* sans quoi il ne serait pas peintre et manque­rait l'unité propre à la peinture. Il lui a fallu *ordonner* sans quoi il eut manqué *l'unité* dont les couleurs harmonieuses elles-mêmes sont un signe. Et la composition de Nuno Gon­zalvez est plutôt plus symétriquement ordonnée que celle de beaucoup de ses contemporains. Cela tient d'ailleurs à son sujet et à la grande quantité de portraits qu'il contient. Mais sa force est noble et puissante. Les nombreux portraits de sa grande œuvre ont probablement fourni à M. Huyghe cette fameuse idée d'individualisme. Quelle vue superficielle ! Nuno Gonzalvez a traité ses portraits exacte­ment comme le faisait Fouquet. Tous deux étaient chré­tiens ; ils ont portraituré des hommes créés à l'image de Dieu, ayant une âme faite pour une règle et une loi ; leur forme est stricte et précise pour montrer la dépendance du corps vis-à-vis de l'âme et l'originalité de celle-ci. Rien de l'individualisme et de l'idéalisme de Rembrandt dont tous les portraits disent : « Que suis-je ? Ni vous ni moi n'en savons rien. » Que reste-t-il de la belle phrase de M. Huyghe ? Sans doute, ces trouvailles littéraires ouvrent la porte du Collège de France et de l'Académie. Mais c'est tout ; rien pour la connaissance, ni de l'art, ni du peintre, ni de la pensée. Il semble que M. Huyghe n'est pas très au courant de ce qui distingue la personne de l'individu. Et pourtant il ne serait pas content si je le traitais d' « individu » ! 67:64 Ce peintre portugais était un chrétien peignant des chrétiens dans une scène religieuse, et manifestant dans la diversité des personnes l'unité du Corps mystique du Christ. M. Huyghe traite d'individu un homme qui ne peut plus se défendre et c'est pourquoi nous nous en chargeons. D'ail­leurs la Méditerranée est-elle si fermée ? Oui, sur les cartes à petite échelle. Mais si M. Huyghe était sur le petit bateau d'Ulysse entre la Sardaigne et les colonnes d'Hercule avec vingt rameurs ou dans celui de saint Paul entre la Crète et Malte, il ne trouverait pas que la mer est fermée. MAIS puisque dans notre propos il s'agit principale­ment de méthodes intellectuelles, signalons qu'il y a dans la « *Préface* » de Claude Perrault une allusion à la musique qui est significative. Après avoir montré qu'il n'y a pas deux architectes, ni anciens, ni modernes, s'accordant sur les proportions des Ordres, il dit : « *Cela fait connaître quel fondement peut avoir l'opi­nion de ceux qui croient que les proportions qui doivent être gardées dans l'Architecture sont des choses certaines et invariables, telles que sont les proportions qui font la beau­té et l'agrément des accords de la Musique, lesquels ne dépendent pas de nous, mais que la nature a arrêtées et éta­blies avec des précisions exactes qui ne peuvent être chan­gées sans choquer aussitôt les oreilles les moins délicates...* » Claude Perrault et les autres se sont arrêtés spontané­ment à une comparaison avec les accords, parce qu'il s'agit là de sons *simultanés* comme le sont forcément les propor­tions dans les arts plastiques. Mais ce n'est pas *dans le simultané* qu'ils pouvaient trouver une analogie valable pour un art qui s'écoule *dans le temps*. Les accords ne sont pas essentiels à la musique. Elle s'en est passée pendant des millénaires. Ce ne sont pas eux qui sont l'analogue musical des systèmes de proportion, mais des systèmes de proportion DANS LE TEMPS, ce sont les *modes.* Un mode est essentiellement un système de proportions caractérisé par la place des demi-tons. Le mode de *mi*, troisième mode gré­gorien et mode national des Grecs (le *doristi*), finit par un demi-ton (fa mi). Nos gens du XII^e^ siècle l'appelaient le mode mystique. C'est ainsi qu'il était figuré et dénommé sur l'un des huit chapiteaux du chœur à l'abbaye de Cluny : ces chapiteaux représentaient les huit tons de la musique. 68:64 Le mode de *fa* au contraire est un mode ultra-majeur puis­qu'il débute (ou finit) par le triton. Remarquons que les Grecs (et le Moyen Age) *descendaient* la gamme au lieu de la monter comme nous. Ce qui n'est pas sans une significa­tion psychologique. Notre mode majeur (le mode de *do*) qui a tout envahi depuis le XVII^e^ siècle, n'est autre que le *doristi* renversé. Celui-là finit par un demi-ton *en bas,* le premier par un demi-ton *en haut* (la sensible). La note importante du *doristi* est le *la* par lequel débute le tétra­corde inférieur en *descendant* et qui est la quinte du mi *en descendant.* La note importante du mode de *do* est sa quinte *en montant,* le sol. Le caractère des mélodies, et de l'harmonie même, dépend donc de ces proportions qui ne sont pas *invariables*, pas plus qu'en architecture, puisque le musicien choisit librement les degrés de sa mélodie, mais commandent ce­pendant l'unité. L'analogie entre l'architecture et la musique est sur ce point *réelle.* Reste que l'analogie est délicate à manier. Les modes dits *grégoriens* sont les modes en usage dans l'antiquité qui ont subi une évolution particulière. Le mode de *do* est moderne et s'est formé petit à petit au sein du chant grégorien. Mais il avait probablement été pratiqué sous une forme originale avant l'invasion de la civilisation grecque en Gaule. (Voir dans « *Visages de l'Auvergne* » (Horizons de France) notre *Art en Auvergne.*) L'invention propre au Moyen Age est le mode de *ré,* qui ne présente *aucune pente* en montant ou en descendant, car il commence et finit par la même tierce majeure. Il y aurait beaucoup à dire sur tout cela ; un *mode* est aussi une conception de la nature. La différence la plus importante entre les modes musi­caux et les modes architecturaux est dans leur faculté de *moduler,* c'est-à-dire de passer d'un mode à un autre. Les modes architecturaux ont une telle richesse de variété inter­ne que chacun d'eux se suffit. La gamme diatonique n'a que sept degrés ; la modulation y est presque toujours indispensable ; elle y est d'ailleurs aussi facile (grâce à la succession) qu'elle serait difficile en architecture ou tout est simultané. \*\*\* 69:64 VOICI maintenant le passage essentiel de la Préface de Claude Perrault. Elle montre bien qu'il était la vraie tête pensante de la famille et à l'origine d'une querelle qu'il dépassait beaucoup. « Il est pourtant vrai que ce respect excessif des Archi­tectes pour l'Antique qui leur est commun avec la plupart de ceux qui font profession des sciences humaines, dont l'opinion est que rien ne se fait aujourd'hui de comparable aux ouvrages des Anciens, prend sa source, tout déraisonnable qu'il est, du respect qui est dû aux choses saintes. Chacun sait que la barbarie des siècles passés, dans la cruel­le guerre qu'elle fit aux sciences qu'elle extermina toutes, n'ayant épargné que la Théologie, fut cause que le peu qui restait de littérature s'étant comme réfugié dans les cloîtres, le bon sens fut obligé d'aller chercher dans ces lieux la matière de toutes les belles connaissances, tant de l'antiquité que de la nature, et de s'y exercer dans l'art de raisonner et de conduire l'esprit. Mais cet Art, qui de sa nature est éga­lement propre pour toutes les sciences, n'ayant été traité depuis un si long temps que par les Théologiens, dont tous les sentiments sont captivés et soumis aux anciennes déci­sions, se trouva tellement avoir perdu l'habitude d'user de la liberté dont il a besoin dans ses recherches curieuses, que plusieurs siècles se sont passés sans qu'on ait pu raisonner dans les sciences humaines qu'à la manière de raisonner en Théologie. C'est ce qui faisait qu'autrefois les savants n'a­vaient pour but de leurs études que la recherche des opi­nions des Anciens, se faisant beaucoup plus d'honneur d'avoir trouvé le vrai sens du texte d'Aristote que d'avoir découvert la vérité de la chose dont il s'agit dans ce texte. Cet esprit de soumission dans la manière d'apprendre et de traiter les Sciences et les Arts s'est tellement nourri et fortifié par la docilité naturelle aux gens de lettres, que l'on a beaucoup de peine à s'en défaire ; et l'on ne peut s'accoutumer à faire la distinction qu'il y a entre le respect dû aux choses saintes, et celui que méritent celles qui ne le sont pas ; lesquelles il nous est permis d'examiner, de critiquer, et de censurer avec modestie, quand il s'agit de connaître la vérité ; 70:64 et dont nous ne considérons point les mystères, comme étant de la nature de ceux que la Religion nous pro­pose, et que nous ne nous étonnons point de trouver incom­préhensibles. Comme l'Architecture, ainsi que la Peinture et la Sculpture, a souvent été traitée par les gens de lettres, elle s'est aussi gouvernée par cet esprit plus que les autres Arts ; on y a voulu argumenter par autorité, supposant que les Au­teurs des admirables ouvrages de l'Antiquité n'ont rien fait qui n'ait des raisons, quoique nous ne les connaissions pas. » Voici maintenant deux paquets déposés aux pieds des homériques et des architectes : « Je sais bien que nonobstant tout ce que je puis dire, on aura de la peine à goûter cette proposition, qui passera pour un paradoxe capable de faire élever un grand nombre de contradicteurs, et que parmi quelques honnêtes gens qui croient de bonne foi qu'il y va de la gloire de l'Antiquité qu'ils aiment d'être réputée infaillible, inimitable et in­comparable, peut-être parce qu'ils n'y ont pas assez pensé, il s'en mêlera d'autres qui savent bien ce qu'ils font quand ils couvrent de ce respect aveugle pour les ouvrages anti­ques le désir qu'ils ont que les choses de leur profession paraissent avoir des mystères dont ils sont les seuls inter­prètes. » Il est indéniable que la querelle des Anciens et des Modernes a son origine dans le métier d'architecte de Claude Perrault. On ne connaissait guère de son temps comme architecture antique que celle des Romains, qui ont été d'excellents constructeurs mais des artistes médiocres. Si Claude Perrault avait opposé notre architecture du Moyen Age à l'architecture romaine il aurait eu complè­tement raison. Il n'en était pas question de son temps. Il lutte contre cette aberration qui fait des proportions de la colonne et de l'entrecolonnement la règle et la base de toute l'architecture. Mais il bute contre le problème lui-même, qui, comme celui du dessin et de la couleur, ne devait être résolu qu'entre 1870 et 1900, et après 1900 pour l'archi­tecture. 71:64 Mais les réflexions qu'il tire de ce qu'il avait observé sont très significatives ; pratiquant la physiologie et l'architecture, il n'a pas les outrecuidances méthodiques des mathématiciens, comme Descartes. Il aurait plutôt les préoccupations expérimentales de Pascal. Il y a dans le texte cité une idée très juste des méthodes de la science et comme une amorce de la prétendue loi d'Auguste Comte sur les trois états de la pensée. Mais bien plus éclairé que ce dernier il se contente de distinguer les méthodes. Il n'est pas un artisan du mythe du progrès. Il est seulement un penseur et il l'est par son métier. EN S'ATTAQUANT aux Belles Lettres, son frère et lui-même s'en prenaient à une *fausse analogie.* Comment se fait-il qu'on puisse parler d'un effondrement de la pensée et des méthodes des arts plastiques au temps de la Renaissance, alors que notre langue a progressé en préci­sion et en vigueur, alors que le XVII^e^ siècle est plein d'écri­vains de génie ? La raison en est que les arts plastiques sont une langue internationale qui a subi au XVI^e^ siècle l'influen­ce corruptrice de la pensée, des mœurs et des méthodes de l'art italien. Et que celles-ci ont fait descendre d'un étage la pensée des plasticiens. Michel Ange est une exception : il n'a été suivi de personne en son pays ; il y est le dernier représentant de la pensée du Moyen Age, religieuse et plas­tique. Une langue nationale ne peut guère évoluer que suivant son propre génie. Les fantaisies linguistiques de la Pléiade disparurent rapidement devant le langage des « crocheteurs du port au foin » et nous revînmes à la langue de Marot et de Villon épurée et précisée. Dans les Beaux Arts au con­traire, tout a été perdu des méthodes, des idées de notre Moyen Age. Mais dès la fin du XVI^e^ siècle les artistes fran­çais se sont aperçus de la perte qu'ils avaient faite et ils ont réagi. On voit par les hésitations de Perrault combien il est difficile de retrouver les méthodes perdues. Il se croyait lui-même disciple de l'antique, et ce qu'il a d'ori­ginal est français. En concevant la colonnade du Louvre, il reprenait simplement la pensée de tant d'architectes de notre Moyen Age qui ont construit maintes galeries, comme l'admirable galerie de l'évêché d'Auxerre, ou celle du troi­sième étage sur la façade de Notre-Dame. Tous les archi­tectes de son temps vitupérèrent l'accouplement des colon­nes comme n'ayant jamais été fait dans l'antiquité ; accouplement si souvent pratiqué au Moyen Age. 72:64 Gabriel a cru faire plus pur en imitant, place de la Concorde, la galerie du Louvre, mais sans accoupler les colonnes. Si nous ajou­tons que tous les entrecolonnements du Louvre sont tous liés en fer et que nous avons à faire à de la pierre armée, on comprendra ce qu'il y avait de véritable originalité de pensée chez cet artiste. Or la pensée architecturale a mis encore deux siècles pour se débarrasser de la Renaissance italienne, de l'Antiquité, et du pastiche gothique. LE CAS DE POUSSIN est analogue. Nous avons été désolé en visitant l'exposition de Poussin l'autre été. Car nous voyions que la jeune génération d'artistes ne pouvait plus se rendre compte de ce que Poussin avait été pour la génération des grands artistes qui ont réformé la peinture à la fin du XIX^e^ siècle ; Cézanne disait : Poussin refait d'après nature, voilà la peinture telle que je la con­çois ; Puvis de Chavannes l'avouait pour son maître ; Gau­guin a spontanément traité des sujets très voisins, presque semblables à Numa Pompilius et la nymphe Égérie (l'Arca­réa), ou bien à Écho et Narcisse, et d'autres. Poussin a vécu au temps d'artistes (Rubens, Vélasquez, Rembrandt) qui avaient accepté tels quels les procédés et les systèmes de pensée des Italiens de la Renaissance. Pous­sin voulait se débarrasser du clair-obscur tel que l'ont com­pris tous ses contemporains ; il a voulu revenir au véritable plein air qui comporte l'égalité de la lumière sur toute la surface du tableau ; ce qui est une nécessité pour toute véritable décoration murale ; mais son plein air est un plein air d'atelier. Il n'a pas su se débarrasser des méthodes d'ébauche inventées par le clair-obscur de Léonard ou du Titien. Peignant très légèrement sur des ébauches très fon­cées et parfois sur une toile enduite en terre d'ombre, ses couleurs les plus fraîches ont été absorbées par ses dessous. De l'*Été* il ne nous reste pratiquement que l'ébauche. Mais les très grands artistes du XIX^e^ siècle que nous venons de citer ne s'y sont pas trompés. Ils ont pu remar­quer que l'Éliézer et Rébecca du Louvre, si sèche, si dure, est une tentative pour retrouver les fresques du XIV^e^ siècle. Ils ont vu que les compositions les plus originales étaient le type même de la composition murale décorative, et il n'y a au fond pas de différence entre la composition de Poussin et celle de Gauguin. 73:64 Mais ce dernier a compris, comme les peintres verriers de Chartres, qu'un art doit partir de ses moyens et non d'une imitation étroite de la nature. Il s'est débarrassé et surtout il a débarrassé la peinture, définitive­ment, d'une fausse expression du clair-obscur : la valeur ramenée au noir et au blanc. C'est-à-dire qu'il a fait œuvre métaphysique en forçant à renoncer à une fausse abstrac­tion de l'unité. Lui et ses émules ont su partir de ce qu'on peut avoir de plus puissant sur la palette pour créer comme le dit Cézanne « une harmonie parallèle à la nature ». On ne peut d'ailleurs faire autre chose ; nous avons vu précé­demment que la science fait une harmonie quantitative pa­rallèle à la nature. Quant à la peinture, elle ne peut exister qu'en supprimant une dimension de l'espace pour la recréer artificiellement. La science aussi supprime (en apparence) la sensation et la remplace par des instruments de mesure artificiels et du calcul ; reste que l'interprétation des signes demeure essentielle et ne dépend que de l'esprit. L'esprit humain est un. Puissions-nous avoir inspiré de la modestie aux littérateurs et de la reconnaissance pour les grands artistes qui nous ont légué leur pensée. MALHEUREUSEMENT nous avons assisté depuis 1920 à une déprédation constante de la pensée artistique sous l'influence des marchands, des littérateurs et des snobs. Les marchands n'ont vu dans les grands réfor­mateurs de l'art de la fin du XIX^e^ siècle que des révolution­naires, ce qui était méconnaître complètement les causes profondes des durs efforts que s'étaient imposés, quasi dans la misère, les artistes de ce temps. Et les marchands ont misé sur tout ce qui paraissait révolutionnaire. La direction de l'art a échappé aux artistes pour passer aux hommes d'argent ; il était fatal qu'on en arrivât quel­que jour à ce point après avoir supprimé les défenses cor­poratives contre le mercantilisme. Mais c'est le cas aussi de toute notre économie où la funeste erreur des économistes du XIX^e^ siècle continue à se propager : elle consiste à penser que le travail est une marchandise comme une autre. Or le travail est soumis à des considérations morales, avant de l'être aux lois économiques. Aussi cherche-t-on à éliminer le plus de travailleurs possible. C'est l'automatisation. 74:64 L'art n'est plus qu'un article de mode lancé par des marchands. Il ne pourra reprendre sa vraie place dans la société que lorsqu'un apprentissage sérieux sera organisé dans une corporation d'artistes. Mais où trouver des maîtres ? Nous avons cité l'opinion de Renoir. Or aucun des maîtres ses contemporains n'a pu enseigner ; la situation s'est donc beaucoup aggravée. Telle est la raison des longues décadences comme celle qui va de l'école hellénistique à notre Moyen Age. Pendant cette longue période Dieu n'a pas été plus avare de ses dons qu'en d'autres temps, mais les artistes doués n'avaient ni enseignement valable, ni méthode, ni métier et probable­ment ni public. Une véritable aristocratie est nécessaire pour goûter et soutenir les choses de l'esprit. Par une chance imméritée donnée à la France, ses artis­tes par un effort de trois siècles ont surmonté, après le XVI^e^ siècle, une décadence qui pouvait paraître fatale. Tout cet effort est compromis à nouveau ; il faudra repartir du néant, et tâtonner pendant combien de siècles ? Henri CHARLIER. #### Biographie de Claude Perrault ([^17]) « Claude Perrault, de l'Académie royale des sciences et médecin de la Faculté de Paris, fut un des plus fameux archi­tectes du règne de Louis XIV. Il naquit à Paris, en 1613, de P. Perrault, avocat au Parlement, originaire de Tours. Il devint, sans aucun maître, sans avoir vu l'Italie et par la seule force de son génie, habile dans tous les arts qui ont rapport au dessin. Dans le nombre des connaissances qu'il possédait à un haut degré, telles que la médecine, les mathématiques, la physi­que, les mécaniques, l'anatomie, il fit son capital de l'architec­ture et y excella supérieurement. Nous avons de lui différents monuments qui sont regardés comme autant de chefs-d'œuvre : savoir le péristyle du Louvre, l'Observatoire, le magnifique arc de triomphe du Trône, la chapelle du château de Sceaux, le bosquet des bains d'Apollon dans le jardin de Versailles, l'allée d'eau et la plus grande partie des dessins des vases, soit en marbre, soit en bronze, qui ornent ce parc. 75:64 Outre tous ces ouvrages, qui peuvent être mis en parallèle avec ce que les anciens nous ont laissé de plus parfait pour le grand goût de l'architec­ture, nous avons encore de ce célèbre architecte une traduction de Vitruve, qu'il fit par ordre de M. Colbert, traduction remplie de mille observations très curieuses et très utiles à ceux qui veulent s'instruire de l'architecture des anciens. ...Indépendamment de ses livres sur l'architecture, M. Per­rault se distingua par plusieurs autres : tels sont ses Essais de *physique*, ses Mémoires pour servir à l'histoire naturelle des animaux, dressés sur les dissections faites dans l'Académie des Sciences, enfin par un *Recueil* de diverses machines de son invention, qui lui ont fait beaucoup d'honneur. Il mourut à Paris le 9 octobre 1688, âgé de soixante-quinze ans. Quoiqu'il n'eût guère exercé la médecine que pour ses amis et sa famille, la Faculté eut tant d'estime pour lui qu'elle députa après sa mort à ses héritiers pour avoir son portrait, qui fut placé dans les écoles publiques parmi ceux de Fernel, d'Acakia, Riolan et d'autres qui ont fait le plus d'honneur à ce corps. » *Cet aveu du biographe de Claude Perrault qu'il n'avait guère exercé la médecine, porterait à en croire Boileau sur les qualités de notre architecte en tant que médecin. Il faut, en plus des dons, une longue expérience pratique pour être un bon médecin. La thérapeutique, en dépit des espoirs de l'humanité, restera toujours dans l'enfance parce que c'est un art, parce qu'il est tout personnel, reposant sur des dons particuliers d'observation renforcés par l'expérience.* H. C. 76:64 ### La grande Truanderie par Jean-Baptiste MORVAN LA PARESSE D'ESPRIT ajoutée aux bonnes intentions donne lieu presque immanquablement à des phénomènes de dé­composition morale. Je voudrais étudier une curieuse déviation de la Charité envers le Pauvre, déviation qui ne nous permet plus finalement de reconnaître le Pauvre, ni la Charité, ni nous-mêmes. On a accusé une certaine attitude « bourgeoi­se » d'exiger un Pauvre respectueux, soumis, obséquieux ; par un jeu de bascule assez absurde, par un de ces « renversements du pour au contre » dont les prédicateurs se servent pour ré­veiller le public mais dont la vérité n'est pas inattaquable, on a ensuite admis que le Pauvre pouvait et devait être arrogant. « Vous exagérez, me dira quelqu'un ; non pas arrogant, mais fier. » Hélas, c'est là le drame, et depuis bientôt deux siècles l'esprit français cherche vainement la vraie fierté, en trépignant comme un coq sur un fumier. « Fierté » signifie communément ce que les Hébreux suggéraient par l'image du « peuple à la nuque raide » : ni courber la tête, ni plier le genou. « Pas de génuflexion, ni à Rome, ni à la préfecture ! » me disait un savant chirurgien, grand honnête homme et notable radical. En ce qui concerne le Pauvre, on admet en principe qu'il a le droit de ne nourrir aucun respect, ni à l'égard du riche, ce qui après tout devrait varier selon les cas ; ni à l'égard de l'homme cultivé, ce qui est fondamentalement absurde, ni enfin à l'égard de ce que riches et pauvres devraient également respecter ; le Pauvre est toujours supposé avoir l'innocence de l'ignorance. 77:64 Avec la philosophie rationaliste, le romantisme et les romans, s'est peu à peu dessinée, en partant de ces principes, la silhouette encombrante et autoritaire du Truand. C'est plus qu'un accès de déma­gogie sociale, c'est un vrai cancer de l'esprit : le truandisme est une des formes de la perversion et de l'inversion des valeurs. Le XVII^e^ siècle avait connu ce genre de personnage, ce type psychologique, mais sans l'exalter ; les brigands des fictions picaresques espagnoles, les héros singuliers de Scarron, le Scapin de Molière, évoluaient à l'intérieur d'un édifice moral dont les valeurs les jugeaient et les condamnaient. Il y avait incontestablement dans le voleur quelque chose de ridicule et je croirais volontiers que ce caractère comique est inhérent au vol ; encore faut-il que la société permette de le voir. Au XVIII^e^ siècle, la vertu, dont on parle tant, refuse le principe surnaturel et ne trouve plus du tout de raison d'être. Depuis l'ennuyeux Vauve­nargues et sa philosophie de carton doré jusqu'à mon compa­triote Restif, le « paysan perverti », la vertu, enfermée dans l'humain, se jette la tête contre les murs en cherchant la sortie. La plupart des philosophes n'y voient qu'un instrument d'orga­nisation sociale, ou une forme d'épicurisme stabilisé (ce qui est le cas de J.-J. Rousseau lui-même), ou les deux à la fois. Malgré une belle rhétorique, il est difficile de dissimuler le vide de la notion. Le premier qui en tire les conséquences, le premier héros du Truandisine, douceâtre et pleurard, mais souteneur, tricheur et assassin, c'est Des Grieux dans « Manon Lescaut ». Mais il manque encore trop du prestige extérieur que confèrent la voix forte, le rire caverneux et une haleine enrichie de parfums viticoles. Pour libérer définitivement le personnage du Truand, du Pauvre Cynique, il faudra Diderot avec le « Neveu de Rameau » et « Jacques le Fataliste ». Le premier est un raté et un escroc dont on peut se demander s'il n'a pas eu des modè­les dans le « Beggar's Opera », l' « Opéra de Quat sous », qui date de 1728. Certaines tirades du Neveu rappellent nettement des passages de l'Opéra et Diderot était fort au courant des choses d'Angleterre. On y trouve la théorie du vol conçu comme restitution : « Je les aide à restituer ». 78:64 Diderot, toujours caute­leux, prend des mines effarouchées en écoutant les propos de son personnage : mais celui-ci est utile aux méditations du philosophe, et il a beaucoup de traits communs avec lui. Quant à Jacques le Fataliste, son fatalisme n'est souvent que du déter­minisme : de toute façon, la responsabilité morale disparaît des actes. « La Corneille qui abat des noix », disait Lanson : il est possible que l'enthousiasme tourbillonnant de Diderot lui ait fait découvrir assez tôt, dans son analyse du cynisme, les rouages d'une subtile combinaison intellectuelle où les revendications du Pauvre aboutissent au nihilisme révolutionnaire que chacun s'efforcera d'arrêter au moment qui lui sera favorable. Jean-Jacques Rousseau, c'est un peu le Neveu de Rameau, qui a commencé par voler ses élèves en enseignant la musique qu'il ne connaissait pas. Diderot n'a-t-il pas un instant pensé à lui ? Les « Confessions » sont la bible du Truandisme. Là se place un curieux petit problème historique. C'est M. Trahard, je crois, qui a signalé les relations russes de Rousseau dans la société du temps. Wolmar, dans la « Nouvelle Héloïse » est russe. On s'est demandé si la théorie du péché nécessaire à la rédemp­tion, mise en application avec énergie par certains mystiques slaves dévoyés, n'aurait pas nourri la doctrine de Rousseau. Le vagabond cynique et sacré, c'est l'homme des « Confessions », c'est peut-être à sa suite Dostoïevski, Tolstoï, voire Raspoutine... Le XVIII^e^ siècle finissant, moins léger dans son style qu'on l'a prétendu, ne pouvait néanmoins ingurgiter tout cela et tout de suite. Il se contenta de Figaro. IL est assez comique de constater que ces théories impres­sionnantes mais simplistes ne tiennent pas devant la pré­sence de la force brutale, autoritaire et militaire dont elles ont d'ailleurs contribué à établir le pouvoir indiscuté. L'anar­chie individualiste rentre dans le rang quand elle entend le tambour et le son de l'argent. On peut s'accorder... Napoléon trouva une magnifique génération de « blousons noirs » (l'his­toire même de nos petites villes de 1780 l'atteste). Il fit marcher les truands au pas et ce n'est point dans leurs rangs qu'il trouva la moindre opposition. Après les guerres napoléoniennes, le truandisme reparaît sournoisement, après une cristallisation passagère. 79:64 Balzac, dans « La Rabouilleuse », « les Paysans » et d'autres romans nous a laissé les portraits d'un certain nombre de faux pauvres ou de déclassés avides et sûrs de leurs droits. Mais le pouvoir bourgeois veille, et le scepticisme voltairien des jurys d'assises n'empêche pas julien Sorel de trouver la guillotine au bout de la place. Eugène Sue, le chantre des Truands, continue à sacrifier à un conformisme que Karl Marx, lui reprochera : « Rodolphe utilise le Chourineur moralisé tout à fait comme Vidocq utilisait les criminels matés par ses soins. Il en fait un mouton et un agent provocateur. » Le ridicule continue, lui aussi, à menacer les prétentions des truands : Musset parfois trop durement frappé par la critique nationaliste, a écrit dans « Dupont et Durand » une satire pittoresque de deux ratés politiques et littéraires, infatués, véreux et affamés, qui songent à un nivellement révolutionnaire décrit d'une façon que l'auteur voulait bouffonne et qui serait aujourd'hui très concrètement chinoise. La guerre de 1914 a libéré le truand. Il arrive ou revient, parfois de l'étranger. James Joyce, parce qu'il était irlandais, se vit considérer comme un authentique représentant de l'esprit de son pays, on trouva tout naturellement des raisons pour traiter de demeurés les. Irlandais religieux et traditionalistes qui ne se reconnaissaient pas en lui ; et encore aujourd'hui, certaines sacristies littéraires ne s'en privent pas. L'assentiment donné au truand est devenu un rite initiatique, une dévotion obligée du catéchumène progressiste. La lecture de Francis Carco fut dans les années 20 la pierre de touche qui révélait les esprits affranchis. Paul Morand, qui soumit le truandisme à la satire burlesque et au jugement critique, en analysant certaines causes de la corruption de l'Occident, reste un réprouvé. Mais le temps trouve son épopée dans l'œuvre de Malraux, cette Iliade cynique de la fausse énergie. Cette fois nous avons les vrais truands, les truands de l'agression. Quelle volupté ! c'est bien le temps des assassins : personnages de la « Condition Humai­ne », agents destructeurs, destinées obéissant à une vocation de bacilles, grands comme la peste noire ou le choléra... On ne saurait recenser toutes les expressions littéraires actuelles du truandisme ; il fut inauguré en poésie par Rimbaud dont l'œuvre médiocre et limitée n'aurait pas eu la palme du génie si une certaine fraction de l'opinion intellectuelle n'avait pas eu besoin d'un héros de l'inversion et de la clochardisation. 80:64 Ses succes­seurs spirituels dans le vagabondage sublime ont fini par enva­hir la littérature et les beaux-arts. Malheur à qui touche à cette esthétique ! Dali, qui la connaît bien et s'en moque en la prati­quant est l'objet d'une lourde réprobation de la part des criti­ques officiels. C'est un spectacle hautement comique que celui de ces augures, de ces mandarins à chaires et à légions d'hon­neur, scandalisés parce qu'un artiste mystificateur ne prend pas au sérieux « le dérèglement méthodique de tous le sens ». ON voit comment l'identification du Pauvre au Vagabond, au Clochard, aboutit d'une part à n'admettre que le cynisme agressif du Truand comme unique morale du pauvre, d'autre part à imposer le vagabondage, la clochardisa­tion intérieure comme idéal à tout homme, sous prétexte de pauvreté évangélique. La masse rapidement et considérablement accrue des jeunes gens soumis aux études secondaires et supé­rieures n'est pas armée d'une dose suffisante d'esprit critique et de détachement. Ils écoutent et lisent les « maîtres » comme les gens sur la foire restent attentifs aux propos du camelot qui vend de la poudre à punaises ou des ustensiles ménagers. Je ne veux point jeter le discrédit sur cette honorable catégorie socia­le : remarquons cependant qu'un peu d'insolence et quelques plaisanteries grasses servent bien le vendeur. Comment au juste expliquer que le conformisme prolétarien actuel s'accorde aussi bien avec la tendance à forcer les consciences en les intimi­dant ? Mais si en rejetant le Truand, vous repoussez le Pauvre ? me dira-t-on. Le Truand est-il un visage du Pauvre ? Si je dis que dans telle grande ville de l'Ouest l'armée de clochards entre­tenue par un foyer catholique de nuit se répand le jour dans les rues, insulte et lapide les femmes qui refusent l'aumône à des « pauvres » fort éméchés, alors me voilà condamné par les vicaires évolués, traité de pharisien ; de bonnes âmes, dont la charité sert de paravent à une passion grinçante de l'autorité, me diront que ces clochards « me valent bien ». 81:64 Je n'irai pas jusqu'à faire une petite analyse historique de la psychose chrétienne du clochard depuis vingt ans, bien qu'on puisse y trouver des détails curieux à insérer dans un certain contexte politique. Je me contente de remarquer que le Truand, c'est le Pharisien pauvre ; il me croit imbécile, me méprise, et me don­nerait au besoin des leçons, d'un ton apitoyé. Je ne sais plus finalement si je suis riche ou pauvre, ce qu'est richesse et pau­vreté. La richesse est sans doute trop difficile à définir ; il faudra qu'un jour je cherche à apercevoir les vrais visages des Pauvretés multiples de notre temps. Jean-Baptiste MORVAN. 82:64 ### La paix et les bombes par Luc BARESTA LES CINQUANTE NAVIRES mobilisés pour les expériences nu­cléaires américaines des Iles Christmas et Johnson étaient à peine en place que déjà des cortèges protes­tataires s'ébranlaient en plusieurs grandes villes du monde. A Londres, des « marcheurs de la paix » arrivaient d'Aldermaston, un centre atomique anglais proche de la capitale, et cette sorte de pèlerinage à l'envers se terminait à Grosvenor Square, devant l'ambassade américaine, par deux minutes de silence. A New York, des femmes défi­laient devant les « Nations Unies » en poussant des voitu­res d'enfant et en brandissant des pancartes : « Non aux expériences ! Le strontium tue ! ». A Copenhague, les mani­festants s'asseyaient sur les trottoirs, donnant en témoi­gnage l'immobilité de leurs corps endimanchés. Vers un certain « Congrès Mondial » En France, le Parti communiste répétait dans sa presse principale et sa presse annexe les déclarations du camarade Zorine, chef de la délégation soviétique à Genève : « *Les États-Unis veulent faire planer éternellement, sur la tête des peuples, la menace nucléaire. Ils ont d'ailleurs com­mencé cette politique à Hiroshima.* » Simultanément les « Combattants de la paix » organisaient une grande cam­pagne. Leur « conseil national » annonçait, pour le mois de juin, de grands rassemblements, des cortèges, des « mar­ches de la paix », qui auront lieu en France, bien sûr, mais aussi « dans une série de pays ». Synchronisation bien cal­culée : toutes ces manifestations prépareront la « Congrès mondial pour le désarmement général et la paix », qui se tiendra du 9 au 14 juillet, à Moscou. 83:64 Je n'ai pas encore assisté, cette année, à l'une de ces manifestations. Mais le souvenir des rassemblements passés peut laisser augurer des rassemblements futurs. Suscités par un organisme du type « courroie de transmission », ils sont destinés à faire passer dans un secteur de l'opinion plus large que le secteur nommément communiste, certains des plus importants mots d'ordre de « l'internationalisme prolétarien » (internationalisme qui n'est pas sans tensions internes, chacun le sait ; la « courroie » connut, ces der­nières années des lenteurs et des secousses ; mais la voici qui repart). Dès lors, dans ce genre de manifestations, si les commu­nistes sont présents, et actifs, ce sont des non-communistes qui tiennent la vedette. Nous verrons donc des tribunes par­ticulièrement soignées, avec des participations prévisibles. Il y aura le socialiste danois, le pasteur anglican, le pandit aux beaux yeux sombres et qui saluera la foule à l'indienne. Il y aura l'intellectuel de gauche, l'actrice au grand cœur, l'étudiant qui récitera des poèmes d'Eluard. Il y aura pro­bablement, comme par le passé, une soutane : pièce de choix dans cette figuration apparemment éclectique. Enfin, il y aura la jolie japonaise, qui parlera d'Hiroshima. Elle oubliera, comme M. Zorine, que *l'Humanité*, organe central du Parti communiste français, dans son numéro du 8 août 1945, considérait la bombe d'Hiroshima comme une excel­lente bombe et s'en prenait avec violence au Pape qui, précisément, n'était pas de cet avis. Enfin, sauf quelques iné­vitables gaffeurs, ou trublions habiles, tous ces apôtres d'une certaine paix raisonneront comme si les fusées sovié­tiques à tête nucléaire avaient été d'abord et essentiellement conçues pour nous envoyer des sandwiches, puis acciden­tellement et provisoirement garnies d'autre chose par la faute des Américains. Une question populaire Ce que l'on peut déplorer, ou plutôt dénoncer, dans ces « marches de la paix », ce n'est point qu'elles soient des manifestations publiques, des témoignages populaires. C'est qu'elles soient de grands pas hors de la voie véritablement pacifique. 84:64 Tantôt il s'agit des grands pas de ce pacifisme plaintif qui a de tout temps vibré d'admirables chants fu­nèbres et d'éloquentes lamentations. Gaston Bouthoul y voit une transposition d'anciens rites exorcistes : nommer la calamité pour qu'elle s'éloigne, appeler le salut pour qu'il se rapproche. Tantôt il s'agit d'un pacifisme agressif et télé­commandé. Pablo Picasso, avant même que le « prix Lénine de la paix » ne vint couronner en lui les services rendus à ce singulier pacifisme, en dessina la colombe-prototype : le glorieux artiste ne s'est pas rendu compte un seul instant que, confiée aux colombiculteurs léninistes, son oiselle éga­rée se mettait à couver des grenades. Il ne s'est pas rendu compte un seul instant qu'il avait dérobé, puis dénaturé, un symbole chrétien ; et qu'il avait décoré, de cette paix volée, une guerre multiforme et permanente. Cependant, ce ne sont pas les manifestations, marches et témoignages publics, en tant que tels, que nous déplorons. Au contraire : il en faut. Mais dans la vraie voie. Il en faut, et dans la vraie voie, parce que la question de la paix n'est pas seulement du ressort des chefs d'État et des diplomates. Certes, elle est leur affaire. Leur affaire en raison de leur fonction et de leur pouvoir ; leur affaire personnelle aussi. Car il est bien passé le temps où, comme le disait un person­nage de Giraudoux, le privilège des grands, c'était de voir les catastrophes d'une terrasse. Car les catastrophes qui nous menacent aujourd'hui, si elles s'abattent sur les plaines, pul­vérisent aussi les terrasses. Mais la paix, qui est du ressort des grands, est également du ressort des peuples. Et elle l'est plus que jamais. Il est temps, pour s'en persuader davan­tage, d'écouter ces « hautes personnalités religieuses », y compris les Papes, dont les témoignages sont eux aussi in­voqués dans les campagnes des « Combattants de la paix ». Ne négligeons point cet exemple. Consultons tout spéciale­ment les textes de nos Souverains Pontifes, même si nous nous apercevons qu'ils présentent, par rapport aux affir­mations des « Combattants de la paix », quelques différen­ces fondamentales. \*\*\* 85:64 Référence opportune, en effet. Et qui nous conduit aux aspects les plus concrets du problème. Par exemple, dans son radio-message de Noël 1955, Pie XII considérait trois mesures : la renonciation aux expériences avec armes nu­cléaires -- la renonciation à l'emploi de telles armes -- le contrôle général du désarmement. Or, qu'il faille tendre à la réalisation de ces mesures, cela constitue, affirmait le Saint-Père, « *un devoir de conscience* »*.* Et qui plus est, un devoir de conscience « *pour les peuples et les gouvernants* ». Que ce fût un devoir de conscience pour les gouvernants, on s'en doutait. Mais que ce fût aussi, et très gravement, un devoir de conscience pour les peuples, s'en était-on suffi­samment rendu compte ? Oui, la question de la paix est une question populaire. Nous pouvons même nous demander si Pie XII n'espérait pas d'abord dans une action des peuples, celle-ci devant influencer à la longue celle des gouverne­ments. C'est ainsi qu'il déclarait dans son intervention si poignante du 10 novembre 1955, après les événements de Hongrie : « *Nous nous adressons tout d'abord à vous, chers peuples, hommes et femmes, intellectuels, travailleurs, arti­sans et paysans, de toute race et de tout pays, afin que vous fassiez entendre à vos gouvernants quels sont vos senti­ments intimes et vas vraies aspirations.* » Le test de sincérité Une autre remarque importante s'impose à propos du radio-message de Noël 55 : le Saint-Père refuse de disjoin­dre ces trois mesures et en particulier d'isoler la première. C'est l'ensemble qui compte. C'est sur l'ensemble, considéré comme un tout indissociable, que porte le devoir de conscience : « *Nous avons dit l'ensemble de toutes ces mesures, parce que le motif de son obligation morale est aussi l'éta­blissement d'une égale sécurité pour tous les peuples.* » Cette insistance, n'est-il pas nécessaire de la rappeler devant une équivoque aujourd'hui trop admise, tant les pro­pagandes se sont concentrées sur la seule cessation des ex­périences avec bombes nucléaires : l'équivoque afférente à la première de ces trois mesures lorsqu'elle est séparée des autres. Le Saint Père ajoute en effet : « *Si, contrairement à l'exigence d'ensemble, seul le premier point était amené à exécution, on aurait un état de choses qui ne réaliserait pas ces conditions* (*de sécurité*) *d'autant plus qu'il y aurait une raison suffisante pour douter qu'on veuille réellement aboutir à la conclusion des deux autres conditions.* » 86:64 Dans le radio-message de Noël 56, nous relèverons des précisions dans le développement de ces exigences. Et tout d'abord concernant l'O.N.U., ou plutôt le type d'institution internationale nécessaire qu'elle représente, et, malheureu­sement, à bien des égards, trahit. Mais c'est dans le cadre d'une organisation capable d'institutionnaliser une société universelle des États que « *les mesures de renonciation aux armes nucléaires, et de désarmement, pourront être prises d'un commun accord, et transformées en obligations strictes de droit international* »*.* La suite met en relief l'importance fondamentale du « contrôle effectif du désarmement », « ce contrôle devant nécessairement accompagner l'obligation juridique ». Et le Saint Père donne à l'acceptation de ce contrôle une signifi­cation capitale pour les jugements que nous devons émettre sur le comportement des gouvernements et sur leurs affir­mations pacifistes : celle d'un test de sincérité. « *Accepter le contrôle,* dit le Saint Père, *voilà le point crucial à fran­chir, et sur lequel chaque nation montrera sa volonté de paix.* » Résultat négatif Il nous faut maintenant considérer l'apport du radio­message de Noël 1957. Mais le précédent nous incitait à fixer notre attention sur les travaux de l'O.N.U. Que s'est-il donc passé, dans l'année qui suivit, au sein de la plus haute ins­tance internationale ? Un événement révélateur et qui con­cerne assez directement notre propos pour que nous le rete­nions. Bien sûr, sous les effets conjugués de la propagande communiste, de la négligence ou de l'inconséquence des Occidentaux, cet événement s'est trouvé immédiatement enfoui sous de telles épaisseurs de silence que c'est à une sorte d'exhumation qu'il nous faut procéder. Mais cet événement est un événement-type. Le présenter, c'est présenter tous ceux qu'il récapitule, et tous ceux qu'il annonce. 87:64 Cet événement est l'aboutissement des travaux de la commission du Désarmement, c'est-à-dire une résolution finale qui fut soumise au vote de l'Assemblée générale de l'O.N.U. Il suffit de lire le texte pour s'apercevoir qu'il définit assez exactement les véritables objectifs à atteindre, et les moyens sérieux à choisir. *Il y a une concordance assez nette entre les points principaux de ce document et ceux des textes pon­tificaux précités.* On y retrouve, en effet, l'ensemble des me­sures à recommander : outre la suspension immédiate des essais de bombes, « l'arrêt de la production de matières fis­siles à des fins militaires » ; « la réduction des stocks d'ar­mes nucléaires avec transfert à des usages pacifiques », et même « la réduction de ces armes et des armements en gé­néral ». C'est-à-dire aussi, *pour chacune de ces réalisations, et non seulement pour la première d'un con­trôle effectif.* Et dans ce contrôle effectif, la résolution pré­conise l'emploi *d'* « *éléments terrestres et aériens* »*,* de telle sorte qu'ils fournissent « une *garantie contre l'éventualité d'une attaque par surprise* »*.* Elle va même jusqu'à deman­der l'étude d'un système d'inspection pour « l'envoi des objets dans l'espace extra-atmosphérique ». Autre point de comparaison : le Saint Père s'est dressé contre l'énorme *gaspillage de ressources* que constitue l'ar­mement nucléaire, gaspillage d'autant plus scandaleux que la misère sévit sur d'immenses populations. La résolution que nous citons invite précisément les États, dans le cas d'un véritable désarmement, à profiter des fonds alors dis­ponibles « *pour améliorer les conditions de vie dans le mon­de entier, et en particulier dans les pays peu développés* »*.* Et le vote de l'Assemblée générale ? Eh bien, cette réso­lution a été ADOPTÉE par les Nations Unies le 14 novembre 1957 avec le scrutin suivant : soixante et onze voix pour une abstention, celle de la Syrie ; et neuf voix contre *U.R.S.S., Pologne, Roumanie, Albanie, Bulgarie, Républi­que socialiste d'Ukraine, République socialiste soviétique de Biélorussie, Tchécoslovaquie, Hongrie.* On voit assez que cet événement comportait la mise en œuvre du TEST DE SINCÉRITÉ dont parlait Pie XII. Et l'on voit assez le résultat. C'est pourquoi le radio-message de Noël qui suivit de quelques semaines cet événement se signale tout spéciale­ment à notre attention. 88:64 Or, il reprend substantiellement les exigences que nous avons citées. Il réaffirme pour les gouvernements « l'obliga­tion d'empêcher la guerre par des institutions nationales capables de placer les armements sous surveillance effi­cace ». Et il en ajoute une : l'obligation « d'effrayer, par la solidarité des nations qui veulent sincèrement la paix, celui qui voudrait la troubler ». Cela dure depuis seize ans A vrai dire, une mise en œuvre du test existait déjà de­puis longtemps. Elle existait depuis ce jour de 1946 où le gouvernement de Washington, par la voix de M. Bernard Baruch, offrit de se dessaisir, au profit de l'O.N.U., de son monopole atomique militaire, par la création d'une agence atomique internationale dotée d'un pouvoir de contrôle et d'inspection. Immédiatement, Gromyko déposait à l'O.N.U. un contre-projet exigeant que l'U.R.S.S. puisse user, dans l'organisation proposée comme dans l'ensemble des Nations Unies, d'un droit de veto. Le test, nous le retrouvons encore au « sommet » de Genève, en juillet 1955, au moment où Eisenhower proposa son plan « Open-skies » : ces « cieux ouverts » pour l'inspection aérienne réciproque et univer­selle, les Soviétiques les refusèrent. Sous des formes diver­ses, cette proposition occidentale réapparut en des plans successifs, proposes, abandonnés, repris, modifiés. Mais le test est inlassablement négatif ; l'achoppement a toujours lieu sur le contrôle. Il est évident que, pour être sérieux, le contrôle du dé­sarmement doit porter à la fois sur l'armement qu'on aban­donne, et sur l'armement qu'on garde. Qu'est-ce qu'une bombe détruite si des centaines sont cachées ? Pie XII disait bien à ce sujet : « la guerre doit être empêchée par des ins­titutions internationales capables de placer les armements sous une surveillance efficace ». Mais voilà ce que l'Empire soviétique n'accepte point ; voilà ce dont le dynamisme de son « imperium » ne veut s'accommoder. Les justifications qu'il essaie de se donner, pour les besoins de sa propagande à l'égard du Tiers monde, sont elles-mêmes révélatrices et finalement, malgré les apparences, accablantes. *L'Humanité* rapporte les propos récents de Gromyko devant le Soviet Suprême : 89:64 « *Dans le projet occidental, il ne s'agit pas de réaliser un contrôle du désarmement* (déclare avec toutes les apparences de l'indignation, le Ministre des affaires étrangères de l'U.R.S.S.), *mais il s'agit de réaliser un con­trôle* de *l'armement.* » Et il ajoute : « *Le contrôle, conçu pour le contrôle, ce n'est rien d'autre que de l'espionnage.* » Bien entendu, ces formules de propagande passent sous si­lence une symétrie essentielle : les U.S.A. acceptent que, sur le territoire américain, l'organisation internationale de contrôle, où les Soviétiques ont leur large place, réalise une observation rigoureusement semblable. D'ailleurs la propa­gande soviétique ne s'en tient pas là. Elle s'est bien aperçu que sur la question du contrôle, il fallait qu'elle dise quel­que chose. Alors le monde communiste s'est mis lui-même à l'élaboration d'un plan. Curieux plan. Tout d'abord, il ne devra entrer en application qu'après la signature du traité de désarmement, plus précisément au bout de quatre ans (quatre ans de désarmement ou qua­tre ans de répit pour la dissimulation ?). Ensuite, l'orga­nisme d'inspection serait constitué sur le principe de la troïka : un tiers pour le bloc occidental, un tiers pour les pays socialistes, un tiers pour les non-engagés, les nations restant libres d'agréer les contrôleurs qui leur plairaient. Singulier contrôle : en fait, il serait exercé à demeure par les nationaux de chaque pays. La Commission internationale n'aurait droit qu'à trois inspections annuelles. Et sur quel­ques zones suspectes n'excédant pas deux cents kilomètres carrés de superficie. Mais au fait, pourquoi tout cet embarras ? Autant contrôler les oiseaux et les hannetons : le ré­sultat serait le même, et la coopération internationale re­quise plus aidée. Un texte de Lénine La célébration récente, par le Parti communiste fran­çais, du 92^e^ anniversaire de la naissance de Lénine nous incite à revenir sur ce que déclarait le grand maître incon­testé du communisme au VIII^e^ Congrès du P. C. russe. « *Nous vivons,* disait Lénine, *non seulement dans un État, mais dans un système d'États, et l'existence de la Républi­que des Soviets, à côté d'États impérialistes, pendant une longue période de temps, est impossible.* 90:64 *Finalement, l'un ou l'autre doit vaincre. Mais avant que le dénouement arri­ve, une série de conflits des plus terribles entre la Répu­blique des Soviets et les États bourgeois est inévitable. Cela signifie que la classe dominante, le prolétariat, si tant est qu'il veuille dominer et qu'il domine, doit le prouver égale­ment par son organisation militaire.* » Replacé dans la perspective marxiste-léniniste, ce texte n'a rien d'étonnant. Pour reprendre une expression de Marx, la guerre inévitable et victorieuse contre les États impéria­listes a pour effet de « *concentrer, et même de simplifier, les douleurs de la mort de l'ancienne société, les douleurs san­glantes de l'enfantement de la* « *société nouvelle* »*.* Mais nous voyons aussi que ce texte de Lénine apporte une certaine lumière sur la « coexistence ». D'une part, il affirme l'impossibilité d'une coexistence indéfiniment pro­longée. Il y aura, dit-il, une finale, un dénouement qui ne surviendra qu'après de « terribles conflits ». Mais d'autre part, avant que cette finale violente n'arrive, c'est bien une certaine coexistence, de caractère PROVISOIRE, qui s'impo­se ; et il s'agit, pour le communisme, de METTRE A PROFIT CE DÉLAI ; c'est-à-dire, tout en continuant la lutte révolu­tionnaire sous d'autres formes que la guerre internationale immédiate, de *développer au maximum sa puissance mili­taire.* Nous ne pensons pas qu'en dépit des apparences, cette perspective ait radicalement évolué de Lénine à Kroucht­chev. Krouchtchev, lui aussi, se préoccupe de développer au maximum la puissance militaire. Cependant une diffé­rence apparaît si l'on considère que Lénine raisonnait dans une conjoncture militaire de type classique. C'est un révolu­tionnaire d'avant la bombe atomique. On peut supposer que, s'il l'avait connue, il eût envisagé avec plus d'appré­hension l'affrontement généralisé qu'il prévoyait. L'existen­ce, chez ses adversaires occidentaux, d'un arsenal nucléaire comparable au sien l'eût sans doute impressionné. Nul dou­te qu'avec la fusée à tête nucléaire, l'art de la guerre ait subi une mutation susceptible d'inquiéter à la fois les fu­turs vainqueurs et les futurs vaincus. 91:64 La situation actuelle Cette appréhension, inexistante chez Lénine, comment Krouchtchev et les chefs actuels de l'U.R.S.S. (davantage sans doute que ceux de la Chine), ne l'éprouveraient-ils point ? Lorsque Krouchtchev déclare qu'il suffirait d'un petit nombre de ses super-bombes pour rayer de la carte des pays comme la France, l'Angleterre, ou « la Grèce avec son Parthénon » (c'est son expression) il sait qu'il est tech­niquement dans le vrai. Mais il sait aussi que, politiquement et militairement, la vérité est pour lui beaucoup moins sa­tisfaisante : car cette initiative expose les territoires de l'U.R.S.S. et de ses satellites à des transformations géogra­phiques analogues. Il semble bien qu'aujourd'hui l'offensive du commu­nisme russe tienne compte de cette situation, et que l'ac­cent mis sur la « coexistence pacifique » signale toute l'im­portance prise par l'action révolutionnaire ordinaire : pré­paration, noyautage et subversion interne des États non-communistes. Sur le plan des rapports entre les États, et de la guerre internationale, la politique du monde rouge s'ex­prime par le calcul de risques accrus, mais qui restent limi­tés. Elle est faite à la fois de la terreur qu'elle inspire et de la terreur qu'elle subit. Veiller à la stabilité de cette neutralisation c'est bien, sur le plan mondial, le triste devoir de l'Occident, s'il veut préserver la marge de libertés qui se trouvent encore en lui, et dont il doit user pour l'élaboration d'une société plus juste et plus fraternelle. C'est bien son triste devoir que de maintenir sa force de dissuasion au niveau d'une puissance adverse qui refuse toute limitation et tout contrôle. Nous avançons donc, d'année en année, dans cet âge marqué par l'équilibre de la terreur. Et il ne semble pas que nous allions, à moins d'une conversion qui touche les peuples puis les gouvernants, vers des chances certaines pour un protocole d'accord fixant les modalités d'un désar­mement véritable ; et encore moins que nous allions, au cas ou un accord interviendrait, vers une assurance raisonna­ble qu'il serait respecté. Comme l'écrit justement Raymond Aron : « *l'avantage de la fraude n'a pas augmenté moins vite que la difficulté du contrôle* ». 92:64 Au niveau de la politique internationale, ce sont donc de difficiles et sages esti­mations qui s'imposent, où seront pesées et les vies humai­nes, et le sens de la vie. Une guerre spirituelle Tout cela n'a point empêché M. Krouchtchev, à la tribu­ne des Nations Unies, de développer une solennelle contre­façon de la parabole du semeur. « *Le gouvernement soviéti­que,* a-t-il dit notamment, *est un semeur. Il s'évertue à ré­pandre sans cesse* les *semences de la paix. Il se peut que nos semences tombent sur un terrain aride. Je suis même sûr que certaines graines tombent sur un terrain pierreux.* » Des journaux, devant ce larcin fait au Nouveau Testa­ment, ont tout de même réagi. Ils ont dénoncé « l'indécen­ce ». Quelle fut donc la cause immédiate du singulier lan­gage communiste ? La lecture de Tolstoï, dont Kroucht­chev aurait, dit-on, emporté quelques œuvres pour son loi­sir ? Ou encore un souvenir, puisé dans l'âme d'un peuple paysan qu'il trahit ainsi davantage ? Nul ne sait. Toujours est-il que, prise en elle-même, cette contrefaçon est suffisam­ment révélatrice pour ne pas être née d'un hasard. Ce n'est pas la première fois, nous l'avons vu, que le communisme mondial s'habille, pour sa propagande, d'une image chrétien­ne : avant qu'il fût semeur, nous le connûmes colombophile. Mais cette fois, la contrefaçon est plus audacieuse, plus ex­plicite : c'est toute une page d'Évangile qu'il ville, c'est toute une parabole du Christ qu'il dénature. Il ne la dénature pas matériellement : il y a un semeur ; une semence jetée ; une bonne terre pour la recevoir ; et une mauvaise, aride ou pierreuse. Mais formellement, la parabole est in­versée : ce n'est plus la Parole de Dieu qui constitue la semence, c'est la parole du communisme athée. Et c'est Krouchtchev qui sème. Mais Krouchtchev est bien impru­dent. Car cette manière de faire -- s'installer à l'intérieur d'images chrétiennes, en adopter l'apparence et en inverser le contenu -- ne peut manquer à quiconque lit, précisément, l'Écriture Sainte, de rappeler quelque chose ou plutôt quel­qu'un. 93:64 Et c'est justement dans la parabole elle-même que nous voyons ce quelqu'un apparaître sous la forme d'un oiseau de malheur voletant autour de la main qui sème, guettant la trajectoire de la semence, c'est-à-dire la trajec­toire de la Parole. Et lorsque celle-ci tombe en bordure du chemin, à la frange de notre être durci, ou encore à la lisière de civilisations orgueilleuses ou décadentes, alors il se jette dessus et l'enlève. Comme nous sommes coupables : nous avons abandonné la semence au voleur. Voleur de Parole, voleur de parabole, oiseau de proie, voleur de colombes et qui, pour alimenter sa substance, c'est-à-dire fortifier le Mensonge, chaparde et grappille tout ce qu'il peut dans l'œuvre divine. Albert Frank-Duquesne définissait le rôle de Satan comme celui d'un « pique-assiette ontologique » du Royaume. Et finalement, c'est l'assiette, c'est l'être même, c'est le Royaume tout entier qu'il veut emporter, avec plus de succès encore si les continents sautent et si les peuples brû­lent. L' « Esprit qui toujours nie » cherche à rendre sa négation efficace : il trouve en notre temps des circonstances favorables. Sa Sainteté Jean XXIII rappelait l'an dernier que la pre­mière et la plus fondamentale des guerres est cette guerre spirituelle que mène le Malin s'acharnant contre la Création et la Rédemption. C'est bien cette guerre spirituelle, forte des alliances qu'elle trouve dans le péché des hommes de tous les hommes -- qu'il s'agit aussi et même d'abord de conjurer, avec des armes adaptées, c'est-à-dire elles aussi spirituelles. Luc BARESTA. 94:64 ### Du véritable abandon « SI Dieu nous donnait des maîtres de sa main, disait Pascal, oh ! qu'il leur faudrait obéir de bon cœur. La nécessité et les événements en sont infailliblement. » Leur obéir et aussi les contrarier lorsqu'ils s'opposent à la volonté de Dieu. Je pense à sainte Jeanne d'Arc qui n'a pas dit, après le sacre : « La nécessité où me met ce roi de marchan­dage de ne plus guerroyer pour le salut de la France est une volonté de Dieu à laquelle je m'abandonne. » Toute sa conduite montre qu'elle a pensé : et certes c'est Dieu qui le permet, mais ce que Dieu veut, du moins tant qu'il me restera une armée, c'est que je fasse bonne guerre et chrétienne justice. » Puis elle fut brûlée. Le roi passa vingt ans de diplomatie et de marchandage à libérer une patrie aimée de Dieu qui aurait pu être libérée en quelques mois à peine par la prise de Paris et de Rouen, ce qui était chose facile au lendemain du sacre ([^18]). Le roi passa vingt ans à entretenir parmi son peuple le principe d'une politique tortueuse alors que sainte Jeanne d'Arc avait fait briller aux yeux de tous les lumières d'une politique évan­gélique. Le roi profita de Jeanne d'Arc, il profita de l'envoyée de Dieu, à laquelle il devait d'avoir retrouvé autorité et prestige, mais il mit un voile sur la pensée chrétienne de Jeanne. Les soldats de Jeanne avaient combattu pour une politique chrétien­ne, et c'était en apparence le machiavélisme larvé qui profite­rait de leurs combats et de leurs sacrifices. 95:64 A ce point tous les faux dévots nous disent : « Elle avait fait sacrer le roi ; le roi détournait la signification du sacre ; qu'im­porte, le roi était légitime. Jeanne d'Arc n'avait pas réussi avec sa politique chrétienne. Il ne restait qu'à s'abandonner. Aban­don. Abandon. » Non ; il restait à continuer sur les traces de sainte Jeanne d'Arc, en s'en remettant à la grâce de Dieu. S'en remettre à la grâce de Dieu ce n'est pas ne rien faire. C'est faire, en demeu­rant dans l'amour, tout ce qui est en notre pouvoir. Ce qui s'oppose à l'abandon chrétien ce n'est pas de vouloir la victoire dans une juste guerre, mais de finir par céder à la tentation des moyens impurs pour la victoire d'une juste guerre. Ce qui s'oppose à l'abandon chrétien ce n'est pas de souhaiter la destitution des chefs machiavéliques et l'avènement de chefs dignes de ce nom, c'est de permettre à la haine de se mêler à ce désir, c'est de fermer les yeux sur le choix des moyens. Ce qui s'oppose à l'abandon chrétien ce n'est pas de mépriser la servi­lité des clercs devant les puissances d'iniquité, c'est de haïr les clercs, de ne plus se souvenir que l'Église est sainte, d'oublier que nous avons à nous convertir. Quiconque n'a point médité sur les justes soulèvements de l'histoire, sur la guerre des Macchabées, sur la chevauchée de Jeanne d'Arc, sur l'expédition de Don Juan d'Autriche, sur la révolte de Budapest, quiconque n'est pas entré en sympathie avec les nobles insurgés de l'histoire -- quoi qu'il en soit des profiteurs et, des provocateurs -- je lui refuse le droit de me parler de l'abandon chrétien. Il ne sait pas ce qu'il dit. Qu'il poursuive ses méditations au bain-marie, qu'il continue au frais et mangeant à une bonne table sa vie édifiante, qu'il se délecte des ouvrages de piété, mais qu'il n'ait pas l'impudence de nous parler d'abandon chrétien, car il ne sait pas ce qu'il dit. Celui qui aura compris qu'il n'est pas de fidélité à Dieu à moins que d'opposer un refus inflexible aux Antiochus ou aux Bedford, aux Sélim et aux Krouchtchev, qui aura compris en vérité que la fidélité au Seigneur, à sa Loi, à son Église, à l'ordre social natu­rel exige absolument certains refus, celui-là, celui-là seul est à même de parler de l'abandon à la volonté divine. Celui-là seul en effet est à même de situer l'abandon à sa place véritable : non pas dans la démission et la paresse, mais au cœur de l'action et l'entreprise. 96:64 Je dis bien que l'abandon est situé au cœur de l'action et de l'entreprise ; même lorsque l'abandon fait consentir à la mort, comme Jeanne sur le bûcher de Rouen et saint Louis sur le lit de cendres de Tunis, même alors il n'est pas démission ; il l'est moins que jamais. Il est adhésion dans la nuit à une volonté divine, pour laquelle on aime mieux souffrir la mort que consentir au reniement. L'abandon consiste à vouloir la volonté divine, l'intention divine, en ce qui touche notre propre sort, la vie de l'Église, la vie des institutions, le salut de la patrie, à vouloir cette volonté avec tant de pureté et simplicité qu'on ne mette en œuvre que des moyens purs pour la réaliser et la servir. On use jusqu'à épuisement, et avec pureté, des moyens actifs, lorsque les moyens actifs sont enlevés, loin de renier l'intention divine dans la défaite on persévère à croire à sa victoire. -- Dios no muere, Dieu ne meurt pas, murmure paisiblement Garcia Moreno lors­que, frappé à mort par la balle du franc-maçon, il voit sombrer toute espérance dans l'immédiat d'un gouvernement chrétien du Mexique. Dieu fait coopérer toutes choses au bien de ceux qu'il aime. Il les unit à lui par tous les brisements. Il leur fait comprendre que, par leur sacrifice, non seulement ils s'unissent à lui, mais ils permettent à la sainteté d'habiter toujours la sainte Église et à la justice de ne pas déserter la terre. L'abandon ne consiste pas à dire : Dieu ne veut pas la croi­sade ; laissons faire les Maures ; c'est la voix de la paresse. L'abandon ne consiste pas à dire : Dieu le veut et il faut vaincre per fas et nefas ; c'est la voix d'une fidélité très impure. L'a­bandon consiste à dire : Dieu le veut, en comptant sur Dieu, nous méfiant de notre propre cœur, unissant avec tant de vigilance la prière et les moyens purs que la victoire ne nous exalte pas et que la défaite ne nous fasse jamais douter de la victoire des justes causes, cette victoire serait-elle très cachée. 97:64 « L'histoire du monde, disait un Jésuite du XVIII^e^ siècle, n'est que l'histoire de la lutte que les puissances du monde et de l'enfer livrent, depuis le commencement, aux âmes humblement dé­vouées à l'action divine, Dans cette lutte tous les avantages sem­blent être du côté de l'orgueil et pourtant c'est l'humilité qui est toujours victorieuse... Ainsi tout ce qui s'oppose à l'ordre de Dieu ne sert qu'à le rendre plus adorable. Tous les serviteurs de l'iniquité sont les esclaves de la justice et l'action divine bâtit la céleste Jérusalem avec les ruines de Babylone. » Fr. R.-Th. CALMEL, o. p. 98:64 ### L'épreuve de la foi NOTRE DOULEUR est grande. En 1871 nous avons dû abandonner un million d'Alsaciens (sans compter les Lorrains) à la domination allemande. Mais nos armées étaient dé­truites et la France occupée. Aucun moyen de résister. Beaucoup de ces Alsaciens, pour rester Français, quittè­rent l'Alsace et allèrent s'installer en Algérie. Aujour­d'hui, avec une armée victorieuse, nous abandonnons un million de Français à une domination étrangère, dont les descendants de ces Alsaciens. Après 1871 la France entière fit un deuil de quarante ans sur l'Alsace. Jusqu'en 1918 la statue de Strasbourg sur la place de la Concorde fut garnie de crêpe et de couronnes sans cesse renouvelées. Les chansons popu­laires abondent qui témoignent de ces regrets et de ce deuil. AUJOURD'HUI notre armée victorieuse fusille des gens qui veulent rester Français. Au mépris même de tout ce que les hommes de notre époque considèrent comme leurs principes, ce million de Français n'a été consulté ni avant, ni pendant, ni après les tractations qui ont amené leur abandon. Pas plus que les Hongrois par les Russes. 99:64 *On ne leur a même pas obtenu Le statut personnel que la minorité turque a obtenu en Crête, les minorités religieuses au Liban. Il semble que des banquiers tout puissants les aient échangés contre des pétroles*. EN 1871 nous abandonnions les Alsaciens-Lorrains à une puissance où le statut des personnes res­tait celui de la civilisation chrétienne. Elle res­pecta si bien leur statut religieux (le concordat de Napoléon I^er^) que les Alsaciens doivent à la domination allemande de l'avoir gardé encore aujourd'hui, tandis que le gouvernement français avait chassé les religieux, volé les biens de l'Église, et manqué à tous ses engage­ments, ce dont souffre encore toute la France sauf l'Al­sace-Lorraine. AUJOURD'HUI nous abandonnons un million d'hommes de civilisation chrétienne, dont beaucoup d'excellents chrétiens, à une domi­nation musulmane plus ou moins proche mais certaine. Ô cendres de saint Louis, ô tombeaux des martyrs afri­cains, à Scilli, à Carthage, et des premiers Pères de l'Église latine, saint Cyprien, saint Augustin, vous le savez, il ne s'est fait entendre aucune protestation des chrétiens de France et du monde. Du moins à notre connaissance. Il faut croire qu'ils ont accepté la loi de la foule et que pour eux le nombre fait le droit, ce qui est une des erreurs fondamentales de notre civilisation. Le monde occidental est mûr pour qu'un nouveau Jérémie pleure sur ses ruines : Tes prophètes ont eu pour toi de vaines et folles visions ; ils ne t'ont pas dévoilé ton iniquité afin de détourner de toi l'exil ; mais ils t'ont donné pour vision des oracles de mensonge et de séduction. 100:64 Un peuple qui a subi la défaite la plus écrasante de son histoire et qui ne doit son indépendance actuelle qu'à la force de ses alliés fait semblant d'être un grand vainqueur. On le lui fait croire. Les Français d'Algérie mobilisés jusqu'au dernier homme ont fait les trois quarts de son armée à la libération. Ils sont vendus pour du pétrole et l'illusion d'un grand rôle à jouer en Europe, soi-même, avant de mourir. Quand on fait fléchir le droit d'un homme A la face du Très-Haut, Quand on fait tort à quelqu'un dans sa cause Le Seigneur ne le verrait donc pas ? Il le voit certainement et notre aveuglement accumule sur nos têtes les promesses de châtiments terribles. CAR il s'agit bien d'un aveuglement général, et *l'aveuglement est par lui-même le plus grand châtiment que Dieu puisse infliger à des hommes et à une nation.* Comment cela puisque Dieu est amour ? Dieu offre sa grâce ; si elle est constamment rejetée, les ténèbres envahissent l'âme. Or en plus des innombrables grâces individuelles dont chacun de nous est l'objet, Dieu depuis cent cinquante ans a fait donner des avertissements répétés par la Très Sainte Vierge Marie. La Mère de Dieu a choisi des enfants, petites filles ou petits garçons comme à Pontmain, futurs prêtres et futurs missionnaires. Ce qu'il y avait selon la nature de plus semblable à ce qu'elle était lors de l'Annonciation. Encore plus jeunes même pour qu'ils fussent plus près de l'innocence bap­tismale : à Pontmain un enfant au maillot et sans lan­gage a vu l'apparition. La T.S. Vierge leur a fait épeler dans le ciel les décrets divins, répéter des paroles qu'ils ne comprenaient même pas ; et ils confondaient les théo­logiens d'étonnement. 101:64 A la suite des révélations de la Salette, le cardinal Fornari disait : « *Je suis effrayé de tels prodiges ; nous avons dans la religion tout ce qu'il faut pour la conver­sion des pécheurs, et quand le ciel emploie de tels moyens il faut que le mal soit grand.* » Le mal était si grand qu'il y eut chez les catholiques une levée de boucliers contre la bergère de la Salette, encore aujourd'hui calomniée. Mais la T.S. Vierge, lasse d'être inécoutée par la Fille aînée de l'Église, se montre ailleurs. LA SAINTE Vierge demandait prière et pénitence. Qu'en a-t-on fait ? Les organisations chrétiennes elles-mêmes ne parlent que de revendications matérielles. Avec beaucoup de zèle, elles ne parlent que de confort, de mieux vivre sur la terre. Or le Seigneur a dit que son royaume n'était pas de ce monde. Le travail qui est une collaboration à l'œuvre de Dieu sur la terre n'est plus aimé ; la peine dans le travail, qui est la pénitence ordinaire de nos péchés, est détestée. La pau­vreté n'est plus comprise ; c'est à qui la fuira. On se préoccupe surtout de ses loisirs. La pénitence est abhor­rée. Or la charte du christianisme ce sont les béatitudes : bienheureux les pauvres en esprit, bienheureux ceux qui souffrent pour la justice, etc. Le sensualisme est le moteur de notre soi-disant marche au progrès. Et Mme Royer, la messagère du Sacré-Cœur en notre temps, disait dès 1914 : « *La Paix qui suivra cette guerre sera une fausse paix... Le monde croulera dans l'impiété, l'impureté, le complet oubli de Dieu et courra ainsi à son châtiment. Les Français iront jusqu'aux confins du désespoir. Ils ne reprendront cou­rage que contre eux-mêmes.* » 102:64 Nous en sommes là. Le cardinal Pie disait -- « Il est des nations tellement créées pour Jésus-Christ, qu'elles ont l'heureuse impuissance de trouver leur assiette en dehors de lui... Les temps se passent dans d'humiliantes épreuves, les révolutions, les craquements des trônes, des sociétés, des institutions se succèdent jusqu'à ce que le droit suprême de Dieu soit proclamé. » MAIS les chrétiens estiment le fin du fin de res­sembler le plus possible au monde, d'adop­ter ses vues pour le gagner (qu'ils croient). Des religieux, des prêtres combattent comme périmée l'école chrétienne, là où s'enseignent encore l'obéissance, le respect dans la famille, bases naturelles de l'obéissan­ce et du respect de Dieu dans l'ordre surnaturel. C'est pourquoi déjà en 1870 sainte Bernadette à qui on de­mandait si elle avait peur des Prussiens (qui arrivaient sur la Loire près de Nevers) répondait : « Je ne crains que les mauvais chrétiens. » Car Dieu demande infini­ment peu à c'eux qui n'ont pas reçu la grâce de la foi. Il demande à tous ceux qui l'ont reçue de « *se conformer à l'image de son fils bien aimé* »*.* Et ils en reçoivent les moyens. Qu'en faisons-nous ? Hélas ! Il faut au moins se reconnaître pécheur, et s'é­carter de l'esprit du monde. LE RÉSULTAT OBTENU par les compromissions avec l'esprit du monde a été décrit par Newman dans un « sermon sur la nature et la grâce ». Le monde rend témoignage contre vous par cela seul qu'il est en rapport de bonne amitié avec vous ; mais pour obtenir l'amitié du monde vous avez dû sans doute lui concéder quelque chose de saint et de sacré... Le monde dit : 103:64 « Ces gens-là valent mieux que leur Église ; nous n'avons rien à dire en faveur de leur culte ; mais les catholiques ne sont plus ce qu'ils ont été autrefois ; ils sont aujourd'hui semblables aux autres hommes. Leur religion est sans contredit superstitieuse et cruelle, mais que voulez-vous qu'ils fassent ? Vous ne pouvez pas prétendre leur faire avouer cela ; laissons-les changer petit à petit ; personne ne change publiquement. Qu'il nous suffise de savoir qu'ils sont changés ; ils aiment le monde autant que nous ; ils se passionnent autant que nous pour les questions politiques ; ils aiment autant que nous à faire leurs volontés ; ils ne tiennent pas plus que nous à la stricte obser­vation des préceptes ; ils abhorrent toute contrainte religieuse, et ils ont honte de parler du pape et des conciles. Ils ne croient presque plus aux miracles, et sont contrariés quand leurs coreligionnaires en parlent ; ils ne font jamais mention du purgatoire ; ils ne font aucun cas des images... Les catholiques pensent par eux-mêmes et jugent par eux-mêmes, exactement comme nous le faisons ; ils restent dans le sein de leur Église par un faux point d'honneur et pour ne pas avoir l'air de déserter une cause perdue. .......... « Oh mes frères ! Il existe une inimitié éternelle entre le monde et l'Église. L'Église déclare par la bouche de l'Apôtre : « Quiconque veut être ami du monde devient ennemi de Dieu. » Et le monde rétorque cette sentence, en accusant l'Église d'apostasie, de sorcellerie, en lui donnant les noms de Belzébut et d'Antéchrist. Elle est l'image et la mère des prédestinés, et si vous voulez être au nombre de ses enfants, à votre mort, il faut que de votre vivant, vous partagiez ses insultes et ses persécutions. Est-ce que le monde ne se moque pas de tout ce qui est glorieux et majestueux dans notre sainte religion ? Ne s'élève-t-il pas contre les créations spéciales de la grâce de Dieu. Ne nie-t-il pas la possibilité de la pureté et de la chasteté ? « Ne médit-il pas de la profession du célibat ? Ne nie-t-il pas la virginité de Marie ? Ne repousse-t-il pas son nom comme un mal ? Ne la regarde-t-il pas comme une femme ordinaire, morte comme les autres, celle que vous savez être la mère de tous les vivants et la grande intermédiaire des fidèles ? Est-ce qu'il ne ridiculise pas les saints, ne rit-il pas de leurs reliques ? Ne méprise-t-il pas les sacrements ? Ne blasphème-t-il pas la présence redoutable du Seigneur qui habite sur les autels ? Ne se moque-t-il pas avec amertume de ce qu'il appelle du Pain et du vin, la chair et le sang de l'Agneau qui fut porté dans le sein de Marie et attaché au bois de la croix ? Qui sommes-nous pour prétendre être mieux traités que notre Seigneur, sa mère, ses servi­teurs et ses œuvres ? Qui sommes-nous pour être mieux traités sinon les amis de ceux qui nous traitent bien et qui traitent si mal notre Seigneur ? » N'est-ce pas écrit pour aujourd'hui même ? La Révélation est achevée. Le monde change mais non la foi. \*\*\* 104:64 NOUS ASSISTONS DONC, comme chaque génération, à *l'épreuve de notre foi.* Il arrive périodiquement que « les vérités sont diminuées », comme dit le psaume ; ceux qui sont chargés de les enseigner veulent les accommoder à un monde changeant ; ils prétendent les « incarner » et leur font prendre l'esprit du monde. Le naturalisme nous guette tous. Il y a cinquante ans nous avions affaire avec un modernisme doctrinal. Aujourd'hui avec un mo­dernisme social qui pense pouvoir établir plus de justice sur la terre en détruisant les assises naturelles, fonda­mentales de toute société, la famille, la paroisse, le mé­tier, la patrie. Ce n'est même plus du naturalisme, c'est de l'illusionnisme. Pendant ce temps on néglige les don­nées fondamentales de la foi : « Cherchez *le royaume de Dieu et le reste vous sera donné pas surcroît*. » On agit comme si on pensait : cherchez d'abord le reste et vous atteindrez à la foi, ou vous gagnerez le monde à la foi. Or la foi est un don gratuit. Elle ne consiste pas à faire un raisonnement de ce genre : la foi est bonne puisque mon ventre est plein et mes loisirs assurés. Ou quelqu'autre raisonnement que ce soit. La foi consiste à *croire.* « Ta foi t'a sauvée », dit Jésus à la pécheresse. Le père de l'épileptique dit à Notre-Seigneur : « Si tu peux quelque chose, viens à notre aide par pitié pour nous. » Jésus lui dit : « Si tu peux !... Tout est possible à celui qui croit. » Aussitôt le père de l'enfant disait en criant : « Je crois ! viens en aide à mon incrédulité ! » Oh que voilà le problème bien posé : Je veux croire, donnez-moi la foi. Et seul l'exemple de la foi peut aider à transmettre la foi. 105:64 Car il s'agit d'entrer dans un autre monde que nous ne connaissons pas. L'intelligence na­turelle n'y peut pénétrer par elle-même ; elle peut avoir la curiosité de cet autre monde si elle voit les effets de la foi dans les personnes qu'elle est amenée à rencontrer et particulièrement si elle remarque en elles une cer­taine dignité, un certain esprit d'une qualité supérieure dont elle s'inquiète de connaître la source. C'est alors que la volonté doit intervenir pour accepter le don de Dieu. Certes la foi illumine l'intelligence, mais quand la volonté a d'abord accepté d'en tenir compte. Notre-Seigneur l'a bien montré. L'entretien avec Ni­codème est très significatif. Nicodème était un « des principaux parmi les Pharisiens ». Il vint de nuit trou­ver Jésus, car il connaissait l'hostilité naissante de ses confrères pour le nouveau prophète. Il dit à Jésus : « Tu es un maître envoyé de Dieu car personne ne pour­rait faire les miracles que tu fais si Dieu n'était avec lui ». Voici un homme de bonne volonté, qui vient pour s'instruire. Et Jésus répond : « En vérité, en vérité je te le dis, nul, s'il ne naît d'en haut, ne peut voir le royaume de Dieu ». Et Nicodème reprend avec quelqu'humeur : « Comment un homme peut-il naître étant vieux ; peut-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère ? » Nous résumons la réponse de Jésus que certainement nos lecteurs connaissent bien : « Nul s'il ne naît de l'eau et de l'Esprit ne peut entrer dans le royaume des Cieux. Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l'Esprit est esprit... Comment cela peut-il se faire, lui dit Nicodème ? Tu es docteur en Israël et tu ignores cela ? » Jésus fait allusion au passage d'Ézéchiel (36-24) : « Je répandrai sur vous une eau pure et vous serez purifiés de toutes vos souillures et je vous donnerai un cœur nouveau et un esprit nouveau », passage que Nicodème connaissait certainement mais interprétait comme la plupart des Juifs de son temps, en vue d'une réussite terrestre et temporelle. 106:64 Jésus parle comme s'il voulait démonter son homme. Mais Jésus « sait ce qu'il y a dans l'homme ». Il connaît le degré de science de Nicodème et sur quoi porte son savoir et ses réflexions, de quoi il doute, et de quoi il est en train de s'aviser (qu'il a besoin d'une instruction sup­plémentaire). Et c'est nécessairement avec une charité parfaite que Jésus s'adresse à son visiteur. Il lui expose donc du pre­mier coup la différence entre le naturel et le surnaturel, l'impossibilité pour l'homme de passer par lui-même de l'un à l'autre, la nécessité de ce qui est un miracle de la grâce pour naître au monde surnaturel : ce que S. Jean résume ainsi : « Celui qui croit au Fils de Dieu n'est pas jugé. Celui qui ne croit pas est déjà jugé ». Une hymne ancienne de Pâques, sur une admirable mélodie, et appelée traditionnellement le chant des Francs, dit : « Jesu magna Deus quœstio mundi, Jésus Dieu, le grand problème du monde ». Aussi Notre-Seigneur dit-il à Thomas après la résur­rection : « Parce que tu m'as vu tu as cru ? Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru ». Et S. Paul, fidèle disciple, dans un monde païen très semblable au nôtre par sa décadence morale et intellectuelle, n'a désiré ni bouleversements sociaux ni réformes de structures : « Je suis venu à vous, dit-il (1 Cor 2-1) non en supério­rité de langage ou de sagesse... Je n'ai pas songé à savoir parmi vous autre chose que Jésus crucifié... Ni mon dis­cours ni ma prédication ne furent en propos de sagesse persuasifs, mais en manifestation d'esprit et de force, afin que votre foi ne fût point fondée sur la sagesse des hommes mais sur la force de Dieu... Nous prêchons une sagesse de Dieu en mystère... que Dieu avait prédestinée avant les siècles pour notre glorification ». 107:64 LES ÉVÉNEMENTS d'Algérie, l'abominable abandon de nos frères, l'aveuglement général sur les causes et les conséquences certaines de cet abandon ont été amenés par nos péchés. Notre douleur vient de ce que le point de vue de la foi échappe à tant de chrétiens et qu'ils refusent les tré­sors d'amour tout prêts à s'épancher sur eux s'ils daignent y consentir. Les incroyants ne peuvent rien pour réparer nos maux. Dieu tirera le bien du mal, certaine­ment, mais nos péchés demandent de nous, d'abord, ex­piation, prière et pénitence. Honte et pitié pour celui qui ne se croirait pas responsable pour sa part du mal universel. Pour sortir de l'aveuglement causé par nos péchés répétons la prière que S. Thomas d'Aquin composa et qu'il récitait avant d'étudier, d'écrire, d'enseigner et de prêcher et qu'un de nos lecteurs nous communique ([^19]) Créateur ineffable qui, des trésors de ta Sagesse as choisi les trois hiérarchies des Anges et les as placées dans un ordre admirable au-dessus du ciel, Toi qui as disposé avec tant d'art les parties de l'Univers, Toi qu'on appelle à bon droit Source de Vérité et de Lumière, et Principe suprême, daigne répandre sur les ténèbres de mon intelligence un rayon de lumière. Toi qui rends diserte la langue des enfants, forme ma langue et verse sur mes lèvres la grâce de ta béné­diction. Donne-moi : la pénétration pour comprendre ; la capacité de retenir ; la méthode et la facilité pour apprendre ; la sagacité pour interpréter ; et une grâce abondante pour m'exprimer. Dispose le commencement, dirige le progrès, couron­ne la fin, Toi, vrai Dieu et vrai Homme, qui vis et règnes dans les siècles des siècles. Amen. D. MINIMUS. 108:64 ## DIALOGUE ### Le P. Liégé ou le contraire du dialogue LE P. LIÉGÉ est allé ce printemps au Canada pour y atta­quer la revue *Itinéraires.* Je ne veux pas dire qu'il y soit allé spécialement pour cela. D'après les comptes rendus de presse, il s'occupait principalement de poursuivre, pourchasser, anathématiser *La Cité catholique.* Mais je veux dire à nos lecteurs canadiens qu'à notre connaissance, le P. Liégé n'avait jamais, en France, mis publiquement *Itiné­raires* en cause. A toutes choses, il faut un début. Pour le P. Liégé, ce fut un début canadien. Malchance : nous ne l'avons pas ignoré. Voici le texte intégral de ce qui a paru dans le *Nouveau Journal* de Montréal, à la date du 18 avril 1962 : Il y aurait dans la province de Québec une forte vague d'inté­grisme catholique. L'Assemblée des cardinaux et des évêques de France a récemment mis en garde la population catholique contre cette tendance réactionnaire qui tend à bloquer l'action de l'Église et qui a son bastion dans « la Cité catholique ». (Parenthèse : l'Assemblée « des cardinaux et évêques de France » n'a nullement fait cela ; l'Assemblée des cardinaux et archevêques pas davantage. Mais c'est ce que l'on a fait croire, systématiquement, au Canada. Ce n'est pas le résul­tat d'un quiproquo : c'est le résultat de certaines télécom­munications clandestines et volontairement trompeuses, qui au demeurant sont hors de notre propos actuel. Refermons donc la parenthèse et continuons notre lecture.) 109:64 Au cours d'une entrevue accordée au représentant du nouveau journal, le R.P. André Liégé, célèbre Dominicain français, de passage à Montréal, a déclaré qu'il a été frappé cette année, par rapport à l'année dernière, d'une certaine progression de l'intégrisme. « Je ne pense pas pourtant, dit-il, que ce soit un fait qui date de la dernière saison. J'ai pris contact à Trois-Rivières avec quelqu'un qui m'a dit qu'il appartenait à la « Cité catholique » depuis 1953. Il est certain que la « Cité catholique » s'est mise plus à découvert depuis un certain nombre de mois et que les leaders veulent installer davantage et plus au jour le mouvement dans la province. » Le P. Liégé a défini ce mouvement comme une tendance à l'intérieur du monde catholique, qui se bloque, qui se met dans un état de réaction et qui refuse toute adaptation de l'Église au monde d'aujourd'hui, en prétendant retourner en arrière et garder le statu quo. « C'est, a-t-il précisé, un refus de dialogue avec toutes les formes du monde d'aujourd'hui et en consé­quence une lutte contre toutes les idées et toutes les évolutions qui caractérisent le monde moderne. Les grands points de lutte, de combat, je dirais même de croisade, des intégristes s'appel­lent le laïcisme, le socialisme et surtout le communisme. Il faut bien trouver un ennemi type qui est supposé être Satan et au nom de la fidélité chrétienne, on lutte et on s'oppose à cet ennemi type. L'ennemi change un tout petit peu avec le temps. Au XIX^e^ siècle, c'était davantage le laïcisme, maintenant, c'est davantage le communisme. » « Il faudrait caractériser l'intégrisme comme une tendance, à l'intérieur du monde catholique, qui a un passé assez lointain-il faudrait remonter au XIX^e^ siècle lorsque les catholiques ont eu à faire face à une transformation de la société, à l'évolution du monde, à la démocratie, au socialisme et à toutes les idées nouvelles. » Il a expliqué que ce courant de réaction contre l'évolution de l'Église n'a fait que continuer depuis ce temps. « Il me semble, a-t-il ajouté, que dans plusieurs villes du Québec, le mouvement commence vraiment à s'installer, qu'il y a un peu partout des défenseurs assez fervents de la « Cité catholique ». De plus, toute une partie de la population catho­lique ne connaît pas la « Cité catholique », mais il faudrait l'informer, la rendre plus lucide. » « J'ai rencontré par contre des prêtres et des évêques qui sont assez bien informés et qui refusent que la « Cité catholique » progresse. Ils trouvent que ce serait finalement un blocage, qu'il y a un certain nombre d'évolutions favorables, de fidélités vraies, qui sont en train de se faire, et qu'il y a vraiment un renouveau de qualité en profondeur dans plusieurs milieux. 110:64 Ces prêtres et ces évêques pensent sérieusement que la « Cité catholique », au lieu d'aider à ce renouveau, ne ferait que bloquer les choses. » « Il y a deux causes principales à l'évolution de l'intégrisme dans la province. D'abord, la « Cité catholique » se trouve moins à l'aise en France depuis que la hiérarchie s'est prononcée davantage et ils espèrent se trouver ici mieux compris. » « De plus, l'évolution d'un certain nombre de mouvements d'idées font qu'un certain nombre de catholiques consentent mieux à entrer dans la ligne de la « Cité catholique » parce qu'ils craignent que la laïcité et les idées modernes ne viennent mettre en question les traditions auxquelles ils tiennent et qui sont à la fois des traditions catholiques et des traditions natio­nales. Les traditions religieuses et les traditions politiques sont très liées. » « Les intégristes français ont cherché à venir conquérir le Québec à l'intérieur, mais le Québec peut-être aussi fait appel à un certain nombre de courants français. On s'attire un peu mutuellement. » « L'intégrisme n'est pas un phénomène qui existe spécifi­quement en France. C'est un phénomène qui existe partout où il y a confrontation entre l'Église, telle qu'elle était hier, et les courants modernes. En France, l'intégrisme existe depuis long­temps parce que cette confrontation se fait depuis longtemps. Dans le Québec, c'est plus récent parce que les courants moder­nes sont à jour depuis moins longtemps. » « Il y a d'autres formes d'intégrisme, par exemple aux États-Unis. Des cellules se forment, qui se regroupent dans la John Birch's Society. C'est une forme d'intégrisme très anticommu­niste qui commence à inquiéter certains évêques, en particulier l'évêque de Pittsburgh. » « Ce n'est pas d'abord l'influence américaine qui a joué. Ce sont plutôt les formes françaises qui sont venues par la litté­rature. » « J'ai vu plusieurs exemplaires des revues intégristes, que ce soit « Itinéraires », « Verbe », ou le gros bréviaire de la Cité catholique, « Pour qu'il règne ». Je sais qu'il y en a eu plus de 3.000 exemplaires vendus dans le Québec. Alors, est-ce que l'intégrisme a été exporté de France ou est-ce qu'il a été appelé par le Québec ? Je pense qu'il y a eu aller et retour. » Le P. Liégé a remarqué que l'intégrisme a plus de chance de se développer dans les milieux ruraux et artisanaux qui sont plus stables, plus protégés des courants qui traversent les grandes villes et qui tiennent davantage aux traditions. « L'inté­grisme trouve là comme un bouillon de culture et une protection contre les courants nouveaux, contre les pas qui font peur, et un désir de sauvegarder les traditions. » 111:64 « C'est un fait remarquable que si l'intégrisme est un phéno­mène qui s'attache à la religion, c'est un phénomène qui a des composantes psychologiques inhérentes à des mentalités inté­gristes, à des gens qui sont traditionalistes presque d'hormones, des composantes sociologiques inhérentes à des milieux d'édu­cation, à une façon de voir les choses, et des composantes poli­tiques aussi. Selon les idées politiques qu'on a, on tombe plus facilement dans l'intégrisme. C'est pour cette raison que les milieux ruraux traditionalistes, attachés à de vieilles formes politiques, sont plus vulnérables à l'intégrisme que les milieux urbains, intellectuels plus évolués ou ouvriers plus évolués. » « Un fait qui me frappe beaucoup, c'est que l'intégrisme, en voulant défendre l'Église contre des ennemis, fait, comme il arrive souvent quand on polémique, le jeu de ses adversaires, en prenant exactement les mêmes méthodes. Ainsi, lorsque les intégristes dénoncent, comme la cause de tous les maux, la maçonnerie, ils prennent les mêmes procédés, de cellules, de secrets et d'influence par en dessous. » « Plus récemment, l'intégrisme a pris comme grand ennemi le communisme. En France et en particulier à la « Cité catho­lique », on prend exactement les mêmes méthodes que Mao Tsé Toung. Par exemple, ils emploient les méthodes d'action psycho­logique et ils disent : On constitue des réseaux, on établit un arsenal, on met en place des dispositifs de sécurité pour mieux accrocher l'ennemi, on crée des commandos. » « Toutes ces expressions se retrouvent dans les textes de la « Cité catholique ». Ceci me paraît très anti-chrétien de prendre des méthodes agressives ou des méthodes secrètes. L'Église s'y oppose tout à fait. » « Je crois que dans le pays, l'intégrisme a à la fois des chances de progresser et des chances de ne pas se développer. Parmi les chances de ne pas se développer, il y a le renouvellement et la lucidité dans toutes les parties du clergé et du peuple chrétien qui ne veut absolument pas de l'intégrisme. Je souhaite vraiment que l'Église du Québec ne soit pas infestée par cette espèce de maladie infantile qui empêche des évolutions vers une vie plus profonde de l'Église. » « Il semble que, dans le Québec, l'évolution dépendra beaucoup du silence ou au contraire des mises en garde des évêques, des prêtres et de l'opinion catholique. » « Je n'ai pas manqué une seule occasion en rencontrant des milieux intégristes de dire que je croyais qu'ils avaient mieux à faire que d'importer de France ces tendances qui ne peuvent pas faire de bien à l'Église et qui ne peuvent que la mettre en état d'exil et dresser des remparts, surtout à la veille du concile. » 112:64 « L'adaptation intérieure et extérieure de l'Église, provoquée par les courants modernes, est une chose délicate pour les catholiques. Elle ne saurait se faire au détriment de la foi, mais les membres de la « Cité catholique » défendent ces fidélités chrétiennes à contresens. » Commençons par déblayer ce qui nous concerne direc­tement. Le P. Liégé range *Itinéraires* au nombre des « revues intégristes », comme s'il s'agissait d'un fait objectif, d'une nomenclature reçue ; sur le ton documentaire avec lequel on dirait, par exemple, que le P. Bigo est Jésuite, que l'hebdomadaire *Forces nouvelles* est M.R.P., que Maritain est thomiste. Seulement, Maritain DÉCLARE QU'IL EST tho­miste, l'hebdomadaire *Forces nouvelles* DÉCLARE QU'IL EST M.R.P., le P. Bigo DÉCLARE QU'IL EST Jésuite, tandis que la revue *Itinéraires* déclare au contraire QU'ELLE NEST PAS inté­griste, elle déclare pourquoi, elle précise (et entre autres dans sa *Déclaration fondamentale*) en quoi elle se sépare de l'intégrisme et s'oppose à lui. Si le P. Liégé avait eu le respect des personnes, du prochain, et de la vérité, il aurait précisé que la revue *Itinéraires*, intégriste à ses yeux, l'est alors « sans le savoir » et « tout en s'en défendant ». Cette simple mention aurait tenu peu de place mais, j'ai le regret de le faire remarquer, ce peu de place est la frontière qui sépare l'acceptable de l'inacceptable. \*\*\* Qu'est-ce que cet intégrisme dont parle le P. Liégé ? Ce n'est pas du tout l'intégrisme décrit par le Rapport doctrinal de l'Épiscopat français. C'est autre chose. Obser­vation qui a son importance. Car le P. Liégé a (croyons-nous) le droit, au plan de la recherche intellectuelle, d'être en désaccord avec la description de l'intégrisme donnée par l'Épiscopat : cette description n'est pas infaillible, irréfor­mable, définitive ; le travail des théologiens peut éventuelle­ment préparer une description plus complète, plus nuancée, ou différente en quelque manière : et à ce plan-là, le P. Liégé est fondé à proposer une définition essentielle, ou une analyse phénoménologique, qui ne concorde pas avec celle du Rapport doctrinal approuvé et publié en 1957 par l'Épiscopat. 113:64 Mais *au plan de l'accusation publique,* il n'a pas (croyons-nous) le droit de noter les gens d'intégrisme en UN AUTRE SENS que le sens actuellement reçu par la Hiérarchie. Ou du moins, il devrait apporter la précision explicite que les gens qu'il marque d'intégrisme et condamne sous cette rubrique, c'est selon des critères qui lui sont personnels et qui ne correspondent pas aux critères officiels. Il nous paraît que le procédé du P. Liégé n'est ni scienti­fiquement rigoureux, ni moralement irréprochable. \*\*\* L'intégrisme, selon le texte cité du P. Liégé, manifeste actuellement deux caractéristiques principales : 1. -- Il dénonce la Maçonnerie comme la cause de tous les maux, et il prend les mêmes procédés de secrets et d'in­fluence par en dessous. 2. -- Il prend exactement les mêmes méthodes que Mao Tsé Toung. C'est obscur. Car si l'on prend exactement les méthodes de Mao Tsé Toung, on ne prend pas celles de la Maçonnerie (A moins que le P. Liégé n'estime que les unes et les autres sont strictement identiques). De toutes façons, la revue *Itinéraires :* a\) ne considère pas que la Maçonnerie est la cause de tous les maux, et notamment du péché originel, du veau d'or, de la trahison de Judas, de l'hérésie pélagienne ni du grand schisme ; le P. Liégé s'honorerait en n'allant pas nous imputer de telles sottises ; b\) ne prend aucunement les méthodes de la Maçonnerie ; la revue *Itinéraires* rejette toute idée d'association secrète, maçonnique ou anti-maçonnique, moderniste ou anti-moder­niste, et cetera ; c\) ne prend (ni exactement ni approximativement) les méthodes de Mao Tsé Tung, ni de Lénine, ni des Dominicains ou ex-Dominicains progressistes ou ex-progressistes : la revue *Itinéraires* a mis beaucoup d'insistance à expliquer pour quels motifs il est absolument impossible d'emprunter au communisme quoi que ce soit (quoi que ce soit de communiste). 114:64 Ce n'est pas précisément la revue *Itinéraires*, je regrette que le P. Liégé m'oblige à le rappeler, qui a proposé d'emprunter au communisme sa MÉTHODE de dévolution du pouvoir économique ; ce n'est pas la revue *Itinéraires* qui a invité les chrétiens à devancer les communistes sur leur chemin de soi-disant justice et de soi-disant paix. Ce n'est pas la revue *Itinéraires* qui a jamais trouvé quoi que ce soit de bon dans le communisme. C'est hélas un confrère Domi­nicain du P. Liégé qui tout récemment, dans la revue domi­nicaine *Signes du temps*, trouvait l'idéal communiste respec­table et bon. On peut nous reprocher, on l'a d'ailleurs fait parfois, de ne pas discerner ce qu'il y a (paraît-il) de « bon » dans le communisme : un tel reproche est du moins adéquat à nos positions les plus claires et les plus certaines. Nous disons, nous répétons, nous expliquons que selon nous, et selon le mot célèbre de François Mauriac, dans le communisme « il ne peut rien y avoir de bon, parce que ce qui en paraît bon sert à tromper et à perdre les âmes ». Nous sommes prêts à examiner, discuter, dialoguer sur le point de savoir s'il n'y aurait pas quelque chose de bon dans le communisme. Nous croyons que non. Nous di­sons que non. Cela est connu. Cela est sans équivoque. Sur­vient le P. Liégé, qui nous range au nombre de ceux qui em­pruntent au communisme ses méthodes ! Je tiens à la disposition du P. Liégé, entre autres, les deux éditoriaux de notre numéro 43, qui ont fait l'objet d'un tiré à part intitulé *Anti-communisme négatif*. Ce n'est pas tellement long : 31 pages. Il y trouverait tout l'essen­tiel de notre position, qui est aux antipodes de ce qu'il pré­tend. Je tiens aussi à sa disposition un autre tiré à part de la revue : *La pratique de la dialectique ;* mais c'est un peu plus long, et lui demanderait quelque effort soutenu d'at­tention intellectuelle ; je n'ose donc insister. Je pense que sur le même point *La Cité catholique*, en ce qui la concerne, mettra volontiers à la disposition du P. Liégé les numéros 95 à 103 de *Verbe* ou*,* si c'est trop lui demander de lecture, ce passage du numéro 110 qui les résume ainsi : « Rappelons que *Verbe* a consacré une série entière de son enseignement, du n° 95 au n° 103, pour dénon­cer l'erreur trop répandue qui consiste à croire qu'on peut normalement ordonner au service du bien l'en­semble des méthodes qui assurent autour de nous les progrès du mal et de l'erreur. 115:64 Cette tentation de re­tourner contre le marxisme les moyens dont on le voit se servir avec tant de succès est une des plus dange­reuses en effet. Et c'est précisément pour mieux mettre en garde nos amis contre ce danger que nous nous fîmes un devoir de leur montrer à quel point nos mé­thodes de travail et d'action n'empruntaient rien aux méthodes marxistes. » Il y a plus de deux ans que *Verbe* écrivait ces lignes, et que de notre côté nous publiions *Anti-communisme négatif*. Il y avait à l'époque déjà des années que ces questions avaient été traitées dans *Verbe* et dans *Itinéraires*, avant que personne n'en parlât. Il y avait des années que nous montrions et démontrions pourquoi il ne faut emprunter au communisme aucune de ses méthodes. Et puis, un beau jour, on a trouvé malin, jouant sur la bassesse, la sottise, la sous-information, l'ignorance, la paresse intellectuelle de presque tout le monde, de nous accuser précisément de ce que nous rejetions : de prendre les méthodes communistes. Pour *La Cité catholique*, on a argué de ses « cellules » et de ses « réseaux », en feignant de croire qu'il s'agissait de cellules communistes et de réseaux clandestins, en feignant d'igno­rer (mais c'est une ignorance qui n'honore pas ceux qui l'affichent) qu'il s'agissait des cellules et des réseaux explicitement préconisés par Pie XII. Et pour *Itinéraires*, on n'a argué de rien du tout. Le P. Liégé répète des CLICHÉS TOUT FAITS, qui ne sont même pas de lui, qui ont traîné un peu partout dans la presse de grande désinformation : sa connaissance person­nelle et directe soit d'*Itinéraires*, soit de *La Cité catholique,* sa connaissance des gens et des pensées qu'il Met en accu­sation est strictement nulle. Il a bien je droit d'ignorer : mais avec le devoir corrélatif de ne point parler de ce qu'il ignore. Si le P. Liégé mettait en cause ce que nous avons fait, s'il critiquait notre Déclaration *fondamentale, s'il* s'en pre­nait à l'ensemble ou au détail de nos travaux par exemple sur le régime de la propriété, sur l'urgence de dissocier le spirituel du totalitaire, sur le sous-développement et l'ordre temporel, bref s'il s'en prenait à CE QUI EST la réalité de notre pensée et éventuellement de notre « influence », un dialogue serait possible. 116:64 Mais nous présenter comme des intégristes, adeptes méthodologiques de la Maçonnerie et de Mao Tsé Tung, c'est comme si -- en sens inverse -- nous accusions le P. Liégé de pratiquer le twist et le charleston comme méthode pastorale : ce serait à peu près aussi saugrenu (et, soit dit en passant, aussi calomnieux). \*\*\* Faisons maintenant abstraction de ces clichés farfelus que le P. Liégé, après quelques autres, répète mécanique­ment contre *Itinéraires* ou contre *La Cité catholique.* Ve­nons-en à beaucoup plus important que nos personnes. #### I. -- Signification de cet anti-intégrisme Selon le P. Liégé, l'intégrisme est « une tendance à l'intérieur du monde catholique », « une lutte contre toutes les idées et toutes les évolutions qui caractérisent le monde moderne ». Il précise : « Les grands points de lutte (...) des intégristes s'appellent le laïcisme, le socialisme et surtout le communisme ». Or ce sont *les Papes* qui ont ainsi *lutté.* Ce n'est pas l'histoire de l'intégrisme qu'évoque en fait le P. Liégé. C'est l'histoire de la Papauté, et de l'Épiscopat en communion avec le Saint-Siège, depuis le XIX^e^ siècle. Ainsi le P. Liégé définit comme « une tendance à l'intérieur du monde catholique », et une tendance qu'il condamne violemment, l'attitude même du Siège apostolique. *Son anti-intégrisme n'est que le masque d'un anti-papisme.* L'opposition au laïcisme, au socialisme, au communisme, ce ne fut pas une invention gratuite de certains catholiques, qui auraient eu des « hormones », comme dit le P. Liégé, différentes des siennes, ou bien des « composantes sociologiques » particulières. Cette opposition, solennelle, motivée, est celle de Pierre. Ce n'est pas une tendance intégriste qui a rédigé le *Syllabus,* ni les soixante-quatre Encycliques de Léon XIII, ni l'enseignement de saint Pie X, ni les anathèmes de Pie XI contre le laïcisme, ni l'Encyclique *Divini Redemptoris,* ni le discours de Pie XII disant de certains homologues du P. Liégé : 117:64 « *Ils ne savent pas ce qu'ils font* », ni l'Encyclique *Mater et Magistra* rap­pelant qu'entre le christianisme d'une part, le socialisme et le communisme d'autre part, l'opposition est absolue. Oui, tout cela est la parole et la volonté de Pierre. Profes­seur couvert de diplômes, le P. Liégé peut-il l'ignorer ? J'en doute. Mais peut-être s'imagine-t-il que l'Église va évoluer. Cependant, même dans l'hypothèse (hypothèse de raisonne­ment) où demain, docile à l'enseignement du P. Liégé, le Siège apostolique ne s'opposerait plus au laïcisme, au socialisme, au communisme, il n'en resterait pas moins qu'au XIX^e^ siècle, et au XX^e^ jusqu'aujourd'hui inclusivement, *c'est Pierre,* et non « une tendance à l'intérieur du monde ca­tholique », qui condamne et rejette communisme, socialis­me, laïcisme. Sous le couvert d'attaquer l'attitude des inté­gristes, *c'est l'attitude de Pierre* que le P. Liégé attaque. Et je suppose qu'il le sait parfaitement. #### II. -- La diversion anti-intégriste pour couvrir le changement de front Selon le P. Liégé, l'inimitié entre le laïcisme et le com­munisme, d'une part, et l'intégrisme, d'autre part, est une inimitié gratuite : « Il faut bien trouver un ennemi type qui est supposé être Satan ». « Plus récemment, l'intégrisme a pris comme grand ennemi le communisme. » Le communisme, lui, n'était l'ennemi de personne ? En somme les Papes se seraient brusquement, depuis le XIX^e^ siècle, mis à prendre à partie de doux penseurs et d'in­nocents philanthropes qui ne faisaient de mal à qui que ce soit. Et c'est l'agressivité intégriste qui est responsable de l'inimitié existant entre l'Église et les mouvements anti­religieux du monde moderne... Aller raconter que c'est l'Église (ou, dans l'Église, une mauvaise tendance, celle de l'intégrisme) qui porte la res­ponsabilité d'avoir établi une inimitié entre ces mouvements modernes et la religion, c'est oublier et faire oublier que ces mouvements eux-mêmes s'honorent d'avoir entrepris la lutte contre l'Église. C'est effacer le dessein déclaré du commu­nisme, sa prétention d'être, pour la première fois, une méthode scientifique de destruction radicale de toute religion. 118:64 Selon *La Presse* de Montréal (4 avril), le P. Liégé a énon­cé en outre cette sentence : « *Il n'y a pas de pires ennemis de l'Église que les intégristes.* » On reconnaît à ces mots le disciple de saint Pie X, on reconnaît la formule de *Pascendi.* Mais inversée. J'ai déjà noté ([^20]) qu'une partie de la théologie contemporaine est strictement et littéralement disciple de *Pascendi*, sous la seule réserve qu'elle énonce, avec les mêmes termes, le con­traire de ce qu'énonçait *Pascendi*. Elle énonce comme erreur ce que *Pascendi* énonçait comme vérité, elle énonce comme vérité ce que *Pascendi* énonçait comme erreur. Pour saint Pie X, *les modernistes* étaient « les pires ennemis de l'Église ». Le P. Liégé conserve mais retourne la formule. Les pires ennemis de l'Église, *ce ne sont pas* les moder­nistes, ni le laïcisme, ni le communisme : ce sont les inté­gristes. Jamais à ma connaissance n'avait été mis en une lumière aussi crue, en un relief aussi net, *à quoi sert la diversion anti-intégriste.* \*\*\* Si le P. Liégé nous expliquait que l'opposition au laïcisme et au communisme, ou la défense contre eux, ou l'effort pour en libérer ceux qui en sont idéologiquement pri­sonniers, doivent rechercher davantage et constamment la pureté de cœur et la pureté des moyens, trouver un style plus apostolique, plus évangélique, ce serait autre chose. Mais le P. Liégé *ne dit pas du tout cela.* Il prêche non pas une purification, mais un retournement, un changement de front. Il ne réclame pas un combat plus spirituel. Il réclame un autre combat. Ne plus combattre le communis­me, *mais* combattre avant tout l'intégrisme, qui est le pire ennemi de l'Église. Et dans ce combat nouveau, le P. Liégé montre que la pureté des moyens (à commencer par le simple respect des personnes et de la vérité) n'est pas pour lui un souci trop impérieux. 119:64 #### III. -- Le silence du Saint-Siège Quand on considère dans ces perspectives *la gravité ma­jeure de la* DIVERSION *anti-intégriste,* on est amené à imagi­ner quels sont peut-être les motifs de la spectaculaire abs­tention du Saint-Siège en face de l'intégrisme. Nous croyons pour notre part que l'intégrisme n'est pas uniquement un mythe publicitaire et polémique. Il existe. Mais depuis un demi-siècle, chroniqueurs, historiens, théo­logiens divers, et même diverses personnalités ecclésiasti­ques d'importance moyenne ou au-dessus de la moyenne, ont réclamé la condamnation de l'intégrisme, ils l'ont dé­noncé comme « l'hérésie inverse du modernisme » et com­me un mal de plus en plus abominable et mortel : ils n'ont jamais obtenu du Saint-Siège un seul mot de réprobation explicite. La seule allusion, qui est de Benoît XV, Encyclique *Ad Beatissimi,* ne nomme pas l'intégrisme, ne le définit pas, ne concerne manifestement pas une hérésie ni même une erreur intellectuelle. S'il s'agissait des *pires ennemis de l'Église,* comment, pourquoi le Siège apostolique resterait-il silencieux malgré toutes les réclamations, toutes les invita­tions, toutes les pressions cherchant à obtenir que l'inté­grisme soit défini et condamné ? A notre avis, l'intégrisme existe, non comme une hérésie, ni comme un péril majeur, mais comme un travers plus ou moins bénin du comportement. Je ne crois pas que le Saint-Siège approuve ce travers : mais je vois qu'il s'abstient d'en parler, qu'il s'est toujours abstenu de le nommer, et je sup­pose que le motif de cette abstention est de ne pas risquer de renforcer *la diversion anti-intégriste,* incomparablement plus grave, plus dangereuse, plus fondamentalement per­nicieuse que l'intégrisme réellement existant. Et j'imagine que si un jour le Saint-Siège, ou le Concile, se prononce sur les travers intégristes, ce sera d'une manière qui se préoccu­pera au moins autant de couper court, ou d'extirper en sa racine, la diversion anti-intégriste et son changement de front. Suppositions ? Oui je l'ai dit. Mais *les faits* ne sont pas, eux, des suppositions d'une part le refus du Saint-Siège de définir et condamner une hérésie intégriste, 120:64 d'autre part le développement, immoral dans ses moyens, erroné dans ses affirmations, de la diversion anti-intégriste telle que la manifeste, entre autres, le P. Liégé. #### IV. -- Le dialogue à l'envers. Le dialogue avec le monde, tel que le pratique le P. Liégé, le conduit à une catastrophe. C'est un dialogue où *il n'apporte rien*, et se met en chemin d'abandonner tout, son dialogue n'étant pas un dialogue de conversion mais, selon le mot de Péguy, un dialogue de « pelotage », -- le sale pelotage des libéraux, disait-il, plus redoutable que la persécution, le sale pelotage des libéraux qui fait des apostats. \*\*\* Le P. Liégé estime que les intégristes sont un obstacle au dialogue de l'Église avec je monde. Admettons. L'obstacle, il fallait alors le séduire surnaturellement, le convaincre, l'aimer ; le porter dans son cœur, peut-être comme une croix. Le P. Liégé fait le contraire. Il va au monde en disant au monde : « Voyez comme je les déteste, voyez comme je les combats ». Il apporte ainsi au *monde* un témoignage du monde, et que le monde comprend sans difficulté, approuve volontiers, applaudit des deux mains ; un témoignage qui correspond parfaitement aux pensées du monde et qui *con­firme le monde dans ses pensées :* un témoignage qui, au lieu de l'induire à la conversion, l'en éloigne. Le monde a toujours été et sera toujours accueillant aux chrétiens qui renient, insultent, combattent leurs frères chrétiens, le monde encourage, favorise, honore, cette rupture et ce déchirement. Le monde se rangera peut-être, un moment, derrière le P. Liégé, derrière sa personne, son éloquence, ses idées, le monde lui fera un grand succès, cela est pos­sible : c'est-à-dire que le P. Liégé sera passé au monde, et non point le monde passé au Christ. \*\*\* 121:64 J'indique au P. Liégé que s'il veut voir des marxistes convertis, des maçons convertis, des incroyants convertis, il en trouvera dans les rangs de *La Cité catholique*, et s'ils sont dans les rangs de *La Cité catholique,* c'est parce que c'est là qu'ils ont été convertis. Le monde se convertit quand on lui apporte, ou quand on laisse passer à travers soi, quel­que chose qui soit AUTRE CHOSE que les pensées du monde, fût-il moderne. On le fait bien mal, c'est entendu. On est plein d'impuretés et de maladresses, d'approximations et de blocages, et de simplismes, et de sottises. On est large­ment infidèle, lamentablement inférieur aux grâces reçues. Et il n'y a pas de quoi se vanter : tout le bien, c'est Dieu qui le fait. Mais il n'y a plus *rien* de fait, dans l'ordre de la conversion, quand on parle au monde le langage du monde. Il y a des succès peut-être, des succès oratoires, des rumeurs flatteuses, des alliances politiques, de la publicité, du bruit... #### V. -- La croix offerte. L'orientation du P. Liégé en matière de dialogue s'appa­rente à celle que nous avions discernée dans la revue *Esprit* de Jean-Marie Domenach ([^21]). -- Le mot DIALOGUE a bonne apparence et bonne presse parmi les chrétiens, surtout en ces temps de division et de dissociation, parce qu'il évoque une attitude fraternelle. Mais sous le couvert de ce mot bien reçu, on détourne les chrétiens de ce qu'ils en attendent, on les détourne de vivre fraternellement entre eux lieur communauté de destin et de vocation, on les détourne de reconstruire d'abord cette communauté si elle a été entamée ou défaite. C'est la communauté chrétienne qui peut con­vertir le monde. C'est la communauté chrétienne qui peut entrer avec le monde en un dialogue de conversion. C'est la communauté vivante qui seule peut porter un vivant témoi­gnage d'amour. Mais le dialogue du P. Liégé avec le monde, comme celui de la revue *Esprit,* est un dialogue qui commence par rejeter et par exclure, -- par rejeter et par exclure une partie des chrétiens, appelés rétrogrades, réactionnaires ou intégristes : c'est un dialogue qui apporte au monde un *témoignage de désunité* et de désunité non point regrettée, mais voulue, cherchée, calculée. 122:64 Pour *se qualifier* aux yeux du monde, selon les condi­tions et les critères du monde, ils apportent au monde cette garantie sur eux-mêmes : qu'ils ont bien rejeté une partie de leurs frères, qu'ils ont rejeté les imbéciles, les simplistes, les demeurés, les intégristes. Ils donnent des gages au monde selon les valeurs du monde : le gage de rejeter et de combattre ce simpliste de Jean Ousset, cet imbécile de Madiran, ce pauvre Salleron, ce malheureux Clément, ce sinistre Baresta, dénoncés com­me « les pires ennemis ». Eux-mêmes sont *chrétiens mais.* Chrétiens mais différents, mais éclairés, mais point solidai­res de la piétaille catholique naïve et sotte, rurale et petite bourgeoise, égoïste et bornée : ils sont des chrétiens d'avant-garde, ils sont des chrétiens pas comme les autres chré­tiens. Or jamais les saints n'ont parlé ni agi ainsi. Et jamais le monde n'a été converti par des chrétiens appliqués montrer, à prouver, à *faire voir* qu'ils n'étaient pas comme les autres chrétiens. Le monde jamais n'est converti que par la communauté chrétienne tout entière, avec ses saints, ses pécheurs et ses poids morts tous ensemble, et l'on y a généralement reconnu les saints à ce qu'ils étaient les pre­miers à se considérer eux-mêmes comme les poids morts et les pécheurs de la communauté. Le monde peut non seulement entrer en dialogue avec l'Église, mais IL PEUT SE CONVERTIR D'UN INSTANT A L'AUTRE, s'il plait à Dieu, à la condition que les chrétiens forment entre eux une communauté chrétienne, -- une société chré­tienne. Une communauté chrétienne n'est pas une communauté d'admiration réciproque, une communauté chrétienne n'est pas une communauté de BIENVEILLANCE NIAISE, comme disait Bernanos, de cette BENVEILLANCE NIAISE QUI AMOLLIT LE CŒUR ET FAUSSE L'ESPRIT. C'est au deuxième tableau, scène 1, du *Dialogue des Carmélites* BLANCHE. -- Oh ! ma Mère, je ne voudrais voir ici que le bien. LA PRIEURE. -- Qui s'aveugle volontairement sur le prochain, sous prétexte de charité, ne fait souvent rien autre chose que de briser le miroir afin de ne pas se voir dedans. Car l'infirmité de notre nature veut que ce soit d'abord en autrui que nous découvrions nos propres misères. Prenez garde de vous laisser gagner par je ne sais quelle bienveillance niaise qui amollit par le cœur et fausse l'esprit. 123:64 Non, une communauté chrétienne n'est pas une commu­nauté de bienveillance niaise et de sale pelotage libéral. On peut très bien penser : -- Nous voilà tous les uns et les autres, quelle compagnie étrange et minable, et que nous n'avons pas choisie, ce Jean Ousset qui est peut-être sim­pliste, ce P. Liégé qui est peut-être saugrenu, ce Madiran qui est peut-être un imbécile, ce P. Bigo qui est peut-être malin, ce Salleron qui est peut-être incisif, ce Montaron qui est peut-être un ahuri, ce P. Le Blond qui n'est peut-être pas un grand théologien, et celui-ci, et celui-là, et tous, et ces évêques qui sont comme ci, et ces autres évêques qui sont comme ça. Mais nous sommes *tous ensemble*, tous horripilants et humainement insupportables, et pourtant cohabitant dans les diverses demeures de la même maison et vivant dans l'unité, en communion de misère et d'espérance, avec chacun notre âme baptisée qui est l'image d'une pensée de Dieu unique et irremplaçable. Nous sommes *ouverts* au monde si notre communauté existe : car s'ouvrir au monde, c'est lui ouvrir cette communauté-là qui est la nôtre, c'est lui offrir d'entrer en cette communauté, où en chaque personne l'on respecte, l'on aime une intention et une vocation de Dieu, une habitation de la Très Sainte Trinité. \*\*\* Le P. Liégé, bien qu'il n'en parle pas, du moins dans le texte cité, aspire à convertir le monde, il y aspire peut-être plus ardemment que d'autres, il a sur lui le signe de l'apô­tre. Mais c'est la charité du P. Liégé qui demain va convertir le monde. Sa charité surnaturelle. Non point son penchant vers ceux qu'il aime spontanément. Sa charité pour ceux de ses frères qui lui sont insupportables. Sa charité pour les intégristes. Quand on dira de lui : « Voyez comme il les aime », alors le monde pourra se convertir. Cela lui est dur. Cela lui est humainement impossible. Cela est la croix qui lui est offerte. Fasse Dieu qu'il ne la refuse pas. J. M. 124:64 ### "Parole et Mission" L'article que l'on vient de lire aux pages précédentes était déjà à l'impression quand est parvenu entre nos mains le numéro de *Parole et Mission* daté du 15 avril 1962. Devant ce numéro Fabrègues, dans *La France catholique* du 4 mai, a exprimé son « dégoût », et il a posé la question : « Est-il de la dignité d'une revue comme *Parole et Mission* d'aller ramasser le mot de national-catholicisme forgé par des ennemis de la foi ? » La raison et la clef de ce comportement de « Parole et Mission » se trouvent dans les nécessités de la mise en place d'une grande manœuvre de diversion anti-intégriste Cette diversion, sa nature, sa signification apparaissent, beaucoup plus clairement que dans ce numéro de *Parole et Mission*, dans le texte si caractéristique du *Nouveau Journal* de Montréal qui a été reproduit plus haut (pp. 108-112). Texte révélateur, qu'il est important que le public français connaisse. Quant au numéro lui-même de *Parole et Mission*, nous avons plusieurs choses à en dire. C'EST en 1958 que les Dominicains des Éditions du Cerf ont fondé la publication trimestrielle *Parole et Mission*, « revue de théologie missionnaire ». La revue *Itinéraires* avait sympathiquement fait connaître à ses lecteurs la parution de *Parole et Mission.* Ce que nous imprimions alors ([^22]) et qui est le seul commentaire que nous avons jamais écrit sur cette publication, constitue un document liminaire plein d'actualité ; et plein d'enseignements, -- notamment pour nous. Nous le remettons sous les yeux du lecteur « PAROLE ET MISSION »**. --** Tel est le titre d'une « revue de théologie missionnaire » dont le premier numéro vient de paraître, avec la date du 15 avril 1958. Elle est publiée par les Éditions du Cerf. Elle déclare : 125:64 « Qu'on ne nous classe pas trop vite. Notre revue n'est pas toute faite à l'avance. Nous voulons penser avec l'Église et toute sa tradition, et nous voulons penser aussi avec notre temps, avec les hommes d'aujourd'hui et tout ce qu'anime présentement dans l'Église, en fait d'idées ou de mouvements, l'Esprit Saint. On verra peu à peu de quelle « école » nous sommes, si tant est qu'il soit nécessaire de donner à chacun une étiquette qui dispense ensuite d'écouter ce qu'il dit... « ...Une revue ne peut tout dire en son premier numéro, et l'on se gardera de la juger d'après cette seule et unique publication. » Ces justes formules décrivent, pour les rejeter, des réa­lités qui ont malheureusement existé ; qui existent encore. Nous avons, quant à nous, suffisamment subi ce procédé qui consiste à DONNER A CHACUN UNE ÉTIQUETTE QUI DISPENSE ENSUITE D'ÉCOUTER CE QU'IL DIT. Nous comprenons fort bien que la revue « Parole et Mis­sion » ne désire pas subir, à son tour, un tel traitement. Nous ne lui appliquerons pas l'injuste loi du talion. \*\*\* Voici le propos de la nouvelle revue : « Ce que nous voudrions c'est au-delà de toutes les options plus ou moins partisanes, ou de toutes les conclusions hâtives, élaborer une théologie de la mission qui tienne compte de toutes les données de la tradition et de notre époque. Le problème est si grave, pour le salut du monde, et si délicat, dans un domaine aujourd'hui si discuté et parfois si mouvant, que nous avons besoin pour y penser valablement de beaucoup de temps et de beaucoup d'aides et de concours. « Nous attendons des missionnaires qu'ils nous écrivent et écrivent dans cette revue. Mais nous savons que nous avons aussi à recevoir de tous les vrais chrétiens, à quelque profession ou à quelque milieu qu'ils appartiennent, du moment que les préoccupe le salut de leur prochain, et surtout si, par leur situation, ils sont en contact avec des incroyants ou des non-catholiques et comprennent leurs aspirations et leurs besoins. » « La revue aurait réussi dans la mesure où elle aurait permis à beaucoup qui ignorent la « théologie » et qui auraient tendance à se considérer malgré eux comme étrangers à l'action collective de l'Église, de devenir de plus en plus généreux collaborateurs du Règne de Dieu en même temps que, peu à peu, des artisans qualifiés d'une véritable pensée missionnaire. » 126:64 Le Comité de direction est composé de MM. A.-M. Henry, P.-A. Liégé, N. Dunas et J. Thomas. L'annonce, plus haut citée, que la revue veut « penser avec les hommes d'aujourd'hui et tout ce qu'anime présentement dans l'Église, en fait d'idées ou de mouvements, l'Esprit Saint », et qu'elle entend se placer « au-delà de toutes les options plus ou moins partisanes » est d'excellent augure. Que la page soit enfin réellement tournée sur ces ostracismes, ces sectarismes qui cherchaient occasion ou prétexte dans les nécessités de l'apostolat missionnaire, tant mieux, et bravo. Oui, nous citions largement les déclarations d'intentions de *Parole et Mission,* oui*,* nous disions : tant mieux, bravo. C'était une erreur de notre part, la revue *Parole et Mission* nous le fait bien voir aujourd'hui. La voici qui, selon sa propre expression de 1958, s'emploie à nous DONNER UNE ÉTIQUETTE QUI DISPENSE ENSUITE D'ÉCOUTER CE QU'ON DIT. Au vrai, *donner une étiquette qui dispense ensuite d'écouter ce qu'on dit,* elle demandait seulement qu'on ne le lui fit point. Elle se réservait de le faire aux autres, mais pas tout de suite, «* on verra peu à peu de quelle école nous sommes *», disait-elle. Elle le fait à plusieurs personnes, organisations et publications, dans son numéro d'avril 1962. Elle le fait notamment à la revue *Itinéraires* qui*,* sans preuve, sans motif exprimé, sans explication, sans rien, est accusée d'être une « revue intégriste » et d'appartenir au « lobby national-catholique ». Ainsi sommes-nous récompensés de la bienveillance que nous avions manifestée à cette publication : ça nous apprendra. C'était de notre part, aurait dit Bernanos, « bien*veillance niaise* »*.* Nous recueillons cette amère et utile leçon. \*\*\* 127:64 Nos lecteurs savent que nous ne leur avons jamais promis une infaillibilité qui est bien évidemment hors de notre atteinte, et que nous ne prétendons pas leur dire «* ce qu'il faut penser de... *» quoi que ce soit. Nous leur apportons, de notre mieux, notre information et notre réflexion, pour leur information et pour leur réflexion, et nous sommes attentifs à rectifier nos erreurs. Nous rectifions donc celle-là. Nous avions induit nos lecteurs à croire que *Parole et Mission* serait, comme annoncé, une « revue de théologie missionnaire ». Or c'est une entreprise de combat sectaire et même, par son numéro d'avril, de diffamation. Nous nous étions laissé prendre à son premier numéro, à cette mine gentille et modeste, à ces bonnes intentions qui avaient séduit notre sympathie. Et puis voilà. Le numéro d'avril de *Parole et Mission* ramasse tout un lot de calomnies connues pour telles. Il reprend la turlupinade empoisonnée du « national-catholicisme », expression forgée par *L'Humanité*, par *L'Express*, par *France-Observateur*, et docilement reprise ensuite par leurs compagnons de route catholiques. Il reprend comme « document » de base le document provocateur fabriqué par le G.E.T.E.S., l'organisme fantôme qui s'illustra par cette unique provocation et qui apparemment disparut quand la besogne provocatrice eût été accomplie. Nous avons fait la preuve publique de la carence du G.E.T.E.S. ([^23]). Alors, une « revue de théologie missionnaire », c'est cela ? Et, les « théologiens missionnaires », où sont-ils ? Car enfin, les quatre rédacteurs du numéro spécial de *Parole et Mission,* les voici : -- M. Jacques Natanson, professeur de philosophie au Lycée du Havre et collaborateur de la revue *Esprit.* -- M. Jean Lestavel, ancien professeur, directeur des Éditions de *Vie nouvelle.* -- M. Louis Guinchard, collaborateur de *Signes du temps* « pour les questions sociales et politiques ». -- Mlle Madeleine Garrigou-Lagrange, journaliste de *Témoignage chrétien,* dont on sait suffisamment que le grand nom qu'elle porte est bien tout ce qu'elle peut avoir de « théologien », missionnaire ou non. 128:64 Il est vrai pourtant que le liminaire du numéro a pour auteur celui qui semble être l'âme, le metteur en scène et le responsable principal de l'ensemble : Le P. Liégé. \*\*\* En vain, l'on cherche dans ce numéro ce qui motive, explique ou justifie l'inscription de la revue *Itinéraires* dans la catégorie de l' « intégrisme-national-catholicisme ». En effet, les cinq lieux de ce numéro qui nous concernent sont les suivants : 1. -- LESTAVEL (pp. 184-185) : « ...Nous en sommes actuellement à une dernière vague (de l'intégrisme) qui révèle chez ses tenants une peur devant la perte de suprématie de l'Occident et devant le régime de civilisation profane qui s'instaure : le National-Catholicisme, comme on ra appelé (...). Ces idées ont été favorablement accueillies (...) par des chrétiens groupés (...) autour de revues : *Itinéraires* (...) » En sa même page 185, M. Lestavel cite Joseph Folliet comme un oracle. Mais voici ce qu'écrivait précisément Joseph Folliet il n'y a pas bien longtemps, le 23 février 1962, dans *La Croix* : « L'expression même de national-catholicisme sent la poudre et prête à l'abus. Elle offre de redoutables facilités à l'amalgame, et elle peut dégénérer en mythe. « Je m'empresse donc de préciser que l'expression ne saurait être, en justice, appliquée à une revue comme *Itinérai­res,* à une organisation comme *Verbe.* » Bien sûr, le jugement de Joseph Folliet, le jugement de *La Croix* ne sont pas infaillibles et irréformables. Mais ils posent un problème à tout esprit honnête. Ils interdisent de ranger *Itinéraires*, ou *Verbe*, dans le « national-catholicisme » comme s'il s'agissait d'un fait notoire, d'une no­menclature établie, d'une classification admise. 129:64 Si M. Lesta­vel et la revue *Parole et Mission* croient devoir accuser *Iti­néraires* ou *Verbe* de « national-catholicisme », il leur in­combe d'en faire la preuve. Ils n'avaient pas le droit de donner à croire que cette classification va de soi, ils n'a­vaient pas le droit de laisser ignorer qu'elle a été constam­ment contestée et qu'elle n'est reçue nulle part comme objective. 2. -- Page 242 : la revue *Itinéraires* est incluse (sans explication ni commentaire) dans le « lobby national-catholique ». 3. -- Page 243 : la revue *Itinéraires* est qualifiée (sans explication ni commentaire) de « revue intégriste ». \*\*\* Les trois lieux qui viennent d'être cités constituent une diffamation chimiquement pure, gratuite, arbitraire, mé­chante. Car ils le montrent et je le déclare : ces hommes sont méchants. Ils savent parfaitement, cela a été dit et expliqué tout au long depuis des années, que nous rejetons ces étiquettes odieuses, que nous les ressentons comme des outrages. Délibérément, ils nous outragent, c'est leur théo­logie missionnaire. M. Lestavel est l'auteur de la page 185. Les directeurs de *Parole et Mission* sont civilement, canoniquement et mora­lement responsables en outre des pages 242 et 243. Ici, distinguons et traçons une frontière. Les trois lieux déjà cités sont la diffamation pure et simple. Les deux lieux suivants, non. Sans doute, ils ont paru dans ce contexte diffamateur et ils ont, dans ce con­texte, leur importance et leur poids, -- mais indépendam­ment des auteurs eux-mêmes qui apparaissent, du moins à notre égard, exempts d'intention de nuire. Il eût été injuste, croyons-nous, de ne pas tracer cette frontière et marquer cette différence. \*\*\* 130:64 4. -- NATANSON (p. 192) « Il existe à tout le moins une mentalité intégriste, qu'un lecteur de la revue *Itinéraires* définissait comme « une fidélité immuable aux principes qui ne peuvent changer » (*Itinéraires*, n° 23, p. 114) » L'article de M. Natanson n'est point diffamateur à notre égard. Il présente diverses interprétations qui nous paraissent extrêmement discutables. Mais il a aussi un accent humain et chrétien qui ne nous échappe point, et que met en relief le contraste des autres articles du même numéro. L'alinéa de M. Natanson n'est donc pas ici retenu contre lui. Son importance est ailleurs : il contient LA SEULE cita­tion d'*Itinéraires* dans tout le numéro diffamateur de *Parole et Mission.* Cette citation tient exactement UNE LIGNE dans la typographie de *Parole et Mission.* Et elle est d'UNE LETTRE DE LECTEUR. Ces accusateurs tiennent beaucoup à nous accuser, ils tiennent infiniment moins à se mesurer avec ce que nous avons écrit. Ils accusent sans écouter. Attitude qui est exac­tement définie par *Parole et Mission* en 1958 : « *donner à chacun une étiquette qui dispense ensuite d'écouter ce qu'il dit* »*.* \*\*\* Après avoir longtemps gardé le silence sous l'injure, après être resté longtemps immobile devant la diffamation qui s'étend, et principalement la diffamation ourdie par des clercs, après avoir clairement pris acte du train des choses et clairement averti -- et l'avertissement remonte lui-même à plus de deux ans, il est dans ma *Lettre à Jean Ousset* du 7 mars 1960 -- il me paraît impossible de prolonger davan­tage encore une attitude d'abstention en face des holdings de la diffamation dans l'Église. Cette diffamation est au point de tout détruire. 131:64 Systématiquement, elle sabote, elle discrédite, elle calomnie les travaux profondément pacifiques, et nécessaires, et vitaux, de tous ceux qui *refusent* UNE CERTAINE *forme d'* « *engagement* »*,* cet « engagement » qui consiste à *faire d'une manière ou d'une autre, en un secteur au un autre, le jeu de la grande diversion anti-intégriste* ([^24]). Contre cette injustice permanente, il n'est plus possible de différer la mise en œuvre de tous les moyens légitimes de défense. Puisque cette injustice n'a pas cessé d'elle-même, mais s'est au contraire renforcée, puisque rien n'a pu ou n'a su l'interrompre, il appartient au premier venu, s'il le peut et s'il plaît à Dieu, de la contenir et de la faire reculer. Les entreprises de diffama­tion, périodiquement renouvelées, se sont trouvées, en réa­lité ou en apparence, tolérées et couvertes. En fait, elles prospèrent de plus en plus et elles s'arrogent une sorte d'autorité morale, quand ce n'est pas une sorte de mono­pole de l'autorité morale. Avec ce numéro de *Parole et Mission*, un nouveau stade est atteint dans l'aberration furieuse : c'est la THÉOLOGIE MISSIONNAIRE qui vient EN TANT QUE TELLE d'entrer dans l'orchestration diffamatrice et d'y apporter le poids de son habit religieux et de sa dénomination apostolique. Nous avons le droit naturel, et que nous ne laisserons pas prescrire, d'être traités par ces fils de saint Dominique comme des êtres humains et non pas comme des chiens, et de réclamer l'arrêt, la réparation et un châtiment proportionné de ces infamies. Ce droit, nous avons l'intention de n'en user qu'avec modération ; mais cet usage légitime fera un changement sensible par rapport à tant de mois et d'années où nous n'en avons pas usé du tout. \*\*\* 5. -- Madeleine GARRIGOU-LAGRANGE (titre de l'article et p. 226) : « L'intégrisme manque d'espérance. -- (...) Ce qui man­que à *La Cité catholique*, à *La pensée catholique,* à *Itinéraires*, non pas pour être missionnaires, mais pour marcher dans le sens de la mission, c'est de faire fond sur l'homme, de croire fermement que*,* partout dans le monde, et là-même ou l'Église est inconnue ou persécutée, la grâce est au travail. Car la mission, n'est-ce pas, est acte d'espérance. » 132:64 A Mlle Garrigou-Lagrange, je dirai deux choses : a\) Elle veut bien me faire remarquer que je manque d'espérance et je l'en remercie. C'est un rappel toujours utile. L'espérance est œuvre de la foi, et nous sommes de foi faible et infirmes en espérance. Les chrétiens doivent non seulement prier les uns pour les autres, mais (dit en subs­tance saint Paul) s'exhorter les uns les autres à rechercher les choses d'en haut. On ne nous invitera jamais trop à re­faire la prière de l'Évangile : « Je crois, Seigneur, mais augmentez ma foi » ; et celle du P. Emmanuel, approuvée par Pie IX : « Notre-Dame de la Sainte-Espérance, con­vertissez-nous ». -- Simplement, si l'infirmité de l'espé­rance est la définition adéquate ou la caractéristique essen­tielle de l'intégrisme, j'ai bien peur qu'au regard de la plé­nitude de l'appel de Dieu, nous attirant tous à la perfec­tion, nous ne soyons tous des intégristes. b\) Quant à cette espérance qui consiste, comme dit Mlle Garrigou-Lagrange, à « faire fond sur l'homme », quand je m'examine, il me paraît que j'ai péché par excès plutôt que par défaut, au moins en deux occasions, et la seconde est bien connue de notre aimable et distinguée sœur, consœur et censeur. La première a été rappelée, sur pièces, en commençant. J'avais « fait fond » sur les belles déclarations des « hommes » de *Parole et Mission* en 1958. Je n'avais pas supposé un instant que ce pût être un boniment. J'avais marché, j'avais cité, j'avais fait connaître, j'avais dit bravo. C'était, en intention je l'ignore, mais en fait je le constate, une tromperie de leur part. La seconde... La seconde concerne certain article de la revue *Esprit* sur l' « intégrisme-national-catholicisme » paru en novembre 1959, et signé par une aimable et distin­guée sœur, consœur et censeur. Par spontanée bienveillance (niaise ?) et aussi par égard pour un grand nom, je lui remis en privé des explications orales et une note écrite, M'y limi­tant pour lui éviter le désagrément d'une réponse publique. Je lui apportais les preuves susceptibles de lui faire apercevoir au moins que classer *Itinéraires* dans l'intégrisme-national-catholicisme n'allait pas DE SOI. 133:64 Je lui communiquais entre autres le témoignage public de Joseph Folliet (car celui qu'il a porté dans *La Croix* du 23 février 1962 n'est pas le premier). Je lui montrais qu'en tout état de cause l'appartenance d'*Itinéraires* à l'intégrisme-national-catholicisme n'était ni évidente, ni notoire, ni généralement admise, et qu'il lui revenait donc à elle, accusatrice, de ne pas accuser sans fournir la preuve, sans produire ses expli­cations, sans examiner les nôtres. Je prends acte, avec regret, du fait que notre aimable et distinguée sœur, consœur et censeur n'a rien entendu à mes représentations. \*\*\* Il y aurait une troisième chose à dire à Mlle Garrigou-Lagrange, c'est que « faire fond sur l'homme » et « croire que la grâce est au travail » ne sont pas deux choses stric­tement identiques ni forcément complémentaires. Et que l'espérance surnaturelle ne se confond pas avec le messia­nisme temporel. Mais ce serait peut-être beaucoup trop compliqué pour un aimable papillon égaré par bizarre aventure sous la rubrique de la « théologie ». #### Le fond du problème La diversion anti-intégriste s'arroge le pouvoir de dési­gner, arbitrairement et de son propre chef, « les intégris­tes ». Elle s'arroge la licence exorbitante de les qualifier et dénoncer nommément. Elle appelle à les combattre par priorité absolue, elle appelle à les traiter comme « les pires ennemis de l'Église » ([^25]). Ce faisant, elle opère une rupture violente de la commu­nauté chrétienne. Elle place artificiellement en position d'hostilité ceux qui ont vocation d'être en situation de com­plémentarité organique. 134:64 Par l'effet de cette volonté délibérée, il y a alors *d'une part* ceux que l'on accuse d'intégrisme et que l'on désigne et l'on traite comme les pires ennemis de l'Église ; et il y a *d'autre part* les auteurs responsables de cette discrimination de combat. \*\*\* Il y a dès lors, d'une part, des accusés, diffamés au point que leurs œuvres en sont défigurées et risquent d'en être interrompues. Et il y a d'autre part ceux qui suppléent à leur pénurie d'œuvres fécondes par la délation inquisitoriale et calom­nieuse des premiers. \*\*\* Il y a d'une part des dialogues réels et des conversions effectives : conversions de marxistes, de maçons, d'in­croyants, que Dieu opère au sein des cellules de La Cité *catholique.* On n'en parle point dans *Verbe.* Il y a d'autre part des théoriciens de la « mission », qui ne voient pas souvent de leurs yeux des conversions de marxistes, de maçons, d'incroyants modernes, et qui par suite s'imaginent que la conversion, aujourd'hui, ne se fait plus. \*\*\* Il y a d'une part, dans les textes publiés par *La Cité catholique,* des condamnations abruptes et globales de l'es­prit moderniste, du marxisme, du laïcisme, du naturalisme : cette intransigeance hérisse beaucoup d'intellectuels... catho­liques. Elle n'empêche aucunement des incroyants, des maçons, des marxistes, d'entrer librement dans des cellules (c'est-à-dire des cercles d'études, mais de cadre souple et vivant) de *La Cité catholique* et, par la grâce de Dieu, d'y venir à la foi chrétienne. Il y a d'autre part des théoriciens de « théologie mis­sionnaire » qui, dans la pensée d'offrir aux « mentalités modernes » une approche plus facile de la foi, estompent le caractère inacceptable du mensonge contenu dans les idéologies modernes. 135:64 Ce faisant, ils ne convertissent pas le monde au Christ. Mais, d'aventure, ils convertissent des chrétiens au monde. \*\*\* Il y a d'une part la revue *Verbe* qui ne traite d'aucun « problème » de « dialogue avec le laïcisme, le socialisme, le communisme ». Car ce « problème », d'emblée, est vitale­ment résolu dans les cellules de La Cité *catholique* aux­quelles viennent *des* communistes, *des* socialistes, des laïcistes, DES ÊTRES DE CHAIR ET D'ÂME. Il y a d'autre part cette sorte particulière de « théolo­giens missionnaires » qui ne parlent que de « dialogue avec le monde » et qui entendent par là : « dialogue avec le monde socialiste », « dialogue avec le communisme », dia­logue avec des abstractions, DIALOGUE AVEC DES IDÉOLOGIES. \*\*\* Il y a d'une part ceux qui croient que *la Russie* se con­vertira, et qui y travaillent, d'abord par la prière et par la pénitente quotidienne du devoir d'état. Il y a d'autre part ceux qui pensent que le *communisme* évoluera jusqu'au baptême, et qui sans attendre lui font des sourires et des caresses. \*\*\* Il a d'une part ceux qui, à *La Cité catholique,* et sans se prétendre « missionnaires élaborateurs », mettent en œuvre dans plus de dix-sept nations une « option pédagogique » dont le résultat le plus clair -- si l'on juge l'arbre à ses fruits -- est de faire germer des conversions parmi les incroyants et des vocations religieuses parmi les chrétiens. Il y a d'autre part ceux qui déclarent que leur « façon de servir l'Église » est d' « *élaborer une réflexion de pasto­rale missionnaire* »*.* Leur réflexion pourrait utilement, avec l'humilité requise, se demander pourquoi et comment sur­viennent, à *La Cité catholique* 136:64 et en d'autres lieux qu'ils n'aiment pas davantage, des conversions et des vocations, -- tandis que sévit une telle crise des vocations là où ils savent. \*\*\* Il y a d'une part ceux qui, au spectacle des vocations grandies et des conversions opérées au sein de *La Cité catholique,* s'inclinent en tremblant devant les mystères de Dieu, et rendent grâces. Il y a d'autre part ceux qui, constatant que « la mis­sion », la leur, n'avance pas, plutôt que de s'interroger ou se frapper la poitrine, cherchent un boue émissaire, s'in­nocentent eux-mêmes en accusant le prochain, et font un numéro de revue intitulé : « L'intégrisme obstacle à la mission ». \*\*\* Et ce n'est pas tout. Ce n'est pas tout, non, il s'en faut. Mais je m'arrête. Un instant, j'ai laissé courir la plume de l'abondance du cœur, et abordé le fond de la question. Mais ce n'est pas le lieu ni le moment. Voici pourquoi. #### Ils n'ont pas licence Ce propos esquissé sur le fond de la question s'adresse uniquement à mes lecteurs. Il ne s'adresse pas aux directeurs responsables de *Parole et Mission.* Parler du fond de la question avec eux *avant* qu'ils n'aient fait rectification et réparation de leurs calomnies serait contraire à la plus humble dignité du plus humble chrétien du rang. La dignité d'un laïc chrétien du rang, ce n'est pas grand chose selon les grandeurs d'établissement, mais c'est une chose sur laquelle aucun religieux diffamateur n'a licence de porter la main. \*\*\* 137:64 Je ne parle pas en l'air de *rectification* et de *réparation.* La rectification à publier, je l'ai fournie aux directeurs de *Parole et Mission,* et la réparation, je leur ai fait connaître par voie privée en quoi elle consiste. \*\*\* Car ils ont fait, dans l'ordre de la diffamation, ce qui n'avait point encore été fait. Les diffamations et calomnies qu'ils sont allés ramasser avaient été forgées dans la presse politique anti-chrétienne. Elles traînaient aussi, depuis plus de deux ans, dans diver­ses publications plus ou moins chaperonnées théologique­ment par les mêmes « théologiens missionnaires » ou par leurs confrères les plus proches, mais des publications qui, du moins, n'engageaient pas directement LA THÉOLOGIE MIS­SIONNAIRE SELON SAINT DOMINIQUE*.* Et justement depuis deux ans *tout a été dit sur le conte­nu de ces diffamations*. La première fois, la seconde, au début, ce pouvait être malentendu, méprise, précipitation, tout ce que l'on voudra. Depuis, les divers organes et orga­nismes accusés d' « intégrisme-national-catholicisme. », ont produit leurs démentis circonstanciés, leurs mises au point, leurs explications. On ne peut, sans tricher, FAIRE COMME SI tout cela n'existait pas. C'est pourtant ce que fait *Parole et Mission*, et en cela réside aussi la gravité sans précédent de cette récidive : elle additionne les unes aux autres les calomnies publiées il y a deux ans et depuis deux ans, faisant mine d'y voir une documentation objective et solide, établie et reçue, non démentie ni réfutée. La calomnie s'ap­puie ainsi sur la calomnie, se nourrit d'elle-même, s'atteste elle-même comme source documentaire, en feignant d'igno­rer qu'elle a été démasquée comme calomnie. Si l'on veut inculper Georges Sauge de « national-catho­licisme », il est simplement honnête, et il est obligatoire, de faire état de ses réponses et de dire en quoi et pourquoi on ne les tient pas pour décisives. 138:64 Si l'on veut continuer à radoter sur *La Cité catholique* des contre-vérités d'une grossièreté d'analphabète, il n'est pas permis de feindre que *La Cité catholique* n'y aurait jamais répondu. Quant à la revue *Itinéraires*, pour que tout soit parfaite­ment net, elle déclare ici qu'elle ne renonce a priori à aucun des moyens légitimes d'obtenir publiquement rectification et réparation. Elle déclare en outre que ce ferme propos con­cerne, englobe et exige au même titre, solidairement, les réparations et rectifications légitimes que pourront deman­der, ils en sont juges pour leur part, les autres catholiques diffamés par la revue *Parole et Mission,* à savoir Jean Ousset et *La Cité catholique*, Georges Sauge et le *Centre d'études de psychologie sociale*, l'abbé Luc Lefebvre et *La pensée catho­lique*, l'*Association des amis de Jeanne d'Arc*, et *Civitec-Nouvelles de Chrétienté,* et tous autres se trouvant dans le même cas, \*\*\* Arrivée deux ans après coup sur le terrain de la diffamation, la revue *Parole et Mission* aurait pu faire autre chose que d'y écumer sélectivement les calomnies. Elle aurait pu faire une mention objective et un examen critique des réponses produites par ceux qui, depuis trente mois, sont dénoncés par des clercs à la répression policière et à l'inquisition religieuse sous le chef d'inculpation d' « inté­grisme-national-catholicisme ». Après cet examen critique, elle aurait pu conclure. Après, mais pas sans. Elle a volontairement ignoré la BIBLIOGRAPHIE EXISTANTE, elle a volon­tairement ignoré l'état de la question, elle a volon­tairement passé sous silence la substance de tout ce que les accusés ont dit de l'odieuse accusation dont ils sont l'objet. C'est une faute intellectuelle, c'est seulement une erreur de méthode, c'est une simple absence de rigueur scienti­fique ? Alors tout est facile. Les rectifications et réparations publiques des directeurs responsables de *Parole et Mission* rempliront la condition adéquate et nécessaire de l'apaise­ment. Nous les attendons. Jean MADIRAN. 139:64 ## NOTES CIRITIQUES ### Le Pape, le Cardinal et l'ingénieur Dans le numéro de janvier 1962 de *Réalités,* un grand article est consacré, sous la plume de M. Tanneguy de Quénétain, au Cardinal Montini. Titre de l'article : « Les desseins prudents et les titres éminents du cardinal Giovanni Battista Montini. » Premières lignes de l'article : « Un grand penseur. Un grand diplomate. Mais saurait-il être le grand pasteur que réclame le monde catholique ? » *Et sequentia.* « ...LE GRAND PASTEUR QUE RÉCLAME LE MONDE CATHOLIQUE... » L'Église n'a vraiment pas de chance. Chaque fois qu'elle a un Pape, « on », -- « on », c'est-à-dire des incroyants, et vraisemblablement des catholiques, -- « on » se demande si *le prochain* sera enfin « *le grand pasteur que réclame le monde catholique* »*.* On avait cru le tenir avec Jean XXIII, mais il paraît que c'est une déception ; « on » se demande donc si le Cardinal Montini, etc., etc. Pour illustrer l'article : une grande photo en couleurs, sur toute la page, du Cardinal Montini, et, encadrant l'article sur ses sept pages de développement, des photos en noir de Pie IX, Léon XIII, Pie X, Pie XI, Pie XII, Jean XXIII, avec une vingtaine de lignes sous chaque photo pour présenter le personnage et résumer ses tendances. Par exemple, sous le portrait de Pie XII, nous pouvons lire : « *Pie XII marqua un net retour vers les tendances absolutistes et intégristes de Pie IX et Pie X... Il autorisa l'emploi de la méthode Ogino, loua l'accouchement sans douleur, enjoignit aux religieuses de se laver plus souvent et de porter des soutien-gorge. La dominante de son règne fut la lutte anti-communiste* »*,* etc. etc. Sous le portrait de Jean XXIII, on lit : « *Jean XXIII a pris dès le départ le contre-pied de Pie XII* »*,* etc. Il a décidé la réunion du Concile, mais « *tout un clan s'active à Rome en ce moment pour donner à ce Concile un style plus conformiste, car une réforme de l'Église, qui rendrait possible le rapprochement avec les séparés, implique l'abandon du régime absolutiste tel qu'il a été mis en place depuis le Concile de Trente* »*.* 140:64 Dans son numéro d'avril 1962, *Réalités* publie deux lettres de lecteurs au sujet de cet article. L'une, signée d'un ingénieur d'Aulnoye, M. J. Dedieu, pro­teste et tient à faire connaître « la réaction très défavorable que je partage (écrit-il) avec mes amis... M. Tanneguy de Quénétain a déjà commis l'erreur d'écrire un article sur le monachisme. Il a tort. Sa prose ne témoigne que d'une chose : il n'a pas la moindre intelligence de ce dont il parle, l'Église de Notre-Seigneur... » L'autre émane de « Henri Dupont, évêque auxiliaire de S.E. le Cardinal Liénart, 81 bis rue Sainte-Catherine, Lille ». Elle n'a que trois lignes : « AVEC SES VIFS REMERCIEMENTS ET SES FÉLICITATIONS POUR LA BELLE PRÉSENTATION DE LA GRANDE FIGURE DU CARDINAL MONTINI. » Ajoutons que la première lettre est présentée par *Réalités* sous le titre. « DES FIDÈLES S'INQUIÈTENT... » et la seconde sous le titre : « ...MAIS UN PASTEUR LES RASSURE. » Telle est l'élégance de *Réalités* quand un évêque lui envoie, vraisemblablement sur sa carte de visite, un accusé de réception courtois : c'est l'évêque qui approuve les sottises et les indécences de *Réalités* et c'est l'ingénieur catholique qui est un imbécile. L. S. ============== ### Sur la traduction d'un passage de « Divini Redemptoris » Pas n'importe quel passage : la phrase la plus célèbre du § 58. Une nouvelle traduction a été proposée par le P. Roger Heckel s.j., de l'Action populaire, dans les *Cahiers d'action reli­gieuse et sociale* du 1^er^ avril 1962. Trois notions diversement fondamentales s'y trouvent mises en cause : -- celle de collaboration avec le communisme -- celle de civilisation chrétienne -- celle d'ordre social. \*\*\* Rappelons le texte de l'unique traduction française qui exis­tait jusqu'en 1960 (en gras, le passage contesté) : 141:64 « ...Le communisme est intrinsèquement pervers, et l'on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de quiconque veut sauver la civilisation chré­tienne. Si quelques-uns, induits en erreur, coopéraient à la victoire du communisme en leur pays, ils tombe­raient les premiers, victimes de leur égarement, etc. » Cette traduction reçue n'avait pas été faite sur le texte latin, seul authentique, mais sur le texte italien, ainsi que l'indiquent très clairement certaines éditions de la Bonne Presse, tandis que d'autres éditions de la même Bonne Presse introduisent à ce sujet une très regrettable confusion ([^26]). Dans ma traduction ([^27]), je disais : « ...Le communisme est intrinsèquement pervers -- il ne faut donc collaborer en rien avec lui, quand on veut sauver de la destruction la civilisation chrétienne et l'ordre social. Si quelques-uns, induits en erreur, colla­boraient à l'établissement du communisme dans leur pays, ils seraient les premiers à en subir le châtiment, etc. » Le P. Heckel, dans le numéro cité des *Cahiers d'action reli­gieuse et sociale*, propose une nouvelle traduction, celle-ci : « Le communisme est intrinsèquement pervers ; on ne peut l'aider en rien, si on a le souci de sauver de la destruction la culture chrétienne et humaine. Si quel­ques-uns, induits en erreur, coopéraient à la victoire du communisme dans leur pays, ils tomberaient les premiers, victimes de leur égarement. » 142:64 Le P. Heckel commente ainsi sa traduction : « La traduction : « on ne peut l'aider en rien » est plus exacte que celle adoptée habituellement : « on ne peut admettre aucune collaboration avec lui ». Le texte latin, seul officiel, porte : « *eidem, nulla in re est adjutrix opera ab eo commodanda...* » Et plus loin, il ajoute : « La traduction habituelle -- « on ne peut admettre sur aucun terrain la *collaboration* avec lui » exprime bien une préoccupation pontificale. Mais elle traduit (*trahit*) ([^28]) le texte latin et la pensée du pape dans la mesure où elle affirme que toute coopération avec des communistes est nécessairement une aide apportée à la victoire du communisme. » Naturellement, ce qui retient le plus l'attention dans cette traduction nouvelle, c'est la *collaboration*. Et c'est ce point que nous examinerons d'abord. Mais ceux qui concernent la *civilisation chrétienne* et l'*ordre social* nous paraissent beaucoup plus importants, nous dirons pourquoi. #### I. -- La collaboration. 1. -- La traduction littérale du P. Heckel, substituant « aide » à « collaboration », ne paraît appeler aucune objection en elle-même. 2. -- Le contexte immédiat est en faveur de la traduction du P. Heckel. Il apparaît que le Pape a directement en vue ce qui pourrait *aider le* Parti communiste à prendre le *pouvoir.* 3. -- Mais ce paragraphe 58 n'a aucunement, selon nous, la portée décisive qu'on lui a constamment attribuée : du moins, il ne l'a pas à lui seul ; il ne l'a qu'à titre de *résumé de tout l'exposé* sur le communisme. Si bien qu'une exégèse du seul résumé ne saurait trancher les difficultés d'interprétation qui peuvent être soulevées à son propos. Ce sont les traductions, -- la première, et la mienne, et celle du P. Heckel, qui confèrent à cette phrase une portée qui est exacte dans la mesure où elle est conforme à l'ensemble de l'Encyclique et de son esprit, mais qui est moins décisive dans la lettre du texte latin que dans les traductions françaises. 143:64 Mon intention était de ne point publier une traduction de l'Encyclique -- la première et jusqu'ici la seule traduction française intégrale du texte latin -- sans l'accompagner d'un commentaire intégral et littéral, ce que personne n'a fait depuis vingt-cinq ans. J'y ai travaillé pendant des années. Une certaine adversité circonstancielle en diffère provisoirement la publica­tion. Cependant rien ne m'empêche de reproduire ici la manière dont j'expliquais ma traduction du § 58 ; il s'agit précisément de tout ce qui est impliqué par la nouvelle traduction du P. Heckel et par l'interprétation qui l'accompagne, 1 « LE COMMUNISME EST INTRINSÈQUEMENT PERVERS... : *La phrase étant célèbre, nous nous sommes conformés presque exactement à la traduction reçue*. *Toutefois le texte latin a un accent et un mouvement différents. Il dit littéralement :* « PUISQUE *le communisme est intrinsèquement pervers, il ne faut collaborer en rien avec lui...* » « PUISQUE : *et pourtant, cette perversité intrinsèque du communisme n'a pas été* ÉNONCÉE *comme telle dans les 57 paragraphes précédents. Cependant, elle a été implicitement mais manifestement mise en relief par les paragraphes 1 à 24. Pie XI ne nous* ENSEIGNE *pas ici que le communisme est intrinsèquement pervers. Cela est* DÉJÀ *évident,* APRÈS *tout ce qu'il en a dit. Il ne nous révèle pas cette évidence en ce § 58 : il l'invoque comme argument certain et décisif pour écarter toute collaboration.* » Tout le monde a cru et croit encore, semble-t-il, que Pie XI, au § 58 de *Divini Redemptoris*, énonce et juge : *le communisme est intrinsèquement pervers.* Ceux qui ne connaissent rien de l'Encyclique en connaissent au moins cet « énoncé », ils en ont entendu parler une fois ou l'autre. Or CET ÉNONCÉ N'EXISTE PAS. Pie XI N'ÉNONCE PAS UN JUGEMENT il allègue une chose DÉJÀ CONNUE, il écrit : « *Puisque,* le communisme est intrinsèquement pervers... » (*Communismus cum intrinsecus sit pravus...*) Ce « puisque » ne peut s'interpréter que comme une référence à ce qui a été dit dans les paragraphes antérieurs (spécialement 1 à 24). Pour interpréter ce § 58, il faut donc non point faire une exégèse isolée du pseudo « énoncé » ou « jugement » qui n'existe pas en tant que tel à cet endroit -- mais se reporter au contenu et à l'esprit de l'exposé antérieur auquel le mot « puisque » (cum) fait référence. J'avais donc, dans ma traduction, conservé l'apparence d'énoncé de la traduction reçue, parce que j'estimais qu'elle était conforme au contenu et à l'esprit de l'exposé antérieur. Mais si l'on conteste le sens, ou la nuance du sens, ou l'exactitude de la traduction, ce n'est pas le seul texte du § 58 qui peut trancher, c'est le contenu et c'est l'esprit de tout le texte antérieur que Pie XI invoque et fait peser ici par le mot « puisque » (cum) 144:64 4. -- Quant à aller jusqu'à dire que le mot *collaboration* est susceptible de « trahir » la pensée du Pape, cela revient à se demander si la distinction entre *collaboration* et *aide* est une distinction réelle ; si l'on peut « collaborer » avec le communisme sans « aider » le communisme ; et si, en fait, la collaboration dont il est vraiment question, *celle que le Parti communiste propose, appelle, suscite, organise,* est une collaboration qui ne lui apporte aucune « aide » ([^29]). Il n'est nullement interdit de se poser la question. Mais il semble bien que le Pape n'ait pas eu, à cet endroit, l'intention explicitement manifeste d'entrer dans ces distinctions et ces nuances. \*\*\* En revanche, l'intention explicite du P. Heckel est d'autoriser certaines *collaborations* politiques et sociales avec les organisations communistes : des « cartels d'action », des « rencontres inévitables », etc. : il explique que l'on peut dans certains cas *collaborer sans aider*, d'où l'importance à ses yeux de sa nouvelle traduction. Je laisse de côté l'ensemble et le fond de cette question, en ayant suffisamment parlé ailleurs ([^30]). Je voudrais simplement remarquer que le cas le plus net, peut-être le seul, où la « collaboration » ait des chances de n'être pas une « aide », est le cas que j'ai appelé *collaboration-résistance.* Quand le despotisme communiste est établi quelque part, il n'y a guère que trois voies possibles pour la résistance : -- le martyre ; -- l'organisation clandestine, avec tous les périls moraux et toutes les impasses d'une action dite subversive ; -- la collaboration : la collaboration comme couverture, pour survivre et pour donner le change, mais dans un esprit tourné vers toutes les possibilités de résistance passive ou même active. D'ailleurs aucune forme de résistance clandestine ne peut guère se passer de points d'appui, de boîtes aux lettres, de refuges etc., constitués par des « collaborateurs » connus comme tels mais secrètement « résistants ». 145:64 Nous ne connaissons pas en détail toutes les formes de résistance qui se développent dans les pays sous domination communiste, y compris la Russie. Mais nous constatons indubitablement leur existence et nous apercevons (notamment dans le cas de l'Église orthodoxe) qu'elles relèvent de la *collaboration-résistance.* Toutefois, est-il sûr que même dans le cas de la *collaboration-résistance, la* « *collaboration* » ne soit aucunement et à aucun degré une « aide » ? Du moins ceux qui sont dans ce cas peuvent invoquer la force majeure. Il n'apparaît pas clairement que la force majeure puisse vraiment être alléguée dans les divers cas de collaboration avec le Parti communiste que le P. Heckel évoque et approuve en sa page 201. Mais passons. \*\*\* En tous cas, au su et au vu du Saint-Siège, le § 58 de *Divini Redemptoris* a été constamment énoncé et interprété pendant vingt-cinq ans comme une interdiction absolue de collaborer avec le communisme. Bien entendu, jamais personne n'a prétendu en déduire une interdiction de collaborer avec *des* communistes à sauver un noyé ou à éteindre un incendie. Entre ces deux extrêmes, il y a plusieurs degrés et des cas douteux : le contenu, l'esprit de toute l'Encyclique, et tout l'enseignement postérieur du Magistère, les tranchent ou, selon les cas, peuvent aider à les trancher. Je ne crois pas que les cas réellement douteux puissent être éclairés par l'exégèse isolée de la phrase la plus célèbre de *Divini Redemptoris.* Et c'est pourquoi, dans la nouvelle traduction proposée par le P. Heckel, l'important ne me paraît pas la substitution éventuelle du mot « aide » au mot « collaboration » ; l'important est d'avoir supprimé *l'ordre social* et d'avoir supprimé la *civilisation chrétienne.* #### II. -- L'ordre social et la civilisation chrétienne. L'interdiction de « collaborer » avec le communisme, ou si l'on veut d' « aider » le communisme, est fondée dans le § 58 sur une double motivation 146:64 a\) Concernant le communisme lui-même : « puisque le communisme est intrinsèquement pervers » ; b\) concernant ceux qui ne doivent pas collaborer : on ne doit pas collaborer avec le communisme « quand *on veut sauver de la destruction la civilisation chrétienne et l'ordre social* »*.* L'Encyclique aurait pu dire -- « quand on est chrétien », « quand on est fidèle à Jésus-Christ », « quand on croit en Dieu ». Mais ce n'est pas directement l'athéisme du Parti communiste, d'une part, et la foi chrétienne des catholiques, d'autre part, qui sont invoquée par Pie XI pour interdire la collaboration C'est plus *précisément* l'opposition entre le communisme et le christianisme SUR LE TERRAIN de l'ordre social et de la civilisation. Or la traduction du P. Heckel est différente. Il écrit qu'il ne faut pas aider le communisme « *si l'on a le souci de sauver de la destruction la culture chrétienne et humaine* »*.* S'agit-il donc d'un souci seulement « CULTUREL » ? Certes, le mot « culture » est vague. Le mot latin «* cultus *» l'est-il également, dans le contexte où il est employé ? le ne le crois pas. 1. -- Ce qu'il s'agit de sauver de la destruction, c'est *chris­tianum civitemque cultum.* Ce tour est manifestement calqué sur le tour cicéronien : *humanus civilisque cultus* (*De Or*., 1, 33) qui veut dire -- « la civilisation (*humanus cultus*) et l'organisa­tion sociale (*civilis cultus*) ». Du strict point de vue sémantique, *chiristianus cultus* paraît donc signifier la « civilisation chré­tienne », et *civilis cultus* l' « ordre social ». Mais ce n'est pas tout. 2. -- Ces expressions du § 58 désignent certainement LA MÊME RÉALITÉ qui, au § 3, est dénommée -- *societatis ordinationem* (*et*) *christianae urbanitatis fundamenta.* En effet, le communisme n'est pas considéré par Pie XI seulement comme entrant dans le cas général de l' « athéisme ». Dès le début de l'Encyclique, il est précisé que le communisme est une certaine forme d'athéisme caractérisée par un *dessein particulier :* « Vous avez déjà compris de quel péril nous parlons : on l'appelle le « communisme » ou « bolchevisme » ; il est athée : son dessein particulier est de bouleverser radicalement l'ordres social et d'anéantir jusqu'aux fondements de la civilisation chrétienne. » (§ 3) 147:64 Cette initiale « position de la question » explique qu'au § 58 le motif de non-collaboration ne soit pas, comme au pourrait peut-être l'attendre, l'opposition générale entre ceux qui attaquent la foi et ceux qui la défendent, mais plus précisément l'opposition entre ceux qui attaquent et ceux qui défendent *l'ordre social et la civilisation chrétienne.* Il n'est pas douteux qu'au point de vue de l'articulation de la pensée, le § 3 éclaire le § 58 : c'est principalement sur *l'objet propre* du communisme, sur son *dessein particulier,* que la collaboration est impossible. Et cet objet, ou dessein, concerne la réalité (ou les réalités) que nous désignons par « ordre social et civilisation chrétienne ». Cette DÉSIGNATION est Peut-être impropre ou imparfaite, nous allons y venir. En tous cas, quoi qu'il en soit de la désignation, la RÉALITÉ DÉSIGNÉE est celle qui se trouve au point d'équivalence ou de convergence des deux séries d'expressions latines *a*) *societatis ordinatio et christianae urbanitatis fundamenta,* b\) *christianus civilisque cultus.* Je pense que, à ce point, on comprend très bien en latin de quoi il est question. Reste à savoir comment traduire, à notre époque d'effondrement sémantique des grandes langues vivantes occidentales. Les expressions « ordre social » et surtout « civilisation chrétienne » sont diversement contestées et peuvent, par suite, faire difficulté. 3. -- La réalité que désignent d'une part les mots *societatis ordinatio,* d'autre part *civilis cultus,* je ne vois aucun moyen de la dénommer autrement que par les mots français « ORDRE SOCIAL ». Précisons au besoin : non pas l'ordre de Thiers, de Poincaré ou de Brigitte Bardot, mais évidemment l'ordre vrai, celui de *Quadragesimo anno.* 4. -- La réalité que désignent d'une part les mots *christiana urbanitas*, d'autre part les mots *christianus cultus*, il n'existe à ma connaissance, en français, aucune expression pour la désigner, sauf l'expression « CIVILISATION CHRÉTIENNE ». Mais cette expression est contestée ? Qu'on en propose une autre s'il y a une difficulté *de mots.* Je vois bien que les termes de « civilisation chrétienne » ont été souvent vidés de leur sens ou infléchis en des sens inacceptables ([^31]). 148:64 Mais on ne pourra les supprimer qu'à la condition de les remplacer. Car, bien ou mal nommée, il s'agit d'une *réalité* capitale (à défendre, à promouvoir, à « restaurer sans cesse dans le Christ ») : si cette réalité était laissée sans nom, tout se passerait, pédagogiquement et prati­quement, comme si elle n'existait pas, ou n'était que d'impor­tance mineure et facultative. \*\*\* Autrement dit : il est absolument nécessaire de concevoir aussi clairement que possible et de nommer sans équivoque CETTE RÉALITÉ CARDINALE où se situe le véritable et décisif affron­tement entre le christianisme et le communisme. Il y a une *réa­lité* que l'objet propre, le dessein particulier du communisme est de détruire : et c'est seulement, ou surtout, par cette des­truction-là que le communisme attaque la foi chrétienne. C'est très précisément *à cause de cette réalité,* et spécialement à son propos, que l'Encyclique de Pie XI énonce sa fameuse « inter­diction ». Cette réalité est beaucoup plus que ce qu'évoquent assez vaguement les mots : « culture chrétienne et humaine ». Et puis, la culture, que ce soit « la culture humaine » ou « la culture chrétienne », dans quel état se trouve-t-elle donc aujour­d'hui ? Il est vrai qu'il nous reste de moins en moins de choses de la civilisation chrétienne, et qu'elle est à refaire, à réinven­ter, à restaurer dans le Christ. Mais cela est tout aussi vrai de la culture chrétienne. Et même davantage. Car c'est l'avilisse­ment de la « culture » chrétienne et humaine occidentale qui est à l'origine de l'avilissement de la « civilisation » chrétienne et humaine occidentale. S'il faut s'interdire de parler de « civi­lisation chrétienne » à cause de la décadence des mœurs chré­tiennes, à combien plus forte raison faudrait-il s'interdire de parler de « culture chrétienne » pour une culture pourrie de laïcisme, de naturalisme, de rationalisme... Quoi qu'il en soit, les notions, éventuellement mal nommées ou imparfaitement conçues, de civilisation *chrétienne* et d'ordre social sont absentes de la nouvelle traduction proposée par le P, Heckel. C'est sur ce point-là que cette traduction paraît inadéquate. J. M. ============== 149:64 ### « La pensée religieuse du P. Teilhard de Chardin » Henri de Lubac, s.j., membre de l'Institut, vient de publier (chez Aubier) un livre de 376 pages : *La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin.* Délaissant depuis longtemps l'immense littérature qui s'accu­mule autour de Teilhard, j'ai cru pourtant devoir lire ce livre. Pourquoi ? Parce que le P. de Lubac est probablement le théologien français le plus écouté en France et à l'étranger. Il m'in­téressait donc de connaître sa propre pensée sur celle de Teilhard. Il m'intéressait de la connaître pour elle-même et parce que, du même coup, je saurais la pensée de milliers et de milliers de clercs et de laïcs qui trouvent dans le P. de Lubac leur guide et leur lumière. Le livre se lit avec agrément. Il est clair, bien composé, bien documenté, fort intelligent. Inutile de dire qu'il est intégrale­ment favorable à Teilhard de Chardin. Quel est exactement le dessein du P. de Lubac ? Le titre du livre le dit, mais quelques phrases le précisent. Citons : « Telle est donc la part qui retiendra le plus notre atten­tion : la doctrine spirituelle du Père Teilhard de Chardin. » (p. 16) « Le Père Teilhard de Chardin s'est toujours montré plus soucieux, dans ses textes spirituels, de définir une attitude inté­rieure que d'en mettre à nu les fondements dogmatiques... Ce­pendant tout se tient. La vie suppose la pensée. Une spiritualité ne peut être comprise et jugée que dans son rapport à l'ensem­ble des vérités qui la soutiennent. C'est pourquoi, sans quitter la perspective que nous avons dite, nous avons dû l'élargir, et cet ouvrage, qui ne visait tout d'abord qu'à exposer la doctrine spirituelle du Père Teilhard de Chardin, est devenu par la force des choses une étude sur sa pensée religieuse. » (pp. 21-22) « ...Cet homme ne mérite-t-il pas vraiment le nom de maître spirituel ? » (p. 42). Le milieu divin « permet de comprendre la signification profonde et l'orientation de toute l'œuvre teilhardienne, et c'est pourquoi nous l'avons adopté pour centre de notre étude. Mais de toute cette Œuvre elle-même on peut dire avec lui que l'effi­cacité réside moins dans une « philosophie plus ou moins habi­le » que dans le témoignage extrêmement fort qu'elle transmet d'un homme parfaitement accordé aux idées et aux préoccupa­tions de son temps, disant comment il a trouvé « l'équilibre de sa vie intérieure » et par là « une paix et un épanouisse­ment sans bornes ». (p. 123) 150:64 Je disais, quelques lignes plus haut, que le livre du P. de Lubac est clair. A la vérité, je pensais à la « forme » davantage qu'au « fond » (pour reprendre la vieille discussion scolaire). L'écriture du P. de Lubac est simple et élégante. D'où sa clarté. Mais les phrases que je viens de citer révèlent je ne sais quelle confusion qui affecte l'ensemble de l'ouvrage. D'où vient cette confusion ? De la *double démarche* de la pensée teilhardienne -- *scientifique* et *religieuse.* Le P. de Lubac a fort bien senti -- et d'ailleurs fort bien dit -- qu'il y a deux pôles de développement de la pensée du P. Teilhard : le pôle scientifique qu'on peut centrer (si on centre un pôle) sur *le phénomène humain*, et le pôle religieux qu'on peut centrer sur *le milieu divin.* *Savant*, le P. Teilhard a voulu bâtir son œuvre scientifique sans recourir à aucune discipline, à aucune lumière extérieure à la science. Tout le phénomène. Rien que le phénomène. (Teil­hard dit : « Rien que le Phénomène. Mais aussi tout le Phéno­mène ».) *Religieux*, il n'a pensé qu'à proposer aux hommes sa « vision du Christ » (p. 22), en se fondant sur saint Jean et surtout sur saint Paul. C'est le Teilhard *religieux* -- le « maître spirituel » -- que le P. de Lubac entend nous montrer et nous expliquer. Les pre­miers chapitres de son livre sont, à cet égard, excellents. Il ne paraît guère douteux que l'apport de Teilhard soit valable : 1° dans la défense et illustration du Christ cosmique de saint Paul ; 2° dans la spiritualité du travail. -- Sur ces deux points on peut être d'accord avec l'orientation générale des réflexions du P. de Lubac (qui parle, d'ailleurs, de mille autres choses et ne précise pas spécialement ces deux points que je note pour mon propre compte). En gros, en très gros, disons qu'on peut s'accorder avec le P. de Lubac sur le Teilhard du *Milieu divin,* c'est-à-dire sur une spiritualité tendant à rendre son unité intérieure au chré­tien du XX^e^ siècle. Mais il y a le Teilhard du *Phénomène humain...* Le Teilhard du *Phénomène humain,* c'est le savant, qui, d'année en année, va développer un système philosophico-scientifique d'où le christianisme, progressivement, s'évapore jusqu'à pratiquement disparaître. Le P. de Lubac n'a pas éludé la difficulté. Il l'aborde dans ses derniers chapitres. La tâche n'était pas facile, comment s'en tire-t-il ? Non pas, certes, en avalisant toute sorte de positions et de propositions manifestement indéfendables, mais en les considérant plutôt comme les manifestations d'une imagination devenue un peu folle, à l'intérieur de laquelle le christianisme de Teilhard reste intact. 151:64 « La mystique du *Milieu divin* demeure. Et plus les années passent, plus le chercheur, se re­cueillant en lui-même, s'interroge sur la Présence, approfondit la Présence, progresse dans la Présence -- dans « la Sainte Présence » (p. 316). Bref, c'est une plaidoirie. Mais une plaidoirie qui veut prouver quoi ? Que le P. Teilhard de Chardin est resté chrétien jusqu'au bout ? Nul n'en saurait douter s'il suffit d'une profes­sion de foi chrétienne pour rester chrétien. Eh ! quoi, faudrait-il autre chose ? demandera tel ou tel, scandalisé. Épineuse question, qui fait entrer en jeu tous les problèmes de la vérité et de la sincérité. La sincérité de Teilhard n'est pas douteuse. Il se veut chré­tien et catholique au point qu'il est convaincu de rendre un im­mense service à l'Église en la préparant à une mutation de pre­mière grandeur dont il aura été l'instrument voulu par la Provi­dence. « Dans le cœur de l'Église je serai l'amour » disait Sainte Thérèse de Lisieux. Le P. Teilhard pense. « Dans le cœur de l'Église je serai la vérité transformante ». Orgueil ? Plutôt can­deur. Mais peut-on dire qu'une fidélité de ce genre est plus chrétienne que celle du philosophe qui rompt avec le christia­nisme parce qu'il croit tenir une vérité qui lui apparaît trahie par l'Église ? Dieu seul sonde les reins et les cœurs. Dieu seul est juge des pensées et des volontés de chacun. Personne n'a le droit de juger l'homme qui s'appelle Teilhard, pas plus qu'il n'a le droit de juger l'homme qui s'appelle Lamennais. Personne n'a le droit de juger les hommes qui s'appellent Érasme ou Luther, Descartes ou Leibniz, ou Kant, mais tout le monde a le droit de juger leur œuvre et de chercher à savoir de quels arbres et de quels fruits elle a été, ou peut être la semence. Quel est le grand argument, implicite ou explicite, du P. de Lubac et de tant d'autres en ce qui concerne le christianisme du P. Teilhard de Chardin ? Qu'il est resté fidèle à son chris­tianisme. Relisez plus haut : « ...Mais de toute cette œuvre elle-même on peut dire avec lui que l'efficacité réside moins dans une « philosophie plus ou moins habile » que *dans le témoignage extrêmement fort qu'elle transmet d'un homme parfaitement ac­cordé aux idées et aux préoccupations de son temps*... » (C'est moi qui souligne). Oui, c'est bien là l'idée essentielle du P. de Lubac -- la cons­tante sincérité du Credo de Teilhard cautionne la vérité de ses positions intellectuelles fondamentales. Si, dans l'expression de ses idées, il y a des bavures, ce ne sont que des bavures, car il est impossible que l'unité de sa vie religieuse ne garantisse pas l'unité de sa pensée, dans la convergence finale de sa science et de sa Foi. 152:64 Que la *sincérité* dans la confession du Credo et que la *fidélité* à ce Credo soient, pour un philosophe, une présomption non négligeable de la vérité de ses thèses principales, en ne peut que l'admettre et le proclamer. Mais il reste a savoir si ce *Credo lui-même est demeuré inaltéré dans son contenu.* Encore une fois, il ne s'agit nullement de forcer les portes dernières de l'homme qui s'appelle Teilhard. XI s'agit d'exami­ner une œuvre qui, non seulement est publique mais qui s'adres­se au public, puisqu'elle est essentiellement « apostolique », pour ne pas dire « apologétique ». Or, la vue la plus objective des choses oblige à dire qu'au fur et à mesure que le P. Teilhard vieillissait la logique interne du *Phénomène humain* dévorait celle du *milieu divin.* Ce qui signifie que s'il avait vécu vingt ans de plus, la coloration christique de ses visions scientifiques n'aurait plus rien eu de catholique. A ce moment-là ; il aurait dû choisir ou de rester catholique en abandonnant ses divaga­tions cosmiques, ou de rompre avec son catholicisme. Pour la troisième fois, je demande bonne foi et intelligence aux disciples du P. Teilhard. L'homme Teilhard, le chrétien Teil­hard ne m'appartient pas. Son œuvre m'appartient autant qu'à quiconque. Or, les difficultés que je soulève concernent les di­zaines de milliers d'intelligences qui se nourrissent de cette œuvre. Si la soixante-quatorzième année du P. Teilhard a vu s'ou­vrir le ciel de la résurrection pascale dans la sérénité d'une foi non troublée, toute la question est de savoir quelle des deux courbes du *Phénomène humain* et du *Milieu divin* va assurer son prolongement dans les cerveaux de vingt ans qui les re­çoivent simultanément. Est-ce une semence de vie, est-ce une semence de mort que le P. Teilhard a semée ? L'avenir le dira. Il est du reste, possible que l'ivraie et le bon grain restent mêlés dans la moisson comme ils le furent dans les semailles. Mais l'histoire nous enseigne que, dans une œuvre écrite, ce sont les idées qui continuent de vivre et de se développer tandis que les sentiments meurent avec leurs auteurs. Ne prédisons pas pour autant. Pour expliquer mes craintes je suis obligé de simplifier et je confesse que ma simplification est excessive. Mais elle m'est suggérée par le livre du P. de Lubac. Il est parfaitement légitime de manifester tout ce qu'il y a de sincère, d'authentique et de profond dans ce christianis­me du P. Teilhard de Chardin. Mais il est non moins légitime de rendre sensibles les dangers de son œuvre. Ces dangers sont grands. Louis SALLERON. ============== 153:64 ### Le P. Avril supprime la civilisation chrétienne Il paraît que *tous les Papes de notre siècle* ont dit qu'ils ne savaient pas ce que c'est que la civilisation chrétienne, et qu'elle n'existe pas. Cette contre-vérité extraordinaire a été prêchée par le P. Avril, à la R.T.F. gouvernementale, le 4 mars 1962 (sermon reproduit dans *Télérama,* en vente dans les églises) Voici ce texte étonnant : « ...Si vous dites que vous devez user de moyens vio­lents parce que vous défendez « la civilisation chrétien­ne », je vous répondrai avec tous les Papes de notre siècle que je ne sais pas ce que c'est : ou plutôt, c'est un de ces « blocages » injustifiés que je dénonçais tout à l'heure. En effet, il n'y a pas une civilisation chrétienne, mais des civilisations diverses qui se sont succédées au cours des âges, il y en a qui coexistent dans le monde actuel. Elles sont toutes imparfaites et caduques ; elles peuvent toutes, au moins en droit, accueillir le ferment évangélique et se laisser purifier, transformer, renouveler par lui. Aucune n'a de monopole à cet égard. Ce que les chrétiens, comme tels, doivent avoir à cœur de défendre et de propager, ce n'est pas notre civilisation occidentale ou européenne qui d'ailleurs, en bon nombre de ses éléments, n'est qu'une trahison de l'esprit chrétien, c'est l'Évangile lui-même. » Il y a *des* civilisations : c'est certain. Il y a une « trahison » de l'esprit chrétien dans « bon nombre d'éléments de la civilisa­tion occidentale ou européenne » : c'est vrai. Il y a la vocation chrétienne à la violence spirituelle (violence contre soi-même, pour devenir doux et humble de cœur) et non pas à la violence révolutionnaire, politique et sociale. Il y a aussi des équivoques, souvent artificielles, autour de la notion de « civilisation chrétienne ». Mais prétendre que « tous les Papes de notre siècle » igno­rent ou nient la civilisation chrétienne, c'est faire aux âmes, à l'Église, à la vérité, une violence intolérable. Il est *invraisemblable* que le P. Avril n'ait jamais entendu parler de la Lettre de saint Pie X sur le Sillon : « ...Elle a été, elle est ; c'est la civilisation chrétienne c'est la cité catholique. Il ne n'agit que de l'instaurer et de la restaurer sans cesse... » 154:64 Il est *invraisemblable* que le P. Avril n'ait *jamais* entendu parler de l'Encyclique de saint Pie X *Il fermo proposito :* « La civilisation de l'humanité est une civilisation chré­tienne. Elle est d'autant plus vraie, plus durable, plus féconde en fruits précieux qu'elle est plus nettement chrétienne... » Il est *invraisemblable* que le P. Avril n'ait jamais entendu parler d'une Encyclique qui fit quelque bruit et qui s'appelle l'Encyclique *Divini Redemptoris* de Pie XI : « Son dessein particulier (du communisme) est de bou­leverser radicalement l'ordre social et d'anéantir jusqu'aux fondements de la civilisation chrétienne » (§ 3). « Il ne faut collaborer en rien avec lui quand on veut sauver de la destruction la civilisation chrétienne... » (§ 58). Il est *invraisemblable* que le P. Avril n'ait jamais entendu parler du discours de Pie XII en date, du 11 septembre 1947 : « Les forces intellectuelles et politiques plus ou moins imprégnées d'athéisme s'appliquent à extirper la civilisation chrétienne. » Il est *invraisemblable* que le P. Avril n'ait jamais entendu parler de l'enseignement nombreux de Pie XII exposant que la civilisation chrétienne est quelque chose à quoi peut atteindre toute civilisation particulière. Si toute civilisation particulière peut y atteindre, ce n'est donc pas un néant, ni un mythe dont on ne saurait ce que c'est. *Invraisemblable*, oui, mais le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable... Il faut bien constater, et admettre que le P. Avril n'a pas connu, fût-ce par ouï-dire, ces enseignements des « Papes de notre siècle ». ============== ### Un affront public On pouvait lire en première page de *La Croix* du 11 avril : « La télévision française, en quelques grandes circons­tances projette volontiers les premières pages des jour­naux. 155:64 Lundi soir, elle a présenté aux téléspectateurs les feuilles vespérales parisiennes, sauf une, la nôtre. Comme nos amis, nombreux aussi parmi les usagers et cotisants de la télévision, n'auront pas manqué de le remarquer, c'est d'une sorte d'affront public que nous avons été victimes. Force nous est dont de le constater publiquement, d'autant que cet « oubli » fait suite à de nombreux autres du même genre. » Il convient de s'associer à cette protestation de *La Croix.* Cette discrimination, en effet, n'avait et ne pouvait manifes­tement avoir aucun motif ou prétexte politique : *La Croix* n'est pas un journal d'opposition. En serait-elle un, d'ailleurs, son exclusion de la Télévision pour un tel motif appellerait à coup sûr une protestation. Mais enfin ce n'est pas cela : *Le Monde,* par exemple, montre à l'égard du gouvernement une indépendance de jugement, éventuellement une attitude de réprobation et d'op­position, qui ne sont pas le fait de *La Croix.* Il s'agit donc d'une discrimination, ou d'une omission, évi­demment RELIGIEUSE*.* Tous les catholiques, même s'ils n'approuvent pas les positions de *La Croix,* sont concernés par l'affront que la Télévision fait à un journal parce qu'il est catholique. \*\*\* D'autre part, on remarquera avec intérêt que *La Croix* en est bien d'accord : mentionner *toutes les publications d'une catégo­rie,* SAUF UNE*, c'est faire à celle-ci* UN AFFRONT PUBLIC*.* Voilà un point nettement établi. « Force nous est donc de le constater publiquement. » ============== ### « Mater et Magistra » et le socialisme modéré Dans le texte français le plus répandu de l'Encyclique, celui de la Bonne Presse (reproduit par l'édition Haubtmann), on lit au 33^e^ alinéa (§ 34 du texte latin et de la numérotation de l'Action populaire) : « *Entre le communisme et le christianisme, le Pape* (*Pie XI dans Quadragesimo anno*) *rap­pelle que l'opposition est radi­cale. Il ajoute qu'on ne peut ad­mettre en aucune manière que les catholiques donnent leur adhésion au socialisme modé­ré...* » 156:64 C'est la traduction littérale du texte *italien* de l'Encyclique que d'aucuns considèrent comme un texte de référence aussi sûr ou plus sûr que le texte latin, parce qu'il fut, disent-ils, le texte de travail. Seulement, la rédaction italienne et la rédaction française sont illogiques. A les suivre, Jean XXIII aurait énoncé que dans *Quadragesimo anno* se trouvent rejetés le « communis­me » et le « socialisme mo­déré » : et le « socialisme » tout court aurait été passé sous silence ? Le texte latin, et la traduc­tion de l'Action populaire, s'ex­priment autrement : « (*Pie XI*) *rappelle qu'entre le communisme et le christia­nisme l'opposition est fonda­mentale. Il ajoute que les ca­tholiques ne peuvent en aucune façon adhérer aux théories socialistes, malgré l'apparence de leur position plus modérée.* » C'est la traduction de l'Ac­tion populaire qui est la bonne. Le passage de *Quadragesimo anno* auquel Jean XXIII fait al­lusion va du § 119 au § 137 : « Une partie du socialisme... a versé dans le communisme (...). Plus modérée sans doute est d'autre partie, qui a gardé le nom de socialisme. » Ce n'est *pas un socialisme modéré* -- c'est *le socialisme tout court, --* et qui est « plus modéré » que le communisme. Le § 34 de *Mater et Magistra* reprend le même mouvement de pensée et la même terminologie. Il ne parle donc pas d'UN CERTAIN socialisme modéré, il parle DU SOCIALISME, qui est ou paraît relativement modéré par com­paraison avec le communisme. Il n'y a donc aucunement lieu de considérer que l'Ency­clique *Mater et Magistra* parlerait d'un « socialisme modé­ré » qui serait plus ou moins distinct du socialisme propre­ment dit. Ce qui est curieux, c'est que le commentaire de l'Action po­pulaire ne cadre pas tout à fait avec la traduction. Les notes 21 et 22 (page 38) parlent du « socialisme modéré » comme si l'auteur de ce passage du commentaire avait travaillé non pas sur le texte latin, ni sur la traduction de l'Action populai­re, mais sur le texte français de La Bonne Presse. D'où cette re­marque (p. 40) que Jean XXIII ne s'occupe pas de déterminer explicitement « si le socialisme modéré *d'aujourd'hui* mérite encore les reproches que Pie XI faisait à celui de son temps ». Il ne s'en occupe pas, parce que son énoncé porte non point sur une forme particulière de socialisme, qui serait appelée « socialisme modéré » mais sur le socialisme proprement dit et sur son essence. \*\*\* Quant aux formes concrètes de socialisme, qui évoluent et parfois, comme en Allemagne, d'une manière fort intéressante et assez largement positive (sur l'évolution du socialisme alle­mand, voir *Itinéraires*, numéro 23 de mai 1958, pages 76 à 80), l'Encyclique *Mater et Magistra* laisse effectivement le soin à ses lecteurs de porter eux-mê­mes à ce sujet un jugement prudentiel ; elle rappelle seu­lement le principe doctrinal d'un tel jugement, en énumé­rant les « *trois motifs qui, sé­parément ou conjointement* » (dit très bien le commentaire de l'Action populaire) rendent impossible l'acceptation du socialisme : 157:64 « *Soit parce qu'il est une conception de vie close sur le temporel, dans laquelle le bien-être est considéré comme ob­jectif suprême de la société ; soit parce qu'il poursuit une organisation, sociale de la vie en commun au seul niveau de la production, au grand préju­dice de la liberté humaine. ; soit parce qu'en lui fait défaut tout principe de véritable au­torité sociale.* » (Éditions Bon­ne Presse et Haubtmann). Ou bien : « *En enfermant l'ordre social dans les horizons temporels, ils* (*les socialistes*) *ne lui assignent d'autre objectif que le bien-être terrestre ; de plus, faisant de la production des biens matériels là fin de la so­ciété, ils limitent indûment la liberté humaine ;* » *il leur man­que enfin une vraie conception de l'autorité dans la société.* » (Édition de l'Action populaire). La traduction de l'Action po­pulaire est plus littérale ; son commentaire, croyons-nous, est conforme à l'esprit du texte en soulignant que ces trois motifs de refus valent « séparément ou conjointement ». ============== ### Notules diverses - **C'EST UNE MÉTHODE. --** *En tous cas, ce n'est pas un lapsus : puisqu'un peu tout le monde s'y met, et même Mauriac. Nous a­vions noté que Témoignage chré­tien trouvait juste et équitable de définir Henri Massis comme* « *l'éditorialiste d'Aspects de la Fran­ce* » (*voir notre numéro 61, page 168*)*. Voici Mauriac qui, dans son* « *Bloc* » *du 14 avril, applique la même méthode à Louis Salleron, défini et présenté comme un* JOURNALISTE D'EXTRÊME DROITE ». *Mauriac, qui a du flair, qui ap­précie le talent et le style, et qui même est fort capable de sentir* (*en amateur étranger à ce domai­ne*) *la puissance et l'originalité d'une pensée, connaît aussi le poids des mots et la valeur de leur emploi. Parlant de Salleron, il écrit :* « *journaliste d'extrême-droite* » *à la place d'* « *écrivain catholique* »* : il sait qu'ainsi il ment, mais il s'agit de rabaisser, publicitairement, systématique­ment.* *Mais qui est ce Mauriac ? de­manderont les jeunes gens qui ne lisent pas le* Figaro littéraire*.* *Eh ! bien, ce Mauriac, mesuré selon les mesures qu'il emploie, c'est* « *un chroniqueur de télévi­sion* »*.* \*\*\* - **ANNIVERSAIRE. --** *On lit dans* L'Osservatore Romano, *édition française du* 6 *avril.* « Le journal officiel du Parti communiste italien a tenté de ré­pondre à un article paru dans l'organe démocrate-chrétien, pour la commémoration du 25^e^ anniversaire de l'Encyclique *Divini Redemptoris*. » *Quel anniversaire ? diront les lecteurs français. Quelle commé­moration ? En France, il n'y en a eu aucune.* \*\*\* 158:64 - **LE PHILOSOPHE ET LA THÉO­LOGIE. --** *C'est le titre d'un livre important de Gilson, que nos lecteurs connaissent* (*voir notre nu­méro 44, pages 47 à 67*)*. Sous le même titre, une remarquable étu­de du Père A. Thiry dans la *Nou­velle Revue théologique de Lou­vain, *numéro d'avril. Le P. Thiry formule quelques questions et quelques objections, mais au niveau convenable, et après être en­tré véritablement dans la pensée de Gilson*. \*\*\* - **EFFECTIFS ET COMPOSITION DU P.C.F. --** *Dans les* Études sociales et syndicales*, dirigées par M. Claude Harmel, numéro de mars, une très intéressante étude du Parti communiste et de la clas­se ouvrière. On aimerait que beaucoup de docteurs amateurs ou professionnels en* « *sociologie* » *prennent connaissance de ces réa­lités.* *D'après une analyse critique et comparée des divers documents communistes publiés depuis lors, il apparaît qu'en 1959 le P.C.F. avait 225.985 adhérents, ainsi ré­partis :* *-- ouvriers : 40 %* *-- ouvriers agricoles 7,5 %* *-- paysans : 8 %* *-- fonctionnaires : 12 %* *-- instituteurs : 2 %* *-- commerçants et artisans 7 %* *-- divers : 27 %* *D'où il ressort que le P.C.F.* N'EST PAS UN PARTI A MAJORITÉ OU­VRIÈRE. *D'autre part, la population ou­vrière active, en France, est de 5 millions de personnes au sens strict, 8 millions de personnes au sens large.* *Or, sur 100 ouvriers au sens précis du terme, 98 ne sont pas membres du* « *parti de la classe ouvrière* »*.* *Enfin,* « *il est remarquable que le Parti communiste ne recrute pas sensiblement plus -- toutes choses égales d'ailleurs -- parmi les ouvriers que dans les autres catégories sociales* »*.* \*\*\* - **LITTÉRATURE. --** *Le P. Rou­quette, qui est probablement le polémiste ecclésiastique le mieux doué pour le mordant, après s'être religieusement incliné devant la Constitution apostolique* Veterum sapientia (*au sujet du latin*)*, écrit ces lignes :* « Il est à souhaiter que les or­ganes centraux de l'Église nous donnent l'exemple d'un large em­ploi pratique du latin ; par ex­emple, que dans les bureaux ro­mains et les relations officielles le latin soit effectivement employé comme langue courante et uni­verselle. Pourquoi les timbres de la poste vaticane conserveraient-ils un titre italien ? On voit bien encore à Rome dans le Transtévè­re, au fronton d'une manufacture des tabacs fondée par Pie IX, une large inscription qui qualifie cette utile institution d'*aedificium ad folia nicotina elaboranda...* » *Naturellement, cela n'a rien à voir avec le contenu de* Veterum sapientia*. Mais, d'un point de vue qui ne serait que littéraire, ce serait assez bon. Outre sa vaste érudition, le P. Rouquette est lar­gement pourvu des dons les plus brillants et les plus dangereux du journaliste.* *Dans la même chronique inti­tulée* « *L'Actualité religieuse* » (Études *d'avril*), *la manière dont il accommode* « *tel commentaire* » *et* « *le commentateur* » *est de la même veine.* *Le style du P. Rouquette, c'est du Voltaire, direz-vous ? Mais non : du Pascal.* \*\*\* 159:64 *Ce qui n'empêche nullement les articles de cet auteur d'être pleins de remarques profondes, et qui vont loin. Comme celle-ci, à pro­pos de* « *l'internationalisation de la Curie* »*.* « L'internationalisation de l'admi­nistration centrale de l'Église est certainement la mesure dont on sent le plus le besoin dans tous les pays. C'est un fait qu'il faut cons­tater, en dépit du dévouement et des vertus de ceux qui se consacrent en esprit de service à une tâche administrative ingrate et austère, en dépit aussi des quali­tés italiennes, il est peu de peu­ples aussi aimables, fins, intuitifs et, si le peuple italien a des dé­fauts, ce sont ceux de ses quali­tés. Peut-être un jour viendra-t-il où nous regretterons l'expérien­ce et la souplesse des prélats ita­liens. » 160:64 ## DOCUMENTS ### Jacques Maritain et les intellectuels français La « trop longue », dit-il, mais très brève préface (huit pages) que Jacques Maritain a donnée à un livre sur sa pensée politique ([^32]) est un texte émouvant et important. Il est daté du 28 avril 1961. Il donne des nouvelles précises du philosophe : De faux bruits qui ont couru récemment m'obligent à parler de moi-même un peu plus que je ne voudrais. Tout en comptant passer l'Atlantique chaque année (pendant le peu d'années qui me restent) pour donner quelques semaines à mes amis améri­cains, je partagerai désormais mon temps entre deux lieux de retraite, dans le Languedoc et en Alsace. Je reste un philosophe laïque, et n'ai nulle intention de me cloîtrer. Mais je me suis retiré du monde grâce à l'accueil qu'ont bien voulu me faire ces Petits Frères de Jésus que Raïssa et moi avons aimés d'un amour de préférence depuis leur fondation (il y aura bientôt trente ans). J'ai grand'soif de silence. Je ne suis pas rentré en France pour essayer d'y agir, mais pour m'y préparer à mourir. A la page immédiatement précédente. Maritain avait démenti d'autres faux bruits et précisé son attitude ac­tuelle à l'égard des milieux intellectuels sociologiquement installés dans leur tyrannique prépotence. Les journaux et revues qui ont parlé de cette préface de Maritain n'ont pas fait le moindre écho, la moindre allusion, aux lignes que voici : 161:64 Après une très longue absence, et en raison d'une épreuve qui a tout brisé pour moi ([^33]), je m'apprête à passer en France la plus grande partie de mon temps. Des amis bien intentionnés pourraient penser : voilà donc qu'il va rentrer dans l'intelligentsia de chez nous, et tâcher de dire à la jeunesse ce dont « selon Jacques Maritain », elle a le plus besoin. Ce serait là bien grande méprise. La jeunesse d'aujourd'hui va son chemin avec, à ce qu'il me semble, une conscience plus claire que la jeunesse d'il y a une douzaine d'années, et elle ne manque pas de guides. Jamais au surplus, je n'ai rêvé de guider personne, j'ai assez de peine à me guider moi-même ; et c'est assez de faire son possible pour dire la vérité telle qu'on la voit. Quant à « rentrer en scène » dans l'intelligentsia française (à supposer qu'elle le voulût bien), rien n'est plus éloigné de mes desseins. D'abord cette intelligentsia me plaît moins que jamais. En général (et sauf les exceptions, naturellement, qui sont toujours là pour confirmer la règle), elle semble pour le moment assez pitoyablement politisée. En la voyant à l'œuvre dans la moyenne de ses productions on pense aux risques -- parmi les­quels celui de perdre le sens du vrai -- qui menacent une intel­ligence toujours étonnamment avertie et lucide, quand elle dé­ploie des astuces et des roueries d'autant plus brillantes qu'elle s'exerce à vide. Quand nous portons tel un jugement analogue sur l' « intelligentsia » française, quand nous disons en subs­tance que ses astuces et ses roueries (d'ailleurs point inno­centes) ne nous empêchent pas de voir qu'elle s'exerce à vide, d'aucuns se plaisent à insinuer que sans doute quel­que parti pris « politique » offusque notre jugement. Or il est infiniment improbable que nous ayons quelque parti pris politique en commun avec Jacques Maritain. Il serait peut-être temps que l' « intelligentsia » française prit conscience de sa propre nullité et s'interrogeât sur les causes : nullité qui n'est certes pas une nullité de ses dons, ni de sa vocation, mais qui est leur mauvais emploi, et la nullité de ses œuvres, où se manifeste avec éclat la « perte du sens du vrai ». L' « intelligentsia » catholique n'est pas exclue de ce diagnostic. Elle ne s'y est pas trompé, elle le sait bien : c'est pourquoi elle a jeté quelques fleurs de rhétorique sur cette préface de Maritain, mais sans rien dire de ce jugement qui l'accable Ensuite, et s'il m'est permis de parler ici de ce qui me con­cerne en particulier, je dirai que l'intelligentsia française (à part un tout petit groupe d'amis très chers), en regardant depuis pas mal d'années mon travail comme non-existant ([^34]), m'a rendu un précieux service dont je lui ai du reste une reconnaissance mitigée car elle ne se proposait pas de me le rendre. 162:64 Quel service ? D'une part, j'ai pu découvrir de quelles sympathies merveilleuses est capable, malgré les interdits de l'intelligentsia, ce petit peuple anonyme qui, à force de patience, et d'angoisse parfois, fait tout seul son chemin vers la vérité. D'autre part et surtout, l'espèce d'oubli où j'ai été gentiment installé m'a aidé à me tenir devant Dieu à ma vraie place et à mieux voir en moi les déficiences et le néant propres aux serviteurs inutiles. C'est pourquoi, quelles que puissent être nos divergences, ou différences, nous n'avons pas, pour autant qu'il était en nous, laissé enfouir Maritain dans cet oubli fabriqué par les despotes de la caste intellectuelle sociologiquement dominante A l'écart du devant de la scène et de la surfa­ce des sommets se poursuit une vie intellectuelle et spirituelle profonde, où la présence et l'importance de Mari­tain ont été par nous rappelées. L'ostracisme barbare qui a contraint Maritain à chercher hors de France les possi­bilités de travail qui lui étaient refusées dans sa patrie sont bien connues de ceux qui puisent leur information ailleurs que dans la presse catholique d'appellation soi-disant contrôlée. (Voir « Itinéraires », notamment n° 44, pp. 48 et suiv. ; pour le même sujet et pour la bibliographie générale de Jacques Maritain, voir n° 86, pp. 80 et suiv.) \*\*\* Maritain remarque que la caractéristique d'une certaine prépotence et d'une certaine persécution intellectuelle est de tenir pour « non-existant » le travail de ceux qui n'appartiennent pas à la caste dominante. C'est une tac­tique concertée. Mais c'est beaucoup plus encore. Car, outre l'hostilité et l'intention de nuire, d'écraser, de sup­primer, il y a une spontanéité certaine dans le comporte­ment de cette caste : elle tient pour « non-existants » absolument tous les travaux intellectuels (les vrais) qui ne sont que travaux intellectuels, c'est-à-dire qui n'ont d'au­tre titre à l'attention que leur propre sérieux et leur propre mérite. Parce qu'elle a effectivement « perdu le sens du vrai », elle est incapable d'attention véritable à tout ce qui est (seulement) recherche de la vérité. Une œuvre ne peut franchir son seuil de perception que par des artifices extrinsèques : l'intrigue, la publicité, La complicité partisane, etc. Cette caste dominante ne s'intéresse pas au contenu d'un livre : mais au chiffre du tirage, au public qui le lit, au volume de l'influence exercée, au sens dans lequel il est éventuellement utilisé, toutes considéra­tions dites « sociologiques », voire « scientifiques », qui n'ont aucun rapport direct avec la pensée. \*\*\* 163:64 De sa pensée politique, de cet « aspect particulier de son travail philosophique », Maritain nous confie, -- car cette page a bien le ton et la portée d'une confidence au lecteur amical : Je dois avouer que l'aspect en question de mon travail est maintenant bien loin de moi. Non que je nourrisse un doute ou un regret quelconque à son sujet ; je regarde plus que ja­mais les positions que j'y défends comme fondées en raison, et accordées à l'enseignement de l'Église (à laquelle, à l'instar de saint Thomas mon maître, je soumets humblement toute la *palea* que j'ai amassée au cours de ma vie). Mais l'aspect en question de mon travail a pour ainsi dire reculé dans le passé -- vers le temps où l'ardeur avec laquelle je m'intéressais à ces choses me permettait d'en avoir une expérience concrète. A présent il n'en est plus de même. C'est là un phénomène normal et banal (sauf exceptions dues à quelque vocation particulière) chez ceux que le *grand âge,* comme l'entend Saint-John-Perse, fait approcher des rivages éternels. Et puis je voudrais ajouter quelque chose : quand un philo­sophe (...) s'avance, en vertu même de sa tâche de philosophe, jusque sur le rebord de l'action, c'est pour rendre témoignage à la vérité. Or un tel témoignage, dans la plupart des cas, ne réussit qu'à « sauver l'honneur ». Vous dirai-je qu'au bout d'un certain temps on en a assez de « sauver l'honneur » sans voir changer, sinon bien peu, les comportements réels qui ont obligé à cette opération ? -- Il faudrait s'engager à fond dans l'action elle-même, mais alors on cesserait d'être philosophe -- ce qui serait trahison si Dieu vous a fait tel. Que le philosophe laisse donc faire le temps, le grand balayeur. J'avoue enfin que votre titre me laisse rêveur « *La politique selon Jacques Maritain* »*...* Tout mon travail a été là-dessus de rappeler, en les appliquant à notre temps, des vues qu'une longue tradition a élaborées, et qui ne sont pas de moi (il est vrai que ce travail n'a été conduit ni dans la perspective de la « philosophie moderne », ni dans celle de la théologie, mais dans celle de la philosophie chrétienne, et que cette perspective, qui dérange encore un certain nombre d'habitudes, suffit à donner aux choses dont on traite sous son angle un air d'origina­lité). Qu'est-ce donc, mon cher ami, qu'on pourrait bien ensei­gner *selon Jacques Maritain ?* Je peux vous proposer quelques, titres : « *L'Art d'écrire trop de Livres* »*,* « *L'Art d'espérer ma­ladroitement* »*,* « *l'Art de jeter au vent ce qu'il fallait semer...* » 164:64 Sur l' « avenir du thomisme », qui n'est pas du côté des intellectuels de profession (à moins qu'ils ne se réfor­ment eux-mêmes, ajouterons-nous pour notre part), Mari­tain écrit ces réflexions terminales : Le thomisme n'a pas d'avenir, ayant l'éternité pour lui La philosophie thomiste n'est pas une philosophie d'école ou de musée, mais une philosophie de grand air, où l'expérience concrète et constamment renouvelée joue un rôle primordial. C'est une philosophie qui suppose à la fois de fortes assises de sens commun et une fidélité à l'intuition intellective aussi entière que celle de la vraie poésie à l'intuition créatrice. Elle se nour­rit de l'héritage d'une très longue tradition, mais pour entrer d'autant plus fortement dans les problèmes du temps et avancer vers les choses nouvelles avec une hardiesse d'autant plus tran­quille (...). La philosophie thomiste a aussi peu de chances que possible du côté de l'*intelligentsia* bourgeoise avec sa fièvre de rationa­lisme ou d'irrationalisme refusant toute lumière supérieure, son asservissement à la mode et au temps, son souci des positions intellectuelles avantageuses et la passion qu'y a chacun de faire prévaloir son moi, ses ébahissements en face des Grands Mots, et ses révérences devant n'importe quel croquemitaine, qu'il s'appelle la Sémantique, ou Hegel-Marx (par lesquels on est si intimidé que pour leur échapper c'est à eux que l'on va deman­der sa route), ou la « Science » -- dont on ne sait pas grand chose sinon qu'en envoyant un homme dans la lune elle nous oblige à tout repenser. Eh bien, il y a des raisons de croire que ce qui est vrai de l'*intelligentsia bourgeoise* n'est pas vrai de la nouvelle *intelligentsia* en développement chez les hommes -- ouvriers, techniciens, artisans ou paysans -- que le travail manuel et les condi­tions de vie qu'il implique connaturalisent au réel concret. Leur manière d'approcher le domaine du connaître est toute différente -- avec ses avantages et ses inconvénients particuliers ; à tout prendre, elle reste sûrement plus saine et plus aérée, du moins quand ils ne sont pas intoxiqués par des stupéfiants tels que le matérialisme historique ou l'empirisme positiviste (...). Je tiens pour probable qu'un jour on s'apercevra que c'est dans l'appétit de vérité intégrale et la vitalité intellectuelle des élites ouvrières chrétiennes -- et d'abord des groupes contemplatifs voués par amour au travail des mains et aux moyens pauvres que la philosophie thomiste a dans notre pays une chance, une petite chance de s'assurer, parmi les activités d'ordre culturel, ce mince ruisseau de continuité historique, ce fil ténu de tradition créatrice qui constitue le minimum vital dont elle a besoin. ============== 165:64 #### Marcel Clément rédacteur en chef de « L'Homme nouveau » Sous ce titre, dans « L'Homme nouveau » du 4 mai, l'abbé André Richard a annoncé qu'il avait appelé Marcel Clément à prendre la tête de l'équipe rédactionnelle de ce journal. L'article de l'abbé Richard évoque en ces termes la personnalité et l'activité de Marcel Clément : J'ai le plaisir d'annoncer une bonne nouvelle à nos lecteurs et amis : Marcel Clément devient mon principal collaborateur et prend la tête de l'équipe de la rédaction de *l'Homme nouveau -- l'Avenir Catholique.* La personnalité de Marcel Clément s'est affirmée dans le monde catholique où il apparaît comme l'un des chefs de file de la génération des 40 ans. Il a bénéficié d'un ensemble de circonstances et d'une formation qui font de « lui un des rares laïcs ayant réalisé une œuvre doctrinale dont l'influence est déjà considérable. Après avoir rempli des missions importantes aux U.S.A., au Canada, au Vietnam et au Japon, il a occupé, à partir de 1946, la chaire de conjoncture économique à l'Uni­versité de Montréal. Ainsi a-t-il été conduit à produire, en 1953, une thèse de doctorat sur « L'Économie sociale selon Pie XII », qui a constitué le premier travail d'ensemble sur la pensée sociale de Pie XII. D'autres ouvrages de sociologie ont suivi, parmi lesquels « Le chef d'Entreprise », paru à la suite de ses cours à l'École des chefs d'entreprise du Patronat chrétien. Le dernier en date est un « Traité de Formation Sociale », qui vient de sortir. C'est un volume de 500 pages d'une force de synthèse et d'une limpi­dité qui en font une réussite pédagogique, grâce à l'expérience acquise par l'auteur au cours de douze années d'enseignement à l'Institut de Pédagogie familiale de Montréal. Marcel Clément est en effet, également, un spécialiste des questions concernant le mariage chrétien et la famille, comme en témoignent d'autres titres de ses œuvres, par exemple, « La Joie d'aimer », « La Femme et sa vocation », « L'Éducation familiale du jeune homme ». Conférencier, orateur, homme d'action, autant que professeur et auteur, Marcel Clément a fondé le « Centre français de socio­logie », dont les multiples sessions ont contribué à faire con­naître dans des milieux sans cesse élargis la doctrine sociale de l'Église. 166:64 Faut-il ajouter que, depuis des années déjà, il nous donne ici des articles, et que, par les tendances les plus instinctives comme les plus réfléchies de tout son être chrétien, il communie à l'intention profonde de l'*Homme Nouveau ?* En notre temps, le problème de l'unité... des catholiques se trouve posé avec plus d'acuité que jamais, en raison de la complexité d'une actualité souvent déchirante, mais aussi par l'appel et les impératifs du prochain Concile. *Panorama Chrétien* vient de publier une curieuse galerie de portraits. Cinquante-deux visages y représenteraient les courants divers du catholicisme actuel. Le directeur de l'*Homme nouveau* y figure entre André Cruziat, fondateur de *La Vie Nouvelle*, et Georges Montaron, directeur de *Témoignage Chrétien.* André Divajeu, qui commente cette manière de film, remar­que que « la diversité la plus légitime tourne, dans l'expérience, au déchirement scandaleux ». Mais il explique les divisions et les polémiques du catholicisme français par son sérieux et sa volonté d'incarnation dans le temporel. Cette notation ne manque pas de vérité psychologique. Les Français sont souvent sectaires par besoin de logique. Mais les forces de divergences qui entraînent, hélas ! au-delà des légi­times et riches diversités, marquent l'interférence de mystiques qui viennent dans notre cœur concurrencer l'appel du Royaume de Dieu, de la seule Unité, capable de composer et de rassem­bler, sans rien détruire ni froisser. C'est au service de cette Unité que se veut l'*Homme Nouveau,* c'est-à-dire non seulement son équipe de rédaction à laquelle Marcel Clément vient apporter désormais toutes ses forces et son dynamisme, mais les collaborateurs de son administration, l'ensemble fervent de ses diffuseurs et correspondants, et la famille toujours plus étendue de ses lecteurs. ============== fin du numéro 64. [^1]:  -- (1). Pour *Mater et Magistra,* nous suivons la numérotation et en général (à peu près) la traduction de l'Action populaire. [^2]:  -- (1). Et notamment des Jésuites de langue allemande. [^3]:  -- (1). *Quadragesimo Anno*, §§ 86-88, cité partiellement dans *Mater et Magistra* début de la première partie. [^4]:  -- (1). *Itinéraires*, n° 59, janvier 1962. [^5]:  -- (1). Sur ce point, voir notamment *Itinéraires*, n° 49, pages 6 à 10. [^6]:  -- (1). Comme le remarque très justement le commentaire de *Mater et Magistra* par l'Action populaire. [^7]:  -- (2). *Mater et Magistra*, § 34. Numérotation et traduction française de l'Action populaire. [^8]:  -- (1). Nous l'avons fait, d'ailleurs, aux chapitres II et III de notre ouvrage : *On ne se moque pas de Dieu* (Nouvelles Éditions Latines 1957). Après cinq années, il ne nous paraît pas nécessaire d'y revenir autrement : nous y renvoyons le lecteur. On pourra s'y reporter no­tamment si l'on veut étudier les motifs pour lesquels, plutôt que de dire « les hommes de droite » et « les hommes de gauche », il nous paraît beaucoup plus exact de dire d'une part : les hommes *que l'on répute de droite* et de dire d'autre part : les hommes *qui se procla­ment de gauche.* [^9]:  -- (1). Bloc-Notes du 8 avril 1961. [^10]:  -- (2). On a trop confondu en effet les moyens spécifiques que l'armée doit employer parfois ou souvent, avec ce qui est sa fonction et. sa vocation. L'armée emploie les armes, quand il est indispensable, pour repousser les agressions extérieures (classiques ou révolutionnaires) et pour maintenir l'ordre public. Toutefois l'armée, qui a la charge de faire la guerre, n'est pas faite pour la guerre, civile ou étrangère, mais bien évidemment pour le but auquel est. ordonné l'emploi des armes, c'est-à-dire pour la paix. Ce qui réclame d'elle une haute conscience de la paix, de l'unité nationale, du service du bien commun. Dans cette perspective, elle peut -- et par elle, l'État qui la commande -- coopérer éminemment à l'éducation civique. (Note de janvier 1959). [^11]:  -- (1). C'est le titre même du grand livre réformateur d'Henri Charlier : *Culture, École, Métier* (premier volume de la « Collection Itinéraires » aux Nouvelles Éditions Latines). [^12]:  -- (1). Voir en appendice, à la suite de cet article, une note bibliographique ancienne sur l'architecte Claude Perrault. [^13]:  -- (1). Nous avons donné un résumé le ces recherches dans notre brochure Arts et Missions éditée par l'Abbaye Saint-André-lez-Bruges (Belgique). On y trouvera, avec les tracés indispensables, des photographies de bâtiments de toutes époques et de tout pays. [^14]:  -- (2). Nouvelles Éditions Latines, 1957. [^15]:  -- (1). C'est la thèse de notre brochure : Arts et Missions. [^16]:  -- (1). Sur ce livre, voir *Itinéraires*, numéro 47, pages 73-74. [^17]:  -- (1). Publiée dans la première édition des Mémoires de Claude Per­rault (Avignon 1759). [^18]:  -- (1). Voir par exemple la *Jeanne d'Arc* de Régine Pernoud, Paris, édit. du Seuil. [^19]:  -- (1). Traduction du P. Sertillanges. [^20]:  -- (1). Voir « Saint Pie X ». [^21]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, n° 24, pp. 62-63. [^22]:  -- (1). *Itinéraires* numéro 26 de septembre 1958, pages 86 et 87, [^23]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, n, 50 : « Mise au point : le G.E.T.E.S. et cetera ». [^24]:  -- (1). La diversion anti-intégriste a été caractérisée plus haut (pp. 116-121) à partir des déclarations du P. Liégé au Nouveau Journal de Montréal. [^25]:  -- (1). Déclaration du P. Liégé dans *La Presse* de Montréal (4 avril 1962). [^26]:  -- (1). Voir Actes *de S.S. Pie XI,* Bonne Presse, tome XV, page 34, note 2. Le texte italien a paru aux Acta. à la suite du texte latin, ce qui en fait une traduction italienne « officielle ». -- Mais il n'existe aucun texte français officiel de l'Encyclique, et la même Bonne Presse, dans l'édition en brochure de *Divini Redemptoris*, a tort de maintenir de­puis vingt-cinq ans une mention flatteuse mais inexacte, tendant à faire croire à l'existence d'un texte français officiel. Ce n'est pas un détail -- cette affirmation est à l'origine de plus de vingt ans d'attitude non-critique en face d'une traduction qui, donnée pour *officielle*, deve­nait ainsi intangible. Il nous a fallu beaucoup de patience et d'efforts pour ouvrir une porte permettant de sortir de cette légende. Mais enfin cette porte est maintenant ouverte, et le P. Heckel, dans l'article cité, se réfère au « *texte latin, seul officiel* »*.* [^27]:  -- (2). Parue dans *Itinéraires*, n° 41 de mars 1960. Publiée en brochure, en 1961, aux Nouvelles Éditions Latines. [^28]:  -- (3). Le texte du P. Heckel porte : traduit ; mais manifestement il a voulu écrire : trahit, [^29]:  -- (4). Voir à ce sujet toutes les déclarations officielles du P.C.F. affirmant et expliquant que, dans l' « unité d'action », il n'acceptera en aucun cas d'être relégué au seul rôle de « *force d'appoint* ». [^30]:  -- (5). Voir notamment *La pratique de la dialectique*, spécialement pages 42 à 70 du tiré à part : il semble que les analyses et observations que j'y ai faites concernent des notions et des réalités entièrement étrangères à l'univers mental du P. Heckel. Ce qui m'apparaît comme constituant l'essentiel du danger fondamental de la « collaboration » avec le communisme est comme n'existant point à ses yeux, du moins dans son article cité. [^31]:  -- (6). C'est ainsi, par exemple, que l'abbé Joseph Comblin, dans son livre *Échec de l'Action catholique ?* (Éditions Universitaires 1961), parlant de ce que nous nommons la civilisation chrétienne, et à quoi il est fort loin d'être opposé, écrit ces lignes (p. 112) : « *On peut appeler cela une civilisation chrétienne. Mais cette notion de civilisation chrétienne est aujourd'hui avilie. La civilisation chrétienne s'entend à peu près dans le monde contemporain du christianisme sans la foi. Beaucoup d'hommes ont abandonné la foi et l'adhésion concrète à la vie et aux activités religieuses de l'Église, tout en prétendant demeurer fidèles aux restes de chrétienté qui survivent dans l'Occident contemporain...* » [^32]:  -- (1). Henry Bars : *La politique selon Jacques Maritain,* Éditions ouvrière 1961. [^33]:  -- (2). La mort de Mme Jacques Maritain (N.D.L.R.). [^34]:  -- (1). Le prix dont l'Académie française vient de m'honorer ne chan­gera, heureusement, rien à cela. (Note de Jacques Maritain).