# 65-07-62 5:65 ### Pour l'apaisement Dans cette affaire de *La Cité catholique,* pour notre part nous voulons deux choses, nous demandons deux choses, nous travaillons à obtenir deux choses, qui sont connexes et interdépendantes : nous réclamons LE DÉBAT et nous réclamons L'APAISEMENT. Il n'est pas possible de prendre une autre voie que celle du débat ; il n'est pas possible de déboucher ailleurs que dans l'apaisement. \*\*\* Il n'y aura pas de véritable apaisement si l'on escamote le débat ; il n'y aura pas de vrai débat s'il n'est inspiré par une volonté d'apaisement. De quoi faut-il débattre, et qu'importe-t-il d'apaiser ? A notre avis, il est inévitable de tirer au clair les accusations portées contre *La Cité catholique.* L'essentiel n'est pas de savoir s'il y a des faiblesses et des imperfections chez les laïcs de *La Cité catholique :* il y en a certainement, comme chez tous les autres laïcs et comme chez les hommes d'Église à tous les niveaux. L'essentiel est de savoir si oui ou non, *La Cité catholique* propose habituellement des doctrines et des méthodes contraires à la foi ou aux mœurs. 6:65 Autrement dit : s'il y a dans *La Cité catholique,* comme on l'insinue, des éléments statutaires, fondamentaux ou constants qu'il soit impossible de supporter à l'intérieur d'une communauté chrétienne. Bien entendu, il faut une bonne fois renoncer aux fariboles qui, en se répétant de mois en mois et d'année en année, deviennent des calomnies délibérées. Beaucoup de contre-vérités, même les plus extravagantes, peuvent dans un premier mouvement être le fruit de l'inadvertance, du malentendu, de la légèreté. Mais les rabâcher avec un entêtement inébranlable, en faire un système de diffamation invariable, sourd aux démentis et aux explications, n'est pas tolérable dans une communauté chrétienne. Répéter mécaniquement que Jean Ousset est un ancien communiste qui introduit parmi les catholiques une méthodologie communiste, qu'il travaille à un complot clandestin, qu'il appartient à un « lobby national-catholique », qu'il « considère les Encycliques comme un recueil de textes destinés à l'agitation politique », cela doit finir. Cela doit finir, car ce sont des mensonges pour une guerre à mort. Les mensonges pour une guerre à mort n'ont pas leur place dans une communauté chrétienne. Le vrai débat est un débat de fond. Il porte sur la valeur et sur l'interprétation des documents pontificaux, sur la doctrine sociale de l'Église, sur la « théologie du laïcat », sur le règne du Cœur de Jésus et sur quantité de questions analogues et de réalités connexes. 7:65 Le vivant témoignage de *La Cité catholique* a normalement conduit les esprits qui réfléchissent à se poser des questions et à remettre en question tout un ensemble d'opinions, d'habitudes et de préjugés. Ce débat est-il souhaitable, est-il actuellement opportun, ou est-il prématuré ? Il fallait se le demander *avant.* En fait, le débat est ouvert, et il serait impossible maintenant de tourner la page sans avoir tiré au clair les grandes idées qui sont en jeu. Depuis plus de deux années, toute sorte d'objections insinuantes ou fracassantes, formulées à l'encontre de *La Cité catholique,* ont été non pas débattues entre spécialistes, mais portées devant l'ensemble du peuple chrétien, dans trois ou quatre continents. Il faut confronter *au fond* la substance de ces objections et la substance des réponses fournies. Le débat, ce n'est pas seulement de renoncer enfin aux calomnies vulgaires ; c'est aussi d'en venir à prendre en considération sérieuse les réponses produites par *La Cité catholique,* notamment dans le numéro 129 de *Verbe,* et à peser méthodiquement, clairement, loyalement le pour et le contre, quant à la doctrine et quant à la méthode. \*\*\* L'apaisement sera le fruit d'un débat vrai. Si ce débat n'aboutit pas à établir théologiquement que *La Cité catholique* est dans l'Église un intolérable corps étranger, alors il faudra bien décider une bonne fois de la supporter, de l'admettre, de lui faire sa place et de la laisser travailler en paix. 8:65 Le débat n'a pas pour objectif de convain­cre tout le monde que la méthode de *La Cité catholique* est la meilleure, ou la seule, ou qu'elle suffit à tout. Il y a plusieurs demeures dans notre commune maison. La demeure qui est celle de *La Cité catholique* doit être reconnue pour ce qu'elle est, c'est-à-dire, croyons-nous, licite, utile honorable et, à sa place, nécessaire. Ses diffé­rences avec d'autres demeures étant plus exac­tement comprises, la cohabitation, la coopération, la complémentarité en seront éclairées et facilitées. L'apaisement est œuvre de justice et d'amour, dans la vérité, dans la clarté. Ce qu'il y eut, ce qu'il y a encore de violemment révoltant dans les attaques menées contre *La Cité catholique,* c'est que beaucoup d'entre elles procèdent consciemment ou inconsciemment de manière à créer *l'irréparable :* elles sont conduites dans un esprit de rupture définitive, de guerre à mort. Ou du moins, elles en ont l'apparence et elles risquent, involontairement peut-être, d'en avoir la portée. Elles ne cherchent pas à convaincre *La Cité catholique,* mais à l'écraser ou à l'exclure. Contre quoi, nous avons dû faire front et nous le ferons, autant qu'il est en nous, autant qu'il le faudra. Sans pourtant vouloir de notre côté exclure ou écraser ceux qui se sont dressés comme d'implacables adversaires. Dans cet affrontement d'aujourd'hui, que Dieu nous aide à ne pas blesser, en nos frères devenus un moment ennemis, la communauté retrouvée de demain. 9:65 L'apaisement, c'est l'amitié chrétienne dans la diversité des vocations. Le débat est *pour* l'apaisement. \*\*\* L'histoire de l'Église nous montre que la persécution dans l'Église, entre chrétiens, n'est pas un phénomène exceptionnel. Aussi n'allons-nous point jusqu'à nourrir des illusions chimériques. L'histoire de l'Église nous montre encore que les persécuteurs eux aussi croient souvent travailler pour le Royaume de Dieu : il faut en tenir compte et s'en souvenir, malgré beaucoup d'apparences contraires. La *pax in terra* promise et donnée aux hommes de bonne volonté est parfaitement réelle, elle n'est pourtant pas la *requies sempiterna* et la *lux perpetua* que nous espérons. Au demeurant, l'apaisement général ne dépend pas de nous seuls. Du moins pouvons-nous contribuer à créer, à maintenir, à étendre une zone, petite et limitée, mais ouverte, d'apaisement. Tous ceux, quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent, qui rechercheront le débat vrai et l'apaisement, avec eux, en cela, nous marcherons la main dans la main. \*\*\* 10:65 Le débat que l'on refuse ailleurs, -- que l'on refuse après l'avoir provoqué et rendu inévitable, -- il aura du moins eu lieu dans la revue *Itinéraires.* Cela dépend de nous. Nous écoutons ceux qui n'écoutent pas. Ils peuvent peut-être empêcher beaucoup de choses, ils ne peuvent pas empêcher qu'ici soient débattus le pour et le contre des questions qu'ils ont voulu trancher unilatéralement. Jean MADIRAN. 11:65 ### Huit remarques sur le sorassisme #### Remarque I Par acclamations, les plus grands noms de la théologie française installée ont porté le livre du P. de Soras sur le pavois. De théologiens, on aurait attendu la science, l'argumentation, l'examen critique et tout ce que comporte leur état. Leur apport *théologique* a été nul -- ils ont acclamé, point c'est tout. Ils ont tenu à s'identifier exactement au portrait qui avait été fait d'eux ([^1]) : ils prononcent des oracles, ils n'en communiquent pas les raisons. Ils jettent dans la balance l'autorité morale qui s'attache à leur état, mais ils n'en remplissent pas la fonction. En l'occurrence, *ils ne sont pas* des théologiens *en acte.* Ils se sont alignés sur l'oracle du P. Jean Villain ([^2]), prononçant au sujet du livre du P. de Soras : « *Jamais sans doute rien, de si précis et de si solide n'avait été écrit sur ce sujet.* » Leur doctrine concernant les documents pontificaux, c'est celle du P. de Soras ; ou plus exactement, celle du P. de Soras contient la leur, en la portant à un point jusqu'ici inouï d'achèvement, de solidité, de précision. Leur doctrine en la matière c'est le sorassisme, ils sont sorassiens. Le P. Le Blond a donné son adhésion dans les *Études* de février. Le P. de Lubac a exprimé son accord complet dans la *Nouvelle revue théologique* ([^3]), il trouve le sorassisme si « fortement motivé » qu'il n'y ajoute aucun motif de son cru, il y appose seulement le label de sa signature. La « théologie missionnaire » des Dominicains du Cerf a semblablement donné son adhésion ([^4]). 12:65 Ils n'ont fait aucune réserve. Ils n'ont apporté aucun complément. Ils n'ont esquissé aucune discussion. L'accord, pour une fois, est total entre les théologiens, du moins entre ces théologiens-là. S'ils ont publiquement fait acte de présence, ce fut pour contresigner le livre du P. de Soras et le recommander au peuple chrétien. Leur chœur unanime, à la manière dont autrefois on disait -- Rome *a parlé,* a cette fois solennellement prononcé : Soras *a parlé.* Encore, s'agissant de Rome, les théologiens se reconnaissaient -- et dans le sorassisme se reconnaissent de plus en plus -- le droit, le devoir, la fonction d'expliquer, de commenter, de déterminer la nature et la portée de chaque affirmation, d'en expliciter les notes théologiques. Faute de quoi, on serait intégriste, puisque l'intégrisme consiste, comme on le sait, en une « incapacité de distinguer, à l'aide des diverses notes théologiques, ce qui, dans la doctrine, est définitivement fixé, susceptible de progrès, ou laissé encore à la libre discussion ». Cela vaut pour la doctrine des Papes. Cela ne vaut point pour la doctrine sorassienne : elle ne laisse rien à la libre discussion, et elle ne comporte, étant parfaitement achevée, aucun point qui soit encore susceptible de progrès. Il n'y a qu'à la recevoir, de préférence au garde-à-vous. Les plus grands noms sus-nommés ont fait au livre du P. de. Soras *précisément la sorte d'accueil* qu'ils reprochent à l'intégrisme de faire aux documents pontificaux. Ils sont les intégristes du sorassisme. Voilà qui est psychologiquement curieux ; et sociologiquement important. Cela ne correspond d'ailleurs point, semble-t-il, à l'intention personnelle du P. de Soras : il avait posé des questions, ouvert un débat. Les sorassiens ont fait de son livre l'expression suffisante et définitive du sorassisme intégral. \*\*\* 13:65 Donc, par cet accueil mécanique et passif, les grands noms de la théologie installée ont apporté leur secours et leur concours publicitaires : mais uniquement publicitaires. A aucun degré théologique. En face de Jean Ousset, qu'ils veulent réputer simpliste et ignorant, en face des réponses de Jean Ousset, il n'y eut plus personne, plus aucun théologien. Séparément ou tous ensemble, ils n'ont pas articulé l'ombre d'un argument. *Soras a parlé :* point final. Leur carence THÉOLOGIQUE a été totale. Totale par l'accueil non-critique et automatique des propositions sorassiennes (y compris ce qu'elles contiennent d'insuffisant, d'équivoque et de dangereux). Totale, d'autre part, en ce qui concerne *l'examen des objections fondamentales que Jean Ousset a opposées au sorassisme.* Parmi ces objections fondamentales, je retiendrai celle-ci ([^5]) : « D'une part, on pose en principe qu'il appartient aux laïcs de régler les affaires de la Cité, et d'autre part on refuse de leur reconnaître jusqu'à la compé­tence nécessaire pour comprendre ce qui, dans les documents pontificaux, intéresse ces affaires de la Cité dont on les charge par ailleurs (...). Si, comme on le craint, la pensée du P. de Soras est que, les théolo­giens seuls ont compétence pour comprendre les tex­tes pontificaux concernant -- les choses politiques et so­ciales, la conclusion est qu'il doit être interdit désor­mais aux laïcs de rien faire au plan, social sans la di­rection continuelle d'un prêtre et le contrôle direct de théologiens (...). Croit-on qu'un marin, un chirurgien, un notaire soient normalement moins compétents que le prêtre pour saisir le sens d'un de ces admirables discours que Pie XII a pu adresser à des marins sur des questions concernant leur état, à des chirurgiens sur des questions concernant la chirurgie, à des notaires sur des questions concernant le droit et le notariat ? Et, qu'on ne nous fasse pas dire que par là nous croyons sans intérêt l'assistance d'un prêtre pour l'étude de la doctrine sociale chrétienne. Nous refusons d'admettre seulement ce qui est pratiquement suggéré ici, à savoir qu'il est normalement impossible à des laïcs non assistés directement par des théologiens de se former sérieusement à cette doctrine sociale de l'Église dont Pie XII, lui, n'a pas craint de dire : « *La doctrine sociale de l'Église est claire dans tous ses aspects.* » 14:65 Objection foudroyante faite au cléricalisme sorassien, à ce cléricalisme que le P. Calmel a nommé « un cléricalisme inversé » ([^6]). De fait, les théologiens du cléricalisme ont été comme foudroyés. Ils ont renoncé au travail théologique qui eut consisté à confronter l'enseignement sorassien et l'objection de Jean Ousset, à peser le pour et le contre, à rechercher si la vérité se situe ici, ou là, ou ailleurs. Ils avaient anathématisé un Jean Ousset de légende. Ils ont préféré ne pas se mesurer avec la pensée réelle du Jean Ousset réel. Ils avaient donné à Jean Ousset les étiquettes d'intégriste, d'incompétent, d'imbécile, de simpliste, de pauvre. Et ils sont tombés sur un roc. De la réponse de Jean Ousset au réquisitoire sorassien, ils n'ont rien dit parce qu'ils n'ont encore rien trouvé à en dire. Ils ne *peuvent* pas répondre *au fond*, ils ne le peuvent pas sans risquer de se découvrir théologiquement. Ce qui atteste en tout état de cause que les positions théologiques de Jean Ousset ne sont pas si mauvaises. \*\*\* La théologie est une science (qui s'apprend même si l'on est laïc et qui, je le rappelle, s'oublie, même si l'on est clerc). Ce n'est pas une pure érudition matérielle. Il y a aussi son *esprit.* Quant à l'esprit de la théologie sorassienne, et à sa méthode, Jean Ousset a énoncé l'objection suivante ([^7]) : « Sous prétexte que, pour désigner les deux pouvoirs (spirituel et temporel), nous nous sommes servis de l'antique formule des « deux glaives », le procédé (du P. de Soras) consiste à opposer globalement : -- d'une part la théorie du pouvoir direct de l'Église sur l'État dont Gilles de Rome (non cité dans *Pour qu'Il règne*) fut le fameux représentant, -- et d'autre part, sous prétexte que nous avons cité Bellarmin, la théorie dite du « pouvoir indirect » dont le grand cardinal est l'illustre défenseur. 15:65 A procéder ainsi, on devine la facilité avec laquelle un esprit mal intentionné peut vous faire passer pour incohérent et contradictoire. Fort heureusement, ce n'est pas le cas du P. de Soras, qui tout le premier reconnaît que les deux théories ne sont pas aussi rigoureusement contradictoires qu'il nous l'avait fait craindre au premier abord. Alors pourquoi sembler ironiser sur ce chapitre de *Pour qu'Il règne ?* Nous avouons ne pas aimer cette méthode qui consiste à souligner ce qui peut laisser croire à d'irrémédiables cassures entre les grandes théories de l'Église. Nous est-il interdit de chercher plutôt, sous la divergence des formules de ses saints docteurs, ce par quoi se manifeste leur union essentielle et profonde ? ...Est-il répréhensible d'employer aujourd'hui l'image des « deux glaives » pour désigner ce qui de toutes façons subsistera toujours dans un enseignement chrétien : la distinction des deux pouvoirs. Pour tout dire, nous préférons *l'esprit de la communion des* *saints à la dialectique*. Nous préférons l'esprit de cet ouvrage si peu connu et si caractéristique pourtant du genre de saint Thomas d'Aquin : *La Chaîne d'Or*. Ou­vrage où près de soixante Pères ou écrivains ecclésias­tiques, dont quarante environ appartenant à l'Église grecque et une vingtaine appartenant à l'Église latine sont, malgré les divergences que d'autres auraient pensé à souligner, évoqués tour à tour par le saint Docteur, avec un ordre si parfait, un à propos si juste, une pertinence si consommée, à donner l'explication littérale et mystique des quatre Évangiles qu'on croi­rait, remarquait déjà le premier historien de saint Thomas, Barthélemy de Lucques, que tout l'ouvrage est d'une seule et même pensée... » Une réponse comme celle que l'on vient de lire, ils ne s'en vantent pas, et ils ont raison, ils préfèrent la passer sous silence. Mais cette réponse est entendue dans l'Église universelle, et l'on y médite présentement son discernement opportun des deux esprits : celui de la dialectique, celui de la communion des saints. Que les théologiens, -- les théologiens avec ou sans titres ronflants, mais *en acte*, -- s'assemblent, et qu'ils examinent. Qu'ils confrontent la critique émise par le P. de Soras et la réponse produite par Jean Ousset. Ils verront clairement qui a donné, et qui a reçu, une leçon de théologie. \*\*\* 16:65 Le tort du P. de Soras était d'aller chercher Gilles de Rome et Bellarmin, de feindre que Jean Ousset se référait aux théories du premier et à celles du second, et de l'entraimer, comme en un piège, dans les arcanes de l'érudition : « Mon jeune ami, vos formules évoquent Gilles de Rome, d'une part, et Bellarmin, d'autre part. Voulez-vous me dire comment vous pouvez concilier ces deux systèmes ? » Gilson dit que la différence entre le philosophe et le professeur de philosophie, c'est que le philosophe parle des choses, tandis que le professeur de philosophie parle des philosophies ([^8]). La différence entre le théologien et le professeur de théologie doit être plus ou moins analogue... Le savoir n'est pas donné aux théologiens (ni aux professeurs de théologie) pour tenter d'embrouiller et d'humilier le contradicteur. Le savoir est donné aux théologiens pour éclairer les esprits, pour aider les consciences. Quand un théologien utilise malignement son savoir à embrouiller plutôt qu'à éclairer, il ne fait ni œuvre sainte ni œuvre saine. Mais la réponse de Jean Ousset a été fulgurante. Cette réponse était publique déjà, et déjà connue, quand le P. Jean Villain a cru pouvoir se permettre d'écrire les lignes que voici ([^9]) : « *La Cité catholique* se fait de la royauté sociale et politique du Christ une conception qui ne coïncide pas avec les enseignements des derniers Papes. *Elle se réfère* ([^10]) soit à la théorie du pouvoir direct de l'Église sur l'État, de Gilles de Rome, soit à la théorie du pouvoir indirect de Bellarmin, sans tenir compte de l'évolution qui se manifeste de plus en plus dans l'Église sur les rapports de l'Église et de l'État. » Ces lignes du P. Villain ne relèvent aucunement de la théologie, mais des tristes curiosités de l'histoire des mœurs intellectuelles, et c'est à ce titre seulement que je les mentionne. 17:65 *La Cité catholique* ne se réfère pas aux théories de Gilles de Rome ni à celles de Bellarmin ; elle s'en est expliquée ; elle se réfère précisément aux « enseignements des derniers Papes », à *Quas primas* de Pie XI, à *Summi Pontificatus* de Pie XII : et celui qu'on n'a jamais vu, dans son œuvre écrite, se référer explicitement à ces enseignements les plus récents de l'Église sur le Christ-Roi, c'est précisément le P. Jean Villain. J'y reviendrai. Je voulais seulement noter ici qu'il avait situé son propos en dehors de la théologie, dans la contre-vérité matérielle pure et simple. \*\*\* Des théologiens avaient pris l'initiative d'une mauvaise querelle, d'une querelle injuste, mais enfin d'une querelle théologique, du moins chez le P. de Soras, portant principalement sur la manière d'interpréter les documents pontificaux. On leur a offert un débat théologique. Mis au pied du mur, ils ont refusé le débat. On n'a plus vu nulle part leur théologie. Ils n'ont plus produit aucune argumentation. Ils font mine de n'avoir pas entendu les réponses. Ils vont dire partout : Soras *a parlé,* en omettant d'ajouter : *et il est réfuté*. Ils jouent leur partie au niveau de l'information unilatérale, de la publicité orchestrée, de l'intimidation cléricale ; nullement au niveau de la théologie. Telle est la substance de ma première remarque. 18:65 #### Remarque II Il y a, dit le P. de Soras, deux manières de trahir les documents pontificaux ([^11]) : « La première trahison consiste à traiter ces textes magistériels comme s'ils étaient si souples qu'il serait loisible de les ployer à merci, comme on plie des textes inconsistants, au gré des partis pris. La deuxième trahison tend à les interpréter comme des textes si homogènes et si rigides qu'ils deviennent alors des instruments de fer, qui brisent les initiatives dans l'Église et y amortissent, sous prétexte d'unanimité, la juste liberté des enfants de Dieu. » Or tout le sorassisme est uniquement tourné contre cette seconde « trahison ». La première n'est mentionnée que par clause de style, au passage, pour se donner une allure d'équilibre et d'impartialité. Où sont les travaux de la théologie sorassienne concernant la première sorte de trahison ? Ils n'existent pas. On la mentionne mais on la laisse courir. Cette unilatéralité systématique introduit un infléchissement qui vicie toute la méthode sorassienne de lecture des documents pontificaux. \*\*\* 19:65 Quant à L'INSTRUMENT DE FER, qui BRISE LES INITIATIVES DANS L'ÉGLISE, et qui, sous prétexte d'unanimité, « amortit » la juste liberté des enfants de Dieu, les sorassiens n'en donnent aucun exemple. Les libertés, justes ou non, qui ont été « amorties », ne l'ont pas été par un texte doctrinal, ni par son interprétation trop rigide : elles l'ont été par des interventions disciplinaires du Saint-Siège. Oui, certaines initiatives dans l'Église ont été interrompues ou limitées. Oui, on a parlé pour leur défense de la « juste liberté des enfants de Dieu ». On avait tort ou on avait raison : je veux dire que je n'entre pas ici dans cet autre débat. Mais ce débat, justement, est autre. Il ne concerne pas *La Cité catholique,* qui n'a brisé ni cherché à briser aucune initiative. Ou il ne peut concerner *La Cité catholique* que par représailles : le Saint-Siège ayant pris des mesures que l'on n'approuve pas, on s'en venge sur ceux qui manifestent une particulière fidélité doctrinale au Saint-Siège. De toutes façons, cette histoire d'INSTRUMENT DE FER n'a rien à voir avec la manière d'interpréter et d'enseigner la doctrine contenue dans les documents pontificaux ; elle vise le gouvernement de l'Église, la mise en œuvre de la discipline et de l'administration ecclésiastiques. Ne confondons pas. Mais il existe pourtant un autre « instrument de fer », au moins virtuel : celui des théologiens sans mandat, et souvent, en acte, sans théologie, qui s'acharnent à briser *La Cité catholique.* Car enfin *La Cité catholique* est « une initiative dans l'Église » : ou alors elle est quoi ? Une initiative étonnante sous plus d'un rapport, mais on dirait qu'ils n'en savent rien. On dirait que le terme d' « initiative » ne peut s'appliquer qu'à celles qui vont dans le sens de leur conformisme et de leur unanimité publicitaire. *La Cité catholique* est une initiative de la liberté des enfants de Dieu : et c'est elle que l'on veut briser « sous prétexte d'unanimité », -- parfois en invoquant l'unanimité d'une pastorale d'ensemble. Est-il donc permis de se servir contre elle d'un « instrument de fer », à la seule condition que cet instrument de fer *ne soit pas* tiré de la doctrine pontificale ? \*\*\* 20:65 Quant à énoncer « l'expérience montre que l'on peut trahir de deux manières » ([^12]) la grâce que nous apportent les documents pontificaux, et quant à énoncer que ces deux manières sont celles définies par le P. de Soras, nous oserions dire que cela est véritablement *simpliste* si ce mot n'avait fait l'objet d'un emploi intempérant. Les deux manières du P. de Soras existent ou peuvent exister. Elles n'englobent ni ne résument, il s'en faut, tout ce que « l'expérience montre », du moins tout ce qu'elle montre, et quotidiennement, à un simple usager. Cette manière de réduire les problèmes de pensée à deux catégories et à deux seulement (ainsi l'exige la dialectique ?), -- et à deux catégories toujours matérielles, spatiales, quantitatives, encaserne l'intelligence, l'emprisonne, la drogue, l'abrutit : on juge de quasiment toutes choses d'après les *deux* catégories *matérielles* de plus et de moins, de trop et de pas assez, de minimiser et de majorer, de droite et de gauche, de passé et d'avenir. C'est une machinerie à stériliser la pensée. Il existe d'autres manières de « trahir » les documents pontificaux qui ne se réduisent aucunement aux « deux » seules définies par le P. de Soras. Une manière très courante de les trahir est l'omission. Un théologien a parlé de l' « hérésie cryptogamique » ([^13]). Elle consiste notamment en ceci : une prédication, dit-il en substance, qui serait littéralement exacte, mais qui ne parlerait jamais (par exemple) des Anges, ni de l'Enfer, qui omettrait méthodiquement les vérités de foi les concernant, et laisserait le peuple chrétien dans l'ignorance à leur sujet, serait une très réelle hérésie : une hérésie qui pourtant ne se manifesterait par aucune proposition explicite et condamnable, mais seulement par une omission permanente ayant de très lourdes conséquences. L'analogue, ou l'équivalent, se rencontre tous les jours en matière de doctrine sociale. La mise entre parenthèses du « principe de subsidiarité » ([^14]) pendant plus d'un quart de siècle est très probablement l'une des causes principales de la déviation d'ensemble, dans certains milieux, dans certaines organisations ou dans certains pays, de l'enseignement social. 21:65 Cette omission n'est d'ailleurs pas isolée, mais articulée avec d'autres, l'omission de la doctrine du Christ-Roi, l'omission de la doctrine catholique de l'État, l'omission partielle ou totale de la doctrine catholique de l'école. On ne peut s'en apercevoir qu'à la longue, et parfois bien tard, quand le mal est installé, profond, habituel. Car une omission peut être accidentelle, pédagogique, méthodologique ; apparente et non pas réelle ; tout le monde ne peut pas tout dire en même temps, pas même le Pape, qui déclare : « On n'est pas obligé et il est impossible de rappeler à tous et en toutes occasions tout ce qui a déjà été dit ([^15]). » Compte tenu aussi largement qu'on le voudra des nécessités du langage discursif, qui ne peut dire les choses que les unes après les autres et non pas simultanément, il n'en reste pas moins que des omissions constantes, prolongées pendant dix, vingt, trente années, constituent une très lourde et très nocive « trahison » de la doctrine, pour reprendre le mot du P. de Soras : une « trahison » au moins aussi grave, et probablement même plus grave encore, que les deux trahisons auxquelles il limite son schéma. Car ces deux trahisons-là, nous sommes tout de même défendus contre elles par le bon sens et par l'esprit de foi ; tandis qu'il est bien impossible au peuple chrétien d'aller inventer de lui-même ce qu'on met un soin rigoureux à ne lui dire jamais. Le P. de Soras est également passé à côté d'un autre problème de toute première importance posé en notre temps par la lecture des documents pontificaux : et qui est qu'on ne les lit point. On peut ici invoquer en tout premier lieu le témoignage des Papes eux-mêmes, qui désignent comme l'un des plus grands malheurs de notre temps L'IGNORANCE RELIGIEUSE en général, -- l'ignorance des chrétiens, -- et l'ignorance DE LA DOCTRINE SOCIALE en particulier. C'est à ce reproche, c'est à cet appel qu'a répondu la fondation de *La Cité catholique.* Mais le P. de Soras, apparemment, n'en sait rien. 22:65 En 1937, Pie XI déclarait : « Si le comportement de certains catholiques n'a pas été sans reproche dans le domaine économique et social, la cause en fut souvent dans le fait qu'ils n'avaient pas suffisamment médité les enseignements des Souverains Pontifes en cette matière. C'est pourquoi il faut que dans tous les milieux, d'une manière appropriée au niveau intellectuel de chacun, les esprits se forment davantage à l'étude de la doctrine sociale. » ([^16]) Ce texte de 1937 est un texte « ancien », il est vieux d'un quart de siècle ? Si je le reprends, c'est parce qu'il a été cité et commenté, en 1953, par un docteur sorassien, qu'aucun sorassien ne récusera : le P. Jean Villain. Et le P. Jean Villain commentait en ces termes : « Nous devons avoir le courage de dire que ce reproche du Souverain Pontife atteint avant tout le clergé -- qui n'a pas assez enseigné la doctrine sociale de l'Église -- et qui, en bien des cas, aurait été tout à fait incapable de l'enseigner, car il ne la connaissait pas, ne l'ayant jamais étudiée sérieusement ; il atteint aussi les élites chrétiennes. » ([^17]) Au témoignage du P. Jean Villain, ajoutons le témoignage de Joseph Folliet qui va dans le même sens ; il a paru dans *La Croix* du 14 février 1961 : « Il y a quelque trente ans, Jacques Maritain déplorait la « terrifiante inattention » opposée par les catholiques aux enseignements sociaux de Léon XIII. Je ne suis pas certain que les successeurs de Léon XIII aient obtenu des fidèles beaucoup plus d'attention. Le résultat de ces inattentions, successives est une épouvantable ignorance. Pour la majorité des catholiques, même « croyants et pratiquants », si j'ose employer ce déplorable cliché, la doctrine sociale de l'Église est comme si elle n'était pas. Beaucoup ne savent même pas qu'elle existe. Un grand nombre n'en connaissent que des bribes. » Voilà, en la matière, le grand problème, le premier problème. Il est complètement inaperçu chez le P. de Soras. 23:65 Le propre de *La Cité catholique* est d'avoir apporté une solution à ce problème. *La Cité catholique* a réussi à provoquer un intérêt suivi et studieux pour les documents pontificaux chez des catholiques de tous les milieux sociaux, de tous les niveaux intellectuels, et chez DES INCROYANTS EN NOMBRE CROISSANT. Je dis bien -- un intérêt suivi et studieux. Non pas une curiosité occasionnelle, non pas une lecture cursive au moment où la presse en parle, non pas un regard rapide et superficiel, mais L'ÉTUDE MÉTHODIQUE ET PROLONGÉE*.* Va-t-on en remercier *La Cité catholique ?* Ou seulement lui en donner acte ? Au contraire : on ne le lui pardonne pas. On ne lui pardonne pas d'avoir réussi là où l'on échouait et où l'on continue bien souvent à échouer. *La Cité catholique* a réussi -- dans plus de dix-sept nations réparties sur trois continents -- par la mise en œuvre d'une initiative nouvelle : d'une « option pédagogique ». Dont voici un aspect : trois ou quatre personnes prennent tous les soirs le même train de banlieue en rentrant de leur travail, elles ont une demi-heure de trajet. A force de se voir, elles se connaissent, elles se parlent, et, selon la profonde remarque de Chesterton, « pour une fois où elles parlent du montant de leur salaire, il leur arrivera dix fois de se dire que le jour est beau, que le monde est drôlement bâti, que tout n'est pas rose dans le mariage, que leurs enfants sont tout de même bien gentils, qu'elles s'amusaient mieux quand elles étaient jeunes, bref de méditer vaguement sur le sens ultime de leur destinée ». Une ou deux fois par semaine, elles décident de consacrer cette demi-heure de train à étudier et méditer en commun les fascicules de *Verbe,* qui ont été CONÇUS POUR CELA. C'est alors une « cellule » une de ces fameuses « cellules » de *La Cité catholique* une « cellule de train », selon le cas explicitement envisagé par Pie XII, mais réalisé par qui ? Et cela marche. Et cela fonctionne. Et cela s'étend. C'est l' « option pédagogique ». Dont on ne parle point. Ou, si le P. de Soras en parle, c'est pour mentionner en une ligne «* les options pédagogiques faites dans les documents du magistère *» ([^18]), ce qui est une méchanceté inqualifiable. Il ne s'agit aucunement de *choisir dans* les documents pontificaux, mais de *choisir une méthode.* Le P. de Soras renvoie sur ce point à *Pour qu'Il règne.* Jean Ousset répond ([^19]) : 24:65 « Quant aux *options pédagogiques,* la formule est présentée ici (c'est-à-dire par le P. de Soras) dans un sens rigoureusement différent de celui que chacun peut découvrir à la référence indiquée. Il n'y est nullement question, en effet, d' « options pédagogiques faites par *La Cité catholique* dans les documents du magistère ». On y lit ceci, qui est très différent : « L'option que nous prenons ne porte pas sur telle ou telle solution d'un problème politique concret, mais sur la technique de diffusion doctrinale. Option de méthode, option pédagogique... » Plutôt que d'examiner l'option pédagogique -- l'option qui réussit là où tant d'autres avaient échoué -- le P. de Soras la défigure. Il s'agit des *cellules :* qui sont des cercles d'études, mais de cadre souple et vivant, telles qu'elles ont été recommandées par Pie XII. Quand les sorassiens parlent de telles cellules ils feignent d'y voir une imitation du communisme, et c'est le P. de Soras lui-même qui prétend que L'ORGANISATION CELLULAIRE de *La Cité catholique* LUI A ÉTÉ SUGGÉRÉE PAR L'EXEMPLE DU TRÈS DANGEREUX PARTI COMMUNISTE ([^20]). Cette « organisation cellulaire », le P. de Soras ne la connaît pas, il fait simplement un jeu de mots, un vulgaire calembour, s'il y a « cellule », il y a « méthode communiste ». Il est impossible d'accepter de confondre la théologie avec un calembour menteur. Mais derrière cette contre-vérité caractérisée, il y a l'esquive. On esquive la question. On ne dira point, on n'examinera point *en quoi* consiste réellement l' « option pédagogique » ; on cherchera encore moins à la *juger à ses fruits.* On présente cette option tantôt comme un choix arbitraire opéré parmi les enseignements pontificaux, tantôt comme une méthode empruntée aux communistes. Sur ce point, le procès fait à *La Cité catholique* est, sous son étiquette théologique, entièrement étranger à la théologie, entièrement indigne de la théologie. 25:65 #### Remarque III La méthode historique recommandée par le P. de Soras pour la lecture des documents pontificaux comporte manifestement une part de vérité. Elle comporte aussi une part notable d'approximation dangereuse et, semble-t-il, un grand risque d'erreur. En voici, sur pièces, deux exemples précis. \*\*\* Le premier de ces deux exemples est susceptible de rappeler que les circonstances historiques d'une Encyclique sont le plus souvent indiquées *par cette Encyclique elle-même.* Cela, le sorassisme le méconnaît, ou en méconnaît la valeur et la portée, et paraît nous inviter à chercher *en dehors* des documents pontificaux les éléments historiques d'interprétation, alors que, dans la mesure où ces éléments doivent effectivement entrer en ligne de compte, ils sont mentionnés, voire analysés en détail, dans l'exposé pontifical. Cela est d'autant plus important que l'analyse historique contenue dans le document pontifical lui-même peut être différente (et même contraire) de l'analyse donnée par les historiens. Voici mon exemple : l'Encyclique *Au milieu des sollicitudes* de Léon XIII. Elle répond à une situation en France. Quelle situation ? Celle que créait « l'apaisement de l'anticléricalisme républicain », dit l'historien religieux de la France contemporaine que les théologiens de l'école du P. de Soras ont honoré et recommandé de toutes les manières. 26:65 Mais en sens contraire le texte même de Léon XIII, dans son Encyclique *Au milieu des sollicitudes,* et dans sa seconde Encyclique *Notre consolation* qui explicitement commente la première, affirme que la situation française est caractérisée par une aggravation continuelle de c'est anticléricalisme. On peut dire que Léon XIII se trompe en cela, que les historiens le savent mieux que lui, que le Pape n'a aucun charisme d'infaillibilité pour l'analyse historique. On peut le dire, et je ne crois pas que l'on ait tout à fait raison, mais ce n'est pas cela qui est en cause. Léon XIII écrit l'Encyclique *Au milieu des sollicitudes* dans l'idée de faire face à un RENFORCEMENT de l'anti-cléricalisme. Si l'on applique la méthode sorassienne, si l'on consulte les historiens, ou du moins certains d'entre eux (mais lesquels faut-il consulter ?), on croira au contraire qu'il avait dans l'idée de répondre à un APAISEMENT de l'anticléricalisme ([^21]). A quoi conduit cette remarque ? A se demander *de quelles* circonstances historiques il s'agit de tenir compte. De celles qui sont (plus ou moins) scientifiquement établies par la science humaine, ou de celles qui apparaissent au regard surnaturel que le Souverain Pontife jette sur le déroulement de l'histoire ? Voilà une question théologique que posera quiconque a une certaine pratique personnelle de la lecture des documents pontificaux. Cette question théologique est absente de la théologie sorassienne. Et je le précise : cette question ne consiste pas à opposer globalement la science humaine de l'histoire et le regard surnaturel que le Souverain Pontife jette sur cette même histoire. Il n'y a pas une science historique, une méthode historique, établies, incontestées. Il y a une histoire qui, selon Péguy, est une fausse histoire. Il y a une méthode historique, il y a une philosophie historique qui sont contestables et contestées, et qui sont une cause permanente d'interprétation erronée des documents pontificaux. Le sorassisme, apparemment, n'en sait rien. \*\*\* 27:65 Seconde pièce. C'est un exemple vraiment caractéristique, que j'emprunte au P. Jean Villain. Emprunt qui n'est point arbitraire : il est fait dans son article : *Comment lire les Encycliques sociales,* et dans son ouvrage. L'enseignement *social de l'Église*, sur lesquels s'appuie l'exposé doctrinal du P. de Soras et qu'il recommande expressément ([^22]). Dans l'article, le P. Villain, en des termes très exactement sorassiens, enseigne qu' « il est bien difficile de pénétrer vraiment au cœur d'une encyclique si l'on ne connaît pas suffisamment l'histoire religieuse, ou même l'histoire tout court, de l'époque au cours de laquelle elle a été écrite », et que « le premier soin du lecteur doit être de replacer les textes (pontificaux) dans leur cadre historique ». Cela est vrai dans une certaine mesure variable selon les cas, personne n'en disconviendra. Le P. Villain en donnait « *un seul exemple récent* »* :* il faut croire qu'il avait choisi le plus propre à illustrer sa thèse et à montrer la nécessité de sa méthode. Suivons donc le P. Villain. Voici son exemple : « Dans *Quadragesimo anno* le Pape Pie XI condamne une doctrine qui « *prétend renfermer, dans des limites identiques, le droit de propriété et son légitime usage* »*.* En 1931, les chrétiens au courant des questions sociales savaient que le Pape avait en vue une école sociale autrichienne, très influente dans les années qui suivirent la première guerre mondiale, et tous savaient ou pouvaient savoir facilement en quoi consistait la doctrine condamnée, d'ailleurs assez subtile, et les raisons de sa condamnation. Combien de jeunes catholiques seraient aujourd'hui capables d'entendre convenablement ce passage et d'en préciser l'enseignement pourtant capital ? Combien le seront dans cinquante ans ? » Donc : ce passage de *Quadragesimo anno* contient un « enseignement capital », et non pas secondaire ou anecdotique. Mais pour ENTENDRE CONVENABLEMENT cet ENSEIGNEMENT CAPITAL, il faut indispensablement connaître la pensée de l'école autrichienne de 1931 qui est visée par ce passage. 28:65 Cette thèse n'est pas a priori invraisemblable. Elle peut avoir dans d'autres cas une part de vérité. Mais précisément dans le cas le plus caractéristique où l'auteur de la thèse lui confère une valeur entière, elle est fausse. Et le piquant de l'affaire est que ce n'est point du tout moi qui, de ma propre autorité, la déclare fausse : cette fausseté ressort du commentaire que le P. Villain en personne fait, ailleurs, du passage en question de *Quadragesimo anno*. Cela vaut bien de demander au lecteur quelque attention précise et suivie. Lisons d'abord le passage invoqué de *Quadragesimo anno*, (c'est moi qui souligne) « Il faut poser tout d'abord le principe *fondamental* établi par Léon XIII, à savoir que *le droit de propriété ne se confond pas avec son usage*. C'est, en effet, la justice qu'on appelle commutative qui prescrit le respect des divers domaines et interdit à quiconque d'envahir, en outrepassant son propre droit, celui d'autrui ; par contre, l'obligation qu'ont les propriétaires de jamais faire qu'un honnête usage de leurs biens ne n'ose pas à eux au nom de cette justice mais au nom des autres vertus ; elle constitue par conséquent un devoir « dont on ne peut exiger l'accomplissement par des voies de justice » (*Rerum novarum*, § 19). C'est donc à tort que certains prétendent renfermer dans des limites identiques le droit de propriété et son légitime usage ; il est plus faux encore d'affirmer que le droit de propriété est périmé et disparaît par l'abus qu'on en fait ou parce qu'on laisse sans usage les choses possédées. » Ce texte pontifical, dans son sens obvie et manifeste, nous paraît parfaitement clair. Il enseigne, il formule un PRINCIPE FONDAMENTAL, dont la vérité ne dépend pas des circonstances fugitives : il avait été affirmé dans *Rerum novarum*, il était réaffirmé dans *Quadragesimo anno*. On aperçoit sans difficulté que Pie XI repousse une erreur qui en tout temps est inacceptable. Cette erreur est elle-même clairement énoncée dans le texte. Pour le P. Villain au contraire, nous sommes en présence du cas le plus caractéristique où « un enseignement fondamental » ne peut être « entendu convenablement » si l'on ne sait pas « en quoi consistait la doctrine condamnée » telle qu'elle était formulée par « une école autrichienne » de 1931. 29:65 Eh ! bien, dans ce cas choisi comme le plus typique par le P. Villain, il est possible de faire la preuve. Car ce cas a été examiné, ce passage a été commenté par le P. Villain lui-même. La méthode qu'il préconise comme indispensable en ce cas, il l'a, en ce cas précisément, appliquée de sa main. Nous n'avons donc qu'à examiner ce que nous apporte le commentaire du P. Villain pour j'intelligence du texte pontifical. \*\*\* Le commentaire du P. Villain se trouve au tome II de son *Enseignement social*, de la page 38 à la page 40. Il expose d'abord (c'est toujours moi qui souligne) : « Pie XI reprend cette idée de Léon XIII que « le droit de propriété ne se confond pas avec son usage » ; mais il la reprend *avec une arrière-pensée* qui n'est plus tout à fait la même, et ici encore nous voudrions souligner la nécessité qu'il y a de connaître les doctrines sociales en vogue art temps de l'Encyclique pour saisir pleinement l'enseignement pontifical. » La plénitude de l'enseignement pontifical ne pourrait donc être saisie que grâce aux arrière-pensées du Pontife : ce qui suppose que ces arrière-pensées sont plus aisément et plus clairement connues que le texte lui-même. Il y a sans doute là une difficulté d'importance, mais passons, elle est extérieure à notre propos principal. Conformément à sa méthode, le P. Villain expose alors les erreurs de l'école autrichienne (toute la page 39). Mais au moment où nous allions enfin savoir en quoi la connaissance de cette école autrichienne était indispensable pour comprendre la doctrine énoncée par Pie XI, le P. Villain conclut brusquement en sens contraire (en haut de la page 40) : « Ce n'est là d'ailleurs que l'application d'un principe général de théologie morale. » 30:65 Il ajoute même : « C'est encore la pensée de l'école autrichienne qui *amène* le Pape au même endroit *à préciser au nom de quelle vertu* le propriétaire doit faire profiter ses semblables de son superflu. » Mais alors ? La connaissance historique tant recommandée N'A QU'UN INTÉRÊT HISTORIQUE, j'allais dire anecdotique, ET NON PAS DOCTRINAL, pour celui qui étudie aujourd'hui *Quadragesimo anno*. Les erreurs qui existaient en 1931 ont AMENÉ le Pape à RÉAFFIRMER ET PRÉCISER UNE VÉRITÉ INTEMPORELLE dont il formule UN ÉNONCÉ SUFFISANT. Donc, la connaissance historique fait « pleinement saisir » non pas « le cœur » de la doctrine du Pape, mais simplement L'OCCASION où elle est affirmée. Elle nous apparaît ainsi beaucoup moins indispensable qu'il ne nous était dit à l'intelligence de cette doctrine. \*\*\* D'où il ressort que le P. Villain se sert en l'occurrence de son savoir historique non point pour *aider* le peuple chrétien à lire les textes pontificaux, mais pour lui en *compliquer arbitrairement* l'accès, pour le décourager d'avance. On ne s'étonnera plus qu'avec une telle méthode, accumulant de telles difficultés préalables, l'école sorassienne n'arrive pas à faire lire les documents pontificaux par le peuple chrétien. Ce que le P. Villain aurait pu écrire, ce qu'il aurait dû écrire, d'après ce « seul exemple récent », c'est en substance ceci : -- *Pour nous borner à un seul exemple récent, dans* Quadragesimo anno *le Pape Pie XI condamne une doctrine qui prétend* « *renfermer, dans des limites identiques, le droit de propriété et son légitime usage* »*. De quelle doctrine s'agissait-il ? Les esprits curieux peuvent se reporter à mon tome II s'ils tiennent à le savoir. Mais, ayant fait moi-même cette recherche, je puis les en dispenser. Ce qu'affirme là le Pape Pie XI est bien un enseignement capital, que les jeunes catholiques peuvent comprendre et recevoir pleinement d'après l'énoncé doctrinal qu'en fait l'Encyclique, sans aller se mettre en peine d'exhumer par des recherches savantes et difficiles les erreurs d'une école sociale autrichienne aujourd'hui oubliée.* \*\*\* 31:65 Précision non inutile : cette objection faite sur pièces à la méthode et à la manière du P. Villain n'est pas inédite. Elle est vieille de cinq ans. Je l'ai formulée dans *Itinéraires,* numéro 12 d'avril 1957, pages 42 à 46. Pendant cinq années, le P. Villain n'y a rien répondu, rien objecté ; il n'a pas modifié non plus son exposé ni amendé son système. Et cinq ans plus tard, le P. de Soras recommande cette méthode et cette manière du P. Villain, d'une façon spectaculairement non-critique, les yeux fermés, comme si cette manière et cette méthode ne rencontraient aucune objection. Est-ce donc qu'ils s'en moquent ? Ou est-ce donc qu'ils s'en cachent ? Dans un cas comme dans l'autre, leur attitude n'est certainement pas théologique. Il n'est pas théologique de fuir ou d'ignorer l'objection, et de compter uniquement sur sa prépotence publicitaire pour enseigner comme indiscuté et indiscutable un système qui est discutable et qui a été discuté, sur pièces, en un point décisif. Il n'est pas scientifique de méconnaître la bibliographie existante et l'état de la question, et de passer outre par un acte qui est entièrement arbitraire. \*\*\* La doctrine sorassienne concernant les documents pontificaux n'est pas au point, elle n'est pas solidement établie, elle n'est pas reçue par les théologiens en dehors de l'école sorassienne, ses faiblesses sont tellement grandes que le premier écolier venu, c'est-à-dire en l'occurrence nous-même, peut en faire la démonstration. Cette doctrine n'est donc pas en mesure de fonder légitimement des réquisitoires, elle est trop vacillante, ses critères sont trop incertains pour qu'ils puissent servir à condamner qui que ce soit. Même s'il lui paraît commode de faire mine de l'oublier, le sorassisme est d'abord aux prises avec les objections qu'il soulève, et qu'il n'a pas résolues. 32:65 #### Remarque IV Le sorassisme reproche à *La Cité catholique* d'avoir une mauvaise conception du règne social de Notre-Seigneur. Mais lui-même n'en a aucune, du moins explicite. Il faut inévitablement donner ici des précisions d'ordre non pas personnel, mais bibliographique. Le P. Jean Villain, commentant le petit volume du P. de Soras, écrit notamment ([^23]) : « Le but de *La Cité catholique* est simple et en lui-même digne de tous les éloges : elle veut restaurer dans le monde » actuel « la royauté sociale de Jésus-Christ » (...) *La Cité Catholique* se fait de la royauté sociale et politique du Christ une conception qui ne coïncide pas avec les enseignements des derniers Papes. Elle se réfère soit à la théorie du pouvoir direct de l'Église sur l'État, de Gilles de Rome, soit à la théorie du pouvoir indirect de Bellarmin, sans tenir compte de l'évolution qui se manifeste de plus en plus dans l'Église sur les rapports de l'Église et de l'État. L'Église veut toujours que le Christ règne sur la société, mais elle ne revendique aucune espèce de souveraineté sur l'État ; elle veut que le règne, social du Christ soit l'œuvre de chrétiens bien formés, agissant, de l'intérieur et en leur nom personnel, sur les institutions politiques, économiques ou sociales, pour les rendre et les maintenir conformes aux exigences du Christ. » 33:65 Ce propos du P. Villain est d'une redoutable imprécision. Depuis quand et par rapport à quoi y a-t-il eu dans l'Église une *évolution* concernant les rapports de l'Église et de l'État ? Et que veut-il dire exactement en invoquant « les enseignements des derniers Papes » ? On ne le saura pas. C'est pourtant, en l'occurrence, la seule question. La question de savoir si Pie XI est au nombre de ces « derniers Papes » et si, oui ou non, l'Encyclique *Quas primas* sur le Christ-Roi est périmée. Le fait que l'on biaise là-dessus est-il sans signification, ou est-il significatif ? \*\*\* L'enseignement de l'Église sur le règne social de Notre-Seigneur, le sorassisme n'y fait allusion que pour enrichir les pouilles qu'il adresse à *La Cité catholique.* Et ses allusions sont fort vagues, sans référence. « Les enseignements des derniers Papes », dit le P. Villain, et « l'évolution qui se manifeste de plus en plus dans l'Église ». Et le P. de Soras : « la manière de voir tant de fois exposée par la hiérarchie actuelle et en particulier par l'ensemble de l'épiscopat français contemporain » ([^24]). Si c'est là de la théologie, c'est de la *théologie par insinuation*. Pas une idée nette, pas un texte précis, pas une référence aux documents pontificaux dont en principe il était question. L'épiscopat français dans son ensemble ? Le P. de Soras en parle en l'air. Il ne connaît probablement pas, pour prendre un exemple, la Lettre pastorale de Mgr Jean Ménard, évêque de Rodez, sur le Christ-Roi : elle est tout à fait actuelle, fort éloignée de ses conceptions, fort proche de celles du Cardinal Pie, et en tout cas très exactement conforme à la doctrine de Pie XI dans *Quas primas*. Il faut bien remarquer qu'en dehors de la querelle qu'ils font à *La Cité catholique,* les sorassiens ne parlent jamais, dans leur production écrite, du règne social de Notre-Seigneur. Où est leur bibliographie sur ce sujet ? Elle est inexistante. Le P. Villain, si ardent à pourfendre les mauvaises conceptions de la Royauté sociale du Cœur de Jésus, ne s'est pas donné la peine d'en exposer la vraie conception. Il a écrit trois tomes intitulés *L'enseignement social de l'Église* : 34:65 on n'y trouve aucun enseignement de ce règne social. On ne voit pas non plus que l'Action populaire, quand le P. Villain en avait la direction et la responsabilité, ait publié aucune étude là-dessus. Alors ? Alors, si les laïcs qui attestent la royauté sociale du Seigneur en ont une conception mauvaise, la responsabilité en incombe au P. Villain qui, par fonction, pouvait et devait enseigner la doctrine de *Quas primas,* et ne l'a pas fait. Et quand aujourd'hui le P. Villain écrit que le but en lui-même de *La Cité catholique,* restaurer la Royauté sociale de Jésus-Christ, est « digne de tous les éloges », nous avons tout lieu de craindre que cela ne ressemble beaucoup à une simple clause de style : car si ce but est digne de tous les éloges, pourquoi l'enseignement *social* du P. Villain a-t-il choisi de n'en pas souffler Mot ? Et pourquoi ceux qui ont omis d'enseigner cette doctrine s'acharnent-ils contre ceux qui en portent témoignage, au lieu d'aller, s'il en est besoin, leur apporter aide et compléments ? Leur attitude n'est ni logique, ni normale, ni sans équivoque. \*\*\* Si l'on veut une récente *Note doctrinale sur le mystère du Christ-Roi,* faite par un théologien, c'est dans *Itinéraires* qu'on la trouvera ([^25]). Ce n'est ni sous la plume du P. de Soras, ni sous la plume du P. Villain. Pourquoi ? Pourquoi préfèrent-ils parler d'autre chose et pourquoi, sauf dans le seul cas de leur controverse contre *La Cité catholique*, font-ils une omission constante du règne social de Notre-Seigneur ? Dans la meilleure hypothèse, qui est aussi la plus plausible, ils estiment sans doute que ce règne, il faut y penser toujours, n'en parler jamais ; il faut y travailler sans le dire. Bon : mais ils ne l'avouent pas, sachant bien qu'en tout état de cause une telle position ne serait pas conforme, précisément, aux « enseignements des derniers Papes ». 35:65 Quand le P. de Soras veut manifester sa position à cet égard, il ne cite aucun Pape, aucun Évêque, aucun « document d'Église », malgré le titre de son ouvrage. Il cite seulement un théologien privé, un seul ([^26]), et la citation qu'il produit est saugrenue : nous en avons parlé ([^27]). Cette citation nous est donnée comme l'équivalent de « ce que la Papauté professe elle-même aujourd'hui » : cela est manifestement insoutenable. Les pages du P. Joseph Leclerc, reproduites aux pages 66 à 68 du P. de Soras, les donner comme « l'expression adéquate » des « prises de position de la Papauté contemporaine », c'est une sorte d'abus de confiance intellectuel. -- D'ailleurs en cet endroit, sur ce sujet, jamais le P. de Soras ne produit un texte pontifical. Et pour cause. Les enseignements des derniers Papes, les prises de position de la Papauté contemporaine, ce que la Papauté professe elle-même aujourd'hui, -- autant d'expressions employées pour faire impression. Concernant la royauté sociale de Notre-Seigneur, les PP. Villain et de Soras ÉVITENT de citer *Quas primas* de Pie XI et *Summi Pontificatus* de Pie XII. Il importait de prendre acte du fait : sur ce point capital, où leurs condamnations se font si hautaines, si tranchantes, si méprisantes, leur théologie procède par esquive, par insinuation et par omission. Il y a bien là un problème inquiétant pour l'Église universelle : le problème que posent cette omission, cette insinuation, cette esquive, véritablement trop fréquentes dans la théologie sorassienne. 36:65 #### Remarque V La remarque précédente doit pourtant se nuancer de la constatation que voici : dans le sorassisme, il n'y a pas un abandon radical de certaines positions doctrinales, mais plutôt leur transfert au seul plan international. La reconnaissance du Christ-Roi, que le sorassisme ne réclame plus de l'État, il en maintient la requête à un autre niveau, au niveau de la société des États en gestation. La page 120 du P. de Soras est à cet égard importante : « Il semble aussi que, pour évaluer la portée de certaines affirmations, il faille apprécier quelle insistance et quelle continuité elles trouvent dans les documents pontificaux eux-mêmes. Par exemple, si l'on étudie les Encycliques et les Messages de Noël de Pie XII, on y trouve deux affirmations dont la continuité indique quels liens étroits les nouent à l'essentiel de la Révélation : -- Dans l'ordre historique concret où nous vivons, un ordre international n'est pas seulement au prix de la reconnaissance par l'humanité de valeurs naturelles de solidarité, comme tend à le soutenir le rationalisme contemporain, mais encore au prix d'une reconnaissance des valeurs surnaturelles de charité divine révélées par le Christ ; -- L'Église est habilitée, en vertu de sa mission spécifique, à être non seulement gardienne des valeurs surnaturelles, mais aussi des valeurs naturelles... » 37:65 Les mêmes vues sur l'ordre international, le P. de Soras les a mises en un relief excellent dans sa *Morale internationale* ([^28]), où il affirme passim, et notamment page 119 : « L'Église est convaincue que c'est à la condition d'être tout entière inspirée par l'esprit de Jésus-Christ que la politique internationale a chance de pouvoir être salutaire pour l'humanité. » Cette requête fermement exposée, doctrinalement fondée, que le sorassisme fait valoir au plan international, c'est celle-là même qu'il a renoncé -- au moins par son silence, par son omission -- à faire valoir au plan national. Pourquoi ? Il nous le dira peut-être. Il ne l'a pas dit jusqu'ici et même il me semble que cette constatation n'avait point encore été faite. Je la crois capitale. Explorons rapidement ses dimensions. \*\*\* Il est tout à fait exact de dire que Pie XII a mis beaucoup d'insistance à répéter qu'il n'y aurait pas d'ordre international sans le Christ. Mais cela vaut aussi pour l'ordre national. Il est tout à fait exact que, selon l'Église, toute *politique internationale* doit être inspirée par l'esprit de Jésus-Christ : mais toute politique *nationale* aussi. Le sorassisme pratique ici ce qu'il reproche aux autres : un découpage artificiel, un choix arbitraire dans les documents pontificaux. Il estompe, il omet l'enseignement de l'Église sur l'État et les fondements de l'État. Il souligne et retient l'enseignement de l'Église sur les fondements et l'inspiration de la société internationale. \*\*\* Mais comment la politique internationale pourrait-elle être « tout entière inspirée par l'esprit de Jésus-Christ », ainsi que le requiert le P. de Soras en fidèle écho à la pensée de l'Église, si la politique nationale de chaque État demeurait étrangère ou hostile à cet esprit de Jésus-Christ ? 38:65 Dans la meilleure des hypothèses explicatives, il y aurait là une sorte d'option pédagogique, mais implicite et quasiment clandestine, du sorassisme. On pense peut-être qu'au plan politique national, la partie chrétienne est provisoirement perdue, que les oppositions sont trop grandes, trop ancrées, trop anciennes ; tandis qu'au plan international, on se trouve sur un terrain presque neuf, où la reconnaissance du Christ est moins chimérique et moins improbable. Il pourrait au demeurant y avoir une part de vérité dans une telle attitude. Si l'on considère les trois sociétés naturelles et nécessaires : famille, État, société des États, on aperçoit que leur ordre d'extension croissante correspond à un ordre de difficulté également croissante, -- et à un ordre d'instinct naturel de moins en moins fort. L'amour maternel, l'amour paternel, l'amour filial sont plus spontanés que l'amour de la patrie qui est lui-même plus spontané que l'amour de l'humanité. La raison naturelle, la vertu naturelle ont besoin de la grâce et des vertus surnaturelles (non pas en théorie, mais en pratique) : or ce besoin est de plus en plus grand à mesure que l'on passe de la famille à la patrie, de la patrie à l'humanité tout entière. Limité à ses seules forces naturelles, l'homme échoue moins, et moins vite, et moins visiblement dans l'ordre familial que dans l'ordre national, et dans l'ordre national que dans l'ordre international. Si bien que l'ordre international est celui où l'absence du Christ aura les conséquences les plus manifestes, les plus rapides, les plus catastrophiques. L'ordre international n'est pas le seul où soit vraie, il est celui des trois où est plus immédiatement vérifiable la parole : « *Sans moi vous ne pouvez rien faire*. » Donc, conséquence possible, encore que nullement certaine, il sera peut-être plus facile d'apporter et de prêcher le Christ sur le terrain où l'on aura le plus manifestement et le plus totalement besoin de son secours. Et la reconnaissance du Christ au plan de la politique internationale pourrait avoir des conséquences en quelque sorte descendantes à l'intérieur de chaque politique nationale. Hypothèse à ne pas écarter *a priori.* Encore qu'on n'aperçoive pas bien comment lever l'objection : de même que l'on peut demander ce que serait un État chrétien dans un pays où il n'y aurait pas de familles chrétiennes, de même on peut demander ce que serait une politique internationale chrétienne dans un monde où la politique de chaque État ne serait pas chrétienne. 39:65 Telle est du moins, semble-t-il, la seule hypothèse qui puisse fournir une explication à l'attitude bizarre du sorassisme affirmant très consciemment et très doctrinalement que *la politique* doit tout entière s'inspirer de l'esprit de Jésus-Christ, -- *mais seulement* la politique internationale, et point la politique nationale. Si cette attitude résulte d'une option consciente, il sera intéressant de s'en expliquer, et le débat, pédagogique, théologique, sera utile. Si elle résulte d'une omission involontaire, encore que prolongée, si elle résulte d'une inadvertance, eh ! bien, le sorassisme trouvera sans difficulté, notamment dans les documents pontificaux, de quoi compléter sa doctrine théologique. 40:65 #### Remarque VI Le titre du P. de Soras parle de « *documents d'Église* ». En fait, sa recherche porte sur le point de savoir *comment lire et citer les documents* PONTIFICAUX. Reste à savoir *comment lire et citer les documents* ÉPISCOPAUX. \*\*\* La méthode sorassienne risque alors d'être universellement dévastatrice. D'abord, elle distingue dans les documents pontificaux ce qui relève de l'infaillibilité et ce qui n'en relève pas. Distinction fondée en elle-même mais qui, employée sans nuances, tend à disqualifier plus ou moins ce qui n'est pas infaillible. Ce danger a été souligné par Dom Paul Nau ([^29]) : « Il serait particulièrement dangereux d'opposer magistère solennel et magistère ordinaire, d'après les catégories trop simplistes de faillible et d'infaillible ». Trop *simpliste* ce mot est de 1956. Qu'arriverait-il si *les catégories trop simplistes de faillible et d'infaillible* étaient appliquées maintenant aux documents épiscopaux ? De même, l'insistance sorassienne sur l'exact degré d'autorité -- c'est-à-dire en substance sur l'exact degré d'autorité *juridique --* de chaque déclaration pontificale : 41:65 le même système, appliqué aux déclarations des assemblées de cardinaux ou d'archevêques qui existent en divers pays, aurait des conséquences trop manifestes pour qu'il soit indispensable de développer davantage. Pareillement, le ton, le style, la manière des sorassiens, que l'on tolère ou que l'on approuve à l'égard du Pape, quel Épiscopat les tolérerait à l'égard de lui-même ? Rechercher quelle est donc son « arrière-pensée », comme dit le P. Villain. Souligner que « ces appréciations ou directives concrètes ne sont pas forcément les seules valables, ni même toujours les plus adéquates » ([^30]), qu'elles « ont souvent un certain caractère aléatoire » ([^31]) que « le magistère pastoral peut être circonvenu » ([^32]) qu'on donne seulement une « adhésion conditionnée » qui « pourra prendre légitimement, suivant les cas, des formes très diverses » ([^33]) ; qu'il y a lieu de se méfier des cas où des jugements historico-prudentiels s'habillent en jugements doctrinaux » ([^34]), et d'apercevoir que « certains propos semblent n'être que l'écho cursif d'opinions couramment admises... sans que ces opinions courantes fassent l'objet d'un examen critique » ([^35]), qu'il peut s'agir d'ailleurs de « réactions conditionnées par leurs tempéraments personnels » ([^36]). Qu'on pèse, qu'on soupèse, qu'on médite quel instrument incisif est constitué par un tel vocabulaire, avalisé par les *Études*, recommandé comme « le plus solide et le plus précis » par *La Croix*. Qu'on mesure et examine mot par mot ces formules : si on les admet aujourd'hui pour le Pape, on les aura demain, à plus forte raison, pour les Évêques. Je ne veux point dire que les allusions et les insinuations sorassiennes ne contiendraient aucune part de vérité : je veux dire que l'insistance sorassienne sur cet aspect des choses est excessive, anti-pédagogique et inféconde. Et que si on l'adopte et la recommande à l'égard du Pape, on l'aura inévitablement, tôt ou tard, et au carré ou au cube, à l'égard des Évêques. Il ne faut tout de même pas un extraordinaire effort d'imagination pour apercevoir dans quelle voie on entre ainsi. 42:65 En s'élevant contre cet esprit, en s'élevant contre l'approbation et la recommandation de *La Croix,* Mgr Marcel Lefebvre, archevêque-évêque de Tulle, a défendu non seulement l'autorité du Souverain Pontife, mais encore l'autorité des Évêques ([^37]). \*\*\* Le Père Dom Paul Nau ([^38]) avait exhumé un vieux texte plein de délicatesse, un avertissement de la Faculté de Paris en 1682 : « Quelle que soit l'opinion que l'on professe sur l'infaillibilité du pape, c'est aussi irrespectueux de proclamer publiquement qu'il peut se tromper que de dire aux enfants : vos parents peuvent mentir. » Ceux qui n'entendraient point ce langage, parce qu'ils le trouveraient trop paternaliste, en entendront peut-être un autre. Que, mentalement, ils appliquent à l'Assemblée des Cardinaux ou des Archevêques et aux Commissions épiscopales de leur pays le langage et les réserves explicites que l'on trouve de plus en plus couramment aujourd'hui sous des plumes ecclésiastiques à l'égard du Pape et des Congrégations romaines : alors, ils saisiront immédiatement, sans doute, vers quoi l'on va. Bien sûr, nous sommes des chrétiens majeurs, et adultes, et tout. Cependant, répéter à l'endroit des Papes les réticences, les réserves ou les insolences soufflées par un religieux, cela relève beaucoup moins d'un laïcat majeur que d'un cléricalisme inversé. \*\*\* La substance de la présente remarque est, pour la résumer, de faire observer que si la méthode sorassienne était admise et recommandée par l'Épiscopat pour la lecture des documents pontificaux, il serait impossible d'empêcher ensuite son application aux documents épiscopaux. 43:65 #### Remarque VII L'imprécision de la pensée, l'approximation de l'expression sont utiles à une théologie d'esquive, d'insinuation et d'allusion. Je ne puis croire que ce soient les qualités d'une théologie pure et simple. Le P. de Soras écrit en ses pages 117 et 118 : « La seule analyse grammaticale d'une phrase de tel ou tel document ne suffisant pas toujours à signaler les degrés de généralité et de certitude d'une affirmation exprimée, ou le degré d'urgence d'une directive donnée, il serait utile, pour préciser ces différents points, de recourir aux sources dont la rédaction du passage s'est inspirée. Que disent les travaux préparatoires des experts qui ont servi de base à cette rédaction ? Les état successifs des schémas et des brouillons n'indiquent-ils pas l'intention exacte de la formule définitivement arrêtée par le Pape ? » A quoi le P. de Soras ajoute en note : « Ce travail est malheureusement rarement possible. Il ne semble actuellement praticable que pour l'Encyclique *Rerum novarum,* grâce à l'édition critique récemment parue, *Enciclica Rerum novarum,* par Mgr Giovanni Antonazzi, préface de S. Exc. Mgr Tardini (Roma 1957). » 44:65 Ce travail sur *Rerum novarum* est d'un puissant intérêt historique et actuel s'il s'agit de montrer comment le Saint-Siège travaille. Mais on voudrait savoir ce qu'il a bien PU MODIFIER dans l'interprétation DOCTRINALE de l'Encyclique. Le P. de Soras ne le dit point, et pour cause. Alors, que signifie cette accumulation de formules aussi précautionneuses que mystérieuses ? Cela ne sert qu'à égarer la recherche DOCTRINALE, qu'à compliquer arbitrairement la tâche du lecteur, ou plutôt, qu'à le décourager d'avance. Mais c'est aussi le signe d'une erreur de méthode intellectuelle que Louis Salleron a mise en lumière, précisément à propos de l'importance DOCTRINALE que l'on prétend conférer -- d'ailleurs sans précision -- à ce travail HISTORIQUE sur *Rerum novarum* ([^39]) : « Les archives sont les archives. Elles ne doivent sortir de l'ombre qu'après un très long temps. Elles appartiennent à l'histoire, laquelle est le passé et non pas le présent. Si on se met à éplucher tous les textes dès leur apparition, on les dépouille de leur signification même. Chercher toujours, derrière ce qui est dit, ce que l'auteur a voulu dire, pourquoi il l'a dit, etc., c'est une erreur intellectuelle en même temps qu'une indécence morale. C'est au surplus de l'enfantillage. Les lois du verbe sont plus mystérieuses que ne le croit l'épouilleur de brouillons. L'auteur est dans sa parole, non dans les ébauches et les balbutiements qui l'ont précédée. Sa parole est l'essentiel de lui-même, et de ce qui le dépasse. C'est vrai pour l'écrivain, pour le poète, pour le législateur. A plus forte raison pour le Pape. Finalement, on sait moins d'un texte quand on sait comment il a été fait. » Louis Salleron d'une part, le P. de Soras d'autre part, en quelques mots, ont indiqué deux méthodes de lecture, ou plutôt, et surtout, *l'esprit* de la méthode. Les théologiens diront laquelle convient le mieux à la lecture des documents pontificaux. Toujours est-il que les affirmations du P. de Soras ne vont aucunement de soi et que, sur ce point comme sur d'autres, contrairement à ce qu'ont cru et dit les Pères Le Blond, Villain et de Lubac, elles soulèvent des difficultés qu'il faudra bien que des théologiens *en acte* se mettent à examiner. 45:65 #### Remarque VIII Le sorassisme tend à établir les théologiens comme un relais entre l'enseignement pontifical et les fidèles. Trois objections : 1. -- Quand le Pape s'adresse directement à une catégorie de fidèles, ou à tous les fidèles dans leur ensemble, voire aux incroyants de bonne volonté, pourquoi établir un relais, ou interposer un écran, qu'il a lui-même écarté ? 2. -- S'il faut qu'un théologien appose son label pour garantir le degré exact d'autorité de chaque texte pontifical, qui viendra à son tour apporter sa garantie à ce théologien, et nous dire l'exact degré d'autorité qu'il convient de lui reconnaître ? 3. -- Les théologiens sorassiens voudraient que l'enseignement pontifical nous parvienne par leur intermédiaire. Mais ils sont précisément ceux qui ont omis de nous faire connaître l'enseignement pontifical, ou qui ne l'ont fait que tardivement et partiellement, ou enfin qui l'ont fait d'une manière discutable et discutée. L'œuvre écrite du P. de Soras, exception faite de sa récente *Morale internationale,* n'est pas tellement une œuvre de commentaire et de diffusion des textes pontificaux. Le cas du P. Villain est plus complexe. Il a donné les trois tomes de son *Enseignement social de l'Église,* fruit d'un labeur qui n'est pas sans mérite. 46:65 Mais cet ouvrage, qui occupe une place dans la bibliographie, et qu'on n'en va point retrancher, n'est tout de même pas le guide le plus complet et surtout le plus sûr en la matière. Pour s'en tenir à une comparaison qui ne lui soit pas offensante, l'ouvrage des Pères Calvez et Perrin, *Église et société économique* ([^40]), a partiellement déclassé l'ouvrage du P. Villain, et non pas seulement, ni principalement, parce qu'il est le plus récent. Inutile de mentionner ici les autres théologiens qui ont donné leur approbation publique aux thèses sorassiennes : leur cas est encore plus net. Quelle que soit l'utilité de la catégorie de travaux auxquels ils se consacrent, quel que soit le bonheur variable de leur production, on ne peut pas dire qu'ils soient des spécialistes des documents pontificaux. Dans l'ensemble les sorassiens ne sont pas ceux qui ont publié les œuvres les plus amples, les plus utiles et les plus sûres en matière de doctrine des Papes. La sorte de contrôle, souverain, ou de monopoles qu'ils voudraient s'attribuer en ce domaine est exorbitante. \*\*\* A ces trois objections qui ne demandent pas de longs développements, j'ajouterai quelques considérations composant la quatrième objection. J'entends bien que le P. de Soras ne prétend pas décerner arbitrairement lui-même des degrés d'autorité aux différents enseignements pontificaux. Il veut seulement que l'on appelle un théologien diplômé pour venir discerner quel degré d'autorité s'attache, selon sa nature, sa forme et son intention explicite, à chaque passage d'un texte pontifical. Le laïc n'est pas « préparé à saisir toute la précision du langage d'Église » ([^41]) et il risque de ne pas savoir « à quelles conditions l'interprétation des documents pontificaux doit se soumettre pour être une interprétation objective, intelligente et correcte » ([^42]). Mais ces conditions d'interprétation, d'où le P. de Soras les tire-t-il ? 47:65 En tout cas il ne les tire pas de l'enseignement pontifical lui-même. Abstention notable, omission qui est peut-être, plus qu'une inadvertance. Il existe quantité de textes pontificaux traitant de l'enseignement pontifical : le P. de Soras n'en cite, n'en commente aucun ([^43]). Ces textes sont pourtant à portée de la main, la recherche érudite ayant été faite et mise à la disposition du public de manière accessible : par les deux tomes sur *L'Église* dans la collection des *Enseignements pontificaux* que publient les Bénédictins de Solesmes ([^44]). Sur le point de savoir « à quelles conditions l'interprétation des documents pontificaux, etc. », le P. de Soras avance des propositions intéressantes, subtiles, diverses, inégales, qui de toutes façons appartiennent au débat et à la bibliographie, mais qui laissent entièrement de côté ce que les Papes eux-mêmes ont dit de la valeur, de la portée, de l'interprétation de leur enseignement. Il nous procure sa propre pensée sur ce sujet, et nous y sommes attentifs. Mais il comprendra que nous désirions connaître aussi, ou plutôt d'abord, la doctrine des Papes sur ce même sujet et là, le P. de Soras ne nous est d'aucun secours. \*\*\* Il y a donc au moins deux manières de rechercher « à quelles conditions l'interprétation des documents pontificaux doit se soumettre pour être une interprétation objective, intelligente et correcte ». 48:65 Il y a la manière du P. de Soras, qui tire de son propre fonds, de sa propre expérience, de ses propres habitus de théologien (toutes choses qui ne sont certes pas négligeables) les règles d'interprétation. Il y a la manière de Dom Paul Nau, qui s'appuie explicitement sur les enseignements des Conciles et des Souverains Pontifes ([^45]). Si nous n'avions que l'enseignement sorassien pour nous la communiquer, nous ne connaîtrions jamais la doctrine pontificale concernant la valeur de l'enseignement du Souverain Pontife. 49:65 ### Juger sans connaître  et condamner sans entendre DANS LA REVUE CHOISIR, qui avait la première publié -- sous le pseudonyme populaire de « Claude Bourgeois » -- les observations et questions du P. de Soras sur *La Cité catholique* ([^46])*,* voici que M. Pierre-Henri Simon a fait paraître des réflexions qui apportent dans l'affaire deux éléments de poids. L'un très nouveau, qui tend à inaugurer de nouvelles mœurs des chrétiens à l'égard de leurs Évêques. L'autre un peu vieux, qui tend à imposer les critères artificiels d'un dualisme dialectique préfabriqué. #### I. -- Nouvelles mœurs L'élément nouveau, lourd de conséquences en chaîne, s'inscrit dans les deux premières phrases de M. Pierre-Henri Simon : « Voici que Mgr Lefebvre, évêque nommé de Tulle, se porte au secours de *La Cité catholique* par une lettre urbi et orbi. Quand des fidèles ont décidé d'entrer dans l'avenir à reculons, il n'a jamais manqué de prudents prélats pour se proposer au commandement de l'arrière-garde. » 50:65 Il faut prendre acte de cette déclaration sans artifice. M. Pierre-Henri Simon est un « intellectuel catholique » bien en cour et très représentatif, honoré d'attentions flatteuses de la part de publications ecclésiastiques qui lui attribuent, ou lui reconnaissent, une sorte d'autorité morale. *La Croix* ne parle jamais de lui qu'avec une profonde déférence. C'est un auteur dont les œuvres sont *reçues* dans la plupart des organisations catholiques, -- à la différence des auteurs dont les œuvres ne sont pas *reçues* dans les mêmes organisations. Or M. Pierre-Henri Simon a le droit -- ou le prend -- de désigner publiquement parmi les Évêques ceux qui doivent être qualifiés d' « arrière-garde ». Il n'en est pas moins, il n'en est que davantage présenté et recommandé aux catholiques comme l'un des penseurs chrétiens qui vont « dans le sens de l'Église d'aujourd'hui et des préoccupations actuelles de la Hiérarchie ». Tandis que ceux qu'il attaque, et qui ne se sont jamais permis d'accrocher publiquement une étiquette péjorative à la personne d'aucun Évêque, sont réputés insoumis à la Hiérarchie, indociles, insolents. Eux ; et point M. Pierre-Henri Simon. Retenons donc son texte, il a d'avance sa place dans le *Livre blanc* assez extraordinaire qu'il nous faudra bien publier quelque jour pas trop lointain, si l'apaisement nous est toujours refusé. \*\*\* Pour ce qui est de l' « arrière-garde », il n'existe pas un accord unanime quant à ceux qui la constituent. Bernanos estimait que l'arrière-garde du catholicisme est faite, en notre siècle, de ceux qui, avec cinquante ans de retard, s'épuisent à courir derrière un « marxisme » aujourd'hui à bout de course. Opinion fort soutenable. On peut en discuter. S'il y a désaccord sur ce qui constitue l'arrière-garde, il y a désaccord corrélatif sur l'identité des évêques d'arrière-garde. Et s'il est licite à M. Pierre-Henri Simon de donner publiquement son sentiment sur ce point -- sans guère de motivation exprimée, ce qui lui confère l'apparence d'une injure gratuite, -- il sera donc également licite, et très rapidement inévitable, 51:65 que d'autres donnent eux aussi leur sentiment sur ce même point, -- avec une motivation détaillée, ce qui lui conférera la valeur d'une étude de sociologie religieuse. \*\*\* A l'arrière-garde, M. Pierre-Henri Simon oppose, dans la suite de son propos que nous citerons plus loin, l' « intégration pure et courageuse au monde historique ». L'intégration à quoi, exactement ? \*\*\* Au passage, remarquons l'erreur radicale sur l'histoire (et sur la nature de l'Église). L'histoire vraie de l'humanité, c'est son histoire religieuse, c'est l'histoire, du salut, Depuis la Rédemption, l'histoire de l'humanité, c'est l'histoire de l'Église qui est Jésus-Christ, -- et l'histoire des refus opposés à Jésus-Christ. L'Église n'a aucunement à *s'intégrer à un monde historique* qui serait en dehors d'elle, tandis qu'elle-même serait par hypothèse en dehors de l'histoire. Ce n'est pas l'Église qui doit s'intégrer à quoi que ce soit qui ne serait pas elle. C'est au contraire l'humanité qui est appelée à s'intégrer, par l'Église, au Christ. L'humanité apparemment abandonnée, depuis le premier péché, à l'histoire de sa damnation, est invitée à entrer dans l'histoire du salut. #### II. -- Vieilles formules Et maintenant, la suite du propos de M. Pierre-Henri Simon, la vieille chanson, les catégories pré-fabriquées, les formules toutes faites qui évitent de penser : 52:65 « Un paragraphe de cette lettre (de Mgr Lefebvre) me semble expliciter parfaitement ce qui fait la différence entre deux familles spirituelles de l'Église : celle qui voudrait jouer les chances de la Cité de Dieu sur son intégration pure et courageuse au monde historique, et celle qui pense surtout à la barricader comme dans un camp retranché, toutes pointes dehors contre les adversaires de la foi et contre l'esprit du siècle. Voici ce qu'écrit Mgr Lefebvre : « *C'est un véritable apostolat de bien connaître et de répandre la doctrine catholique concernant la Cité chrétienne, ses principes, sa structure, son fonctionnement en vue d'aboutir à la civilisation chrétienne. Il est bien juste que des laïcs catholiques se préoccupent de l'avenir de leur famille et vivent dans la hantise de voir leurs enfants grandir dans un climat de matérialisme, de laïcisme, d'athéisme.* » Qui n'en serait d'accord ? On voit cependant ce qui, pour les esprits de cette tendance, définit le danger primordial : c'est la structure et la philosophie de la société laïque, matérialiste, athée ; et l'action des chrétiens décidés à agir temporellement consiste avant tout à combattre politiquement cette société. Sans doute, mais comment la combattre ? D'autres chrétiens pensent qu'il y faut apporter un esprit d'analyse et de justice qui se garde aussi bien de condamner en bloc le monde moderne que d'absoudre généralement la chrétienté en tant que dépositaire de la vérité chrétienne dans l'histoire. En d'autres termes, pour ces chrétiens-là, il n'y a pas seulement le danger créé par la puissance et l'erreur des adversaires de l'Église, il y a celui que constitue l'infidélité même des chrétiens aux exigences de leur foi et de leur morale. Oui, cela fait bien deux familles d'esprit : l'une plus portée à souffrir de ce que tous les enfants ne soient pas éduqués dans une école placée sous le signe du Christ ; l'autre qui s'inquiète de constater que les consciences formées sous le signe du Christ ne le sont pas toujours conformément à l'impératif de la justice. » Cette classification préfabriquée est d'une grossièreté épouvantable. Dans l'Église, il n'y aurait que deux familles d'esprit ! Ce simplisme radical doit sans doute quelque chose au démon de la dialectique, qui encaserne et mobilise politiquement, systématiquement, en *deux blocs oppo*sés, jusqu'aux plus subtiles nuances de la pensée et jusqu'aux plus délicates élévations de la spiritualité. Le dualisme dialectique est une barbarie universelle : il ne veut connaître que le passé et l'avenir, l'arrière-garde et l'avant-garde, la droite et la gauche, l'ouverture au monde et le repliement sur soi-même, etc. 53:65 Une telle manière de penser est uniformisante, aplatissante, -- et artificielle, et finalement absurde, comme on le voit par le texte cité lui-même : car enfin, si l'on s'en tient *aux deux* familles d'esprit qui viennent d'être décrites, Mgr Lefebvre, précisément en raison de sa lettre, devrait être rangé plutôt dans l'autre ! Sa lettre ([^47]) a pour objet « primordial », comme dit M. Pierre-Henri Simon, non point de dénoncer les ennemis de la foi, mais de redresser ce que M. Pierre-Henri Simon appelle L'INFIDÉLITÉ MÊME DES CHRÉTIENS AUX EXIGENCES DE LEUR FOI ET DE LEUR MORALE. Mgr Lefebvre déplore en effet que des chrétiens habituellement considérés comme dignes de foi *emploient des arguments contraires à la doctrine de l'Église ;* que le journal considéré à tort ou à raison comme le porte-parole de l'Église de France ait *largement ouvert ses colonnes à une odieuse campagne ;* que l'esprit qui anime certains Révérends Pères *ne soit pas l'Esprit de Vérité et de Charité.* M. Pierre-Henri Simon semble avoir omis de lire l'essentiel de la lettre : s'il l'avait lu, il y aurait aperçu que Mgr Lefebvre est en somme, sur ce point, un évêque selon son cœur et selon sa « famille d'esprit », un évêque qui se préoccupe avant tout de L'INFIDÉLITÉ DES CHRÉTIENS AUX EXIGENCES DE LEUR FOI ET DE LEUR MORALE. Alors, que vaut la classification dialectique en *deux* familles d'esprit telles que les définit M. Simon ? C'est une fausse abstraction : il l'énonce à propos d'une lettre de Mgr Lefebvre, et cette lettre de Mgr Lefebvre se classe manifestement, selon les critères formulés par M. Simon, dans l'autre famille, dans celle que M. Simon oppose à Mgr Lefebvre. \*\*\* Fausse abstraction, et en outre, à l'usage, agressive et injurieuse. La pensée de *La Cité catholique, réputée* « simpliste » par le P. de Soras, se situe en tout cas à un niveau moins simpliste que la pensée de M. Simon : car elle distingue ce que M. Simon confond ; elle distingue explicitement entre l'esprit *moderne,* d'une part, et le *monde contemporain,* d'autre part, elle les distingue explicitement dans son enseignement constant, et M. Simon aurait pu s'en aviser. Distinction féconde : car des *contemporains* de chair et d'âme ont, au sein de La *Cité catholique,* abandonné *l'esprit moderne* au profit le la foi *chrétienne.* 54:65 Où M. Simon a-t-il pris que *La Cité catholique* était « barricadée comme un camp retranché » ? Que lui a-t-on dit ? Pourquoi, avant d'en parler -- et d'en parler de manière si tranchante et définitive -- n'a-t-il pas cherché à la connaître ? Quelle est cette nouvelle méthode universitaire ? La vraie question, posée par la réalité vivante, par la vie quotidienne de *La Cité catholique,* est la suivante : -- Comment se fait-il que dans les cellules de *La Cité catholique* des marxistes, des maçons, des incroyants soient convertis au Christ ? Comment se fait-il simultanément que chez les adversaires de *La Cité catholique,* on aboutisse trop souvent à convertir des chrétiens au monde ? \*\*\* L'article de M. Pierre-Henri Simon relève de la détestable pratique actuellement à la mode parmi trop d'intellectuels catholiques, clercs et laïcs -- JUGER SANS CONNAÎTRE et CONDAMNER SANS ENTENDRE. Spécialement, un certain nombre d'ecclésiastiques semblent croire que les grâces de leur état leur permettent de juger en se dispensant d'une information objective et d'un travail intellectuel suffisant. Sur *La Cité catholique,* on a déversé un déluge de contrevérités qui pouvaient -- il y a deux ans -- relever principalement de la prévention, de la précipitation, du malentendu. Mais en répétant mécaniquement ces contre-vérités, en les répétant sans aucune vérification, -- et en omettant systématiquement de prendre en considération studieuse les démentis motivés et les réponses circonstanciées qui ont vu le jour, -- on tombe maintenant dans la calomnie chimiquement pure. Le livre du P. de Soras, lui du moins, est autre chose, il esquisse une argumentation théologique. Il représente une pensée. Il représente MÊME LE PLUS HAUT NIVEAU de la pensée théologique opposée à *La Cité catholique,* puisque tous les adversaires de *La Cité catholique* ont convenu, puisqu'aucun d'entre eux n'a contesté que « *jamais sans doute rien de si précis et de si solide n'avait été écrit sur ce sujet* » ([^48])*.* 55:65 A cette caution publique du P. Villain et de *La Croix,* à la caution publique du P. Le Blond et des *Études,* s'ajoute une caution encore plus compétente, s'il se peut, la caution du P. de Lubac en personne, déclarant la doctrine du P. de Soras *fortement motivée* et n'apercevant rien à y ajouter, rien à y modifier, rien à en retrancher ([^49]). Nous insistons et nous insisterons là-dessus : car cela est capital. Nous avons là un test irrécusable du niveau réel d'une certaine pensée théologique sur le sujet des documents pontificaux, en 1962. Nous avons là un point de repère auquel nous ne cesserons de nous reporter. Il est d'une valeur capitale pour l'histoire des idées morales. Certes, cette pensée va probablement *progresser :* quoiqu'en dise aimablement Mlle Garrigou-Lagrange, nous croyons que l'homme est susceptible de progrès, et nous sommes sûrs d'avance que cette pensée théologique va se remettre à la tâche et avancer. Le test en question manifeste seulement quel est son point de départ en 1962 : grâce aux objections énoncées à l'encontre de cette doctrine d'abord réputée telle que « *jamais sans doute rien de si précis et de si solide n'avait été écrit sur ce sujet* »*,* on s'apercevra (on s'est déjà aperçu, croyons-nous) qu'il conviendrait et même qu'il est urgent de remettre le problème sur le chantier. Mais enfin, il faut en convenir, sans nous, la doctrine sorassienne des documents pontificaux eût été reçue comme suffisante et comme définitive, avec la caution explicite de *La* *Croix,* des *Études,* des Pères Villain, Le Blond et de Lubac, et avec la garantie supplémentaire des « missionnaires élaborateurs » de *Parole et Mission.* Oui vraiment, il y a là un test intellectuel d'un poids sans équivalent. \*\*\* A un niveau intellectuel plus modeste que celui des Pères Le Blond et de Lubac, leur exemple a été très largement suivi, il l'est encore : On EXPLOITE l'existence du livre du P. de Soras sans se soucier d'en éprouver la valeur, d'en examiner véritablement le contenu, de répondre aux questions qu'il pose, encore moins de le confronter avec les réponses et objections qu'il a suscitées. C'est le contraire d'un vrai débat et c'est le contraire de l'apaisement. 56:65 Il n'y aura pas d'apaisement sans justice, et la justice est de renoncer aux calomnies lancées contre *La Cité catholique* et d'en faire une réparation publique, convenable et proportionnée. Il n'y aura pas d'apaisement sans un débat honnête qui, au lieu de rabâcher n'importe quoi n'importe comment, pourvu que ce soit « contre » *La Cité catholique,* examine, compare et soupèse les arguments en présence, -- un débat *faciens veritatem in caritate.* Il n'y aura pas d'apaisement sans substituer l'effort de comprendre à la volonté d'exclure. Dénoncer et combattre les hommes de *La Cité catholique* comme « les pires ennemis de l'Église » est incompatible avec l'existence d'une communauté chrétienne. Il n'y aura pas d'apaisement si l'on continue à recommander ou imposer, comme obligatoirement représentatifs de l'intelligentsia catholique française et des « vues actuelles de la hiérarchie », des clercs et des laïcs qui prétendent juger sans savoir et condamner sans entendre. J. M. 57:65 ## ÉDITORIAL ### Les voici Du prophète jusqu'au prêtre, tous pratiquent le mensonge. Ils pansent à la légère la plaie de mon peuple en disant : « Paix ! Paix ! ». -- Mais il n'y a point de paix. Ils seront confondus, car ils commettent des abominations. Ils ne rougissent même plus et ne connaissent plus la honte. Jérémie, VI, 13-15. L'ALGÉRIE de 1962 n'est plus celle de 1958. Cela s'entend en plusieurs sens. Mais avant tout en celui-ci, la constatation du malheur, de l'aboutissement tragique, -- l'arbre se juge à ses fruits : « Le drame algérien provoque à l'heure actuelle d'incroyables souffrances dont tout homme, tout chrétien, est gravement obligé d'avoir le souci angoissé. » Cette déclaration est du Cardinal Gerlier, dans la *Semaine religieuse* de Lyon, le 25 mai. \*\*\* La situation de l'Algérie, de 1958 à 1962, s'est constamment aggravée. Les souffrances et les cruautés y ont sans cesse grandi, les désastres ont succédé aux désastres, dans un dépassement sans mesure. 58:65 On, nous disait que tout allait mieux : progressivement, de mieux en mieux, Que quelques désordres se traînaient encore, décroissants. On était dans la bonne voie. La voie qui a mené l'Algérie de 1958 à l'Algérie de 1962... Nous n'avons pas été dupes. Nous croyons même avoir dit à l'avance, et avec précision, vers quels malheurs, vers quels désastres on allait. Ceux de nos lecteurs qui examinent et pèsent le déroulement à travers le temps des causes et des effets peuvent relire aujourd'hui, entre autres : Les « Pages de journal, 4 novembre 1960 - 8 janvier 1961 », publiées dans notre numéro 50. L'éditorial du numéro 54. L'éditorial du numéro 55. Nous étions quelques-uns à n'être pas dupes, mais l'opinion française l'était : endormie et trompée. On peut relire d'autre part ce qui a constitué depuis deux ans la substance des thèses officielles : les problèmes se résolvaient, les souffrances s'atténuaient, l'issue pacifique et raisonnable approchait -- nous disait-on. Pour en arriver à ceci : « Le *drame algérien provoque à l'heure actuelle d'incroyables souffrances*. » Le visage d'une souffrance indicible, cela ne se récuse point, cela ne se récuse plus. Voici l'exode et l'exil, voici les réfugiés. On tente encore de mentir, on va jusqu'à chan*ger leur nom* pour dissimuler l'étendue du draine : officiellement ils sont nommés des RAPATRIÉS. Eh ! bien, écoutez-les. Ils doivent tout de même savoir mieux que personne -- et mieux que les propagandes -- où est leur patrie et quel est leur nom. Ils ont tout perdu. Ils se réfugient en France pour sauver leur vie. Ils sont eux-mêmes des survivants. Mais ils ne sont point en France des « rapatriés », L'essentiel du drame, par-delà les horreurs physiques et le sang versé, l'essentiel on l'avait caché à la conscience des métropolitains : il y avait une nation française en Algérie. 59:65 #### I. -- La vie nationale antérieure et supérieure à la politique La *vie nationale,* disait Pie XII, est *une réalité non politique.* Dans les débuts de cette revue, nous nous sommes beaucoup battus -- intellectuellement -- pour faire entendre ce message qui nous arrivait en temps utile, ce message de Pie XII qui, comme tant d'autres messages de Pie XII, et comme lui-même l'a dit une fois, « n'est pas parvenu à la connaissance de la plus grande partie du peuple français ». \*\*\* *La vie nationale est une réalité non politique.* Ceux qui avaient le pouvoir et le devoir de nous aider à faire entendre ce message n'ont pas levé le petit doigt ; ou s'ils ont levé la main, ce fut contre nous. Cinq ans plus tard, cinq ans trop tard, ils ont découvert que la question était actuelle, urgente, vitale, ils se sont mis -- d'ailleurs sans aller au fond des choses, et quelquefois en les prenant à contresens -- à clamer qu'il peut y avoir un nationalisme aberrant, totalitaire, inhumain, terroriste. Ils se sont mis aussi à nous reprocher de ne pas faire chorus avec eux. Les excès et les crimes contre lesquels ils poussent aujourd'hui des clameurs, nous en attaquions la racine intellectuelle et spi rituelle en 1956, avant que les passions ne fussent inextricablement nouées. En temps utile. Sans savoir l'avenir, bien sûr, mais par fidélité à la parole du Pape, qui parle en temps opportun, et même avant les temps. A quoi bon prétendre interroger les « signes du temps », si l'on n'aperçoit pas que depuis la Rédemption la parole opportune et circonstancielle du Vicaire de Jésus-Christ en est un. 60:65 Quand il était possible d'avertir, de prévenir, en 1956, nous l'avons fait. Ceux dont c'eût été la fonction naturelle et surnaturelle nous ont laissés seuls. Ils n'ont pas bougé. Ils ont même empêché, au moins par leur abstention, et quelquefois par plus que leur abstention, notre propos d'être entendu. Et maintenant ils poussent des cris, ils poussent même des cris contre nous parce que nous ne crions point comme eux. Cela est misérable. Avant eux, sans eux, nous avons enseigné l'illusion mortelle de toutes les révolutions sanglantes, qu'elles soient dites « de droite » ou quelles se disent « de gauche ». Sur ce point, nous n'avons certainement pas de leçons à recevoir de ceux qui dénoncent l'immoralité des méthodes révolutionnaires seulement quand ils craignent que la révolution soit « de droite », et qui la dénoncent surtout à partir du moment où ils escomptent qu'elle est vaincue. Ils peuvent bien le faire sans nous. Ils peuvent bien nous reprocher de ne pas les suivre dans leurs condamnations tardives, dans leurs condamnations unilatérales et unilatéralement contre les vaincus. Nous ne hurlons pas avec les loups. \*\*\* *La vie nationale est une réalité non politique*. Cela ne veut point dire que la politique ne puisse sauver ou ruiner la vie nationale. Mais cela veut dire, entre autres choses, que de soi la vie nationale est une « valeur » antérieure et supérieure à la politique, et qu'éventuellement plusieurs politiques peuvent s'y appliquer, *à la condition* de la respecter et de la servir, non de l'exploiter ou de l'écraser. Il existe une VIE NATIONALE française au Canada. Dire cela n'est aucunement décider quelle forme doit prendre l'État canadien, ni trancher entre l'indépendance l'autonomie, la confédération, la fédération. 61:65 C'est affirmer seulement, mais pleinement, que l'État éventuellement fédéral, ou confédéral, unitaire ou pluraliste, a le devoir de ne pas méconnaître ni écraser cette nation, *de ne pas supprimer cette* VIE. Il existe une VIE NATIONALE française en Algérie. Dire cela n'est aucunement opter en faveur de l'indépendance, de l'association, du fédéralisme : c'est affirmer seulement, mais pleinement, que ni association, ni indépendance, ni fédération ne seront viables, ni licites, si elles ne respectent pas cette vie nationale. \*\*\* *La vie nationale est une réalité non politique*, il n'est pas au pouvoir de la politique d'en disposer arbitrairement. Elle est antérieure, elle est supérieure à la politique : et l'on a voulu au contraire que la politique se soumette la vie nationale, la transplante ou l'écrase. On a nié cette vie nationale. On l'a *omise*. On a tiré des plans, conclu des accords, édicté des mesures sans en tenir aucun compte. On l'omet et on la nie en allant jusqu'à imposer le nom trompeur de « rapatriement » à ce qui est manifestement, en fait et en droit, une expatriation. Ce n'est pas une question « politique ». C'est une question qui domine la politique et qui devrait la commander c'est une question qui est partie intégrante du droit naturel et de la dignité humaine. Un silence massif, un énorme mensonge par omission ont enseveli la nation française d'Algérie avant même sa mise à mort. On l'a anéantie d'abord dans les consciences. Ces crimes-là sont aussi des crimes, ils sont même les plus grands. 62:65 #### II. -- L'intégration ou la République algérienne Des politiques, il y en avait plusieurs : et nous ne défendons pas l'une contre l'autre. Notre propos n'est point *politique* en ce sens-là. Il est même, au contraire, une fois de plus, résolument *impolitique,* en ce qu'il *refuse de soumettre à la politique ce qui est supérieur à la politique.* Des politiques, il y en avait deux, en somme. Il y avait celle de droite. Il y avait celle de gauche. Que ni la gauche ni la droite n'ont reconnues, car la droite politique et la gauche politique ne se connaissent plus elles-mêmes, dans la confusion générale où l'aveuglement de fausses élites civiles, militaires et religieuses a plongé notre pays. Il y avait la politique de gauche, *c'est-à-dire l'intégration *: l'intégration envisagée déjà avant la guerre, proposée par Léon Blum, combattue par Maurras ; généreuse dans son inspiration, critiquable par son jacobinisme éventuel. Il y avait la politique de droite, la solution fédérale ou confédérale : la République algérienne. \*\*\* Louis Salleron avait résumé cette alternative politique en des termes auxquels nous avions à l'époque donné notre accord, et dont la pertinence est confirmée avec éclat, surtout pour le second membre de l'alternative, par la suite des événements ([^50]) : 63:65 « On écrit partout ces temps-ci : « L'intégration était possible il y a quinze ans, elle ne l'est plus aujourd'hui... » L'affirmation est fausse. Le 13 mai (1958) le prouve. Ce jour-là, l'intégration a été faite à Alger. Un Bonaparte l'eût immédiatement ratifiée en disant à Alger : « Je vous ai compris », en le redisant à Oran, à Constantine, en Kabylie, dans les djebels, partout. Il eût trouvé les mots et les gestes qui ralliaient ou désarmaient le petit nombre d'ennemis. C'était la paix -- une paix non pas imposée ni subie, ni octroyée mais, je le répète, ratifiée. Le monde entier eût applaudi. « Cette solution avait en outre l'intérêt de montrer qu'il était possible de surmonter les deux obstacles à la paix des temps présents : le nationalisme et le racisme. A cet égard, j'ai été souvent étonné qu'elle ne s'imposât pas comme la plus vraie et la plus logique a ceux qui se disent de gauche et passent leur vie à pourfendre en paroles nationalisme et racisme. » Cette solution était conforme à la tradition des hommes qui se proclament de gauche, elle était possible, viable, humaine. L'autre, solution, plus humaine encore, plus conforme au droit naturel, était celle de la tradition des hommes, que l'on répute de droite. Louis Salleron la résumait ainsi : « L'autre solution, c'était la République algérienne. Je dois dire que, bien définie, elle me paraissait meilleure encore. Une République algérienne faite en mai 1958 par une équipe de durs où Français d'origine métropolitaine et Français musulmans auraient été soudés dans une volonté commune, c'eût été beau. Et c'eût été, pour la France, l'obligation de faire une Constitution fédérale. » Comme Louis Salleron, nous n'avons préconisé aucune des deux politiques à l'exclusion de l'autre. L'une et l'autre tenaient compte, de manière diverse et à un degré différent, de la réalité algérienne. 64:65 Nous préférions, comme Louis Salleron, la seconde. L'intégration eût risqué de poser, non dans l'immédiat, mais à la longue, des problèmes difficilement surmontables, -- ou alors aurait finalement conduit, par d'autres voies, à une autre forme de République algérienne autonome, fédérée ou confédérée. Car il manquait à l'Algérie de 1958 ce que Charles de Foucauld avait en vain appelé sur elle, et que rappellent, dans le présent numéro, Antoine Lestra et Joseph Hours. #### III. -- La vie nationale méconnue Qu'a-t-on fait en Algérie, de 1958 à 1962 ? Ni l'une ni l'autre politique, ni une troisième. A la vérité on n'y a pas fait une politique mais le contraire d'une politique : le déga­gement ; s'en aller. Toutes les ressources licites de la poli­tique, et quelques autres encore, employées à se mettre en état de n'avoir plus en Algérie ni devoir politique, ni souci politique, -- aucune politique. Renoncer à nos droits ? En soi, cela est théoriquement possible et quelquefois généreux : mais à la *condition que celui qui renonce à un droit soit celui qui le possède.* Or les droits français en Algé­rie n'étaient pas seulement ceux de *l'État* français. Ils étaient aussi ceux de la nation française d'Algérie : et l'État n'était pas le maître de ces droits-là, l'État n'en était pas le possesseur, l'État n'avait pas licence d'en disposer souverainement. D'ailleurs l'État n'a pas tellement renoncé à ses droits : il a gardé, ou cru garder, ses droits sur le pétrole et sur les bases, et il n'a sacrifié, selon la conception qu'il s'en fait, ni ses intérêts économiques ni ses intérêts straté­giques : il pense même les avoir mieux assurés, ce qui est, en intention du moins, le contraire d'un renoncement. Ce n'est pas surtout son intérêt ni son droit que l'État néglige : 65:65 c'est à son devoir qu'il a tourné le dos. Le dégagement est explicitement un dégagement à *l'égard des charges et des obligations*. L'État se dégage de son devoir envers les hommes. Les hommes, il les considère en somme non pas comme des communautés vivantes ayant *leurs* droits propres, mais comme des fonctionnaires à ses ordres. C'est cette conception aberrante de la vie sociale qui est sans doute la racine du drame. Les chrétiens, les musulmans et les juifs d'Algérie qui se déclarent « fidèles à la France » et qui veulent « demeu­rer Français », à vrai dire l'État n'a pas omis de les pren­dre en considération. Mais il les a considérés comme des *individus* selon la définition de Renan, des individus nés orphelins, vivant fonctionnaires et mourant célibataires, transportables et interchangeables à merci. Il a considéré qu'il pouvait les *déplacer* et les *rappeler* comme on déplace un préfet et comme on rappelle un ambassadeur. Et quand il a vu que ça ne marchait pas, quand il a constaté que les Français d'Algérie étaient autre chose, que des fonctionnaires à ses ordres, il les a traités comme on traite -- et même comme on ne traite pas -- des fonction­naires félons. L'État a prétendu renoncer en Algérie à des droits, ceux de la société, qui ne sont point à la disposition de l'État, et qui au contraire imposent à l'État des devoirs, et des « charges », et des « obligations », d'une nature différente de celles qui sont énumérées dans le statut des fonction­naires. L'État a ignoré que la nation française d'Algérie avait seule qualité pour éventuellement renoncer aux droits qui sont les siens. Il ne s'agissait même pas de la consulter : la nation française, d'Algérie avait en la matière beaucoup plus qu'une voix consultative. Personne ne peut disposer à sa place des droits qui sont les siens, personne ne peut les supprimer sans son aveu et sans son consentement. 66:65 Que si l'État y prétend néanmoins, c'est alors exactement ce que Pie XII a nommé *l'absolutisme d'État.* On peut assurément « rapatrier » un corps expédition­naire. On peut « reclasser en métropole » un fonctionnaire. Mais traiter ainsi une communauté nationale, c'est une violence sans nom. #### IV. -- Qui est au service de qui ? Les principes majeurs, les droits fondamentaux, les devoirs essentiels de la vie en société sont ici en cause. Les citoyens ne sont pas *au service de l'État.* Ce sont les fonctionnaires qui sont au service de l'État, et c'est l'État qui est au service des citoyens : au service de leur bien commun. Ce bien commun lui-même n'est absolu­ment pas le bien propre *de* l'État, c'est le bien au *service duquel* se trouve placé l'État. *Et ce qu'il y a de plus précieux dans le bien commun, ce sont les droits primordiaux de l'homme* ([^51])*.* Dans l'hypothèse extrême où l'État français aurait été amené à considérer, entre 1958 et 1962, qu'il ne pouvait plus défendre les DROITS PRIMORDIAUX de la nation fran­çaise d'Algérie -- hypothèse, car l'État nous a peu rensei­gnés sur l'évolution de ses pensées -- on se trouvait alors devant un grand malheur, une grande défaite, à la rigueur un cas de force majeure : mais enfin cela ne pouvait d'au­cune manière lui permettre de se considérer comme fondé à *disposer* lui-même de ces droits qu'il pensait ne plus pou­voir défendre. 67:65 Ne plus les défendre si on ne le peut plus, ou si on croit ne plus le pouvoir, c'est une chose. Adhérer et aider à l'abolition de ces droits, c'est autre chose. Et c'est autre chose encore d'aller imposer à une communauté na­tionale, par voie autoritaire, d'abandonner ses droits pri­mordiaux et de disparaître en tant que telle. Nous ignorons l'avenir. Mais nous voyons bien que si la nation française d'Algérie, qui n'a pas été entendue de l'État français, veut se faire entendre des autres commu­nautés algériennes, le F.L.N. est « logiquement » fondé à refuser de la considérer comme un interlocuteur. Et cela, par la faute de l'État français. Le F.L.N. peut dire : -- *Vos droits et vos garanties, je les ai négociés avec l'État qui vous représente ; c'est assez ; la question est réglée*. Ainsi l'État français n'a pas seulement renoncé à dé­fendre ces droits ; il a DISQUALIFIÉ D'AVANCE, comme inter­locuteur éventuel, la communauté française d'Algérie en tant que telle. Il a décidé pour elle, à sa place, et à jamais. Selon lui, il n'y a plus rien à dire. Selon lui, il n'y avait pas une communauté, il n'y avait pas une nation française en Algérie. Il y avait des Français, et il considère que ces Fran­çais, comme tous les autres Français où qu'ils soient, quels qu'ils soient, sont à son service, purement et simplement, sous la seule réserve de leur consentir les allocations de déplacement, de logement et de reclassement prévus pour les fonctionnaires changeant de poste. A la place des *serfs taillables et corvéables à merci,* voici le temps où l'ensemble de la population est considérée comme des *fonctionnaires interchangeables et transportables à merci*. Ni dans un cas ni dans l'autre, cela ne fait des citoyens. L'État méconnaît les droits primordiaux des hommes, de leurs familles, de leurs métiers, de leurs communautés. Il est sans morale. 68:65 Et c'est le plus grave. Car *la vraie notion de l'État est celle d'un organisme fondé sur l'ordre moral du monde* ([^52])*.* Sinon, l'État devient quoi ? \*\*\* Si demain une invasion ou une catastrophe contrai­gnaient les Canadiens français à chercher refuge en France, nous les accueillerions de grand cœur et de notre mieux. Mais nous n'irions pas imaginer, et ils ne supporteraient pas, d'appeler cela un « rapatriement ». Toute politique qui édicterait délibérément, ou qui accepterait d'avoir pour conséquence inéluctable, le « rapatriement » en France de la nation française du Canada ou le « rapatriement » en Grande-Bretagne de la nation anglaise du Canada, serait une politique d'une barbarie abominable, -- et cette bar­barie serait immédiatement ressentie comme telle par le continent américain. D'immenses malheurs peuvent par­fois contraindre à de tels exodes : les subir est une chose, les vouloir en est une autre. L'opinion française et l'opinion mondiale n'ont rien su ni de l'existence d'une nation française en Algérie, ni du sort qui lui était progressivement mais implacablement réservé. Les journaux français parlaient d'autres choses, ils mentaient par omission, et d'ailleurs par ignorance, sans parler de ceux qui mentaient positivement. Cette *vie* natio­nale, on commence à peine de la découvrir, et seulement au sang répandu, seulement à l'exode et à l'exil, on la dé­couvre seulement dans son agonie. Dans la presse qui in­forme les esprits (et qui forme les consciences -- c'est un fait abusif, mais c'est un fait), dans la presse française, il y a eu, il y a qui, pour avertir qu'il existait en Algérie une nation française et qu'elle était conduite à l'écrasement en tant que telle ? 69:65 Il y a eu, il y a Louis Salleron ; il y a Baresta et Fabrègues dans *La France catholique ;* il y a l'éditorialiste de *Combat ;* il y a Claude Terrien à la ra­dio ([^53]) ; Fabre-Luce dans *Le Monde* et dans *Combat* déjà cité ; Pierre Boutang dans *La Nation française.* La diversité de ces noms, et de deux ou trois autres peut-être (si l'on en oublie, on s'en excuse auprès d'eux), montre assez que leur propos, en ce qu'il a de commun, et le nôtre ici, n'est pas de préconiser ou de défendre une politique contre une autre, et qu'il dépasse de beaucoup l'option entre la sécession, l'association et autres formules du même niveau. Il y avait, vivante, et il y a, agonisante, une nation française en Algérie : la considérer et la traiter comme un ensemble de fonctionnaires qui seraient au service et inconditionnelle­ment aux ordres de l'État, qui auraient été en somme provi­soirement « détachés » hors de la métropole, et que l'État aurait le droit de « rappeler » à n'importe quel moment par décret, est une vue aberrante, asociale et immorale, d'une inhumanité absolue. Même Mauriac, oui, même François Mauriac en a conve­nu à son tour, à sa manière : « *Qu'aurait-il fallu faire et qu'y avait-il à faire ? Trou­ver le joint pour que les Européens d'Algérie aient part aux discussions des textes qui disposaient de leur sort. *» ([^54]) « Trouver le joint », s'il était besoin d'un joint, pour qu'un droit imprescriptible, inhérent à la dignité humaine, ne soit pas bafoué. 70:65 #### V. -- Le mensonge sur la décolonisation Ce qui précède, vous pouviez toujours aller essayer de le faire entendre dans les milieux catholiques organisés, encadrés, voire mandatés. Impossible d'élever la voix. La réponse était automatique : -- Que *voulez-vous, c'est la décolonisation, conforme à la doctrine de l'Église.* Les plus téméraires, qui n'étaient pas les moins nombreux, osaient même ajouter : -- *C'est la position de Mgr Duval, approuvée par Jean XXIII.* Ni la décolonisation conforme à la doctrine de l'Église, ni la pensée de Jean XXIII, ni les intentions de Mgr Duval n'appelaient ce résultat sur l'Algérie : UN DRAME QUI PRO­VOQUE D'INCROYABLES SOUFFRANCES, selon les paroles dit Cardinal Gerlier et la constatation manifeste que tout le monde peut faire aujourd'hui, dans l'angoisse, l'épouvante et le remords. \*\*\* La « décolonisation » qu'il fallait accomplir d'une manière ou d'une autre en Algérie, et que l'on pouvait accom­plir soit par l'intégration conforme aux traditions des hommes qui se proclament de gauche, soit par une Républi­que algérienne conforme aux traditions des hommes que l'on répute de droite, -- cette décolonisation, non pas néga­tion et destruction révolutionnaire de l'œuvre coloniale, mais aboutissement et couronnement de la colonisation, cette décolonisation sur laquelle l'Église a en effet une « doctrine », ne comportait en aucun cas ni l'écrasement sur place de qui que ce soit, ni un prétendu « rapatrie­ment » qui est une expatriation forcée. 71:65 Mais on a dit qu'il y avait, prévues, stipulées, des « ga­ranties » ? On l'a dit, en effet. On a osé le dire. Si « garanties » il y avait quelque part, c'étaient en tous cas des garanties sur lesquelles les intéressés n'avaient pas été appelés à donner leur avis ; des garanties que la com­munauté française d'Algérie en tant que telle n'avait pas été admise à négocier, à discuter, à accepter. Mais si « garanties » il y avait quelque part, où donc sont-elles inscrites ? En quoi consistent-elles ? Par qui sont-elles signées ? Quelle est la nature de l'accord à leur sujet ? L'accord d'Évian est seulement un accord de cessez-le-feu ; auquel s'ajoutent de simples « déclarations d'in­tentions ». Depuis quand une simple déclaration d'inten­tions est-elle considérée comme une garantie ? La vérité est que, d'une part, les musulmans d'Algérie ont été en fait remis à la discrétion du F.L.N., et que, d'au­tre part *les chrétiens et les juifs n'ont même pas reçu des accords d'Evian, fût-ce seulement sur le papier, le statut que la minorité turque a obtenu en Crète, ou les minorités religieuses au Liban.* Il est pour le moins présomptueux d'aller supposer et d'aller raconter que Mgr Duval, arche­vêque d'Alger, même s'il n'en a rien dit, a pu approuver cette carence dramatique. Et il est inadmissible de feindre que Mgr Lacaste, évêque d'Oran, n'aurait rien dit de cette absence de statuts et de garanties pour la communauté chrétienne. \*\*\* Il y avait en Algérie une communauté nationale, fran­çaise, comportant trois communautés religieuses, la chré­tienne, la juive, la musulmane (une partie de la communau­té religieuse musulmane). C'était complexe ? Complexe comme la vie ; complexe comme la vie sociale. 72:65 Mais l'État français ne connaît et reconnaît ni les communautés na­tionales, ni les communautés religieuses, ni leurs réalités et leurs droits entrecroisés. L'État français ne connaît et reconnaît que des individus. Du moins, qu'on n'aille pas dire que la doctrine de l'Église se réduit à un simplisme aussi barbare. \*\*\* La doctrine catholique de la décolonisation est invoquée pour couvrir les crimes d'une décolonisation fausse dans ses principes et cruelle dans ses moyens. Mais cette doctrine catholique de la décolonisation est aux antipodes de ce que l'on nous raconte et aux antipodes de ce que l'on fait en Algérie. Voici les textes. Premièrement, Pie XII, Message de Noël 1954 (et ce pre­mier texte, qui semble ne point parler, ou guère, de décolo­niser, est en réalité, comme on le verra plus loin, le fonde­ment indispensable de la doctrine en ces matières) : « Le fond de l'erreur consiste à confondre la vie nationale au sens propre avec la politique nationa­liste : la première, droit et gloire d'un peuple, peut et doit être développée ; la seconde, source de maux infi­nis, ne sera jamais assez rejetée. La vie nationale est, de sa nature, l'ensemble actif de toutes les valeurs de civilisation qui sont propres à un groupe déterminé, le caractérisent et constituent comme le lien de son unité spirituelle. Elle enrichit en même temps, par sa con­tribution propre, la culture de toute l'humanité. Dans son essence, par conséquent, la vie nationale est quel­que chose de non politique : c'est si vrai que, comme le démontrent l'histoire et l'expérience, elle peut se développer côte à côte avec d'autres, au sein d'un même État, comme elle peut aussi s'étendre au-delà des frontières politiques de celui-ci. 73:65 La vie nationale ne devint un principe dissolvant pour la communauté des peuples que lorsqu'elle commença à être exploitée comme moyen pour des fins politiques, à savoir quand l'État dominateur et centralisateur fit de la nationalité la base de sa force d'expansion. On eut alors l'État nationaliste, germe de rivalités et source de discordes. « ...Chez quelques peuples considérés jusqu'à pré­sent comme coloniaux, le processus d'évolution vers l'autonomie politique, que l'Europe aurait dû guider avec prévoyance et attention, s'est rapidement transformé en explosion de nationalismes avides de puis­sance. Il faut avouer que ces incendies imprévus, au détriment du prestige et des intérêts de l'Europe, sont, au moins partiellement, le fruit de son mauvais exem­ple. » Secondement. -- Pie XII, Message de Noël 1955 : « Dans le Message de Noël de l'an dernier, Nous avons déjà fait allusion aux foyers d'opposition qui se remarquent dans les rapports entre les peuples européens et ceux qui hors d'Europe aspirent à l'indé­pendance politique (...). Qu'une liberté juste et pro­gressive ne soit pas refusée à ces peuples, et qu'on n'y mette pas d'obstacles. Ceux-ci toutefois reconnaîtront à l'Europe le mérite de leur avancement ; sans l'influence de l'Europe étendue à tous les domaines, ils pourraient être entraînés par un nationalisme aveu­gle à se jeter dans le chaos ou dans l'esclavage. « D'autre part, les peuples de l'Occident, spéciale­ment de l'Europe, ne devraient pas, sur l'ensemble des questions dont il s'agit, demeurer passifs dans un regret stérile du passé ou s'adresser des reproches mutuels de colonialisme. Ils devraient au contraire se mettre à l'œuvre de façon constructive, pour étendre, là où cela n'aurait pas encore été fait, les vraies va­leurs de l'Europe et de l'Occident, qui ont porté tant de bons fruits dans d'autres continents. Plus ils ten­dront à cela seulement, plus ils aideront les libertés des peuples jeunes, et plus ils demeureront eux-mêmes préservés des séductions du faux nationalisme, Celui-ci est en réalité leur véritable ennemi, qui les exciterait un jour les uns contre les autres, au profit d'un tiers. » 74:65 Troisièmement. -- Pour donner à l'avertissement pré­cédent plus de poids et de solennité, Pie XII l'a ultérieure­ment inclus dans l'encyclique *Fidei donum* (21 avril 1957) : « L'Église qui, au cours des siècles, vit déjà naître et grandir tant de nations, ne peut qu'être particuliè­rement attentive aujourd'hui à l'accession de nou­veaux peuples aux responsabilités de la liberté politi­que. Plusieurs fois déjà Nous avons invité les nations intéressées à procéder dans cette voie selon un esprit de paix et de compréhension réciproque. « Qu'une li­*berté, juste et progressive ne soit pas refusée à ces peuples,* (qui y aspirent) *et qu'on n'y mette pas d'obstacle* »*,* disions-Nous aux uns ; et Nous avertissions les autres de « *reconnaître à l'Europe le mérite de leur avancement ; sans son influence, étendue à tous les domaines, ils pourraient être entraînés par un nationalisme aveugle à se jeter dans le chaos ou dans l'esclavage* »*.* En renouvelant ici cette double exhortation, Nous formons des vœux pour que se poursuive en Afrique une œuvre de collaboration constructive, dégagée de préjugés et de susceptibilités réciproques, préservée des séductions et des étroitesses du faux nationalisme, et capable d'étendre à ces populations, riches de ressources et d'avenir, les vraies valeurs de la civilisation chrétienne qui ont déjà porté tant de bons fruits en d'autres continents. » ([^55]) 75:65 Mais comment veut-on qu'une décolonisation puisse ainsi « *étendre à ces populations les vraies valeurs de la civilisation chrétienne* »*,* comment veut-on qu'elle puisse seulement en avoir l'idée ; quand la radio gouvernementale fait enseigner par un religieux dominicain que TOUS LES PA­PES DE NOTRE SIÈCLE ONT PRIS POSITION CONTRE LA CIVILI­SATION CHRÉTIENNE ? Telle fut en effet la contre-vérité énon­cée à la radio d'État dans un « sermon » du P. Avril prétendant en propres termes : *La civilisation chrétienne ? Je vous répondrai avec tous les Papes de notre siècle que je ne sais pas ce que c'est ; ou plutôt c'est un blocage injus­tifié* ([^56])*.* Tout se passe comme si les Supérieurs religieux et les Supérieurs gouvernementaux du radiophonique Père Avril avaient frappé d'interdit ces « VRAIES VALEURS DE LA CIVILISATION CHRÉTIENNE », auxquelles la *doctrine de l'Église sur la décolonisation,* tant invoquée à tort et à travers, confère une importance décisive dans les finalités et les processus de la décolonisation. \*\*\* L'Encyclique *Mater et Magistra* n'apporte rien de plus sur la décolonisation. On trouve au § 49, mentionné parmi les « multiples innovations » de notre temps : « fin du ré­gime colonial, accession des peuples d'Asie et d'Afrique à l'indépendance et resserrement de leur interdépendan­ce » ([^57]). C'est la constatation d'un fait. Aux paragraphes 171 et 172, des indications normatives, concernant non plus la décolonisation, mais les pays déjà décolonisés : 76:65 « Les États économiquement développés doivent veiller avec le plus grand soin, tandis qu'ils viennent en aide aux pays en voie de développement, à ne pas chercher en cela leur avantage politique, en esprit de domination. « Si cela venait à se produire, il faudrait déclarer hautement que c'est là établir une colonisation d'un genre nouveau, voilée sans doute, mais non moins do­minante que celle dont de nombreuses communautés politiques sont sorties récemment. » La doctrine de l'Église sur la décolonisation n'est donc aucunement ce que l'on nous raconte. Elle ne permet nulle­ment de couvrir et d'absoudre les « bavures », les « péri­péties » et les crimes en disant simplement *L'Église est pour la décolonisation.* Au plan des principes, d'ailleurs, l'Église *n'est pas* pour la décolonisation telle qu'on l'en­tend le plus couramment aujourd'hui, l'Église n'est assuré­ment point pour une décolonisation qui serait le contraire et la destruction de la colonisation. Et ce mot, « décoloni­sation », dont se réclament toutes les confusions, tous les mensonges, tous les crimes, ce mot, nous l'avons cherché en vain dans les documents du Magistère. L'Église est pour une LIBERTÉ JUSTE ET PROGRESSIVE, l'Église est *contre* un NATIONALISME AVEUGLE qui est SOURCE DE MAUX INFINIS et qui conduit à l'ESCLAVAGE ou au CHAOS. On nous a beaucoup menti là-dessus, pas seulement par omission, et les respon­sabilités morales sont infiniment plus lourdes que les res­ponsabilités politiques. Les responsabilités politiques peu­vent faire des soldats perdus, des citoyens perdus -- mais les responsabilités morales risquent de perdre des âmes. La doctrine de ce qu'on appelle la « décolonisation » a été développée et enseignée par Pie XII à partir d'une doc­trine de la VIE NATIONALE qui en est le FONDEMENT -- les références successives le suggèrent déjà, -- l'Encyclique *Fidei donum* se réfère au Message de Noël 1955 et celui-ci à celui de 1954. L'analyse de la doctrine le confirme. *La doctrine de la* « *vie nationale* » *est* LA CLEF INDISPENSABLE *de la doc­trine dite de la* « *décolonisation* »*.* On a confisqué la clef. 77:65 On l'a cachée. On l'a perdue. On a ainsi falsifié la signifi­cation. On a détourné les consciences. En cela on porte la responsabilité initiale des actes aberrants et criminels qui ont été la conséquence de l'obscurcissement des consciences. Sous le prétexte invoqué que *l'Église est* « *pour* » *la décolonisation,* on a tout consenti d'avance, sans réserve, ou avec des réserves de pure forme et sans effet pratique, au NATIONALISME AVEUGLE que l'Église rejette et dont elle déclare qu'IL NE SERA JAMAIS ASSEZ REJETÉ. Un nationalisme furieux, frénétique, sauvage, dont Luc Baresta trace dans ce numéro le portrait. On a pratiquement fait obligation aux consciences de respecter ce nationalisme aveugle, de l'aider, de lui ouvrir les portes, d'accepter ses conditions, de s'en remettre à lui. Pie XII avait annoncé à quoi l'on aboutirait dans cette voie. A l'esclavage, disait-il. Ou au chaos. \*\*\* Cela n'a été possible que parce qu'on a menti ; par omission ; et plus que par omission. On a menti sur la doctrine, on a menti sur le devoir, on a menti sur les choses les plus sacrées. L'impéritie des politiques est dépassée par la trahison des clercs. #### VI. -- La charité et la justice Voici les Français d'Algérie. Sans doute ont-ils d'abord besoin d'être compris et d'être aimés. Simultanément, dans beaucoup de cas, d'être secourus. Dans l'amitié. La charité surnaturelle est l'âme de tout, et de la justice, n'allons pas leur apporter un secours sans âme. Mais n'allons pas non plus nous tromper sur la charité. 78:65 *La charité n'est authentique qu'à la condition d'être en règle avec la justice... Il n'est permis à personne de se dé­rober aux devoirs de justice en les remplaçant par de petits dons charitables...* Cette exhortation pontificale vaut dans toute sa généralité. Elle vaut, et à quel point, dans ce cas précis. *La charité et la justice imposent chacune des de­voirs : souvent, des devoirs ayant le même objet, mais sous un rapport différent...* Notre devoir d'amitié envers les Français d'Algérie est à la fois de charité et de justice. N'oublions pas la justice. Ils ont des droits, et nous avons omis leurs droits dans nos calculs politiques, -- du moins, dans les calculs poli­tiques qui s'opèrent et s'exécutent en notre nom. Ils avaient le droit naturel et imprescriptible à une vie nationale, à leur vie nationale, et en notre nom ils en ont été privés. Ce droit faisait partie intégrante de leur dignité humaine, et l'on a mutilé leur dignité. *Il n'est permis à personne de se dérober aux devoirs de justice en les remplaçant, par de petits dons charitables...* La justice que nous leur devons dépasse, peut-être à ja­mais, ce que nous pourrons leur donner. Quoi que nous fassions pour eux, ce ne pourra plus jamais être un don gratuit. Ce sera le devoir de RÉPARATION, qui est désormais au-delà de ce que nous pouvons réparer. Ils sont écrasés par la souffrance, et l'injustice. Nous, par la responsabilité, et par la honte. \*\*\* Unissons du moins nos misères, et que Notre-Dame de la Sainte-Espérance daigne les recouvrir ensemble de son manteau. 79:65 ## CHRONIQUES 80:65 ### La révolution algérienne par Luc BARESTA #### I. -- Le politique, le judiciaire et le militaire Au matin du 24 mai, le kiosque à journaux devint, plus manifestement encore qu'à l'ordinaire, un dramatique symbole. C'était bien la même nouvelle qui s'étalait de manchette en manchette : verdict au procès Salan. Mais dans cet étrange prisme de verre et de papier, comme elle se trouvait diversement réfractée... Tout était dans le titre. Le *Parisien libéré* annonçait : « Salan n'a pas été condamné à mort. » Et l'*Aurore :* « Salan : la vie. » Et *Le Figaro :* « La détention perpétuelle pour Salan. » Et *l'Humanité :* « Les fascistes dictent leur loi : Salan sauve sa tête. » Cette tête, certains l'avaient exigée, et l'exigeaient encore. Ils passaient du verdict à la vindicte. Quelque chose se révélait alors, ou plutôt réapparaissait. Pourtant, c'était bien un procès qui avait eu lieu. Un procès dont on pouvait dire qu'il n'était pas indigne de ce nom, malgré certaines pressions ou entraves, malgré ce danger que constitue, pour la justice véritable, toute juridiction d'exception. Un procès avec une procédure. Avec un acte d'accusation, des témoins de l'accusation, un réquisitoire de l'avocat général. Mais aussi un procès avec une défense, des témoins de la défense, des plaidoiries. Un procès où il ne fut pas exclu que les jurés, bien que choisis pour leur fidélité au chef de l'exécutif, se prononcent dans un autre sens que l'accusation. 81:65 Mais justement, cette marge d'indétermination, qui sépare l'accusation du verdict, et qui fait place à la fois aux droits de la défense et à « l'âme et conscience » des jurés, voilà qu'on voulait l'abolir. Voilà qu'on ne pardonnait point aux jurés de ce Haut Tribunal Militaire de l'avoir maintenue. Ce que l'on réclamait, c'était une justice aux ordres, une justice qui soit un instrument de l'exécutif pour certaines exécutions. Instrument connu : les régimes totalitaires s'en sont suffisamment servi. Ce quelque chose qui se révélait, ou plutôt réapparaissait, dans la vindicte qui réclamait, après le procès, la tête de Raoul Salan et la destitution du Haut Tribunal Militaire qui l'avait jugé, c'était la présence, en France même, à l'intérieur de notre substance nationale, des méthodes, des objectifs, des mœurs, des alliances de cette révolution F.L.N. que nous avions pourtant pendant sept ans combattue ; mais peu à peu, dans notre V^e^ République distraite ou « conditionnée », elle avait assez largement réussi à faire admettre ses critères. Elle avait réussi à faire admettre ses critères dans la politique française, dans l'opinion française. Mais du côté de la justice française, il y avait des lenteurs, des réticences, des franchises difficiles à réduire. Il y avait un secteur des mœurs et des institutions qui échappait encore aux simplifications du « sens de l'Histoire », et qui avait l'audace de découvrir des ambiguïtés, d'éprouver des incertitudes, d'accorder des « circonstances atténuantes ». Et pouvait-il en être autrement pour une justice encore libre d'être juste ? Elle avait à juger l'insurrection O.A.S. et son action meurtrière. Mais comment n'aurait-elle pas constaté d'abord que cette insurrection était dirigée contre la victoire d'une autre insurrection dont l'action meurtrière fut plus considérable encore ? Pendant plus de sept ans, s'acharnant sur le peuple musulman lui-même, le terrorisme F.L.N. n'y avait-il pas fait dix mille victimes en métropole, dont 3.000 morts et 7.000 blessés, et quarante mille en Algérie, dont 14.000 tués ? Or, les meneurs de cette organisation, les responsables de ce terrorisme, les assassins en chef du F.L.N., voici qu'ils se préparaient aux honneurs du pouvoir. Ils en avaient déjà reçu les prémices. Et ceux qui les avaient servis, voici qu'ils sortaient de prison... 82:65 Comment le procès de Raoul Salan, à moins d'être la plus dérisoire des formalité^e^, n'aurait-il pas fait apparaître un problème là ou l'impérative perspective politique, alignée sur celle du F.L.N., ne voyait qu'une tête à couper ? Comment le procès de Raoul Salan, à moins d'être la plus dérisoire des formalités, n'aurait-il pas manifesté, tout spécialement en cette occasion, la différence du politique et du judiciaire ? \*\*\* D'ailleurs, il ne devait pas seulement faire apparaître la différence du politique et du judiciaire, mais aussi, à travers les témoignages qui furent entendus, la différence du politique et du militaire. La première existe en droit, par le principe de la séparation des pouvoirs, et elle existe en fait quand ce principe est respecté : c'était encore le cas, pour une assez large part, dans ce procès. La seconde ne résulte pas d'un principe de séparation : le pouvoir politique a autorité sur le pouvoir militaire et notre Constitution fait du Chef de l'État le Chef des Armées. La différence du politique et du militaire se situe donc au niveau de l'expérience concrète. Elle peut prendre des aspects dramatiques : M^e^ Tixier-Vignancour y fit une brève mais forte allusion, citant Vigny et le récit de la « Canne de jonc ». Et la différence entre l'homme d'État et l'homme d'armes, c'est d'abord une question de langage, ou plutôt d'écriture. L'homme d'État choisit sa politique, c'est-à-dire ses mots. Il en a le loisir, dans la résidence majestueuse du pouvoir, à une certaine et nécessaire distance des réalités qu'il veut orienter on transformer. Il choisit donc son langage politique, et le confronte, voire, le mêle à celui de l'adversaire. A celui que lui opposent les autorités politiques de l'adversaire ; les représentants, les diplomates, les négociateurs de l'adversaire. En l'occurrence, lui, il l'a confronté et mêlé à celui que lui opposait « l'organisation extérieure » de la révolution F.L.N. Et si l'homme d'État choisit ses mots et sa politique, il arrive qu'il dissimule, qu'il ruse. Il arrive qu'il mente. Il arrive qu'après avoir fait la guerre, il signe des accords et cède aujourd'hui ce qu'il protégeait hier. 83:65 Ainsi la politique algérienne de la V^e^ République apparut-elle comme une politique-gigogne, où les positions étaient cachées et encastrées en ordre décroissant. Les enveloppes ont sauté les unes après les autres en l'espace de quatre années. Le langage politique de la V^e^ République s'est peu à peu dépouillé jusqu'au point où il a coïncidé avec celui de « l'organisation extérieure » du F.L.N. Mais au niveau de l'homme d'armes, le langage prend un poids différent. Il y trouve une densité autre. Reprenons ici la citation connue : «* La parole qui, trop souvent, n'est qu'un mot pour l'homme de haute politique devient un fait terrible pour l'homme d'armes ; ce que l'un dit légèrement ou avec perfidie, l'autre l'écrit sur la poussière avec son sang. *» Oui, changement d'écriture : la première, qui est l'écriture politique, est rapide, fugace au besoin. La seconde, qui est l'écriture des combats est plus lente, plus longue à évoluer, plus difficile à effacer. Ses mots se chargent, avec le sang, avec la proximité de la mort qui rôde, cherchant qui toucher, de réalités spirituelles et charnelles d'une telle consistance qu'on ne peut les manipuler au rythme des mots politiques choisis, au loin. A Paris, des mots politiques furent calculés et agencés pour progressivement s'ajuster sur ceux qu'à Evian, la diplomatie de la révolution F.L.N. proposa. Mais en Algérie, c'est leur parole que nos officiers donnaient fût-ce au prix de leur sang. Ils la donnaient en toute fidélité à l'égard des premières directives du pouvoir, aux populations qui demandaient, pour le présent et l'avenir, la protection fraternelle de nos armes. Ces populations demandaient cette protection fraternelle parce que, comme nos soldats, elles connaissaient directement, et sur le terrain, la révolution F.L.N. Non pas la révolution F.L.N. au loin et dans le propos de ses négociateurs. Mais la révolution F.L.N. sur place et dans les actes de ses égorgeurs. Cette « approche » de la révolution algérienne était une approche immédiate et quotidienne, qui en constatait les réalités essentielles et existentielles sans aucun intermédiaire. Quelques témoignages en furent donnés, pendant le procès Salan, et notamment par le Capitaine Moynet, qui en dégagea cette sorte de définition expérimentale du révolutionnaire F.L.N. : « *Le fellagha, c'est l'homme qui coupe ; il coupe les lignes, les arbres, les chemins, les nez, les oreilles, les mains, les têtes.* » 84:65 Définition induite des faits, vérifiée par eux. Veut-on qu'on les cite ? Voici l'un des plus significatifs : « *La famille Garcia, famille de colons,* 45 *hectares ; à peine de quoi vivre ; cinq enfants ; nous avons vu les corps ; la femme dépecée ; nous n'avons jamais retrouvé la tête ; l'homme égorgé ; le fils de* 14 *ans égorgé et passé au pétrole ; la fille de* 13 *anis, après avoir subi les sévices que vous devinez, également décapitée.* » Donc, ce n'étaient point des mots, mais leur parole que nos officiers donnaient. Parole qui n'était point seulement expression d'idées ou discours sur la conjoncture. Mais vis-à-vis de ceux qui choisissaient la France -- familles européennes, ou arabes, ou kabyles, ou juives ; compagnons de combat, harkis et moghaznis -- cette parole devenait parole d'homme à homme, parole sacrée, serment. Oui, quelle différence, en effet entre ce langage et l'autre, et quel déchirement vint bientôt au cœur de l'homme d'armes, le long des oueds et dans les mechtas, autour des églises et des mosquées, dans les confrontations de la vie quotidienne, dans le compagnonnage permanent de la peur et de l'espoir ! #### II. -- La révolution F.L.N. La tragédie algérienne a donc été marquée, du côté français, par la différenciation douloureuse et dramatique du politique et du militaire. Mais une question se pose : cette différenciation n'a-t-elle pas joué *aussi* du côté de la révolution F.L.N. ? Celle-ci n'a-t-elle pas, elle aussi, ses politiques et ses militaires ? Et si ses « militaires » ont été ce que les nôtres constataient, ses politiques, par contre, ne méritent-ils point quelque confiance ? Nous entendons, nous lisons souvent cette question. Et il serait en effet simpliste de nier tout à fait que cette différenciation ait existé, existe encore, à l'intérieur de la révolution F.L.N. Mais il faut bien constater que si elle a existé, c'est précisément à l'intérieur d'un mouvement intégralement révolutionnaire : elle a donc subi la loi profonde de la révolution, en fonction de laquelle c'est l'action violente, la lutte armée, qui prime sur la politique, ou plutôt qui la fait. 85:65 Dès lors la différenciation dont nous parlons n'a existé qu'à un degré moindre, dans la révolution F.L.N. en raison de la nécessité où se sont trouvés les politiques d'avaliser presque toujours les actions des plus violents et des plus intransigeants « militaires ». D'ailleurs en l'occurrence, s'il y eut à Evian un aboutissement de concessions successives et le dernier moment d'une politique-gigogne, ce n'est point du côté F.L.N. qu'a eu lieu cette évolution. Ce qu'il nous faut plutôt constater, c'est moins la différence que la concordance entre les textes révolutionnaires, donc les mots des politiques, et la pratique révolutionnaire, donc les actes des hommes d'armes et des commissaires F.L.N. à l'intérieur de l'Algérie. Il suffit, pour cela, de considérer les nombreuses déclarations émanant de personnalités F.L.N. ou les articles d' « El Moujahid » qu'aujourd'hui l'on recueille en maints ouvrages. Ce qui frappe, dans ces textes, c'est leur unité de ton, de frémissement, de frénésie. Nous pourrions dire : de mystique. Oui, c'est une mystique révolutionnaire qui est ici exprimée, un messianisme temporel. Lorsqu'il nie, c'est radicalement. Lorsqu'il affirme, c'est pour une refonte totale de l'Algérie. Et dans le combat qu'il mène, la frénésie de la fin entraîne la frénésie des moyens : détruire, tuer, liquider physiquement et moralement l'ordre ancien, sans autre « morale » que ce vide à creuser aujourd'hui, afin que, demain, l'ordre nouveau l'emplisse. Voici quelques-unes de ses affirmations majeures. Sur l'indépendance : « *Elle ne s'offre pas, elle s'arrache* » (*juillet* 1960). Sur l'autodétermination : « C'est *pour nous un moyen de consacrer légalement nos aspirations* » (mai 1960). Mais celles-ci sont connues. En voici d'autres qui ne le sont pas assez, et qui concernent le passage de l'ordre ancien à l'ordre nouveau : -- « *Ce que veulent les peuples coloniaux, ce n'est pas un bon geste du maître, mais très précisément la mort de ce maître* » (Lettre à la jeunesse africaine). -- « *La libération ne peut, être conçue que dans une perspective qui détruit toutes les structures économiques* » (mai 1961)*.* 86:65 *--* « *Au lieu désintégrer le colonialisme conçu comme une naissance d'un monde nouveau dans l'histoire algérienne,* nous *en avons fait un accident malheureux, exécrable, dont la seule signification était d'avoir retardé de façon inexcusable l'évolution cohérente de la société et de la nation algérienne* » (avril 1958). -- « *La présence de l'occupant dans la moindre partie du territoire naturel serait un véritable cheval de Troie,* non *seulement pour l'Algérie, mais pour l'Afrique dit Nord tout entière* » (novembre 1957). Pour ce qui est du jugement sur l'O.T.A.N. voici la conclusion d'un « Mémoire » publié à Tunis en 1960 : -- « *Le G.P.R.A. attire solennellement l'attention des puissances atlantiques sur le fait que l'aide massive et le soutien diplomatique qu'elles apportent à la France ont définitivement classé l'O.T.A.N. pour toute l'opinion du tiers-monde, dans la catégorie des Pactes colonialistes.* » \*\*\* On conviendra qu'entre la « mystique » d'une telle révolution et l'esprit chrétien, la contradiction est profonde. D'ailleurs ce n'est point par hasard que ces textes contiennent également une citation du citoyen Saint-Just : « *Ceux qui font les révolutions à demi ne font que creuser leur tombeau.* » *Il* semble bien, en effet, qu'il y ait communication, à travers plus d'un siècle et demi, entre les démesures d'un certain passé révolutionnaire français, et l'actualité révolutionnaire algérienne. Qu'il y ait même une filiation entre la mystique algérienne de la République française une et indivisible, et la mystique présente de la République algérienne une et indivisible. Mais c'est bien une filiation dans l'erreur et le malheur. C'est la même révolte collective devenue fondement du droit politique, et dans laquelle il ne s'agit pas de mieux servir l'ordre naturel, les lois positives qui paraissent les plus conformes à la volonté de Dieu, mais de créer un ordre selon les seules volontés humaines. Jean Madiran a longuement étudié cette mystique révolutionnaire qui, en France, « a *mis au pluriel le péché originel* »*.* 87:65 Mais l'esprit chrétien, en matière sociale, ne se traduit pas pour autant par l'acceptation d'un ordre établi dans l'injustice et la haine. Il vise à réformer les hommes et les institutions en vue de restaurer sans cesse dans le Christ l'unité organique du corps social. Appliqué aux problèmes de la colonisation et de la décolonisation, il tend vers une décolonisation, certes, mais conçue comme le but, le résultat, le couronnement de la colonisation : « L'ancien colonisé mis en état de se gouverner lui-même, conserve et prolonge l'œuvre de l'ancien colonisateur, en union avec lui. » Mais ce que la révolution F.L.N. a préconisé et réalisé jusqu'à présent, n'est-ce pas une autre décolonisation, une décolonisation caricaturale, terroriste et oppressive, qui vise, par une subversion radicale, à effacer l'œuvre de la colonisation ? Et comment ne pas redouter que les « accords » d'Evian n'aient été pour le F.L.N., non pas un infléchissement vers la première et la véritable décolonisation, mais seulement, un moment tactique de la seconde ? Que d'événements, postérieurs à ces « accords », semblent le confirmer. « *L'encre de la signature n'était pas encore sèche,* s'est écrié Robert Abdeslam à la tribune du Parlement, *que déjà l'A.L.N. procédait à des enlèvements ; à des attentats, menaçant les uns, assassinant les autres. Des harkis étaient promenés enchaînés dans le Constantinois avant d'être égorgés. Des notables disparaissaient. Il n'était pas un douar où des supplétifs, des* « *auto-défense* », *des conseillers municipaux n'aient été enlevés.* » Chasse aux harkis, extorsion de fonds, charniers, endoctrinement des populations, quelle « auto-détermination » était donc ainsi préparée ? D'ailleurs, pendant la période même où avaient lieu les « négociations » d'Evian, les officiels de la révolution algérienne donnaient de singuliers témoignages. Par exemple, le télégramme de Ben Kedda aux communistes chinois. Pour ces autres révolutionnaires, lointains mais déjà, eux, « associés », n'était-ce qu'une simple consolation ? « *Dans sa révolution, le peuple algérien et son gouvernement n'oublient pas que la Chine a été parmi les premiers pays à la soutenir* » *et* « *sait qu'il peut compter sur l'appui constant de la Chine.* » « *Nous avons pleinement conscience des difficultés et de l'ampleur du combat qui nous reste à mener contre les forces du néo-colonialisme et de l'impérialisme pour la consolidation de notre indépendance et la réalisation de la libération économique et sociale.* » 88:65 Et aussi une déclaration du syndicat F.L.N. : « *Certes, il subsistera pendant un certain temps des séquelles néocolonialistes, mais elles seront rapidement surmontées par le F.L.N. parti de masse au service d'une politique authentiquement révolutionnaire.* « *La révolution est inséparable de l'indépendance, la révolution importe plus que l'indépendance, et faire la révolution, c'est faire en sorte qu'un ordre politique, économique et social disparaisse.* » Dans une telle situation le chrétien, de quelque côté qu'il se tourne, ne trouve pas de perspective claire et admissible. C'est toute la situation qui n'est pas chrétienne, ni même d'ordre naturel. Et ce sont toutes les issues qui sont souillées de sang. Que le chrétien doive supputer « le moindre mal » dans la singularité des circonstances concrètes et celle de sa vocation particulière, cela reste son devoir, certes ; mais cette expression de « moindre mal » comme elle est douloureuse dans sa discrétion : c'est du « moindre degré dans le pire » qu'il faudrait parler. Et pourtant, si : dans la souffrance où le laisse l'analyse de toutes les causalités humaines, le chrétien peut répondre à une exigence claire, qui transforme effectivement et mystérieusement la situation par une intervention supérieure. Henri Charlier citait récemment dans « Itinéraires » ce mot profond de Pascal : « *La prière a été instituée par Dieu pour nous faire participer à Sa causalité.* » Oui, de cette causalité-là nous avons bien besoin nous et notre patrie, et notre sœur meurtrie, l'Algérie. Luc BARESTA. 89:65 ### Alger 1830-1962 par Antoine LESTRA A la suite du Congrès eucharistique national d'Alger, où l'on avait fêté le centenaire de la hiérarchie ecclésiastique rétablie après huit siècles où l'Église d'Afrique, une des plus grandes du monde antique, était restée ensevelie en terre d'Islam avant de ressusciter à l'ombre du drapeau français, l'abbé Thellier de Poncheville écrivait : « La charrue aux mains des défricheurs du bled, l'Évangile aux mains des apôtres : nos pères ont reçu cette double consigne. Ils ont splendidement accompli leur tâche terrienne ; celle des missionnaires de la Bonne Nouvelle n'est qu'ébauchée. Qui rendre responsable de ce retard ? » A cette interrogation que les événements rendent tragique, un simple regard sur un diptyque va nous permettre de répondre : Alger 1830-Alger 1962. \*\*\* Le premier volet en est le témoignage du premier prêtre qui célébra la messe à Bab-el-Oued, puis à la casbah d'Alger. Il s'appelait l'abbé Sève, du diocèse de Lyon. Il a écrit ses « Souvenirs », tirés à si petit nombre qu'ils sont devenus, pour ainsi dire, de l'imprimé inédit, source de l'Histoire à l'égal des documents d'archives. L'abbé Sève les a signés « ancien aumônier des armées du roi Charles X ». C'est à l'action personnelle de Charles X, en effet, que nous avons dû Alger, malgré l'opposition conjuguée des sociétés secrètes, des libéraux et du gouvernement anglais qui lui firent payer de son trône, en aidant le due d'Orléans à l'usurper, ce don magnifique à la France. 90:65 Dernière « conquête du roi », comme on disait avant 1789 des provinces nouvellement réunies, Charles X l'avait voulue chrétienne autant que française. Elle avait pour but de détruire le nid de pirates barbaresques qui rançonnaient l'Europe, faiseurs d'esclaves et de martyrs, non moins que de venger notre honneur. Il avait adressé à toutes les puissances chrétiennes une circulaire diplomatique où il faisait écho à la voix de son aïeul saint Louis, mort sur la terre d'Afrique pour y planter la croix, après y avoir été prisonnier une première fois pendant la croisade d'Égypte : « *Je resterais toute ma vie dans les fers,* avait-il dit alors, *si le Sultan et ses peuples se convertissaient réellement à la foi.* » Dans cette circulaire, Charles X se considérait comme le continuateur de saint Louis et le champion de la chrétienté. Le Pape Pie VII avait ordonné « des *prières générales* » *pour* le succès de l'expédition, qui fut célébré à Rome par des offices d'actions de grâces, et qui valut à la France un chapeau supplémentaire de cardinal. « *La pensée de Charles X,* écrit son arrière-petit-fils le prince Xavier de Bourbon, *c'était, comme les rois ses prédécesseurs l'avaient fait pour le Canada, d'installer l'Église en Algérie où, sans peser sur aucune conscience mais par les moyens des apôtres, elle aurait eu la liberté d'amener à la* *foi chrétienne ces populations que nous voyons aujourd'hui fanatisées par l'Islam, retourner contre nous la civilisation, et ses armes fournies par nous.* » ([^58]) \*\*\* DÉSIGNÉ par le Cardinal de Croy, grand aumônier de France, l'Abbé Sève était parti comme pour une nouvelle croisade à laquelle appelaient les mandements de nos évêques ; embarqué sur la « Couronne », nous le voyons célébrer la messe de la Pentecôte contre le mât d'artimon : « La croix, tournée vers la côte barbaresque, écrit-il, semblait lui dire : Ne me repousse pas, reçois-moi de nouveau, et je te donnerai la civilisation. 91:65 Les banderoles, les pavillons se déroulaient, jouaient et flottaient avec la brise. Le pont avait été disposé pour une nombreuse assistance. Les matelots étaient montés sur les cordages, le capitaine près de l'autel ; derrière lui étaient les officiers de terre et de mer, puis les soldats. Un lieutenant de « La Couronne » servit la messe ; la musique exécuta des symphonies, les tambours battaient « aux champs ». Nous avions l'immensité sur notre tête, et l'immensité sous nos pieds. Nous ressemblions à un atome flottant. » Après une relâche aux Baléares à cause des vents contraires, on arrive le 13 juin en vue d'Alger. « La Fête-Dieu coïncidait avec le 13 juin, note l'Abbé Sève. Je me dis : à cette heure le Roi très chrétien accompagne le Saint-Sacrement porté en triomphe dans sa capitale. Le monarque et les sujets, le père et les enfants prient pour nous. Je m'unis à eux. Devant ce désert inhospitalier qui, jadis, compta 600 sièges épiscopaux, des églises nombreuses, florissantes, où retentirent les hymnes et les cantiques de notre foi, mon esprit, à l'exemple de Saint Paul devant Athènes, se sentit remué et comme soulevé. » L'Abbé Sève obtint l'honneur de prendre place dans le premier canot de débarquement : « J'étais le premier prêtre qui devait mettre le pied sur la terre africaine, j'étais à l'avant-garde, et cette avant-garde était le péril, et peut-être la mort A quelques toises du rivage nous nous jetons à la mer, à l'exemple de Saint Louis devant Damiette, ayant de l'eau au-dessus des genoux. Les soldats avaient leur giberne sur le cou, leur fusil et leur sabre en l'air : en un clin d'œil nous étions sur la plage. A peine les premiers débarqués ont-ils touché le rivage qu'ils se précipitent, impatients et pleins d'ardeur, jouant avec la mort que leur envoie l'Arabe. Et voilà que tout à coup le drapeau blanc apparaît au sommet de la tour de Sidi-Ferruch ! Les soldats le saluent au cri de : « Vive le Roi ! » Debout sur un tertre, l'aumônier regarde venir de la mer le flot sans cesse renouvelé de nos soldats : « En quittant « La Couronne » un grand nombre de militaires me prévinrent qu'au commencement de l'attaque ils s'humilieraient, se repentiraient devant le Dieu de Bayard, et j'avais promis à tous de me trouver près d'eux et d'invoquer sur leurs têtes l'indulgence, l'absolution et la rémission de leurs péchés. 92:65 Je me recueille, et levant les mains au ciel je bénis nos troupes. Ainsi Adhémar de Monteil, évêque du Puy, bénit les croisés au moment où ils attaquèrent les Sarrasins. » Puis l'Abbé Sève monte en ligne. Aux avant-postes il confesse un colonel, beaucoup d'officiers et de soldats. La bataille fait rage. Ni les balles des longs fusils arabes qui tirent à coup sûr, ni les charges des cavaliers innombrables, n'entament la forteresse mouvante de nos carrés. L'Abbé Sève, qui soigne les blessés pendant le jour, porte les sacrements à travers la fusillade pendant la nuit à ceux qui sont restés sur le terrain. Une cantinière, qui a suivi son mari à l'armée, accompagne l'aumônier d'un blessé à l'autre, en récitant les litanies de la Sainte Vierge ; elle n'interrompt sa prière que pour faire boire aux plus atteints quelques gouttes de cordial. Elle sera tuée le 29 juin à ses côtés par une balle. L'abbé Sève voit « des milliers de juifs », chassés par Hussein et craignant d'être massacrés par les musulmans, se réfugier dans nos lignes où nos soldats partagent leurs vivres avec eux. La prise du fort l'Empereur nous livre enfin Alger. Nous y entrons le 5 juillet, et dès le 6 le général de Bourmont, commandant en chef, fait célébrer par l'Abbé Sève une messe d'actions de grâces près de la porte Bab-el-Oued. « Là, en plein air, le dimanche, devant les troupes rassemblées et recueillies, écrit-il, j'ai célébré nos divins mystères, avant d'être appelé au quartier général établi à la casbah. La propreté et la simplicité distinguaient l'autel appuyé sur les tambours. C'était un beau spectacle à contempler dans les régions de l'erreur que le Roi des cieux descendant à la voix du prêtre de la vérité, sur nos soldats victorieux, qui tombaient humblement à genoux à l'élévation de l'Hostie et du calice. » Un des premiers soins de Bourmont est de transformer en chapelle une maison de la ville, et de la mettre à la disposition de l'Abbé Sève. « Ce devait être la première église de la population algérienne. » Le 13 juillet, grande revue : « En passant devant Monsieur de Bourmont, note l'aumônier, le drapeau de chaque régiment s'inclinait. Le drapeau blanc venait encore de montrer qu'il n'était pas plus conscrit que le drapeau de la République et de l'Empire. Avec lui nous venions d'accomplir en trois semaines ce que l'Espagne de Charles Quint n'avait pu faire à l'apogée de sa puissance ! » 93:65 Le 18 juillet le « Sphinx » arrive de France. Il apporte au vainqueur le bâton de maréchal, qui ne le console point de la perte d'un de ses fils, Amédée, mortellement blessé le 24 juin. Un prochain navire apportera des brevets, des grades et décorations demandées par Bourmont. L'Abbé Sève est averti qu'il recevra la Légion d'honneur. Il nous raconte naïvement qu'il alla six jours de suite au-dessus du môle pour voir si ce bateau n'arrivait pas. « Le septième jour je vais comme de coutume sur cet endroit de la côte et je cherche à l'horizon. On signale un point noir. Qu'est-ce ? Un bâtiment marchand de Marseille. Il a un drapeau tricolore. Il apporte une révolution. Une révolution ! Que celui qui lit comprenne ce que j'éprouvai à cette heure terrible ! Cette nouvelle tomba sur moi comme la foudre. J'oubliai ma décoration : ce qui ne regardait que moi s'était enfui, je ne vis plus que Charles X, le gardien rigide de l'honneur national, détrôné et banni ; je m'assis et pleurai. » Il faut retenir comme un document historique son témoignage sur la conduite de l'armée : « La chute de Charles X jeta partout la consternation et la douleur. Témoins les nombreuses démissions qui vinrent de ce côté-là au gouvernement nouveau. Dans un cercle d'officiers supérieurs tenu à la Casbah l'avis fut qu'on laisserait à Alger des forces suffisantes pour s'y maintenir, et qu'on rembarquerait le reste de l'armée afin de rendre la couronne au légitime souverain. Des larmes coulèrent des yeux de bien des soldats pressant leur cocarde contre leur cœur et voulant mourir pour leur serment, *Quod vidimus testamus.* » Mais l'Amiral Duperré qui commandait la flotte était libéral, et le projet n'eut point de suite. Le 15 août 1830, Alger, fraîche éclose à la vie française, obéit pour un jour encore à Charles X. Le maréchal de Bourmont fait dire solennellement la messe de l'Assomption à la Casbah. *C'est là que le vœu de Louis XIII consacrant la France à Marie est commémoré pour la dernière fois dans une cérémonie officielle, avant d'être expressément renié par Louis-Philippe* ([^59])*.* 94:65 L'Abbé Sève officie sur un autel élevé « dans un salon contigu à la cour principale de la forteresse, là où Hussein donnait audience aux consuls, là même d'où était parti le fameux coup d'éventail qui décida la guerre ». Le maréchal est présent à la tête de son état-major, avec tout ce que la sûreté de la ville laisse de troupes libres. « Après que la musique eût chanté le *Domine salvum fac regem,* écrit l'Abbé Sève, je récitai l'oraison, sans la chanter car je pouvais à peine prononcer le nom de Charles, sainte et glorieuse victime qui nous léguait Alger en présent d'adieu. » Le 16 au soir on proclamait Louis-Philippe. « Je me transportai silencieux et solitaire au-dessus du môle devant la rade. On descendit le drapeau blanc du haut des navires et du palais de l'ancien dey. J'ôtai mon chapeau, je mis un genou en terre, et je ne pus retenir mes larmes. » Il refuse la Légion d'honneur conférée au nom de Louis-Philippe, et s'élève avec une juste indignation contre la suppression des aumôniers de l'armée d'Afrique. \*\*\* LE RESPONSABLE QUE CHERCHAIT l'Abbé Thellier de Poncheville commence à sévir en Algérie à partir du 16 août 1830. C'est le laïcisme, principe fondamental de la Révolution française régnant avec Louis-Philippe, fils de l'ancien Grand Maître du Grand Orient, Philippe Égalité, régicide. Napoléon III et nos diverses républiques le continueront et l'aggraveront. Les diocèses algériens, rendus nécessaires par le nombre des chrétiens venus de France, d'Espagne, d'Italie, il les considèrera comme à l'usage des seuls baptisés. Il empêchera les évêques, liés par le concordat de 1801 et les articles organiques, de faire de leurs églises des églises missionnaires par une partie de leur clergé formée à évangéliser les musulmans, qui l'étaient encore si peu, du moins en Kabylie. 95:65 En même, temps le laïcisme, qui n'en veut qu'à l'Église catholique parce qu'elle garde le dépôt divin et qu'elle n'en peut rien céder, se plait à aider l'Islam autant qu'il entravait l'Église. Au plus grand de ces évêques qui voulaient travailler à convertir ces infidèles, au Cardinal Lavigerie, il suscitera mille difficultés. Imaginons l'œuvre qu'un tel apôtre aurait pu mener à bien dans la voie ouverte par Charles X en union avec Pie VIII... Sans attenter à la liberté des âmes qui, seule, compte devant Dieu, la France catholique aurait pu, avec la grâce divine et sous la protection de Notre-Dame, Reine de France, les conquérir à la vraie foi. Mais les pouvoirs publics n'ont plus eu depuis Charles X le souci religieux de ces populations dont les qualités naturelles se fussent épanouies dans les vertus chrétiennes, comme au temps de saint Augustin. \*\*\* LE RÉSULTAT ? Regardons le second volet du diptyque. Il est signé par le Père de Foucauld : « Ma pensée est que, si, petit à petit, doucement, les musulmans de notre empire colonial de l'Afrique ne se convertissent pas, il se produira un mouvement nationaliste. Une élite intellectuelle se formera dans les grandes villes, instruite à la française, élite qui aura perdu toute foi islamique, mais qui en gardera l'étiquette pour pouvoir par elle influencer les masses. Le sentiment national s'exaltera donc dans l'élite instruite quand elle en trouvera l'occasion. Par exemple, lors des difficultés de la France au-dedans ou au dehors, elle se servira de l'Islam comme d'un levier pour soulever la masse ignorante, et cherchera à créer un empire africain musulman indépendant. « L'empire Nord-Ouest africain de la France, Algérie, Maroc, Tunisie, a vingt millions d'habitants : il en aura, grâce à la paix, le double dans 50 ans. Il sera alors en plein progrès matériel, riche, sillonné de chemins de fer et peuplé d'habitants rompus au maniement de nos armes, dont l'élite aura reçu l'instruction dans nos écoles. « Si nous n'avons pas su faire des Français de ces peuples, ils nous chasseront. Le seul moyen qu'ils deviennent Français est qu'ils deviennent chrétiens. » 96:65 Ce texte date de 1912, juste un demi-siècle. Le laïcisme combiné avec l'aide à l'Islam a produit ses fruits. \*\*\* Le récit de l'Abbé Sève, le texte du Père de Foucauld : prions et méditons devant ce diptyque pour en tirer toutes les leçons avant d'agir. Il n'est jamais trop tard, car les moments de Dieu ne sont pas les nôtres, et Pie XII nous le disait par la voie des ondes, aux pires heures de la défaite en juillet 1940 : « La France a partie liée avec le Christ, et le Christ n'est jamais vaincu. » Faisons donc son œuvre. Il est le maître de l'avenir. Antoine LESTRA. P.S. -- On nous permettra d'ajouter au texte du P. de Foucauld ce témoignage signé de son sang par un héros chrétien après s'être donné tout entier à son devoir d'officier non seulement combattant, mais éducateur et civilisateur de cette Afrique qui reconnaissait sur son visage de chevalier français le rayonnement de saint Louis : « Nous payons, écrivait le capitaine Gérard de Cathelineau, une politique qui a volontairement paralysé le génie missionnaire pour faire du prosélytisme musulman. La France a failli à sa vocation, et s'étonne aujourd'hui des malheurs continus qui la frappent. » Il en savait le remède : « La Patrie ne saurait être profondément régénérée que par la formation d'une élite entièrement donnée au Christ-Roi. » C'était se vouer au plus grand Amour, et suivre jusqu'au bout le Seigneur crucifié. A l'un de ses hommes mis en joue par traîtrise, il fit un rempart de son corps, et le 12 juillet 1957 il tomba, martyr de la charité. (Voir dans *Itinéraires*, n° 47, l'article du R.P. Gasnier, o.p. : *Un officier français : le capitaine Gérard de Cathelineau*, 1921-1957). 97:65 ### Précisions sur « la conscience chrétienne devant l'Islam » par Joseph HOURS M. PAUL SÉRANT a bien voulu consacrer dans le numéro de mars-avril de *Défense de l'Occident,* une étude critique à mon article, *La Conscience chrétienne devant l'Islam*, paru dans *Itinéraires* de février 1962. Il l'a fait avec une courtoisie et une bienveillance auxquelles je suis fort sensible et ne puis que rendre hommage. Il est pourtant fort clair u'il ne me donne aucunement son accord et que mon étude a provoqué en lui une surprise qui ne va pas sans quelque malaise. A vrai dire, mon état d'esprit lui paraît difficilement compréhensible, ce qui l'amène naturellement à des erreurs d'interprétation. Une surtout est essentielle et se retrouve presque à chacune des nombreuses citations qu'il fait de mes propos. Il semble penser que contre l'Islam, je veux soutenir la « civilisation chrétienne » telle qu'elle s'est historiquement réalisée en Occident, prendre parti pour les États européens du début du XX^e^ siècle et notamment la France de cette époque. On dirait qu'à ses yeux je veux mener le bon combat « colonialiste » et défendre une politique. Il m'attribue en somme l'état d'esprit qu'il attribue (à tort selon moi) au Père de Foucauld, lorsqu'il écrit : « Dans l'esprit du Père de Foucauld, christianisme et culture occidentale ne faisaient qu'un. » C'est précisément cette confusion constante qui m'étonne sous la plume de M. Sérant et qui m'amène à lui répondre dans l'espoir qu'il pourra sortir de ce dialogue un résultat utile. \*\*\* 98:65 Je ne crois pas du tout à l'identité entre christianisme et culture occidentale et cela parce que ma foi chrétienne me défend d'y croire. Sans doute les diverses cultures euro­péennes (car elles sont plusieurs, même si elles ont quelque chose de commun) sont-elles nées au sein du christianisme, elles en ont subi l'influence dès le début et en sont encore fortement imprégnées. Mais le christianisme n'est point asservi à cette œuvre ainsi accomplie en nos climats, n'a point à la renier, il n'a point non plus à accepter les défor­mations nombreuses qu'il y a subies. Il peut demain, en d'autres continents, pénétrer fort bien des civilisations dif­férentes de la nôtre, et les transfigurer du dedans par la révélation de sa Charité, comme il a transfiguré la civilisa­tion gréco-latine. Au Père de Foucauld, comme à moi-même, je pense que M. Sérant prête des opinions tout à fait inexactes. Ce n'est point du tout, je tiens à le dire, que je renie le passé de la France ou de l'Europe, que je condamne en par­ticulier le fameux « colonialisme » du siècle passé. Je dis simplement que sans ignorer le point de vue culturel ou politique je n'ai pas entendu m'y placer dans l'article in­séré par *Itinéraires *; j'ai entendu me placer sur le terrain essentiellement religieux. Je crois en effet que c'est là une méthode qui s'impose dans tous rapports avec des hommes d'une civilisation autre que la nôtre, car les hommes agis­sent suivant leur représentation du monde et c'est la reli­gion qui la commande. Me plaçant au point de vue religieux, il est clair que, catholique, je ne pouvais juger des choses qu'en catholique et en a mettant en somme que je crois ce que je crois. Cela semble avoir surpris M. Sérant. « ...On se deman­de, écrit-il, si (M. Hours) n'aboutit pas à un excès... lors­qu'il écrit qu'un chrétien ne saurait admettre « que dans le Coran c'est bien Dieu qui s'est adressé à l'homme et qu'il y a bien dans cet ouvrage une véritable révélation divine. » La question ainsi posée par M. Sérant, établit cet écri­vain sur le terrain de l'incroyance. Je ne songe pas à lui en faire grief mais force est bien de le constater et cela suffit à expliquer notre désaccord. Pour un catholique en effet, il ne saurait y avoir de doute. La révélation est close avec la dernière page du Nouveau Testament et c'est contredire nettement l'enseignement de l'Église que d'admettre une révélation ultérieure quelle qu'elle soit. 99:65 Et, bien sûr, des textes révélés cités dans un ouvrage plus récent gardent leur valeur de révélation, mais ils ne la confèrent pas pour autant à tout l'ouvrage qui les contient. Tel est le cas du Coran. Le fait d'y parler du Christ n'en fait pas pour le chrétien un supplément aux Écritures. Tout cela est si évi­dent qu'on rougit presque de le dire mais, nous a appris Talleyrand, « ce qui va sans dire va encore bien mieux en le disant ». Puisque c'est en chrétien que j'entends parler, pour un chrétien qu'est-ce donc que l'Islam ? C'est essentiellement la religion qui, postérieure au Christ, a connu l'existence historique du Christ, mais nie sa divinité. C'est donc une erreur, la plus profonde, la plus essentielle, la plus dange­reuse de toutes les erreurs, celle qui contredit le plus direc­tement le christianisme. Le fait de combler de louanges la personne de Jésus ne peut couvrir une telle erreur et les Occidentaux qui ne s'en aperçoivent pas ne font que mani­fester là combien ils ont perdu le sens de l'importance de la divinité du Christ, c'est-à-dire le sens du christianis­me lui-même. Encore une fois, disant ces choses, je ne pen­se pas m'être acquis la moindre originalité et je ne vois guère, je l'avoue, comment un chrétien pourrait s'exprimer autrement. Le premier devoir du chrétien, on le sait, est de désirer de tout son être le règne sur le monde entier du Christ-Roi, le retour au Christ de tous les hommes et des musulmans eux aussi pour qui le Christ n'est pas mort moins que pour tous les autres. Cet apostolat bien entendu ne signifie pas contrainte mais acceptation de la grâce. L'évangélisation doit-être pa­tiente et discrète mais ces qualités, essentielles à l'œuvre d'apostolat, ne signifient pas sa négation. C'est ce que pen­sait Charles de Foucauld et c'est ce que pense avec lui tout chrétien. Admettre que l'évangélisation doit s'arrêter défi­nitivement devant l'Islam et renoncer pour toujours à ra­mener les musulmans au Christ, ce serait contredire direc­tement l'enseignement chrétien. L'étonnement de M. Sérant devant les positions que je viens de rappeler, et qui forment le fond de l'article qu'il a bien voulu étudier, m'étonne moi-même. \*\*\* 100:65 Un mot s'impose ici sur les Croisades, M. Sérant me soupçonnant de regretter « l'état d'esprit qui les inspira ». Ce furent des entreprises de la Chrétienté, c'est-à-dire de ce corps politique formé au Moyen Age par les divers pouvoirs d'Europe occidentale qui reconnaissaient l'autorité religieuse et morale du Saint-Siège. Les Papes en prirent l'initia­tive et ne cessèrent de les encourager jusques et y compris à Lépante (1572) et même encore en plein XVII^e^ siècle. Une entreprise pareille est aujourd'hui impensable puisque la Chrétienté n'existe plus et la regretter serait un non-sens. Je me suis borné à rappeler à ceux condamnent aujour­d'hui ces Croisades à la légère, qu'elles ont eu historique­ment un grand rôle dans la formation de l'Europe et sur­tout qu'avec elles on condamnerait toute une période de l'histoire de l'Église, ce qui ne va pas sans poser à un chré­tien de redoutables problèmes. On juge l'arbre à ses fruits. Ceux de la présence du Christ ne sauraient être les mêmes que ceux de Son absen­ce. Un regard jeté sur les pays musulmans d'aujourd'hui permet de le constater et j'ai essayé d'expliquer les raisons de ce fait. Certains pourtant, voulant à tout prix tenir les deux religions pour également valables, se réfugient dans le passé et exaltent l'éclat jeté par l'Islam à ses débuts dans le domaine des sciences. Pour eux j'ai cité Renan, et, bien sur, non pour négocier avec lui je ne sais quelle alliance posthume assez bizarre, mais pour faire mon profit, selon mon droit le plus strict, de l'affirmation d'un auteur qu'on ne saurait taxer de partialité confessionnelle. Et que Renan attribue à tort au « dogme » quel qu'il soit la stérilité de l'Islam ne m'importe guère. Ce qui m'importe c'est qu'il la constate. \*\*\* Sur les divers points ainsi abordés je ne crois donc avoir rien fait d'autre que répéter l'enseignement élémen­taire de l'Église. Pourtant la surprise de M. Paul Sérant à me lire ne me paraît pas tout à fait injustifiée. Peut-être, après tout, avait-il quelque raison de croire que les posi­tions doctrinales du catholicisme devant l'Islam étaient pratiquement abandonnées. L'attitude des chrétiens depuis une trentaine d'années peut conduire en effet à se poser cette question. L'œuvre initiée par Charles de Foucauld n'a été qu'assez peu poursuivie. Son nom même a perdu beaucoup de sa notoriété. Devant le réveil musulman poursuivi depuis plus d'une génération les catholiques se font craintifs, un peu comme l'oiseau devant le serpent qui s'apprête à le dévorer. Loin de s'affirmer on dirait qu'ils s'efforcent de maintenir le silence sur les conditions faites à leur Foi. 101:65 Nulle mani­festation connue de la hiérarchie ne semble indiquer que ce silence corresponde à son désir. N'y a-t-il donc là que simple ignorance et inertie du peuple fidèle ? Ou bien l'éli­mination du christianisme de tout l'Orient et de l'Afrique du Nord paraît-elle, pour nombre d'entre eux, « aller dans le sens de l'histoire » et revêtir dès lors un aspect sacré ? Dans l'impossibilité où je suis de répondre je me borne à donner une rapide vue d'ensemble des faits. A l'heure qu'il est, dans la plupart des pays musulmans d'Orient, le christianisme est menacé, suivant l'expression d'un religieux chargé d'une grande responsabilité, « d'étouf­fement ». En Égypte en particulier, la pression du régime a amené le départ de très nombreux chrétiens étrangers et elle soumet les deux millions de coptes autochtones à un danger d'apostasie permanent où succombent chaque an­née des dizaines de milliers d'entre eux. Faute de connaître leur sort, les chrétiens de France ne peuvent même pas prier pour eux et c'est grave. Il est très difficile de connaître la situation exacte du christianisme en Tunisie. Des bruits courent de fermetures d'églises et de couvents, d'interdictions d'œuvres, mais les informations officielles et précises manquent ; et surtout les bruits qui circulent ne portent que sur tel ou tel détail. Impossible de se faire une idée d'ensemble. On se souvient des espoirs placés au Maroc sur la fon­dation bénédictine de Tioumliline, dans l'Atlas berbère et sur les fameuses « conversations » de croyants de diverses religions qui s'y tinrent il y a quelques années. On savait qu'elles avaient été interdites, « attendu, disait l'arrêté d'interdiction, qu'en pays musulman des conversations religieuses ne peuvent être que musulmanes ». Quoi de plus éclairant que cette phrase ! Le monastère, du moins, subsiste. Nous souhaitons qu'il puisse longtemps encore répandre les bienfaits de sa présence. Jamais on n'a tant parlé aux chrétiens du sens mission­naire et de leur devoir de se sentir solidaires de toute l'Église et de vivre de sa vie ! Ce devoir comment le rempli­raient-ils s'ils sont privés de toute information ? Comment même, et j'y reviens, apporteraient-ils aux membres souf­frants de l'Église universelle le secours de leurs prières ? \*\*\* 102:65 Nous en sommes là. Qui donc ose jeter un regard sur l'avenir ? Qui peut penser que dans une Algérie livrée au F.L.N. le sort de l'Église ne serait pas tragique, qui ose parler du danger des églises fermées, des tabernacles vides, des autels sur quoi ne descendra plus le Christ ? Qui peut évaluer la pression exercée d'un Maghreb aux mains de l'Islam le plus ardent, sur les peuples noirs du Soudan à travers un Sahara désormais connu et parcouru par des camions rapides ? Qui peut supputer le renforcement de la propagande islamique, déjà si redoutable, par la nouvelle de la grande défaite de la France ? Tout cela, si facile à prévoir, pourquoi les catholiques français, ceux surtout qui ont tant travaillé pour le F.L.N. et jusqu'à porter ses vali­ses, pourquoi les catholiques français n'en ont-ils jamais parlé ? Est-il vraiment possible qu'ils n'y aient jamais pen­sé ? Est-il vraiment possible que lorsqu'on le leur a dit, car malgré tout quelques voix l'ont dit, ils aient réussi à chas­ser ce nuage importun ? \*\*\* On comprend qu'à ce spectacle, M. Sérant ait pu penser que la doctrine catholique encore murmurée du bout des lèvres, par respect (si j'ose dire), était en réalité abandonnée et qu'il avait, en ma modeste personne, affaire à un revenant. Il est clair qu'à accepter ainsi le recul du christianisme de l'Orient et de l'Afrique du Nord comme un fait naturel, à rendre ces terres à l'Islam comme à un possesseur légitime, on ne saurait s'étonner si beaucoup considèrent cette religion comme, après tout, aussi valable, que la nôtre et destinée à vivre avec le christianisme dans un état de coexistence paisible et courtoise fondé sur la fin de tout désir d'apostolat... L'enseignement de l'Église est autre. Joseph HOURS. 103:65 ### L'Inde que j'ai vue *Une morale païenne* par Michel TISSOT Michel Tissot vit en Inde la moitié de l'année ou davantage. Il est en outre un familier de la grande littérature religieuse hindoue. Michel Tissot connaît l'Inde : non point comme peuvent la connaître les touristes de palace (ou les touristes de cabinet) et les « reporters » qui, en trois jours ou trois semaines -- en trois mois pour les plus consciencieux -- s'imaginent avoir fait le tour d'un monde immense. Les précédents articles de Michel Tissot dans « Itinéraires » sont les suivants : -- « L'Inde, pays sous-développé » (n° 43). -- « Problèmes posés par le sous-développement » (n° 53). -- « Le mensonge mondial de la limitation des naissances » (n° 60). -- « La planification des naissances » (n° 63). EN ARRIVANT en Inde pour la première fois, l'Européen est en quelque sorte choqué profondément par les sentiments mêlés, tout autant inexplicables et inex­primables, qu'il éprouve en face de ce monde si différent du sien. Passé un certain temps, la curiosité peut s'émous­ser, des habitudes différentes se prendre, la sensibilité s'atténuer, il n'en reste pas moins un certain désarroi de­vant ce monde tout autre, dont on a dit souvent qu'il sent une odeur de mort, ou encore qu'il est le pays du mystère. 104:65 Sous cet aspect d'ailleurs, malgré toutes les techniques mo­dernes, malgré les contacts de plus en plus fréquents avec l'Ouest et l'Est, l'Inde évolue très peu en dépit des change­ments matériels que l'on peut observer même en moins de dix ans. Or il semble essentiel à notre époque, et en raison même des contacts plus nombreux qu'elle occasionne et de l'interdépendance qui marque notre monde, de pénétrer aussi profondément que possible dans ce qui constitue l'originalité du plus grand pays sous-développé encore libre, et ceci d'autant plus que cette originalité n'est pas entièrement spécifique, mais au contraire vaut pour une large part, et nous montrerons laquelle, pour une très grande partie de l'Asie du Sud-Est, et même pour certains climats chinois et japonais. Cette originalité procède directement de ce que l'on a convenu d'appeler les religions orientales, fort diverses certes, mais au sein desquelles la métaphysique indienne a joué un rôle majeur par sa vaste diffusion, et principalement celle du Boudhisme, auquel s'ajoute une influence indirecte mais profonde sur le Taoïsme. Cette métaphysique est à vrai dire le privilège d'un petit nombre, mais tout autant que la théologie chrétienne, elle conditionne directement la morale habituelle, le comportement et la mentalité de la quasi-totalité du peuple, en comprendre les ressorts principaux est indispensable pour connaître l'Inde, et l'aimer. Nous nous efforcerons de rester, pour l'examiner succinctement, au centre même de la vision indienne du monde, et nous le ferons, pour plus de clarté, par comparaison avec la doctrine chrétienne. #### Une explication non chrétienne du monde. Au premier chapitre de la Genèse, le poète sacré nous présente la création du monde puis celle de l'homme, à l'image de Dieu Lui-même. Dieu Créateur dépasse le monde de toute son infinitude comme l'artisan est plus grand que son œuvre. Mais dans ce monde, l'homme est une capacité de Dieu, libre de se donner ou de se refuser ; son premier acte est d'ailleurs un refus, qui est un péché et qui, par sa nature même, marquera pour de très nombreux siècles, tous les actes humains jusqu'à la venue du Rédempteur qui, donnant un commandement nouveau, celui de l'Amour, nous rouvre les portes de l'infini dans l'exercice droit de notre liberté. 105:65 Le Védisme, qui remonte à des temps immémoriaux, contemporains ou peut-être même antérieurs à Moïse et qui devait servir de base à l'hindouisme et à toutes ses formes dérivées n'a aucun lien, quoiqu'on en ait dit, avec l'onto­logie chrétienne et judaïque. Il postule un panthéisme plein, dans lequel Dieu n'est pas Créateur, n'est pas transcendant au monde créé. Il est totalement immanent, en d'autres ter­mes, consubstantiel au monde qui n'est qu'une manifesta­tion, une sorte d'extériorisation de cet Absolu. Il est au cen­tre de tout, mais sans être en même temps au-delà de ce tout. Pour nous, chrétiens, Dieu est aussi immanent, mais par Sa dilection, doublement marquée, lors de la Création d'abord quand Il nous fit à Son image, et plus excellem­ment encore lors de l'Incarnation. Cette dilection infinie n'est en aucune manière dans le Védisme, puisque le monde n'est que Dieu extériorisé mais néanmoins Lui-même, et qu'il faut être au moins deux pour un échange d'amour. Sous une forme extrêmement condensée, le théologien chré­tien dit que le dieu védique n'est autre que la Nature na­turée, et non pas la Nature naturante, encore moins Dieu Lui-même. Dans cette conception totalement différente de la nôtre, il n'y a pas plus de péché que d'amour surnaturel ; mais comme il faut, par nécessité, une explication de la souffran­ce et de la mort, les Védas en assignent la cause à cette extériorisation de Dieu qui est ainsi annoncée comme une erreur, l'erreur originelle qui, dans cette perspective, rem­place exactement le péché originel. Il n'y a pas plus de liberté de l'homme, pour cette simple raison qu'il est une erreur en lui-même, dont la seule fin possible est le retour à sa source qui se fera, non de son libre vouloir, mais par une prédétermination ontologique à laquelle il résistera certes, ce qui oblige aux réincarnations successives en vue d'un affinage, d'une purification toujours plus poussée, avec épisodiquement des rechutes dramatiques. 106:65 Les conséquences d'une telle métaphysique sont pres­que inépuisables, aussi ne faut-il pas s'étonner qu'elles aient été l'objet d'une immense littérature sacrée, en particulier des Upanishads, à peu près contemporains des « pe­tits » prophètes de la Bible, et des poèmes épiques, dont le plus connu est le Ramayana, de beaucoup postérieur aux Upanishads. Seuls ces textes restent connus de nos jours et servent à l'enseignement donné par les Brahmines ; ils sont effrayants, comme nous le montrerons, et cet aspect particulier a provoqué soit des aménagements soit des réactions inversées, les uns et les autres sous forme de sectes nombreuses avec ou sans structure sociale corres­pondante. Mais dans cet immense courant de pensée, le fondement métaphysique est resté rigoureusement inchan­gé. #### L'homme en face de Dieu. La société vue par l'hindouisme est ainsi une accumu­lation d'erreurs, et le monde se limite à une illusion, que les Indiens nomment Maya, qui n'est pas Dieu, mais son con­traire, ou plus exactement son extérieur si l'on petit dire. La société est elle-même une illusion tout comme les hom­mes qui la constituent. L'homme, dont je parlerai en pre­mier, a très fortement conscience de n'être pas et de n'exister que par une aberration totale. Il n'a pas de per­sonnalité, hors de l'illusion, mais ce qui est plus grave en­core, il n'est pas une personne au sens où nous l'entendons philosophiquement. Dans de telles conditions, il n'y a pas de dialogue possible avec Dieu, pas de dialogue vrai possi­ble avec les autres hommes, puisque celui-ci se situerait dans le sein de Maya l'illusion ! Il n'y a pas d'Église, pas de communion entre humains ni avec Dieu, pas d'autre voie que la solitude totale dans l'ascèse où Dieu lui-même n'aide pas mais laisse venir à lui par une prédestination mécanique, et non pas élective. Je ne parle pas ici de l'homme dans une généralité abstraite, mais d'amis, ou simplement de rencontres, qui mont ouvert leur cœur. Parshotan, qui me vendait des films et développait mes pellicules en 1949 dans l'Himalaya, et qui le fait encore de temps en temps, répondait un jour à une de mes questions, qu'il y avait 380 millions de Dieux dans le panthéon hin­dou, ce qui correspondait à la population de l'Inde à l'épo­que. Mais, ajoutait-il, cela n'a pas d'importance, puisque moi, je ne peux connaître le Dieu du voisin ! 107:65 Cette solitude de l'homme en face d'un Dieu inerte est horrible, et donne lorsque l'on a l'occasion répétée de la toucher du doigt, un vertige inexprimable qui est un désespoir fait d'impuissan­ce absolue. Pas de prière possible, si ce n'est à des dieux qui sont en réalité des démiurges qu'il faut se concilier, pas de grâce ni de sacrement, pas de consolation possible ve­nant d'un prêtre ou d'un frère. Le vide, rien que le vide, et Dieu immobile au fond d'un abîme presque inaccessible ! L'Indien prend alors l'une des deux attitudes possibles, l'ascèse ou l'attente passive. L'ascèse est bien entendu le privilège du petit nombre, encore que d'assez nombreux couples, une fois les enfants installés, prennent le bâton du Sannyasin et le bol du mendiant pour améliorer, spirituel­lement s'entend, la vie dans la prochaine réincarnation. Cet ascétisme, qui fait le renom de l'Inde, est choquant pour un chrétien, toujours pour la même raison : il est fait de détachement, de renoncement à soi, mais non pas dans le but chrétien de retrouver les autres, bien au contraire, de s'éloigner de plus en plus de tout ce qui est illusion pour trouver la vérité non contingente au point qu'elle en devient abstraite. J'ai eu la très grande grâce de rencontrer quel­ques mystiques chrétiens, de même que quelques-uns de ces ascètes : la différence est immense de l'un à l'autre. D'un côté, j'ai vu des hommes et des femmes bien enracinés dans la réalité quotidienne, avec une sollicitude très grande pour l'interlocuteur d'un instant, d'une présence parfaite aux menus détails de notre vie, d'une charité rayonnante au point d'en être presque sensible ; de l'autre, des hommes perdus dans l'intimité de leur être, donnant l'impression d'une abstraction vivante, et reproduisant pour moi cette impression de vertige en face d'un vide to­tal ! Cette ascèse est effrayante surtout en ce qu'elle ne débouche pas sur l'homme, elle est personnelle, individuel­le, mais aucunement sociale : en fin de compte, elle ne sert de rien, ni pour l'ascète lui-même, ni pour ceux qui l'entourent. L'homme de la rue, à Delhi, Calcutta ou dans les vil­lages, sent intuitivement la vacuité de cette recherche éper­due, et lorsqu'il ne la pratique pas personnellement, il se réfugie d'une façon très pragmatique dans ce que nous appelons le fatalisme, ce qui est fort vague et imprécis. Il faut voir d'un peu plus près ce qu'est en réalité ce fatalisme auquel nous avons donné une acception par trop simpliste. 108:65 Tout d'abord, c'est une soumission à un état de fait. Ainsi, Parshotan, qui est un Kshattri, de la caste des guerriers, ce qui est déjà confortable du point de vue spirituel, sait que, s'il est attentif à éviter les souillures, il a de grandes chan­ces d'être Brahmine dans sa prochaine vie. Brahmine de petite caste peut-être, mais néanmoins sur la bonne voie. Pour lui, il n'y a évidemment pas de péché au sens où nous l'entendons, sens qui lui est tout à fait étranger, il n'y a que des souillures, qui sont des circonstances extérieures, dont il n'est d'ailleurs pas responsable en conscience et qui se lavent par un rite approprié dispensé par un Brahmine ou par un pèlerinage au Gange. Mais un pèlerinage coûte cher, et n'est pas toujours de tout repos, il vaut donc mieux pren­dre le conseil de l'astrologue, qui, en indiquant les jours fastes, ceux où le risque de souillure est le plus réduit, mi­nimisera le danger et même le supprimera totalement. L'as­trologue est une nécessité sociale, absolue, et toute décision, toute initiative lui sera soumise. L'autorité de l'astrologue est indiscutable et indiscutée, sauf bien entendu par les Européens intempestifs que nous sommes. J'en ai eu l'expérience à plusieurs reprises et no­tamment lorsque je devais signer un important contrat en 1957 : le mariage de la fille de notre partenaire avait été malencontreusement fixé, par l'astrologue cela va de soi, à une date fort incommode pour tous mais qu'aucun raison­nement ne pouvait faire changer. Même les impératifs des garanties du Gouvernement français étaient impuissants. Il m'a fallu, alors, me faire Indien avec les Indiens, pour trouver des méthodes appropriées pour résoudre cette dif­ficulté. Nouvelle affaire en 1960 ! L'astrologue de notre usi­ne avait fixé la date faste pour le démarrage d'une station de pompage, mais celui qui était consulté pour la mise sous tension du réseau électrique alimentant ce pompage donnait une date différente et bien entendu postérieure. J'ignore quels compromis ont résolu le dilemme qui n'était pas de mon ressort. On pourrait en sourire, de loin, mais un contact poussé avec ces hommes, j'allais dire avec ces victimes, incline à plus de charité -- ils sont, non sans comparaison avec le Christ en Croix, abandonnés de tous, de Dieu et des hommes, et livrés à eux-mêmes en face de leurs problèmes. Il ne faut dès lors pas s'étonner qu'ils se raccrochent à toutes les possibilités, à toutes les échappatoires. 109:65 Là n'est pas le seul aspect. En effet, l'homme sait par­faitement que si son avenir est prédéterminé, il en va de même de son passé dont il vit aujourd'hui les conséquen­ces. Il a suivi depuis le départ de ses existences diverses et nombreuses la ligne posée par Dieu une fois pour toutes à l'origine, et ceci fixe sa présente satisfaction spirituelle, mais s'il a dans les vies antérieures accumulé trop de souil­lures, elles sont la cause des avanies dont il souffre. Ainsi point ne sert de se rebeller contre une condition qui serait injuste, il faut au contraire accepter la situation dans la­quelle on se trouve. Cela explique à la fois l'impossibilité de changer de caste de son vivant et l'inertie des intou­chables, qui sont tenus dans un état infra-humain par une excommunication sociale, mais qui ne pourraient concevoir un mouvement de révolte, ou même de simple revendica­tion, non par insuffisance intellectuelle mais bien plus sim­plement par principe, et ceci, bien qu'ils soient à l'heure actuelle quelque 80 ou 100 millions. Mais il ne faudrait pas croire que cette acceptation soumise des faits est absolue comme nous l'entendrions en Occident. Loin de là -- en effet, elle ne se rapporte qu'à ce qui concerne les matières réputées spirituelles, mais non pas aux questions simplement matérielles ou plus généralement pratiques qui, relevant du domaine de l'illusion, sont sans importance et donc sans conséquence, notamment spirituelle. Ceci veut dire que l'Hindou ne sait pas, ne sent pas, ne comprend pas ce que nous appelons péché. Il n'en­visage pas comme possible les conséquences spirituelles ou plus simplement personnelles d'un acte pratique. Sous une autre forme encore, il ne conçoit pas qu'un acte personnel puisse avoir une conséquence sociale. En d'autres termes encore, nous arrivons à cette conclusion qui peut paraître effarante à des esprits formés à notre mode de pensée : l'indien n'a pas de connaissance de ce qu'est la conscience. Je sais très bien que cette proposition peut paraître absurde chez nous, elle est pourtant fort réelle et constitue la base du comportement de la quasi totalité des Indiens, et le nier ne peut que conduire aux pires déboires, de nombreuses sociétés françaises en ont eu l'expérience cuisante. Est-ce à dire que l'Indien n'a, de manière tout à fait générale, aucune morale ? Certes non, ce serait entière­ment faux. La vérité est que l'Indien n'a d'autre morale que celle qui est fondée, soit sur l'intérêt, soit sur les sentiments, et ces derniers sont souvent extrêmement étendus et profonds. 110:65 Grâce à cette sentimentalité la plupart du temps sincère et réelle, la vie est possible et même agréable sous certains aspects et cela sauve l'Inde de trop nom­breuses vicissitudes, mais même celui qui est chrétien trop superficiellement sent que cela est insuffisant. J'irai plus loin encore en disant que, pour bien des chrétiens, l'Inde a révélé par absence, a contrario comme, disent les juristes, les mérites d'une morale fondée en Dieu et mise en lumière par l'examen de conscience. Mais à l'inverse, cette absence de morale rend extrêmement difficile et douloureuse la tâche de ceux qui, dans ce pays, veulent agir chrétienne­ment ou même simplement honnêtement. Cela est vrai non seulement de l'Inde, mais aussi de tout l'Extrême-Orient, et je suppose, sans toutefois les connaître, de tous les pays païens, en Afrique par exemple, et aussi, dans une large mesure, des pays musulmans. Comme cet ensemble ainsi défini représente une très grande partie des pays sous-développés, il mérite une attention toute particulière sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir. #### La pratique de la religion. L'homme, ainsi que nous venons de le montrer, est seul, désespérément seul en face de Dieu, purement livré à lui-même. Il n'est alors pas étonnant de voir qu'il n'y a aucune vie religieuse communautaire en Inde Le temple est la mai­son de Dieu, Mais elle ne semble pas être celle des hommes ; il est significatif que, sauf à l'occasion des grandes fêtes annuelles, Holi, Diwali et Durga Puja, le peuple ne se ras­semble pas au temple. Il n'y va même pas pour les grandes occasions de la vie, naissance, mariage et mort, ce sont les Brahmines qui se déplacent à domicile. Mes amis Indiens, Parshotan, Ujjal, Kapila et de nombreux autres encore, ne vont au temple que pour y conduire des visiteurs. D'ailleurs l'ambiance même de ces temples est une surprise pour nous : toute marque de respect pour la divinité est absente, les visiteurs parlent à haute voix, crient, s'agitent comme sur la place publique. De nombreux temples sont entourés de parcs, dans lesquels les mères de famille emmènent leurs jeunes enfants, les rares amoureux se retrouvent et les voyageurs pique-niquent sans vergogne. 111:65 Seuls, au petit matin, les Brahmines et les quelques ascètes vivant dans le temple ou ses abords, viennent faire des dévotions et accomplir quelques rites, essentiellement d'offrande, mais tout cela sans aucune liturgie. Rien n'em­pêche d'ailleurs le Brahmine de se curer les dents devant son dieu, s'il en a envie. De même, la prédication au temple est inconnue ; il est rare d'ailleurs que les Brahmines, prêtres par définition, s'y emploient, toujours pour cette même raison, qu'elle se situerait dans ce monde de l'illu­sion. Aussi n'y a-t-il ni exégèse ni apologétique, même pas l'explication des textes tenus pour sacrés. Mais parfois, un Brahmine sacrifie une bête, taureau, bœuf ou chèvre selon les moyens du donateur, et les assistants apprécient l'adresse du sacrificateur, à haute voix comme toujours, en fonction du temps que la bête met à mourir car le sacrifi­cateur doit empêcher le sang de trop gicler par les jugulaires ouvertes. Quelle est donc l'utilité du temple dans la vie hindoue ? Elle est malgré tout multiple, mais non pas au sens où nous l'attendrions d'un édifice religieux. Tout d'abord, c'est un lieu d'enseignement. Pour les adultes, il est un peu comme l'étaient les cathédrales au Moyen Age, un livre sculpté ou peint, mais toujours avec un double sens, ouvert pour les gens du commun, et ésotérique pour les initiés. Lieu d'enseignement aussi pour les jeunes des hautes castes, qui viennent y accomplir le Brahmacharya, cycle d'études reli­gieuses commençant avec la puberté et qui est d'ailleurs limité à la connaissance par cœur d'un certain nombre d'Upanishads ou de poèmes épiques. C'est au jeune qu'il appartient, comme toujours en matière religieuse, de déchif­frer le sens et la portée des symboles, et d'en tirer les con­séquences qu'il voudra ou qu'il pourra. Accessoirement, le temple sert de domicile aux Brahmines en résidence on de passage, aux ascètes de toute sorte, Yogin, Sadhus, San­nyasin, qui y reçoivent leurs disciples s'ils en ont. Enfin, et surtout dans les petites agglomérations, il sert de lieu de présentation pour les « mystères » qui sont joués à chaque grande fête, à grand renfort de cris, d'approbations ou de critiques de ce peuple qui autrement, dans la vie de tous les jours, n'est pas particulièrement démonstratif. 112:65 Cette description de la vie religieuse peut paraître bien vide, et pourtant elle n'a guère d'autre substance, et c'est là qu'il faut chercher la raison pour laquelle, parmi les spécialistes des religions orientales, de très nombreuses opinions prévalent, très souvent diverses sinon opposées, à tel point que certains orientalistes ont même prétendu que l'hindouisme n'est pas une religion à proprement parler. Et je crois personnellement que ce sont les plus proches de la vérité. La seule grande affaire religieuse à proprement parler est le pèlerinage qui est, comme de bien entendu, individuel. Il se fait au moins une fois dans la vie, mais peut être im­posé par des souillures malencontreuses, de telle sorte que l'Inde voit des théories de pèlerins impressionnantes, repro­duisant les caquetages que l'on rencontre dans les temples. Mais, et c'est là le caractère essentiel de ces pèlerinages, quelle que soit la foule et l'ambiance, on n'a jamais à faire qu'avec une collectivité et non pas avec une communauté. #### L'ordre social. Les aspects de la vie intime de l'Inde tels qu'ils viennent d'être exposés font saisir que l'ordre social n'est pas fondé sur une vision métaphysique du monde. Aussi n'est-il pas surprenant que la morale sociale n'ait aucun rapport, même lointain, avec la morale naturelle. A tel point que l'homme n'a pas un droit inaliénable à la vie. Cette affirmation est grave et mérite que l'on s'y arrête quelque peu. Pour la démontrer, je prendrai quelques exemples très précis et souvent fort connus. Au milieu du siècle dernier, peu après la révolte des Cipayes, les Anglais s'aperçurent brusquement qu'il y avait en Inde de très nombreux crimes mystérieux, et pourrait-on dire, systé­matiques, sur lesquels la population, qui pourtant en était la victime se taisait inexorablement. Les Thugs venaient d'être découverts. C'étaient les sectateurs de Kali, la déesse de la vie et de la mort, avec laquelle ils entraient en com­munion, en étranglant leurs victimes par un foulard de soie, habilement lesté et lancé par derrière. Ils s'adressaient aux voyageurs et pèlerins rencontrés dans les terres isolées, surtout dans le Deccan, dans les régions himalayennes, mais aussi dans les grandes plaines du Gange et de l'Indus. Qui étaient ces sacrificateurs ? Non pas des assassins au sens où nous l'entendons, mais des gens rangés le jour, ayant souvent pignon sur rue, et honorablement connus de leurs voisins qui n'ignoraient pas toujours, loin de là, leurs activités nocturnes. Les Anglais extirpèrent ce mal, ou à tout le moins crurent l'avoir éradiqué totalement. 113:65 Mais il n'est pas certain que les grandes bandes de Dacoïts qui circulent encore, bandits de grand chemin auxquels il est rare d'échapper, bien que j'aie eu cette chance il y a plus de dix ans, ne pratiquent pas encore, à l'occasion, le Thuggee sacrificiel. L'une de ces bandes, dirigée d'ailleurs par une femme unijambiste, a fait longuement parler d'elle il y a quelques années à peine, jusqu'à ce qu'elle soit détruite par l'armée qu'il fut nécessaire de mettre en œuvre. Elle sévissait dans une région assez sinistre, dans cette immense vallée de la Chambal, tout au nord du Deccan, région bien connue de quelques Français puisque l'une de nos sociétés y a cons­truit deux ouvrages importants. Mais personne n'a jamais su le nombre des victimes de cette bande pourtant bien localisée. Une autre forme de négation du droit à la vie était la Sati, le geste de la veuve qui se jette sur le bûcher de son mari pour ne pas lui survivre. Quoiqu'on en ait dit, ce n'était pas souvent que ce sacrifice était fait par amour, et de plein gré. Il résultait, dans la plupart des cas, du respect d'une tradition bien établie imposé par la famille ou par le Brahmine habituel, et la veuve était droguée de breuvages préparés non seulement pour atténuer les souffrances, mais aussi et surtout pour annihiler les réflexes normaux. D'ailleurs la veuve qui se refusait au Sati ne jouissait pas d'un sort enviable : elle était purement et simplement rejetée de la famille, et devait se vêtir de blanc, ce qui signifiait à tous son refus de la tradition. Elle n'avait pas voulu mourir physiquement, elle était morte socialement. L'autre forme de mort sociale est l'intouchabilité, qui est elle-même une négation de la vie, d'autant plus horrible qu'elle s'étend de la vie à la mort, sans autre faute que celle d'un très lointain aïeul ayant commis une souillure indélé­bile, le mariage hors de sa caste par exemple, ou qui aurait refusé une mutilation rituelle volontaire pour se laver d'une souillure grave. Ainsi l'Intouchable est un excom­munié, un maudit, en lui-même et toute sa descendance à jamais. Il a fallu attendre Gandhi pour trouver une rémis­sion à cet état de chose, mais cette rémission, inscrite dans la loi, n'a pas encore atteint l'ensemble de la population ; elle est limitée pour le moment aux grandes agglomérations et aux centres industriels. 114:65 L'un des aspects pratiques les plus graves de l'intouchabilité est l'interdiction des puits propres, ce qui est la plus dure exclusion dans ces pays avec une longue saison sèche. Enfin, et comme dernier exemple du non respect de la vie, citons les amputations ou les déformations que l'on fait subir à certains enfants, que l'on cherche à rendre le plus horribles possible, de manière à donner de l'efficacité à la mendicité. De trop nombreuses victimes innocentes, mutilées à vie, se rencontrent dans toutes les villes un peu importantes de l'Inde, et les efforts du gouvernement ont été bien faibles et inefficaces. Il n'a même pas supprimé la mendicité, ni d'ailleurs le vol, de la liste *des professions reconnues pour la perception de l'impôt, à* moins que cela ne soit très récent et m'ait échappé. \*\*\* Il est bien évident qu'une société ainsi construite n'est pas viable, et les Indiens s'en sont rendu compte très rapi­dement. La parade la plus connue est celle des castes dont il a été très souvent parlé, mais la plupart du temps sous l'angle de ses origines historiques et de son développe­ment également sous la forme de description. Par contre, les études de son éthique sont beaucoup plus rares et c'est grand dommage. Le système des castes est en fait un conser­vatisme absolu dans l'oppression sociale. L'Europe occi­dentale a connu, au Moyen Age, une organisation sensible­ment comparable avec le servage et les trois états. De même chez les Romains, la division de la société était faite en tranches presqu'étanches l'une à l'autre. Encore de tous temps avait-il été possible, par exemple, d'affranchir un esclave ou un serf. En Inde, rien de tel. La caste est acquise une fois pour toutes à la naissance, et non seulement elle fixe la position sociale, mais même la profession, et tous les droits et devoirs de tous les jours. La rigidité en est absolue car toute infraction jugée grave par les Brahmines, sans jugement ni avocat bien sûr, peut rejeter dans l'Intouchabilité. Cette oppression est tout autant économique que sociale. 115:65 Mais ce qui est très grave à notre époque de changements rapides, c'est que les Intouchables et les autres basses castes non seulement n'ont pas leur chance, mais *perdent parfois leur profession,* et ce fut le cas avec de nombreux tisserands lors de l'introduction des métiers mécaniques. La moderni­sation ne changera cet état de chose que très lentement : l'instruction, ou simplement une formation professionnelle, reste le privilège d'un petit nombre, et de ce fait un privi­lège de caste, auquel la loi ne peut rien changer. Ainsi la direction, dans l'administration ou le secteur privé, est dé­volue à une majorité écrasante de Brahmines, et les postes immédiatement subalternes aux Kshattris. Les Vaïsh sont employés, et les ouvriers viennent d'en bas. Le népotisme renforce encore cette situation, et il sévit très cruellement dans ce monde où l'emploi est, pour les plus petits, aussi rare que le ravitaillement. Ce système fut d'ailleurs très tôt l'objet d'une tentative de réaction souvent renouvelée. Mahavira s'y employa dès le VI^e^ siècle avant N.-S., et fonda la secte des Jaïns, qui ne connut qu'un développement très limité du fait de la contre-réaction des Brahmines. Boudha, qui fut à très peu près le contemporain du premier, n'a pratiquement aucun disciple en Inde. Son enseignement fut un article d'exportation, vers Ceylan, la Chine et le Japon, sans compter de nom­breux pays du sud-est asiatique, mais grâce à lui, la méta­physique hindoue qui lui servait de base connut une expan­sion considérable. Saint Thomas qui évangélisa l'Inde au premier siècle fut plus heureux dans son succès que Boud­dha et François-Xavier eut la surprise, en débarquant au Malabar, de trouver des communautés chrétiennes encore vivantes, relativement nombreuses et très proches de l'Église Primitive. Il put d'ailleurs remarquer que la très grande majorité de ces chrétiens étaient d'origine intou­chable, ce qui est encore très souvent le cas de nos jours. L'Islam, qui envahit l'Inde à plusieurs reprises, mais surtout avec les Mogols, devait recevoir un accueil impres­sionnant puisque, même après la séparation du Pakistan, les musulmans constituent de loin la deuxième commu­nauté religieuse de l'Inde. Le Sikhisme, qui dressa le flam­beau de la résistance à l'Islam, se devait lui aussi de reje­ter la caste, mais là encore les Brahmines réussirent à en stopper l'expansion. Mais il est significatif de la pétrifica­tion du système que, malgré plusieurs offensives contre lui, il reste triomphant, sauf au Pakistan. Quant à la loi votée sur l'insistance de Gandhi, elle ne se traduira par des effets tangibles que dans la prochaine génération, au mieux, et peut-être même à la suivante seulement. 116:65 Cet enchaînement des réactions et contre-réactions à propos des castes a un intérêt certain, non pas sur le plan historique, mais plus en profondeur. En effet, si l'on essaie de définir le critère des échecs et des réussites religieuses en Inde, on pourrait hasarder l'explication suivante, étayée non pas sur une comparaison des métaphysiques, mais sur celle du comportement habituel des hommes du grand nombre : L'Islam a réussi car, comme l'hindouisme, c'est une religion largement abstraite, n'engageant pas l'homme dans un jugement en conscience de chacun de ses actes. Par contre, le christianisme au premier chef mais aussi le Jaïnisme, le Sikhisme comme le Bouddhisme sont beaucoup plus réels et concrets, et marquent par leur nature même une large tranche de la vie humaine, sinon la totalité. Ces religions s'accordent très mal avec la forme abstraite de pensée de l'Indien qui, pour en donner une image, avait dès le VI^e^ siècle avant notre ère, inventé le zéro, la numération décimale et les chiffres (dits arabes par simple usurpation). Cet esprit abstrait, rationaliste avant la lettre, se retrouve intact de nos jours, et je l'ai remarqué même dans les usines où les ingénieurs du cru ignorent pratique et expérience, se fiant beaucoup plus au papier qu'aux réalisations concrètes elles-mêmes. C'est un signe certain d'ailleurs que Kapila, l'inventeur du zéro, soit contemporain de Mahavira et de Bouddha et qu'il ait eu, tous comptes faits, beaucoup plus de succès qu'eux. Et pourtant Mahavira, sans réussir à faire des disciples, devait influencer très profondément la vie indienne pour de nombreux siècles et trouver, par-delà vingt-cinq siècles, un disciple mémorable : Gandhi. L'enseignement métaphy­sique de Mahavira, qu'il est sans grand intérêt de rappor­ter, conduit à un agnosticisme très voisin de l'athéisme, mais ce qu'il a apporté à l'Inde, peut-être inconsciemment, c'est un respect profond de la vie, dans toutes ses manifes­tations, humaine, animale et même végétale. Ce respect de la vie est en réalité l'origine de la non-violence, non pas celle de Gandhi qui devait lui donner une portée singulièrement plus grande, mais celle de l'homme de la rue. Cette non-violence est relativement pas­sive, elle implique néanmoins un refus du mal, non en tant que mal mais comme agression à la substance même de la vie. 117:65 Cette non-violence, qui est plus refus du vice que vertu à proprement parler, devait pourtant permettre à la com­munauté indienne de pallier dans une mesure importante l'absolutisme du système des castes. Mais ce n'était qu'un palliatif, d'autant plus que ce respect de la vie ne peut aller jusqu'à la reconnaissance totale du droit naturel de l'homme à la vie. Mahavira ne pouvait en aucun cas com­bler la lacune fondamentale de l'hindouisme, l'absence de la dignité humaine en raison de la filiation divine de *l'homme.* L'Inde est ainsi restée terre païenne, mue au mieux par ses sentiments lorsque les anciennes traditions sont restées vivaces, par les passions et l'intérêt dans les milieux déracinés par un contact trop poussé avec le matérialisme (pra­tique de l'Occident, ou doctrinal du communisme), ce qui est malheureusement le cas d'une partie importante de l'élite. Après quinze siècles de christianisme, il nous est difficile de retirer de la morale son qualificatif habituel de chrétienne, et c'est pourtant indispensable si l'on veut com­prendre et sentir les ressorts de la vie sociale de toute cette région de notre monde. #### Le Prophète méconnu. Dans ce tableau relativement sombre, Gandhi devait apporter une vive lumière pendant près d'un demi-siècle. Cet homme, dont la personnalité était extrêmement diverse, et qui, pour cette raison, devait étudier et enseigner dans des domaines fort nombreux, eut une action politique et sociale essentielle au moment de la lutte de l'Inde pour son indépendance ; il faut pourtant avouer que cette partie de son activité est la plus méconnue, tant en Occident qu'en Inde même, mais pour des motifs différents. Gandhi, pour­rait-on dire, était aussi peu Indien que possible en ce sens que l'abstraction, l'illusion enseignée par les Brahmines, avait sur lui peu de prise. Cet homme ne voyait et ne vou­lait voir que des problèmes concrets. Il s'écartait ainsi beau­coup de la façon profonde de l'Inde et c'est la raison d'être des déclarations d'orthodoxie qui lui furent demandées à plusieurs reprises, auxquelles il répondit certes, mais avec plus de formalisme que de conviction. 118:65 En réalité, Gandhi était trop imprégné du Nouveau Testament et de certains mystères spécifiquement chrétiens, tel que celui de la valeur rédemptrice de la souffrance, pour pouvoir rester totalement hindou. S'il a eu envie de se convertir, ce que nous ne saurons jamais, il a dû très probablement y renoncer pour pouvoir rester Indien avec les Indiens au milieu desquels se trouvait sa mission. Il était en quelque sorte un pont entre l'hindouisme et le christianisme, dont la raison d'être était d'ébranler les structures sociales pétrifiées du système des castes pour préparer la voie à une conversion ultérieure de tout son peuple. Il se plaisait à répéter que l'indépendance n'était pas son but premier, car elle n'aurait de valeur et de solidité que lorsque les Indiens auraient retrouvé leur dignité, ce qui était en particulier impossible tant que les castes dure­raient. Mais par dignité, il allait plus loin, voyant dans l'homme une personne au sens où nous l'entendons, et non pas une manifestation erronée d'un dieu désintéressé. Il enseignait qu'une telle personne ne pouvait vivre en société que grâce à une morale authentique bien plutôt que formelle ; et sa morale était la non-violence dont nous exami­nerons peut-être un jour les mérites. Il voulait très forte­ment que la conscience, surtout celle de ses adversaires, soit mise en lumière pour servir de moyen du discernement. En tout cela, il était totalement révolutionnaire et sut faire vibrer des millions d'hommes. Mais ce ne fut qu'un feu de paille l'indépendance une fois acquise, non par sa faute, mais surtout parce qu'il fut trahi. \*\*\* Mon premier voyage en Inde se situait au moment où Godse, le meurtrier de Gandhi, était jugé, et condamné à être pendu. Godse était un doctrinaire de l'hindouisme qui ne pouvait en aucune manière tolérer les libertés que Gan­dhi avait prises avec les traditions. Mais son coup de feu dans le jardin de Birla ne faisait que préluder à l'abandon de l'idéal de sa victime. Quoique subissant un déclin pro­fond, les Brahmines réussissaient une fois encore à repren­dre en mains la masse des fidèles, mais en raison de leur déclin, ils ne le purent en vérité que grâce à l'attitude gou­vernementale. 119:65 Gandhi, peu avant sa mort, avait remis la situation de l'Inde entre les mains à la fois du Congrès et de Nehru, au moment où la séparation de l'Inde et du Pakistan venait de porter un rude coup à la non-violence politique. Cette trahison venait d'un homme qui avait pourtant collaboré avec Gandhi lui-même, C'est Jinnah. Celui-ci, loin d'avoir la force morale de Gandhi, et surtout sa volonté farouche, devait se laisser entraider par les extrémistes musulmans formés à la ségrégation religieuse par les Anglais eux-mêmes, par la politique de séparation qu'ils avaient pra­tiquée dès la fin de la révolte des Cipayes. Le Congrès était à l'origine une organisation sociale bien plus que politique ; la conquête du pouvoir lui fit rapidement perdre ce qui constituait son mérite principal, le sens de l'homme, pour se tourner vers la défense d'intérêts, na­tionaux, publics et privés. Mais on n'abandonne pas facile­ment un homme comme Gandhi, d'autant qu'après sa mort, on l'avait proclamé le Père de la Patrie, à certains Brah­mines envisageaient de déclarer qu'il était le dixième et dernier Avatar, réincarnation de Vishnou, ce qui aurait tout au moins eu le mérite de le faire rentrer dans le rang de manière posthume. Le Congrès se trouvait ainsi dans une situation fort ambiguë de par sa raison de survivre totalement politique et son origine spirituelle et sociale. La solution indienne à cette ambiguïté était de revenir purement et simplement à cet abstraction habituelle, qui en l'espèce se manifesta dans ce moralisme vague qui fit croire un moment à l'univers qu'il avait trouvé une conscience non engagée pour employer un vocable à la mode. Le Congrès avait bien en son sein des hommes sincères et d'une très haute tenue comme le Dr Ambedkar, un Intou­chable travaillant inlassablement à l'élévation sociale de sa caste, comme J.-P. Naraïn qui eut le malheur de se perdre dans un socialisme de tendance positiviste, ou comme G. D. Birla qui, quoique très gros industriel, sut et sait encore faire bénéficier la classe ouvrière de l'amélioration du reve­nu de son groupe. Mais il est assez mal venu d'en trop faire état dans les milieux indiens, car étant le représentant du capitalisme, il se trouve ainsi à contre-courant des poncifs habituels. Nehru devait marquer profondément le tournant pris après la disparition de Gandhi. Il ne S'est jamais caché d'être athée, et à défaut de spiritualité, il s'est institué le leader des moralistes. 120:65 En cela, il fut dès la libération de l'Inde, secondé par un homme inflexible, Sardar Patel, Mi­nistre de l'Intérieur, qui obtint les abdications de tous les Maharajahs et Rajahs, y compris celui du Cachemire. A cette occasion, le principe de la non-violence politique devait être brisé une première fois et c'est bien à tort que les commentateurs ont laissé croire que Goa en avait été l'origine ! On retrouve dans cette affaire du Cachemire les principes de l'hindouisme, sans aucune faille : l'indiffé­rence à l'homme, l'apologie d'un droit littéral, acquis par des moyens douteux et uniquement justifiés par la fin, et le sens de l'intérêt poussé à l'extrême de ses conséquences. Tout ceci est encore plus clair dans le cas de Goa, et pour s'en convaincre, il suffit de relire la déclaration de Jha, le successeur de Krishna Menon à la tribune impuissante de Lake Success. Bien entendu, cette orientation politique a très forte­ment marqué bon nombre d'Indiens et surtout ceux qui sont proches ou serviteurs du pouvoir établi. Néanmoins Gandhi, officiellement oublié, pour ne pas dire plus, a laissé des traces profondes dans le peuple, et c'est bien grâce à lui que l'Inde supporte ses misères présentes et sait, malgré elles, présenter un visage très attirant pour celui qui sait oublier le formalisme, les tracasseries sans nombre, pour y lier des amitiés profondes qui survivent aux années. Michel TISSOT. #### Appendice : Christianisme et Catholicisme en Inde. Dans une ambiance aussi peu réelle que celle de l'Inde, il est légitime de se demander comment se présente le christianisme qui en est ou devrait en être le contraire. Numériquement, les chrétiens ne représentent qu'une intime minorité de la popula­tion, quelque quatre à cinq pour cent, et leur influence est limi­tée d'abord géographiquement, ensuite organiquement, et sous ce dernier aspect surtout dans l'armée. L'Inde reconnaît néan­moins au Christianisme la valeur d'une antique tradition ; ainsi, l'année dernière a vu la célébration, par le Président de la République en personne, du dix-neuvième centenaire de l'arri­vée de saint Thomas l'Apôtre (les preuves s'accumulent de plus en plus de son évangélisation du Malabar). 121:65 Mais le message du Christ a pénétré bien au-delà des milieux publiquement chrétiens. De très nombreux Hindous ont lu et lisent fréquemment les Évangiles, et ce peuple très réellement tourné vers toutes les spiritualités y trouve des résonances attirantes bien qu'étrangères à sa propre tradition. C'est ainsi que dans certaines régions il y a un grand nombre de catéchu­mènes, et le Préfet Apostolique de Jullundur dans le Punjab me disait, il y a deux ans, qu'avec un catéchuménat deux fois et demie plus nombreux que ses fidèles, il était face à un problè­me très exceptionnel et pour lequel il n'y a guère d'expérience, du au moins dans les temps modernes. Mais souvent cette aspiration ne mûrit pas, et nous retrou­vons la question de l'Unité. En 1949, un Brahmine, ingénieur et non pas prêtre, Kapila, avait pris l'habitude de boire son thé l'après-midi en ma compagnie, ce qui était assez exceptionnel car en ces années-là, c'était encore répréhensible -- l'Européen souillait les hautes castes. Kapila était un connaisseur de tout le Nouveau Testament, et je lui demandai un jour s'il ne se convertirait pas. Ma fenêtre s'ouvrait sur le splendide panorama de Simla, et toute cette ville bâtie à plus de deux mille mètres d'altitude s'étalait sous nos yeux. Kapila me montra les divers clochers, l'un catholique, l'autre anglican, le troisième baptiste, d'autres encore, et me dit : *Pourquoi nous présentez-vous un Dieu en morceaux, comment voulez-vous que nous allions à Lui ?* Et cette réponse impliquait que pour lui, le Christ et son Église sont indissociables. Non seulement Kapila, mais d'autres amis, ou interlocuteurs d'un moment, me font penser que l'Unité est une condition nécessaire à la conversion de beaucoup et que, le jour où elle se réalisera, le choc en sera ressenti par beaucoup, et portera beaucoup de fruits. Par contre, le catholicisme ne se présente pas à l'opinion de bien des Indiens comme une secte parmi d'autres du protes­tantisme, comme ce peut être le cas en Suède par exemple. En effet l'Indien a la nostalgie d'une hiérarchie, d'une religion ayant un clergé organisé, et pour certains, moins nombreux certes, un enseignement dogmatique qui fait cruellement défaut à l'hindouisme. J'en prendrai pour preuve une conversation tenue avec un visiteur à Orly. Pendant que nous dînions ensem­ble, nous avons appris la mort de Pie XII, et Arvind, après avoir eu la délicatesse de me faire ses condoléances, me dit : « *Il n'y a qu'un Pape pour le monde et je ne sais pas pourquoi. Mais à cause de cela, nous l'écoutons souvent bien que nous ne soyons pas chrétiens, car ce qu'il dit vaut pour tous les hommes.* » Arvind n'est pas le seul à m'avoir laissé entendre quel privilège la Papauté est pour le catholicisme, et par là même toutes les négligences dont nous sommes fréquemment coupables à son endroit. M. T. 122:65 ### Note sur la morale Évangélique LA MORALE ÉVANGÉLIQUE peut être définie une « com­munion théologale » ([^60]). Elle consiste en effet dans la tendance au parfait amour, dans la transformation au Christ, dans la complète docilité à l'Esprit du Christ ([^61]). Voici quelques sentences où elle se trouve exprimée : « Tu aimeras Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, et ton prochain comme toi-même... Demeurez en moi ; demeu­rez en mon amour... Si quelqu'un ne demeure pas en moi il sera jeté dehors... Ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu ceux-là sont les enfants de Dieu. » La morale évangélique est vécue à l'intérieur de l'Église et avec le secours des sacrements ; elle implique la régénération baptismale (au moins sous la forme du baptême de feu) et la communion eucharistique. « Nul s'il ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint ne peut en­trer dans le Royaume de Dieu... Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et ne buvez son sang vous n'aurez pas la vie en vous. » 123:65 De cette morale, qui est une communion théologale, qui procède de la grâce sacramentelle, on s'accorde généralement à reconnaître les traits les plus beaux et les plus distinctifs non seulement (ce qui va de soi) dans la charité pour Dieu et pour le prochain, mais encore dans la pauvreté et la pureté, l'humilité et la douceur, la miséricorde, le courage à souffrir persécu­tion ; bref dans les attitudes d'âme que nous décrivent les huit béatitudes. Il faut donc compléter par d'autres sentences les énoncés rapportés plus haut. « Bienheu­reux ceux qui ont une âme de pauvre... Vous ne pouvez servir deux maîtres Dieu et Mammon... Bienheureux les cœurs purs... Il en est qui renoncent d'eux-mêmes au mariage à cause du Royaume des cieux... Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice... Bien­heureux les doux... Si vous ne vous convertissez et ne devenez comme de petits enfants vous n'entrerez pas au Royaume des Cieux... Pardonnez septante fois sept fois. » Humilité, pardon des offenses, pauvreté, pureté, vaillance parmi les contradictions, pourquoi-ces attitu­des sont-elles particulièrement caractéristiques de la vie évangélique ? Parce qu'elles touchent de plus près à ce qui fait le fond même de l'Évangile, cette commu­nion théologale dont je parlais au début. Dans la mesure où une âme s'avance vers l'union avec Dieu, elle s'arrache aux convoitises, elle se détour­ne des idoles. Parce qu'elle veut aimer Dieu sans mesure elle comprend qu'elle ne peut servir deux maîtres, elle désire donc la béatitude des pauvres ; elle comprend qu'elle ne doit pas consentir aux attraits de l'orgueil et de l'ambition, et qu'il faut devenir comme de petits enfants, elle désire donc la béatitude des humbles, des miséricordieux, des doux et des pacifiques enfin l'âme tournée vers Dieu comme vers son Unique, a horreur de vouloir, en dehors de la loi divine, les choses du cœur et des sens, elle désire donc la béatitude des purs. 124:65 On ferait la même remarque pour la béatitude des persécutés : comment en effet celui qui aime n'au­rait-il pas le désir de donner sa vie pour le Bien-Aimé et de souffrir pour l'accroissement de son Royaume ? ([^62]). L'excellence des béatitudes qui tient à leur affinité particulière avec la charité tient également (c'est ici un point de vue complémentaire) à leur pouvoir de nous rendre très proches du Christ, de nous configurer de très près à celui qui est né de la Vierge, qui a vécu pau­vre, qui n'a cessé, même dans ses colères, de manifester amour et miséricorde, qui a rendu à la vérité un témoi­gnage tellement héroïque, tellement ferme, qu'il s'est exposé au dernier supplice. Les Juifs de l'Ancien Testament, ceux du moins qui vivaient de l'Esprit de Dieu, qui n'étaient pas faussés par le légalisme et le pharisaïsme, qui attendaient le Messie avec une espérance pure, ceux-là goûtaient par avance les béatitudes. Certains psaumes par exemple sont un écho merveilleux non seulement de la piété de ces Juifs, de leur religion intense, mais encore de leur douceur, de leur simplicité, de leur consentement à une condition pauvre et humiliée. Il reste que tant que le Verbe ne s'était pas fait chair et n'avait pas habité parmi nous, mêmes les âmes les plus religieuses ne comprenaient point parfaitement les exigences du parfait amour. 125:65 Tout au contraire lorsque les hommes ont vu vivre, souffrir et mourir le Fils Bien-Aimé du Père, lorsqu'ils ont appris qu'il était né de la Vierge, alors ils ont pu comprendre pleinement ce qu'exige l'amour de Dieu : avoir une Ame de pauvre, se garder pur, demeurer doux et humble, bannir le res­sentiment, accepter la persécution. La morale évangéli­que est corrélative du mystère de l'Incarnation et de la Révélation qui lui fait suite. Elle ne pouvait apparaître dans tout son jour avant que ne fut montré à nos yeux celui que le Père de Foucauld appelait le *Modèle Unique.* Avant que le Fils de Dieu fut devenu homme dans le sein de la Vierge immaculée, avant qu'il eût révélé tout ce qu'il avait entendu auprès du Père, avant qu'il eût mérité toute grâce en se livrant pour notre Rédemption, en un mot avant que ne fut arrivée la plénitude des temps, on trouve, même chez les êtres les plus saints, plutôt un pressentiment et une esquisse de la vie évan­gélique que la vie évangélique même. C'EST UNE DISTINCTION COURANTE que celle des ver­tus humaines et des vertus surnaturelles. Par vertus humaines on désigne celles que les hommes peuvent connaître et connaissent effectivement par la seule raison, même sans la lumière de la révéla­tion évangélique ; de même qu'ils peuvent pratiquer ces vertus, mais seulement d'une manière imparfaite et restreinte, sans la foi et les sacrements de la foi. Car l'homme qui n'est pas dans la grâce de Dieu ne peut observer l'ensemble de la foi naturelle et des vertus hu­maines ; en cela l'expérience courante coïncide cruelle­ment avec les définitions dogmatiques ([^63]). Comme exemple de vertus humaines citons la loyauté, le cou­rage, la justice, le sens de l'honneur, la sagesse, la piété envers Dieu. 126:65 Ces dispositions intérieures tiennent à la nature de l'homme. Encore que, sans la grâce, ces dispositions de­meurent imparfaites et très fragiles du fait de notre blessure originelle ; cependant ces dispositions n'en dé­rivent pas moins obligatoirement de notre nature ; elles auraient existé même si notre nature n'avait pas été élevée à l'ordre surnaturel. Et le fait que, dans notre état présent, les vertus humaines soient doublées de ver­tus surnaturelles correspondantes ne supprime rien, n'enlève rien de leur nécessité. Cette nécessité encore une fois tient à notre nature. Or sur ces vertus humaines l'Évangile ne s'étend pas aussi longuement que sur la foi, l'espérance et la charité ; il en parle moins que de l'humilité ou de la pureté. Ce n'est pas à dire que l'Évangile reste muet sur ce point ; il s'en faut même de beau­coup. Dans le texte inspiré nous trouvons les vertus humaines non seulement mentionnées ou décrites mais encore consacrées et surélevées. En effet le Seigneur nous les présente dans une union étroite, et même indis­soluble, avec les vertus théologales et les béatitudes. Ainsi le Seigneur nous commande non seulement d'être justes mais encore de pratiquer une justice qui réponde à l'injustice par l'amour. Comment serait-ce possible si l'on n'est pas doux et humble de cœur ? « Si votre jus­tice n'est pas plus abondante que celle des Scribes et des Pharisiens vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux... Si vous saluez vos frères seulement que faites-vous d'extraordinaire ? Les païens ne font-ils pas la mê­me chose ? Vous donc vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait... Aimez vos ennemis ; faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour, et votre récompense sera grande et vous serez les fils du Très-Haut, parce qu'il est bon pour les ingrats et les mé­chants. Soyez miséricordieux comme votre Père est mi­séricordieux. » ([^64]) 127:65 De même le Seigneur nous demande non seulement de ne pas manquer de courage mais encore de n'avoir aucune crainte de ceux qui ne peuvent tuer que le corps (Mathieu X, 28) et il proclame bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. Toujours sur la même question des vertus humaines dans une attitude de communion théologale le Seigneur nous demande non seulement d'être véridiques, simples, sans fourberie ni faux-semblants (Matthieu V, 37 et Luc XII, 1) mais il nous dit encore de ne pas nous départir de la loyauté dans le témoignage que nous devons lui rendre, quelque grand dommage qui doive s'ensuivre (Luc, IX, 26). De même le Seigneur veut non seulement que nous ayons la prudence, la sagesse, mais encore il nous interdit là fausse prudence et il nous promet son St-Esprit qui ins­pirera notre sagesse (Matthieu XVI, 12 et Jean XIV, 26). Avant de relever d'autres textes sur la présence et la surélévation des vertus humaines dans l'Évangile, une brève remarque théologique. C'est la doctrine de Saint Thomas, le docteur commun de l'Église, que la vie évan­gélique consiste dans une activité conforme à la Grâce chrétienne. Cette activité suppose non seulement les vertus théologales et les dons du Saint-Esprit, mais encore ce qu'on appelle les vertus morales infuses, c'est-à-dire les vertus cardinales avec toutes les vertus annexes qui sont infuses en notre âme avec la grâce du baptême, et donc vraiment surnaturelles. Saint Thomas dit encore que les vertus morales surnaturelles ou infuses ne con­fèrent pas évidemment les vertus morales naturelles ; simplement elles favorisent leur éclosion et leur crois­sance ; elles permettent surtout que cette éclosion, et cette croissance s'accomplissent dans l'amour ([^65]), de sorte que l'homme acquière son expérience en Dieu, qu'il devienne mûr, trempé, formé, accompli, tout en s'approfondissant dans l'union à Dieu. 128:65 Mais enfin, par définition, les vertus morales naturelles ne sont pas don­nées d'en-haut. Si l'on néglige ou si l'on refuse de les acquérir, si l'on se laisse détourner de cette acquisition par le milieu, l'éducation, la pression sociale, non seule­ment on n'est pas fidèle à l'amour de Dieu, mais surtout on s'expose à manquer gravement à cet amour et à tomber dans le péché grave. Un chrétien a beau avoir reçu au baptême, avec les vertus théologales et les dons du St-Esprit, la vertu morale de loyauté, la loyauté sur­naturelle, cependant s'il ne s'applique pas à se conduire en homme loyal -- et ce sera un jour ou l'autre à ses propres dépens -- eh ! bien la charité ne grandira pas beaucoup, la loyauté surnaturelle restera atrophiée, trop heureux si ce chrétien ne tombe pas dans une habitude d'hypocrisie qui tue son âme en la conduisant au péché mortel. Si on lit attentivement la II^a^ Pars et la III^a^ Pars de la Somme on saisit mieux comment les vertus humaines naturelles doivent faire corps avec les vertus théologales et les vertus morales surnaturelles ; comment aussi les attitudes les plus typiquement évangéliques, c'est-à-dire celles que décrivent les béatitudes, loin de dispenser des vertus humaines les présupposent ou les font acquérir, les préservent et les transfigurent. REPORTONS-NOUS maintenant aux textes évangéliques sur les vertus humaines dans une attitude de communion théologale ; les plus développés de ces textes se rencontrent sans doute dans les divers énoncés de la Loi de Moïse que nous donne le Seigneur ([^66]), dans les malédictions à l'adresse des Pharisiens, enfin dans la mise en garde contre la fausse honnêteté de ces mêmes Pharisiens. 129:65 « Malheur à vous guides aveugles qui dites : si quelqu'un jure par le Sanctuaire ce n'est rien. Mais si quelqu'un jure par l'or du Sanctuaire il est tenu. Insensés et aveugles ! Quel est le plus important, l'or ou le Sanctuaire qui sanctifie l'or... celui qui jure par le Sanctuaire jure par lui et par celui qui l'habite... Malheur à vous Scribes et Pharisiens hypocrites, qui acquittez la dîme de la menthe, du fenouil et du cumin et qui avez passé sur les points les plus graves de la loi : la justice, la compassion et la bonne foi ; il fallait pratiquer ceci sans passer sur cela. Guides aveugles qui filtrez le moucheron et qui avalez le chameau. Malheur à vous Scribes et Pharisiens hypo­crites qui purifiez le dehors de la coupe et du plat, alors que l'intérieur est plein de rapine et d'intempérance. Pharisien aveugle purifie d'abord le dedans de la coupe afin que le dehors aussi devienne pur... A voir votre extérieur les hommes vous prennent pour des justes, mais au-dedans de vous-même, vous êtes remplis d'hy­pocrisie et d'iniquité. » (Matthieu XXIII). -- Et encore (Matthieu XV et Marc VII) : « Laissez les Pharisiens, ils sont des guides aveugles... ce sont les choses qui viennent du cœur qui salissent l'homme ; c'est du cœur que sortent les mauvais propos, les meurtres, les adultères, les débauches, les vols, les faux témoignages et les blas­phèmes. » Ces textes qui sont décisifs au sujet des vertus hu­maines, au sujet de la loyauté, l'honneur, le respect des droits du prochain ne doivent pas être coupés, isolés des textes sur l'union à Dieu et les béatitudes, sans quoi ils perdraient leur signification véritable. Prenons l'exem­ple de la droiture et de la pureté du cœur si catégori­quement commandées en plusieurs passages. 130:65 Ces pas­sages ne trouvent leur sens vrai, leur sens évangélique que si nous les rapprochons d'autres passages qui nous révèlent la cause de la pureté du cœur, la source dont elle procède, le seul principe qui nous délivre de nos démons intérieurs : « Si le Fils de l'homme vous délivre, alors seulement vous serez libres... Nul ne vient au Père si ce n'est par moi... Celui qui vient à moi je ne le rejet­terai pas dehors. » (On ferait des remarques semblables au sujet de la justice, de la loyauté, du courage.) On aboutirait toujours à cette conclusion : les vertus hu­maines sont prescrites par l'Évangile ; elle n'existent selon l'Évangile que dans une attitude de communion théologale. L'HYPOCRISIE EST DE TOUS LES TEMPS et menace tous les hommes. Les chrétiens n'en sont pas à l'abri. Il faut même constater que depuis qu'il y a des chrétiens il s'en est trouvé à toutes les époques pour justifier, au nom de la vie évangélique, la trahison des vertus humaines et de la morale naturelle, du droit naturel. C'est ainsi que de l'humilité (d'un faux-semblant d'humilité) on a fait un alibi à la lâcheté, au manque d'honneur. On a légitimé l'autoritarisme, la tyrannie, la volonté de puissance, chez les clercs ou chez les laïcs, au nom des justes droits de l'autorité chez le supérieur et de l'excellence de l'abnégation chez le sujet. Sous prétexte de garder personnellement la paix de l'âme ou de ne pas faire de la peine à son prochain, mais en réalité par une honteuse faiblesse ou même par une lâcheté infâme, on a manqué au devoir de dénoncer les faux prophètes qui corrompaient les petits et les faibles. Le principe juste de rendre à César ce qui est à César a été détourné de son véritable sens pour rendre honorable la capitulation devant les lois humaines qui offensent Dieu. Le propos, admirable en lui-même, de vouer la chasteté a permis d'excuser hypocritement la sécheresse du cœur, l'infantilisme orgueilleux des sentiments. La liste serait interminable des contrefaçons de la vie évangélique. 131:65 Je veux retenir uniquement ceci -- la méditation at­tentive de l'Évangile, la fidélité loyale à l'Évangile nous donnera non seulement le sens des béatitudes, mais le sens des vertus humaines et de la morale naturelle in­séparables des béatitudes ; préservera les chrétiens de rester humainement des nains et plus encore de devenir des nains tordus et satisfaits ; et quelquefois même avides de tordre les êtres droits. L'Évangile formera en nous un caractère chrétien. En nous enseignant à vivre dans la foi et au niveau des béatitudes l'Évangile nous permettra de voir qu'un homme de foi est aussi un homme de cœur et de caractère. Ou alors il est un hom­me de peu de foi. Inversement l'homme de cœur et de caractère selon l'Évangile est libre de tout orgueil ; il sait que toute sa force vient d'en-haut, et d'autre part la miséricorde du cœur du Christ a pénétré son propre cœur. Le surnaturalisme, c'est-à-dire l'escamotage plus ou moins volontaire (et quelquefois très délibéré) des de­voirs humains et du droit naturel au nom du surnaturel, de la charité, du zèle apostolique ou de l'esprit reli­gieux ne peut donc, en aucune manière, se réclamer de l'Évangile. Il en est la contrefaçon. On connaît peut-être la remarque attristée du P. de Foucauld, reproduite dans *Pour qu'Il Règne*, p. 443 ([^67]) : « J'avais cru en en­trant dans la vie religieuse que j'aurais surtout à con­seiller la douceur et l'humilité ; avec le temps je crois que ce qui manque le plus souvent c'est la dignité et la fierté. » Cette carence scandaleuse, bien loin de pouvoir s'autoriser de l'Évangile, est une trahison de l'Évangile. 132:65 Car le Seigneur qui nous révèle la douceur et l'humilité ne dispense pas de la dignité et de la fierté, mais leur confère la consécration et surélévation de son exemple et de sa grâce. Jamais le Seigneur ne nous apparaît aussi digne que lorsqu'il est humilié au dernier point, traduit devant les tribunaux iniques de Caïphe et de Pilate et cloué sur la croix. Sa douceur est même telle­ment éloignée de la faiblesse que, lui qui a prescrit de tendre l'autre joue, cependant lorsqu'il a été frappé par le valet de Caïphe, au lieu de tendre l'autre joue, il a posé la question fameuse : « Si j'ai mal parlé prouve-le ; et si j'ai bien parlé pourquoi me frappes-tu ? » Et les sept dernières paroles sur la croix sont extraordi­naires par leur dignité et souveraineté et non seulement par la miséricorde sans mesure, la compassion déchi­rante, l'abandon total. Nous sommes à une époque -- il est banal de le faire observer -- où la nature humaine non seulement est piétinée et bafouée, mais encore elle est falsifiée. On nous présente comme chose normale les vices les plus aberrants ; on nous assure que les institutions les plus monstrueuses de l'étatisme totalitaire sont un progrès de la société. Presse, propagande, système policier, éducation nationale et embrigadement national s'orga­nisent un peu plus chaque jour pour nous contraindre d'appeler bien le mal, lumière les ténèbres. Et une grande machine « scientifico-philosophico-religieuse », montée de toutes pièces par un clerc, l'évolutionnisme intégral du père jésuite Teilhard de Chardin, nous est recommandée *au bon moment* pour achever de tout dis­soudre, nous faire douter de notre nature, renier les devoirs absolus et les vertus immuables qui font corps avec cette nature. 133:65 Devant cette tentative de grande en­vergure d'une falsification généralisée de la pauvre na­ture humaine déchue et rachetée, l'Évangile ne cesse de proclamer que *l'union à Jésus-Christ, l'esprit des béa­titudes, est inséparable des vertus humaines, de la mo­rale naturelle.* C'est aussi en ce sens que l'Évangile, selon le mot de l'épître aux Romains « est une vertu divine pour le salut de tout croyant ». R.-Th. CALMEL, o. p. 134:65 ### La communauté des acquêts par François SAINT-PIERRE LES MARXISTES veulent prolétariser toujours plus, nous voulons déprolétariser au maximum. La déprolétari­sation est possible notamment par la co-gestion de la profession, par l'accession à la propriété ou tout au moins à la co-propriété du logement. Sur le plan de la commune, de la profession, des métiers et de la co-propriété immobilière, il existe une égalité de nature entre les cogestionnaires, sans être identique pour cela, et des intérêts immédiatement communs. Dans l'en­treprise il n'en est pas de même, il y a une différence de nature entre les fonctions d'employés et d'employeurs, et les intérêts ne sont communs qu'à terme, il faut donc per­mettre la maîtrise des intérêts immédiats sous le contrôle de la profession et ainsi rester au service de l'intérêt général. Sur le plan de l'entreprise se présente-t-il pour l'employé un moyen de s'élever au-delà du simple salariat ? \*\*\* L'accession à la co-propriété ou l'acquisition de titres de créance risque d'être très théorique pour des salariés ayant juste des revenus couvrant à peine les besoins essentiels des leurs. Comment pourraient-ils épargner ? Toutefois, au-delà des intérêts légitimes des propriétaires et des prêteurs ini­tiaux, des amortissements indispensables, des bénéfices compensateurs des pertes possibles, la communauté des acquêts permettrait une épargne pour ceux qui sont initia­lement sans fortune et ont des salaires insuffisants pour ne pas être immédiatement utilisés dans leur totalité. Voyons le problème. 135:65 Il y a le problème des intérêts, des amortissements, des bénéfices, celui de la participation aux bénéfices et enfin l'autofinancement. L'intérêt est le revenu de biens ou de capitaux transfor­més en biens où le risque de pertes est négligeable. L'amor­tissement devient illégitime lorsqu'on « amortit » des biens inusables tels que des terrains par exemple. Les bénéfices sont la compensation des pertes possibles. Les pertes, par principe ne peuvent dépasser le montant des sommes inves­ties. Avant parfois, au-delà toujours, les bénéfices sont lé­gitimes. Lorsqu'il y a des bénéfices illégitimes, il est assez facile de savoir qui est le voleur, il l'est moins de savoir qui est le volé. Lorsque ces bénéfices vont aux propriétaires et à ceux qui ont prêté des capitaux ou, ce qui est très fréquent, à des gestionnaires sans responsabilité, il est réclamé parfois de les distribuer aux salariés. Changer le bénéficiaire d'un vol n'est pas obligatoirement le supprimer. Il faut d'abord savoir qui est volé. Fréquemment c'est le consommateur. Le consommateur c'est tout le monde, c'est pour cela qu'on y pense si rare­ment. N'oublions pas tout de même que les prix de vente doivent avoir un rapport, malgré l'inévitable loi de l'offre et de la demande, avec les prix de revient, et que la suppres­sion des bénéfices illégitimes provoque la diminution des prix de vente d'où augmentation des pouvoirs d'achat, et plus personne n'est volé. En dehors d'une question de justice, le principe de la participation aux bénéfices d'une entreprise non compen­sateurs de pertes possibles est faux. Il n'est pas heureux, d'une façon générale, sur le plan économique, même si dans certains cas particuliers il est utilisable et même utile. Dans le cas de rareté d'un produit ou d'un monopole, la participation aux bénéfices peut rapprocher patron et salariés dans l'intérêt commun de faire de gros bénéfices, en maintenant des prix élevés et en exploitant le consom­mateur. Le patron, pour conserver, tout au moins en partie des bénéfices illégitimes, peut accepter de les partager avec ses employés. 136:65 Le plus souvent la participation à des bénéfices non compensateurs de pertes possibles, à l'intérieur d'une en­treprise, de salariés en tant que salariés, est un principe de division, d'anarchie et de régression technique. En effet tous les participants auront tôt ou tard un droit de contrôle sans avoir de responsabilité, d'où diminution inévitable de l'autorité contrôlée. Un chef n'a pas à être contrôlé par ses subordonnés. La participation aux bénéfices implique tôt ou tard une recherche de participation à la gestion. C'est ce que beaucoup de partisans de la participation aux bénéfices oublient de dire par ignorance et plus souvent par tactique. Les discussions entre le patron amoindri et les salariés seront inévitables. L'accord serait difficile à obtenir pour l'évaluation des stocks, des provisions, des réserves, etc., tout ceci modifiant les bénéfices à partager. Les salariés désireront, par exemple, la diminution des amortissements, ce qui empêcherait le remplacement des biens usables. Ils seront normalement contre les progrès techniques. Une transformation indispensable entraîne de grosses dépenses d'où diminution, tout au moins provisoire, des bénéfices. Le salarié a intérêt à avoir de gros bénéfices cette année. Dans dix ans il sera peut-être ailleurs. Au contraire le propriétaire ayant un intérêt commun dans le temps avec l'en­treprise, doit vouloir faire aujourd'hui des sacrifices pour améliorer ses moyens de production afin de pouvoir con­currencer ses confrères dans dix ans, ou même simplement afin d'éviter la faillite. Les bénéfices accordés à ceux qui n'ont pas de risques ou au-delà des risques, ne sont pas légitimes et même sont un vol, notamment dans le cas du cadre-gestionnaire ne dis­tribuant pas les bénéfices aux propriétaires et ne les parta­geant pas avec les autres salariés qui « moins bien placés » ne peuvent les rafler. \*\*\* Toutefois il est légitime et nécessaire que la qualité et le rendement rapportent aux causes, à tous ceux qui y par­ticipent, c'est-à-dire en général aux employeurs et aux employés. 137:65 Une meilleure qualité doit permettre des prix de vente plus élevés ou une augmentation du rendement permet une diminution du prix de revient, d'où différence légitime et plus grande entre prix de revient et de vente. Ceux-ci ont tendance à égaler les prix de revient les plus élevés. Afin de vendre plus, certains producteurs vendent au-dessous de ces prix d'où concurrence souhaitable qui favorise la baisse des prix et augmente ainsi les pouvoirs d'achat. S'il y a baisse des prix de vente, tout le monde en pro­fite en tant que consommateur. Sinon, au-delà des rému­nérations suffisantes des travailleurs, des intérêts, des béné­fices compensateurs des pertes possibles, il peut y avoir une autre sorte de « bénéfices » sous forme d'économies réali­sées. Lorsqu'elles parlent de participation aux bénéfices, trop de personnes oublient de préciser de quels bénéfices il s'agit. Ces « bénéfices » peuvent aller au remboursement des capitaux extérieurs et à l'autofinancement. Il est légi­time que tous les producteurs en profitent, suivant une répartition hiérarchisée. Il s'agit d'acquêts et la commu­nauté des acquêts doit exister. *Ici nous ne sommes plus devant une répartition des bénéfice à des salariés en tant que salariés, mais une répartition des acquêts en faveur de nouveaux co-propriétaires.* Ceci sera pleinement réalisable dans des affaires où le nombre des co-propriétaires ou co-gestionnaires est réduit. Lorsque le nombre des ouvriers est peu élevé, il n'est pas im­possible qu'ils accèdent à la co-propriété et ainsi à la co-ges­tion. Il pourrait s'agir d'une sorte de société de personnes dont l'une assurerait la gérance au nom de tous. Gérance révocable si on veut laisser la propriété à tous. S'il s'agit d'affaires comprenant un grand nombre de producteurs, une co-gestion, donc une co-propriété est im­possible. Trois mille salariés devenus « co-propriétaires » ne peuvent gérer ensemble, pas plus que trois mille action­naires. Dans ces cas, ceux qui auraient pu devenir légi­timement co-propriétaires, ne pouvant pas l'être en fait, doivent seulement recevoir des *titres de créances.* \*\*\* Lorsque des entreprises se développent sans nouveaux apports extérieurs, il y a tout de même *création de biens.* Ceux-ci n'ont pas à *appartenir automatiquement aux détenteurs du capital initial.* Ils appartiennent à tous ceux qui ont participé à leur création. 138:65 L'autofinancement est l'un des moyens qui permet à des salariés d'épargner et éventuellement d'accéder à la co-propriété. Il permet le développement des entreprises ou le remboursement des capitaux momentanément utiles extérieurs à l'entreprise, et ainsi évite les charges qu'ils représentent pour les membres des entreprises. L'acquisition de biens par les salariés est facilitée dans le cas d'autofinancement car elle provient non de l'épargne prélevée sur des salaires individuels trop faibles mais des économies collectives de l'entreprise. Il n'empêche qu'un droit de préemption devrait être accordé aux membres des entreprises pour racheter des actions de leur entreprise sur leurs économies personnelles lorsqu'ils le peuvent. Les transferts de biens ou l'appropriation de biens nou­veaux ne vont pas au « travail » ce qui ne veut rien dire, mais vont à ceux qui les ont gagnés. Un moyen de les refuser à ces derniers est de les remettre à des collectivités qui, subjectivement, seraient le « travail ». En fait ils seraient utilisés par d'autres. C'est une méthode pour les détour­ner de leurs légitimes détenteurs et ne pas déprolétariser ceux-ci. Trois remarques : 1°) -- que l'autofinancement provienne de bénéfices d'une nature particulière, il s'agit tout de même d'une sorte de participation aux bénéfices ; et les inconvénients que vous avez signalés ne demeurent-ils pas ? S'il y a co-propriété, le contrôle vient de co-proprié­taires et non de subordonnés. S'il s'agit de l'acquisition de titres de créance, le contrôle doit venir de l'extérieur, ce pourrait être, par exemple, un expert-comptable dési­gné par les créanciers ou par la profession, c'est-à-dire par tous les producteurs. La profession ayant également à établir au préalable les règles, qui ne doivent pas être tracassières, permettant de déterminer les acquêts et de les limiter afin d'éviter un accord possible entre tous les intéressés contre les consommateurs. 2°) -- Les titres acquis par les ouvriers ne devraient pas être laissés à leur disposition, dit-on trop souvent. Cette théorie est inadmissible. Ce serait refuser la pro­priété de ces titres aux ouvriers même si, en droit, ils en étaient les détenteurs. La caractéristique de la propriété d'une chose est justement d'en avoir la libre disposition. 139:65 Il n'empêche que pour éviter un mal plus grand, en cas d'autofinancement important et généralisé dans de mul­tiples entreprises d'une région donnée, les titres en ques­tion pourraient n'être vendables que progressivement afin d'éviter, éventuellement, une vente généralisée transfor­mant en fait la contre-valeur de l'autofinancement en de simples augmentations de salaires qui, trop brusques, pourraient être une cause de hausses excessives des prix. Cette précaution peut être utile dans des cas déterminés. Elle ne doit jamais être érigée en principe. 3°) -- L'acquisition de titres est un élément important pour sortir les salariés de la condition prolétarienne, tou­tefois il a ses limites et il faut les voir. Il ne doit pas nous faire oublier la recherche nécessaire de libertés, d'autono­mie légitime à l'intérieur des grosses entreprises. Dire à un ouvrier : « tu vas être l'égal de ton patron », c'est men­tir. Lui donner une *liberté de gestion d'un stade de fabri­cation,* la *responsabilité d'un atelier,* ce peut être lui rendre sa dignité de travailleur. \*\*\* Remettre une, dix-sept actions à un salarié, c'est bien, mais ça ne change rien à son travail de chaque jour. Dans un cadre normalement limité, il faut donner une certaine autonomie aux travailleurs et ainsi donner ne serait-ce que des responsabilités au plus grand nombre. Aujourd'hui, dans trop de grandes entreprises, l'ouvrier n'est qu'un objet, l'une des machines. Pour lui rendre son rang, il suffirait de lui laisser fabriquer, sous sa responsabilité, ne serait-ce qu'une portion d'un objet. Aujourd'hui, il a un geste à faire sous la responsabilité d'un autre. Il faut rendre à l'homme sa dignité. Il n'est pas au service d'un objet. C'est lui qui le crée pour d'autres hommes. L'organisation de son travail doit lui permettre de ne pas l'oublier. Le dernier des hommes doit rester le maître de son outil, sans quoi c'est accepter l'esclavage. Le manœuvre-balai est maître de son balai. Le dernier des hommes est gros d'un balai. Le plus beau des balais ne sera jamais gros d'un homme. Des vérités aussi simples ne seraient pas à écrire à d'autres époques. A la nôtre, malheureusement, ce n'est pas inutile. François SAINT-PIERRE. 140:65 ### Objets inanimés par Jean-Baptiste MORVAN IL arrive que des intellectuels chrétiens, voire des religieux, considérant l'esprit de l'homme moderne, s'effarent devant les modifications révolutionnaires qu'ils croient y discerner ; ces maîtres semblent soudain douter de l'efficacité de leur magis­tère jusqu'à en compromettre la légitimité. Cette angoisse va jus­qu'aux transes, et l'on sait bien que les transes ne sont pas dé­pourvues de volupté secrète ; disons aussi qu'elles font perdre du temps. Je voudrais réconforter nos docteurs, et leur dire assez haut pour qu'ils soient obligés de m'entendre : « Allez donc, et ne vous tordez pas les mains, ne dessinez pas sur les murs les diables plus beaux qu'ils ne sont. Vos philosophes de l'humanis­me athée, vous les avez tant commentés que finalement ils vous appartiennent un peu, et vous ne voulez pas qu'on en rabaisse le prix. Vous êtes aussi forts qu'eux, et il est dommage que vous ayez lié votre pensée à la leur. Il n'y a pas tant de colosses et de milliardaires de l'esprit parmi eux. Le monde se renouvelle, dites-vous ; mais, à chaque renouvellement il s'appauvrit, il a besoin de fortifier sa convalescence. Pourquoi supposer que la santé de demain sera différente de la santé d'avant-hier ? Nous sommes là pour fortifier le monde et, pardonnez-moi ce mot que vous détestez, pour l'enrichir « comme pauvres et enrichis­sant plusieurs, comme n'ayant rien et possédant tout ». Qu'il me soit permis de dire en passant que la pauvreté matérielle ne m'a jamais laissé indifférent ; mais la pauvreté de l'homme est insidieuse, subtile, inattendue. En confrontant les époques, leurs plaintes et leurs rêves, ne peut-on découvrir dans la nôtre des lacunes ignorées, des taches pâles de désert ? » 141:65 Je me répétais mécaniquement les vers trop cités de Lamar­tine : Objets inanimés, avez-vous donc une âme Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer et je remarquais que les objets prirent vie à l'époque romanti­que après une crise de spoliations matérielles et de frustrations morales : émigration, militarisme forcé dans des expéditions lointaines. C'est le sort de toutes les générations, ou presque, de se trouver en face d'un royaume défait. C'est le propre de tous les vrais serviteurs du Royaume, de reconnaître à des signes proches ce qui se défait. Nous sommes périodiquement placés devant une nécessaire rédemption des objets, pour leur rendre leur pouvoir de signification et d'appel intérieur. PRÉCISÉMENT, en ces années soixante, où en sommes-nous ? D'abord beaucoup d'objets disparaissent de la vie familière ; dans les constructions les plus récentes ce qui touche au service de l'eau et du feu se réduit à la plus extrême discrétion : « Tout sera dans les murs », me disait triomphalement l'ingénieur d'une entreprise de constructions. Je venais de lire « La flamme d'une chandelle » du philosophe Bachelard -- un matérialiste que j'aime beaucoup -- et je pen­sais mélancoliquement que l'allumette, la cigarette et le cendrier seraient désormais pour l'homme moderne la seule présence du feu, le seul vestige du foyer, dans des appartements de plus en plus semblables à des décors de théâtre. Cette disparition des objets est capable, selon les cas, de faire croire qu'on est un dieu muni d'un pouvoir magique et immédiat, ou un être d'une inef­ficacité absolue, simple catalyseur dans un système d'inter­actions de commutateurs et de manettes. LES OBJETS de ce temps sont nouveaux et n'ont pas eu le temps d'avoir une âme, c'est-à-dire de fixer, de cristalliser une part de nos possibilités psychologiques. En auront-ils jamais le temps ? Un transistor dure infiniment moins qu'un chaudron ou une paire de chenets. La machine à laver, le poste de télévision sont étroitement contemporains de celui qui les utilise, et qui leur survivra sans doute. 142:65 Ce n'est pas la première fois, me dira-t-on, que semblable phénomène se produit : il y a déjà eu les chemins de fer. Mais ce qui est nouveau, c'est le pullulement soudain d'objets éphémères dans notre vie intime. Leur perfection même les rend fragiles, vite démodés, promis à la « casse ». On ne dira point : « La machine à laver que j'ai héritée de ma tante Adélaïde... » Que restera-t-il ? Tableaux et gravures disparaissent : la télévision suffit à fournir des images qui ne restent pas. CES OBJETS sont sans ornements : créés selon des normes « fonctionnelles », ils ne satisfont plus à une de leurs fonctions, fâcheusement oubliée, qui était de parler à l'esprit. Les journaux de mode et magazines féminins, que le philosophe ne peut ignorer, sont assez révélateurs d'une gênante contradiction : on ne veut pas avoir l'air de renier le matérialisme « fonctionnel », mais on s'efforce de satisfaire aux vœux secrets de l'âme grâce à l'art rustique, l'aménagement des maisons de campagne, en prenant des plaques de cheminée ait trésor des antiquaires, en récupérant des pierres sculptées dans les ruines, ou encore en fabriquant du faux ancien, avec, il faut le reconnaître, une certaine mauvaise conscience et un assez louable souci de sobriété. Sommes-nous satisfaits de ce passé artificiel ? Un fermier voisin me proposait pour ma cheminée campagnarde une vieille dalle blasonnée qui se trouvait dans le mur de sa grange ; je préférai faire tailler un écusson de granit portant mon totem personnel, la chouette et l'épi de blé. « Armoiries de famille ? » me demanda finement un ami archéologue. Je répondis avec conviction et effronterie : « Il faut bien que quelqu'un commence ! » C'est peut-être le devoir de toute une nouvelle génération, aménageant ses demeures neuves, de donner aux objets leur présence, leur signification, leur valeur d'espérance et d'interrogation. CAR nous ne saurions dédaigner ce milieu intermédiaire des objets ; ils constituent une accumulation régulatrice de la pensée : les hausses et les baisses de pression extérieures sont rendues par eux moins sensibles, ils empêchent de trop penser au trouble du monde. 143:65 Mais il faut aussi que leur garde fidèle permette d'ouvrir la pensée à Dieu, nécessaire en tant que relais de la pensée, leur force salutaire vient de leur participation à l'événement, au groupe, à l'institution qui engage l'âme tout entière de l'homme privé. Nos vies familières sont menacées par un jacobinisme psychologique. Je note la disparition progressive des objets qui impliquaient une participation aux responsabilités de l'histoire : les douilles d'obus, ramenées de la guerre de 1914 et devenues vases à fleurs, n'ont guère eu d'équivalent, je pense, dans le dernier conflit ; il en est resté des mitraillettes non déclarées, objets encombrants et peu propices aux métamorphoses imaginatives. Les grands événements ne veulent plus rien nous laisser. Inconsciemment, les puissances qui gèrent nos destins nous soumettent au système de la table rase ou de la terre brûlée. Il n'est que d'enseigner le français à de jeunes élèves, pour observer quelle difficulté éprouvent les générations montantes quand il s'agit d'exprimer des sentiments, faute de jalons spirituels. Les objets-souvenirs sont nécessaires à l'éducation : pour l'enfant ou l'adolescent le « Voyage autour de ma chambre » n'est pas l'itinéraire philosophique et humoristique de Xavier de Maistre, mais une sorte de quête chevaleresque. L'objet interroge et veut être interrogé, il est une épreuve. Et quoi de plus « démocratique » en apparence (si les penseurs de la démocratie n'étaient pas hypocrites) que ces trésors dont la valeur est sans rapport avec l'estimation pécuniaire qu'en feraient l'antiquaire et le bijoutier ? Héritage sans impérialisme personnel, sans source de querelles, sans agressivité ; trophées sans orgueil des premières années... Mais l'esprit révolutionnaire craint peut-être cet héritage et ces trophées-là, beaucoup plus que ceux qui se chiffrent en millions. IL SERAIT BON que l'homme accablé par une civilisation mécanisée puisse posséder son coin de terre, ne fût-ce qu'un jardin grand comme un mouchoir de poche : le végétal, qui est vivant, constitue la transition entre les présences humaines et les objets inanimés. Mais ce rêve n'est pas, malheureusement, réalisable Pour tous maintenant ; du moins doit-on essayer d'obtenir des objets matériels qu'ils prennent dans la vie du citadin une existence modelée et diversifiée par la durée, qu'ils deviennent eux-mêmes paysage végétal, symboles et compagnons de notre histoire, plantés dans une terre hospitalière où les sai­sons passées et futures gardent leur importance et leur prestige. 144:65 L'homme actuel essaiera de redevenir le paysan de son âme ; les objets familiers seront sa campagne, une campagne pourvue de structures intellectuelles et morales, c'est-à-dire déjà le royaume, incomplet sans doute, mais capable d'inspirer par ses harmonies le désir du Royaume suprême. MAIS l'homme isolé, la famille même, possèdent-ils assez de vitalité supérieure pour nourrir les objets et leur assurer ce destin souhaitable ? Des groupes plus vas­tes, mais à peine plus vastes, poursuivent cette intégration, cet­te justification. Depuis les réunions d'amis jusqu'aux pèlerina­ges, il est quantité d'occasions où l'objet se trouve lié à la sym­pathie humaine, et amené à évoquer ensuite des visages, à im­poser, au-delà même de la mort, une communion solidaire. Une part nécessaire d'imprévu rend multiples et complexes les mo­dalités de ces sacralisations familières. Peut-être conviendra-t-il un jour de méditer par exemple sur le tourisme chrétien, ou sûr la présence du livre dans nos vies. Qu'il nous suffise aujour­d'hui d'évoquer la présence du Crucifix sur nos murs et de sou­haiter que le jour où on l'acheta reste dans le souvenir paré d'une effusion secrète et durable. A la fois fabriqué et sacré, il est le signe de l'entière rédemption de l'homme, et tout d'abord dans les objets qui l'entourent. Jean-Baptiste MORVAN. 145:65 ### La fille du maître d'école *Chacun de nous a deux familles* par Claude FRANCHET MON PÈRE ET MA MÈRE s'étaient connus en habitant le même gros village, ma mère récemment, mon père y étant né. C'est celui qu'ailleurs j'ai nommé Vorancher, du nom d'un chemin dans les bois, au-dessus de la maison de mon grand-père ; et même comme il est encaissé pour commencer, on l'a baptisé gorge : la gorge de Vorancher. Elle se creuse dans l'orée, et c'est là où maman Julie montait avec sa brouette et son faucillon chercher de l'herbe pour ses deux vaches, aux tout petits matins d'été, dans la rosée. Cette herbe du bois, fine et drue sous les noisetiers du bord, est plus délicate que toute, mais pour la bien fauciller il y faut aussi la rosée qui finit de l'attendrir. Elle allait de bon pied et de bon cœur à son travail soli­taire, ne risquant guère de rencontrer là-haut et de si bonne heure la Zéphirenne qui était la femme de Zéphirin le tam­bour, ou la Robenne, celle de Robin le cordonnier, les noms propres féminins s'arrangeant ainsi de leurs masculins. C'étaient ses deux commères et la rencontre aurait été ten­tante, mais il ne fallait pas se laisser tenter à pareil mo­ment au risque de perdre une partie de sa matinée et tout allant à la suite, de sa journée. Et c'était bien dommage, on faisait de si bonnes causettes, les fins d'après-midi, en revenant des prés se livrer au même ouvrage. 146:65 Il fallait voir : deux bonnes femmes s'étant croisées, chacune avec sa brouettée qui avait donné du mal. Alors on se reposait. Chacune sur un manche, la bonne et haute masse odorante sur son côté, qui bouchait la rue. Parfois, en plein milieu de cette rue ; et voilà qu'un mal avisé en­tendait passer avec son cheval et sa voiture, on sa charrue, ou sa herse, suivant la saison ; mais les bonnes pièces avaient pour elles toutes les saisons sauf l'hiver où l'hom­me ne passait pas. Alors il « jurait après » elles, et elle se dépêchaient en criant plus fort que lui et crêtes dressées comme si elles avaient raison, de gagner l'accotement ; der­rière lui faisant encore semblant de croire à leur droit. Chère maman Julie, si elles étaient deux là-haut ce matin ce ne serait quand même pas pour faire ces bavar­des de fin de journée. Mais elle était presque toujours seule, et elle se pressait, pressait, les yeux de temps en temps sur sa maison au fond de la vallée, voyant derrière la grange le gros marronnier qui avait été planté à la naissance de mon père, et dont j'ai toujours entendu dire. « Si seulement c'était un noyer !... » « seulement » ce ne l'était pas, et tel quel il abritait la vinée, où on mettait le cidre. Et elle voyait aussi le cornouiller, jaune de fleurs au printemps, rouge de fruits à l'automne, auquel je voulais tant de bien parce que ses cornouilles servaient à mes dînettes ; rêches au possible, mais c'étaient mes poupées et un agneau en bois qui les mangeaient. Enfin elle considère si Elphège (mon grand-père) n'a pas eu la bonne idée d'ouvrir le joux aux poules et d'allumer le feu de la cuisine dont elle verra bientôt monter la petite fumée bleue que rien ne remplacera jamais sur les toits pour dire le secret d'accueil au creux de la maison. Elle ne saurait dire, mais elle sent cela, Et quant au grand-père, elle sait, en vérité, quelle a été sa première action, rituelle, au saut du lit, encore en pan de chemise (on dit en pannet) et bonnet de coton ; ça été d'aller à la fenêtre, l'ouvrir et prendre sur le rebord, à moitié cachée par la treille, une petite bouteille qu'il appelle sa topette, pleine de marc de pommes dont il s'adjuge un avalon ainsi tout frais de la nuit. Puis il la replace pour le lendemain matin. Tous ses jours que Dieu fit, jusqu'à quatre-vingt-trois ans et en dépit de la médecine, le cher homme prit son avalon, et point de mal ne lui en vint : au contraire, cela tuait le ver et chassait le brouillard. \*\*\* 147:65 Mais pourquoi ce soir voulant d'abord parler de ma forêt, c'est maman Julie que j'y revois, cette seconde fem­me de grand-père Elphège qui avait reçu en cadeau de noces mon père tout jeune, sur ses quatre ans ; et dont je n'appris que très tard la véritable parenté, même quand les bonnes femmes disaient par le village combien je ressem­blais à « défunt Eustoquie » ma vraie grand'mère ce dont je ne pouvais m'aviser ; d'ailleurs perplexe sur la bonne ou mauvaise fortune de rappeler une Eustoquie au nom si rude à mon avis, que je ne songeais pas à interroger sur elle. Maman Julie que je revois avec son filet noir sur ses cheveux gris, retenu par un étroit ruban de velours, et le petit cotillon des femmes des pays aux bois tout en côtes à partir des étroites vallées ; et il faisait bien rire les fem­mes des plaines, ce cotillon au bas des mollets pourtant bien commode aux montées. Et petite, brune, vive quoique modeste, parlant peu du moins avec nous, et propre comme un sou neuf. Mon père disait d'elle quelle avait été sévère pour son enfance, mais comme attendrie quand il avait quitté la maison et toujours attentive ensuite. Je crois aussi qu'elle aima bien ma mère, à sa façon discrète. Quant à sa sévé­rité ! J'ai appris que l'étourderie de son beau-fils écolier lui faisait faire tant de sottises et arriver de si mauvais tours : ainsi un jour il s'était pendu à l'arrière d'un tombereau reposant sur ses seuls timons qui naturellement était re­tombé sur lui, en lui cassant une jambe : heureux que ce ne fut pas la tête. Une autre fois, venant de recevoir de Monsieur le curé six petits sous pour son service d'enfant de chœur et voyant passer une voiture au petit trot du che­val il courait s'y accrocher toujours en arrière (ce fut jus­qu'aux automobiles la grande joie des garçons de se faire ainsi transporter) après avoir pris le soin, si on peut dire, de mettre ses sous dans sa bouche pour avoir les mains libres. C'était plus vite fait que dans la poche ; mais le voilà tout d'un coup emmené d'un tel train de secousses, que tous les six il les avala. L'histoire raconte qu'ils furent remis au jour ; mais quelle émotion dans le ménage, et Pauvre maman Julie. \*\*\* 148:65 Oui -- pourquoi pas plutôt penser à grand-père, paysan-boitier c'est-à-dire faisant valoir l'été son petit bien, l'hiver travaillant aux bois ; à abattre, débiter, écorcer, couper les rameaux, fagoter, en équipe -- toute une vie -- avec l'oncle François. Grand-père en casquette fourrée et habit de ve­lours, son carnier lui battant le côté gauche, où il y avait son manger de midi -- du pain, des œufs durs, du fromage, rarement un petit morceau de salé, toujours des pommes, de ses champs de pommiers, ces pommes à cidre dont deux ou trois espèces vraiment très bonnes vers février, mars. Et les deux bons hommes cognant, hachant, égalisant, écor­çant quand c'était requis, faisant la « corde », faisant le fagot -- on disait plutôt la bourrée -- suivant l'ouvrage. Et à midi à l'égaud d'une claie (on disait s'égauder et c'était se mettre à l'abri du vent, même de la pluie) allu­mant leur petit feu, sortant les provisions, la bouteille de cidre. Les œufs étaient réchauffés ou mis à cuire sous la cendre rouge, en lait d'un côté, racornis de l'autre s'ils n'y prenaient garde, mais toujours l'un d'eux y avisait sage­ment. Ils mettaient parfois leurs pommes autour et les ai­maient ainsi toutes chaudes. Par les grands froids il y avait aussi la topette ; Après, ils s'arrêtaient un moment de vivre. Le feu de genévrier leur chauffait les mains et les genoux, ils avaient les pieds sur la cendre encore tiède. Pour le plaisir, ils je­taient au reste de flamme une branche bien verte, qui écla­tait en étincelles, sans effrayer le rouge-gorge venu voleter autour d'eux et chercher les miettes. Ils les connaissaient et ils lui parlaient, comme à un enfantelet, d'une petite voix flûtée. Un peu plus loin ils voyaient un houx brillant de toutes ses haies rouges et ses dures feuilles luisantes. A part ce moment de l'oiseau, ils ne disaient rien. Ils n'avaient rien à se dire entre eux, même pour se remettre a l'ouvrage. D'un même mouvement ils se relevaient aussi silencieusement ils reprenaient la cognée, si c'était la cognée. A peine si l'un ou l'autre disait au bout d'un ins­tant. « On a la bête aux doigts », ce qui voulait dire que le froid mordait : et il soufflait dessus. \*\*\* 149:65 Le rouge-gorge s'était en allé. Il y avait des corbeaux qui passaient. On n'entendait pas le merle parce que s'il venait en ces temps, c'était seulement, pour se montrant, annoncer la neige ; il ne sifflait pas. Mais un soir, quand le printemps approcherait et tandis qu'ils descendraient vers leurs maisons, ils entendraient derrière eux la longue, plainte, hoo ! hoo ! hoo ! de l'homme-des-bois, le hibou triste, étrange voix en vérité presque humaine, qui est une plainte d'amour. Grand-père aimait sa forêt. L'oncle François aussi, à sa façon obscure et sauvage (grand-père était plus intelligent et fin). Mais dans cette façon-là il y avait quelque chose d'indéfinissable qui m'apprit la poésie. La poésie des bois et des choses naturelles : comme l'amour de la beauté du monde. Grâce à lui et à ce grand sens profond, je l'ai peu à peu reconnue partout où elle était ; dans toute la cam­pagne, les parcs, les jardins ; dans la grosse étoile, un soir, en un coin du ciel : il y en avait une justement à la corne du bois et qu'on voyait par la fenêtre de la cuisine, à la maison de Vorancher ; d'un fuschia dont c'était la mode alors, sur le rebord d'une pauvre croisée ; de l'entrée de la cour où poussaient des fleurs rustiques, les beaux phlox de la vallée humide, que j'y ai revus cette année et dont j'ai rapporté ici, après la mort de mon père, une touffe d'un rouge éclatant ; c'est dans le jardin depuis trente, ans l'une des beautés de septembre, qui luit, jusque dans la maison, par la porte ; le dahlia violet a plus de quant-à-soi. Et puis ailleurs, plus loin, plus haut. Cette étonnante qualité, comme un délicieux mouvement secret vers nous, en de certaines choses, certains êtres, certains moments, il faut bien la démêler partout où elle nous est, nous a été offerte ; où elle est et a été ; à travers les âges, à travers le monde. Partout enfin où il y a eu, il y aura des cœurs d'hommes pour la sentir, sans mièvrerie ni sentimentalité, et en faire, avec amour, de la pensée. Mais le singulier est qu'elle m'ait été enseignée sans le savoir, par ces deux vieux hommes déjà, le plus fruste surtout, sans culture aucune, qui ne la comptaient pas parmi leurs sentiments, qui n'en savaient pas le nom, qui sortaient d'une famille, j'allais dire aussi primitive qu'eux ; tandis que j'en avais une autre, celle de ma grand'mère, plus anciennement civilisée : on s'y contentait d'avoir de l'esprit. \*\*\* 150:65 Singulier aussi qu'au long de mes études, peu de professeurs même des plus connus ne m'aient émue dans leurs explications littéraires comme grand-père me disant : « Aga donc (c'était écoute, entends) la tourterelle dans le fond du bois... Et peut-être bien aussi -- il disait pt'ête ben, le cher homme -- qu'il y a l'oiseau-qui-perd... » Et l'oncle : « Quand on était garçons et filles, un dimanche on allait pendre des guirlandes à un arbre dans le bois... » Et grand-père s'en reprenait aux oiseaux : « Je connais à leur arri­vée le temps dans la saison. » il voulait dire l'époque et ce que l'arrivée annonçait ; si on allait voir les bourgeons débourrer, la claudinette fleurir qui est la petite anémone sylvestre, et après la pervenche, et après le muguet, et encore après les fraises, mais là il ne monterait déjà plus à la forêt ; et il ajoutait : « je sais lesquels on voit les premiers ; des fois il y en a qui sont là mais ils ne disent rien avant mars ou avril ; les pinsons, les verdières ; et les merles, et la tourterelle ils ne disaient rien, et puis un jour on les entend... » J'entendais mes vieux se le dire, Je pense aujourd'hui que c'était depuis plus de quarante ans ensemble que l'un d'eux, ou Elphège, ou François, levait la tête et disait à l'autre : « Aga donc ! » Et après ce serait le coucou, avec ses deux notes rondes du fond du gosier et ils savaient que Julie, ou Babet, l'en­tendraient du jardin, même du creux de la maison, et elles se diraient : « Le voilà qui finit de faire pousser les feuil­les ! » Et la popue ; mais la popue, qui est la huppe et re­çoit son nom de nos campagnes parce qu'elle essaie d'imiter sans y réussir le chant du coucou en faisant po-pu, po-­po-pu à peu près sur le même air, ne se faisait pas entendre d'eux à elles ; au contraire son appel enroué venait d'en bas, d'un tas de fagots, d'un mur tout en trous on d'une maison écroulée dans l'éclaire et le sureau. Et ils l'écou­taient encore, tenant un instant arrêtée la hache ou la co­gnée, parce qu'elle était la très vieille voix de nos vieux villages et que sans guère plus savoir l'histoire qu'autre chose, ils devinaient bien que voilà des siècles un Elphège, un François de leur famille l'avaient entendue comme eux, l'échine un instant redressée au-dessus de la mousse et du lierre, qu'une Babet, une Julie s'étaient dit avec un petit plaisir au cœur : « Ah, la popue ! » 151:65 C'est aussi à la vie des bois qu'ils prenaient leurs com­paraisons ; il y en avait tant que je ne pourrais les redire toutes ; mais je riais bien quand ils me disaient, haute com­me une botte, que je dressais la tête au-dessus des herbes comme une iarde, une sorte de petit lézard vert de là-haut avec la tête à la verticale au moindre bruit. Et d'autres choses. Et leur goût du muguet ; tous les ans au printemps grand-père nous en envoyait de messager en messager, dans un panier noir à couvercle, deux gros bouquets. Ils les cueillaient un dimanche. Et l'oncle soupirait : « Y fait bon là-haut ! » On aurait dit qu'ils s'y plaisaient mieux qu'ailleurs. \*\*\* C'était, c'est encore car il y a des choses que les nou­veautés ne peuvent guère changer, une forêt qui s'en allait, de guère plus d'une lieue de Troyes jusqu'au-dessus de Joigny, jusqu'aux approches de Sens. Un plateau tertiaire, large de quelque vingt kilomètres, parmi tout ce secon­daire ; un pays mi-Champagne, mi-Bourgogne. Les villages y sont dans des éclaircies, avec de quoi vivre et des champs de pommiers pour la « boîte », la boisson ; ou dans les pe­tites vallées resserrées formées par des ruisseaux descen­dant sur la rivière qui longe au bas, du côté Champagne : la Vanne. Qui vécut là d'abord, quel peuple au fond des âges dont les Celtes ne seraient que les récents successeurs ? On dit qu'en deux endroits, sous les petites pervenches, des talus très effondrés, mais qui se marqueraient encore, seraient les traces de temples d'un monde entièrement oublié ; et il y aurait aussi au moins une pierre parlante (peut-être où se rendaient des oracles) et un autel de pierre creusé d'une cupule où aboutit une rigole, qui aurait servi à recevoir le sang des sacrifices. Je n'ai rien vu de cela. La seule chose tout à fait sûre est que la forêt abrita longtemps sans doute les druides et leur culte. Mon hameau de naissance en porte le nom : le Valdreux, le Val des Druides réduit à deux syl­labes ; et quand une partie du plateau se détache formant une petite hauteur isolée, on voit à ne pas s'y tromper quoi­que guère utilisé le chemin qui menait à la cime plate avec ses grands chênes au gui. 152:65 Hélas, les Romains avaient appelé notre forêt *pagus ultionis*, le pays de la vengeance ; et encore aujourd'hui les caractères et les mœurs y sont rudes. Mais ni mon grand-père ni mon père ne l'ont été. L'oncle François oui, on s'en est avisé déjà, et leurs parents. Maman Julie rougissait encore en me contant la réception de son beau-père un jour où ayant traversé le bois pour aller jeune mariée rendre visite à cette nouvelle famille dans son village, car Elphège et François étaient les seuls à avoir émigré à Vorancher, et ayant cueilli comme cadeau un beau panier de champignons, elle se l'était vu passer par la porte avec de beaux cris : « Noiraude, tu veux nous empoisonner ! » Et la mère, qui avait le joli nom de Reine Denis, et neuf enfants, cinq garçons et quatre filles, disait aux aînés quand ils rentraient fourbus de leur tra­vail : « Allez vous reposer sur vos lits, je vous appellerai pour souper ! » Ils y allaient et s'endormaient, alors elle ne les appelait pas, c'était autant de répargné. Neuf enfants, et le père sans doute déjà paysan-boitier, et approuvant les répargnes, et guère commode. Pourtant quel respect de ce père. Je crois bien n'en avoir trouvé l'égal que dans les souvenirs au dix-huitième siècle de Rétif de la Bretonne, après en avoir eu la révélation un jour où grand-père se plaignait à moi de son frère -- un soir d'été où plus vieux encore ils avaient faucillé ensemble, grand-père las, assis à côté de sa petite-fille sur les marches de la maison -- se plaignait donc d'en être rudoyé quand les choses n'allaient pas tout à fait au gré de François ; et il me dit : « Mon frère, c'est un hour ! » (un ours) et moi avec mes étourdis quinze ans : « Mais grand-père, tu ne peux pas te rebecquer ? » Je vois encore le regard étonné du très cher homme : « Mais, ma fille, je ne peux pas, *c'est le vieux !* » Le vieux, c'est-à-dire l'aîné, qui représentait autrefois le père en son absence, qui en avait l'autorité, qui l'avait gardée après et devait la conserver jusqu'à la mort à quatre-vingt-deux ans de sa dernière sœur, ayant déjà mis tous les autres en terre : il mourut à quatre-vingt-dix-sept ans, sain d'esprit et chantant encore *La belle Barbière* quel­ques jours auparavant. 153:65 Et ainsi mon grand-père tout chenu ne pouvait se rebeller, pas plus que dans leur jeunesse la mère ayant remis pour la journée aux bois et aux champs les provisions à l'aîné, ce mauvais larron les mangeait en quittant la mai­son, et jamais le cadet ne s'en était plaint, ni à lui ni aux parents. \*\*\* ...Oui, tout allait rudement dans la maison de la mai­sonnée. On prenait son plus grand plaisir aux veillées d'hi­ver, dans les caves. Car c'était là qu'elles se passaient, il y faisait plus chaud que dans le reste du bâtiment, on n'y avait pas besoin de feu. Et on se mettait avec, des voisins ou de la parenté, à tour de cave, parce que c'était plus plaisant et économisait aussi de la chandelle. Femmes et filles fi­laient, les hommes retressaient paniers et corbeilles, rac­commodaient des harnais, remettaient des dents aux râ­teaux de bois, remplaçaient des clous perdus, et parfois tillaient le chanvre. On contait, on chantait, on caquetait. Les garçons y faisaient la comédie à leur bonne amie, mais tout doux à cause de l'assemblée. On a vu que François y avait enlevé la quenouille de Babet, c'est qu'il était un hardi, un façonnier de tours. Les dimanches d'été, pourtant, ces garçons allaient aux fêtes dans les villages alentour. Les fêtes patronales. Espé­rant y danser, bien sûr, sur les places ; mais il ne faisait pas trop bon y inviter les filles de par là, les gâs y sautaient sur vous comme des enragés. Ils défendaient leur bien et c'étaient de belles batailles : en vérité on allait aussi aux fêtes pour se battre. De belles empoignées, de bons coups de poings, de pieds et de genoux ; gare aux habits des di­manches ; car plaies et bosses ne comptaient pas beaucoup, sinon vaguement pour l'honneur tandis qu'aux vestes et pantalons qui continuaient depuis deux siècles à s'appeler des culottes il fallait faire attention si on ne voulait, le lundi matin, entendre les mères crier leur malheur à tous les échos du voisinage. Les gâs de Reine Denis avaient, il faut le dire, pourtant moins à craindre que les autres, cette ménagère entendue ayant pris le soin de n'acheter qu'un habit, gilet compris, pour ses trois aînés : ils se le partageaient chaque diman­che, chacun portant à tour de rôle veste, culottes ou gilet. Ainsi les dégâts s'en trouvaient réduits, et les *plaintes.* 154:65 Mais ces batailles ! C'est qu'on y sentait sa force. On aimait faire la cour aux filles, se pavaner en promis, aller aux épousailles et faire ensuite maison à soi et nichée fournie. Mais la force on l'aimait aussi, on l'admirait, elle donnait renommée. Toujours François : aussi large que haut (un soir de lune à Vorancher, m'apparaissant dans sa solide vieillesse à un détour de ruelle avec ses épaules qui barraient presque le passage, ses longs bras, du poil partout sur la figure et ses fortes jambes un peu arquées, il me fit peur un instant) ; fort tel un Turc comme on disait alors, leste, détendu soudain sur deux ressorts incroyables, il gagnait tous les paris de course, de force et de saut. Même, il y réunissait tout d'un élan bien préparé il sautait par-dessus une corde de rondins -- un mètre, de haut -- y ramassait presque sans s'arrêter un autre gàs allongé der­rière, le jetait toujours d'un même élan sur son dos et toujours courant l'emportait jusqu'au but. Voilà ce que mon père m'avait conté un jour. Mais le brûlot, qui n'est pas un tour de force, c'est François lui-même qui me l'a conté, avec un peu de nos­talgie dans les yeux ; et grand-père écoutait sans rien dire : c'était leur fête de famille, le soir du jour de l'an. Le père se mettait alors en générosité. On installait un seau (disait l'oncle, j'espère cependant qu'il n'était pas trop grand) au milieu de la cuisine, le bonhomme y versait de son eau-de-vie de prunes ou de pommes, on éteignait la chandelle et l'aîné mettait le feu à ce qu'on appelait le brûlot. On y plongeait pour faire mieux partir la flambée, une grande cuiller avec un peu de sucre dedans, plus grande généro­sité encore. C'étaient des rites. Et je vois la flamme bleue monter, je vois la famille retenir d'abord son souffle puis se mettre à faire la ronde autour en chantant quoi : l'une des chansons de grand-père que j'ai oubliées, et sans doute cette *Belle Barbière* de François qu'il me faisait entendre sur les marches de Vorancher à quatre-vingt-cinq ans et n'oublia jusqu'à presque cent ans. La chouette devait en ululer au dehors. Après chacun en avait la moitié d'un verre. \*\*\* 155:65 Vieille famille d'un temps encore plus passé que le mien, quelle étrangeté qui semble forcée, presque impossible à croire, à travers aujourd'hui. Elle n'est pourtant qu'à deux générations en arrière de moi et si j'ai taché de la conter, allongeant peut-être mon récit, c'est que les racines de l'être du jeune maître d'école ont plongé dans ce terrain sauvage, c'est que beaucoup de son temps avaient eu des vieux qui avaient fendu le bois, dansé et fait bataille aux fêtes, et regardé de leurs jeunes yeux de loups le brûlot diminuer sous la flamme mourante, dans la demi-obscurité de la cuisine plus vieille encore que toute la famille y compris les anciens s'il y en avait. #### L'autre famille Ainsi il y avait mon grand-père aux yeux tristes d'homme du pays aux bois -- presque tous ceux de la fa­mille avaient ce regard-là -- aux mains emplies de poix dans les crevasses et qui sentaient si bon la mousse, l'écorce et le sous-bois que j'y mettais les miennes quand nous étions assis tous deux, les soirs de septembre, devant la cheminée où la soupe mitonnait sur la braise dans la mar­mite à trois pieds... Mais il y avait aussi, de l'autre côté, grand'mère et sa famille à elle. L'autre côté : ceux de là-bas, de Saint-Martin en pays approchant la rencontre de la Marne et de la Haute-Marne, qui ne ressemblaient en rien à ces autres si­non par le fond commun de vie paysanne et de simplicité. Seulement la simplicité de Saint-Martin était plus fine et plus champenoise ; elle n'empêchait ni la fantaisie ni le gai primesaut, ni la bonne humeur naturelle, ni l'accueil ni la courtoisie. Et on y avait donc de l'esprit, ce qui est tout de même bien agréable. Elles avaient été chez les parents trois filles à marier, puis toutes trois mariées. L'aînée était petite et fine, avec des manières charmantes ; quand nous arrivions chez elle en visite, venant de chez tante Joséphine, elle nous atten­dait en beau bonnet blanc et tablier bien repassé, et disait « Voilà, voilà, voilà... » d'une façon qui touchait le cœur. Elle s'intéressait à beaucoup de choses dont elle parlait bien. En 1889, sur ses soixante-dix ans, des cousins l'avaient emmenée à Paris pour y voir la grande Exposition. Elle en avait rapporté le journal de ses impressions, ses étonnements, ses éblouissements ; 156:65 elle en avait vu de beaux harnais qui l'avaient fait penser à son petit cheval Mouton ! Je ne me rappelle guère que ces harnais qui m'avaient bien touchée. Car le journal nous avait été mis en mains ; c'était à un moment où tante Joséphine, respectueuse et pleine d'admiration, le détenait et je crois l'entendre : « A soixan­te-dix ans, mes enfants, à soixante-dix ans ! » C'était en­core ce qui l'étonnait le plus, avec la fin dont je me sou­viens tout d'un coup et que j'avais trouvée, moi aussi, très belle : « C'est mon dernier soir ici. De ma fenêtre (où était-elle logée ?) je dis adieu à cette belle exposition. » Tante Joséphine tirait presque, son mouchoir. Je ne sais ce que le journal est devenu ; si quelque petite-fille ou arrière-petite-fille le garde encore ait fond d'un tiroir, et j'ai perdu cette année la dernière occasion de le savoir. Mais j'ai su autrefois la mort très douce et très sage de la grand-tante Zoélie, et c'était par son curé qui perdait sa meilleure paroissienne ; douce et sage comme elle avait été. La seconde était cette fameuse tante Joséphine, la plus originale sans s'en douter ; grande et plate avec un long nez penché et des yeux légèrement écarquillés qui lui don­naient un air de perpétuel étonnement innocent, même quand elle se laissait aller à dire ou seulement penser quel­que malice ; bonne comme le bon pain, pleine de sens et ensemble d'inattendus savoureux, de dévotion et de supers­titions. Au dix-septième siècle un évêque de Troyes, Mgr de Braslay, avait dû faire un mandement sur ces croyances peu orthodoxes qui désolaient son diocèse, tenant dur comme fer dans les têtes mêmes des dévots. Eh bien, rien n'avait changé. J'ai lu le mandement, et à mon avis tante Joséphine en savait plus long que Monseigneur, qui pourtant en avait fait une belle liste, sur les annonces de nouvelles, les signes et choses pareilles ; sans rien y voir de malencontre avec sa religion, la chère femme ; et son curé ne devait pas s'en douter. Mais dans la famille c'était un grand sujet de gaîté de se demander l'un à l'autre : « Le coq a chanté ce matin devant la porte, mais y tournait-il son bec ou sa queue ? », parce que si ç'avait été le bec tout irait bien ; mais si c'était la queue quel ennui ou même quel malheur allait arriver ? 157:65 Et si le feu soufflait dans la cheminée, quelle affaire ! Il fallait courir voir si la langue de flamme sifflante venait en avant de la bûche ou se retournait en arrière, auquel cas il n'y avait qu'à se signer. En avant, c'était bonne nouvelle. « Vous voilà, mon Vi-li-am (c'était le facteur), je savais bien que vous alliez venir : le feu il avait soufflé... Oh, une lettre de mes neveux ! Je savais aussi que ça serait une bonne nouvelle. Allons, asseyez-vous, je m'en vas vous la lire pendant que vous boirez un coup. » Vi-li-am ne demandait pas mieux, il avait peut-être déjà vingt kilomètres dans les jambes ; et tout en lui lisant effectivement la lettre, la tante le servait comme elle servait à tout venant le boire et le manger. Car sa maison était, comme on disait, la maison du Bon Dieu. Chacun y venait chercher ce dont il avait besoin ; chacun était prié d'entrer s'il était avisé de la cour, toute la vie de la ferme tournant le dos à la rue pour s'ouvrir au midi, sur cette cour ; mais par le passage entre jardin et bâtiment, tante Joséphine aimait tout de même bien regarder qui passait. « Entrez donc, il y a longtemps qu'on ne s'est vus. » Et on n'entrait pas sans rien prendre, surtout si la bonne femme supposait qu'il n'y avait pas grand'chose à cuire sur le feu dans l'autre maison. Le jour de la fête c'était une régalade de galette. Jamais on n'a vu si bon cœur. Théodule l'avait moins large et elle l'en disputait : « Quand je n'y serai plus, mes enfants, il ne vous recevra pas si bien que moi ! Profitez-en pendant que je suis là ! » Et nous en profitions. Pauvre Théodule, bien sûr qu'il ne nous a jamais bien reçus, il n'en a pas eu le temps : il mourut subitement d'une crise de cœur huit jours après l'enterrement de sa mère ; il n'avait pu suppor­ter la vie sans sa défunte. Le père, l'oncle Hercule, était mort depuis plus long­temps ; et même sa mort avait failli être l'occasion de celle de ma grand'mère : à cause des bâtons. A la campagne, la bière d'un défunt était posée sur deux bâtons allongés sur deux chaises se faisant face, mais il fallait sitôt le départ pour l'église les sortir de la maison sous peine d'amener une autre mort. C'était en plein hiver, on avait laissé ma grand'mère grippée au coin du feu ; et, au retour, tout d'un coup tante Joséphine après avoir refait ses lamentations : « Ah mon Dieu ! Mon Dieu, ma pauvre Flavie, on a laissé les bâtons, quel malheur ! Voilà que tu vas mourir aussi... » 158:65 Le beau est que ma grand'mère, se réjouissant pourtant avec les autres des « signes » de sa sœur, en prit ce jour-là un redoublement de fièvre et manqua voirement trépasser. \*\*\* Zoélie, Joséphine, Flavie ma grand'mère était donc la plus jeune. Elle avait dû être belle fille puisque tout le monde l'a dite belle femme. Elle était grande, noble, avec un très beau teint, un sourire royal, et de belles mains. Je me la rappelle bien ainsi dans mon enfance, et mon admi­ration avec d'autant plus de bonne volonté que je n'étais pas, hélas, « de son côté » et sans me le dire tout à fait elle me faisait savoir que j'étais de l'autre. Elle me l'avait pardonné, bien sûr, mais sans jamais trop l'accepter ; et moi je m'en désolais, mais sans y rien pouvoir comme il arrive en beaucoup de choses. Je ne rêve pas, quoique déchue à la fin de sa vie, une telle grand'mère. Cette rumeur que j'entendais sur elle au­trefois, j'en ai eu à nouveau l'écho cette année où j'ai revu, après quarante ans peut-être une petite-cousine qui avait donc été sa petite-nièce : « Oh tante Flavie ! » et suivait la litanie des quasi-merveilles. Je sentais que déjà avancée dans la vie elle était restée l'ornement de la famille ; elle en était aussi la dame puisqu'elle vivait à la ville. L'ornement de la famille... J'ai pourtant connu plus parfaite qu'elle et que revoyant sur ses cinquante ans j'en reçus comme un choc. Elle ressemblait en vérité à ma grand'mère, mais pas épaissie par le temps, longue, mince, avec des traits d'une grande finesse et bien marqués dans le fin, dessinés comme par un artiste (et c'en était bien un grand qui lui avait donné son visage !). Je n'étais plus une enfant ni même une jeune fille, j'en eus le cœur remué ; et je songeai aussitôt, à Reims ; en vérité il est des Champe­noises qui encore aujourd'hui ressemblent aux statues de la cathédrale. Et cousine Orphise, cette nièce de ma grand'mère, était leur beauté vivante. Car elle s'appelait Orphise, qui venait peut-être d'Or­phée. Un ancien instituteur dans la région, qui fut aussi un lettré, me disait son étonnement y arrivant de se trouver dans une ronde de noms antiques : peut-être le fait d'un autre maître d'école avant lui, ou d'un curé, ou d'un maire savant ; 159:65 rien que dans notre famille il y avait donc Flavie, et Hercule, et aussi Philémon et Philéas ; et Orphise, dont la belle-mère qui s'appelait Divine avait en tout bien tout honneur, sur ses vieux jours, un nom moins vieil amoureux qui venait la voir tous les dimanches d'un bourg voisin, et lui se nommait Adonis... \*\*\* Donc ma grand'mère était belle (et j'imagine que comme dans la chanson elle le savait bien : mais s'en faisait de la dignité) et, fille, avait un peu plus d'amoureux qu'une au­tre, ils ne manquent pas aux champs. Tous bien honnêtes et prétendants. Alors il y eut la célèbre histoire des quatre à la fois. La mode était que, les filles bonnes à marier et les grilles repeintes, les prétendants venaient le dimanche faire leur cour à la belle-mère, parfois avec un petit cadeau. Mais comme la belle Flavie en avait quatre et que nécessai­rement ils se rencontraient, les choses n'allaient guère à leur gré, eux se regardant comme on dit en chiens de faïen­ce, la belle-mère ne sachant auquel entendre, la fille, la seule à l'aise, en profitant pour s'en moquer ce dont ils finirent par s'aviser. « Se moque de nous, à notre nez ! -- Et notre barbe... Faudrait voir à ce que le manège finisse ! Pas difficile, il n'y a qu'à la laisser se pavaner toute seule dans ses beaux affiquets. -- Ne plus venir, tu veux dire ? -- Renoncer ? De vrai, n'y a pas qu'un âne à la foire... -- Seulement (et celui-là se grattait l'oreille) faut que ça soit tous les quatre ! -- Dame oui. -- Entendu. -- Topons là ! -- Topons ! Et les voilà, tous les quatre, à se taper dans la main l'un de l'autre. C'était en sortant d'une séance où Flavie, avec ses airs, les avait exaspérés. Et les voilà partis ensemble à l'auberge de bien bon cœur, pour se quitter après bien fa­rauds et fanfarons. Seulement le dimanche suivant ils étaient là tous les quatre, chacun croyant que les trois autres ne viendraient pas. 160:65 Et Flavie en épousa un cinquième, mais qui venait bien plus loin dans le rang, les fameux quatre n'ayant pas été les premiers. Elle épousa, mon Dieu, celui qu'elle aima. Grand-père Ambroise était d'une bonne famille de culti­vateurs dans un petit bourg à une lieue et demie de Saint-Martin. Ils étaient trois frères et une sœur ; l'oncle l'Ami à qui je n'ai jamais connu d'autre nom et que je n'ai jamais vu je ne sais trop pourquoi, sinon qu'il ne s'était pas marié et vivait en solitaire. Et ce que j'en sais est peut-être de la légende : qu'il était un colosse et mangeait comme quatre, alors un petit cousin et moi nous faisions raconter son petit déjeuner, une soupière de café au lait avec une livre de pain dedans, du jambon après, du fromage, et ceci et cela. Nous aimions beaucoup cette histoire. C'est lui qui reprît le bien en devant vraisemblablement une rente à ses frères et sa sœur. L'oncle Auguste fonda à Troyes un commerce de fro­mage en gros qui réussit. La tante Victorine épousa un mar­brier d'Arcis ; j'ai d'elle, dans l'album de famille, un por­trait où elle se tient dignement sous une capote fermée d'un gros nœud de ruban, elle a un mantelet de soie sur un cor­sage plat, et une large jupe rappelant les crinolines. J'ai bien connu l'oncle, son mari ; il avait pour son plaisir un petit atelier de tourneur et il était bien plus fier de ce qui en sortait que de ses croix de cimetière, ses tombes et ses plaques. J'ai de lui encore un montage de pliant, un coque­tier de bois et d'os, et un égrugeoir avec son pilon. C'est grâce au bel-oncle, que dans le pays de Champagne une bonne dame peut encore égruger son sel, ce à quoi elle ne manque pas -- mais ceux qui la voient s'ébahissent, je parle des paysans paysannant. Restait le plus jeune, Ambroise. Comme il n'avait pas le bien, pas de métier et sans doute pas le goût du commerce, il songea à demander une place de gendarme. La nomina­tion arriva le jour du mariage et comme c'était pour un arrondissement qu'on trouvait éloigné -- tout était loin en ce temps -- la famille de la mariée poussa les hauts cris, les chansons s'arrêtèrent net quoiqu'on fût au dessert, et les femmes recommencèrent à pleurer toutes leurs larmes comme à la messe où, il était d'usage de montrer de la sen­sibilité. 161:65 Maman m'a toujours dit que ce grand-père était très bon, et il le marque sur un portrait au crayon grandeur nature comme des passants en faisaient alors quand ce n'était pas en peinture. On les payait bien tout en dédai­gnant leur métier qui les faisait « passer ». (Si bien que tante Joséphine, apprenant un jour par Flavie que j'allais épouser un peintre, s'était récriée -- « Ma fi, ce n'est pas moi qui la laisserais se marier avec un rouleux ! » ce qui rachetait bien la « fille de par va les bois »...) Mais la bonté n'est qu'un trait de caractère ; ce que fait surtout sentir le portrait, c'est dans l'ensemble quelqu'un de bien. Qu'on se voit loin le regardant, malgré les épau­lettes et la barbiche, des plaisanteries, chansons et comédies alors à la mode sur les bons pandores. Rien n'est plus vrai en dépit des risées, le gendarme T. a gardé sous le légen­daire uniforme la dignité simple de ceux de sa race, sortis de la campagne ou y étant restés, et que rien n'a déformés ni défigurés. Et il est bon de l'aimer ainsi. On a dit du bien aussi de lui dans l'exercice de ses fonc­tions. Il y faisait son devoir mais ne cherchait pas à pren­dre les gens au piège, comme ces autres entrant dans une maison demander du feu pour leur pipe, et la femme sans y penser prenait des allumettes sur la tablette de la chemi­née ; seulement c'en était de contrebande et elle avait un procès en échange de sa bonne grâce. Il y avait de ces allu­mettes chez tout le monde, ces pauvres femmes ne pou­vaient s'empêcher d'en acheter aux fabricants qui pas­saient furtivement, les soirs d'hiver surtout : elles coûtaient moins cher et prenaient mieux, article de foi sans défail­lance, que celles du gouvernement. Grand'mère fut certainement heureuse mais sa vie fut brisée, selon le mot autour d'elle. Treize ans plus tard ce fut la guerre de 70 et mon grand-père y mourut de la variole dans un camp où l'épidémie s'était déclarée. Bien des an­nées et des années encore ayant passé, j'eus le récit par un vieux gendarme en retraite de l'arrivée pour l'enterrement de « la belle jeune veuve » et comme c'était triste de la voir, si triste qu'il ne l'avait pas oublié. Il est toujours étonnant de voir toutes choses disposées d'avance, sinon déterminées. C'est à ce veuvage que mes parents durent de se rencontrer, quelques années après le malheur de la pauvre Flavie. Claude FRANCHET. 162:65 ### Marie à la fontaine Nous chantons pendant tout le temps pascal : Ré­jouissez-vous, Reine des cieux, alleluia, Parce que celui que vous avez mérité de porter alleluia, Est ressuscité comme Il l'a dit alleluia. Certainement Marie s'est réjouie et plus que personne, mais aux saintes femmes qui lui en faisaient des commen­taires véhéments elle a répondu : « Ne l'avait-il pas dit ? » Car Marie vivait de la foi. Elle ne s'est pas dérangée au ma­tin de Pâques ; elle avait pensé : « C'est le troisième jour ; mon fils va ressusciter comme il l'a dit », et les saintes femmes sont allées sans elle au tombeau. Car les disciples eux-mêmes qui se sont souvenus par la suite, qui ont rapporté les annonces de la Passion, et le signe de Jonas, comprenaient les mots et point leur sens. Lorsque les Saintes femmes leur annoncèrent la résurrection, « ces paroles leur parurent un radotage et ils ne les croyaient pas » dit S. Luc. Et S. Jean pénétrant dans le tombeau « vit et crut ». Mais il ajoute : « Car ils ne comprenaient pas encore par l'Écriture que Jésus devait ressusciter des morts ». 163:65 Nous doutons que la Très Sainte Vierge ait eu chez elle une bible, une Thora : un gros manuscrit quatre fois plus important que le Nouveau Testament, transcrit sur par­chemin. Il est vraisemblable qu'après son éducation à Jéru­salem elle dut se contenter des lectures publiques qui se faisaient le jour du sabbat à la synagogue. Mais l'épouse sans tache dit Saint-Esprit, le sanctuaire de la Sainte Tri­nité avait l'oreille fine pour comprendre la pensée divine. Elle vivait secrètement d'une vie de la foi où elle sentait tous ses proches incapables d'entrer encore. Or avec la résurrection de son fils commençait pour Marie un nouveau genre d'épreuves et une tâche nouvelle, celle-là même qu'elle continue d'accomplir maintenant. Au Calvaire son Fils avait dit, en montrant S. Jean : « Voici ton fils », et à S. Jean : « voici ta mère ». Quel coup au cœur ! « Ton âme aussi sera transpercée d'un glaive » avait dit le vieillard Siméon. Le glaive venait de s'enfoncer plus avant. Certes Marie aimait bien les disciples de son fils ; mais aussi elle les connaissait. L'avant-veille des Ra­meaux Jean ne s'était-il pas présenté avec son frère et sa mère pour demander la première place dans le royaume ? Quarante jours encore après Pâques pendant le dernier repas que Jésus prit avec ses disciples juste avant de « ne plus peser » et de monter au ciel, les apôtres ensemble demandaient encore à Jésus : « Seigneur, est-ce en ce temps que tu vas rétablir le royaume pour Israël ? » Marie était reconnaissante à son Fils (et à S. Jean) de lui assurer la tranquillité matérielle, mais elle passait par une épreuve morale. Elle le voyait, sa Passion à elle n'était pas achevée ; elle qui avait vécu avec un juste, Joseph, et avec le justificateur des justes, son Fils, il lui faudrait donc vivre avec un excellent jeune homme dont elle voyait la bonne foi et les misères. 164:65 Elle vit bien tout de suite que c'était une mission, celle d'enfanter les apôtres « jusqu'à ce que le Christ fût formé en eux » comme le dit S. Paul de son propre apostolat. Et cette première mission si importante, si nécessaire, était d'être le témoin de l'humanité du Sauveur. Les apôtres ne s'en sont même pas doutés, à cause précisément, de la pré­sence de Marie. Ils avaient cru que Jésus était un grand pro­phète et même le prophète. Pierre dit même « le Messie, le fils du Dieu vivant ». Mais comment entendait-il cette filia­tion ? Très confusément encore. A la Pentecôte ils eurent l'intelligence complète des vérités de la foi : et aux premiers hérétiques (les rationalistes naturellement) qui disaient : « Jésus est bien Dieu mais il ne peut avoir que l'apparence d'un homme », les apôtres pouvaient répondre : « Mais nous connaissons sa Mère, elle vit chez l'un de nous. » Marie res­tait le témoin privilégié de l'Incarnation. Pendant vingt-cinq ans encore suivant la tradition, elle vécut sur la terre, renseignant tous ceux qui s'en inquiétaient sur la véritable nature humaine et divine de son Fils. Matthieu et puis Luc l'interrogèrent avec soin et nous ont transmis son témoi­gnage. Car en ce temps tout le monde connaissait les miracles de Jésus ; l'aveugle-né, le fils de la veuve de Naïm, le para­lytique de la piscine probatique, les aveugles de Jéricho, Lazare, vivaient encore ainsi que la plus grande partie de la multitude de malades guéris par Notre-Seigneur. Son arrestation, son procès et sa mort s'étaient déroulés dans l'espace d'une nuit et de la moitié d'un jour, comme par surprise. Le crime s'était commis avant qu'on ait eu le temps de réfléchir et même d'en prendre connaissance. Aussi lors des premières prédications de S. Pierre, trois mille, puis cinq mille hommes se convertirent. Tous vraisemblablement avaient connu Jésus et ses miracles. Mais que ce Messie attendu fût vraiment homme, Marie était là pour l'attester. Ainsi ce mystère de la miséricorde de Dieu, se faisant homme pour nous unir à sa divinité, était vrai ; et ce mys­tère se continuait par les apôtres. 165:65 Jésus avait payé, pour nous, surabondamment, une fois pour toutes ; et il perpé­tuait sa Passion et son sacrifice par un miracle constant confié à ses prêtres, le plus grand que Dieu puisse faire. Ainsi toutes les générations jusqu'à la fin des temps pour­raient assister et participer au sacrifice du Calvaire et s'offrir avec Jésus à la gloire du Père. Combien de femmes alors dans Jérusalem rencontrant Marie, se redirent les paroles de l'une d'elles écoutant Jésus : « Bienheureuses les entrailles qui t'ont porté, et le sein qui t'a allaité ! » Les apôtres étaient toujours à Jérusalem. Ils y étaient encore lors de la grande persécution qui suivit le martyre de S. Étienne, c'est-à-dire deux ans environ après la Résur­rection de Notre-Seigneur. « Or il y eut en ce temps-là, une grande persécution contre l'Église de Jérusalem et tous se dispersèrent à travers les cantons de la Judée et de la Sama­rie excepté les apôtres » (Actes, VIII, 1). Cette persécution providentielle commença de répandre la religion chrétienne et les apôtres commencèrent à voya­ger autour de Jérusalem pour administrer les sacrements dans l'Église naissante. Mais ils ne se dispersèrent défini­tivement qu'après le concile de Jérusalem vers l'an 40 où S. Paul après sa première mission chez les païens, vint de­mander aux apôtres leur décision au sujet des observances propres à la loi juive. Marie demeura donc une dizaine d'années auprès des Apôtres. Elle continuait sa mission de former Jésus, mais cette fois et à toujours dans le cœur des hommes, à com­mencer par les Douze. Ensuite elle suivit Jean où l'Esprit envoya celui-ci. Elle demeurait cependant humble, effacée, discrète. Si discrète qu'on n'en parle guère ; et pourtant elle était la Reine des Anges, des Patriarches, des Apôtres et de tous les Saints. Nous avons beau faire, nous ne pouvons nous imaginer quelqu'un qui soit sans péché, pas plus que sa façon d'envisager les hommes, la nature et la vie. 166:65 Et nous ne comprenons guère l'humilité d'une personne aussi éminente en sainteté, et qui connaissait forcément son innocence. Or c'est parce qu'elle est sans péché que Marie, la Reine du Ciel, est si humble et qu'elle le reste. Pleine de grâce elle est comme écrasée de tout ce qu'elle doit à Dieu ; elle lui doit tout ce qui s'appelle tout, la vie, la plénitude des grâces et son rôle unique dans l'histoire du monde ; elle en avait pleine conscience, son cœur demeurait attaché à Dieu par l'amour et ne cessait pas d'adorer sa présence conti­nue en elle-même. Comment eût-elle recherché quoi que ce soit de cette gloire apparente que les hommes se donnent les uns aux autres ? Elle souffrait de voir le péché autour d'elle mais consciente de son propre néant, et de ce que tout est grâce, elle, demandait la grâce pour les pécheurs. Elle n'était pas sans savoir que la Passion de son fils lui avait acheté par avance ses privilèges et elle le priait de faire pour les autres ce qu'Il avait fait pour elle. Et c'est ce qu'elle continuera de faire jusqu'à la fin des temps. Oui, dans le ciel, Marie est restée celle qui pense à sa bassesse, comme elle le chante dans le Magnificat ; son hu­milité est le rayonnement de gloire qu'elle met dans la communion des saints. Elle a donc aimé être ignorée, car elle rendait ainsi hommage à la vérité. C'est par l'exemple seulement qu'elle a pu servir aux apôtres, et surtout par une prière dont ils ont probablement ignoré la qualité tant qu'ils ne furent pas au ciel. Car les théologiens avec un zèle très louable pour la gloire de Marie approfondissent la nature de son rôle et de ses vertus. Mais la principale fat toujours la foi. Marie n'a rien su comme pouvait le savoir le Verbe divin incarné et comme nous pouvons savoir par la réflexion dans les scien­ces naturelles, mais elle a tout cru de ce que les prophètes annonçaient et ce que son fils lui révélait. 167:65 Lorsqu'elle par­courait les montagnes de Judée pour aller porter la bonne nouvelle à sa cousine Élisabeth, il est probable qu'elle n'a­vait encore aucun signe physiologique de la conception de son Fils. Elle croyait à la parole de l'ange, comme elle avait cru à la parole des prophètes. Elle croyait à un salut du genre humain par un Messie qu'ils annonçaient ; elle qui qu'elle le portait en elle et sa foi reçut ensuite des preuves, ensuite seulement : la prophétie d'Élisabeth entendant le salut de sa cousine, celle de Zacharie à la naissance de S. Jean, la naissance à Bethléem, les Bergers, les Mages, le vieillard Siméon, la vieille Anne, fille de Phanuel. Elle crut ensuite ce que son Fils lui disait, bien qu'elle ne le comprit pas toujours, c'est elle-même qui l'a fait savoir à S. Luc en lui racontant le recouvrement dans le temple. Et elle a toujours monté de grâce en grâce, dans une humilité complète. L'amour du prochain « second com­mandement semblable au premier » la faisait s'intéresser aux besoins spirituels et matériels des hommes. Elle ne se mettait pas en avant, disant simplement à Son fils : « Ils n'ont plus de vin. » Et se sachant exaucée par l'expérience de sa nature même qui est d'être le moyen de la grâce, Marie dit aussi simplement aux gens de la noce : « Faites tout ce qu'Il vous dira », paroles éternelles que nous n'é­coutons pas souvent, car ce que nous dit Jésus « est de se fier aux « Béatitudes » et de porter sa Croix. Ainsi la Très Sainte Vierge fut pour les apôtres, pendant le restant de sa vie sur terre, un modèle de foi. D'action, ils n'en voyaient guère, Marie ne faisait que ce que faisaient toutes les femmes de son temps et son milieu ; elle ne par­ticipait à aucun miracle. Comme aujourd'hui elle faisait les miracles en priant son Fils. Elle en était la source princi­pale et ne paraissait pas. Toute sa vie elle avait monté l'échelle de Jacob de grâce en grâce. La Pentecôte lui en fit gravir encore et le Saint-Esprit son époux continua de l'ins­truire. Il ne s'agit pas là de quantité de savoir, mais de qualité. Parfaite dès sa naissance, Marie suivant la nature humaine accumula les expériences de la grâce de Dieu et de la nature divine. 168:65 Elle en fit profiter S. Jean L'Évangile qu'il écrivit sur la fin de sa vie témoigne par sa profondeur de l'influence de la Vierge. Le jeune homme impétueux, que Notre-Seigneur appelait le Fils du Tonnerre et qui voulait que le feu du ciel tombât sur un village qui les avait mal reçus, est devenu l'apôtre de l'amour. Par la qualité de sa foi, Marie fit de S. Jean le théologien parmi les apôtres. Elle continua donc jusqu'à sa Dormition à faire des bouillies d'orge et de maïs pour Jean, à cuire les légumes, faire le pain, raccommoder leurs vêtements et prendre la cruche pour aller à la fontaine, seul moyen en ces temps d'avoir de l'eau. Ô Marie ! Pour nous aussi allez à la fontaine ! Donnez-nous de cette « source d'eau vive jaillissant en vie éter­nelle » dont vous avez bu dès le premier éveil de votre esprit, et où vous continuez de puiser pour l'achèvement du nombre des élus. D. MINIMUS. 169:65 ## CORRESPONDANCE ### Au sujet d'une contre-vérité du journal « La Croix » Flétrissant, dans sa lettre du 4 mars 1962, L'ODIEUSE CAMPAGNE menée contre *La Cité catholique*, Mgr Lefebvre écrivait notamment : « ...Et le journal considéré, à tort ou à rai­son, comme le porte-parole de l'Église de France, se permet d'ouvrir largement ses co­lonnes à cette odieuse campagne. » Dans notre numéro 62, pages 226 et suivantes, nous avons intégralement reproduit la lettre de Mgr Lefebvre. Nous avons, en outre, examiné comment, dans *La Croix*, cette campagne avait en effet un aspect ODIEUX. L'invention originale de *La Croix*, dans l'article du P. Jean Villain qu'elle a publié le 2 mars 1962, était principalement de prétendre que les approbations officielles reçues par *La Cité catholique,* notamment à l'occasion de ses Congrès, contenaient en réalité une CRITI­QUE SÉVÈRE MÊLÉE AUX COMPLIMENTS. Contre-vérité manifeste. Contre-vérité portant gravement atteinte aux répu­tations. 170:65 Contre-vérité offensante à l'égard de ceux dont les paroles et les écrits étaient ainsi détournés de leur sens. Nous l'avons dit. Or, en pleine connaissance de cause, *La Croix* maintient cette contre-vérité et cherche à la faire accréditer par des moyens qui constituent un abus exorbitant. Il ne s'agit donc pas d'une erreur commise par inadver­tance. Il s'agit d'une contre-vérité, connue comme telle, que *La Croix* s'acharne à faire couvrir et avaliser. \*\*\* En effet, la Direction de *La Croix* est intervenue au­près de nous pour faire valoir son droit de réponse. En principe, cela est parfaitement normal. Nous avons for­mulé au sujet de La Croix des critiques précises. Le droit de réponse est la contre-partie légitime du droit de critique. Mais en fait, voici comment les choses se sont pas­sées, et de quoi il s'agit. Lettre de M. Michelin,\ Directeur de la « Bonne Presse »,\ à Jean Madiran\ (16 avril 1962) > Monsieur le Directeur, La revue *Itinéraires* a publié dans son numéro d'avril 1962 à propos de la lettre de S. Exc. Monseigneur Lefebvre, archevêque-évêque de Tulle, à Monsieur Ousset, un article dont nous ne pouvons accepter ni le caractère calomnieux, ni les accusations qu'il contient. Nous nous refusons à toute polémique engagée sur le ton qui est celui d'*Itinéraires*. Mais il nous est impossible d'apparaître aux yeux de vos lecteurs comme des journa­listes catholiques qui trahissent leur mission. 171:65 C'est pourquoi nous vous requérons d'insérer dans le prochain numéro de votre revue la lettre dont je vous en­voie ci-joint copie et qui nous a été adressée par le Direc­teur du Secrétariat de l'Épiscopat. Elle est le témoignage de notre fidélité aux directives de l'Assemblée des Cardi­naux et Archevêques et la réponse aux accusations que vous portez contre notre journal et sa direction. Nous espérons n'avoir point à évoquer le droit de réponse que légalement vous nous avez ouvert pour obtenir cette publication. Nous vous assurons, Monsieur le Directeur, de nos sen­timents attristés, A. MICHELIN. Lettre de Jean Madiran\ à M. Michelin\ (28 avril 1962) > Monsieur le Directeur, Je vous accuse réception de votre lettre du 16 avril dont je viens seulement de prendre connaissance en rentrant de voyage et je vous prie de bien vouloir excuser cet involon­taire retard. Je suis sensible à vos sentiments attristés. Et ce n'est pas sans une tristesse au moins égale que j'ai publié au sujet de *La Croix* des observations critiques qui, je le re­connais, sont sévères. Du moins auriez-vous pu en retenir quelque chose. Et principalement ceci, qui figure dans l'article d'*Itinéraires* contre lequel vous protestez, et qui en est la pensée direc­trice : nous acceptons de considérer *La Croix* comme le journal de tous les catholiques, à la seule condition qu'elle le devienne en réalité. Si cette pensée vous paraît obscure, il serait possible d'en discuter. Mais peut-être vous paraît-elle plutôt sans intérêt. Il vous plaît mieux de m'écrire que l'article d'*Iti­néraires* avait « un caractère calomnieux » (il n'y a pas de calomnie sans inexactitude : or vous vous abstenez de me dire où est l'inexactitude). Il vous plaît mieux, également, d'incriminer « le ton qui est celui d'*Itinéraires* ». 172:65 Mon Dieu ! si imparfait que soit notre ton, il ne saurait suffire à frapper de nullité le contenu de nos observations qui, même formulées sur un ton qui vous attriste, ou vous irrite, mériteraient peut-être, néanmoins, d'être examinées en elles-mêmes et pour ce qu'elles sont. Tout cela, je vous l'écris avec une entière conviction, mais un peu comme par acquit de conscience, car j'ai la triste expérience de n'avoir jusqu'ici trouvé personne à *La Croix* qui ait été disposé à une vraie conversation. Cepen­dant je ne préjuge nullement de vos sentiments personnels, n'ayant pas l'honneur de vous connaître. J'en viens maintenant à l'objet concret de votre requête. Bien entendu, le droit de réponse de *La Croix* dans les colonnes d'*Itinéraires* est entier, il est la contrepartie nor­male des critiques que nous avons publiées. Mais je m'éton­ne que vous n'ayez pas aperçu le caractère manifestement inacceptable de votre requête en la forme qu'elle a prise : il s'agit de l'insertion par nous d'une lettre privée dont vous n'êtes ni l'auteur ni le destinataire ; vous n'avez donc pas qualité pour en requérir (ni même pour en autoriser) la publication, et de mon côté je n'ai pas, en l'état, le droit de la publier. Le droit de réponse consiste en l'insertion par nous d'un texte soit du directeur de *La Croix* ou de son représentant, soit de l'auteur de l'article de *La Croix* que nous avons mis en cause. Nous sommes entièrement d'accord pour une telle insertion et j'ajoute même que, si cela vous paraissait utile, nous vous laisserions volontiers la faculté de la développer au-delà des limites et restrictions qui sont d'usage. Cela avec ou sans, à votre gré, conversation préalable entre nous (une telle conversation pouvant nous éclairer mutuellement sur la nature exacte, quant au fond, du différend qui nous op­pose, et des malentendus et quiproquos qui, comme il est humain, peuvent éventuellement s'y ajouter). Je pense que cela est susceptible de donner complète­ment satisfaction à votre légitime désir d'user du droit de réponse, et dans cet espoir, je vous prie d'agréer, Monsieur le Directeur, mes salutations distinguées, Jean MADIRAN. 173:65 M. Michelin n'a fait aucune réponse à cette lettre. Nous en prenons acte. Nous prenons acte du fait que les relations avec « La Croix », par la volonté de sa Direction, ne peuvent pas s'établir présentement au plan de la conversation. Nous souhaitons donc que changent soit les sentiments de cette Direction, soit, à défaut, cette Direction elle-même. C'est le R.P. Wenger, rédacteur en chef de « La Croix », qui assuma la suite de cette correspondance. Lettre du R.P. Wenger\ à Jean Madiran\ (4 mai 1962) > Monsieur le Directeur, La revue *Itinéraires* a publié dans son numéro d'avril 1962 à propos de la lettre de S. Exc. Monseigneur Lefebvre, archevêque-évêque de Tulle, à Monsieur Ousset, un article dont nous ne pouvons accepter ni le caractère calomnieux, ni les accusations qu'il contient. Nous nous refusons à toute polémique engagée sur le ton qui est celui d'*Itinéraires*. Mais il nous est impossible d'apparaître aux yeux de vos lecteurs comme des journa­listes qui trahissent leur mission. Monsieur Michelin, Directeur, vous avait, au nom de notre journal, et par conséquent du mien, requis d'insérer dans le prochain numéro de votre revue la lettre dont il vous a envoyé copie. Vous avez récusé son droit. Vous ne pourrez pas récuser le mien qui suis le destinataire de cette lettre et l'objet de vos critiques. Cette lettre du Directeur de l'Épiscopat est le témoignage de notre fidélité aux direc­tives de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques et la ré­ponse aux accusations que vous portez contre notre journal et sa direction. Veuillez recevoir, Monsieur le Directeur, l'assurance de mes religieux sentiments, A. WENGER. 174:65 Lettre de Jean Madiran\ au R.P. Wenger\ (8 mai 1962) > Monsieur le Rédacteur en Chef, Suite à votre lettre en date du 4 mai 1. -- Je vous confirme et vous réitère les termes de ma lettre à M. Michelin. Le droit de réponse de *La Croix* dans les colonnes d'*Itinéraires* est entier. Ce droit consiste (comme vous ne pouvez manquer de le savoir) en l'insertion par nous d'un texte soit du directeur de *La Croix* ou de son re­présentant, soit de l'auteur de l'article de *La Croix* que nous avons mis en cause. 2. -- Je prends acte du fait que la Direction de *La Croix* estime ne pas devoir donner suite à ma proposition de conversation contenue dans ma lettre du 28 avril à M. Mi­chelin. 3. -- Dans cette même lettre, j'indiquais à M. Michelin, mais en passant et sans y insister, que pour parler du « ca­ractère calomnieux » de l'article d'*Itinéraires*, il convenait d'indiquer en quoi il peut être inexact, car il n'y a pas de calomnie sans inexactitude. Or vous avez purement et simplement recopié les termes de la lettre de M. Michelin sur ce point. Il me faut donc vous préciser que vous n'avez pas le droit de porter une ac­cusation sans preuve et que, faute de justification explicite, votre accusation devient une injure pure et simple ([^68]). 4. -- Vous paraissez oublier le point de départ de notre différend et le fait principal que commente l'article d'*Itiné­raires* que vous contestez. Ce point de départ, ce fait principal, c'est que *La Croix* a publié une contre-vérité carac­térisée et que, ne la rectifiant pas, ce ne peut plus être par simple inadvertance qu'elle la maintient. 175:65 Je vous remets cette contre-vérité sous les yeux. Elle est constituée par le paragraphe de l'article du P. Villain que nous avons mis en cause (*La Croix* du 2 mars) : « Tous ceux qui sont un peu au courant de la vie de l'Église en France, depuis une douzaine d'années, savent que l'épiscopat dans son en­semble s'est toujours montré très réservé, à l'é­gard de *La Cité catholique*, bien que celle-ci ait pu se prévaloir de telle ou telle approbation officielle, en particulier à l'occasion de ses Congrès, sans paraître s'apercevoir toujours de la critique sévère mêlée aux compliments. » Prétendre que les approbations reçues par *La Cité ca­tholique,* en particulier à l'occasion de ses Congrès, expri­maient « une critique sévère mêlée aux compliments », c'est une contre-vérité de basse polémique, et au demeurant cela ne figurait aucunement dans le livre du P. de Soras dont on prétendait résumer le contenu. C'est une invention pure et simple, et très regrettable, de l'article de *La Croix*. Contre toute justice et tout bon sens, *La Croix* maintient cette contre-vérité en omettant de la rectifier. Ce point de fait -- et d'autres analogues rappelés dans l'article d'*Itinéraires* -- est hors du domaine de n'importe quel argument d'autorité. Cela sera rappelé par nos soins autant qu'il sera néces­saire. Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur en Chef, les as­surances de mon attentive considération, Jean MADIRAN. Seconde lettre du R.P. Wenger\ à Jean Madiran\ (9 mai 1962) > Monsieur le Directeur, J'ai bien reçu votre lettre du 8 mai. Je voudrais que vous compreniez ce que j'attends de vous. 176:65 La revue *Itinéraires* a publié dans son numéro d'avril 1962 un article dont nous ne pouvons pas accepter les ter­mes. En conséquence, je vous requiers d'insérer dans le prochain numéro d'*Itinéraires* la lettre dont je vous envoie ci-joint copie ([^69]) et qui nous a été adressée par le Directeur du Secrétariat de l'Épiscopat. Elle est le témoignage de no­tre fidélité aux directives de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques et la réponse aux accusations que vous portez contre notre journal et sa direction. Que si vous refusiez à nous donner satisfaction, nous serions obligés d'avoir recours aux tribunaux pour faire valoir notre droit. Je vous prie d'agréer, Monsieur le Directeur, l'assurance de mes religieux sentiments, A. WENGER. Seconde lettre de Jean Madiran\ au R.P. Wenger\ (12 mai 1962) > Monsieur le Rédacteur en Chef, Je vous accuse réception de votre lettre du 9 mai, Je prends acte du fait que vous n'usez point du droit de ré­ponse tel qu'il est ordinairement pratiqué conformément aux usages et aux lois, et tel que nous vous l'avons reconnu sans contestation et sans équivoque, et qui consiste en l'in­sertion par nous d'un texte émanant soit du Directeur de *La Croix* ou de son représentant, soit de l'auteur de l'article de *La Croix* que nous avons mis en cause. Vous nous renouvelez, et je vous donne acte de cette réitération, la requête d'insérer une lettre privée de Mgr Gouet, qui n'a paru ni dans *La Croix* ni nulle part. Et vous nous menacez de poursuites judiciaires. 177:65 En conséquence, avant de faire une réponse définitive à la réitération de votre requête, que nous tenons pour exor­bitante, et au sujet de laquelle nous faisons toutes réserves de droit, il nous paraît indispensable de nous assurer d'au­tre part que Mgr Gouet a bien écrit cette lettre, comme vous l'affirmez, dans l'intention de répondre aux critiques précises parues dans *Itinéraires*, et qu'il ne fait aucune objec­tion à sa publication dans nos colonnes. Nous faisons au­près de lui une démarche en ce sens. Sans contester le droit strict du destinataire d'une lettre d'en autoriser la publication, il nous semble convenable, s'agissant de la lettre d'une Autorité ecclésiastique, d'effec­tuer cette démarche préalable auprès de son auteur. Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur en Chef, les assurances de ma très attentive considération, Jean MADIRAN. Notre démarche auprès de Mgr Gouet a obtenu de lui, le 15 mai, une réponse écrite stipulant formelle­ment : 1. -- Que le P. Wenger est autorisé à faire « l'usage qu'il veut » de la lettre en question ; 2. -- Que cette lettre de Mgr Gouet au P. Wenger, en date du 9 avril, « visait entre autres les accusations portées par *Itinéraires* contre la Direction de *La Croix* ». Tout est donc parfaitement net. Pour notre part, nous avons fait ce qui était en notre pouvoir pour rappeler quelle contre-vérité se trouve en question : une contre-vérité dont l'inexactitude flagran­te, énorme, manifeste, est incontestable et d'ailleurs in­contestée. Nous avons fait ce qui dépendait de nous pour préciser à nos divers interlocuteurs ce qui est exacte­ment en cause, et pour éviter le scandale. A ce point, notre responsabilité est entièrement dé­gagée, et nous ne voyons pas pourquoi nous refuserions la requête de *La Croix*. 178:65 Voici donc le document, -- déjà abondamment diffusé par *La Croix*, de manière privée, que la Direc­tion de *La Croix*, au nom du droit de réponse, nous requiert de publier. Lettre de Mgr Gouet\ au R.P. Wenger\ (9 avril 1962) > Mon Révérend Père, A maintes reprises *La Croix* et vous-même avez été cri­tiqués pour votre position devant les querelles nées de la publication indiscrète du document de l'Assemblée des Car­dinaux et Archevêques (mars 1960), document destiné aux Évêques et visant la revue *Verbe* et le mouvement *La Cité catholique.* Après avoir pris les consultations que requiert ma fonc­tion, je suis autorisé à vous assurer que votre attitude a été et demeure conforme à celle de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques. Veuillez agréer, mon Révérend Père, l'assurance de mon religieux dévouement, J. GOUET. A la suite de quoi, nous déclarons ce qui suit : > 1. -- Le journal *La Croix*, invoquant le droit de réponse, mais INCAPABLE DE RÉPONDRE, a monté une provocation dont il gardera la triste responsabilité. Nous ne le suivrons pas sur le terrain de sa provocation. Nous n'avons aucunement mis en cause « l'attitude de l'A.C.A. », nous n'en avons dit et n'en disons rien : pour plusieurs raisons, dont l'une est que l'A.C.A. n'a fait connaître son attitude à l'égard de *La Cité catholique* par aucun document officiel et public. 179:65 2. -- C'est contre l'attitude du journal *La Croix* que nous protestons. Il est honteux que ce journal, ayant inventé, énoncé et diffusé une contre-vérité d'une exceptionnelle gravité, s'efforce de faire avaliser cette contre-vérité par des procédés qui sont absolument sans valeur et entièrement inacceptables. 3. -- Nous présumons qu'aucune autorité, d'aucune sorte n'a pu donner à *La Croix* la « directive » d'inventer, de diffuser et de maintenir obstinément une contre-vérité. Nous savons en tous cas qu'aucune auto­rité n'a ce pouvoir. 4. -- Quand le Rédacteur en Chef de *La Croix* nous écrit, dans sa lettre du 9 mai, que le document qu'il nous a prié de publier est « *le témoignage de* (*sa*) *fidélité aux directives de l'A.C.A.* », il pose ouverte­ment la question, à laquelle nous n'avons pas de répon­se, de l'existence de « directives » non publiées, de leur portée morale, de leur valeur juridictionnelle. On sait que la notion nouvelle de « directive », -- distincte de la notion de « décision » ou d' « ordre » émanant d'une autorité qui en prend, en tant que telle et nettement, la responsabilité, dégageant ainsi la responsabilité des subordonnés, -- est une notion difficile, objet des re­cherches des théologiens et des canonistes. Car s'il n'y a plus de *responsabilité*, ou du moins si l'on ne sait plus où la situer exactement, il n'y a plus de morale. On sait très bien que, dans l'application d'un « conseil », la res­ponsabilité principale de l'acte incombe à celui qui l'ac­complit et non à celui qui le conseille ; on sait très bien que dans l'exécution d'une « décision » ou d'un « or­dre », la responsabilité principale incombe non à l'exé­cutant mais à l'autorité. Mais on ne sait pas très bien, et parfois on ne sait pas du tout, où se situe la responsa­bilité dans le cas de « directives ». -- Sur ces questions, toutes les publications catholiques donnent leur avis en des sens très divers ; 180:65 il serait donc parfaitement licite que nous donnions aussi le nôtre. Toutefois nous sus­pendons notre jugement et n'exprimons aucun avis. Nous prenons acte du fait que, selon le sentiment géné­ral, ces problèmes seront vraisemblablement abordés, ou tranchés, par le Concile. Il ne sont, en tous cas, au­cunement en cause dans notre différend avec *La Croix,* car ni un « conseil », ni une « directive », ni un « or­dre » ne peuvent couvrir la fabrication et la diffusion d'une contre-vérité. 5. -- C'est de l'attitude de *La Croix*, et de la responsa­bilité de sa Direction, que nous avons parlé et que nous parlons. L'attitude de *La Croix*, refusant de rectifier et répa­rer la contre-vérité qu'elle a énoncée, et cherchant au contraire, en pleine connaissance de cause, à accréditer cette contre-vérité, nous conduit à maintenir et à renou­veler notre protestation motivée. 6. -- En outre, l'attitude de *La Croix* rend plus nécessaire et plus urgent l'examen des graves inconvé­nients intellectuels et moraux provoqués par la situation que crée le monopole de fait du « journal unique », spécialement quand la Direction de ce journal se com­porte, à l'égard de l'information objective, comme on vient de le voir en détail. 181:65 ## NOTES CRITIQUES ### Notules - **LE MANDAT D'EXPLIQUER. --** L'abbé Michonneau, dans Témoi­gnage chrétien (1^er^ juin) écrit et répète cinq ou six fois de diffé­rentes manières qu'il est pour le pardon plutôt que pour la con­damnation, pour la clémence plu­tôt que pour la rigueur. Sous le couvert de telles déclarations de principe, il proteste contre le ver­dict du procès Salan : « Je m'en voudrais de faire chorus avec les cris de haine, à propos de cette clémence. Je ne voudrais point aboyer avec les loups. Mais, cette fois, quand ils élè­veront la voix, je devrai baisser la tête, ne sachant que répondre. ...En face de la justice de mon pays, en cette circonstance, il y aura, pour les petits, pour les fai­bles, un immense scandale. Et je ne sais comment, devant certains de mes frères, les pau­vres, les vaincus de la vie, les condamnés de tous et de toujours, je pourrai l'expliquer. » *On avait plutôt cru apercevoir que ce verdict provoquait la colère l'indignation, le scandale des* « *grands* »*, des puissants...* *Mais surtout, il y a quelque chose d'inouï dans ce chiqué et cette pose :* « *Je ne sais pas com­ment je pourrai l'expliquer aux pauvres, aux petits...* » *L'apostolat chrétien ne consiste pas spécialement à* « *expliquer* » *à qui que ce soit les jugements inattendus ou contradictoires d'un tribunal d'exception installé puis dissous dans les mêmes conditions expéditives. Ni l'état ecclé­siastique, ni le mandat hiérarchi­que ne comportent une telle fonc­tion.* *L'embarras qu'éprouve, qu'ex­prime* (*et dont joue*) *l'abbé Mi­chonneau est celui d'un aumônier-conseil des juridictions d'excep­tion. A notre connaissance, un tel poste n'existe pas. Et personne, fût-ce en esprit, n'a une telle charge. C'est encore heureux ! Des ecclésiastiques allant expli­quer et justifier les décisions des tribunaux d'exception, il ne man­querait plus que cela.* *Gabriel Marcel, sur le même sujet écrivait dans* La Nation française *de la même semaine :* « Qu'un tribunal qu'on était fondé à croire aux ordres du pou­voir ait, après une longue délibé­ration, rendu un verdict qui se retourne directement contre lui : c'est là un fait surprenant et qui ne peut que réjouir ceux qui, par toutes leurs fibres, demeurent at­tachés à la véritable justice et à la liberté. Il ne peut certes s'agir d'absou­dre Raoul Salan des crimes sans nom dont il a été malgré tout l'inspirateur. Mais ce que ce ver­dict signifie à n'en pas douter, c'est que la responsabilité la plus lourde, celle qui commande tou­tes les autres, incombe à l'hom­me qui a créé l'affreuse situation où de tels crimes sont devenus non seulement possibles mais iné­vitables. » 182:65 *Et plus loin, Gabriel Marcel ajoute :* « La suppression du Haut Tri­bunal Militaire, coupable d'avoir mal jugé, et destiné à faire pla­ce à quelque juridiction sur me­sure, montre jusqu'où peut aller aujourd'hui l'empiètement de l'exécutif sur le judiciaire. » *L'abbé Michonneau, qui s'esti­me mandaté pour* « *expliquer* » *les mystères du Pouvoir temporel et de ses juridictions changeantes, ne s'était pas avisé de cet aspect des choses.* \*\*\* - **VERDICT DE CLASSE.** -- *Un fameux commentaire de Pierre Limagne, sur le même procès, le* 6 *juin :* « En semblable occurrence, les « circonstances atténuantes » sont une question d'appréciation. Elles se fondent exclusivement sur des données politiques, puisque le cri­me est politique. Des généraux sont naturellement disposés à les accorder à d'autres généraux, et, c'est la raison pour laquelle les masses populaires déclarent vo­lontiers qu'un tel verdict est un verdict de classe. » *Les masses populaires ne dé­clarent rien de semblable. C'est la propagande communiste, dans un vocabulaire typiquement commu­niste, qui parle de* « *verdict de classe* »*. Tout le monde sait cela. Ou du moins, on croyait que tout le monde le savait.* *Il est tout de même extraordi­naire, d'autre part, que des com­mentaires qui manifestent un rare et constant bonheur dans l'inter­prétation du drame d'aujourd'hui par son côté le plus mesquin, constituent une lecture plus re­commandée que* (*par exemple*) *les commentaires de Gabriel Marcel.* *Mais enfin c'est ainsi. C'est l'exemple qui nous est donné. Si vous voulez être un journaliste catho­lique honoré et recommandé, imi­tez Pierre Limagne, installez-vous à son niveau. C'est le bon niveau C'est le bon exemple. C'est le maximum d'intelligence actuellement supporté.* \*\*\* - **L'AVANT-GARDE.** -- *Selon Étienne Borne, dans France-Forum de mai, les* « jeunes avant-gardes, traditionnellement anti-cléricales de l'Action Catholique » sont « portées à ne voir dans les généralités doctrinales mises en avant par la Hiérarchie qu'opportunis­me, concession aux pouvoirs, con­sentement au train du monde ». *Cela s'appelle dire beaucoup de choses en peu de mots.* \*\*\* - **BLONDEL PARTOUT**. -- *Après les études que nous avons précé­demment citées de l'abbé Paul Grenet, de Jean de Fabrègues, du P. André Hagen* (*voir les* «* notu­les *» *de notre numéro* 60 *et de notre numéro* 61)*, voici des publi­cations en forme d'hommage, té­moignant de l'emprise profonde de Blondel sur la pensée catholi­que contemporaine : la Chronique sociale fait tout un numéro* «* pour le centenaire de Maurice Blondel *»*, daté du* 15 *avril* 1962*. Les Infor­mations catholiques internationa­les consacrent à* «* L'actualité de Blondel *» *leur* «* dossier *» *du* 1^er^ *juin.* \*\*\* - **SUR L'ENTREPRISE**. -- Vaste étude du P. Bigo : « L'entreprise, étapes d'un progrès doctrinal », dans la Revue de l'Action popu­laire de juin. Essai de synthèse des enseignements successifs de Pie XI, Pie XII et Jean XXIII. Cet article (comme celui du P. Calvez, dans le numéro précédent, sur la « socialisation. », -- nous en parlons plus loin) est très supérieur au « Commentaire » de Mater et Magistra. Faut-il penser que le « Commentaire » a été fait trop vite et a été publié trop tôt, ou qu'il a délibérément visé trop bas ? \*\*\* 183:65 - **C'EST DOMMAGE**. -- Le P. Gas­ton Fessard tient pour acquise la « carence philosophique et théolo­gique » de La Cité catholique, et il tient à nous en informer par une note au bas de la page 362 d'un article paru dans les Études de juin. Il parle même de « périls engendrés » par cette carence, sans préciser quels périls. *Cette mention ne s'imposait pas à cet endroit. Elle ne s'imposait pas non plus sous cette signature. Tout le monde, même un vrai penseur comme le P. Fessard, peut avoir par un côté ou par un autre ses* « *carences philosophi­ques* »*. Celles du P. Fessard sont publiques et peu ordinaires. Il connaît peut-être très bien Hegel. Il a omis de connaître aussi bien Aristote et saint Thomas, mais ne s'est pas pour autant dispensé d'en parler. On lui doit cette re­marque ébouriffante, souvent ré­pétée sous sa plume :* « *Pour Aristote et pour saint Thomas, l'être se partage en deux régions : le naturel et le rationnel* »*.* *On avait eu l'indulgence de ne pas en prendre occasion pour aller claironner les* « *périls engendrés par la carence philosophique* » *ainsi manifestée.* *Mais on eût aimé que, pour cet­te raison aussi, le P. Fessard s'abstint de le prendre sur ce ton avec* La Cité catholique*. Quand on a écrit, et vingt fois plutôt qu'une, que* « *pour Aristote et pour saint Thomas l'être se par­tage en deux régions : le naturel et le rationnel* »*, et que l'on a émis en outre le projet de réformer la philosophie thomiste à partir de cette considération, on pourrait aisément être moins hau­tain.* *Mais peut-être sont-ce des mo­tifs extérieurs à la pensée pure qui ont amené le P. Fessard à manifester pour* La Cité catholi­que *un mépris de commande, ou de circonstance ? Si cela est, du moins cela n'est pas une excuse.* ============== ### Bibliographie #### Suzanne Moreau-Rendu Le Couvent de saint Jacques Cette monographie (Éditions du Cerf, 1961), conduite avec une grande objectivité, est éclairante pour suivre l'histoire non seulement d'un illustre couvent parisien mais bien de l'ordre Dominicain tout entier. L'au­teur nous fait comprendre que si la sainteté aussi bien qu'une doctrine théologique solide et ouverte n'ont jamais cessé de fleurir dans la famille de saint Dominique, cependant la Fran­ce n'a pas toujours tenu la pre­mière place. Si l'on perdait de vue l'ensemble de l'ordre, si l'on se limitait à un seul pays, on serait plus d'une fois dé­couragé ou scandalisé. 184:65 L'ouvrage est bien documen­té, écrit avec beaucoup de cœur. Quelques observations de détail : je n'ai pas compris l'indulgence à l'égard de Henri III monarque vicieux et assas­sin et qui introduisit dans la maison de saint Louis les mœurs infâmes des petits po­tentats de la Renaissance ita­lienne. Par ailleurs la Ligue méritait des pages moins sévè­res. Sans la Ligue en effet la restauration d'une royauté chrétienne -- avec toutes ses conséquences pour l'Église -- eût été évidemment impossible. Enfin l'éloge de Lacordaire au­rait dû se nuancer de certaines restrictions. Quoi qu'il en soit, le lecteur de cette bonne monographie en retirera une leçon extrême­ment précieuse : il verra que malgré les crises, les décaden­ces prolongées, les carences déconcertantes à certaines heu­res décisives de l'histoire de notre patrie (par exemple 1431 ou 1789) cependant, à presque toutes les périodes, chez les Dominicains de France, la grâce particulière de l'Ordre a suscité des apôtres qui furent des saints. R.-Th. #### Henri Gouhier : Bergson et le Christ des Évangiles Henri Gouhier, professeur à la Sorbonne, membre de l'Ins­titut, présente une analyse de l'œuvre philosophique de Bergson, dans la collection « Les Grandes Études Religieu­ses », chez Arthème Fayard. C'est une philosophie du christianisme, qui semble bien l'a­boutissement de toute la philo­sophie bergsonienne : inven­tion continue, « dont la fin contient le commencement, mais le commencement ne contient pas la fin ». Aboutis­sement de toute une vie de réflexion, de méditation, depuis le jeune normalien de 1880, jusqu'à la publication, en 1932, des « Deux Sources de la Morale et de la Religion ». Henri Gouhier montre ce qu'est cette « philosophie nou­velle » : non une construction de parti pris, mais un regard neuf sur le monde ; une ruptu­re violente avec les systèmes d'idées : suivant une expres­sion de Péguy, c'est « désen­traver l'homme de descendre certaines pentes mentales ». T. L. 185:65 #### Pensées du Curé d'Ars « Pensées choisies du Curé d'Ars et petites fleurs d'Ars », textes sélectionnés par Jesmine Frossard, préface de Michel de Saint Pierre (Téqui 1961). -- Sans doute la lecture de ce re­cueil ne peut-elle tenir lieu de la lecture du Nouveau Testa­ment et par ailleurs un mini­mum de formation doctrinale est bien utile pour compléter, élargir, unifier ces extraits. On notera également que ces pen­sées ne sont pas situées dans les perspectives qui nous sont devenues familières avec le re­nouveau biblique et liturgique et l'apostolat des laïcs. Cepen­dant elles demeurent d'un prix inestimable, même dans le contexte de la vie chrétienne du XX^e^ siècle, pour nous rendre sensibles à des vérités élémen­taires qui valent pour tous les siècles, qui sont d'une impor­tance décisive aussi bien pour nous que pour les contempo­rains du curé d'Ars. Saint Jean-Marie Vianney nous parle du ciel et de l'enfer, de l'âme et du Saint-Esprit, du péché, de l'humilité, de l'amour avec un accent inoubliable, avec un poids d'expérience extraordi­naire. Pour vivre authentique­ment en chrétiens l'Église du XX^e^ siècle nous ne perdrons pas notre temps, nous gagnerons même beaucoup, à lire ces pen­sées, à méditer celles qui nous auront frappé davantage. Je termine par un souhait au sujet de la prochaine édi­tion -- une table des matières et un index analytique facili­teraient l'usage de ce merveil­leux petit livre. R.-Th. #### Michel Mourre : Les Religions et les Philosophie d'Asie Le livre de Michel Mourre, édité par « La Table Ronde », est une contribution considérable à l'histoire des religions, à l'histoire universelle même, dont l'objet est de confronter les civilisations ; ici de jeter un pont entre l'humanisme Occidental et l'humanisme Asiatique. Les développements de l'au­teur s'appuient sur une documentation considérable, une critique poussée sur la qualité des documents, l'interpréta­tion. L'énoncé des têtes de chapi­tres résume la densité de cette étude : Religion de Baby­lone : on possède des millions de tablettes cunéiformes -- la bibliothèque de Ninive en comptait vingt mille : elles sont actuellement au Bristish Muséum de Londres. 186:65 -- L'épo­pée de Gilgamesh, le plus an­cien texte épique de l'humani­té ; la première version sumé­rienne remonte à 2500 ans avant Jésus-Christ -- Hérodote fait l'histoire des croyances des Perses. Le peuplement de l'Iran fut fait des masses d'In­do-Européens au III^e^ millénaire avant notre ère. L'Inde des Brahmanes et des Sectes fait la partie essentielle du livre, d'un intérêt constant par la clarté de l'exposé, l'analyse des textes, la pénétration du sens religieux de ces races, où s'exprime une cosmogonie qui affirme le Dieu unique. Boud­dha et sa doctrine. Ce qu'elle devient dans le bouddhisme chinois. Jugement sévère sur la personne de Confucius, bien qu'il ait été vénéré durant des millénaires, à cause de textes qui n'étaient pas de lui. T. L. ### Sur la traduction de « Mater et Magistra » Le jugement le plus sévère à ce jour est celui du P. de Con­tenson dans la *Revue des sciences philosophiques et théologiques* (du Saulchoir), numéro de janvier 1962, page 4, note 1 : « Une traduction française du texte italien a été publiée à Paris, Éditions de la Bonne Presse (...). On fera bien de se reporter au texte officiel latin, car le passage par un intermédiaire italien a entraîné dans cette traduction française des glissements de si­gnification nettement intolérables. » Un autre point de vue, tout différent, considère que le texte latin a tort ; c'est le point de vue du P. Serrand dans *Signes du temps*, numéro d'avril 1962, p. 29 : « La dernière encyclique, *Ma­ter et Magistra*, a dû employer pour ce que nous appelons d'un mot l' « autofinancement » une périphrase de quatorze mots : des traductions faites sur le do­cument latin officiel ont dû être corrigées d'après le texte italien. » A vrai dire nous ne connais­sons pas ces « traductions fai­tes sur le document latin officiel » qui auraient dû ensuite être « corrigées d'après le tex­te italien ». -- Pour *l'autofi­nancement*, il s'agirait d'autre part de savoir si ce mot qui a l'avantage d'être unique a aussi l'avantage d'être parfaitement clair et précis ? Et de savoir également si les quator­ze mots latins ne se trouvent pas avoir -- quelle qu'ait été l'intention des rédacteurs -- une précision et une portée plus grandes et peut-être un peu différentes (voir Note sé­mantique, pp. 30-32 du tiré à part). L'hypothèse selon la­quelle les rédacteurs de l'Encyclique auraient pensé « au­tofinancement », et auraient cherché à traduire par quatorze mots latins plus OU moins adéquats, n'est pas à écarter a priori ; mais l'autre hypothèse non plus, selon laquelle les quatorze mots latins sont là pour cerner et exprimer exac­tement ce que l'on a voulu di­re. 187:65 Enfin, une troisième hypo­thèse est possible aussi, et qui n'est pas en principe radica­lement invraisemblable (ou qui du moins ne devrait pas être tenue pour telle) : que le Saint-Esprit ait utilisé une éventuelle maladresse de rédaction latine pour dire ce que, Lui, voulait dire. C'est cette troisième hy­pothèse que paraissent bizarre­ment omettre ceux qui écri­vent par exemple : « *La péri­phrase qui remplace ce terme* (*autofinancement*) *dans le texte latin est singulièrement longue et elle n'est pas tout à fait exacte* ». Exacte par rapport à quoi ? L'exactitude d'une En­cyclique ne s'entend point par rapport aux intentions des di­vers rédacteurs qui, aux divers stades des brouillons, ont plus ou moins collaboré à sa rédac­tion. Elle s'entend par rapport aux intentions de l'Esprit Saint. Et son assistance est probablement la plus forte pour le texte que l'Église dé­clare le seul officiel. \*\*\* Encore la question des tra­ductions : la Bonne Presse, dans sa collection « Qu'en pense l'Église ? » publie un fort volume : *Les Encycliques sociales*, contenant *Rerum no­varum, Quadraqesimo anno,* trois discours de Pie XII et *Mater et Magistra* avec une introduction générale de Mgr Pietro Pavan. Le P. Rémy Munsch, qui avait si heureuse­ment commencé à refaire les traductions françaises des do­cuments pontificaux, a cette fois repris purement et simple­ment la traduction existante. Pour *Rerum novarum* et pour *Quadragesimo anno*, parce que, dit-il (p. 13), « on peut (la) considérer comme traditionnel­le ». Cette raison n'en est pas une ; au contraire ; plus une traduction française est « tra­ditionnelle », plus elle a de chances d'être vieillie, voire inintelligible, à cause de la transformation continuelle des langues vivantes et notamment du vocabulaire social. Pour *Mater et Magistra*, voici les considérations qui ont dé­terminé le P. Rémy Munsch : « Un délicat problème de tra­duction se pose pour l'encyclique *Mater et Magistra.* La traduction de cette Encyclique a dû être faite sur le texte *italien,* lequel se trouve reproduit dans *L'Osserva­tore romano* du 15 juillet, après le texte latin officiel. La compa­raison entre une traduction serrant de près le texte latin et cette tra­duction publiée par les soins de la Typographie Vaticane (avec la mention *non officielle*) ne pourra pas ne pas révéler un certain nombre de différences. Nous avons cru cependant devoir garder cette dernière, en raison de la diffusion qui lui a déjà été assurée (...) et surtout parce que, nous semble-t-il, sa fidélité au texte italien nous garantit aussi son essentielle fi­délité à la pensée originelle de ceux qui, avec et pour le Pape, ont préparé la rédaction de ce do­cument. Cependant, *le seul texte officiel est le texte latin...* » A quoi nous ajouterons di­verses remarques, soit dans le même sens, soit en sens con­traire : 188:65 l. -- Il est vrai que la men­tion *non officielle* a été ajou­tée à diverses traductions publiées par la Typographie va­ticane : ce qui coupe court aux abus qui s'étaient prolongés pendant très longtemps (ou qui même se prolongent encore dans certaines éditions). 2. -- Toutefois la traduction italienne ne porte pas la men­tion : *non officielle.* Cette uni­que exception est notable. Elle n'est pourtant point *officielle* non plus, elle n'a pas paru aux *Acta,* et c'est Jean XXIII lui-même qui, dans son discours du 15 mai 1961, a rappelé que le seul texte officiel est le la­tin. La traduction italienne peut vraisemblablement être considérée comme non dénuée d'une certaine valeur indicati­ve, au demeurant fort difficile à préciser. 3. -- Que la traduction ita­lienne (et par suite la traduction française faite sur la tra­duction italienne) garantisse une *essentielle fidélité à la pensée originelle de ceux qui, avec et pour le Pape, ont pré­paré la rédaction de ce docu­ment*, voilà une considération inattendue et qui risque d'être équivoque. Que cherchons-nous donc dans cette encycli­que ? A retrouver la *pensée originelle* de ceux qui ont été appelés à collaborer aux brouil­lons, aux Schémas, aux rédactions successives ? ou bien cherchons-nous la pensée non pas *originelle*, mais au contraire *finale*, à laquelle le pape s'est arrêté et qu'il a énoncée ? 4. -- Le risque est que l'on en vienne à entendre que le texte latin, *seul officiel*, l'est en quelque sorte d'une manière seulement *protocolaire,* tandis que la « fidélité », la « pensée », etc. se trouveraient ailleurs que dans le texte latin. *Officiel* finira par ne plus rien vouloir dire, si l'on n'entend pas qu'il signifie : le seul « authentique », le seul qui « fait foi », -- et si l'on croit pouvoir soit limiter soit compléter la portée du texte « of­ficiel » par un texte qui ne l'est pas. Du point de vue *historique*, il sera toujours fort intéressant de rechercher quelle fut « la pensée originelle de ceux qui ont préparé etc. ». Du point de vue *doctrinal*, il faut veiller à ne pas confondre ce qui appartient, et ce qui n'appartient pas *à la doctrine énoncée par l'Église.* Ce n'est pas de la « pensée originelle » en question que le clergé et les fidèles ont un pri­mordial souci et un besoin vi­tal. C'est de la pensée de l'Église. \*\*\* Les divers jugements qui viennent d'être cités montrent en tout cas que, même compte tenu d'une marge légitime de divergence dans l'interprétation la doctrine de lecture des documents pontificaux est en­core très loin de faire l'accord des théologiens. La question *initiale*, celle du texte authen­tique, et de sa valeur, prête en fait à des discussions. Il est bon que, grâce notamment à la pression des laïcs, des pro­blèmes qui avaient été laissés très largement en friche fas­sent l'objet d'une réflexion méthodique. ...Nous en étions là de ces réflexions lorsque nous est ar­rivé le numéro de juin des *Études*. Le P. Rouquette, dans sa rubrique de « l'Actualité religieuse », y écrit notamment (p. 401) : 189:65 « ...Fr. Greller (écrit, dans un hebdomadaire catholique qui a l'audience de tout le clergé allemand, *Echo der Zeit,* que) l'ency­clique *Mater et Magistra* sur les questions sociales a été d'abord écrite en italien et qu'il a été fort difficile de la rendre en latin. Dans un article très mesuré de la *Revue nouvelle* belge d'avril, dom Olivier Rousseau, directeur d'*Irenikon* et moine de Cheveto­gne, fait une constatation ana­logue. Il juge que les traducteurs latins des documents écrits d'a­bord en italien sont experts en grammaire mais s'attachent peu à rendre exactement la pensée originale. Il remarque ainsi que, dans le texte de l'encyclique *Æterna Dei Sapientia* sur Léon le Grand, une grossière erreur his­torique s'est glissée qui n'est pas dans le texte italien. Cette er­reur se retrouve, non corrigée, dans le texte officiel définitif pu­blié dans les *Acta Apostolicae Se­dis*, ce qui semble bien indiquer que l'on lit fort peu les docu­ments, même les plus officiels, dans leur latin. J'avoue que l'er­reur en question m'avait échappé, bien que je lise généralement les documents romains dans leur texte officiel. Je fais cependant une constatation -- c'est que la traduction italienne des docu­ments pontificaux latins, telle que la donne *L'Osservatore romano,* et qui est sans doute le texte original sur lequel la ver­sion officielle a été faite, diffère singulièrement du texte latin ; généralement l'italien est beau­coup plus mou et condensé que le latin, moins nuancé aussi, ou peut-être simplement moins com­pliqué : c'est le cas encore pour le texte italien de la lettre apos­tolique *Œcumenicum Concilium* (...). Cette recherche, qui semble systématique, de la complication par les scribes latins de la Curie n'est pas un argument en faveur de l'emploi courant du latin... » Nous ne sommes pas nous-mêmes sans avoir entendu pro­noncer des critiques ou des re­grets analogues à l'égard des traducteurs romains chargés de transcrire en latin les tex­tes élaborés d'abord en une langue profane. Peut-être la Constitution apostolique *Vete­rum sapienta* a-t-elle (supposi­tion) pour première intention d'obtenir des divers collabora­teurs du Pape que, surtout en matière doctrinale, ils pensent et écrivent plus fréquemment en latin... Quoi qu'il en soit, il y a et il y aura toujours des imper­fections humaines dans le fonctionnement d'une institu­tion qui est faite d'hommes pé­cheurs. Nous ne l'ignorons pas. Ce que nous contestons, c'est l'esprit dans lequel on y porte un regard *uniquement phéno­ménologique*. Il nous est arrivé à nous aussi, et souvent, de comparer un texte donné pour « original » avec le texte « of­ficiel latin ». Le P. Rouquette a découvert, par cette compa­raison, que l'italien est plus mou, plus condensé, moins nuancé et moins compliqué que le latin. C'est à peu près, aussi, notre impression. Nous ajouterons même que le latin nous a paru plus exact au dou­ble point de vue de la confor­mité aux réalités dont il est question et de la conformité à la tradition théologique. Cela serait-il donc l'effet seulement du hasard, ou seulement de la « recherche de la complication par les scribes latins de la Curie » ? Nous ne le croyons pas. 190:65 ### La « socialisation » dans « Mater et Magistra » Nous avons regretté que l'Action populaire, dans son commentaire de *Mater et Ma­gistra*, ait esquivé le problème de la « socialisation ». Au mo­ment même où paraissait l'ex­pression de ce regret, dans no­tre numéro de mai (n° 63, p. 137), paraissait aussi le numéro de mai de la *Revue de l'Action populaire*, où le P. Jean-Yves Calvez comblait par avance nos vœux en publiant une étu­de d'allure magistrale et de tendance exhaustive sur « La socialisation dans la pensée de l'Église ». \*\*\* D'abord une objection de détail. Le P. Calvez se sentait-il comme moralement lié par la traduction de l'Action populai­re ? Ses explications sur le mot lui-même (en sa note 3) ne nous paraissent pas plus dé­cisives que celles du *Commen­taire*. Il assure que « *le texte latin de l'encyclique ne con­tient pas une transcription du mot socialisation* ». Ce postulat initial, celui de la TRANSCRIP­TION, nous semble contestable EN DROIT, même si d'aventure il se trouve exact EN FAIT. Si le texte latin n'est qu'une *transcription* (disons donc car­rément une *traduction*), quelle est donc sa valeur ? Et pour­quoi l'Action populaire aurait-elle pris soin de nous procurer une traduction de ce texte la­tin, c'est-à-dire la traduction d'une « transcription » ? Et quel est donc le texte qui n'est pas une « transcription », quel est donc le texte qui *a été transcrit ?* En fait ? Et en droit ? A notre avis, il ne suffit pas de DIRE que le texte latin est LE SEUL OFFICIEL : il faut en tirer la conséquence, il faut croyons-nous, *partir* du texte latin, l'interpréter comme *le point de départ* donné par l'Église à notre pensée, et non pas l'expliquer comme une traduc­tion. Le P. Calvez pense en outre que « *les diverses expressions latines n'ont sans doute été employées que pour traduire ce terme* (socialisation) *sans ambiguïté* ». C'est là dire beau­coup de choses en peu de mots. C'est premièrement confirmer la valeur de SIMPLE TRADUCTION qu'aurait le texte latin (tout en reconnaissant pourtant qu'il est le seul officiel). C'est d'au­tre part reconnaître que le mot de « socialisation » comporte une véritable ambiguïté. Puis­que ce terme est ambigu, et puisqu'il ne figure pas dans le texte authentique de l'Encycli­que, pourquoi donc l'avoir adopté ? La réponse à ce *pourquoi*, nous ne la trouvons pas dans l'article du P. Calvez. \*\*\* 191:65 Quoi qu'il en soit de ce point précis, l'article est im­portant, et sans doute même très important. Il remarque que « socialisa­tion » avait, avant *Mater et Magistra*, une signification pé­jorative dans l'enseignement pontifical. Il cite Pie XII : « Il faut empêcher la personne, la famille de se laisser entraî­ner dans l'abîme où tend à les jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrifiante image du Léviathan deviendrait une horri­ble réalité. » La suite de la citation est d'ailleurs encore plus signifi­cative par la vigueur des ter­mes employés : « C'est avec la dernière énergie que l'Église livrera cette bataille où sont en jeu des valeurs su­prêmes : dignité de l'homme et salut éternel des âmes. » Le P. Calvez note aussi que « *surtout s'il est de langue an­glaise, l'économiste a tendance à identifier socialisation à na­tionalisation* ». Nous dirions même que sans être ni de lan­gue anglaise ni économiste le catholique français entendait ainsi « socialisation ». Il y a donc un problème sé­mantique. Le P. Calvez l'aborde de front : « Il y a désormais, a-t-on dit, deux usages « catholiques » du mot socialisation : l'un est pé­joratif, l'autre ne l'est point. Nul doute que l'on doive adopter cette distinction. » Il précise aussitôt avec pleine raison : « Mais si les deux sens diffèrent, il ne faut pourtant pas don­ner l'impression que, dans le pre­mier sens, toute socialisation est condamnée et que, dans le se­cond sens, toute socialisation paraît bonne. » Suit une étude détaillée des différentes formes de « socia­lisation ». Cette étude était in­dispensable, puisque l'Action populaire a avalisé, en France (elle a en fait ce pouvoir, et elle est sans doute la seule à l'avoir présentement) l'emploi du mot SOCIALISATION dans la traduction de *Mater et Magis­tra*. C'est pourquoi les objec­tions que nous avons rappelées en commençant n'ont, quant à l'emploi du mot, plus d'intérêt pratique. D'autres commentateurs, et notamment Marcel Clément, ont semblablement adopté la *socialisation*, même sans guil­lemets. Louis Salleron a fait dans notre numéro précédent une remarque qu'on nous per­mettra de remettre sous les yeux du lecteur : « *Certains... s'acharnent à cher­cher dans* Mater et Magistra *une orientation nouvelle de la pensée de l'Église, dans le sens du so­cialisme ou de l'étatisme... Leur erreur est ici suivante ; ils con­fondent la* constatation des faits *avec l'*orientation de la pensée. *Quels sont les faits ? Sous des formes multiples, ils se ramènent tous à ce mot unique, plus ou moins heureux, et qui n'est pas dans le texte latin de l'Encycli­que : la* socialisation. *C'est, en effet, une évidence qui crève les yeux que les rapports sociaux se multiplient et que l'interdépen­dance des activités individuelles et collectives devient de plus en plus forte. La complexité sociale croît. Le tissu social se resser­re* (...) 192:65 *Au fond, l'erreur commise aujourd'hui est la même, mais in­verse, que celle qu'on commettait aux XVIII^e^ et au XIX^e^ siècle. Mille raisons techniques poussaient alors à l'activité individuelle. On crut pouvoir en tirer une doctri­ne individualiste. On croit pou­voir aujourd'hui tirer de la* «* so­cialisation *» *une doctrine socia­liste. L'Église se dresse aujour­d'hui comme hier contre la mê­me erreur philosophique, aux faces opposées. Elle condamnait hier le libéralisme individualiste : elle condamne aujourd'hui le libéralisme socialiste...* » L'étude du P. Calvez est, à notre connaissance, la première étude ecclésiastique de lan­gue française qui ait traité au fond (et avec beaucoup d'éru­dition et de discernement) le problème de « la socialisation dans la pensée de l'Église ». C'est cela surtout qui devait être signalé au lecteur. 193:65 Études et articles sur « Mater et Magistra »\ précédemment publiés\ dans « Itinéraires » 1. -- Jean MADIRAN : Dissocier la spirituel du totalitaire (n° 56). 2. -- Marcel CLÉMENT : La structure de « Mater et Magistra » (n° 57). 3. -- Luc BARESTA : La société des États (n° 57). 4. -- Dans la ligne de « Mater et Magistra » : la réforme Salleron : la propriété à ceux qui doivent être propriétaires (n° 57). 5. -- Marcel CLÉMENT : Trois points de « Mater et Magistra » qui font difficulté (n° 59). 6. -- Louis SALLERON : La propriété et « Mater et Magistra » (n° 59). 7. -- Jean MADIRAN : Note sémantique sur la socialisation et sur quelques autres vocables de « Mater et Magistra » (n° 59). Cette étude a fait l'objet d'un tiré à part en vente à nos bureaux : 2 NF franco. 8. -- Louis SALLERON : La participation des salariés à la propriété du capital des entreprises (n° 60). 9. -- Une édition commentée de « Mater et Magis­tra » (n° 60). 194:65 10. -- Louis SALLERON : La diffusion de la propriété en Allemagne (n° 61). Cet article a fait l'objet d'un tiré à part en vente à nos bu­reaux : 1 NF franco. 11. -- Une autre édition commentée de « Mater et Magistra » (n° 61). 12. -- Protestants et catholiques autour de « Mater et Magistra » (n° 62). 13. -- François SAINT-PIERRE : La co-gestion immobilière (n° 63). 14. -- L'Action populaire et « Mater et Magistra » (n° 63). 15. -- Marcel CLÉMENT : « Mater et Magistra » et le principe de subsidiarité (n° 64). 16. -- Louis SALLERON : Propriété et subsidiarité (n° 64). 17. -- « Mater et Magistra » et le « socialisme modéré » (n° 64). 195:65 ## DOCUMENTS. #### L'Assemblée des Cardinaux et Archevêques L'Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France (A.C.A.) est une institution nouvelle, issue de la volonté d' « adapter les structures de l'Égli­se ». La nature exacte de son autorité et de sa mission posait quelques problèmes aux théologiens et aux canonistes. Plusieurs incertitudes implicites ou explicites existaient à ce sujet. L'A.C.A. a donc élaboré et publié un document solennel exposant quelles sont cette autorité et cette mission. Ce document a fait l'objet d'une publication offi­cielle dans la « Quinzaine religieuse » de Cambrai, numéro du 13 mai 1962, et dans plusieurs autres organes diocésains. En voici le texte intégral. #### I. -- Son autorité. L'autorité de juridiction appartient : -- Pour l'Église universelle, d'abord au Souverain Pontife, en qui elle réside en propre, puis, collégialement et en partici­pation de la juridiction suprême du Pape comme tête, au corps épiscopal, comprenant tous les évêques du monde entier en com­munion avec le chef de l'Église et succédant au corps aposto­lique des Douze avec Pierre comme chef. -- Pour l'Église particulière du diocèse, à l'évêque, succes­seur des Apôtres comme membre du corps épiscopal. Quelle peut être, dans ces conditions, l'autorité d'autres as­semblées épiscopales, comme il en existe en de nombreux pays et notamment, pour la France, l'Assemblée des cardinaux et archevêques (A.C.A.) ? L'autorité morale de l'A.C.A. repose sur la mission que lui confient, à des titres distincts, le Saint-Siège d'une part, l'en­semble des évêques de l'autre. 196:65 L'A.C.A. est née d'une volonté du Saint-Siège. C'était en 1919. Après la guerre et les bouleversements qu'elle avait entraînés, le Saint-Siège avait invité les cardinaux et archevêques de France à se réunir à Paris pour étudier la situation des Universités catholiques. L'autorisation de renouveler chaque année l'Assemblée fut accordée par le Pape Benoît XIV. Depuis, les Papes qui se sont succédé ont exprimé périodiquement, en des documents officiels, leur confiance à l'A.C.A. et l'ont chargée de certaines missions au plan national. D'autre part, il fallait de toute nécessité faire face aux répercussions d'une évolution inéluctable, qui élargissait progressive­ment tous les problèmes pastoraux et apostoliques du cadre du diocèse à celui d'une nation. Pour être en mesure de remplir avec une efficacité accrue leur mission de pasteurs et de chefs dans leur propre diocèse, les évêques ont ressenti de plus en plus le besoin d'établir entre eux des liens organiques et permanents. Or, il était matériellement et moralement difficile de réunir tous les évêques de France dans les sessions régulières chaque année. L'A.C.A. leur apparut alors comme l'organisme tout qualifié pour aborder et traiter les problèmes divers qui se po­sent au plan de la nation. Ainsi, l'A.C.A. consulte les évêques, recueille leurs avis, no­tamment par les Assemblées provinciales, les Commissions épis­copales et désormais les Régions apostoliques. Elle est, dès lors, en mesure de se faire l'écho, l'interprète du sentiment commun de l'épiscopat. Pour ne parler que de la dernière réalisation, celui-ci, dans sa dernière Assemblée plénière d'avril 1961 lui a confié la mission d'assurer l'organisation et le fonctionnement des rapports entre les Régions Apostoliques et les Commissions épiscopales. Ainsi apparaît mieux la nature de l'autorité de l'A.C.A. D'un côté, elle n'est pas une autorité de juridiction comme l'est celle de l'Évêque dans son diocèse et qui appelle, de la part de ses sujets, une obéissance hiérarchique. D'autre part, l'autorité de l'A.C.A. n'est pas simplement celle, toute personnelle que peu­vent avoir ses membres, soit comme cardinaux, soit comme chefs de diocèse. L'autorité morale de l'A.C.A. en tant que corps s'attache à la mission que lui confie le Saint-Siège et que lui reconnaissent les Évêques de France pour l'ensemble des problèmes généraux qui débordent le diocèse. Or cette mission représente un tel caractère de nécessité qu'il est difficile d'imaginer le préjudice que subirait l'Église en France, au cas où aucun organisme ne serait qualifié pour prendre en charge ces questions d'intérêt général. 197:65 #### II. -- Sa mission. 1° Lien de collaboration fraternelle entre les Évêques, l'A.C.A. a d'abord une mission de coordination de leurs responsabilités dans le domaine des questions qui se posent à l'échelon de la nation : rapports de l'Épiscopat avec les pouvoirs publics, problèmes généraux du clergé, des relations avec les Congréga­tions religieuses, du laïcat et des mouvements nationaux de l'Action Catholique, des grands services de l'Épiscopat, etc. 2° Ces questions d'ordre général, l'A.C.A. a la mission de les *étudier* et de leur *apporter un règlement d'ensemble*. Elle peut ainsi être appelée à arbitrer un conflit d'attributions entre des mouvements apostoliques ou entre des œuvres diverses. Elle don­ne le mandat aux mouvements d'Action Catholique qui partici­pent à la mission apostolique de la Hiérarchie. Elle nomme les cadres nationaux de ces mouvements, aumôniers, et présidents ou secrétaires généraux laïcs. Elle publie des déclarations col­lectives sur les principaux événements de l'actualité, où l'opi­nion française attend la voix de l'Église et désire connaître sa position et ses directives. Voici, à titre d'exemples, les sujets abordés par l'A.C.A. dans ses principales déclarations depuis 1945 : sujets de doctrine (la laïcité de l'État, l'Action Catholique et ses caractères fondamentaux, l'enseignement chrétien, la paix scolaire) ; problèmes sociaux (la condition ouvrière, les salaires, les économiquement faibles, les grèves, le chômage, le logement) ; des problèmes de moralité (alcoolisme, esclavage des femmes, divorce, avortement, presse du cœur, spectacles et romans immoraux, la propagande des sectes) ; des problèmes touchant à la grande politique (plusieurs déclarations sur l'Al­gérie, la paix, l'Église et les problèmes internationaux) ; les événements les plus importants de l'Église universelle (le Con­cile, l'Encyclique *Mater et Magistra*) etc. 3° Enfin l'A.C.A. remplit une mission d'initiative dans la *création* et le *contrôle* d'organismes, d'institutions, de services, nécessaires à l'Épiscopat en France pour assumer toutes ses res­ponsabilités dans l'avancée du Royaume de Dieu. C'est ainsi qu'elle a créé, en novembre 1945, un organisme permanent, le *Secrétariat de l'Épiscopat,* dont le rôle est d'adresser périodi­quement aux Évêques une information et une documentation sur des questions d'actualité, de répondre à leurs demandes de renseignements, d'entreprendre certaines démarches en leur nom. En mars 1946, l'A.C.A. suscite la création du *Secours Catho­lique français* pour réaliser l'unité entre les organismes d'assis­tance sur le terrain de la charité catholique et représenter l'effort des catholiques de France dans l'organisation interna­tionale. 198:65 En 1949, l'A.C.A. crée la *Mission de France,* approuvée et érigée en personne morale par le Saint-Siège selon les normes du Droit Canonique pour donner aux diocèses dépourvus de prêtres un clergé supplémentaire, animé d'un esprit mission­naire et destiné à des régions plus particulièrement déchristia­nisées. En mars 1950, l'A.C.A. définit le rôle et les traits fondamen­taux de *l'Action Catholique Ouvrière* (A.C.O.) dont elle avait, en octobre 1949, décidé le principe en vue de l'évangélisation du monde ouvrier. D'une manière habituelle, l'A.C.A. contrôle, au nom de l'Épiscopat, les grands services que celui-ci s'est donné au plan national : Secrétariat de l'Épiscopat, Secrétariat de l'Action Catholique, Secrétariat de l'Enseignement Libre, Secrétariat pastoral de l'Épiscopat, Mutuelle du clergé, Bureau d'information religieuse. \*\*\* L'A.C.A. est une des formes diverses qu'ont prises les Confé­rences et Assemblées épiscopales dans une vingtaine de pays. Ces réunions sont vivement encouragées par le Saint-Père. Les statuts de ces conférences sont approuvés par lui. Tous les catholiques doivent se réjouir de voir comment l'Église sait adapter ses structures aux besoins de l'apostolat dans le monde moderne et à la nécessité d'une coopération plus efficace entre les Évêques. Ils se doivent dès lors de porter attention aux actes et orientations de ces assemblées et de les accueillir avec la docilité que leur dictent leur sens de la catholicité et de la discipline, leur amour de l'Église et leur charité envers son bien commun. Selon « Le Monde » du 3 juin, le document qu'on vient de lire aurait une portée principalement occasionnelle, tournée contre Mgr Lefebvre : « Dans les milieux bien informés on affirme que la publication du document a été décidée notamment à la suite des récen­tes controverses nées du soutien apporté par Mgr Lefebvre à *La Cité catholique.* Ce soutien s'est, on s'en souvient, malencontreusement manifesté en mars dernier (...). Ces encourage­ments ont été considérés comme particulièrement inopportuns par les membres de l'A.C.A. et comme une sorte de défi à leur propre autorité. 199:65 La réaction ne s'est pas fait attendre. Mgr Lefebvre ne fera pas partie de l'A.C.A.... La raison officiellement donnée est que : « *sont seulement invités à l'A.C.A. les cardinaux et les arche­vêques exerçant une responsabilité archiépiscopale* »*.* Concernant le document sur l'autorité et la mis­sion de l'A.C.A., une telle interprétation nous pa­raît beaucoup trop étroite. Visiblement, ce document a une portée beaucoup plus générale. Il donne, à la veille du Concile, la pensée de l'A.C.A. sur sa propre autorité et sa propre mission. Éventuellement, ce document pour­ra être complété ou précisé après le Concile. \*\*\* Quant à la transformation qui aurait été intro­duite dans les règles de composition de l'A.C.A., s'il s'est agi véritablement d'une transformation cir­constancielle calculée tout exprès pour exclure Mgr Lefebvre, c'est alors que dans d'autres circonstan­ces une autre transformation, de sens contraire, pourra aussi facilement intervenir. -- Mais il est peu croyable que l'A.C.A. ait réellement voulu se priver du concours d'une personnalité aussi émi­nente que Mgr Marcel Lefebvre, aussi généralement estimée dans l'Église universelle : la confiance du Saint-Père, on le sait, a appelé Mgr Lefebvre à participer aux travaux de la « Commission centra­le » préparatoire du Concile. \*\*\* A notre avis, l'incertitude qui subsiste est latérale et extérieure. Elle provient de la critique en règle, et même de l'hypercritique, auxquelles se trouve en butte toute notion d' « autorité » dans l'Église par le biais des « méthodes de lecture des docu­ments d'Église ». La méthode sorassienne de lecture des documents pontificaux est-elle véritablement avalisée par l'A.C.A., comme peut le donner à penser, en apparen­ce, l'article de « La Croix » sur le livre du P. de Soras, -- article qui serait « conforme aux directi­ves de l'A.C.A. » ? En ce cas, cette méthode soras­sienne risque de s'appliquer inévitablement (a for­tiori) aux autres « documents d'Église », et notam­ment aux documents de l'A.C.A. elle-même. Telle est la substance de la VI^e^ des « Huit remarques sur le sorassisme » publiées dans le présent numéro. \*\*\* 200:65 A cette incertitude, un article du P. Rouquette dans les « Études » de juin vient conférer un sur­croît d'actualité et de poids. On y lit (pp. 400-402), à propos du « droit de critique » dans l'Église « ...Ce droit à une critique libre et respectueuse s'est largement exercé à propos de la Constitution apostolique *Veterum sapientia* qui préconise l'étude du latin et son emploi dans l'enseignement des disciplines sacrées. » Or, remarquons-le au passage, la Constitution « Veterum sapientia », du moins si l'on s'en réfère au sens obvie, ne « préconise » pas elle « ordon­ne », avec une solennité que Jean XXIII a tenu à souligner personnellement et publiquement (voir sur ce point l'article de Salleron dans notre n° 63, spécialement pp. 60-61). C'est donc, semble-t-il, une décision très impérative que l'on critique ainsi. Le P. Rouquette constate «  « La plus vigoureuse critique, plus libre peut-être que respec­tueuse, a émané des laïcs hollandais (...). La plupart des com­mentateurs, s'ils reconnaissent la nécessité et le bienfait de l'é­tude du latin et des langues bibliques et patristiques, élèvent de sérieux doutes sur la possibilité de faire, d'une langue morte, la langue vivante de l'Église, capable de porter un enseignement ouvert et créateur (...). Cette réaction critique généralisée à un document romain aussi solennel qu'une Constitution apostoli­que est un phénomène nouveau. A tout le moins, montre-t-il que la liberté d'opinion est effective dans l'Église. » Cette « réaction critique généralisée » est peut-être déjà au-delà du sorassisme, mais finale­ment dans la ligne de celui-ci. De toutes façons le problème est posé, il le sera de plus en plus specta­culairement, car dans cette voie les choses vont très vite. Si l'on accepte une telle attitude à l'égard des documents émanant du Saint-Père, on ne voit pas comment on pourrait empêcher une attitude analogue à l'égard de documents émanant (par exemple) de l'A.C.A. 201:65 Si l'approbation totale donnée par « La Croix » du 2 mars au livre du P. de Soras -- approbation déclarant que ce livre procure « un enseignement vraiment magistral » et que « jamais sans doute rien de si précis et de si solide n'avait été écrit sur ce sujet » -- était véritablement une approbation « conforme aux directives de l'A.C.A. », il serait bien délicat de redresser la situation qui aurait été ainsi créée. ============== #### Informations sur l'Algérie On nous trompe de toutes les manières sur ce qui se passe en Algérie. La seule critique interne des informations qui nous sont données justifie un doute radical et invite à suspendre son jugement sur beaucoup de points : car, à elle seule, cette critique interne ne permet pas de connaître la vé­rité. Elle permet seulement de savoir et d'affirmer que la vérité n'est pas telle qu'on nous la présente plus ou moins officiellement. Un exemple de ce travail critique a été publié dans « La France catholique » du 18 mai. Ce jour­nal, avec Fabrègues, avec Baresta, avec toute son équipe, sauve l'honneur et fait front contre le men­songe qui envahit tout. Sous le titre : « Questions sur l'information concernant l'Algérie », il montre l'épaisseur et la profondeur du mensonge dans le­quel on veut nous enfermer. Tous les moyens mo­dernes d'information, dont le monde contemporain est si fier, sont présentement employés non pour nous informer, mais pour nous tromper. Il faut le savoir. Voici le texte intégral de ce travail critique : Le jugement porté sur les choses et les gens d'Algérie par les Français de la métropole n'est pas seulement affaire de justice. Il engage l'avenir de l'Algérie et celui de la métropole par les décisions qu'il conduit l'une et l'autre à prendre ou à accepter. Peu de Français de la métropole ont le loisir, -- ou le goût -- de lire l'ensemble de la presse française, quotidienne ou hebdo­madaire, à plus forte raison de la lire complètement : les ti­tres -- et souvent uniquement ceux de leur quotidien habituel -- leur suffisent. 202:65 Ils ne connaîtront donc jamais, pour 90 % d'entre eux, ce qu'on pourrait appeler « l'information entre crochets », ces courtes notes de mise au point (généralement en petits caractères) qui infirment, démentent ou situent avec un peu plus d'exactitude les titres à sensation ou les principaux articles et éditoriaux dont ils avaient pris connaissance la veille. Encore ces notes ne sont-elles pas toujours publiées... Telle « précision » apportée avec assurance la veille à une information de première page -- qui lui donne tout son sens -- sera démentie le lendemain ; qui le saura jamais ? A l'usage de nos lecteurs, nous posons ci-dessous un certain nombre de questions à propos de quelques « grandes informa­tions » récentes, questions qu'ils se posent comme nous, s'ils ont lu justement l'ensemble de la presse française ou, mieux en­core, les grands journaux étrangers. -- Comment se fait-il qu'à la suite du démantèlement de la plupart des réseaux O.A.S. métropolitains, aucune piste ne soit remontée jusqu'aux assassins d'Issy-les-Moulineaux ? A-t-on pu avoir une idée des véritables auteurs de l'attentat ? -- Dans le dernier numéro de « L'Express », M. J.-J. Servan-Schreiber révèle que des « barbouzes » anti-O.A.S. ont essayé de l'attirer dans un guet-apens il y a moins de quinze jours. A qui aurait-on attribué immédiatement l'attentat si le guet-apens avait réussi ? N'aurait-on pas assisté alors aux mêmes manifestations publiques qu'après le crime d'Issy-les-Moulineaux ? Qui aurait osé déclarer que ces conclusions étaient un peu hâtives ? -- Est-il exact -- et dans quelle mesure -- que les assassinats de musulmans effectués en véritables séries dans des quartiers périphériques d'Alger et qui ont suivi la fusillade de la rue d'Isly ont été en fait des règlements de compte entre musul­mans ? -- A propos de cette même fusillade de la rue d'Isly, il a été officiellement démenti que les tirailleurs algériens qui ont tiré dans le dos de la foule appartenaient aux katibas F.L.N. de la willaya III. Le sigle V 3 -- et non W 3 -- de leurs casques était le matricule d'un bataillon régulier. Les « informateurs » déploraient alors que ces troupes soient peu faites pour une besogne de maintien de l'ordre pour d'évidentes raisons psychologiques, et tactiques : ces troupes ne sont pas entraînées à ces tâches et de plus, sont destinées à passer un jour ou l'autre sous la hou­lette du F.L.N. Est-ce que ce sont les mêmes troupes que l'on fait maintenant entrer dans Alger et dans Oran pour y faire « régner l'ordre » ? -- Est-il exact qu'il existe des témoignages relatifs à l'odieux attentat des quais d'Alger, où une voiture piégée fit une vingtai­ne de morts et une centaine de blessés, et à l'incendie d'un camion-citerne d'essence sur les hauteurs dominant un quartier musulman, qui fit également de nombreuses victimes, témoi­gnages de musulmans, suivant lesquels ce sont d'autres musul­mans qui ont été vus ou trouvés conduisant les véhicules infer­naux en question ? De quelle appartenance étaient-ils ? 203:65 -- *Il y a quelque temps, des quotidiens avaient affirmé que des coups de feu avaient été tirés sur les services d'ordre par des commandos O.A.S. depuis le clocher de la cathédrale d'Oran -- dont l'archiprêtre vient d'être arrêté, puis relâché. Ces informations ont-elles été démenties à la suite d'une mise au point du prêtre en question et -- si oui -- de quelle façon ?* -- « Messages du Secours Catholique », dans son dernier numéro, met en parallèle un article du *Figaro* du 4-5-62 (« *Tizi-Ouzou connaît son premier printemps de paix depuis huit ans... Le cessez-le-feu n'est pas un vain mot. Pas d'attentat. Pas de provocation...* ») et la lettre d'un officier S.A.S. de Grande-Kaby­lie, qui cherche à reclasser en France ses moghaznis « *menacés dans leur vie, plusieurs d'entre eux ayant été assassinés* »*.* Vérité à Tizi-Ouzou, erreur en banlieue ? Comment et pourquoi une information « passe-t-elle » dans la presse et l'autre pas ? -- Éditorialistes et informateurs n'avaient pas assez de mots élogieux en faveur de la « fermeté » et de l'état d'esprit général des soldats du contingent. Après la fusillade de la rue d'Isly, à Alger, un ou deux journaux -- dont *Le Monde* -- ont fait état d'une évolution de cet état d'esprit. Peut-être ne serait-il pas inutile que des informations sur lui soient données aujourd'hui comme hier. -- Est-il exact que la clinique récemment attaquée par un commando O.A.S. servait de P.C. ou de refuge périodique au chef F.L.N. de la zone autonome d'Alger ? Cette information doit-elle être ou a-t-elle été démentie ? Il va de soi que ces questions légitimes ne sauraient consti­tuer une quelconque légitimation d'actions terroristes de quel­que ordre qu'elles soient : F.L.N., M.N.A., O.A.S., « barbouzes » ou autres, ni une quelconque excuse pour ceux qui les com­mettent. #### Chrétiens en Algérie Une lettre a paru dans la presse au mois d'avril. Elle a été, pour ainsi dire, démentie sans l'être au mois de mai. C'était une lettre de dirigeants d'Action catholi­que d'Oranie, adressée à l'Action catholique de métropole. Nous n'entendons pas souvent la voix des communautés chrétiennes d'Algérie. 204:65 Nous entendons surtout ce qu'on leur dit. Nous apprenons aussi ce qu'on leur fait ; ou du moins une partie de ce qu'on leur fait. Mais que pensent ces hommes et ces femmes sur qui l'on fait pleuvoir un déluge d'appels au calme, d'objurgations, d'homélies, de tirs d'armes lourdes ? Le texte de la lettre, La lettre parut, entre autres, dans « La Croix » du 29 avril, et le 4 mai dans « Témoignage chrétien » et « La France catholique ». Voici le texte : « Le cessez-le-feu qui a été signé à Evian a pu apparaître comme la fin d'un drame qui est notre drame depuis plus de sept ans. Pour nous, chrétiens militants d'Action catholique, ou responsables d'œuvres sociales en Algérie, nous savions que le « cessez-le-feu » serait la mise à feu de notre pays. Car, depuis deux ans, pour ne pas remonter plus loin, nous avons senti qu'avec une ténacité calculée, toute la politique gouvernementale voulait la rupture et, pour ce, mettait au point une propagande, une information, une action, qui auraient pour résultat de dres­ser les musulmans et les métropolitains contre les chrétiens ou les Européens d'Algérie. « Nous avons été, les uns témoins, les autres victimes de répressions arbitraires et d'arrestations qui atteignaient ceux-là même qui cherchaient par tous les moyens à créer ici la com­préhension, la sympathie et l'unité. Prêtres, médecins, respon­sables du Secours catholique, simples pêcheurs de la marine ou chefs d'entreprises agricoles ou industrielles, ont peuplé ou peuplent encore les camps d'hébergement, ayant comme unique reproche à se faire -- si tant est que cela soit un reproche -- celui d'avoir acquis par leur mission ou leur œuvre un large rayonnement en milieu musulman. Or, cette influence gênait. « Cela ne suffisait pas, il fallait que la rupture soit sanction­née par le « heurt des communautés », pour reprendre une expression gouvernementale. C'est alors qu'eurent lieu des pro­vocations de bandes communistes -- une centaine de garçons pour Oran. Elles s'attaquaient aux musulmans -- et ce furent les scènes de violence dont la presse s'est empressée de dire qu'elles étaient des « explosions de racisme ». Hélas ! la réalité était autre, puisque, tandis que la police surveillait d'un œil bienveillant ces scènes odieuses, de braves pieds noirs, au ris­que de leur vie, protégeaient des musulmans, qu'ils considéraient encore comme leurs amis. 205:65 « Une dernière phase naquit ; puisqu'une « organisation » secrète se mêlait de remettre l'ordre là où l'État souhaitait le désordre, elle devait devenir le bouc émissaire de tous nos maux alors qu'il suffisait de lire les tracts distribués régulièrement aux citadins pour savoir que jamais il n'y fut question d'appel au meurtre ou à la violence. (De même, il serait inexact de croire que certains attentats qui, en métropole, servent la cause gouver­nementale, émanent de ladite organisation ; le silence que l'on a fait sur l'attentat d'Issy-les-Moulineaux en est une preuve). -- Pour avoir méconnu la vérité. -- Pour n'avoir pas dénoncé la cause d'un mal qui, aujour­d'hui, met en péril la vie même de notre nation. -- Pour avoir accepté la politique du « bouc émissaire » au lieu de s'informer sainement et de chercher à connaître par l'intime le drame qui se joue ici. -- Pour avoir condamné avant d'avoir satisfait à la vérité et à la justice, nous considérons que l'Église de France partage avec le pouvoir une large responsabilité dans les événements qui, de plus en plus, ensanglantent cette terre. La violence n'a jamais rien résolu, disait le Pape, et ici où nous savons le prix de la violence, nous en sommes convaincus plus que quiconque. Mais la violence ne naît jamais spontané­ment ; elle est la réaction d'un amour qui se voit refusé, d'une justice qui se sait lésée, d'une vérité qui se sent bafouée. Ce qu'aujourd'hui l'Église de France semble nous refuser, c'est son amour. Et ce que le gouvernement nous a déjà refusé, c'est la justice et la vérité. Ne condamnez donc pas cette violence avant d'avoir dénoncé les causes qui l'ont motivée. -- Pour ce faire, il y faut une indépendance de jugement et une liberté d'expression qui aujourd'hui n'existent plus. -- Pour ce faire, il faut être convaincu que, sous-jacent à ce drame, il y a le communisme, qui œuvre pour la désagrégation d'un monde où le christianisme avait mis son empreinte, et qui donc, souhaite une indépendance qui sera un asservissement au parti ; la réaction de Moscou et des États satellites après Evian devrait nous éclairer si nous n'étions pas aveuglés par la propa­gande et la presse. -- Pour ce faire, il faut savoir, et nous, nous en sommes témoins, que la réaction violente de la communauté européenne est une légitime défense face à des provocations ou des agressions que l'on fait. Nous avons vécu des journées d'Oran, des journées du bled, et nous savons bien que la colère n'est montée *que parce que d'abord* il y a eu agressions, attentats ou violences. La légitime défense est un droit ; dans certains climats psychologiques, elle prend allure de guerre. « Mais pourquoi ne condamnez-vous pas la faiblesse et la complaisance du gouvernement pour ceux qui assassinent, ou qui ont assassiné, pour devenir un interlocuteur valable ? Ignore-t-on, en France, la qualité des hommes qui constituent le C.N.R.A. ? 206:65 « Tant qu'il y aura calomnie et mensonge à notre endroit, il y aura ici du sang et des morts. Vous voulez que la violence cesse, et nous le voulons plus que vous, car, pour nous, c'est de notre vie qu'il s'agit. Proclamez donc la vérité, dénoncez le men­songe, l'arbitraire, l'injustice et croyez bien qu'en nous il n'y a aucune haine, mais la seule souffrance de nous voir défigurés, caricaturés et trahis par ceux-là même qui devraient nous com­prendre, nous éclairer et nous encourager dans une lutte diffi­cile, mais chrétienne ; celle de remettre l'unité, la compréhen­sion et l'amour là où d'autres veulent la rupture, le mépris et la haine, puisque nous savons ici que l'indépendance dont on vous parle sera une étape dans la propagation de la révolution marxiste. « Nous avons aussi besoin de vos prières et de celles de nos frères de France ; en nous excusant de cette missive qui vou­drait servir à la vérité et à la paix, nous vous prions de croire à nos sentiments respectueux et chrétiens. » *Docteur Jarsaillon,* président diocésain de l'A.C.G.H. ; *Mlle Blanc,* présidente diocésaine de l'A.C.G.F. ; *M*. *Bourrat,* président diocésain d'A.C.I. ; *Mme Raoux,* présidente diocésaine de l'A.C.I. ; *M. Teytaud,* prési­dent diocésain du Centre chrétien des patrons d'en­treprise français « C.F.P.C. » ; *M*. *Brun,* président diocésain du Secours catholique ; *docteur Rousset,* président diocésain des médecins catholiques (Saints Côme-et-Damien) ; *M. Brault,* président du Conseil central des Conférences de Saint-Vincent-de-Paul. Premiers commentaires En publiant ce document, « Témoignage chré­tien » le faisait précéder d'un avant-propos fort significatif. On y renouvelait la mise en garde, déjà formulée par le même journal, contre Mgr Lacaste, évêque d'Oran, en décrétant que « certai­nes de ses déclarations n'ont peut-être pas toujours concouru à apaiser et à éclairer les esprits ». 207:65 En outre, « Témoignage chrétien » rejetait en bloc toute « l'argumentation » des dirigeants ca­tholiques oranais : « ils paraissent sourds. Ils pré­fèrent trouver la justification de leur combat en brandissant l'épouvantail de la révolution marxiste, cet argument éculé. » \*\*\* Le commentaire de « La Croix » était constitué pu une notice qui apportait notamment cette précision troublante « Les chrétiens d'Algérie ont toujours un représentant à l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques en la personne de l'Archevêque d'Alger, qui a toujours informé les Évêques de la situation de l'Église en Algérie. » Les démentis Le 9 et le 11 mai paraissaient dans « La Croix » des sortes de démentis. Nous les reproduisons, eux aussi, intégralement, Le 9 mai, celui du Secrétariat général de l'A.C.I. (de métropole) : *Le Secrétariat général de l'A.C.I. nous communique la note suivante :* La presse s'est fait l'écho, ces derniers jours, d'une lettre adressée par les chrétiens d'Oranie aux chrétiens de métropole. Le texte publié fait état de la signature de plusieurs personnes représentant les unes des institutions chrétiennes, et les autres des mouvements apostoliques. Il appartient au Secrétariat général de l'A.C.I. d'apporter les précisions suivantes : Fin mars, à deux reprises, le Secrétariat était saisi d'une de­mande de ses représentants à Oran concernant l'autorisation de signer le texte en question. En accord avec les dirigeants natio­naux des autres mouvements apostoliques en cause (A.C.G.H. et A.C.G.F.), le Secrétariat général de l'A.C.I. estimait devoir refuser cette autorisation et le faisait savoir, par lettre et par télégramme, aux intéressés. La publication dans la presse, dans les conditions exprimées par *la Croix,* du document en question, a suscité une légi­time émotion et conduit de nombreux militants à interroger l'A.C.I. à ce sujet. La réponse la meilleure réside dans la lettre, reçue le 7 mai au Secrétariat général, de ses représentants à Oran. Ils écrivent : 208:65 « Nous venons d'apprendre que la lettre des « responsables d'Action catholique », que nous vous avions soumise il y a quel­que temps en vue d'une diffusion éventuelle, avait paru ces jours-ci (y compris noms et qualités) dans certains journaux ou publications. Nous nous étions conformés à votre décision et nous pen­sions que notre témoignage en était resté là. Nous sommes absolument navrés de cet état de choses. Ainsi qu'en témoignaient nos précédentes démarches, nous vous renouvelons notre dévouement. Nous vous prions de croire en l'expression de nos sentiments profonds et sincères et vous assurons de nos prières. » Il est inutile d'ajouter le moindre commentaire. Qu'il soit permis seulement à l'A.C.I. d'assurer ses militants de toute sa confiance pour la lucidité courageuse dont ils témoignent, de solliciter à nouveau de leur part une prière fervente pour les chrétiens les plus mêlés à ce drame, de demander à tous la préoccupation de l'accueil et l'expression d'un amour fraternel. Le 11 mai, une note de l'Action catholique géné­rale (de métropole) : *L'Action catholique générale* (*A.C.G.F. et A.C.G.H.*) *com­munique :* La parution dans la presse d'un texte intitulé « Une lettre des responsables d'Action catholique d'Oranie », a déjà suscité une note du secrétariat général de l'A.C.I. apportant les éclaircissements indispensables. (*La Croix,* 9 *mai* 1962*.*) Les deux Mouvements d'Action catholique générale (A.C.G.F. et A.C.G.H.) sont en mesure d'affirmer à leur tour, d'après les correspondances qui viennent de leur arriver d'Oran, que le do­cument en question qui, d'ailleurs, n'a jamais existé qu'à l'état de projet, a été publié à l'insu de leurs responsables oranais. L'A.C.G.F. et l'A.C.G.H. demandent avec instance le secours des prières de tous, pour soutenir le courage de ceux qui, iné­branlablement fidèles à l'Église, se trouvent au creux de la grande épreuve actuelle. D'une lecture attentive de ces textes, il semble que l'on puisse conclure : 1. -- La lettre « n'a jamais existé qu'à l'état de projet » : toutefois cette formule risque de com­porter une équivoque. Le « projet » en était au stade où le texte de la lettre avait reçu son état définitif et l'accord des signataires, et où ne manquait plus que l'autorisation des états-majors métropolitains. 209:65 2. -- Du moins en ce qui concerne l'A.C.I., l'au­torisation a été demandée « à deux reprises », ce qui paraît témoigner d'une insistance très déter­minée. 3. -- Par discipline, les dirigeants catholiques oranais se sont inclinés devant le veto des états-majors catholiques métropolitains. 4. -- Il apparaît que les états-majors métropoli­tains n'ont pas, en l'occurrence demandé aux di­rigeants catholiques oranais de retrancher ou d'at­ténuer certains passages de leur lettre ; il n'appa­raît pas non plus qu'ils leur aient demandé d'exprimer d'une autre manière leur témoignage. Ils leur ont, semble-t-il, imposé de se taire purement et simplement, estimant inutile, ou inopportun ou mauvais, que les chrétiens de métropole puissent savoir ce que pensent ces chrétiens d'Oranie qui meurent chaque jour. Il convient qu'ils meurent en silence. 5. -- La substance de cette lettre n'est donc, en droit, ni officielle ni signée ès-qualités. En fait, elle représente ce que les chrétiens d'Oranie auraient voulu dire aux chrétiens de métropole, si on leur avait permis de dire ce qu'ils pensent. Le commentaire de Luc Baresta\ dans « La France catholique » Dans « La France catholique » du 18 mais Luc Baresta est revenu sur l'ensemble de l'affaire. Son article présente, entre autres qualités rares, celle d'aborder nettement la question d'une déformation systématique de la pensée de l'Église en général et de l'Église de France en particulier, sur la décolo­nisation et sur la question algérienne. Il n'est pas vrai que la doctrine de l'Église im­pose, couvre ou excuse les horreurs que subissent les chrétiens d'Algérie, et sur lesquelles on empêche lu chrétiens d'Algérie d'élever la voix. 210:65 A la date où nous mettons sous presse cet article de Luc Baresta est unique dans toute la presse catholique, et cela, à coup sûr, l'histoire le retiendra. Voici le texte intégral de cet article Avec le souvenir de Jeanne d'Arc, nous avons, ces jours-ci, en nos mémoires, celui d'une « grande pitié au Royaume de France ». Grande pitié où vint une grâce. Et sous nos yeux, ou plutôt au travers du cœur, nous avons la « grande pitié », la longue souffrance de l'Algérie. Nous avons ce drame sanglant, ce prochain en détresse et qui n'habite pas seulement Alger, Oran et Bône, mais les consciences : les nôtres, Français de métropole. Nous avons par exemple, cette lettre envoyée d'Oranie, et qui fut publiée avec les signatures de huit « présidents diocé­sains » d'Action Catholique ou d'œuvres sociales. Ce n'est pas que sa publication, et celle des signatures et titres qui l'accom­pagnent n'ait pas été marquée d'équivoques. Ainsi les signatai­res -- dont l'un est maintenant interné dans le Sud algérien avec son aumônier ! -- ont-ils fait savoir que leur texte n'était pas destiné à la publication dans la presse. D'autre part, quatre des organisations représentées : A.C.I. -- A.C.G.H. -- A.C.G.F., ainsi que les Conférences de Saint-Vincent de Paul, ont exprimé leur surprise : la publication a eu lieu sans l'accord de la première et à l'insu des responsables des trois autres Ces réserves étant faites, nous constatons que le texte a connu, cependant, une assez importante diffusion. Pour ne parler que de la presse catholique, il a été reproduit ou largement cité, non seulement ici même, comme on a pu s'en rendre compte, mais dans *La Croix, Témoignage Chrétien, les Informations catholiques inter­nationales.* Aussi bien ce texte peut-il constituer, sur l'évolution actuelle du drame algérien, un témoignage essentiel, disons un point de départ, pour la réflexion. Et tout d'abord, nous verrons ce point de départ dans une affirmation que nous n'approuvons pas : celle qui met en cause, et avec quelle dureté, « l'Église de France ». Mais ces trois mots, qui désignent-ils ? Car enfin, on ne peut réduire « l'Église de France » à telle ou telle voix catholique particu­lière et particulièrement engagée, ni même à telle ou telle ten­dance parmi d'autres : ce serait faire de « l'Église de France » une bien étrange petite chapelle. C'est donc de la hiérarchie qu'il s'agit. Mais quel fut son enseignement touchant l'Algérie ? Car la hiérarchie a parlé. Sur la fin et sur les moyens. Sur la fin : elle n'a fait que développer, en les appliquant à l'Algérie, certaines affirmations majeures de l'Encyclique *Fidei donum.* Elle a souhaité que les rapports humains établis par la colonisation évoluent vers plus de liberté et de dignité pour les populations jusque là défavorisées ; 211:65 elle a souhaité que ces rap­ports humains évoluent pâr une collaboration constructive de la métropole et de l'Algérie, et selon des exigences qui ressortis­sent à la justice et à la prudence, non au nationalisme aveugle ou à la dialectique marxiste. Sur les moyens, elle n'a cessé de contester que, dans cette évolution et dans la situation dramatique où s'est trouvée l'Al­gérie, tous les moyens fussent bons. Il existe des moyens intrin­sèquement pervers et dont « l'efficacité » est indéfendable. Cette contestation, non moins que la recherche de justes fins, est une attitude essentiellement chrétienne parce qu'elle engage, préci­sément, le sens chrétien de la personne. C'est pourquoi dans les jugements à porter sur les différents aspects du conflit algé­rien, ni le terrorisme F.L.N., ni certains moyens de la riposte française n'ont pu et ne peuvent échapper à cette contestation. Ni l'insurrection O.A.S. Ni la manière dont on lutte contre cette insurrection. Mais on ne voit pas que nous dussions conclure, de toutes les déclarations de l'Église de France, qu'il fallait livrer l'Algérie à la révolution F.L.N. Ce qui apparaît plutôt, c'est, entre la perspective proposée par « l'Église de France » et « la révolution F.L.N. », une très grande différence. La différence qui existe entre une saine décolonisation, qui est le but, le résultat, le couronnement de la colonisation ; et une décolonisation caricaturale, terroriste, oppressive, qui vise, par une révolution radicale, à effacer l'œuvre de la colonisation, et sert ainsi la stratégie soviétique. C'est pourquoi nous retrouvons ici -- et nous devons la com­prendre -- toute l'angoisse de nos frères catholiques d'Oranie. Nous retrouvons, nous comprenons l'angoisse de ceux qui ont connu, qui connaissent le F.L.N. non par ses diplomates, mais par ses égorgeurs, par la terreur quotidienne dont il a fait, pendant de longues années, sa seule politique à l'intérieur de l'Algérie. C'est une angoisse de Français et une angoisse de chrétiens. François Mauriac écrit à ce sujet que s'il existe un espoir, il doit être placé dans les chrétiens qui s'en tiennent à la charité, et n'acceptent d'autre loi que celle-là. Son propos a grande force. Il ajoute «* Dans l'abomination quotidienne, il nous reste du moins ceci : l'esprit qui se manifeste au Maroc chez les Bénédictins de Toumliline. *» Mais ces rencontres de Toumliline ces carrefours de la foi catholique et de l'Islam, que sont-ils devenus ? François Mauriac dit encore : «* Il n'existe pas d'Église d'Algérie distincte de la nôtre, ni un christianisme algérien qui puisse réagir à l'assassinat des femmes et des enfants autrement que nous le faisons. *» C'est bien vrai qu'il s'agit de la même Église. 212:65 Mais que penser des agressions, des crimes qui ont provoqué la colère dans la Communauté européenne ? Le terroris­me F.L.N., les métropolitains le voient de très loin, et l'oublient. Pour nombre d'entre eux, il n'y aura eu d'assassins, en Algérie, que du côté de l'O.A.S. Le mécanisme des informations, les forme à ce réflexe. Mais comment pourrait-il en être de même pour ces Français d'Algérie qui ont connu parmi leurs proches, y compris parmi leurs amis musulmans, l'œuvre du F.L.N. : des cadavres mutilés, yeux crevés, gorge tranchée, des femmes violées et éventrées ? On leur demande de ne pas se faire des complices d'assassins. Mais, que voient-ils, sinon que ceux-là même qui ont ordonné attentats et même massacres collectifs pendant sept années, sans que nulle voix de cette rébellion, ne se soit élevée contre ces horreurs, ou les ait simplement regrettées, deviennent aujourd'hui des excellences ? Non, le problème n'est pas simple. On s'en rendra mieux compte en lisant dans le dernier numéro de *Messages*, publication du Secours Catholique, la page intitulée « Algérie douloureuse ». On y trouvera, par exemple, un témoignage, signé de presque six cents noms, sur les tirs qui firent 45 morts et blessés à Bab el-Oued. Ou encore ce témoignage et cette question sur un certain racisme : «* Ici, à Constantine, les Arabes ont observé exactement cessez-le-feu vis-à-vis de l'armée. Mais, depuis trois mois, la chasse aux juifs est quotidienne. Plus de la moitié de la population israélite a dû s'enfuir. Parmi ceux qui restent, c'est un massacre continuel par les musulmans : femmes et enfants sont tués et piétinés sans pitié. Pourquoi les journaux de Paris et la radio ne disent-ils pas la vérité sur ce racisme-là ? *» Oui, il faut que nous sortions, Français de la métropole, de nos indifférences et de nos oublis. Il y a là-bas, dans ces Français qui souffrent, une partie de l'Église, une partie de la France. Il faut que nous retrouvions le mystère d'amour capable de re constituer le tissu de notre nation déchirée. Quelle actualité -- celle d'un appel poignant -- trouvaient, dimanche dernier ces paroles que Claudel a placées dans la bouche de Jeanne : «* Toutes les mains de la France ne feront qu'une seule main. *» Les mains que tendent encore vers nous, à travers l'amertume et les éclats de l'indignation, nos frères d'Algérie, mains vides et qui frémissent de tant de peines et d'amour blessé, saurons-nous les prendre ? Et quelles mains, d'ici sont tout spécialement désignées pour les saisir, sinon celles des chrétiens ? 213:65 #### Un curé en appelle à l'Église Voici maintenant les paroles d'un curé du Constantinois. Elles remontent au mois d'avril. C'est l'allocution prononcée pour accueillir l'Évêque venu donner le sacrement de la Confirmation. De ce texte, nous retranchons seulement les noms de lieux. Qu'on veuille bien noter la date : avril 1962. Monseigneur, C'est toujours une grande joie pour là paroisse d'accueillir son Évêque, d'accueillir celui qui, de par Dieu, a reçu mission de nous conduire vers le Père des Cieux en nous transportant la Vie qui nous sauve, et la Vérité qui nous délivre. Nous le faisons avec joie, mais aussi avec simplicité. En ef­fet, votre venue coïncide avec un passage à vide de la paroisse : il n'y a momentanément pas de chorale car nous sommes tribu­taires des militaires qui vont et qui viennent. A ce propos, je saisis l'occasion de leur exprimer publiquement, devant vous Monseigneur, toute la gratitude de la paroisse pour leur dévoue­ment. Simplicité aussi de notre accueil, Monseigneur, car, dans les angoisses et les incertitudes actuelles, il serait déplacé d'or­ganiser des festivités et d'afficher un optimisme de commande, alors que les cœurs saignent : quand la maison brûle, on ne fait pas la fête. Il me faut vous présenter la paroisse. En 1914 XXX était une paroisse rurale de 1.200 chrétiens. Aujourd'hui, il en reste 300, noyés au milieu de 12.000 âmes, dont 9.000 au village. C'est la chute brutale qui va s'accélérant puisque, depuis octobre, 10 familles sont parties. La composition du village s'en est profondément modifiée il ne reste plus que 6 cultivateurs, et le gros de la population est maintenant représenté par les fonctionnaires où dominent les instituteurs et les cheminots. Cinq communes rurales sont rattachées à la paroisse cen­trale. Là aussi, c'est la chute brutale. Ainsi à YYY, il ne reste plus que 12 familles, dont 10 cheminots, alors que cette com­mune a eu un curé à demeure jusque vers 1920. 214:65 Au cours de vos tournées pastorales, vous avez dû partout entendre sonner ce glas de l'Église de Constantine. Est-il permis de rappeler que cette Église n'est pas une abstraction de ma­nuel, mais une réalité de milliers d'êtres de chair et de sang. Déjà, cette disparition progressive d'une chrétienté autrefois florissante ne peut laisser indifférent, mais quand on touche du doigt la somme de souffrances humaines et la somme d'injusti­ces que cela représente pour les individus -- qui sont cette Église -- on frémit. Aussi, Monseigneur, dans cette présentation du village, vous me pardonnerez de ne pas afficher un optimisme aussi béat qu'artificiel, ou de ne pas entonner un chant à la gloire progrès spirituels accomplis par le village. Car faire un tableau idyllique serait vous tromper, Monseigneur, et aussi tromper l'attente de mes ouailles, qui ne peuvent d'elles-mêmes vous faire entendre la voix de leur angoisse. Je voudrais simplement, ce soir, vous parler des préoccupa­tions de chacun, ou, pour employer le langage de l'Action Catholique exposer les « problèmes de vie ». Il me faut commencer par les plus petits, ces petits retrai­tés, communaux la plupart, qui vivent au village. Leur problème est navrant, après toute une vie passée pour le bien commun. La minceur de leur retraite, le fait que beaucoup n'ont plus de parents en Métropole, rend le départ hypothétique et redoutable. Car, par-delà la misère qui les attend, c'est le crève-cœur de quitter un pays qu'ils ont aidé à construire. Quant aux fonctionnaires, ceux qui en ont l'âge ont demandé leur mise à la retraite ; mais ils sont une minorité à remplir les conditions. Un grand nombre a demandé sa mutation en Métropole ; bien peu auront satisfaction, car la demande est trop grande. Pour eux aussi, c'est un crève-cœur : d'abord celui de ne plus pouvoir décemment continuer à servir un pays qu'ils aiment et, pour beaucoup, celui d'être obligés d'abandonner un pays où ils sont nés et où ils laissent les tombes de leurs parents. Et encore, je n'évoquerai pas la perspective effarante de ne pouvoir emporter son mobilier, ces mille petites choses lourdes de souvenirs qui ont été le cadre de toute une vie. Pour les cultivateurs, la situation est encore plus doulou­reuse parce qu'ils sont isolés, donc plus vulnérables. Moins d'un mois après ce qu'il est convenu d'appeler le « cessez-le-feu », tous, à de rares exceptions près, sont rançonnés... avec des menaces non déguisées. D'autres paroisses ont déjà dû vous le dire avant moi. Voici les faits ! 215:65 A tous, il est demandé d'abord ce qui est appelé « l'arriéré de la cotisation » depuis 7 ans, ce qui fait toujours 1 ou 2 millions de plus... qu'ils sont bien incapables de réunir. En plus, il est exigé le 5^e^, c'est-à-dire 20% de la récolte En plus, 8.000 fr. par mois par tracteur et par voiture. A ZZZ, un demande à réfléchir : 3 jours après, les troupeaux des environs sont réunis et mis à pâture dans son blé. A WWW, un autre refuse : il trouve peu après son tracteur saboté. Certains n'osent plus aller dans leurs champs ; car il est inutile de porter plainte. D'où la terreur qui recommence. C'est ainsi que l'on voit s'amorcer la « socialisation des terres », belle formule pour signifier le dépouillement intégral, et à laquelle je vous laisse le soin de donner une note morale. Elle commence par les Européens avant de s'attaquer aux Musulmans ; la situation rend de plus en plus le travail impossible : c'est l'étranglement silencieux des cam­pagnes. Pendant que j'écrivais ces lignes, un paroissien m'a rendu visite : il venait d'être prisonnier pendant 2 jours... là encore, je me contente de citer les faits. En dehors du travail, il est aussi d'autres secteurs où la situa­tion devient critique. A VVV, une jeune fille fait ses études en France ; il vient d'être dit à sa mère : « *Ta fille doit revenir car elle doit épouser un musulman* »... là encore, Monseigneur, je vous laisse mettre l'étiquette morale. Deux personnes au vil­lage ont été menacées, non pas simplement leur personne, mais « toute leur famille doit y passer ». J'espère que des paroles il ne sera pas passé aux actes. D'un autre côté, je ne puis rien vous dire de la population musulmane, car la loi du silence s'est abattue. La seule chose qui est visible, c'est qu'il n'est plus permis d'aller chez le médecin parce qu'il est Européen. Voilà, Monseigneur, les problèmes de vie ; je ne les ai esquis­sés que par quelques faits symptomatiques, sans le moindre commentaire ; je les retrouve à longueur de journée au cours de mes visites pastorales. Je sais parfaitement, comme tout le monde, que nous sommes à une période critique, très dure à passer, mais nul ne sait de quoi demain sera fait ; et déjà, la somme d'injustices et de souffrances est grande. Voilà aussi, Monseigneur, ce que chacun vous dirait si le temps vous permettait de parler avec tous. Voilà les « problè­mes de vie » qui sont notre angoisse : l'injustice devient nor­male, la haine insidieuse tente d'étouffer tout, le danger d'apos­tasie pointe à l'horizon... alors que, et cela vous le savez, ils ont conscience, sans être des saints, non seulement de ne pas l'avoir mérité, mais d'avoir servi un pays qu'ils aiment. Certains, dans leur désespoir, en arrivent à murmurer : « *Le gouvernement livre les corps et l'Église livre les âmes* »*.* J'ose, Monseigneur, vous rapporter ce propos, même dans ce qu'il a d'outrancier, parce qu'il est révélateur de l'angoisse pro-fonde qui étreint les cœurs et qui vous découvre quelle souf­france attend une parole de compréhension. 216:65 L'injustice et de mépris d'un Gouvernement est douloureux, mais arrive à être supporté ; le mensonge et la haine de journalistes en mal de copie arrive aussi à être supporté ; mais le silence de l'Église... de cette Église qui est le dernier refuge de la Vérité et de l'Amour, ce serait scandale, car le troupeau se trouverait sans pasteur. C'est pourquoi, Monseigneur, je vous ai exposé ce soir ces problèmes de vie, ou plutôt de « survie », parce qu'ils mettent en lumière les besoins de votre peuple, et aussi parce que c'est à ces questions angoissantes et vitales que tous attendent ré­ponse et lumière. ============== 217:65 ### AVIS PRATIQUES Prochaines parutions 1. -- Comme chaque année, nous publions un seul numéro « juil­let-août » et un seul numéro « septembre-octobre ». 2. -- Le numéro de juillet-août est le présent numéro (n° 66). 3. -- Le numéro de septembre-octobre paraîtra pour le 1^er^ octobre. Ce sera notre numéro spécial, annoncé depuis longtemps, sur Charles De Koninck. 4. -- Avec notre numéro de novembre (n° 67) nous reprenons notre parution mensuelle. Tirés à part Les tirés à part sont à commander uniquement à nos bureaux. Voici la liste des tirés à part actuellement disponibles : 1. -- Déclaration fondamentale de la revue « Itinéraires » : 1 NF franco. 2. -- Jean MADIRAN : La Cité catholique aujourd'hui Troisième édition augmentée (contenant : « La Révolution et la Contre-Révolution », « Saint Pie X », « Huit remarques sur le Sorassisme », « La diversion anti-intégriste », « Pour l'apaisement ») : 6 NF franco. 3. -- Joseph HOURS : La conscience chrétienne devant l'Islam, 1 NF franco. 4. -- R.P. CALMEL : L'Église de Jésus-Christ et l'ordre temporel, 1 NF franco. 5. -- Marcel CLÉMENT : Défense et illustration de l'exploitation paysanne, 1 NF franco. 6. -- Jean MADIRAN : Lettre à Jean Ousset 1 NF franco. 7. -- Jean MADIRAN : l'Église permet une collaboration avec le communisme ? 1 NF franco. 8. -- André CHARLIER : Invention à deux voix, 1 NF franco. 218:65 9. -- Louis SALLERON : La diffusion de la propriété en Allemagne, 1 NF franco. 10. -- Jean MADIRAN : Note sémantique sur la socialisation et sur quelques autres vocables de « Mater et Magistra », 2 NF franco. 11. -- Jean MADIRAN : La pratique de la dialectique, 3 NF franco. 12. -- Jean MADIRAN : La technique de l'esclavage, 3 NF franco. \*\*\* 13\. Jean MADIRAN : Parole et Mission, 1 NF franco : l'article contenu dans notre numéro 64 sur les diffamations et les calomnies diffusées, sous la caution de la « théologie missionnaire » selon saint Dominique en tant que telle, par des Dominicains des Éditions du Cerf. \[...\] 220:65 LES COMPAGNONS\ D'ITINÉRAIRES Association selon la loi de 1901, fondée au mois de mai 1962. Son but statutaire : « L'association dénommée LES COMPAGNONS D'ITINÉ­RAIRES a pour but de développer la diffusion de la revue *Itinéraires*. A cet effet, en particulier, elle met cette re­vue, notamment par un système de bourses, à la dispo­sition de personnes empêchées de souscrire un abonne­ment au tarif normal. « Elle étudie, coordonne et met en œuvre toutes initiatives susceptibles de faciliter et d'étendre l'abonne­ment à la revue. « Son esprit est celui de la « Déclaration fondamentale » de la revue *Itinéraires* et son activité s'exerce en accord avec le Directeur d'Itinéraires. » \*\*\* La première tâche des « Compagnons d'Itinéraires » : L'entraide à l'abonnement. Les abonnés qui ne sont pas financièrement en me­sure de souscrire leur réabonnement au tarif normal, spécialement les Français d'Algérie, les étudiants, les pères de famille nombreuse, et, tous ceux qui ont des difficultés matérielles, -- adressent aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES leur candidature à une bourse partielle ou totale d'abonnement. Les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES n'ont au départ aucune ressource. C'est pourquoi il s'agit d'une tâche non pas d'aide, mais d'entraide. Les ressources attendues sont celles des cotisations : -- 10 NF pour les membres actifs ; -- 100 NF pour les membres donateurs, -- 500 NF pour les membres fondateurs. Correspondance, demandes de renseignements, ver­sements, sont à envoyer *uniquement* à l'adresse sui­vante : -- COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, 14, Cité Verte, Sucy-en-Brie, Seine-et-Oise. ============== fin du numéro 65. [^1]:  -- (1). *La Cité catholique aujourd'hui*, pp. 22-25, et passim. [^2]:  -- (2). Dans *La Croix* du 2 mars 1962. [^3]:  -- (3). Numéro de mars 1962, pp. 326-327. [^4]:  -- (4). Dans un certain numéro de *Parole et Mission* à propos duquel on se reportera utilement à *Itinéraires*, n° 64 (tiré à part : 1 NF franco). [^5]:  -- (5). *Verbe*, n° 129, p. 67. [^6]:  -- (6). Voir la description et la critique de *ce cléricalisme inversé* dans la « Note » du P. Calmel « sur les rapports entre les clercs et les laïcs », *Itinéraires,* n° 63. [^7]:  -- (7). *Verbe*, n° 129, pp. 75-77. [^8]:  -- (8). *Le réalisme méthodique*, Téqui éditeur, p. 89. [^9]:  -- (9). *La Croix,* art. cité. [^10]:  -- (10). C'est nous qui soulignons la contre-vérité explicite et flagrante : « Elle se réfère ». -- Le même article du P. Villain contient une autre contre-vérité encore plus flagrante, et encore plus regrettable, qui a été relevée dans *Itinéraires,* n° 62, page 224 et pages 229-230. [^11]:  -- (1). Soras. *op. cit.*, p. 121. [^12]:  -- (2). Soras, loc. cit. [^13]:  -- (3). Karl Rahner, *Dangers dans le catholicisme d'aujourd'hui*, traduction française chez Desclée de Brouwer, 1959. Sur cet ouvrage, voir l'étude du P. Calmel dans *Itinéraires*, n° 44, pp. 71 et suiv. [^14]:  -- (4). Sur ce « principe de subsidiarité », énoncé dans *Quadragesimo anno* en 1931, et remis en lumière par *Mater et Magistra*, voir le numéro spécial d'*Itinéraires*, numéro 64 de juin 1962. [^15]:  -- (5). Voir *La Cité catholique aujourd'hui, pp. 53-54.* [^16]:  -- (6). *Divini Redemptoris*, § 55. [^17]:  -- (7). *L'enseignement social de l'Église*, tome I, Spes 1953, pp. 15-16. [^18]:  -- (8). Soras, p. 27. [^19]:  -- (9). *Verbe*, n° 129, p. 25. [^20]:  -- (10). Soras, p. 69 [^21]:  -- (1). Ce point a été analysé en détail dans notre ouvrage : *On ne se moque pas de Dieu* (Nouvelles Éditions Latines 1957), chap. V. [^22]:  -- (2). Soras, pages 76, 78, 87, etc. -- L'article cité du P. Villain a paru dans les *Informations catholiques internationales* du 15 février 1957 ; son ouvrage, en trois volumes, aux Éditions Spes, [^23]:  -- (1). Article de *La Croix* du 2 mars 1962. -- Sur la contre-vérité de : « elle se réfère », voir plus haut, remarque I, *in fine.* [^24]:  -- (2). Soras, p. 68. [^25]:  -- (3). *Itinéraires*, n° 66. [^26]:  -- (4). Soras, pp. 66-68. [^27]:  -- (5). *La Cité catholique aujourd'hui*, pp. 55-56 : la partie la plus inacceptable de la citation en question y st reproduite. [^28]:  -- (1). Fayard, 1961. [^29]:  -- (1). Dans la *Revue thomiste*, année 1956 : « Le Magistère pontifical ordinaire, lieu théologique », p. 411 et passim. [^30]:  -- (2). Soras, p. 111. [^31]:  -- (3). Soras, p. 110. [^32]:  -- (4). *Ibid*. [^33]:  -- (5). Soras, p. 112. [^34]:  -- (6). Soras, p. 116. [^35]:  -- (7). *Ibid.* [^36]:  -- (8). Soras, p, 119. [^37]:  -- (9). Voir la Lettre de Mgr Lefebvre dans *Itinéraires*, n° 62, pp. 224 et suiv. [^38]:  -- (10). Loc. cit. [^39]:  -- (1). Louis Salleron, « Église et société économique », dans *Itinéraires*, n° 39, P. 35, [^40]:  -- (1). Aubier, 1959. [^41]:  -- (2). Soras, p. 38. [^42]:  -- (3). Soras, p. 56. [^43]:  -- (4). Il cite, pp. 81-82, trois textes de portée générale sur l'Église, et un autre texte, pp. 97-98, sur la compétence de l'Église en matière sociale. Dans cette dernière citation, le P. de Soras a intercalé une parenthèse, mais la typographie est telle qu'il faut se reporter au texte-même pour découvrir si cette parenthèse est du P. de Soras ou du Pape. Après les mots : « *Incontestable est la compétence de l'Église* », le P. de Soras ajoute entre parenthèses : « *c'est-à-dire de la hiérarchie, et notamment de la Papauté* ». -- Enfin il mentionne p. 112, en note, et sans le citer, un passage d'*Humani generis* qu'il paraphrase brièvement, en omettant l'affirmation essentielle du passage qu'il paraphrase, -- à savoir qu'au Magistère ordinaire du Pape s'applique aussi la parole : « Qui vous écoute m'écoute » (Luc, X, 16). [^44]:  -- (5). Desclée et Cie éditeurs. Voir la « table logique » à la fin du second volume. [^45]:  -- (6). Dans son ouvrage *Une source doctrinale : les Encycliques. Essai sur l'autorité de leur enseignement* (Éditions du Cèdre 1952), et dans son article déjà cité de la *Revue thomiste*. [^46]:  -- (1). Ultérieurement reproduites, avec quelques modifications, dans la première partie du petit livre du P. de Soras : *Documents d'Église et options politiques* (Éditions Centurion-Bonne Presse). -- Texte intégralement recueilli et réfuté ligne à ligne par Jean Ousset dans *Verbe*, numéro 129. [^47]:  -- (1). Intégralement reproduite dans *Itinéraires*, n° 62, pp. 224 et suiv. [^48]:  -- (1). R.P. Jean Villain, *La Croix* du 2 mars 1982. [^49]:  -- (2). R.P. H. de Lubac, *Nouvelle revue théologique*, numéro de mars 1962, pp. 326-327. [^50]:  -- (1). Voir le texte intégral de l'article de Louis Salleron dans *La Nation française* du 23 novembre 1960. Extraits dans *Itinéraires*, n° 50, pp. 22-23. [^51]:  -- (1). Pie XII, 25 septembre 1949. [^52]:  -- (1). Pie XII, Lettres aux Semaines sociales de France, 14 juillet 1954. [^53]:  -- (1). « Commentaires » à 8 h. 30 du matin sur Europe n° 1. [^54]:  -- (2). « Bloc-Notes », *Figaro littéraire*, 2 juin 1962. [^55]:  -- (1). A notre connaissance, en langue française du moins, on n'a pas seulement commencé l'examen attentif et comparé de ces textes suc­cessifs. Ils appellent plusieurs remarques. En voici déjà trois : 1. -- Dans son Message de Noël 1955, Pie XII parle d'étendre aux peuples ex-coloniaux, là où cela n'aurait pas encore été fait, « *les vraies valeurs de l'Europe et de l'Occident* ». Dans l'Encyclique *Fidei donum*, il reprend la même pensée et le même mouvement, mais à la place de *l'Europe et l'Occident*, il écrit : *la civilisation chrétienne*. 2 : -- C'est bien de la « civilisation chrétienne » qu'il s'agit *christianus cultus*. Pour une étude précise du sens de cette expression latine, voir *Itinéraires*, n° 64, pp. 146-148. 3. -- Le « faux nationalisme », que nous reproduisons selon la traduction existante, est plus exactement, ici, un faux patriotisme, un amour immodéré (ou non réglé) de la patrie : *angustiœs immode­ratae patriae caritatis*. [^56]:  -- (1). Sermon du P. Avril à la R.T.F. gouvernementale, le 4 mars 1962. Texte reproduit dans *Télérama*, en vente dans les églises. Voir *Itinéraires*, n° 64, pp. 153-154. [^57]:  -- (2). Numérotation et traduction de l'Action populaire. En revanche, pour la citation suivante (§ 171 et § 172) nous ne pouvons suivre la traduction de l'Action populaire qui est, comme on dit, quelque peu « majorée » ; notre citation reproduit la traduction Bonne Presse. [^58]:  -- (1). *Patrie française et principes chrétiens*, p. 93. -- Publication de l'Association Universelle des Amis de Jeanne d'Arc, aux Nouvelles Éditions Latines. [^59]:  -- (1). L'Église l'a gardé. L'histoire de ce vœu de Louis XIII au jubilé accordé par Pie XI pour le 31 centenaire, a été écrite sous le titre *Notre-Dame, Reine de France.* On peut se la procurer chez l'auteur Antoine Lestra, 37 Cours d'Herbouville, Lyon VI,. -- C.C.P. Lyon 1361-82. -- 3 NF franco. [^60]:  -- (1). Expression de Maritain, dans le chapitre « Action et Contem­plation » de l'ouvrage *Questions de conscience*, Paris, 1938. (Éditions Desclée de Brouwer). [^61]:  -- (2). Cet article complète et parfois corrige mes *études* antérieures de la même question : les trois premiers chapitres de *Selon l'Évangile* (Lethlélleux, éditeur, Paris) le chapitre vingt-quatrième de *École Chrétienne Renouvelée* (Téqui, éditeur Paris) et le chapitre sur la vertu évangélique *des Routes d'Exil* (Nouvelles Éditions Latines). [^62]:  -- (1). Lorsque saint Thomas expose l'excellence des conseils évangé­liques (II-II, q. 186, a. 7) il montre qu'ils permettent de mieux aimer parce qu'ils libèrent des convoitises, et parce qu'ils font de l'homme une sorte d'holocauste pour le Seigneur. -- On sait que l'amour de Dieu, encore qu'il ne conduise pas tous les chrétiens à un genre de vie où la pratique des conseils devient proprement un état, cependant cet amour demande à tous « la pratique au moins spirituelle et proportionnée à l'état de vie de chacun des conseils évangéliques, et la préparation de l'âme qui leur correspond ». On peut voir là-dessus le chapitre 5. de l'opuscule *De la vie d'oraison* par Jacques et Raïssa Maritain, nouvelle édition 1947 (à l'Art Catholique). [^63]:  -- (1). Voir *Denzinger*, Conc. d'Orange et de Trente ; surtout le canon 2 sur la Justification n° 812. Voir I-II, q. 109, a. 4. [^64]:  -- (1). Matthieu, V, 47. Luc, VI, 32 et suivants. [^65]:  -- (1). Voir surtout I-II, le traité des vertus ; en particulier questions 62, 63 (surtout art. 3) et 65. Compléter par la III, la grâce capitale du Christ et la grâce sacramentelle. Voir Jean de saint Thomas, Les Dons du St-Esprit, excellente traduction de Raïssa Maritain (Téqui, édit. à Paris). [^66]:  -- (1). Marc, X, 17 et suivants. Luc, X, 25 et suivants ; Matthieu, XXII, 34 et suivants. Voir aussi Épître aux Romains, XIII, 8 et suivants. [^67]:  -- (1). A la Cité Catholique, 3, rue Copernic, Paris, 16^e^. [^68]:  -- (1). Cette observation du moins a été entendue. On remarquera que dans sa lettre suivante, le R.P. Wenger évite d'employer des termes injurieux. Il est toutefois regrettable que cette observation ait eu à être formulée, et qu'elle n'ait été entendue que sous sa forme la plus explicite. L'indication faite « en passant et sans y insister », dans la lettre à M. Michelin, aurait dû suffire à une oreille un peu sensible aux nuances (N.D.L.R.). [^69]:  -- (1). C'est toujours la même lettre : par les soins de *La Croix*, la direction d'*Itinéraires* en a ainsi reçu trois copies successives (N.D.L.R.).