# 66-09-62 1:66 CHARLES DE KONINCK *est né à Thourout, en Belgique, le 29 juillet 1906, d'une famille dont les origines sont fla­mandes, françaises, espagnoles et autri­chiennes. Il fit ses études au Collège d'Os­tende puis à l'Université de Louvain où il fut reçu en 1934 Docteur en philosophie. Il s'établit au Canada la même année. La chaire de Philosophie de la Nature de l'Université Laval à Québec lui fut attribuée. En 1937, il devient en outre professeur à la Faculté de Théologie de la même Université. Deux ans plus tard il est nommé Doyen de la Fa­culté de Philosophie, charge qu'il exerce jus­qu'en 1956.* 2:66 *Invité par l'Université Nationale Autonome de Mexico depuis 1943 ; par l'Université de Madrid en 1956 ; par l'Uni­versité Notre-Dame à Indiana* (*États-Unis d'Amérique du Nord*) *depuis 1957, et par plu­sieurs autres. Il est membre de l'Académie Canadienne Saint-Thomas d'Aquin* (*dont il assume la présidence depuis 1952*)*, de la So­ciété Royale du Canada, de l'Académie Ro­maine de Saint-Thomas d'Aquin, de la So­ciété Canadienne des Études Mariales, de la Société Canadienne d'Histoire et de Philo­sophie des Sciences. Parmi les distinctions qui lui ont été décernées : l'Ordre de saint Grégoire le Grand* (*commandeur en 1952*)*, les doctorats honoris causa des Universités de Montréal, de Mendoza, de Cordoba, de Buenos Aires et de La Plata. Le* « *Laval théologique et philosophique* »*, revue des Facultés de Philosophie et de Théologie de l'Université Laval à Québec, bénéficie de­puis sa fondation de la collaboration habi­tuelle de Charles De Koninck.* 3:66 Avant-propos ### Un univers sans personne par Jean MADIRAN VIENT DE PARAÎTRE : *Le scandale de la médiation.* C'est le premier ouvrage publié en France par Charles De Koninck ([^1]). Simultanément, nous avons rassemblé en ce numéro spécial plusieurs études sur l'auteur, philosophe et théologien de pre­mière importance. La bibliographie de ses travaux a été établie par l'Abbé Armand Gagné. Le public fran­çais sera ainsi introduit à une pensée qu'il n'a guère appris à connaître jusqu'ici, en raison des mœurs et des institutions qui bloquent la circulation des idées. Quant à nos lecteurs canadiens, américains, belges, suisses, espagnols, italiens, ils trouveront peut-être dans le pré­sent numéro une incitation à approfondir leur connais­sance d'un auteur qui est déjà familier à beaucoup d'entre eux. \*\*\* 4:66 Le désaccord des philosophes est la leçon perma­nente de l'histoire de la philosophie. L'Église elle-même n'a point réussi à le surmonter. Elle réitère solennellement en chaque siècle, et plusieurs fois par siècle, et en notre siècle quasiment chaque année, l'expression d'une préférence marquée et même impérative pour une pensée se développant *ad mentem Thomae,* selon l'esprit de saint Thomas, « surtout en métaphysique ». Mais existe-t-il beaucoup de thomistes qui soient pleinement d'accord sur saint Thomas ? Il y a, selon la formule de Bergson, une philosophie naturelle du genre humain. Entendue comme Bergson ne l'entendait pas tout à fait, c'est la philosophie qui naît de Socrate, grandit avec Platon, est mise au point par Aristote, parachevée par saint Thomas et continuée par l'école thomiste, qui est l'École par excellence. Cette philosophie, naturelle, immuable, permanente, est ca­pable de discerner et d'assumer toute vérité contenue dans les autres systèmes, en lui donnant sa place, sa signification, ses limites, sa portée véritable. Une telle vue n'est pas inexacte, mais demeure en fait assez lar­gement idéale. On s'y efforce plus que l'on n'y parvient. Le philosophe peut s'y persuader qu'il a comme une vocation toute spéciale à la modestie et à l'humilité. Les thomistes ne sont pas souvent d'accord entre eux sur l'interprétation de saint Thomas, et leur désaccord ne porte pas toujours sur des points mineurs ou secon­daires. Sans nier la grandeur d'Aristote, plusieurs se demandent si saint Thomas n'a pas fait subir à la phi­losophie aristotélicienne une sorte de transsubstantiation, secrètement différente d'une simple mise en œuvre de cette philosophie au service de la théologie. Saint Thomas ne paraît pas avoir été exactement et intégra­lement entendu de son temps ni de ses successeurs im­médiats. Par la suite, les commentateurs ont des diver­gences notables. 5:66 L'un des plus célèbres, Thomas de Vio, Cardinal Cajetan, est d'une autorité telle que son Commentaire a été choisi pour accompagner le texte de la *Somme théologique* dans l'édition léonine. Mais Caje­tan lui-même n'est pas hors des prises de la discus­sion ([^2]). Et cetera : la philosophie de saint Thomas, convient-il de l'enseigner selon l'ordre philosophique que saint Thomas a énoncé, ou selon l'ordre théologique qu'il a lui-même suivi dans la Somme ? Se conformer à « l'esprit » de saint Thomas, est-ce recueillir la valeur universelle de sa doctrine ou bien suivre son exemple selon l'idée variable que l'on s'en fait, et qui serait au­jourd'hui de convertir Hegel comme il a baptisé Aris­tote ? Des doutes de ce genre s'élèveront probablement jusqu'à la fin du monde. L'unité de pensée est sans cesse mise en question à l'intérieur de l'école thomiste. A for­tiori ailleurs. \*\*\* Cela provient de l'extrême contingence des circonstances qui président pour chacun à l'acquisition du sa­voir. A l'originalité de chaque destin individuel s'ajoute initialement le fait que chaque âme est nouvelle : c'est même peut-être la seule chose qui soit réellement et continuellement nouvelle dans l'histoire du monde. Il n'est pas douteux, du moins pour nous, qu'il existe des vérités immuables. Mais l'approche de ces vérités est diverse infiniment, et elles sont inépuisables. Saint-Exu­péry ou Péguy ont pu, à leur manière, aller beaucoup plus droit et beaucoup plus profond dans la saisie de vérités essentielles à la vie humaine que ne le fait un professeur de philosophie répétant des formules installées dans sa mémoire des mots plus que dans son intelligence des choses. Pascal mérite plus d'une fois d'être excommunié de la lettre thomiste, et pourtant Pascal... 6:66 L'école thomiste est divisée, du moins a-t-elle une existence, une consistance, variables il est vrai selon les temps et les pays : consistance relative, existence menacée et sujette à des éclipses, mais sans le Magistère de l'Église cette école serait à coup sûr affligée d'une dispersion incomparablement plus grande, ou même risquerait de sombrer dans une inconsistance totale, recouverte par les sédiments successifs de la méconnaissance, de la discorde et de l'oubli. Le Magistère de l'Église n'impose pas l'adhésion à une seule école théologique, ni à une seule philosophie pas plus qu'il n'impose une seule spiritualité. Mais si les spiritualités sont diverses, et licitement diverses, il existe pourtant en un autre sens une seule spiritualité chrétienne, l'exercice de la présence de Dieu et l'imitation de Jésus-Christ. Si les théologies sont multiples, il existe toutefois des vérités définies et des erreurs condamnées. Et la préférence marquée par l'Église à la doctrine de saint Thomas, « surtout en métaphysique », n'est pas une préférence simplement théorique ou protocolaire, sans portée pratique. L'Église a beaucoup fait pour maintenir, ou restaurer, et pour développer l'enseignement de cette métaphysique. Et ce que l'Église a fait était pratiquement indispensable. La survivance de la philosophie thomiste eût été hautement improbable sans la sollicitude active qu'en tout temps lui a témoignée le Magistère suprême. L'improbabilité d'une telle survivance est, bien entendu, une simple opinion. Dans la ligne de cette opinion, on peut même penser que sans l'Église la philosophie thomiste n'aurait jamais existé. 7:66 Ici comme ailleurs, l'Église limite et corrige la fai­blesse humaine. L'Académie fondée par Platon lui a survécu quelques siècles, en s'éloignant sensiblement du platonisme initial. L'École que n'a pas fondée saint Thomas a plus de cohérence et plus de durée, malgré ses déchirements et ses éclipses, parce que l'Église a fait de saint Thomas son « docteur commun » et parce qu'à chaque époque elle prend, pour autant qu'elle le peut, les moyens pratiques de sauvegarder et de développer, « surtout en métaphysique », la philosophie naturelle du genre humain. \*\*\* De cette manière aussi, l'Église s'oppose à tous les despotismes et en triomphe finalement. A un certain niveau, l'Église peut apparaître comme le principal rempart contre le despotisme parce qu'elle admet, conserve et respecte en son sein une pluralité de pensée cette remarque a son prix, encore que nous ne lui conférions pas la portée que lui attribuent les théoriciens systématiques du « pluralisme ». Il nous semble que l'Église est le principal rempart contre le despotisme, bien davantage encore, parce qu'elle garde et transmet les vérité universelles, et donc les valeurs absolues. Ce qui, s'entend avant tout, évidemment, au plan surnaturel, Mais, ce qui s'entend aussi de manière plus ou moins directe, plus ou moins connexe, selon les cas, au plan naturel « Il y a despotisme dans l'ordre de la pensée, chaque fois qu'un opportunisme, par volonté de puissance ou par lâcheté devant une volonté de puissance, prend le pas sur les vérités universelles et sur les valeurs absolues, les plie et les utilise à son service. Dire cela, c'est dire que peu d'époques ont été aussi largement que la nôtre livrées aux despotismes de toute sorte, de la sorte profane à la sorte confessionnelle et de la sorte cléricale à la sorte athée. 8:66 Mais ce n'est pas toujours très immédiatement visible, car aujourd'hui le despotisme se fait volontiers idéologique, publicitaire, sociologique, impersonnel. Ce sont les principes de l'Église et « c'est la sainteté de l'Église qui en tous cas limitent plus ou moins les despotismes et qui éventuellement en triomphent, qu'il s'agisse des despotismes profanes ou de ce despotisme non moins hypocrite qui constitue l'une des tentations privilégiées des hommes d'Église. Pour ces derniers, le P. Calmel a remarqué : « Je ne suis qu'un modeste clerc et, pas plus que d'autres, je ne me sens à l'abri des ten­tations particulières à notre état. J'essaie simplement de voir quelles sont ces tentations particulières, propres, réservées. Vraisemblablement ce n'est ni la gloire litté­raire, ni la gloire militaire. C'est le cléricalisme (...). Le cléricalisme est la volonté de puissance avec la forme particulière qu'elle revêt chez les clercs ; avec les moyens nouveaux dont elle dispose chez le chrétien qui est mi­nistre de la grâce et qui a autorité sur les consciences. » ([^3]) Nous pensons que le remède à ce despo­tisme, comme aux autres, est avant tout dans la sain­teté et dans les principes de l'Église ; et c'est ce que cher­che à exprimer la « Déclaration fondamentale » de la revue *Itinéraires* quand elle énonce : « C'est l'Église qui conserve et qui traduit la définition des droits et des devoirs. Elle enseigne aux hommes à rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Ce faisant elle est la protectrice de la dignité des consciences, de la responsabilité personnelle selon chaque état de vie, et des libertés fondamentales (...). Ce qui embarrasse la liberté de la pensée, ce sont les infirmités humaines, dont l'Église travaille à libérer tous les hommes, y compris les hommes d'Église. » ([^4]) 9:66 Non seulement la sainteté de l'Église. Non seulement les principes de l'Église. Mais quelques grandes figures d'hommes d'Église, -- un Évêque qui se fait aussi le défenseur de la cité, qui y « compromet » sa personne et sa fonction, sainte et charitable compromission face au despote ou à l'envahisseur. L'appréhension du juge­ment des hommes, la crainte du qu'en dira-t-on, ont raréfié ce type d'hommes d'Église. Une considération d'ailleurs raisonnable à son niveau les rend plus atten­tifs à ne point paraître s'engager dans les agitations politiques, à n'y pas compromettre le message surna­turel dont ils sont chargés. Ce calcul est parfaitement honnête. Il n'est pas souvent vérifié. Apparaître sans compromission au jugement des hommes est une tactique séduisante, mais une tâche impossible. Le seul Homme qui fût absolument sans péché a été condamné comme blasphémateur, le seul qui fût absolument sans compromission temporelle a été condamné comme agi­tateur politique. C'est le risque ordinaire et inévitable, le disciple n'est pas au-dessus du Maître. Il n'existe pas de recette pour écarter ce risque. Mais l'espoir de l'écar­ter néanmoins détourne parfois les hommes d'Église d'accomplir sur le terrain, face à l'envahisseur ou au despote, les actes de protection naturelle qui relèvent eux aussi de la charité envers les hommes. Saint Rémy était un Évêque, il ne s'est pas cru tenu d'abandonner ses peuples à leur destin temporel en leur prêchant seulement les principes abstraits, impératifs et néces­saires certes, d'une morale intemporelle. Le Pape Pie XII a pris ouvertement et hardiment des responsabilités historiques très concrètes face à la montée du communisme dans le monde et en Italie. 10:66 D'autres ont entendu autrement leur devoir. Le Pape Clément VII, en mars 1527, avait conclu « des accords », pacifiques assurément, et licencié ses troupes ; en mai, ce fut le sac de Rome, les tortures et les massacres. Nul ne con­naît le jugement de Dieu. Mais nul n'a le droit de dire que livrer un peuple, par faux calcul pacifique ou apos­tolique, aux massacres et aux tortures, est certainement conforme à la volonté de Dieu. Les Papes qui ont défen­du Rome par les armes de la politique et par les armes du soldat n'ont pas en cela sauvé l'Église qui a les pro­messes de la vie éternelle et n'a pas besoin de l'épée : ils ont du moins défendu et protégé le peuple chrétien, ce qui n'est pas en dehors des exigences de la charité. Le sac de Rome jamais ne sera la mort de l'Église ; le sac de Rome en 1527 ne fut même pas la mort de Clé­ment VII. Mais le sac de Rome, hier ou demain, c'est toujours le peuple chrétien qui n'est pas défendu, c'est toujours le pauvre qui est livré. Il est dit dans l'Écriture que si Dieu ne garde la cité, c'est en vain que la garde veille aux portes du rempart : il n'est pas dit que Dieu gardera la cité tout seul, ni que pour qu'Il la garde il faut d'abord désarmer unilatéralement le soldat face aux menaces ou peut-être aux promesses de l'ennemi. A cet égard le comportement des hommes d'Église est variable à travers l'histoire. On ne peut pas d'avance et automatiquement compter sur eux pour la défense des peuples contre les despotismes internes ou externes. Mais sur la sainteté de l'Église, oui, et sur ses principes, qui de tout leur poids, mais d'une manière ou d'une autre, n'arrêtent pas de peser sur les événements et sur les hommes. Et aussi sur les structures mêmes de l'Église. 11:66 Sur les structures : la pluralité des Ordres religieux est conforme, pour l'essentiel, aux nécessités naturelles de l'action libre, à la respiration personnelle des initia­tives, à la diversité des vocations ; la pluralité, et aussi *l'exemption* par laquelle les Ordres religieux ayant une mission de nature générale, ou universelle, relèvent directement du Magistère universel et non point en cela des autorités locales**.** Ces dispositions ne sont pas com­mandées par la nature des états de perfection : elles sont commandées par la nature de l'homme, de son action, de son âme ; autrement dit : par le bon sens. Le siècle qui aura parlé à tort et à travers de la « promo­tion des laïcs », -- ce siècle, le nôtre, -- est aussi celui qui, du moins jusqu'ici, en aura le plus négligé les conditions élémentaires ; il est le siècle qui aura laissé s'installer dans les mœurs chrétiennes, en plusieurs pays, l'action catholique unique, le journal unique, le parti unique, l'uniformité anonyme, le conformisme sociologique, autant d'aspects du despotisme moderne. Le chrétien qui veut entrer en religion voit s'offrir à lui un immense foisonnement d'Ordres qui se distinguent par les nuances de la spiritualité, de la vocation, de l'activité, des constitutions, et qui dépendent chacun d'une autorité dont la juridiction, par sa nature et par son étendue, est proportionnée à la fin poursuivie. Les laïcs au contraire sont automatiquement intégrés ou exclus selon des catégories simplistes, en nombre limité à l'extrême, où l'uniformité est souvent imposée avec une brutalité sans recours. La création des Instituts séculiers, la renaissance des Congrégations mariales, la floraison des mouvements divers viennent apporter un peu d'espace vital, une marge de respiration, un champ d'initiatives distinctes : mais cette diversité est, dans certains pays, jalousement paralysée au profit de deux archétypes obligatoires, l'action catholique dite générale et, l'action catholique dite spécialisée. 12:66 Ces deux arché­types correspondent sans doute à certaines vocations, à vrai dire peu nombreuses s'il faut en croire les statis­tiques. Mais la réduction de la diversité des vocations laïques à ces deux seuls archétypes violente l'immense et multiple clavier des âmes créées par Dieu. Ici encore, on ne prétend exprimer rien de plus qu'une opinion. \*\*\* Profanes ou confessionnelles, les sociétés actuelles évoluent vers un type massif et grégaire, où les formes classiques de despotisme font place au conditionnement idéologique, publicitaire, sociologique. On y désapprend à juger et décider par soi-même. On n'y aperçoit plus de responsabilités personnelles. L'autorité s'y fait col­lective, anonyme, irresponsable, camouflée ou même aliénée au sein d'une architecture ésotérique de comités, de commissions, d'assemblées sans visage. On n'y peut plus rencontrer et saisir la pensée ou la décision d'un homme de chair et d'âme. C'est « le mouvement », ou « l'association », ou « la commission », ou « la fédéra­tion régionale », ou « le comité central », ou « le jour­nal », ou « le parti » qui pensent et qui décident : mais forcément en remplaçant la pensée par des « orienta­tions » et la décision par des « directives » les unes et les autres collectives et anonymes. Nous voici dans un univers de « personnes morales », c'est-à-dire un uni­vers où il n'y a plus *des personnes*. La personne morale n'est pas une personne. « La personne, substance indivi­duelle d'une nature raisonnable, peut se dire d'une socié­té civile », d'une organisation, d'un comité, d'un journal ou d'un parti, « par métaphore seulement, et non par analogie » ([^5]). 13:66 Parler de personne morale et de per­sonne physique, c'est employer dans les deux cas un seul et même terme qui alors « n'est ni univoque ni ana­logue, mais proprement équivoque » ([^6]). La réalisation parfaite de cet *univers sans personne* est l'univers com­muniste : mais l'univers communiste n'est que le passage à la limite, le terme vers lequel tend spontanément notre monde socialo-capitaliste, notre monde sans foi ni loi morale. Il n'y a plus de loi morale, même si l'on conti­nue à la professer verbalement, et à l'utiliser publici­tairement, quand il n'y a plus de pensée personnelle et de responsabilité personnelle. La naissance d'un tel uni­vers a été décrite et analysée par Augustin Cochin dans le fonctionnement de ce qu'il nommait « les sociétés de pensée » ([^7]) : analogiquement, et même identiquement, c'est ainsi que fonctionnent de plus en plus les sociétés profanes et les sociétés confessionnelles où nous voici encadrés, -- ou dont nous sommes exclus pour crime de non-conformisme personnel. « L'organisation », « le comité », « la commission », « le journal », « le parti » pensent et décident : c'est-à-dire que *personne* ne pense ni ne décide, d'où la désintégration constatable de la pensée en « orientations » collectives et la dissolution non moins constatable des responsabilités en « direc­tives » anonymes. Constatation qui ferait choc, sans l'emploi à hautes doses des tranquillisants idéologiques et des conditionnements publicitaires. 14:66 J'ignore quelles sont les chances pratiques d'une ré­forme, même modeste et limitée, qui introduirait pro­gressivement sans doute, mais véritablement, une mise en œuvre effective du principe de subsidiarité ([^8]) à l'in­térieur des sociétés profanes et des sociétés confession­nelles qui encasernent les peuples chrétiens. Pour plu­sieurs d'entre elles, j'ai l'impression que le choix n'est plus qu'entre leur déblaiement volontaire ou leur écroulement inévitable. Simple opinion, bien entendu. \*\*\* Assurément je ne voudrais rien dire contre la « pré­sence au monde tel qu'il est », je demande seulement si ce n'est pas à un monde absurde, despotique et irrespi­rable que précisément l'on veut nous attacher, le monde du socialo-capitalisme sans foi ni loi et de son terme idéal, ou aboutissement logique, qui est le communisme. L'histoire montre, il me semble, que tout n'est pas tou­jours aussi simple qu'on nous le dit, que tout ne se ré­duit pas à un affrontement mécanique ou dialectique du passé et de l'avenir, et que d'abord les contemporains sont ordinairement bien incapables de discerner, dans les réalités qui les entourent et les idées qui les assaillent, quelles sont celles qui relèvent d'un avenir en gestation et celles qui appartiennent à un passé déjà périmé. Au­jourd'hui, l'avenir qui vient, celui que prévoient et même que préparent la plupart des esprits ouverts et des hommes de progrès (ainsi nommés par eux-mêmes), c'est le communisme s'étendant au monde entier, c'est le camp communiste l'emportant finalement sur le camp socialo-capitaliste. Le capitalisme et le socialisme dé­mocratique appartiennent au passé, figé et périmé ; le communisme est le mouvement, l'évolution, l'avenir, imaginé pour les besoins de la cause sous des dehors un peu moins rudes que ceux qu'il revêt présentement. 15:66 Il faut donc choisir. Il faut choisir entre deux mondes : entre le monde du passé qui s'en va et le monde de l'ave­nir qui se fait. Ce choix annoncé à Moscou est proposé ou imposé en termes identiques partout ailleurs. Mais si ce n'étaient point deux mondes fondamentalement différents ? Si le socialo-capitalisme, ou capitalo-socia­lisme, d'une part, et le communisme soviétique, d'autre part appartenaient en réalité au même monde, s'oppo­saient à l'intérieur d'un même monde, et marchaient ensemble, à travers leurs luttes, leurs compromis, leurs contaminations réciproques, vers un commun effondre­ment ? Parallèlement au choix annoncé à Moscou, il y a un autre avenir qui transcende et périme ce choix, l'avenir annoncé à Fatima, la conversion de la Russie : avenir auquel refusent de croire (de croire réellement, d'une croyance qui inspire la pensée et l'action) deux catégories de personnes, sauf rares exceptions : premiè­rement celles qui ne sont pas catholiques, secondement celles qui le sont. Le pari sur l'avenir historique est, selon l'histoire, le plus aveugle des paris. Quel était donc, selon les disciples d'Emmaüs, *l'avenir qui se fait*, au lendemain de la Passion ? Et pour les Romains cul­tivés, ouverts et lucides du temps de Néron, *le monde qui vient* n'était pas tout à fait, et même pas du tout, celui qui est venu. *Le monde qui vient,* dans l'imagina­tion des Français de 1788, n'était pas celui de 1793 ni celui de 1815. Le monde qui vient, je crois qu'on n'a pas vu une seule fois qu'il ait été celui auquel on s'appli­quait à être « présent » par avance. Être présent par avance, c'est être quotidiennement absent au jour pré­sent. Les premiers Apôtres ne s'efforçaient aucunement d'anticiper sur l'évolution historique et d'être présents par avance à l'avènement d'un Constantin. 16:66 Si la « pastorale » doit devenir une pastorale d'anticipation ou de science-fiction, il est en tout cas permis de souhaiter que, par fidélité littérale à la métaphore pastorale, elle ne devienne pas une pastorale de troupeaux humains, de grands ensembles grégaires, avec une discipline de troupeaux, une sociologie de troupeaux, une pensée de masse, organisées dans l'anonyme, le collectif, l'irres­ponsable. La confiance en l'autorité établie n'est pas non plus si simple, elle n'est pas une garantie automa­tique et absolue, elle n'est jamais une facilité, à moins d'être une caricature. Il est des cas où il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. Qu'est-ce exactement qu'obéir à l'Église au moment où l'on brûle Jeanne d'Arc et où il y a deux Papes. Bien sûr, le XX^e^ siècle ne peut voir de telles horreurs, elles ne sont pas de notre temps, mais notre temps a les siennes, qui sont de pré­férence idéologiques, publicitaires, sociologiques et non plus personnelles. Il a les siennes dans l'action et dans l'omission. Il se trompe sur le pauvre, l'ignorant là où il est, le désignant où il n'est pas : croire que *le pauvre* de notre temps c'est l' « apparatchik » communiste, quelle dérision. Notre temps a ses horreurs partout, mais elles sont de moins en moins l'effet d'une volonté personnelle. Même tel ouvrage signé, l'auteur confie à ses proches qu'il l'a écrit « par ordre », encore que ce ne soit l'ordre de personne qui ait un nom, un visage et une âme : il n'y a qu'orientations et directives et que gens agissant conformément aux directives et orienta­tions de l'organisation, du comité, de la commission, du parti ; il n'y a plus que gens couverts, mandatés, intan­gibles, irresponsables, inconscients, inexistants. Dans tous les cas et quoi qu'il arrive, ce n'est jamais plus la faute de *personne*, c'est *nemo*, c'est *outis *: une société profane ou confessionnelle sans personnes individuelles qui soient, personnellement responsables est une société de chiens crevés au fil du déluge qui monte dans le stupre, l'absurde et le crime anonyme. \*\*\* 17:66 La pensée est personnelle, même dans le travail en équipe, ou n'est pas. La décision est personnelle, fût-ce à une place intermédiaire et subordonnée dans une hié­rarchie. La responsabilité est personnelle, de la même façon, ou n'existe plus. La vérité est universelle, conçue, cherchée et atteinte comme telle par chaque per­sonne, ou il n'y a plus de vérité, plus de valeur, plus de droit, plus de morale. Le bien commun est le bien qui est commun aux personnes individuelles, ou il n'y a plus de bien commun. Ce n'est pas pour sauver des âmes collectives et des personnes morales que le Christ Notre-Seigneur est mort sur la Croix. Mais nous n'avons rien à craindre, étant aujourd'hui devenus « personnalistes » comme jamais ? Le personnalisme a tué la personne, il a livré les chrétiens au totalitarisme de masse et au des­potisme anonyme, Charles De Koninck a expliqué pour­quoi. En marge de son œuvre, en avant-propos à ce nu­méro d'*Itinéraires* qui lui est consacré, nous avons voulu esquisser quelques réflexions qui doivent beaucoup à son inspiration sans que sa responsabilité, bien sûr, se substitue à la nôtre dans le cours hasardeux ou insolite de nos propres pensées. Contrairement aux apparences de toujours et aux conditionnements d'aujourd'hui, nous croyons que l'ef­fort intellectuel est ce qu'il y a, après et avec la sainteté, de plus pratique et éternellement de plus actuel. « Il n'est rien qui soit aussi souverainement, aussi immédia­tement pratique que la doctrine », assurait Dom Delatte ([^9]). 18:66 La pensée de Charles De Koninck, théologique et, philosophique, par les méditations auxquelles elle nous incite, et qu'elle nourrit, nous arme contre le des­potisme contemporain. L'esprit qui veut sauver ou con­quérir sa liberté n'y parviendra que dans la voie qui mène à la connaissance personnelle des vérités univer­selles et des valeurs absolues. En vivre chaque jour, en porter le témoignage quotidien, ce sera l'affaire, avec la grâce de Dieu, de la vertu de force. Car il faut aujourd'hui une énergie de fer pour résister, en pensée et en acte, aux pressions cléricales ou profanes qui, anonymes, Collectives, irresponsables, écrasent les consciences, ou les colonisent. Jean MADIRAN. 19:66 ### Charles De Koninck par André CLÉMENT André Clément, frère de Marcel Clément et son prin­cipal collaborateur à la direction du Centre Français de Sociologie, est docteur en philosophie de l'Université La­val, où il a présenté en 1954, sous la direction de Charles De Koninck, une thèse très remarquée sur « La concep­tion du hasard chez Lévy-Bruhl et la critique qu'en fit Bergson. » AU TEMPS où l'on enseignait encore com­munément -- et au singulier -- la philo­sophie en France, il aurait certainement été superflu de présenter un philosophe tel que Charles De Koninck qui professe depuis plus de 25 ans dans une université de langue française. Or il faut se rendre à l'évidence : Charles De Koninck est largement inconnu de l'Université d'État, à peine son nom et quelques pages de lui sont-ils tombés sous les yeux d'une faible frac­tion du public français cultivé ([^10]), et, à l'excep­tion des esprits les plus avertis, l'enseignement supérieur catholique français l'ignore. 20:66 Cette situation ne surprendra pas ceux qui se sont penchés sur les causes profondes du désordre qui règne aujourd'hui dans les intelligences. Il n'est pas de notre propos d'en débattre ([^11]). Il est, par contre, de notre propos de contri­buer autant que possible à enrichir l'horizon actuel de ceux qui, en France, font métier de penser. N'est-ce pas une lumière devenue trop rare que celle d'un enseignement fidèle à l'esprit, à la lettre et à la méthode de saint Thomas d'Aquin et qui reste totalement ouvert à tout ce dont l'intelligence humaine, éclairée par le Ma­gistère de l'Église, a pu enrichir le patrimoine commun de la pensée philosophique et théolo­gique ? Cet enseignement est celui que dispense à la faculté de philosophie de l'Université Laval de Québec, Charles De Koninck depuis 1934. \*\*\* La Faculté de Philosophie de l'Université de Québec jouit d'un rare privilège : celui d'être Faculté canonique d'une Université catholique reconnue par l'État. A ce titre sa liberté d'ensei­gnement est vraie et les laïcs, comme les clercs, peuvent en bénéficier. Un deuxième privilège vient s'ajouter au précédent : celui d'avoir usé de cette liberté dans le sens d'un enseignement philosophique fidèle à la pensée constante de l'Église ([^12]). 21:66 Charles De Koninck est aussi complètement philosophe que théologien c'est aussi un maître. Tout cela dans l'unité d'une forte et séduisante personnalité**.** #### Le philosophe *Sapientis est ordinare*. Telle est en effet l'œuvre du philosophe : connaître l'ordre et ordonner toutes connaissances dans l'unité ([^13]). Dans son enseignement oral comme dans ses écrits, Charles De Koninck apporte à l'intelligence, à l'âme tout entière cette saveur spéciale de l'ordre. 22:66 A la saveur s'ajoute la lumière. Lumière qui est celle de saint Thomas, celle de l'Église, celle de l'Esprit, certes. Mais cette lumière, Charles De Koninck la diffuse ou la concentre, à l'occasion de tout problème abordé, avec une humilité et une force qui confèrent à sa pensée simplicité et rigueur, qualités trop peu accessibles à nom­bre de « penseurs » modernes qui les dédaignent à la manière dont certain renard méprisait les raisins, Charles De Koninck ne reconstruit ni le monde ni la philosophie. Il tient que l'un et l'au­tre ont déjà une réalité qui se continue dans l'actualité même de la pensée créatrice de Dieu et de l'Église. Cette remarque paraît évidente. Et pourtant rappelons-nous Bergson. Il a passé toute une vie intellectuelle, belle et riche, à redé­couvrir des éléments qui se trouvaient déjà -- et amplius -- chez saint, Thomas et les grands docteurs catholiques. Il est arrivé à sa mort au point d'où part, en principe, le philosophe catho­lique. Ignorant presque totalement le Docteur angélique, Bergson a, par sa loyauté intellec­tuelle et la puissance de sa pensée, entrevu l'or­dre. A la veille de sa mort on peut penser qu'il a accepté la lumière. Quelle œuvre nous eut laissé l'auteur des *Deux Sources* si, après qu'il lui eût enseigné Aristote, son maître l'avait introduit à l'Aquinate ! On peut imaginer que la philoso­phie en France eût pris un autre cours. 23:66 Le doyen de la Faculté de Philosophie de Qué­bec a, lui, accepté au départ le magistère ordi­naire de l'Église en la matière. Il a assimilé la pensée d'Aristote, de saint Albert le Grand, de saint Thomas et de leurs commentateurs ([^14]) avec une studiosité qui s'étendait aussi, cela va sans dire, aux autres écoles de pensée rassemblées sous le vocable de « philosophe moderne » ([^15]). Il s'est penché avec précision sur les mathéma­tiques et les sciences ([^16]). Les théories, décou­vertes et expériences les plus récentes, les savants anciens ou modernes : Poincaré, Eddington, Einstein, de Broglie, l'abbé Lemaître, Russel et tant d'autres lui sont familiers et fécondent toute son œuvre. Le fait est d'importance pour un philosophe principalement occupé par ce domaine de la sagesse qui a nom Doctrine Naturelle ou plus précisément Philosophie de la Nature ([^17]). Rappelons ce que l'on entend par là en philoso­phie, les classifications modernes nous ayant peut-être éloignés de ce vocable. Introduction à la « *science parfaite de la na­ture* » et aux sciences expérimentales, la philosophie de la nature étudie l'être mobile, c'est-à-dire celui que l'on définit au niveau de la matière sensible (selon le premier degré d'abstraction) et dont le principe intrinsèque de mouvement et de repos est la nature ([^18]). 24:66 Son étude s'opère selon un ordre qui est essentiel à la marche naturelle de l'intelligence et au degré de certitude qui appartient à la philosophie. Cet ordre, œuvre de la raison, consiste à procéder de ce qui est plus général -- et donc plus connaissable par nous vers les choses plus particulières dans leur spécificité propre. Et aussi, comme le remarque Charles De Koninck ([^19]), « *afin de n'être pas obligé de redire à propos de chaque chose étudiée ce qu'elle a en commun avec d'autres choses, l'on traite d'abord de ce que les êtres naturels ont en com­mun, descendant ainsi par degrés vers les espèces dans leur particularité. Étudiant d'abord la pro­priété commune à tout être mobile, l'on descend vers les espèces les plus communes de mouve­ment ; après avoir traité de chaque espèce en général, l'on étudie chaque espèce dans ses appli­cations d'abord les plus communes...* » La base de cet enseignement est la *Physique* d'Aristote et le commentaire qu'en a fait saint Thomas suivi des traités propres à chaque espèce de mouve­ment (lieu, qualité, quantité) ([^20]). 25:66 > Le lecteur peu familiarisé avec là philosophie de saint Thomas peut se demander quel est l'in­térêt d'un tel enseignement et si, au fond, le mode cartésien de procéder en faisant de la phi­losophie de la nature la conclusion de la science expérimentale n'est pas tout aussi satisfai­sant ([^21]). Sur ce dernier point Charles De Koninck répond ceci : « Si par philosophie de la nature on en­tend une science au sens tout à fait rigou­reux, telle que définie dans les *Post. Anal.*, I, c. 1, et si par sciences expérimentales on en­tend ces branches de la connaissance des choses naturelles qui demeurent à l'état de mouvement dialectique parce qu'elles ne peuvent se détacher suffisamment du singu­lier et dont les généralisations seront dès lors toujours tentatives et provisoires, il est entendu que les deux sont tout à fait dis­tinctes. Elles portent néanmoins sur un même sujet, leurs principes ont une origine commune, la matière sensible ; leur terme est le même, la connaissance des êtres natu­rels par leurs principes propres, autant que possible. Les sciences expérimentales ne sont sous ce rapport qu'une continuation de la science proprement démonstrative de la nature. Cette continuation requiert toute­fois l'emploi d'une autre méthode, la dialec­tique, non seulement pour la recherche des principes, mais pour le choix et la position même des principes (1 *Topiques*, c. 14)... Il suffit d'avoir indiqué que c'est un même élan qui porte le philosophe de la nature, depuis le premier livre des *Physiques* jusqu'au fait et au pourquoi de la trompe de l'éléphant. 26:66 Du fait que les sciences expérimentales sont allées plus loin dans le sens de la con­crétion on ne peut pas conclure qu'elles se substituent à la philosophie de la nature des anciens. Identifier la philosophie de la na­ture avec les sciences expérimentales qui n'en sont que l'extension dialectique, c'est la détruire à sa racine, c'est nier la partie la plus certaine de notre connaissance de la na­ture, ainsi que son sujet naturel le plus noble. Pour cette raison, l'identification des deux manque de manière la plus complète le but des anciens et de la sagesse. » ([^22]) Quant à l'intérêt, il déborderait le cadre de ces notes d'en tracer les principaux axes. Celui qui nous semble dominer dans la perspective qui est la nôtre en écrivant ces lignes consiste en ceci : l'œuvre philosophique de Charles De Ko­ninck -- enseignement compris -- démontre rigoureusement que la philosophie de saint Tho­mas, bien qu'illustrée d'exemples scientifiques périmes, conserve la même valeur lorsque l'on explique que ce n'est pas le soleil qui tourne au­tour de la terre ou que l'atome n'est pas indivi­sible. Il s'en dégage surtout que la vivisection à laquelle se livrent en ce domaine les diverses écoles contemporaines est la négation de la phi­losophie sous prétexte de science ([^23]). Tandis que la philosophie, selon l'ordre et la lumière trans­mis par saint Thomas et ses disciples, est en tous points compatible avec les plus récentes exi­gences des découvertes scientifiques. 27:66 Le mérite de Charles De Koninck se limite­rait-il à avoir manifesté pour notre temps cette unité et cette actualité de la philosophie de la nature face à la science moderne que la philo­sophie aurait déjà, s'il en était besoin, un motif de consolation. Cette unité et cette actualité il les a réalisées sans aucun irénisme, sans aucun com­promis. Il les a réalisées sans rien amoindrir et sans rien forcer. Il les a réalisées simplement parce que la Doctrine Naturelle de saint Thomas est éternelle et qu'il a gagné le pari de Pascal appliqué à la philosophie thomiste. La matière écrite de l'œuvre de Charles De Koninck est, si l'on admet les canons quantita­tifs modernes selon lesquels un ouvrage s'évalue en grammes, relativement peu importante ([^24]). Les livres ou opuscules en philosophie de la na­ture sont peu nombreux ([^25]) : certains sont en an­glais ; d'autres sont épuisés. Au contraire Charles de Koninck a publié de nombreux articles dans des revues philosophiques de tous les pays. \*\*\* 28:66 Ces remarques sur le philosophe seraient trop incomplètes si l'on ne mentionnait quelques autres disciplines philosophiques à propos des­quelles Charles De Koninck a parlé ou écrit, l'Éthique et la politique, dont nous retiendrons, à titre d'illustration de sa pensée, deux direc­tions d'études. Celle dont la synthèse se trouve réunie en un maître ouvrage : *De la Primauté du Bien Commun* que Jean Madiran a déjà évo­qué ici ([^26]) et celle qui concerne la critique philosophique du Marxisme. Traitant du Bien Commun, notion complexe pour nous et qui fait en réalité appel à toute la philosophie, Charles De Koninck a su en rendre la notion pleine de clarté pour l'intelligence et évidemment admissible. L'auteur nous y intro­duit ainsi au début de son ouvrage : « Le bien est ce que toutes choses désirent en tant qu'elles désirent leur perfection. Donc, le bien a raison de cause finale. Donc, il est diffusif de soi. Plus une cause est éle­vée, plus elle est universelle et efficace : *tan­to ejus causalitas ad plura se extendit. Habet enim causa altior proprium causatum altius quod est communius et in pluribus inven­tum*. (Saint Thomas, *In VI Metaph.*, lect. 3, n. 1205). Le bien commun diffère du bien singulier par cette universalité même. Il a raison de surabondance et il est éminem­ment diffusif de soi en tant qu'il est plus communicable ; il s'étend davantage au sin­gulier que le bien singulier : il est le meil­leur bien du singulier. 29:66 Il est meilleur, non pas en tant qu'il comprendrait le bien sin­gulier de tous les singuliers : il n'aurait pas, alors, l'unité du bien commun en tant que celui-ci est en quelque façon universel ; il serait pure collection, il ne serait que maté­riellement meilleur. Le bien commun est meilleur pour chacun des particuliers qui y participent en tant qu'il est communicable aux autres particuliers. Le particulier n'at­teint le bien commun sous la raison même de bien commun qu'en tant qu'il l'atteint comme communicable aux autres. Le bien de la famille est meilleur que le bien singu­lier, non pas parce que tous les membres de la famille y trouvent leur bien singulier : le bien de la famille est meilleur parce que, pour chacun des membres individuels, il est aussi le bien des autres. » ([^27]) Appliquée au marxisme la vue pénétrante de l'auteur de *Notre critique du communisme est-elle bien fondée ?* ([^28]), projette sur cette « philo­sophie » une lumière qui dégage les raisons es­sentielles de son intrinsèque perversité. En plus des cours et conférences, il a abordé le problème sous différents aspects dans des articles de revue et dans la publication que nous mentionnions ci-dessus. Charles De Koninck remarque que l'in­terprétation populaire courante du marxisme et jusqu'à la critique que l'on formule générale­ment à son endroit ne s'en tiennent qu'à des aspects secondaires, erronés, ou périmés de la réalité marxiste : 30:66 « Bon nombre de soi-disant chrétiens ont pu soutenir que le communisme ne serait pas si mauvais, si, malheureusement, il ne s'obstinait pas à nier Dieu. Parler ainsi, c'est ne pas connaître le premier mot du commu­nisme. Le marxiste méprise ceux qui tiennent de tels propos. Il connaît très bien son seul ennemi véritable. Cet ennemi, ce n'est pas d'abord la propriété privée, ce n'est pas le riche qui tient à ses possessions maté­rielles, ce n'est pas tel patron qui traite in­justement ses employés, ce n'est même pas le mauvais chrétien qui fait fi de l'enseigne­ment de l'Église en matière sociale. Cet enne­mi premier, c'est Dieu -- Dieu et les amis de Dieu. » ([^29]) #### Le théologien. Il eut été plus convenable de parler du méta­physicien en terminant nos notes sur Charles De Koninck philosophe. Toute son œuvre philoso­phique puise dans la *Philosophia Prima* la lu­mière supérieure, de la raison éclairant les disci­plines inférieures. Mais ce faisant nous n'aurions pas assez souligné ce qui nous semble être le sommet de la pensée et de l'œuvre de Charles De Koninck : avoir réalisé en plénitude l'ordina­tion essentielle : *Philosophia ancilla theologiœ.* LA PHILOSOPHIE SERVANTE DE LA THÉOLOGIE. Toute connaissance humaine, toutes les sciences humaines sont ordonnées à la connaissance di­vine comme à la suprême sagesse. 31:66 Le philosophe, celui que l'on appelle sage, cherchant les causes, prolonge naturellement son étude en considérant la cause ultime de l'uni­vers qui est Dieu. Il appartient à la plus grande sagesse de rechercher les causes les plus élevées. Parmi ces recherches, ce qui est connaissable par la seule raison créée appartient encore à la phi­losophie et s'étudie en *Théologie Naturelle,* terme ultime de la métaphysique. La véritable connaissance des choses de Dieu appartient tou­tefois à la révélation et ressort à la *Théologie Sa­crée* ou théologie proprement dite. En ce dernier sens, la théologie n'a nul besoin de servante pas plus que Dieu n'a, par nature, besoin de Mon­sieur Dupont. Mais la philosophie manifeste de façon proportionnée les vérités théologiques dont la seule source de certitude vient de Dieu. C'est pourquoi une philosophie dont les principes seraient jugés faux par la théologie serait fausse ([^30]). Des philosophies fondées sur des principes contraires, ou contradictoires, ne peuvent donc être considérées comme pouvant également manifester des vérités théologiques révélées. Seule la philosophie ou la science dont les principes sont jugés justes par la théologie peut être tenue pour vraie. C'est là une des raisons pour lesquelles l'Église, depuis Jean XXII, a accordé à la philosophie et à la théologie thomistes la pre­mière place, celle-là même que les Pères du Concile de Trente avaient symbolisé en plaçant la Somme sur l'Autel, face à l'Évangile, et que Benoît XV a consacrée par une prescription ca­nonique ([^31]). 32:66 Ce rappel de notions très immédiates aide à situer, aussi exactement que possible, l'œuvre et la contribution de Charles De Koninck à la Science Sacrée. Certes l'éminent professeur de Laval n'a pas découvert de « nouveaux dogmes » ni pris parti spectaculairement dans la querelle de la *scientia media* ni annoncé une nouvelle théologie ([^32]). En tant que philosophe et en tant que laïc catholique il a mis en œuvre ses talents au ser­vice de la théologie en raison, non de l'indigence de celle-ci, mais de la nôtre : *fides quœrens intel­lectus.* La Philosophie est nécessaire pour la foi qui cherche l'intelligence. La contribution la plus importante de Charles De Koninck est, jusqu'à ce jour, l'ensemble des études qu'il a publiées sur l'un des dogmes les plus beaux de notre foi et les plus riches en infé­rences philosophiques et théologiques : le dogme de l'Assomption. Son ouvrage principal sur le sujet -- le seul que l'on puisse se procurer faci­lement en France, -- a pour titre : *La piété du Fils*. 33:66 Quel livre ! Quel grand livre ! Quelle œuvre, oui, de piété filiale et quel monument aussi de l'intelligence et de la science au service de Dieu, de sa Mère -- de la nôtre. L'auteur nous intro­duit à l'approfondissement de ce dogme par des considérations sur la notion de personne en phi­losophie ([^33]). La personne ne se dit que du *composé* de l'âme et du corps, non de l'âme seule. « *L'âme de Pierre n'est point Pierre* »*.* Et c'est pourquoi si l'âme séparée seule existait, « *l'âme de Marie s'adressant au Christ pour nous ne pourrait l'ap­peler* « *Mon Fils* »*. Nous ne pourrions pas dire que notre Mère, Notre-Dame, notre Reine, existe au ciel. En priant :* « *Je vous salue, Marie* »*, la substance de ce nom de* « *Marie* » *ne serait pas la personne elle-même de la Vierge. Alors que nous la supplions de prier pour nous à l'heure de notre mort, la mort n'aurait pas encore été vaincue en elle.* » ([^34]) La doctrine philosophique concernant la personne est pour notre compréhension de l'As­somption une lumière qui, plus proportionnée à nos facultés, sollicite irrésistiblement l'intelligence. Suivant pas à pas Pie XII ([^35]), saint Tho­mas d'Aquin, saint Augustin, Charles De Koninck parlant de la piété filiale commente en philo­sophe et en théologien ce mot de saint François de Sales : « *Qui est l'enfant qui ne ressuscitast sa bonne mère s'il pouvoît et ne la mist en paradis après qu'elle seroit decédée* » cité par Pie XII dans la Bulle de l'Assomption. 34:66 Ici encore la mé­ditation sur ce que la pensée de saint Thomas apporte à la manifestation des vérités révélées nous amène à une conclusion. La remarque que nous faisions à propos de la philosophie tho­miste et des découvertes scientifiques, s'applique également à la conformité entre la doctrine qu'il nous a laissée et les privilèges de Marie définie par l'Église depuis 1274. Après avoir traité de la certitude de l'Assomp­tion, l'auteur de *la Piété du Fils* aborde ensuite une des questions encore disputées sur le trépas et la mort glorieuse de la Sainte Vierge. Ici toutes les ressources du philosophe de la nature, de ses connaissances des docteurs de l'Église et de sa soumission au Magistère de Rome, confèrent à ces pages pouvoir d'*illuminatio* sur un des pro­blèmes très ardus de la théologie. La Sainte Vierge est-elle morte ou non ? Après une distinc­tion formelle sur les quatre sens de « mort », Charles De Koninck conclut en une page que nous croyons devoir reproduire ici : « Enfin, il importe d'insister que depuis sa Conception il n'y a jamais eu aucun instant où la personne même de la Vierge, où la Mère de Dieu aurait cessé d'exister comme personne et comme Mère. ([^36]) 35:66 En d'autres termes, la sainte Vierge n'a jamais connu la mort commune ; elle n'est jamais passée par l'état de mort, et par suite son corps n'a jamais été sujet à la dissolu­tion. Il n'y a jamais eu aucun temps où elle était morte. Tout ce que la mort peut com­porter, d'abaissant s'en trouve écarté. La Mère de Dieu n'a donc jamais été séparée de son Fils car la mort ne s'est vérifiée que du premier instant même de sa vision dans le Verbe. La gloire n'a pas appartenu d'abord à l'âme, et ensuite au corps, si ce n'est selon l'ordre de nature ; au contraire, la personne elle-même est glorifiée depuis le *primum non esse* de sa condition de vie terrestre. L'instant final de cette vie est celui-là même où vit de prime abord, en corps et en âme, la même personne selon l'état de gloire. Donc, après sa vie terrestre, et nonobstant la mort, elle n'a jamais été pour aucun instant sépa­rée de son Fils. Sa mort ne fut donc pas un abaissement, mais au contraire un passage à une vie meilleure, et dans ce passage la mort est engloutie, dépassée par la vie de gloire qui, suivant l'ordre de nature, la pré­cède. Il faut donc voir dans cet instant un véritable triomphe sur la mort par cette mort que saint Amédée qualifie de *glorieuse.* 36:66 C'est en Marie que le Sauveur, que Celui qui est la Résurrection, démontre que sa victoire sur la mort est complète. » ([^37]) Charles De Koninck a écrit d'autres ouvrages ou plaquettes, de nombreux articles ou études certaines sollicitées par des membres de la hié­rarchie. Il enseigne aussi la théologie aux élèves de l'université. Chaque sujet traité apporte cette lumière, ce principe d'intelligence des choses de et un Dieu qui, même pour le non-spécialiste, est un peu une promesse de la béatitude. Charles De Koninck théologien est véritable­ment un ami de la sagesse s'il est vrai comme le rappelle l'évêque d'Hippone que *si Dieu est la sagesse, le vrai philosophe est* AMATOR DEI. #### Le maître. En se détournant de la philosophie, les cé­nacles philosophiques ont, entre autres, perdu l'esprit de disciple : l'esprit de fils. Comment pourraient-ils alors être des maîtres, des ensei­gnants, des éducateurs pour les intelligences qui reçoivent leur parole ? Le scandale, disait Descartes, c'est d'avoir été enfant et d'avoir dû rece­voir d'un maître les principes et les conclusions de la science. En vérité et selon l'ordre naturel des choses l'homme ne peut se suffire à lui-même, pas plus matériellement qu'intellectuellement ([^38]). 37:66 Il doit se servir d'autrui comme d'un autre lui-même et s'en tenir -- au moins au dé­part -- à ce que l'autre sait comme s'il le savait lui-même. La foi humaine est nécessaire à la vie humaine, elle est le fondement de l'intelligence. Notre intelligence est telle, en effet, que l'adhé­sion de la volonté lui est nécessaire pour incliner sa détermination : *non quia visum sed quia placens.* Parce que Charles De Koninck a, de façon suréminente, l'esprit de disciple il est un maître. Parce que son enseignement est conforme non seulement à l'esprit mais à la lettre même de saint Thomas il sait diriger l'esprit de ses élèves des principes aux conclusions avec une parfaite certitude. Si le monde moderne n'a plus le désir de la certitude c'est qu'il a été mal enseigné. Ceux d'entre nous qui avons été élèves de Charles De Koninck, avons reçu de lui ce désir de la cer­titude qui est le signe du désir de la vérité. La fin de l'enseignement étant l'acquisition des ver­tus intellectuelles, c'est vers ce but que Charles De Koninck a toujours ordonné ses cours et ceux de ses collaborateurs. On peut l'écouter des heures sur les sujets les plus ardus. Sous ses mots l'intelligence semble s'ouvrir, ses limites se recu­ler. On ne lit plus saint Thomas après son cours comme avant. Cette description, objectera-t-on, n'est-elle pas précisément celle des symptômes de l'orgueil ? 38:66 Nous répondons, bien simplement que l'orgueil étant d'attribuer à sa propre excellence ce qui appartient aux autres et, spéciale­ment à Dieu... tout disciple de saint Thomas, *sous ce rapport,* en est en principe protégé. Mais cette objection rejoint la perte de l'esprit de dis­ciple que nous évoquions. Pour trop de « pen­seurs » modernes -- émailleraient-ils leurs cours de quelques citations de saint Thomas, Aristote ou Nazarius -- la certitude dans la vérité, lors­qu'elle s'exprime, est souvent perçue comme une manifestation d'orgueil. Cette certitude, nous de­vons confesser que nous la possédons ABSOLU­MENT (*simpliciter*) car elle découle de notre foi théologale, et RELATIVEMENT, (*secundum quid*) en tant que la philosophie que nous avons reçue -- et de la façon même dont nous l'avons reçue -- est de toutes la plus certaine, au seul plan de la raison. Si cette certitude, ce désir et cet amour de la vérité, cet esprit de disciple ont passé du Maître aux élèves, si quelques progrès dans les vertus intellectuelles se sont opérés, il faut d'abord en rendre grâce au Saint-Esprit. Mais l'instrument, le professeur, fut particulièrement bien adapté à sa vocation ! De ce professeur, nous pouvons dire que le talent, le goût de l'exquis paradoxe qui évoque Chesterton, la bienveillance, le char­me s'unissent pour faire de ses cours non seule­ment l'occasion d'une nourriture de l'intelli­gence, mais une jubilation pour l'esprit et pour le cœur. Son art de faire jaillir la vérité de para­doxes au premier abord déroutants, de lui donner force et relief par des images vivantes, des exemples nombreux, cisèle un enseignement dont les mots s'ajustent à la pensée en une très parfaite conformité. 39:66 Rien dans l'expression vi­vante ne nuit à la cohérence ou à la rigueur de la pensée. Au terme d'un cours, d'une année uni­versitaire ou d'une thèse dirigée par Charles De Koninck l'être tout entier paraît s'ouvrir comme à une nouvelle dimension. Celle-là même qui ne se peut engendrer, à l'occasion de disciplines aussi élevées, que lorsque le maître réunit au­tour des exigences essentielles de son enseigne­ment toutes ces qualités impondérables qui con­fèrent cette saveur particulière, celle qui ne con­naît ni l'amertume, ni l'altération du temps. Après avoir évoqué le philosophe et le théolo­gien il ne reste guère à ajouter concernant la ma­tière même de l'enseignement de Charles De Ko­ninck à la Faculté de Philosophie. Ses cours en *philosophie de la Nature* ou en *religion* ([^39]) se présentent soit sous forme de commentaires de la lettre de saint Thomas, soit sous forme de cours magistral apportant la lumière de l'en­semble à un point particulier de la doctrine. Nous renonçons à en faire dans ces brèves notes un commentaire ou, moins encore, un résumé. Le lecteur qui désirerait se procurer la substance de tel ou tel enseignement se reportera aux ou­vrages ou articles de Charles De Koninck. \*\*\* Le rayonnement de Charles De Koninck, peu perçu encore en France, s'étend par contre dans le monde entier. 40:66 Il marquerait probablement son désaccord si nous disions ici qu'il forme des disciples, au sens où l'on a accoutumé d'entendre un mot qui évoque souvent quelque exclusive de chapelle doctrinale. Mais il forme des étudiants, disciples de saint Thomas qui, de beaucoup de pays, viennent entendre ou reçoivent chez eux son en­seignement. Ceux-ci à leur tour le dispensent dans les deux Amériques, en Europe, en Asie même. Il n'est donc pas déraisonnable de pren­dre conscience de la source qui jaillit en Nouvelle France et d'espérer prochain le jour où la pensée française en sera largement enrichie. Cette espé­rance, nous la confions à Marie, qui est Siège de la Sagesse. André CLÉMENT. 41:66 ### Un philosophe de l'ordre par Ralph McINERNY Ralph McInerny est professeur à l'Université Notre-Dame (Indiana, États-Unis d'Amérique du Nord). Le texte de son article est traduit de l'anglais IL Y A VINGT-CINQ ANS, Charles De Koninck écri­vait qu'il n'avait qu'un désir, celui d'être un disciple fidèle de saint Thomas d'Aquin. Toute évaluation de son œuvre doit par conséquent tenir compte de cette fidélité déclarée à un maî­tre qui est d'ailleurs celui de tout catholique, s'il faut en croire les insistances réitérées de l'Église. Cependant, notre intention n'aura pas été de pré­senter une juxtaposition matérielle de textes du professeur De Koninck et de saint Thomas, en­core que De Koninck aime à dire que ce qu'on a pu considérer comme ses propos les plus révolu­tionnaires ne sont à la lettre que des répétitions de saint Thomas. C'est un objet à la fois plus simple et plus ambitieux que nous nous sommes proposé, savoir : de tenter un coup d'œil d'en­semble sur ses écrits, d'un point de vue décisif et critique, et de formuler ainsi un jugement à caractère philosophique. 42:66 Car s'il est permis de présumer qu'un effet de cette fidélité à saint Thomas puisse être l'acquisition de la sagesse spéculative que prétend rechercher le philo­sophe, autre chose est d'en faire la constatation sous un jour philosophique. « *Sapientis est ordinare. Il appartient au sage d'ordonner*, dit saint Thomas, *parce que la sa­gesse est la plus haute perfection de la raison, dont c'est le propre de connaître l'ordre.* Parce que l'ordre comporte principe et principe, rela­tion, seule l'intelligence peut atteindre l'ordre sous la raison même d'ordre » (*Ego Sapientia*, p. 23). On n'a pas la sagesse, il s'entend, du seul fait qu'on connaisse un ordre, mais on l'a bien plutôt, à un degré prééminent, grâce à une con­naissance de toutes choses dans leur relation à un absolu premier principe. L'œuvre de Charles De Koninck a dès le début révélé un fondamen­tal souci d'ordre, -- d'ordres spécifiques divers, c'est vrai, mais avant tout de cet ordre dont le principe est absolument premier. \*\*\* En 1936, dans son premier ouvrage, *Le Cos­mos* (qui ne fut pas publié mais simplement dis­tribué, sous forme de fascicules, à ses étudiants), De Koninck aborde un bon nombre de questions qui ne cesseront pas de l'occuper dans la suite. Le cosmos (du mot grec *kosmos*, qui veut dire « ordre »), c'est le monde matériel vu comme une unité ordonnée. Ce cosmos est étudié d'un point de vue scientifique, puis philosophique et finalement théologique : le plan de l'ouvrage et son exécution témoignent tous deux de la lar­geur de vue et de la rare compétence de l'auteur au départ de sa carrière. 43:66 Les deux premiers des points de vue mentionnés évoquent déjà le pro­blème qui est peut-être le plus fréquemment associé au nom de De Koninck sur le continent Nord Américain, à savoir la relation entre la phi­losophie de la nature et les sciences expérimen­tales. Notre tâche initiale sera d'examiner la solution qu'il y donne ; comme nous verrons, l'apport de Charles De Koninck quant à la phi­losophie de la nature touche à un point essentiel à toute tentative de justification de la philoso­phie traditionnelle faite aujourd'hui. Le progrès des sciences positives et de la tech­nique est, inutile d'y insister, un des faits les plus notables de la culture moderne. On le sait, ce progrès a suivi le rejet et l'abandon de la science naturelle antique et médiévale. Parallèlement se sont succédés des systèmes philosophiques met­tant en question la notion traditionnelle de science et, par suite, maintes vérités difficile­ment acquises, qui avaient été rassemblées, aug­mentées et ordonnées de façon incomparable par le Docteur Angélique dont l'Église a fait son Docteur Commun. Tout philosophe, fût-il sen­sible ou non au Magistère, est en butte dès lors à une difficulté de première grandeur, ne fût-ce qu'à voir son domaine s'amoindrir inexorable­ment devant le progrès de la science. Ce n'est peut-être pas exagéré de dire qu'en présence de cette défaite de la science d'autrefois, la philosophie semblerait n'avoir plus que deux ressources : se constituer pure « philosophie des sciences », c'est-à-dire pure réflexion sur le cours que poursuivent les sciences expérimentales, ou bien, prendre retraite dans le mysticisme. 44:66 Cependant ni l'une ni l'autre de ces issues n'est admise par le philosophe disciple de saint Thomas. A l'époque où De Koninck commençait à écrire, on pouvait distinguer deux interprétations tho­mistes de la relation entre la philosophie et la science. L'une, appelée par la suite la position de Louvain, prétendait que la philosophie et la mé­taphysique étaient identiques et que tout accès au domaine de la nature devait être abandonné au savant. Quant au philosophe, ce qu'il pouvait avancer concernant la nature n'était que méta­physique et nullement connaissance de la na­ture. Par contre, Jacques Maritain soutenait de son côté qu'il existe vraiment une philosophie de la nature distincte aussi bien de la méta­physique que de la science expérimentale ou, comme il préférait l'appeler, de la science empi­riologique. La philosophie et la science s'intéres­saient de droit à la nature, mais chacune de ma­nière autonome : elles étaient en réalité des sciences de la nature formellement distinctes. Maritain en vint ensuite à l'opinion que la philo­sophie de la nature serre de près les sciences empiriologiques et doit être repensée à l'occa­sion de chaque progrès significatif effectué par celles-ci. Si l'être naturel est *ens mobile ou ens sensibile*, faisait observer Maritain, c'est la phi­losophie de la nature qui porte sur *ens* et qui est ontologique, tandis que les sciences, pour leur part, se concentrent sur *mobile* ou *sensibile,* sur le contingent et le fuyant, sans donc jamais parvenir au rang de la science au sens aristotélicien du terme. 45:66 Dans *Le Cosmos,* De Koninck fit comprendre qu'il acceptait l'opinion de Maritain en la ma­tière. Il y parle d'une distinction très nette à éta­blir entre la science et la philosophie (p. 31) et qualifie cette dernière discipline d'ontologique. Ses articles de 1937 intitulés *Réflexions sur le Problème de l'Indéterminisme* rendent l'accord explicite. « Les conséquences de la composition hylémorphique sont ainsi le fondement objectif, de la distinction entre les sciences expérimen­tales et les disciplines. La philosophie de la nature étant *scientia certa per causas,* ne peut atteindre que ce qui est essentiel à la nature et nécessaire, telle la composition hylémorphique des substances naturelles, la contingence qu'en­traîne cette composition, la nécessité de l'évo­lution, la nécessité de l'humanité comme fin der­nière de toute cette ascension du monde, etc. Bref, tout ce qu'on peut établir avec rigueur sur ce que M. Maritain appelle des *faits philosophi­ques.* Par contre, la science expérimentale, dans la mesure où elle ne se borne pas à de purs truismes et à des tautologies, dans la mesure où elle est science explicative, ne peut nous donner des choses qu'une connaissance probable. » (*Re­vue thomiste*, 1937, p. 406.) Ce n'est pas tant ce qui est énoncé ici relativement à la philosophie de la nature et la science expérimentale que la signification prêtée aux différences indiquées, qu'on verra se modifier lorsque De Koninck sera amené à formuler sa propre position. Dans ses premiers écrits, on le voit, De Koninck ne semble pas s'être expressément soucié de ce qu'était la relation entre la philosophie de la nature et la science ; 46:66 il se contente d'accepter simplement une position d'ailleurs pleine de mérite. Sa pro­pre manière de voir ne fut cependant pas longue à mûrir, à la suite de ses cours de philosophie de la nature et de méthodologie scientifique à Laval. *Les sciences expérimentales sont-elles distinctes de la philosophie de la nature ?* parut dans la re­vue canadienne *Culture* en 1941 (pp. 465-476). Le passage suivant exprime une vue inchangée depuis dans ses grandes lignes : « La philosophie de la nature désire savoir ce que sont les choses naturelles, non pas d'une manière confuse, mais dans leur concrétion propre. L'unité de cette fin ne sera pas rompue par la diversité des moyens à employer, c'est au contraire une même fin qui les commande, pourvu qu'ils permettent de mieux connaître. Même l'usage des mathémati­ques dans lequel le physicien se subalterne au mathématicien afin de connaître les choses dans leur aspect quantitatif et au moyen de cet aspect qui se présente d'abord dans les sensibles com­muns -- nombre, grandeur, figure, mouvement, temps, situs, lieu, lesquels se ramènent tous à la quantité -- ne divise radicalement la doc­trine naturelle. » (p. 469) Ce point, quoique fer­mement établi dès lors, avait grand besoin d'être développé davantage : au milieu d'une myriade d'autres préoccupations, d'écrits et d'obligations, De Koninck a fourni entre temps les nuances et détails additionnels requis ; au cours des quelques dernières années particulièrement, il a sur le sujet une quantité d'études d'importance fondamentale ([^40]). 47:66 Nous allons chercher à tracer l'essentiel de cette doctrine telle qu'elle ressort de ces travaux parus dans l'intervalle de quelque vingt années. \*\*\* En quel sens peut-on maintenir que la philo­sophie de la nature et la science expérimentale sont formellement distinctes ? Une fois la ques­tion posée, De Koninck acquit promptement la conviction que la distinction formelle alléguée était une impossibilité. Pour s'en rendre claire­ment compte il suffit de se demander ce qui, en fait, divise les sciences. L'enseignement d'Aristote et de saint Thomas ici est clair et indiscu­table : étant donné la nécessité demandée par la science et l'immatérialité de l'intelligence, le su­jet d'une science est fondé sur une séparation, une abstraction faite du mouvement et de la ma­tière. Le degré d'éloignement de la matière se révèle dans les définitions d'une science ; et les différences significatives entre les modes ou ma­nières de définir eu égard à la matière produi­sent des sciences formellement différentes. Selon cette doctrine il existe bien une différence for­melle entre la science naturelle, les mathématiques et la métaphysique, mais on a peine à voir qu'il pût se trouver une pareille différence for­melle au-dedans de la science naturelle. 48:66 Bien entendu on y découvre des méthodes différentes. « Sans doute les différentes sciences ont-elles des sujets et des méthodes différentes. Cependant, même lorsque son sujet formel (tiré du mode de définir) est identique, une science reste apte à employer différentes méthodes. Non seulement chaque science, mais chaque branche d'une science peut avoir recours à des méthodes diverses. La physique (au sens d'Aristote) et la psychologie font partie d'une même science ; mais elles utilisent des méthodes fort diffé­rentes... la première reposant surtout sur une expérience externe, la seconde sur l'expérience interne de la vie. Semblablement, quand, dans cette physique, nous appliquons les mathéma­tiques à la nature, la méthode devient encore toute autre : c'est en ce cas le mouvement *en tant que mesurable* qui fait l'objet de notre re­cherche. Mais rien de tout cela n'offre de fonde­ment à une distinction entre la philosophie et la science... Les multiples départements de la con­naissance de la nature naissent tous de l'admira­tion et du dessein de chasser l'ignorance, et leur mode de définir, d'autre part, est partout le même, savoir *cum materia sensibili.* » (*Natural Science as Philosophy*, pp. 7-8) Dans la mesure où il sera possible de montrer que les définitions de la science expérimentale dépendent de la ma­tière sensible, il deviendra évident qu'en dépit de divergences méthodologiques notoires cette science n'est à la vérité qu'une vaste continuation de la science qui débute à la *Physique* d'Aristote. \*\*\* 49:66 Il nous est impossible de donner ici le détail de l'usage qu'a fait De Koninck des notions de subalternation et de dialectique, afin d'élucider la nature de la science expérimentale. La « su­balternation » fournit une explication du re­cours aux mathématiques pour jeter lumière sur le monde naturel ; la « dialectique » au sens d'une méthode ne menant pas à un terme cer­tain, semble applicable aux sciences expérimen­tales. Dans ses récents travaux, De Koninck a fait valoir de façon nette qu'il est loin de préten­dre que la physique mathématique d'aujour­d'hui soit plus ou moins ressemblante à l'opti­que ou l'harmonique anciennes. Le rôle de la construction symbolique en science moderne a été l'objet d'une bonne part de son attention, spécialement dans *The Hollow Universe* (ce qui veut dire : *Cet univers creux*)*,* et il a examiné les sym­boles dans leur relation aux mots et au mode de définir propre à la science naturelle. En bref, c'est une position fortement nuancée que la sienne et s'il est vrai qu'à ses yeux les sciences expérimentales de l'heure sont toujours un pro­longement de ce qui fut abordé dans ladite *Phy­sique*, il est aussi vrai qu'il n'a jamais considéré cette unité d'une manière simpliste. Il ne veut pas non plus faire entendre que l'opinion courante selon laquelle la philosophie et la science seraient complètement différentes, soit sans fondement ; ce verdict est un dérivé de la spécialisation croissante, que rendaient inévitable les limitations de l'intelligence humaine indivi­duelle. 50:66 Mais De Koninck est éloquent sur le pro­pos des conséquences pratiques du paralogisme qui, ainsi, érige une répartition de travail contin­gente et *de facto*, en une différence à caractère théorique. C'est ici que l'ordre intrinsèque à la connaissance de la nature, sur lequel il insiste, prend une signification non plus uniquement spéculative. \*\*\* Le fameux problème culturel qu'on attribue à l'avancement de la science résulte de la confu­sion qui gît dans nos esprits concernant le rap­port qu'il peut y avoir entre la science et le reste de la vie. (Cf. par exemple, le livre de C. P. Snow, *The Two Cultures,* qui connaît actuellement un retentissement considérable dans le monde an­glo-saxon.) L'enseignement de Charles De Koninck sur la continuité à reconnaître entre la philosophie de la nature et la science expérimen­tale, permet d'y espérer une solution. Ce qu'on s'est, plu à dénommer philosophie de la nature par opposition à science naturelle, prend à charge les questions premières et obvies provo­quées par notre connaissance du monde qui nous entoure, par une connaissance qui nous appar­tient à tous et qui ne dépend pas d'observations contrôlées. Or le monde ainsi connu, c'est aussi le monde que nous désignons par nos mots et dont rend compte la langue de tous les jours. La pensée de notre auteur sur la différence entre le langage « naturel » du philosophe de la nature et le langage symbolique du physicien mathé­maticien mérite que nous nous y arrêtions au moins un instant. 51:66 La physique mathématique et la doctrine de la *Physique* d'Aristote : ces deux diffèrent no­tamment en ce que celle-là se pratique au moyen de symboles alors que celle-ci n'emploie jamais que des mots. Quelle est la nature de cette diffé­rence ? « Définir un symbole... c'est simplement interpréter le symbole en expliquant comment il faut s'en servir, et non en énonçant ce qu'est la chose à quoi il réfère. » (*Random Reflexions on Science and Calculation*, p. 90.) Le poids, la longueur, à vrai dire tous les concepts de la phy­sique mathématique sont des symboles en ce sens. « Il peut être utile de noter que, si ce genre de définition où le *quand* est essentiel était le seul valide, la définition de l'homme devrait don­ner quelque chose comme ceci : *Quand je butte contre un objet et que celui-ci émet une série de sons tels que : Où penses-tu que tu vas ? cela est l'homme.* En d'autres termes, toute définition serait pure interprétation de noms et de sym­boles. » (*ibid*., pp. 85-6.) On sait assez que grâce à l'emploi de sym­boles la science moderne a pu atteindre à une ri­gueur à peine rêvée en des temps plus reculés ; puisqu'une telle rigueur s'obtient au prix d'une mise à l'écart des mots et du langage au sens strict du terme, il n'est guère étonnant que plusieurs parmi ceux qui écrivent sur la science nient que la science soit possible sitôt que l'on se sert de mots comme de noms signifiant des choses et que l'on cherche à définir ce que sont ces choses. 52:66 Ainsi, de tenter une science de la na­ture, comme le fit Aristote, en usant de mots, c'est selon eux se vouer d'emblée à l'échec : les mots sont désespérément ambigus, seuls les symboles sont clairs et distincts. De Koninck répond à ces revendications en remarquant d'abord qu'elles sont toutes conçues et exprimées en des mots et nullement des sym­boles. En outre, c'est bien par l'intermédiaire de cet idiome courant qui n'est, nous assure parfois le savant, que foyer d'ambiguïtés et de confu­sion, que ce dernier arrive à communiquer ce qu'il a accompli ou accomplira en manipulant ses symboles. Il s'agit là d'un point élémentaire, mais cela justement est un gage de son impor­tance. Si profond que puisse se découvrir notre dédain pour notre langage « naturel », où les mots signifient des choses connues et détermi­nables, il nous est parfaitement impossible de nous émanciper complètement de lui. Il nous faut le langage ordinaire dans l'ordre pratique. Reste la question : est-il possible qu'une science de la nature utilise véritablement des mots et non des symboles ou des mots-symboles ? « C'est un fait historique qu'aussi longtemps que l'étude du monde physique a fait un usage essentiel de mots, elle a peu contribué à la marche de la science que désigne aujourd'hui le nom de « phy­sique ». Alors que les philosophes grecs s'étaient efforcés de savoir *ce que sont* les choses de la na­ture, nous semblons avoir renoncé à cette sorte de recherche pour la simple raison qu'elle ne conduit pas au genre de connaissance de la nature actuellement obtenue par une autre méthode, dont les possibilités commencent seule­ment à ressortir. 53:66 Y a-t-il toutefois une raison valable pour laquelle le mode de recherche précédent doive être délaissé complètement et toutes parts ? Est-ce constamment à tort qu'on s'intéresse aux objets et qu'on demande ce qu'ils sont ? Le physicien, dès l'abord, définit le mou­vement d'après sa façon de le mesurer, et voilà ce qu'est le mouvement pour lui. Mais s'ensuit-il qu'il soit toujours hors de propos de s'interroger sur la nature du mouvement, indépendamment de ce mode opérationnel de le définir ? » (*ibid., p. 1*01) Encore que sa propre réponse à ces ques­tions soit pour la négative, De Koninck est loin de nourrir l'illusion que tous les philosophes des sciences contemporains soient pareillement en­clins ; mais il a cependant signalé un renouveau d'intérêt pour la philosophie de la nature. « Une sympathie croissante se fait jour, non pas telle­ment chez les philosophes de profession, qui pré­fèrent en de nombreux cas s'envoler tout de suite, sur des ailes dégarnies, au royaume de la métaphysique ; mais bien plutôt parmi les sa­vants (en Allemagne notamment) dont beaucoup se rendent à l'évidence que leur propre savoir, en ses prémices et tout autant dans son dévelop­pement ultérieur, fait réellement partie de la philosophie de la nature ; et que cette vérité im­porte à la compréhension de ce qu'ils accom­plissent. » (*Abstraction from Matter*, I, p. 133n) \*\*\* 54:66 L'importance du langage en philosophie mérite d'être accusée, puisqu'il s'agit du signe et de l'instrument de notre pensée. Dans une étude récente, De Koninck en souligne la portée spé­ciale pour la métaphysique. Étant donné que nos mots suivent à la trace notre connaître et que nous nommons à mesure que nous appre­nons, l'ambiguïté du langage « naturel » déplo­rée par certains philosophes des sciences se ré­vèle, au fond, essentielle à la manière de signi­fier d'une doctrine métaphysique. L'équivocité en question, c'est cette équivocité ordonnée, déli­bérée (*æquivocatio a consilio*)*,* également appel­ée « analogie des noms » ; elle se retrouve cha­que fois qu'un nom qu'on avait imposé à une chose connue d'abord, c'est-à-dire à une chose sensible, est repris en vue de dénommer des choses connues avec grande difficulté et sous la dépendance de notre connaissance préalable des objets sensibles. « C'est un devoir essentiel du *sophos*, du *sapiens, cujus est ordinare*, que de s'évertuer à expliquer les mots qu'il emploie, en les rame­nant aux significations qui peuvent être vérifiées de choses mieux connues et indiscutables. » (*Mé­taphysics and the Interpretation of Words*, L. Th. Ph., XVII, 1, p. 31) Cette position n'a rien à voir à cette autre défense, un peu stérile, de la méta­physique, qui la fait reposer sur une certaine in­tuition singulière des objets considérés par la philosophie première. De concert avec saint Thomas, De Koninck soutient que pour peu que l'on vienne jamais à savoir qu'il y a des choses qui non seulement peuvent être définies sans égard à la matière mais aussi qui existent sans matière, un pareil savoir aura inévitablement dépendu et dépendra d'un accès antérieur aux choses existant dans la matière et définies comme telles. 55:66 Supposé que la philosophie de la nature ne puisse être justifiée, il n'est pas de justifica­tion possible de la métaphysique, du moins au sens où saint Thomas entendait cette science. La métaphysique n'a jamais été une discipline facile et sa défense est beaucoup plus ardue de nos jours qu'elle ne l'a jamais été ; elle ne peut même débuter, cette défense, sans présupposer que la philosophie de la nature, elle, soit pos­sible. On aura noté comment l'ordre, encore ici, est mis en valeur : cette fois c'est l'ordre d'acquisi­tion des sciences philosophiques, lequel reflète la nature de notre intelligence. Faute d'accorder son prix à la connaissance de ce qui est premiè­rement accessible à notre intelligence, dont l'ob­jet proportionné est tiré du sens, on ne pourra jamais atteindre en philosophie à ce qui est pre­mier en soi, réellement premier. Et en outre, de même qu'il y a un ordre à reconnaître entre les sciences philosophiques, il y a un ordre et une manière de procéder propres à chaque science. Pour ce qui est de notre connaissance de la na­ture, les fondements sont ceux qui sont posés dans la *Physique* d'Aristote ; cette doctrine est indispensable et d'une importance majeure ; mais évidemment elle demeure un commencement. En vue justement de mettre à exécution la fin proposée dans ce livre, il nous faut prendre la direction qu'a prise la science contemporaine. 56:66 Le thème dominant, dans ce contexte, est que d'oublier ce commencement, c'est renoncer à pouvoir évaluer jamais à quel point on est rendu. Au vrai, cela peut entraîner une méprise absolue sur ce que l'on a réalisé ; De Koninck relève à cet égard la situation présente de la biologie. Dans son *Introduction à l'étude de l'âme,* et dans la troisième section de *The Hollow Uni­verse,* intitulée *The Lifeless World of Biology* (en français : *Le monde sans vie de la biologie*), De Koninck attire l'attention sur le fait que la biologie, de l'aveu même de biologistes éminents, n'est plus en mesure de rendre compte de la dif­férence qui lui a valu un objet distinct de celui de la « Physique », à savoir la vie. En effet, on procède à l'heure actuelle en biologie comme si la forme la plus indiscernable de la vie était des plus manifeste, de sorte qu'elle devrait rendre clair ce que signifie pour le cheval, par exemple, ou nous-mêmes, vivre et exister ; d'aucuns cherchent, par surcroît, à faire dériver le vivant du non-vivant afin d'éliminer la différence qui sépare la biologie de la physique et qui est la source de tant d'embarras. La conclusion nette à en tirer est un doute jeté sur notre capacité de savoir que certaines choses sont vivantes et que d'autres ne le sont pas. Pourtant, n'y a-t-il pas une expérience de la vie qui a conduit à la distinction entre le vivant et le non-vivant ? Ne se trouve-t-il pas un cas où la vie est hors de doute ? « La notion première de la vie, celle à laquelle on devra toujours revenir, nous vient d'abord et principalement de l'expérience interne de vivre. Vivre, c'est toucher, goûter, sentir enten­dre, voir ; discerner ces sensations les unes des autres, imaginer, se souvenir ; aimer, haïr, se mouvoir soi-même de lieu en lieu, se réjouir, s'attrister ; comprendre, raisonner, vouloir. 57:66 La vie nous est d'abord connue dans la conscience de l'exercice même de ces opérations ; et si les mots que nous employons pour les désigner peuvent signifier quelque chose pour nous, c'est que nous les rapportons sans peine à ces opéra­tions que nous éprouvons en nous-mêmes dans leur exercice. » (*Introduction à l'étude de l'âme,* p. XIII) En l'absence de cette certitude primitive, il ne saurait être question de sciences comme la psychologie et la biologie. Quelles que soient les difficultés qu'on puisse éventuellement éprou­ver à décider si oui ou non telle chose est vivante, il n'empêche que nous demeurions entièrement certains d'être nous-mêmes en vie ; c'est dire que nous possédons un moyen de vérifier le sens du mot « vie ». Cette évidence, la psychologie la pré­suppose. « Nous voulons simplement faire voir que l'étude de l'âme, laquelle se situe sur le plan de l'universel, présuppose comme point de départ la connaissance d'activités vitales que nous éprouvons d'abord en nous-mêmes, que nous atteignons *in singulari* dans l'expérience interne. Ce n'est évidemment pas ce point de départ qui fait le sujet de la psychologie. » (*ibid*., p. XVII). Si assurée que soit notre expérience de vivre, nous ne jouissons pas pour autant d'une con­naissance claire et distincte de l'âme et de la vie. Contre Descartes, De Koninck démontre qu'à l'abord de notre étude du vivant il existe entre la certitude et la clarté une relation inversée. 58:66 Lorsque nous étudions le monde naturel dans sa généralité nous commençons par ce qui nous est le plus aisément connu et dont nous avons la plus grande certitude ; seulement au prix de très sérieux efforts pouvons-nous obtenir quelque clarté et connaissance de ce qui est réellement premier. Fondre ces deux ordres en un seul et prétendre que ce qu'on connaît en premier lieu est aussi premier en réalité, c'est nier notre véritable condition. Descartes alléguait une intuition claire et distincte qu'il avait de soi comme être pensant (de même que pour le mouvement) et affirmait que Dieu lui était connu tout aussi bien que la nature du triangle. « En vérité, il n'y a pas d'exemples plus visibles du rapport inverse entre la connaissance certaine et la connaissance claire et distincte, que l'expérience de vivre et d'être, et la percep­tion du mouvement ; ni d'illustration plus tran­chante du rapport inverse entre la cognoscibi­lité des choses en soi et leur cognoscibilité pour nous, que celle de Dieu. Aussi, marquons bien le tournant critique dans l'histoire de la pensée humaine ; il s'achève dans l'identification du certain pour nous avec la connaissance claire et distincte des choses quant à ce qu'elles sont en leur nature propre... Voici un univers conçu à la mesure de l'homme. » (*ibid.,* p. XXII) Nous au­rons à revenir à la discussion chez De Koninck des conséquences pratiques qu'engendrent les exagérations en apparence lointaines et théoriques. Tout conscient qu'il est des dangers inhérents aux théories relatives à la méthodologie, il n'attaque point la méthode en tant que telle. 59:66 « Nous ne suggérons pas que le savant transforme sa manière de procéder, mais seulement qu'il lui faut garder en mémoire les choses qu'il a été forcé de laisser derrière lui. Car elles n'ont pas cessé pour cela d'exister et c'est d'elles qu'il a conscience tous les jours de sa vie. Il ne pour­rait physiquement exister sans elles. De fait elles forment le côté, le plus authentique de sa per­sonne. » (*The Moral Responsibilities of the Scientist, Laval théologique et philosophique,* 1950, VI, 2, p. 356) Les choses laissées de côté par la méthodologie de la physique mathématique sont elles-mêmes le sujet de la science naturelle, au sens large, fondé sur le mode de définir. Les nouveautés de méthode en science contem­poraine, quelles qu'elles soient, sont voulues pour l'enrichissement de notre connaissance d'une matière qui a intéressé l'esprit humain depuis l'antiquité et concernant laquelle une certaine quantité de savoir encore valable a été acquise. Par son insistance sur l'ordre à obser­ver dans l'examen de la nature, De Koninck pré­vient la science moderne d'un dessaisissement de ces connaissances déjà acquises, en particulier de celles qui touchent à la science naturelle. C'est lorsqu'elle est considérée comme partie d'un tout plus ample qu'on perçoit le mieux sa fonction au sein de la science naturelle, ainsi que sa participation indirecte à cette ascension intel­lectuelle vers un ordre plus élevé qui, nous l'avons vu, présuppose la philosophie de la nature. 60:66 Ce qui précède indique assez (et nous ne pouvons, évidemment, faire plus qu'indiquer) que les efforts de De Koninck ont été concentrés, de façon constante et continue, sur une synthèse des progrès contemporains en science natu­relle et des vérités traditionnelles de la philoso­phie de la nature. Il ne s'agit pas, il s'en faut, d'une attaque contre la science ou contre ses mé­thodes ; peu d'hommes, au contraire, ont fait au­tant que De Koninck pour justifier ces méthodes et en montrer la nécessité au regard de la fin même de la science naturelle. « Le but de la phi­losophie de la nature, est de connaître jusque dans leur dernière concrétion spécifique, ces *logoi* divins et la fin qui les spécifie et qu'ils appellent ; de connaître parfaitement l'être na­turel dont la forme est séparable et terme de toutes les autres... Toutefois, ce but n'est pour l'étude de la nature qu'une limite dialectique, un terme dont nous pouvons nous approcher sans cesse, mais que nous ne pouvons jamais adéqua­tement atteindre. » (*De la primauté du bien com­mun*, p. 160) Poursuivant ce terme, notre esprit doit faire appel à des abstractions, à des cons­tructions symboliques et le reste. L'ennui est que nous laissons à présent la nouvelle méthodolo­gie scientifique nous en imposer au point que nous nous défions et nous impatientons devant les questions qui n'y font pas appel. « Supposé que de pareilles questions soient reconnues légi­times, et qu'elles admettent des réponses sensées, à quoi ces dernières peuvent-elles donc servir, demanderait-on ? En d'autres termes, un savoir a-t-il quelque valeur qui ne comporte pas de pou­voir ? La mentalité qui dédaigne la forme la plus élémentaire d'admiration, et la philosophie qui cherche à éluder l'attaque sceptique de Hume contre le raisonnement inductif, en restreignant à l'action la portée de ce dernier, ont beaucoup en commun. » (*The Hollow Universe*, p. 70) 61:66 Mais ceci suggère une analyse antérieure de l'odyssée de la philosophie moderne, à laquelle il nous faut maintenant nous reporter. \*\*\* L'analyse en question remplit la seconde partie de *La primauté du bien commun* et on pourrait difficilement en concevoir de plus fonda­mentale. Venant à la suite d'une défense du bien commun contre les personnalistes, elle présup­pose la doctrine qui y est exposée ; mais « nous donnerons néanmoins un aperçu de cette cri­tique, par notre auteur, de l'orientation de la philosophie moderne, avant de dire un mot de sa position affirmative. L'analyse s'ouvre par la mention d'une maxime commune aux philo­sophes modernes et montre ensuite ce qu'on peut en attendre. Que l'on en juge les conséquences surprenantes, en tant que possibilités pures, et l'on sera étonné de voir qu'elles ont été réellement acceptées et poussées à leur extrême limite. « En dépit de leurs divergences apparente les philosophes modernes en général s'accord à soutenir que la métaphysique ou sagesse spéculative, pour autant qu'elle porte principalement sur des choses meilleures que l'homme, aliène l'homme de lui-même, qu'elle le dépouille de son moi véritable. Étant en quelque sort humaine, elle serait inhumaine. Elle distrairait l'homme de l'effort total qu'il lui faut pour conquérir la terre, et pour répondre à son désir de vivre. 62:66 Elle serait destructrice de la nature hu­maine, et par conséquent il faudrait la compter parmi les grands ennemis de l'humanité. » (*ibid*., p. 85) Si l'homme était l'être le plus parfait qui soit, non pas la métaphysique mais la science et la prudence politique seraient les plus parfaites connaissances. Or pour Aristote, à qui nous la devons, cette assertion conditionnelle est con­traire aux faits, mais De Koninck propose qu'on prenne pour avéré que la science politique et la prudence soient supérieures à toutes connais­sances, afin de voir quelles conséquences cela en­traîne. La conséquence première et très générale, c'est que les choses seraient plus ou moins telles que nous souhaitons qu'elles soient. Conclusion plutôt trop générale, semble-t-il peut-être, mais suivons l'argument de près. « En effet, la science et la prudence politique sont pratiques en ce qu'elles dirigent vers une fin conformément à la droite raison. Mais cela présuppose que nous connaissons en quelque façon la nature de la chose à diriger et de la fin, c'est-à-dire que la rec­titude de la régulation pratique présuppose la rectification de l'intelligence spéculative. Donc, si par impossible la régulation pratique était in­dépendante de la vérité spéculative, alors ce que les choses sont, ou devraient être, tels l'homme, le bien humain et la société, serait simplement ce que nous aurions voulu qu'elles soient. Même la science pratique ne serait plus science. La simple connaissance pratique ne serait plus vraiment pratique. » (*ibid.,* p. 86) 63:66 Cela posé, on devra conclure que la prudence ne se peut distinguer de l'art. Car ils ne sont dis­tincts qu'à condition que la fin de l'homme soit déjà donnée, et présupposée par la prudence, qui dès lors s'applique aux moyens de satisfaire à la fin ; l'art, en revanche, choisit la fin. Ainsi, dans l'hypothèse qu'il n'existe point de vérité spécu­lative quant à la nature humaine, que l'homme, donc, créant lui-même sa fin, soit libre de dispo­ser de soi à sa guise, le voilà devenu effet de son propre art : la prudence, c'est l'art. Le jugement prudentiel, étant semblable au jugement esthé­tique, ne serait plus vrai en vertu d'une confor­mité à l'appétit rectifié ; la prudence s'accorde­rait indifféremment au bien et au mal, et son jugement ne pourrait se vérifier que d'après le résultat. « Le succès dans la réalisation de la fin choisie serait l'unique critère du bien et du mal. Il serait toujours absurde de vouloir justifier sa conduite, même à ses propres yeux, en pensant ou en disant qu'on a agi selon sa conscience et avec droite intention. Tout écart concret de cette fin choisie, fût-il dû à la raison, au hasard ou à la volonté, serait une faute (*ibid*., p. 87). » L'identification de l'art et de la prudence, « l'émancipation de l'homme pur *artifex* », fait de l'homme la mesure de toutes choses. De Ko­ninck voit dans le déniement de la suprématie du spéculatif et dans la confusion résultante en­tre l'art et la prudence, des tentations auxquelles l'homme est perpétuellement sujet, en raison de la faiblesse même de sa participation à l'ordre intellectuel. La métaphysique, la vie contemplative, excèdent sa toise. 64:66 « Toujours à cause de la débilité de son intelligence spéculative**,** l'homme sera tenté d'exalter sa faculté de construire des imitations délecta­bles ; il sera tenté de dominer tous les originaux imitables, ceux qui sont au-dessus de nous aussi bien que ceux qui sont, inférieurs. Les beaux-arts, en effet, constituent le moyen le plus hu­main de rendre plus proportionnés à nous les objets meilleurs que nous. » (*ibid.,* p. 90) La dif­ficulté de connaître des choses plus parfaites que l'homme, d'être mesuré par elles en les connais­sant, tout cela contient le germe perpétuel d'une révolte qui puisse rendre l'homme mesure, fabri­cateur de soi-même et du monde, n'inclinant de­vant rien de supérieur à lui. \*\*\* Cette exaltation de l'homme ne se présente pas comme une simple possibilité logique. De Koninck la voit s'effectuer de façon graduelle, inexorable, dans la pensée moderne, depuis les excès dans l'humanisme de la Renaissance jus­qu'au nihilisme marxiste. Dans l'opuscule inti­tulé *Notre critique du communisme est-elle bien fondée ?* De Koninck indique que la plupart des réactions contre le marxisme ont un caractère spécieux et imaginaire, comme elles ne se rendent pas compte que loin de consister en une attaque contre l'individu, visant à le submerger dans la masse, le marxisme offre l'exaltation la plus extrême de l'individu. « Une fois que l'homme aura brisé tous ses liens avec quoi que ce soit, il pourra se mouvoir « autour de lui-même, de son véritable soleil ». Voilà le principe de l'ordre nouveau. Le pur moi. Le moi avec tout ce qu'il tient le plus de lui-même comme pur sujet, voulu, cette fois, comme fin. » (*Primauté du bien commun*, p. 114) 65:66 Sans doute est-il vrai que l'homme se voit menacé aujourd'hui plus que jamais auparavant par les empiètements d'un État qui n'a plus que soi-même pour fin, d'un super-individu pour qui le vrai rôle du gou­vernement n'est plus celui d'instrument du bien commun ; mais il n'empêche que ceux qui vou­draient opposer au communisme le farouche in­dividualisme d'une époque économique révolue et point regrettée font preuve d'une ignorance à peu près totale des fondements philosophiques du marxisme. Le marxisme est fondé sur la né­gation de tout bien de l'homme autre que l'hom­me ; c'est pourquoi il est athée à la base. De Koninck cite les textes principaux sur ce point. « La destruction de la religion, dit Marx, comme bonheur illusoire du peuple, est une exigence de son bonheur réel... La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, aussi longtemps qu'il ne se meut pas autour de lui-même. » (*ibid.*, p. 115) C'est dans le contexte de cet, humanisme marxiste qu'il convient de lire chez De Koninck la défense du bien commun contre ceux qui, tout en désirant se dissocier en­tièrement de l'athéisme d'un Marx et du chaos de l'humanisme, ne manquent pas tout de même d'élever la personne au-dessus du bien commun. « Il ne faudrait pas oublier que, loin d'avoir nié la dignité de la personne humaine, les philosophies qui ont engendré le totalitarisme moderne ont exalté cette dignité plus qu'on ne l'avait jamais fait auparavant. Il importe dès lors de bien déterminer en quoi consiste la dignité de l'hom­me. » (*ibid*., p. 1) 66:66 Cette dignité consistera en l'or­dination de l'homme à un bien qui le surpasse à un degré tel qu'il ne peut y être ordonné autre­ment que comme à un bien commun. « Le bien est ce que toutes choses désirent en tant qu'elles désirent leur perfection. Donc, le bien a raison de cause finale. Donc, il est la pre­mière des causes, et par conséquent, diffusif de soi. » (*ibid.*, p. 7) Par sa vertu de cause finale, le bien attire les choses à lui et c'est le bien qui se communiquera au plus grand nombre qui sera le plus parfait et le plus commun. Le point de première importance que formule De Ko­ninck dès le début de sa défense de la primauté du bien commun est que le bien commun ne peut être opposé au bien privé comme si le pre­mier était un bien étranger, celui des autres et non le mien. En vérité, le bien commun est mon bien le plus désirable. Le bien commun n'est pas la collection des biens privés et on aurait tort d'entendre sa communauté en termes de prédi­cabilité. On pourrait dire de Pierre qu'il désire son propre bien, de Jean qu'il désire son propre bien, et ainsi de tous les hommes, d'où il apparaîtrait qu'il est commun à tous les hommes de désirer leur bien privé. Ce n'est pas en ce sens-là qu'on dit que le bien commun jouit d'une priorité sur le bien privé. Pas plus, que le bien commun n'est le bien de la collectivité hormis le bien de chacun de ses membres pris à lui seul ; si c'était cela qu'il fallait comprendre, le bien com­mun serait digne d'être rejeté comme quelque chose d'étranger et d'irréel. 67:66 Le bien commun c'est ce bien qui, tout en étant vraiment mien, n'est pas uniquement mien mais aussi le bien des autres. Autrement dit, il se trouve une dis­proportion telle entre mon appétit et ce bien-ci, qu'il ne peut être uniquement mon bien, mon bien privé. Ainsi par exemple, le bien de la fa­mille est mon bien mais il n'est pas que mon bien puisque d'autres le partagent ; il est aussi plus désirable pour moi que mon bien purement privé. A plus forte raison le bien de la cité, qui s'étend à plusieurs familles, est-il plus désirable encore et une plus grande source de perfection, que le bien commun de la famille singulière. Le personnaliste recule devant la primauté du bien commun parce que cela lui paraît sentir le totalitarisme. Il n'en est rien. « La société hu­maine est faite pour l'homme. Toute doctrine politique qui ignore la nature raisonnable de l'homme, qui nie, par conséquent, sa dignité et sa liberté, est viciée à la racine et soumet l'homme à des conditions inhumaines. C'est donc à bon droit qu'on s'insurge contre les doc­trines totalitaires au nom de la dignité de l'homme. » (*ibid*., p. 1) Encore qu'il soit on ne peut plus vrai que la perfection de l'homme ne réside pas simplement dans le bien commun de la société politique, il y a loin de là à l'affirma­tion que le bien personnel ou privé de l'homme l'emporte sur le bien commun. Si le sort de l'homme transcende le bien commun de la famille et de la cité, ce n'est que dans la mesure où il est ordonné à un bien commun plus parfait. 68:66 De Koninck condamne en des mots dont le mépris n'est que justifiable le sentiment selon lequel ce serait l'ordination de l'homme à Dieu comme à son bien personnel, et non un bien commun, qui expliquerait que les biens de la famille et de la cité ne soient pas pour l'homme des biens absolument parfaits. Dieu est le bien de la personne humaine, mais il est le bien com­mun par excellence ; parler de Dieu comme de mon bien personnel et privé renferme des con­séquences intolérables : « La position selon la­quelle le bien de la personne singulière serait, comme tel, supérieur au bien de la communauté devient abominable quand on considère que la personne est elle-même le principal objet de l'amour de son bien singulier. » (*ibid*., 23-4) D'ai­mer un bien qui, en fait, est commun, simple­ment pour le posséder moi-même, c'est m'aimer moi-même davantage que lui, car en ce cas je ne l'aime pas en tant que commun. La tentative de rendre le bien commun inférieur au bien privé de la personne risque de porter le personnaliste à commettre des réflexions un peu basses sur les raisons qui poussent un homme à mourir en sacrifice pour les autres. (Voir *ibid*., pp. 129-133.) D'autre part, si l'amour de Dieu ne signifiait pas autre chose que le désir de posséder Dieu comme mon bien à moi, il n'y aurait pas moyen de séparer le vicieux et le vertueux ; le diable même peut « aimer » Dieu de la sorte. « Une société constituée de personnes qui aiment leur bien privé au-dessus du bien commun, ou qui identifient le bien commun au bien privé, c'est une société non pas d'hommes libres, mais de tyrans -- *et ainsi le peuple tout entier devient tyran* (*de Regno*, c. 1.) *--* qui se mèneront les uns les autres par la force, et où le chef éventuel n'est que le plus astucieux et le plus fort parmi les tyrans, les sujets eux-mêmes n'étant que des tyrans frustrés. » (*ibid*., p. 19) 69:66 Dieu est le bien commun séparé de l'univers et c'est dans la relation à Dieu comme bien com­mun que subsiste la dignité de la personne hu­maine. Dût-il n'exister qu'une seule créature, celle-ci serait toujours ordonnée à Dieu comme à un bien commun, à un bien, en somme, telle­ment disproportionné à elle qu'il est nécessaire­ment aimé comme un bien en quoi plusieurs peuvent participer. Enfin, le bien commun in­trinsèque à l'univers, c'est l'ordre des créatures, étant donné que Dieu veut premièrement celui-ci. « La fin pour laquelle un effet est produit est ce qu'il y a en lui de bon et de meilleur. Or ce qu'il y a de bon et de meilleur dans l'univers con­siste dans l'ordre de ses parties entre elles, lequel ordre ne peut exister sans distinction ; c'est, en effet, cet ordre même qui constitue l'univers dans sa raison de tout, laquelle est ce qu'il y a de meilleur en lui. Donc l'ordre même des par­ties de l'univers, et leur distinction, est la fin pour laquelle il a été créé. » (II *Contra Gentiles*, c. 39 ; *ibid*., p. 30.) Il est donc impossible de dis­cuter de la dignité de la personne à part du bien commun. A la fois du bien commun intrinsèque à l'univers, dont il est l'ordre même, et du bien commun séparé de l'univers, qui est Dieu. 70:66 Ces quelques remarques ont pu suggérer comment De Koninck établit la primauté du bien commun. Si après lecture du livre un doute pouvait encore persister quant à la gravité de la position contraire et de ses conséquences, spécialement de celle qui pour sauvegarder la digni­té de la personne humaine se croyait obligée de dégrader le bien commun, il fut dissipé par le travail subséquent de Charles De Koninck, *In Defence of Saint Thomas,* dans le *Laval Théo­logique et Philosophique*, vol. 1, n. 2. \*\*\* Le fait qu'il ne soit plus possible de réussir une synthèse comparable à celle de saint Tho­mas peut être une source d'inquiétude en même temps que de joie. Il y a de quoi se réjouir, puis­que c'est en vérité la prolifération des connais­sances, jointe aux progrès de méthode et de tech­nique, qui empêche une synthèse compréhen­sive et détaillée. Mais c'est un embarras de ri­chesses que le nôtre : le détail chaque jour gran­dissant de notre savoir rend impossible à un homme d'acquérir une pleine compétence, ne fusse qu'en une seule branche de la science natu­relle ; et pourtant il reste en nous le désir indéracinable d'une vue unifiée, qui incite parfois à hasarder une réduction de la réalité tout entière aux principes et méthodes d'un domaine ou d'un sous-domaine de la connaissance. Nous avons eu l'occasion de nous arrêter à quelques exemples de généralisations sommaires, faites aux dépens d'une bonne part de la réalité. C'est ainsi que, pleins de la méthode de la logique mathématique et de son pouvoir, certains s'aviseront de reléguer au monde des pseudo-connaissances toute doctrine n'usant pas de cette méthode. 71:66 Chose paradoxale, cette exclusion n'arrive pas à s'expri­mer ni à se démontrer au moyen du symbolisme qu'elle exalte. Ce genre de « scientisme » est l'aboutissement d'une laborieuse apothéose de l'homme ; « l'homme » finit par signifier un simple paquet d'événements (selon l'expression de Bertrand Russell) dont l'unité est celle d'un sac de pierres -- ou moindre encore. Dernièrement, par opposition à la philoso­phie qui porte aux nues la science et sa méthode, l'existentialisme a tenté de venir au secours de l'homme. Toutefois, ainsi que l'avait décou­vert Alice au pays des merveilles, les choses deviennent de plus en plus curieuses (*curioser and curioser*) ; *l'existentialisme* se révèle en fin de compte un retour à cet humanisme dont est sorti le « scientisme ». De Koninck a beaucoup moins écrit sur ce côté de la pensée moderne, mais une courte étude, *The Nature of Man and his Historical Being* (*Laval théologique et philo­sophiques*, vol. V, n. 2, 1949), c'est-à-dire *La nature de l'homme et son être historique,* a été appelée par un maître kierkegaardien une des toutes meilleures choses écrites sur le sujet. Dans l'absence d'une doctrine spéculative, la pensée moderne est incapable de proposer une doctrine pratique viable. Plus que jamais aupa­ravant, nous avons besoin aujourd'hui d'une perspective sapientielle, d'un point de vue nous permettant d'estimer les gains ou les pertes de notre pensée contemporaine. 72:66 C'est un tel point de vue qu'on découvre dans les écrits de Charles De Koninck, écrits qui sont pour une bonne part le fruit d'exigences pratiques et contingentes, ou d'obligations académiques, et qui furent publiés en général dans des revues canadiennes relative­ment peu connues. Nous ferions bien de les re­chercher. En un temps où la méthodologie des sciences mathématiques de la nature obtient des résultats inespérés et semble avoir effectivement enterré les efforts antérieurs, De Koninck a re­vendiqué cet autre accès au monde naturel que nous enseigne la *Physique* d'Aristote. Il a aussi prouvé qu'à moins que le vaste panorama de la science moderne ne soit reconnu comme un pro­longement, nécessaire et fécond, de ce commen­cement-là, qui, en cette qualité, est toujours de très grande valeur, nous n'apprécierons jamais au juste la vraie nature de nos réalisations. Dans une série d'écrits, il a montré à quel point les mots « science », « mathématiques », « physi­que » et « logique » se sont métamorphosés ; de sorte qu'il est vrai, mais que ce n'est pas une dé­couverte, que les anciens ne pratiquaient point la science, les mathématiques, la physique et la logique au sens qui a cours. Que ceci, encore une fois, conduise à répudier la validité de leurs sens premiers et à ignorer leur rapport au sens con­temporain, ne serait qu'à nos périls. Notons que, faute de savoir justifier le sens premier du mot « science », par exemple, la phi­losophie de la nature, et d'ailleurs toute la *philosophia perennis,* n'est pas seule à s'écrouler, mais également cette reine des sciences, la théologie. De cette considération ressort, sans aucun doute, l'étendue de la défense, par De Koninck, de la philosophie de la nature. 73:66 Ce qui en assure par ailleurs la force, c'est qu'il voit la philosophie émaner d'une connaissance du monde qui, loin qu'elle soit supplantée par la présente méthodologie scientifique, est au con­traire présumée par elle ; trait qu'il manifeste entre autres, avons-nous vu, par la distinction entre les noms et les symboles. Mais, en même temps, il ne donne pas dans le piège qui consis­terait à prétendre que l'abord plus « philosophi­que » (cf. *Primauté du bien commun*, p. 161, note) de la nature soit plus profond, plus on­tologique, plus désirable que ne le sont les pro­duits de la nouvelle méthodologie, si peu adé­quats que puissent être ceux-ci pour qui veut apprendre comment les choses sont. La défense du savoir qui emploie le mot de préférence à la construction symbolique, permet à son tour la défense de la théologie qu'a fait sienne l'Église, où l'on emploie aussi le mot et qui n'a droit au titre de science qu'autant qu'elle participe d'une certaine façon à la notion de science définie dans les *Seconds Analytiques.* On le sait bien, Aristote illustre la nature de la science par le moyen de mathématiques qu'on s'empresse volontiers de nos jours à mettre au rancart, sous le prétexte gratuit qu'elles ne seraient ni mathématiques ni science. La défense de De Koninck, qui rend à Aristote (ou à Euclide, en ce contexte-ci) son dû, sans que pour cela soient honnis *Principia Ma­thematica* et autres, tire donc profondément à conséquence. Car la nature même de la théologie est en jeu. 74:66 Peu d'étudiants contemporains de saint Tho­mas ont moins prétendu au titre de métaphysicien que Charles De Koninck, et cependant son œuvre écrite, jusqu'à présent composée de quel­ques livres minces et d'un nombre considérable d'essais dispersés en diverses revues, fournit la structure générale du jugement sapientiel que nous requérons présentement ; certains éléments d'une telle structure y ont en outre été dévelop­pés avec beaucoup de détails et de soins. Son œuvre est une œuvre de sagesse. Nous pouvons être sûrs qu'il ne laisserait pas de rappeler qu'il s'agit dès lors d'une sagesse empruntée à saint Thomas, au Doctor Communis. Les écrits de Charles De Koninck offrent un puissant témoi­gnage de l'opportunité de la doctrine du saint docteur commun. Ralph McINERNY. 75:66 ### Quelques réflexions sur l'œuvre morale et politique de Charles De Koninck par Marcel De CORTE JE CONNAIS Charles De Koninck, de longue date, par ses écrits. Mais j'ai eu la chance de m'entretenir avec lui plus d'une fois, il y a deux ans, au cours d'un séjour de trois mois que je fis, en qualité de professeur en visite, à l'Université Laval de Québec où il enseigne. Ma­lencontreusement, il était lui-même, à cette époque, en visite à l'Université Notre-Dame aux États-Unis. Je ne pus voir Charles De Koninck qu'aux périodes trop rares où il regagnait son foyer. Les quelques heures de parfaite commu­nion affective, intellectuelle et spirituelle que j'ai passées avec lui ont scellé entre nous une amitié que ni le temps ni la distance n'affaibli­ront point. D'origine paysanne, tous deux, lui Flamand, moi Wallon, nés dans le même pays, ayant les mêmes racines, réunis sur cette terre canadienne où la race campagnarde française a laissé, j'aime à le croire, son empreinte définitive, que fallait-il de plus pour nous éprouver l'un et l'autre en sympathie immédiate ? 76:66 « La naissance décide en majeure partie », disait Hölderlin. L'expérience de la vie m'a prouvé que ceux qu'on nomme « les intellectuels » se différencient selon leurs ori­gines terriennes ou citadines, sauf exceptions toujours possibles dans l'ordre humain caracté­risé par l'*ut in pluribus.* Le solide réalisme que j'avais découvert dans l'œuvre de Charles De Koninck avant de le connaître, j'en reçus l'im­pression directe au contact de sa personne. Tor­hout et Genappe où nous sommes respective­ment nés, pays des chevaux de labour flandriens et brabançons, mêlèrent en ces heures bénies les effluves fraternelles des terres fraîchement re­tournées au petit matin, à l'heure où le premier soleil boit l'ardente rosée de la nuit. Il n'est pas étonnant que Charles De Koninck se soit découvert une vocation de philosophe aristotélicien et thomiste, et même une vocation de théologien, j'entends de théologien enraciné dans la foi de l'Éternel, non de théologien déraciné, voltigeant au gré des souffles éphémères de « l'époque ». Le paysan sait que, s'il contredit les grands rythmes permanents de la nature et s'abandonne au « mouvement de l'Histoire », autrement dit à ses songes intérieurs, il court droit à la ruine. Dès qu'un esprit réaliste approfondit l'expé­rience sensible qui est la seule voie dont nous disposons pour atteindre le réel, il aperçoit, dans une évidence irrécusable, que l'apparente fluc­tuation et la multiplicité apparente de ses données sont réglées par des normes éternelles, par des essences invariables. 77:66 L'univers n'est pas un chaos qui s'ordonnerait selon l'inspiration et la décision humaines. Un paysan subjectif est un rond carré, une entorse au principe de contra­diction. Charles De Koninck n'a jamais appro­ché, de près ou de loin, de ces billevesées. Aussi bien, Charles De Koninck est-il égale­ment traditionaliste, un traditionaliste vivant -- ce qui est plutôt rare -- et j'irai même jusqu'à dire un traditionaliste « bon vivant », en dépit de la vulgarité de l'expression. Nous avons trop oublié que le rire aussi est le propre de l'homme. La vraie tradition n'a rien de morne : elle est vie et joie, parce que la sève la travaille sans cesse. Dans toute l'œuvre de Charles De Koninck éclate une sorte d'alacrité, de poussée printanière qui *continue* la recherche des grands philosophes du passé qu'il s'est choisis pour maîtres et comme guides. En bon paysan, il est l'homme de ce qui fut, de ce qui est, de ce qui sera, de ce qui *dure,* c'est-à-dire par un paradoxe aussi peu bergso­nien que possible, de ce qui *demeure*. Et il l'est parce qu'il sait que la vie se renouvelle continuel­lement, qu'elle se prolonge comme le bois vert, avec allégresse, avec une forte assurance qui dis­sipe toute morosité, et que, dans l'ordre intellec­tuel et spirituel, elle jaillit des constantes de l'esprit humain, toujours identique à lui-même, malgré « l'évolution ». C'est en dînant chez Charles De Koninck, au milieu de ses nombreux enfants, aux côtés de sa femme, dans cette grande maison de la rue Sainte-Geneviève à Québec, dont il est le patriarche, 78:66 que j'ai pu constater qu'il était traditiona­liste à tous les niveaux, aussi bien dans les grands repas de famille où règne ce que La Varende appelle « la gentille gaieté des races paysannes », que dans sa philosophie et dans sa théologie. La vie et la joie, c'est dans la tradition que Charles De Koninck les puise. C'est là aussi -- car tout se tient dans la vie et le dévitalisé est l'homme disloqué -- que Charles De Koninck, ce Belge, ce Flamand, s'est révélé à mes yeux un vrai Canadien de la pro­vince de Québec. Sans effort, parce que ses fortes racines l'y prédisposaient, cet « émigrant » s'est adapté à la terre canadienne au point d'y trouver sa vraie patrie. Restée en Belgique, il est proba­ble que sa personnalité vigoureuse aurait fait ombre. Au Canada français, elle s'est au con­traire épanouie dans tous les sens. Je crois qu'il faut avoir une belle vitalité pour réussir une telle transplantation. Seuls les forts peuvent par­venir en quelques années à se tailler une place, à se refaire une vraie vie -- et non pas un sem­blant de vie vernissée par la richesse -- dans un pays d'immigration. Une grande faculté d'amour est requise pour accomplir ce tour de force. Et je ne m'étonne nullement que Charles De Ko­ninck soit universellement considéré, au Canada français et au Canada tout court, comme un Canadien dont les avis et les conseils font auto­rité même dans les sphères dites politiques où la philosophie n'a guère droit d'entrée. Dans son pays natal, son influence n'aurait pas dépassé un cercle restreint d'amis, tant l'*invidia* y sévit. 79:66 Comme l'écrivait le cardinal Villeneuve dans sa préface au beau livre de Charles De Koninck sur « La Primauté du Bien Commun contre les per­sonnalistes », cet ouvrage « n'est pas un livre ordinaire : il est de pure sagesse ». Oui, il est vrai de dire que Charles De Koninck est un sage. La qualification et moins encore la réalité qu'elle désigne ne courent pas les rues aujourd'hui. \*\*\* LE SAGE CONSIDÈRE LES ÊTRES à la lumière des premiers principes. Qu'on lise n'importe quel livre, n'importe quel article de Charles De Koninck, on remarquera aussitôt que ce penseur n'a pas d'autre méthode. Tout sim­plement, parce qu'il n'y en a pas d'autre. C'est la condition même de l'homme, dès qu'il pense, de suspendre toute sa pensée aux transcendan­taux. Or, à l'encontre de toute la pensée moderne qui estime que l'homme *choisit ses* premiers principes, Charles De Koninck maintient, avec une inébranlable fermeté, qu'ils nous sont don­nés. Penser, c'est penser quelque chose qui ne dépend pas de nous, que nous n'avons pas fait, sur quoi nous n'avons aucun pouvoir. Charles De Koninck est résolument *chosiste*. Il y a un ordre naturel des choses qui dérive de l'Auteur de la nature, qui vient de Dieu. Il y a un ordre surnaturel qui dérive du Rédempteur de la na­ture, qui vient de Dieu. Nature, Grâce, Dieu sont les premiers principes de la sagesse. Le monde moderne ne l'admet plus : il a *fabriqué* d'autres « premiers principes » qui tous se ramènent à la primauté du *moi*, plus ou moins camouflée de masques parfois contradictoires, sous lesquels un regard attentif discerne un seul et même visage. 80:66 *Larvatus prodeo.* Le monde moderne est le monde du *faire,* parce qu'il se refuse à être le monde du *donné*. Il n'y a pas d'autre branche à l'alternative. Et il est un monde du *faire* parce qu'il veut s'émanciper de la Nature, de la Grâce, de Dieu. Quand il n'y a plus de monde donné, on s'en donne un autre, on se fabrique un autre univers. Monde irréel au demeurant ; monde imagi­naire ; monde acosmique et inhumain où des fantômes d'hommes font semblant d'être et de vivre. *Mundus est fabula,* affirmait déjà Des­cartes, le prince des fabricateurs. A ce monde-là, Charles De Koninck dit tranquillement qu'il n'est pas et que, dès qu'il tente d'être, il est voué à l'artifice, à la violence, à la révolution, en fin de compte à la ruine. *Qualis artifex pereo*, c'est le mot que prononcera ce monde néronien en mourant. La négation de l'ordre spéculatif par lequel nous atteignons des réalités meilleures et plus hautes que la nôtre, au bénéfice ou plutôt au maléfice du *faire* et du moi, maître souverain de l'œuvre, est infailliblement la destruction du monde réel. De tout son instinct vital, de toute son intelli­gence, Charles De Koninck refuse la tentation moderne de la négation : il accepte le donné, le donné que contemple l'intelligence spéculative et auquel l'homme tout entier est ordonné. 81:66 Il ne faudrait pas presser beaucoup Charles De Ko­ninck pour qu'il affirme que l'origine de tous les maux dont nous souffrons, de toutes les crises où se sont engagées les sciences, les techniques, la morale, la société, proviennent toutes d'er­reurs spéculatives, issues elles-mêmes d'une mé­connaissance des principes premiers. \*\*\* LE FAIT EST D'ÉVIDENCE SOLAIRE dans le do­maine moral, politique et social, où la moindre déviation au niveau des principes « entraîne fatalement les conséquences prati­ques les plus exécrables ». Sur ce point, nous sommes, en cette année de disgrâce 1962, particulièrement submergés par ces conséquences. J'ai souvent écrit, pour ma part, que l'homme moderne est atteint d'UNE CRISE DE FINALITÉ SANS PRÉCÉDENT EN SON HISTOIRE, et que, ne sachant plus ce qu'il est, ignorant qu'il est une âme intelligente incarnée en un corps, maltraitant l'unité de sa nature, il se lance à la poursuite d'un des fragments de son être démantelé, l'atteint parfois réellement, plus souvent en imagination, substitue la partie au tout, la gonfle jusqu'à l'éclatement et verse, n'étant plus qu'un moi mutilé, dans l'une ou l'autre forme du totalitarisme. Charles De Koninck a montré, avec plus de profondeur métaphysique, que les diverses phases de cette dislocation sont dues au mépris tenace dans lequel l'homme d'aujourd'hui, s'exaltant soi-même ou exaltant le « gros ani­mal » étatique avec lequel il coïncide, tient *le bien commun*. Le bien singulier de l'homme n'est de ce fait que le bien d'une quelconque partie de son être, auquel tous les autres biens se­ront, du coup, sacrifiés, parce qu'il n'est jamais le bien total de son essence ou de sa nature orien­tée de soi vers le bien commun. 82:66 Le bien étant ce que toutes choses désirent en tant qu'elles dé­sirent leur perfection, le bien commun est le meilleur bien de l'être particulier parce qu'il l'exhausse au-delà de son bien privé, au niveau du bien de la cité, du bien de l'espace et du bien absolu universel qu'est Dieu. C'est donc en pour­suivant le bien commun que l'être humain de­vient ce qu'il est et qu'il réalisera en soi le meil­leur du bien qu'il désire. Et ce meilleur bien n'est pas du tout tel parce que sa possession serait pour l'être humain un bien plus grand. Il est le meilleur parce qu'il est communicable aux autres. « Aimer le bien d'une cité pour se l'approprier et le posséder pour soi-même, cela n'est pas le fait du bon politique, écrit justement saint Thomas, car c'est ainsi que le tyran, lui aussi, aime le bien de la cité, afin de le dominer, ce qui est s'aimer soi-même plus que la Cité. » Combien de nos contemporains, du plus petit au plus grand, ne sont-ils pas marqués au fer rouge de ce diagnostic ? En prétendant aimer leur Cité, c'est eux-mêmes et eux seuls qu'ils aiment en secret ou avec ostentation. Le bien commun n'est plus alors que la caricature du bien commun. Il est l'idée exclusive qu'ils s'en font et qui n'est communicable qu'à eux-mêmes. Quiconque s'identifie à la Cité, à l'huma­nité et, à fortiori, à Dieu, est voué à la tyrannie qu'il impose, selon sa propre mesure d'un bien commun devenu verbe, parole creuse, qui corrode et anéantit le bien commun véritable. On pourrait citer ici d'innombrables noms, connus ou inconnus. 83:66 On ne trouvera nulle part dans la littérature philosophique actuelle, moins encore dans la « littérature » politique, une condamnation plus nette et plus exacte des diverses formes du tota­litarisme qui sévissent au XX^e^ siècle, de la démo­cratie au communisme en passant par toutes les couleurs, roses ou rouges, du socialisme. Avec une admirable acuité, Charles De Koninck a vu que le totalitarisme est le rejeton direct ou la promotion du subjectivisme et de la volonté qui travaille l'homme moderne de s'émanciper de l'ordre naturel et du bien commun, principe pre­mier qui le commande. Avec la même péné­tration, Charles De Koninck a décelé que cette volonté d'émancipation prenait le masque du bien commun, en dénaturant celui-ci, et en le transformant de réalité qu'il est, en une pure abstraction mentale, en un rideau de fumée. Le temps des Calliclès qui osait faire l'éloge de la volonté de puissance nue, est aujourd'hui passé. La passion de détruire le bien commun et « l'au­tre » auquel il est communicable, se dissimule sous le travesti du bien commun lui-même. C'est au nom de « l'amour » de la Cité, au nom de « l'amour » de l'humanité, que se perpètrent les crimes contre autrui, les pires exactions, et que le bien commun authentique est blessé à mort. Les nouvelles « Cités » s'édifient sur des ruines. L'humanité « s'unifie » dans les massacres. 84:66 Et c'est au nom même, au nom sacré de l'amour de Dieu dilué en idéologie, que bon nombre de chrétiens happés par la nouvelle sophistique approuvent le « bien commun » pourvu d'un faux nez et condamnent leurs frères, qui s'ac­crochent, *spe contra spem*, au véritable bien com­mun de la Cité, de l'espèce et de l'univers. Les vérités à rebours, dont parle le Cardinal Ville­neuve dans sa préface au livre de Charles De Koninck sur le bien commun, ravagent la planète. On peut se demander comment pareille hy­pocrisie est possible. Pour ma part, je ne pense pas que les émules de Tartufe soient très nom­breux aujourd'hui. Mener de front deux person­nalités aussi différentes que celles de l'égoïste et du généreux exige trop d'intelligence et trop de tempérament pour être communément répandu. Nous ne sommes plus à l'époque de la Renais­sance, et moins encore à l'époque classique. Comme l'estime Charles De Koninck et comme il le prouve par ailleurs, cette perversion a son ori­gine dans l'intelligence contemporaine qui est incapable de soutenir l'éclatante lumière des premiers principes et qui, tout en restant intelli­gence dans sa dégradation même, se justifie comme elle peut et par la seule voie qui lui reste ouverte : l'argutie et le sophisme, propres aux époques de décadence. On n'ose plus dire *Moi* et alors on baptise le culte du Moi de quelque nom qui en voile la fai­blesse : « le personnalisme » et « la dignité de la personne humaine ». Loin d'être subordonnée à la nature, la personne humaine, sommet de la nature, se la subordonnerait. La personne est un être-pour-soi. Elle existe pour la dignité de son être propre. 85:66 Si l'on est chrétien, on ajoutera qu'elle n'est liée qu'à sa subordination à Dieu, toute autre subordination exclue. Et cette dépen­dance vis-à-vis de Dieu n'est pas, dans la pers­pective personnaliste, une donnée de la nature humaine, mais un fruit de la liberté de l'homme qui, replié en sa propre immanence, la découvre réflexivement comme le terme possible de sa propre décision. C'est la grandeur de l'homme, paraît-il, de se subordonner librement à Dieu. La petitesse s'exhibe comme grandeur et la faiblesse comme force. Le tour est joué. Charles De Koninck n'a pas de peine à dénon­cer ce sophisme et à poursuivre le moi protéi­forme dans ses innombrables tentatives de fuite devant l'évidence. « L'être-pour-soi de toute per­sonne créée est pour sa fin qui est Dieu. Rien n'est antérieur à cet indissoluble être-pour-soi-pour-Dieu. Rien ne peut le dissoudre si ce n'est le mal. Puisqu'elle tient de Dieu tout ce qu'elle est, la personne créée doit avancer vers sa fin d'un mouvement direct. » Du reste, si l'agent libre domine son action pour la fin, « il ne do­mine pas la fin prise comme telle ». Celle-ci est inscrite en lettres de feu dans sa nature. L'argu­tie personnaliste ne tient pas un seul instant debout devant le premier principe de l'ordre spé­culatif. Et dans une formule admirable de conci­sion et de portée, Charles De Koninck ajoute que « tout regard délibérément réflexif de la per­sonne créée sur elle-même est regard nocturne et aversion de Dieu ». 86:66 En d'autres termes, faute de contempler la réalité et le principe qui la fonde, *l'homme s'en sépare.* Il la reconstruit arbitrairement à l'inté­rieur de son moi séparé, en rupture de ban onto­logique. Il la transforme en entité logique qui n'existe plus qu'au sein de la pensée, en un être de raison que rien ne rattache plus au réel et qui revêt n'importe quelle forme selon les pulsions du moi. C'est la définition même du sophisme, du raisonnement bâtard, de la raison sans père, qui s'efforce, par une impossible parthénogenèse, d'engendrer la réalité à partir d'un moi vide, livré à ses instincts, à son affectivité désor­donnés, à son inconscient. C'est la définition de l'homme qui a renoncé à son statut d'être raison­nable, fait pour connaître le réel. C'est la défini­tion du faible qui argumente à l'infini pour paraître fort. Le *paraître* philosophique a pris en lui la place de l'*être*. Au lieu de saisir le réel *à travers* l'idée, il n'a plus que l'idée devant les yeux de l'esprit. Quand on en est là, quand on substitue le terme *quo* au terme *quod*, pour par­ler le rigoureux langage des scolastiques, on n'a plus qu'une issue : fabriquer un *autre* monde à partir de l'idée. L'activité poétique -- au sens étymologique du terme -- élimine complètement l'activité spéculative de l'esprit. Le monde réel, et son principe disparaissent au profit d'un monde construit sur lequel le *moi* règne. Lors­qu'on part du *moi*, on n'aboutit qu'au *moi*, quel­que subterfuge qu'on adopte pour éviter les con­séquences de la fatale erreur spéculative com­mise par faiblesse à l'origine. \*\*\* 87:66 LA DÉVIATION PERSONNALISTE est poursuivie par Charles De Koninck dans ses der­niers retranchements, là où elle s'estime la plus forte parce qu'elle a l'appui d'une opinion pu­blique désaxée. « On prétend que le bien d'un tout accidentel est inférieur au bien d'un tout substantiel. Or la société est un être accidentel et elle est une par accident seulement. Donc le bien commun doit être subordonné au bien de la per­sonne. » Réponse : « Cette difficulté suppose une fausse notion du bien commun. En effet, le bien commun ne regarde pas formellement la société en tant que celle-ci est un tout accidentel : il est le bien des touts substantiels que sont les mem­bres de la société. Mais il n'est le bien de ces touts substantiels qu'en tant que ceux-ci sont des membres de la société. » Voilà qui suffit à liqui­der la prétention de tous les parasites qui, sous le couvert d'un personnalisme ambigu, refusent les risques de la vie et exigent de la société qu'elle leur procure « le bonheur » comme l'eau et le gaz à domicile. L'homme est *par nature* un ani­mal fait pour vivre dans la Cité et pour servir le bien commun. Quand cette notion évidente de l'animal politique ontologiquement orienté vers l'intérêt général se perd, la société tout entière bascule vers le service des intérêts particuliers et le personnalisme se révèle comme le vestibule de la « socialisation ». Encore un coup, l'erreur spéculative a engendré un monstre dans la pra­tique. 88:66 Ce glissement inévitable du personnalisme au socialisme et au communisme est du reste souligné par Marx, comme le remarque Charles De Koninck : la fin suprême du socialisme est la confusion du bien commun et du bien singulier, l'érection de l'individu en principe premier de l'ordre social. Pour y arriver, il faut l'étape de la collectivisation intégrale, « il faut une fraternité d'hommes, née de l'amour-propre et du besoin d'une puissance anonyme, aveugle et violente, pour la réalisation du moi qui est à lui-même sa propre fin ». Le personnalisme va au commu­nisme et le communisme retourne au personna­lisme. *Impii in circuitu ambulant*. \*\*\* LA CONCLUSION S'IMPOSE : La philosophie moderne s'est développée en dehors de la vérité naturelle, c'est-à-dire en dehors de la philosophie. Elle n'est qu'une sophistique qui rend les hommes « habiles à parler et à agir » (*deinous legein kai prattein*), avec toutes les conséquences qu'une telle perversité de l'intelli­gence comporte. Mais pour s'en apercevoir, il faut remonter jusqu'aux premiers principes de la sagesse. Charles De Koninck l'a intrépidement fait. Doctrine d'abord et santé d'abord : les deux préceptes sont indissolublement liés. Pour pen­ser droit, il faut guérir et pour guérir, il faut penser droit, sans se soucier des sophistes et en les remettant, s'il le faut, à leur place, ferme­ment. 89:66 Toute l'œuvre de Charles De Koninck est ainsi centrée sur ce qui manque le plus à l'homme moderne : *la santé de l'intelligence* que procure le seul aliment qui la nourrisse, le réel saisi en son essence et en ses principes. Marcel DE CORTE, professeur à l'Université de Liège. 90:66 ### Charles De Koninck et la méthodologie scientifique par Aline LIZOTTE LA PENSÉE de Charles De Koninck sur les sciences expérimentales modernes s'éche­lonne au long de vingt-sept années d'ensei­gnement et fait l'objet de nombreux écrits, conférences ou cours ; aussi nous ne prétendons pas en donner ici un résumé et encore moins une idée complète et générale. Tout au plus rappel­lerons-nous certains points que nous choisissons parce qu'ils nous ont le plus frappés. Parmi beaucoup d'autres, une question sem­ble s'imposer à Charles De Koninck ; cette ques­tion, sur laquelle paraît s'articuler toute sa pen­sée méthodologique, pourrait être formulée ainsi : « Quel rapport existe-t-il entre la Philosophie de la nature et ce que l'on nomme Science expéri­mentale de la nature ? » La Philosophie ne se­rait-elle point un savoir scientifique et, peut-on dire que la Science n'ait rien en elle qui soit de nature philosophique ? 91:66 Il est vrai, que, pour certains, le domaine philosophique en matière de connaissance de la nature pourrait se restreindre aux traités des Anciens, spécialement ceux d'Aristote, ou n'être qu'un genre de réflexions abstraites dominées par les mots : être, existence, substance. Ces ré­flexions conduiraient le philosophe à la pure contemplation de la plus profonde réalité de l'être et le justifieraient de laisser aux « hommes de science » le soin d'en vérifier les manifesta­tions phénoménales. D'autre part, des scientifiques soutiendront que la seule connaissance valable est celle qu'ap­porte la science physico-mathématiques et que toute autre question relevant de la « métaphysi­que » est purement dépourvue d'intérêt, du point de vue « scientifique ». Aux uns comme aux autres, Charles De Koninck montre l'inconsistance de leurs positions, en explicitant la signification des mots philoso­phie et science et surtout en marquant les limites des disciplines dont ils se réclament. A la suite d'Aristote et de saint Thomas, Charles De Koninck fait d'abord remarquer que tout véritable savoir scientifique est philoso­phique. Aristote, au début de la Métaphysique, montre que le principe qui amène tout homme a philosopher, est l'admiration. Parce qu'il a la faculté de s'étonner, l'être humain se pose des questions concernant les phénomènes qui l'en­tourent. S'il arrive à trouver une réponse adé­quate, c'est-à-dire s'il peut déterminer la cause propre des faits qu'il observe, l'homme se libé­rant de l'ignorance acquiert la science. Cet acti­vité de l'esprit humain qui se caractérise par la recherche d'une réponse naturelle à ses propres questions, s'appelle pour Aristote philosopher, et le savoir acquis est un savoir scientifique. 92:66 Cependant, à propos d'un même fait, il y a des façons diverses de s'étonner et d'en recher­cher la cause propre, et cela Charles De Koninck est bien loin de le nier ; mais il ajoute que l'em­ploi de méthodes diverses n'autorise personne à rompre l'unité de la philosophie et de la science pour accoler le premier terme à un mode de pro­céder et le second terme à un autre mode, en un partage faussement basé sur des méthodes diffé­rentes à l'intérieur d'une même doctrine. Car, ce qui fait l'unité d'une science, n'est pas le mode de procéder dans l'étude du sujet ; ce qui fait l'unité d'une science est le sujet formel de cette science. Le sujet formel se prend du côté du mode de définir convenable à cette science et indique le terme auquel elle tend, soit : la con­naissance parfaite de ce sujet. La science de la nature, qu'elle soit élaborée par Aristote ou par les modernes a pour but d'arriver à la connaissance de la nature, ce qui implique la nécessité de définir selon un mode naturel, c'est-à-dire avec matière sensible. Au contraire, par exemple, la métaphysique qui vise à la connaissance de l'être en tant qu'être ne sera pas soumise à l'exigence de la matière sensible puisque son objet ne peut être accessible qu'à la seule intelligence. Cependant, la science d'Aris­tote et celle des modernes, en matière naturelle, emploient des méthodes diverses pour arriver au même but. 93:66 La science d'Aristote à laquelle il a été convenu de donner le nom de « philosophie de la nature » puise ses principes premiers dans l'expérience sensible et résout ses conclusions dans le sens. Les sciences naturelles modernes, au contraire, sont formellement mathématiques ; elles empruntent leurs principes propres aux mathématiques mais doivent quand même re­tourner à l'expérimentation scientifique pour la vérification de leurs conclusions. Cette diversité de méthodes ne rompt pas l'unité de la fin sur laquelle repose l'unité de la science, bien qu'elle crée à l'intérieur d'une même doctrine deux branches matériellement distinctes. Sur ce point, Charles De Koninck est très explicite : Even the application of mathematic in the study of nature does not divide the subject of this study. I mean that, while mathematical physics is formally mathematical, it remains « principally » natural by reason of its term namely the subject. For we apply mathematics to nature, not for the sake more about nature (in II Physicorum letc. 3). There can be different approaches to the same subject ; but there is nor reason to call one philosophical and the other not all so... ([^41]) 94:66 Cependant, cette diversité de méthode cir­conscrit, dans le champ d'investigation de la doc­trine naturelle, des domaines assez différents et entraîne aussi des limites propres à ces deux branches du savoir physique. Mais, loin de refer­mer ces deux branches en un champ clos, il fau­drait plutôt trouver dans leurs différences, une source de complémentarité. Chez Aristote, la science naturelle se trouve principalement exposée dans des traités dont l'ensemble constitue ce que l'on appelle aujour­d'hui Philosophie de la nature. Le premier de ces traités : Les Physiques, étudie l'être mobile en général et dans les traités subséquents nous nous trouvons en présence d'une étude de plus en plus concrète de cet être mobile. Il y a bien entendu un grand nombre de théories exposées au cours de ces traités qui sont maintenant dé­passées et qui comme telles sont à rejeter. La désuétude de ces hypothèses est due à la faiblesse des principes qui leur ont donné naissance, fai­blesse beaucoup plus attribuable à l'insuffisance des moyens d'expérimentation disponibles à l'époque, qu'à une carence d'une pensée vérita­blement scientifique. Cependant le Philosophe est arrivé à un certain nombre de conclusions qui pour être très générales n'en sont pas moins certaines. Faut-il aujourd'hui rejeter ces conclu­sions comme nous avons fait pour les théories ? Quelle valeur ont ces conclusions ? Au début des Physiques Aristote énonce le principe général : *Il faut aller des choses les plus connues de nous aux choses les plus connais­sables en soi.* Ce principe se fonde sur la nature même de la raison qui ne peut passer à l'acquisi­tion d'une connaissance nouvelle qu'en s'ap­puyant sur une connaissance antérieure. 95:66 Or les choses les plus connues de nous sont, sauf pour les mathématiques, les plus confuses en soi ; et ces choses les plus connues de nous doivent être étudiées selon leur ordre de généra­lité afin de n'être pas obligé de reprendre, à chaque nouvelle étude d'un être naturel, ce qui convient à l'ensemble. Mais ces choses les plus connues de nous, celles qui frappent d'abord notre connaissance sensible, doivent être étu­diées du point de vue de l'intelligence, c'est-à-dire qu'il faut en rechercher le « quid », et de là surgissent toutes les difficultés. Car connaître une chose parfaitement bien nécessite de la connaître dans ses principes formels, et les principes formels de la nature ne sont pas accessibles immédiatement à l'expérience sensible ; ils n'en­trent pas dans la catégorie des choses les plus connues de nous mais dans celle des choses les plus connaissables en soi. Ainsi, le physicien n'atteint qu'à une connaissance confuse, vague et générale des propriétés sensibles qu'il doit aborder primordialement en tant qu'elles sont l'objet de l'expérience sensible de laquelle il tire ses principes propres dans l'ordre de la recher­che. C'est ce genre de connaissance qu'apporte la « philosophie de la nature » dans ses premiers traités. Par exemple, la définition du mouvement telle qu'elle est donnée par Aristote : « actus existensis in potentia secundum quod huiusmo­di », ne nous fait point saisir distinctement et clairement ce qu'est le mouvement et comment il se réalise dans la nature. 96:66 Cette définition n'est pas suffisante pour rendre compte des diffé­rentes espèces de mouvement, par exemple celui du crocodile ou celui du chien. Et le « physicus » intégral devrait être capable de rendre compte de ces différents mouvements. Cette connaissance vague, générale et con­fuse est-elle à rejeter à cause même de ses caractéristiques propres ? Premièrement il faut remarquer que, par­tant de l'expérience sensible, les connaissances acquises sont très certaines à cause même de la certitude des principes premiers. De plus, vou­loir rejeter cet acquis sous prétexte de sa confusion inciterait à penser que l'intelligence moderne a changé de nature et qu'elle peut main­tenant accéder directement au « plus connais­sable en soi ». Cette connaissance antérieure, si incomplète qu'elle soit, demeure indispensable au physicien moderne pour l'interprétation de ses résultats scientifiques, quand sortant de sa spécialisation, il veut relier son savoir au monde familier qui l'entoure. « ...We must first examine of all the things we first name, and these are vague generalities. They are in a sense the most important, and to neglect them will even­tually spell disaster. The doctrine of prime matter, for instance, is essential to save the unity of the human individual. 97:66 For if held that a man is no more than an accidental superstructure made up of electrical charges, a human person would be no more of an individual then an individual pile, of bricks. » ([^42]) Mais prétendre limiter le champ de la science naturelle à ces conclusions démontrées d'une fa­çon certaine dénoterait une curieuse intelli­gence. Ces conclusions, si certaines qu'elles soient, ne nous renseignent pas sur la réalité profonde des choses comme certains thomistes modernes semblent le penser. A travers ces con­clusions, l'intelligence se meut dans un univer­sel qui est certes le sien, mais où elle voit les choses d'une façon encore trop obscure pour être satisfaite. Le parfait repos de l'intelligence ne sera atteint que par l'accession à un autre genre d'universel, celui par lequel elle connaît les choses dans leurs causes les plus propres et les plus ultimes. Et connaître l'univers de cette façon c'est le connaître dans ses principes for­mels et dans ses éléments. Et ici nous touchons aux limites de la science naturelle telle qu'elle était conçue par les An­ciens Grecs. La science naturelle doit définir avec matière sensible, cela est un principe universel. Cepen­dant l'ambiguïté qui s'attache aux mots : matière *sensible* a fini par faire croire aux anciens que par matière sensible il fallait entendre *le sujet des qualités dont nous avons immédiatement conscience.* 98:66 Cette équivoque a peu à peu entraîne ces philosophes à identifier les premiers prin­cipes de l'univers avec les principes élémentaires de la connaissance tactile, soit les sensations de chaud, de froid, d'humide et de sec ; et c'est ainsi qu'ils ont naturellement conçu les éléments de la nature comme étant le feu, la terre, l'eau et l'air. Mais le jour où l'on s'aperçut que les prin­cipes de l'univers n'étaient pas ce que l'on croyait, qu'ils n'étaient pas perceptibles aux sens, il a bien fallu changer de méthode et cesser de demander à l'expérience sensible les prin­cipes de départ d'une recherche scientifique. La seule méthode féconde pour arriver au terme de cette recherche nous est fournie, comme l'ex­plique Charles De Koninck dans son *Introduc­tion à l'étude de l'âme,* par la physique mathé­matique. Car la physique mathématique abandonne le domaine des sensibles propres pour se limiter à celui des sensibles communs ; ces derniers, qui se ramènent tous à la quantité, peuvent alors devenir le sujet des mathématiques et participer ainsi à sa fécondité. Mais, bien qu'elle soit la seule méthode pro­pice pour arriver à connaître les causes for­melles de l'univers, la physique mathématique, parce qu'elle est mathématique, n'y arrivera ja­mais de façon certaine, elle ne fera qu'approcher à l'infini de son terme. 99:66 Les mathématiques utilisées par le savant dans ses recherches naturelles ne sont point celles des anciens Grecs. La science mathé­matique, telle qu'elle était conçue par les Grecs, étudiait des entités de nature définis­sable : les nombres, et en démontrait les pro­priétés à l'aide de leurs définitions. Ces dé­monstrations, qui constituaient le propre de la science mathématique, ne se confondaient pas avec les démonstrations opérationnelles qui servaient à construire le sujet. En un mot le sujet ne se définissait pas par sa cons­truction. Dans la mathématique moderne le sujet se définit, non en lui-même, car il n'a pas de na­ture propre, mais en référence aux opérations qui le produisent. C'est ce que rappelle Charles De Koninck dans un chapitre de son livre : *The Hollow Uni­verse,* chapitre consacré à montrer la part de construction mentale qui entre dans l'étude de la nature physique : « In our time, however, the construct is the subject *qua* construct, and it is only this operational aspect of mathematical entities that is applied to the investigation of natu­re. » ([^43]) Appliquer cette mathématique à l'étude de la nature voudra alors signifier que les sujets natu­rels ne seront pas connus en eux-mêmes mais seulement en référence aux opérations aux­quelles ils se prêtent. Ainsi, la longueur n'est pas connue en elle-même, mais en relation aux opé­rations de mesure. 100:66 Ce que l'on connaît, c'est le nombre de fois que l'on a appliqué sur un objet un étalon de mesure choisi conventionnellement. En fait, tous les êtres naturels ne seront con­nus qu'à travers des opérations de mesure, ce qui laisse intacte leur substance puisque la me­sure ne concerne que la quantité, et leurs défini­tions consisteront en une description de ces pro­cédés de mesure. De plus, le nombre-mesure recueilli n'est qu'approximatif, car TOUTE MESURE DANS LE DOMAINE DU CONTINU NE PEUT ÊTRE QU'APPROCHÉE. Charles De Koninck nous dit pourquoi : « Il faudrait en effet que l'étalon de me­sure fut une grandeur égale à zéro. En réa­lité, cet étalon, si petit qu'il soit, est simple par hypothèse seulement « accipitur ut sim­plex per suppositionem » (in I Post. Anal. letc. 36, n. 11). Mais dès lors qu'il s'agit de cher­cher les principes universels fondamentaux de cet ordre, toute imprécision est de conséquence. En second lieu, il faut définir les propriétés physiques par la description de leurs procédés de mesure, laquelle pour être adéquate devrait comprendre et exprimer toutes les circonstances de la mensuration. Or cela est impossible, il faudrait pour cela déjà connaître précisément les principes qui régissent la totalité du monde physique : il faudrait être une intelligence séparée qui n'aurait aucun besoin de l'expérience pour connaître le monde -- a god contemplating the external world, comme dit Edding­ton. » ([^44]) 101:66 Ce sont *ces nombres-mesures approximatifs qui entrent dans les calculs scientifiques du savant,* calculs qui l'amènent à formuler des hypothèses sur le comportement possible des causes premières de la nature. Le scientifique est donc obligé de faire toute une construction qui peu à peu cerne le sujet sans jamais l'atteindre. Tout ce que le savant peut demander à l'expérimenta­tion c'est la confirmation que ses hypothèses « sauvent les apparences sensibles », mais cela laisse intacte la question de savoir si le sujet recherché s'identifie avec la construction propo­sée. En fait le savant n'atteindra jamais la vérité absolue qui consiste dans une adéquation entre ce qui est réel et ce qui est pensé, car il est dans l'impossibilité de vérifier d'une expérience sen­sible, nécessaire en physique, la vérité de son hy­pothèse. Qui a jamais tenu un atome entre ses mains ? Le pourrait-on, il n'en demeurerait pas moins que la méthode mathématique ne permet­trait pas d'en atteindre la substance. Ainsi, comme dit Charles De Koninck : « Même en négligeant le sens originel d'indivisible et en ne définissant l'atome qu'à travers tout le processus qui nous le fait connaître, il est très certain que le terme de ce processus n'est pas là à la manière d'une pomme qui est peut-être une grappe de raisins, qui est peut-être un arbre. 102:66 Dire "*qui* est peut-être" est déjà trop dire « à la ma­nière d'une pomme ». Aussi bien le physicien sait-il que l'atome *tel qu'il le conçoit* est chose fort impossible et que si l'univers devait suivre les lois de la physique, il s'ef­fondrerait aussitôt. » ([^45]) Ainsi, à cause des limitations inhérentes à sa nature même, la physique mathématique ne peut répondre à tous les « pourquoi » au sujet de l'univers. Le scientifique qui ne s'occupe que de ses nombres-mesures, laisse de côté la réalité profonde des choses, celle qui constitue notre monde familier, il « se meut dans un univers d'ombres » ([^46]) qu'il construit lui-même ; s'il ou­blie que ces ombres sont le reflet d'êtres pleine­ment existants, il en vient à vider complètement sa propre discipline et à faire d'une science de la nature un traité de nombres et de symboles abstraits de toute réalité. Dans son livre *The Hol­low Universe,* Charles De Koninck montre juste­ment que, faute de rattacher les données scienti­fiques actuelles à une connaissance antérieure, l'univers que les mathématiciens, les physiciens, les biologistes étudient est vidé de sa significa­tion réelle. D'autre part la physique mathématique ne tient aucunement compte des causes extrin­sèques à la nature, telles les causes efficientes et finales. La considération de ces causes est cepen­dant nécessaire pour une compréhension inté­grale et rationnelle de la nature et nous conduit au but vers lequel doit tendre la Science qui l'étu­die. Ce but, Charles De Koninck le définit ainsi : 103:66 « The aim of natural science, even when employing mathematical tools, then, can only be to learn everything possible about the Art that fashioned natures. » « The Art responsible for nature is that divine Intelligence which Einstein sought in his probings of the physical world, and which left him in unceasing wonder ; these are his very words. » ([^47]) Que la physique mathématique soit inca­pable de répondre à ces « pourquoi », cela est évident. Mais il est non moins évident que ces questions existent. Il est bien entendu qu'un seul et même homme ne peut répondre adéquatement à tous les « pourquoi » de l'univers, mais cette incapacité a bien plus sa source dans les limites de l'intelligence humaine que dans le ré­trécissement de la nature. Aline LIZOTTE. 104:66 ### Charles De Koninck et les sciences sociales par Marcel CLÉMENT PARMI TOUS LES MOTIFS de la gratitude que notre génération peut exprimer à Charles De Koninck, il faut mentionner le rappel oppor­tun, précis et efficace de la véritable nature des sciences sociales. De ce sujet, il a traité à diverses reprises, dans son œuvre écrite ou parlée. Mais il est un texte né d'une circonstance toute occasionnelle dont la formulation précise et le retentissement doivent normalement attirer notre attention. Au début de l'année 1945, M. Jean Bruchesi, à l'époque sous-secrétaire de la Province de Québec, adressait à Charles De Koninck une lettre pour le prier de dire son opinion sur un vœu exprimé par une section de l'Association Canadienne-Française pour l'Avancement des Sciences (A.C.F.A.S.). Cette section portait le nom de « Section des sciences morales ». Quelques-uns de ses membres trouvaient cette désignation inadéquate. 105:66 Les travaux présentés à cette section portaient généralement sur les matières sui­vantes : anthropologie, sociologie, histoire, péda­gogie, géographie humaine, etc. Le vœu proposait de débaptiser la « Section des sciences morales » et de lui substituer la dési­gnation de « sciences sociales ». Les auteurs du projet considéraient en effet que, parmi les ma­tières intéressées, aucune n'était une science mo­rale. « *Cette dernière désignation,* affirmaient-ils, *nous est venue de Paris à un moment où les di­verses sciences sociales n'étaient pas encore suf­fisamment délimitées et où, surtout, le cloison­nement n'était pas encore assez entrevu entre l'aspect philosophique et l'aspect scientifique des diverses disciplines. La chose*, ajoutaient-ils, *est maintenant faite. Sur le plan de la philosophie* (*ce qu'on appelle mal à propos* « *les sciences mo­rales* »)*, il y a : la philosophie sociale, la philoso­phie économique, tout comme la philosophie po­litique en général. De leur côté, la science écono­mique, la sociologie, l'anthropologie, etc., sont des sciences expérimentales. Elles n'ont rien de* « *moral* »*. Le progrès accompli par ces diverses sciences depuis vingt ou trente ans est suffisant pour nous justifier d'abandonner des désigna­tions équivoques et archaïques.* » ([^48]) Le problème était ainsi clairement posé. Il s'agissait de savoir si les sciences qui étudient les hommes dans leurs comportements collectifs concrets, qui s'efforcent de les suivre à travers le temps et de les expliquer, comme l'histoire, 106:66 ou d'en examiner l'organisation, les formes typi­ques et certaines constantes, comme la sociologie et l'économie, sont des sciences « morales » ou si, du fait que dans ces disciplines le savant a pour but de connaître, qu'il adopte une attitude purement « expérimentale » à l'égard des faits qu'il observe, on doit considérer que ces sciences « n'ont rien de moral ». Cette façon de voir, elle aussi, venait de France. Elle n'était pas non plus de toute pre­mière jeunesse... Auguste Comte en avait jeté les bases lorsqu'il avait affirmé le déterminisme des faits sociaux : « *Il y a*, affirmait-il, *des lois aussi déterminées pour le développement de l'espèce humaine que pour la chute d'une pierre.* » Un peu plus tard, Hippolyte Taine continuait dans le même sens : « *La méthode moderne, que je tâche de suivre et qui commence à s'introduire dans toutes les sciences morales, consiste à con­sidérer les œuvres humaines comme des faits et des produits dont il faut marquer les carac­tères et chercher les causes, rien de plus. Ainsi comprise, la science ne prescrit ni ne pardonne, elle constate et explique.* » ([^49]) Au début du siècle, Durkheim, lui, tranchera le débat par une phrase lapidaire : « *La première règle et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses... On recon­naît principalement une chose à ce signe qu'elle ne peut pas être modifiée par un simple décret de la volonté... Bien qu'ils* (*les faits sociaux*) *soient un produit de notre volonté, ils la déterminent du dehors ;* 107:66 *ils consistent comme en des moules en lesquels nous sommes nécessités à couler nos actions... Donc, en considérant les faits sociaux comme des choses, nous ne ferons que nous conformer à leur nature* » ([^50]). La conception positiviste des sciences so­ciales rejoignait ainsi l'affirmation, à l'époque déjà ancienne, de Karl Marx soutenant que « *dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent dans des rapports détermi­nés, nécessaires, indépendants de leur volon­té* » ([^51]). Les auteurs du vœu, lorsqu'ils évoquaient le cloisonnement à établir entre l'aspect philoso­phique et l'aspect scientifique des sciences de l'homme, ne précisaient peut-être pas suffisam­ment la source de leur inspiration. A s'en tenir aux auteurs européens qui sont à l'origine de ce cloisonnement dans nos universités, il est clair que cette source est positiviste et matérialiste, non point du tout purement et simplement « scientifique » comme on le laissait entendre. Il est vrai que cette manière *d'identifier ce qui est* « *scientifique* » *avec une position* PHILOSOPHIQUE *qui n'ose pas dire son nom* découle précisément et de l'essence du positivisme et de l'essence du matérialisme. Dans la mesure où une intelli­gence est violentée par des habitus de cette sorte, elle n'a plus aucune conscience de la confusion méthodique qu'elle essaie d'introduire entre une position philosophique personnelle et l'objecti­vité universelle de la science. 108:66 Le problème posé était d'importance. L'occa­sion était choisie avec un singulier bonheur. Il s'agissait en effet d'une « réforme de structure » comme on dit. Il s'agissait du nom de baptême de la section d'une société scientifique, et par conséquent, d'une prise de position institution­nelle, collective et permanente. C'était donc, de la façon la plus nette, une question de principe qui était posée et sur laquelle le Sous-Secrétaire de la Province de Québec consultait Charles De Koninck, Doyen de la Faculté de Philosophie de l'Université Laval, ès-qualité de spécialiste des problèmes de méthodologie scientifique. \*\*\* La réponse faite par Charles De Koninck, en date du 22 janvier 1945, ne dépassait pas la lon­gueur d'une dizaine de pages de cette revue ([^52]). Par sa densité, par sa profondeur, il n'est pas exagéré d'y voir un véritable traité que tous les spécialistes des sciences de l'homme soucieux de donner un solide fondement épistémologique à leur discipline auront fruit à méditer. Il dépas­serait notre propos de l'analyser intégralement. Nous nous bornerons, à en détacher quelques idées. 109:66 Depuis Auguste Comte, une opposition traîne dans la plupart des ouvrages positivistes en science sociale : la distinction entre « sciences positives » et « sciences normatives ». Les pre­mières étudieraient « ce qui est » : les faits sociaux, les comportements collectifs, les lois poli­tiques et économiques tel qu'on les constate... Les secondes étudieraient « ce qui doit être » : par exemple les normes de la philosophie sociale, les normes de la philosophie économique, la nature du bien commun politique, etc. Cette manière de voir, qui sous-tend ma­nifestement la pensée des auteurs du vœu, est assez étrange. *Elle fait dépendre la nature de l'objet de science du but poursuivi par le savant.* Précisons ce point. Lorsque les hommes agissent, dans la vie sociale, ils posent des actes humains, des actes libres. Cette liberté, sans doute, peut être plus ou moins obscurcie par l'ir­réflexion, la mode, la coutume, etc. Il n'en reste pas moins que ces actes, par essence, épousent la modalité de la liberté. Or, la liberté est une qualité de la volonté qui n'est déterminée par au­cun bien fini, par aucun bien limité. Lorsque deux biens d'inégale valeur la sollicitent, elle balance, elle choisit... Simultanément, la nature humaine est ordonnée objectivement vers des fins morales naturelles : l'intelligence est ordon­née à la vérité ; la volonté est ordonnée au bien ; l'union conjugale est ordonnée à la paternité, à la maternité, à l'aide mutuelle des époux ; l'acti­vité économique est ordonnée aux conditions matérielles de la vie humaine complète, etc. La volonté libre peut poursuivre ses fins ou ne pas les poursuivre. Elle peut les atteindre ou s'en écarter. Ces fins n'en sont pas moins inscrites dans la nature humaine, dans la nature sociale de l'homme. 110:66 Il n'est pas douteux qu'il appartienne au mo­raliste de formuler ces finalités objectives natu­relles, comme il appartient au théologien de les formuler dans la lumière de la grâce. Mais ce qui est douteux, c'est que lorsque le sociologue et l'économiste étudient les actes humains sociaux, non plus (cela va de soi) pour prescrire, mais simplement (selon l'objet de leur science) pour décrire et expliquer, ils doivent, sous prétexte de limiter leur observation à « ce qui est », éliminer du champ de leur enquête la réalité de « ce qui doit être ». Car ce qui doit être n'est pas une catégorie a priori projetée arbitrairement par l'esprit de l'homme qui adhère à une morale. Ce n'est pas parce que l'homme adhère à une morale que la morale existe. C'est, à l'inverse, parce que la morale existe que l'homme doit y adhérer. Et où la morale existe-t-elle ? Nous l'avons dit : elle découle directement des finalités objectives inscrites dans la nature totale de l'homme, physique et morale. C'est *en fait* que le mariage est ordonné à la paternité et à la maternité. C'est *en fait* que l'économie est ordonnée aux conditions matérielles de la vie humaine complète... Ces finalités sont si profondément tissées dans la réalité sociologique et économi­que qu'elles entraînent, lorsqu'elles sont refu­sées, des sanctions immanentes. Cent années d'expérience ne sont-elles pas suffisantes pour montrer l'existence objective d'une norme de justice dans l'homme, qui fait que lorsque les sa­laires sont injustes, les revendications s'élèvent ? 111:66 Pense-t-on que l'économiste qui étudie le chômage *pour le connaître* puisse éliminer de l'objet de son étude le droit au travail que tout homme possède par nature et qui, si on l'ignore, laisse la notion de chômage aussi inconsistante que le serait le chômage d'un animal ? On pourrait multiplier les exemples. « Ce qui doit être », au sens strict, désigne l'obligation morale en tant qu'elle se présente à chaque personne comme un devoir. L'homme de science sociale n'a pas comme tel à la formuler. Mais il a *comme tel* à connaître et à postuler *les finalités objectives naturelles* inscrites dans l'homme et dans la société, et cela, au moment même où il étudie de façon expérimentale les conduites et les comportements sociaux. Ainsi, il faut distinguer entre l'*objet* des sciences sociales qui porte sur les faits sociaux concrets, historiquement vécus, et le *but* pour­suivi par le savant, qui peut être d'étudier selon les cas, pour connaître et expliquer, ou pour prescrire et pour réformer. Il est donc tout à fait légitime de dire que le *but* poursuivi par le sa­vant peut être tantôt « positif » et tantôt « nor­matif ». Mais *la science elle-même ne se trouve pas pour autant modifiée.* La science est définie en tout premier lieu PAR L'OBJET MATÉRIEL ET FORMEL qui la constitue. Elle n'est pas définie en premier lieu par le but du savant. Soutenir, donc, que parce que les sciences sociales portent sur la réalité concrète des comportements sociaux et que le savant les étudie pour les connaître, il en résulte que ces sciences « n'ont rien de moral » c'est évidemment faire dépendre du but du sa­vant, lorsqu'il cherche à connaître et non à prescrire, son objet de science, qui deviendrait de ce fait « amoral ». 112:66 Il est pourtant évident que lors­que l'économiste étudie dans un milieu donné un phénomène d'inflation, de récession, de pau­périsme ou de chômage, il ne le fait que dans la lumière où ces situations économiques n'ont d'intérêt -- et même d'existence -- qu'en raison des droits humains qui se trouvent lésés lorsqu'elles se pro­duisent. Ainsi pouvons-nous tenter d'illustrer l'affir­mation centrale faite par Charles De Koninck dans son étude : « *Pour des raisons de succès réel, pour éviter d'avancer au hasard et de se fourvoyer dans des impasses, l'étude vraiment scientifique de la vie sociale dans sa dernière concrétion doit présupposer les notions et les vérités générales de ce que nous appelons philo­sophie morale : l'éthique, l'économie* (*au sens classique*)*, et la politique. Or ces sciences sont formellement pratiques. Les sciences sociales proprement dites sont comme une continuation de la dernière vers une concrétion toujours plus poussée. Nous les disons expérimentales, non par opposition aux sciences morales qui dé­pendent elles aussi de l'expérience, mais parce qu'elles relèvent d'une expérience beaucoup plus circonstanciée. L'étude de la vie sociale, soit gé­nérale, soit expérimentale au sens que nous ve­nons d'indiquer, doit avoir son principe dans le bien commun humain.* » ([^53]) 113:66 La distinction proposée par Charles De Ko­ninck aux auteurs du vœu n'est donc en rien fondée sur une opposition entre les sciences mo­rales, philosophiques, et les sciences sociales, expérimentales, qui n'auraient « rien de mo­ral ». Elles est fondée sur le fait que les sciences sociales portent sur les parties les plus circons­tanciées de l'agir humain expérimental et con­duit à établir au sein d'une même catégorie de « sciences morales » deux sections distinctes : « *l'une pour la philosophie morale proprement dite, l'autre pour les disciplines les plus expéri­mentales de l'agir social* ». ([^54]) \*\*\* Mais l'homme n'est pas un pur esprit. L'agir humain ne se développe, individuel ou collectif, que très étroitement lié et conditionné par des réalités qui, elles, ne sont pas morales. Les auteurs du vœu « *auraient tort de vouloir sous­traire les sciences sociales à la morale. Ils pour­raient avoir raison de rejeter la désignation de science morale, non pas parce que les sciences sociales ne sont pas des sciences morales, mais parce qu'ils voudraient embrasser, sous un même vocable, même les sciences expérimentales non morales qui se rapportent à l'objet des sciences sociales strictement morales. Ces der­nières, en effet, ne peuvent pas se former en vase clos. Elles dépendent de certaines sciences expé­rimentales purement naturelles. Cette dépendance est tellement étroite que le vaste champ auquel doit s'appliquer l'étudiant des sciences sociales ne peut s'exprimer qu'au moyen d'un vocable équivoque.* 114:66 *En d'autres termes, l'expres­sion* « *sciences sociales* » *doit alors se prendre en un sens suffisamment ambigu pour embrasser à la fois les sciences sociales de soi pratiques et celles des autres sciences expérimentales aux­quelles les premières doivent nécessairement s'associer. Si donc nous prenions la désignation de* « *sciences morales* » *au sens rigoureux, elle ne serait pas suffisamment large pour couvrir le champ des* « *sciences sociales* » *entendues au sens que nous venons d'arrêter, sens plutôt dilaté.* » ([^55]). Charles De Koninck illustre ce deuxième aspect de sa mise au point en choisissant un exemple pris dans le texte du vœu. Parmi les sciences sociales considérées, on trouve l'anthro­pologie. Or, une grande partie de l'anthropologie appartient aux sciences purement naturelles. C'est l'anthropologie dite « physique » que l'on distingue de l'anthropologie sociale, proprement morale. Sauf à limiter brutalement le champ d'exploration de l'anthropologue social en lui interdisant de dépasser son objet strictement dé­fini, il semble donc opportun d'élargir la notion de sciences sociales jusqu'aux aspects non-mo­raux qui intéressent l'étudiant des sciences sociales. Il est à peine besoin de souligner que la por­tée de cette mise au point méthodologique est très grande. Elle vient éclairer une évolution qui s'affirme de plus en plus nettement chez les économistes, et aussi chez les sociologues. 115:66 Comme l'a écrit Jean Marchal dans son cours d'écono­mie politique : « *On ne peut faire de l'économie politique la science de l'activité humaine en lutte contre les obstacles que lui oppose la rareté des moyens naturels sans se référer à une certaine conception de l'homme. Prétendre le contraire serait simplement malhonnête.* » ([^56]) De son côté, Henri Guitton a pu recenser les diverses défini­tions de la science économique qui se sont succé­dées depuis plus d'un siècle en classant les anciennes comme des définitions « physicistes » et les contemporaines comme des définitions « mo­rales ». Ce que les économistes et les sociologues dé­couvrent par la réflexion spontanée qu'ils font sur les démarches de leurs disciplines, mais avec des tâtonnements et des incertitudes, le philo­sophe fidèle à l'esprit et à la méthode d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin l'expose de manière démonstrative, et dans une lumière universelle. En jouant pleinement son rôle, à la manière sobre, bienveillante et efficace qui est la sienne, Charles De Koninck porte le témoignage récon­fortant de ce qu'est et doit être, lorsqu'il est fidèle à sa mission, le philosophe dans la cité. Marcel CLÉMENT. 116:66 ### La primauté du bien commun et le personnalisme par Alphonse SAINT-JACQUES et Robert LABRIE Robert Labrie, docteur en philosophie de l'Université Laval, est professeur de philosophie au Séminaire de Qué­bec. Alphonse Saint-Jacques, docteur en philosophie de l'Université Laval, est professeur de philosophie moderne à la Faculté de philosophie de cette Université. SI INGRATE ET IMPOPULAIRE que puisse paraître, surtout à notre époque, la tâche difficile qui incombe au philosophe de lutter contre l'erreur, il ne pourrait pourtant s'y soustraire sans re­noncer par là même à une partie essentielle de sa mission propre. On reconnaît, en effet, le vrai philosophe, au sens le plus noble et le plus ancien de ce terme, non seulement à son souci de rechercher et de diffuser la vérité, mais encore à la préoccupation qu'on lui découvre, lorsqu'il se trouve en présence de l'erreur, de la dénoncer et de la réfuter. 117:66 Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir saint Thomas d'Aquin, au moment de préciser quel est le rôle du sage, présenter comme ne faisant qu'un, pour ainsi dire, la triple tâche de connaître, d'enseigner et de défendre la vérité. « Il appartient au même », écrit-il ([^57]), « de pour­suivre l'un des contraires et de repousser l'au­tre : la médecine, par exemple, en même temps qu'elle s'emploie à procurer la santé, guérit la maladie. Ainsi, tout comme il appartient au sage de contempler la vérité et de la dire aux autres, il lui appartient également de combattre l'erreur contraire ». Tel est encore le sens de ces directives précises que S. S. Pie XII, dans son encyclique *Hu­mani Generis,* adressait aux théologiens et aux philosophes catholiques : « Les théologiens et les philosophes catholiques, qui ont la lourde charge de défendre la vérité humaine et divine et de la faire pénétrer dans les esprits humains, ne peuvent ni ignorer ni négliger ces systèmes qui s'écartent plus ou moins de la voie droite. Bien plus, ils doivent les bien connaître, d'abord parce que les maux ne se soignent bien que s'ils sont préalablement bien connus... » ([^58]). Texte précieux à bien des points de vue, et d'abord parce qu'il indique clairement que le souci que doit montrer le philosophe catholique de dénon­cer les doctrines erronées, bien loin d'être desti­né à satisfaire quelque maladif esprit de contra­diction, découle, en droite ligne, des exigences mêmes de la vérité. 118:66 Si M. De Koninck a toujours visé, à travers son enseignement, à transmettre à ses élèves attentifs l'authentique doctrine d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin, il n'a pas pour autant failli à la tâche, tout aussi essentielle, de faire face à la pensée moderne, l'a où elle mettait en péril le précieux héritage de la sagesse ancienne et chrétienne. En quoi il n'a fait d'ailleurs que se conformer fidèlement à l'exemple des maîtres dont il se réclame. Il ne lui a donc pas suffi de chercher, à la source même, le sens véritable de leur enseignement ; encore s'est-il constam­ment préoccupé de le transmettre, sans l'appau­vrir jamais, à des esprits plongés, parfois malgré eux, dans le courant de la pensée moderne. Une parfaite docilité à la sagesse ancienne jointe à ce souci qui l'anime de montrer qu'elle satisfait à toutes les exigences de notre temps : tels sont, croyons-nous, les deux aspects essentiels et insé­parables de la tâche difficile qu'il s'est proposée, depuis les premières années de son enseigne­ment, à l'université Laval. Ceux qui, comme nous, ont eu le bonheur de suivre ses cours et d'être initiés, par sa parole et son exemple, à l'étude de la philosophie, savent bien quel soin il a toujours apporté à signaler les erreurs et les demi-vérités qui ris­quaient de nous entraîner, tôt ou tard, loin de la voie droite. Mais il ne s'agissait pas uniquement, dans son esprit, de nous protéger contre les mul­tiples formes de l'erreur : il y cherchait en même temps l'occasion de mieux éclairer certains points de doctrine, d'en souligner quelque aspect qui avait tout d'abord échappé à nos jeunes esprits, convaincu qu'il est que le contraste et la pénombre de l'erreur servent souvent à mieux faire ressortir tout l'éclat de la vérité. 119:66 Les nombreuses conférences qu'il a pronon­cées au Canada, aux États-Unis, et jusqu'en Eu­rope et en Amérique du Sud, les multiples communications qu'il a présentées dans divers congrès à travers le monde, portent encore la marque de cette même préoccupation. Combien d'articles importants, en plus de ses livres, n'a-t-il pas signés, dans de nombreuses revues, au Canada et à l'étranger, pour rappeler certaines idées oubliées, appartenant au trésor de la pen­sée ancienne, ou pour rectifier certaines dévia­tions doctrinales, dont il avait aperçu, parfois le premier, les graves conséquences. Mais notre intention n'est pas de faire ici l'inventaire de tous les travaux de M. De Koninck susceptibles de prouver, hors de tout doute pos­sible, qu'il a fidèlement suivi les prescriptions de Pie XII et, en général, du magistère de l'Église. Si d'ailleurs nous devions le faire, il nous fau­drait ajouter à la longue liste de ses travaux phi­losophiques, ceux qui ont trait à la foi et à la doctrine chrétiennes. M. De Koninck, on le sait, n'a pas borné ses recherches au seul domaine de la vérité naturelle. Sachant que la philosophie ne peut plus être considérée, du fait de la Révé­lation, comme la sagesse suprême, il a voulu puiser dans la théologie, et comme à la source divine elle-même, la seule lumière capable de dissiper parfaitement toute ombre d'erreur. 120:66 NOUS VOULONS SIMPLEMENT, pour notre part, rappeler le rôle important qu'il a joué, il y a déjà plusieurs années, dans la lutte contre une erreur, fort ancienne dans son principe, mais présentée à notre époque sous des dehors nouveaux : nous voulons parler du personna­lisme ([^59]). Dissipons tout d'abord une équivoque impor­tante. Il n'est aucunement question, pas plus qu'il ne l'était alors pour M. De Koninck, de ran­ger sous ce vocable tous ceux qui, de nos jours, prennent la défense de la personne humaine contre les empiètements des États totalitaires et les diverses formes de dictature : il faudrait alors y joindre les noms de Léon XIII, Pie X, Pie XI et Pie XII. Que M. de Koninck soit d'accord pour relever le défi lancé à l'homme moderne par ces régimes inhumains, qui oserait un seul moment en dou­ter ? Aussi bien s'agissait-il justement, dans son esprit, de rappeler les vrais motifs sur lesquels s'appuie la conception authentiquement chré­tienne de la dignité humaine ([^60]). Car il va de soi que le philosophe catholique ne saurait s'accom­moder de n'importe quelle idée de dignité hu­maine. Quelle doctrine philosophique, depuis l'antiquité, n'a pas sa manière à elle de l'enten­dre ? Il n'est pas jusqu'au matérialisme le plus grossier et le plus inhumain qui ne prétende par­ler au nom de la grandeur de l'homme. Ceux qui, de nos jours, l'invoquent le plus volontiers, à cor et à cri, ne le font souvent que pour couvrir de leurs clameurs la voix de leurs victimes. Depuis les premiers âges de l'humanité, que de crimes n'a-t-on pas commis au seul nom de la dignité humaine ! 121:66 Ce n'est pas le plus mince mérite de M. De Koninck que d'avoir contribué à dissiper l'équi­voque dans laquelle la pensée contemporaine, et parfois certains auteurs catholiques, débattaient cette question. On doit lui savoir gré d'avoir clai­rement aperçu qu'une certaine manière de dé­fendre la dignité de la personne humaine, bien loin de nous retenir sur la pente du totalitarisme, y conduisait bien plutôt directement. Or, à quoi bon défendre la dignité de l'homme, si c'est pour se trouver d'accord, sur les principes, avec ceux qui, sous prétexte d'en assurer le plein épanouis­sement, le privent de ses véritables titres de no­blesse ? A quoi sert-il de s'élever contre le tota­litarisme, si c'est pour partager avec lui une même conception fausse du bien commun ? Voilà, croyons-nous, qui mérite d'être souli­gné, par-delà le problème particulier dont il est ici question. L'histoire montre, en effet, que sou­vent l'homme n'échappe à un excès que pour tomber bientôt dans l'excès contraire ; bien mieux, que les erreurs opposées font parfois bon ménage. Le personnalisme, dans son opposition au totalitarisme, nous en fournit un excellent exemple. « Il ne faudrait pas oublier que, loin d'avoir nié la dignité de la personne, les philo­sophies qui ont engendré le totalitarisme mo­derne ont exalté cette dignité plus qu'on ne l'avait jamais fait auparavant » ([^61]). Aussi peut on « affirmer la dignité de la personne et être en fort mauvaise compagnie » ([^62]). 122:66 QUE L'ON NOUS PERMETTE de résumer briève­ment l'enseignement précieux, toujours actuel, qui ressort de ce livre important. C'est à saint Thomas d'Aquin que M. De Ko­ninck emprunte ici les principes essentiels de sa doctrine. On devine par là que son intention pre­mière est de s'adresser aux lecteurs catholiques, formés dans la pensée traditionnelle. Ce qui, bien entendu, n'empêche aucunement cet ensei­gnement de conserver toute sa valeur pour tout homme soucieux, avant tout, de vérité. Peut-on reprocher à l'auteur l'allure un peu scolaire, disons même scolastique, de son exposé, comme certains ont cru bon de le faire ? Nous pensons, quant à nous, que cette manière de pro­céder, outre qu'elle a en elle-même des avantages incontestables, se justifie parfaitement, en rai­son de l'intention de l'auteur, qui, de toute évi­dence, cherche d'abord à présenter la plus pure pensée de saint Thomas d'Aquin. Il est vrai que l'on répugne assez, de nos jours, à ce mode d'ex­position rigoureux et ferme, marqué de la seule préoccupation de la vérité. On aime bien plutôt farder un peu sa pensée et l'offrir sous un revê­tement plus étincelant. Mais à celui qui préfère à ces ornements la pensée elle-même, il suffit que la vérité apparaisse en pleine lumière. 123:66 Le titre même du livre en indique déjà clairement l'objectif et le contenu essentiel : *De la primauté du bien commun contre les personna­listes*. Il ne s'agit pas seulement, ni même peut-être principalement, de réfuter les erreurs du personnalisme, encore moins de s'en prendre à quelques auteurs, mais aussi et surtout de rappe­ler, à l'encontre de ces erreurs, la supériorité du bien commun sur le bien particulier de la per­sonne. On voit bien, dès les premières pages du livre, que les intentions de l'auteur ne sont au­cunement d'ordre polémique, comme le prouve déjà à lui seul le fait qu'aucun auteur déterminé n'y soit nommé. Il s'en est trouvé pour attribuer à M. De Ko­ninck l'intention passablement machiavélique de se cacher sous le couvert de cet anonymat, pour mieux pouvoir s'en prendre à tel ou tel au­teur encore vivant. Nous ne nous attarderions pas un seul moment à cette insinuation mes­quine si elle ne nous fournissait l'occasion de mieux faire ressortir cet aspect du livre qui le caractérise, tout d'abord, à le considérer dans sa forme. Nous n'oserions jamais, quant à nous, préju­ger des intentions secrètes qui peuvent animer un auteur. Nous croyons qu'il est préférable de s'en tenir à découvrir son intention manifeste, sans en chercher plus long. Or, dans ce cas précis, il nous paraît évident que si l'auteur a voulu ainsi procéder, c'est qu'il préférait s'en prendre à une doctrine plutôt qu'à ceux qui la sou­tiennent. De là justement le caractère serein et objectif de la critique, pourtant très sévère, qu'il en propose. On sait assez, de plus, à quelle impasse conduisent le plus souvent les réfutations *ad hominem* s'adressant à des auteurs encore vivants. 124:66 L'intention qui anime ici l'auteur est évidemment plus élevée et plus positive. Elle se situe clairement au-delà des limites étroites de la dis­cussion personnelle, comme on le voit encore à la manière directe dont il aborde le problème. Convaincu que le vice du personnalisme aussi bien que du totalitarisme, procède princi­palement de la fausse conception qu'ils s'en font, c'est à rappeler la juste notion du bien commun que M. De Koninck s'emploie pour commen­cer ([^63]). Mais qu'on ne se trompe pas sur le sens et les dimensions véritables du problème qui se trouve soulevé par là. S'il est vrai que ce problème tou­che de près à celui qui est impliqué dans les doc­trines politiques totalitaires, il dépasse cepen­dant de loin les limites de cette question, qui n'en constitue qu'un aspect particulier. C'est que le bien commun de la société politique, si impor­tant soit-il, n'est pas, tant s'en faut, le seul bien commun auquel doive s'ordonner la personne humaine ; l'affirmer, ce serait déjà succomber à l'erreur du totalitarisme. Le bien commun politique, auquel l'homme, comme citoyen, est appelé à participer, est lui-même naturellement subordonné à la perfection de l'univers entier et, en définitive, à Dieu, qui est le bien commun le plus élevé de toute créature. Identifier le bien commun avec le seul bien commun politique, ce serait, aussi identifier l'homme avec le citoyen, ce qui constitue justement l'une des confusions fondamentales du totalitarisme. 125:66 DEUX POINTS PRINCIPAUX ressortent de cet enseignement capital, relatif au bien com­mun. C'est que, d'une part, en tout genre et, pour ainsi dire, à tous les niveaux, la primauté appar­tient au bien commun au-dessus du bien parti­culier de la personne. La validité de ce principe universel n'est aucunement infirmée lorsqu'on considère l'homme dans son élévation au bien surnaturel : à l'intérieur même de l'ordre surnaturel, le bien commun l'emporte encore sur le bien particulier de la personne ([^64]). Il en ressort, d'autre part, que la dignité de la personne humaine découle principalement, non pas de son bien singulier, mais de ce qu'elle peut dépasser les limites étroites de sa perfection par­ticulière pour participer à celle du bien commun. Que les personnalistes s'insurgent contre les doctrines totalitaires au nom de la dignité hu­maine, il n'y a, à cela même, rien à redire, comme le remarque M. De Koninck dans son avant-propos ([^65]). Leur seul tort, mais qui n'est pas négligeable, vient de ce qu'ils se trompent du tout au tout sur ce qui fait véritablement la dignité de la personne humaine, si bien qu'ils tombent eux-mêmes, sans le savoir, dans l'erreur qui vicie à sa racine les doctrines totalitaires. 126:66 En quoi consiste donc la plus haute dignité de la personne ? Viendrait-elle de son bien singu­lier ? De ce qu'elle peut se replier, pour ainsi dire, sur elle-même, pour chercher dans sa singularité et son *originalité* sa fin ultime ? Mais qui ne voit que ce serait là, au contraire, renfer­mer à jamais la personne dans sa finitude pro­pre, la priver de ses véritables dimensions, qui tiennent à ce qu'elle peut, par la connaissance et l'amour, participer à un ordre de perfections qui la dépassent elle-même essentiellement ? On ne saurait échapper à cette conséquence qui paraît naturellement découler du personnalisme que si l'on prétendait follement que la personne hu­maine jouit en elle-même de l'infinité qui est propre à Dieu : ce qui est une autre conséquence possible de cette doctrine multiforme. En vérité, la dignité de la personne humaine vient, avant tout, de ce qu'elle peut librement s'ordonner à un bien qui est situé au-delà de sa singularité, -- le bien commun. C'est ce qui ré­sulte d'une juste notion à la fois du bien com­mun et de la personne humaine. Le bien commun diffère essentiellement du bien particulier en raison de son universalité. Mais encore faut-il bien entendre cette univer­salité. Ce n'est pas ici celle qui caractérise le genre, -- l'universel logique --, dont toute l'uni­versalité se situe dans la ligne de la *prédicabi­lité :* le genre est, en effet, universel en ce qu'il peut se dire de ses inférieurs, c'est-à-dire des espèces. 127:66 L'universalité du bien commun, tel, par exemple, le bien commun politique est d'un tout autre ordre : c'est celle d'une cause univer­selle, qui atteint à une multiplicité spécifique et même générique d'effets, et les touche un à un, pour ainsi dire, en ce que chacun a de propre. C'est ainsi que l'universalité du bien commun, et sa perfection, procède de sa surabondance, c'est-à-dire de ce qu'il est essentiellement communi­cable à plusieurs êtres, et, lorsqu'il s'agit du bien absolument universel, communicable à tous. C'est en quoi justement il se distingue du bien particulier, qui, lui, est essentiellement incom­municable, n'étant le bien que de cet individu. MAIS IL FAUT ICI se garder d'une grave mé­prise. De ce que le bien commun se dis­tingue du bien particulier, n'allons pas en infé­rer qu'il ne serait pas le bien des personnes singulières, comme si son universalité le rendait, pour ainsi dire, étranger au bien de l'individu. Telle est l'une des premières erreurs contre la­quelle M. De Koninck nous met ici soigneuse­ment en garde ([^66]). Elle consiste, dans son principe, à concevoir l'universalité du bien commun à la manière de celle qui est propre à l'universel logique. La vérité, c'est qu'en raison même de son universalité, le bien commun est, pour cha­que personne singulière, *son plus grand bien :* « il est le meilleur bien du singulier » ([^67]). 128:66 Comme cause universelle *in causando* ([^68]), il atteint, en effet, le particulier de façon plus profonde et plus intime que ne le fait le bien particulier, et cela d'autant plus qu'il s'agit d'un bien plus uni­versel. Par delà les biens communs créés, subor­donnés les uns aux autres en raison de leur uni­versalité relative, Dieu, fin et bien de l'univers tout entier et de toute créature, atteint toute chose dans le plus profond de son être et quant à tout ce qu'elle est : *attingit a fine usque ad finem.* « Dès lors », écrit à ce propos M. De Koninck, « le bien commun n'est pas un bien qui ne serait pas le bien des particuliers, et qui ne serait que le bien de la collectivité envisagée, comme une sorte de singulier ([^69]). Dans ce cas, il serait com­mun seulement par accident, il serait propre­ment singulier, ou, si l'on veut, il diffèrerait du bien singulier des particuliers en ce qu'il serait *nullius*. Or, quand nous distinguons le bien com­mun du bien particulier, nous n'entendons pas par là qu'il n'est pas le bien des particuliers ; s'il n'était pas le bien des particuliers, il ne serait pas vraiment commun » ([^70]). 129:66 Ne reconnaît-on pas dans cette fausse notion du bien commun conçu comme un bien étranger, *bonum alienum*, à la personne, celle qui est sous-jacente au totalitarisme et au collecti­visme ? Dans la société de type collectiviste et totalitariste ([^71]), la personne, en effet, est sacrifiée purement et simplement à l'État ou à la collec­tivité : « Sous les régimes totalitaires, le bien commun s'est singularisé, et il s'oppose en singu­lier plus puissant à des singuliers purement et simplement asservis. Le bien commun a perdu sa note distinctive, il devient étranger. Il a été subordonné à ce monstre d'invention moderne qu'on appelle l'État, non pas l'État pris comme synonyme de société civile ou de cité, mais l'État qui signifie une cité érigée en une sorte de per­sonne physique » ([^72]). Mais ne retrouve-t-on pas, à la base du per­sonnalisme, une conception analogue du bien commun ? D'où vient, en effet, cette méfiance du bien commun qui caractérise le personnalisme, sinon de ce qu'il croit à tort que le bien commun *aliénerait* la personne de sa véritable perfection, qui viendrait plutôt, pense-t-on, de sa singularité et de son bien particulier ? On voit, au contraire, que si le bien commun s'oppose au bien *particulier, il* ne s'oppose nulle­ment au bien *propre :* comme le bien particulier, mais plus que lui, le bien commun constitue vé­ritablement le bien propre de chaque personne singulière. « Le bien est ce que toutes choses désirent en tant qu'elles désirent leur perfection. 130:66 Cette perfection est pour chacune d'elles son bien, -- *bonum suum --,* et, en ce sens, est un bien propre. Mais alors le bien propre ne s'oppose pas au bien commun. En effet le bien pro­pre auquel tend naturellement un être, le *bonum suum*, peut s'entendre de diverses manières, se­lon les divers biens dans lesquels il trouve sa perfection » ([^73]). Le bien propre ne s'identifie donc aucune­ment avec le seul bien de l'individu considéré comme tel ; il peut s'entendre aussi du bien qui lui convient selon son espèce ou son genre, et même selon la similitude d'analogie qui relie réellement toutes les choses qui procèdent d'un même principe premier ([^74]). C'est en ce dernier sens que « Dieu, bien purement et simplement universel, est le bien *propre* que toutes choses désirent naturellement ([^75]) comme leur bien le plus élevé et le meilleur » ([^76]). Cause efficiente première de toute chose, à qui toute chose doit tout ce qu'elle est, Dieu est par là même le bien auquel tout être aspire le plus, au-delà même de son bien particulier. Car nul être créé ne dé­sire quelque bien que dans la présupposition du bien suprême, qui est Dieu. 131:66 C'est ainsi que Dieu atteint au cœur même ([^77]) de toute chose, non seulement comme cause efficiente, mais aussi comme cause finale : cause efficiente première, il est par là même la cause finale première de tout être ([^78]). Il y a ainsi, en tout être créé, si im­parfait soit-il, comme un appel divin, qui n'est rien d'autre que l'écho de la parole créatrice de Dieu : *equaedam resonantia.* Tout être créé, depuis le plus élevé des anges jusqu'à l'humble pierre du chemin, tend donc, au moins par un désir naturel et aveugle, au bien le plus universel comme à son bien le plus parfait. Mais il n'est pas donné à tous de s'y por­ter par ce désir lucide et conscient qui est l'héri­tage propre de la créature intellectuelle, le don de Dieu à sa créature privilégiée. Du point de vue de l'appétit élicite, dont l'étendue se mesure à celle de la connaissance qui en est le principe, « les êtres seront plus par­faits à proportion que leur appétit s'étendra à un bien plus éloigné de leur seul bien singulier » ([^79]). La bête, prisonnière qu'elle est de ce monde étroit où la tient enfermée la limitation de ses sens, ne peut tendre d'un désir élicite qu'à son bien singulier. Chez elle le désir du bien univer­sel et de Dieu en reste à cet état de torpeur qui la caractérise. Mais c'est dans le végétal et l'ina­nimé que cet engourdissement de l'appétit touche à sa limite extrême. 132:66 Privés, en effet, de toute faculté de connaissance, ils le sont aussi de tout appétit élicite, ce qui fait qu'ils existent et sont portés vers leur bien, même singulier, sans aucu­nement jouir de la moindre conscience, si fugi­tive soit-elle, de leur être et de leur bien propres. Mais l'homme et, en général, la créature in­tellectuelle, dont le regard s'étend à des do­maines plus étendus, jusqu'à contenir en eux, grâce à la connaissance, la perfection de l'uni­vers entier, peuvent se porter consciemment vers des biens de plus en plus vastes. L'infinitude propre de l'intelligence ouvre ainsi à la créature intellectuelle des horizons illimités, non seule­ment à sa faculté de connaître, mais encore à sa puissance d'aimer. Ce n'est pas seulement ce *bien-ci* qu'elle peut vouloir, c'est aussi le *bien,* selon sa nature universelle. Aussi, par-delà son bien singulier, peut-elle tendre de tout son poids vers la perfection de l'univers tout entier, et en­fin vers Dieu, comme vers son bien le plus élevé. C'est même par là que la créature intellectuelle, et l'homme lui-même, se trouve à reproduire en elle, par voie d'imitation, la perfection et la béa­titude propres à Dieu, qui consistent à Se con­naître et à S'aimer soi-même. ON PEUT ICI MIEUX SAISIR, par contraste, à quelles funestes conséquences risque de nous entraîner, parfois inconsciemment, une doctrine qui, refusant la primauté du bien com­mun, attribue à la personne humaine le pouvoir de tirer d'elle-même et comme de son propre fond tout le principe de sa dignité. 133:66 En brisant ainsi les liens étroits qui la rattachent naturellement à la société humaine, et, au-delà, à l'univers et à Dieu, on ne réussit, sous prétexte d'en assu­rer le plein épanouissement, qu'à l'isoler en elle-même dans une fausse suffisance et à l'enfer­mer dans une finitude comparable à celle de la bête. « L'homme, écrit M. De Koninck, déchoit de la dignité humaine quand il refuse le principe de sa dignité : le bien de l'intelligence réalisé dans le bien commun. Il s'assujettit à la servi­tude des bêtes quand il juge le bien commun comme un bien étranger » ([^80]). L'existentialisme athée contemporain a bien compris que si l'homme devait trouver uniquement en lui-même et dans ce qu'il se doit à lui-même toute la source de sa grandeur, il n'aurait pas à la cher­cher ailleurs que dans sa finitude et son non-être originel : car il n'est absolument rien en lui que l'homme ne doive tout d'abord à Dieu. On doit cependant reconnaître que tous ceux qui se réclament du personnalisme ne se montrent pas aussi radicaux dans les consé­quences qu'ils en tirent. Il arrive même à cer­tains d'être ainsi sauvés des pires excès, pour ne pas avoir clairement aperçu toutes les suites na­turelles de leur doctrine. Les uns, tout en prétendant faussement que la personne humaine, considérée comme telle, transcende purement et simplement le bien com­mun politique, se retiennent cependant d'aller jusqu'à soutenir qu'elle échapperait aussi à l'or­dre de l'univers et à Dieu. 134:66 On peut reconnaître, dans ce personnalisme encore timide et réservé, comme la première étape de cette doctrine. D'autres, faisant, pour ainsi dire, un pas de plus, refuseront en outre, de considérer la personne comme naturellement subordonnée au bien de l'univers, sans nier pourtant les rapports qui la relient à Dieu comme à sa fin ultime. Il y a donc plus que des différences de nuance parmi toutes les formes diverses que revêt cette doctrine essentiellement protéiforme, depuis celle qui se borne à nier, comme par crainte exagérée du totalitarisme, la supériorité du bien commun politique sur le bien particulier de la personne, jusqu'à celle qui, du refus total du bien commun et de la glorification, insensée de la personne, conclut à la négation de Dieu. Ce qui relie ainsi, par-delà ces différences importantes, toutes les doctrines personnalistes, c'est la même méfiance quasi instinctive du bien commun en tant que commun, et le même culte exagéré du bien particulier en tant que parti­culier. On le voit au mieux chez ceux qui tout en admettant sans peine la subordination de la personne à Dieu comme à sa fin ultime, hésitent et même répugnent à reconnaître en Dieu un bien commun et, plus encore, le bien commun par excellence ([^81]), -- tant il est vrai que c'est la méconnaissance du bien commun en tant que tel qui constitue le nœud de toutes les doctrines personnalistes. 135:66 On devine par là que le reproche encouru par le personnalisme considéré dans sa forme, si l'on peut dire, inférieure, ne tient pas unique­ment à sa négation du bien commun politique. Cette seule idée, il est vrai, devrait suffire à nous en faire voir clairement le caractère pernicieux, puisqu'elle implique nécessairement la négation de la société politique. D'où la société politique tire-t-elle, en effet, sa forme et son être même, sinon de la cohésion morale qui unit tous ses membres dans l'amour et la poursuite d'un même bien commun ? Mais il y a plus. On aura beau se mettre en garde, et le plus sincèrement du monde, contre les conséquences qui en découlent, ce personna­lisme, le plus inoffensif, semble-t-il, contient en germe plus que ce qu'il affirme expressément. Autre chose, en effet, sont les intentions person­nelles d'un auteur, autre chose la logique de sa doctrine. En raison du mépris qui, à travers le bien commun politique, atteint le bien commun comme tel, on est déjà ici, comme malgré soi, engagé quelque peu sur la pente où glisse cons­ciemment le personnalisme le plus radical. Le refus de quelque bien commun que ce soit porte atteinte à la primauté qui appartient de droit au bien commun comme tel. Voit-on dans quelle direction on est par là tiré, à son insu sans doute, il est vrai ? 136:66 Donnons encore une fois la parole à M. De Koninck : « La négation de la raison même du bien commun et de sa primauté est une négation de Dieu » ([^82]). On ne doit donc voir ni exagération ni em­phase littéraire dans cette espèce d'avertissement qu'on peut lire dès l'avant-propos : « Nous ju­geons cette doctrine pernicieuse à l'extrême » ([^83]). Voilà, croyons-nous, qui méritait bien, au contraire, d'être souligné fortement, surtout peut-être à l'adresse de certains auteurs catho­liques, qui s'étaient laissés, sans doute inconsciemment, entraîner par ce fort courant de pen­sée, qui, quoi qu'on en ait dit, tire pourtant ses origines de doctrines étrangères à la véritable tradition de la pensée chrétienne. IL EST VRAI, reconnaissons-le, que ce n'est pas toujours chose facile pour le philosophe catholique, assailli, comme il est, de toutes parts, par des influences puissantes, de se garder contre toute imprégnation de la pensée moderne. Il lui faut, pour cela, joindre à une solide connaissance de la philosophie chrétienne puisée à la source même, une prudence avertie et comme de tous les instants. 137:66 Ce qui paraît d'autant plus nécessaire qu'il lui faut, dépassant une attitude purement négative, se montrer, de plus, attentif à déceler dans la pensée et même à travers les erreurs de son temps, les éléments de vérité authentique susceptibles, de grossir le trésor de la sagesse traditionnelle ([^84]). Il nous semble qu'en cela aussi M. De Ko­ninck nous fournit un exemple à suivre. Alphonse SAINT-JACQUES. Robert LABRIE *Québec, novembre* 1961. 139:66 ### BIBLIOGRAPHIE ### L'œuvre de Charles De Koninck 141:66 #### Avertissement En dressant la liste des travaux de M. Charles De Koninck, nous avons voulu rendre hommage au mérite d'un éminent philosophe et conduire, par le truchement de la bibliographie, au seuil de son œuvre. L'étude que l'on va lire présente le répertoire de tous les travaux essentiels de Charles De Koninck, de 1933 à 1961 : ouvrages, opuscules, mémoires, discours, commu­nications aux sociétés savantes, articles de revues, pré­faces, ouvrages commentés et édités par ses soins. La bibliographie s'efforce de reconstituer la physio­nomie exacte de chaque œuvre. Il a paru bon de préfé­rer à un classement méthodique un simple relevé chro­nologique qui, d'ailleurs, traduit avec fidélité et comme pas à pas, tout le développement de l'œuvre. Si quel­ques anomalies apparaissent de prime abord dans l'arrangement matériel observé, il sera toujours possible de se rendre compte qu'elles sont le fait des publications mêmes, des périodiques principalement ([^85]). Nous signalons, à la suite de la notice bibliographi­que initiale, les articles qui ont été reproduits ou refon­dus dans d'autres périodiques. Nous n'avons cependant pas fait état de l'indication éventuelle des tirages à part de ces mêmes articles. Dans l'indication de la pagina­tion, un des numéros de pages est mis parfois entre parenthèses. 142:66 Cela indique que cette page n'est pas effec­tivement numérotée, mais qu'elle est, suivant le cas, la première ou la dernière du texte. Enfin, pour éviter les redites et faciliter les recherches, nous nous servons d'abréviations, dont nous avons dressé la liste ci-après. Ajoutons que le présent essai de bibliographie tra­duit le tout premier effort pour s'emparer de l'immense matière que représentent les archives personnelles de Charles De Koninck (œuvres imprimées, dossiers manus­crits, correspondance doctrinale). La bibliographie com­plète et analytique du Maître fera bientôt l'objet d'une publication de 275 pages dans la collection *Études et Recherches bibliographiques,* Québec (Canada). Une autre étude, présentement en cours dans la même col­lection, produira l'inventaire complet de sa correspon­dance philosophique. Il appartiendra dès lors aux spécialistes et aux cher­cheurs de scruter chaque point de cette abondante pro­duction scientifique et d'en tirer parti. Puisse, d'ici là, cette bibliographie sommaire leur servir de guide. Abbé Armand GAGNÉ. *Abréviations* broch. : brochure. coll. : collection. éd. : édition. ff. : feuillets. impr. : imprimerie*.* LTP : *Laval Théologique et Philoso­phique* no, nos : numéro, numéros. P.U.L. : Presses Universitaires Laval. s.é. : sans éditeur. s.l.n.d. : sans lieu ni date. s.l.n.é. : sans lieu ni éditeur. SRQ : *Semaine Religieuse de Québec.* 143:66 1933 1. -- LA PHILOSOPHIE DE SIR ARTHUR EDDINGTON. \[Thèse aca­démique présentée à l'Institut Cardinal Mercier de Lou­vain pour l'obtention du doctorat en philosophie.\] 200 ff. Dactylographié. 28 cm. Résumé dans *Revue Néoscolastique,* 37, 1934, n° 3, pp. 461-463. 2. -- NATUURWETENSCHAPPELIJKE METHODOLOGIE EN WIJSBE­GEERTE. Dans *Thomistisch Tijdschrift voor Katholiek,* 4, 1933, pp. 445-457 ; cont. in *Kultuurleven* (Anvers), 5, 1934, pp. 51-70 ; pp. 180-193 ; pp. 322-341. 1934 3. -- HET FAILLET VAN HET WETENSCHAPPELIJK MATERIALISME. Dans *Offensiefberichten* (Louvain), 1934, n° 8, pp. \[1\]-2. 4. -- HET PROBLEM DER PHYSISCHE WETTEN. Dans *Kultuurleven,* 5, 1934, pp. 472-493. 1936 5. -- LE COSMOS. \[Québec, Impr. Franciscaine Missionnaire, 1936.\] 211 pp. Ed. *pro manuscripto.* 27 cm. 144:66 6. -- ROBERT, PATRICE, O.F.M. Hylémorphisme et devenir chez saint Bonaventure. Préface de Charles De Koninck. Montréal, Éd. de la Librairie St-François, 1936. XV-159 pp. 20.5 cm. 1937 7. -- LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES, FONCTION SAPIENTIALE DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE. Dans *Acta secundi Con­gressus thomistici internationalis... 1936.* (Acta Pont. Acad. Romanae, nova series, III). Romae, Marietti, 1937, pp. \[359\]-362. 8. -- LE PROBLÈME DE L'INDÉTERMINISME. Dans *Rapport de la sixième session de l'Acad. can. S. Thomas d'Aquin... 1935.* Québec, L'Action Sociale Cath., 1937, pp. 65-159. 9. -- RÉFLEXIONS SUR LE PROBLÈME DE L'INDÉTERMINISME. Dans *Revue Thomiste*, 45, LXIII, 1937, n° 2, pp. \[227\]-252 ; n° 3, pp. \[393\]-409. 10. -- THOMISM AND SCIENTIFIC INDETERMINISM. Dans *Christian Philosophy and the Social Sciences.* Proceedings of the Twelfth Annual Meeting of the. American Cath. Philos. Assoc... 1936*.* Washington, The Cath. Univ. of America Press, 1937, pp. 58-76. 1939 11. -- MGR ARTHUR ROBERT \[Éloge posthume\]. Dans *L'Action Catholique* (Québec), 23 mars 1939, p. 3. 12. -- THOMAE DE VIO CAJETANI « TRACTATUS DE SUBJECTO NA­TURALIS PHILOSOPHIAE ». Textus... a Charles De Koninck et R.P. E. Gaudron, O.F.M. exaratus et annotatus ad usum studentium in Facultate Philosophiae Universi­tatis Lavallensis. (Selecta Lavallensia). Québec, Éditions Laval, 1939. 20 pp. 25 cm. 145:66 1940 13. -- MATHÉMATIQUES ET PHILOSOPHIE. Dans *L'Enseignement Secondaire* (Québec), 19, 1940, n° 5, pp. \[353\]-359. 1941 14. -- LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE ET LES SCIENCES EXPÉRI­MENTALES. Dans *Culture* (Québec), 2, 1941, n° 4, pp. \[465\]-476. 1942 15. -- DE LA PRIMAUTÉ DU BIEN COMMUN CONTRE LES PERSONNA­LISTES. Dans *SRQ* 55, 1942, n^os^ 12, 13, 14 et 15. Paru subséq. sous le titre *La notion du bien commun*, dans *Rapport de la douzième session* (1942) *et de la treizième session* (1943) *de l'Acad. can. S. Thomas d'A­quin.* Québec, Impr. Franciscaine Missionnaire, 1945, pp. \[51\]-108. 16. -- MARIE ET LA SAGESSE. Dans *Rapport de la dixième ses­sion* (1940) *et de* la *onzième session* (1941) *de l'Acad. can. S. Thomas d'Aquin.* Québec, L'Action Sociale Cath., 1942, pp. \[218\]-247. Traduction anglaise publiée sous le titre *The Wisdom That is Mary,* dans *The Thomist*, 6, 1943, n° 1, pp. 1-81. 17. -- METAPHYSICS AND INTERNATIONAL ORDER. *Dans Philosophy and Order.* Proceedings of the Seventeenth Annual Meeting of the American Cath. Philos. Assoc... 1941*.* Washington, The Cath. Univ. of America Press, 1942, pp. 52-64. 1943 18. -- A PROPOS D'UNE CONFUSION. \[Le professeur Jacques Salomon Hadamard, en tournée de conférences à Québec.\] Dans *SRQ* 55, 1943, n° 40, pp. 630-631. 146:66 19. -- DE LA PRIMAUTÉ DU BIEN COMMUN CONTRE LES PERSONNA­LISTES. LE PRINCIPE DE L'ORDRE NOUVEAU. Préface de Son Ém, le Cardinal Villeneuve, O.M.I., archevêque de Québec. Québec, Éd. de l'Université Laval ; Montréal, Fides, 1943. XXIII-195 pp. 20 cm. Traduction espagnole publiée sous le titre *De la primacia del bien comùn, contra los personalistas. El principio del orden nuevo.* \[Traduction de Jose Artigas.\] Madrid, Ediciones Cultura Hispanica, 1952. 289 pp. 22,5 cm. 20. -- EGO SAPIENTIA... LA SAGESSE QUI EST MARIE. Québec, Éd. de l'Université Laval ; Montréal, Fides, 1943. 176\[2\] pp. 19 cm. Traduction espagnole publiée sous le titre *Ego Sapientia... Maria en el orden universal. Versioñ y presentacioñ por el Canonigo Enrique Rau.* (Signum Magnum, Mariologia, 1)*.* Buenos Aires, Éditorial « Surco », 1947, 175 pp. 20 cm. 21. -- LA RÉVOLTE CONTRE LA VÉRITÉ PRUDENTIELLE. Dans *La tempérance, règle de vie.* Compte rendu des Cours et Communications des Semaines Sociales du Canada, XX^e^ session, 1943. Montréal, École Sociale Populaire \[1943\] pp. \[109\]-121. 1945 22. -- A PROPOS D'UN OUVRAGE DE FRANZ WERFEL \[The Song of Bernadette.\] Dans *SRQ* 57, 1945, n° 33, pp. 518-522. Traduction anglaise sous le titre *Between Heaven and Earth*, dans *LTP* 2, 1946, n° 2, pp. \[131\]-133. 23. -- « CETTE PAROLE EST DURE. » Dans *Revue Dominicaine*, 51, I, 1945, pp. 65-73. 24. -- CHANCE AND FORTUNE. Dans *LTP* 1, 1945, n° 1, pp. \[186\]-191. 25. -- LA DIALECTIQUE DES LIMITES COMME CRITIQUE DE LA RAI­SON. Dans *LTP* 1, 1945, n° 1, pp. \[177\]-185. Traduction espagnole sous le titre Dialéctica de los limites como critica de la razón, dans *Theoria* (Madrid), I, 1952, n° 1, pp. 27-28. 147:66 26. -- IN DEFENCE OF SAINT THOMAS. A REPLY TO FATHER ESCHMANN'S ATTACK ON THE PRIMACY OF THE COMMON GOOD. Dans *LTP* 1, 1945, n° 2, pp. \[8\]-109. 27. -- NOTES SUR LE MARXISME. Dans *LTP* 1, 1945, n° 1, pp. \[192\]-199. 28. -- SCIENCES SOCIALES ET SCIENCES MORALES. Dans *LTP* 1, 1945, n° 2, pp. \[194\]-198. 1946 29. -- CONCEPT, PROCESS AND REALITY. Dans *LTP* 2, 1946, n°, 2, pp. \[141\]-146. Paru subséq. dans *Philosophy and Phenomenological Research*, 9, 1949, n° 3, pp. 440-447. -- Traduction es­pagnole sous le titre *Concepto, proceso y realidad*, dans *Arbor* (Madrid), 7, 1950, n° 52, pp. \[497\]-504. 30. -- QUAESTIUNCULAE : UTRUM MATFR DEI POSSIT DICI CAUSA DEI ? -- SANCTIFYING GRACE AND COMMON GOOD. -- A PROPOS DE L'EXPRESSION « COMMUNISME CHRÉTIEN ». Dans *LTP* 2, 1946, n° 1, pp. \[173\]-177. 1947 31. -- LE DISCOURS DE LA MÉTHODE. Interview philosophique. Dans Vie Étudiante (Montréal), 13, 1947, n° 11, p. 12. 32. -- QUAESTIUNCULAE : SCIENCE DES BIENHEUREUX ET SUBALTERNATION. -- LA DÉFINIBILITÉ DE L'ASSOMPTION. Dans *LTP* 3, 1947, n° 2, pp. \[303\]-304. 33. -- RÉPONSE DE M. CHARLES DE KONINCK. Dans *Présentation de M. Charles De Koninck* \[*et de*\] *M. l'abbé Félix-Antoine Savard à la Société Royale du Canada*. (Mémoires de la Société... 1945-1946, n, 3). Hull, Imprimerie Leclerc, 1947, pp. \[27\]-36. Paru subséq. sous le titre *Du bien qui divise l'être*, dans *LTP* 10, 1954, n° 1, pp. \[99\]-103. 148:66 34. -- UNE QUESTION DE MOT OU LA PERFECTION DE LA LIBERTÉ. Dans *Revue Dominicaine*, 53, II, 1947, n° 7, pp. 3-12 n° 11, pp. 275-283. 1948 35. -- CANTIN, Abbé Stanislas. Précis de psychologie thomiste. Précédé d'une introduction à l'étude de l'âme par Charles De Koninck. Québec, Éd. de l'Université Laval, 1948. LXXXIII-173 pp. 23,5 cm. Paru sous le titre *Introduction à l'étude de l'âme*, dans *LTP* 3, 1947, n° 1, pp. \[9\]-65. 1949 36. -- CE QU'ON IGNORE DE LA DOCTRINE COMMUNISTE. Dans Rap­port du XV^e^ congrès de la Soc. can. d'Histoire de l'Église catholique... 1948. \[Ottawa, Imprimerie Leclerc, 1949\] pp. 53-59. Paru sous le titre *A propos de l'interprétation populaire du communisme et du matérialisme marxiste*, dans *LTP* 4, 1948, n° 2, pp. \[331\]-337. 37. -- LA PERSONNE DE MARIE DANS LE CULTE DE L'ÉGLISE ET LA DÉFINIBILITÉ DE L'ASSOMPTION. Dans *LTP* 5, 1949, n° 1, pp. \[25\]-32. 1950 38. -- LA CERTITUDE DE L'ASSOMPTION AVANT ET APRÈS LA DÉFINITION. Dans *LTP* 6, 1950, n° 2, pp. \[368\]-369. 39. -- L'ÉTUDIANT CHRÉTIEN DEVANT LE MONDE ACTUEL. Dans Le Carabin (Québec), 15 février 1950. 40. -- GENERAL STANDARDS AND PARTICULAR SITUATIONS IN RELATION TO THE NATURAL LAW. Dans *The Natural Law and International Relations*. Proceedings of the Twenty-Fourth Meeting of the American Cath. Philos. Assoc. 1950. Washington, The Cath. Univ. of America Press \[1950\] pp. 28-32. Paru subséq. dans *LTP* 6, 1950, n° 2 pp. \[335\]-338. 149:66 41. -- LA NATURE DE L'HOMME ET SON ÊTRE HISTORIQUE. Dans *Actas del Primer Congresso Nacioanl de Filosofia, Men­doza, Argentina, 1949*. Tome II. Mendoza, *Universidad Nacional de Cuyo* \[1950\] pp. 1045-1049. Paru sous le titre *The Nature of Man and His Historical Being*, dans *LTP* 5, 1949, n° 2, pp. \[271\]-277. 42. -- LA NOTION MARXISTE ET LA NOTION ARISTOTÉLICIENNE DE CONTINGENCE. *Dans Actas del Primer Congreso Nacional de Filosofia*... 1949. Tome 1, pp. 242-247. Paru sous le même titre dans *LTP* 6, 1950. n° 2, pp. \[339\]-342. 43. -- NOTRE CRITIQUE DU COMMUNISME EST-ELLE BIEN FONDÉE ? Québec, P.U.L. \[1950\] 35 pp. 18 cm. Paru subséq. dans *Structure des salaires*. Travaux du V^e^ congrès des Relations industrielles de Laval... 1950. Québec, P.U.L., 1950, pp. 155-175. -- Traduction espa­gnole sous le titre *Està bien fundata nuetsra critica del communismo ?* dans *Criterio* (Buenos Aires), 23, 1950, n° 1125, pp. 715-724. -- Traduction anglaise sous le ti­tre *Do We Criticize Communism, for the Right Rea­sons ?* dans *Integrity* (New York), 5, 1951, n° 9, pp. 2-20. 44. -- OTIS, Abbé Louis Eugène. La doctrine de l'évolution. Tome II. Préface de Charles De Koninck. (Philosophie et Problèmes contemporains 10). Montréal, Fides, 1950. 264 pp. 20,5 cm. Paru, sous le titre *Le problème de l'évolution*. Propos sur les solutions faciles dans le style et à l'adresse de l'avant-garde, dans *LTP* 6, 1950, n° 2, pp. \[362\]-367. 45. -- LA PERFECTION DE LA ROYAUTÉ DU CHRIST. Dans *LTP* 6, 1950, n° 2, pp. \[349\]-351. Paru antérieurement dans *SRQ* 82, oct. 1949, n° 9, pp. 131-134. -- Traduction anglaise sous le titre *Christ the King*, dans *Integrity*, 6, 1951, n° 3, pp. 27-29. 150:66 46. -- THE PERSON OF MARY AND THE DOGMA OF THE ASSUMPTION. Dans *LTP* 6, 195Q, n° 2, pp. \[357\]-361. 47. -- LA PROPHÉTIE DE SIMÉON ET LA COMPASSION DE LA VIERGE MARIE. Dans *SRQ* 62, avril 1950, n^os^ 32 et 33. Traduction anglaise sous le titre *The Compassion of the Virgin Mother and the Prophecy of Simeon*, dans *LTP* 6, 1950, n° 2, pp. \[314\]-327. -- Paru sous le titre ori­ginal français dans *Alma Socia Christi*. Acta Congressus mariologici-mariani Romae Anno Sancto MCML celebrati. Tome II. Romae, Academia Mariana Internat., 1952, pp. \[184\]-191. 48. -- « SEDEO, ERGO SUM. » CONSIDERATIONS ON THE TOUCHSTONE OF CERTITUDE. Dans *LTP* 5, 1950, n° 2, pp. \[343\]-348. Paru subséq. sous les titres : *Le conflit de deux cultures*, dans *Pédagogie-Orientation* (Québec), 4, 1950, n° 3, pp. \[78\]-84. -- *The Tyranny of Sight*, dans *Proceedings of Annual Meeting of the Royal College of Physicians and Surgeons of Canada*... 1951. \[s.l.n.d.\] pp. 98-104. *La tirania de la vista*, dans *Sapientia* (Buenos Aires), 6, 1951, n° 19, pp. \[65\]-72. 1951 49. -- L'ASSOMPTION, ŒUVRE DE LA PIÉTÉ DU FILS. Dans *Marie* (Nicolet), 5, 1952., n° 4, pp. 35-38. Paru sous le titre *La piété du Fils*, dans *LTP* 8, 1952, n° 1, pp. \[112\]-122. 50. -- LE CŒUR DOULOUREUX ET IMMACULÉ DE MARIE. Dans *Annales de Notre-Dame-du-Cap*, 60, XXXVI, 1951, n° 12, pp. 2-4. 51. -- LA PHILOSOPHIE AU CANADA DE LANGUE FRANÇAISE. Dans *Les arts, lettres et sciences au Canada*, 1949-1951. Ottawa, Éd. Cloutier, 1951, pp. \[135\]-111. paru subséq. dans *LTP* 8, 1952, n° 1, pp. \[103\]-111. 151:66 52. -- QUELQUES PRÉCISIONS DE DOCTRINE SUR LA SOBRIÉTÉ. Québec, P.U.L., 1951. 61\[2\] pp. 20 cm. Traduction anglaise sous le titre *Abstention and Sobrie­ty*, by Aurel Kolnai. Québec, P.U.L., 1953. 71 pp. 21 cm. 53. -- LE SERVICE SOCIAL DANS LA COMMUNAUTÉ POLITIQUE. Dans *Service Social* (Québec), 1, 1951, n° 1, pp. \[13\]-16. 1952 54. -- A PHILOSOPHY OF UNIVERSITY EDUCATION. Dans Procee­dings of the Twenty-Eight Meeting of the National Con­ference of Canadian Universities... 1952. \[s.l.n.d.\] pp. 24-28. Paru subséq. dans *LTP* 8, 1952, n° 1, pp. \[123\]-129. 55. -- LA CERTITUDE DU MAGISTÈRE DE L'ÉGLISE. Dans *LTP* 8, 1952, n° 1, pp. \[136\]-143. 56. -- THE MORAL RESPONSABILITIES OF THE SCIENTIST. Dans *Science and Society*. Indiana, University of Notre-Dame Press, 1952, pp. \[9\]-12. Paru antérieurement dans *LTP* 6, 1950, n° 2, pp. \[352\]-356. 57. -- LA MORT ET L'ASSOMPTION DE LA SAINTE VIERGE. Dans *LTP* 8, 1952, n° 1, pp. \[9\]-86. Paru sous divers titres dans *SRQ* 66, 1953-1954, n^os^ 7, 8, 11, 12, 15, 16, 19, 20. 1953 58. -- LA PERFECTION DE L'INCARNATION ET L'AUTORITÉ DU SOU­VERAIN PONTIFE. Dans *Revue Dominicaine*, 59, II 1953, pp. \[265\]-271. Paru sous le titre *La certitude du magistère de l'Église*, dans *LTP* 8, 1952, n° 1, pp. \[130\]-135. 152:66 59. -- LA RAISON DE NOTRE DÉVOUEMENT PARTICULIER POUR LE SOUVERAIN PONTIFE. Dans *Le Lien Dominicain* (Grand'­Mère, Qué.), 12, 1953, pp. \[101\]-103. 1954 60. -- LA CONFÉDÉRATION, REMPART CONTRE LE GRAND ÉTAT. Mémoire soumis à la Commission. Royale d'Enquête sur les Problèmes constitutionnels. \[Québec\] Commission Royale... \[1954\] pp. \[5\]-39, 27 cm. 61. -- Études annexes. \[Commission Royale d'Enquête sur les Problèmes constitutionnels\] Québec \[s.é.\] 1954. 4 broch. Miméogr. 27 cm. I. DEUX TENTATIVES DE CONTOURNER PAR L'ART LES DIFFI­CULTÉS DE L'AGIR. 49 pp. Paru subséq. dans *LTP* 11, 1955, n° 2, pp. \[182\]-205. II\. LA LOI NATURELLE ET L'ÉCONOMIE. UNE QUESTION DE TERMINOLOGIE. 48 pp. III\. LA PHILOSOPHIE POLITIQUE ET LA FÉDÉRATION. 14 pp. IV\. NOTE SUR LE PATRIOTISME. 9 pp. 62. -- « IN SIGNUM, CUI CONTRADICETUR. » Dans *LTP* 10, 1954, n° 1, pp. \[104\]-106. Paru, antérieurement sous le titre *Un père de famille dans l'embarras*, dans *SRQ* 66, fév. 1954, n° 24, pp. 370-372. 63. -- LA MORT DE LA TRÈS SAINTE VIERGE. Dans *SRQ* 66, 1954-1955, n^os^ 2, 43, 44, 45, 46, 47. 64. -- UN PARADOXE DU DEVENIR PAR CONTRADICTION. Dans *Doc­tor Communis* (Acta et Commentationes Pontificae Aca­demiae Romanae S. Thomae Aquinatis), vol. VII, t. III, 1954, pp. \[133\]-189. Paru subséq. dans *LTP* 12, 1958, n° 1, pp. \[9\]-51. 153:66 65. -- LA PART DE LA PERSONNE HUMAINE DANS L'ŒUVRE DE LA RÉDEMPTION. Dans *LTP* 10, 1954, n° 1, pp. \[44\]-53. Paru antérieurement dans *SRQ* 66, avril 1954, n° 33, pp. \[515\]-523. 66. -- LA PERSONNE HUMAINE ET LA RÉSURRECTION. Dans *LTP* 10, 1954, n° 2, pp. \[199\]-221. 67. -- LA PIÉTÉ DU FILS. ÉTUDES SUR L'ASSOMPTION. \[Lettre-préface de S. E. Mgr Maurice Roy, archevêque de Qué­bec\] Publié sous les auspices du Centre Marial Canadien (Nicolet). Québec, P.U.L., 1954. XII-232\[4\] pp. 22.5 cm. 68. -- RÉPONSE A UNE DEMANDE DE PRÉCISION. \[la « mort glorieuse » de Marie.\] Dans *SRQ* 66, 1954, n^os^ 25 et 27. Paru subséq. dans *LTP* 10, 1954, n° 1, pp. \[107\]-120. 1955 69. -- RELATIONS AVEC NOTRE-DAME. Dans *Souvenir de l'Assemblée générale annuelle de la Conférence de Québec de l'Assoc. des Hôpitaux cath. du Canada*... *1954*. Québec \[A.H.C.C.\] 1955, pp. 24-27. 70. -- SAINT JOSEPH, PÈRE DE JÉSUS ET PATRON DE L'ÉGLISE UNIVERSELLE. Dans *Cahiers de Joséphologie* (Actes du Congrès d'études sur le patronage de saint Joseph, Montréal, 1955. Section doctrinale) 3 1955, n° 2 \[237\]-240. 1956 71. -- LA « PLEINE GLORIFICATION » DE LA PERSONNE DE MARIE. Dans *Nouvelle Revue Mariale* (Montfort-sur-Meu) 1956, n° 9, pp. \[98\]-120. 72. -- RANDOM REFLECTIONS ON SCIENCE AND CALCULATION. Dans *LTP* 12, 1956, n° 1, pp. \[84\]-119. 73. -- LE SACREMENT DU MYSTÈRE DE LA FOI. Dans *LTP* 12, 1956, n° 1, pp. \[75\]-83. Paru dans *SRQ* 69, janv. 1957, n° 22, pp. 346-349. 154:66 1957 74. -- ABSTRACTION FROM MATTER. NOTES ON ST. THOMAS's PROLOGUE TO THE « PHYSICS ». Dans *LTP* 13, 1957, n° 2, pp. \[133\]-196 ; 16, 1960, n° 1, pp. \[53\]-69 ; *ibid*. n° 2, pp. \[169\]-188. 1958 75. -- THE IMMACULATE CONCEPTION AND THE DIVINE MOTHERHOOD, ASSUMPTION AND COREDEMPTION. Dans *The Dog­ma of the Immaculate Conception. History and Signifi­cance*. Edited by Edward D. O'Connor, C.S.C. Notre-Dame, University of Notre-Dame Press, 1958, pp. 363-412. 76. -- THE JUDGMENT OF JOHN OF ST. THOMAS ABOUT MARY OF AGREDA. Dans *The Age of Mary* (Chicago), 1, 1958, n° 1, P. 61. 77. -- LOURDES ET LA FOI CATHOLIQUE. A PROPOS D'UN ARTICLE « LOURDES ET LA FOI RÉFORMÉE » DE M. ÉTIENNE DE PEYER. Dans *Itinéraires* (Paris), n° 27, nov. 1958, pp. \[26\]-51 ; n° 29, janv. 1959, pp. \[56\]-71 ; n° 30, fév. 1959, pp. \[75\]-88. Paru dans *SRQ* 71, 1958, n° 13, 14, 15, 16, 17. -- Paru subséq. sous le titre *Le scandale de la médiation*, dans *LTP* 14, 1958, n° 2, pp. \[166\]-185 ; 15, 1959, n° 1, pp. \[64\]-86. 78. -- LA NOBLESSE DE L'AMITIÉ DIVINE ENVERS LE GENRE HU­MAIN. Dans *Maria et Ecclesia*. Acta Congressus mariologici, mariani in civitate Lourdes anno 1958 celebrati. Vol. IV, pp. \[411\]-419. 1959 79. -- DIEU PARMI NOUS EN SES SAINTS. Dans *SRQ* 71, juillet 1959, n° 44, pp. \[694\]-697. 155:66 80. -- MODERN PHILOSOPHIES OF HISTORY. \[Québec, P.U.L., 1959\] 13 pp. 27 cm. 81. -- NATURAL SCIENCE AS PHILOSOPHY. Dans Culture, 20, 1959, n° 3, pp. \[245\]-267. 82. -- NOTE SUR LA « MORT GLORIEUSE » DE LA VIERGE MARIE. Dans *SRQ* 72, oct. 1959, n° 5, pp. \[73\]-76. 83. -- UN MOT POUR NOS FRÈRES ÉLOIGNÉS. Dans *SRQ* 71, juin 1959, n° 40, pp. \[632\]-639. Paru dans *Itinéraires*, n° 35, juillet-août 1959, pp. \[31\]-41. -- Dans *LTP* 14, 1958, n° 2, pp. \[157\]-165. -- Dans Cahiers de Nouvelle-France, n° 13, avril-juin 1960, pp. 51-57. 1960 84. -- THE HOLLOW UNIVERSE. London, Oxford University Press, 1960. XII-127 pp. 19 cm. 85. -- NEUTRALITY AND SAFETY. Dans *Manchester Guardian Weekly*, 7 juillet 1960. 86. -- \[The Person and the Common Good.\] Dans *Proceedings of the Institute on the Person and the Common Good*, Assumption College, Mass., 1959. \[Worcester, Assump­tion College, 1960\] pp. 16-17. 87. -- THE REALITY AND CONCEPT OF THE COMMON GOOD. Dans *Proceedings of the Institute on the Person, and the Com­mon Good*... pp. 20-23. 88. -- SOBRE EL CARACTER DELIBERADAMENTO AMBIGO DEL LENGUAJE FILOSOFICO. \[Traduit du manuscrit original an­glais par E. Vera Villalobos.\] Dans Estudios Teologicos y Filosoficos (Buenos Aires), 2, 11,1960, n° 1, pp. \[9\]-18. 156:66 1961 89. -- ABSTRACTION FROM MATTER, IV. Dans *LTP* 17, 1961, n° 2 \[sous presse\]. 90. -- ARISTOTLE's ANATOMY OF MIND. Dans *St-John's Univer­sity Studies* \[sous presse\]. 91. -- DARWIN's DILEMMA. Dans *The Thomist*, 24, 1961, n^os^ 2-3-4, pp. 367-382. 92. -- EDUCATION BEFORE THE AGE OF REASON. Dans *Commen­cement Addresses* June 2 and 3 1961. Notre-Dame (Ind.), St. Mary's College, 1961, pp. \[8\]-121. 93. -- IS THE WORD « LIFE » MEANINGFUL ? Dans *St. John's University Studies* \[sous presse\]. 94. -- METAPHYSICS AND THE INTERPRETATION OF WORDS. Dans *LTP* 17, 1961, n° 1, pp. \[22\]-34. 95. -- NATURE DE L'INSTANT. Dans *Revue Thomiste*, 69, LXI, 1961, n° 1, pp. \[80\]-87. 96. -- THE NATURE OF POSSIBLE. Marquette University Press. \[sous presse\]. 97. -- THE QUESTIONS SCIENCE DOES NOT ASK. Dans *Crosslight* (Montréal), 2, 1961, n° 2, pp. 4-10. 98. -- TEACHING AS A FUNCTION OF DIVINE GOVERNMENT. Dans *LTP* 17, 1961, n° 2 \[sous presse\]. 99. -- THE UNITY AND DIVERSITY OF NATURAL SCIENCE. Dans *The Philosophy of Physics*. Edited by Vincent E. Smith. (St. John's University Studies, Philosophical Series, n° 2). New York, St. John's University Press \[1961\] pp. 5-24. 1962 100. -- LE SCANDALE DE LA MÉDIATION. Paris, « Collection Itinéraires », Nouvelles Éditions Latines. 157:66 #### Index Les chiffres renvoient aux numéros ci-dessus. agir, 61. âme, 35. analogie, 94. ARISTOTE, 74, 89, 90. Assomption, voir Marie. bien, 33. bien commun, 15, 19, 26, 30, 86, 87. biologie, 84, 93. CAJETAN 12. canonisation, 79. Christ : royauté, 45. communisme, 36, 43. communisme chrétien, 30. confédération, 60, 61. connaissance, 90. contingence, 42. cosmos, 5. Darwin, 91. *De Subjecto Naturalis Philophiæ,* 12. déontologie, 56. devenir, 6, 29, 64. 158:66 économique, 61. EDDINGTON, sir Arthur, 1. éducation, 39, 54, 92, 98. enseignement, 98. étudiant chrétien, 39. eucharistie, 23, 73. évolution, 5, 44, 91. HADAMARD, Jacques S., 18. hasard, 24. histoire (philosophie de l'-), 80. homme (nature de), 41. indéterminisme, 4, 8, 9, 10. instant, 95, 97. JOSEPH (saint), 70. liberté, 34. limites (dialectique des), 25. loi naturelle, 40, 01. magistère de l'Église, 55, 58, 59. MARIE, 30, 50, 69, 100 ; compassion, 47, 65 ; corédemption, 75 ; culte de l'Église, 37, 62 ; Immaculée-Conception, 75 ; média­tion, 75, 77, 78, 99 ; mère de Dieu, 30, 75 ; mort et Assomp­tion, 32, 37, 38, 46, 49, 57, 63, 66, 67, 68, 71, 82, 95 ; sa­gesse, 16, 20. MARIE D'AGREDA, 76. marxisme, 27. matérialisme, 3. mathématiques, 13, 84. métaphysique, 17, 94. méthodologie scientifique, 2. œcuménisme, 83. 159:66 patriotisme, 61. personnalisme, 15, 19, 26. philosophie (Canada), 51. philosophie de la nature, 12, 14, 72, 81, 99. philosophie des sciences, 7. philosophie politique, 60, 61. physique moderne, 84. *Physiques* (Prologue), 74, 89. piété du Fils, 49, 67. possible, 96. Rédemption, 65. ROBERT, Mgr Arthur, 11. science des bienheureux, 32. science moderne et connaissance, 84. sciences morales, 28. sciences sociales, 28. service social, 53. Siméon (prophétie de). 47. sobriété, 52. *Song* (*The*) *of Bernadette*, 22. subalternation, 32. terminologie philosophique, 88. toucher (sens du), 48. vérité prudentielle, 21. vie, 93. WERFEL, Franz, 22. 161:66 ## TEXTES DE CHARLES DE KONINCK 163:66 ### L'être principal de l'homme est de penser S. THOMAS insiste à plus d'une reprise sur la distinction à faire entre l'être pris absolument (*esse simpliciter vel substantiale*) et le bien pris absolument (*bonum simpliciter*)*.* Les deux ne sont convertibles qu'en Dieu, qui est bon absolument en vertu de ce qu'il est. La créature, elle, n'est bonne absolument qu'en raison d'un *esse secundum quid,* c'est-à-dire d'un être accidentel. Dès lors il ne suffit pas d'insister sur la primauté de *l'esse* en tant qu'il se dit en premier lieu de *l'ens per se* ou substantiel. Cela est si vrai que la personne dont *l'esse simpliciter* est le plus grand de toute la création, pourrait tout aussi bien être la plus éloignée de ce qui est bien absolument. Pour elle, il vaudrait mieux ne pas être -- *melius esset non esse quam esse.* Nous disons que la créature ne parvient au bien au sens absolu qu'en vertu d'un *esse secun­dum quid,* celui, notamment, en quoi elle atteint a une actualité ultime, qui, de ce fait même, est aussi la plus intime. 164:66 Mais ce n'est pas n'importe quelle actualité ultime qui fait qu'un être est bon absolument. Encore faut-il que ce soit une actua­lité telle qu'un être donné y atteigne au bien qui lui convient véritablement. Cette actualité n'est autre que l'opération conforme à la nature du sujet. Dépourvues de leur opération propre les choses créées seraient vaines, « *cum omnes res sint propter suam operationem. Semper enim imperfectum est propter perfectius. Sicut igitur materia est propter formam, ita forma, quœ est actus primus, est propter suam opérationem, quœ est actus secundus ; et sic operatio est finis rel creatae*. » ([^86]) Ce n'est donc pas l'*esse simpliciter* qui apporte à la chose son actualité ultime, encore que cet *esse* soit le plus fondamental, mais c'est l'actualité de son opération, *quæ est finis rei creatae*. Le raisonnement de S. Thomas ici, est une application de la proposition générale : *Propter quod unum quodque et illud magis*. Le *magis* dont il s'agit présentement, c'est l'opération ou l'activité -- *esse secundum quid* réellement dis­tinct de l'*esse simpliciter ;* ce qui n'empêche nul­lement cet *esse secundum quid* d'être ce pour quoi la chose existe. Cette primauté de l'activité est exprimée d'une façon frappante dans la pro­position aristotélicienne : *vivere viventibus est esse.* ([^87]) 165:66 Ce qui, dans le cas de l'homme, veut dire, d'après l'expression de S. Thomas : « *esse et vivere hominis principaliter est sentire vel intelligere*. » ([^88]) L'activité en question est l'actua­lité même qui entre, dans la seconde définition de l'âme, savoir : vivre, se mouvoir, sentir et penser. Or l'actualité caractéristique de l'homme est de penser. C'est pourquoi on peut dire : *homini intelligere est esse*. Bien entendu, chez l'homme, penser n'est pas son être absolu, substantiel ; c'est pourtant l'activité pour laquelle il existe. Et c'est par elle qu'il ressemble le plus parfaite­ment à Dieu, en qui penser et être absolument ne font qu'un. Ressemblance qui s'exprime toute­fois le mieux par la synecdoque que nous ve­nons d'énoncer, où le tout de l'homme est dé­nommé suivant l'activité de sa partie principale, l'intelligence. ([^89]). Voici cependant quelques précisions appelées par la manière dont on parle quelquefois de la primauté de l'*esse*. 1° Toute opération, tout mouvement, sont dans le singulier ; l'*esse* prédiqué par synecdo­que est donc strictement existentiel. 2° Le mot *esse* est un terme analogique dont le premier sens pour nous se vérifie de l'être substantiel, tandis que le sens plus éloigné (*esse secundum quid*) se dira de l'activité dont nous venons de parler. 166:66 Mais si nous considérons l'or­dre des choses elles-mêmes, ce qui est principa­lement être, c'est ce en vue de quoi un être est ce qu'il est, puisque *propter quod unumquodque et illud magis,* C'est précisément afin d'exprimer ce dernier rapport d'une façon succincte que nous sommes obligés de recourir à une synec­doque. 3° Toute opération est en vue d'une fin, la­quelle a le caractère de bien, soit véritable, soit apparent. 4° Sans nul doute, *Qui Est* est nom propre de Dieu. Toutefois, comme S. Thomas le fait re­marquer ([^90]), ce nom est propre à Dieu *secun­dum id a quo nomen imponitur*, savoir : *esse,* en tant que celui-ci est ce qu'il y a de plus com­mun et aussi de plus connu de nous. Par contre, le nom propre de Dieu *secundum id ad quod im­ponitur nomen* est « Dieu ». 5° L'actualité pure de Dieu est entièrement identique à sa vie qui, étant la plus parfaite pos­sible, est de penser. Cette affirmation d'Aristote marque de la manière la plus propre *l'esse* le plus parfait qui soit. C'est pourquoi on compren­drait difficilement qu'on puisse reprocher au Philosophe d'avoir ainsi conçu la vie de Dieu, et qu'on préfère l'expression *maxime ens*, qui ne dépasse pas, elle, *id a quo nomen imponitur.* 167:66 Vous aurez compris à quoi nous voulons en venir. Nous ne croyons pas qu'il soit plus pro­fond de dire : cet homme-ci existe, que de dire : cet homme-ci pense. Cet éléphant-ci existe lui aussi. Lequel est le plus parfait, qu'un éléphant existe ou qu'un homme pense ? L'actualité de penser est, au sens que nous avons précisé, très supérieure à l'actualité de l'existence substan­tielle, puisque ce pourquoi l'homme existe, ce n'est pas exister, mais penser. Aussi, penser est-il, en ce sens, l'*esse* le plus élevé de l'homme. C'est à ce propos que saint Thomas cite le Pseu­do-Denys : « *viventia sunt meliora existentibus, et intelligentia viventibus* » ([^91]) -- ce qui, cette fois, n'est plus une synecdoque. 168:66 ### Le Cosmos comme tendance vers la pensée C'EST dans l'intelligence de l'homme que la nature accomplit sa première trajectoire définitive. Nous avons vu, en effet, que la créa­ture ne peut réaliser un retour explicite à Dieu, son principe, que dans la pensée. Si Dieu crée, nécessairement Il crée pour manifester sa gloire au dehors, et non pas pour se manifester à soi-même, comme si par la création Il pouvait se grandir à son propre regard. La création est essentiellement une communication. Il faut que son œuvre soit capable d'apprécier le don gratuit qu'est cette communication, et qu'elle s'achève dans une créature intellectuelle qui puisse rendre gloire à son Principe. C'est pour­quoi Dieu ne pourrait créer un cosmos qui ne soit essentiellement ordonné à une intelligence intracosmique ([^92]). 169:66 Nous avons vu aussi en quel sens la créature est tout entière au service de l'esprit : soit comme nature et tendance vers l'homme, soit comme sujet de la forme spiri­tuelle, soit comme un constituant essentiel de l'objet proportionné de la pensée humaine, pen­sée si atténuée qu'elle ne peut faire face aux choses immatérielles. \*\*\* Ce n'est que dans l'intelligence humaine que le cosmos devient univers au sens plein. « Une chose peut être parfaite de deux manières. En un sens, selon la perfection de son être, ce qui dépend de son espèce propre. Mais parce que l'être spécifique d'une chose est bien distinct de l'être spécifique d'une autre chose, une chose créée est, à parler absolument, imparfaite dans la mesure où il lui manque la perfection réalisée dans les autres espèces ; la perfection de toute chose créée est en ce sens imparfaite, n'étant qu'une partie de la perfection totale de l'univers, qui est faite de la réunion des perfections de chaque chose. Aussi, comme pour compenser ce défaut, il se trouve dans les choses créées un autre genre de perfection, selon quoi la perfec­tion propre à une chose peut exister dans une autre. 170:66 Il s'agit de la perfection du connaissant en tant que connaissant, vu précisément qu'une chose n'est connue -- qu'en étant d'une certaine manière dans le connaissant ; c'est pourquoi on dit dans le *de Anima,* livre 111, que l'âme est d'une certaine manière toutes choses -- elle est faite pour connaître toutes choses. Or de cette façon, la perfection de l'univers tout entier peut exister en une seule de ses parties. Aussi l'ultime perfec­tion à laquelle l'âme peut atteindre consiste-t-elle, d'après les philosophes, à embrasser l'ordre tout entier de l'univers et de ses causes... » ([^93]) « Toutes les parties sont évidemment ordon­nées en vue de la perfection du tout ; car le tout n'est pas pour les parties, mais les parties pour le tout. Or, les natures intelligentes ont plus d'af­finité que les autres avec le tout ; car chaque substance intelligente est en quelque sorte toutes choses, en ce sens qu'elle comprend dans son in­telligence l'être tout entier ; au lieu que les autres substances ne participent à l'être qu'en partie. Il convient donc que Dieu pourvoie aux autres êtres pour le bien des substances intelli­gentes. » ([^94]) Pour que le monde ait une raison d'être, pour qu'il soit profondément un et univers, il ne suf­fit pas qu'il soit composé de parties, et que ces parties constituent physiquement un tout : 171:66 encore faut-il que toutes les parties individuelles soient orientées vers celles-là où elles peuvent exister toutes ensemble ; que chacune des parties principales du monde soit le monde tout entier ; que chacun de ces univers soit en quelque sorte tous les autres. En quel sens peut-on dire que l'âme est toutes choses ? Ne dirait-on pas plutôt que nous n'avons d'intelligence que pour constater com­bien les choses sont obscures et impénétrables ? Nous sommes tellement ignorants qu'il nous est impossible de savoir combien nous, le sommes. Du reste, si nous savions la profondeur de notre ignorance, nous serions vraiment omniscients, car nous devrions savoir ce que nous ignorons. C'est pourquoi Dieu seul sait combien nous ne savons pas, car lui seul sait tout. Pourtant, savoir qu'on ne sait le tout de rien, c'est une façon, si pauvre soit-elle, de tout savoir. Lorsque je dis que je ne sais rien, je dis que j'ignore tout. Or comment pourrais-je savoir que j'ignore tout, si je ne connaissais pas d'une certaine manière toutes choses ? Je sais qu'au-delà du tout connaissable il n'y a rien à con­naître. Il y a donc une façon de ne rien savoir du tout, tout en sachant tout. C'est là le privi­lège de l'intelligence : elle peut dire « rien », « néant », « impossible » ; ce qui serait impos­sible si elle ne faisait d'une certaine manière le tour de l'être, si l'être n'était pas accessible à l'intelligence. 172:66 Bien que cette connaissance de l'être soit infiniment indéterminée, confuse et implicite, elle est néanmoins connaissance de toutes choses en tant qu'êtres. Le progrès de l'in­telligence consistera dans une croissante explicitation du contenu confus et implicite de l'être. Mais il suffit d'avoir montré ici en quel sens toute pensée est nécessairement ouverte sur toutes choses et illimitée ; et en quel sens elle est faite pour vivre de la totalité des choses. Nous pouvons donc considérer la maturation du cosmos comme une tendance vers la pensée en laquelle toutes ses parties seront unies et vécues ; le cosmos tend ainsi à se compénétrer, à se toucher dans l'intelligence de l'homme, en laquelle il peut réaliser ce retour explicite à son premier Principe. Imaginons l'état initial de notre univers comme une pure extériorité. Le monde était pour ainsi dire tout entier au dehors, séparé de soi-même, emprisonne en soi-même et en sa propre obscurité. Il est mort, vide, un abîme de division. Or il faut qu'il en arrive à l'intelligence. Cette exigence est inscrite en lui dès le commen­cement. L'intelligence étant une espèce de com­pénétration, il faut que l'univers retombe en quelque sorte sur lui-même et qu'il se resserre, qu'il s'intériorise. C'est justement cette intériorisation qui lui permettra de s'ouvrir sur lui-même. 173:66 Dans la théorie de l'expansion de l'univers, la physique nous dévoile un monde qui à partir d'un immense atome primitif, en lequel se trou­vait ramassée toute l'énergie actuellement dis­persée, fit explosion. Nous serions dans un univers qui se détend, et dont les fragments sont de plus en plus dispersés. Dans la loi de la dégra­dation de l'énergie, cette même physique nous montre un univers vieillissant : l'énergie, tout en étant quantitativement la même, est de plus en plus irréversiblement dégradée. Le monde tend vers un épuisement complet, vers un équi­libre thermodynamique. Dans la théorie des mutations, la biologie aussi voit la vie avancer par explosions successives. Mais à l'encontre de la dispersion appauvrissante du monde physique, la vie éclôt par déhiscence : elle s'enrichit toujours. La fleur est Un progrès sur son bouton. Le poussin qui brise la coquille de son œuf en poussant du dedans, nous fournit une image synthétique de la ma­nière dont surgit la vie dans le cosmos. Le monde physique est comme la coquille de l'œuf. Regardant ces deux phénomènes inverses du point de vue de la philosophie des sciences, nous Pouvons dire que c'est la poussée de la vie qui démonte l'univers sous son aspect physique ; qui use cet univers, et fait grossir l'espace. Ce qui est concentration au point de vue physique, est séparation au point de vue biologique. 174:66 Alors que la vie chemine vers une organisation tou­jours plus intense, la désorganisation du monde physique n'est qu'un déchet du cosmos qui s'ab­sorbe dans la vie. Par ce resserrement, la biosphère se hausse au-dessus de la fragmentation de l'espace, et au-dessus de l'évanouissement du temps, qui ne sont que cendre et fumée d'un monde qui s'em­brase pour la vie. A parler absolument, c'est la vie qui, dans l'effort de se toucher en une cons­cience, en un centre de densité pure, dissémine l'espace-temps comme la proue du navire qui disperse les eaux. La vie chemine à rebours de la diffusion du temps : elle est une espèce de triomphe sur l'éparpillement du temps physique. Ainsi que nous l'avons déjà dit, c'est dans la connaissance des animaux et des hommes que nous en trou­vons le signe manifeste, et plus spécialement dans la mémoire. Dans la mesure où un être est vivant, il s'élève au-dessus des conditions de l'espace et du temps qui sont séparation. Un être connaissant est présent à lui-même et s'assimile intentionnellement son entourage, alors que là où domine l'espace, les choses sont séparées les unes des autres, et confondues dans la nuit. 175:66 L'univers, en expansion au point de vue phy­sique, revient sur lui-même dans la vie, constituant dans cette contraction des centres de plus en plus denses, des noyaux de plus en plus hétérogènes. Il aboutit finalement à l'homme dans lequel le monde réussit à unir tous les degrés d'être cosmiques, et en la pensée duquel il se touche et se compénètre. Le monde tend à joindre en l'homme ses extrémités sépa­rés par l'espace-temps. Ce faisant, la nature pro­jette toute cette hiérarchie d'espèces qu'étudie la paléontologie qui fait partie de la biologie. Lorsque nous disions que la biosphère se hausse de plus en plus au-dessus du temps, ce n'était pas seulement par métaphore. Les êtres sont parfaits dans la mesure où ils sont intem­porels ; la transcendance sur la diffusion du temps est une condition de vie, de connaissance, de pensée. Si les espèces végétales sont hiérarchisés selon leur rapprochement des espèces ani­males, et celles-ci à leur tour selon qu'elles se rapprochent de l'homme, il faut dire que la poussée vitale dont le cosmos est animé du dehors dès l'origine, extrait de la puissance de la matière des composés dont la forme émerge de plus en plus de la matière ; c'est-à-dire des sub­stances de plus en plus simples et unes. *Quanto forma magis vincit materiam, tanto ex ea et ma­teria magis efficitur unum*. Or, puisque l'exis­tence est proportionnelle à l'essence, la durée des êtres cosmiques est aussi de plus en plus simple, de moins en moins temporelle. 176:66 Comme il a dans été dit, ils sont spécifiquement hiérarchisés dans leur existence aussi bien que dans leur essence. L'animal est moins temporel que la plante. Cette perspective paraît sans doute étrange, puisque, au point de vue expérimental, nous nous servons d'une même horloge pour mesurer la durée de tous ces êtres spécifiquement diffé­rents. Mais ces deux perspectives sont inverses. Il est entendu que les diverses durées des êtres naturels sont toutes vraiment temporelles, c'est-à-dire successives et continues. Mais les unes le sont moins que les autres. Et lorsque nous considérons cette hiérarchie de durées dans le sens de leur limite inférieure où elles devien­nent expérimentalement mesurables, nous cons­tatons qu'elles inclinent à se confondre et à s'évanouir en temps physique au point de rayer toute distinction entre les *êtres*. Si le principe de la conservation de l'énergie est vrai, et si la mas­se de l'univers est constante, le temps physique est sous cet aspect absolument un ; dans cette perspective, qui fait abstraction des coupures réelles divisant le monde en individus, les di­vers temps physiques propres aux êtres -- la vie d'un chat par exemple -- ne sont que des con­densations locales d'un même temps qui remon­te à l'origine. 177:66 Mais si nous considérons sous un rapport réel ces mêmes condensations locales, nouées grâce à une transformation d'énergie, ce sont ces centres qui mordent sur le monde physi­que et le consument. Alors survient la matura­tion de la biosphère, entraînant dans la ligne physique une dégradation d'énergie, qui donne naissance au temps physique et qui le fait grossir ; la vie, en dispersant le monde physique dont la désintégration n'est qu'un revers de la pro­gressive organisation biologique, fait du temps. Voilà un singulier paradoxe. C'est la vie même qui fait le temps dont elle s'éloigne. Le fait de parcourir une distance supprime celle-ci pour celui qui la parcourt. Le monde inorganique étant le terminus *a quo* (A) de la vie en évolution (V), et la forme spirituelle son terminus *ad quem* (B), la distance AV grandit à mesure que la distance BV s'abrège. Le monde inorganique, n'est-il pas le plus ancien, le plus durable ? N'est-il pas absurde de dire que la durée des vivants est plus riche que celle du non-vivant impérissable ? C'est ici qu'apparaît manifestement la néces­sité de distinguer entre l'aspect purement natu­rel de la durée et son aspect physico-mathémati­que. La quantité du temps est signe d'une exis­tence relâchée. Tout en étant quantitativement la plus longue, la durée du monde inorganique est en réalité la plus pauvre. Considéré en lui-même, le monde met du temps à exister, et peu s'y fait -- il perd du temps. 178:66 Cette durée est dif­fuse parce qu'elle a peu de consistance. La dif­fusion, homogène est condition de mensurabilité quantitative. Un être vivant qui n'existerait qu'un instant aurait une durée infiniment plus riche que celle des astres, bien qu'infiniment plus courte ; elle est infiniment plus proche de l'éternité que celle du vieillissant monde inor­ganique. C'est encore la notion du temps phy­sique, premier dans l'ordre expérimental, qui nous fait croire que la quantité est une propriété essentielle de la durée. Durée plus simple ne veut pas dire durée moindre. Dans l'ordre du temps homogène, diffus, et quantitativement mesuré, où l'imparfait précède le parfait, les durées plus simples viennent après les plus diffuses. En cette perspective de progres­sion dans le temps, le monde tend à réduire la mensurabilité quantitative des êtres, non pas en raccourcissant cette durée, mais en l'intensifiant. Cette concentration se peut faire aux dépens de la quantité. La mort est nécessairement fonction de la vie. C'est l'essor même de la vie qui est cau­se de la mort. Nous disions plus haut que la tendance du monde a comme point terminus un être immo­bile qui n'a pas à poursuivre son existence ; et que si cette existence est successive en tant qu'il est un composé de matière et de forme, cet être est néanmoins au-dessus du temps par la spiri­tualité de sa forme incorruptible. 179:66 Si l'évolution pouvait s'accomplir d'un bond, elle réaliserait aussi d'un coup un être cosmique immortel, dont la durée serait à la fois quantitativement indé­finie et cependant simple en réalité. Soumis à la résistance de la matière, le monde rejoint cette fin en projetant toute une hiérarchie de compo­sés intermédiaires en lesquels il n'a pas réussi encore à établir cette équivalence de quantité et d'intensité de durée. Les espèces naturelles infra-humaines doivent être considérées comme des tentatives de plus en plus audacieuses de se détacher de la dispersion du temps, de le domi­ner du dehors au lieu d'être emporté par lui. Cette ascension se fait en sacrifiant du temps au point de vue quantité, comme chez l'homme sa­crifiant sa vie dans un acte héroïque qui le rend digne d'immortalité. L'évolution est une lutte contre la mort, par la mort s'il le faut. Notre univers tout entier est travaillé par un impitoyable désir d'immortalité, désir cosmique qui prend des proportions terribles. Le terrible qui est essentiel à l'évolution, c'est la mort ([^95]). 180:66 La génération ici-bas entraîne toujours une corruption. Les vivants élémentaires qui se mul­tiplient par bipartition se donnent la mort dans cette génération. Le vivant unicellulaire ne se scinde pas en deux parties : il donne naissance à deux individus nouveaux ; et leur naissance même est sa mort. La seule lutte pour conserver la vie entraîne déjà la mort. Et l'entretien de la vie se fait grâce à la mort. Il faut que l'animal se nourrisse de substances organiques. La biosphère se ronge afin de croî­tre ; il faut qu'elle détruise à mesure qu'elle s'en­richit. La mort devient essentielle à la vie cos­mique. Le désir d'en arriver à l'homme est sans merci. A mesure que la vie devient plus noble et plus intense en organisation, la mort devient plus terrible, et la crainte de la mort prend des proportions de plus en plus épouvantables. L'expansion de l'espace et l'éparpillement de l'énergie ne sont à leur tour que le revers d'une contraction dans les substances naturelles. Dans la tendance à produire des êtres de plus en plus hétérogènes, la nature s'efforce de surmonter l'homogénéité de l'espace. 181:66 La différenciation des parties qui de plus en plus se prononcent dans les vivants n'en est qu'un signe extérieur. En assimilant l'autre dans la connaissance sensible, l'animal franchit déjà les barrières de l'espace qui sépare ; il s'étend à ce qui n'est pas lui ; il peut vivre l'autre. A mesure que les ani­maux sont plus parfaits, le champ de leur con­naissance devient plus vaste ; c'est-à-dire que le monde se compénétre davantage et qu'il devient de plus en plus présent à soi-même, de plus en plus intérieur ([^96]). Cette introversion croissante éclôt en simplicité véritable dans l'âme humaine dont l'intelligence embrasse l'espace sans se mê­ler à lui et le transcende. Non pas que le regard de cette intelligence pénètre l'espace et l'enve­loppe comme le regard d'un esprit pur qui con­temple le monde du dehors. Accidentellement du moins, l'esprit humain est lié à un coin de l'es­pace comme l'est un arbre, avec cette différence très profonde que le coin, cette fois, se déplace. L'immobilité de la pensée humaine est par là intermédiaire entre celle de l'esprit pur et celle de l'arbre, conjointes en l'homme grâce au mouvement local. 182:66 Et c'est là le sens profond de la lo­comotivité des connaissants, puissance qui les libère des entraves du lieu, et qui est en dernière instance au service de l'intelligence exploratrice. Car celle-ci, immobile en elle-même et transcen­dant tout lieu, doit pourtant parcourir le monde pour se l'assimiler. La locomotion des vivants est une tendance vers l'ubiquité, vers une omni­présence intentionnelle et une sorte d'immen­sité. Alors qu'au point de vue physique le mou­vement local d'un point matériel est l'abandon total de la position précédente, par son déplace­ment le centre conscient se ramasse et s'enrichit, vivant ainsi les positions précédentes toutes en­semble à l'endroit où il se trouve à l'instant. L'homme est un « microcosme », non seulement parce que dans son être purement naturel il con­tient tous les degrés d'être de la nature, mais sur­tout parce que dans l'ordre intentionnel il est puissance de toutes choses. Il emploie les res­sources de l'art pour tirer à soi toute la richesse du monde, diffuse dans l'espace et dans le temps. Les progrès des moyens de transport et de com­munications à distance, des instruments de re­cherche, et le reste, sont autant de conquêtes pour l'intelligence. 183:66 La fin ultime de ces affran­chissements, l'exploration du monde en vue de le ramasser en un point, et c'est la contempla­tion ([^97]) L'évolution est un effort du monde pour se communiquer à soi-même, et pour imiter ainsi son premier Principe -- *la Pensée qui se pense.* Dans l'idée que nous nous faisons de l'évolution, les êtres infrahumains sont essentiellement fonction de l'homme et passagers : ces natures sont par là entr'ouvertes les unes sur les autres, constituant dans leur ascension vers lui un élan de plus en plus déterminé et puissant. Cepen­dant il ne faut pas en conclure que cette fonc­tion se réduit à une pure canalisation de la puis­sance pour l'esprit, dont le cosmos est imprégné dès l'origine. Cette interprétation est bien trop simpliste. Nécessairement une œuvre de nature est un don de soi, et par conséquent l'évolution sera don de soi dans la mesure précise où elle est une œuvre de nature, faute de quoi le concept de nature se ramènerait à celui de principe ex­clusivement passif. 184:66 Il est vrai que l'inorganique, considéré dans sa nature passive, ne peut, sous ce rapport précis, activement se donner. Mais cette manière créationniste d'isoler la nature passive est déna­turante et factice. La nature n'est pas que ma­tière. Même la nature inorganique est forme et matière, bien que cette forme ne soit pas âme. Or c'est précisément cette carence essentielle qui ouvre le monde inorganique, en tant que monde inorganique, à la vie et à l'esprit, sans quoi l'inorganique serait dépourvu de fin naturelle, et contradictoire. Ce besoin essentiel fait appel au monde spirituel pour la constitution même de la nature active ; ce besoin est logiquement antérieur à l'activité de la nature. Et pourtant, tenant compte du motif de cette exigence, -- motif inscrit dans l'inorganique par son ordination à la vie qui est sa raison d'être -- déjà le non-vivant mendie pour donner : il don­ne par son désir d'être donné, par son appétit naturel. 185:66 Par cela même s'accomplit cette géné­rosité qu'est une nature. Le non-vivant ne meut qu'en tant que mû, mais il touche à la vie par ses deux extrémités comme le pinceau au travers duquel filtre la pensée de l'artiste. Alors que dans l'originelle éruption de la vie à partir de l'inorganique celui-ci accomplit le don de soi sous la motion d'un agent transcos­mique, la plante, au contraire, est déjà un cer­tain soi qui s'affirme, qui s'assimile le non-vi­vant, qui communique sa propre vie dans la gé­nération de semblables, restituant ainsi au mon­de plus qu'il n'en a reçu. Ici, déjà il y a don de soi-même par soi-même, c'est-à-dire vie. Lorsque nous regardons la plante dans la perspective de la fin dernière à atteindre -- une intériorité pure -- elle apparaît comme un vase peu profond ; sa faible capacité de contenance la fait trop vite déborder ; tout fruit de sa matu­ration se détache d'elle ; dépourvue de toute conscience, elle ne peut se communiquer sa vie propre, elle vit dans la nuit ; elle s'épuise tout entière dans la génération. *Non enim est in plantis aliquod nobilius opus vitœ quam generatio.* Dans la *Summa contra Gentiles,* livre IV, chap. 11, S. Thomas décrit les divers degrés d'in­tériorité et de communication que l'on trouve dans la nature. Voici, en substance, ce qu'il dit. 186:66 Le mode d'émanation varie parmi les êtres suivant la diversité des natures ; et plus une nature est élevée, plus aussi ce qui en émane lui est-il intime. Après les corps inorganiques, c'est-à-dire dépourvus d'outillage, viennent d'abord les plantes, chez lesquelles l'émanation procède déjà de l'intérieur, pour autant qu'elles forment au-dedans d'elles-mêmes la semence, et que de la semence confiée à la terre pousse une plante. On trouve donc là un premier degré de vie, car les êtres vivants sont ceux qui se portent eux-mêmes à agir. Les êtres qui, par contre, ne peu­vent mouvoir que ce qui leur est extérieur, sont inanimés. C'est un indice de la vie chez les plan­tes, que quelque chose qui leur est intrinsèque les meut à une certaine forme. Toutefois, la vie des plantes est imparfaite, parce que, bien que l'émanation y procède d'un principe intrinsèque, cependant, l'être qui en émane, sortant peu à peu de l'intérieur, finit par être complètement extrinsèque. Ainsi, par exemple, le bourgeon, en sortant de la plante, éclôt d'abord en fleur, et puis devient un fruit, qui tout en restant attaché, est néanmoins distinct. Une fois mûri, le fruit se sépare tout à fait et tombe à terre, pour produire une autre plante. On voit qu'au fond, même le premier principe de cette émanation se tire du dehors : la sève intrinsèque à la plante, c'est de la terre, par les racines de cette plante, qu'elle est puisée, et c'est d'elle que la plante se nourrit. 187:66 Remarquons aussi que ce vivant ne peut s'as­similer le dehors qu'en le désintégrant ; la nutri­tion défait l'objet assimilé ; la plante ne peut devenir l'autre objectivement, c'est-à-dire en tant qu'autre. Ce degré de vie fait penser à cer­tain type d'idéalisme, qui ne distingue pas l'assimilation nutritive de celle de la connaissance. Au-dessus de la vie des plantes, il est un degré de vie plus élevé, celui de l'âme animale, dont l'émanation propre, encore qu'elle commence à l'extérieur, se termine à l'intérieur ; et, plus l'émanation progresse plus aussi elle devient in­time ; car le sensible extérieur imprime sa forme dans les sens extérieurs, d'où elle passe à l'ima­gination, et finalement au trésor de la mémoire. Toujours cependant au cours de cette émana­tion, le principe et le terme appartiennent à des puissances diverses ; car aucune puissance sen­sitive ne réfléchit sur soi. Ce degré de vie est donc supérieur à celui des plantes, à proportion que l'opération propre à ce genre de vie se fait plus intime. Toutefois, ce n'est pas une vie, abso­lument parfaite, puisque l'émanation se déverse d'une puissance à l'autre. L'animal a la connaissance, mais il ne sait pas qu'il connaît, suivant un retour complet à soi. Il ne peut rien « se dire » à soi-même, il ne se compénètre pas dans la conscience de soi. Le degré suprême et parfait de la vie, c'est donc celui de l'intelligence, car l'intelligence, elle, réfléchit sur elle-même et peut se connaître elle même. 188:66 Mais, l'intelligence humaine, quoiqu'elle, puisse se connaître elle-même, tire du dehors ce qui constitue le premier principe de sa connais­sance, étant incapable de connaître indépen­damment des facultés sensibles, qui sont des puissances pourvues d'un outillage corporel. Bien que cette intelligence ne se connaisse que dans la saisie d'un objet autre que soi, et encore le plus éloigné de l'esprit, elle est néanmoins conscience au sens plein du mot, puis qu'elle y est vraiment présente à elle-même et se touche. L'homme se dit « *Je* pense », et à Dieu « *Je* vous connais et adore ». Dans l'intelligence humaine l'univers corporel ne devient pas seulement présent à soi même : cette présence l'ouvre sur l'être tout en­tier, et par là il peut désormais réaliser un retour explicitement vécu au premier principe de l'être -- Dieu, qui tire à soi le monde afin de se faire « dire » par lui, et qui creuse ainsi un abîme où la divinité pourra faire sa demeure. 189:66 ### Sur la tolérance : la bénignité du chrétien L'ÉGLISE DE ROME ne pourrait être tolérante en matière dogmatique sans se renier. S'ensuit-il que l'erreur religieuse et morale doi­ve toujours être empêchée, quand il serait pos­sible de l'empêcher ? En effet, tolérer l'erreur religieuse et morale n'est-ce pas, en soi, un acte immoral ? S'adressant aux juristes catholiques italiens (1953), Pie XII répond que « même à l'autorité humaine Dieu n'a pas donné un tel précepte ab­solu et universel, ni dans le domaine de la foi ni dans celui de la morale. On ne le trouve ni dans la conviction commune des hommes, ni dans la conscience chrétienne, ni dans les sour­ces de la Révélation, ni dans la pratique de l'Église. Sans parler, ici d'autres textes de la Sainte Écriture qui se rapportent à cet argu­ment, le Christ, dans la parabole de la zizanie, a donné l'avertissement suivant : *dans le champ du monde, laissez croître la zizanie avec la bonne semence, à cause du froment.* 190:66 Le devoir de réprimer les déviations morales et religieuses ne peut donc être une norme ultime d'action. Il doit être subordonné à des normes plus hautes et plus générales qui, dans certaines circonstances, permettent et même font peut-être apparaître comme le parti le meilleur celui de ne pas empê­cher l'erreur, pour promouvoir un plus grand bien** ».** L'adhésion sans contrainte Quel est le fondement de la distinction entre l'intolérance dogmatique et l'intolérance civile et sur quoi se fonde le rejet de ce deuxième type d'intolérance ? La distinction entre ces deux sortes d'intolérances est fondée sur la différence qui existe entre l'immuabilité de la vérité divine, d'une part, et la seule manière dont les hommes peuvent, d'autre part, y adhérer, c'est-à-dire par une forme d'adhésion sans contrainte. La digni­té de la foi est incompatible avec un manque de respect envers la liberté de la créature raisonna­ble, c'est-à-dire avec la négation de la liberté des consciences. Il serait contraire à la dignité de la foi de forcer quelqu'un à adopter la foi contre sa volonté. C'est dire qu'une communauté poli­tique qui exige, comme condition de citoyen­neté, l'adoption de la foi chrétienne est condam­née d'avance, par cet enseignement de l'Église. 191:66 Cependant, la tentation de vouloir amener tout le monde à la foi catholique, par tous les moyens possibles, est grande. C'est pourquoi saint Grégoire le Grand nous avertit : « Si, ani­més d'une intention droite, vous désirez amener à la vraie foi ceux qui sont en dehors de la reli­gion chrétienne, vous devez user de persuasion, non de violence. Autrement, les esprits qu'il se­rait facile d'éclairer par votre parole, s'en éloi­gneront par suite de votre hostilité ; tous ceux qui, sous prétexte, d'arracher les hommes au culte de leurs traditions religieuses, se comportent autrement, montrent par là qu'ils cherchent plutôt leur propre volonté que celle de Dieu. » Grégoire IX précisait (en l'an 1233) que « les chrétiens doivent se conduire à l'égard des juifs avec la même bénignité qu'ils désireraient qu'on usât envers les chrétiens qui vivent dans les pays païens ». Quelle qu'ait été la pratique des pays catholiques à travers les âges, il reste « contraire à la religion chrétienne qu'un homme soit forcé, sans l'avoir jamais voulu et malgré son opposi­tion absolue, de devenir et de rester chrétien » (Innocent IV). Après avoir cité ces textes, et bien d'autres, après avoir reconnu que « l'Inquisition médié­vale a persécuté la liberté des consciences et que, après la Réforme, des représentants de l'Église catholique ont souvent loué les principes qu'appliquait la contre-Réforme, même par des moyens violents ; 192:66 après avoir reconnu, égale­ment, que le sens immédiat d'un grand nombre d'expressions employées par Grégoire XVI et Pie IX est nettement contraire à la liberté reli­gieuse », le Cardinal Lercaro admet en même temps que l'examen de leurs textes « ne donne pas l'impression qu'on ait mis l'accent sur la distinction (...) entre tolérance dogmatique et tolé­rance civile, mais plutôt sur celle d'une intransi­geance totale sur le plan théorique, au point d'amener les catholiques à exclure toute recon­naissance *spontanée* de la liberté pour ceux qui pensent autrement... » L'archevêque de Bologne dit bien « reconnaissance spontanée ». Faudrait-il donc attendre le jour où la reconnaissance de « la liberté pour ceux qui pensent autrement » nous serait de force imposée ? Les vérités naturelles. Tout catholique doit admettre qu'on ne peut forcer quelqu'un contre sa volonté d'adopter la foi chrétienne. On peut toutefois se demander si nous devons respecter une liberté analogue en face de certaines vérités naturelles pourtant fondamentales, telles, par exemple, l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, les enseigne­ments touchant les fondements, en soi nécessai­res, de la moralité. 193:66 Autrement dit, la société civile peut-elle contraindre directement ou indirectement ses membres à professer publique­ment l'existence de Dieu, Juge souverain, ou à professer explicitement la loi naturelle, dans les termes où nous la formulons ? Bref, la commu­nauté politique peut-elle au moins imposer à ses membres la religion que nous appelons natu­relle ? Si nous connaissions intuitivement les vérités de foi, nous n'aurions pas la vertu théologale de foi ; il serait impossible de ne pas adhérer à ces vérités. D'autre part, les vérités naturelles les plus fondamentales sont-elles si évidentes que personne ne puisse en être ignorant sans être de mauvaise foi ? Pour le soutenir, il faudrait mé­connaître l'histoire de la philosophie, surtout celle des quatre derniers siècles. Cette histoire aura du moins servi à nous rendre plus sensibles à la difficulté de connaître d'une façon ration­nelle les vérités naturelles les plus fondamenta­les. La condition humaine étant ce qu'elle est, une telle connaissance, strictement rationnelle est, pour la plupart des gens, pratiquement im­possible. N'oublions pas que de très grands doc­teurs de l'Église ont avancé des arguments com­me preuves démonstratives de l'existence de Dieu, arguments qui, d'après saint Thomas, ne prouvent absolument rien. 194:66 Qui oserait affirmer qu'un homme n'acquiert de droits civils que le jour où il est rationnellement convaincu de véri­tés sans lesquelles l'homme, comme la société ci­vile, serait absurde ? Pour le soutenir, il faudrait ignorer la façon dont l'homme accède à la con­naissance des vérités fondamentales, même na­turelles. Si l'État reconnaît la liberté des consciences en matière de foi surnaturelle et naturelle, est-il du coup agnostique ? Aucunement. L'État qui m'obligerait à me comporter publiquement com­me un agnostique serait aussi intolérant que l'État qui me forcerait d'être chrétien. Si un homme accepte des vérités surnaturel­les sans en voir la raison, s'il les admet sur la foi d'autrui, sa croyance naturelle demande, elle aussi, un libre consentement. La contrainte se­rait opposée tant à la dignité des vérités naturel­les dont il s'agit, qu'à la liberté de la personne humaine. La bénignité du chrétien doit s'étendre même aux agnostiques. Et il n'est pas besoin de savoir si un homme peut être véritablement agnostique. Je ne dois pas attendre la réponse à cette question pour dire ouvertement que la société n'a pas le droit de forcer mon concitoyen à dire ce qu'il ne croit pas -- ou du moins pense ne pas croire. Si nous n'avons pas le droit d'im­poser de force ce qui pourtant est vrai, c'est que notre prochain a un droit correspondant à n'être pas forcé. La liberté *des* consciences, que Pie XI distingue de la liberté *de* conscience, est suscep­tible d'être garantie par une législation civile. 195:66 Nous n'admettons pas cette liberté juridique des consciences pour approuver des positions néga­tives, ni pour les encourager, mais par pur res­pect de la vérité et par respect de la manière dont les hommes parviennent à la connaître. Il ne s'agit pas d'accorder des droits à l'ignorance ou à l'erreur. Ce que nous devons respecter, c'est la personne, qui conserve des droits, malgré son ignorance, malgré ses erreurs touchant les ques­tions fondamentales. L'État n'a aucun droit de promouvoir l'hypocrisie. L'autorité civile n'institue pas la loi naturelle. De fait, elle en reconnaît certains préceptes non écrits, sans lesquels la vie civile serait impossi­ble. Le citoyen, même agnostique, se conformant aux lois humaines de la société civile, accepte implicitement ce que nous appelons des précep­tes de la loi naturelle. Devrais-je dire à mon pro­chain qui se déclare agnostique que je le tolère ? Ce mot « tolérance » a souvent un sens pure­ment négatif, comme si celui qui tolère devait s'estimer supérieur et comme si, du haut de sa supériorité, il faisait, avec ceux qui pensent au­trement, une manière de compromis provisoire, imposé par les circonstances. Je prends une tou­te autre attitude envers mon prochain qui se dit agnostique lorsque je perçois et que je laisse savoir que les positions sur lesquelles lui et moi devrions pouvoir nous entendre sont, en effet, difficiles à trouver ; 196:66 et lorsque je me rends compte et que j'affirme qu'il serait odieux de vouloir contraindre mon prochain qui se dit agnostique, empiétant ainsi sur son for intérieur. Je ne puis sonder ni les reins ni les cœurs, pas même les miens. Il n'y a pas de bénignité sans humilité, sans effort pour se mettre dans la peau d'autrui. On manque de dignité humaine dans la mesure où l'on ne se rend pas compte, pour autrui et pour soi-même, de la difficulté du savoir. 197:66 ### Liberté des consciences et droit naturel LA FAMILLE a le devoir naturel de donner l'éducation à l'enfant. Son droit est inalié­nable, antérieur au droit de l'État, et inviolable. Telle est l'affirmation de l'Église. « Ce serait donc aller contre la justice naturelle si l'enfant, avant l'usage de la raison, était soustrait aux soins de ses parents ou si l'on disposait de lui *en quelque façon contre leur volonté*. » ([^98]) Ainsi, l'Église fait sienne la doctrine de saint Thomas. Or, et cela est indéniable, le droit des parents à l'éducation de leurs enfants n'est pas arbitraire ; ce droit ne peut pas être, en soi, contraire aux autres préceptes de la loi naturelle ; en soi il de­meure subordonné à la fin de l'homme, à la loi naturelle et divine. Néanmoins, dans l'usage de ce droit, il est inévitable qu'il y ait des mala­dresses, des lacunes plus ou moins graves et dé­plorables. Mais ces lacunes -- on doit être ici très judicieux -- n'entraînent pas du coup la suppression du droit des parents en matière d'édu­cation. 198:66 L'Église elle-même « reste, cependant, si jalouse de l'inviolabilité du droit naturel de la famille en matière d'éducation, qu'elle ne consent pas, sinon sous des conditions et garanties déter­minées, à baptiser les enfants d'infidèles ou à disposer de leur éducation *de quelque manière que ce soit* contre la volonté de leurs parents, aussi longtemps que les enfants ne peuvent se déterminer d'eux-mêmes à embrasser librement la foi. » (*Divini illius Magistri.*) Qu'ils soient ca­tholiques ou infidèles, C'est bien à titre de pa­rents, que les parents détiennent le droit naturel d'éduquer leurs enfants. Je crois fermement que ce droit, pour la famille catholique, n'est assuré que par une éducation catholique. Mais je ne vois pas comment nous respecterions l'inviola­bilité d'un droit naturel si nous disposions, en quelque manière que ce soit, de l'éducation d'un enfant contre la volonté de ses parents, lorsque ces derniers se déclarent agnostiques de bonne foi et réclament pour leur enfant une éducation conforme à leur conscience. Il y a là une déficience très grave à nos yeux ; mais cette déficience laisse subsister le droit dont nous parlons. Je ne vois pas comment on pourrait dire à celui qui avoue ne pas admettre en son âme et conscience l'existence de Dieu : vous n'avez pas le droit na­turel d'éduquer votre enfant. 199:66 Avant de leur permettre d'exercer ce droit inviolable, faut-il exiger des parents une connais­sance certaine des préceptes plus particuliers du droit naturel, préceptes plus difficiles à connaî­tre ? Certes, un homme ne pourrait être tenu res­ponsable de sa conduite s'il ignorait le précepte général que l'on doit faire le bien et éviter le mal. Dans ce cas, en effet, cet homme n'aurait pas l'usage de la raison. D'autre part, le premier précepte du décalogue (*tu aimeras ton Dieu*) ne jouit pas pour tous de la même évidence. Or, le premier précepte du décalogue, à la fois naturel et révélé, est une de ces vérités qu'on ne peut im­poser de force à personne. Pour reconnaître la liberté des consciences, ou les droits de la famil­le en matière d'éducation, il n'est pas besoin d'at­tendre le jour où les parents seraient parfaite­ment instruits des préceptes particuliers de la loi naturelle. Bien sûr que si les parents appre­naient à leurs enfants qu'il est bon de commet­tre des crimes ouvertement contraires au bien commun de la société politique, tels le vol, le viol, le meurtre, l'État serait obligé d'user de son pouvoir de contrainte. Il y a des lois sans les­quelles la vie civile serait impossible. Mais, dira-t-on, si nous reconnaissons d'une part le droit naturel de la famille en matière d'éducation, et si, d'autre part, nous permettons aux parents de dispenser un enseignement con­traire au précepte tout à fait premier du décalogue, n'admettons-nous pas implicitement que la loi naturelle peut être en contradiction avec elle-même ? 200:66 Cette contradiction serait de notre propre création si nous confondions le droit naturel considéré objectivement avec la manière dont les hommes apprennent à le connaître. La con­tradiction se trouverait encore dans l'homme qui, certain du premier précepte du décalogue, s'arrogerait en même temps le droit en conscien­ce de ne pas suivre ce précepte ou d'agir contrai­rement à lui. Par contre, aussi longtemps qu'une personne est dans une invincible ignorance de ce précepte, ou que sa conscience est invincible­ment erronée, il ne peut être question d'une contradiction dans son esprit à elle. \*\*\* Sans aucun doute à notre point de vue, que nous tenons fermement pour vrai -- l'édu­cation agnostique prive l'enfant de l'élément majeur, fondamental, inestimable, de l'éduca­tion. Cet enfant est privé de la connaissance du souverain bien, de même que l'enfant non bap­tisé est privé de la possibilité du salut éternel. Mais il s'agit là précisément de biens qu'on ne peut imposer de force ; on ne pourrait le faire sans retomber dans la confusion des choses qui sont à Dieu avec celles qui sont à César ; sans identifier la religion avec la politique ; sans absorber le droit naturel dans la justice surnatu­relle ; sans substituer l'action humaine à celle de Dieu. 201:66 On ne peut oublier que le droit de l'enfant à la connaissance de Dieu est normalement soumis au droit naturel des parents à élever leurs en­fants suivant les exigences de leur conscience. Les droits de l'enfant ne sont pas absolus. En effet, le droit se définit toujours par rapport à autrui. Mais, comme le fait remarquer S. Tho­mas, il y a deux façons d'entendre autrui : la première est absolue ; autrui est absolument autre, et tout à fait distinct, comme le sont-deux hommes indépendants l'un de l'autre, quoique soumis tous deux au même chef de la cité ; entre ces hommes, le droit est absolu. La seconde ma­nière de l'entendre est relative : l'autre n'est pas absolument autre, mais fait pour ainsi dire par­tie de celui avec qui il est en relation, tel, dans les choses humaines, le fils à l'égard de son père dont il est en quelque sorte une partie. C'est pourquoi entre un père et son fils le rapport n'est pas celui d'un seul à quelqu'un d'absolu­ment autre ; aussi, le droit du fils n'est pas dans ce cas absolu, mais relatif ; en l'occurrence, c'est le droit paternel qui prévaut. Donc, du fait que l'un est quelque chose de l'autre, que le fils est quelque chose du père, le droit de l'enfant dé­cline de la notion parfaite de droit et de juste. 202:66 Cela veut dire que le droit de l'enfant à la connaissance de Dieu ne serait contrarié que si l'enfant était un absolu, si l'éducation n'appar­tenait pas de droit naturel à la famille, si l'en­fant était d'abord chose de l'État, comme on le soutient et le met en pratique dans certains pays. Certes, il y a des circonstances où la société poli­tique doit intervenir pour protéger l'enfant con­tre des parents qui le brutalisent, qui lui refu­sent absolument toute éducation, qui négligent de le nourrir, de l'abriter, etc. Mais, dira-t-on, les parents qui élèvent leurs enfants dans l'agnosticisme, ne sont-ils pas cause d'un mal spirituel ? La réponse à cette question paraîtra dure : Dieu n'a pas donné un précepte absolu et univer­sel qui obligerait l'autorité humaine d'imposer aux enfants, contre la volonté de leurs parents, l'enseignement que nous appelons religieux. (Je ne parle pas du droit divin ni de l'autorité de l'Église sur ses propres sujets.) Nous soutenons fermement que les droits de l'homme viennent de Dieu. Mais cela n'entraîne pas que nous puissions forcer l'homme qui les réclame, de reconnaître ce premier principe. Et que la société politique n'ait aucun droit de for­cer ses membres en matière religieuse n'impli­que pas que cette société soit fondée sur la vo­lonté de l'homme et non sur la volonté de Dieu. 203:66 Cela veut tout simplement dire que nous devons respecter la façon dont les hommes parviennent à connaître cet ordre de vérités, ainsi que la ma­nière dont Dieu agit dans le prochain, comme il le fait en nous-mêmes. Il est donc possible que, sciemment ou non, les parents fassent abus de leur droit naturel. Cet abus ne détruit pas toutefois leur droit. Le droit, d'autre part, véritable, ne sanctionne pas l'abus. D'une façon plus générale, la liberté de contra­riété dont les hommes sont doués n'entraîne pas qu'ils ne soient responsables du mal qu'ils com­mettent. S'il en était ainsi, Dieu même serait la cause du mal. Semblablement, le droit de pro­priété est un droit naturel dont le sujet peut abu­ser, sciemment ou non ; l'abus, cependant, ne lui enlève pas son droit de propriété. (Cet exemple fait penser aux personnes, trop nombreuses, qui ne croient pas à un certain droit naturel d'une importance pourtant extrême, dont la mécon­naissance est responsable d'un des plus grands maux qui affligent la société ; suivant les cir­constances, il peut néanmoins être bon d'en tolé­rer la négation. L'on doit en effet distinguer le droit de posséder des biens extérieurs en propre, c'est-à-dire propriété privée, de l'usage de ces biens, usage qui doit être commun ; commun en ce sens que le propriétaire doit être prompt à partager l'usage de ses biens avec ceux qui sont dans le besoin ([^99]), que le propriétaire soit un in­dividu, une corporation, un État ou des États. 204:66 Le refus de cet usage commun est une des raisons qui peuvent obliger la société politique, consciente de son devoir, à recourir à la socialisation et même à la nationalisation. Jean XXIII vient de répéter l'enseignement de ses prédécesseurs sur ce sujet, savoir que l'État peut tenir en pro­priété légitime des biens de production, tout spécialement lorsque ces biens confèrent une puis­sance économique telle qu'elle ne peut, sans dan­ger pour le bien de la communauté politique, être laissée entre les mains de personnes pri­vées.) Si le droit paternel nous heurte, c'est que nous-mêmes nous n'apprécions pas la transcen­dance des vérités naturelles et surnaturelles que nous tenons pour vraies, pour fondamentales et essentielles au bonheur temporel et surnaturel. C'est dire que nous-mêmes nous manquons d'hu­milité, de reconnaissance pour les bienfaits dont Dieu nous a dotés. Ces bienfaits devraient-ils toutefois nous faire répéter, la tête haute, priant en nous-mêmes : « Mon Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hom­mes » ? S'il ne convient pas de se le dire en soi-même, ne serait-il pas plus inconvenant encore de le dire tout haut ? 205:66 Si nous n'acceptons pas cette doctrine, nous sommes des révoltés, nous insurgeant contre l'ordre des choses établi par Dieu. Cette révolte est celle de la volonté humai­ne contre la volonté de Dieu. D'ailleurs, pour nous, catholiques, la ques­tion du droit paternel a été depuis longtemps ré­glée par la coutume de l'Église et par la théolo­gie. On se demandait autrefois si l'on devait bap­tiser les enfants des infidèles malgré leurs pa­rents. S. Thomas rapporte deux objections qui répondent dans l'affirmative. Les voici : « C'est un devoir plus impérieux de préser­ver quelqu'un de la mort éternelle que de la mort temporelle. Or à un enfant qui est en dan­ger de mort temporelle, il faut porter secours, même si, par méchanceté, ses parents s'y oppo­sent. A plus forte raison faut-il, malgré les pa­rents, arracher au péril de la mort éternelle les enfants qui sont fils d'infidèles. « N'importe qui appartient plus à Dieu, de qui il tient son âme, qu'à son père charnel de qui il ne tient que son corps. Ce n'est donc pas une injustice que les enfants des infidèles soient en­levés à leurs parents selon la chair et consacrés à Dieu par le baptême. » Bien que ces raisonnements paraissent être d'une logique invincible, S. Thomas s'y oppose, d'abord à cause de la coutume de l'Église, et puis en raison du droit naturel des parents en matière d'éducation. 206:66 « De deux choses l'une : ou ces enfants d'in­fidèles ont l'usage de la raison, ou non. Dans le premier cas, ils commencent à disposer d'eux-mêmes en tout ce qui est de droit divin et de droit naturel. Ils peuvent donc, de leur propre vouloir et malgré leurs parents, se faire baptiser, tout comme contracter mariage ; et on a le droit de les instruire et de les exhorter à recevoir le baptême. « Mais s'ils n'ont pas encore l'usage de leur raison, ils sont, de par le droit naturel, sous la tutelle de leurs parents aussi longtemps qu'ils ne peuvent se gouverner eux-mêmes : ainsi dit-on que les enfants, sous l'ancienne loi, étaient sau­vés par la foi de leurs parents. Baptiser ces en­fants-là malgré leurs parents serait donc aussi contraire à la loi naturelle que de baptiser mal­gré lui un adulte qui jouirait de sa raison. Sans parler du danger auquel on les exposerait de re­tourner à l'infidélité sous l'impulsion de leur amour filial. » ([^100]) Aux objections citées, S. Thomas répond : « Il n'est pas permis de délivrer quelqu'un de la mort corporelle au mépris du droit civil ; par exemple, nul n'a le droit d'arracher par violence au supplice un condamné à mort. De même, il n'est permis à personne de violer le droit naturel qui confie un enfant à ses parents, même pour le soustraire à la mort éternelle. » 207:66 « L'homme est ordonné à Dieu par sa raison, qui lui permet de le connaître. Par conséquent, tant qu'il n'a pas l'usage de sa propre raison, l'enfant, d'après l'ordre de la nature, est ordonné, à Dieu par la raison de ses parents, aux soins desquels la nature le confie ; et c'est suivant leurs décisions qu'il faut agir avec lui pour tout ce qui regarde les choses divines. » Le point gênant dans la position de ceux qui affirment que les agnostiques sont de ce fait des­titués de leur droit naturel en matière d'éduca­tion, c'est la supposition que l'existence de Dieu est évidente pour nous, -- *per se naturaliter no­ta.* A ceux qui pensent ainsi S. Thomas répond que « nous avons, il est vrai, naturellement, quelque connaissance générale et confuse de l'existence de Dieu, à savoir en tant que Dieu est le bonheur de l'homme ; car l'homme désire na­turellement le bonheur, et ce que naturellement il désire, naturellement aussi il le connaît. Mais ce n'est pas là proprement connaître que Dieu est, pas plus que ce n'est connaître Pierre que de connaître que quelqu'un vient, alors même que c'est Pierre qui vient. Or beaucoup estiment que le bonheur, le bien parfait de l'homme, consiste non en Dieu, mais dans les richesses, d'autres dans les plaisirs, d'autres dans quelque autre chose. » ([^101]) \*\*\* 208:66 La liberté des consciences et la liberté de la conscience subjective invinciblement erronée sont essentielles au bien commun de la société. Sans elles, et tant qu'elles ne viennent pas en conflit avec les lois de la société, la vie, politique et la citoyenneté seraient elles-mêmes impossi­bles : le pouvoir public serait despotique, donc l'opposé du pouvoir politique. Le citoyen, en ef­fet, agit par lui-même, *causa sui ;* il jouit du pouvoir de contredire, sans quoi la société serait forcément un composé de tyrans et de tyranni­sés. \*\*\* Une législation, si elle est bonne, doit contri­buer à la formation de l'homme de bien, c'est-à-dire de l'homme vertueux. C'est la fin de la loi. Mais l'État ne peut se limiter à ne reconnaître que les hommes qu'il juge hommes de bien. Il faut absolument qu'il protège ceux qui, sans être hommes de bien, observent les lois pénales. Mais je ne crois pas non plus qu'il relève de l'autorité civile de déterminer exactement en quoi consiste l'homme de bien. L'autorité de César, il me semble, ne peut aller jusque là. Elle est limitée au for extérieur. \*\*\* 209:66 N'oublions pas que la liberté religieuse est un problème spécifiquement moderne. La liber­té religieuse, enseignée par l'Église, reconnue par l'État, loin d'être un pis-aller, un compromis provisoire, est un bien positif, qui protège la li­berté de l'acte de foi et respecte aussi la manière dont les hommes parviennent à connaître des vérités fondamentales même d'ordre purement naturel. Cette liberté religieuse est méconnue par les États qui ne reconnaissent et n'appuient que les écoles où la religion est ignorée. Dans un État véritablement politique (par opposition à despotique) je ne dois pas être agnostique pour reconnaître les droits des agnos­tiques ; l'État qui reconnaît ces droits n'en est pas pour autant agnostique. L'État cesserait d'être politique s'il n'appuyait que les écoles non-confessionnelles. L'État qui se proposerait cette fin serait despotique sous ce rapport. C'est pour la même raison que nous ne vou­lons pas, nous chrétiens, que nos enfants soient obligés de fréquenter des écoles non-confession­nelles, surtout aux niveaux primaire et secon­daire. \*\*\* 210:66 Il existe, sans aucun doute, un rapport entre la science métaphysique et la science morale, si l'on considère l'ordre des choses. Mais la valeur de la science morale ne dépend pas de notre con­naissance de ce rapport. Chez Aristote, par exemple, l'éthique, en tant qu'elle a pour fin le bonheur dans la vie d'action, n'est pas fondée sur ce que nous appelons sa métaphysique. Et c'est tant mieux -- encore que je sois entière­ment convaincu de la vérité de sa métaphysique, encore que, de ce fait, je contredise un grand nombre de ceux qu'on appelle aujourd'hui tho­mistes. L'an dernier, j'assistais à un congrès de phi­losophie, où quelqu'un soutenait que la morale dépend de la métaphysique que l'on tient pour vraie. J'ai tenu à déclarer ma dissidence, pour la simple raison qu'une telle conception de la mo­rale rendrait celle-ci trop relativiste. En effet, que veut dire le mot métaphysique ? Il y a la mé­taphysique qu'Aristote appelait philosophie pre­mière et théologie ; d'après quelques-uns, la mé­taphysique de S. Thomas était foncièrement la même ; suivant d'autres, celle de S. Thomas est radicalement différente de la métaphysique d'Aristote qu'il a commentée ; les méditations métaphysiques de Descartes ne sont qu'incidem­ment métaphysiques au sens où S. Thomas l'en­tendait. Kant, Hegel, Marx, Bergson, et l'école analytique du jour, emploient ce même mot pour signifier des choses parfaitement irréductibles. 211:66 Par contre, la philosophie morale est de beaucoup plus stable. La raison en est sans doute que les vertus morales sont plus naturelles que les vertus de l'intelligence. Kant, par exemple, qui était agnostique au point de vue métaphysi­que, ne l'était nullement au point de vue moral. Il croyait fermement en Dieu, en l'immortalité de l'âme, mais pour des raisons qu'il disait mo­rales. D'après lui, la vie morale, si elle doit être raisonnable, suppose de toute nécessité un juge souverain, Dieu, et l'immortalité de l'âme. Cette position de Kant n'est pas fausse tout à fait. Elle appelle cependant une distinction entre l'ordre des choses en soi, et l'ordre suivant lequel nous prenons connaissance de cet ordre-là. Or, ces deux ordres, en dehors des mathématiques, sont inverses. Le refus de la métaphysique telle que l'entend S. Thomas n'entraîne pas qu'on doit méconnaître sa philosophie morale ; que l'on écarte sa philosophie morale, on ne met pas pour autant en cause sa métaphysique de quel­que manière qu'on l'entende. Si j'affirme que la philosophie morale ne découle pas de la méta­physique, je veux tout simplement protéger la morale contre le relativisme, contre l'invraisem­blable pluralisme en matière métaphysique, con­tre le fait historique de désaccords fondamen­taux et permanents en matière métaphysique. Ces désaccords sont dus à la faiblesse de l'intel­ligence humaine et aux circonstances extrêmement contingentes dans lesquelles elle acquiert le savoir. \*\*\* 212:66 Il ne suffit pas de posséder une bonne philo­sophie morale pour être du coup un homme de bien. Les discussions sur la tempérance ou la justice, aboutissant à des énoncés spéculative­ment vrais, ne produisent pas automatiquement des hommes tempérants ou des hommes justes. La science morale, dit S. Thomas, à la suite d'Aristote, ne contribue que peu à la vertu. S'en­suit-il que la philosophie morale en devienne in­différente à la conduite réelle ? Le fait que nous ne pouvons forcer quelqu'un d'adopter la foi chrétienne contre sa volonté ne suppose pas que la foi chrétienne est sans valeur ; le fait qu'on ne puisse obliger quelqu'un d'accepter une philo­sophie morale aussi bien articulée que celle d'Aristote, ou la théologie morale de l'Église, n'entraîne pas que cette philosophie ou cette théologie soient négligeables. Ce que nous devons éviter, c'est de vouloir faire admettre que, dans notre raison, il existe un rapport analytique entre la métaphysique et la philosophie morale, ou entre la philosophie morale et la conduite concrète à tenir ; un rap­port tel que l'homme qui se conduit bien est for­cément un bon moraliste, ou que le bon mora­liste est forcément un métaphysicien véritable. 213:66 Si, en morale, il existe un accord substantiel et étonnant entre les théologiens chrétiens de tous les temps, il ne faut pas oublier qu'à mesure que l'on descend vers des questions plus particuliè­res les divergences d'opinions s'accusent. Par exemple, les uns soutiennent que la magnanimi­té est incompatible avec l'humilité et qu'elle est un vice ; d'autres, comme S. Thomas, enseignent qu'elle est une vertu éminemment louable et qu'elle n'est pas possible sans grande humilité. Faut-il attendre que l'accord, soit fait pour être magnanime, ou pour être humble ? La rectitude morale ne dépend pas de mœurs intellectuelles rectifiées. Je suis persuadé qu'un théologien qui rejette la doctrine de S. Thomas sur la magna­nimité peut tenir en même temps une conduite magnanime. Les stoïciens, qui, pour S. Thomas, faisaient autorité, ont enseigné bien des choses que le docteur commun rejetait comme fausses -- depuis leur conception de la liberté, du bon­heur, jusqu'à la légitimité du suicide. Si nous n'avions pas les enseignements de l'Église en ces matières, si le comportement de tous et de cha­cun dépendait de la philosophie morale, où en serions-nous ? Pour en revenir au rapport entre la méta­physique, la philosophie morale et la conduite pratique, ce qu'il faut éviter en cette matière c'est le rigorisme, -- un simplisme qui ferait dire : 214:66 Si vous êtes un homme de bien, vous connaissez la philosophie morale et cette philosophie est bonne ; si cette philosophie morale est bonne, vous êtes un bon métaphysicien. \*\*\* J'ai qualifié de tyrannique un régime qui n'admettrait et n'appuierait que des écoles non confessionnelles Un tel régime refuserait de reconnaître la priorité du droit des parents croyants en matière d'éducation. J'ajoute cepen­dant que si nous voulions imposer les croyances de la majorité à tous les membres de la cité, nous serions coupables du même despotisme. Voilà ce qu'entraîne inéluctablement la liberté religieuse. Si nous prenions cette attitude, si nous méconnaissions que l'esprit moderne nous a mis en face de ce bien positif, nous mérite­rions de nous faire attribuer le propos bien connu : « Quand nous sommes en minorité, nous réclamons pour nous la liberté au nom de vos principes ; quand nous sommes en majorité, nous vous la refusons au nom des nôtres. » On le sait, il se trouve encore des catholiques qui maintiennent cette position inacceptable. Je les trouve fort gênants. Que deviendraient nos mis­sionnaires, par exemple, si les pays où ils se trouvent leur appliquaient le même principe ? 215:66 En quoi ce principe diffère-t-il de la tactique des pays communistes qui bannissent les hommes de Dieu ou qui leur rendent la vie impossible ? Les régimes communistes savent très bien que leur survie dépend de la rigoureuse application de ce principe totalitaire. En sommes-nous rendus au point où notre propre survie en dépendrait aus­si ? Notre foi serait-elle si infirme que nous ne puissions compter que sur des moyens extrinsè­ques pour la conserver ? Je ne sous-estime pas les moyens extrinsèques ; cependant, le principe « la fin ne justifie pas les moyens » vaut pour nous autant que pour les autres. ============== fin du numéro 66. [^1]:  -- (1). Septième volume de la Collection Itinéraires, aux Nou­velles Editions Latines, rue Palatine, Paris-VI^e^. [^2]:  -- (1). Voir Gilson : « Cajetan et l'humanisme théologique », dans les *Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age* (Vrin), année 1955. Dans le *Bulletin thomiste*, tome X, fascicule 3, la recension du Père M. Hubert met fortement en relief la portée des remarques de Gilson. [^3]:  -- (1). « Note sur les rapports entre les clercs et les laïcs », dans *Itinéraires*, n° 63. [^4]:  -- (1). « Déclaration fondamentale » de la revue *Itinéraires* (n° 28), chap. II. [^5]:  -- (1). Charles De Koninck, *La primauté du bien commun*, p. 75. [^6]:  -- (2). *Ibid*., p. 183. [^7]:  -- (3). Augustin Cochin -- *Les sociétés de pensée et la démocra­tie moderne* (réédition Plon 1955) et *La révolution et la libre-pensée* (*id*.). [^8]:  -- (1). Sur le « Principe de subsidiarité », voir le numéro spécial d'*Itinéraires :* numéro 64 de juin 1962. [^9]:  -- (1). Retraite avec Dom Delatte, textes recueillis et présentés par moine de Solesmes, Mame, 1961, p. 7. [^10]:  -- (1). En particulier les lecteurs d'*Itinéraires* ont lu dans les numéros 27, 29 et 30 de la Revue les trois articles : 1 *La piété du Fils et le culte d'hyperdulie*, II *Le scandale de la médiation*, III *La noblesse de l'amitié divine envers le genre humain*. [^11]:  -- (1). Cf. *Itinéraires*, juin 1960 : *Un Témoignage chrétien : le philosophe Gilson et la Théologie*, par Jean Madiran. [^12]:  -- (2). Pensée qui se trouve réunie par plusieurs disciples de saint Thomas (entre autres J. J. Berthier, *Sanctus Thomas Doctor Ecclesiae*, vol. 1, Rome 1914) et par certains papes (tel le Motu Proprio « *Doctoris Angelici* » de saint Pie X). Il faut plusieurs volumes pour rapporter les textes des conciles et des Papes depuis Alexandre IV et surtout Jean XXII sur le miracle de la doctrine, thomiste -- « *Doctrina ejus non potuit esse sine miraculo* » -- la certitude qui y est attachée et l'obligation grave pour les catholiques de s'y conformer en tout dans leur enseignement. Rappelons, parmi les plus récentes exhortations du Siège Apostolique « *à remettre en vigueur et propager le plus possible la précieuse sagesse de saint Thomas* » quelques textes d'une force peu commune. L'Encyclique *Æterni Patris* et tous les actes par lesquels Léon XIII a confirmé que « *ceux qui veulent être vraiment philosophes... sont obligés établir les principes et les bases de leur doctrine sur saint Thomas d'Aquin* ». L'Encyclique *Pascendi*, de saint Pie X, son *Motu Proprio* cité plus haut, confirment les édits de Léon XIII pour que soient « *saintement et inviolablement gardés les prin­cipes de la Philosophie posés par Thomas d'Aquin grâce auxquels l'on obtient tout ensemble et une telle science des choses créées qu'elle s'accorde admirablement avec la foi : toutes les erreurs de tous se trouvent réfutées...* ». C'est Benoît XV qui, rappelant que l'Église a « *proclamé que la doctrine de Thomas d'Aquin est la sienne propre* », prescrit dans le Code même de l'Église « *de traiter de tout point les études de philosophie rationnelle et de théologie, et la formation des élèves dans ces sciences, selon la méthode la doctrine et les principes du Docteur angélique, et de s'y tenir saintement* ». Pie XI avec l'encyclique *Studiorum Ducem* puis Pie XII dans plusieurs discours reviennent avec instance sur cette exigence toujours plus grave et toujours plus actuelle de « *suivre non seulement la méthode de saint Thomas mais encore sa doctrine et ses principes* ». C'est cela que nous avons rencontré dans la philosophie, la théologie et l'enseigne­ment de Charles De Koninck. [^13]:  -- (1). Cf. saint Thomas, *In-1 Metaph., prœmium.* [^14]:  -- (1). En particulier, Jean de Saint-Thomas, Cajetan, Nazarius, eux aussi parfois trop oubliés, même dans notre enseignement thomiste. [^15]:  -- (2). Pour un Philosophe thomiste la connaissance des autres doctrines et du autres écoles est utile sous le double rapport de mieux manifester la vérité et de réfuter les erreurs. [^16]:  -- (3). A la Faculté de Philosophie de Québec les cours de science sont fort importants. Il nous souvient, entre autres, de cours de cosmogonie et taxonomie biologique qui auraient tenu en haleine une pléiade de spécialistes ! [^17]:  -- (4). Au sens strict la Philosophie, de la Nature est une partie de la Doctrine Naturelle qui comprend les connaissances sur la Nature aux trois degrés d'abstraction -- Philosophie de la Na­ture, Mathématique, Métaphysique. En Philosophie thomiste elle se distingue de ce que l'on appelle « Philosophie Rationnelle ». [^18]:  -- (1). C'est le sens de Nature tel qu'il est retenu par saint Thomas, In-1 *Phys.* Sur les impositions de ce mot cf. saint Thomas, In V *Métaph.*, lect. 3. [^19]:  -- (2). *La Philosophie de la Nature et les Sciences expérimen­tales*, Revue *Culture.* Québec 1941. Vol. 11 n° 4 p. 466. [^20]:  -- (3). Ce sont après la *Physique* et presque tous commentés par saint Thomas : les livres *De Cœlo et Mundo*, *De Generatione et Corruptionne*, et *Meteorologicorum*, *De Anima*, *De sensu et sen­sato*, *De incessu animallum*. Ce qui se trouve éventuellement dans notre enseignement français aux rubriques : Logique, phi­losophie des sciences, cosmologie, psychologie, etc... [^21]:  -- (1). C'est-à-dire partir des cas singuliers et des théories ex­périmentales pour conclure les principes et les causes universels. [^22]:  -- (1). *Op. cit.* p. 474, réponse aux objections. [^23]:  -- (2). Science que l'on semble entendre au sens de science, ex­périmentale mais qui 1°/ n'est pas cela et 2°/ est en réalité un refus de là véritable science qui est *connaissance certaine par les causes* et principalement la cause de toutes les autres causes la cause finale. [^24]:  -- (1). Nous dirons plus loin un mot de ses cours, les excluant ici de la matière écrite proprement dite. [^25]:  -- (2). *Le cosmos ; Le problème de l'indéterminisme ; Random réflexions on Science and calculation ; The hollow universe ; Abstraction from matter ; Introduction à l'étude de l'âme...* [^26]:  -- (1). *Itinéraires,* passim ; et dans son livre *De la Justice So­*ciale, Collection Itinéraires, Nouvelles Éditions Latines, Paris. [^27]:  -- (1). *De la Primauté du Bien Commun contre les personnalis­tes*, Fides, Montréal 1943, Ch. L [^28]:  -- (2). Presse Universitaires Laval, Québec, 1950. [^29]:  -- (1). *Notre critique du communisme est-elle bien fondée ?* P.U.L. 1950, p. 30. [^30]:  -- (1). Cf. sur ces relations entre la philosophie et la théologie saint Thomas, I a q. 1, *Cont. Gent.* 1, c. 3 à 12. Il faut préciser que la philosophie, dans sa subordination relative à la théolo­gie, est beaucoup plus élevée que considérée simplement en elle même. [^31]:  -- (1). Can. 1366. C'est pourquoi aussi la certitude du Magistère ordinaire de l'Église en ces matières n'est pas si éloignée qu'on le suggère parfois du Magistère extraordinaire. Cf. Pie XII, *Humani Generis*. [^32]:  -- (2). On parle en effet aujourd'hui, par exemple, de théologie du travail ou de théologie de n'importe quoi. C'est l' « Histoire de France »... d'Angleterre. [^33]:  -- (1). Notion nécessaire, de même par exemple que pour l'intel­ligence de la Trinité, il faut savoir aussi ce que c'est qu'une personne, ce que c'est que la génération, etc... [^34]:  -- (2). *La Piété du Fils,* P.U.L., Québec, 1954, p. 16. [^35]:  -- (3). Constitution Apostolique *Munificentissimus Deus,* A.A.S. Nov. 1950. [^36]:  -- (1). Charles De Koninck indique ici en note : « Il ne faudrait donc pas assimiler cette hypothèse à l'opinion, apparemment très voisine, qu'enseignait le Cardinal Lepicier, dans son *Tractatus de Beata Maria Virgine Mater Dei :* « Mortua est (Maria) in amplexu Summi Boni : ex quo etiam factum est ut mox, id est in illo instanti quoil evolationem animœ secutuin est, Mariae anima beatissima illius corpori iterum uniretur (5^e^ édit., Rome 1926, p. 257). On ne peut dire en effet que l'âme de Marie fut unie à son corps dans l'instant qui a suivi (*secutum*) leur séparation. A moins de l'entendre d'un ordre d'*instantia naturæ*, voilà qui supposerait soit un instant pénultième, soit un intervalle de temps. Dans un cas comme dans l'autre, la personne aurait cessé d'exister comme telle. Car si par impossible on pouvait admettre un instant avant-dernier où il serait vrai de dire de la sainte Vierge uniquement qu'elle est morte, la mort aurait entraîné pour cet ins­tant la destruction de la personne ; ce qui, nous le verrons, est incompatible avec l'absence de toute faute en Marie. » [^37]:  -- (1). *Op. Cit*., p 140. [^38]:  -- (1). « C'est d'une intelligence esclave que de se vouloir égal au maître au commencement », Charles De Koninck. [^39]:  -- (1). La Théologie Sacrée n'est pas, comme telle, enseignée en Faculté de Philosophie. [^40]:  -- (1). Voir *Natural Science as Philosophy*, Québec, 1959 ; *The Hollow Universe*, Oxford, 1961 ; *The Unity and Diversity of Na­tural Science*, dans *The Philosophy of Physics*, éd. V.E, Smith, New York, 1961. Dans le *Laval Théologique et Philosophique*, il faut citer les articles suivants : *La dialectique des limites comme critique de la raison*, (1945), I, 1, 177-185 ; *Concept, Process and Reality*, (1946), II, 2, pp. 141-6 ; *Introduction à l'étude de l'âme*, (1947), III, 1, pp. 9-65 ; *Random Reflection on Science and Calculation*, (1956), XII,84-119 ; *Abstraction from Matter* II, (1960), XVI, 1, pp 53-69. [^41]:  -- (1). Même l'application des mathématiques dans l'étude de la nature ne divise le sujet de cette étude. Je veux dire par là que bien que la physique mathématique soit formellement mathéma­tique, elle demeure principalement naturelle en raison de son terme nommément de son sujet. Ce n'est pas en vue de connaître les mathématiques que nous appliquons les mathématiques à la nature, mais pour connaître davantage la nature. (In II Physi­corum letc. 3). Il peut y avoir différentes approches d'un même sujet ; mais il n'y a aucune raison pour en appeler une philo­sophie et l'autre non. Cf. *Naturel Science as Philosophy*, *in Culture*, Vol. XX, no 3, septembre 1959, p. 247. [^42]:  -- (1). Nous devons en premier examiner les choses que premiè­rement nous nommons, et ce sont de vagues généralités. Ce sont en un sens les plus importantes, et les négliger conduirait à un désastre complet. La doctrine de la matière première, par exem­ple, est essentielle pour sauvegarder l'unité de l'individu humain. Sans elle nous serions conduit à admettre que l'homme n'est plus qu'une superstructure accidentelle composée de charges électri­ques, une personne humaine n'aurait pas une individualité supé­rieure à l'individualité d'une pile de briques. » *The Unity and Diversity of Natural Science*, in *The Philosophy of Physics* (p. 16). [^43]:  -- (1). « Aujourd'hui, cependant, le construit est le sujet en tant qu'il est construit, et c'est seulement cet aspect opérationnel des entités mathématiques qui est appliqué aux recherches natu­relles. » [^44]:  -- (1). *Introduction à l'étude de l'âme* (P. LXIX). [^45]:  -- (1). *Ibid*., p. LXXVII. [^46]:  -- (2). Selon le mot d'Eddington. [^47]:  -- (1). Le but de la Science naturelle, même quand nous em­ployons des outils mathématiques, peut alors être seulement de nous apprendre quelque chose au sujet de l'Art qui façonna la nature. L'art responsable de la nature est cette Intelligence divine qu'Einstein a recherchée à travers ses études sur le monde physique et qui le laissait dans une incessante admiration : ce sont ses propres mots. (*The Hollow Universe*, pp. 76 et 77.) \[Le texte anglais est reproduit tel quel. -- 2005\] [^48]:  -- (1). Procès-verbal de la réunion de la section 6 de l'A.C.F.A.S. du 9 octobre 1944. [^49]:  -- (2). Taine, *Philosophie de l'Art,* tome 2, page 14. [^50]:  -- (3). Durkheim, *Les règles de la méthode sociologique,* pages 27-29. [^51]:  -- (4). Karl Marx, *Morceaux choisis* (N.R.F.), page 85. [^52]:  -- (5). Le texte intégral de cette lettre a été publié dans le *Laval Théologique et Philosophique*, 1945, vol. 1, n° 2, pages 195 et suivantes. [^53]:  -- (6). Loc. cit., page 196. [^54]:  -- (7). Loc. cit., page 195. [^55]:  -- (8). Loc., cit., page 197. [^56]:  -- (9). Jean Marchal, *Cours d'économie politique,* tome I, page 302. [^57]:  -- (1). *Summa Contra Gentiles*, lib. I, cap. 1. [^58]:  -- (2). S. S. Pie XII, Lettre encyclique *Humani Generis*, pp. 5, 6, Bonne Presse, Paris. [^59]:  -- (1). *De la primauté du bien commun contre les personnalistes*, Éditions de l'Université Laval, Québec, Éditions Fides, Montréal, 1943. [^60]:  -- (2). Cf. Avant-propos, pp. 1-4. « Il importe... de bien détermi­ner en quoi consiste la dignité de l'homme ». (p. 1). [^61]:  -- (1). Avant-propos, p. 1. [^62]:  -- (2). *Ibid*., p. 2. [^63]:  -- (1). *Op. cit.*, pp. 7-35. [^64]:  -- (1). M. De Koninck a pris grand soin de réfuter les objections spécieuses contre la primauté du bien commun, que certains croient pouvoir tirer de la considération du bien. surnaturel de l'homme. Comme il le montre clairement, on ne saurait s'ap­puyer sur le bien surnaturel de l'homme pour prétendre que le bien singulier serait au-dessus du bien commun. La vérité, c'est qu'aucun bien naturel ne dépasse autant que celui-là les bornes du bien particulier. Voir sur ce point, pp. 19-22 ; 62-63. [^65]:  -- (2). *Op. cit.*, p. 1. [^66]:  -- (1). *Op. cit.*, pp. 6-11. [^67]:  -- (1). *Op. cit.*, p. 8. [^68]:  -- (2). On distingue la cause universelle *in causando* de la cause universelle *in prædicando*. C'est en ce dernier sens que l'artisan peut être dit cause universelle de cette table, le menuisier, lui étant appelé cause particulière. C'est qu'artisan est un nom plus commun que menuisier, étant le nom du genre, et peut s'en pré­diquer comme de l'espèce : le menuisier est, en effet, artisan. On voit aisément que l'universalité est ici toute logique, et découle uniquement d'une relation de *prédicabilité*. On voudra bien nous pardonner l'usage que nous faisons librement de ces termes, dont nous savons bien qu'ils ne figurent pas au Dictionnaire de l'Académie. [^69]:  -- (3). N'est-ce pas l'idée qui est sous-jacente à la notion de volonté générale chez Rousseau, et, en général, à la conception collectiviste de l'État ? [^70]:  -- (4). *Op. cit.*, p. 9. [^71]:  -- (1). Est-il besoin de faire remarquer qu'une société de type collectiviste peut coïncider avec une société de type démocrati­que ? [^72]:  -- (2). *Op. cit.*, p. 75. [^73]:  -- (1). *Op. cit.*, pp. 9-10. [^74]:  -- (2). *Op. cit.*, pp. 9-12. [^75]:  -- (3). Le mot *naturellement* est ici employé par allusion à l'appétit naturel. Car si toutes choses aspirent à Dieu comme à leur bien le plus élevé, toutes cependant ne le font pas d'un ap­pétit élicite et conscient : celui-ci est réservé aux êtres doués de connaissance. [^76]:  -- (4). *Op. cit.*, pp. 11-12. [^77]:  -- (5). Nous prenons ici le mot *cœur* au sens où l'Écriture l'emploie parfois pour signifier l'être le plus intime des choses. « *Cor meum, ubi ego sum quicumque sum* », dit aussi en ce sens saint Augustin (Conf., X, III, 4). [^78]:  -- (1). En tout genre de cause, comme l'enseigne saint Thomas, la cause première est davantage cause de l'effet que toute cause seconde. « Or, Dieu est la première des causes finales, puisqu'il est le bien suprême. Il est donc, plus que n'importe quelle fin prochaine, la fin de toute chose ». (*Summa contra Gentiles*, lib. 3, cap. -- 17). [^79]:  -- (2). *Op. cit.*, p. 12. [^80]:  -- (1). *Op. cit.*, p. 39. « Cette erreur rabaisse la personne dans sa capacité la plus foncière : celle de participer à un bien plus grand que le bien singulier. » (p. 31). [^81]:  -- (1). Sur ce point particulier, on fera bien de consulter l'ar­ticle que M. De Koninck a consacré à répondre à l'attaque portée contre son livre par le Père Eischmann, o.p. Cet article important a paru dans la revue *Laval théologique et philosophique, sous* le titre : *In Defence of saint Thomas ; A reply to Father Eis­chman's attack on the primacy* of *the common good*. M. De Koninck a tiré occasion de cette attaque pour réaffirmer l'enseignement contenu dans son livre, et pour répondre à certaines objections nouvelles. [^82]:  -- (1). *Op. cit*., p. 77. [^83]:  -- (2). *Op. cit*., p. 4. [^84]:  -- (1). Rappelant aux philosophes et aux théologiens catholiques le devoir qui leur incombe de bien connaître les doctrines étrangères à la leur, Pie XII, à la suite du passage que nous ci­tions au début, en donne deux autres raisons : « ...il se cache parfois dans les affirmations fausses elles-mêmes un élément de vérité, enfin... ...ces mêmes affirmations invitent l'esprit à scruter et à considérer plus soigneusement certaines vérités philoso­phiques et théologiques. » (*Humani Generis*, p. 6, Bonne Presse, Paris). [^85]:  -- (1). Certains numéros du *Laval théologique et Philosophique* ont paru avec plusieurs mois, voire plus d'une année, de retard sur leur date de référence (N.D.L.R..). [^86]:  -- (1). *Ia Pars*, q. 105, a. 5, c. [^87]:  -- (1). *De Anima II*, c. 4, 415 b 15. [^88]:  -- (2). *In IX Ethic.*, lect. 11, (édit. Pirotta) n. 1908. [^89]:  -- (3). *In H Sent.*, d. 18, q. 2, a, 1, ac. 1. [^90]:  -- (1). *Ia*, q. 13, a. 11, ad 1 [^91]:  -- (1). *Ia-IIae*, q 2, a. 5, ad 2. [^92]:  -- (1). Il y a sans doute des auteurs qui ne voudraient pas ad­mettre l'impossibilité absolue d'un cosmos qui ne soit essentiel­lement ordonné à l'homme, ni que les êtres infrahumains soient finalement intelligibles en dehors de leur relation à l'humanité, bien que pareille création leur paraîtrait répugner à la sagesse divine. Mais ainsi conçue, la distinction entre la toute-puissance et la sagesse divines est vaine. [^93]:  -- (1). S. Thomas, *Q*. *de Ver.*, II, a. 2, c. [^94]:  -- (2). S. Thomas, S. c. G., III, c. 112. [^95]:  -- (1). Je prends le terme *terrible* au sens aristotélicien et tho­miste. Ainsi l'objet de la vertu de force, c'est le *terrible ;* et parmi les *terribilia* la mort est le plus épouvantable. « Le plus terrible des maux corporels, c'est la mort qui enlève tous les biens. Ce qui a fait dire à saint Augustin que le lien du corps, pour n'être ni secoué ni tourmenté, inspire la crainte de la peine et de la douleur ; et pour n'être ni enlevé ni brisé, il fait trembler l'âme par la terreur de la mort. La vertu de force a donc bien pour objet la crainte des dangers de mort. » S. Th., *IIa IIae*, q. 123, a. 4, c. [^96]:  -- (1). « ...Illa quæ sunt perfectissinia in entibus, ut substantiæ intellectuales, redeunt ad essentiam. suam reditione completa : in hoc enim quod cognoscunt aliquid extra se positum, quodam­modo extra se procedunt ; secundum vero quod cognoscunt se cognoscere, jam ad se redire incipiunt, quia actus cognitionis est medius inter cognoscentem et cognitum. Sed reditus iste completur secundum quod cognoscunt essentias proprias : unde dicitur in lib. *de Causis* \[prop. XV\], quod omnis sciens essen­tiam suam, est rediens ad essentiam suam reditione completa » (S. Thomas, *Q.D*. *de Veritate*, q. 1, a. 9, c.). [^97]:  -- (1). Afin qu'on ne pense pas que ce sont là pures rêveries de philosophe, je me permets cette longue citation tirée d'un ou­vrage de Madame Anne Morrow Lindbergh, l'épouse de l'avia­teur, *North to the Orient* (New York, Harcourt, Brace & Co., 1935) : « One could sit still and look at life from the air ; that was it. And I was conscious again of the fundamental magic of flying, a miracle that has nothing to do with any of its prac­tical purposes and will not change as they change. It is a magic that has more kinship with what one experiences standing in front of serene madonnas or listening to cool chorales, or even reading one of those clear passages in a book so clear and so illuminating that one feels the writer has given the reader a glass-bottomed bucket with to look through the ruffled surface of life far down to that still permanent world below. For not only is life put in new patterns from the air, but it is somehow arrested, frozen into form. There is no flaw, no crack in the surface. Looking down from the air that morning, I felt that stillness rested like a light over the earth. The water­falls seemed frozen solid ; the tops of the trees were still ; the river hardly stirred, a serpent gently moving under its shimmering skin. Everything was quiet : fields and trees and houses. What motion there was, took on a slow grace : the crawling cars, the rippling skin of the river, and birds drifting like petals down the air ; like slow-motion pictures which catch the moment of outstretched beauty -- a horse at the top of a jump -- that one cannot see in life itself, so swiftly does it move. And if flying, like a glass-bottomed bucket, can give you that vision, that seeing eye, which peers down to the still world below the choppy waves -- it will always remain magic. » [^98]:  -- (1). *Somme théologique*, II-II, 10, 12. [^99]:  -- (1). *Somme théologique*, II-II, 66, 2. [^100]:  -- (1). *Somme théologique*, III, 68, 10. -- Cf. II-II, 10, 2 (voir, Cajetan) ; *Quodl*. II, 7. [^101]:  -- (1). *Somme théologique*, I, 2, 1, ad 1.