# 67-11-62
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## LA CIVILISATION CHRÉTIENNE
*Avertissement*
*L'organisation du présent numéro pourra surprendre : il s'ouvre par un volumineux recueil de documents pontificaux.*
*Un mot d'explication préliminaire apparaît donc nécessaire.*
*On imagine assez communément aujourd'hui que la notion de* « *civilisation chrétienne* »*, -- spécialement quand on précise :* « *la civilisation chrétienne* »*, -- est une notion juste ou fausse, utile ou funeste, mais en tout cas une notion qui se serait développée en marge du christianisme et de l'Église, par la seule initiative privée, louable ou contestable, de quelques philosophes, penseurs et publicistes n'engageant qu'eux-mêmes.*
*Or il n'en est rien et il importe d'abord que cela soit parfaitement net.*
*C'est l'Église qui, par son Magistère universel, dit avec une fréquente insistance :* « *la civilisation chrétienne* »*.*
*Il faut, donc, avant toute autre chose, savoir et faire savoir que c'est l'Église qui le dit, savoir et faire savoir ce qu'elle en dit. Cela est trop généralement ignoré et de plus en plus souvent contesté et nié, notamment par un nombre croissant de théologiens, de prédicateurs, de publications.*
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*Telle est la raison pour laquelle les documents pontificaux figurent en tête du présent numéro. Il s'agissait d'établir clairement un fait peu connu ou méconnu.*
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*Les études qui suivent n'engagent chacune que la responsabilité de son auteur. Elles ne sont pas essentiellement un commentaire, une paraphrase ou une déduction des documents pontificaux qui les précèdent. Elles ne prétendent à aucun degré définir une orthodoxie ou imposer une pensée. Elles sont un effort de recherche, une libre méditation sur la civilisation chrétienne, où chaque auteur apporte selon la manière qui lui est propre le fruit de son expérience et de sa réflexion ; et personne ne s'est occupé d'y introduire un concordisme artificiel ou obligatoire.*
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### DOCUMENTS PONTIFICAUX
*De saint Pie X à Jean XXIII*
CE RECUEIL de documents pontificaux ne cache pas que son occasion accidentelle a été l'urgente nécessité où nous nous trouvons de plus en plus de nous défendre contre un enseignement qui veut nous faire renier la civilisation chrétienne, qui tend à nous persuader que l'Église l'ignore ou la rejette, et qui va jusqu'à s'exprimer en des termes aussi extrêmes et aussi catégoriques que ceux-ci :
« *En réalité il n'y a jamais eu de civilisation chrétienne... Évitons de parler de civilisation chrétienne... Regrettons même qu'on en ait jamais parlé.* »
« *La civilisation chrétienne ? Je vous répondrai avec tous les Papes de notre siècle que je ne sais pas ce que c'est.* »
Ces deux assertions sont extraites de deux écrivains ecclésiastiques différents, mais l'un et l'autre occupés à enseigner le peuple chrétien et à faire connaître aux incroyants la pensée de l'Église ; et l'un et l'autre écoutés, suivis, imités par leurs collègues en nombre croissant.
A cet enseignement, il n'y a rien à opposer, sinon les documents pontificaux eux-mêmes.
C'est pourquoi, premièrement, le présent recueil se limite aux « Papes de notre siècle », de saint Pie X à Jean XXIII.
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C'est pourquoi, secondement, on trouvera dans ce recueil non seulement des textes qui développent explicitement un enseignement magistral, mais encore des citations plus brèves, contribuant à attester que les Papes de notre siècle, bien loin d'ignorer « la civilisation chrétienne », la mentionnent fréquemment et, en ce qui concerne surtout Jean XXIII, en parlent quasiment tout le temps.
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Naturellement, ce recueil n'est pas exhaustif. Et d'abord pour cette raison : c'est à notre connaissance la première fois qu'est entrepris un tel rassemblement des textes pontificaux sur la civilisation chrétienne. Il peut donc y avoir des omissions involontaires. Les tables et répertoires existants donnent très peu de références dans leur rubrique « civilisation chrétienne » (ou même ne comportent pas cette rubrique), probablement parce que ce n'est pas une catégorie de la théologie traditionnelle, le mot « civilisation » étant relativement récent. Avant d'entreprendre celle enquête sur les documents pontificaux, nous avions nous-même l'impression que les Papes avaient parlé nettement, certes, mais *rarement*, de « la civilisation chrétienne ». Cela vient de ce que les textes la concernant sont le plus souvent répertoriés, dans les nomenclatures et classifications ([^1]), à d'autres rubriques plus ou moins voisines, sous des vocables plus anciennement reçus dans la langue théologique (par exemple : « droit naturel »).
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D'autre part, nous n'avons retenu ici, de saint Pie X et de Pie XI, que les textes les plus caractéristiques. En effet, la croyance enseignée est que l'Église a pu *autrefois* s'intéresser à « la civilisation chrétienne », mais que maintenant elle s'en détourne et n'en parle plus. C'est donc seulement pour les Papes les plus récents, c'est-à-dire pour Pie XII et pour Jean XXIII, que notre recueil s'est efforcé d'être complet.
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Nous espérons que, indépendamment de son occasion accidentelle et tel qu'il est, ce premier essai de recueil des documents pontificaux concernant la civilisation chrétienne apportera une contribution positive dans une direction qui est, du moins en langue française et à notre connaissance, encore peu explorée méthodiquement.
J. M.
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### Saint Pie X
11 juin 1905\
Encyclique Il fermo proposito
C'est dans l'Encyclique « Il fermo proposito » que se trouvent les affirmations fondamentales de saint Pie X sur la civilisation chrétienne.
« Outre ces biens (surnaturels), il en est un grand nombre de l'ordre naturel qui, sans être directement l'objet de la mission de l'Église, en découlent cependant comme une de ses conséquences naturelles. La lumière de la Révélation catholique est telle qu'elle se répand très vive sur toute science ; si grande est la force des maximes évangéliques que les préceptes de la loi naturelle y trouvent un fondement plus sûr et une plus puissante vigueur ; telle est enfin l'efficacité de la vérité et de la morale enseignées par Jésus-Christ, que même le bien-être matériel des individus, de la famille et de la société humaine en reçoit providentiellement soutien et protection.
L'Église, tout en prêchant Jésus crucifié, « scandale et folie pour le monde », est devenue la première inspiratrice et promotrice de *la civilisation*. Elle l'a répandue partout où ont prêché ses apôtres, conservant et perfectionnant les bons éléments des antiques civilisations païennes, arrachant à la barbarie et élevant jusqu'à une forme de société civilisée les peuples nouveaux qui se réfugiaient dans son sein maternel et donnant à la société entière, peu à peu sans doute, mais d'une marche sûre et toujours progressive, cette empreinte si marquée qu'encore aujourd'hui elle conserve partout. *La civilisation de l'humanité est une civilisation chrétienne.* Elle est d'autant plus vraie, plus durable, plus féconde en fruits précieux qu'elle est *plus nettement chrétienne ;* d'autant plus décadente, pour le plus grand malheur de la société, qu'elle se soustrait davantage à l'idée chrétienne.
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Aussi, par la force intrinsèque des choses, l'Église devient-elle encore en fait la gardienne et la protectrice de *la civilisation chrétienne* (...) « Tout restaurer dans le Christ » a toujours été la devise de l'Église, et c'est particulièrement la nôtre, dans les temps périlleux que nous traversons. Restaurer toutes choses, non d'une manière quelconque, mais dans le Christ Restaurer dans le Christ non seulement ce qui incombe directement à l'Église en vertu de sa divine mission qui est de conduire les âmes à Dieu, mais encore, comme Nous l'avons expliqué, ce qui découle spontanément de cette divine mission, *la civilisation chrétienne* dans l'ensemble de tous et de chacun des éléments qui la constituent. Et pour Nous arrêter à cette seule dernière partie de la restauration désirée vous voyez bien, Vénérables Frères, quel appui apportent à l'Église ces troupes choisies de catholiques qui se proposent précisément de réunir ensemble, toutes leurs forces vives dans le but de *combattre par tous les moyens justes et légaux la civilisation anti-chrétienne.* »
25 août 1910\
Lettre Notre charge apostolique
Texte célèbre de la Lettre de saint Pie X dite « sur le Sillon ».
« On ne bâtira pas la cité autrement que Dieu ne l'a bâtie Non, la civilisation n'est plus à inventer, ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est ; c'est la civilisation chrétienne, c'est la cité catholique. Il ne s'agit que de l'instaurer et de la restaurer sans cesse sur ses fondements naturels et divins contre les attaques toujours renaissantes de l'utopie malsaine, de la révolte et de l'impiété : « Omnia instaurare in Christo » (...).
Si l'on veut arriver à la plus grande somme de bien-être possible pour la société et pour chacun de ses membres par la fraternité ou, comme on dit encore, par la solidarité universelle, il faut l'union des esprits dans la vérité, l'union des volontés dans la morale, l'union des cœurs dans l'amour de Dieu et de son Fils Jésus-Christ. Or, cette union n'est réalisable que par la charité catholique, laquelle seule, par conséquent, peut conduire les peuples dans la marche du progrès, vers l'idéal de la civilisation. »
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### Pie XI
28 février 1926\
Encyclique Rerum Ecelesiæ
« Dès les premiers âges du christianisme, les Pontifes romains ont tourné leur pensée constante vers les peuples assis dans les ténèbres et à l'ombre de la mort, et ont eu pour principal souci de leur apporter la lumière de la doctrine évangélique et les bienfaits de *la civilisation chrétienne* (...).
Tout d'abord s'impose l'envoi dans ces régions immenses, et en quelque sorte illimitées, qui sont encore privées de *la civilisation chrétienne*, d'ouvriers apostoliques beaucoup plus nombreux (...)
D'immenses espaces ne sont pas encore ouverts à *la civilisation chrétienne, des populations innombrables restent privées jusqu'ici* des bienfaits de la Rédemption. »
31 décembre 1929 Encyclique\
Divini illius Magistri
« Dans tous les temps, par ses missionnaires, l'Église a formé à la vie chrétienne et à la civilisation les peuples qui aujourd'hui constituent les diverses nations chrétiennes du monde civilisé (...).
Toute l'histoire du christianisme et de ses institutions s'identifie avec l'histoire de la vraie civilisation et du vrai progrès jusqu'à nos jours... »
10 juillet 1936\
Lettre du Cardinal Pacelli,\
Secrétaire d'État.
Lettre adressée à la Semaine sociale de Versailles sur les « conflits de civilisations ».
Dans cette Lettre, le Cardinal Pacelli, futur Pie XII, distingue les deux notions voisines, et étroitement connexes, de « culture » et de « civilisation ».
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A ce propos, on remarquera que le latin pontifical dispose habituellement d'un seul mot, « cultus », pour désigner à la fois la « culture » et la « civilisation ». Il s'agit donc de deux aspects d'une même réalité.
« Lorsqu'on parle de civilisation, il faut surtout considérer que ce terme ne signifie pas seulement un ensemble de biens et d'éléments matériels et temporels, mais aussi, et très spécialement, une somme de valeurs intellectuelles, morales, juridiques, spirituelles. Il n'est pas, douteux que la primauté revient à ce dernier groupe de facteurs dont le total mérite de préférence le titre plus noble de culture, qui serait comma l'âme de la civilisation.
Mais si toute civilisation relève d'une culture c'est donc aussi que toute civilisation plonge, en dernière analyse, dans un problème d'ordre spirituel, selon la conception que les hommes se font de la vie, de leur origine et de leur destinée.
Qu'il y ait eu au cours des siècles, qu'il y ait encore aujourd'hui une grande variété de civilisations, c'est un fait d'expérience élémentaire que nous ne nous attarderons pas à souligner. Une telle diversité présenterait, sans aucun doute une merveilleuse vision de beauté, si les différentes civilisations étaient unies entre elles par des liens de fraternelle compréhension et de mutuelle, collaboration. Mais hélas il n'en est pas ainsi. S'inspirant fréquemment de principes erronés, aveuglés par l'ambition, par le désir déréglé des biens terrestres, emportées dans le tourbillon d'une concurrence déloyale, tout occupées à se surpasser l'une l'autre, les diverses civilisations offrent trop souvent un bien douloureux spectacle d'antagonisme et de haine, de lutte et de rivalité (...).
Or, le christianisme se présente, ici comme ailleurs, en libérateur, en sauveur. Il réalise en effet « l'homme nouveau », moralement perfectionné comme individu et comme membre de la société, habitué à considérer les biens d'ici-bas, surtout la vie présente, comme le moyen de s'élever à une vie supérieure et éternelle : Ainsi il travaille à accomplir sur le plan spirituel une œuvre de compréhension pacifique et bienfaisante, et en s'adressant, avec ses notes d'universalité et d'unité, à ce qu'il y a de constant et d'identique chez tous les hommes, il les rapproche par le fait même et resserre leurs liens d'amitié, ou mieux, de parenté, au sein de la grande et unique famille des enfants de Dieu et des frères de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
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Car, malgré les variétés et les contrastes, l'homme reste l'homme en quelque temps et en quelque pays qu'il vive. Sa création est marquée au coin de l'unité. La nature humaine, douée d'intelligence et de volonté, provenant d'une seule souche originelle, issue d'un même principe et destinée au même bien suprême, qui est Dieu, se doit de retrouver en son fond, à tous les stades de son progrès matériel et spirituel, les mêmes nécessités vitales, auxquelles seul le christianisme peut répondre exhaustivement. Élargissant en outre à l'humanité tout entière, sans distinction, les infinis trésors de l'ordre surnaturel dont Notre-Seigneur a constitué l'Église dépositaire et distributrice, le christianisme fait sien le programme de l'Apôtre : « *Omnia et in omnibus Christus* » (Col., III, 2). C'est par là qu'il *informera toutes les civilisations en leur donnant une âme commune*.
Mais cela ne signifie pas, il faut bien le remarquer, que l'Église veuille faire, parmi les peuples, une œuvre de nivellement, d'unification d'uniformité, qui serait contre nature. L'histoire prouve à quel point l'Église s'est toujours montrée respectueuse de leurs caractères distinctifs, de leurs apports particuliers et légitimes. Aussi, fidèle à son divin mandat de procurer le salut des âmes, s'est-elle toujours prononcée contre un particularisme religieux qui prétendait que la révélation et le salut fussent l'apanage d'une civilisation plutôt que de telle autre.
Saint Paul n'a-t-il pas proclamé l'universalité du plan rédempteur quand il a dit que Dieu veut « *omnes homines... salvos fieri et ad agnitionem veritatis venire* » ? (I Tim. II, 4). Au contraire des cultures d'invention humaine, toujours limitées, incomplètes, faillibles, le christianisme, débordant le temps et l'espace, et resplendissant de lumière et de vertu, s'adresse en effet à tous les hommes, les prenant comme ils sont et où ils sont, pour les conduire « *ad montem qui Christus est* », même par des sentiers différents. Le christianisme, en définitive, n'est-il pas, ne doit-il pas être, de par la volonté de l'Homme-Dieu, qui est venu « *ut vitam habeant et abundantius habeant* », le souverain inspirateur et le puissant ferment de toutes les cultures et de toutes les civilisations ? Et quel gage de collaboration, de prospérité et de paix n'en résulterait-il pas aussitôt ?
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20 novembre 1936\
Lettre du Cardinal Pacelli\
au Congrès australien\
de l'éducation catholique
La date du 20 novembre est celle du numéro de « L'Osservatore romano » qui a publié cette lettre ; son texte, tel qu'il a été publié, ne comporte pas de date.
« Il n'est aucune personne sage qui ne voie -- l'histoire en témoigne par des documents irréfutables -- que la décadence des institutions et des mœurs chrétiennes entraîne l'écroulement des bases de la société civile : tandis que, au contraire, avec l'épanouissement de la discipline de l'Évangile, on peut apporter un remède approprié même aux maux invétérés et porter à la plus haute et à la plus complète perfection individus, familles et cités. La chose, d'ailleurs, est facile à comprendre.
L'Église, en effet, la plus grande maîtresse du genre humain, défend avec fermeté et constance l'intégrité des principes d'où découlent les devoirs de chacun, en tous temps, en tous lieux, en suggérant les motifs les plus propres à diriger honnêtement la vie, et en proposant comme but de la vertu un bonheur non sujet à la brièveté, et à la caducité de la vie terrestre. Cependant, bien qu'elle ne s'intéresse et ne conduise qu'aux choses célestes, l'Église est loin de condamner ou de déprécier le progrès qui aboutit au bien-être temporel ou de condamner ce qui stimule l'esprit, ce qui perfectionne les mœurs, ce qui donne de la vigueur aux corps en vue de les rendre plus aptes à accomplir avec plus d'entrain les bonnes œuvres de l'esprit, ce qui procure les innocentes satisfactions de la vie ; bien plus, tout ce qui regarde l'art et la littérature, les initiatives et les institutions utiles à la société humaine, tout ce qui est honnête et permis a toujours trouvé dans l'Église, sans empêchement d'aucune sorte, ou l'initiative ou l'aide précieuse. Ce semble, vraiment, une chose établie en vertu d'un admirable dessein de la Providence divine, que, dès l'instant même où la divine flamme -- Jésus crucifié -- resplendit sur le candélabre, la civilisation et la culture dignes de ce nom soient comme un fruit qui mûrit près de la croix, comme une lumière qui entoure la croix, une gloire qui, de l'arbre de vie, rejaillit sur la vie du genre humain ».
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24 décembre 1936\
Radiomessage au monde entier
« Nouvel avertissement (la guerre d'Espagne) plus grave et plus menaçant peut-être qu'il y en eût jamais pour le monde entier, et principalement pour l'Europe et pour *la civilisation chrétienne*, révélation du présage terrifiant dans sa certitude et son évidence de ce qui se prépare pour l'Europe et pour le monde, si l'on n'a pas immédiatement et efficacement recours à la défense et au remède. »
19 mars 1937\
Encyclique Divini Redemptoris
« Le communisme (...) : il est athée ; son dessein particulier est de bouleverser radicalement l'ordre social et d'anéantir jusqu'aux fondements de *la civilisation chrétienne* » (§ 3).
« Nous voulons indiquer à tous les moyens de défense qu'il faut mettre en œuvre : par ces moyens, il sera possible que *la civilisation chrétienne, la seule capable de rendre la cité vraiment humaine*, échappe à cette horrible monstruosité et, mieux encore, poursuive sa marche quotidienne vers le progrès authentique qui est dans la vocation de la société civile » (§ 7).
« Le communisme est intrinsèquement pervers : il ne faut donc collaborer en rien avec lui quand on veut sauver de la destruction *la civilisation chrétienne* et l'ordre social » (§. 58).
L'Encyclique « Divini Redemptoris » ([^2]) est comme une charte de *la civilisation chrétienne* au XX^e^ siècle, spécialement par sa III^e^ et par sa IV^e^ parties.
La III^e^ partie (paragraphes 25 à 38) expose la doctrine chrétienne de la cité.
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### Pie XII
20 octobre 1939\
Encyclique Summi Pontificatus
« Les peuples entraînés dans le tragique tourbillon de la guerre n'en sont peut-être encore qu'au commencement des douleurs (Mt XXIV, 8) ; mais déjà dans des milliers de familles règnent la mort et la désolation, les lamentations et la misère. Le sang d'innombrables êtres humains, même non combattants, élève un poignant cri de douleur, spécialement sur une nation bien-aimée, la Pologne qui, par sa fidélité à l'Église, par ses mérites dans la défense de *la civilisation chrétienne*, inscrits en caractères indélébiles dans les fastes de l'histoire, a droit à la sympathie humaine et fraternelle du monde. »
1^er^ juin 1941\
Message au monde entier\
pour le 50^e^ anniversaire de Rerum novarum
« Selon la doctrine de « Rerum novarum », la nature même a lié intimement la propriété privée à l'existence de la société humaine et de sa *vraie civilisation* »...
24 décembre 1941\
Message de Noël
« Nous ne voulons pas passer sous silence la louange qui est due à la sagesse des gouvernants qui ont, ou toujours favorisé, ou voulu et su remettre en honneur, à l'avantage des peuples, les valeurs de *la civilisation chrétienne*, par d'heureux rapports entre l'Église et l'État, par la protection de la sainteté du mariage, par l'éducation religieuse de la jeunesse. »
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1^er^ septembre 1944\
Message au monde entier\
sur « la civilisation chrétienne »
« Voir au plus tôt, des débris d'un monde vieilli et tombé en ruine, surgir un monde nouveau plus sain, mieux ordonné dans sa constitution juridique, plus en harmonie avec les exigences de la nature humaine : telle est l'aspiration des peuples opprimés.
Quels seront les architectes ? (...) Les penseurs (...) ? Faudra-t-il voir, aux navrants et funestes errements du passé, succéder de nouveaux errements (...) ? Ou bien se trouvera-t-il de sages politiques (...) ?
De la réponse à cette question dépend le sort de *la civilisation chrétienne* dans l'Europe et dans le monde. Loin de porter ombrage ou préjudice à toutes les formes particulières si variées de la vie civile, où se manifeste le caractère propre de chaque peuple, cette civilisation s'y insère, au contraire, et donne une vie nouvelle aux principes les plus élevés de l'éthique, à savoir : la loi morale inscrite par le Créateur au cœur de tous les hommes (cf. Rom., II, 15), le droit naturel qui dérive de Dieu, les droits fondamentaux et l'intangible dignité de la personne humaine. Mais, en outre, pour mieux incliner les volontés à l'observance de ces principes moraux, *la civilisation chrétienne* infuse au cœur des individus, des peuples et de la communauté des nations ces énergies supérieures qu'aucun pouvoir humain ne serait en mesure de conférer dans le moindre degré ; et en même temps, semblable en cela, aux forces de la nature, elle immunise contre les germes toxiques qui menacent l'ordre moral ; dont elle prévient ainsi la ruine.
D'où il s'ensuit que *la civilisation chrétienne*, sans étouffer ni étioler les éléments sains des cultures originelles les plus variées, les harmonise sur les points essentiels, créant ainsi l'unité sur le large plan des sentiments et des règles morales -- fondement solide de la véritable paix, de la justice sociale et de l'amour fraternel entre tous les membres de la grande famille humaine.
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Les siècles passés ont vu, par une de ces évolutions pleines de contradictions dont l'histoire est jalonnée, *la civilisation chrétienne* tout à la fois systématiquement sapée à la base, et en même temps dilatée et répandue quant à son patrimoine à travers les peuples. A des degrés divers, l'Europe et les autres continents vivent encore des forces internes et des principes que l'hérédité de l'esprit chrétien leur a inoculés comme par une spirituelle transfusion de sang.
Certains ont beau en arriver à oublier ce précieux patrimoine, à le dédaigner, même à le répudier : le fait de cette succession héréditaire subsiste quand même (...).
C'est la clairvoyance, le dévouement, le courage, le génie inventif, le sentiment de charité fraternelle de tous les cœurs droits et honnêtes qui détermineront en quelle mesure et jusqu'à quel point l'esprit chrétien réussira à maintenir et à consolider l'œuvre gigantesque de la restauration de la vie sociale, économique et internationale sur un plan conciliable avec *le contenu religieux et moral de la civilisation chrétienne*.
C'est pourquoi, à tous Nos fils et filles de ce vaste univers, à ceux aussi qui, sans appartenir à l'Église, se sentent unis à Nous à cette heure de décisions peut-être irrévocables, Nous adressons une pressente exhortation. Qu'ils pèsent l'extraordinaire gravité des circonstances, qu'ils considèrent comment, par-dessus toute autre collaboration divergente avec d'autres tendances idéologiques et d'autres forces sociales, suggérée en certains cas par des motifs purement contingents, *la fidélité au patrimoine de la civilisation chrétienne, sa défense intrépide contre tous les courants athées ou anti-chrétiens est la clé de voûte qui jamais ne peut être sacrifiée à aucun avantage passager, à aucune combinaison sujette au changement.*
Cet appel qui éveillera, Nous en avons l'intime confiance, un écho favorable dans des millions d'âmes sur la terre, vise avant tout à une loyale, et efficace collaboration dans tous les domaines où la création d'un ordre juridique plus sain se manifeste comme particulièrement réclamée par l'idée chrétienne elle-même. Et ceci vaut d'une manière toute spéciale pour cet ensemble de problèmes formidables concernant la constitution d'un ordre économique et social qui réponde mieux à l'éternelle loi divine et à la dignité humaine. »
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A ce message fit écho en France notamment, la Déclaration de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques, du 13 novembre 1945 énonçant entre autres : « Les catholiques doivent comprendre la gravité de l'heure, leur devoir de promouvoir les principes fondamentaux de l'ordre social, leur mission de restaurer dans le monde, et en France d'abord, la civilisation chrétienne ébranlée ».
12 mai 1946\
Allocution\
à la jeunesse féminine romaine
« Avec votre bulletin de vote vous avez entre les mains les intérêts supérieurs de votre patrie : il s'agit de garantir et de conserver à votre peuple sa *civilisation chrétienne*. »
16 mai 1947\
Discours pour la canonisation\
de Nicolas de Flüe
« On entend souvent identifier Moyen Age et civilisation catholique. L'assimilation n'est pas tout à fait exacte. La vie d'un peuple, d'une nation, se meut dans un domaine fort varié qui déborde celui de l'activité proprement religieuse. Dès lors que, dans toute l'étendue de ce vaste domaine, une société respectueuse des droits de Dieu s'interdit de franchir les limites marquées par la doctrine et la morale de l'Église, elle peut légitimement se dire chrétienne et catholique. Aucune culture ne saurait se donner en bloc comme spécifiquement telle ; pas même la culture médiévale ; sans compter que celle-ci suivait une évolution continue et que, précisément à cette époque ([^3]), elle s'enrichissait par l'afflux d'un nouveau et puissant courant de culture antique.
Cette réserve faite, il est juste de reconnaître au Moyen Age et à sa mentalité une note vraiment catholique : la certitude indiscutable que la religion et la vie forment, dans l'unité, un tout indissoluble. Sans déserter le monde, sans perdre le vrai sens de la vie, il ordonne toute l'existence humaine vers un objectif unique :
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l' « *adhaerere Deo* », le « *prope Deum esse* », vers la prise de contact avec Dieu, vers l'amitié de Dieu, convaincu qu'il ne saurait y avoir hors de là nulle paix solide, ni pour le cœur de l'homme, ni pour la société, ni pour la communauté des peuples (...).
Saisissez-vous la terrible gravité de l'heure présente et la poignante antithèse dont elle nous donne le spectacle ? D'un côté, nous qui célébrons la gloire des saints du Moyen Age, des saints qui ont réalisé en eux-mêmes, dans l'unité de la religion et de la vie, la dévotion à Dieu : de l'autre, au pôle opposé, une trop grande partie de l'univers réalisant la « dévotion au monde, l'idolâtrie du monde jusqu'à la négation de Dieu, jusqu'à la profession de l'athéisme le plus absolu.
Quelle sera pratiquement la solution en ce qui vous concerne, vous qui vivez au milieu de ce bouleversement des plus hautes valeurs spirituelles et morales ? Un retour au Moyen Age ? Personne n'y songe ! Mais un retour, oui, à cette synthèse de la religion et de la vie. Elle n'est point un monopole du. Moyen Age : dépassant infiniment toutes les contingences des temps, elle est toujours actuelle, parce qu'elle est la clé de voûte indispensable de toute civilisation, l'âme dont toute culture doit vivre, sous peine de se détruire de ses propres mains, de rouler dans l'abîme de l'humaine malice qui s'ouvre sous ses pas dès qu'elle commence, par l'apostasie, à se détourner de Dieu. »
11 septembre 1947\
Discours à l'Union internationale\
des Ligues féminines catholiques
« Les forces intellectuelles et politiques plus ou moins imprégnées d'athéisme s'appliquent à extirper *la civilisation chrétienne*. »
5 juillet 1948\
Lettre de Mgr Montini,\
Substitut à la Secrétairerie d'État,\
aux Semaines sociales de France
« Le cataclysme sans précédent dont nous sortons à peine a non seulement porté atteinte à notre civilisation, mais a causé jusque chez les peuples d'outremer les plus éloignés un ébranlement, une fermentation dont les conséquences sont incalculables.
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Beaucoup se sont éveillés à une vie d'indépendance. Leur participation au conflit mondial leur a fait prendre conscience de leurs virtualités. Mais cette soif d'émancipation, s'accompagnant souvent de violences, ne va pas sans danger, si l'on considère en môme temps l'état d'affaiblissement où se trouvent aujourd'hui les puissances occidentales auxquelles leur situation et leur vocation de messagères de l'Évangile avaient conféré une tâche de sœurs aînées à l'égard de continents encore « assis dans les ténèbres et à l'ombre de la mort ». Qui ne redouterait que cet état de choses ne précipite un déséquilibre dont le monde entier pourrait avoir à souffrir longtemps ? Que des évolutions nécessaires doivent s'accomplir, personne certes n'y contredira. Mais comme il faut souhaiter qu'elles se fassent dans l'ordre, dans la justice, dans une mutuelle compréhension, en un mot dans la charité.
Sans doute, il n'a jamais été question d'uniformité ni de nivellement entre diverses civilisations, comme le faisait opportunément remarquer la Lettre du Saint-Siège à la XVIII^e^ Semaine sociale de Versailles : « L'histoire, y lisait-on, prouve à quel point l'Église s'est montrée respectueuse de leurs caractères distinctifs, de leurs rapports particuliers et légitimes ». Peut-être les conditions nouvelles dans lesquelles aura désormais à s'exercer l'influence occidentale sur les peuples d'outremer en pleine fermentation obligeront-elles les pouvoirs responsables à considérer davantage leurs particularités ethniques, à tenir compte, beaucoup plus que ne le faisait une colonisation d'inspiration intéressée et matérielle, des aspirations indigènes à de justes progrès, d'ailleurs postulés par la dignité de la personne humaine.
La Lettre à la Semaine sociale de Marseille, précisément sur la colonisation, ne déplorait-elle pas déjà « les abus de toute espèce, l'exploitation du travail humain et le désordre des mœurs » qui, dans bien des cas, n'aboutissaient qu'à déprimer le moral des populations qu'il aurait fallu, au contraire, soutenir et développer dans un désintéressement tout évangélique ?
...Cette vieille Europe, centre et berceau de la catholicité, n'a pas fini de jouer, on peut légitimement l'espérer, un rôle primordial pour l'avènement d'un monde fraternellement renouvelé dans les imprescriptibles normes de l'Évangile.
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Mais encore devra-t-on profiter de la leçon des événements, pour recourir résolument aux salvatrices vertus du christianisme seules capables de remporter un triomphe durable sur les doctrines matérialistes dont la menace pèse aujourd'hui si lourdement sur le monde. »
11 novembre 1948\
Discours à l'Union européenne\
des fédéralistes
« Il fut un temps où l'Europe formait, dans son unité, un tout complet et, au milieu des faiblesses et en dépit des défaillances humaines, c'était pour elle une force, elle accomplissait par cette union de grandes choses. Or l'âme de cette unité était la religion qui imprégnait à fond toute la société de foi chrétienne.
Une fois la culture détachée de la religion, l'unité s'est désagrégée. A la longue, poursuivant comme une tache d'huile son progrès lent mais continu, l'irréligion a pénétré de plus en plus la vie publique et c'est à elle, avant tout, que ce continent est redevable de ses déchirements, de son malaise et de son inquiétude.
Si donc l'Europe veut en sortir, ne lui faut-il pas rétablir, chez elle, *le lien entre la religion et la civilisation ?*
C'est pourquoi Nous avons grand plaisir à lire, en tête de la résolution de la Commission culturelle à la suite du Congrès de La Haye, en mai dernier, la mention du « commun héritage de *civilisation chrétienne* ». Pourtant, ce n'est pas encore assez, tant qu'on n'ira pas jusqu'à la reconnaissance expresse des droits de Dieu et de sa loi, tout au moins du droit naturel sur lequel sont ancrés les droits de l'homme. Isolés de la religion, comment ces droits et toutes les libertés pourront-ils assurer l'unité, l'ordre et la paix ? »
2 juin 1951\
Encyclique Evangelii praecones
« L'Église, depuis son origine jusqu'à nos jours, a toujours suivi la norme très sage selon laquelle l'Évangile ne détruit et n'éteint chez les peuples qui l'embrassent rien de ce qui est bon, honnête et beau en leur caractère et leur génie.
20:67
En effet, lorsque l'Église convie les peuples à s'élever sous la conduite de la religion chrétienne à une forme supérieure d'humanité et de culture, elle ne se conduit pas comme celui qui, sans respect, abat une forêt luxuriante, la saccage et la ruine, mais elle imite plutôt le jardinier qui greffe une tige de qualité sur des sauvageons pour leur faire produire un jour des fruits plus savoureux et plus doux (...).
L'Église n'a jamais traité avec mépris et dédain les doctrines des païens, elle les a plutôt libérées de toute erreur et impureté, puis achevées et couronnées par la sagesse chrétienne. De même, leurs arts et leur culture, qui s'étaient élevés parfois à une très rare hauteur, elle les a accueillis avec bienveillance, cultivés avec soin et portés à un point de beauté qu'ils n'avaient peut-être jamais atteint encore. Elle n'a pas non plus condamné absolument, mais sanctifié en quelque sorte les mœurs particulières des peuples et leurs institutions traditionnelles. Tout en modifient l'esprit et la forme, elle a fait servir leurs fêtes à rappeler les martyrs et à glorifier les saints mystères. »
14 janvier 1952\
Discours au patriciat romain
« Dans l'intérêt et pour l'amour du bien commun, *pour le salut de la civilisation chrétienne*, dans la crise qui, loin de s'atténuer, semble plutôt aller en croissant, soyez fermes sur la brèche, à la première ligne de défense. »
30 mars 1952\
Discours aux organisations de tourisme
« ...Est-il nécessaire de rappeler les voyages héroïques de saint Paul et de saint François-Xavier ? Ceux de Christophe Colomb, de Vasco de Gama, de Champlain, brûlants du désir de porter aux peuples non encore illuminés par les clartés de l'Évangile *les bienfaits de la civilisation chrétienne*. »
21:67
22 avril 1952\
Discours aux juristes de Bologne
« A l'illustre université de Bologne (...) qu'il soit donné encore à l'avenir de former des savants, dignes héritiers des générations qui les ont précédés et de contribuer ainsi efficacement à *la défense du patrimoine de la civilisation chrétienne, qui seule peut empêcher le genre humain de retomber dans les funestes erreurs de la barbarie et de le corruption des mœurs*, et le rendre apte à de plus hautes et plus heureuses ascensions dans les voies de la vérité et du bien. »
24 avril 1952\
Discours\
aux organisations féminines
« Ni Athènes ni Rome, phares de la civilisation qui, d'un point de vue naturel, mirent en si vive lumière les liens de la famille, ne réussirent par les hautes spéculations de la philosophie ou la sagesse des législations à élever la femme à la hauteur qui convient à sa nature. Le christianisme, au contraire, le premier et lui seul, sans méconnaître d'ailleurs ces valeurs extérieures et intérieures, a découvert et cultivé chez la femme des missions et des tâches qui sont le vrai fondement de sa dignité et la raison d'une plus authentique exaltation. Ainsi surgissent et s'affirment, dans la civilisation chrétienne, de nouveaux types de femmes... »
27 avril 1952\
Message\
aux catholiques d'Autriche
« La cathédrale de Saint-Étienne est le symbole de Vienne, votre ville, qui occupe une place d'honneur parmi les centres spirituels de civilisation du monde entier, Temple chrétien de Dieu et témoin éloquent de civilisation catholique, ce symbole à la tour élancée élève les esprits vers Dieu et les porte vers les vérités éternelles.
22:67
Il vous rappelle que *l'âme et la moelle de la civilisation,* qui vous a procuré grandeur et richesse, *est le christianisme, la foi catholique.* Dans la pauvreté et dans les sacrifices des années d'après-guerre vous avez été capables de relever les ruines de votre cathédrale et de lui rendre sa pleine beauté. Nous voyons dans cet effort un témoignage de votre *fidélité à la civilisation chrétienne* et à la foi de vos pères. »
5 juin 1952\
Discours aux cheminots
« Il fut un temps, hélas, où le même mot « hostis » désignait l'étranger et l'ennemi. Nous n'en sommes plus là, heureusement, et *la civilisation chrétienne* a toujours combattu les égoïsmes nationaux, mais il s'en faut de beaucoup, n'est-il pas vrai, que les peuples se connaissent et s'estiment comme ils le devraient. »
7 juillet 1952\
Lettre apostolique à tous les peuples de Russie
« Vous savez comment les apôtres des Slaves occidentaux, les saints Cyrille et Méthode, en même temps que la religion chrétienne, *apportèrent la civilisation...*
Quand il s'agit de défendre la cause de la religion, de la vérité, de la justice et de *la civilisation chrétienne*, certainement Nous ne pouvons Nous taire. »
17 juillet 1952\
Message aux femmes allemandes
« On parle tant de la culture européenne qu'il s'agit de sauver de l'abandon ou de créer pour l'Europe unie de l'avenir. Que l'on se représente clairement ceci : cette culture européenne ou bien sera authentiquement chrétienne et catholique, ou alors sera consumée par le feu de cette autre culture matérialiste pour qui ne comptent que la masse et la force purement physique. »
23:67
23 juillet 1952\
Discours à des pèlerins
« Nous avons déjà fait souvent observer combien sont nécessaires, si l'on ne veut pas intoxiquer tout rapprochement mutuel, une discrétion et une considération respectueuses envers les saine particularismes culturels de chaque peuple. Nous voudrions ajouter aujourd'hui. Nous craignons que *toute civilisation* qui aspire bien à conserver les bons effets terrestres, -- et ils ne sont pas peu en vérité, -- de *l'antique civilisation chrétienne,* mais qui refuse, ouvertement ou d'une manière larvée, *le sens même de celle-ci,* ne soit irrémédiablement destinée à tomber victime des attaques du matérialisme. Vous connaissez les efforts qui sont accomplis pour former une culture européenne de caractère, d'esprit, d'âme non chrétiens. Vous, fils de l'Église -- et vraiment vous n'êtes en Europe ni peu nombreux ni faibles -- vous avez *le devoir sacré de vous opposer à de telles tendances.* Vous rendrez à l'Europe future la service le plus signale si vous réussissez à faire en sorte que l'authentique culture chrétienne, basée sur la foi catholique, trouve partout la respect de ses libertés et de ses facultés, ou au moins un droit de citoyenneté pleinement reconnu. »
14 septembre 1952\
Message au Katholikentag\
de Vienne
« Votre belle patrie autrichienne est comme parsemée de précieux témoignages : édifices, tableaux et sculptures, usages et coutumes des plus variés tous inspirés de la foi et de *la civilisation chrétienne* (...). Veillez à ce que ces formes conservent leur sens ultime. Veillez à ce qu'un jour elles ne deviennent pas un masque de mort, mais à ce qu'elles restent plutôt le visage et la forme d'un organisme vivant plein de chaleur et débordant de force. »
24:67
12 octobre 1952\
Discours\
à l'Action catholique italienne
« Vous avez bien répondu à ce que Nous attendions de vous, au cours de ces années de luttes aiguës pour *la civilisation chrétienne* et italienne... Vous êtes parmi les principaux artisans de la résistance que l'Italie a opposée, pour elle-même et pour tout le monde, aux forces du matérialisme et de la tyrannie. »
7 décembre 1952\
Discours\
à l'Association romaine\
artistico-ouvrière
« Nous avons à cœur le renouvellement de la Ville éternelle, phare et centre de *civilisation chrétienne*, et il est indispensable que toutes les forces vives soient employées méthodiquement. »
15 mars 1953\
Allocution au Collège de l'Europe\
de Bruges
« L'Europe unie doit se donner pour mission l'affirmation et la défense des valeurs spirituelles qui, autrefois, constituaient le fondement et le soutien de son existence, qu'elle avait jadis la vocation de transmettre aux autres peuples, et qu'elle doit rechercher aujourd'hui, par un effort pénible, pour se sauver elle-même : Nous voulons dire *la foi chrétienne, authentique comme base de la civilisation et de la culture* qui est la sienne, mais aussi celle de toutes les autres. Nous le disons bien clairement parce que Nous craignons que l'Europe, sans cela, ne possède pas la force interne pour conserver, devant des adversaires plus puissants, non seulement l'intégrité de ses idéals mais aussi son indépendance terrestre et matérielle. »
25:67
19 mars 1953\
Allocution aux maîtres et élèves\
des cours d'éducation populaire
« L'Église a toujours considéré l'œuvre de l'éducation non seulement comme très importante, mais encore comme l'une de ses attributions essentielles. Elle a été la grande éducatrice des peuples, soit en exerçant cette mission par l'entremise de ses prêtres et religieux. Soit en dirigeant et en inspirant les institutions tenues par des laïcs. Elle a conservé la culture antique durant les siècles barbares : elle a rempli, au Moyen Age, le ministère de l'enseignement à tous ses degrés : à l'époque moderne, elle a fondé les premières écoles publiques et, dans les terres de mission, elle apporte aussi, avec l'Évangile, la culture profane. N'a-t-elle pas la fonction d'amener l'homme au développement complet de son être, à la plénitude de sa destinée terrestre et céleste ? »
8 août 1953\
Lettre au Cardinal Feltin\
pour le centenaire de la mort d'Ozanam
« Les historiens s'accordent à reconnaître les services éminents qu'il a rendus à *la civilisation chrétienne*. »
8 septembre 1953\
Allocution aux aumôniers\
de la jeunesse catholique
« En ces temps de si grandes inquiétudes et si décisifs pour le salut des individus, pour l'ordre dans les nations et pour la paix entré les peuples, l'Église a fait appel et continue à faire appel à tous les hommes de bonne volonté afin qu'ils se considèrent comme *mobilisés pour la lutte contre un monde si inhumain, parce que si anti-chrétien*. Nous-même Nous ne cessons de répéter que certaines anciennes structures s'étant écroulées, il est nécessaire d'entreprendre l'œuvre de la reconstruction d'un monde différent et meilleur sous de nombreux aspects. »
26:67
30 septembre 1953\
Allocution à des jeunes gens
« La jeunesse catholique étudiante doit exceller dans toutes les branches de la culture ; le devoir l'exige, de même que la veut l'Église qui, aujourd'hui comme toujours, *doit défendre la civilisation chrétienne et humaine* contre les attaques d'un matérialisme souvent bien masqué. »
14 octobre 1953\
Allocution à des Cardinaux et\
a des Évêques américains
« Nous appartenons à l'Église militante ; elle est militante parce que sur la terre les puissances des ténèbres sont toujours actives pour tenter de la détruire. Non seulement aux siècles lointains de l'Église primitive, mais à travers toutes les époques et de nos jours, les ennemis de Dieu et de *la civilisation chrétienne* s'enhardissent à attaquer la puissance suprême du Créateur et les droits humains les plus sacrés. »
4 novembre 1953\
Allocution à l'Action catholique
« Dans l'histoire de l'Église, il y a toujours eu des périodes difficiles et particulièrement troublées (...). Rappelez-vous les invasions des barbares qui menaçaient de bouleverser *la civilisation chrétienne naissante*... »
5 juin 1954\
Encyclique Ecclesiae fastos
« Saint Boniface parcourut d'immenses régions encore enveloppées dans les ténèbres de l'erreur. Il les éclaira de la lumière de l'Évangile et par son activité inlassable il fit briller sur elles une ère nouvelle de *civilisation humaine et chrétienne* (...) L'action de saint Boniface a sans aucun doute fait luire un âge nouveau pour les Germains, nouveau non seulement en ce qui concerne la religion chrétienne mais aussi pour la civilisation.
27:67
De ces maisons (les monastères que fit construire saint Boniface) partirent d'innombrables Bénédictins qui par la croix et la charrue, c'est-à-dire par leur prière et leur travail, ont porté la lumière, et *la civilisation humaine et chrétienne* aux terres qui demeuraient encore dans les ténèbres. »
24 décembre 1954\
Message de Noël
« La vie nationale est, de sa nature, l'ensemble actif de toutes les valeurs de civilisation qui sont propres à un groupe déterminé, le caractérisent et constituent comme le lien de son unité spirituelle. Elle enrichit en même temps, par sa contribution propre, la culture de toute l'humanité. Dans son essence, par conséquent, la vie nationale est quelque chose de non-politique : c'est si vrai que, comme le démontrent l'histoire et l'expérience, elle peut se développer côte à côte avec d'autres, au sein d'un même État, comme elle peut aussi s'étendre au-delà des frontières politiques de celui-ci. »
.........
« Ce qui doit demeurer et qui sans aucun doute demeurera, c'est l'Europe véritable, c'est-à-dire cet ensemble de toutes les valeurs spirituelles et civiles que l'Occident a accumulées en puisant aux richesses de chacune des nations qui le composent, pour les répandre dans le monde entier. L'Europe, selon les dispositions de la divine Providence, pourra être encore génératrice et dispensatrice de ces valeurs, si elle sait reprendre conscience de son caractère spirituel propre et renoncer à la divinisation de sa puissance. De même que, dans le passé, les sources de sa force et de sa culture furent éminemment chrétiennes, elle devra, si elle veut retrouver la base et le lien de son unité et de sa vraie grandeur, se décider à revenir à Dieu et aux idéals chrétiens. »
28:67
27 juillet 1955\
Lettre à l'Évêque d'Augsbourg
« L'Église catholique ne s'identifie pas à la civilisation occidentale, elle ne s'identifie d'ailleurs à aucune civilisation. Mais elle est prête à conclure une alliance avec toute civilisation : elle reconnaît volontiers ce qui en chacune ne contredit pas le travail du Créateur, ce qui est conciliable avec la dignité de l'homme et ses droits et devoirs naturels, mais là-dessus elle plante le royaume de la vérité et de la grâce de Jésus-Christ et parvient ainsi à ce que les différentes civilisations, si étrangères qu'elles paraissent les unes aux autres, se rapprochent et deviennent vraiment sœurs. L'histoire de la mission et de l'expansion du christianisme depuis l'époque des grandes invasions jusqu'à ce jour est une preuve convaincante de la bénédiction qui se répand de l'Église catholique sur les civilisations. En ce sens aussi, *l'Église est pour le renouvellement et l'affermissement de la civilisation occidentale.*
De cette manière est déjà exprimé en quoi consiste le renouvellement de la civilisation occidentale : précisément en ce que l'homme occidental affirme, reconnaisse, reçoive en lui la vérité et la grâce du Christ et en fasse le fondement vivant de tout l'être. Dans le débat Avec la nouvelle forme de vie de l'Est matérialiste, l'Occident affirme qu'il prend partie pour la dignité et les droits de l'homme et, en premier lieu, pour la liberté de l'individu. Mais il ne peut pas ne pas voir que la dignité et les droits de l'homme -- tout particulièrement sa liberté personnelle -- se tournent contre lui, qu'ils se neutralisent eux-mêmes, si on les sépare des obligations et des devoirs par lesquels l'ordre de la nature, tout comme celui de la grâce, les a liés indissolublement et les a imposés à l'homme dans les commandements de Dieu et la loi du Christ (...).
Nous ne pouvons nous empêcher de reprendre pour l'Occident ce que Nous expliquions, il y a trois ans, de la *civilisation européenne* ([^4]) : à savoir qu'elle sera *authentiquement chrétienne* et catholique, ou bien qu'elle sera dévorée par l'incendie gigantesque de cette autre civilisation matérialiste pour qui n'ont de valeur que la masse et la pure puissance physique, (...).
29:67
L'authentique Occidental nourrit des pensées de paix et d'amour à l'égard des peuples de l'Est soumis à une conception matérialiste du monde qui bénéficie de la puissance de l'État. Si la question de la coexistence occupe inébranlablement les esprits, Nous pouvons affirmer que c'est une coexistence sans arrière-pensée : les Occidentaux croyants prieront ensemble avec ceux qui, au-delà du rideau de fer, élèvent encore leurs mains vers Dieu -- et ils ne sont pas en petit nombre -- afin que nous soyons tous unis dans la pleine liberté, que la vie personnelle comme la vie publique soient tout entières réglées d'après la volonté de Dieu... »
7 septembre 1955\
Discours au Congrès\
des sciences historiques
« Ce qu'on appelle Occident, ou monde occidental, a subi, de profondes modifications, depuis le Moyen Age : la scission religieuse du XVI^e^ siècle, le rationalisme et le libéralisme conduisant à l'État du XIX^e^ siècle, à sa politique de force et *à sa civilisation sécularisée.* Il devenait donc inévitable que les relations de l'Église catholique avec l'Occident subissent un déplacement. Mais la culture du Moyen Age elle-même, on ne peut pas la caractériser comme, la culture catholique ; elle aussi, bien qu'étroitement liée à l'Église, a puisé ses éléments à des sources différentes. Même l'unité religieuse propre au Moyen Age ne lui est pas spécifique ; elle était déjà une note typique de l'antiquité chrétienne dans l'Empire, romain d'Orient et d'Occident, de Constantin le Grand et Charlemagne.
L'Église, catholique ne s'identifie avec aucune culture : son essence le lui interdit. Elle est prête cependant à entretenir des rapports avec toutes les cultures. Elle reconnaît et laisse subsister ce qui, en elles, ne s'oppose pas à la nature. Mais en chacune d'elles elle introduit en outre la vérité et la grâce de Jésus-Christ et leur confère ainsi une ressemblance profonde ; c'est même par là qu'elle contribue avec le plus d'efficacité à procurer la paix du monde.
30:67
Le monde entier subit encore aujourd'hui l'action d'un autre élément, dont on prédit qu'il provoquera dans l'histoire de l'humanité (sous l'aspect profane) des bouleversements très considérables : la science et la technique modernes, que l'Europe ou plutôt les pays occidentaux ont créées pendant ces derniers siècles ; celui qui ne les assimile pas, dit-on, rétrograde et sera éliminé ; celui qui les assimile, au contraire, doit aussi consentir aux dangers qu'elles comportent « pour l'être humain », « für das Menschsein » (Karl Jaspers). En fait, la science et la technique sont en passe de devenir le bien commun de l'humanité. Ce qui motive des inquiétudes, ce ne sont pas seulement les dangers dont elles menacent l'être humain, mais la constatation qu'elles se révèlent incapables d'endiguer l'aliénation spirituelle qui sépare les races et les continents ; cette dernière semble au contraire s'accroître. Si l'on veut éviter la catastrophe, il sera donc nécessaire de mettre en œuvre, en même temps, sur un plan supérieur, de puissantes forces religieuses et morales d'unification et d'en faire le bien commun de l'humanité. L'Église catholique a conscience de posséder de telles forces et elle croit ne plus être obligée d'en fournir la preuve historique. Du reste, devant la science et la technique modernes, elle ne se cantonne pas dans l'opposition, mais se comporte plutôt comme un contrepoids et un facteur d'équilibre. Aussi pourra-t-elle, à l'époque où science et technique triomphent, remplir sa tâche aussi bien qu'elle le fit pendant les siècles passés. »
18 septembre 1955\
Discours au Congrès\
des Associations Américano-européennes
« Les nations d'Occident ont apprécié l'aide importante qui leur fut accordée par l'Amérique au lendemain de la seconde guerre mondiale, et qui leur permit de réparer les dégâts considérables dont elles avaient souffert, de pourvoir au rééquipement et à la modernisation de leurs industries. Nul ne peut méconnaître la générosité large dont témoignent ces interventions.
Nous aimons à croire qu'au-delà de leur portée économique et de leur témoignage éloquent de solidarité internationale, elles préparent l'éclosion d'une conception plus haute de l'homme et de la société humaine.
31:67
La civilisation des peuples d'Occident ne peut sombrer dans un matérialisme qui, au moins implicitement, met son idéal dans la jouissance des commodités de l'existence il faut qu'elle se propose au contraire la libération des valeurs spirituelles, si durement combattues dans beaucoup d'institutions modernes. »
24 octobre 1955\
Allocution\
à l'Association de l'éducation
Nous considérons comme fort opportune la connaissance historique des *civilisations classique et chrétienne,* dont vous avez la possibilité de rechercher et admirer les éloquents vestiges dans la Ville éternelle.
24 décembre 1955\
Message de Noël
« Nous avons déjà fait allusion aux foyers d'oppositions qui se remarquent dans les rapports entre les peuples européens et ceux qui hors d'Europe aspirent à la pleine indépendance politique. Pourrait-on laisser les conflits suivre pour ainsi dire leur cours, ce qui amènerait facilement à en augmenter la gravité, à creuser dans les esprits des sillons de haine et à créer ce qu'on appelle des inimitiés traditionnelles ? (...)
Les peuples de l'Occident spécialement de l'Europe ne devraient pas sur l'ensemble des questions dont il s'agit demeurer passifs dans un respect stérile du passé ou s'adresser des reproches mutuels de colonialisme. Ils devraient au contraire se mettre à l'œuvre de façon constructive pour *étendre,* là où ce n'aurait pas encore été fait *les vraies valeurs de l'Europe et de l'Occident,* qui ont porté tant de bons fruits dans d'autres continents. »
Sur la recommandation pressante d' « étendre » aux peuples non-occidentaux « les vraies valeurs de l'Europe et de l'Occident » on se reportera ci-dessous au lieu parallèle de l'Encyclique « Fidei donum » du 21 avril 1957.
32:67
26 janvier 1956\
Discours au Comité international\
pour l'unité de la culture
On assiste maintenant au drame d'une civilisation qui, non contente de vouloir s'emparer du contrôle absolu des forces de la nature, transpose cette ambition au monde humain, dans lequel elle pénètre tantôt insidieusement et sans bruit, tantôt par la violence : elle prétend enfermer l'homme lui-même dans un déterminisme sans faille, anéantir toute vraie liberté, enserrer les intelligences et les cœurs dans une servitude impitoyable. »
5 mai 1956\
Discours aux groupes fédéralistes\
pour la culture
« Les nations les plus civilisées ont eu parfois des torts envers les peuples qu'elles ont pris en tutelle ; il faut reconnaître toutefois qu'elles apportaient des éléments de culture d'une valeur authentique et d'une fécondité inépuisable. Et ceux qui suscitaient dans le cœur d'autrui un sentiment d'estime et de reconnaissance pour leur propre nation, en évitant l'esprit étroit du nationalisme, ne perdaient pas leur temps : ils travaillaient pour l'unité et l'universalité de la culture. »
23 décembre 1956\
Message de Noël :
La « civilisation chrétienne » n'est pas nommée dans le texte ci-dessous. Mais tout ce Message de Noël et le long extrait que nous en donnons, concernent directement le problème moderne de la civilisation.
« Sans aucun doute possible le poids d'une contradiction flagrante pèse sur l'humanité du XX^e^ siècle, comme une sorte de blessure pour son orgueil : d'une part il y a cette confiance de l'homme moderne, auteur et témoin de la seconde révolution technique,
33:67
qui s'attend à pouvoir créer un monde regorgeant de richesses, affranchi de la pauvreté et de l'insécurité, de l'autre, il y a l'amère réalité des longues années de guerre et de ruines, avec la peur qui en découle, une peur aggravée ces derniers mois de ne pas même réussir à fonder ne serait-ce qu'un modeste début de concorde de paix. Il y a donc quelque chose qui ne marche pas bien dans l'organisation de la vie moderne ; une erreur capitale doit en vicier les fondements (...).
La prérogative de l'humanité de l'époque technique actuelle -- affirme-t-on -- consiste à pouvoir construire une société toujours nouvelle, selon les progrès du savoir technologique et sans avoir besoin de prendre les leçons du passé. Celui-ci, en effet, par ses préjugés de toute sorte, mais spécialement religieux, affaiblirait la confiance et refroidirait son élan constructeur. L'homme moderne, conscient et fier de vivre en ce monde comme dans une maison que lui et lui seul construit, s'adjuge la fonction de créateur. Ce qui exista autrefois ne l'intéresse ni ne l'arrête. Le monde entier devient pour lui un laboratoire où il lie progressivement selon des rapports rigoureusement mathématiques les forces de la nature, les distribue, les dose, forme et préordonne les événements. Sans doute, il y a encore des réactions, il y a encore des faits dans lesquels la nature semble résister à la volonté et aux plans de l'homme et manifeste un caractère de totalité qui ne peut être réduit en ses derniers éléments qu'au prix de sérieuses conséquences, sinon de vrais cataclysmes.
Il n'y a donc pas à s'étonner que l'homme moderne, quand il aborde la vie sociale, le fasse avec le geste du technicien qui, après avoir démonté une machine jusqu'à ses pièces les plus essentielles, se met à la reconstruire selon un modèle à lui. Mais quand il s'agit des réalités sociales son désir de créer des choses entièrement nouvelles se heurte à un obstacle insurmontable, à savoir la société humaine avec ses ordonnances consacrées par l'histoire. La vie sociale, en effet, est une réalité qui est venue à l'existence de façon lente et à travers de nombreux efforts, et par l'accumulation, en quelque sorte, des contributions positives fournies par les générations précédentes. C'est seulement en appuyant les nouvelles fondations sur, ces couches solides qu'il est possible de construire encore quelque chose de nouveau. La domination de l'histoire sur les réalités sociales du présent et de l'avenir est donc incontestable et ne peut être négligée de quiconque veut y mettre la main pour les améliorer ou les adapter aux temps nouveaux.
34:67
Mais les prétendus réalistes, dans le but de triompher à tout prix de la résistance de la réalité historique, tournent leur zèle destructeur contre la religion, coupable selon eux d'avoir créé et de vouloir maintenir en vie tout le passé, particulièrement ses formes les plus périmées, coupable surtout d'ancrer les idées sociales de l'homme dans des schèmes absolus et donc immuables.
Sans aucun doute, la religion chrétienne reconnaît et respecte la domination de l'histoire sur le présent et sur l'avenir de la société humaine, parce que tout ce qui est réalité véritable, le croyant ne peut l'ignorer ni le repousser. Il sait que la réalité et la société humaine ne sont pas fondées sur le déroulement de nécessités mécaniques, mais sur l'action libre et toujours bienveillante de Dieu et sur l'action libre des hommes, une action faite d'amour et de fidélité partout où ils observent l'ordre établi par Dieu.
La sécurité ! L'aspiration la plus vive des gens d'aujourd'hui ! Ils la demandent à la société et à ses ordonnances. Mais les prétendus réalistes de ce siècle ont montré qu'ils n'étaient pas à même de la donner, précisément parce qu'ils veulent se substituer au Créateur et se faire les arbitres de l'ordre de la création.
La religion et la réalité du passé enseignent, au contraire, que les structures sociales, comme le mariage et la famille, la communauté et les corporations professionnelles, l'union sociale dans la propriété personnelle, sont les cellules essentielles qui assurent la liberté de l'homme, et par là son rôle dans l'histoire. Elles sont donc intangibles, et leur subsistance ne peut être sujette à révision arbitraire (...).
Le respect envers ce que l'histoire a produit est le signe d'une authentique volonté de réforme et la garantie de son heureux succès. Cela vaut pour l'histoire, en tant que royaume de réalité humaine dans lequel l'homme social doit travailler non seulement avec les forces de la nature mais aussi avec lui-même. Responsable en face des hommes du passé et de l'avenir, il a reçu la charge de modeler incessamment la vie commune : là s'exerce toujours une évolution dynamique grâce à l'action personnelle et libre, mais elle ne supprime pas la sécurité dont on jouit dans la société et avec la société : là, d'autre part, existe toujours un certain fonds de tradition et de stabilité pour sauvegarder la sécurité sans que la société toute fois, supprime l'action libre et personnelle de l'individu.
35:67
C'est ainsi que l'homme tisse son histoire, autrement dit coopère avec Dieu dans la réalisation d'une situation digne de son objet, et en même temps du dessein du Créateur. C'est un rôle aussi élevé que difficile, que seul remplir heureusement ce lui qui comprenant ce que signifient histoire et liberté, en harmonisant le dynamisme des réformes avec la stabilité des traditions, l'acte libre avec la sécurité commune (...).
La responsabilité personnelle, la sociabilité et l'ordre social, le progrès bien compris sont donc des valeurs humaines, parce que l'homme les réalise et en tire avantage, mais aussi des valeurs religieuses et divines si on considère leur source.
Or, dans les temps modernes, on a voulu briser le fondement intime de ces valeurs et les faire oublier de la société, même en Occident, au nom du laïcisme, de la vaine autosuffisance de l'homme. On en est ainsi arrivé à cette singulière situation que nombre d'hommes remplissant des charges publiques, bien qu'ils manquent eux-mêmes de sens religieux, veulent et doivent pour le bien commun défendre des valeurs fondamentales qui ne trouvent leur consistance que dans la religion et en Dieu.
Les soi-disant réalistes n'aiment pas reconnaître la vérité d'une telle affirmation et en prennent au contraire prétexte pour accuser d'autant plus la religion de transformer en lutte religieuse ce qui ne serait qu'une difficulté du domaine politique et économique. Ils dépeignent en couleurs vives la terreur et la cruauté des anciennes guerres de religion pour faire croire que les conflits actuels entre Occident et Orient sont, au contraire, inoffensifs, et qu'il suffirait d'un peu plus de sens pratique de part et d'autre, pour obtenir la satisfaction d'intérêts économiques et de rapports concrets de puissance politique. Faire appel à des valeurs absolues fausse, disent-ils, de façon malheureuse l'état réel des choses, attise les passions et rend plus difficile l'acheminement vers une union pratique et raisonnable.
36:67
Quant à Nous, en tant que Chef de l'Église, Nous avons évité dans la crise présente ([^5]) comme dans les précédentes d'appeler la Chrétienté à une croisade. Nous pouvons cependant demander que l'on comprenne bien le fait que, là où la religion est un héritage vivant des ancêtres, les hommes conçoivent comme une croisade la lutte qui leur est injustement imposée par l'ennemi. Mais ce que Nous affirmons pour tous, en face de la tentative de faire apparaître comme inoffensives certaines tendances nocives, c'est qu'il s'agit de questions qui concernent les valeurs absolues de l'homme et de la société. »
Le dernier alinéa que l'on vient de lire est en soi parfaitement clair. Premièrement : « Nous avons évité » (en tant que chef de l'Église). Secondement : cependant, « Nous pouvons demander que l'on comprenne bien... » ces paroles étaient prononcées quelques semaines après l'héroïque insurrection du peuple hongrois contre la domination communiste.
D'une manière assez générale, on fit dire en France à ce texte le contraire exact de ce qu'il énonçait très clairement. On imprima et répéta que le Pape avait récusé, rejeté, condamné toute idée de croisade. (Sur cette étonnante falsification, on peut se reporter à « Itinéraires », numéro 11, pages 89-92.)
\*\*\*
On notera la formule : « Là où la religion est un héritage vivant des ancêtres ». Elle est à la jonction entre religion et civilisation.
21 avril 1957\
Encyclique Fidei donum
« Les conditions générales dans lesquelles doit se poursuivre en Afrique le travail de l'Église vous sont connues. Elles sont difficiles. La plupart des territoires traversent une phase d'évolution sociale, économique et politique, qui est de grande conséquence pour leur avenir, et il faut bien reconnaître que les nombreuses incidences de la vie internationale sur les situations locales ne permettent pas toujours aux hommes les plus sages de ménager les étapes qui seraient nécessaires au vrai bien des populations. L'Église qui, au cours des siècles, vif déjà naître et grandir tant de nations, ne peut qu'être particulièrement attentive aujourd'hui à l'accession de nouveaux peuples aux responsabilités de la vie politique.
37:67
Plusieurs fois déjà Nous avons invité les nations intéressées à procéder dans cette voie selon un esprit de paix et de compréhension réciproque. « Qu'une liberté politique juste et progressive ne soit pas refusée à ces peuples (qui y aspirent) et qu'on n'y mette pas obstacle », disions-Nous aux uns ; et Nous avertissions les autres de « reconnaître à l'Europe le mérite de leur avancement ; sans son influence, étendue à tous les domaines, ils pourraient être entraînés par un nationalisme aveugle à se jeter dans le chaos ou dans l'esclavage ». En renouvelant ici cette double exhortation, Nous formons des vœux pour que se poursuive en Afrique une œuvre de collaboration constructive, dégagée de préjugés et de susceptibilités réciproques, préservée des séductions et des étroitesses du faux nationalisme, et capable d'étendre à ces populations, riches de ressources et d'avenir, les vraies valeurs de la civilisation chrétienne qui ont déjà porté tant de bons fruits en d'autres continents. »
Selon la remarque qui en a déjà été faite dans « Itinéraires » ([^6]), en dehors même de la citation entre guillemets que Pie XII fait de lui-même, il reprend en outre un mouvement de style et de pensée de son Message de Noël 1956 en y changeant quelques mots.
Message de Noël 1956 : « ...étendre, là où ce n'aurait pas encore été fait, les vraies valeurs de l'Europe et de l'Occident, qui ont porté tant de bons fruits dans d'autres continents. »
Ici : « étendre à ces populations, riches de ressources et d'avenir les vraies valeurs de la civilisation chrétienne qui ont déjà porté tant de bons fruits en d'autres continents ».
On peut se demander si dans les deux textes, la perspective et la pensée ne seraient pas différentes. Dans le premier, s'adressant aux peuples d'Europe, Pie XII les invite à étendre aux autres continents les « vraies valeurs » de leur propre civilisation. Dans le second, s'adressant plutôt aux missionnaires (encore que le contexte immédiat soit bien l'exhortation renouvelée à l'adresse des « nations »), Pie XII leur demande d'apporter les vraies valeurs non plus de l'Europe ou de l'Occident mais celles de la civilisation chrétienne.
38:67
Toutefois, comme dans le second texte Pie XII a visiblement recopié tantôt entre guillemets (et sans modification), tantôt sans guillemets (et en changeant quelques mots) son Message de Noël 1955, il est plus que probable qu'il entend parler, dans l'un et dans l'autre, de la même réalité.
D'où deux interprétations :
1. -- Ou bien Pie XII, entre 1955 et 1957, s'est aperçu qu'il avait commis une erreur fondamentale, celle qu'anathématisent plusieurs théologiens : confondre les valeurs de l'Europe et de l'Occident avec les valeurs du christianisme et croire qu'il serait souhaitable ou possible d'apporter aux autres continents les valeurs de l'Europe et de l'Occident. Revenu de son erreur, grâce aux protestations publiques et ardentes de divers théologiens, Pie XII en 1951 aurait, en modifiant son texte primitif, eu l'intention d'en transformer radicalement la signification.
2. -- Ou bien la différence n'est que dans les mots, car il y a coïncidence entre les « vraies valeurs de l'Europe et de l'Occident » et les « vraies valeurs de la civilisation chrétienne ». Coïncidence de fait, coïncidence historique, et non pas identification de droit, bien entendu. Ce n'est pas en tant qu'elles sont européennes et occidentales c'est en tant qu'elles sont vraies, que les « vraies valeurs de l'Europe et de l'Occident » doivent être étendues aux autres continents. Et en tant qu'elles sont vraies ces « vraies valeurs de l'Europe, et de l'Occident » coïncident en fait avec les « vraies valeurs de la civilisation chrétienne ».
\*\*\*
De ces deux interprétations théoriquement possibles, la première nous paraît tout à fait invraisemblable, et la seconde conforme aux textes eux-mêmes, à leur contexte, à l'ensemble de l'enseignement de Pie XII.
De toutes façons, la similitude et la différence entre le texte de 1955 et celui de 1957 constituent un important point de repère pour l'interprétation de la pensée pontificale
22 décembre 1957\
Message de Noël
« Il est vain d'attendre la perfection et l'ordre du monde d'un certain processus immanent, dont l'homme resterait le spectateur étranger, comme l'affirment certains. Cet obscur immanentisme est un retour à l'antique superstition qui déifiait la nature ; et il ne peut s'appuyer, comme on le prétend, sur l'histoire, sinon en falsifiant artificiellement l'explication des faits.
39:67
L'histoire de l'humanité est bien autre chose qu'un processus de forces aveugles ; elle est un événement, admirable et vital de l'histoire même du Verbe divin ; elle a pris son départ en lui et s'accomplira par lui au jour de l'universel retour au premier principe.
Il n'est pas juste d'attribuer à l'esprit d' « intolérance » et de ségrégation, souvent appelé « ghetto », le fait que les catholiques s'efforcent de baser l'école, l'éducation et la formation de la jeunesse sur un fondement chrétien, d'instituer des organisations professionnelles catholiques, de favoriser l'influence organisée des principes chrétiens dans le domaine politique et syndical, quand la tradition et les circonstances le conseillent. *Ce ne fut pas seulement l'* « *idée *» *chrétienne, purement abstraite qui créa dans le passé la haute civilisation dont sont justement fières les nations chrétiennes*, mais les réalisations concrètes de cette idée c'est-à-dire les lois, les ordonnances, les institutions fondées et promues par des hommes travaillant pour l'Église et agissant sous sa conduite ou du moins sous son inspiration. La hiérarchie catholique n'a pas eu uniquement le souci que la lumière de la foi ne s'éteignît pas, mais, par des œuvres concrètes de gouvernement, de disposition de choix et de désignations d'hommes, elle a constitué cet ensemble complexe d'organismes vivants qui, à côté d'autres qui ne lui appartiennent pas, sont à la base de la société civile.
L'action chrétienne ne peut pas aujourd'hui plus que jadis renoncer à son titre et à son caractère uniquement parce que certains voient dans la société humaine actuelle une société dite pluraliste, divisée par l'opposition de mentalités inébranlables dans leurs positions respectives et incapables d'admettre une collaboration qui ne s'établisse pas sur le plan simplement « humain ». Si cet « humain » signifie, comme il semble, agnosticisme envers la religion et les vraies valeurs de la vie, toute invitation à la collaboration équivaudrait à une demande d'abdication, à laquelle le chrétien ne peut consentir. Du reste, d'où cet « humain » tirerait-il la force d'obliger, de fonder la liberté de conscience pour tous, sinon de la vigueur de l'ordre et de l'harmonie divins ? Cet « humain » finirait par créer un « ghetto » d'un nouveau genre, mais privé de caractère universel.
40:67
L'ordre et l'harmonie divins dans le monde doivent donc être le principal point d'appui de l'action non seulement des chrétiens, mais de tous les hommes de bonne volonté en vue du bien commun ; leur conservation et leur développement doivent être la loi suprême qui préside aux grandes rencontres entre les hommes. Si l'humanité d'aujourd'hui ne s'accordait pas sur la suprématie de cette loi, c'est-à-dire sur le respect absolu de l'ordre et de l'harmonie universels dans le monde, il serait difficile de prévoir le sort qui attendrait les nations. La nécessité de cet accord a été pratiquement ressentie quand récemment certains spécialistes des sciences modernes ont manifesté des doutes et des inquiétudes personnelles sur le développement de l'énergie atomique. Quoi qu'il en soit actuellement de leurs déductions et résolutions, il est certain que les doutes de ces hommes de grande valeur concernaient le problème de l'existence, les fondements même de l'ordre et de l'harmonie dans le monde. Or quand on discute s'il convient de réaliser ou non ce que le génie humain a la possibilité d'atteindre, il est nécessaire de se convaincre que toute résolution doit dépendre de la conservation de ces biens, l'ordre et l'harmonie. Aujourd'hui une séduction quasi aveugle du progrès entraîne les nations à négliger des dangers évidents et à ne pas tenir compte de pertes non indifférentes. Qui ne voit en effet comment le développement et l'application de certaines inventions apportent presque partout des dommages sans proportion avec les avantages, même de nature politique, qui en dérivent, et que l'on pourrait obtenir par d'autres moyens avec moins de frais et de « danger, ou renvoyer carrément à des temps meilleurs ? Qui saurait calculer en chiffres le dommage économique du progrès non inspiré par la sagesse ? Une telle quantité de matériaux, tant de capitaux dus à l'épargne, fruits de restrictions et de fatigue, tant de travail humain soustrait à des nécessités urgentes, se consument pour préparer ces armes nouvelles, si bien que même les peuples les plus riches doivent prévoir qu'un jour ils déploreront un dangereux affaiblissement dans l'harmonie de l'économie nationale ; parfois même ils le déplorent déjà, bien qu'ils cherchent à s'en cacher. »
6 avril 1958\
Message pascal
« Que chacun de vous se demande : qu'en serait-il à présent du monde si une telle lumière (la lumière du Christ confiée à l'Église) avait manqué ? Pourrait-il donc se vanter de cet ensemble de conquêtes matérielles et morales désignées sous le nom de civilisation ? »
41:67
7 août 1958\
Message\
au 78^e^ Katholikentag\
à Berlin
« Berlin est au point de séparation de deux mondes devenus étrangers. Mais cette opposition, à première vue implacable, qui vous sépare, votre foi et votre amour l'ont, en ces jours, vaincue sur un plan supérieur. Le monde entier, Ouest et Est, est le domaine de Dieu. Le Christ est le maître du monde. Lui seul et personne d'autre. Vous vous savez unis avec tous ceux qui, à l'Ouest et à l'Est, prient le Dieu vivant en personne. Et à l'Est ils sont encore innombrables (...).
Nous vivons, comme l'on dit, au siècle de la technique. Aujourd'hui, les étonnantes découvertes dans le domaine des sciences naturelles, de la physique, de la chimie, de l'astronomie, de l'anthropologie, de la biologie, sur lesquelles la technique s'appuie pour progresser, sont en elles-mêmes autant de preuves de la maîtrise incomparable du Créateur et, en ce qui concerne l'Église, elle est à même de remplir sa mission au milieu de tous les genres de civilisation. Il n'en est toutefois pas moins vrai que les conquêtes de la technique se multipliant à une cadence accélérée aveuglent quelque peu le regard, momentanément tout au moins, en sorte que les valeurs purement spirituelles et surnaturelles pâlissent devant lui. Cela provient indéniablement du fait que le progrès technique débouche dans un autre processus historique, dont les sources sont ailleurs. Ce que l'on a coutume d'appeler « *atmosphère chrétienne *», tradition et mœurs chrétiennes, et qui jadis imprégnait toute la vie sociale, sans jamais dispenser les particuliers du devoir de devenir de véritables chrétiens, leur rendait toutefois la tâche plus facile ; cette atmosphère disparaît, elle est même déjà remplacée par une autre où la façon de penser et de vivre est à l'opposé de la façon chrétienne.
42:67
D'où il s'ensuit que le chrétien aujourd'hui se trouve dans la même situation qu'aux premiers siècles du christianisme, au milieu d'un monde païen étouffant. Nous ne craignons même pas d'ajouter que les circonstances actuelles rendent, la vie du chrétien plus pénible qu'alors (...)
L'histoire de l'Église a connu des situations dont certaines eurent des conséquences qui eussent pu l'ébranler, au cours desquelles la vie chrétienne se limitait aux cérémonies liturgiques à l'intérieur de l'église, alors que par ailleurs elle demeurait sans fruit, par suite de la rupture qui s'était produite entre la religion et la vie. Faites l'impossible pour éviter que pareille situation ne se renouvelle. »
43:67
### Jean XXIII
23 décembre 1958\
Message de Noël
« Là où les notions les plus sacrées de *la civilisation chrétienne sont étouffées* ou éteintes, là où l'ordre spirituel et divin est ébranlé, et où on a réussi à affaiblir la conception de la vie surnaturelle, il est bien triste de devoir constater l' « initium malorum » (le commencement des maux)... »
1^er^ avril 1959\
Discours à un groupe\
d'écrivains Noirs
« Partout où d'authentiques valeurs de l'art et de la pensée sont susceptibles d'enrichir la famille humaine, l'Église est prête à favoriser ce travail de l'esprit. Elle-même, vous le savez, ne s'identifie à aucune culture, pas même à la culture occidentale à laquelle pourtant son histoire est étroitement liée. Car sa maison propre est d'un autre ordre -- celui du salut religieux de l'homme. Mais l'Église, pleine d'une jeunesse sans cesse renouvelée au souffle de l'Esprit, demeure disposée à reconnaître, à accueillir et même à animer tout ce qui est à l'honneur de l'intelligence et du cœur humain sur d'autres plages du monde que ce bassin méditerranéen qui fut le berceau providentiel du christianisme. »
Même jour\
Discours aux représentants\
des Universités catholiques
« Un orgueil mal conçu à l'égard du progrès des sciences qui découvrent les forces secrètes de la nature et les soumettent au profit de l'homme fait croire à certains qu'ils peuvent se suffire à eux-mêmes sans se soucier de la loi et du culte de Dieu.
44:67
Rien n'est plus néfaste et plus dangereux pour le genre humain et pour la civilisation ; et dans plus d'un pays on peut constater les résultats amers qui sont recueillis. Si Dieu est « causa constitutae universatis et lux percipiendae veritatis et fons bibendae feliciatis » (S. Augustin), que peut produire tout ce qui est séparé de Dieu sinon des fruits de perversité et de malheur et, en détruisant la religion et le droit, ne bouleverse-t-on pas les fondements de toute société humaine ? »
6 mai 1959\
Allocution au Président\
de la République italienne
« Depuis que dans le plus grand acte d'obéissance de Notre vie Nous avons dû quitter la terre natale pour une mission d'universalité qui, au cours de près de trente années, Nous permit de Nous occuper de problèmes vastes et complexes relatifs à la réalisation du royaume et de la *civilisation du Christ*, Nous avons pu franchir les horizons limités d'une seule nation et Nous rendre compte, de l'Orient à l'Occident, des conditions du monde entier. »
2 septembre 1959\
Paroles prononcées\
à l'audience de ce jour ([^7])
« Comment voulez-vous que le Pape ne prie pas pour la Hongrie ? Elle a offert un exemple des conditions dans lesquelles se trouvent de vastes peuples, conditions qui font se demander si l'esprit de la *civilisation chrétienne* a passé sur le monde. »
25 septembre 1959\
Discours\
aux Abbés bénédictins
« Nous savons combien l'Église catholique doit à votre Ordre. Nous savons la place tenue dans l'histoire par votre saint fondateur, et les hauts faits accomplis par ses moines, depuis le temps où, après l'effondrement de l'Empire romain, ils firent de la croix et de la charrue des instruments de civilisation des peuples et des terres barbares, en leur apportant la lumière de l'Évangile et en mettant en honneur chez eux la vie culturelle. »
45:67
28 octobre 1959\
Discours\
à l'audience générale
« ...C'est de ce foyer de lumière, de force et de grâce (l'Église) que provient constamment tout ce qui, même d'un point de vue simplement humain, est rayonnement de science, de progrès, de véritable *civilisation chrétienne.* Ces biens ne sont que des biens temporels mais ils préparent les biens éternels qui nous attendent (...).
« C'est certainement un motif de grande douleur pour Nous et de profonde tristesse de constater la répugnance de beaucoup à vouloir tirer force et lumière du magistère que l'Église sait offrir pour la solution des graves problèmes posés par l'économie et par la recherche du bien-être temporel. Lorsque les cieux sont éteints et les yeux fermés au rayonnement des lois évangéliques, qui sont à la base de *la civilisation chrétienne,* il est tout naturel que l'on se débatte au milieu de vains efforts, même dans la recherche d'améliorations économiques. »
28 mars 1960\
Discours aux Cardinaux
« Nous pensons avec une profonde douleur à l'aggravation, en de nombreux lieux, des traitements cruels qui violent la religion, *la civilisation humaine et chrétienne* et le respect dû à la juste liberté individuelle et collective. »
14 mai 1960\
Discours à des archéologues\
et à des historiens
« C'est bien l'homme qui, en définitive, est le centre de votre intérêt, l'homme qui passe avec les civilisations et qui essaie de se survivre notamment dans ses productions artistiques.
46:67
Cette survivance, vous le savez mieux que quiconque, est bien fragile et menacée. Elle nous montre du moins, par-delà les modes superficielles et les inévitables futilités, quelle longue suite d'efforts admirables l'homme inspiré par le sens du vrai et le goût du beau a pu dépenser pour affirmer la pérennité des valeurs spirituelles.
N'est-ce pas là la source de cette étrange séduction qu'exercent sur nous les trésors du passé, en cette ville tout particulièrement, si riche en bibliothèques, en musées et en monuments ? L'Église, vous le savez, bien loin de rejeter cet héritage culturel des siècles écoules, a largement contribué à en assurer l'heureuse transmission à travers les âges, à l'accroître aussi, comme vous pouvez le constater en ce palais même où Nous avons la joie de vous recevoir.
Mais l'Église qui s'intéresse à toutes les manifestations de l'intelligence et de la sensibilité humaine ne repousse point la culture profane, retient d'elle tout ce qu'elle nous exprime de la vie profonde des hommes. Elle nous enseigne aussi que ce reflet du divin qui provoque notre émotion quand nous l'apercevons sur les chefs-d'œuvre du passé est une image bien affaiblie de la ressemblance divine dans laquelle nous avons été créés. C'est là l'émouvant message laissé par les peuples et les civilisations dont vous conservez et dont vous étudiez avec tant de soin le témoignage dans vos Instituts.
C'est à Rome que vous avez la chance de travailler, dans cette Ville qui est le témoin privilégié de la civilisation occidentale et plus encore le foyer rayonnant du christianisme. »
5 juin 1960\
Discours de la Pentecôte
« L'humble successeur de saint Pierre ne peut se rendre personnellement en visite dans les diverses régions de la terre pour lesquelles il nourrit une grave sollicitude : mais tous les représentants des différents continents connaissent le chemin de Rome, capitale du monde catholique, et, exactement comme Paul et Barnabé, ils reviennent ici au Vatican Nous raconter les merveilles de la grâce de l'apostolat et les prodiges de l'exercice sans cesse poursuivi des vertus théologales et cardinales, des œuvres de miséricorde qui sont le gage de *la vraie civilisation*. »
47:67
6 juin 1960\
Message aux Espagnols
« Nous Nous réjouissons de ce que l'Espagne, qui a apporté la foi à tant de nations, veuille aujourd'hui continuer à travailler à ce que l'Évangile éclaire les chemins par où passe actuellement le mouvement de la vie et à ce que sa tradition nationale qui s'enorgueillit à juste titre d'être un berceau de *civilisation chrétienne* et un phare d'expansion missionnaire, continue et même dépasse les gloires du passé. »
30 juin 1960\
Message aux Congolais
« Une nouvelle étape commence pour le Congo : sur un pied d'égalité et dans l'honneur, l'estime et la bonne foi réciproques, va s'engager un dialogue fécond entre votre peuple et la nation généreuse que les circonstances d'un passé immédiat ont liée à votre destin. Vos représentants en ont manifesté le ferme désir et Nous le constatons avec satisfaction. Une gracieuse coutume de chez vous consiste à échanger des cadeaux en signe d'accord : à ceux qui vous ont apporté la foi catholique et les bienfaits de la civilisation, vous aurez à cœur de donner en retour votre amitié et de la manifester par une loyale et fructueuse collaboration. »
12 juillet 1960\
Message\
à la République malgache
« Notre bienveillance à votre égard Nous pousse à vous rappeler, chers Fils, ce que Nous avons déjà affirmé en des circonstances analogues : « Avec l'indépendance, tous les problèmes ne se trouvent pas résolus pour autant » ; et aussi à faire écho aux souhaits paternels de Notre prédécesseur immédiat à l'intention de pays qui marchent vers leur autonomie, appelant de tous ses vœux la poursuite d' « une œuvre de collaboration constructive, dégagée de préjugés et de susceptibilités réciproques, préservée des séductions et des étroitesses du faux nationalisme et capable d'étendre les vraies valeurs de *la civilisation chrétienne* qui ont déjà porté tant de bons fruits. »
48:67
14 novembre 1960\
Discours aux membres\
des Commissions préparatoires du Concile
« Nous attendons de grandes choses de ce Concile, qui veut être un renouveau des forces de la foi, de la doctrine, de la discipline ecclésiastique, de la vie religieuse et spirituelle, contribuer à la réaffirmation des *principes d'ordre chrétien, dont s'inspire et sur lesquels repose le développement de la vie civique, économique, politique et sociale*. La loi de l'Évangile doit arriver jusque là, englober tout et pénétrer tout ce qui vient de la rosée du ciel et de la fertilité de la terre (Gen., XXVII, 28) (...).
Nous savons ce que signifie vivre avec le Christ, avec son Évangile, avec sa Croix et ce que nous pouvons attendre des *ennemis du Christ et de la civilisation chrétienne* ».
1^er^ mai 1961\
Discours aux travailleurs
« L'Église n'est jamais arrivée en retard, mais au bon moment, joignant l'exercice des vertus théologales à celui des vertus cardinales. Seule, la pratique des unes et des autres tourne les événements à préparer le vrai progrès et à créer *la vraie civilisation*. »
15 mai 1961\
Encyclique Mater et Magistra
L'Encyclique « Mater et Magistra », spécialement dans sa IV^e^ partie (qui reste, à ce jour, la moins commentée) traite directement ou indirectement des problèmes de civilisation.
En voici quelques extraits choisis parmi ceux qui nous ont paru concerner plus explicitement la question de la civilisation chrétienne.
49:67
« Bien que le rôle de la sainte Église soit d'abord de sanctifier les âmes et de les faire participer au bien de l'ordre surnaturel, elle est cependant soucieuse des exigences de la vie quotidienne des hommes, en ce qui regarde leur subsistance et leurs conditions de vie, mais aussi la prospérité et *la civilisation* dans ses multiples aspects et aux différentes époques. » (§ 3)
« Ce travail, (le travail de la terre) doit être conçu, vécu, comme une vocation, comme une mission ; comme une réponse à l'appel de Dieu nous invitant à prendre part à la réalisation de son plan providentiel dans l'histoire ; comme un engagement à s'élever soi-même avec les autres ; comme une contribution *à la civilisation*. » (§ 149)
« Un progrès des sciences et des techniques et une économie prospère constituent un important apport à la civilisation. Il faut cependant rester persuadé que ces biens ne sont pas les plus élevés, mais des moyens seulement pour y atteindre. Par suite, ce Nous est un sujet de profonde tristesse de constater que dans les pays développés trop de personnes n'ont aucun souci de la juste hiérarchie des valeurs ; elles négligent, oublient ou même nient les valeurs de l'esprit, tandis qu'elles poursuivent passionnément le progrès des sciences, des techniques et de l'économie, et font du bien-être matériel le but suprême de leur existence. Dès lors, l'aide accordée par les pays développés à ceux qui le sont moins est semée d'embûches pernicieuses ; car, fidèles aux vieilles traditions, ces derniers ont presque toujours conservé intact et gardent pour guide de leurs actions le sens des valeurs morales essentielles. Aussi ceux qui cherchent à ébranler les saines conceptions de ces peuples font-ils œuvre néfaste. Il faut au contraire respecter leur sens des valeurs, le perfectionner et l'affiner, puisque c'est sur lui que repose une civilisation humaine authentique. » (§§ 175-177)
« A tous Nos chers Fils qui témoignent sur tous les continents de l'éternelle vitalité de l'Église par leur zèle pour le vrai progrès des peuples et la civilisation, Nous voulons adresser une parole paternellement affectueuse de louange et d'encouragement. » (§ 184)
« On a affirmé que, à l'époque des triomphes de la science et de la technique, les hommes pouvaient *construire leur civilisation sans avoir besoin de Dieu*. La vérité est au contraire que les progrès eux-mêmes de la science et de la technique posent des problèmes humains de dimensions mondiales qui ne peuvent trouver leur solution qu'à la lumière d'une foi sincère et vive en Dieu, principe et fin de l'homme et du monde. » (§ 209)
50:67
« ...Les sciences mathématiques peuvent bien manifester les phénomènes, mais sont incapables de saisir et encore moins d'exprimer entièrement les aspects les plus profonds de la réalité. La tragique expérience du passé, que les forces gigantesques mises à la disposition de la technique peuvent être utilisées pour des fins aussi bien destructives que constructives, met en évidence l'importance souveraine des valeurs spirituelles pour que les progrès scientifiques conservent leur caractère essentiel de moyens pour la civilisation. » (§ 210)
« La persécution qui depuis des dizaines d'années sévit sur de nombreux pays, même d'antique *civilisation chrétienne,* sur tant de Nos frères et de Nos fils, à Nous pour cela spécialement chers, met toujours mieux en évidence la digne supériorité des persécutés et la barbarie raffinée des persécuteurs. » (§ 216)
« *L'aspect le plus sinistrement typique de l'époque moderne se trouve dans la tentative absurde de vouloir bâtir un ordre temporel solide et fécond en dehors de Dieu,* unique fondement sur lequel il puisse exister, et de vouloir proclamer la grandeur de l'homme en le coupant de la source dont cette grandeur jaillit et où elle s'alimente. » (§ 217)
« Pie XII affirme avec raison que notre époque se distingue par le contraste existant entre l'immense progrès scientifique et technique et un recul effrayant de l'humanité ; notre époque achèvera « son chef-d'œuvre monstrueux en transformant l'homme en un géant du monde physique aux dépens de son esprit, réduit à l'état de pygmée du monde surnaturel et éternel. » (§ 243)
« Il est vrai que l'Église a enseigné de tout temps et qu'elle enseigne toujours que la progrès scientifique et technique, le bien-être matériel qui en résulte, sont des biens authentiques et qui marquent donc un pas important dans le progrès de la civilisation humaine. Ils doivent cependant être appréciés selon leur vraie nature, c'est-à-dire comme des instruments ou des moyens utilisés pour atteindre plus sûrement une fin supérieure, qui consiste à faciliter et promouvoir la perfection spirituelle des hommes dans l'ordre naturel et dans l'ordre surnaturel. » (§ 246)
51:67
« L'Église se trouve aujourd'hui placée devant cette lourde tâche : rendre la civilisation moderne conforme à un ordre vraiment humain et aux principes de l'Évangile. Ce rôle de l'Église, notre époque le réclame, l'implore de tous ses vœux, non seulement pour atteindre des objectifs plus élevés, mais aussi pour éviter à notre monde de perdre le bénéfice des progrès accomplis et de se perdre lui-même. » (§ 256)
« Le travail, grâce auquel on réalise se propre perfection surnaturelle, contribue à répandre sur les autres les fruits de la Rédemption, et la civilisation dans laquelle on vit et travaille est pénétrée du levain évangélique. » (§ 259)
Ci-dessus, au § 246 de « Mater et Magistra » on a pu lire cette phrase de Jean XXIII :
« L'Église se trouve aujourd'hui placée devant cette lourde tâche : rendre la civilisation moderne conforme à un ordre vraiment humain et aux principes de l'Évangile. »
Ce qui signifie clairement que la civilisation moderne n'est conforme ni à un ordre vraiment humain, ni aux principes de l'Évangile. Cela coïncide exactement avec le jugement porté par Pie XII sur le monde moderne dans son appel historique :
« C'est tout un monde qu'il faut refaire depuis ses fondations ; de sauvage, le rendre humain ; d'humain, le rendre divin, c'est-à-dire selon le cœur de Dieu. »
De tels jugements sont en conformité absolue avec la proposition du « Syllabus » dans laquelle Pie IX niait absolument que l'Église ait le devoir ou même la possibilité de « se réconcilier avec la civilisation moderne ». Cette proposition est aujourd'hui fréquemment méconnue ou méprisée, et beaucoup l'estiment « dépassée ». Pourtant, elle demeure substantiellement identique tout au long de l'enseignement pontifical ultérieur, même le plus récent La civilisation moderne, en ce qu'elle a, dans le domaine moral, qui lui appartient en propre, est contraire à l'humain et au divin : l'Église ne peut aucunement « se réconcilier » avec les injustices, les impostures, les crimes de la civilisation moderne. L'Église n'a pas cessé et ne cesse pas d'en faire le procès, et de porter témoignage contre le crime, contre l'imposture, contre l'injustice L'Église n'arrête pas de dénoncer (§ 217 de « Mater et Magistra ») ce qui est « l'aspect le plus sinistrement typique de l'époque moderne », à savoir sa « tentative absurde de vouloir bâtir un ordre temporel solide et fécond en dehors de Dieu ».
Mais c'est la civilisation moderne qui, elle, peut et doit « se réconcilier » avec l'Église. Et l'Église y travaille en lui montrant constamment les voies par lesquelles elle pourra « se conformer à un ordre vraiment humain et aux principes de l'Évangile ».
52:67
21 mai 1961\
Discours pour la consécration\
de 14 évêques missionnaires
« Ces pays d'où vous venez, ou pour lesquels les nouveaux évêques sont consacrés, s'honorent d'un patrimoine de très riches civilisations, dont les beautés secrètes, où l'on remarque les traces évidentes de la vérité révélée, pourront faire l'objet d'études plus attentives et fournir des éléments très utiles aux monumentales recherches et connaissances de la pensée humaine.
Nous bénissons Dieu de ce que l'accession de ces peuples aux relations internationales sur une plus large échelle soit accueillie par tous les hommes honnêtes et de bon jugement comme un noble encouragement à la consolidation des communautés supranationales, mises au service commun de la culture, du bien-être matériel et spirituel, et de la paix.
Cette constatation imprime une physionomie caractéristique à la cérémonie de ce jour ; elle est, pour ainsi dire, l'affirmation d'une nouvelle jeunesse.
Et il en est bien ainsi : joie de peuples de toutes races et dénominations ; admiration émue de frères marqués au front du signe du Christ ; enfin surprise pleine de promesses pour tous ceux qui dans le monde sont vivement attirés par *le christianisme et sa civilisation.*
8 juin 1961\
Allocution\
aux souverains belges
« Ce ne sont pas seulement de grands évêques et d'éminents sociologues que la Belgique a donnés à l'Église : c'est aussi une innombrable armée de missionnaires, auxquels il Nous est doux de rendre hommage. Nous l'affirmons sans crainte : les pages qu'ils ont écrites dans les lointains continents, au prix de leurs sueurs et parfois de leur sang, restent à jamais inscrites dans les annales de *la civilisation chrétienne,* pour l'honneur de leur patrie terrestre et pour l'accroissement et l'édification de l'Église tout entière. »
53:67
12 juin 1961\
Discours à la première réunion\
de la Commission centrale préparatoire\
du Concile
Rappelons les saints de la liturgie de ces trois jours (...). Saint Léon III, le Pontife fêté aujourd'hui, très pieux, très doux, tout rayonnant d'amour pour Dieu (...). Son nom évoque les hauts gestes de Charlemagne qu'il ceignit lui-même de la couronne impériale. Durant vingt années, au Latran, il fut une lumière éblouissante de la religion et de *la civilisation chrétienne. *»
29 juin 1961\
Lettre à l'Épiscopat de Formose
« L'Église est catholique, répétons-le, car ayant de sa nature le pouvoir d'atteindre et de sauver tous les hommes, elle a aussi celui de ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, et par conséquent les valeurs humaines des peuples et leur civilisation. »
25 novembre 1961\
Lettre à l'Évêque de Bergame
« Le journal contribue aussi à illustrer et à défendre le patrimoine de la *civilisation chrétienne*. »
25 décembre 1961\
Bulle Humanae salutis\
convoquant le Concile
« L'Église, aujourd'hui, assiste à une grave crise de la société humaine qui va vers d'importants changements. Tandis que l'humanité est au tournant d'une ère nouvelle, de vastes tâches attendent l'Église, comme ce fut le cas à chaque époque difficile.
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Ce qui lui est demandé maintenant, c'est d'infuser les énergies éternelles, vivifiantes et divines de l'Évangile dans les veines du monde moderne : ce monde qui est fier de ses dernières conquêtes techniques et scientifiques, mais qui subit les conséquences d'un ordre temporel que certains ont voulu réorganiser en faisant abstraction de Dieu (...)
Nous distinguons au milieu de ces ténèbres épaisses de nombreux indices qui Nous semblent annoncer des temps meilleurs pour l'Église et le genre humain (...).
L'ordre surnaturel doit faire sentir toute son efficacité sur l'ordre temporel qui, malheureusement, est souvent le seul qui intéresse et préoccupe les hommes. Dans le domaine temporel aussi l'Église s'est montrée « Mère et Éducatrice » selon l'expression utilisée par notre prédécesseur Innocent III à l'occasion du IV^e^ Concile du Latran. Bien que l'Église ne poursuive pas de fins directement terrestres, elle ne peut cependant se désintéresser des questions d'ordre temporel qu'elle rencontre sur son chemin ni des travaux que celles-ci comportent. Elle sait combien profitent aux âmes immortelles les moyens susceptibles de rendre plus humaine la vie de chacun des hommes qui doivent être sauvés. Elle sait qu'en apportant aux hommes la lumière du Christ, elle les aide à bien se connaître eux-mêmes, car elle leur fait prendre conscience de ce qu'ils sont, de leur grande dignité, de la fin qu'ils doivent poursuivre. C'est ainsi qu'actuellement l'Église est présente, de droit ou de fait, dans les organismes internationaux ; qu'elle a élaboré une doctrine sociale sur la famille, l'école, le travail, la société civile et toutes les autres questions connexes, par laquelle elle a atteint un si haut prestige que sa voix grave fait autorité parmi tous les hommes de valeur, qui l'accueillent comme l'interprète et la protectrice de l'ordre moral, la garante des droits et des devoirs des individus et des États. »
21 janvier 1962\
Allocution à des enseignants\
d'Amérique latine
« Le cœur du Père des âmes est, ces jours-ci, profondément peiné par les nouvelles qui parviennent d'Afrique.
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Après tant de généreux efforts accomplis pour que chaque pays ait l'indépendance, voici que, au moment où les nouvelles communautés nationales s'appliquent à aménager leur existence, certains renient les principes fondamentaux de *la civilisation* et reviennent tout d'un coup aux premiers âges, lorsque Caïn tuait son frère Abel. Malheureusement, ce triste épisode se répète. Là où le christianisme fait défaut, où la loi sainte du Seigneur est supprimée, on voit se produire de ces cruels méfaits. »
2 février 1962\
Allocution\
pour la fête de la Présentation
« Que ce sang rédempteur (du Christ) descende sur tous les hommes, devenus non plus étrangers ni hostiles, mais frères ; qu'il confirme leur volonté de paix, leurs aspirations à la tranquillité et au bien être. ; qu'il éteigne tout germe de division et de rivalité, afin que se répande et règne l'amour réciproque, fondement de *civilisation chrétienne* durable. »
22 février 1962\
Constitution apostolique\
Veterum sapientia
« La sagesse des Anciens recueillie dans la littérature des Grecs et des Romains, ainsi que les illustres enseignements des peuples de l'Antiquité, peuvent être considérés comme une aurore annonciatrice de la vérité évangélique (...). Les Pères et les docteurs de l'Église ont, en effet, vu dans ces importants monuments de la littérature de l'Antiquité une certaine préparation des âmes à recevoir les richesses surnaturelles que Jésus-Christ a communiquées aux hommes (...). Il apparaît ainsi manifestement qu'avec l'avènement du christianisme rien n'a péri de ce qu'il y avait de vrai, de juste, de noble et de beau dans ce que les siècles précédents avaient produit. C'est pourquoi l'Église sainte a toujours eu une grande vénération pour ces monuments de sagesse, et particulièrement pour le grec et le latin qui sont comme le manteau d'or de notre propre sagesse.
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Elle a aussi admis l'usage d'autres langues vénérables qui se sont épanouies en Orient et dont l'apport a été grand pour le progrès du genre humain et de la civilisation. »
19 mars 1962\
Allocution au Consistoire
« Que dire de ces immenses régions où l'on enseigne et l'on persuade presque par force que dans le ciel il n'y a pas de lumière, qu'on n'y trouve pas l'origine de réalités religieuses dépassent les humains, ni la source de la grâce surnaturelle ; de ces pays où l'on proclame que pour chaque individu aussi bien que pour l'ensemble de la société humaine, la civilisation, la prospérité et le bonheur ne peuvent venir que de cette terre, car c'est bien d'elle que naissent les forces anciennes aussi bien que nouvelles qui sont mises au service de la société humaine ici-bas ? De là sont nées de violentes tempêtes qui ont causé beaucoup de ruines... »
21 mars 1962\
Allocution à l'audience générale\
en la fête de saint Benoît
« Partout où les Bénédictins sont arrivés a surgi, tout au long des siècles, une splendide civilisation d'œuvres et de bien-être dont profite aujourd'hui le monde entier. »
3 avril 1962\
Allocution à la Commission centrale\
préconciliaire
« L'Église ne freine ni n'empêche le progrès et le développement de la technique et des sciences. Elles les favorise au contraire, elle ouvre et montre les voies par lesquelles les nouvelles inventions de la technique peuvent être bénéfiques, non seulement du point de vue matériel, mais du point de vue spirituel, de telle sorte qu'elles fassent progresser la civilisation et le bien-être, sans jamais porter atteinte aux valeurs spirituelles et morales. »
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8 avril 1962\
Lettre aux Romains
« Laissez-Nous conclure, chers fils de Rome, en vous redisant encore les paroles que Nous prononçâmes à la fin du Synode : Ô sainte ville de Rome, si aimée de Dieu (...), puisses-tu exprimer la substance vive de l'Évangile qui est annonce de Rédemption et de paix, *rempart de la vraie civilisation,* ornement et enrichissement de la personne humaine, des familles et des peuples. »
18 avril 1962\
Allocution\
à l'audience générale
Compte rendu en style indirect publié par « L'Osservatore romano » du 19 avril.
« Le 11 octobre prochain des milliers d'évêques se réuniront autour du Pape en Concile œcuménique pour réaffirmer la vigoureuse vitalité de l'Église. Alors les intentions déjà ferventes dans les cœurs s'exprimeront dans cette langue ancienne et puissante qui est l'auxiliaire incomparable de toute personne cultivée, le latin. Cela aussi concourra à diffuser efficacement le magistère suprême. Cependant, ce qui compte et qui intéresse le plus, c'est ce fait indiscutable que dans ce temple, sous ces voûtes, continuant la suite des manifestations extérieures de notre histoire, tous nous nous sentions frères, associés et agissants dans cette radieuse activité de vertus, d'œuvres, d'élévations qui se résument dans l'expression *civilisation chrétienne*. »
21 avril 1962\
Message au monde entier\
du Samedi saint
« Le Seigneur est vraiment ressuscité ! C'est cette foi qui inspire non seulement l'apostolat missionnaire, mais la défense courageuse des principes sur lesquels repose tout l'édifice de la dignité humaine, de *la civilisation chrétienne*. »
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7 mai 1962\
Allocution aux pèlerins\
pour la canonisation\
de saint Martin de Porres
« Martin de Porres n'était pas un savant, mais il possédait la vraie science qui ennoblit l'esprit, la « lumière des cœurs » que Dieu donne à ceux qui le craignent, cette « lumière de discrétion » dont parle sainte Catherine de Sienne. Dans son âme régnait la sainte crainte de Dieu, base de toute éducation, de l'authentique progrès spirituel et en définitive de la civilisation elle-même le principe du savoir, c'est la crainte de Dieu (Ps., CX, 10). »
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## ÉTUDES
### Un certain silence
par Jean OUSSET
C'EST CONTRE L'ÉGLISE, contre son enseignement, contre son dogme que pendant la plus longue partie de son histoire ses ennemis lancèrent leurs attaques. Chaque hérésie s'en prenait directement, si l'on peut dire, à un chapitre de la Foi, niant telle vérité, sapant telle autre. En bref, le style de l'opération antichrétienne était celui de la lutte ouverte, affichée, directe, contre l'Épouse de Jésus-Christ.
Solidement fondé sur le socle romain, l'édifice a tenu. Malgré les pires tempêtes, les plus affreuses persécutions, l'Arche de Vérité s'est montrée insubmersible. On comprend que l'Ennemi, de guerre lasse, ait jugé nécessaire de changer de méthode.
Désormais, semble-t-il, la tactique ne consiste point tant à attaquer ouvertement l'Église ou son message.
C'est indirectement et comme par la bande que procède l'anti-catholicisme...
L'Épouse de Jésus-Christ étant apparue trop forte, trop vigoureuse pour être vaincue en bataille ouverte et déclarée, on se gardera désormais d'une méthode aux effets trop glorieux pour celle qu'on cherche à abattre... On refusera un combat trop dommageable pour l'agresseur. On appliquera, si l'on peut dire, la politique de la terre brûlée. Autrement dit on cherchera à réduire l'Église à de telles conditions d'existence qu'elle n'y puisse vivre ou s'y développer.
Tactique qui consisterait, par exemple, pour tuer un poisson manifestement insaisissable à mettre à sec l'aquarium, l'étang ou la rivière pour venir à bout de celui que les pêcheurs n'ont pu capturer.
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Autrement dit : couper l'Église de ce milieu normal qui est le sien : celui de la vie même des hommes. Vie sociale et politique autant que vie intérieure et privée.
Il suffit de porter les yeux autour de soi pour voir à quel point l'opération se déroule avec succès aux quatre coins du monde. Qu'y voyons-nous ? Une Église que la Révolution, soit directement, par la persécution violente, soit indirectement par la pression d'une propagande diabolique, cherche à claquemurer dans le seul sanctuaire, cherche surtout à empêcher d'annoncer l'authentique message de la sagesse de l'Évangile appliquée au gouvernement des États.
ÉGLISE DU SILENCE !
Ou, plutôt, comme l'a fort bien souligné Jean Madiran, Église d'un certain silence, lequel déborde, il faut bien l'avouer, les frontières des rideaux de fer ou de bambous.
Église psychologiquement contrainte au silence sur les droits sociaux du Christ Roi...
Car, écrit Jean Madiran : « L'Église du silence peut continuer à confesser sa foi en Jésus-Christ dans la mesure où elle accepte de se taire sur l'enseignement social de l'Église, sur son enseignement authentique et complet...
« L'Église du silence peut dire qu'elle croit en Dieu... (mais) à condition qu'elle ne détourne plus ses fidèles de collaborer à l'édification du régime économique et social qui est le principal dessein athée du communisme...
« L'Église du silence peut enseigner le « Credo » à la condition de taire l'enseignement de l'Encyclique *Divini Redemptoris...*
« L'Église du silence est celle qui peut parler du bien et du mal dans l'ordre de la morale privée, mais qui ne peut plus parler du bien et du mal dans l'organisation de la Cité... » ([^8])
L'Église du silence est celle où le laïc doit écarter de ses ambitions temporelles jusqu'à l'idée même d'une cité catholique, d'une civilisation chrétienne. Termes proscrits. Tels « exégètes » s'attachant à proclamer leur vanité sinon leur illégitimité.
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Et cela non seulement au mépris des documents pontificaux les plus évidents, comme on peut le voir dans ce numéro d'*Itinéraires*, mais au mépris de cette réflexion la plus élémentaire dont un certain « cléricalisme inversé » ([^9]) nous fera difficilement croire que les laïcs n'y peuvent légitimement recourir sans mandat.
Car, est-il... disons : devrait-il être tellement nécessaire d'accumuler des citations pontificales pour démontrer l'existence, quasi inévitable en un sens, d'une civilisation chrétienne ?
Est-il vraiment si difficile d'admettre la réalité de la civilisation chrétienne dès lors qu'on est forcé de reconnaître en un peuple, sinon un ensemble de nations, une influence du christianisme dépassant quelque peu la frontière du secret des cœurs.
Ce qui serait étonnant, voire difficile à admettre, ce n'est pas qu'il existe et puisse exister une civilisation chrétienne, c'est que le christianisme puisse se développer dans le monde sans tendre, comme de lui-même, par l'effet naturel de l'action qu'il implique, à « faire de la civilisation chrétienne ».
Tout ce qui peut agir assez profondément sur le cœur, l'esprit, les passions de l'homme, tout ce qui peut déterminer son action est condamné à façonner, par la force des choses, un certain mode de civilisation. Dès lors on voit mal pourquoi, seul, le catholicisme serait stérile à ce niveau, sans effet au plan des mœurs, sans influence sur les institutions, sans fruits pour la vie publique, intellectuelle, culturelle, sans action sur les sociétés ?
Chacun admet que les diverses formes de civilisation doivent leurs caractères soit à l'humeur guerrière, par exemple, de telle nation, soit à son sens politique, soit à son esprit mercantile ou jouisseur, etc.
On admet que la religion de Mahomet explique et peut rendre compte de ce que l'on appelle la civilisation musulmane.
On admet que le panthéisme plus ou moins évident de telles doctrines orientales a profondément marqué les civilisations de ces contrées.
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On admet qu'en mille endroits de l'histoire des hommes, leurs civilisations pouvaient s'expliquer, au moins en partie, parce que les uns adoraient le soleil, d'autres leurs passions, d'autres les puissances qui les terrifiaient, d'autres leur chef politique, César ou Empereur...
On admet que le fait pour un peuple de considérer la femme comme « le repos du guerrier », de pratiquer les divorces en série, de recourir à l'avortement et aux procédés néomalthusiens comme à un service public petit être un trait de civilisation. Etc.
Pourquoi la religion qui a appris au monde le respect de la femme, rappelé le caractère sacré du mariage monogame indissoluble, condamné la violation des lois naturelles de la vie, combattu le totalitarisme social et politique, recommandé la défense des corps intermédiaires, prêché le principe de subsidiarité, exalté le travail, soutenu la paix selon l'ordre et la justice, non la paix des tyrans ; enseigné que le droit des familles est antérieur à celui de l'État... ; en bref pourquoi une religion qui professe la doctrine humaine la plus complète, doctrine de vie intérieure et privée comme de vie sociale, pourquoi cette religion serait-elle la seule dont on pourrait dire : « La civilisation chrétienne ? Connais pas. Inconnue sur la planète ! »
Cela est impensable. Et tellement que même s'il fallait admettre que de tous les systèmes religieux le catholicisme est celui qui a le moins d'influence au chapitre de la civilisation, il faudrait convenir qu'il en a une de très caractéristique par là même. Sorte d'influence en creux, en trou, en disponibilité pure. Civilisation de carrefour, sinon de caravansérail. Civilisation d'un « je m'en fichisme universel ».
S'en aller dire que le catholicisme vise d'abord la perfection intérieure de ses membres est une vérité qui ne touche pas à la question..., car il serait possible de montrer que des systèmes religieux plus exclusivement intérieurs que le catholicisme n'en sont pas moins reconnus par tous comme principes de civilisation.
S'en aller dire, comme on ne manque pas de le faire, que la civilisation chrétienne n'existe pas pour cette raison qu'elle ne se présente nullement comme une formule unique, universellement stéréotypée et telle qu'elle impliquerait un monde identique pour les peuples qui en donneraient l'exemple, est une objection « à l'épate » pour crétins ou analphabètes.
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Car, outre que c'est le lot d'autres civilisations dont personne cependant ne songe à contester l'unité sous leurs réalisations diverses, c'est se moquer des gens que de s'en aller nier l'existence d'un élément unique, d'un principe commun sous prétexte qu'il peut ici ou là, selon les nations et les races, donner lieu à des réalisations différentes. Tant vaudrait, à ce titre, nier la nature humaine sous prétexte qu'il n'est pas deux hommes absolument pareils, que certains boitent, que d'autres sont bossus, que les uns ont le nez de travers, autrement dit que les Apollons-types ne sont pas les plus nombreux ici-bas.
Quant à l'argument selon lequel on ne saurait parler de civilisation chrétienne parce qu'on ne la trouve nulle part absolument pure, mais plus ou moins douloureusement salie, caricaturée, mutilée, meurtrie par la carence ou le péché des hommes et d'abord des chrétiens, c'est là encore un argument qui ne tient pas ; car à ce compte on peut soutenir aussi bien l'inexistence des chrétiens eux-mêmes... et de l'Église, sous prétexte qu'à les considérer sous un certain angle ils donnent parfois une bien piètre idée de l'idéal qu'ils devraient illustrer.
IL Y A DONC selon toute évidence, et depuis vingt siècles, l'Histoire le proclame haut et clair, il y a une civilisation chrétienne.
Comme saint Pie X l'a proclamé avec sa clarté coutumière : « La civilisation n'est plus à inventer, ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est... Il ne s'agit que de l'instaurer et la restaurer sans cesse sur ses fondements naturels et divins contre les attaques toujours renaissantes de l'utopie malsaine, de la révolte et de l'impiété... »
Et dans un autre texte le même saint ne craignait pas d'affirmer qu'en un sens, celui des valeurs universelles ainsi envisagées, « la civilisation de l'humanité est une civilisation chrétienne. Elle est d'autant plus vraie, plus durable, plus féconde en fruits précieux qu'elle est plus nettement chrétienne ; d'autant plus décadente, pour le plus grand malheur de la société, qu'elle se soustrait davantage à l'idée chrétienne. »
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Et cette référence commune, universelle, essentiellement UNE malgré l'extrême variété de ses expressions et manifestations accidentelles, ne s'oppose nullement à ce qu'il y ait des coiffes bretonnes, des fifres en Provence, des mandolines en Italie, des courses de toros en Espagne, des chanteurs de « fados » au Portugal, des « rodeos » au Texas, du « jazz » à la Nouvelle-Orléans,... voire quelques « chanteurs de charme » judicieusement répartis dans quelques congrégations religieuses.
Jean OUSSET.
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### Pas de civilisation désacralisée
par Thomas MOLNAR
A TRAVERS LES ÂGES la religion et l'Église ont eu essentiellement à combattre la même tendance, la même idéologie qui proclamait l'inutilité de Dieu comme principe explicatif de l'univers et comme suprême garant des valeurs de la cité. Je dis « l'inutilité » et pas forcément « l'inexistence » car justement l'appât offert par les athées aux chrétiens a toujours été (sauf dans le cas du marxisme) la liberté de conscience à l'intérieur d'un État ou d'une civilisation indifférents en matière religieuse. Il suffit, selon les doctrines issues de la Réformation et renforcées par celles de la Révolution, que l'individu possède la liberté de s'adresser à son Dieu et que la communauté des fidèles jouisse de la liberté du culte pour qu'une société puisse se déclarer libre, et libre aussi de poursuivre ses aspirations en dehors de toute préoccupation religieuse.
Dès lors civilisation -- la vie d'une société constituée, structurée et « subordonnée à des valeurs inspirant des lois salutaires -- et religion suivent leurs voies divergentes, ce qui implique que l'individu est attaché à deux chevaux dont la course n'est pas nécessairement parallèle et qui peuvent, par conséquent, le déchiqueter.
Bien sûr, cela n'arrive pas toujours, et dans la majorité des cas la pensée augustinienne se révèle valable : il suffit dans la plupart des cas que la cité ne persécute et ne décourage pas la pratique religieuse, la vie de famille, l'enseignement des vérités chrétiennes, etc., pour que le chrétien puisse y vivre. Cette pensée a d'ailleurs été à la base des concordats que l'Église a conclus avec les différents États, laïc, napoléonien, national-socialiste, voire, sous une forme moins clairement définie de part et d'autre, avec l'État communiste.
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Cependant, ces accommodements imposés par l'histoire, par la sagesse du moment, par un compromis salutaire ou par des circonstances spéciales, ne signifient aucunement que le terme « civilisation chrétienne » soit dépourvu de sens, ni qu'on puisse en cantonner la conception dans un coin de la communauté, dans l'école libre, par exemple. En d'autres mots, il ne faut pas que les catholiques acceptent avec un cœur léger une philosophie de l'histoire selon laquelle l'humanité est entrée dans une civilisation désacralisée qui réservera, certes, à la religion un côté du polygone social, mais se conduira en toutes choses avec une profonde indifférence aux « valeurs » religieuses.
Il convient de faire deux remarques à ce sujet.
**1. --** Les philosophes chrétiens qui semblent avoir fait leur paix avec le monde dit désacralisé se font une image inexacte de la situation à venir. Cette image est celle d'une société philosophiquement et moralement stable et qui, une fois ses bases matérielles établies, n'inquiètera plus les fidèles. Ces penseurs admettent tacitement, et peut-être sans s'en rendre compte, la conception athée de la société et de la civilisation, notamment que libérée des causes de conflit que sont les idées métaphysiques et religieuses, l'humanité vivra désormais selon la nature dirigée souverainement par les données immédiates et concrètes de la réalité. Nous reconnaissons ici la doctrine marxiste qui dispense non seulement de la religion mais de la philosophie elle-même, suivant l'illusion suprême que, l'homme, réconcilié avec les choses, pensera selon et par la matière ([^10]).
Or, sans être conforme au schéma marxiste, la civilisation désacralisée ne serait pas de tout repos, même idéologiquement, surtout idéologiquement. Il fut un temps où l'on chantait les louanges des civilisations primitives, austères mais authentiques parce que près de la nature. La même obsession de « l'authentique » revient sous la plume des philosophes à la mode, Sartre, Camus et leur lignée, décrivant cette fois la civilisation dite des « travailleurs » où, entre autres belles prédications, il n'y aura plus de différence entre travail intellectuel et travail manuel.
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La recherche de « l'authentique » est aussi illusoire que toutes les autres formes de la pensée utopique. Car afin que l'être humain, formé d'une part de divin, coïncide absolument avec la nature -- le fondement de l'authentique, selon les doctrines de l'erreur -- il devrait subir une transformation radicale non seulement en tant qu'individu, mais aussi en tant que membre de la société. Le marxisme qui, seul entre les théories rationalistes, admet l'échec des techniques de la transformation individuelle, met justement et logiquement l'accent sur la rééducation de la collectivité. Ce procédé implique que dans la période de transition -- et nous savons, nous, qu'on n'aboutira jamais -- *l'enthousiasme* joue un rôle primordial car c'est le signe de l'adhésion et de l'exaltation indispensables pour dissimuler et supporter l'échec constant.
L'enthousiasme officiel et l'échec constant créent, par la tension qu'ils suscitent, un besoin de justification, c'est-à-dire un besoin d'inventer de nouvelles théories et idéologies, les unes plus radicales que les autres. (Comme disait Bossuet, la vérité est une, les variations de l'erreur infinies en nombre.) Cela est vrai non seulement dans une société officiellement marxiste, mais dans toute société à base d'utopie. La doctrine évolutionniste est, elle aussi, prodigue en idéologies toujours nouvelles et toujours superficielles car ce qui est nature donnée et transformée (par le travail) dans le marxisme, est, chez les évolutionnistes, une nature qui tire de son propre fonds la capacité de se perfectionner jusqu'à ce qu'elle réalise Dieu. Ainsi chaque étape doit porter l'étiquette « progrès » sur son portail, exigeant la foi (l'enthousiasme) et la démonstration doctrinale ([^11]).
En conséquence, une civilisation dépourvue du sacré serait moralement et intellectuellement *inquiète*, inventant des justifications toujours neuves de son existence, de ses actions et de ses valeurs, et par là-même intolérante d'une doctrine qui prêche la permanence et le fondement solide du réel.
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Il est donc faux de supposer qu'une civilisation désacralisée pourrait être pendant longtemps une civilisation « humaniste » ; au contraire, en proportion de son éloignement de Dieu, elle perdrait ses ancres dans l'humain, pour se lancer dans une sorte de danse macabre de l'inhumain. Elle adorerait un faux-sacré, ou plutôt une série indéfinie de faux-sacrés et d'idoles dans une course toujours plus frénétique.
**2. --** La deuxième remarque qui s'impose est que l'on commet une erreur fondamentale en supposant la désacralisation sans peine de notre civilisation. Entendons-nous sur le sens des mots. L'historicisme du XIX^e^ siècle nous a habitués à concevoir une civilisation comme devant réaliser des merveilles dans le domaine esthétique, comme une succession de moments privilégiés. Mais il y a déjà Civilisation lorsqu'une société se constitue et accepte des normes, des règles raisonnables de coexistence. Il est vrai que l'existence purement matérielle ne fait pas accéder au niveau de la civilisation ; comme l'écrivit Pie XII, alors Cardinal Pacelli, en 1936, « lorsqu'on parle de civilisation, il faut surtout considérer que ce terme ne signifie pas seulement un ensemble de biens et d'éléments matériels et temporels, mais aussi, et très spécialement, une somme de valeurs intellectuelles, morales, juridiques, spirituelles ». Mais il ajoute : « Il n'est pas douteux que la primauté revient à ce dernier groupe de facteurs dont le total mérite de préférence le titre plus noble de culture, qui serait comme l'âme de la civilisation ». Distinction importante entre « civilisation » et « culture » non pas dans le sens où les Kulturwissenschaften allemandes entendent cette différence mais dans le sens chrétien : l'homme ne vit pas seulement de pain mais aussi d'une inspiration supérieure.
Cependant, une civilisation ne se distingue pas seulement de l'existence brute, elle se distingue aussi de toute construction utopique qui voudrait refondre la condition de l'homme pour en faire une condition de surhomme, en quelque sorte angélique. Tandis qu'un état d'existence élémentaire possède toutes les possibilités d'un développement ultérieur, l'utopie, c'est-à-dire la pensée utopique (car elle n'existe jamais comme réalité) est un cul-de-sac, le fruit pourri d'un arbre desséché.
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En tant que philosophie de la réalité, le christianisme est infiniment plus proche des civilisations telles qu'elles sont que ne sont les doctrines utopiques. Si nous regardons autour de nous, il devient clair que l'humanité n'est pas si près d'abandonner ses bases et de se lancer à l'invitation des doctrinaires qui lui prêchent une utopie naïve et transparente. Je sais qu'il est populaire en compagnie « sophistiquée » (comme on dit en Amérique) de se consterner devant les mille bêtises de la technique moderne, de la pédagogie dite progressive, de la psychanalyse envahissante, etc. Mais quand les nuages de la publicité et le bruit de la propagande se dissipent, ne voyons-nous pas l'immense majorité des hommes vivre d'une manière normale, réglée et subordonnée au rythme du jour, des saisons, du travail et du repos ? Curieusement, et malgré les prédictions et les statistiques sensationnelles, les hommes, les femmes, les familles, les communautés, les nations ne semblent pas se ruer vers les tentations trop dangereuses ou trop saugrenues ; lorsqu'une minorité s'y décide, il en surgit en face d'elle une autre pour là condamner, l'ostraciser, la neutraliser. Somme toute, à chaque symptôme menaçant, l'individu et le groupe opposent un contre-poison, pour peu que les institutions ne soient complètement désaxées et la société atomisée par la méfiance d'un tyran. Je cite, de la même lettre du Cardinal Pacelli, le passage suivant : « Malgré les variétés et les contrastes, l'homme reste l'homme en quelque temps et en quelque pays qu'il vive. Sa création est marquée au coin de l'unité. La nature humaine, douée d'intelligence et de volonté, provenant d'une seule souche originelle, issue d'un même principe et destinée au même bien suprême, qui est Dieu, se doit de retrouver en son fond, à tous les stades de son progrès matériel et spirituel, les mêmes nécessités vitales, auxquelles seul le christianisme peut répondre exhaustivement. »
Cela nous mène à déclarer que civilisation chrétienne ne veut pas du tout dire perfection. Une civilisation parfaite est une contradiction dans les termes car civilisation veut dire temporalité, accommodement de l'homme avec le passage des choses et avec sa propre mort. Or, il est évident que c'est la conception chrétienne de l'homme et de la société qui permet le mieux cet accommodement, qui en tient compte, qui, sans autoriser l'abêtissement, ne désespère pas de la faiblesse des hommes et les pousse à la réalisation des aspirations les plus élevées.
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La faiblesse des doctrines évolutionnistes-utopistes consiste justement à considérer l'homme comme un grand malade qu'il faut guérir de sa condition. C'est ainsi, suivant la prédiction de Gœthe, que les doctrinaires modernes, ceux que nous appelons en Amérique des « social engineers », cherchent à transformer la société en un immense hôpital où l'on achèterait le bonheur au prix d'accepter d'être un patient. Ce serait évidemment la fin de la civilisation car ce patient devrait renoncer à sa liberté ; en se résignant à n'être qu'un robot, il renoncerait à créer, à rester incalculable, non-mesurable.
Une des meilleures preuves qu'il n'est pas si facile de sortir de la conception chrétienne de l'homme et de la civilisation est que les athées contemporains les plus prestigieux sont incapables d'inventer et de formuler ce fameux « nouveau système de valeurs » dont ils ont plein la bouche. L'éthique de Sartre, s'il en a une, reste celle des agrégés bourgeois, révoltés à la manière de blousons noirs qui auraient une culture philosophique. Camus, l'autre idole de la génération actuelle, n'a jamais compris la dialectique de la chute et de la rédemption et il est resté figé au premier terme. D'ailleurs il appelait, dès *La Peste*, le « saint sans Dieu », c'est-à-dire les vertus chrétiennes suspendues dans le vide, ou, si l'on veut, l'amour paternel sans le Père. Les meilleurs esprits de l'existentialisme, un Heidegger par exemple, n'aboutissent, au prix de travaux herculéens, qu'à réchauffer la soupe tiède du stoïcisme anté-chrétien, déjà incapable de nourrir les hommes aux siècles de sa plus grande gloire.
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Je me hasarderai donc à conclure que la civilisation chrétienne est difficilement définissable mais qu'elle est, néanmoins, une réalité toujours vivante et vivifiante. Elle ne se prête pas à une définition car elle embrasse l'homme avec tous les conflits qui le déchirent, et ne cherche pas, comme l'a très bien vu G.K. Chesterton, à les résoudre. Elle accepte donc la tension, les paradoxes, les risques du libre arbitre. Elle œuvre au salut des individus (non pas, comme les utopies, au salut collectif), sachant qu'il suffit d'un saint pour électriser une communauté, d'un seul homme craignant Dieu pour sauver Sodome et Gomorrhe.
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En même temps, elle, c'est-à-dire la conception civilisatrice chrétienne, veille à ce que la société vive selon les lois, elles-mêmes reliées au passé, à l'organisme vivant dans le temps qu'est une communauté. Ainsi, l'individualisme le plus libre et le plus révolutionnaire coexiste dans la notion de civilisation chrétienne avec l'idée communautaire la plus organique et la plus respectueuse des traditions.
La civilisation chrétienne est ainsi inséparable du modèle même qu'offre la religion. L'unité indivisible de la famille, l'amour qui en relie les membres, la primauté du père ; puis dans un autre ordre d'idées, le principe de subsidiarité ([^12]), la méfiance à l'égard des collectivités qui cherchent à absorber l'individu, la méfiance également à l'encontre des enthousiastes qui voudraient ramener Dieu sur terre et Le concrétiser dans une société parfaite ou dans l'évolution. Voilà contre quoi la civilisation chrétienne ne cesse, ne cessera jamais de combattre car, justement, c'est toujours le même adversaire qu'elle trouve sur son chemin.
C'est aussi ce qui nous permet de garder l'espoir. La conception chrétienne, religieuse et civilisationnelle, peut traverser des périodes d'éclipse mais ne peut pas succomber. Les idolâtries poussent les hommes et les choses à de telles extrémités qu'on revient immanquablement à l'idée de l'ordre chrétien, bien qu'on lui donne un autre nom. L'histoire des hérésies est au fond celle des grands enthousiasmes sentimentaux et des grands optimismes (ou pessimismes, car celui qui désespère de l'homme, cherche à le composer par le collectif) utopiques. Aujourd'hui nous vivons encore dans l'ombre de la grande hérésie dont le surhomme de Nietzsche est le symbole le plus dramatique, ou, ce qui revient au même, dans l'ombre des grandes organisations gigantesques. Cependant, le sur-homme s'écroule et finit dans le grotesque, et les organisations géantes (la Grande Bête de Platon) sont minées par leur propre froideur et anonymat. Qu'on le veuille ou non, l'homme, le petit groupe, l'influence transmise de l'un à l'autre reprennent ce qui leur appartient de droit, car le monde et la civilisation finissent par revenir à l'échelle humaine.
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Qu'il dirige une grande entreprise ou un spoutnik, l'homme resté toujours le même, et le soir il voudra rentrer voir sa femme et ses enfants.
Pour terminer, je ne voudrais pas créer l'impression d'un quiétisme, d'un fatalisme qui consent à n'importe quel défaut, erreur ou abus, et met son espoir dans le pendule du temps et de l'histoire pour ramener, provisoirement, l'état normal. Au contraire, je tiens que la civilisation est une chose fragile qu'on ne conserve et ne fait vivre que par un effort et un sacrifice de tous les jours. C'est, si l'on veut, un capital qu'il faut augmenter si on ne veut pas le voir décroître.
Seulement on ne l'augmente pas uniquement d'une façon mécanique, à l'aide d'interventions de l'extérieur, de réformes sociales, etc. A la manière des saints qui agissent comme du levain dans le corps mystique, une civilisation se construit et se maintient par la présence d'un noyau d'hommes et d'idées difficilement identifiables mais représentant l'essentiel. Je dirais qu'ils constituent « l'or » qui garantit la « monnaie » de la société. Mais j'ai hâte d'ajouter qu'ils ne forment pas une élite, une classe sociale, un parti : ils sont un peu partout, dans des conditions modestes ou exaltées, faisant leur travail et davantage, sans se connaître, sans s'arrêter pour se nommer. Ils sont pourtant reliés par des fils spirituels à toute la réalité, ayant ainsi la conscience de dépasser, en quelque sorte, les contingences sans pour autant les mépriser. Bernanos l'a très bien compris qui insistait obstinément sur la réalité de ce « capital moral » en France, capital créé et transmis par une Jeanne d'Arc mais aussi par un Clemenceau et qu'il espérait tellement voir s'épanouir dans la Résistance. (Bernanos finit par comprendre justement que cette qualité spirituelle était indépendante de la coloration politique.)
La communauté subsiste donc par le sacrifice de ses enfants, sacrifice qui va dans certains cas jusqu'au martyre et la mort, mais qui se signale ordinairement par des formes moins dramatiques : l'approfondissement de la tâche quotidienne. La civilisation, elle, est au fond une conception plus dense et plus riche de la communauté, elle signifie la possibilité des grandes aventures et des grandes réalisations par ceux qui *pensent* la communauté. Il y a donc non seulement un lien organique entre les deux, mais encore nous avons la quasi-certitude que la civilisation ne sera jamais entièrement sécularisée.
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Le grand danger, comme je l'ai dit au début, c'est la pensée utopique de notre époque, danger permanent surtout depuis que le christianisme a audacieusement ouvert la spéculation sur l'avenir de l'humanité, mais renforcé aujourd'hui par le gigantisme méthodique et les techniciens de l'uniformisation. Dans ces circonstances, la conception civilisatrice chrétienne rétablit l'équilibre par son insistance sur le péché originel et le salut personnel. Je ne connais pas de meilleur antidote contre les grandes hérésies sécularistes-utopistes de notre temps.
Thomas MOLNAR.
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### Sur la civilisation chrétienne
par Louis SALLERON
LE TEXTE SAVOUREUX -- on n'ose dire « juteux » -- du P. Avril cité par Madiran ([^13]) a du moins le mérite de nous inviter à approfondir la notion de « civilisation chrétienne ».
Le P. Avril ne sait pas « ce que c'est ». L'aveu de son ignorance est méritoire. Il est vrai que cette ignorance est, à l'en croire, partagée par « tous les papes de notre siècle ». Ce que c'est que de lire attentivement les Papes ! On est sûr de ne pas errer, même dans l'ignorance.
Jean Madiran exhume là-dessus un certain nombre de textes, dont on peut penser ce qu'on veut. Pour le P. Avril, ils signifient que les Papes ne savent pas ce que c'est que la civilisation chrétienne. D'autres y trouveront peut-être un autre sens. Ce n'est pas moi, sans mandat, qui me chargerai de les départager. Surtout depuis que le P. de Soras nous a appris qu'il y a une science de la lecture des encycliques, messages et discours pontificaux, et que cette science est réservée aux théologiens en général, jésuites de préférence et, s'il se peut, de l'Action Populaire.
Pour savoir donc avec certitude ce qui en est de la civilisation chrétienne, et de la pensée des papes à son sujet, j'attendrai la parole autorisée du P. de Soras, Jésuite de l'Action Populaire, sur les paroles du P. Avril qui est, certes, mandaté pour prêcher à la radio, mais qui n'est, après tout, que dominicain (sauf erreur).
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De mon côté, je me livrerai à quelques exercices de réflexion, personnelle -- pour me délier un peu la cervelle et m'entraîner à mieux recevoir l'enseignement du P. de Soras, quand il nous fera l'honneur d'apporter son exégèse lumineuse aux textes obscurs des papes et aux mots légers du P. Avril.
\*\*\*
LE HASARD VEUT qu'en des temps très anciens l'occasion m'a été donnée de me pencher, comme on dit, sur cette question de la civilisation. Pas de la civilisation chrétienne, de la civilisation tout court. Mais il faut commencer par le commencement.
C'était en 1937. Henri Massis, directeur de la *Revue Universelle,* avait décidé de consacrer le numéro du 1^er^ janvier à Charles Maurras, en hommage pour son jubilé littéraire. Parmi des signatures illustres, j'écrivis cinq modestes pages sur « Maurras, défenseur de la cité ». Le sous-titre de mon article était « Culture et Civilisation ».
Pour éclairer l'idée de civilisation, je me référais à Maurras lui-même ; pour éclairer l'idée de culture, je me référais à Henri de Man.
« Ne vous semble-t-il pas, écrit Maurras dans la *Gazette de France* du 9 septembre 1901, que le vrai caractère commun de toute civilisation consiste dans un fait et dans un seul fait, très frappant et très général ? L'individu qui vient au monde dans une « civilisation » trouve *incomparablement plus qu'il n'apporte.* Une disproportion qu'il faut appeler infinie s'est établie entre la propre valeur de chaque individu et l'accumulation des valeurs au milieu desquelles il surgit. Plus une civilisation prospère et se complique, plus ces dernières valeurs s'accroissent et, quand même (ce qu'il est difficile de savoir) la valeur de chaque humain nouveau-né augmenterait de génération en génération, le progrès des valeurs sociales environnantes serait encore assez rapide pour étendre sans cesse la différence entre leur énorme total et l'apport individuel quel qu'il soit.
« Il suit de là qu'une civilisation a deux supports. Elle est d'abord un capital, elle est ensuite un capital transmis. Capitalisation et tradition, voilà deux termes inséparables de l'idée de civilisation.
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Quant à Henri de Man, voici ce qu'il écrit à la page 35 de *l'Idéal socialiste :* « La culture est (...) une certaine configuration de la vie reposant sur la croyance commune à une hiérarchie de valeurs déterminée. Cette hiérarchie de valeurs donne à la vie une signification précise ; elle s'incarne en un style de vie particulier, à travers des besoins et des normes communes de jugement. Il y a autant d'ordres culturels que de communautés où l'on croit à une hiérarchie de valeurs différentes. »
Partant de ces deux textes, j'essayais à mon tour de creuser un peu les notions de civilisation et de culture. Je notais que « la civilisation est d'abord un fait ou tout au moins appartient d'abord au domaine du fait, et la culture est d'abord une idée ou tout au moins appartient d'abord au domaine de l'idée ».
J'écrivais « (...) à tout moment considéré, la civilisation apparaît comme un présent résumant le passé, et la culture comme un présent orienté vers l'avenir », ou encore « la civilisation, c'est le degré et c'est la spécification d'une certaine perfection de la cité. La culture, c'est le degré et c'est la spécification d'une certaine perfection de l'esprit... Toujours le mot civilisation éveillera en nous une idée de cité, une idée de société. Toujours le mot culture éveillera une idée d'esprit. »
A ces lignes anciennes je ne vois rien à changer, mais je vois beaucoup à ajouter. La tentation est d'y trop ajouter. On a beaucoup écrit sur la civilisation. On a beaucoup écrit aussi sur la culture. On a fréquemment opposé ou comparé les deux notions. Gaston Berger se livrait encore à cet exercice peu de mois avant sa mort. Me demandant par quel bout je prendrais cet article, j'avais envie de rouvrir Toynbee. Je ne le rouvrirai pas. Je ne veux me livrer qu'à une étude sémantique où la simple logique suffit à explorer une réalité sur quoi la contestation n'a pas de prise.
\*\*\*
IL VA DE SOI QUE, pour clarifier tout débat sur la civilisation *chrétienne,* il faut d'abord s'entendre sur la notion de civilisation.
Est-ce vraiment si difficile ?
Il y a des points sur lesquels on peut différer d'avis, mais dans la clarté. Et il y a des points sur lesquels je ne vois pas qu'on ne puisse pas être d'accord.
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I. -- Littré dit « *Civilisation*. -- 1°) Action de civiliser ; état de ce qui est civilisé, c'est-à-dire ensemble des opinions et des mœurs qui résulte de l'action réciproque des arts industriels, de la religion, des beaux-arts et des sciences... »
Il remarque : « Civilisation n'est dans le Dictionnaire de l'Académie qu'à partir de l'édition de 1835, et n'a été beaucoup employé que par les écrivains modernes, quand la pensée publique s'est fixée sur le développement de l'histoire. »
Voilà qui est intéressant et qui, d'un seul coup, nous ouvre tout l'éventail des sens divers que va recevoir le mot « civilisation ».
Car nous voyons immédiatement que la civilisation apparaît *d'abord* à ceux qui, les premiers, commencent à user du mot, comme le phénomène global du perfectionnement de la société dans son développement historique.
De son état primitif à son état actuel, l'homme s'est civilisé. D'autrefois à aujourd'hui, la civilisation s'est constituée, s'est épanouie, s'est affinée.
A ce point de vue, on peut parler de la civilisation.
L'homme n'est pas, comme les autres animaux, voué à la répétition éternelle des mêmes gestes. Il est, comme l'observait Maurras, l'animal qui capitalise et qui transmet le capital acquis. Cette capitalisation et cette transmission (cette tradition) se font dans la société, grâce à la société, par la société. *Zôon politikon*, animal social, animal faiseur de cités, l'homme est le « civilisé » parce qu'il est le « civilisateur », le bâtisseur de cités. La civilisation, c'est le fruit de la nature humaine. Il n'y a (à ce point de vue) qu'une civilisation, car il n'y a que la civilisation humaine, il n'y a de civilisation qu'humaine.
II. -- L'Académie française, nous apprend Littré, reçoit le mot « civilisation » dans son dictionnaire en 1835. Il avait fait son apparition moins d'un siècle auparavant. On aimerait connaître l'histoire de son extension et des significations diverses dont il se vêt. Mais il n'est pas besoin d'investigations laborieuses pour percevoir les « colorations » successives qui lui donnent une « signification » un peu différente au XVIII^e^ siècle et au XIX^e^ siècle.
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Au XVIII^e^ siècle, la civilisation évoque surtout la politesse des mœurs. C'est pourquoi on disserte et on discute à l'infini sur l'état de nature et l'état de société. On se bat pour savoir si les vrais civilisés sont les... civilisés ou au contraire les « sauvages ». On se passionne pour les Chinois, les Persans, les Péruviens, les Indiens -- dont de degré de civilisation étonne.
Au XIX^e^ siècle, la civilisation tend à se confondre avec le progrès économique et technique. Ce qui, assez curieusement, aboutit à la faire considérer comme *une.* Certes le XVIII^e^ siècle, qui baigne encore dans la conception de l'unité du genre humain, considère bien la civilisation comme *une,* mais il marie l'idée de *diversité* à celle d'unité et il ne cherche les degrés de la civilisation qu'à travers cette diversité. Bref, il se meut dans le qualitatif. Tandis que le XIX^e^ siècle se plonge dans le quantitatif, et les degrés de la civilisation se marquent tout simplement aux degrés des échanges et de la production. Le qualitatif, à ses yeux, n'est pas banni pour autant, car il va de soi (à ses yeux) que le progrès des mœurs est strictement proportionné à celui des machines et de la richesse des nations. La fabrication des cotonnades et la construction des chemins de fer ne sont pas la civilisation, mais en sont les signes et les instruments. Il n'y a donc qu'une civilisation, qui est celle de l'Angleterre et de l'Europe -- la civilisation occidentale -- et les pays approchent de la civilisation dans la mesure où ils se mettent à l'école de l'Occident.
III. -- Au XX^e^ siècle, la question se complique. Simplifions-la en distinguant trois courants :
Le premier courant prolonge purement et simplement celui du XIX^e^ siècle. La civilisation est le résultat du progrès, et le progrès est d'abord une réalité technico-économique. Seulement l'Europe n'en a plus le monopole. Elle est même surclassée par les États-Unis et l'U.R.S.S. Alors on hésite un peu. Comme il n'y a qu'une seule réalité technico-économique, on tend à penser qu'il n'y a qu'une seule civilisation. Mais comme plusieurs puissances politiques, à idéologies diverses, se disputent le progrès, on se demande vaguement s'il n'y aurait pas plusieurs civilisations.
Le second courant procède du développement de la science historique. Dans le passé, il y a eu des sociétés bien définies qui ont vécu et qui sont mortes. Selon certains critères (discutés) on peut les appeler des civilisations. On peut parler de la civilisation égyptienne, de la civilisation sumérienne, de la civilisation grecque. S'il y a eu *autrefois* plusieurs civilisations, n'y a-t-il pas *aujourd'hui* plusieurs civilisations ?
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Enfin un troisième courant, né dans l'entre-deux-guerres, a pris une allure torrentielle depuis la Libération. Il est issu du premier, mais comme l'antithèse sort de la thèse. La civilisation n'est plus celle du progrès technique mais celle de tout l'ensemble des mœurs qui caractérisent n'importe quel groupe ethnique. C'est la notion de civilisation prise dans la perspective des pays sous-développés.
En fin de compte, on ne sait plus très bien s'il y a une *civilisation* (la civilisation) ou s'il y en a trente-six (ou des milliers).
\*\*\*
LA QUESTION de savoir s'il y a une ou plusieurs civilisations est, d'un certain point de vue, une question facile et, d'un autre point de vue, une question extrêmement difficile.
Forts des précédentes élucidations, nous pouvons considérer la civilisation comme l'état d'une société défini par un mariage de valeurs spirituelles et d'appareil technique. C'est un certain développement de l'*homo faber* et de l'*homo sapiens* qui fait une civilisation.
En se plaçant à un point de vue *statique* on pourra, en présence de groupes sociaux, parler d'une ou plusieurs civilisations selon des critères (discutables) qu'on aura nettement précisés et qui tendront à définir la civilisation par l'unité des valeurs qui inspirent ces groupes, ou par l'unité de l'appareil technique qui les caractérise.
Si, par exemple, nous remontons à trois ou quatre mille ans avant Jésus-Christ et que nous prenions le cas de la Chine et celui de l'Égypte, nous parlerons de la civilisation chinoise et de la civilisation égyptienne parce que ces deux groupes sociaux sont (j'imagine) sans communication entre eux et que l'animation de chacun est autonome par rapport à l'autre.
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Voilà donc deux civilisations. Ce qui ne nous interdit pas d'ailleurs de les référer l'une et l'autre à une notion supérieure de la civilisation -- de la civilisation considérée comme unique. Nous dirons alors que l'Égypte était beaucoup plus civilisée que la Chine (ou l'inverse). Ou encore nous distinguerons, dans ce mariage du spirituel avec le matériel qu'est une civilisation, ce qui est de l'un et de l'autre, et nous dirons que si la civilisation technique de la Chine était supérieure à celle de l'Égypte (ou l'inverse), par contre sa civilisation morale, ou religieuse, lui était inférieure.
Le peu de relations qu'il y avait autrefois entre groupes sociaux géographiquement éloignés permet de parler assez facilement de civilisations diverses. Mais ethnologues, sociologues, historiens disputent sur le nombre et la consistance de ces civilisations. Car il peut y avoir des origines communes à des groupes apparemment étrangers les uns aux autres. La dispersion planétaire de l'humanité demeure inconnue. Et si on remonte, non pas à quelques milliers, mais à quelques dizaines ou centaines de milliers d'années, c'est peut-être davantage l'*homo faber* que l'*homo sapiens* qui permet de définir les civilisations, et elles sont peut-être alors universelles. L'outil, mieux que les « valeurs », dira *les* civilisations -- qui ne seront que le développement de la civilisation.
\*\*\*
LE DÉBAT entre le pluriel et le singulier, entre les civilisations et la civilisation, n'est qu'une question de définition. Tous les dictionnaires disent là-dessus le nécessaire et le suffisant.
Le Vocabulaire de Lalande est particulièrement clair :
« A -- Une civilisation est un ensemble complexe de phénomènes sociaux, de nature transmissible, présentant un caractère religieux, moral, esthétique, technique ou scientifique, et communs à toutes les parties d'une vaste société, ou à plusieurs sociétés en relations. -- « La civilisation chinoise ; la civilisation méditerranéenne ».
« B -- La civilisation (opposée à l'état sauvage ou à la barbarie) est l'ensemble des caractères communs aux civilisations (au sens A) jugées les plus hautes, c'est-à-dire pratiquement celles de l'Europe et des pays qui l'ont adoptée dans ses traits essentiels... -- Le mot, en ce sens, présente un caractère nettement appréciatif.
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Les peuples « civilisés » s'opposent aux peuples sauvages ou barbares moins par tel ou tel trait défini que par la supériorité de leur science et de leur technique, ainsi que par le caractère rationnel de leur organisation sociale... Civilisation ainsi entendu implique aussi, dans une assez large mesure, que l'humanité tend à devenir plus une et plus semblable dans ses différentes parties. »
Sur le sens « A » on ne voit guère qu'une discussion fondamentale possible : celle qui concerne les frontières du groupe social coïncidant avec celles d'une civilisation.
On peut toujours évidemment partir d'un fait géographique, politique, ethnique, etc. pour en étudier la civilisation. On parlera alors de la civilisation méditerranéenne, de la civilisation juive, de la civilisation française, etc. Mais si on part du concept même de civilisation, quels critères en donnera-t-on pour définir une civilisation ? Si on veut, par exemple, faire l'histoire des civilisations, on est bien obligé d'analyser et d'énumérer tous les caractères qui font une civilisation. Selon le choix auquel on se sera arrêté, on pourra compter les civilisations sur les doigts de la main, ou en découvrir quelques dizaines, voire des centaines ou des milliers.
Le sens « B », au contraire, étant « appréciatif », comme dit Lalande, ouvre la porte à toutes les discussions. Mais derrière ces discussions il y a l'idée commune, qui en fait la base, que la civilisation n'est pas un mot vide de sens, C'est-à-dire qu'il y a une civilisation unique et supérieure à laquelle aspire l'humanité. Cette civilisation -- la civilisation --, c'est en somme l'état idéal que doit atteindre la société et c'est, à tout moment, l'état de fait qui en approche le plus.
Le concept de civilisation confesse donc l'unité du genre humain et sa vocation à s'épanouir, à se réaliser pleinement dans cette unité.
Confesse-t-il autre chose ?
Si, statiquement -- du point de vue de l'Être -- le concept de civilisation confesse l'idée de valeur (en ouvrant le débat sur la valeur sociale suprême, et sur l'échelle des valeurs), ne confesse-t-il pas, dynamiquement -- du point de vue de l'Histoire -- l'idée de sélection (en ouvrant le débat sur les chances de réalisation de la valeur sociale suprême).
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Autrement dit, dans *les* civilisations qui existent y en a-t-il *une* qui se rapproche le plus de *la* civilisation ?
Et enfin celle qui, à tel moment, aujourd'hui par exemple, est le plus proche de la civilisation est-elle aussi celle qui a le plus de chance de devenir demain la civilisation ?
Et dans l'évolution des diverses civilisations y en a-t-il une qui offre le plus de chance d'être *la* civilisation ?
Ces deux dernières questions doivent être soigneusement distinguées.
On peut, en effet, imaginer que telle civilisation (au sens « A ») est, à un moment donné, supérieure à telle autre et que ce soit cependant la seconde qui, plus tard, l'emportera sur la première.
L'Histoire le vérifie surabondamment.
Peut-être la civilisation égyptienne, il y a trois mille ans, était-elle supérieure à la civilisation grecque de la même époque. Mais la civilisation grecque l'a, plus tard, emporté.
Peut-être la civilisation chinoise, au Moyen Age, était-elle supérieure à la civilisation occidentale. Mais la première s'est étiolée, a stagné, tandis que la seconde connaissait un épanouissement prodigieux.
On pourrait multiplier les exemples ; et ces exemples, on le voit bien, soulèvent de difficiles questions.
« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Mais si une civilisation meurt, qu'est-ce qui meurt en elle ? Et quand elle est vivante, qu'est-ce qui vit en elle ?
Les hommes qui vivent sur la terre de France depuis trois mille ans ont-ils connu plusieurs civilisations successives ? Lesquelles ?
On voit poindre ici des liens entre le sens « A » et le sens « B » de « civilisation ». On voit aussi que, dans l'éventail des caractères qui font une civilisation, les deux termes extrêmes -- matériel et spirituel -- seront ceux qui, sur une longue durée et sur de vastes ensembles, permettront de mieux définir cette civilisation. On pourra, par exemple, parler des civilisations de la pierre taillée, du fer, de l'électricité, comme on pourra parler des civilisations animistes polythéistes, monothéistes. Mais ces classifications seront douteuses, en ce sens qu'elles recouvriront plus certainement le fait matériel ou spirituel auquel elles se réfèrent que le fait même de la civilisation qui implique une société « en relations » (comme dit Lalande).
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Si c'est l'Histoire qui nous retient davantage, une civilisation devra nécessairement être définie par les caractères spirituels permettant de montrer que la transmission du patrimoine de relations qui la constitue n'a jamais été interrompue, même si elle n'a été assumée que par une infime minorité des éléments sociaux.
Le vocabulaire de Bergson, distinguant les sociétés (ou les morales, ou les religions) « closes » et les sociétés « ouvertes », aide à y voir un peu clair dans cette obscurité.
Une civilisation demeure vivante quand son principe spirituel reste le même. Une civilisation est morte quand le principe spirituel qui l'anime a été remplacé par un autre.
Une civilisation « ouverte » est celle qui trouve dans son principe spirituel le principe même de son épanouissement et de son renouvellement (en lui permettant d'assumer les progrès matériels). Une civilisation « close » est celle dont le principe spirituel, même s'il est très élevé et lui assigne à un moment donné une place éminente, voire la première, parmi les civilisations, ne lui permet pas d'assimiler les éléments du progrès matériel.
Autrement dit, une civilisation « ouverte » est celle où l'*homo* sapiens ne bloque pas le développement de l'*homo faber* tout en continuant de le guider. La tradition spirituelle s'y nourrit du progrès matériel -- qu'elle digère sans en mourir et sans le tuer.
Si on admet cette analyse, on voit apparaître un troisième sens du mot « civilisation », un peu à cheval sur les sens « A » et « B » de Lalande. C'est le sens dynamique, historique, distinct du sens statique « A » et du sens idéal « B ». La civilisation, en ce troisième sens, est l' « élan vital », le principe vivant, le *vinculum substantiale* qui anime, soutient, unit une collectivité humaine dans la durée. Cette civilisation-là, quand on en prend une coupe dans le temps -- un temps qui peut être un instant ou des siècles -- se redéfinit en civilisation du sens « A » ; et quand elle veut se justifier ou affirmer ses prétentions, elle se réfère au sens « B » ; mais en elle-même elle ne se spécifie que par la vie, sans autre critère de valeur -- du moins aux yeux de l'observateur.
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Des civilisations sont mortes. Donc elles ont vécu. Donc il y a une espèce de vie collective, moins vaste que l'humanité tout entière, plus vaste que la nation, que la tribu, que la race, et différente d'elles, qui est bien la civilisation, et qu'il n'est pas facile de saisir dans sa spécificité. Cette civilisation-là, elle ne peut se définir que par la vie. Ce qui veut dire qu'on ne peut la référer qu'à la biologie pure, ou à un principe spirituel. On peut dire que des civilisations ont disparu comme ont disparu des races, des groupes ethniques. Mais du moment qu'il s'agit de civilisation, il s'agit d'un certain mode collectif de l'*homo sapiens* intégrant les activités pratiques de l'*homo faber.* La vie, bien sûr, puisque c'est de cela qu'il s'agit, mais la vie humaine, donc spirituelle.
Des civilisations sont mortes. Elles ont pu mourir par accident. Elles ont pu aussi mourir parce qu'elles étaient moins aptes à survivre. Nous butons ici sur l'évolution comme fait, et sur l'infinie variété des hypothèses scientifiques et des théories philosophiques qui veulent en rendre compte.
A LA LUMIÈRE DE CES EXPLICATIONS on voit comment les deux termes de *christianisme* et de *civilisation* peuvent être rapprochés, soit au singulier -- *la civilisation chrétienne --* soit au pluriel -- *les civilisations chrétiennes.*
Au pluriel, il s'agira d'une coupe dans le temps ou dans l'espace. On pourra dire, par exemple, que la civilisation chrétienne du XX^e^ siècle se distingue de celle du Moyen Age par tels ou tels traits. Et on pourra de même distinguer les civilisations chrétiennes de l'Inde, du Japon, de l'Europe, etc.
Au singulier, la civilisation chrétienne sera soit, au sens de « capital transmis », l'ensemble historique de la civilisation qui a été pénétré, « informé » par le christianisme, soit, au sens de « culture », le principe chrétien de le perfectionnement de l'homme individuel et social. La civilisation chrétienne, au sens culturel, c'est le christianisme, lui-même considéré dans son aspect d'incarnation sociale en tant qu'il est un principe transformateur de l'homme individuel et social.
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Parce que le royaume de Dieu n'est pas de ce monde, parce que le christianisme ne peut se confondre avec aucune réalité humaine, nous sommes portés à dire, à écrire et à penser que toute civilisation qui accueille le message évangélique a vocation à devenir une civilisation chrétienne. Ainsi ne pourrait-on parler que de civilisations chrétiennes, au pluriel.
Or, à la réflexion, c'est plutôt le contraire qui semble vrai. On est mieux fondé à parler de civilisation chrétienne, au singulier, que de civilisations chrétiennes, au pluriel.
Encore une fois, c'est une question de définition. Si nous limitons la notion de civilisation à des caractères externes, nous pourrons compter autant de civilisations chrétiennes que nous compterons de sociétés diversement caractérisées par l'habillement, la nourriture, les rites sociaux, etc. Mais chacun sent bien que quand nous partons du concept de civilisation pour compter les civilisations, la réalité spirituelle devient si importante que nous ne pouvons plus retenir qu'une seule civilisation pour un principe spirituel donné. C'est vrai, en tout cas, pour le christianisme dont l'unité est trop évidente et la valeur d'incarnation trop forte pour qu'on puisse parler de plusieurs civilisations chrétiennes, au sens plein, du moins, du mot civilisation. Ou alors, on fera allusion à la coupure du protestantisme, pour distinguer les deux grandes civilisations chrétiennes, la catholique et la protestante. A part cette exception, l'épithète « chrétienne » ne se mettra facilement au pluriel que si elle spécifie des réalités par elles-mêmes extérieures au christianisme. On pourra parler de nations chrétiennes. On répugnera à parler de civilisations chrétiennes.
EN RÉALITÉ, la question qui se pose aujourd'hui n'est pas celle du singulier ou du pluriel de « civilisation » mais la suivante : *le christianisme est-il lié à la civilisation occidentale ?* Ou encore : *dans quelle mesure civilisation chrétienne et civilisation occidentale coïncident-elles ?*
Ces questions sont souvent posées et provoquent immanquablement la même réponse : le christianisme n'est aucunement lié à la civilisation occidentale, il transcende toutes les civilisations auxquelles il propose, également, son unique vérité.
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D'un certain point de vue, cette réponse est incontestable. Nous la faisons tous spontanément, sur la référence, déjà rappelée, que le royaume de Dieu n'est pas de ce monde. Vingt citations de l'Évangile ou de saint Paul aident à confirmer cette transcendance absolue du christianisme par rapport aux civilisations, comme aux races, aux nations, etc.
A cet égard, pas de difficulté. Mais il doit bien y avoir une difficulté quelque part puisqu'elle a été sentie à toute époque et qu'elle fait même la trame de l'histoire de l'Église dès les origines. De saint Augustin au Père Fessard, innombrables sont les philosophes qui se sont cassé la tête sur les rapports de la Cité de Dieu avec la cité des hommes. S'il ne s'agit pas nécessairement de la civilisation au sens que ce mot évoque de nos jours, c'est tout de même bien, dans le fond, du même problème qu'il s'agit. Qu'on le veuille ou non, et qu'on se place au point de vue de la théologie, de la sociologie, de la philosophie ou de l'histoire, l'irruption du Christ dans le temps est un événement qui n'a pas cessé de « faire problème » (comme on aime à dire).
La situation présente peut se caractériser par trois traits :
1°) Notre planète tend à se sentir *une.*
2°) L'unité de notre planète se fait par la civilisation occidentale.
3°) La civilisation occidentale confesse hautement la valeur des autres civilisations qui, de leur côté, s'estiment égales ou supérieures à la civilisation occidentale.
Reprenons rapidement ces trois traits.
*En premier lieu,* notre planète tend à se sentir *une*. Nous sommes entrés dans l'ère du monde fini. A l'accélération de l'Histoire correspond un rétrécissement de l'Espace. Il faut le même temps pour aller n'importe où ; simplement, selon l'éloignement, on y va à pied, ou en auto, ou en train, ou en avion, ou en fusée. Tokyo n'est pas plus loin de Paris que Marseille. La radio donne à tous les mêmes informations au même moment. Il en résulte nécessairement le sentiment d'une unité humaine qui est sans précédent.
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*En second lieu,* cette unité procède de la civilisation occidentale. C'est la science et c'est la technique de la civilisation occidentale qui sont en train de réaliser l'unité de la terre. On peut discuter à l'infini sur la signification du fait ; on ne peut nier le fait. Nous allons y revenir.
*En troisième lieu,* enfin, tandis que l'Occident réalise l'unité de la terre et qu'il envisage un gouvernement unique de cette terre unifiée, il proclame l'égalité des nations, des races, des civilisations, mettant en cause, dans ses affirmations comme dans ses négations, au double plan de ses pouvoirs matériels et de ses valeurs spirituelles, son destin propre et peut-être celui de l'humanité.
C'est le second point qui est à la charnière de toutes les difficultés. Nous disons « l'Occident », ou « la civilisation occidentale ». Nous n'osons plus, nous ne pouvons plus dire « la civilisation chrétienne », puisque, en fait, ce n'est plus la civilisation chrétienne. Mais tout ce qu'on peut englober sous le nom de civilisation occidentale ne procède-t-il pas de la civilisation chrétienne ?
La discussion est ouverte. Pour ma part, je pense que la civilisation chrétienne -- celle qui a repris l'héritage juif, grec et romain pour en faire un ordre politique et social après la dissolution de l'ordre romain -- est la racine et le tronc de tous les rameaux qui font aujourd'hui la civilisation occidentale. Je pense que c'est du christianisme que procèdent Luther et Calvin, Kant et Hegel, Marx et Lénine. Je pense que c'est du christianisme que procèdent Descartes, Newton et Einstein. Je pense que c'est du christianisme que procèdent le capitalisme, le socialisme, et le communisme, la Révolution française, la Révolution russe et toutes les Révolutions qui font le tour du monde.
Il faudrait le prouver. Ce n'est pas facile. Je le pense, parce que la filiation et la filière sont constatables. Je le pense aussi, et plus profondément, parce que le christianisme, c'est essentiellement la religion de « Si le grain ne meurt... ». C'est-à-dire qu'elle est la religion du *défi* absolu, qui a engendré tous les défis modernes dans l'intelligence comme dans les institutions. L'exotérisme parfait de l'Évangile et du Credo se double de cet exotérisme parfait qu'est l'initiation personnelle à la mort dans le Christ, dont le baptême est le sacrement. La Foi chrétienne est d'une nature sans exemple dans l'histoire des religions et des philosophies.
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Elle a marqué une civilisation qui est la civilisation occidentale. Depuis lors, toutes les Fois qui se sont détachées du Christ pour s'attacher à la Révolution ou à la Science ont gardé son empreinte. De fil en aiguille on est arrivé au renversement complet du christianisme, mais par une succession sans faille. Le communisme n'est intrinsèquement pervers que parce qu'il procède du christianisme La Chine de Mao-Tsé-Tung est une nouvelle civilisation, qui ne procède pas de la civilisation chinoise plusieurs fois millénaire, mais de la civilisation occidentale. Il ne s'agit pas là d'une simple assimilation de la science et des techniques mais d'un principe spirituel incarné et dont l'origine première est le christianisme.
Alors on peut se demander si, dans la course des civilisations, il n'y en a pas une qui a déjà virtuellement gagné, et qui est justement la nôtre, la civilisation occidentale. Toutes les autres civilisations pourront bien subsister, mais par des caractères secondaires. Elles ne se distingueront pas plus entre elles que ne peuvent se distinguer les nations au sein de l'Occident, ou les provinces au sein d'une nation.
Si cette civilisation unique triomphe, c'est à cause du principe chrétien. C'est aussi, parce que dans le chœur des civilisations elle avait et elle garde un principe vital naturel qui lui a permis de recevoir le christianisme pour en tirer les chances des développements et des renouvellements qui lui ont assuré sa durée. Parmi ces chances il y en a une qui est probablement la principale, c'est la langue. Certes il y a le grec et le latin, puis le français, l'anglais, l'allemand, etc. Mais ce sont tous des rameaux de la même souche indo-européenne. C'est, en fin de compte, la même langue. Cette langue s'est révélée la seule capable de porter une philosophie ouverte à toutes les explorations et à toutes les codifications. Quand aujourd'hui la Chine adopte la civilisation occidentale, ce n'est pas seulement sa science et sa technique qu'elle prend. Elle reçoit, bon gré, mal gré, sa langue. Qu'elle conserve les mots et les sons chinois, C'est possible, mais elle vient (ou elle viendra -- j'ignore où elle en est) progressivement à l'alphabet à l'écriture, aux tours analytiques et synthétiques de la langue commune à la civilisation occidentale. Si la civilisation chinoise et tant d'autres admirables à tant d'égards et qui, à maints moments de l'Histoire, ont connu un éclat et même un avancement des sciences très supérieurs à ceux de l'Occident, se sont trouvées arrêtées, barrées, nouées dans leur évolution, c'est parce que cet instrument premier de la connaissance qu'est le langage ne leur permettait pas d'aller plus avant.
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Il y a, dira-t-on, le langage mathématique. Je pense que lui aussi n'a pu trouver son développement qu'à partir du christianisme. Aujourd'hui l'évolution est telle que les grands calculateurs n'utilisent plus que le langage binaire, comme si le « oui » et le « non », le « un » et le « zéro » étaient les termes extrêmes de tous les pèlerinages logiques et dialectiques. Belle image de la fécondité d'un principe dont les effets ultimes arrivent à retrouver la simplicité de leur origine !
La civilisation chrétienne a engendré tout cela. Elle a du mal à reconnaître ses enfants. Leur ayant donné cette même *liberté* que Dieu a donnée à l'homme, elle a sur les bras beaucoup plus de Caïns, que d'Abels. Mais tous sont ses fils.
Un mot résume le résultat de cette transfusion du sang chrétien dans l'histoire de l'humanité : le Progrès. Le Progrès, c'est l'humanisme intégral. C'est le dieu *bifrons* de l'évolution : Science et Démocratie. Le Devenir en face de l'Être. L'immanence en place de la transcendance. Le Monde, qui se sauve lui-même.
Ce dernier avatar de la civilisation chrétienne peut-il être lui-même chrétien ? Non, parce qu'il le refuse. Tous les progrès peuvent être baptisés. Le Progrès ne le peut pas, parce qu'il est le refus du baptême. Il est la religion qui s'oppose au christianisme et y contredit à la racine.
Comment le christianisme peut-il engendrer son contraire ? Il n'engendre pas son contraire, mais engendrant la *liberté* il donne toutes ses chances à son contraire. C'est pourquoi la civilisation unique à laquelle nous tendons est déjà pour sa plus grande part une civilisation anti-chrétienne, quoique d'origine chrétienne.
Aussi bien, il y a dans l'organisation sociale, considérée dans son aspect même d'organisation, un certain élément de mal qui lui paraît consubstantiel. Simone Weil voyait dans le « social » le domaine du Prince de ce Monde. Rien de bon, à ses yeux, ne pouvait se loger dans le collectif qu'elle appelait, après Platon, le « gros animal ».
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Sans aller jusque là, et sans chercher à pénétrer ce qui est un des mystères de la nature humaine, on doit constater que la société, en tant que structure, est en quelque sorte imperméable à la grâce. L'appareil du Pouvoir, tout appareil de tout Pouvoir social, est un monstre froid, présentant tous les signes du Mal. L'Église elle-même, par son côté de société humaine, éprouve nécessairement une tentation permanente de théocratie et de totalitarisme. Il n'en saurait être autrement. Elle ne se sauve que par son caractère de société divine, l'assistance de l'Esprit lui redonnant perpétuellement, à travers la liberté de ses saints, les conditions d'exercice de sa mission.
La complexité croissante de la société, la « socialisation » tend à rendre chaque jour plus sensible la structure sociale, l'organisation, l'appareil du Pouvoir. Technocratie, bureaucratie, police sont la figure du Monde présent. Le Mal en paraît donc plus directement constitutif ; et c'est bien pourquoi le communisme revêt cet air de quasi-nécessité qui attire tant les intellectuels et la jeunesse.
De là vient le succès du P. Teilhard de Chardin. Prenant le Progrès dans sa totalité démocratique et scientifique il veut en faire l'essence du christianisme. Vain projet, dont il semble bien avoir été la première victime. La Foi au Progrès, la Foi au Monde ne peut pas s'identifier à la Foi à la Parole. Elle ne peut que s'y substituer.
Que le P. Teilhard de Chardin ait paru en notre siècle et qu'il suscite des admirateurs innombrables est peut-être un signe que nous sommes arrivés au clivage où la civilisation chrétienne se terminerait dans la phase historique de sa coïncidence avec la civilisation occidentale. Celle-ci se détacherait du christianisme et continuerait sa vie propre, dans ses deux grandes branches libérale et totalitaire. Ce qui ne signifie pas que le christianisme n'aurait plus de mission civilisatrice, mais ce qui signifie que sa première tâche historique étant terminée, il redeviendrait le ferment dans la pâte, le grain de sévené mourant dans une nouvelle terre -- pour faire une nouvelle civilisation chrétienne, si le temps le permet, ou simplement pour garder la Parole de Dieu et la proposer jusqu'à la fin des siècles à un monde qui n'en voudra plus.
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IL NE FAUDRAIT PAS CONCLURE de ces observations que, dans les très vastes régions où le christianisme continue d'animer la civilisation occidentale à des étages différents de la société, les chrétiens devraient se donner pour tâche d'accélérer une évolution dont les formes sont en tout état de cause imprévisibles. Non seulement le christianisme ne serait pas ainsi restitué à sa pureté religieuse mais il aurait les plus grandes chances de disparaître à la fois comme religion et comme civilisation. Si la Pologne semble bien avoir gardé, au sein du communisme, un christianisme très vivant, ce n'est pas dans la mesure où elle a été au-devant du communisme, mais au contraire dans la mesure où elle a lutté énergiquement pour défendre sa religion dans toutes ses formes et dans toutes ses activités. On ne peut encore savoir quelle sera l'issue du combat, mais de toute façon parce que ce combat a été vigoureux et mené sur tous les fronts, le maximum de christianisme, aura été sauvé. Le drame du progressisme chrétien, c'est que bien loin de préparer une nouvelle civilisation chrétienne ou un renouveau du christianisme, il ne fait qu'affaiblir la religion en prétendant la désolidariser de toutes les manifestations d'une civilisation qui en est encore pénétrée et en se faisant le compagnon de route d'un communisme d'où toute religion est bannie. Le désastre algérien, dans lequel le catholicisme français a une si grande part de responsabilité, annonce peut-être un désastre national où l'Église de France serait réduite sinon à l'état de l'Église de Chine, du moins à celui de l'Église de Hongrie.
Au spectacle que nous avons sous les yeux, il est difficile de ne pas être pessimiste sur l'avenir de la civilisation chrétienne au sens historique de sa relation avec la civilisation occidentale. Cependant si la civilisation occidentale est bien celle qui, dans le respect de la diversité humaine, doit achever l'unité de notre planète, elle n'y parviendra qu'en se retrempant aux sources où elle a puisé ses valeurs essentielles d'universalité, c'est-à-dire aux sources chrétiennes. C'est pourquoi la tâche des chrétiens d'Occident est parfaitement claire. Bien loin d'avoir à renier les structures qu'elle appelait, après Platon, le « gros animal ».
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Bien loin d'avoir à renier les structures et les mœurs d'une société où le christianisme est encore si fortement présent, ils ne doivent songer qu'à les redresser et les vivifier par un christianisme plus authentique. Ou, si le monde ne les intéresse pas, ils doivent choisir les voies de la perfection chrétienne, parmi lesquelles ils n'ont que le choix et où les ont précédés une foule de saints connus et inconnus. La seule erreur qu'ils aient à éviter est de prétendre restaurer la pureté du christianisme en le dissociant de l'héritage occidental, ce vœu pieux se réalisant dans les faits par l'association du christianisme à des idéologies et à des mouvements qui sont la négation du christianisme. Cette erreur devient vite imposture et risque de devenir apostasie. Nous vivons trop dans ce climat en France.
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MAIS QUOI ? Les papes ont dit tout cela, et beaucoup mieux. Qu'on lise et qu'on relise le florilège de textes rassemblés par Madiran. Si ces textes sont incompréhensibles au P. Avril et aux théologiens éminents, ils ont l'avantage d'être parfaitement clairs à la piétaille que nous sommes. A nos yeux, c'est un mérite. Quand le P. de Soras nous les aura expliqués jusqu'à nous les rendre inintelligibles, nous les trouverons peut-être plus beaux encore. Pour l'instant il nous faut nous contenter de les lire dans leur simplicité. Avouons que nous y trouvons une satisfaction qui nous suffit.
Louis SALLERON.
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### Nation, État et civilisation
par Joseph HOURS
CIVILISER UN PEUPLE c'est l'amener à la vie civile, c'est-à-dire à celle que mènent entre eux les citoyens d'une même cité.
La cité est une forme particulière de société et sans doute la plus élevée... Elle ne repose pas seulement sur l'instinct, tel qu'on le voit dans la bande ou la tribu, qui établit entre les humains des rapports permanents et les amène pour assurer l'unité du groupe à subir le commandement du plus fort (qu'il le soit par force physique, adresse ou même par ruse). Pas davantage ne se réduit-elle à ce lien, créé par le sentiment commun qu'un pouvoir transcendant a été déféré par une volonté supérieure à tel homme ou telle race en sorte que leur obéir devient un devoir.
Pour qu'il y ait cité, il faut qu'il y ait loi, c'est-à-dire, dans la vie de la société, intervention de la raison. La loi en effet, au dire de saint Thomas, n'est autre chose qu'une disposition prise par la raison : « ordinatio quaedam rationis ».
La raison, remontant jusqu'aux causes premières, fait apparaître ces rapports permanents qui, suivant le mot de Montesquieu, dérivent de la nature des choses et que la loi énonce en termes précis et sanctionne. Les dispositions qu'elle prescrit sont valables non pas uniquement pour le seul cas qui se présente mais pour tous ceux de la même espèce. Chacun, les connaissant, peut à leur lumière déterminer sa conduite, se fixer un but et choisir les moyens de l'atteindre. Chacun, dans ses relations avec ses semblables, connaît le licite et l'illicite et peut par suite agir dans la sécurité.
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C'est sur cette base que repose la confiance mutuelle qui permet à chacun de se consacrer à cette activité à laquelle il se sent le plus propre, d'y apporter des efforts continus et de faire ainsi progresser les sciences et les arts. Aussi le mot de civilisation désignant au départ le bon ordre de la société, la « droite police », comme eussent dit nos pères, a-t-il pris par une démarche naturelle le sens que nous lui donnons aujourd'hui et où le progrès des techniques tient toujours plus de place et le progrès des mœurs toujours moins. Du Bellay n'avait donc pas tort de s'écrier dans un vers célèbre :
*France, mère des arts, des armes et des lois.*
Car ce sont en effet les lois, assurées par l'action des armes d'un pouvoir effectif, qui permettent aux divers arts de fleurir.
Rares sont pourtant les sociétés placées sous le règne des lois. Longtemps la douceur des mœurs et la régularité de la vie sociale, la protection de ce sentiment du droit qui est vivant en toute conscience humaine et qu'un souverain ne saurait léser sans un véritable crime, ne purent être assurés que par l'éducation de celui qui détenait le pouvoir. Mais, dans ces conditions, chaque sujet manquant de base ferme sur laquelle il pût prendre appui pour faire respecter sa dignité, le pouvoir gardait un caractère transcendant et la société ressemblait à la famille. La seule constitution était dans le sentiment de la justice et dans la politesse du prince.
L'ancienne Chine n'en connaissait pas d'autre. Confucius en résume ainsi la sagesse :
« Les anciens qui voulaient voir leurs vertus illustrées dans tout le royaume, s'efforçaient de bien diriger leur État. Désirant bien diriger leur État, ils réglaient correctement leurs familles. Désirant régler correctement leurs familles, ils cultivaient d'abord leur personne. Désirant cultiver leur personne, ils rectifiaient d'abord leur cœur. Désirant rectifier leur cœur, ils cherchaient d'abord à être sincères dans leurs pensées. Désirant être sincères dans leurs pensées ils étendaient au plus loin leurs connaissances. Une telle extension de la connaissance reposait sur la recherche de l'objet.
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« Ayant effectué leurs recherches sur l'objet, leur connaissance devenait complète. Leur connaissance étant complète, leurs pensées étaient sincères. Leurs pensées étant sincères, leur cœur était rectifié, leurs personnes étaient cultivées. Leurs personnes étant cultivées, leurs familles étaient réglées. Leurs familles étant réglées, leur État était bien gouverné. Leur État étant bien gouverné tout le royaume était tranquille et heureux.
« Depuis le fils du Ciel jusqu'à la masse du peuple tout le monde doit considérer la culture personnelle comme la racine de toute chose. »
Impossible a coup sûr, d'affirmer plus nettement qu'il n'y a pas de problème spécifique de la Cité et que dans la morale se trouve contenu tout ce que nous appelons civilisation.
\*\*\*
Les Grecs, sur ce point comme sur tant d'autres, allèrent plus loin. Comment lire sans un frémissement d'admiration ce texte que le R.P. Festugière tire de l'œuvre polémique d'un auteur inconnu, le pseudo Démosthène :
« Toute la vie des hommes, qu'ils habitent une grande cité ou une petite, est régie par la nature et par les lois. Tandis que la nature est sans règle et variable selon les individus, les lois sont une chose commune, réglée, identique pour tous...Elles veulent le juste, le beau, l'utile. C'est là ce qu'elles cherchent. Et quand on l'a trouvé, on l'érige en disposition générale, égale pour tous et uniforme : voilà ce qu'est la Loi. Tous lui doivent obéissance, car elle est le contrat commun de la cité, auquel tous les membres de la cité sont tenus de conformer leur vie. »
Comment douter qu'il n'y ait en là un immense progrès ?
Pourtant, même après ce pas en avant, d'autres restaient à accomplir. L'écrivain que nous venons de citer le proclame : la loi cherche le juste. Contre la justice, il n'est pas de loi. Bien plus, la loi ne saurait même pas demeurer étrangère à la justice car elle doit toujours en faire son but suprême. Qui donc pourtant dira le juste et l'injuste ? Ce ne sont pas à coup sûr les auteurs de la loi, qui ne sauraient posséder la vérité sur ce point, puisqu'ils la cherchent.
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Longtemps, à cet égard, les hommes sont restés démunis comme s'ils avaient atteint un niveau impossible à dépasser. C'est d'en haut que leur est venu le secours. Car la révélation du Christ, en même temps qu'elle ouvrait à chacun la voie du salut personnel, contenait en outre et pour ainsi dire par surcroît des vérités infiniment précieuses à la vie des sociétés.
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Peut-être n'a-t-on pas assez remarqué qu'en distinguant le spirituel du temporel, Jésus se trouvait du même coup fonder non seulement l'Église mais encore l'État. La confusion des deux pouvoirs avait jusqu'alors donné au chef de chaque peuple un caractère quasi divin, et confondu dans ses commandements la prédication morale et la loi positive. Les deux aspects s'affaiblissaient l'un l'autre, car la prédication morale n'avait pas la valeur universelle qu'elle doit avoir pour être vraiment humaine et la loi, de son côté, perdait pour vouloir se hausser jusqu'au sacré cette simplicité directe et précise, cette « imperatoria brevitas » qui fait sa force. Depuis la distinction des deux pouvoirs, l'État fondant son droit sur l'enseignement de l'Église tirait de ce appui une force incomparable, dont l'histoire de la monarchie française est sans doute le meilleur exemple. Il évitait d'autre part, agissant sous son autorité propre dans les mille difficultés de l'action quotidienne, d'y entraîner le prestige de l'enseignement du Christ et de l'y compromettre parfois dangereusement.
**I. --** LE PAPE LÉON XIII, dans l'Encyclique *Immortale Dei* a exposé sur la nature, les devoirs et par conséquent les droits de l'État la doctrine qui est celle de l'Église et nous pouvons à cette lumière essayer d'esquisser le tableau de l'état de choses qui pourrait lui convenir.
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A l'origine, *la société*, c'est-à-dire le groupe formé pour ainsi dire spontanément par les familles que relient entre elles les réseaux habituels de relations. Ces réseaux se croisant en certains point de l'espace avec une intensité particulière, font apparaître des centres d'influence dont les zones d'action se délimitent peu à peu. Les sociétés ainsi formées spontanément sont d'abord économiques et juridiques. C'est en leur sein que naissent les techniques et que prennent figure les institutions destinées à assurer aux rapports humains leur régularité.
Le sentiment de la Patrie naît en une société lorsque celle-ci s'attache fortement à une terre, quand elle subit l'influence de paysages où s'exprime un état d'âme, quand les rites, les mœurs, les souvenirs ainsi inspirés lui forment un patrimoine commun, cher à tous ses membres. La Patrie vit dans la sensibilité de ses fils ; elle est objet d'affection et c'est pourquoi il y a en elle un élément charnel que reconnaissent tous ceux qui parlent d'elle.
La société devient Nation lorsque de l'expérience et de l'activité de ses membres, dont la mémoire est conservée en des chants, récits ou œuvres littéraires, il se forme peu à peu une tradition, un patrimoine de caractère intellectuel transmis d'une génération à l'autre, un héritage où chacun a conscience de puiser et de s'enrichir, une sagesse dont on peut toujours, sans l'épuiser, venir méditer les leçons. Sans y être absolument indispensable, la possession d'une langue facilite à tel point ce travail qu'on ne voit guère comment il pourrait être dans la pratique mené à bien sans elle.
Ainsi la nation a-t-elle un caractère essentiellement conscient et intellectuel. Le pape Pie XII en son message de Noël 1954 définit la vie nationale comme « l'ensemble actif de toutes les valeurs de civilisation qui sont propres à un groupe déterminé (...) et constituent comme le lien de son unité spirituelle. Elle enrichit en même temps par sa contribution propre la culture de toute l'humanité. »
Ce dernier mot a une valeur décisive. Née d'une culture de formation spontanée et dont elle prend conscience, la nation est par essence « productrice » de culture. Il n'est de culture que nationale et c'est pourquoi l'humanité, loin de redouter la floraison des nations, doit au contraire progresser par elles. C'est la seule voie qui lui soit ouverte et détruire l'esprit national chez qui que ce soit, c'est appauvrir l'humanité.
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L'homme n'accède à la culture que par la nation et s'il est des esprits qui par leur contact étroit avec plusieurs cultures aient fini par se trouver partagés entre elles et par ne plus savoir en quelque sorte à quelle tradition nationale ils se rattachent, ils peuvent devenir à coup sûr des « jouisseurs » (dilettanti) fort raffinés, mais non des maîtres, encore moins des hommes d'action. Le cas d'hommes tels que Valéry Larbaud ou Charles du Bos pourrait à cet égard fournir d'utiles sujets de méditation. Et pour tout dire, Dieu, se faisant homme, s'est aussi fait d'un peuple et Jésus a été Juif.
Patrie et nation, on le voit, sont donc choses distinctes. Elles peuvent apparaître en toute société mais de manière différente ainsi que dans des moments divers et sans la même rapidité. Y a-t-il même à cet égard sur le globe deux cas rigoureusement identiques ? Ainsi dans les contrées qui sont aujourd'hui France du Nord et Belgique, une vie économique précoce et intense a fait progresser de très bonne heure une « société » riche, active et complexe. Le fait national ne s'y est pourtant produit que très imparfaitement. Peut-être le développement intellectuel (par suite de la diversité des langues sans doute) a-t-il été insuffisant pour cet effet. La vie de la société s'est sans doute exprimée par des coutumes et, si l'on veut, un « folklore » plantureux et savoureux mais sans aller au-delà. Plusieurs autres pays laissent apparaître une situation moins caractérisée sans doute mais analogue. L'Angleterre par exemple a produit une société singulièrement solide et puissante. L'usage pourtant n'a pas retenu le terme de « nation anglaise ». Faut-il penser que la culture admirable de nos voisins est plus instinctive que consciente ? De même les États-Unis sont-ils d'abord une société dont la vie est essentiellement économique, juxtaposition d'individus à la poursuite d'un niveau de vie toujours plus élevé bien plus que milieu de culture. Ainsi peut-être s'expliquerait en ces pays anglo-saxons la faiblesse relative de l'appareil d'État. Une pression sociale puissante suffit à harmoniser l'action des individus.
C'est ici qu'il convient de parler de l'État, suivant un ordre, non chronologique certes, mais logique. L'État société parfaite, dit l'Église, est le cadre suprême à l'intérieur duquel, dans l'ordre naturel, se déroule la vie humaine. Il est l'achèvement de ce travail par lequel le groupe humain perfectionne peu à peu son organisation.
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La nature de l'État est d'agir, non d'enseigner, et la théorie n'est point son fait. Sa fonction est de maintenir dans la société un ordre tel que chacun puisse dans les meilleures conditions atteindre sa fin. L'État, à cet effet, doit « réaliser », c'est-à-dire faire passer dans la réalité concrète et singulière cette idée générale du juste qu'il tient de la tendance naturelle de l'homme au bien et, depuis la Révélation, de l'enseignement de l'Église. Réaliser le juste, cela signifie dire le droit et le faire appliquer. L'État, nous l'avons vu, à la différence du chef, agit par commandements généraux, au moyen de la loi, œuvre de raison. Il est essentiellement rationnel. Placé au service du bien commun et, de ce fait, au service de tous, il est donc au-dessus de tous, sans passions, sans affections désordonnées ni rancunes et, parce qu'il est impersonnel, il apparaît souvent comme glacé, rebutant pour les humbles habitués à suivre un chef qu'on puisse aimer. Et l'on doit avouer en effet que la construction de l'État est œuvre difficile et ne peut progresser que dans la mesure où, au sein de la collectivité, se développe l'usage de la raison, usage dont l'apparition de l'État est le signe le plus net. La maturité succède alors à l'enfance et à son charme.
Mais pour ceux qui ont accédé à l'usage de l'idée générale et universelle, la grande figure de l'État prend bientôt toute sa splendeur. Par elle s'achève l'organisation de la société, en elle se composent et s'ordonnent les passions et intérêts divers qui, sans État, maintiendraient en permanence la guerre de tous contre tous, « bellum omnium contra omnes », rappelée avec effroi par certains chroniqueurs du Moyen Age. C'est par la sécurité assurée par l'État que les membres de la cité peuvent cultiver les dons qu'ils ont reçus et réaliser chacun sa vocation. De même que dénationaliser un homme serait lui enlever sa vie intellectuelle, lui enlever son État serait lui enlever aussi avec la sécurité toute une partie de son humanité, cet équilibre au sein de sa personne dont il a besoin pour s'estimer lui-même, chose essentielle à la vie, et concevoir une juste fierté, non de sa propre valeur, mais de ce fait qu'il est créature de Dieu. Ainsi la vie civique est-elle pour l'homme non pas un luxe, mais une nécessité. L'homme a besoin de grandir par la participation à quelque chose qui le dépasse. Il a besoin de se savoir chargé de responsabilités, même lourdes.
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Lui en enlever le poids n'est pas le soulager mais bien le ramener à l'enfance. N'est-il donc pas vrai que les citoyens d'un État fort gardent jusqu'en leur maintien habituel ce calme que donne la conscience de l'héritage dont on est détenteur et qu'exprime la fameuse parole : « Civis Romanus sum... je suis citoyen romain » ? N'est-il pas vrai aussi que les membres d'un peuple longtemps asservi font souvent preuve d'une inconsistance, charmante peut-être, mais toujours propre à éveiller chez leur interlocuteur quelque inquiétude. Islande et Pologne ont longtemps fourni l'occasion de réflexions de ce genre. L'indépendance, en les chargeant de soucis, agit déjà sur le caractère de leurs habitants.
L'État n'est pas la nation. Le Pape Pie XII le rappelle et enseigne qu'il n'y a aucune exigence morale à ce que la nation soit nécessairement base d'un État :
« Dans son essence, dit-il (Message de Noël 1954), la vie nationale est quelque chose de non politique. »
Le Pape d'ailleurs, dès son message de Noël 1941, condamnait « l'oppression ouverte ou secrète des caractéristiques culturelles et linguistiques des minorités nationales », écartant ainsi toute prétention de l'État à imposer à ses citoyens une culture nationale qui n'était pas la leur.
Le Droit ainsi défini, il n'empêche pourtant que la tendance est puissante pour chaque nation de se constituer en État. Rares sont les cas où ils sont séparés et surtout sont-ils instables... La monarchie des Habsbourg est demeurée longtemps le type d'un État placé au-dessus des nations et animé par le souvenir de la vieille idée impériale romaine... Mais la monarchie des Habsbourg a péri. La Belgique, passant de la Société à l'État en évitant le stade national est divisée par la querelle des langues. Au Canada la minorité française (en dehors certes de toute influence de la Révolution de 1789 qu'elle n'aime guère) se sent gênée dans le cadre d'un État anational. En Suisse même, si le système fédéral a généralement permis aux divers esprits nationaux de se maintenir librement chacun dans son petit État particulier, dans le canton de Berne cependant la minorité jurassienne de langue française revendique en ce moment, (là aussi en dehors de toute inspiration révolutionnaire) le droit d'avoir son petit État.
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De ce fait quelles raisons donner ? La meilleure est sans doute que l'État, bien qu'il ne soit nullement par essence créateur de culture, n'en exerce pas moins par son action une influence toujours plus grande en cette matière. Les lois qu'il porte forment avec le temps une législation, un Droit où se révèle presque autant que dans la langue le génie d'un peuple. Les ordres qu'il donne sont d'autant plus efficaces qu'ils sont exprimés dans une langue plus parfaite. Une telle langue, d'autre part, adoptée en raison de ses qualités mêmes par un nombre toujours croissant de citoyens, resserre toujours plus leur union. Perfectionner une langue est donc œuvre éminemment politique et le grand cardinal de Richelieu le savait qui poursuivit en ce sens une action continue dont la fondation de l'Académie n'est qu'un épisode plus connu.
Par son cérémonial comme par la construction et l'ameublement de ses édifices, l'État agit sur la formation du goût. C'est dans les cours que se sont jadis affinées les mœurs et si leur influence a été remplacée aujourd'hui (sans avantage) par celle des vedettes de cinéma, l'État, lui, n'a pas cessé par l'ordonnance de ses dépenses d'exercer sur la vie des lettres, des arts, des sciences même, en un mot de toute la pensée, une tutelle exigeante.
Enfin, on voit partout l'État assumer toujours davantage la charge de l'instruction de la jeunesse. Aussi bien cette charge est-elle toujours plus lourde. Aux principes fondamentaux de l'éducation morale et aux plus humbles connaissances de base, se sont ajoutés d'abord les principes de la tradition nationale sans lesquels la société elle-même serait menacée de se dissoudre comme on le voit aujourd'hui. Enfin la vie présente exige de tous une telle connaissance des techniques devenues courantes que l'enseignement scientifique a pris un immense développement. Qui donc en dehors de l'État serait capable d'en assumer la charge ?
La Papauté a bien reconnu cette situation. En son Encyclique du 31 décembre 1929 où est reprise et résumée toute la doctrine de l'Église sur l'enseignement, le Pape Pie XI définit avec plus de netteté que jamais auparavant les droits de l'État en cette matière : coordonner l'action des divers établissements, veiller à ce qu'elle s'inspire de la tradition nationale, établir les programmes d'enseignement. Donner en effet le plan d'ensemble des institutions d'enseignement d'aujourd'hui, c'est décider de ce que sera la nation de demain, c'est vraiment la gouverner, tâche que ne revendique point l'Église.
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Ajoutons que suivant le principe appelé depuis lors de *subsidiarité*, il revient à l'État de fonder les établissements nécessaires, là où l'initiative privée serait insuffisante.
Qui ne voit que l'État devient ainsi le vrai protecteur de la culture nationale, si bien qu'une nation soumise au gouvernement d'un État étranger prend peur bientôt pour son existence même. Dès lors, l'État qui révèle sa nature propre dans une action délibérée et rationnelle et qui, de ce fait, apparaît aux hommes comme conscience et volonté, devient bien vite à leurs yeux conscience et volonté de la nation.
Cela est plus net encore dans notre pays de France, où l'État, antérieur à la nation, l'a pour ainsi dire engendrée. Il ne suffit pas en effet, pour être Français, de parler la langue française et d'avoir par là accès aux trésors de culture constitués par son expression. Un simple passage en Belgique ou en Suisse romande suffit pour s'en convaincre. Être Français, c'est avoir l'héritage d'une grande histoire, c'est avoir le droit de considérer comme siens les souvenirs de saint Louis et de Jeanne d'Arc. Chez nous c'est l'État qui par une action longue et soutenue a formé la nation ; et la culture française, de l'Université de Paris à l'Académie en passant par le collège de France, est fille de l'État.
Force est bien de reconnaître que cette situation pose de lourds problèmes. Gardien de la tradition nationale, de cette conception particulière du monde qu'elle représente, responsable de sa vie et de son accroissement, l'État assume ainsi devant les générations futures un rôle d'enseignant. Pour leur apprendre à être Français, il lui faut exercer un véritable magistère et qui ne voit qu'une telle activité ne peut échapper au contrôle de l'Église à raison des affirmations d'ordre universel et moral qu'elle comporte et que par là se trouvent apparaître de redoutables possibilités de conflit.
Point de formules qui puissent les écarter mais seulement une volonté continue de compréhension et d'entente. Si l'État national en effet (et c'est bien pourquoi sans doute Pie XII n'en parle pas sans une certaine méfiance) comporte dans sa conception même des dangers de conflit, que serait par contre un État anational ?
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Réduit à une pure bureaucratie, vaste machinerie sans âme, sollicitée par son propre poids même vers un matérialisme étroit, comme nous le voyons dans les technocraties présentes, il serait menacé de s'effondrer bientôt à l'exemple de la monarchie des Habsbourg ou d'entrer en conflit avec l'Église par une suite logique de son comportement inhumain ([^14]).
Le nationalisme ainsi épuisé pourrait-il être utilement remplacé par l'enthousiasme que susciterait une formation plus vaste, Europe ou même fédération mondiale ? Cela mériterait mûr examen. L'Europe en effet n'aurait pas d'autres forces que celles des peuples qui s'y trouvent aujourd'hui ; quelles forces des populations aveulies et sceptiques, incapables de dévouement à leur patrie d'aujourd'hui pourraient-elles apporter à la patrie de demain, encore en projet ?
Croit-on enfin que de vastes États continentaux, si le sentiment national venait à s'y manifester, seraient à l'abri de ses excès ? La civilisation qui pourrait y naître pouvant se croire destinée à régner sur le globe entier, ne se poserait-elle pas comme totale et définitive, et n'entrerait-elle pas bientôt en rivalité avec la Révélation ? Qu'il soit donc restreint à un territoire limité ou dilaté jusqu'à embrasser toute la surface du globe, l'État, autant qu'on puisse se représenter l'avenir, paraît donc bien devoir demeurer une des conditions de l'existence humaine et sans doute les problèmes posés par son existence occuperont-ils longtemps encore les esprits. Au terme du long effort qui peu à peu a tiré des foules humaines la société, la Patrie et la Nation, c'est lui qui coordonne les diverses activités humaines et les compose en une Civilisation.
**II. --** LA PAROLE DE DIEU, portée par l'Église, atteint les hommes au sein de ce milieu qu'ils se sont peu à peu constitué et qui est leur civilisation. Dans la mesure où elle éclaire leur cœur elle transforme aussi leur milieu.
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Elle ne le fait pas d'après un modèle étroitement obligatoire. L'Église n'a en propre ni langage, ni institutions civiles ni formes d'art. Le Christ a parlé araméen mais de son enseignement en cette langue, il ne nous reste rien. Nous ne le connaissons que par sa traduction grecque et cette première traduction autorise toutes les suivantes. Le message chrétien, singulièrement affranchi de tout contexte sociologique, est de tous les temps, pour tous les pays et se faire chrétien n'est en rien « s'araméiser » ni s'helléniser, L'existence des rites orientaux nous le rappelle chaque jour et les Papes l'enseignent. Le cardinal Pacelli, secrétaire d'État du Saint-Siège, écrivant le 10 juillet 1936 à la Semaine sociale de Versailles consacrée à l'étude des *conflits de civilisation,* rappelait que l'Église ne veut pas « faire parmi les peuples, une œuvre de nivellement, d'unification, d'uniformité qui serait contre nature. L'histoire prouve à quel point l'Église s'est toujours montrée respectueuse de leurs caractères distinctifs, de leurs apports particuliers et légitimes. Aussi (...) s'est-elle toujours prononcée contre un particularisme religieux qui prétendait que la révélation et le salut furent l'apanage d'une civilisation plutôt que de telle autre. » Quelle différence avec l'Islam qui attribuant à Dieu la rédaction même du Coran « incréé » affirme ainsi que Dieu a parlé arabe, oblige à faire en cette langue les prières rituelles, si bien que parler arabe est déjà un acte religieux. Dès lors tout peuple islamisé est-il voué à s'arabiser dans la mesure où sa conversion s'approfondit.
Faut-il conclure de là, comme l'ont fait certains, que toutes les civilisations pouvant recevoir la lumière du Christ, il pouvait exister un nombre illimité de « civilisations chrétiennes » et qu'il n'y avait pas lieu d'employer cette expression au singulier ? La question, croyons-nous, vaut d'être discutée. Répondre par l'affirmative signifierait en effet que, dans le grand nombre des civilisations chrétiennes, certaines, à tout instant, pourraient se trouver périmées tandis que d'autres surgiraient sur la scène de l'histoire et qu'en somme, de l'une à l'autre, il pourrait ne pas y avoir continuité. Entre des auditeurs nombreux, l'Église disperserait ses enseignements dont chacun tirerait parti à sa façon ; mais il n'y aurait pas, à travers le temps, cortège unique et puissant des peuples fidèles à la vie de l'Église.
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Or, c'est un fait que les Papes emploient l'expression de civilisation chrétienne et cela avec une constance impressionnante. Jean Madiran a rassemblé en un précieux recueil, auquel nous empruntons les citations de ce travail, quarante-trois textes contenant cette expression en propres termes et émanant successivement des Papes saint Pie X (2 textes), Pie XI (3), Pie XII (24), Jean XXIII (14). Comme on le voit, loin de reculer, l'emploi de cette formule devient au contraire de plus en plus fréquent. Là encore, partant du fait, il convient de remonter à ses causes et de nous demander quelles raisons expliquent et justifient sous la plume des Souverains Pontifes le recours à cette expression.
Et d'abord, dès qu'elle a reçu le message chrétien par un accueil suffisamment, compréhensif et bienveillant, une société cesse d'être isolée si tant est qu'elle l'ait été auparavant. Entre les divers peuples chrétiens il existe des liens naturels de société. C'est l'état de choses qui reçut au Moyen Age le nom de Chrétienté et que l'Église n'a jamais oublié. Inutile sans doute, de rappeler quelle vraie société de peuples vécut sous ce nom, pourvue d'institutions propres. Le souvenir de la Chrétienté n'a jamais disparu. C'est lui encore, bien reconnaissable malgré son apparence laïcisée, qui inspira à son origine la Société des nations et l'actuelle O.N.U. C'est de l'idée chrétienne de fraternité des peuples que naquit le *Droit des gens* avec les vastes constructions de Grotius et Pufendorf. De là aussi viennent les Déclarations des droits, dont celle de l'O.N.U. est la plus récente. Aussi l'arrivée, dans la société internationale, de peuples sans tradition chrétienne fortement enracinée, et cela en nombre toujours croissant jusqu'à devenir une majorité, est-il un fait nouveau d'une importance extrême et qui n'a pas été jusqu'ici assez remarquée. Les suites peuvent en être redoutables.
Les rapports fréquents et réguliers, l'action continue venue du centre romain de l'Église, les rencontres qu'y amène le cours normal d'une vie chrétienne, tout cela déjà rassemble en une véritable unité le peuple chrétien dans tout l'univers. Mais il y a plus. L'Église en effet, si elle accepte en chaque civilisation particulière l'intention originale qui lui fait exprimer plus particulièrement tel ou tel aspect de la création, rejette cependant toutes ces déviations, quasi inévitables, qui dans les mœurs et les institutions s'écartent de son enseignement.
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Partout elle vise à établir les règles et les lois qui en sont la suite naturelle. Chez tous les peuples chrétiens on trouvera donc l'affirmation de la dignité humaine et la disparition, au moins progressive, de l'esclavage ; l'affirmation de la dignité de la femme ; la famille fondée sur le mariage monogamique et indissoluble ; un type de rapports entre parents et enfants où au devoir d'éducation des premiers répondent chez les seconds des devoirs de respect et d'amour ; la reconnaissance des sociétés intermédiaires, professionnelles ou autres, dans la mesure où spontanément elles sont le produit de la vie du corps social. Tout cela dominé par la distinction essentielle de la société civile et de la société religieuse d'institution divine, l'Église. Cette ressemblance générale des institutions permet vraiment de parler d'un type particulier de civilisation : la civilisation chrétienne.
Le saint Pape Pie X a résumé avec un bonheur particulier d'expression la pensée catholique à ce sujet (*il fermo proposito*, 11 juin 1905) : « L'Église, dit-il, tout en prêchant Jésus crucifié « scandale et folie pour le monde » est devenue la première inspiratrice et protectrice de la civilisation. Elle l'a répandue partout où ont prêché ses apôtres, conservant et perfectionnant les bons éléments des antiques civilisations païennes, arrachant à la barbarie et élevant jusqu'à une forme de société civilisée les peuples nouveaux qui se réfugiaient dans son sein maternel et donnant à la société entière, peu à peu sans doute, mais d'une marche sûre et toujours progressive, cette empreinte si marquée qu'encore aujourd'hui elle conserve partout. La civilisation de l'humanité est une civilisation chrétienne. Elle est d'autant plus vraie, plus durable, plus féconde en fruits précieux qu'elle est plus nettement chrétienne... »
Dans ce texte saint Pie X insiste, on l'a sans doute remarqué, sur le caractère progressif de la civilisation chrétienne. La progression est la preuve de la continuité et par conséquent de l'unité maintenue à travers le temps sous l'inspiration de l'Église. L'Église en effet est une et cela non seulement dans l'espace mais dans le temps. Trop d'esprits aujourd'hui ont tendance à l'oublier et regardent le passé chrétien avec une sorte de dédain voire d'hostilité, comme s'ils nourrissaient en eux je ne sais quel complexe de rupture.
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Il est même étrange que ceux qui parlent le plus du « sens de l'histoire » sous prétexte de comprendre l'avenir soient ceux qui fassent de l'histoire le moins de cas lorsqu'il s'agit, par la connaissance du passé, de s'expliquer le présent, comme si leur histoire se trouvait vide de tout contenu.
Oui la civilisation chrétienne est une histoire. De l'héritage de science, d'expérience humaine, de labeur, d'amour qui s'y est lentement amassé, l'Église garde tout : Elle maintient en état ce trésor, elle le complète, l'adapte aux nécessités du temps et y puise à tout instant les enseignements qu'il contient. Aussi les peuples qui les uns après les autres viennent au christianisme, ne s'y trouvent-ils pas isolés. Ils ne débutent pas « à zéro » comme on dit aujourd'hui. Ils entrent dans cette histoire commencée sans eux, ils travaillent à la poursuivre et participent aux richesses qui se trouvent dans cette maison devenue pour eux la maison paternelle.
C'est en ce sens qu'il convient de comprendre l'œuvre missionnaire poursuivie dans les derniers siècles et contre laquelle s'élèvent depuis quelque temps d'étranges critiques. On fait reproche à ceux que Pie XII appelait « hérauts de l'évangile » d'avoir voulu « occidentaliser » les chrétiens et de n'avoir pas cherché à les développer dans leur tradition même ; et ceux qui se font les adversaires les plus farouches du « nationalisme » en leur propre pays n'ont pas assez de mots pour louer et exalter les nationalismes exotiques. Devant un tel spectacle, que pouvons-nous penser ?
Pour revenir au cœur du sujet, il est clair que ceux qui se faisaient au-delà des mers les messagers de l'Église n'avaient pas pour but de propager la culture occidentale, mais bien de transmettre la parole du Christ. Encore fallait-il à cette fin « parler » et donc se servir d'une langue déterminée. Comment faire là où la langue locale n'avait pas appris à exprimer des réalités surnaturelles, et plus encore là où son caractère peu évolué ne lui permettait guère de s'élever au-delà de l'expression du fait matériel brut ? Les missionnaires pouvaient-ils en une génération constituer une théologie, une liturgie, un art religieux, tâche qui en Europe a exigé des siècles ? Ils se servirent de la langue dont ils avaient l'usage, c'est-à-dire leur langue maternelle, donnant en somme à leurs ouailles ce qu'ils avaient. Et que pouvaient-ils donner d'autre ? Un peuple qui ne connaissait pas le Christ en a toujours reçu l'annonce de bouches étrangères.
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Ainsi saint Pierre et saint Paul sont-ils venus à Rome de Palestine et de Cilicie, et saint Pothin est venu à Lyon, d'Asie mineure. A-t-on pris garde qu'un nationalisme excessif n'irait ainsi à rien de moins qu'à interdire toute évangélisation : Car le missionnaire apportera toujours dans sa propre personne quelque chose de son pays.
C'est aux habitants eux-mêmes d'une contrée qu'il appartient (s'ils en conçoivent le grand projet et s'ils viennent à bout de le réaliser) de transfigurer leur propre culture traditionnelle et surtout de façonner leur propre langue, par la vigueur spontanée du christianisme qu'ils auront reçu. Nul étranger ne pourrait les remplacer dans cette œuvre et la tâche propre des missionnaires n'est pas après tout d'initier des noirs à la mystérieuse négritude (pas plus d'ailleurs qu'à je ne sais quelle hypothétique « blanchitude »), elle est de leur porter la parole du Christ qui, comme toujours, les libérera, et les inspirera sur l'œuvre à accomplir.
Qui nous dit après tout dans quelle voie ils voudront s'engager ? Le prévoir réserve bien des surprises et au Congo ex-belge par exemple, ceux qui par passion flamingante, poussée jusqu'à l'aversion de la France, mirent obstacle à la diffusion du français n'en ont recueilli, on le sait, aucune reconnaissance. Il n'est en somme qu'une règle : respecter la liberté des chrétiens et ne pas abuser du pouvoir spirituel qu'on détient à des fins qui ne seraient pas religieuses. Au surplus, même si en tel ou tel pays, comme il se peut par exemple fort bien en Extrême-Orient, une belle réussite venait à se dessiner et si la tradition nationale venait, comme jadis en Occident, à se donner complètement une expression chrétienne, le cours de la « civilisation chrétienne » ne serait pas brisé pour autant et les peuples nouvellement venus au Christ en viendraient à aimer la vieille histoire de l'Église, ses saints, ses martyrs, à s'instruire dans les œuvres de ses docteurs, à lire et relire les Écritures étudier pour cela les langues où elles ont été composées. « Spirituellement nous sommes des Sémites », disait un jour Pie XI. Ce dépaysement qui est aux origines de notre culture d'autres encore pourront l'effectuer et en tirer le même profit.
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De même en va-t-il dans le domaine des arts. L'art chrétien n'a pas pour fonction de fournir des thèmes neufs à l'imagination épuisée des artistes, mais d'inciter le peuple fidèle à la prière. Le Christ, la Vierge, les saints ne furent point des formes évanescentes qu'on puisse aujourd'hui à son gré modeler et remodeler. Ils eurent des corps bien réels et tout aussi sensibles en leur temps que le sont aujourd'hui les nôtres. Ils ne sont donc point à notre disposition. On doit les représenter de façon vraisemblable, non point par exemple comme des Africains qu'ils ne furent pas (pas plus d'ailleurs qu'ils ne furent Scandinaves). On voit aujourd'hui trop souvent faire le vide en telle ou telle église au nom des exigences de l'art. Peut-être y faudrait-il, quelque prudence et j'avoue pour ma part être enclin à certaine indulgence devant telle image d'inspiration artistique assez fade peut-être et sans grande valeur, mais qui amena des larmes aux yeux et surtout des prières ferventes au cœur de tel petit enfant naïf ou de telle simple vieille femme. Et c'est pourquoi l'Église est indifférente aux modes qui ravagent les petits cercles artistiques ; elle fait place à toutes les formes d'art et à tous les styles et n'exige que la sincérité et le respect de l'enseignement chrétien tels que peut les donner la Foi.
\*\*\*
Ainsi, malgré l'immense variété de ses aspects il existe donc une civilisation chrétienne ; ouverte depuis près de deux mille ans à toutes les productions du génie et du travail humain dont les richesses ne sont certes pas épuisées, elle garde pourtant son unité.
Qui peut le dire mieux que l'Église elle-même par la voix de la hiérarchie ? Ouvrant à nouveau le document capital qu'est la lettre du 10 juillet 1936 adressée par celui qui devait devenir Pie XII et qui n'était encore que cardinal Pacelli, secrétaire d'État, nous y trouvons les lignes suivantes :
« Qu'il y ait eu au cours des siècles, qu'il y ait encore aujourd'hui une grande variété de civilisations, c'est un fait d'expérience élémentaire... Une telle diversité présenterait sans aucun doute une merveilleuse vision de beauté si les différentes civilisations étaient unies entre elles par des liens de fraternelle compréhension et de mutuelle collaboration. Mais hélas ! il n'en est pas ainsi...
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Les diverses civilisations offrent trop souvent un bien douloureux spectacle, d'antagonisme et de haine, de lutte et de rivalité... Le christianisme se présente, ici comme ailleurs en libérateur, en sauveur. »
Son action, nous montre le cardinal Pacelli, prend appui sur des bases naturelles « car, malgré les variétés et les contrastes, l'homme reste l'homme en quelque temps et en quelque pays qu'il vive. Sa création est marquée au coin de l'unité. » Mais, une fois de plus nous constatons que la nature blessée est bien difficilement capable de se maintenir dans la ligne qui devrait être la sienne et c'est pourquoi là Révélation, loin de détruire la nature, vient au contraire à son secours, la rétablit dans sa dignité et la soutient désormais dans son œuvre : « Élargissant à l'humanité tout entière, reprend le cardinal Pacelli, les infinis trésors de l'ordre surnaturel dont Notre-Seigneur a constitué l'Église dépositaire et distributrice, le christianisme fait sien le programme de l'Apôtre : « Omnia et in omnibus Christus ». C'est par là qu'il informera toutes les civilisations en leur donnant une âme commune. »
Civilisations chrétiennes, civilisation chrétienne. Cette différence du pluriel au singulier est donc bien plus qu'une simple querelle de mots. L'Église ne pouvant qu'unifier, le rejet de l'unité de la civilisation chrétienne menace donc implicitement d'aller jusqu'au rejet de l'influence de l'Église elle-même. On voit combien est grand le danger. Dans son message au monde entier daté du 1^er^ septembre 1944 et portant précisément, en propres termes, sur la civilisation chrétienne, celui qui avait été le cardinal Pacelli, devenu le Pape Pie XII, rappelait à tous, croyants et incroyants, formellement désignés, que « par-dessus toute autre collaboration divergente avec d'autres tendances idéologiques et d'autres forces sociales suggérée en certains cas par des motifs purement contingents, la fidélité au patrimoine de la civilisation chrétienne, sa défense intrépide contre tous les courants athées ou antichrétiens est la clé de voûte qui jamais ne peut être sacrifiée à aucun avantage passager, à aucune combinaison sujette au changement. »
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Comment affaiblir par des commentaires la vigueur et la clarté de ces paroles ? Comment les relire sans se demander avec effroi si les chrétiens les ont bien entendues, ont bien voulu les entendre ? Elles nous montrent du moins que dans ces temps où nous vivons et où la lutte menée contre le christianisme est plus ardente que jamais, écarter de la civilisation chrétienne le signe de l'unité, c'est ouvrir la porte à toutes les insinuations, sinon même à l'invasion, de l'ennemi.
Joseph HOURS.
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### Naissance de la civilisation chrétienne
par Henri CHARLIER
LE PLUS GRAND CHÂTIMENT que Dieu puisse infliger à un peuple est l'aveuglement. Principalement l'aveuglement de ce qui devrait être son élite. Et c'est à quoi nous assistons présentement ; une nation apostate, qui depuis un siècle et demi est, dans ses gouvernements, la principale ennemie de la Religion Révélée, ne peut pas s'attendre à beaucoup de sourires de la Providence. Dieu prodigue toujours les preuves de son amour, mais dans les âmes ; ce sont des sourires cachés comme ceux qu'Il adressait à Sœur Thérèse de Lisieux ; l'action de ces âmes vise, certes, la société tout entière, mais par l'intermédiaire de la prière et de la pénitence, non par des concessions au siècle.
Or s'il est une concession au siècle c'est bien celle qui consiste à dire « qu'il n'y a pas de civilisation chrétienne », car c'est admettre ce que les ennemis de la foi s'essaient à prouver en forçant la jeunesse à apprendre une histoire mensongère. Et comme le temps présent depuis la Révolution française, s'acharne à détruire ce qui pouvait demeurer de civilisation chrétienne dans les mœurs et la législation, c'est donner à notre temps son accord sur ce qu'il est, ce qu'il dit être, et ce qu'il veut être. C'est vouloir y accommoder le christianisme.
Et cependant tous les temps qui nous ont précédé depuis Constantin jusqu'à Louis XVI ont voulu *accommoder le monde au christianisme et* non *le christianisme au monde.* Les témoignages en sont innombrables. Citons seulement la préface d'une collection de Capitulaires éditée sous le règne de Louis le Débonnaire :
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« Puisqu'il y a dans l'Église des personnes de condition diverse, comme les nobles et les non nobles, les serfs, colons tenanciers, et autres dénominations de ce genre, il convient que ceux qui leur sont préposés, clercs ou laïques, se montrent à leur égard cléments et miséricordieux, soit dans les travaux qu'ils en exigent, soit dans les redevances et les tributs qu'ils en reçoivent ; qu'ils sachent que ces hommes sont leurs frères, et ont avec eux un même Père, qui est Dieu, auquel ils disent : *Pater noster qui es in cœlis,* une même Mère la sainte Église, qui les a tous engendrés de son chaste sein par le baptême. Qu'on leur donne donc une discipline très douce et une utile direction : une discipline, de peur que vivant dans le désordre ils n'offensent leur Créateur ; une direction, de peur qu'ils ne fléchissent dans les épreuves de la vie, faute de l'appui de leurs chefs. »
Presque de nos jours Nietzsche lutte encore contre cette pensée chrétienne et on peut dire que les Français d'Algérie viennent d'être traités par les méthodes de Nietzsche et non avec celle de Louis le Débonnaire. Serait-ce là le *sens de l'histoire ?* L'histoire n'a pas d'autre sens que celui qu'y donne l'âme humaine ; on peut juger de la qualité des âmes qui l'ont faite par le sens qu'elles lui donnent.
ALLONS AUX FAITS. La première action du christianisme sur la société fut de réhabiliter le travail manuel. Pendant la grande époque d'Athènes et de Rome, il était fort méprisé. « Il n'est pas un homme bien né, dit Plutarque, qui pour avoir vu le Jupiter de Pise ou la Junon d'Argos se soit pris du désir d'être Phidias ou Polyclète. »
Pour Platon, l'exercice du travail manuel doit exclure des droits politiques, le commerce de détail est un délit pour un citoyen. Aristote, dans sa Politique, considère toute profession mécanique, toute spéculation mercantile comme des travaux dégradés et contraires à la vertu : la constitution parfaite n'admettra jamais l'artisan parmi les citoyens.
Cicéron dans son *De officiis* déclare : « Sont indignes d'un homme libre les gains des mercenaires et de tous ceux qui louent leur travail. Le salaire n'est autre chose que le prix de la servitude. Le commerce de détail est honteux. Le travail des artisans est ignoble.
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Rien de libre ne peut tenir boutique. » Les ouvriers sont repoussés de la place publique en même temps que les esclaves quand le grand pontife offre un sacrifice expiatoire.
Lucien a écrit un « Songe » réel ou supposé dans lequel il fait le récit de sa vocation ; il était attiré par la sculpture et par l'éloquence. Il voit deux dames, l'une grossière et mal peignée, qui avait les mains crasseuses, les bras retroussés, le visage tout couvert de sueur et de poussière « enfin telle qu'était mon oncle le sculpteur lorsqu'il travaillait de son métier ». L'autre dame, d'une façon plus honnête et délicate, avec un visage doux et riant. C'était l'Éloquence. Elle lui dit : « Si tu écoutes la sculpture tu ne seras jamais qu'un misérable artisan... Quand tu deviendrais le plus excellent dans ton art, on se contentera de t'admirer sans envier ta condition. »
Voilà ce qu'on pensait aux époques les plus glorieuses de l'antiquité. Il n'en avait pas toujours été ainsi ; on trouvait à sa charrue le patricien à qui Rome en grand péril venait de donner la dictature. Huit siècles avant Jésus-Christ, Hésiode célébrait le travail et la justice : « Je te veux parler en homme qui veut ton bien, grand sot de Persès (c'était son frère). De la misère on en gagne tant qu'on veut et sans peine ; la route est plane et tout près de nous (son frère avait dilapidé son propre bien et faisait un procès à Hésiode). Mais devant le mérite les Dieux ont mis la sueur... Il n'y a pas d'opprobre à travailler ; l'opprobre est de ne rien faire... Dans la condition où t'a placé le sort, ton intérêt est de travailler et détournant du bien d'autrui ton esprit léger, de recourir au travail pour assurer ton pain, ainsi que je t'y engage... »
Cependant Hésiode déjà avait un esclave : « Ayez d'abord une maison, une femme et un bœuf de labour ; une femme achetée, non pas épousée, qui au besoin puisse suivre les bœufs... » C'était sans doute une Grecque, qui ne venait pas de loin, et prise au sac de la bourgade voisine. Ces mœurs durèrent, et bien plus grandement jusqu'à la fin du paganisme. Lisez dans Thucydide l'histoire des Méliens. Ils habitaient une petite île proche de la côte du Péloponnèse. La discussion entre eux et les Athéniens est d'une intelligence et d'une subtilité rares. Les Méliens voulaient traiter avec Athènes et Sparte mais rester neutres.
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Le résultat fut que les généraux d'Athènes, les contemporains de Périclès, de Sophocle, de Phidias et de Socrate passèrent au fil de l'épée tous les hommes de Mélos et vendirent les femmes et les enfants, ils les remplacèrent dans la petite île par une de leurs colonies.
Ainsi en quatre siècles à Athènes puis à Rome le progrès de la pensée avait abouti à faire oublier la véritable condition de l'homme : « Dieu prit l'homme et le plaça dans le jardin d'Eden *pour le cultiver et le garder* ». Or ce n'est pas là seulement une idée juive, car Hésiode en dit autant. Il parle de deux luttes, l'une qui est la guerre et que personne ne peut aimer ; l'autre est l'émulation. « Zeus, là-haut assis dans sa demeure éthérée l'a mise aux racines du monde et faite bien plus profitable aux hommes. Elle éveille au travail même homme indolent... car les Dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes. » Suit le mythe de Pandore.
Quatre siècles grecs, quatre siècles romains : les sociétés enrichies par le travail des pauvres (c'est une loi de l'humanité déchue) méprisèrent si profondément le travail, base de leur civilisation, qu'à la venue du Christ l'homme qui travaillait de ses mains était indigne d'être un citoyen.
OR le Christ était charpentier. Pierre, pécheur ; saint Paul travaillait au su de tous à coudre les peaux des tentes. Ils prêchaient non un de ces dieux oisifs jouissant d'un bonheur sans souci, mais un Dieu fait homme travaillant de ses mains et ayant souffert le froid le chaud, et usé les routes de ses pieds nus. Immédiatement commença la réhabilitation du travail manuel, d'abord dans l'esprit de ceux qui y étaient obligés C'est alors que la fête de Noël prit ce caractère qu'elle a toujours : *Un enfant nous est né, un fils* nous est *donné,* Dieu, fort, père du siècle futur et prince de la Paix. Il est né dans une étable, il a couché dans la mangeoire des brebis. Les esclaves pouvaient se dire que Dieu avait voulu pour eux naître aussi pauvre qu'eux. Quelle espérance ! Le monde surnaturel se révélait à eux sous les formes de leur propre vie.
Les citoyens nobles eux-mêmes que la grâce avait touchés comprirent que l'état et le métier d'un homme sur la terre était bien peu important au prix de sa place dans la communion des saints.
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Ainsi pensèrent les centurions de Judée (un centurion est un officier), Denys l'Aréopagite à Athènes, « une femme nommé Damaris et quelques autres avec eux ». Clément le noble romain qui fut un des successeurs immédiats de S. Pierre écrit dans une de ses épîtres : « Les grands ne peuvent subsister sans les petits, ni les petits sans les grands ; c'est de l'harmonie réciproque que résulte l'utilité commune. » La charité du Christ avait passé par là et l'Église s'en prit aussitôt à l'esclavage.
Cette plaie sociale avait subi depuis Hésiode la même dégradation que le travail lui-même. Les esclaves avaient été primitivement peu nombreux et entraient même dans la famille par un lien religieux. La religion domestique des anciens temps, ne permettait pas d'admettre dans la famille un étranger. Dans les maisons athéniennes presque jusqu'au début de notre ère, le nouvel esclave approchait du foyer, et devant la divinité domestique on lui versait sur la tête de l'eau lustrale, puis il partageait avec la famille quelques gâteaux et quelques fruits. L'esclave faisait si bien partie de la famille religieuse, que d'après Caton l'esclave peut faire le sacrifice aux dieux Lares au nom de son maître.
Dans l'Agamemnon d'Eschyle, Clytemnestre reçoit pour sa part du butin de son mari une nouvelle esclave et lui dit : « Entre dans cette maison puisque Zeus veut que tu partages les ablutions d'eau lustrale, avec mes autres esclaves, près de mon foyer domestique. » Cette esclave est l'infortunée Cassandre. Elle sait, par avertissement divin, qu'en ce moment même se prépare un meurtre dans la maison où elle vient d'entrer et elle effraie les vieillards d'Argos.
Les premiers chrétiens, pour combattre cette plaie sociale, n'avaient pas à soutenir une révolte des esclaves ou à demander des « réformes de structure ». Il leur suffisait de rappeler le droit naturel autrefois observé et à le perfectionner en recourant aux sacrements.
Dans le monde romain l'esclavage était devenu une affreuse maladie sociale. L'aristocratie romaine dure, impitoyable, assoiffée de jouissance, avait pillé tout le monde connu sans autre but que son intérêt et y sacrifiant son peuple même, le peuple des petits propriétaires libres qu'elle avait chassé de ses biens et remplacé par des esclaves. S. Augustin en dit :
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« ...cet appétit de domination entre toutes les passions du genre humain la plus enivrante pour une âme romaine, étant demeuré vainqueur dans un petit nombre des plus puissants, plie les autres hommes accablés et abattus sous le joug de la servitude » (Cité de Dieu, I, 30). Ajoutons à l'appétit de domination l'avarice.
Sous la République, Paul-Émile avait vendu 150.000 prisonniers de guerre Épirotes. Marius ramena 90.000 Teutons comme esclaves et 60.000 Cimbres. Lucullus fit dans le Pont un si grand nombre de captifs que, d'après Appien, le prix d'un esclave descendit à ce moment à quelque 5 nouveaux francs. César ramena de ses campagnes 400.000 Gaulois esclaves. Auguste fit dans les montagnes de la Gaule cisalpine 44.000 prisonniers. Titus après la prise de Jérusalem fit vendre sur les marchés de Rome 99.000 esclaves juifs. Clément d'Alexandrie décrivant l'intérieur d'une maison riche au II^e^ siècle écrit « ...puis les esclaves, la plupart Gaulois, qui soulèvent et portent sur leurs épaules les litières des matrones. »
Comme on comprend Vercingétorix ! et qu'il eût été facile aux Gaulois de prendre les bons usages des civilisations plus anciennes, sans l'abominable extermination que leur imposa l'ambition de César.
Cette abondance d'esclaves devint un danger public il y eut des révoltes d'esclaves qui durèrent des années et demandèrent, pour les mater, toutes les forces de Rome. Aussi, traitait-on les esclaves avec une dureté incroyable.
On mettait à mort tous les esclaves d'une maison, parfois plusieurs centaines, où l'un d'eux avait assassiné son maître. « Une tête servile n'a pas de droits », dit encore au III^e^ siècle le jurisconsulte Paul au *Digeste*. Les maîtres spéculaient sur leurs esclaves comme sur le bétail, soit qu'ils livrassent les jeunes femmes à la prostitution, soit qu'ils leur fissent avoir des enfants, futurs esclaves, sous promesse de la liberté lorsqu'elles en auraient trois. Lorsque les Romains faisaient des esclaves en Grèce ou en Asie, il se trouvait parmi eux des médecins, des architectes, des grammairiens, des avocats. Ceux qui les achetaient les faisaient travailler pour le public et encaissaient les honoraires. Ils organisaient des équipes d'esclaves constructeurs. Il n'y avait pas de mariage légal entre esclaves. C'était une union libre qui pouvait être dissociée par le maître quand il lui plaisait, soit qu'il envoyât au loin l'homme ou la femme, soit qu'il vendît l'un d'eux. Or les Romains agissaient ainsi non avec des sauvages mais bien souvent avec des hommes plus civilisés qu'eux-mêmes.
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Aux champs les esclaves travaillaient avec des chaînes aux pieds. Martial écrit que « la plaine toscane résonne d'innombrables entraves ». Le soir les esclaves étaient enfermés dans une prison, l'ergastule, et chaque domaine avait la sienne.
C'EST DANS UN TEL MILIEU que les apôtres déclaraient : « Il n'y a plus ni Juif, ni Grec, ni esclave, ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme, car vous êtes tous un en le Christ Jésus » (ad. Gal.) ; « l'esclave appelé dans le Seigneur est l'affranchi du Seigneur (I ad. Cor.).
« C'est en un unique Esprit que nous avons été baptisés pour être un corps unique, Juifs ou Grecs, esclaves ou libres, et tous, c'est d'un unique Esprit que nous avons été abreuvés (idem).
« Esclaves, obéissez à vos maîtres selon la chair, avec crainte et tremblement dans la sincérité de votre cœur, comme au Christ non d'une obéissance à l'œil, comme voulant plaire aux hommes, mais comme des esclaves du Christ faisant de cœur la volonté de Dieu, servant avec bonne volonté, comme servant le Seigneur et non pas les hommes ; sachant que chacun selon qu'il aura fait de bien recevra du Seigneur, qu'il soit esclave ou libre.
« Et vous, Maîtres, agissez de même à leur égard, laissant de côté la menace, sachant que leur Maître et le vôtre est dans les cieux et qu'il n'y a pas auprès de lui acception de personne. » (Ephès. VII.)
Enfin S. Paul renvoie, à son maître chrétien, Philémon, un esclave qui s'était échappé (Onésime) et que S. Paul lui-même avait baptisé à Rome :
« Aussi, *bien qu'ayant une grande assurance dans le Christ pour te commander ce qui est convenable*, je préfère à raison de la charité te prier étant ce que je suis, Paul, un vieillard et même maintenant prisonnier du Christ Jésus. (Paul était captif à Rome.) Je te prie pour mon enfant que j'ai engendré dans les chaînes, Onésime... Je te le renvoie, lui, mon propre cœur... Peut-être, en effet, a-t-il été séparé de toi pour un temps, afin que tu le retrouves pour toujours, non plus comme esclave, mais, bien mieux qu'esclave, comme un frère bien aimé... Que s'il t'a fait quelque tort ou te doit quelque chose, porte-le à mon compte... »
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Combien nous voudrions que nos lecteurs aient connu d'avance par eux-mêmes ce chef-d'œuvre de la littérature épistolaire de tous les temps, ou qu'ils se dépêchent de le chercher et de le lire. Ils entreraient ainsi plus avant dans cet Esprit du christianisme qui a transformé la société.
Comme il y eut aussitôt à Rome et ailleurs des personnages riches et influents pour demander le baptême (une lettre de S. Paul cite Erastus, trésorier de la ville de Corinthe), il y eut aussitôt partout un ferment de « charité non feinte » déposé dans de nombreuses familles possédant des esclaves.
Notre-Seigneur n'avait-il pas dit (Mat. XX, 27) « Celui qui parmi vous voudra devenir grand sera votre serviteur, celui qui voudra être « premier » sera votre esclave. »
Ainsi se réalisait la réponse de Jésus au message du Baptiste : « Allez rapporter à Jean ce que vous avez vu et entendu... LES PAUVRES REÇOIVENT LA BONNE NOUVELLE*.* »
Enfin dès le premier jour de la prédication de l'Évangile, les apôtres appelèrent les esclaves au mariage chrétien, scandale pour les païens qui dans leurs lois jusqu'au IV^e^ siècle plaçaient les esclaves avec les animaux. « servus vel animal aliud ». Mieux encore, les apôtres permirent l'union religieuse d'un esclave et d'une femme libre, d'une femme libre et d'un esclave.
On vit enfin les esclaves accéder aux ordres sacrés ; et leur action était féconde, car les esclaves étaient si nombreux (2000 à 4000 chez un riche romain) qu'ils formaient entre eux de petites sociétés, ou confréries, dans lesquelles un prêtre esclave pouvait prêcher l'Évangile et établir les mœurs d'une société chrétienne. Le pape Calliste était un esclave évadé, repris et marqué au fer rouge. C'est pourquoi Nietzsche disait que le christianisme était le fait d'esclaves en révolte contre l'élite. Mais chacun sait que ce bon professeur de grec, inventeur du Surhomme, « avait peur d'une vache ».
Or les esclaves chrétiens ne craignaient pas la mort pour confesser leur foi. Il faut se souvenir qu'à partir de Néron et pendant près de trois siècles, il suffisait de se déclarer chrétien pour être condamné à mort. Dans les familles chrétiennes les maîtres et les esclaves allèrent bien souvent au supplice la main dans la main comme la matrone Vibia Perpetua et l'esclave Félicité exposées toutes deux à une vache furieuse.
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A Lyon, l'esclave Blandine fut arrêtée avec ses maîtres elle était très jeune, chétive et laide probablement, car dans la lettre des chrétiens de Vienne et de Lyon « aux frères d'Asie et de Phrygie » il est dit : « Le Christ montra en elle que ce qui est simple, sans beauté et méprisable aux yeux des hommes, est digne aux yeux de Dieu d'une grande gloire... Tous en effet, entre autres sa maîtresse selon la chair, qui elle aussi combattait avec les martyrs, nous redoutions qu'elle ne pût pas confesser hardiment la foi, à cause de la faiblesse de son corps. »
Après avoir raconté le martyre de saint Pothin, âgé de quatre-vingt-dix ans et probablement apôtre de Lyon, et celui d'autres martyrs, la lettre en arrive à Blandine : « Quant à Blandine, elle était suspendue à un poteau et livrée aux bêtes qu'on lançait contre elle. La vue de cette femme attachée en forme de croix et priant d'une voix forte, inspirait beaucoup de courage aux lutteurs. Pendant le combat ils croyaient voir des yeux du corps, en la personne de leur sœur, celui qui avait été crucifié pour eux. Mais ce jour-là aucune bête ne toucha à Blandine. »
Après un long intervalle de temps passé en prison, lors d'une fête, après un combat de gladiateurs, « on amena de nouveau Blandine avec Ponticus, garçon d'une quinzaine d'années (Ponticus est un nom d'esclave tiré de son lieu d'origine). On les avait conduits tous les jours voir les supplices des autres et on les pressait de jurer par les idoles ; mais comme ils demeuraient inébranlables... La foule s'anima contre eux d'une manière sauvage. On les appliqua à toutes les tortures, on leur fit parcourir le cycle entier des supplices et l'on voulait tour à tour les contraindre à jurer, mais sans pouvoir y parvenir. Ponticus était encouragé par sa sœur (peut-être simplement sa sœur en Dieu). Ponticus meurt dans les supplices.
« Restait la bienheureuse Blandine, la dernière de toutes...Après les fouets, après les animaux sauvages, après la chaise rougie au feu on l'enferma enfin dans un filet et on la présenta à un taureau. L'animal la lança en l'air à plusieurs reprises... Elle fut mise à mort comme les autres et les païens avouaient qu'ils n'avaient jamais vu de femme souffrir tant et d'aussi cruelles tortures. »
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Ô Nietzsche ! Poète, détraqué, honnête fonctionnaire, où sont les surhommes ? On parle d'un tunnel routier sous la colline de Fourvière. Il sera bien utile. Puissent les voyageurs qui passeront sous cette future voûte dans cette lumière morte plus semblable à une clarté infernale qu'à la première des créatures de Dieu, songer que la terre au-dessus d'eux a bu le sang des premiers martyrs de la Gaule ; ils leur doivent après Dieu la meilleure part de ce qu'ils sont.
NOUS EN AVONS DIT ASSEZ pour montrer comment s'est établie dans le monde cette distinction essentielle à la société chrétienne entre César et Dieu, entre ce qui est dû à la société politique et ce qui appartient au domaine de la conscience et demeure libre. Encore aujourd'hui nous appartenons à une société chrétienne dans la mesure où cette distinction est respectée. Les martyrs nous ont conquis cette liberté. *Elle ne se conservera que si l'on consent à la défendre jusqu'au martyre.*
CAR cette société chrétienne est toujours menacée, en tous temps, par les relents du péché originel, en nous-mêmes et autour de nous ; elle est violemment attaquée depuis plus de cent ans dans toutes les institutions qui dérivent de la charité du Christ.
L'Église, par l'intérieur, sans révolution, avait fini par mettre fin à l'esclavage, nous avons vu comment. L'esclavage subsiste en de nombreuses régions de la terre que l'Église n'a pu atteindre encore. Il renaît en Europe même : que sont ces « personnes déplacées », ces déportations massives et ces kolkhozes où personne n'a plus intérêt à son travail, sinon une nouvelle forme d'esclavage ?
L'avidité des riches sous la République romaine avait fait diminuer la population agricole libre de l'Italie. L'avarice leur fit préférer le travail des esclaves à celui des hommes libres qui disparurent petit à petit des campagnes, chassés par l'extension des grandes propriétés et par le travail des esclaves. Il s'en suivit comme dans les kolkhozes une diminution considérable de la production. « *Les esclaves,* dit Columelle, *traitent la terre comme des bourreaux... Ils labourent mal... ne prennent point de soin des terres ensemencées, et diminuent chaque jour par leur fraude ou par leur négligence le grain que l'on transporte dans l'aire pour le battre.* »
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Que fit l'Église ? Aidée en cela par des empereurs chrétiens, elle dégagea du droit de propriété *la fonction sociale* que ce droit implique. C'est de là qu'est née la division de la grande propriété en *tenures* sur lesquelles le serf était en quelque sorte un fermier à vie. Dans le capitulaire de Louis le Débonnaire que nous avons cité, il n'y a même plus de différence bien marquée entre les serfs, les colons et les paysans libres. Les colons étaient des hommes libres, qui écrasés par le fisc impérial avaient donné leurs terres à des hommes puissants à condition d'en jouir héréditairement. Les « tenures » furent divisées de telle sorte qu'une famille y eût de quoi vivre. Cette division du sol en parcelles familiales dura jusqu'à la Révolution. La suppression de la liberté de tester par le code Napoléon amena l'extrême division du sol contre laquelle on est obligé de réagir aujourd'hui.
La Révolution a consisté à *libérer la propriété de toutes ses charges sociales.* Dans la nuit du 4 août, les seigneurs abandonnèrent le droit de payer le garde-champêtre, le juge de paix, le sergent de ville, d'entretenir les chemins. En supprimant les corporations elle a laissé le champ libre à l'argent, à l'argent seul. Elle a créé le libéralisme capitaliste, dont les effets désastreux se continuent aujourd'hui sous la direction des technocrates de l'administration d'État. C'est pourquoi nous avons comme premier ministre le directeur d'une banque et qu'on a sacrifié un million de Français aux intérêts pétroliers des hommes d'argent et aux ambitions étrangères.
IL NE FAUT PAS CROIRE que l'Église ait réussi partout. La question agraire en Italie du Sud, en Hongrie, en Prusse orientale, en Pologne, était il y a vingt ans exactement celle qui en Europe occidentale avait été résolue depuis les temps mérovingiens. Elle consistait à faire accéder au travail libre et à la propriété une population de journaliers. Remarquons que la petite propriété paysanne n'a subsisté que dans les pays catholiques.
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La réforme protestante, dans les pays où elle a prévalu, fut une occasion donnée à la classe dirigeante pour s'emparer des terres, seule richesse en ce temps, et de transformer le droit des tenanciers en usage précaire. Les lords écossais, en plein XIX^e^ siècle, faisaient mettre le feu aux maisons de leurs tenanciers pour les chasser et transformer leur domaine en terrains d'élevage. Aussi cruels en cela que les riches romains de la république et de l'empire.
En Italie les réformes peuvent se faire conformément à l'esprit de l'Église. Mais ailleurs c'est le capitalisme d'État qui a prévalu, c'est-à-dire un retour à une forme d'esclavage.
Nous en sommes menacés nous aussi : les technocrates parlent *d'organiser la répartition de la population agricole en fonction des conditions nouvelles de l'agriculture.* « *Certaines communes rurales sont encore trop peuplées... La nécessité de diriger et* « *organiser la concentration des populations s'impose particulièrement... Il faudra réviser la carte des villages de manière à réaliser des cellules, des villages centres d'au moins une centaine de familles.* »
Ceci est tiré de rapports récents de hauts fonctionnaires et publié dans une revue agricole catholique. Ils prônent des « vulgarisateurs officiels chargés d'orienter l'agriculture *dans la direction souhaitable* »*.*
Souhaitable par qui ? Pas par les paysans. Nous connaissons un de ces « conseillers agricoles » pour toute une région. C'est un excellent et honnête jeune homme, pas sot, certainement très soucieux de son devoir d'état, qui a « fait l'Agro ». Au retour de son service militaire il a été envoyé comme conseiller dans une région où il n'a jamais vécu. Il oriente (probablement selon les vues de ses supérieurs qu'il est incapable de contrôler) des agriculteurs chevronnés ayant dix ou vingt ans d'expérience concrète de la culture sur leur sol.
Toutes les institutions d'État actuelles tendent à prolétariser les hommes encore libres, artisans et commerçants. Or le problème serait, même dans la grande usine, de réintroduire le travail libre. Ce sont les idées d'Hyacinthe Dubreuil. Cela est très possible tout en suivant scrupuleusement les indications des bureaux d'étude. H. Dubreuil en a donné de nombreux exemples dans *L'Équipe et le Ballon* et *L'exemple de B'ata.*
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Une élite ouvrière s'engagerait avec joie dans cette épreuve. Mais c'est la masse des manœuvres qui fait la loi dans les syndicats ; l'élite est éliminée. Ici, c'est l'élite ouvrière impuissante à se faire entendre. Car les chefs des syndicats ne sont autres que leurs politiciens, non leur élite.
Le devoir de l'État devrait être de soutenir les associations libres de cultivateurs, non de vouloir les diriger, car les technocrates le feront toujours en suivant des vues de l'esprit sans base expérimentale, ou bien en servant des intérêts cachés, souvent les leurs, qui sont de multiplier les « places » et de justifier « l'avancement ». C'est un instinct de toutes les administrations.
L'encyclique *Mater et Magistra* a donné les directions utiles en cette matière, mais elle est peu entendue des intellectuels catholiques, car ils manquent d'expérience et sont fascinés par des simplifications, des schémas, très logiques mais que la vie contredit chaque jour. Enfin au lieu de vouloir, par l'esprit, tout restaurer dans le Christ, ils se croient très intelligents de suivre tous les mouvements de pensée auxquels l'éloignement du Christ a mené la société contemporaine.
APRÈS celui de l'agriculture donnons encore un exemple, celui du bâtiment. On peut voir, même à Paris, des constructions romaines. Elles sont faites de matériaux grossiers bloqués dans un mortier très solide et formant des murs fort épais. Il suffisait de quelques maçons professionnels conduisant et surveillant des équipes d'esclaves qui remuent, transportent et placent les matériaux en *opus incertum.*
Durant tout le haut Moyen Age et jusqu'à la grande époque de l'art occidental, l'éducation professionnelle a consisté à faire de tout maçon un ouvrier irremplaçable. Le tailleur de pierres a pris la place du manœuvre. Il n'est pas une pierre dans nos grands édifices qui n'ait demandé un « ouvrier qualifié ». De même dans les édifices civils qui nous restent de ce temps-là. Il suffit de visiter la vieille ville de Provins pour s'en assurer. La célèbre « vis de St Gilles » dans la Camargue est toujours un lieu de pèlerinage pour les compagnons tailleurs de pierre du Tour de France. Et beaucoup y ont gravé leurs noms.
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C'est un escalier tournant couvert d'une voûte de pierre circulaire et rampante où il ne peut y avoir aucun angle droit sur aucun des vousseaux. C'est un chef-d'œuvre de la taille de la pierre. Aucun ouvrage antique ne comporte de telles difficultés ainsi résolues. C'est même inutile. Dans nos cathédrales c'est tout simplement la marche de la circonvolution supérieure qui fait le toit de la marche inférieure. L'amour de l'art seul a conduit cet ouvrage, il exprime toute la dignité acquise par le travail manuel dans la société chrétienne. En outre, l'ouvrier faisait partie d'une corporation qui avait son statut propre, son autonomie et même sa juridiction intérieure contre les fautes, les malfaçons et les manques aux engagements.
Nous voyons de nos jours un changement inverse. Quelques monteurs scient des formes en bois, placent des fers. Il leur suffit d'avoir suffisamment de manœuvres pour brouetter le béton. Et ces derniers, on les supprime autant qu'on peut. Ils sont remplacés par des machines. Or le ciment armé coûte finalement plus cher que les maçonneries classiques. Aujourd'hui on va encore plus loin. La démagogie qui, il y a quarante ans, en bloquant les loyers empêchait toute construction et obligeait 500.000 maçons à quitter leur métier, se trouve finalement en face d'un problème du logement qui aboutit à faire des maisons préfabriquées en matériaux artificiels qui *dureront vingt ans.* Les parents ne lègueront à leurs enfants qu'un édifice à réparer entièrement ou à rebâtir. Seules auront gagné les banques qui vendent le crédit, et *ce capital industriel anonyme qui a intérêt à ce que les choses ne durent pas, pour avoir à les remplacer.*
Tout ce gâchis que la société occidentale pratique en tout, pour la nourriture, pour le vêtement, pour l'outillage, est une offense certaine à la gratuité des dons de Dieu dans sa création.
L'ÉGLISE, à ses débuts, a vaincu par l'intérieur les puissances d'argent dont le triomphe, au temps des Romains, avait asservi le monde entier et fait de l'esclavage le plus abominable des crimes légaux. Elle y mit le temps sans doute, mais dès le début elle avait su constituer des sociétés chrétiennes petites, mais parfaites. Et les « structures » légales tombèrent d'elles-mêmes lorsque l'exemple donné par elle, pendant trois siècles de persécutions, fut enfin compris.
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Car rien ne sert de changer les « structures » si les cœurs ne sont pas changés. Les tentatives pour réformer les mœurs par des ordonnances ont toutes échoué et déjà sous l'empire païen. En notre temps Robespierre l'Incorruptible expliquait *l'Émile* de Jean-Jacques Rousseau. Il répétait : « Il faut révolutionner la France... Ne consultez que le bien de la patrie et les intérêts de l'Humanité... Ranimez, exaltez tous les sentiments généreux et toutes les grandes idées morales qu'on a voulu éteindre ». Il fut amené à supprimer tous les hommes qui ne voulaient pas être vertueux à son sens. Robespierre fut un Cromwell au petit pied. Mais Cromwell avait été laboureur, éleveur, soldat ; il avait un sens du réel qui manque forcément à un avocat.
Leur erreur fut aussi celle de Savonarole qui, sans manque au point de vue de la foi, voulut en réformant les institutions forcer les Florentins à la vertu. Ce fut lui aussi un tyran.
On ne force pas la grâce par des moyens matériels et des institutions naturelles. De bonnes institutions *conformes à la nature des choses* peuvent certes aider au bien. Ce sont celles qui protègent la stabilité de la famille, la paix dans le métier, favorisent l'amour de la patrie, car ces sociétés naturelles fondamentales le seront toujours. Mais la vie surnaturelle qui est celle des chrétiens est d'un autre ordre. Elle coiffe la nature sans la détruire, et même en l'accomplissant, mais elle n'en dépend pas.
La partie non scientifique de l'œuvre du P. Teilhard de Chardin est une des innombrables tentatives qui ont eu lieu depuis 1900 ans pour expliquer naturellement le surnaturel. Elles aboutissent forcément à des hérésies ; celle-ci est trop puérile pour y atteindre. Son auteur est le Jules Verne de la métaphysique et de la théologie. C'est la raison de son succès.
Ceux qui nient qu'il y eut une civilisation chrétienne me font penser au bon Père Abel Fabre ; après avoir écrit beaucoup d'excellentes études d'archéologie chrétienne très utiles à un jeune artiste désireux de connaître l'art du passé, il composa un manuel d'art chrétien. Dans la préface il donne sa pensée philosophique. Il y a des arts d'époque et non pas d'art chrétien. Il n'y a que des artistes chrétiens qui font l'art de leur temps.
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C'est prendre le vêtement pour l'homme ; car la spiritualité chrétienne se manifeste en art par un caractère qui n'est ni gallo-romain, ni byzantin, ni baroque ; le costume n'y fait rien, non plus que le plein cintre ou l'art ogif. Et les moyens par lesquels il manifeste la spiritualité chrétienne sont ceux par lesquels, depuis l'origine de l'art, on a toujours essayé de manifester l'esprit plutôt que la matière ; car les moyens d'un art ne peuvent être que naturels et de même l'organisation de la cité chrétienne.
Notre auteur distingue « *cinq périodes qui engendrent cinq arts auxquels tout se ramène* »* ; par* exemple : « 3° *Une période gothique où un art nordique élimine l'influence byzantine.* » Enfin : « 5° *une période moderne qui dure depuis le milieu du* XIX^e^ *siècle où* la *sensibilité nouvelle, engendrée par la démocratie et le machinisme, cherche à s'exprimer dans les formes qui nous soient propres, en rapport avec l'industrie régnante et les besoins de la vie.* »
Comme il est beau d'être savant ! Je ne me serais mais rendu compte par moi-même que Gauguin, Rodin, Puvis, Satie, Debussy et enfin Péguy et Claudel étaient engendrés par la démocratie et le machinisme en rapport avec l'industrie régnante et les besoins de la vie en coca-cola.
Il est vrai qu'on a fait à Londres une exposition de peintures faites par des gorilles et des chimpanzés et « des personnages aussi distingués que Picasso » en ont acheté et « en sont les heureux possesseurs ». Un effort probablement pour se rapprocher de la nature ; ou quelqu'évolution vers les origines. Pourquoi pas ?
Le P. Fabre connaissait tout de l'art, sauf ce qui ne s'apprend pas. Il le jugeait par l'extérieur. Il ne pouvait s'apercevoir que *toutes* les grandes époques d'art religieux sous des manteaux divers en Égypte, en Grèce, au Moyen Age, mais aussi en Chine et chez les Maya ont eu *la même* esthétique. Dans notre société occidentale cette esthétique fut adoptée ou retrouvée, à l'apogée de notre civilisation chrétienne, au Moyen Age, comme seule capable d'en exprimer la spiritualité. Ces œuvres esthétiquement parlant ne sont pas plus belles ou plus fortes que les grandes œuvres de l'Égypte. Mais elles portent et signifient ce que la grâce ajoute à la nature. « Depuis la fin du XV^e^ siècle », dit Émile Mâle, « il y a encore des artistes chrétiens, il n'y a plus d'art chrétien ».
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Pourquoi ? Parce qu'en deux ou trois générations avaient été perdus *les moyens nécessaires à* l'expression spirituelle. Les artistes les plus chrétiens n'avaient plus que des moyens capables d'exprimer la sentimentalité et les passions.
L'effort des artistes français pendant trois siècles a été de retrouver ces moyens perdus à la Renaissance. Nos grands prédécesseurs y sont parvenus. Ils *nous ont légué les moyens d'un grand art religieux.* Ces moyens ont été incompris et galvaudés par des profiteurs, des aigrefins et des hommes d'argent. Les acquisitions intellectuelles d'une pléiade d'artistes spiritualistes qui ont fait, souvent dans une extrême pauvreté, sans rechercher autre chose que la vérité, une réforme inespérée des arts plastiques et de la musique, sont aujourd'hui gâchées. Et les saboteurs de cette vraie renaissance sont applaudis par le même groupe de religieux qui nient l'existence d'une civilisation chrétienne.
C'est la même erreur que faisait le P. Fabre au sujet de l'art. Ils distingueront une société du Bas-Empire, mérovingienne, la féodalité, la formation de l'État moderne, l'avènement de la démocratie. Rien de chrétien en soi là-dedans. Mais l'Église a toujours enseigné que toutes les formes politiques, bien que les unes soient meilleures que les autres, sont appelées à être informées par la pensée chrétienne et à former un ordre social chrétien. C'est donc en analysant *les formes internes* des institutions qu'on peut savoir ce qu'elles ont de chrétien. Par exemple, sous toutes les formes sociales et politiques qui se sont succédées depuis 1900 ans, le mariage avait une forme chrétienne qui a duré jusqu'à la loi Naquet pour l'État, et qui dure toujours dans la partie de notre société qui tient à maintenir une civilisation chrétienne au milieu des pourritures de notre décadence.
D'AGE EN AGE les Papes rappellent à quelles conditions cette civilisation chrétienne peut subsister. La première, est de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. César, qui a la force, cherche toujours à empiéter sur les droits de Dieu. Sans cesse, de siècle en siècle, l'Église résiste.
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Et dans la mesure où les droits de Dieu sont respectés, non seulement dans les consciences mais dans les institutions, une civilisation chrétienne existe, sans cesse menacée, souvent par les chrétiens eux-mêmes quand les menaces ou les tentations du pouvoir agissent sur eux. On en voit qui s'acharnent contre l'école chrétienne. Il leur arrive de contribuer à détruire ce qu'ils sont faits pour garder et transmettre.
Cela a été prévu. Péguy l'a dit dans *Notre jeunesse :*
« Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le *monde moderne.* Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n'en remontre pas, de ceux à qui on n'en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n'a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. *C'est-à-dire :* le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l'athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. *Exactement : le* monde de ceux qui n'ont pas de mystique. Et qui s'en vantent. Qu'on ne s'y trompe pas, et que personne par conséquent ne se réjouisse, ni d'un côté, ni de l'autre. Le mouvement de *dérépublicanisation* de la France est profondément le même mouvement que le mouvement de *déchristianisation.* C'est ensemble un même, un seul mouvement de *démystification.* C'est du même mouvement profond, d'un seul mouvement, que ce peuple ne croit plus à la République et qu'il ne croit plus à Dieu, qu'il ne veut plus mener la vie républicaine, et qu'il ne veut plus mener la vie chrétienne (qu'il en a assez), on pourrait presque dire qu'il ne veut plus croire aux idoles et qu'il ne veut plus croire au vrai Dieu. La *même* incrédulité, *une seule* incrédulité atteint les idoles et Dieu, atteint ensemble les faux Dieu et le vrai Dieu, les dieux antiques, le Dieu nouveau, les dieux anciens et le Dieu des chrétiens. Une même stérilité dessèche la cité et la chrétienté. La cité politique et la cité chrétienne. La cité des hommes et la cité de Dieu. C'est proprement la stérilité moderne. »
Ce que Péguy entend par *républicanisme* n'est autre que *l'esprit civique :* « Ce débat n'est pas à proprement parler entre la République et la Monarchie... il n'est point seulement entre l'ancien régime et le nouveau régime français...
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(Le monde moderne) s'oppose, il se contrarie à toutes les anciennes cultures ensemble, à tous les anciens régimes ensemble, à toutes les anciennes cités ensemble, à tout ce qui est culture, à tout ce qui est cité. C'est en effet la première fois dans l'histoire du monde que tout un monde vit et prospère, *paraît* prospérer *contre toute culture.* »
Mais poète de l'Espérance, Péguy ne pouvait en manquer :
« Que l'on m'entende bien. Je ne dis pas que c'est pour toujours. Cette race en a vu bien d'autres. Mais enfin c'est pour le temps présent.
Et nous y sommes.
Nous avons même des raisons très profondes d'espérer que ce ne sera pas pour longtemps. »
Péguy croyait voir toute proche une renaissance de l'esprit français et il y travaillait de tout son génie. Hélas, il avait quatre ans seulement à vivre encore. Il y a maintenant quarante-huit ans qu'il a été tué et nous ne sommes pas sortis de l'ombre de la mort, nous avons besoin que l'Église, comme Antigone conduisant à Colonne son père aveugle, conduise dans ses jardins notre peuple aveugle comme Œdipe et plus sourd que lui.
ANTIGONE*. -- Le lieu où nous sommes est sacré comme l'annoncent ces ombrages épais de lauriers, de vignes, et d'oliviers, et dans le bois de nombreux rossignols font entendre leurs chants. Repose-toi ici sur cette roche sauvage...*
Oui, ce monde est sacré et les cieux continuent de raconter la gloire de Dieu. Quel dommage qu'il y ait des fils de l'Église pour ne plus entendre ce chant du rossignol qui depuis la Résurrection fait entendre dans nos sociétés cette loi d'amour qu'on appelle la civilisation chrétienne.
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Ne pas la reconnaître là où elle a existé et là où elle existe, c'est s'interdire de savoir y travailler. C'est ignorer l'histoire, c'est travailler contre toute culture, c'est bien là cette « stérilité du monde moderne » que prévoit Péguy. Déjà les Romains qui avaient tué Archimède ont stérilisé de leur temps, la science, l'art et la philosophie. Nous en sommes au même point, ce devrait être bien visible sans ce châtiment des peuples coupables qu'est l'aveuglement de leurs chefs.
Henri CHARLIER.
Nos lecteurs chercheront dans les bibliothèques et liront avec profit l'ouvrage de Paul Allard : *Les esclaves chrétiens*. Nous y avons largement puisé. Tout homme qui veut comprendre quelle a été la méthode de l'Église pour agir sur la société, alors même que la société la persécutait, devrait lire ce livre. Car il n'est pas d'exemple plus significatif, et Paul Allard est un historien de grande valeur.
L'édition que nous avons sous les yeux du livre de Paul Allard est la 3^e^ édition, parue en 1900 chez l'éditeur Victor Lecoffre.
Dans la collection « les Saints », chez le même éditeur, Paul Allard a publié un *S. Sidoine Apollinaire* qui est tout à fait remarquable ; on s'y aperçoit que le fils même de S. Sidoine était déjà devenu un barbare. C'est ce qui nous guette.
H. C.
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### L'avenir de la civilisation chrétienne
par Marcel CLÉMENT
L'AFRIQUE S'ÉVEILLE au socialisme. L'Inde aussi. La Russie, la Chine, l'Europe Centrale, la pointe avancée de Cuba poursuivent une expérience communiste. Les nations capitalistes, qu'elles soient d'Europe occidentale ou d'Amérique, sont imprégnées d'une conception hybride de la vie. Le matérialisme moral y enlace inextricablement les traditions religieuses. Simultanément, les distances, sur la terre, semblent abolies. Moyens de transport, moyens de communication : des images, des sons, des idées, contribuent à faire vivre au même rythme les hommes de tous les points du monde. La science révèle des dimensions étonnantes de l'univers, des secrets de l'homme, des ressorts de la vie sociale. La technique développe la volonté de puissance du nouveau Prométhée jusqu'au délire. Les arts manifestent, dans toutes les directions, les grandeurs et les bassesses de l'homme, exaltant tour à tour la raison sans vie, l'instinct sans la raison, l'absurde et le désespoir même. Telles sont les lignes de force du monde qui vient, après les mutations soudaines de deux révolutions techniques en moins d'un siècle.
Qui donc, conscient de ces choses, oserait encore parler de l'avenir de la civilisation chrétienne ?
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La proportion même de l'événement historique que nous venons d'évoquer et qui se profile aux yeux des plus distraits invite à suivre une méthode intellectuelle rigoureuse. Elle serait discutable, celle qui consisterait à prendre le fait de la croissance historique à laquelle nous assistons comme une donnée de *nature,* c'est-à-dire comme un ordre manifestant une valeur, nécessaire et intangible. Il s'agit d'une croissance se réalisant à travers des actes humains. Il s'agit donc d'une donnée de *l'histoire,* c'est-à-dire du développement de l'homme sur la terre se réalisant de manière contingente, sujette à révision, avec du bien et avec du mal. La méthode intellectuelle qui s'impose consiste donc à faire réflexion sur ce qu'est, selon l'ordre naturel, la civilisation comme valeur permanente. Nous pourrons ensuite nous demander ce que la note chrétienne ajoute à la civilisation simplement humaine. Il sera alors possible de porter un jugement sur la croissance historique à laquelle nous assistons et d'opter pour une attitude à son endroit.
#### I. -- Qu'est-ce que la civilisation
On explique, d'ordinaire, à l'enfant ce qu'est la civilisation en opposant le civilisé au sauvage. Le procédé ne manque pas de sagesse. Dans l'imagination enfantine comme dans la mythologie populaire, le sauvage c'est l'homme que ses instincts submergent. Ce n'est pourtant pas le fou furieux. Ce dernier est radicalement anti-social. Le sauvage ne l'est point. Il vit en bonne intelligence avec ceux de sa tribu. Il n'est pas radicalement inapte à la vie sociale. Mais cette vie sociale, ses rites, ses mœurs sont inadéquats à la vie humaine. Sous cet aspect, la sauvagerie, comme la civilisation, est un fait social.
Cette remarque nous fait avancer d'un pas. Elle met en lumière que la civilisation ne porte pas directement sur la nature individuelle de l'homme. Elle ne le perfectionne pas *directement* en tant que personne. La civilisation est une empreinte, un sceau qui s'applique directement sur les relations sociales et qui en constitue le moule. Elle perfectionne, comme telles, non pas les personnes en elles-mêmes, mais les relations entre les personnes. Une société est civilisée lorsque les comportements collectifs qu'elle manifeste, en elle-même et dans ses rapports avec les sociétés, voisines, sont respectueux de la dignité humaine.
Une tribu peut donc être composée d'hommes parfaitement obéissants au chef qui la dirige ; elle peut imprimer une discipline de fer à ses membres ; ceux-ci peuvent être soumis sans réserve.
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Si cette discipline comprend entre autres pratiques l'esclavage de la femme, l'anthropophagie, la destruction des vieillards devenus incapables de travailler. La torture des ennemis capturés ou d'autres coutumes semblables, la société ne sera pas dite civilisée, mais sauvage. Les sociétés de l'antiquité qui, comme à Sparte, permettaient la mise à mort de l'enfant nouveau-né que le père ne jugeait pas digne de survivre, sont, sous ce rapport, aussi peu civilisées que les sociétés qui actuellement réclament le droit de détruire la vie des enfants devenus difformes sous l'influence de la thalidomide.
C'est donc autour de la notion de dignité de la personne humaine que va s'ordonner la définition de la civilisation Mais elle ne se confond pas avec elle. La civilisation, fait social, est constituée par l'ensemble dynamique des comportements qui respectent cette dignité. Or qu'est-ce que la dignité humaine ? C'est *le droit, pour chaque personne, d'être la cause responsable de ses actes* ([^15])*.* Cette définition vaut pour la femme, non moins que pour l'homme. Elle vaut pour l'enfant, même nouveau-né, qui sera traité par ses éducateurs non comme un jouet dont on dispose, mais comme une personne que l'on doit aider à devenir en fait ce qu'elle est en droit, c'est-à-dire capable d'être la cause responsable de ses actes. Bref, la dignité de la personne, c'est le pouvoir moral, conforme à la raison et à l'ordre universel de la création, d'accomplir en elle le gouvernement de sa propre vie, l'auto-détermination de son propre destin, la responsabilité de rectifier sa volonté en vue d'atteindre sa fin dernière.
Quant à la civilisation, elle sera *l'action qui, dans la société, tend à respecter la dignité par le développement de l'utile, du bien et du beau*. Si la dignité de la personne est un droit, nous savons que l'action qui respecte ce droit résulte d'une vertu : la justice. La civilisation résulte donc du respect incessant par chacun et par tous des droits de tous et de chacun, dans l'économie, la politique et l'esthétique. Cela suppose bien entendu la formation intellectuelle, morale, technique et culturelle de chaque personne. Cela suppose, aussi, un soutien extérieur, des institutions juridiques définissant dans les rapports sociaux le juste et l'injuste.
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*Sous ce rapport,* la civilisation se confond avec le Droit. L'utile et le beau lui sont soumis. Il ne suffit pas pour qu'une société soit vraiment civilisée que le droit positif soit clairement formulé en accord avec l'ordre moral naturel. Il faut aussi que la justice informe tous les actes des membres de cette société. Ce qui est demandé aux membres relève premièrement du progrès moral, secondairement du progrès économique et esthétique. Ce qui est demandé aux institutions juridiques relève du progrès social, Lorsque les divers progrès coïncident, la société s'épanouit dans la véritable civilisation humaine.
Une dernière note : la civilisation n'est pas un « état ». C'est un devenir. La civilisation n'est pas le résultat d'une action, c'est l'action elle-même. Une société n'est jamais civilisée « une fois pour toutes ». L'héritage culturel ni l'équipement technique n'y changent rien. C'est chaque jour qu'il faut recommencer à respecter les droits de tous et de chacun. C'est chaque jour qu'il faut veiller à ce que le droit positif soit adapté aux circonstances historiques qui évoluent afin que le droit naturel soit respecté. La civilisation est vie : elle s'élève ou bien décline. Elle n'est jamais arrêtée. Ou alors, elle est morte.
#### II. -- Qu'est-ce que la civilisation chrétienne
Il suffit de jeter un regard même rapide sur les sociétés qui ont précédé l'Incarnation du Verbe dans l'histoire pour constater qu'aucune d'elles ne porte un témoignage de civilisation humaine vraiment complet et équilibré. Les œuvres d'art ont beau apparaître : la femme est encore traitée comme un être sans dignité. Même dans les pays et aux époques où sa condition se trouve relevée, l'esclavage règne et constitue l'infrastructure de la société. Au Mexique, les traditions religieuses exigent que le sang humain coule jour et nuit sur la pierre du sacrifice. Il a coulé pendant des siècles. A Alexandrie, au troisième siècle avant notre ère, la crucifixion d'un esclave terminait habituellement un banquet réussi. Il n'est pas utile de multiplier les exemples. Tous établissent, non seulement que de telles abominations étaient commises habituellement avant l'ère chrétienne -- elles l'ont parfois été aussi après -- mais qu'*elles étaient commises publiquement, sans qu'aucune censure sociale, aucune réaction publique viennent les sanctionner.*
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La naissance du Christ inaugure un nouvel âge pour l'humanité. Non seulement elle marque le commencement de l'époque où le Verbe de Dieu s'étant fait chair, Il a vécu parmi les siens, a consommé la Rédemption sur la croix, mais encore elle annonce ces paroles qui n'ont pas fini de retentir dans l'histoire : « *Voici que je suis avec vous tous les jours, jusqu'à la fin du monde.* »
Cette présence mystérieuse de Jésus communiquée par l'Église depuis sa fondation, en la première Pentecôte, n'a pas seulement marqué le début de ce que le Pape Jean XXIII appelait dans un Discours prononcé un mois avant l'ouverture du Concile, la vitalité *ad intra* de l'Église. Elle a aussi marqué le début de sa vitalité *ad extra : celle* de « l'Église, *en face des exigences et des nécessités des peuples que les changements de l'histoire tournent plutôt vers l'estime et la jouissance des biens de la terre. De ce point de vue, l'Église apprend aux hommes à passer par les biens temporels de manière à ne point perdre les éternels.* »
Cette double vitalité, à l'intérieur des âmes comme à l'extérieur, dans le bon usage des relations sociales, s'est marquée dès les premiers siècles. Les vertus évangéliques de pauvreté, de chasteté, d'obéissance n'ont pas seulement informé la vie des premiers monastères chrétiens d'hommes et de femmes. Il en a résulté un esprit qui s'est manifesté dans la vie sociale tout entière. C'est dans l'épître à Philémon, que saint Paul porte le coup décisif à l'esclavage. Il a baptisé Onésime et le renvoie à son maître : « *Peut*-*être Onésime ne t'a-t-il été retiré pour un temps qu'afin de t'être rendu pour l'éternité, non plus comme un esclave, mais bien mieux qu'un esclave, comme un frère très cher : il l'est grandement pour moi, combien, plus va-t-il l'être pour toi, et selon le monde et selon le Seigneur ! Si donc tu as égard aux liens qui nous unissent, reçois-le comme si c'était moi.* » ([^16])
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En quelques siècles, l'esclavage s'est transformé en servage. Celui-ci, toujours sous l'influence du levain de l'Évangile, cèdera lui-même la place à la pleine citoyenneté. Simultanément, dans les pays chrétiens, la condition de la femme est transfigurée. La virginité et la fécondité sont honorés dans la lumière même de la dévotion qu'inspire la Vierge Marie. La sanctification du dimanche et la multiplication des fêtes chrétiennes d'obligation donne, dès le Moyen Age, un régime plus humain et un climat familial au monde du travail. L'autorité politique elle-même trouve sa mesure et sa limite dans la distinction qui s'affirme toujours plus nettement de siècle en siècle entre le pouvoir spirituel du Pape et des Évêques, le pouvoir temporel du prince et de ses vassaux. Si le sacre donne à la majesté royale un caractère religieux, il la met, en même temps, dans la dépendance souveraine du Juge, Suprême, Roi des roi et Seigneur des seigneurs.
Qu'est-ce que la civilisation chrétienne ? C'est l'action d'une société qui, reconnaissant réellement que Jésus Christ est le Fils de Dieu, qu'Il est ressuscité des morts, qu'Il a consommé la Rédemption sur la croix, Le prie et Lui demande Sa grâce pour perfectionner non seulement les personnes mais leurs relations vivantes, non seulement leur morale mais l'ordre juridique qui les soutient, au point que toutes les manifestations, de l'intelligence, de la culture, de l'économie, en sont marquées.
« *On entend souvent,* notait le Pape Pie XII à ce propos, *identifier Moyen-Age et civilisation catholique. L'assimilation n'est pas tout à fait exacte. La vie d'un peuple, d'une nation, se meut dans un domaine fort varié qui déborde celui de l'activité purement religieuse. Dès lors que, dans toute l'étendue de ce vaste domaine, une société respectueuse des droits de Dieu s'interdit de franchir les limites marquées par la doctrine et la morale de l'Église, elle peut légitimement se dire chrétienne et catholique. Aucune culture ne saurait se donner en bloc comme spécifiquement telle ; pas même la culture médiévale ; sans compter que celle-ci suivait une évolution continue et que, précisément à cette époque* (XV^e^ *siècle*)*, elle s'enrichissait par l'afflux d'un nouveau et puissant courant de culture antique.*
« *Cette réserve faite, il est juste de reconnaître au Moyen-Age et à sa mentalité une note vraiment catholique : la certitude indiscutable que la religion et la vie forment, dans l'unité, un tout indissoluble. Sans déserter le monde, sans perdre le vrai sens de la vie, il ordonne toute l'existence humaine vers un objectif, unique :*
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*l'* « *adhaerere Deo* »*, le* « *prope Deum esse* »*, vers la prise de contact avec Dieu, vers l'amitié de Dieu, convaincu qu'il ne saurait y avoir hors de là nulle paix solide, ni pour le cœur de l'homme, ni pour la société, ni pour la communauté des peuples* (...)*.*
« *Saisissez-vous la terrible gravité de l'heure présente, et la poignante antithèse dont elle nous donne le spectacle ? D'un côté, nous qui célébrons la gloire des saints du Moyen-Age, des saints qui ont réalisé en eux-mêmes, dans l'unité de la religion et de la vie, la dévotion à Dieu ; de l'autre, au pôle opposé, une trop grande partie réalisant la* « *dévotion au monde* »*, l'idolâtrie du monde jusqu'à la négation de Dieu, jusqu'à la profession de l'athéisme le plus absolu.*
« *Quelle sera pratiquement la solution, en ce qui vous concerne, vous qui vivez au milieu de ce bouleversement des plus hautes valeurs spirituelles et morales ? Un retour au Moyen Age ? Personne n'y songe ! Mais un retour, oui, à cette synthèse de la religion et de la vie. Elle n'est point un monopole du Moyen-Age : dépassant infiniment toutes les contingences des temps elle est toujours actuelle, parce qu'elle est la clé de voûte indispensable de toute civilisation, l'âme dont toute culture doit vivre, sous peine de se détruire de ses propres mains, de rouler dans l'abîme de l'humaine malice qui s'ouvre sous ses pas, des quelle commence, par l'apostasie, à se détourner de Dieu.* » ([^17])
#### III. -- Du levain dans la pâte à la civilisation chrétienne
Sans donner à ce texte du Pape Pie XII la valeur d'un document infaillible, et en l'utilisant simplement comme un thème de discussion, on peut en retenir un jugement relativement positif sur le caractère théocentrique de la civilisation médiévale.
Sans doute, cela ne s'est pas fait en un jour. Cela, jamais, n'a été parfait. Les Évêques et la Papauté elle-même n'ont pas toujours, pendant des siècles, su résister à la séduction du pouvoir temporel.
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Sans doute, la tentation a été grande, non seulement pour l'empereur, mais aussi pour le roi de France, d'utiliser temporellement son allégeance religieuse. Sans doute, le servage, ici ou là, s'est prolongé douloureusement, les croisades ont pu faire l'objet de critiques justifiées... Sans doute, on peut évoquer l'inquisition ou l'affaire Galilée, ou prétendre avec vraisemblance qu'aux diverses époques du Moyen-Age les mœurs militaires et conjugales n'étaient pas aussi chrétiennes qu'une image conventionnelle voudrait le persuader.
Ces évocations, et d'autres, tendent à un procès. Celui que l'on fait à la « civilisation chrétienne » pour prouver à ceux qui estiment qu'elle a apporté quelque chose d'essentiel à l'humanité, ou bien qu'ils sont des ignorants de ce que fut la réalité, ou bien qu'ils sont des complices de taches ou de crimes qui ont existé. Mais il est un procès, dont les pièce, s'accumulent, qui est plus grave encore. C'est celui que préparent contre eux-mêmes ceux qui, mettant méthodiquement dans une vive lumière les échecs et les insuffisances, que nul ne conteste, de la civilisation chrétienne, contribuent à DÉTRUIRE dans les âmes l'ESPÉRANCE qui aide, à travailler chaque jour a « *conformer aux règles de l'humanité et de la doctrine évangélique la civilisation de notre époque de progrès* » ([^18]).
Le jugement que l'on porte sur un homme, comme le jugement que l'on porte sur une société, est toujours, par la force des choses, un jugement synthétique. Sans oublier le mal qu'un homme a pu commettre, le jugement que nous portons sur notre prochain n'en est pas moins, normalement, positif. Il y a un manichéisme naïf à juger qu'il y a tel homme ou tel peuple, qui est bon par nature, et tel autre méchant par nature. Il y a un manichéisme naïf à juger qu'il y a telle classe qui est bonne par nature, telle autre qui est méchante par nature. Il y a un manichéisme naïf à juger qu'il y a la civilisation chrétienne dont les fautes sont si graves qu'elles sont impardonnables et obscurcissent jusqu'au souvenir de ses bienfaits, et qu'il y a la croissance actuelle de l'histoire des hommes dont les bienfaits techniques, scientifiques et artistiques sont si apparents qu'ils doivent faire oublier les ombres et les crimes !
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La grâce élève la nature, incomparablement. Elle la perfectionne, l'affine, car non seulement elle l'élève à l'ordre surnaturel, mais encore elle la restaure peu à peu vers son intégrité. Une civilisation fondée sur l'apport de la grâce peut ne pas arriver à la perfection : la grâce ne détruit pas la liberté humaine. Elle peut comporter bien des échecs, des échecs graves. Elle peut comporter même des scandales. Il y en a eu. Il y en a eu dans l'Église elle-même. Mais lorsqu'il y a des scandales dans l'Église, ce n'est pas une raison pour supprimer l'Église. Ce n'est pas même une raison pour déshonorer l'Église. De même, quand il y a des scandales dans cet aspect de l'Église qu'est la civilisation temporelle qui vient à se développer dans son sein, ce n'est pas une raison pour supprimer la possibilité pour une civilisation de se développer dans le sein de l'Église. Ce n'est pas même une raison pour déshonorer jusqu'à la possibilité dans les esprits d'une telle civilisation.
On dira : Vous êtes donc partisan d'un État chrétien ? Vous êtes donc partisan du retour en arrière, du retour à la chrétienté ? Vous voulez donc supprimer, -- voire même par la force, par la contrainte, la structure pluraliste de la société contemporaine ? Vous êtes donc, en un mot, de ces intégristes dont le refus global de tout ce qui s'est développé depuis la Révolution française a fait tant de mal au catholicisme ? Vous êtes donc de ceux qui ne voyez pas que le monde, massivement se fait en dehors de vous, ou contre vous ? Vous êtes donc de ceux qui refusez d'être présents au monde qui se fait ? Vous êtes donc de ceux qui refusez d'y être le levain dans la pâte ? Sachez-le bien : vous êtes de ceux qui refusez l'Évangile.
Trêve de passions. Parlons donc un peu sérieusement. Qu'est-ce que c'est que le levain dans la pâte ? Ou plutôt : QU'EST-CE QUE CE LEVAIN QUI AURAIT LA HANTISE D'EMPÊCHER LA PATE DE LEVER ? Car enfin, affirmer que l'État chrétien correspond à l'ordre normal d'une société profondément imprégnée de la vitalité du Christ dans ses familles, dans ses cités et dans ses professions ne se heurte à aucune objection sérieuse. Pourquoi toujours présumer que l'on ne puisse admettre ce terme éloigné sans vouloir le réaliser d'une façon stupide et d'ailleurs anti-chrétienne, c'est-à-dire par la tyrannie *politico-religieuse ?*
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Quel est le chrétien digne de ce nom qui ne désire, au moins dans le secret de son cœur, la conversion de tous les hommes ? Dira-t-on que pour autant, on doit présumer qu'il va nécessairement travailler à détruire violemment la société « pluraliste » telle qu'elle existe aujourd'hui ?
Nous sommes au cœur du problème. Ceux qui s'opposent à la civilisation chrétienne DANS LE PASSÉ en évoquant ses imperfections et ses insuffisances la jugent comme si elle était un état, non une action. S'il suffisait d'être dans l'état d'une civilisation chrétienne pour que tout se passe bien, le fait que les choses s'y passent parfois mal suffirait à en condamner le principe. Mais si la civilisation chrétienne est une action, une action dynamique où les hommes doivent coopérer à la grâce pour perfectionner leur personne et leur milieu, il est bien normal qu'on y découvre des défaillances, des reculs, des fautes même. A qui considère, dans l'indépendance de son jugement intime à l'abri de tous les conformismes, spécialement de la pensée religieuse toute faite, ce que la civilisation chrétienne, prise comme un tout, a apporté à l'humanité, il est facile de voir que le bilan est si largement positif qu'aucune autre source de perfectionnement humain et social ne peut lui être comparée, en aucun temps, sous aucun siècle. Quelle autre forme de civilisation peut se vanter d'avoir fait éclater l'esclavage par l'intérieur ? Quelle autre forme de civilisation peut avoir la fierté d'avoir rendu la femme à la noblesse du plan de Dieu sur elle ? Quelle autre forme de civilisation peut se glorifier d'avoir maintenu en principe, contre toutes les déviations, la distinction du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel ? Quelle autre forme de civilisation enfin peut établir qu'elle n'a cessé pendant deux mille ans, tout en respectant la liberté des pouvoirs temporels, de leur rappeler les exigences permanentes du droit naturel, c'est-à-dire en définitive, celles de la dignité humaine ?
Nous posons la question à tous ceux qui, de bonne foi, sont influencés par la mythologie courante. N'y aurait-il pas un moyen de travailler à la civilisation chrétienne en étant levain dans la pâte ? Ne serait-ce pas somme toute bien naturel ? Et pourquoi faut-il que deux points de vue aussi évidemment complémentaires s'opposent et se durcissent en luttes stériles et parfois malfaisantes ?
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Ceux qui s'opposent à la civilisation chrétienne DANS L'AVENIR ont peur, le plus souvent, d'être suspectés, par les non-chrétiens, de viser à établir leur domination par un ordre temporel. De ce fait, ils redoutent légitimement que l'on se trompe sur l'essentiel du message qu'ils apportent qui est celui de Jésus crucifié, de la communication de sa vie intime, de la révélation de la grâce aux âmes dans la perspective de la foi théologale. Une telle prudence est souvent nécessaire. *A l'universaliser et à la durcir, pourtant, on la dénature. Il* suffit qu'il soit bien entendu, et les non-croyants peuvent le comprendre, que la vie divine n'est nullement, -- ce qui serait abominable -- *un moyen ou un instrument pour réaliser un ordre temporel chrétien, mais que l'ordre temporel chrétien bien au contraire,* est, lui, un moyen et un instrument pour faciliter la diffusion et la croissance de la vie divine dans le Corps Mystique de Jésus-Christ.
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L'AFRIQUE S'ÉVEILLE au socialisme. L'Inde aussi. La Russie, la Chine, l'Europe centrale, la pointe avancée de Cuba poursuivent une expérience communiste. L'Occident chrétien est livré à l'anémie religieuse cependant qu'il répand dans le monde entier sa science positiviste, sa culture néo-païenne, sa technique d'unité matérielle du monde.
Face à cela, faut-il s'insérer dans le mouvement puissant de croissance historique pour que le Christ y soit simplement présent par les chrétiens ouverts à tout ce que leur apporte temporellement une majorité de non-chrétiens ? Ou poursuivant le but apostolique plus complètement, faut-il multiplier les communautés chrétiennes de familles, d'amis, de voisinages, de paroisses, les communautés chrétiennes d'entreprises, de cités, de régions, et travailler peu à peu, dans le cadre de la tolérance, chrétiennement conçue, dans le respect du principe de subsidiarité, jusqu'à redonner à la France, à l'Europe, au monde entier, « une *civilisation moderne conforme à un ordre vraiment humain et aux principes de l'Évangile* » ?
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De toutes façons, notre époque « *se distingue par le contraste entre un immense progrès scientifique et technique et un recul très net du sens de la dignité humaine. L'ère technique poursuit son chef-d'œuvre monstrueux qui est de transformer l'homme en un géant du monde physique aux dépens de son esprit, réduit à l'état de pygmée du monde surnaturel et éternel* » ([^19]). Si telle est la situation, est-il vraiment utile de consacrer ou d'aggraver une division des chrétiens, -- entre ceux qui sont plus sensibles à ce qui est premier dans l'ordre d'intention : la civilisation chrétienne ordonnée au salut des âmes, -- et ceux qui sont plus sensibles à ce qui est premier dans l'ordre d'exécution : l'insertion dans la réalité temporelle présente pour y jouer le rôle de levain dans la pâte ?
En ces jours où le Concile du Vatican II est appelé à réaliser, selon le vœu de Jean XXIII, une nouvelle Pentecôte, nous prions Dieu pour qu'advienne enfin, entre les fils de l'Église, cette fraternelle amitié, qui seule pourra faire la Vérité dans la Charité, en vue du Règne du Christ dans la Paix du Christ.
Marcel CLÉMENT.
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### La civilisation dans la perspective de la piété
par Jean MADIRAN
1\. La loi naturelle. -- 2. histoire. -- 3. L'homme débiteur. -- 4. La piété : définitions. -- 5. L'impiété. -- 6. Le progrès. -- 7. La piété est utile. -- 8. La civilisation sans le Christ. -- 9. La civilisation chrétienne. -- 10. La barbarie.
1. -- Civilisation est un mot récent, il n'a pas deux siècles. Mais l'idée est ancienne, car l'ennemi de la civilisation porte un nom très ancien : LES BARBARES. Ils ont été nommés par la civilisation grecque, d'un mot par lequel elle désignait ceux qui lui étaient étrangers. Les barbares sont aux premières pages de *la Politique* d'Aristote. Ils sont partout présents à la pensée depuis le commencement de la philosophie. Depuis le commencement de la philosophie, la civilisation est donc présente à la pensée.
« Les barbares se définissent comme des gens qui ne vivent pas sous des lois » ([^20]). Il y a la loi éternelle, la loi naturelle, les lois positives, et leurs rapports connus ou méconnus :
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« La loi naturelle, qui doit être la norme de toutes nos lois humaines, se définit comme une participation de la loi éternelle qui est Dieu. Certes, la reconnaissance publique de la loi naturelle n'aura pas pour conséquence automatique l'observation de cette loi l'histoire est là pour le prouver, l'expérience individuelle comme celle des nations. Mais autre chose est de reconnaître que nous n'observons pas une loi connue comme devant être gardée, autre chose de prétendre qu'il n'y a nulle loi immuable et commune, et d'agir comme si elle n'existait pas. Par cette dernière attitude, nous instituons la barbarie la plus universelle qui soit. Les barbares en effet se définissent comme des gens qui ne vivent pas sous des lois. Or les barbares de l'antiquité n'ont jamais nié la loi naturelle dans toute sa généralité. L'homme, pour le faire, et devenir le *pessimum omnium animalium* (saint Thomas, in I Pol., lect. 1) dans une mesure aussi draconienne, devait attendre le siècle de lumière. » ([^21])
D'où il apparaît que la civilisation se définit d'abord par sa relation à la loi naturelle. Sous un premier rapport, c'est une seule et même chose que la loi naturelle et la civilisation. Sous un second rapport se révèle leur distinction -- la loi naturelle est universelle et immuable, tandis qu'existent des civilisations particulières, des progrès, des décadences, une histoire. Les civilisations déclinent, ou disparaissent, sous le poids de la barbarie extérieure ou intérieure ; ou encore elles s'écroulent par suite d'événements apparemment fortuits, sans rapport visible avec le bien et le mal, avec l'opposition du civilisé et du barbare. Elles ont aussi des résurgences inattendues. La civilisation de Cnossos et de Phaestos a entièrement disparu pour une cause inconnue, comme une inutile impasse de l'espèce humaine ; d'un autre point de vue elle a survécu par son influence sur Mycènes et, à travers Homère, elle nous parle peut-être encore sans que nous le sachions. Il existe des décadences tranquilles, pourrissant lentement sur pied, sans que le fer du barbare soit venu de l'extérieur trancher leur vie : décadences à peu près parfaitement isolées en elles-mêmes, pièces de laboratoire, mystérieuses pourtant, se dérobant à la connaissance par les causes. Que les philosophes, du moins les plus grands, apparaissent de préférence au déclin des civilisations plutôt qu'à leur aurore ou qu'à leur apogée, ne fait qu'épaissir le mystère.
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2. -- La loi naturelle a été inscrite par Dieu dans la nature des choses et des êtres, gravée par Lui dans le cœur des hommes, et enfin révélée dans le Décalogue. Elle est de soi accessible à la raison humaine, mais non sans difficultés immenses et risques graves d'erreur. Par là elle est relative à une histoire, inscrite et énoncée et promulguée en vue d'une histoire. La civilisation, c'est la loi naturelle et son histoire parmi les hommes. Le flux et le reflux de la civilisation et de la barbarie, c'est l'histoire de la manière dont la loi naturelle est accueillie, connue, comprise, acceptée, mise en œuvre par l'espèce humaine.
La loi naturelle est connue de trois manières. Dans sa plus grande généralité, « il faut faire le bien et éviter le mal » ([^22]), elle est la première évidence immédiate de la raison pratique. A cet égard elle est déjà pour nous inséparable d'une histoire, et de celle qui marque le plus l'être humain, l'histoire de ses premières années : car l'éveil de la raison est postérieur à la naissance physique, il est favorisé, guidé, retardé ou paralysé par l'éducation. La loi naturelle « est inscrite dans le cœur des hommes et aucune iniquité ne l'en efface » ([^23]), mais « elle se voit pourtant éclipsée, quand il s'agit d'une action particulière à réaliser, en ce que la raison est empêchée d'appliquer le principe général au cas particulier dont il s'agit, à cause de la concupiscence ou d'une passion quelconque » ([^24]) : formant à la maîtrise des passions et des concupiscences, l'éducation est donc responsable pour une part des éclipses que la loi naturelle peut subir jusque dans sa plus grande généralité.
Secondement, la loi naturelle est connue dans ses préceptes secondaires par une activité discursive de la raison (ou encore par connaturalité) ; en effet la loi naturelle comporte non seulement « quelques principes les plus généraux qui sont connus de tout le monde », mais aussi « quelques préceptes secondaires plus particuliers, qui sont comme les conclusions tenant de près à ces principes » ([^25]).
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L'éducation intellectuelle et morale importe donc beaucoup à la connaissance de la loi naturelle sous ce rapport. Et cette connaissance-là est beaucoup plus fragile : « Quant aux préceptes secondaires, la loi naturelle peut être effacée du cœur des hommes, soit en raison de propagandes perverses ([^26]), (...) soit par suite de coutumes dépravées et d'habitudes de corruption morale. » ([^27])
Troisièmement, la loi naturelle est connue comme vérité révélée, car elle est à la fois accessible à la raison et formulée par Dieu dans le Décalogue : « Les Commandements du Décalogue sont les premiers principes de la loi, et leur évidence absolue les impose d'emblée à l'assentiment de la raison naturelle » ([^28]). Le domaine de la raison et celui de la foi ne sont pas si étanches qu'une seule et même vérité ne puisse appartenir sous un rapport différent à l'un et à l'autre domaine. « A l'égard même de ce que la raison est capable de connaître au sujet de Dieu, il était nécessaire d'instruire l'homme par la révélation ; car une connaissance de Dieu par la raison n'eût été le fait que d'un petit nombre, elle eût coûté beaucoup de temps et se fût mêlée de beaucoup d'erreurs. De sa vérité pourtant dépend tout le salut de l'homme... Pour procurer ce salut de manière universelle et assurée, il était donc nécessaire que les hommes soient instruits des choses divines par une révélation divine. » ([^29]) La loi naturelle a été explicitement reçue de Dieu, à un certain moment de l'histoire du peuple juif, et par lui transmise à l'humanité tout entière.
La connaissance de la loi naturelle apparaît ainsi, sous un triple rapport, dépendante d'une éducation, d'une transmission, d'une histoire. Sa dépendance est la moins grande, sa survivance quoi qu'il arrive est le plus solidement assurée sous le premier rapport ; en tant qu'elle est gravée par Dieu dans le cœur de l'homme, elle ne peut en être arrachée ; elle n'est cependant pas complètement hors d'atteinte des particularités de l'histoire individuelle et collective.
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En tant qu'elle comporte des conclusions tirées par la raison, sa dépendance grandit. En tant qu'elle est la transmission d'une révélation faite une seule fois, elle est tout à fait engagée dans les vicissitudes de l'histoire.
La connaissance naturelle de la loi, « avec beaucoup de temps et mêlée de beaucoup d'erreurs », fut l'œuvre de la pensée grecque, et nous en recueillons l'héritage dans Eschyle et Sophocle, Platon et Aristote. La révélation surnaturelle de la loi fut remise en dépôt au peuple juif, elle nous est transmise par « l'histoire sainte » et par l'Église. La naissance de la civilisation peut donc être située dans l'espace et dans le temps, elle nous vient de la Grèce et de la Palestine et non d'ailleurs. Cependant, s'il est vrai que la civilisation se définit comme l'histoire de la loi naturelle parmi les hommes, il existe manifestement d'autres foyers de civilisation : mais civilisations privées du Décalogue, civilisations allées beaucoup moins loin que la pensée grecque dans la connaissance rationnelle de la loi naturelle, et que, par analogie avec les « preambula fidei », on pourrait plus exactement appeler des « préambules de civilisation ».
3. -- On voit donc à quel point l'homme est *débiteur :* « L'homme est constitué débiteur, à des titres différents, vis-à-vis d'autres personnes, selon les différents degrés de perfection qu'elles possèdent et les bienfaits différents qu'il en a reçus. A ce double point de vue Dieu occupe la toute première place, parce qu'il est absolument parfait et qu'il est, par rapport à nous, le premier principe d'être et de gouvernement. Mais ce titre convient aussi, secondairement, à nos parents et à notre patrie, desquels et dans laquelle nous avons reçu la vie et l'éducation. Et donc, après Dieu, l'homme est surtout redevable à ses parents et à sa patrie. » ([^30]) Ce texte célèbre de saint Thomas, avec la suite à laquelle nous viendrons plus loin, devrait être au centre de toute pensée sur la civilisation ; il marque l'étape inévitable, et fondamentale, d'une telle pensée ;
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à savoir, scruter la condition essentiellement débitrice de l'être humain : une dette que, quel que soit son génie et quoi qu'il fasse, il ne pourra jamais acquitter ; à l'égard de Dieu bien entendu ; à l'égard aussi de « nos parents et notre patrie ». Cette dette est au-delà de la justice, qui « implique de rendre à autrui ce qui lui est dû, de manière à établir une égalité » ; car, d'une part, « l'homme ne peut rendre à Dieu rien qu'il ne lui doive : mais jamais il n'égalera sa dette » ; et, d'autre part, « on ne peut davantage rendre aux parents l'équivalent de ce qu'on leur doit » ([^31]). Aristote l'avait déjà indiqué : « Il est impossible de s'acquitter entièrement dans toutes les circonstances, comme c'est le cas pour les honneurs que nous rendons aux dieux et aux parents... Il est juste que l'obligé rende les services qu'il a reçus : le fils, quoi qu'il fasse, ne s'acquittera jamais des bienfaits dont l'a comblé son père et sa dette subsistera toujours. » ([^32])
Cette condition débitrice est au point de départ de la réflexion de Maurras sur la civilisation :
« L'individu qui vient au monde dans une « civilisation » trouve incomparablement plus qu'il n'apporte. Une disproportion qu'il faut appeler infinie s'est établie entre la propre valeur de chaque individu et l'accumulation des valeurs au milieu desquelles il surgit.
Plus une civilisation prospère et se complique, plus ces dernières valeurs s'accroissent (...). Il suit de là qu'une civilisation a deux supports. Elle est d'abord un capital, elle est ensuite un capital transmis (...).
L'individu est accablé par la somme des biens qui ne sont pas de lui et dont cependant il profite dans une mesure plus ou moins étendue. Riche ou pauvre, noble ou manant, il baigne dans une atmosphère qui n'est point de nature brute, mais de nature humaine, qu'il n'a point faite, et qui est la grande œuvre de ses prédécesseurs directs et latéraux, ou plutôt de leur association féconde et de leur utile et juste communauté (...).
De tous ces individus, le plus insolvable est sans doute celui qui appartient à la civilisation la plus riche et la plus précieuse (...). Nous devrions, je crois, protester contre une erreur assez commune du langage.
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On dit très indifféremment *la* civilisation et *les* civilisations. Non, cela n'est point la même chose du tout. Il y a en Chine une civilisation : c'est-à-dire un capital matériel et moral que l'on se transmet. Il y a des industries, des arts, des sciences, des mœurs. Il y a des richesses, des monuments, des doctrines, des opinions, des qualités acquises, favorables à la vie de l'être humain. Même phénomène aux Indes, au Pérou, si l'on veut, à certains égards, au fond de l'Afrique, où se fondèrent des royautés puissantes, et dans les îles de l'Océanie (...). Quelque développées que soient ces différentes civilisations, elles ne sont pas, à proprement dire, la civilisation.
La civilisation ne sera définissable que par l'histoire. Il y eut un moment, dans les fastes du monde, où, plus inventif et plus industrieux qu'il ne l'avait jamais été, l'homme s'aperçut néanmoins que tant d'art s'épuisait en vain. A quoi bon, en effet, majorer le nombre des biens et la quantité des richesses ? Toute quantité est susceptible d'accroissements nouveaux, tout nombre d'une augmentation indéfinie. Le merveilleux, le sublime, le grandiose ou l'énorme, tout ce qui dépend de la quantité ou du nombre des éléments utilisés, ne peut promettre à l'avidité de l'homme que déception. Une tour ou une colonne de cent pieds peut être haussée de cent autres pieds qui, eux-mêmes, peuvent être multipliés de même manière. Qu'est-ce donc que ces progrès tout matériels ? Ni en sciences, ni en art, ni même pour les simples commodités de la vie, cet amas de choses n'est rien. Plus il s'enfle, plus il excite, en nous désespérant, nos désirs (...).
Oui, le désir grandira toujours et, avec lui, la peine, le déboire et l'inquiétude. Les civilisations, en imposant leur dette à l'homme, ne lui promettront cependant qu'une course absurde et sans fin jusqu'à ce qu'il éprouve le sentiment de « l'infinie vanité de tout », comme disait l'infortuné Léopardi.
Mais, lorsqu'ils ont senti cette vanité des recherches, les Grecs n'ont pas voulu admettre qu'elle fût infinie. Ils ont cherché un terme à la course perpétuelle. Un instinct merveilleux, beaucoup plus que la réflexion, ou plutôt si l'on veut, un éclair de raison surhumaine ou divine leur a fait sentir que le bien n'était pas dans les choses, mais dans l'ordre des choses, n'était pas dans le nombre, mais dans la composition, et ne tenait nullement à la quantité, mais à la qualité. Ils introduisirent la forte notion des limites, non seulement dans l'art, mais dans la pensée, dans la science des mœurs.
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En morale, en science, en art, ils sentirent que l'essentiel ne tenait point aux matériaux et, tout en employant les matières les plus précieuses, ils y appliquaient leur mesure. L'idée du « *point de perfection et de maturité* » domina ce grand peuple aussi longtemps qu'il resta fidèle à lui-même.
Le roi Salomon croyait faire de la science en dressant la nomenclature des plantes depuis la plus ténue jusqu'à la plus haute : un Grec, Aristote, nous enseigna que ce catalogue de connaissances n'est qu'un point de départ, qu'il n'y a point de science véritable sans ordre et que l'ordre de la science n'est ni celui de la grandeur, ni celui de la petitesse. De même les artistes d'Égypte et d'Asie envoyèrent en Grèce des échantillons de leur savoir-faire ; en se développant sur cette terre et dans cette race favorisées, les modèles orientaux témoignèrent que l'art ne consiste pas à faire des colosses, ni à déformer la nature en grimaces de monstres, ni à la copier du plus près qu'il soit possible jusqu'au succès de la ressemblance parfaite : l'art grec inventa la beauté. Et pareillement, dans le gouvernement de soi-même, les moralistes enseignèrent que le bonheur ne tient pas à l'infinité des éléments que l'on s'approprie, ni non plus à l'avare sécheresse d'une âme qui se retranche et veut s'isoler ; il importe que l'âme soit maîtresse chez elle, mais il importe aussi qu'elle sache trouver son bien et le cueillir en s'y élevant d'un heureux effort. La philosophie grecque aborda ainsi la vertu.
Cette civilisation tout en qualité s'appela seulement, dans ses beaux jours, la Grèce. Ce fut Rome qui la dispersa dans l'univers, d'abord avec les légions de ses soldats et de ses colons, ensuite avec les missionnaires de la foi chrétienne. Les deux Romes conquirent de cette sorte à peu près le monde connu... » ([^33])
La pensée maurrassienne demeure, du moins à cet endroit, entièrement étrangère à l'idée d'une civilisation *chrétienne :* la Rome catholique, du point de vue de la civilisation, n'aurait rien fait d'autre, pour l'essentiel, que recueillir et transmettre le capital inégalable de la civilisation grecque.
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C'est d'ailleurs une fonction historique que l'Église a, de fait, remplie, qu'elle s'honore d'avoir remplie et qu'elle tient à remplir toujours : elle n'est pas indifférente à la *sagesse des Anciens* ([^34])*.* Il est vrai d'autre part que la pensée grecque est celle qui a initié l'humanité à une connaissance naturelle de l'ORDRE, de la BEAUTÉ, de la VERTU. Mais, à l'époque où il écrivait son analyse, devenue classique, de la civilisation, Maurras n'avait pas une connaissance explicite et claire de la plus grande dette de l'homme : avoir reçu le Décalogue et la foi chrétienne. Il ne se trompait pourtant point en soulignant que l'homme est irrémédiablement constitué débiteur, qu'il ne pourra jamais acquitter sa dette, et que plus un homme est civilisé, plus il est insolvable.
Quel est donc *le devoir* dans une telle situation ? Ce n'est pas un devoir de justice à strictement parler, puisqu'on ne pourra satisfaire à la justice « qui implique de rendre ce qui est dû de manière à établir une égalité. » C'est un *devoir de piété.*
Mais la piété, dira-t-on, c'est la religion, et les « œuvres de piété », et l'attitude envers Dieu ? Non point. La vertu de piété n'est pas la vertu de religion. Mais elle s'en est allée, clandestine, anonyme, elle a perdu son nom comme la vertu de prudence et d'autres, le langage en a fait n'importe quoi : les mots n'attendent pas longtemps pour être défigurés à la mesure de la dissolution des réalités qu'ils désignent.
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4. -- Définissons donc.
La *vertu de piété* ne concerne aucunement le culte dû à Dieu, qui relève de la *vertu de religion* ([^35]). La vertu de piété est la vertu de « piété filiale » et par extension de « piété nationale ». Elle est, comme la vertu de religion, rattachée à la vertu principale de *justice :* « Les vertus rattachées à une vertu principale coïncident en quelque point avec elle, mais par ailleurs ne satisfont pas complètement aux conditions qui la définissent (...).
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La justice implique qu'on rende à autrui ce qui lui est dû et de manière à établir une égalité (...). L'homme ne peut rendre à Dieu rien qu'il ne lui doive : mais jamais il n'égalera sa dette (...). On ne peut davantage rendre aux parents l'équivalent de ce qu'on leur doit. » ([^36]) Dans cette situation où la justice est hors de notre portée, la *religion* définit notre attitude à l'égard de Dieu ; la *piété* définit notre attitude à l'égard des hommes, elle est « une certaine expression de l'amour envers les parents et la patrie » ([^37]) ; « la religion qui rend un culte à Dieu est donc une vertu différente de la piété qui rend un culte aux parents et à la patrie » ([^38]). La piété nationale n'est pas notre seul devoir envers la patrie : elle est notre devoir envers la patrie en tant que celle-ci est notre « principe connaturel d'être » ([^39]) et non en tant qu'elle est le lieu d'un bien commun à promouvoir, défendre ou distribuer : « La piété s'adresse à la patrie comme étant vis-à-vis de nous un certain principe de notre être ; tandis que la justice légale ([^40]) considère le bien de la patrie sous le rapport du bien commun. » ([^41])
Donc, « de même qu'il appartient à la religion de rendre un culte à Dieu, de même, à un degré inférieur, il appartient à *la piété* de rendre un culte aux parents et à la patrie » ([^42]). Le devoir de piété relève des premiers principes de la loi naturelle, il est formulé par le IV^e^ Commandement du Décalogue. Celui-ci nomme seulement « les père et mère », mais concerne à coup sûr la famille, les ancêtres, la patrie tout entière, selon ce qu'enseigne saint Thomas : « Les droits du père et de la mère priment ceux de la famille et de la patrie : c'est parce que nous sommes les enfants de nos père et mère que nous avons des devoirs envers la famille et envers la patrie. Les Commandements du Décalogue étant les premiers principes de la loi, c'est donc les devoirs envers les père et mère qui devaient y être formulés plutôt que ceux envers la famille et la patrie.
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Il n'en est pas moins vrai que le IV^e^ Commandement comprend aussi tous les devoirs envers tous les ayant-droit de même que ce qui est principal comprend ce qui est secondaire. » ([^43])
Que « la piété » ait pu recevoir dans le langage courant un sens *religieux provient* peut-être d'une confusion entre la « vertu de piété » et le « don de piété ». Celui-ci est un don du Saint-Esprit, c'est-à-dire l'une de ces « dispositions habituelles de l'âme qui la rendent promptement docile aux inspirations de l'Esprit Saint » et qui, en particulier, nous inspirent « le sentiment filial envers Dieu, selon la parole de saint Paul (Rom VIII, 15) *Vous avez reçu un esprit d'adoption en qui nous crions Abba ! Père !* » ([^44]) Une analogie explique que la vertu et le don aient pu recevoir le même nom : de même que la vertu de piété nous fait rendre à nos parents l'honneur et le culte que nous leur devons, de même le don de piété nous incite à rendre nos devoirs à Dieu comme à un père ([^45]) ; et ainsi « la piété par laquelle nous rendons l'honneur et le culte à notre opère selon la chair est une vertu ; la piété qui est un *don* (du Saint-Esprit) rend ces devoirs à Dieu. » ([^46]) D'autre part, le *don de piété* est distinct de la *vertu de religion *: en ceci que la vertu de religion rend un culte à Dieu comme Créateur et Seigneur, tandis que le don de piété lui rend un culte comme Père ([^47]). Toutefois le don de piété ne s'arrête pas à Dieu, il s'étend à tous les hommes *inquantum pertinent ad Deum,* à cause et sous le rapport de leur relation à Dieu ([^48]). Par le don de piété, nous sommes introduits dans la famille de Dieu.
Selon le commentaire de Jean de Saint-Thomas : « Le don de piété exige essentiellement de s'étendre aux hommes en tant qu'ils sont enfants de Dieu (...). Il est impossible qu'une vertu ou un don incline au culte filial envers Dieu et n'incline pas, par voie de conséquence, à la piété à l'égard de tout ce qui est du Père et concerne ses fils en tant que tels. Et ainsi, comme toutes les créatures spirituelles, sauf les damnés, sont enfants de Dieu, ou peuvent le devenir, à toutes s'étend le don de piété. » ([^49])
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5 -- Une connaissance non obscurcie de la loi naturelle et une attitude habituelle d'obéissance à cette loi se forment et grandissent en nous, normalement, par l'éducation reçue au sein de la famille et de la patrie ou nation ([^50]). A cette dette qu'il nous est impossible d'acquitter en justice répond, ou devrait répondre, notre piété : piété filiale et piété nationale. La civilisation passe par la patrie, par la famille, et par la vertu de piété.
(Parenthèse sur l'amour de la patrie. Ce qui l'afflige présentement est de n'être pas *situé à sa place dans la vie morale*, de n'être pas nommé par son nom, et d'être incertain de sa nature exacte. Faut-il dire « patriotisme », « nationalisme », « civisme » ? S'agit-il d'un sentiment, d'une attitude politique, d'un devoir ? Tout le monde s'accorde pour admettre le « civisme », mais il ne désigne pas exactement l'amour de la patrie. « Nationalisme » a désigné, surtout en France, depuis Barrès, et avec Maurras, et à leur suite dans une pensée analogue ou dans une pensée différente, diverses doctrines politiques qui en tout cas, et quel que soit le jugement que l'on porte sur chacune d'elles, se situent en deçà ou au-delà de la piété nationale. « Patriotisme » est généralement reçu, mais se trouve finalement mis à toutes les sauces, depuis les « patriotes » jacobins jusqu'aux « patriotes » communistes. Les devoirs envers la patrie ont besoin d'être ordonnés dans une éthique explicite, à leur place dans une philosophie morale d'ensemble. L'amour de la patrie peut inspirer, de façon légitime ou de façon aberrante, des sentiments, des passions, des doctrines, des systèmes à tous les niveaux. Il serait utile de voir, savoir et enseigner qu'il s'agit d'abord d'une vertu ([^51]), et que cette vertu est d'abord une piété, la piété nationale ;
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et qu'il s'agit ensuite d'une autre vertu qui est une justice, la justice sociale ou générale, laquelle ordonne au bien commun les actes des autres vertus. Les vertus, définies et pratiquées à leur place dans une éthique des vertus et de leur connexion, résistent moins mal aux contaminations idéologiques, aux déviations pratiques, aux chutes dans la désuétude.)
Mais les définitions classiques de la piété filiale et nationale risquent de ne pas laisser voir leur portée au premier coup d'œil d'un regard trop pressé : « tes père et mère honoreras », cela est protocolaire, même s'il s'agit d'un protocole sacré. « Honorer », « rendre un culte », manifester « une certaine expression de l'amour », bien sûr, cela est dû, cela est bon, mais paraît dépourvu d'impact sur la marche du monde. La piété ne semble pas d'abord essentielle à la civilisation : elle se présente comme un fruit ou même comme un épiphénomène de la civilisation et non comme une condition de sa survie. Ne pas reconnaître ce que l'on a reçu, ou n'en concevoir aucune gratitude, assurément ce n'est pas très noble, mais n'empêche pas le don d'avoir eu lieu. L'homme civilisé peut éventuellement n'être pas un homme pieux, il aura certainement tort de ne pas l'être, il n'en sera pas moins un homme civilisé.
C'est ici le point.
L'homme impie peut être lui-même un homme civilisé : il est un homme qui interrompt la civilisation. Indifférent ou négligent à l'égard de ce qu'il a reçu, ingrat à l'endroit de ceux qui le lui ont donné, il sera en cela très spécialement impropre à le transmettre à son tour. Influent par son être plus que par ses discours, il répandra autour de lui et transmettra la même indifférence, la même négligence, la même ingratitude. Il respirera et inspirera un climat, un esprit de sous-estimation, de méconnaissance du patrimoine moral de la civilisation.
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Allons plus loin. L'homme impie aura toutes chances de n'être civilisé qu'en apparence. Il pourra conserver de la civilisation tout l'extérieur, une langue exquise, des mœurs policées au dehors, une habitude de bienveillance dans les gestes et les paroles, le respect littéral des règles reçues. Il sera un pharisien de la civilisation. Si au contraire il était entré dans l'esprit de la civilisation, qui est formation à une connaissance sûre et affinée de la loi naturelle et à une pratique habituelle de cette loi, il aurait normalement, corrélativement, peut-être sans en savoir le nom ni sans en cultiver toutes les délicatesses, l'esprit de piété. Des exceptions peuvent exister, pour des raisons accidentelles, bonnes ou mauvaises : ce sont des exceptions.
L'homme civilisé est inévitablement un homme pieux. Inversement, l'impiété est le signe certain, et la cause, d'une interruption dans la civilisation. A la transmission des valeurs de la civilisation est indispensable l'attitude de cœur et d'esprit que développe la vertu de piété.
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6. -- Attitude d'esprit et de cœur où l'on reçoit, et où l'on honore ceux de qui l'on reçoit, la vertu de piété peut apparaître comme un frein au progrès de la civilisation, à ce « progrès authentique qui est dans la vocation de la société civile » ([^52]). Attitude plus conservatrice que novatrice, qui porte à recueillir et à transmettre, qui est traditionnelle et traditionaliste. Attitude qui a sa valeur, mais qui est limitée, qui risque la routine, qui n'incite pas à innover, et peut même en détourner. Si Aristote n'avait eu à l'égard de son maître Platon qu'une attitude de piété, il n'aurait jamais accompli ce que résume l'axiome : *Amicus Plato, sed magis amica veritas*. Les penseurs du traditionalisme en conviennent volontiers avec Maurras : « Dans toute tradition comme dans tout héritage, un être raisonnable fait et doit faire la défalcation du passif. La vraie tradition est critique, et faute de ces distinctions, le passé ne sert plus de rien, ses réussites cessant d'être des exemples, ses revers d'être des leçons. » ([^53]) Plus encore : initiative, invention, innovation sont quotidiennement nécessaires à la vie individuelle et collective. La civilisation en bénéficie ; et même, sans elles, il n'y aurait jamais eu aucune espèce de civilisation. Telle est l'objection.
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Le langage, qui a tant maltraité la piété, ne la maltraite pas toujours : il dit volontiers qu'un disciple a corrigé son maître d' « une main pieuse ». Ce qui ne signifie aucunement qu'il l'aurait peu corrigé. La piété s'accorde donc avec l'*amicus Plato, sed magis amica veritas* et elle est féconde : Aristote n'aurait point été ce qu'il fut s'il avait renversé l'héritage de Socrate et de Platon, et plus généralement s'il avait opposé à toute la pensée qui l'avait précédé une négation universelle et radicale, comme la négation cartésienne ou la négation kantienne. On peut rêver à ce que le génie de Descartes eût apporté au monde sans cette négation. On peut rêver à ce que, face à Rousseau et aux Encyclopédistes, le talent de Voltaire, s'il eût été pieux...
Spécialement au point de vue qui est le plus général, qui est fondamental, qui est premier en matière de civilisation : la connaissance et le respect de la loi naturelle, la piété n'est pas mauvaise conseillère. Il n'est ni souhaitable, ni sensé, ni juste, de reconstruire la loi morale chaque matin ou à chaque génération. La connaissance que nous en avons est assurément tributaire des vicissitudes historiques. Mais il existe une connaissance acquise et sûre concernant la nature, le fondement et le contenu de la loi naturelle. Sur quoi l'on peut bâtir. A partir de quoi l'on peut progresser. Une remise en question radicale peut être accidentellement utile, elle n'est point par essence la voie ou la condition du progrès ; et si elle se renouvelle ou même se multiplie systématiquement à chaque génération, selon l'expérience faite par le monde moderne depuis Descartes, on aboutit au chaos de la pensée et des mœurs, au néant.
Le progrès est ailleurs. La loi naturelle étant fermement tenue, ses implications, conséquences et applications se découvrent à l'humanité peu à peu. Si les implications nouvelles sont découvertes à l'état isolé, sans référence à la place qu'elles doivent prendre dans l'ensemble de l'acquis solide de l'humanité, elles deviennent folles, engendrant un tourbillon d'idéologies et de révolutions.
Mais que l'humanité n'ait pas découvert d'un coup tout le contenu de la loi naturelle, et qu'il soit dans sa vocation d'approfondir et d'affiner la connaissance et la pratique qu'elle en a, cela, oui, est le progrès fondamental. Maritain en a eu l'intuition :
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« Abraham était un grand saint, un saint d'une incomparable stature. Mais il ne savait pas que certaines actions que nous condamnons aujourd'hui étaient interdites par la loi naturelle (...). La connaissance précise de ces lois morales naturelles -- exception faite du premier principe, de soi évident, il faut faire le bien et éviter le mal -- est acquise lentement et avec plus ou moins de difficulté (...). Notre connaissance des lois morales est progressive par nature. Le sens du devoir et de l'obligation a toujours été présent, mais la connaissance explicite des diverses normes de la loi naturelle grandit avec le temps. Et certaines de ces normes, comme la loi de monogamie, ont été connues plutôt tardivement dans l'histoire de l'humanité, pour autant qu'elle est accessible à notre investigation. Nous pouvons croire aussi que la connaissance des préceptes particuliers de la loi naturelle dans toutes leurs exigences et leurs nuances les plus précises continuera de croître jusqu'à la fin de l'histoire humaine.
Je pense que ce progrès de la conscience morale quant à la connaissance explicite de la loi naturelle offre l'un des exemples les moins douteux de progrès dans l'humanité. Qu'il soit bien entendu que je n'ai nullement en vue un progrès dans le comportement moral humain (ou un progrès dans la pureté et la sainteté de la conscience, car Abraham, redisons-le, était un très grand saint, avec un cœur absolument pur). Ce que j'ai en vue, c'est un progrès de la conscience morale quant à la *connaissance* des préceptes particuliers de la loi naturelle. Ce progrès dans la connaissance peut se produire en même temps qu'une détérioration dans la conduite effective de beaucoup, mais cela est une autre question. Prenons par exemple la notion de l'esclavage. Nous avons conscience aujourd'hui du fait que l'esclavage est contraire à la dignité de la personne humaine. Et cependant c'est de nos jours qu'ont surgi les États totalitaires qui réduisent systématiquement l'être humain en esclavage. Il reste qu'ils ne veulent pas reconnaître la chose, précisément parce qu'il est trop communément reconnu aujourd'hui que l'esclavage est contraire à la dignité de l'homme ; et c'est pourquoi la propagande leur est si nécessaire. » ([^54])
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Assurément, la connaissance de la loi morale et le comportement moral ne sont pas la même chose. « Il ne suffit pas de posséder une bonne philosophie morale pour être un homme de bien » ; et inversement, il serait erroné de dire : « Si vous êtes homme de bien, vous connaissez la philosophie morale et cette philosophie est bonne » ([^55]). Il est en revanche beaucoup moins sûr qu'une « détérioration de la conduite » n'ait, au niveau individuel et au niveau collectif, aucune influence sur la connaissance elle-même de la loi morale : elle dégrade certainement la connaissance morale par connaturalité (qui tient une place capitale dans la vie quotidienne de chacun et même dans la réflexion du philosophe), elle est susceptible d'atteindre la connaissance morale discursive. D'autre part, il y a eu dans l'histoire, il y a aujourd'hui, des reculs de la connaissance morale aussi bien que des progrès. Tout au plus peut-on dire que ce progrès-là, comme les autres, ou même plus que les autres, ou avant les autres, est *dans la vocation* des sociétés humaines. Sous réserve de bien tenir ces précisions, que d'ailleurs il ne contredirait probablement pas, on peut continuer à suivre la pensée de Maritain :
« Pendant des siècles et des siècles, et même en des siècles chrétiens, on regardait comme tout à fait normal de tuer les prisonniers de guerre. On ne faisait pas de différence entre un soldat ennemi combattant et un soldat ennemi fait prisonnier. Si on faisait grâce de la vie à un prisonnier de guerre, c'était une faveur légitimement payée par l'esclavage. Mais aujourd'hui nous avons une vue complètement différente de nos obligations à l'égard des prisonniers de guerre. Un autre exemple se rapporte au travail des enfants. Au début de l'âge industriel, le travail des enfants était considéré comme tout à fait légitime. Nous avons maintenant d'autres idées en cette matière, et elles sont sûrement plus conformes à la loi naturelle. Encore un autre exemple : celui-ci a affaire à la notion même du travail humain. L'idée que le travail des masses est impossible sans le fouet de la misère -- idée largement répandue au XIX^e^ siècle -- semblait alors en accord avec la loi naturelle (...). Enfin, puis-je dire que nous sommes encore dans l'obscurité au sujet du rôle que doivent jouer normalement, dans les choses temporelles et politiques elles-mêmes, des lois qui concernent directement la vie spirituelle, comme la loi du mutuel pardon ? » ([^56])
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Ces progrès sont d'autant plus fragiles qu'ils sont entrepris en dehors des perspectives de la piété. Un progrès isolé de la connaissance morale peut être un facteur de désordre et d'immoralité aussi longtemps qu'il n'aura pas été intégré à sa place dans l'ensemble de la vie morale. Les poussées violentes en faveur de la liberté des consciences ou de la dignité du travail manuel ont produit des idéologies dévastatrices et des troubles sanglants. L'esprit de découverte et d'innovation, l'esprit de progrès, le génie lui-même, séparés de la vertu de piété, croient nécessaire de renverser tout l'acquis solide de l'humanité pour imposer dans les esprits et dans les mœurs des changements qui de soi sont bénéfiques : mais alors ce n'est plus un apport, ni un progrès, c'est une révolution, un renversement des valeurs, un obscurcissement corrélatif des consciences, un déchaînement des passions. Il est peu évitable en fait que cela se produise périodiquement, ne serait-ce qu'en raison des scléroses, des incompréhensions, des pharisaïsmes Mais ce n'est pas la voie normale, ni la meilleure. L'effort des hommes, quand il est conscient, quand il est équilibré, ne tend pas à la révolution, c'est la tentation impie et satanique, il tend à la réforme, à la rénovation, au perfectionnement.
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7. -- Ainsi, la piété est utile : « La piété est utile à tout, dit saint Paul, car elle a la promesse de la vie, de la vie présente comme de la vie future » ([^57]). Cette piété qui a promesse aussi de la vie présente, « afin de vivre longuement », est bien celle du IV^e^ Commandement. C'est ainsi que l'interprète saint Thomas :
« Une longue vie, non seulement au ciel mais sur la terre, est promise à ceux qui honorent leurs père et mère, selon la parole de l'Apôtre : « La piété est utile à tout : elle a la promesse de la vie présente et de la vie à venir ».
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Et c'est justice. Celui qui se montre reconnaissant d'un bienfait mérite, par une espèce de convenance, que ce bienfait lui soit conservé ; l'ingrat, au contraire, mérite d'en être privé. Or, après Dieu, c'est à nos parents que nous sommes redevables du bienfait de la vie. Dès lors, celui qui honore ses parents, comme pour leur témoigner ainsi sa reconnaissance, mérite de conserver la vie ; celui qui ne les honore pas est un ingrat et mérite de la perdre. » ([^58])
C'est une convenance juste et raisonnable : cela se produit *rationabiliter.* Mais le contraire se produit aussi, c'est le mystère de l'histoire, la mystérieuse (*occulta*) sagesse des jugements divins. Saint Thomas ajoute en effet :
« Cependant, comme les biens et les maux de la vie présente ne sont objets de mérite ou de démérite que par leur relation avec la récompense à venir, il arrive que, selon la sagesse mystérieuse des jugements divins qui regardent avant tout la récompense éternelle, certains hommes qui ont pratiqué la piété filiale meurent jeunes, tandis que d'autres qui l'ont négligée jouissent d'une longue vie. » ([^59])
Et de même pour la piété et pour la vie des civilisations. Nous avons dit que l'absence de piété est signe et cause d'interruption de la civilisation. Nous n'avons point pour autant une connaissance par les causes du phénomène de décadence, qui demeure mystérieux. D'une part, le rapport entre la piété et son utilité est un rapport qui s'établit *rationabiliter,* mais non pas automatiquement. D'autre part, quelle est à son tour la cause de l'impiété ? Ce peut être le pharisaïsme qui s'est introduit dans la civilisation. Le pharisaïsme est cause d'impiété, l'impiété est cause de pharisaïsme. Les causes sont ordinairement ici en rapport réciproque d'interdépendance et d'intercausalité. Le mystère de l'histoire est finalement celui des jugements de Dieu, dont la sagesse nous demeure cachée (*occulta*)*.*
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8. -- Nous avons jusqu'ici envisagé la civilisation, et non la civilisation chrétienne. La loi naturelle, et la vertu de piété qui en fait partie, ont été connues et pratiquées avant la venue du Christ. Elles peuvent être connues et pratiquées en dehors du Christ. Sous deux réserves néanmoins.
Premièrement, la situation de l'humanité n'est pas la même avant la venue du Christ et après. Selon une formule d'Henri Charlier que nous avons incluse dans la « Déclaration fondamentale » de la revue *Itinéraires* (chap. V), « depuis la Résurrection la pensée divine, à chaque instant, nous confronte au Fils mort pour nous et qui nous a ouvert les portes de la Vie ». La situation n'est pas la même pour ceux qui n'ont pas connu le Christ et pour ceux qui, l'avant connu, l'ont refusé. La civilisation grecque n'a pas pu connaître le Christ. La civilisation des Chinois et celle des Hindous, antérieures elles aussi à l'Incarnation, se sont prolongées en ignorant la venue du Christ parce qu'on ne la leur avait point encore fait connaître. La civilisation juive, en laquelle le Christ est venu, l'a refusé. L'Islam enfin a pris naissance à la fois après le Christ et dans le refus du Christ. Le communisme est sous ce rapport un second Islam. Chacun de ces cas est distinct, et laisse diversement subsister des possibilités très variables de connaître et de respecter la loi naturelle.
Secondement, l'homme livré à ses seules forces ne peut connaître la loi naturelle d'une manière facile, assurée, exempte du risque d'erreur. Il ne peut non plus la respecter normalement et habituellement sans la grâce (mais l'Esprit souffle où il veut, et c'est pourquoi il peut exister, et il a existé, des cas *individuels* de Musulmans remarquablement respectueux de la loi naturelle).
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9. -- Depuis le Christ, la civilisation est normalement la civilisation chrétienne. Mais une civilisation peut être dite chrétienne sous bien des rapports (du moins quant à la diversité des critères immédiats d'appréciation). Une civilisation qui, quel que soit par ailleurs l'état de sa culture, de ses institutions et de ses mœurs, laisse véritablement à l'Église du Christ la liberté de transmettre les paroles et les sacrements du salut, peut être dite chrétienne en cela.
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Éventualité qui est théorique, ou provisoire, pour la double raison de la fécondité de l'Église et de la malice humaine : une société qui serait d'une part matérialiste et athée, et qui d'autre part laisserait à l'Église, par indifférence, scepticisme ou tactique, la liberté de remplir pleinement sa mission, ne pourrait demeurer longtemps dans un équilibre aussi instable ; elle serait rapidement conduite soit à la conversion, soit à la persécution. Et c'est sans doute pourquoi l'Église ne craint pas de définir parfois la civilisation chrétienne d'une manière seulement *négative :*
« La vie d'un peuple, d'une nation, se meut dans un domaine fort varié qui déborde celui de l'activité proprement religieuse. Dès lors que, dans toute l'étendue de ce vaste domaine, une société respectueuse des droits de Dieu *s'interdit de franchir les limites* marquées par la doctrine et la morale de l'Église, elle peut légitimement se dire chrétienne et catholique. » ([^60]).
Définition grammaticalement négative, mais dont le contenu réel et les implications nécessaires s'étendent à toute la vie individuelle et sociale.
Observons qu'une société matérialiste et athée n'est pas une société civilisée. C'est par une contorsion du langage que l'on parle aujourd'hui de civilisation matérialiste, de civilisation athée, de civilisation communiste. Il n'y a jamais eu dans l'histoire de civilisation matérialiste, et il ne peut y en avoir ; c'est une non-civilisation, c'est la barbarie, et même la plus complète : « une barbarie certainement plus épouvantable que celle où se trouvaient la plupart des nations avant la venue du divin Rédempteur » ([^61]). Autrefois l'on nommait les barbares sans avoir de nom pour la civilisation. Aujourd'hui l'on n'a plus que le nom de civilisation, et on le donne à n'importe quelle société, le concept et le terme de barbarie sont apparemment perdus ; en fait, « barbare » survit dans le langage pour signifier : « cruel ». Et civilisation désigne alors, en somme, l'ensemble des caractéristiques particulières d'une société, indépendamment de tout critère concernant la civilisation et la barbarie. On dit : la civilisation, technique, la civilisation marxiste, la civilisation moderne.
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Or la méconnaissance de la loi naturelle, à plus forte raison, sa négation radicale, sont le contraire de la civilisation. Il n'y a pas de civilisation marxiste. Il n'y a pas de civilisation matérialiste. Mais on n'a pas le courage intellectuel -- fût-ce quand on est seul avec sa pensée dans le silence de la méditation -- de les nommer par leur nom de barbarie : la barbarie matérialiste, la barbarie marxiste. On n'a pas aperçu non plus qu'un chrétien, c'est-à-dire un homme qui croit que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, peut être plus ou moins un barbare si d'autre part il récuse ou méconnaît la consistance, l'universalité, l'obligation de la loi naturelle. Quant à la « civilisation moderne », elle pose une question beaucoup plus complexe, car elle est un mélange : le mélange d'un esprit moderne qui est essentiellement barbare pour ce qui le constitue en propre dans son originalité historique, d'une survivance et de diverses résurgences de l'esprit chrétien, et de quelques autres choses.
De même que la civilisation est l'histoire de la loi naturelle parmi les hommes, de même la civilisation chrétienne est cette même histoire aidée, surélevée, transfigurée par la religion chrétienne. De même que l'on apprend normalement à connaître et à observer la loi naturelle grâce à une éducation reçue au sein d'une famille et d'une patrie, de même l'on apprend normalement à connaître et à pratiquer la religion chrétienne. De nos parents et de notre patrie nous viennent la vie physique, la vie morale et la vie religieuse.
Nous ne choisissons pas la foi chrétienne : « Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis. » ([^62]) La foi est un don libre que nous recevons librement ; mais notre liberté s'exerce, même ici, selon la condition humaine et non selon la condition angélique ; c'est-à-dire qu'elle s'exerce à l'intérieur et par l'intermédiaire d'un statut historique et social ; par les parents qui ont la liberté, le droit, la charge de décider du baptême. Il y a eu, il y a, il y aura beaucoup de baptêmes d'hommes adultes : mais eux-mêmes ne reculent pas jusqu'à l'âge adulte le baptême de leurs enfants. Ce qui fait que le plus grand nombre des chrétiens sont devenus chrétiens par la volonté libre et responsable de leurs parents. La foi demande une adhésion libre : mais c'est de la libre adhésion des parents qu'il s'agit d'abord et normalement.
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La foi se transmet de toutes les manières, par la toute-puissance et la miséricorde de Dieu ; mais la manière qui est conforme à notre condition humaine, et qui est incomparablement la plus fréquente, c'est, selon l'expression de Pie XII, celle où « la religion est un héritage vivant des ancêtres ». Au demeurant, des hommes qui seront des ancêtres dans la vie spirituelle, il en naît tous les jours. Le baptême d'un adulte, c'est le début d'une famille chrétienne qui à travers les siècles se transmettra la foi.
La vertu de piété, qui concerne « nos parents et notre patrie par lesquels et au sein de laquelle nous avons reçu la vie et l'éducation », les concerne aussi sous le rapport de la vie spirituelle et de l'éducation religieuse. Nous retrouvons donc ici la piété et l'impiété, l'histoire, le progrès, le perfectionnement ou la révolution dans des rapports équivalents ou analogues à ceux dans lesquels nous les avons trouvés à l'égard de la loi naturelle. Sous réserve que la Révélation est close et que le Magistère de l'Église en est infailliblement gardien et interprète, la vertu de piété a ici les mêmes requêtes et, selon le mot de saint Paul, la même « utilité ».
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10. -- La loi naturelle et la religion du Christ sont universelles. Leur transmission, leur connaissance, leur mise en œuvre jusqu'aux extrémités de l'univers, constituent l'essence de la civilisation chrétienne.
N'inventons pas de faux problèmes. L'unicité de la civilisation chrétienne n'uniformise pas plus les peuples et les nations que l'unité de l'Église uniformise les individus. Bien sûr, par la sottise des hommes, ou leur malice, tout est toujours possible : et de même que l'on peut concevoir, sous couleur d'apostolat, une presse de masse et des organisations de masse transformant les individus en robots (mais ce serait à contresens de la religion chrétienne), on peut concevoir de même, sous couleur de civiliser, un Impérialisme totalitaire (mais ce serait à contre-sens de la civilisation chrétienne). Il serait en tout cas aussi absurde de récuser l'unicité de la civilisation chrétienne au nom de la vocation particulière des nations, qu'il le serait de récuser l'unité de l'Église au nom de la vocation de chaque âme particulière.
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L'helléniste le plus enthousiaste et le plus pieux ne va pas jusqu'à imposer à sa femme le port d'un péplos et, s'il est français, il est fort possible qu'il n'use de la cuisine grecque qu'en cas d'absolue nécessité ; il n'aborde pas les gens dans la rue en leur disant : « Kyrié » ; il ne manifeste pas la négation en levant verticalement le chef ; et ce n'est tout de même pas à la piété délirante d'hellénistes fanatiques que nous avons dû la vogue internationale des « Enfants du Pirée ».
Respect des coutumes, des particularités ethniques, des langages ? Assurément. Mais il est impossible de scruter d'une part l'universalité de la loi naturelle et de la religion du Christ, d'autre part les conditions sociales et historiques normales de leur transmission, sans apercevoir certaines nécessités.
L'hébreu, le grec, le latin demeureront jusqu'à la fin du monde des langues privilégiées, les « trois langues ». Méditerranéennes ? On les apprend, on les enseigne en Amérique. Il le faut bien. Il n'y a pas moyen, il n'y aura jamais moyen de faire autrement. Les peuples non méditerranéens qui viendront au christianisme, comment donc leurs élites intellectuelles et religieuses pourraient-elles se dispenser de venir à l'hébreu, au grec, au latin ? Sans quoi, c'est alors que ces peuples se sentiraient en tutelle, incapables d'étudier dans le texte l'Écriture, la théologie, la philosophie, éternellement tributaires de traductions, et les traductions en une langue vivante ont besoin d'être recommencées ou mises au point tous les cinquante ans, voire à chaque génération, éternellement tributaires donc de traductions établies et éternellement refaites par d'autres. La juste autonomie intellectuelle d'un peuple chrétien, c'est que ses élites soient en mesure de puiser elles-mêmes, dans le texte, aux sources de la philosophie, de la théologie, de la foi. Il est inévitable que du même coup, dans une mesure plus ou moins grande, d'une manière ou d'une autre, la culture juive, la culture grecque, la culture latine exercent ainsi leur influence à l'intérieur de cultures non méditerranéennes.
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Il n'est pas possible que les peuples qui viendront au christianisme et entreront dans l'Église considèrent saint Grégoire le Grand et saint Pie X comme des étrangers, comme des pontifes « gréco-latins » ou « occidentaux », et saint Thomas d'Aquin comme une particularité spécifique de la culture méditerranéenne. Il n'est pas possible que la piété qu'ils leur porteront, et à tous leurs ancêtres dans la foi depuis saint Pierre et saint Paul, ne soit pas un facteur d'influence culturelle.
Il est très possible que l'influence ne soit pas à sens unique : les peuples méditerranéens de vieille culture juive, grecque et latine, peuvent trouver partout à apprendre dans le vaste monde. Mais il est inconcevable qu'il n'y ait pas influence ; et que cette influence ne soit pas principalement dans le sens d'une extension à tout l'univers de l'essentiel des cultures juive, grecque et latine.
Ce n'est d'ailleurs pas une éventualité aussi nouvelle qu'on l'imagine : il a déjà été impossible que la conversion du monde gréco-latin ne s'accompagne pas d'une introduction de la culture et de la langue juives dans les cultures latine et grecque.
Arrêtons ainsi notre propos sur un aperçu que l'on pourrait développer, et que d'autres développeront, ou nous-même une autre fois. L'universalité de la vérité naturelle et surnaturelle, la condition historique de l'homme, la vertu de piété ont des implications nécessaires. On peut en sortir. Mais alors ce n'est pas une autre civilisation. C'est la barbarie.
Jean MADIRAN.
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### Les clercs et la civilisation chrétienne
*Pour H. J. qui me permit de saisir\
ce que signifie.* « *institution chrétienne* »*.*
SOMMAIRE
A. -- Refuser toutes les espèces de barbarie, à commencer par le communisme.
B. -- Les notes principales de la civilisation chrétienne.
C. -- L'amour de l'Église pour les plus pauvres, bien loin de lui faire négliger la civilisation chrétienne, est au contraire une des raisons pour lesquelles elle y apporte ses soins, car une telle civilisation tourne au bénéfice des plus pauvres.
D. -- Pourquoi l'humilité est consubstantielle à l'Évangile ; et que cette humilité loin de rester étrangère aux grandeurs de la civilisation demande au contraire à les pénétrer et les purifier.
E. -- Des souillures qui entachent souvent la civilisation chrétienne, comme l'impérialisme des clercs et le pharisaïsme. Mais l'Église à toutes les époques est capable de nettoyer la civilisation de semblables impuretés.
F. -- Réflexion sur la magnanimité de Dieu qui préfère nous exposer aux plus grands risques mais nous communiquer les dons suprêmes de son amour, plutôt que de nous faire courir moins de dangers mais en nous témoignant moins d'amour.
G. -- Quel doit être le résultat de notre indignation à la vue des impuretés de la civilisation chrétienne.
H. -- La civilisation chrétienne loin d'encourager la fainéantise et la jouissance dans une installation confortable nous aiguillonne continuellement dans le sens de l'héroïsme.
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C'EST SANS DOUTE dans mon premier livre d'histoire de France illustré que j'ai appris l'existence des Barbares. Je revois encore Attila, « le fléau de Dieu », frénétique à la tête de ses Huns, qui poussaient des cris féroces, montés sur de petits chevaux filant à toute bride, cependant que la légende au-dessous de la gravure rapportait les paroles effrayantes : « L'herbe ne repoussera pas sur la terre foulée par le sabot de mon cheval. » Une autre page représentait les Francs traversant le Rhin, debout sur des radeaux de troncs d'arbres appuyés sur le manche de cette fameuse hache à deux tranchants que je ne connaissais que par l'image. Un peu plus loin je voyais les Normands. Ils s'enfuyaient en hâte d'une église, emportant ciboires, calices et reliquaires, cependant que les moines gisaient pêle-mêle sous le porche, le crâne lamentablement fendu.
Par de telles illustrations je commençais à soupçonner l'existence d'une barbarie et si l'on m'avait demandé : que sont les Barbares ? j'eusse sans doute répondu à peu près ceci : « Ce sont des hommes très méchants qui détruisent tout, qui s'organisent en bandes pour saccager et rançonner, qui ne respectent rien ni personne, qui sont perfides et cruels. »
Je crois la barbarie toujours menaçante parmi les peuples de la terre ; je pense seulement qu'elle a pris une autre figure, plus effrayante, plus redoutable. Son organisation est devenue plus rationnelle, ses moyens de destruction infiniment plus raffinés ; le diable en effet perfectionne ses méthodes à mesure que l'Évangile s'étend sur le monde et que le retour du Seigneur approche. Attila, les Goths et les Vandales, les Normands eux-mêmes n'étaient que de modestes apprentis en regard des Barbares de notre XX^e^ siècle, technocrates, areligieux et même athées. Pour aller tout de suite à l'essentiel je dirai que la plus puissante des organisations barbares de notre époque, le communisme, fait porter le principal de son effort sur la destruction des réflexes normaux de l'intelligence et du cœur : le sens du vrai et du faux, du bien et du mal, Aussi étrange que cela paraisse la machine communiste est montée et calculée pour que les hommes ne puissent plus se reconnaître sur rien, exécutent comme des automates les directives « dialectiques » et révolutionnaires du Parti.
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Certes le mensonge est de tous les temps ; mais l'orchestration du mensonge à l'échelle d'un pays ou même de la planète n'est pas de tous les temps ; elle est même assez récente ; elle exige plusieurs choses vraiment nouvelles : d'abord l'outillage moderne de la propagande, incroyablement perfectionné ; ensuite le déracinement de beaucoup d'hommes qui les arrache à un travail adapté à la mesure humaine, les démunit des protections d'un milieu naturel, et par cela même les rend plus vulnérables au mensonge. Cependant l'organisation communiste du mensonge à l'échelle de la planète suppose encore autre chose ; une organisation aussi perverse suppose non seulement que l'être humain déraciné, mécanisé, devienne insensible aux vérités naturelles élémentaires qui s'offraient à lui spontanément dans une existence aux conditions normales ; non seulement que les modernes officines de la propagande fonctionnent à plein rendement ; mais plus encore que soit inventé un messianisme de divinisation de l'homme collectif, un messianisme dialectique ayant l'envergure du génie de Satan. Qu'importe ? La malfaisance de ce génie a été brisée une fois pour toutes par le sacrifice de la croix. Les combats et les souffrances du chrétien n'ont d'autre but que de le faire participer, d'un cœur plus pur et plus donné, à la victoire définitive, de Jésus-Christ. *Le Prince de ce monde a été jeté dehors* par le Christ. Cette victoire se continue infailliblement tout au long de la vie de l'Église, serait-ce aux heures les plus sombres. *Ne craignez pas.*
Pourquoi m'en prendre davantage au communisme ? Croirais-je par hasard que le démon travaille à sens unique, qu'il n'est pas déchaîné à travers les matérialismes de toutes les espèces ? Certes. Je crois seulement qu'il est des espèces de matérialismes plus vivaces que les autres ; plus robustes, plus perfides ; je crois aussi que le démon, qui ne laisse pas de se mettre dans tous les camps, s'est constitué au cours des siècles un camp retranché plus difficilement pénétrable, mieux défendu, une sorte de légion qui prépare directement les légions de Antéchrist vers laquelle il essaie d'attirer toutes les victimes qu'il a séduites et débauchées sur d'autres fronts, serait-ce parmi les chrétiens, au sein même des institutions chrétiennes.
Pendant que je griffonne ces pages dans un tranquille jardin, et que de joyeux petits oiseaux piaillent à travers les cerisiers, un bruit énorme, rythmique, répercuté en longs échos me parvient sans interruption ; c'est la respiration géante, le halètement des usines sidérurgiques.
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J'ai devant les yeux au premier plan, un paysage extraordinaire de chaudières, de cheminées, de réservoirs, des tubes gros comme des wagons, des crassiers aussi élevés que des collines ; à l'arrière-plan, le regard se repose toujours, comme au temps de saint Boniface ou de saint Norbert, sur les coteaux paisibles et verdoyants, couverts de chênes. Comment oublier que ce complexe industriel ne fonctionne, de fait, que grâce à l'apport d'une main-d'œuvre étrangère au pays ? L'entreprise sauvage va saisir les hommes aux quatre coins de la France, mais aussi dans les villes et villages du Maghreb, elle les happe, les emporte, les arrache à leur parenté, leur fait signer des contrats de travail inexorables qui ignorent s'ils sont mariés et pères de famille. Ils sont traités comme une espèce de matériel intelligent, dépourvu de cœur et n'ayant jamais fondé un foyer. Le complexe industriel tourne sans repos, avec une monotonie féroce et grandiose, la nuit comme le jour et le dimanche comme la semaine. Seulement le salaire est doublé pour le jour du Seigneur. -- Et le samedi soir, à partir de minuit, un cinéma pornographique, spéculant sur les instincts exaspérés de ces malheureux, vient leur offrir l'atroce détente de projections immondes, interdites il est vrai aux moins de dix-huit ans. Est-ce donc le communisme qui fait cela ? Prenez-vous en aussi, me dit quelqu'un, au gros capitalisme apatride ! Certes. Permettez-moi seulement de faire observer que le gros capitalisme apatride prépare les voies au communisme ; ensuite que le communisme a pour lui la supériorité écrasante de la conception et de l'organisation, ou si vous voulez, d'une mystique messianique intrinsèquement perverse, implacablement organisée. Beaucoup mieux encore que le gros capitalisme apatride, le communisme excelle à déplacer les populations, les dépouiller de leurs droits, les priver de garanties efficaces, les asservir à l'appareil babylonique de la production planifiée. Le communisme est lui aussi un capitalisme sauvage, mais c'est un capitalisme d'État, le capitalisme d'un État consciemment et scientifiquement révolutionnaire et athée. Mais surtout le communisme -- et en cela il se montre très supérieur aux autres formes de matérialisme -- n'a pas son pareil pour manipuler les intelligences, les anesthésier sous la propagande et les pressions sociologiques de toute sorte, les pervertir à coups de dialectique, au point que le vrai et le faux perdent toute signification objective :
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le mensonge d'aujourd'hui devient la vérité de demain, les traîtres d'hier deviennent les saints et les héros d'aujourd'hui ; de sorte que les processus évolutifs, la « dialectique », le devenir historique, justifient à chaque minute les hontes et les crimes d'une société qui a voulu se diviniser collectivement. Si vous voulez savoir par une étude spéculative admirable ce qu'est l'État communiste, son aptitude hallucinante à pulvériser les résistances les plus saines, les plus vivaces de notre nature, lisez donc, à défaut de la constitution soviétique, l'analyse si attentive, si déliée, que nous en a procurée Jean Madiran ([^63]).
En vérité si la barbarie qui nous menace en cette fin du XX^e^ siècle débouche des régions maudites du gros capitalisme apatride, elle s'élance, encore plus formidable, des camps retranchés du communisme. Nous ne pactiserons avec aucune barbarie : nous ne choisirons pas entre les diables. Puisque l'Église indéfectiblement persiste, nous continuerons la civilisation chrétienne, nous sauverons ce qui en demeure, nous lui permettrons de progresser et de régner. Car la civilisation chrétienne vaille que vaille est encore vivante.
C'est ici que m'attendent, je ne l'ignore pas, nombre de clercs plus ou moins progressistes ; généreux sans doute, et même voulant livrer leur vie pour le salut de leurs frères, mais n'ayant pas de ce salut une claire vision, pourvus très insuffisamment des armes de la doctrine traditionnelle, de sorte que leur indignation généreuse du mal du monde a fait que leurs yeux se sont embués et troublés ; alors que le regard se purifie et devient incomparablement plus sûr lorsque l'indignation nous conduit à une prière plus profonde, à une méditation plus humble de la doctrine de l'Église. -- Que tout en réprouvant les matérialismes de toutes les espèces j'accorde une place privilégiée au communisme, que je l'accuse d'une perversité plus radicale -- intrinsèque --, que je lui attribue une puissance plus grande de fascination et la propriété de polariser les autres matérialismes, voilà ce qu'un certain nombre de clercs ont déjà beaucoup de peine à admettre. Mais si je déclare, serait-ce avec le Vicaire du Christ, que je crois à une civilisation chrétienne ;
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qu'elle tient toujours partiellement ; qu'il est possible de la restaurer, de la faire avancer, alors ces mêmes clercs ne vont-ils pas me prendre pour un touchant idéaliste, ou pour un dangereux rêveur ? Peut-être même, comme faisait l'un d'eux, (au demeurant apôtre connu des milieux ouvriers) vont-ils publier qu'ils situent au même niveau les propos « des disciples du cardinal Pie et les confusions du *Milieu divin* du Père Teilhard. »
S'ils croient comme j'en suis persuadé à la vie surnaturelle, s'ils estiment aussi que les termes de nature et de bon sens ne sont pas vides et vains, s'ils ont perçu, serait-ce un faible écho, du *misereor super turbam,* je voudrais dire à ces ministres de l'Église (et je suis simplement l'un d'eux) qu'ils ne détournent pas la tête trop vite et d'un air entendu lorsque l'on parle de société chrétienne, de civilisation chrétienne ; qu'ils ne supposent pas trop vite que ce sont des idées mortes, de vieilles histoires dépassées. Plutôt, qu'ils prennent la peine de considérer attentivement. Ils verront alors peut-être pourquoi et comment, au nom même de la vie surnaturelle et mystique, nous devons vouloir les grandeurs de cette terre misérable instaurées dans le Christ ; or la civilisation chrétienne en sa racine n'est pas autre chose.
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DANS UN DE SES GRANDS PAMPHLETS dont nous n'arriverons pas de sitôt à épuiser la substance, Georges Bernanos nous montrait « le troupeau des grandeurs humaines que la Cathédrale avait rassemblées le long de ses flancs énormes, avant de jeter au ciel, ainsi qu'un cri triomphal, sa flèche vertigineuse ». (*La Grande Peur des Bien-Pensants,* page 451 ; éditions Grasset, à Paris.) « L'homme d'autrefois, dit-il, trouvait l'Église associée à toutes les grandeurs du monde visible, aux côtés du prince qu'elle avait oint, de l'artiste qu'elle inspirait, du juge investi par elle d'une sorte de délégation ou du soldat dont elle avait reçu les serments. De la plus haute charge au dernier de ces métiers qu'honorait le patronage des saints, il n'était droit ni devoir si humble qu'elle n'eût d'avance béni. » (*Ibid*, p. 449.) On peut méditer longuement cette évocation de la civilisation chrétienne car elle va au fond des choses. Il n'existe pas en effet de civilisation sans le concert hiérarchisé des grandeurs de ce monde :
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les lettres, les arts, les écoles mais aussi l'armée et la magistrature, la paysannerie, les diverses industries, l'État enfin et tous ceux qui *nos potestate regunt* comme chante l'*Exultet* dans la supplication œcuménique de la veillée pascale. Ces grandeurs humaines ne commencent à faire une civilisation que lorsqu'elles sont redressées dans le sens du droit naturel. Par ailleurs elles se sont constituées laborieusement comme un patrimoine du plus haut prix, et se transmettent comme un héritage ; l'important ici c'est non seulement que l'héritage soit gardé intact mais que la transmission soit vivante et que la génération nouvelle fasse vraiment siens, anime de sa propre vie, les biens les meilleurs que lui lègue la génération qui s'en va. Dans la mesure où la génération nouvelle ne sait ou ne veut retenir que le formel, l'extérieur, le convenu de la tradition et des institutions, dans cette mesure la civilisation chrétienne devenue anémique, vidée de sa sève, est exposée aux pestes les plus malignes ; c'est faute d'avoir reçu l'héritage d'une manière assez vivante que les chrétiens du XVI^e^ puis du XVIII^e^ siècle furent précipités dans les crises les plus dangereuses. La civilisation chrétienne n'est jamais en repos ; son mouvement n'a pas l'incohérence de l'anarchie mais le rythme des êtres vivants. Stabilité, tradition la caractérisent ; mais c'est la stabilité de la vie où les organes les plus nobles se maintiennent en santé par l'afflux sans repos d'un sang généreux ; c'est la tradition vivante où les trésors véritables, les virtualités authentiques, -- celles-là seulement -- contenues dans la pensée et les institutions des générations d'hier sont discernées avec diligence, pieusement recueillies et mises en œuvre par les générations nouvelles venues. -- Grandeurs humaines redressées vaille que vaille selon le droit naturel, patrimoine, héritage, transmission vivante, il y a autre chose dans la civilisation chrétienne ; il y a encore, et en premier lieu, et continuellement l'assistance doctrinale et sacramentelle, l'intervention fondée en droit divin, de notre mère la sainte Église.
« Vous êtes le sel de la terre », c'est aussi pour la civilisation, pour la terre civilisée, qu'a été dite cette parole du Sermon sur la Montagne. L'Église ne peut supporter que les grandeurs de ce monde soient détournées de leur fin, falsifiées, perverties. Or quand elles sont abandonnées à elles seules et dans un statut de « neutralité » pour employer une expression absurde, elles deviennent incapables de se tenir droites, elles se déforment et se corrompent.
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Pour avoir là-dessus la moindre hésitation l'Église, à l'image de son Maître, sait trop ce qu'il y a dans le cœur de l'homme. D'autre part elle est trop avertie des exigences totales du culte en esprit et en vérité qui doit être rendu au Rédempteur des hommes pour laisser l'œuvre de l'homme en ce qu'elle a de plus grand, la civilisation, se soustraire à Dieu, se retrancher orgueilleusement dans ce fameux statut de « neutralité » qui est à la fois une chimère et une imposture. Voilà pourquoi l'Église ne renoncera jamais à déclarer son droit naturel au prince et à l'officier, au juge et à l'artiste, au médecin et au savant, au penseur et au chef d'entreprise. ([^64])
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VOUS ME DIREZ : Quoi qu'il en soit des grandeurs humaines, le souci dominant de l'Église n'est-il pas à l'égard des petits et des pauvres, des offensés et des humiliés *evangelizare pauperibus misit me ?* Eh bien, justement parce que le cœur de l'Église, comme celui de son Époux, est déchiré de compassion pour les petits et les pauvres, jamais elle ne prendra son parti de ce que les grandeurs humaines scandalisent les plus malheureux en trahissant leur finalité. C'est à cause du pauvre, ce n'est pas seulement à cause du prince qu'elle abordera le prince pour lui déclarer ce qui est juste dans une cité composée de rachetés, qu'elle l'affrontera pour réprouver ses duretés ou ses félonies et même le bannir de la communion. C'est à cause du pauvre, ce n'est pas seulement à cause du soldat, qu'elle bénira les armes, dictera les règles de la guerre juste, chantera le *Te Deum* des victoires, placera sous le patronage particulier d'un saint ou d'une sainte le peuple vaincu, la nation occupée.
Pour qui donc prenez-vous le pauvre ? Le supposez-vous doté de quelque privilège d'exemption du péché originel, le croyez-vous nécessairement plus aguerri contre les embûches du démon que les solitaires de la vieille Égypte ?
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Ce n'est pas l'Église seule, ce sont les grandeurs humaines quand elles sont baptisées et maintenues fidèles à leur baptême qui parviennent à créer, tant bien que mal, pour les malchanceux de la vie, une atmosphère saine et respirable. Hors de cette atmosphère ils sont terriblement exposés à se laisser prendre dans les pièges des plus malins, à céder aux provocations des plus grandes canailles.
Je parlais tout à l'heure de ces villes surgies par décret arbitraire de la technocratie moderne. Parcourez les quartiers de ces villes, entrez dans les maisons surpeuplées où s'agite une foule de pauvres êtres ramassés aux quatre coins de la France. Devant ce spectacle navrant vous arriverez sans doute à comprendre assez vite le rôle indispensable des grandeurs humaines revenues à Jésus-Christ. Je n'ai aucune sympathie pour une oppression paternaliste mais je désire ardemment la mise en œuvre par les grands qui en sont les premiers responsables, de la doctrine de l'Église sur le travail et le salaire, sur la véritable signification des loisirs. Les grandeurs humaines revenues à Jésus-Christ parviendront à mettre les pauvres dans les conditions normales pour vivre décemment dans leur famille, faire un travail qui ne les déshumanise pas, trouver des loisirs qui les élèvent. -- C'est par amour des pauvres c'est parce que les pauvres sont les premières victimes dans un monde où *les autorités sociales,* comme disait Le Play sont étrangères à la religion chrétienne, c'est pour cela que la sainte Église s'adresse aux grandeurs terrestres pour les convertir, les rendre chrétiennes.
Ce n'est donc pas un argument sérieux que d'invoquer l'amour des pauvres pour détourner l'Église de prendre en charge les grandeurs humaines ; et l'argument n'est pas meilleur que certains veulent tirer de l'humilité de Jésus-Christ.
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ON N'INSISTERA JAMAIS ASSEZ sur l'humilité de l'Évangile, non seulement parce que c'est là un de ses caractères distinctifs, irréductibles, mais encore parce que l'orgueil de la créature déchue répugne naturellement à l'*humiliavit semetipsum*, (et cependant nous n'accédons à l'Évangile que par cette porte des humbles : *si vous ne devenez comme de petits enfants vous n'entrerez pas au Royaume des cieux*). On ne dira jamais assez que Jésus-Christ n'a pas voulu régner à la manière des rois de ce monde :
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« Ils voulurent le faire roi, mais lui se retira dans la montagne tout seul... Si mon royaume venait de ce monde, j'aurais eu des soldats pour me défendre. » On ne se rappellera jamais avec assez de piété l'origine modeste des douze apôtres, la qualité de simple pêcheur qui fut d'abord celle du premier vicaire du Fils de Dieu fait homme. Cependant ces considérations fondamentales ne doivent pas nous faire oublier d'abord que Jésus-Christ s'est adressé aux grands du peuple juif, les Scribes et les Pharisiens de Jérusalem, et non seulement aux foules de Galilée ; ensuite que l'Évangile est donné aux hommes afin de croître et se développer, de sorte que, petite graine à l'origine, il devienne ce grand arbre où s'abritent les oiseaux du ciel.
Le Seigneur dans son amour pour les hommes aveuglés devait en se révélant à eux, prévenir toute équivoque. S'il était venu comme prince et dans l'équipage glorieux des grandeurs de civilisation, les hommes ne se seraient attachés à lui qu'en apparence, ne l'auraient aimé que d'une façon impure ; ce sont le prestige et l'intérêt d'un royaume terrestre qui les auraient attirés, et non pas la sainteté, l'exigence de conversion, la pureté de l'amour. Nous retrouvons ici la leçon capitale dans laquelle Blaise Pascal est notre maître vénéré : Jésus-Christ s'est manifesté au monde comme un Dieu caché : *il est venu dans l'éclat de son ordre.*
C'est vrai. Mais à mesure que l'Évangile étendait ses conquêtes par le monde -- et c'est une loi première de l'Évangile que d'étendre ses conquêtes : « *Je suis venu jeter un feu sur la terre* » -- il était bien impossible qu'il demeurât étranger aux grandeurs humaines. Il se devait de les purifier, de les animer, de leur donner une âme nouvelle : une âme d'humilité et charité à cause de la foi au Seigneur crucifié.
Assurément la mission première de l'Église est de sauver les âmes, les guérir du péché, les unir à Dieu par la foi et les sacrements de la foi ; la mission première de l'Église n'est pas de faire naître une civilisation ; et c'est peut-être cela que voulait dire jadis le très grand philosophe Jacques Maritain dans une phrase passablement abrupte des *Degrés du Savoir* (page 35) : « L'Église n'apporte pas aux peuples *les bienfaits de la civilisation,* mais le sang du Christ et la Béatitude surnaturelle. »
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Mais enfin il serait absurde d'établir une antinomie entre les grâces de la Rédemption et les bienfaits de la civilisation ; comme s'il y avait antinomie entre le fleuve magnifique et les petits canaux qu'il alimente, qui permettent d'irriguer les prairies et les champs d'alentour. Je veux bien -- et je ne pense pas être le dernier à le faire -- que l'on recommande aux hommes d'Église de ne pas usurper sur le laïc ni se substituer à la mission propre de celui-ci, qui se rapporte aux grandeurs terrestres et aux choses de César ; que le clerc au contraire veille bien à s'adonner à son ministère, à faire son métier (puisque métier est la même chose que ministère) ; qu'il exerce les pouvoirs sanctificateurs dont il a le privilège. Mais cet exercice ne comporte pas, que je sache, de dénigrer la civilisation chrétienne, d'en contester la nécessité, les irremplaçables bienfaits. Cette contestation est chose assez nouvelle et qui n'a rien à voir, de près ni de loin, avec le donné révélé.
Un jour, -- un jour « des derniers temps » comme dirait S. Paul -- la civilisation chrétienne a illuminé notre monde ténébreux non point parce que les apôtres ont proclamé sa nécessité, mais parce qu'ils en ont jeté la semence. Ils n'en faisaient pas la théorie, ils en déposaient le germe dans le cœur des hommes. Certains clercs du XX^e^ siècle au contraire font la théorie de la civilisation chrétienne pour expliquer qu'elle est une forgerie, une imposture, un mythe : en réalité ils en font la contre-théorie, et par ailleurs ils ne prêchent pas le pur Évangile. En cela évidemment ils n'ont pas continué la tradition apostolique. De nos jours l'extravagance de certains a pris cette forme bizarre de condamner la civilisation chrétienne au nom de la religion chrétienne. Mais cela n'est possible que parce que l'on a déformé au préalable la religion chrétienne. En effet la civilisation chrétienne, dans sa racine, consiste en ce que les grandeurs humaines sont redressées conformément au droit naturel, un droit naturel ouvert à la doctrine de Jésus-Christ. Comment une telle civilisation serait-elle désavouée, réprouvée par l'Évangile, alors qu'il demande que toutes choses, sans en excepter les grandeurs humaines, soient converties à Jésus-Christ ?
Écoutons plutôt l'apôtre des nations : « Frères, tout ce qui est vérité, justice, pudeur ; tout ce qu'il y a de saint, d'aimable, d'honnête ; la dignité de la tenue, la fermeté, l'ordre, de tout cela, ayez la préoccupation.
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Ce que vous avez appris et reçu, ce que vous avez entendu et vu en ma personne, faites-le et le Dieu de paix sera avec vous. » ([^65]) (Lettre aux Philippins, chap. IV.) Quand il parlait ainsi saint Paul jetait les fondements de coutumes et de mœurs chrétiennes, à partir de quoi une civilisation d'un type nouveau devait nécessairement s'édifier ; *parce que les mœurs demandent à fleurir en institutions, les institutions à s'affermir, à demeurer vivantes, à se continuer par le moyen d'une société.*
L'office du clerc n'est évidemment pas de se battre contre la civilisation chrétienne mais de rappeler à ceux qui en sont les premiers responsables, parce qu'ils en ont directement la charge, la pureté du cœur dans les choses temporelles mêmes, la loyauté, la béatitude des pauvres et des persécutés. C'est là pour le clerc un travail réaliste et autrement digne de l'Évangile que de chercher querelle à ceux qui défendent la nécessité de la civilisation chrétienne : c'est là un travail qui permet à l'Évangile de s'intérioriser dans le cœur des hommes, de sorte qu'ensuite il pourra transfigurer l'œuvre des hommes.
Du reste, la tâche dont je parle, le clerc n'arrivera sans doute à l'accomplir que s'il a médité l'enseignement des papes (et du docteur commun S. Thomas d'Aquin). En effet les idées les plus aberrantes, les plus contraires au bon sens, sur ce point particulier comme sur tant d'autres, se sont tellement répandues, elles jouissent d'un crédit tellement incontesté, que ce qui naguère encore allait de soi et ne souffrait pas difficulté n'est plus admis désormais, à moins d'une prise de conscience délibérée, d'une réflexion critique.
Voilà pourquoi depuis que je compose des articles et des livres, j'en suis souvent réduit (et c'est là une bienheureuse obligation) à présenter et défendre les vérités les plus élémentaires de la Révélation et du bon sens. J'essaie de les défendre en manifestant l'exigence de conversion qu'elles renferment, aussitôt qu'on veut les traduire dans le concret ; et il faut les traduire dans le concret.
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Les vérités traditionnelles élémentaires ne comportent aucune concession au conformisme moral, à l'égoïsme, à la médiocrité. Nul ne peut se flatter de les avoir regardées en face s'il n'a point saisi sur leur visage la douce splendeur de l'héroïsme de la croix.
Je serais heureux si quelque clerc ayant jeté les yeux sur ces pages, se trouvait plus disposé à admettre deux vérités premières : loin d'être étrangère à l'Église, la civilisation chrétienne est un effet normal et nécessaire de la vie de l'Église, -- même si cet effet est empêché plus ou moins par la malice des sectes et des gouvernements, ou par la tiédeur des chrétiens. Loin d'être un prétexte pour esquiver l'Évangile, la civilisation chrétienne n'est possible que si le cœur d'un grand nombre -- y compris parmi les grands de la terre -- s'est laissé toucher par l'Évangile.
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JE N'IGNORE PAS les objections que l'on peut élever à partir des collusions, parfois honteuses, qui n'ont pas manqué de se produire, -- qui se produiront encore -- entre des hommes d'Église frivoles ou méchants et des puissants de ce monde despotiques ou criminels ; les nombreuses complicités de prélats prévaricateurs à l'égard de princes -- concubinaires, rapaces, cruels ; les *Te Deum* solennellement chantés à la suite de victoires plus dignes de Maures et de Turcs que de combattants baptisés ; les faveurs, les immunités accordées à des artistes infâmes. La liste serait longue et fastidieuse, de tous les griefs que l'on pourrait accumuler contre la chrétienté ([^66]), contre ce qui est simplement l'expression normale, mais toujours à purifier, de la religion chrétienne au sein des institutions de la cité. Par ce réquisitoire le chrétien au cœur simple, modeste fidèle ou théologien studieux, ne se laissera pas troubler ; aussi bien l'enfant du catéchisme connaît déjà la réponse :
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Quelques prélats, serait-ce un groupe de prélats, ne sont pas la même chose que l'Église. L'Église ne commet aucun péché, mais elle guérit tous les péchés de tous ses fils, y compris les péchés les plus graves de ceux de ses enfants qui sont investis des dignités les plus hautes. Quoi qu'il en soit des défaillances individuelles, même multipliées, l'Église annonce invariablement une doctrine de Salut, répand avec une largesse inépuisable la grâce des sacrements ; toujours par son enseignement et par ses sacrements elle donne au prince, au soldat, au savant, au plus humble des ouvriers, d'exercer son office en pleine conformité avec le droit naturel chrétien.
Qu'arrive-t-il du reste lorsque l'État, serait-ce avec la connivence de clercs médiocres ou illusionnés, empêche notre mère l'Église de tenir sa place, d'accomplir son ministère, d'exercer ses pouvoirs sanctifiants dans les choses de la civilisation, auprès des grandeurs humaines ? Voyons-nous alors plus de justice, d'apaisement, une plus grande douceur de vivre, une liberté plus étendue ? Au vrai c'est Satan et ses mauvais anges qui viennent s'installer à la place laissée vacante par l'Église ; ils viennent s'installer de manière officielle, par principe, en vertu des lois et des règlements, sans que personne de manière officielle et par la force des lois puisse leur disputer le terrain. J'évoquais tout à l'heure l'inhumanité de certaines villes brutalement montées par l'industrie moderne, industrialisées jusqu'à l'extrême limite ; pensez-vous que lorsque l'Église sera écoutée, l'industrie elle-même et les cités industrielles ne trouveront pas la mesure de l'homme racheté ? Et ne pensez-vous pas que l'Église serait écoutée bien davantage sans l'opposition sournoise ou déclarée d'un État laïciste poursuivant depuis deux siècles, avec le concours de certains clercs intimidés, abusés ou félons, son dessein invariable de repousser l'Église toujours un peu plus loin de la vie des hommes baptisés, de la renfoncer dans le recoin le plus obscur du sanctuaire ? Ne pensez-vous pas enfin que ce danger cléricaliste de la chrétienté dont vous nous faites un épouvantail, l'Église possède tout ce qu'il faut pour en garantir ses ministres ? La prépotence cléricale menace toujours les clercs, ne disparaît jamais complètement, relève la tête à toutes les époques, *se dissimule parfois sous une forme invertie,* mais toujours dans ses attaques, dans ses progrès, elle se heurte à la sainte Église pour lui barrer la route et la repousser.
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Car l'Église qui dure et qui sauve le monde jusqu'à la fin des siècles ne consiste pas dans l'impérialisme des clercs mais au contraire dans la sainteté, la douceur, l'humilité du Fils de l'homme toujours présentes, chez les clercs et chez les laïcs, par la foi et par les sacrements de la foi.
Lorsque l'Église, comme il est de son plein droit, inspire et vivifie les grandeurs humaines, alors loin de les rendre oppressives, implacables aux démunis et aux faibles, elle les détend, les ouvre à la douceur du Christ, les incline du côté des pauvres. Une civilisation animée par l'Église sera toujours aux antipodes du totalitarisme, du césaro-papisme. Il est contradictoire de parler d'un État chrétien totalitaire. Je rappellerai ici la comparaison merveilleuse de fraîcheur et de justesse de Jacques Maritain : « Le royaume de Dieu (pourrait) avancer comme un roi d'humilité monté sur un ânon, je veux dire sur le temporel chrétien, et salué d'hosannas. » ([^67])
Y a-t-il rien de plus contraire à l'oppression, à la tyrannie, au cléricalisme que ce roi d'humilité ? L'Église ne se comporte pas autrement que le roi, son Époux ; *Specie tua et pulchritudine tua intende, prospere procede et regna.*
A toutes les époques l'Église possède tout ce qu'il faut pour conjurer le fléau du cléricalisme par sa sagesse et sa sainteté ; par la sagesse du clerc et du laïc ; par la sainteté de l'un et de l'autre ; au moins par la sagesse et la sainteté de l'un d'eux à défaut de l'autre. Relisons l'histoire de saint Louis. Le cléricalisme ne fut-il pas surmonté par le bon sens et la sagesse évangélique de ce roi lumineux, au lieu de recourir, comme essaiera de faire Philippe le Bel, aux ténébreuses machinations du laïcisme, naissant ?
Je ne peux m'empêcher de trouver bien courte et vraiment inhumaine la conception de ces clercs qui, sous prétexte d'éviter le cléricalisme, jugent que l'Église doit ignorer le temporel, se retirer, le laisser vacant.
L'usine deviendra-t-elle plus humaine parce que votre syndicat refusera toute désignation chrétienne, toute référence à l'enseignement pontifical ? L'artiste parviendra-t-il à un meilleur équilibre, à une vie moins incohérente, parce que vous l'aurez détourné de travailler pour le sanctuaire, d'y travailler d'un cœur pur, de recourir d'autant plus aux sacrements qu'il édifie le temple où se célèbre l'Eucharistie ?
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Ou bien vous imaginez que le diable ne mettra pas son « grappin » sur ces positions temporelles de première importance, ce que vous demandez à l'Église d'abandonner, et vous témoignez alors d'une fameuse ignorance des mœurs de Satan. Ou bien vous imaginez que si l'Église tient ces positions le diable s'y logera aussi confortablement que si elle ne les tenait pas, et vous méconnaissez alors l'immense portée du pouvoir sanctifiant de l'Église partout où elle est libre de parler, d'enseigner, de célébrer les divins mystères. Certes le diable s'introduit partout ; les grandeurs humaines ne seront pas à l'abri de ses incursions pour être inspirées, vivifiées, corrigées par la sainte Église ; elles seront du moins soustraites à sa prise de pouvoir, à sa mainmise légalisée, institutionnalisée. Le sacrilège pourra se produire, mais nous savons que les sacrements eux-mêmes nous donnent la grâce d'échapper à la profanation des sacrements. Des mœurs pharisiennes pourront commencer de se diffuser, mais c'est la vertu même de l'Évangile, lorsqu'il est accepté (et comment sera-t-il accepté si la liberté n'existe pas de le prêcher avec toutes ses conséquences) que de faire naître des mœurs de droiture et d'honneur, de rendre intenables des mœurs pharisiennes, de les faire abhorrer. L'attitude d'âme est décidément trop mesquine et trop pusillanime qui voudrait refouler l'Église loin des grandeurs terrestres pour éviter les sacrilèges et le pharisaïsme. Sans nul doute ces péchés sont-ils épouvantables et nous devons faire ce qui est en nous pour vivre au-delà et en préserver le prochain. Mais de quelle manière ? En écoutant les conseils de la pusillanimité de l'homme, ou bien en prenant le chemin héroïque que nous enseigne la magnanimité de Dieu ? Pour abominable que soit la profanation des sacrements, le Seigneur a préféré que les hommes courent ce risque plutôt que de les laisser sans sacrements. Nous touchons ici à l'un des aspects les plus confondants des mœurs divines. Plutôt que de laisser les hommes dans cette pénombre de la loi et de la conscience, grâce à laquelle leur péché eût été moins grave, Jésus-Christ a préféré leur donner la complète lumière, parce qu'elle était indispensable à la perfection de l'amour -- quel que soit le risque de refus, de révolte, et, disons le mot, de péché contre le Saint-Esprit.
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Plutôt que de laisser les hommes dépourvus des sacrements de l'Église et de son magistère, situation dans laquelle l'abus des choses saintes et des pouvoirs divins eût été beaucoup plus difficile et plus rare, Jésus-Christ a préféré instituer les sacrements, établir un magistère, bien que les hommes soient exposés de ce fait à mêler les passions les plus basses dans l'usage des sacrements ou dans l'exercice du magistère. C'est ainsi que le Christ a aimé les hommes, honoré leur dignité. Il ne pouvait les rendre capables d'un amour plus pur, plus profond, sans les exposer à des trahisons plus noires, des méchancetés plus délibérées, des mensonges plus sinistres. Ce qui importe c'est que la possibilité de l'abus des choses saintes, devenu un risque inévitable de la civilisation chrétienne, loin de nous faire proscrire les choses saintes de la vie publique, nous fasse désirer violemment la sainteté qui seule prévient les sacrilèges ou le pharisaïsme, en arrête seule les conséquences empoisonnées. Soyez parfaits comme le Père Céleste est parfait ; que notre magnanimité soit donc à l'image de la sienne ; pour échapper aux abus dans les sacrements ou le magistère, ne soyons pas mesquins au point de refuser les sacrements et le magistère. Tendons à l'héroïsme, car l'héroïsme seul est à la mesure des très grands risques, inséparables des dons suprêmes, que Dieu nous a faits.
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Je ne rêve pas de retrouver tel quel le Moyen-Age ; le bras séculier ne m'inspira jamais de tendre nostalgie. Mais je désire avec beaucoup de chrétiens, et en union avec le Vicaire du Christ, que de nouveau l'Église reprenne sa place, librement, à la tête de la civilisation. Les clercs doivent reconnaître cette place et lui permettre de la retrouver, je ne cesserai de le clamer. -- L'attitude d'un certain nombre d'entre eux à l'égard des laïcs qui veulent donner à Dieu la civilisation des hommes, nous oblige à nous interroger sur la tâche par excellence des clercs, la prédication de l'Évangile. Avons-nous à prêcher un Évangile qui ne touche pas la terre ? Un Évangile étranger aux grandeurs humaines, ou un Évangile présent à ces grandeurs pour les purifier et les sauver ? Et lorsque la terre se dérobe sous les pieds du passant, lorsqu'elle est tellement crevassée que les voyageurs ne savent plus où poser leurs pieds,
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et que les chemins ne se distinguent plus qui ramenaient à la maison paternelle, avons-nous donc à décourager, en nous réclamant de l'Évangile, ceux qui travaillent à colmater les crevasses, à rebâtir la route ? Ou seriez-vous illusionnés au point de dire que c'est le communisme et son mensonge intrinsèque qui va faire ce travail ? Pour parler sans images, alors que de nos jours tant de laïcs prennent conscience de la nature et de la nécessité de la civilisation chrétienne (peut-être d'une façon un peu sommaire, peut-être sans en voir toutes les exigences d'héroïsme) est-ce donc charité pour les laïcs de prêcher une religion qui, soi-disant au nom de la vie éternelle, conduit à livrer à Satan ces grandeurs humaines qui sont la part et le souci des laïcs ? Est-ce un abandon aussi contraire à la nature des choses, une démission aussi stupide que vous trouvez dans les huit béatitudes, les trois conseils évangéliques et les sept sacrements ? Nous y trouvons la vie éternelle, mais une vie éternelle pour les hommes d'ici-bas : une vie éternelle commencée dans ce monde et qui rend dignes du ciel les œuvres de ce monde.
On peut dire sans doute que l'acrimonie, la hargne, d'un certain nombre de clercs contre la civilisation chrétienne procède d'une rude ignorance théologique, une conception rétrécie des rapports entre la grâce et la nature, une absence de docilité aux vastes leçons sociales et politiques du Pontife Suprême. Cette hargne des clercs vient également de ce qu'ils n'ont pas les pieds sur la terre : leur sens de la nature humaine et de ses lois est léger comme la fumée ; le terme de bon sens leur paraît obligatoirement bourgeois, sans envol ni générosité ; or le bon sens est le sens de l'être, le sentiment droit de notre nature, de sa dignité, de ses horreurs, de sa vocation. -- D'autres clercs se sont scandalisés trop vite des iniquités ; dans leur dégoût ils en sont venus à prêter une oreille complice aux faux prophètes. Je ne l'ignore certes pas cette exaspération en présence des iniquités qui se couvrent du nom chrétien ; je n'oublierai pas l'irritation profonde que j'éprouvais, il y a quelques années, en lisant le discours de ce chef d'État qui proclamait, impavide : « nous avons voulu et nous avons fait un État chrétien » alors que les évêques de son pays venaient de déclarer quelques mois auparavant :
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« Une société dans laquelle on exclut d'une façon générale et permanente le travail de la participation aux bénéfices communs, et que ceux-ci vont *tous* au capital, une telle société, sous ce très grave aspect, n'est pas chrétiennement organisée. » Il ne s'agit pas d'éviter l'indignation, l'important est que l'indignation devant l'injustice rende plus juste notre cœur, nous amène à considérer la vérité, à scruter la doctrine, jusqu'à cette profondeur secrète où nous dépassons le scandale et n'avons plus envie de répondre à l'erreur par une erreur inverse, au mal par un mal contraire. Si l'indignation n'aboutit pas à nous guérir, au moins un peu, de notre indignité, à quoi bon !
Le Pape St Pie V faisant prier l'Église entière pour le succès de la guerre contre l'invasion ottomane ; la Vierge Marie apparaissant à Fatima pour nous parler non seulement de la conversion personnelle mais aussi de la sauvegarde des nations chrétiennes contre le progrès du communisme -- sauvegarde qui est en dépendance intime de la conversion personnelle ; Lépante, Fatima, ces deux grands événements historiques (Fatima du reste beaucoup plus grand) qui manifestent d'une manière éclatante le souci du Vicaire du Christ, le souci de la Mère de Dieu, à l'égard de la civilisation chrétienne, -- je sais qu'il est de bon ton chez quelques ecclésiastiques d'en parler en haussant les épaules. Ferons-nous aussi observer que le Seigneur lui-même, encore qu'il fût le Sauveur de tous les hommes, *le chef du royaume qui ne vient pas de ce monde,* portait dans son cœur l'angoisse, déchirante de la nation juive ; rappellerons-nous ses lamentations et ses larmes sur la ville de Jérusalem ; -- alors certains fabricants de sophismes, des spécialistes de la distinction spécieuse qui commencent par ne pas percevoir ce qui est, des théologiens irréels, ne manqueront pas de nous répondre que l'exemple divin lui-même n'est pas convaincant au sujet de cette vérité élémentaire que les choses de la cité importent grandement au Royaume de Dieu et que la civilisation doit être selon le Christ. S'il en va de la sorte, que signifient les larmes du Seigneur sur la capitale de la Judée et pourquoi parle-t-il du sort *temporel* réservé à la ville sainte, et pas seulement de la perte éternelle à quoi s'exposent les Juifs endurcis ?
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Ceux pour qui Lépante et Fatima, et même la lamentation du Fils de l'Homme sur Jérusalem, ne renferment aucune allusion à la civilisation chrétienne -- son importance, et les dangers qui la menacent -- ceux-là me jettent dans une sorte de stupeur. Alors que le Christ et la Vierge, et le Vicaire du Christ sur la terre, témoignent d'une sollicitude si pitoyable pour les choses de la civilisation, eux ils les regardent d'un cœur insensible, sans miséricorde. Ils ne perçoivent pas qu'elles importent à la vie éternelle même. Ils échafaudent des théories qu'ils prétendent être critiques et qui témoignent surtout de leur insensibilité. L'inconscience de leur esprit n'a d'égale que l'imperméabilité de leur cœur. Cette attitude ne peut certainement pas se réclamer de la religion.
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J'AI CONNU DES CHRÉTIENS qui refusaient la civilisation chrétienne au nom de l'héroïsme, une telle civilisation étant pour eux assimilée à l'installation paresseuse. Cette image caricaturale m'a toujours aussi fortement étonné que l'image, non moins grossière, d'une civilisation chrétienne confirmée en grâce, immunisée contre les péchés, n'exigeant pas à tout moment d'être maintenue dans la droiture et l'honneur, portée à bout de bras, sauvée par les innombrables sacrifices des âmes saintes.
En réalité ce redressement des grandeurs humaines dans le sens du droit naturel, cette vitalité dans la transmission de l'héritage, cette humilité et cette ardeur dans l'accueil fait à la tradition, et d'une manière générale l'ensemble des vertus qui font chrétienne une civilisation, comment seraient-elles possibles à des pécheurs baptisés en dehors d'un véritable héroïsme ? Comment, en dehors de l'héroïsme, garder vivants tous ces biens de grand prix que la faiblesse humaine, la misère des temps, la malice du diable s'acharnent à nous dérober, à fausser, à retourner contre nous ? Sans l'héroïsme de *his qui nos in potestate regunt*, un État chrétien ne pourra pas éviter longtemps les pièges multiples de la fourberie, de l'étatisme. On ferait la même remarque pour les artistes groupés sous le patronage d'un saint, défendus par un règlement juste et honnête, à l'égard des tentations particulières à leur milieu : la tentation par exemple de ramper pour atteindre une place bien en vue, de mentir pour obtenir la protection des puissants.
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Réfléchissez sur toutes les grandeurs de civilisation, vous verrez que la seule chance de salut leur est fournie par l'héroïsme chrétien. Illusion de penser que cet héroïsme demeure le glorieux privilège de ceux qui vivent parmi les civilisations apostates ou qui sont assujettis à l'esclavage communiste. C'est un jugement bien sommaire d'estimer par exemple qu'au IX^e^ siècle, l'héroïsme ne pouvait exister pour un chrétien à moins que d'être victime des incursions normandes, de même qu'au XX^e^ siècle l'héroïsme serait la part exclusive de ces malheureux écrasés par la barbarie technocratique ou la technique communiste de l'esclavage.
Refuser la civilisation chrétienne au nom de l'héroïsme, quelle légèreté. Comme s'il s'agissait ici d'une confortable installation d'avares et de jouisseurs ; comme si le chrétien n'était pas à la fois établi et pérégrinant ([^68]) ; comme si, pour organiser la vie dans le sens de la fidélité à Dieu et non pas en vue du confort, du plaisir et du profit il était indispensable d'être un vagabond apatride ou un esclave déporté ? Et sans doute l'extrême misère constitue une imploration très puissante et privilégiée au Seigneur des Miséricordes, au Père des Pauvres, à Jésus-Christ crucifié ; mais enfin il ne nous est pas commandé, au contraire, de rendre les hommes misérables afin de leur permettre de mieux implorer le Seigneur ; et surtout la civilisation chrétienne, qui par ses institutions et ses mœurs préserve beaucoup d'infortunés de devenir des épaves et des déchets, ne parvient à remplir cette mission que grâce à la prière, à l'immolation, à la sainteté d'un grand nombre. Ainsi donc la repousser au nom de l'héroïsme et de la sainteté est un paralogisme ridicule. Il serait tout aussi logique, sous prétexte que l'amour entre l'homme et la femme dans le mariage sacramentel est à l'image et ressemblance de l'amour du Christ crucifié ([^69]), de repousser ces conditions d'existence sages, décentes, équilibrées naturellement requises pour élever une famille.
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En sortant de l'Église après la messe du Cœur Immaculé que cet ami venait de me servir, je lui disais : « J'écrirai donc un article sur la civilisation chrétienne. Je dirai deux choses. D'abord que les clercs aient les pieds sur la terre et qu'ils soient miséricordieux à leurs frères laïcs ; ils comprendront alors que les laïcs, aussi bien pour mener ici-bas une vie décente que pour sauver leur âme éternellement, ont une nécessité instante des protections, des lumières, des secours d'une telle civilisation. Ensuite que les laïcs pour accomplir la tâche qui est la leur ne se fassent pas illusions sur le prix qu'il y faut mettre. Qu'ils aient le courage de se tenir à un niveau d'Évangile dans l'accomplissement de leur œuvre terrestre même. Car cette œuvre très nécessaire et très précieuse mais toujours contrariée par la misère de l'homme, toujours combattue par la malice du diable, ne peut être le fruit que de la conversion et de la ferveur. »
Fr. R.-Th. CALMEL, o. p.
191:67
## ÉDITORIAL
### Notre désaccord sur l'Algérie et la marche du monde
*"Tout laissait espérer"*
LA NETTETÉ DE Mgr Duval, Archevêque d'Alger, permet de cerner la divergence d'appréciation qui sépare douloureusement, depuis quelques années, des centaines de milliers de catholiques français et une importante partie de ceux qui, dans l'Église, détiennent l'autorité spirituelle.
Nous croyons qu'il est possible de s'en expliquer, dans la franchise et le respect.
Le 25 juillet 1962, l'Archevêque d'Alger publiait une déclaration protestant contre les « enlèvements et exactions de toute sorte » opérés par le F.L.N. depuis sa mainmise sur l'Algérie.
Le premier alinéa de cette protestation était ainsi rédigé ([^70]) :
« Tout laissait espérer, il y a quelques semaines, que l'Algérie, dans la joie de sa jeune liberté, dans les possibilités qui lui sont offertes, allait prendre son essor vers un avenir de paix et de prospérité. »
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Cet alinéa doit être lu, relu, pesé mot à mot.
Car il dit tout ; tout ce qui concerne la douloureuse, la tragique divergence d'appréciation. En résumé, certes, mais avec une précision et un relief inégalés.
Sur ce pronostic, sur ce pari, sur ce jugement, sur cette option, il a existé une complète, une dramatique, une radicale divergence. Elle oppose d'une part l'Archevêque d'Alger, et avec lui celles des autorités qui dans l'Église, sur la parole de l'Archevêque d'Alger, avaient adopté ce sentiment, cette manière de voir, ce « tout laissait espérer », -- et d'autre part ceux qui avaient prévu par leur connaissance des choses et ceux qui éprouvent par le malheur subi dans leur cœur ou dans leur chair que l'Algérie livrée au F.L.N. ne pouvait être qu'une Algérie livrée au chaos, aux massacres, au totalitarisme de bandes politico-militaires constituées dans le crime et pour le crime.
Une divergence d'appréciation aussi radicale, et aussi tragique, et qui est -- analogiquement -- la même, oppose dans le monde entier, en ce qui concerne la marche du monde dans son ensemble, la moitié des catholiques (et c'est la plus grande moitié, si l'on peut ainsi parler) aux prises de position implicites ou explicites de plusieurs, et non des moindres, Ordinaires des lieux et Princes d'Église.
Protester que cette divergence est d'ordre *temporel* n'est ni l'écarter ni la résoudre. Car ce *temporel-là* c'est l'honneur des foyers dévastés par le viol et le massacre, c'est la vie de milliers de personnes, -- et demain de millions d'hommes. Si l'on continue à estimer, face à la montée des totalitarismes contemporains dans le Tiers Monde et même en Europe, qu'ils détiennent en eux l'espoir, l'essor, l'avenir, la prospérité et la paix. Ce *temporel-là*, ce n'est pas rien.
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Faisons taire ici ce qui concerne seulement les sentiments blessés, ces sentiments fussent-ils tout à fait légitimes : entendre dire qu'à partir du moment où la France amène son drapeau et renonce a sa souveraineté sur un territoire, alors *tout* laisse espérer un avenir de paix et de prospérité, -- cela non plus n'est pas rien, et c'est quand même un peu fort. Le cœur d'un autre Évêque s'était prononcé dans un autre sens, disant que, le jour de la sécession de l'Algérie, il lui semblait que l'attitude juste était « *la France* EN DEUIL *et l'Église en prière* »*.* Plusieurs reprirent publiquement à leur compte cette formule : ils ne furent pas les plus nombreux. Le deuil de la France n'a pas été ressenti, n'a pas été aperçu (ou du moins ils n'ont pas cru devoir ou pouvoir le manifester) par un certain nombre de nos guides spirituels. Mais laissons ce point de côté, en faisant seulement observer que la blessure ainsi infligée, peut-être par inadvertance, à des sentiments légitimes, n'est pas cicatrisée, et n'a même pas été pansée.
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Le point décisif, c'est le diagnostic et c'est le pronostic.
Des autorités religieuses ont déterminé leur attitude en fonction non seulement de l'immuable doctrine morale du catholicisme, mais aussi en fonction d'un diagnostic temporel, d'un pronostic temporel. Il est inévitable qu'il en soit ainsi. Ce n'est évidemment pas la doctrine morale à *elle seule,* dans sa formulation générale, abstraite, intemporelle, qui permet de trancher si « tout laisse espérer » qu'un pays va évoluer vers la prospérité et la paix ou bien en sens contraire.
Or, il était manifestement admis comme une probabilité, voire comme une certitude, qu'à partir du moment où l'on remettait l'Algérie à la discrétion du F.L.N., alors *tout laissait espérer que ce pays allait prendre son essor vers un avenir de paix et de prospérité.*
194:67
Beaucoup ne l'ont pas dit, du moins en public, mais il est visible qu'ils l'ont pensé. D'autres l'ont dit plus ou moins nettement. Aucun, croyons-nous, avec une franchise aussi rude et aussi nette que l'Archevêque d'Alger.
#### I. -- Le sac de Rome, hier ou demain, c'est bien sûr du « temporel »
Cette divergence d'appréciation sur *la marche des événements qui marquent l'actualité journalière*, il vaut mieux qu'elle soit explicite et circonscrite, qu'elle s'établisse dans la clarté, et avec la grâce de Dieu dans la charité. Ce n'est pas une divergence de doctrine. Ce n'est pas une divergence religieuse. Ce n'est pas une divergence sur la doctrine catholique dite de la « décolonisation » ([^71]). C'est une appréciation de fait, et spécialement un jugement sur les hommes : remettre l'Algérie aux mains du F.L.N., cela permettait-il de prévoir un essor vers un avenir de paix et de prospérité, ou cela suggérait-il un pronostic absolument contraire ?
195:67
Nous sommes de ceux qui, avec une pleine conviction, ont formulé ce pronostic absolument contraire. Nous avons vu et nous voyons dans le F.L.N. un organisme totalitaire et criminel. Nous avons dit que remettre l'Algérie aux mains du F.L.N. serait à coup sûr la livrer au crime, à la tyrannie, au chaos. Nous discernons bien -- et nous discernons encore mieux après la déclaration citée de Mgr Duval, -- qu'en cela nous sommes en divergence d'appréciation avec l'Archevêque d'Alger et avec tous ceux qui dans l'Église, à différents niveaux, ont adopté de confiance, et parfois systématiquement, le point de vue de l'Archevêque d'Alger. Nous croyons que cette divergence est permise, est légitime, et qu'il ne nous était pas interdit hier, qu'il ne nous est pas interdit aujourd'hui, par la foi chrétienne ni par la discipline catholique, d'exprimer notre jugement sur la nature sociologiquement tyrannique et personnellement criminelle de l'appareil du F.L.N. et des terroristes qui le dirigent.
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Parce que, implicitement ou explicitement, d'une manière ou d'une autre, plusieurs Évêques estimaient ou semblaient estimer que dans la remise de l'Algérie au F.L.N. *tout laissait espérer un essor vers un avenir de paix et de prospérité*, des journalistes sans mandat et des clercs abusifs ont voulu nous imposer, AU NOM DE LA FOI CATHOLIQUE, une telle appréciation temporelle, ou nous interdire d'en formuler une qui soit différente. Ils ont fait une pression d'ensemble sur les consciences. Nous croyons et nous disons qu'ils n'en avaient pas le droit, et que ce « cléricalisme » aura été lourd de conséquences graves sur les âmes.
Les catholiques français les plus soumis à la Hiérarchie apostolique et les plus filialement respectueux de ses prérogatives n'en étaient pas pour autant tenus en conscience d'adopter automatiquement le pronostic temporel selon lequel, dans la domination du F.L.N. sur l'Algérie, *tout laissait espérer un essor vers un avenir de paix et de prospérité*.
196:67
A notre connaissance, aucun Évêque n'a prétendu imposer officiellement un tel alignement. L'abus a été commis par quelques sectaires installés, notamment dans la presse, clercs et laïcs. Il a, aussi, été commis de bonne foi par plusieurs qui ne paraissent pas avoir une connaissance claire de la distinction existant entre, d'une part, les enseignements doctrinaux et les directives pastorales, et d'autre part les pronostics temporels et les opinions particulières des membres de la Hiérarchie apostolique.
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Ne nous abusons pourtant point sur la portée pratique de cette distinction : dans le concret, elle n'est pas une séparation.
Dans l'évaluation des possibilités pastorales que fait à tout instant l'autorité ecclésiastique, le regard porté sur la marche du monde a son importance. Selon que la remise de l'Algérie au F.L.N. signifiait soit la liberté, la paix, la prospérité, soit un mélange de tyrannie totalitaire et de chaos criminel, les perspectives apostoliques n'étaient évidemment pas les mêmes.
Avec tristesse, avec inquiétude, avec gravité, il est impossible de ne pas constater que les idéologues, les partisans et les fanatiques prophétisant que l'Algérie du F.L.N. serait *un essor vers un avenir de paix et de prospérité* ont eu plus facilement l'oreille de l'Archevêque d'Alger et de plusieurs autres membres de la Hiérarchie que ceux qui formulaient un pronostic inverse. De bonne foi peut-être, cela n'est pas en cause, ces fanatiques, ces partisans, ces idéologues ont trompé la Hiérarchie ou une partie de la Hiérarchie ; ils ont réussi à lui dissimuler la nature essentiellement totalitaire du F.L.N. et la personnalité criminelle de ses chefs. Et cela peut, analogiquement, se reproduire ailleurs.
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Car le diagnostic et le pronostic temporels portés sur l'Algérie ne sont pas isolés : ils font partie d'une appréciation temporelle d'ensemble qui sous-estime, sinon au plan théorique et doctrinal, du moins dans les comportements pratiques, la gravité du facteur *totalitaire,* et carrément criminel dans les mouvements révolutionnaires contemporains. On tient facilement ces mouvements, ou certains d'entre eux, pour porteurs d'avenir, on tient facilement leurs dirigeants pour des hommes de progrès, on considère comme temporellement profitable, ou inévitable, de multiplier à leur endroit les complaisances unilatérales et les concessions en cascades. Or aucun catholique n'est tenu en conscience d'avoir absolument la même opinion temporelle que son Évêque sur les chances historiques concrètes qui seraient celles des totalitaires para-communistes on communistes. Mais il est bien évident que la prédominance d'une opinion temporelle plutôt que d'une autre en ces matières a une influence non négligeable sur l'ensemble de la vie sociale, politique et religieuse.
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Les vérités religieuses (le Christ est le Fils de Dieu), les vérités métaphysiques (la distinction réelle de l'essence et de l'existence), les vérités morales (mentir n'est pas permis) sont *de soi* certaines et absolues même si, par accident, elles ne sont pas perçues avec une égale clarté par tous les esprits. L'appréciation des événements temporels ne comporte pas de soi le même caractère de certitude et d'absolu. Cette appréciation dépend des règles morales, métaphysiques et religieuses, mais n'y est pas intégralement contenue et ne s'en déduit pas avec une rigueur logique irréfragable.
198:67
C'est une appréciation qui requiert aussi une connaissance concrète des hommes et des choses ; et par suite, c'est une appréciation toujours plus ou moins discutable, où se mélangent en parts variables le pour et le contre, le certain et l'incertain, le probable et l'improbable, jusqu'à ce que vienne la vérification des faits, mais alors il est ordinairement *trop tard*. La conduite des affaires temporelles ne se réduit pas au choix pur et simple entre le bien et le mal. Le bien étant voulu, le mal étant refusé, on se trouve souvent en présence de divers biens provisoirement incompatibles les uns avec les autres, et de divers maux provisoirement inévitables. Il n'est souvent possible, en matière sociale et politique, que de choisir *le moindre mal*, et son appréciation est délicate et contestable. D'ailleurs plusieurs ont pensé que la remise de l'Algérie aux mains du F.L.N. n'était nullement la garantie d'un « avenir de paix et de prospérité », mais beaucoup plus modestement un moindre mal, ou un mal inévitable. Nous avons pensé au contraire, et dit, que c'était à tous les points de vue l'issue la plus catastrophique : mais nous n'avons pas ignoré que notre manière de voir n'était pas la plus généralement admise dans les sphères et institutions dirigeantes du catholicisme français, de sa presse et de ses organismes mandatés.
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On peut penser que L'ANALOGUE -- et nous disons bien L'ANALOGUE -- risque de se produire ailleurs.
On peut penser qu'il est déjà en marche.
En d'autres lieux que l'Algérie, à l'égard d'autres mouvements révolutionnaires que le F.L.N., il apparaît que plusieurs hommes d'Église sous-estiment la nature *totalitaire* et la réalité *criminelle* des sectes et groupements qui aspirent au pouvoir en divers lieux ou qui y sont installés.
199:67
Un bel optimisme imagine que « tout y laisse espérer un essor vers un avenir de paix et de prospérité ». Et c'est, croit-on, un pessimisme congénital qui ne partage pas ces vues d'avenir. Or il ne s'agit ni d'optimisme ni de pessimisme, ni de confiance en l'avenir ou de méfiance. Il s'agit de savoir *où* et *en quoi* l'on place sa confiance. Le progrès, la paix, la conversion, la prospérité sont toujours possibles : mais pas a n'importe quelles conditions, ni avec n'importe qui. Tout peut tourner au bien, et *surnaturellement* tout finalement, par la miséricorde de Dieu, aura tourné à un plus grand bien, -- mais *temporellement* le bien, le mieux, la paix ne sont jamais certains ni automatiques. Et même surnaturellement, ce n'est pas si simple : le péché existe, la perversité existe, la barbarie existe, la faiblesse et la concupiscence humaines existent, l'action de Satan existe, et des âmes se damnent, qui auraient pu ne pas se damner.
Des cités disparaissent. Des civilisations s'écroulent on sont submergées. L'histoire est pleine de ruines, qui n'étaient pas forcément privées de vocation à une survie temporelle. Des peuples entiers sont détruits.
Tout un peuple vient d'être détruit en tant que peuple. Aux survivants, aux réfugiés, une grande et active charité a été manifestée *après coup*, la catastrophe une fois consommée, -- la catastrophe que l'on n'avait pas prévue, et au sujet de laquelle on n'avait pas voulu entendre ceux qui la prévoyaient. Cette catastrophe n'est d'ailleurs pas un phénomène irresponsable, comme un tremblement de terre. Elle a été risquée, voire voulue, par le calcul des uns, elle a été consentie par la distraction, l'indifférence, la désinformation des autres. Ce peuple chrétien et cette communauté juive d'Algérie, *on ne leur avait accordé nulle part dans les projets d'avenir, de paix et de prospérité, on ne leur avait accordé d'aucune manière, fût-ce sur le papier d'Évian, rien qui constituât l'équivalent, ou l'analogue, ou le début, ou l'espoir du statut de la minorité turque à Chypre, ou des minorités religieuses au Liban.*
200:67
On savait donc où l'on allait. Ou bien il fallait une monumentale ignorance des choses, des hommes, de l'histoire et de la vie sociale pour ne pas voir quelle serait LA CONSÉQUENCE de cette absence. Or cette destruction d'un peuple entier en tant que peuple, il apparaît qu'aucune autorité spirituelle n' a cru avoir le droit, ou la liberté, de prononcer devant Dieu et devant les hommes qu'elle était *injuste.* En cela, les survivants peuvent se sentir radicalement orphelins, et nous, de cœur, avec eux.
Bien sûr, cela est « temporel ». Le sac de Rome, hier ou demain, c'est aussi du « temporel ». Peut-on s'en laver les mains, et avoir sa conscience en repos si l'on n'a pas tout fait pour prévoir, pour prévenir, pour protéger, pour éviter ?
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Le sac de Rome en 1527, « tout laissait espérer », sans doute, qu'il n'aurait pas lieu. Le Pape Clément VII conclu « des accords » ; des accords certainement pacifiques ; et il avait licencié ses troupes. Le Pape Clément VII estimait vraisemblablement que les récents événements inclinaient à des pensées de confiance, annonçaient le rétablissement de rapports normaux, et que les accords étaient en bonne voie d'application. Deux mois plus tard, ce fut le sac de Rome. L'erreur d'appréciation temporelle du Pape Clément VII ne causa évidemment pas la mort de l'Église Elle ne causa même pas la mort du Pape Clément VII. Il n'y eut que le peuple chrétien, et seulement « au temporel », à être livré aux pillages, aux tortures et aux massacres.
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201:67
Le sac de Rome demain, ou du moins son analogue, ce serait l'Italie passant sous la domination communiste. L'Église n'en mourrait *certainement* pas. Mais a-t-on tout dit et tout fait en s'installant simplement dans cette vérité certaine, dans cette vérité de foi, que l'Église a les promesses de la vie éternelle et que les portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre elle ?
On peut différer, et différer quasiment à l'infini, d'appréciation sur la nature, l'urgence, la gravité des périls temporels qui menacent les peuples, -- tant que ces périls ne se sont pas *en fait* abattus sur eux. Le péril qui menaçait le peuple chrétien, le peuple juif et le peuple musulman d'Algérie s'est abattu sur chacun d'eux sans avoir été exactement pressenti par la plupart de ceux qui avaient à prévoir afin de pourvoir. D'autres périls aussi atroces et plus universels surgissent d'un proche horizon. Il n'est écrit nulle part que ce sont forcément des hommes d'Église qui ont grâce et compétence pour les discerner le mieux et le mieux apercevoir la conduite pratique à tenir. La croyance certaine de trop d'entre eux que la remise de l'Algérie aux mains du F.L.N. serait *un essor vers un avenir de paix et de prospérité* est un fait objectif qui va peser lourdement, et pour longtemps, dans la méditation de tous ceux qui ont des responsabilités temporelles.
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202:67
Pendant des siècles, la Chrétienté a été protégée, au temporel aussi, par des hommes d'Église. Beaucoup de théologiens fort bien en cour et très écoutés s'appliquent à persuader les hommes d'Église qu'il vaut mieux aujourd'hui, dans l'intérêt supérieur de l'évangélisation du monde tel qu'il est, ou tel qu'on croit qu'il devient, renoncer radicalement à toute intervention dans le domaine temporel ([^72]). Très près de nous, il n'y a pas longtemps, l'Église a été, c'est déjà quasiment un point d'histoire, au premier rang (ou même à la tête) de ceux qui temporellement sauvèrent l'Italie du communisme : il est couramment admis que sans l'intervention politique de l'Église, l'Italie n'aurait pu politiquement échapper à la domination communiste en 1945 et les années suivantes. Cette intervention ecclésiastique peut éventuellement s'atténuer ou disparaître, c'était de la part de l'Église une fonction vicariante, subsidiaire, auxiliaire et non sa fonction essentielle. On peut estimer que l'Italie, et d'autres pays, sont aujourd'hui en état de résister au communisme sans que l'Église participe temporellement à cette résistance. C'est un calcul. C'est un pronostic. C'est une appréciation. On peut même aller plus loin, penser différemment, plusieurs, et non des moindres, ne s'en privent pas, on peut estimer que les pays d'Europe occidentale n'ont plus qu'un intérêt secondaire dans les perspectives d'ensemble de l'apostolat mondial, et qu'en tous cas ces perspectives mondiales exigent de l'Église qu'elle évite désormais de se « compromettre » en apportant un concours direct à la sauvegarde -- à la survie temporelle des pays d'Europe menacés par la montée des « jeunes » totalitarismes contemporains. C'est une autre sorte de calcul, de pronostic, d'appréciation. Ni l'infaillibilité de l'Église une, sainte, catholique, apostolique, ni même son autorité ordinaire n'imposent en rien de telles appréciations, de tels pronostics, de tels calculs aux consciences qui sont responsables de la survie et de la protection temporelles des peuples d'Europe.
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De toutes façons, les hommes d'Église peuvent, dans l'intérêt supérieur d'une pastorale mondiale, ne plus se « compromettre » en apportant leur concours direct à la défense de certaines patries charnelles, c'est leur affaire ; ils ne peuvent absolument pas, ils ne peuvent sans abus, ils ne peuvent sans crime détourner les citoyens de défendre les humbles honneurs des maisons paternelles, la liberté de la cité, l'intérêt légitime et la vie même de la patrie, la forme de civilisation qui est la leur.
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Il se peut que la civilisation dite occidentale soit jugée comme un poids mort à rejeter dans l'évangélisation des peuples nouveaux. Ce n'est pas ce que disait Pie XII (qui demandait au contraire ([^73]) d'*étendre à ces peuples les vraies valeurs de l'Europe et de l'Occident*). Non, ce n'est pas du tout ce que disait Pie XII, mais c'est maintenant ce que l'on nous dit beaucoup, et de plus en plus, et pas toujours de bouche à oreille. C'est ce que l'on nous dit, bon ; il se peut. Mais cela ne doit ni ne peut nous détourner en rien de travailler, quant à nous, et du moins chez nous, au maintien et au développement des valeurs authentiques de la civilisation qui est la nôtre.
Il se peut, on nous l'affirme et nous n'en sommes pas juges, -- encore qu'il ne nous soit aucunement interdit d'avoir à ce sujet une simple opinion, -- il se peut que l'Église ait intérêt à répudier, à la face du monde entier, toute espèce de solidarité avec notre civilisation dite occidentale. Mais nous, nés ici et fils de cette civilisation, conscients de lui devoir le tout de nous-mêmes et d'abord, s'il existe, le meilleur, nous n'avons ni le désir ni le droit de la répudier. Cette civilisation, nous ne rêvons de l'imposer à personne, et surtout pas de l'imposer au nom d'une Église qui, paraît-il, va s'en désolidariser et s'en détacher. Mais nous ne nous en détachons aucunement.
204:67
Nous gardons la mémoire et le culte de ceux qui ont fait de cette terre une terre chrétienne, et nous avons le dessein de vivre et de mourir dans la fidélité à l'esprit et à la civilisation de sainte Clotilde, de sainte Geneviève, de sainte Jeanne d'Arc, de saint Louis, de saint Vincent de Paul, de sainte Bernadette, du saint Curé d'Ars, de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. Nous sommes et nous voulons être de cette race spirituelle, de ce sang spirituel, de cet instinct spirituel, participant dans la Mesure qu'il plaît à Dieu, et dans la mesure que permet notre faiblesse, à cette grâce des saints et saintes de France, qui s'incarne pour chacun de nous dans le visage de notre mère sur notre enfance, dans la droiture de notre père, dans la mémoire des pères et des mères de nos père et mère par qui sont venues à nous la révélation de l'humble fidélité au devoir de chaque jour, la confiance dans le Cœur de Jésus, la pratique du chapelet, et une certaine manière de marcher dans la vie. Ces choses surhumaines ont pour chacun de nous un visage humain, une tendresse héritée, une espérance transmise ici et non ailleurs, la marque d'un paysage, d'un cimetière à côté d'une église, d'un calvaire au bord de la route, et de la courbe d'un coteau se détachant sur le ciel. Le patrimoine de l'Europe est peut-être compromettant aux yeux du Tiers-Monde, et gênant pour la pastorale en ce monde-là ; on nous l'assure ; on nous le démontre ; ce monde-là doit être évangélisé à partir des valeurs contenues dans l'islamisme, dans l'hindouisme, dans le brahmanisme, dans le mormonisme, dans l'animisme, sans oublier le mécanicisme, le technocratisme et le marxisme. Fort bien. Mais le patrimoine occidental est le nôtre, et il convient au moins à nous. L'abandonner, le mépriser, ou seulement le méconnaître et le laisser désormais inculte, voilà ce que les hommes d'Église n'ont pas le droit, fût-ce indirectement ou implicitement, de nous demander ; voilà ce que nous n'avons pas le droit de consentir. Le devoir d'impiété n'a pas encore été promulgué.
205:67
#### II. -- Réserve unilatérale et complaisance systématique
Mais des hommes d'Église vont plus loin encore : dans l'intention exprimée d'observer une « réserve », une « discrétion », une « abstention » radicales à l'égard des réalités temporelles, ils font tout autre chose. Ils ne se contentent pas de ne plus épouser la cause temporelle de leur patrie, de l'Europe, de l'Occident. Ils épousent ou du moins ils favorisent pratiquement la cause des ennemis temporels de notre cité et de notre civilisation. L'approbation publique que l'on s'est abstenu de donner à tel aumônier de parachutistes qui a fait héroïquement son devoir militaire et son devoir civique, on l'a publiquement donnée à tel ecclésiastique qui portait les valises des tueurs du F.L.N. : celui-ci, on l'a couvert et défendu jusque devant les tribunaux de la République ; celui-là, on l'a laissé traîner dans la boue et calomnier par plusieurs journaux catholiques et jusque dans la partie non officielle d'une *Semaine religieuse.* La révérence filiale que nous devons conserver à l'égard de ceux qui, d'institution divine, sont préposés au gouvernement spirituel des églises particulières, ne va pas jusqu'à nous imposer une attitude temporelle semblable, ni jusqu'à nous interdire une attitude contraire.
Dans plusieurs cas, dans plusieurs églises locales, dans plusieurs organismes mandatés, tout se passe comme s'il était certain que *le seul avenir temporel* du monde se trouve du côté du F.L.N., du socialisme révolutionnaire tel que l'entend une fraction de la C.F.T.C., du communisme lui-même (promis toutefois à une « évolution libérale »).
206:67
Tout se passe comme si *le seul avenir temporel* du monde était aperçu du côté d'idées, de tendances, de mouvements plus ou moins différents, mais qui ont en commun, encore qu'à des degrés divers, d'incarner le totalitarisme économique et sociologique contemporain. Tout se passe comme si nous avions affaire à une *sous-estimation pratique du totalitarisme*. La gravité mortelle du totalitarisme est dénoncée en théorie, condamnée dans l'abstrait, ou avec des références concrètes au seul fascisme et au seul nazisme d'avant-hier. Dès qu'il s'agit de discerner le totalitarisme dans d'autres mouvements et dans d'autres formules économico-politiques, alors, sans abandonner les clauses de style de la condamnation théorique, on lui trouve en fait, à ce totalitarisme contemporain, on lui trouve souvent des charmes et des excuses, on préconise des compromis, de la compréhension, une collaboration plus ou moins limitée, une acceptation partielle et sous réserve, diverses formes d'alliance. Dans le temps même où beaucoup d'hommes d'Église rejettent absolument jusqu'à l'apparence d'une ombre de « compromission » avec des formules économico-politiques classiquement légitimes et traditionnellement favorables à l'Église, mais jugées « dépassées », les mêmes hommes d'Église assument, sans l'apercevoir, ou d'un cœur léger, une compromission très certaine, et parfois très active, avec des tendances et des organisations totalitaires : dont ils estiment que le totalitarisme est ou deviendra bénin, et qu'en tout cas il représente « l'avenir » et apporte la promesse d'un « essor de paix et de prospérité ». Les totalitaires du P.S.U. et du S.G.E.N., ceux du F.L.N., ceux de diverses formes économiques, technocratiques ou même politiques de para-communisme, trouvent une complaisance manifeste, voire un concours certain, au moins une tolérance indulgente précisément chez ceux des hommes d'Église qui prêchent d'autre part la « réserve » ou même le « dégagement » du clergé et du catholicisme mandaté à l'égard des formes traditionnelles d'incarnation et de civilisation du christianisme.
207:67
Estimer que ces formes traditionnelles ont besoin d'une rénovation radicale est une chose. Vouloir que les hommes d'Église se dégagent et se détachent du temporel est une seconde chose. C'en est une troisième, fort différente, d'accorder une tolérance privilégiée, une complaisance unilatérale ou un soutien préférentiel aux hommes, aux journaux, aux partis, aux groupements qui incarnent le projet de compromis et d'alliance du catholicisme avec les totalitarismes modernes.
Certes, les militants chrétiens qui adhèrent par exemple à la C.G.T. communiste, ou au P.S.U. socialiste totalitaire, ne sont pas privés d'avertissements théoriques sur les dangers des idéologies matérialistes. Mais, dans certaines églises particulières et dans plusieurs organisations mandatées, il arrive fréquemment que les militants qui adhèrent au P.S.U. ou à la C.G.T. soient traités *en fait* avec beaucoup plus de compréhension, beaucoup plus de sympathie, beaucoup plus de tolérance que les militants chrétiens repérés (et dénoncés) comme étant abonnés à... *La France catholique !* Il arrive fréquemment qu'aux premiers soient consenties ou laissées, dans l'appareil sociologique du catholicisme, une influence, des responsabilités, des possibilités d'action qui sont jalousement refusées ou retirées aux seconds. Par inadvertance, ou par calcul apostolique, se produit et s'étend une compromission dont le spectacle nous a inspiré de lancer la formule : il faut aujourd'hui DISSOCIER LE SPIRITUEL DU TOTALITAIRE ([^74]).
L'une des formes les plus répandues de cette compromission de fait s'exprime par la répudiation *unilatérale* de l' « anti-communisme », qualifié de négatif et donc de stérile. On peut discuter à perte de vue sur la négativité réelle ou supposée du mot « anti » sans sortir pour autant d'un pur verbalisme.
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Ce qui est décisif, c'est d'observer que eux qui répudient comme négatif l'anti-communisme sont souvent ceux qui tolèrent, approuvent, encouragent ou soutiennent, jusqu'à l'intérieur des organismes mandatés et de l'apostolat proprement dit, toutes les autres *formes* d' « anti » : l'anti-capitalisme, l'anti-fascisme, l'anti-colonialisme, l'anti-racisme, l'anti-intégrisme, l'anti-paternalisme. C'est au seul « anti-communisme » qu'ils réservent un traitement et une argumentation de faveur, c'est seulement à son propos qu'ils énoncent dogmatiquement les raisons, théologiques et pastorales qui selon eux interdisent au chrétien d'être un « anti ». Une telle disparité est le symptôme, le test, le nœud d'options temporelles qui n'osent pas dire leur nom, mais qui sont bien réelles, fort actives et même, quelquefois, incroyablement sectaires, autoritaires, exclusives.
#### III. -- Les questions et les réponses
Pour l'Algérie, Michel Dacier, dans les *Écrits de Paris* (1^er^ septembre), a posé deux questions :
« *Comment* (*a-t-on pu*) *penser que les Français de souche accepteraient d'être à la merci du F.L.N. ? Comment* (*a-t-on pu*) *croire que les Musulmans, pour qui la victoire fut toujours le pillage et l'abaissement sinon le supplice des vaincus, respecteraient la personne et les biens des membres des autres communautés ?* »
Des questions non pas IDENTIQUES, mais ANALOGUES, à la dimension du monde entier, risquent d'être posées demain à ceux qui aujourd'hui, et de plus en plus, croient à la possibilité d'une coexistence avec le communisme.
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Thomas Molnar, dans un récent numéro de *La Nation française*, faisait état de la considération croissante apportée, dans certains milieux ecclésiastiques (et point au niveau le moins élevé) à la soi-disant « expérience » polonaise de « coexistence » entre la religion chrétienne et le communisme...
Bien sûr, encore une fois, c'est entendu, il s'agit de choses « temporelles ». Mais ce temporel c'est la vie et la mort, c'est l'honneur et la honte, c'est le bien et le mal ; ce sont les foyers chrétiens dévastés par des enlèvements qui ont conduit les femmes et les jeunes garçons à l'esclavage atroce des lupanars de willayas ; ce sont des centaines de milliers de personnes chassées de leur maison, de leur métier, de leur pays natal ; ce sont les massacres. C'est à ces « choses temporelles » qu'ont abouti les spéculations arbitraires, mais puissamment orchestrées, sur la maturité politique du F.L.N., sur le rôle providentiel de l'Islam, sur l'authenticité de la civilisation musulmane, sur la paix assurée automatiquement par la capitulation unilatérale de la France. C'est à d'autres « choses temporelles » qu'aboutiront les spéculations aussi arbitraires, aussi puissamment orchestrées, sur la répudiation de l'anti-communisme, le sens soviétique de l'histoire, la collaboration aux révolutions qui avancent, le « changement de front » et le désengagement systématique à l'égard de la civilisation occidentale.
#### IV. -- Ce nouveau type de chrétien, ce nouveau type de barbare : le barbare chrétien
S'il est évident qu'*en droit* la civilisation chrétienne (dont beaucoup d'hommes d'Église ne veulent même plus entendre parler) et en tout cas le christianisme ne se confondent certainement pas avec la « civilisation occidentale »,
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il est non moins évident qu'*en fait,* dans l'ordre des incarnations historiques, la « civilisation occidentale » coïncide très largement -- et qu'elle est, de très loin, *la seule* à coïncider aussi largement -- avec le christianisme. Non qu'elle en épuise le contenu. Non qu'elle l'incarne parfaitement, il s'en faut. Non qu'il faille omettre de distinguer entre ce que Pie XII nommait « les vraies valeurs » de la civilisation occidentale, et d'autre part ses fruits aberrants. Sous réserve de ces précisions, le *fait* demeure. On n'aura point pour autant le fétichisme du *fait.* Le *fait* peut être jugé mauvais, nuisible, inopportun. Le *fait* n'est pas le droit. Il n'est pas forcément, non plus, l'avenir. L'avenir du christianisme dans l'histoire du monde, on peut estimer qu'il n'est pas solidaire de la civilisation occidentale, on peut estimer qu'il trouvera sa meilleure, chance en lui tournant le dos.
Cependant, une estimation de cette nature ne saurait être arbitraire. Il lui faut se fonder sur quelque chose. Elle se fonde sur la considération que des peuples d'Afrique et d'Asie qui ont vécu tout à fait en dehors de la civilisation occidentale, qui ont une culture et une civilisation propres, apparaissent aujourd'hui en mesure d'avoir un poids spécifique et d'occuper une place croissante dans la politique mondiale. Or cette considération, si elle demeure à ce niveau, est effroyablement sommaire, et la conclusion que l'on en tire au niveau des civilisations est une conclusion gratuite ; une extrapolation manifeste ; une conclusion qui est précisément à contresens de la réalité qu'on allègue.
Car les peuples d'Afrique qui ont pris une importance politique dans les affaires du monde ne l'ont aucunement prise par une renaissance de leurs cultures et de leurs civilisations traditionnelles. Et ni l'Inde, ni la Chine ne se sont elles non plus hissées au premier rang de la scène mondiale par la résurgence d'un dynamisme qui aurait été puisé aux sources de leur civilisation particulière et de leur culture propre.
211:67
Ces peuples se sont « occidentalisés », pour le meilleur ou plus souvent pour le pire, c'est dans les sciences, les techniques, les idéologies venues de l'Occident qu'ils ont trouvé, qu'ils trouvent, qu'ils aspirent à trouver les ressorts et moyens de leur puissance nouvelle. Ils ont jalousé, ou admiré, en tout cas imité l'Occident, ses formules politiques, son économie industrielle, son vocabulaire social ; et ses techniques de l'esclavage : le despotisme en Chine ou en certains pays d'Afrique n'est pas spécifiquement une réapparition des formes de despotisme qu'ils connurent autrefois, c'est le despotisme totalitaire venu de l'Occident moderne. Plus ou moins coloré sans doute à leur manière : ils n'ont pas perdu (encore qu'ils soient souvent en chemin de les perdre) toutes leurs particularités traditionnelles, ethniques, culturelles. Mais enfin, leur « promotion » dans l'ordre de la politique, de la puissance, de l'efficacité temporelle -- et de la propagande -- est à la mesure de leur occidentalisation. Il faut relire et méditer à cet égard l'exposé dense et profond de Louis Salleron, au dernier quart de son étude « sur la civilisation chrétienne » ([^75]).
Dès lors, on peut se demander si les calculs actuels de beaucoup d'hommes d'Église ne sont pas foncièrement chimériques. Ce sont bien des peuples « non-occidentaux » qui manifestent aujourd'hui à grands cris leur volonté de « promotion ». Mais cette volonté n'est pas de leur part une contestation de la civilisation occidentale : c'est au contraire l'aspiration à s'en approprier les fruits les plus visibles, les plus spectaculairement efficaces, souvent les plus ambigus ou même les plus empoisonnés.
La rivalité fondamentale n'est pas entre la culture occidentale et d'autres cultures : elle est entre les « vraies valeurs » de l'Occident et les fruits ambigus ou aberrants que la liberté humaine, et la malice humaine, ont tirés de ces valeurs-là devenues folles.
212:67
Le laïcisme, le totalitarisme, le marxisme sont des phénomènes *occidentaux*, *--* et même des *hérésies chrétiennes*. Ils sont une *catégorie d'hérésies chrétiennes nées au sein de la civilisation occidentale*, et qui n'auraient guère pu naître ailleurs. Et ce sont les contestations internes de la civilisation occidentale qui se sont étendues au monde entier.
Dans ces conditions, se désolidariser et se dépouiller en bloc de la civilisation occidentale (ce qui est tout autre chose que d'en trier les « vraies valeurs ») conduit à se placer en dehors de la marche du monde et du sens même de l'histoire que l'on imaginait rejoindre. On ne rejoindra aucunement, de cette manière, les aspirations des peuples avides de promotion, car ils sont avides de promotion à l'occidentale. On n'obtiendra qu'un seul, résultat, et seulement en Occident : on y multipliera ce type nouveau de chrétien, ce type nouveau de barbare, qui est *le barbare chrétien.*
Il est possible -- diversement possible -- de recevoir la Parole de Dieu dans n'importe quel état de civilisation ou de barbarie (et la Parole de Dieu est de soi, par surcroît, facteur de civilisation, dans la mesure du moins où la liberté humaine ne s'acharne pas à refuser cet aspect de sa fécondité). Mais il est normal et souhaitable que les peuples qui sont chrétiens depuis mille ou deux mille ans continuent à recevoir la Parole de Dieu *à l'intérieur* de leur civilisation ; comme une semence au sein de leur civilisation, Vouloir systématiquement former le clergé d'Occident *en dehors* de la civilisation de l'Occident, c'est-à-dire en fait, et dans ce cas, en dehors de toute civilisation, est un projet dont il est permis d'apercevoir les inconvénients de première grandeur.
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#### V. -- La plus grande imposture, la plus grande honte
Admirant ou jalousant l'Occident, en tout cas l'enviant, et aspirant à s'occidentaliser, les peuples du Tiers Monde ont simultanément appris à *mépriser* les hommes d'Occident : précisément dans la mesure où les hommes d'Occident montrent une extraordinaire bassesse de cœur, d'esprit et de caractère devant les provocations et les violences venues du Tiers Monde. Sous prétexte de compréhension internationale, d'aide aux pays sous-développés et de « décolonisation », toutes choses justes en soi, et nécessaires, quand elles sont conçues et pratiquées dans les perspectives et les limites du bon sens, de l'équité, du droit -- les hommes d'Occident se sont mis à tolérer les crimes les plus sauvages et à honorer les criminels, dès l'instant que ces crimes se prétendaient commis « au nom » de l'indépendance ou de la promotion des peuples non-occidentaux. C'étaient, ce sont des crimes que l'Occident était matériellement en mesure d'empêcher ou de châtier, c'étaient, ce sont des criminels que rien, sauf sa propre bassesse, n'obligeait l'Occident à traiter comme des héros et des saints. Les Musulmans ont appris, et pour longtemps, à mépriser la France, à mépriser l'Europe, à mépriser « les chrétiens », ayant eu licence de multiplier tout l'été 1962, en Algérie, sous les yeux d'une armée française demeurant l'arme au pied, des atrocités de toute sorte sur ceux qui avaient aimé et servi la France, sur ceux qui étaient en principe garantis et protégés par la parole et la force de la France, sur les harkis, sur des légionnaires, publiquement flagellés, sodomisés, mutilés, écartelés ou brûlés vifs :
214:67
« Il existe sur le territoire algérien de véritables camps de concentration dans lesquels sont enfermés les Européens et les Musulmans qui nous étaient fidèles. On peut estimer à plus de trois mille le nombre des enlèvements qui ont eu lieu dans l'ensemble de l'Algérie (...). Les restitutions ont été très rares et les enlèvements continuent (...).
Tous ces gens sont torturés avant d'être achevés comme des bêtes. Les femmes et les jeunes filles servent au plaisir de ces messieurs avant d'être abattues quand elles ne sont plus bonnes à rien.
Chaque jour nous apprenons que tel ou tel Musulman, harki ou ancien moghzani qui avait servi la France est mort dans d'atroces conditions, par exemple coupé en morceaux. Les autorités françaises, qu'elles soient civiles ou militaires, ont parfaitement connaissance de ces faits et des lieux où ils se situent. »
Les catholiques français ont pu lire ces précisions en page 5 de *La France catholique* du 14 septembre 1962, et non pas dans la protestation civile, militaire ou morale d'une autorité nationale.
Et dans *La France catholique* du 21 septembre, sous la signature de Fabrègues, ils ont pu lire :
En Algérie, sur des places, on écartèle avec des tracteurs nos anciens harkis. En Algérie, on fusille chaque jour nos harkis, tirés des camps où ils ont été rassemblés : eux et bien d'autres. Parfois on les brûle vifs devant femmes et enfants. Il y a eu des officiers musulmans brûlés vifs devant la population ces mêmes officiers qui avaient reçu les félicitations, il y a quelques mois, des plus hautes autorités de la nation française. Il y a eu des gendarmes qu'on a obligés à courir, nus, à quatre pattes, en aboyant sous le fouet. Il y a eu de nos anciens soldats qu'on a... comment écrire ces choses ? sodomisés sur la place publique : la scène, dans un climat islamique, témoigne du mépris qu'on porte à la victime. Et, sur les décharges, sur les avenues, dans les forêts, les cadavres restent, pour que la terreur règne, comme l'odeur de peste qui se dégage...
215:67
Les « autorités » qui nous « représentent » ont laissé faire ces choses que l'on avait encore, l'été 1962, sur le terrain, la force physique et la possibilité matérielle d'interdire ou de châtier. Les « autorités » de toute sorte se sont abstenues de faire entendre une protestation précise et de dénoncer à la face du monde ce « climat islamique » et ses pratiques traditionnelles.
Nos « autorités » ont traité avec honneur et considération, avec amitié, avec confiance, avec espoir, les criminels qui portent la responsabilité d'un tel débordement de sauvagerie.
Par cette bassesse inexpiable, on a cru s'attirer la faveur des Musulmans. On a mérité et on a obtenu, au temporel et au spirituel, leur mépris.
\*\*\*
Les Français « restitués » le 13 septembre, une vingtaine, disparus depuis juillet, et dont on avait dit qu'ils avaient été certainement enlevés par des « éléments incontrôlés », étaient depuis le début détenus et torturés à la prison de Maison-Carrée. Ils l'ont dit ce même 13 septembre et l'on a pu l'entendre sur les antennes périphériques. Ils ont parlé des tortures subies, et de leurs compatriotes détenus et torturés au même lieu : « *On les a entendu crier ; et jamais plus on ne les a revus*. » ([^76]) Les diverses « autorités » n'ont apparemment pas entendu les cris des Français torturés ; ou les ont entendus comme un fait-divers sans portée morale.
\*\*\*
216:67
Six mois après la « paix » en Algérie, la Fédération de France du F.L.N. continue, en France, à tyranniser, terroriser et torturer la population musulmane installée en France, et c'est le dénommé Ben Bella qui le dit. C'est le dénommé Ben Bella, et aucune autorité temporelle ou spirituelle de France, qui réclame l'arrêt de ces tortures-là, qui reconnaît qu'elles furent pratiquées pendant toute la guerre, qu'elles étaient une *méthode de guerre* du F.L.N., -- et qui ordonne de renoncer maintenant à cette méthode non point parce qu'elle était inhumaine ou immorale, mais seulement parce que le temps de guerre est terminé.
Le dénommé Ben Bella, qui sait de quoi il parle, a dit en effet :
La Fédération de France (du F.L.N.) séquestre dans des caves ; elle soumet à la torture les Algériens qui se refusent à payer leur cotisation ; elle continue à employer en temps de paix des méthodes de guerre.
Voilà ce que Monsieur Ben Bella en personne a déclaré le vendredi soir 7 septembre, au cours de l'émission télévisée « Cinq colonnes à la une » de la Télévision gouvernementale française ([^77]).
Que la population musulmane de France soit depuis des années systématiquement rançonnée par le F.L.N., cela n'était point ignoré, sauf, apparemment, de ceux qui ont la responsabilité, au temporel et au spirituel, de l'ordre public, de la justice, du droit et de l'honneur.
217:67
Cette sorte d'exactions, de violences et de tortures, installée sur le territoire français, il est de fait que les organisations catholiques mandatées, et les divers guides de la conscience publique, avaient choisi -- ou reçu l'ordre -- de n'en parler à aucun prix.
Même après les déclarations de Monsieur Ben Bella, il est de fait que les professeurs ordinaires de moralité publique, de fraternité et de progrès ne sont pas sortis de leur silence. Le journal *Le Monde* a toutefois commenté les déclarations de Monsieur Ben Bella par quelques précisions circonstanciées :
De renseignements certainement fragmentaires, il apparaît qu'au cours du mois d'août (1962), on a dénombré (en France) 55 agressions, 12 musulmans tués, 39 blessés. A quoi s'ajoutent une quarantaine de « disparus » dont il est hors de doute que plusieurs ont été assassinés (...). La Fédération de France du F.L.N. (...) au moment des accords d'Evian était parvenue par les moyens que l'on sait (sic) a asseoir son autorité sur l'ensemble, ou à peu près, des travailleurs algériens de la métropole ; il n'en était guère qui, par conviction, par crainte (sic) ou par « persuasion » (sic) ne lui versassent régulièrement leurs cotisations. La Fédération (de France du F.L.N.) se renforça grâce aux accords d'Evian qui instituaient le F.L.N. comme représentant de l'Algérie (...). Alors que durant la guerre elle était parvenue à recueillir des fonds auprès de 60 % des Algériens résidant en métropole, en juin et en juillet (1962) elle réussissait à imposer la quasi-totalité des travailleurs. Pendant cette période on notait d'ailleurs une nouvelle flambée de terrorisme algérien : vérification d'identité de nombreux Algériens par la « police » du F.L.N., séquestrations, coups de force contre les derniers bastions du M.N.A., etc. C'était la dernière mise au pas (sic) des Algériens de la métropole. ([^78])
218:67
Qu'on n'aille donc pas dire qu'*on ne savait pas :* on savait. Le F.L.N. employait en France même, pour terroriser et rançonner les travailleurs musulmans, « *les moyens que l'on sait* », selon l'expression du journal *Le Monde :* les moyens QUE L'ON SAIT. Les organismes mandatés pour l'apostolat dans les milieux ouvriers attirèrent l'attention de l'opinion publique sur les salaires peu élevés des travailleurs algériens en France ; mais ils passèrent sous silence l'essentiel, le terrorisme et les tortures, et la part souvent énorme de ces salaires que les tueurs du F.L.N, à chaque bulletin de paye, prélevaient par la violence. Sans doute parce qu'il était admis que le F.L.N. représentait la promesse d'un essor vers un avenir de paix et de prospérité, sans doute pour ne pas risquer de nuire à cet avenir merveilleux, on a fermé les yeux sur l'emploi de moyens *intrinsèquement pervers* que l'on stigmatisait D'AUTRE PART, pour les autres, et avant tout, et surtout pour ceux qui combattaient le F.L.N. : moyens intrinsèquement pervers que le F.L.N. employait pour son compte, afin de tyranniser les travailleurs musulmans, en France même, sous nos yeux, à notre porte. Quand d'aventure un tueur ou un tortionnaire F.L.N. était arrêté, mille voix clamaient que c'était un « travailleur algérien, notre frère », victime de la répression dans son « combat pour la liberté ».
219:67
Mais la « liberté », et la dénomination « travailleur algérien, notre frère » n'avait plus cours quand il s'agissait du travailleur algérien rançonné, terrorisé, torturé par le F.L.N. : il n'était plus « notre frère » dans ce cas-là, il était oublié, abandonnée livré, -- dans le silence des consciences. Et ce ne sont pas les « témoins de Jésus-Christ dans le monde ouvrier », c'est Monsieur Ben Bella qui a élevé la voix contre le fait que l'ensemble des travailleurs algériens en France soient habituellement et universellement rançonnés, terrorisés, torturés par la Fédération de France du F.L.N.
Et Monsieur Ben Bella a bien dit, et à la Télévision de Paris, que c'étaient là *méthodes de guerre,* qui devaient cesser seulement parce qu'au « temps de guerre » a succédé le « temps de paix ».
Dans toute l'étendue occidentale des élites dirigeantes et responsables du monde politique, intellectuel et religieux, on a refusé d'apercevoir la nature essentiellement, fondamentalement totalitaire et criminelle du F.L.N. : il était unilatéralement entendu une fois pour toutes que « torture » signifiait seulement : « armée française ». Il y avait certainement lieu de dire et d'enseigner, au nom de la morale et du droit : *On n'assassine pas les assassins, on ne torture pas les tortionnaires, on les juge et on les châtie.* Mais cela, c'est ce que L'ON N'A PAS DIT. Ou plutôt, c'est ce qu'a dit, à peu près seule, *La Cité Catholique :* et on a eu l'effronterie de prétendre que, disant cela, elle faisait l'apologie de la torture ! A peu près seule, *La Cité catholique* a fait remarquer que les officiers de l'armée française, aux prises avec des assassins, des terroristes et des tortionnaires, ne devaient pas être laissés sans consignes précises au point de vue juridique et moral, qu'il fallait absolument placer sous l'empire de la morale et du droit la lutte contre le terrorisme. Et on a eu l'effronterie de prétendre que, ce faisant, *La Cité catholique* préconisait l'emploi de moyens immoraux !
220:67
La vérité est qu'à aucun moment on ne voulait reconnaître que l'armée française se trouvait en Algérie aux prises avec un TERRORISME SYSTÉMATIQUE, à aucun moment on ne voulait examiner *comment* les règles intangibles de la morale et du droit *s'appliquent* au cas particulier, et atroce, du terrorisme systématique. Parce que *La Cité catholique* avait eu le courage nécessaire -- et cela demeure et demeurera comme l'un de ses plus grands titres d'honneur -- de poser la question de *l'application* des règles religieuses, morales et juridiques à ce cas atrocement exceptionnel, on s'est mis à l'accuser d'avoir prétendu que les règles juridiques, morales et religieuses ne *s'appliquaient pas* à ce cas ! On préférait faire comme si l'armée française, par sadisme gratuit en somme, par sauvagerie congénitale, assassinait des agneaux et torturait des innocents, innocents agneaux porteurs, de surcroît, d'un avenir de prospérité et de paix. On n'a jamais consenti à reconnaître que si l'action répressive de l'armée française a effectivement comporté dans certains cas des exécutions sommaires et des sévices, ces sévices et ces exécutions sommaires frappaient les hommes de main d'une organisation qui, *par essence, par principe et par méthode,* était, elle, une organisation de terrorisme, d'assassinat et de torture. On n'a jamais voulu reconnaître et considérer que le F.L.N., par ses chefs, par sa doctrine, par son action, professait la légitimité en temps de guerre de la torture, de l'assassinat, du terrorisme. On refuse encore aujourd'hui d'entendre que Monsieur Ben Bella a très solennellement sommé la Fédération de France du F.L.N. de ne plus torturer *parce que* l'emploi de ces légitimes « méthodes de guerre » n'est plus légitime en « temps de paix ».
\*\*\*
221:67
Terrorisme F.L.N. en France même, et « en temps de paix », c'est Mgr Rodhain, directeur du *Secours catholique,* qui le précise :
« En Algérie, les Harkis continuent à payer cruellement les services qu'ils ont rendus dans l'armée d'Italie et dans la 2^e^ D.B.
*En France*, plus de 12.000 sont stationnés dans des camps très provisoires. Les adultes se reclassent peu à peu (...). Mais le reclassement rencontre des dangers absolument anormaux. *La police spéciale du F.L.N., dans nos propres villes françaises, les surveille et les pourchasse. Personne n'ose dénoncer ce scandale.* » ([^79])
Non, ce scandale non plus, *personne n'avait osé* le dénoncer. Le silence des organisations ouvrières catholiques est particulièrement spectaculaire.
Et pourtant, *on savait.*
Mgr Rodhain n'est pas précisément un inconnu. Et sa parole appelait une autre réponse que de chercher comment l'on pourrait machiner son départ du *Secours catholique.*
#### VI. -- Problème mondial
Le « cas particulier » de l'Algérie n'est, à cet égard, aucunement particulier. L'Occident s'accable lui-même, abandonne ses alliés, livre ses amis, partout. Les États-Unis aident leur ennemi Nehru, l'honorent comme un saint et un prophète, et face à son cynique impérialisme ils hésitent a soutenir carrément leur allié le Pakistan. Au Congo, le viol généralisé des religieuses a provoqué une seule réaction *pratique* dans tout l'Occident politique, militaire ou ecclésiastique -- celle de demander aux théologiens si désormais l'absorption préventive de produits contraceptifs ne pourrait être permise aux religieuses.
222:67
Cette bassesse incroyable, c'est un fait. Et c'est encore un fait que les speakers de Radio-Vatican, en 1962, mettent une énergie incomparablement plus sévère et plus prolixe à dénoncer le crime -- certain -- d'une euthanasie à Stockholm qu'à dénoncer les centaines de milliers de crimes commis par les bandits totalitaires qui imposent leur despotisme et leur terreur sur des étendues croissantes du Tiers-Monde.
Un immense mépris, un mépris susceptible de se prolonger pendant plusieurs générations, s'est *pour cela* installé dans le Tiers Monde à l'égard d'un Occident admiré jalousé, envié, imité. Le Tiers Monde méprise la lâcheté physique et morale qui s'est emparée de l'Occident. Le Tiers Monde aspire aux biens matériels, aux techniques sociologiques, aux idéologies d'un Occident qui lui paraît détenir les clés de la réussite et de la puissance, mais qui est devenu incapable de défendre *son droit* et de se faire respecter.
Cela pose de délicats problèmes temporels et embarrasse singulièrement l' « aide aux peuples sous-développés ». Cette aide est un devoir de justice. Mais elle n'est tout de même pas un devoir d'aide aux totalitarismes. Elle n'est pas un devoir de soutien des despotismes. Elle n'est pas non plus le devoir de financer par priorité l'édification de palais d'un luxe extravagant pour les despotes qui oppriment et exploitent des peuples misérables.
Et au plan spirituel, il n'est nullement évident que l'apostolat chrétien trouvera sa meilleure chance auprès du Tiers-Monde en allant reprendre à son compte et pousser à la limite précisément les attitudes qui provoquent, qui nourrissent, qui justifient le mépris du Tiers Monde pour les lâchetés de l'Occident. Le mépris, et aussi la haine.
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Et la haine la plus terrible. La haine née au cœur des enfants : la haine des orphelins dont les parents furent livrés aux bourreaux totalitaires, pourrez-vous la regarder en face, pourrez-vous en soutenir le regard, vous qui l'avez laissé grandir, vous qui avez cherché la faveur des totalitaires au lieu de dénoncer et d'empêcher leurs crimes ? Plus encore qu'à l'Occident, cette *haine inexpiable* se porte sur *le nom du Christ au travers des chrétiens qui les ont trompés,* c'est Fabrègues qui vous en avertit, et qui aperçoit *le nom du Christ maudit et blasphémé parce que les chrétiens ont laissé faire* CELA *sur la terre où saint Augustin a prié* ([^80])*.*
#### VII. -- Erreur massive
Mounier avait exprimé l'avis que l'Église, par son « insistance dans la dénonciation du communisme », commettait « une erreur historique massive » ([^81]). Ce jugement de Mounier, et plusieurs autres connexes, c'est encore un fait constatable, ont finalement réussi à s'implanter dans l'esprit de plusieurs « autorités » temporelles et spirituelles.
Nous formulons un jugement inverse.
Nous pensons que *l'erreur historique massive* est aujourd'hui celle des responsables temporels et spirituels qui, aussi bien devant les totalitarismes du Tiers Monde que devant le totalitarisme communiste, se sont mis à *pratiquement* énerver ou estomper la distinction du droit et de l'abus, du juste et de l'injuste, du bien et du mal. Une indulgence unilatérale, voire une complaisance systématique, pour les criminels politiques dès lors qu'ils ne sont pas occidentaux et combattent l'Occident, cela se voit de plus en plus.
224:67
Cela n'est même pas rendre service, bien au contraire, à ceux des peuples du Tiers Monde qui sont séduits, ou attaqués, ou déjà dominés et exploités par le totalitarisme. Mais cela résulte de supputations, de pronostics, de calculs d'ordre politique, historique, idéologique, apostolique. Nous disons -- avec autant de droit à la parole qu'il en fut pratiquement reconnu à Mounier en sens inverse -- que c'est une erreur massive.
#### Le pronostic des hommes d'Église et l'action des laïcs face aux totalitarismes modernes
Il n'y a aucunement lieu de mettre en cause l'existence (souvent implicite) d'une appréciation portée par des hommes d'Église sur la marche temporelle du monde ; d'une appréciation qui ne se limite pas à l'énoncé des règles de la morale et du droit dans la vie quotidienne, mais qui va jusqu'à pronostiquer les chances de survie, d'influence, de puissance, de décadence, de disparition des forces politiques, des peuples et des civilisations. Une telle appréciation n'est pas indue. Elle est même, sous un rapport, nécessaire, puisqu'il faut bien tenir compte, dans une certaine mesure, des particularités de chaque situation temporelle pour apporter la Parole de Dieu et les sacrements du salut.
Mais, en cela, les hommes d'Église ne prétendent pas ne devraient pas prétendre juger du temporel à la place César. Ils en jugent pour leur propre usage et pour déterminer leur propre attitude. Ils en jugent aussi pour inviter César -- du moins quand ils en ont le courage -- à ne pas sortir des limites du droit et de la morale. Mais ils n'ont point à annexer des responsabilités temporelles qui ne sont pas les leurs.
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Ici pourtant les choses se sont compliquées au cours des siècles. César autrefois c'était le Prince. César aujourd'hui c'est -- proportionnellement et par mode de participation -- chaque citoyen. La distinction des deux pouvoirs n'est plus seulement la distinction entre « l'Église » et « l'État », elle trace sa ligne de démarcation en chacun de nous. A vrai dire il en a toujours été ainsi -- mais virtuellement pendant longtemps, puis par la suite, peu à peu, de plus en plus effectivement.
C'est en chaque chrétien que, non plus théoriquement, mais d'une manière tout à fait concrète et pratique, les clercs ont à respecter les prérogatives, les libertés, les responsabilités propres aux pouvoirs temporels. Beaucoup de laïcs ne sont pas préparés à ces responsabilités. Beaucoup de clercs sont mal préparés à ce respect et à cette délicatesse.
Les hommes d'Église, et spécialement ceux qui, d'institution divine, ont l'autorité dans chaque église particulière, conduisent l'apostolat en tenant compte pour une part du jugement temporel qu'ils portent sur la marche du monde, sur les chances de survie, d'avenir ou de disparition des peuples, des civilisations, des classes sociales, des forces politiques. Un tel jugement n'a jamais été infaillible. Depuis le XIX^e^ siècle, un tel jugement est spécialement incertain, les hommes d'Église ayant de plus en plus perdu toute expérience directe des choses temporelles, toute pratique personnelle des responsabilités politiques, économiques et sociales. Jusqu'au dernier tiers du XIX^e^ siècle, le Pape était (aussi) un chef d'État temporel, ayant la charge et le gouvernement de grands territoires, de leur politique, de leur économie, de leur législation, de leur armée. Il n'y a même pas cent ans que la Cour de Rome a perdu cette pratique directe des affaires militaires, sociales et politiques -- qui avait tous les inconvénients que l'on voudra au plan de la « compromission » temporelle,
226:67
mais qui avait d'autre part l'avantage de donner à la Curie romaine, ou à certains de ses organes, cette expérience et cette pratique des responsabilités temporelles qui sont le seul moyen ordinaire d'acquérir une appréciation habituellement exacte des affaires de ce monde. Parce que cette révolution n'a pas cent ans et qu'est-ce qu'un siècle dans l'histoire de l'Église, de ses habitudes, de ses institutions, de ses mœurs -- toutes les conséquences n'en ont peut-être pas encore été aperçues. Les hommes d'Église, dans l'histoire, ont souvent été à l'avant-garde de la perspicacité et de la lucidité en matière politique et sociale : mais au XIX^e^ siècle on trouve qu'ils ont été lents à réagir face au nouvel aspect, à l'aspect industriel de la question sociale. Ce n'est point qu'ils aient manqué du sens de la justice et de la charité, ni qu'ils aient été dépourvus d'une saine doctrine ; ce n'est pas non plus, comme on le croit trop souvent, qu'ils se soient estimés automatiquement solidaires du capitalisme ; c'est bien plutôt parce que le monde industriel était un monde où ils n'avaient pas exercé de responsabilités temporelles concrètes, personnelles, quotidiennes. Faute de cette expérience, personnelle et concrète, leur regard manquait en ce domaine de l'acuité acquise par la pratique habituelle des responsabilités. Et l'actuelle « promotion des laïcs » que l'on *parle* souvent sans trop savoir ce que l'on dit, et à laquelle on aspire avec beaucoup de confusion, répond inconsciemment à cet aspect des choses : l'expérience personnelle des hommes d'Église s'étant éloignée des responsabilités temporelles, le jugement qu'ils peuvent porter sur ces responsabilités est devenu lui-même plus lointain, la part des laïcs devient plus nette, plus spécifique, plus responsable. Jusqu'au XIX^e^ siècle, beaucoup d'évêques ont été (en outre) de petits ou grands propriétaires terriens ayant des fermiers, des journaliers, des récoltes, des bénéfices ou des déficits, embauchant ou licenciant de la main-d'œuvre, bref se trouvant chargés (aussi) de la vie temporelle d'une entreprise, de travailleurs ; de leurs familles.
227:67
C'est depuis moins d'un siècle que ceux qui dirigent L'Église se trouvent systématiquement et généralement privés de l'exercice personnel de responsabilités économiques, politiques, militaires. Et c'est une raison pour que le jugement des hommes d'Église sur un temporel dont ils n'ont plus l'expérience devienne beaucoup plus réservé, ou à défaut apparaisse beaucoup moins sûr qu'autrefois. Maritain avait justement remarqué que les ecclésiastiques, dispensés de la charge temporelle d'une famille, ont mieux à faire que de « *platoniser sur Éros* »*,* tandis que « *la vie moins protégée des laïcs qui combattent dans cette vallée de larmes leur assure du moins de certains sujets une plus sûre expérience* ». Cette remarque vaut pareillement pour les ecclésiastiques qui, de plus en plus éloignés de toute responsabilité économique, sociale ou politique, « platonisent » néanmoins sur l'avenir temporel du monde, sans en connaître seulement les réalités présentes.
C'est aussi une raison supplémentaire pour que le jugement des hommes d'Église sur les chances de survie, d'avenir ou de disparition des peuples, des civilisations, des classes sociales, des forces politiques ne puisse plus s'imposer normalement et habituellement à la conscience des chrétiens dans l'exercice des responsabilités intellectuelles, sociales, économiques et politiques qui leur incombent selon leur état de vie.
De plus, les chances de disparition ou de survie des forces politiques, des classes sociales, des peuples et des civilisations sont constamment MODIFIÉES par l'action des laïcs : et c'est leur devoir et leur vocation de les modifier, sans se croire emprisonnés dans le pronostic spéculatif qui a pu être porté en toute exactitude à un moment donné.
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Par exemple, on peut éventuellement, à tel moment, formuler le pronostic que le communisme a toutes chances de l'emporter dans un pays ou un groupe de pays. Devant ce pronostic, les hommes d'Église prennent les dispositions ou précautions apostoliques qu'ils croient devoir prendre, ils en sont juges, et responsables devant Dieu. Mais si, en fonction de ce pronostic, des hommes d'Église entreprennent en outre de persuader l'ensemble des catholiques qu'ils doivent se désolidariser de tout anti-communisme temporel, alors ces hommes d'Église *assurent* ainsi positivement la victoire du communisme, en démobilisant, dispersant ou paralysant la résistance. C'est précisément lorsque le communisme a des chances objectives de l'emporter dans un pays, qu'il importe le plus de combattre ces chances, de renverser ce pronostic spéculativement fondé, de *faire* l'histoire au lieu de la *subir*. Cela est arrivé, grâce à Pie XII, dans l'Italie de 1945. Cela reste le devoir temporel, avec ou sans les hommes d'Église, de ceux qui ont la responsabilité du temporel, c'est-à-dire en dernière analyse que cela reste le devoir de chaque laïc, de chaque citoyen.
Que si un pronostic temporellement défaitiste de certains hommes d'Église était en outre pratiquement imposé par des moyens indirects ou clandestins, favorisant en sous-main, mais efficacement, une presse de tendance au détriment d'une autre, et ainsi de suite, à l'abus s'ajouterait un climat universel de confusion, de suspicion et de méfiance empoisonnées, qui ne servirait pas, bien au contraire, les intérêts de l'apostolat missionnaire.
\*\*\*
L'Église invite quelquefois -- rarement -- à quelque chose comme ce que l'on a appelé pour la France le « ralliement » ordonné par Léon XIII en 1892. Plusieurs, au plan mondial, appellent ou préparent aujourd'hui un « changement de front » qui *leur paraît* analogue, et qui serait en fait un compromis pratique de l'Église avec les techniques totalitaires et terroristes des révolutions contemporaines : un compromis avec les totalitarismes modernes, jusque dans leurs formes para-communistes, ou même un compromis avec le communisme soviétique proprement dit.
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Plusieurs théologiens prétendent que ce « changement de front » est virtuellement accompli, plusieurs publicistes assurent qu'il est accompli effectivement. Ils tirent argument du *fait* (ou du moins, de certains faits) : de la faveur témoignée aux alliés des totalitarismes modernes, de la défaveur organisée autour des adversaires du totalitarisme ; de la tolérance unilatérale et préférentielle, en tout cas, qu'en certaines églises particulières on manifeste aux compagnons de route avoués ou avérés des totalitarismes, aux partisans du socialisme révolutionnaire, aux prophètes ou aux praticiens de la collaboration plus ou moins « limitée » avec le communisme. -- Mais quand l'Église adopte et ordonne un « ralliement » comme celui de Léon XIII, un « changement de front », elle le fait dans la clarté, et par son Magistère solennel. Léon XIII n'a pas agi en sous-main. Il n'a pas secrètement manœuvré pour favoriser sans le dire, à l'intérieur du catholicisme, l'influence intellectuelle et sociale des partisans et des amis d'une certaine politique, et pour paralyser ou discréditer la personne et l'action de ceux qui n'avaient point cette politique, tout en se couvrant de dénégations officielles et en proclamant que l'attitude des uns et des autres était également licite. Non, Léon XIII n'a pas fait cela. Il a fait une Encyclique, et même deux, il a tracé nettement la voie, donné les raisons, engagé ouvertement son autorité. Le Magistère de l'Église n'est pas un magistère clandestin. Et si aujourd'hui, d'une manière à la fois extrêmement douloureuse, tragique, et provisoirement efficace, on aperçoit ou subit ici ou là des comportements ecclésiastiques assez conformes à ce que n'a pas fait Léon XIII, ce sont des phénomènes aberrants : terriblement graves, mais du moins, sans autorité, sans droit et sans honneur.
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Le pouvoir spirituel est seul juge du point de savoir si la pastorale doit aujourd'hui, compte tenu des circonstances, être (par exemple) purgée de toute espèce et de toute apparence d'anti-communisme militant : il en est seul responsable, et devant Dieu. Mais profiter d'une telle éventualité pour défavoriser, embarrasser, discréditer ou paralyser du même coup l'anti-communisme militant des catholiques au plan temporel serait un abus de pouvoir.
Les hommes d'Église ne portent pas directement la responsabilité de la défense temporelle de la cité contre le communisme (ils peuvent toutefois, s'ils le jugent bon, faire aux hommes la charité d'y apporter leur contribution, ou éventuellement, en cas de besoin, de l'assumer par fonction vicariante) : mais ils n'ont pas autorité pour imposer un désarmement unilatéral de la cité en face de ses ennemis. Ils assumeraient une responsabilité qui ne leur appartient à aucun titre s'ils entreprenaient de détourner les citoyens catholiques d'organiser leur défense temporelle et spécialement leur résistance politique et sociale au communisme, leur résistance politique et sociale aux diverses formes, plus ou moins para-communistes, du totalitarisme contemporain. Or il n'est pas inouï que, par la pression sur les consciences, par les sarcasmes publiquement organisés et même par la diffamation, des clercs aient assumé très consciemment cette responsabilité. Il faudra bien, après tant de longues et silencieuses patiences, se mettre en mesure de faire lâcher prise à ce cléricalisme inversé.
Les pronostics temporels que les hommes d'Église ne peuvent pas ne pas former afin d'éclairer les perspectives de leur action pastorale ne s'imposent aucunement aux consciences en dehors du domaine de la pastorale. Il n'y a ni insoumission ni irrespect de la part des laïcs qui fondent leur action temporelle sur des pronostics différents : il y a pour eux l'accomplissement d'un devoir d'état.
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Qu'en tel lieu l'apostolat soit organisé avec le souci systématique de parler le moins possible du communisme, et pratiquement de faire en tout *comme si* le communisme n'existait pas, n'impose nullement aux laïcs de faire silence sur le communisme et ne les dispense pas du devoir civique de faire front contre les techniques sociologiques de l'esclavage que mettent en œuvre les totalitarismes modernes.
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La tâche la plus difficile, mais la plus nécessaire, et la plus urgente, c'est donc l'éducation des hommes libres, c'est l'éducation de la liberté.
C'est aussi ce qui aujourd'hui manque le plus, -- si l'on en juge par l'accueil ordinairement fait aux considérations du genre de celles que nous venons d'exposer.
Mais le cercle se resserre. Les totalitarismes avancent chaque jour. Les techniques sociologiques de l'esclavage s'implantent et s'installent. L'avenir du monde repose sur la prière, la pénitence, la pensée, l'action des *hommes libres.* Éduquer des âmes libres en vue du combat spirituel, en vue des responsabilités temporelles qui les attendent, dans le labeur assurément, dans le sacrifice sans doute, et peut-être dans le martyre.
Dieu demandera compte de tout. Il demandera des comptes avec une infinie miséricorde, mais à chacun selon les talents qu'il avait reçus et les responsabilités de l'état de vie qui était le sien. Le père de famille, l'instituteur, le professeur, l'officier, le militant syndical, le technicien, l'organisateur, surtout en ce qui concerne leurs responsabilités d'influence ou de commandement ne pourront s'excuser sur la déficience temporelle plus ou moins grande, réelle on supposée, de leur aumônier, de leur curé ou de leur évêque.
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## CHRONIQUES
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### En écoutant Clio
par André CHARLIER
BIEN QUE L'HEURE FÛT TARDIVE, je n'avais aucune envie de m'enfermer entre des murs. La saison était douce, la lune brillait dans son plein. Malgré l'indiscrétion des voitures lancées dans leur course, les quais de la Seine opposent quand même la majesté immobile des siècles à l'impatience des hommes. Le fleuve n'a point changé le rythme de son cours ni les arbres celui de leur croissance, et ce rythme se trouve tout à fait accordé à celui de la pensée. Mes pensées justement avaient besoin de la sérénité des choses, car elles-mêmes étaient troubles et chancelantes, ne trouvant point d'assiette ferme pour corriger leur incertitude. Si cuirassé qu'on soit contre toutes les déceptions, on supporte mal que les événements soient toujours orientés, comme par une main experte, vers quelque défaite, que toujours ils soient savamment combinés pour ruiner justement ce qu'on avait espéré sauver. Singulière destinée d'une génération. Nous pensions que nous étions venus au monde pour sauver, pour restaurer, quelle présomption ! Et voilà que nous ne sauvons rien, mais que nous voyons tout se défaire sous nos yeux. Nous ne nous trompions pas sur ce que nous estimions essentiel, mais nous ne savions pas, nous n'avions pas réalisé qu'à de certains moments il est nécessaire que l'essentiel manque. Au fond une civilisation ne se sauve pas par d'autres moyens qu'une personne. Comme nous voulons toujours saisir les raisons des choses, nous voudrions aussi qu'une conversion s'expliquât par des antécédents logiques, -- mais c'est la chose la plus impossible du monde. La logique n'a rien à voir ici. Aucune explication humaine n'est possible. Il faut consentir au mystère.
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Qu'il s'agisse d'un homme ou d'une nation, plus une conversion est vraiment une conversion, c'est-à-dire l'entrée dans un système de référence nouveau, où toutes choses ne se mesurent plus par rapport au temps, mais par rapport à l'éternité, plus il est nécessaire que les supports humains sur lesquels on pensait s'appuyer soient trouvés défaillants. Non pas qu'ils soient détruits : ils serviront plus tard. Mais il faut d'abord que leur faiblesse essentielle soit révélée. Voilà pourquoi l'échec a un rôle capital, et si étrange qu'il étonne toujours, dans l'opération du salut. Il est sans doute bon qu'à un moment voulu par la Providence tout ce qu'on avait cru essentiel s'effondre soudain. Le jour du Vendredi Saint les apôtres n'avaient plus de doute : la grande aventure était un échec total. Tout ce qu'ils avaient espéré était par terre, la réalité pour laquelle ils avaient tout quitté était une illusion. Un homme préoccupé par le salut des hommes et par son propre salut est toujours menacé par la mélancolie des pèlerins d'Emmaüs.
Le salut de la France peut être aussi un sujet de mélancolie.
Je roulais ces pensées et d'autres analogues dans mon esprit tout en suivant sans hâte le quai, où la lumière de la lune faisait miroiter doucement les boîtes de bouquinistes. En approchant de l'Institut je m'arrêtai et m'accoudai sur le parapet. Le fleuve coulait paisiblement et je songeais que les poètes, comme les mystiques, avaient vu dans l'eau une image de l'esprit -- des textes de Claudel et de sainte Thérèse montaient dans ma mémoire : même fluidité, tantôt paisible et tantôt violente, diluant insensiblement les obstacles ou les renversant avec brutalité, même obéissance à la pente, l'océan tirant l'eau vers soi comme Dieu fait l'esprit ; et j'aurais rêvé sur les modes différents de cette analogie, si mes yeux tout à coup ne s'étaient portés machinalement vers le pont des Arts, où ce que je vis me plongea dans la stupeur : une femme de haute taille et d'un port majestueux franchissait lentement le pont dans ma direction. Le mouvement de la marche agitait à peine les plis d'une robe antique ; une mante, comme en portaient jadis chez nous les paysannes, couvrait sa tête et m'empêchait de distinguer ses traits. Mon saisissement fut tel que je m'imaginai voir une figure de cette frise des Panathénées, qui dormait dans quelque salle du Louvre : sans doute elle s'était détachée de ses compagnes et errait désemparée à la recherche d'une colline solitaire et parfumée. A l'extrémité du pont elle tourna dans ma direction et vint vers moi.
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-- J'habite le palais du Louvre, me dit-elle, mais je trouve étouffantes ces salles de musée, étouffantes et glacées. Alors il m'arrive, quand les quais sont solitaires et l'heure tranquille, de franchir le fleuve et de venir dans cette place du Collège des Quatre Nations dont la courbure harmonieuse m'est accueillante Je ne sais pourquoi depuis des mois l'Administration des Beaux Arts s'obstine à gratter ce monument sur toutes ses faces et à le reblanchir, c'est-à-dire à effacer nos marques pourtant si vénérables, celles du Temps et les miennes. Mais les miennes demeureront quand même.
Elle marqua un temps, comme pour mesurer mon étonnement, et reprit :
-- C'est moi qui fus la belle CLIO si adulée. Oui, CLIO, la muse de l'Histoire. Ainsi me fait parler votre Charles Péguy dans le dialogue qui porte mon nom : « CLIO, dialogue de l'Histoire et de l'âme païenne. Œuvres complètes, Tome VIII. » Je suis touchée qu'il ait su que j'existais. Ainsi les hommes qui ont construit ce Collège, devenu l'Institut de France, honoraient les Muses : c'est pourquoi je me sens moins seule dans ce lieu ; j'y respire comme une odeur familière. Et puis il y a aussi cette Bibliothèque Mazarine où je me sens chez moi. Personne n'y sait qui je suis, mais on a pour moi des égards particuliers Ces anciens Grecs, voyez-vous, qui avaient pénétré si avant dans le mystère de la pensée et de la création, avaient bien vu qu'entre les dieux et les hommes il fallait des êtres intermédiaires porteurs de l'inspiration divine. En somme nous jouons dans le monde païen le même rôle que les anges dans votre monde chrétien, ces anges qui sont vraiment au sens propre les messagers de Dieu et sur qui vos jeunes et savants curés aiment à ironiser, parce que, cela va de soi, l'homme adulte du XX^e^ siècle n'a plus besoin d'intermédiaires pour s'adresser à Dieu. Dans ce noble dix-septième siècle, nous servions encore à des invocations littéraires. Aujourd'hui nous sommes tout à fait oubliées. Aussi je sais gré à votre Péguy de m'avoir rendu une existence au moins livresque et de m'avoir consacré ce dialogue, qui n'est d'ailleurs pas un dialogue -- Péguy ne fait jamais rien comme tout le monde -- mais un monologue.
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Elle avait prononcé ces mots le regard perdu dans la nuit, comme si elle n'eût pas remarqué ma présence. Elle se pencha alors vers moi et continua comme en confidence :
-- Et vous, je vous connais aussi depuis longtemps, depuis le temps où, jeune homme, vous lisiez ces « Cahiers de la Quinzaine » que votre père ne coupait même plus. Vous vous rappelez ? Ils étaient dans la bibliothèque vitrée, tout en haut, sur le dernier rayon. Vous lisiez les *Mystères, L'Argent, Ève* et vous y découvriez une âme française et votre âme chrétienne. C'est à cause de votre fidélité à Péguy que je suis venue à vous ce soir. Car j'ai un faible pour lui, moi, l'Histoire. C'est lui qui m'a expliqué la France. La France, mon ami, n'est pas si facile à comprendre. Quand elle est portée par son génie, ça va bien : elle fait alors des choses qu'on n'attendrait jamais d'un autre peuple. Mais quand son génie l'abandonne, ce qui lui arrive plus souvent qu'elle le croit, elle tombe au-dessous des peuples les plus méprisables.
Ces étrangetés me désorientaient, et c'est Péguy qui m'a tout expliqué. Ce n'est pas que je sois toujours d'accord avec lui. Vous vous souvenez de ce qu'il me fait dire dans ce fameux dialogue ? « *Ce n'est pas impunément que Dieu rend un siècle aussi niais. Il faut qu'il y ait quelque chose là-dessous. Quelque manigance de la grâce. Et cette infirmité que vous avez vue, non pas seulement une faiblesse, une imbécillité pour ainsi dire ordinaire, mais une détresse, mais une infirmité profonde, essentielle, mais une infirmité intime, mais une infirmité axiale, mais une infirmité centrale, au centre même du mécanisme organique, cela, mon enfant, c'est le sort même de la créature, c'est la nature même de l'homme, c'est le goût profond de la chrétienté et c'est toujours par là que la chrétienté rentre.* » Vraiment Péguy force ma pensée. Que les Français de ce vingtième siècle fassent des orgies de sottise, c'est ce qui frappe tout le monde, il n'y a que vous qui ne le voyez pas. Mais je n'ai jamais cru, comme Péguy, qu'il fallait y voir comme une action insidieuse de la grâce divine. Vous avez beau vous croire très intelligents, pourquoi ne seriez-vous pas atteints de sottise et de décadence irrémédiable ? Votre infirmité est-elle vraiment une détresse ? Les malheureux seuls peuvent éprouver de la détresse. Or vous êtes un peuple scandaleusement heureux. Jamais contents bien sûr, mais heureux.
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D'ailleurs le temps a passé depuis que Péguy a écrit ces lignes, quelques cinquante années, et je ne vois pas qu'aucune de vos cruelles expériences vous ait guéris. Je sais bien, et je suis payée pour le savoir, qu'aucune de mes leçons ne sert jamais à personne, mais on irait loin en effet pour trouver un peuple aussi niais, un peuple aussi chargé de dons et de grâces dans le passé, et pourtant aussi niais. Il a même mérité depuis quelques autres épithètes qui ne sont pas glorieuses.
Péguy, bien qu'il ne fût pas historien, vous a expliqué à moi bien mieux que les historiens, et je dois avouer avec étonnement qu'il n'a pas eu besoin de documents ni d'archives. Mais je commence à me demander si ses vues, qui sont justes pour le passé et même pour son temps à lui, le sont encore pour notre temps à nous et pour celui de vos fils. Je n'ose pas encore affirmer que vous êtes liquidés, que vous êtes balayés des avenues de l'histoire, et définitivement relégués dans les ruelles obscures, dans les impasses lépreuses. J'ai suffisamment de preuves pour le faire, mais je ne sais pourquoi un scrupule me retient, un scrupule, comment dire ? esthétique. Si c'était vrai, il y aurait une faute de composition dans le déroulement des siècles, il y aurait une lacune impossible à combler, un engrenage capital qui ferait défaut à la mécanique générale. Jusqu'à présent il n'y a personne pour prendre votre place, Alors j'ai un reste d'espoir que cette vacance de vous-mêmes ne vous laissera pas insensibles. C'est d'ailleurs pourquoi vous me voyez encore sur les rives de ce fleuve, où même j'ai élu domicile. Je vous avoue que je m'ennuie ailleurs. Dans un livre par lequel Péguy a écrasé un certain directeur de revue, aujourd'hui bien oublié, M. Fernand Laudet, il y a des lignes qui m'ont frappée parce qu'elles me donnent la clé de votre histoire, une clé que je n'aurais pas trouvée toute seule, je l'avoue : « *Une fois de plus la France montre qu'elle est le grand pays, le terrain né des grandes batailles spirituelles, des haines spirituelles, des révolutions spirituelles.* » Alors, mon ami, nous attendons de voir vos batailles spirituelles. Qu'est-ce que vous défendez, ou qu'est-ce que vous combattez ? Mais vous ne faites même pas de ces guerres qui sont la conséquence ou le prolongement des batailles spirituelles. Vous savez que ce sont les guerres qui m'intéressent le plus, je n'ai pas honte de le dire, en dépit des professeurs, en dépit du parti socialiste et de la Ligue de l'Enseignement. Et quand vous faites des guerres, vous n'osez même pas dire que vous faites la guerre : vous appelez ça le maintien de l'ordre ; ça vous permet de faire tuer vos fils pour rien et sans l'ombre d'un remords.
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Il vous arrive parfois de vous mettre à la remorque des généraux, quoique vous ne les aimiez pas -- on me dit même que vous êtes devenus antimilitaristes --, mais vous avez bien soin de choisir des généraux qui n'aient jamais gagné ni même livré une bataille. Décidément non, vous ne faites rien qui vaille.
Disons la vérité. Je vais vous révéler un secret. J'ai trouvé la raison obscure, enfouie dans les profondeurs de moi-même, pour laquelle je ne puis me détacher de ce quai Conti et de ce quai Malaquais : c'est que les autres peuples sont encore plus bêtes que vous. N'en concevez aucun orgueil : il n'y a pas de quoi être fier. D'ailleurs ils sauront quand même vous gruger, car ils sont plus malins que vous. Ils exploitent à fond le matérialisme historique à leur profit, et le matérialisme historique, quand il est appuyé par une propagande bien faite et par une police puissante, est le meilleur instrument de domination des masses : pas un soupçon de liberté ne peut échapper à un réseau aussi serré. Et vous qui étiez un peuple de grâce et de liberté, vous ne savez plus rien faire de la liberté et de la grâce. Pour parler un langage pascalien, vous étiez le peuple de l'esprit de finesse et les autres sont les peuples de l'esprit de géométrie, -- et encore c'est un terme bien noble pour désigner leur grossière religion technique -- ; mais quand la finesse perd son mordant, la géométrie triomphe sans peine. Où sont vos batailles spirituelles, où il paraît que vous vous distinguez ? Vous n'osez prendre aucun risque, même dans les débats les plus élémentaires. Vous n'osez surtout pas descendre sur le terrain où vous savez que Dieu vous attend.
Il est grand temps que vous disiez à vos Français qu'ils lisent un peu Péguy et qu'ils se fient à lui pour savoir ce qu'ils doivent penser d'eux-mêmes, comment ils doivent juger leurs propres affaires. Mais ont-ils le souci de se juger ? Je ne crois pourtant pas qu'ils aient la conscience tellement tranquille. Dans ce monde qui est installé dans un abominable mensonge, c'est d'eux qu'on devrait attendre une parole de vérité, mais c'est en vain qu'on l'attend. Jamais la comédie de la guerre et de la paix n'a atteint un tel degré de bouffonnerie. Les jouets atomiques présentant quelques dangers, on a fait une invention géniale qui permet de récolter les mêmes profits, et même des profits supérieurs : on appelle ça la guerre froide.
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Elle permet d'étrangler les peuples au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes -- et quand ils ne disposent pas assez vite ou assez clairement, on leur prépare un petit referendum préfabriqué --, de les réduire en esclavage en prétendant les défendre contre les infâmes colonialistes. Elle signe des pactes dits de non-agression savamment combinés pour mettre à coup sûr l'innocent dans son tort. Je n'en finirais pas si je voulais énumérer tous les artifices du mensonge dans la vie des nations modernes, y compris les conférences au sommet et celles qui ne sont pas au sommet. Je sais bien, ajouta-t-elle en baissant la voix, que toutes les diplomaties de tous les temps ont pratiqué le mensonge. Mais c'était comme un langage secret qui n'abusait personne. En lisant un texte diplomatique, on se disait : Qu'est-ce qu'il cache ? Le double sens était de règle et on savait l'art d'interpréter. Aujourd'hui toutes les déclarations officielles des chefs d'État sont des mensonges, les accords internationaux sont des mensonges, les institutions même reposent sur des mensonges. A force de tirer les mots dans tous les sens, on ne sait plus ce qu'ils veulent dire. La guerre n'est pas la guerre et la paix n'est pas la paix. La guerre consiste généralement à faire battre les autres à sa place. La paix consiste généralement à préparer la guerre de façon à mettre l'imbécile, qui croit vraiment à la paix, en état de moindre résistance. Vous allez dire que je radote, mais j'ai envie de vous lire du Péguy, un Péguy très spécialement adapté à vos affaires présentes :
« *Quand par l'événement de la vie et par l'injustice, nous sommes acculés à la bataille battons-nous sans fausse honte et sans fausse commisération, sans fausseté aucune. Réservons pour la paix et pour les fonctions de la paix les qualités qui sont de la paix. Je vais plus loin. Je prétends que la paix n'est valable et que la paix, n'est ferme que si la guerre précédente, après qu'elle fut devenue inévitable, a été conduite loyale. Or je connais au mains deux loyautés, et la seconde n'est pas moins indispensable que la première. La première loyauté consiste à traiter nos adversaires et nos ennemis comme des hommes, à respecter leur personne morale, à respecter duits notre conduite envers eux les obligations de la loi morale, à garder, dans le plus fort du combat et dans toute l'animosité de la lutte, la propreté, la probité, la justice, la justesse, la loyauté, à rester honnêtes, à ne pas mentir.*
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*Cette première loyauté est surtout morale. Je la nommerais la loyauté personnelle. Je reconnais une seconde, loyauté, sur laquelle s'est portée beaucoup moins l'attention des moralistes. Cette seconde loyauté, qui est mentale autant que morale, consiste à traiter la guerre elle-même, après qu'elle est devenue inévitable, étant la guerre et non comme étant la paix. Tout bêtement elle consiste à se battre pour de bon, quand on se bat. Elle consiste à faire la guerre sérieusement, dans son genre, comme on doit faire sérieusement tout travail, dans son genre. Elle consiste à se battre corps pour corps. Elle consiste à ne pas commettre le mensonge qui consiste à* faire *de la guerre comme si c'était de la paix, mensonge de moralité, comme tout mensonge, mensonge aussi de mentalité, comme toute erreur volontaire de jugement et d'attitude.* Je *la nomme la loyauté réelle.* »
Pardonnez-moi : quand on commence à lire Péguy, on ne peut plus s'arrêter. Il était lui-même sans mensonge aucun, étant de la droite lignée des chevaliers français. Vous ne faites plus d'hommes qui vaillent, vous Français, parce que vous consentez au mensonge universel. Qu'avez-vous fait de ce goût de la vérité, âpre et incisif, que vous aviez ? Vous avez reçu des grâces incroyables. Et notamment avez reçu cette grâce inouïe qu'il y a toujours eu entre, si je puis dire, le génie du Dieu créateur et votre propre génie un sorte d'accord secret, d'entente tacite, au milieu même de vos négations et de vos refus. Vous aviez beau faire, vous, n'arriviez pas à être tout à fait infidèles, même quand vous vous appeliez Voltaire ou Diderot. Quand vous proclamiez votre dévotion à la nature, avec l'idée d'embêter le Créateur, vous parveniez si mal à lâcher la trace du réel, que vous finissiez tôt ou tard par retrouver au détour du chemin Celui dont vous vous étiez crus débarrassés. Je n'en dirais plus autant aujourd'hui, j'ai l'impression que vous avez fait le saut définitif dans l'absurde. « Les peuples que Dieu veut avoir, Il les a. » C'est encore Péguy qui me le fait dire Mais je ne suis pas sûre qu'Il veut encore vous avoir, tellement vous êtes sots. Si vous étiez seulement de grands pécheurs comme vos ancêtres, il y aurait de l'espoir, mais vous êtes désespérément sots. Je me raccroche à cette idée que dans le monde chrétien, vous êtes les seuls qui ayez compris la Création, comme les Grecs étaient les seuls dans le monde païen, et je reconnais d'ailleurs, moi qui suis une fille du monde grec, que nos lumières étaient encore bien obscures.
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Fille d'un peuple architecte, je goûte d'un œil connaisseur vos grandes architectures de cet incomparable Paris (et je n'oublie pas celles qui ne sont pas parisiennes), architectures par lesquelles vous donnez, mieux que la science et mieux que n'importe quel art, le sentiment de ce qu'est l'harmonie du monde, architectures dignes d'un pays où s'est faite l'histoire du monde. Alors je ne puis pas me défaire de l'idée que l'histoire du monde se fera encore ici demain, quand vous aurez été passés au crible. Mais je goûte encore plus vos admirables campagnes, où on ne distingue plus ce qui est de la nature et ce qui est de vous, cet art souverain que vous avez de conduire un chemin au flanc d'une colline, de planter une ligne de peupliers là où la vallée en souhaitait le dessin, d'établir vos villages là où ils se composent le mieux avec le paysage. Tout cela n'est pas l'effet du hasard, mais d'une profonde intelligence de la Création. Je revois en esprit dans vos petites villes de province des places silencieuses qui ont la résonance d'un poème, des toits qui s'agencent comme les phrases d'une symphonie, des halles, des ponts, des cimetières qui sont juste à la place qu'il faut et font penser que vous avez l'art d'ajuster vos œuvres à la Création de Dieu, qu'elles prolongent et parachèvent. Je m'y connais : nous autres Grecs nous avions le sens de l'harmonie. Alors je dis que vous êtes le seul peuple musicien. Et je dis aussi que vous avez reçu des grâces extraordinaires. Le monde moderne manque de musique : vous n'êtes donc pas capables de lui réapprendre à chanter ?
Vous m'étonnez, vous Français. J'ai connu un temps où vous preniez toujours les obstacles de front. Dans l'ordre de la vie, dans l'ordre de la pensée, vous fonciez droit devant vous, avec quelque imprudence parfois. Aujourd'hui vous vous arrangez pour faire comme si les obstacles n'existaient plus, -- ou plutôt comme s'ils étaient un produit de l'imagination de siècles imbéciles, aujourd'hui devenus parfaitement négligeables. Voyez-vous, je n'aime pas quand vous vous mettez à fabriquer des mythologies, et surtout quand vous les faites fabriquer par un Père Jésuite, ce qui est tout de même un comble. Sur le terrain de la mythologie, nous les Grecs, nous vous battons de loin.
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Laissez donc les mythes au divin Platon, ce n'est pas votre affaire : déjà les anciens Grecs trouvaient que ces mythes platoniciens ne faisaient pas très sérieux pour un philosophe. Je sais bien que vous leur donnez un faux air scientifique, mais cela n'abuse pas les vrais savants. Vous n'inventez rien de plus nouveau que nos Ioniens et que nos Éléates. Depuis le temps, je commence à avoir une certaine expérience des grands hommes ; vous n'allez pas à la cheville d'Héraclite et de Parménide. Ces physiciens pouvaient se dire à juste titre métaphysiciens. Voyez-vous, votre mythologie -- si encore elle était poétique, on vous pardonnerait --, votre mythologie ne peut que faire sourire un vrai philosophe, et pour une raison bien simple, c'est que tout s'y arrange trop bien, toutes les antinomies y sont trop aisément résolues, à la faveur de tours de passe-passe qui ne peuvent le tromper. Tous les angles sont ronds. (Déjà dans la philosophie de M. René Descartes, tout s'arrangeait trop bien, sans un soupçon de bavure, sans un scrupule de doute, mais celui-ci était un homme et un penseur d'une fameuse trempe.) Vous aviez besoin d'une mythologie tranquillisante et vous l'avez. Comment elle peut s'arranger avec votre doctrine chrétienne, je vous laisse le soin de tirer la chose au clair.
ELLE RÊVA un instant. C'est embêtant, reprit-elle, si vous, Français, vous renoncez à vos fonctions essentielles, dont la principale était d'apprendre au monde à considérer le réel avec sérieux, je ne sais pas qui pourra vous remplacer. Et vous savez en quoi consiste le sérieux que je dis : il consiste avant tout à prendre toutes les réalités contraires dans le plein de leur contrariété, sans rien éluder. Il y avait, vous le savez, une certaine contrariété bien connue, celle de l'esprit et de la matière, de l'âme et du corps. J'ai assisté, moi l'Histoire, à tous les débats qu'instituèrent les philosophes sur ce grand sujet. Tantôt c'était les matérialistes qui l'emportaient et tantôt les spiritualistes, tandis que d'autres essayaient de faire ce qu'ils appellent la synthèse. Je m'abstenais, comme vous pensez, de prendre parti, me trouvant là seulement pour enregistrer. Il y eut un moment solennel, au XIX^e^ siècle, où les matérialistes crurent l'emporter : la métaphysique était morte, la science triomphait, il n'y avait dans l'univers que de la matière et le ci-devant esprit n'était plus qu'un état non encore défini de la matière.
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Je respirais enfin, car ces débats me fatiguaient, mais je n'étais pas sans inquiétude : car le spiritualisme à mon sens conservait des positions très fortes. Tant d'admirables pages de l'immortel *Phédon* ne cessaient de chanter dans ma mémoire, Platon conservait des disciples, et votre Pascal continuait à toucher les âmes au point d'inquiétude le plus secret. J'avais bien raison de n'être pas rassurée : Bergson survint, et il battit en brèche, comme vous le savez, les positions les plus sûres du matérialisme. Péguy venait derrière Bergson et malgré son respect pour ma personne, il dénonça les méthodes historiques modernes, ce qui me choqua, car j'y voyais une des plus belles conquêtes de l'esprit humain ; mais Péguy me montra que ces méthodes prétendues scientifiques et fondées sur une métaphysique matérialiste passaient à côté des réalités spirituelles, que je voyais tout d'un coup renaître avec une vigueur rajeunie. Et l'existence d'une âme immatérielle, qui jusqu'alors paraissait une survivance des âges barbares, reprenait de la consistance et redevenait une opinion scientifiquement défendable.
Pardonnez-moi, mon ami, ce raccourci d'histoire. Un raccourci n'est jamais scientifique. Mais cela m'est permis puisque je ne fais pas un cours de Sorbonne et la lune qui penche vers l'horizon nous avertit que nous allons devoir bientôt nous séparer. Vous allez me reprocher aussi de me mêler de philosophie alors que je ne suis pas philosophe. Mais ce n'est pas pour rien que dans mon jeune temps j'ai respiré l'odeur des jardins d'Akadémos et foulé les bords de l'Ilissus. Dans ce temps-là, la philosophie ne s'enseignait pas dans des amphithéâtres poussiéreux, on ne passait pas des thèses et des agrégations, on devisait de l'âme et du corps en marchant pieds nus dans la rosée. Je savais me rendre invisible et j'écoutais les propos qui s'échangeaient autour de Platon et d'Aristote : aussi j'entends aussi bien que quiconque ce dont on parle. Il n'est pas du tout indifférent pour bien philosopher de s'accouder au tronc tordu d'un olivier ou d'interrompre un raisonnement en jetant des pierres dans l'eau. Ces réalités de l'arbre, de l'eau ou de la pierre sont d'excellentes institutrices : le poids d'une pierre dans la main enseigne le poids d'une pensée. Vous autres modernes, vous ne savez plus le poids de rien, Parce que vous êtes de plus en plus abstraits. L'abstraction a ceci de dangereux, qu'elle ne vous avertit pas quand vous quittez la terre ferme pour vous aventurer dans l'irréel.
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C'est comme vos musiciens : ils feraient bien de quitter leurs Conservatoires et de demander des leçons aux bergers du Ménale ou du Cithéron.
Pour reprendre notre propos, il est arrivé ensuite une aventure peu banale, que vous ne soupçonnez pas. Le tour est d'ailleurs très subtilement joué. Le matérialisme vexé de se voir supplanté et se sentant un peu ridicule, a cherché à prendre sa revanche. Au fond qu'est-ce qui le gêne par-dessus tout ? Simplement la vieille opposition, le vieux dualisme esprit-matière. Voyons, s'est-il dit, si ce dualisme ne peut se réduire dans un sens, ne pourrait-on le réduire dans l'autre ? L'essentiel est qu'il n'y ait plus de problème. Il faut avouer que la parade est admirable et adroite. Grâce aux découvertes de la physique nucléaire, le renversement s'est fait en un tournemain. Si la matière n'est que de l'énergie, voici que s'effondre enfin cet odieux dualisme esprit-matière qui empoisonne la vie et corrompt la morale. Ainsi le matérialisme s'introduit à l'intérieur du spiritualisme pour le détruire par le dedans.
Pouvez-vous supporter cela, vous Français ? D'ordinaire vous ne vous payez pas de mots, on ne vous en fait pas accroire. Ne voyez-vous pas reparaître, affublés d'oripeaux tout neufs, toutes les vieilles idoles éculées, et au premier rang l'évolution et le progrès ? Il y a longtemps que Baudelaire et Georges Sorel, pour ne nommer que ceux-là, ont fait justice de l'idée de progrès. Et quant à la célèbre évolution, dont on parle depuis qu'il y a des philosophes, je sais un peu ce qu'il faut en penser, puisque je suis à la fois dans le temps et hors du temps, je pèse dans mes balances ce qui demeure et ce qui change. J'ai vu des évolutions qui étaient certes des progrès, j'en ai vu qui étaient des régressions. Je n'ai pas constaté que le progrès de la conscience morale accompagnât le progrès scientifique, il m'a même semblé qu'il y avait encore des barbares, comme au temps de la bataille des Thermopyles et que les plus barbares étaient parfois les plus avancés, quant à ce que vos modernes appellent la « civilisation ». Dire que l'humanité s'avance dans la voie d'un progrès indéfini, me paraît d'un romantisme vraiment suranné. Dieu fait crédit à l'homme, Il est avec lui d'une patience inépuisable, mais ce crédit Lui coûte cher, car il me semble que c'est votre Pascal qui dit que Jésus est en agonie jusqu'à la fin du monde.
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Elle avait prononcé ces mots avec une tristesse dans la voix.
-- Et je me demande même, ajouta-t-elle, comment vous, chrétiens, vous pouvez en supporter la pensée. L'Espérance, la Sainte Espérance, la vertu théologale d'Espérance, cela n'a rien de commun avec la foi au progrès indéfini de l'homme, c'est l'élan d'amour qui vous fait adhérer à la volonté de Dieu, quelle qu'elle soit, sur vous et sur le monde, c'est l'assurance que le plan de la Rédemption s'accomplit quelles que soient les misérables victoires du péché. (Vous voyez que je suis capable de vous apprendre votre catéchisme.) Peut-être vos contemporains, dit-elle -- et je crus saisir une nuance d'ironie dans sa voix -- pensent-ils que les données de la science moderne permettent de réviser cette conception périmée de l'Espérance et qu'elles autorisent, à l'endroit de l'homme, un surcroît d'optimisme ? Je voudrais qu'ils me disent s'ils pensent que Jésus-Christ était optimiste ou pessimiste ? Ces mots d'ailleurs peuvent-ils avoir un sens dans un sujet aussi grave, où la seule chose qui importe est de savoir ce qui est vrai ? Or il me semble que j'ai lu dans Saint Luc cette parole de Jésus lui-même : « Quand le Fils de Dieu reviendra, penses-tu qu'Il trouvera la Foi sur la terre ? » On ne peut tout de même pas croire que le Verbe de Dieu ait prononcé une parole en l'air, et alors si vraiment c'est sérieux, c'est une parole pleine d'un sens grave, qu'il est bien difficile d'interpréter ou d'arranger dans un sens absolument rassurant. Mais oui, mon ami, j'ai lu vos textes sacrés, puisqu'ils appartiennent à l'histoire. J'ai même lu Saint Paul et dans Saint Paul ces admirables septième et huitième chapitres de Épître aux Romains, où se trouve posé avec tant de force le dualisme de l'esprit et de la chair. J'ai toujours envié votre art de lire les textes : vous, Français, vous y mettez tant de justesse. Vous prenez le texte au ras du sens, en vous collant pour ainsi dire à la lettre, sans en rien détourner, mais en faisant resplendir l'esprit ; vous dégagez le lien secret qui court sous les mots et les rattache au centre de la pensée. Entendons-nous : dans vos bons jours, ceux où vous n'êtes pas romantiques, personne ne sait lire comme vous. Et personne non plus ne sait lire aussi bien le livre de la Création. Ou tout au moins ne savait. Vous n'étiez pas des gens à avoir besoin d'être consolés. Vous preniez les choses comme elles étaient, dans leur vérité rude, et vous tâchiez d'y conformer tant bien que mal votre vie.
246:67
Qu'on ne vienne pas vous accuser de je ne sais quel jansénisme. Personne n'a connu comme vous l'éminente dignité de la matière, et vous l'avez fait servir, -- pierre, couleur ou sons --, à quelles œuvres sans pareilles. C'est par vous que nous avons été, nous les Muses, les mieux entendues. Vous savez comme parle Saint Paul : « *Omnis creatura ingemiscit et parturit usque adhuc.* La Création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, c'est avec l'espérance d'être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu ». La révélation des fils de Dieu ne se fera pas par d'autres voies que la révélation du Fils de l'Homme, c'est-à-dire l'obéissance à la volonté du Père dans l'effacement et le détachement, le courage dans l'affirmation de la Vérité, la consommation de l'Amour dans le sacrifice. Pour être enfant de Dieu, héritier de Dieu, cohéritier du Christ, il faut arracher de soi ce qui n'est pas de Dieu : aucun progrès ne fera que cette nécessité ne soit.
Je pense, mon ami, que c'est à vous, Français, de rendre à la Création son honneur de Créature de Dieu en la faisant servir à la Louange. Car toute la Création est intéressée au salut de l'homme, elle manquerait sa destinée si l'homme manquait la sienne. Vous savez comme nous avons senti le poids de la destinée humaine, nous autres Grecs, et de quel désir nous avons attendu pendant des siècles la Nouvelle Alliance de Dieu et de l'Homme, des siècles que nous avons remplis de poésie, de philosophie et de monuments. Nous avions nous aussi nos matérialistes. Comme tous les matérialistes ils estimaient que la matière était quelque chose de très simple : elle était aisément mesurable, vos vulgaires balances humaines suffisaient à la peser, il y avait un petit nombre de corps simples parfaitement catalogués. Aussi je leur trouvais l'esprit fort grossier, car je pensais que la matière n'était pas si simple, et la science moderne m'a donné raison. Ce qui ressort de plus clair des découvertes atomiques, je vous le dis, moi, une vieille païenne, c'est qu'il ne faut pas moins que la volonté d'un Dieu pour maintenir les choses ensemble et leur donner une forme : on en doit concevoir une admiration d'autant plus grande pour la Création et le Créateur. Que cette énergie éparse dans l'Univers se soit pour ainsi dire solidifiée et ait constitué cet univers matériel où l'être le plus humble porte dans sa forme la marque de la pensée qui l'a engendré, voilà le constant objet de mon étonnement.
247:67
Pour ne pas apercevoir cela, il faut vraiment que votre siècle n'ait pas d'yeux pour voir. Mais que vous n'aperceviez pas non plus que l'homme, malgré la maîtrise qu'il croit avoir de la nature, manque à sa fonction essentielle, voilà votre disgrâce et votre misère. Il faudrait peut-être le lui dire ? Et le dire aux Français, qui ont plus de responsabilité que les autres peuples. L'Histoire n'est ni optimiste ni pessimiste, vous le savez ; mais il semblerait vraiment qu'il y a une conjuration pour faire échouer les desseins de Dieu sur le monde. Si vous étiez fidèles à votre vocation, vous donneriez votre sang pour que ces desseins se réalisent. Mais savez-vous seulement quels ils sont ?
Le monde moderne avilit, disait Péguy. Ce sont des choses qui ne sont pas agréables à s'entendre dire : aussi Péguy est-il aujourd'hui très fortement suspect à tous vos démocrates, jeunes et vieux, pourtant il n'y a pas un seul de vos grands hommes qu'il vous serait plus salutaire d'écouter. Vous allez jouer votre dernière partie et vous savez que les peuples peuvent, comme les hommes, manquer leur destinée par le simple exercice de leur liberté et sur un simple geste. Vous avez eu une destinée étonnante, mais n'oubliez pas que pour finir elle sera jugée sur son dernier acte. Je ne suis pas prophétesse puisque je ne m'intéresse qu'au passé, mais je vois quand même venir les choses, et ce qui me frappe, c'est que vous n'avez pas le courage de jouer votre destinée dans le sens de l'héroïsme et de l'honneur. Votre destinée serait de résister à l'avilissement et à la lâcheté universelle, mais vous courez dans le même sens que tout le monde. Alors je me demande comment vous allez finir. Car je vais vous faire un aveu : j'ai toujours trouvé beaucoup d'intérêt au spectacle des décadences. Il y a celles qui sont rapides et celles qui sont lentes. Les élaborations, les préparations ne m'intéressent pas, ce sont les chutes qui me passionnent. Après des siècles de maturation, le grand moment de la pensée et de l'art grec est assez court : la Grèce s'écroule aussitôt, victime de la décomposition politique. L'Empire romain au contraire a duré longtemps, parce qu'il était très solidement organisé, mais il a fini dans quelle interminable agonie. Voilà un beau sujet pour moi. J'ai peur cependant que vous ne fassiez même pas une belle décadence, avec une forte odeur de pourri comme je l'aime.
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Dans votre siècle le pourri ne se sent plus, les charniers même n'ont pas une autre odeur que le restant de l'humanité. Vous vous croyez purs quand vous vous êtes débarrassés de ce que vous appelez vos « complexes », mais votre conscience est une paire de lunettes aux verres fumés. Pour mériter d'avoir un Tacite, il faudrait m'apporter un Néron, mais il faut un fumier plantureux pour produire un Néron.
IL EST TEMPS que je vous quitte, me dit-elle après un silence : le jour va naître. Vos villes modernes ne sont supportables que la nuit. Mais avant de vous quitter, je vous citerai encore deux textes de Péguy. Le premier date d'un temps où l'Université avait fabriqué de nouveaux programmes, qui inauguraient ce travail de démolition de la culture, dans laquelle elle a depuis lors conquis une véritable maîtrise. Péguy l'a écrit à propos de l'enseignement du grec et de ce qu'on appelait dans ce temps là les « humanités ». Mais il y a ceci de remarquable qu'il définit une sorte d'opération-type, très habilement menée, dont nous voyons sous nos yeux des exemples insignes, dans des ordres très différents :
« *C'est un phénomène très fréquent dans l'histoire de l'humanité. Pendant des siècles de grandes humanités se battent pour et contre une grande cause. Et puis tout passe. Et puis, un jour, pendant que l'humanité a le dos tourné, une petite bande de malandrins arrive, détrousseurs de cadavres, chacals et moins que chacals, et on s'aperçoit le lendemain que la dite grande cause a été étranglée dans la nuit.* »
Et puis voici un autre texte que vous ferez bien de faire lire à vos clercs. Car j'entends dire qu'il y a chez vous une offensive cléricale contre le latin. Votre Église catholique romaine possède une très ancienne et vénérable liturgie, ou plutôt plusieurs liturgies, en latin ou en grec, qui ennuie considérablement vos jeunes clercs, qui sont impatients de vulgariser la religion et de la rendre populaire. C'est un problème que je ne peux discuter parce qu'il m'est étranger ; nous autres païens, nous avions le sens du sacré et nous trouvions tout naturel d'avoir des langues sacrées. Je me bornerai à vous citer là-dessus un savant de chez vous, A. Meillet, qui dans son *Aperçu d'Une Histoire de la Langue grecque,* écrit :
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« C'est un fait fréquent, presque normal que les cérémonies religieuses aient lieu dans une langue distincte du parler de tous les jours. Faire une cérémonie religieuse, c'est passer du domaine humain au domaine divin, sortir du monde profane pour entrer dans le sacré. Pour y réussir, on est conduit à se servir d'une langue qui, par le fait qu'elle est autre, échappe aux associations d'idées qui rendraient peu vraisemblable un passage du domaine humain et terrestre à un monde supérieur. »
Il faut croire que vos jeunes clercs ont fait de singuliers progrès dans l'approche des grands mystères de votre religion, puisqu'ils n'ont plus besoin d'une langue sacrée. J'ai peur que ce soit plutôt le Mystère même qu'ils repoussent. Lisez-leur donc ces lignes qu'inspirent à Péguy les Litanies du Saint Nom de Jésus :
« *Per labores tuos*, -- c'est un exemple, après tant d'autres que j'aime à donner dans la conversation, de cette sorte de singulière accointance qu'il y a entre le latin et la pensée rituelle, entre le latin et la résonance propre de la parole sacrée même. Ce n'est pas la première fois qu'un texte latin, qu'un mot donne soudain l'impression, donne le saisissement qui fleurit soudain, qu'il emplit brusquement le rite, qu'il est la seule voix qui pût ainsi garder pour tous les temps la parole éternelle. Qu'il est une voix singulière, une voix (singulièrement) prédestinée, une voix elle-même appelée, *vox vocata.* Une voix élue. Une voix où la parole de Dieu s'accomplit, atteint son expression éternelle, on pourrait presque dire son juste ton, son expression propre. Sa première expression. Le ton, l'expression qu'on attendait. La parole de Dieu est plus intelligente en grec. Plus platonicienne. Et plus philosophe. Il fallait peut-être s'y attendre. Mais en latin elle est éternelle ».
Ceux qui n'entendent point ces choses, dans le temps où nous inspirions les hommes, nous les appelions des barbares.
Sur ces mots elle s'éloigna en suivant le quai et bientôt je ne la vis plus, tandis que le ciel s'éclairait des premières lueurs du jour.
André CHARLIER.
250:67
### Quatrième dimension de la lecture
par Jean-Baptiste MORVAN
JE DEMANDAIS un jour à mon libraire, homme jeune bien informé, catholique et assez « nouvelle vague », ce qu'était un livre mystérieux dont la critique paraissait faire cas, mais dont on ne parlait qu'à mots couverts, à cause de son essentielle immoralité. « C'est un roman érotique », me dit-il. Je le savais, mais cette définition me contentait peu. Était-il rabelaisien ou tragique, poétique ou pseudo-philosophique ? Je posai tout de suite la grande question : « Littérairement, vaut-il la peine d'être lu ? » Et j'obtins une réponse inachevée, mais étrange. « N'est-ce pas, du moment que cette littérature-là existe... » Je tiens pour assuré que la compréhension d'une époque consiste souvent à faire l'exégèse des points de suspension. Je complétai donc : « Puisque cette littérature-là existe, il faut la connaître. » Ayant lu jadis sans plaisir un certain nombre d'œuvres salaces de poètes grecs et latins, plus quelques « enfers » de la Renaissance, j'étais précisément parvenu à la conclusion que toutes ces productions se ressemblent, et que par conséquent leur intérêt littéraire se réduisait à peu près à rien. Sur cet exemple précis, je flairai une certaine conception tyrannique de la lecture. Dès qu'une forme littéraire « existe » (fût-ce par la grâce des cabales ou de la publicité) elle a le droit de mettre les pieds sur la table et d'être respectée. Je m'étonne chaque jour de voir des critiques et même des pédagogues chrétiens s'aligner sans discussion sur l'impératif catégorique d'admiration, à propos de contemporains que l'on s'est un peu pressé de faire figurer dans les anthologies pour la jeunesse. Est-ce le Collège qui devient plus « littéraire » ou la littérature qui devient plus puérilement scolaire ? On n'ose plus protester sans craindre des coups de règle sur les doigts.
251:67
Il faut pourtant poser le problème : le lecteur chrétien est-il le lecteur ordinaire ? Nous nous sommes promis de rechercher ici ce qui nous ligote et nous appauvrit. La lecture trouve sa place dans cet examen, et peut fournir déjà quelques repères pour l'étude des arts plastiques et du cinéma. En quoi consiste la dignité du chrétien en face de l'œuvre ? Cette question intéresse aussi bien l'auteur, les chefs-d'œuvre d'autrefois ayant été écrits pour un public moins docile. Le révolutionnaire Kropotkine écrivait : « L'avenir est aux explosifs ! » Nos écrivains suivraient-ils ce conseil ? Ils semblent nous confier le travail de leur pensée comme on dépose une machine infernale. Au lieu des prudences et des innocentes roueries des préfaces du temps jadis, où l'auteur cherchait à se faire accepter, nous recevons des nouveautés littéraires une émotion-choc qui doit nous démolir pour mieux nous reconstruire. Il est admis en principe que le lecteur doive accepter l'œuvre tout entière, c'est-à-dire que l'auteur se charge de penser à sa place. Ainsi mis en état d'infériorité, ce lecteur reste timide même dans les critiques d'ordre moral, et cette timidité est chaque jour plus évidente.
Il faudrait persuader le lecteur chrétien que son ambition ne doit pas consister à ingurgiter tel livre « qu'il faut avoir lu », comme s'il piochait un programme d'examen, mais bien de reconquérir une certaine autonomie créatrice, de se faire un peu auteur en prenant parmi les auteurs, comme disait Molière, son bien où il le trouve. La lecture peut répondre à un souci simplement documentaire, d'histoire des idées ou d'information actuelle à un souci littéraire, pour apprécier une forme d'expression ; à un souci de jugement moral ; mais il existe une quatrième dimension de la lecture, qui concerne la transformation psychologique des œuvres lues. L'auteur doit s'y résigner : les caprices apparents et les besoins profonds de nos âmes modifieront l'image de son livre. Le romancier et le poète moderne le savent, mais s'y résignent mal : aussi usent-ils de l'habileté qui consiste à présenter l'œuvre comme déjà désarticulée, désintégrée, assimilée par une conscience de lecteur. Désinvolture, ruptures, oublis volontaires et coins d'ombre savamment ménagés. On croirait voir ces tapis neufs que des brocanteurs malhonnêtes ont traînés derrière leur voiture pour leur donner l'apparence d'antiquités persanes. Prévoyant même la parodie, l'auteur préfère s'en charger lui-même au besoin, ce qui n'est pas de jeu Le lecteur se trouve ainsi réduit à j'état inerte ou mécanique, on a prévu d'avance ses démarches, on les lui a tracées.
252:67
Tout lecteur d'une œuvre de fiction, roman, théâtre ou poésie, retrouve un certain esprit d'enfance, il pénètre dans le domaine du père. On sait que les enfants ont tendance à considérer les jouets qu'on leur donne comme une sorte de matière première qu'ils retravailleront au gré de leur inspiration du montent. Néanmoins, ils seraient mécontents que le jouet qu'on leur donne ne soit pas neuf et dans un certain état de perfection. Cette constatation semble échapper aux écrivains d'aujourd'hui, et le lecteur fait preuve d'une inquiétante paresse. Quand même l'œuvre ne serait qu'un signe donné au départ de la pensée, il faudrait qu'elle possède un prestige capable d'exalter l'imagination, non de l'abaisser ou de l'avilir.
La littérature de fiction n'a que bien peu de titres à nous endoctriner. Quoi qu'en aient dit les grands classiques, ses moyens restent douteux dans l'énoncé des principes moraux. Notre responsabilité, notre dignité se placent au début de notre appropriation des œuvres. Nous nous devons de développer des facultés de réaction, d'invention, qui corrigeront ou continueront en nos âmes la narration aussi bien que les peintures ou les thèses. C'est un « art de vivre » intellectuel, une quête de l'imprévu, une conscience éveillée à tous les rapprochements possibles entre des œuvres, pour une synthèse restant marquée de l'invention et du rêve. Là encore, on a voulu souvent nous tracer impérieusement la voie, par le recours à la poésie de l'insolite. L'esthétique de l'insolite est-elle pernicieuse ? Elle peut l'être, si elle est secrètement téléguidée par un certain esprit révolutionnaire qui joue aussi sur le subconscient et les associations de pensée spontanées. A nous de rester libres quand il s'agit de faire passer à travers tant de lectures le fil d'or de l'appel divin. Au reste, certains auteurs que les poètes de l'insolite considèrent comme des ancêtres, un Nerval par exemple, faisaient-ils autre chose que de renouveler presque instinctivement la mystérieuse invocation d'une humanité déchue à des valeurs éternelles ? « Prince d'Aquitaine à la tour abolie... » La liberté des enfants de Dieu trouve un aliment dans cette nostalgie d'une dignité ou d'une patrie perdues : pauvreté qui est richesse...
253:67
Proclamons qu'il ne s'agit pas là d'un privilège aristocratique de certaines âmes dans l'ordre intellectuel. A moins d'être sourd-muet (et encore) personne n'échappe à une sorte de mystérieux devoir que je serais tenté d'appeler la charité de l'expression. Chacun de nous est littérateur pour quelqu'un, aède, fabuliste, épistolier, romancier, même l'enfant qui raconte une histoire au petit frère ou qui écrit à la vieille cousine au Jour de l'An. Il nous faut rompre les désespérantes paresses du silence, et trouver à certains moments dans les propos cette vibration inconnue qui émeut l'auditeur au plus profond de l'âme. Le philosophe Brice Parain remarquait que nous vivions dans un monde qui ne savait plus parler. A quoi tient cette vibration ? A ce que l'on a senti passer une conviction émotive dans l'évocation des destinées. Cela peut paraître obscur, et l'est nécessairement ; mais qui de nous ne se souvient pas d'avoir lu ou entendu, chez les plus grands poètes aussi bien que chez de braves gens sans culture livresque, une phrase où passe tout à coup une sympathie sincère et rêveuse pour les vies des autres.
Aucune rhétorique formelle et scolaire ne permet infailliblement d'y parvenir ; elle peut cependant y aider, et chacun se fait sa vraie rhétorique, une rhétorique intérieure qui tient de l'imprévu. Je crois avoir toujours collectionné, comme soutiens de vie intérieure, des phrases, des vers qui furent pour moi, à telle ou telle heure, le chant de marche, le mot de passe ou le talisman ; ainsi ce simple vers du « Tartuffe » :
« La campagne à présent n'est pas beaucoup fleurie » ou la phrase de Tacite « Flebunt Germanicum etiam ignoti » ; l'invocation de Swinburne à l'hirondelle :
« *Swallow my sister, o sister swallow*
*How can thine heart be full of the spring ?* »
et cette strophe d' « Esther », hymne national et religieux :
« *Dieu d'Israël, dissipe enfin cette ombre...*
*...Quand sera le voile arraché*
*Qui sur tout l'univers jette une nuit si sombre ?* »
et tant de vers latins de la liturgie : « *Lucem dierum proferens* », « *Agnus redemit oves* ».
254:67
Je ne négligerais pas les réminiscences comiques ; le comique est actuellement un des biens dont nous sommes spoliés. Il conviendrait de se demander pourquoi il se fait rare, et si la charité y a gagné. Mais pour soutenir une vie intérieure gardant ses fenêtres ouvertes sur l'au-delà, rien ne vaut dans la mémoire de nos lectures ces devises, ces blasons d'une poésie fortuitement réapparue.
Toute œuvre sans doute n'est pas utile, même si nos particularités d'esprit nous font parfois trouver en des lieux inattendus ces grands souffles du ciel, ces éclaircies, ces relais nécessaires de la dignité. La voie la plus sûre pour trouver les vrais trésors du rêve, c'est la conscience religieuse, éveillée et forte : elle sent soudain, à un détour de l'œuvre l'image, le cri ou le chant qui lui sont nécessaires. Elle les incorpore à notre démarche vers autrui, démarche familière mais capable de faire sentir qu'elle tire son origine d'un pays lointain, qu'elle n'est pas la lumière, mais qu'elle lui rend témoignage et sait dire aux âmes du siècle ce que Marie Noël disait aux maisons :
« *Maisons, apprenez ce soir*
*A n'être pas tant prudentes,*
*Tant closes au chemin noir,*
*Vous en serez plus contentes*
*Dieu vient on ne sait pas d'où...* »
Jean-Baptiste MORVAN.
255:67
### Mémoire du curé d'Ars
IL FAUT UN VÉRITABLE AVEUGLEMENT aux catholiques disposés à accepter, parce qu'ils en sont, le temps présent et ses institutions comme normales, pour ne pas voir que la Révolution a détruit en France ce qui restait d'un ordre social chrétien, et *que cet ordre chrétien était fondé sur l'ordre naturel profond de toutes les sociétés humaines.* Les deux ont été détruits en même temps ; celui que nous subissons est contre nature ; il est diabolique, fondé sur la lutte fratricide et la hideuse envie. C'est l'ordre de Caïn. Il est bien visible aussi qu'il s'en est suivi pour la France une décadence morale et politique humainement irrémédiable. L'abandon qu'elle a fait depuis longtemps de sa vocation chrétienne l'amènerait même inévitablement à sa dissolution comme nation. Nous voyons se vérifier sous nos yeux ce qu'écrivait le marquis de Custine, au retour de Russie, il y a plus de cent ans : « Partout où j'ai posé les pieds sur la terre, depuis le Maroc jusqu'aux frontières de la Sibérie, j'ai senti couver le feu des guerres religieuses... Dieu sait le secret des événements, mais tout homme qui observe et réfléchit peut prévoir quelques-unes des questions qui seront résolues dans l'avenir ; *ces questions sont toutes religieuses.* » Et Custine ajoutait : « De l'attitude que la France saura prendre dans le monde comme puissance catholique dépend désormais son influence politique. »
256:67
Or la France même est en pleine guerre religieuse depuis cent cinquante ans. Tous les moyens y sont bons pour combattre la religion, par l'école principalement ; la menace arrive rapidement pour les chrétiens d'avoir à verser leur sang pour la foi.
La France en Afrique a depuis cent ans favorisé l'islamisme contre le catholicisme ; elle récolte en ce moment ce qu'elle a semé. Ses gouvernants depuis plus d'un siècle se font gloire de représenter aux yeux du monde l'esprit révolutionnaire. On peut voir aujourd'hui où cet esprit a mené la France ; la moralité, l'esprit critique, le patriotisme mais aussi la puissance sont au plus bas. Heureusement, les conditions morales de cette déchéance ont été imposées à un peuple qui n'en pouvait mais, par une minorité satanique. Ce peuple est très peu responsable et Dieu le prendra en pitié.
Mais il nous paraît très clairement que le seul moyen d'obtenir de Dieu cette pitié, c'est de faire des saints. Aussi ferons-nous mémoire d'un saint : le curé d'Ars. Un livre récent ([^82]) nous en donne l'occasion. J. B. Vianney fut du peuple aussi fortement qu'on peut l'être, non seulement par sa naissance, par son manque d'instruction première, par sa pauvreté évangélique, mais il l'est resté dans sa formation religieuse et dans son ministère. Il est loisible de voir en lui ce que peut le flambeau de la foi chez un homme naturellement incapable de science humaine, mais ouvert à la grâce.
\*\*\*
On s'est aperçu en effet que le saint curé avait beaucoup pris aux sermonnaires antérieurs. Le livre dont nous parlons, très soigneusement fait et édité, représente un travail énorme. L'auteur a décelé la plupart des emprunts du curé d'Ars ; et finalement on peut dire en gros que ses sermons ou sont faits de morceaux pris à peu près textuellement ici ou là dans les sermons édités antérieurement.
L'auteur en est un peu étonnée, et son étonnement est même peu respectueux : « Notre saint a pris beaucoup de plaisir à copier les périodes redondantes de Joly, et il est si à l'aise dans ce verbalisme qu'il en ajoute encore » (p. 31).
257:67
« L'abbé Vianney n'a pas été indifférent à la pompe de ce morceau et il s'est contenté d'appuyer sur la pédale à la dernière mesure seulement, mais c'est pour célébrer la joie des élus » (p. 34). « Ses apports personnels sont souvent des remarques banales... Quant à ses excès ils témoignent, comme dit l'abbé Pézéril, d'une certaine *irresponsabilité verbale.* »
C'est presque à chaque page qu'on trouve de ces remarques désobligeantes. Cependant l'auteur n'a pas toujours été insensible. Voici la conclusion de son étude sur le sermon pour le jour de Noël :
« Ce que le Saint nous dit en son propre nom dans ce sermon de Noël se réduit, certes, à peu de choses. Mais il s'exprime aussi à travers ses sources ; car il ne les a pas choisies au hasard et nous pouvons tout de même, si nous avons la patience d'être attentifs aux plus légers indices, retrouver certains traits qui s'accordent, nous semble-t-il, aux témoignages des contemporains ; on croit voir le curé d'Ars, vif, le geste nerveux, le regard pénétrant, s'agiter dans sa chaire, et, tour à tour, se moquer, se fâcher, s'attendrir, passer de l'indignation aux exhortations, de l'enthousiasme aux larmes. »
L'A. de ce livre nous semble naïf. Il n'y a rien à inventer dans la doctrine chrétienne. Un prédicateur qui veut exposer la doctrine de la foi dans le *Credo,* devra relire et prendre des notes dans le catéchisme du concile de Trente ou une somme théologique ; et il peut, pour éviter ce travail, reprendre des exposés populaires qui en ont été faits. Aujourd'hui encore une revue aussi sérieusement faite que *L'Ami du Clergé* publie chaque semaine un supplément pour les prédicateurs. Nous ne le connaissons pas mais d'après ce qu'on lit dans la revue proprement dite, il doit comporter des exposés irréprochables doctrinalement qui peuvent éviter beaucoup de peine à des prêtres généralement surmenés.
Or le curé d'Ars s'est adressé à des sermonnaires de haute qualité, composés par des hommes ayant une grande expérience pastorale, curés, évêques, missionnaires au soir de leur vie. Claude Joly, évêque et comte d'Agen dans la première moitié du XVII^e^ siècle ; Reguis, curé de Gap vers 1750 ; Billot, curé de Malange en Franche-Comté ; Chevassu, missionnaire ; le « Catéchisme des peuples », ouvrage anonyme.
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Tous du XVIII^e^ siècle ; enfin Bonnardel, curé de Semur-en-Auxois, presque un contemporain car il fut curé pendant la Révolution, curé après ; prêtre réfractaire, il avait administré les sacrements en cachette au péril de sa vie pendant la persécution. Ses sermons sont la principale source du curé d'Ars ; mais lui-même avait puisé chez les prédicateurs précédents.
Le livre de Jacqueline Genet nous apporte donc une lumière historique sur le travail sérieux, obscur et d'une haute valeur du clergé du XVIII^e^ siècle. On juge de ce temps d'après ses soi-disant philosophes, ses abbés de cour et ses prélats peu recommandables. Il n'y aurait pas eu tant de martyrs pendant la Révolution s'il n'y avait eu un clergé plein d'honneur, de zèle, et de bonne doctrine. Et nous avons été ému en lisant que Chevassu, après quarante ans de prédication en mission, « *a cru devoir suivre l'avis qu'on lui a donné de laisser ses instructions aux jeunes ecclésiastiques appelés au ministère de la prédication pour en faire tel usage, qu'il plaira au Seigneur de leur inspirer* »*.* Un de ces jeunes ecclésiastiques fut l'abbé Vianney.
Quelle n'a pas été au ciel la joie de toutes ces saintes gens de voir leurs travaux servir à la prédication d'un saint et portés avec lui sur les autels. Le rayon de votre Lumière, ô Saint-Esprit, traverse les générations et fait servir des travaux méprisés ou inconnus à l'édification de la cité de Dieu.
Qu'a donc été l'œuvre propre du curé d'Ars ? Il a choisi suivant son idée personnelle et suivant son auditoire. Nous trouvons souvent quatre ou cinq sources indiquées pour dix lignes de sermon. Cela veut dire qu'on a trouvé des pensées semblables dans les œuvres de cinq ou six prédicateurs. Qui s'en étonnerait ?
De plus le curé d'Ars avait affaire à des œuvres *écrites* révisées soigneusement pour l'impression au point de vue, soit de la doctrine, soit du style. Les brouillons du curé d'Ars, nullement destinés à paraître quelque jour, ne témoignent d'aucune de ces préoccupations. Mais, tout « brouillons » qu'ils soient, ils font passer les emprunts de notre saint du style *écrit* au style *oratoire* et avec une spontanéité si évidente qu'on doit bien constater que J. B. Vianney était né orateur et certainement avait une bonne mémoire. Ces sermons datent des onze premières années de son ministère. Il n'eut plus ensuite le temps de les écrire.
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L'A. accuse le curé d'Ars d'erreurs doctrinales ou tout au moins d'excès : « C'est la dixième fois, dit-il, que nous notons, au cours de cette étude, pareille imprécision : rappelons que nous avons souligné l'omission de l'adjectif *mortel* trois fois dans le sermon sur le péché mortel, cinq fois dans les prônes sur l'examen et sur la confession ; enfin, prêchant sur le jugement particulier, l'abbé Vianney nous dit : « Si vous êtes en état de péché » au moment où vous mourrez, vous serez damnés ; sa source stipulait : « en état de péché mortel ». Et l'A. en cite d'autres : « Or le curé d'Ars en transcrivant ces six textes a omis chaque fois le qualificatif indispensable. Ces erreurs répétées -- nous venons d'en signaler seize... ne sont certainement pas des inadvertances... »
L'A. manque d'expérience et ne se replace pas dans l'auditoire que prêchait le curé d'Ars. En son temps tout le monde à peu d'exceptions près, assistait à la messe, même les non pascalisants qui aujourd'hui pour la plupart ne se dérangent pas le dimanche. Cet auditoire pratiquait à jet continu le péché véniel de propos délibéré (hélas, c'est bien fréquent encore aujourd'hui chez les chrétiens). Comment ceux qui agissent ainsi ne tomberaient-ils pas dans le péché mortel par une pente insensible pour eux ? Enfin Notre-Seigneur ne parle jamais que *du péché :* « En vérité, je vous dis que quiconque commet le péché en est esclave. » Et : « Si vous ne faites pénitence vous périrez tous. »
Le curé d'Ars avait de la sainteté de Dieu un sentiment si juste qu'il voyait le péché véniel lui-même faire à Dieu une offense énorme. Il parlait du péché tout simplement, comme Jésus-Christ. Ne devons-nous pas tous envier cette délicatesse l'âme et n'est-ce pas l'honneur du curé d'Ars de l'avoir voulu faire passer dans l'âme de ses paroissiens ? Il les instruisait dans ce but. L'A. recensé ajoute : « L'abbé Vianney n'en maintient pas moins des exigences énormes ; qu'on en juge : « *il faut savoir quels sont les effets de chaque sacrement en particulier, et quelles sont les dispositions que demande chaque sacrement* »*.* Les chrétiens ne doivent pas non plus ignorer que « *dans le sacrement de l'Eucharistie ils reçoivent le corps adorable et le sang précieux de Jésus-Christ, au lieu que dans les autres nous ne recevons que l'application de son sang précieux* »*.*
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L'A. juge ces exigences énormes ! l'ignorance des gens instruits, en fait de religion, est effrayante. Une population sachant tout juste lire et écrire ou même analphabète mais chrétienne ne sait guère que son catéchisme (et son métier) mais elle le sait très bien. Et c'est bien ainsi car elle fait son salut.
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Voyons maintenant les ajouts faits par le curé d'Ars et s'ils sont indifférents. Il s'agit de l'impureté. Nous soulignons ce qu'ajoute le saint curé à la source qu'il copie : « Quel crime d'aimer ce que Dieu veut que nous détestions souverainement. *Vous me dites que vous* n'avez point de mauvaise intention : mais *dites-moi aussi, pauvre et misérable victime des abîmes,* ceux qui vous entendent auront-ils moins de mauvaises pensées et de désirs criminels ? » Les plus indifférentes des incises ajoutées par le curé d'Ars le sont pour *le rythme.* Celles dont la pensée même n'est pas indifférente ont aussi une valeur rythmique, comme chez tout orateur. Il y avait en outre dans le curé d'Ars un poète rustique : « Il sort d'une âme où réside le Saint-Esprit une bonne odeur comme celle de la vigne quand elle est en fleur. »
« L'âme pure est une belle rose et les trois personnes divines descendent du ciel pour en respirer le parfum. »
« Une fois j'allais voir un malade ; c'était au printemps ; les buissons étaient emplis de petits oiseaux qui se tourmentaient la tête à chanter. Je prenais plaisir à les écouter et je me disais : Pauvres petits oiseaux, vous ne savez pas ce que vous dites Que c'est dommage ! Vous chantez les louanges de Dieu ! »
« Il n'y avait pas un seul de ses catéchismes dans lequel il ne fut plusieurs fois question de ruisseaux, de forêts, d'arbres, d'oiseaux, de fleurs, de rosée, de lis, de baume, de parfum et de miel », dit l'abbé Monnin. « Il n'est pas moins remarquable que ne parlant que son idiome naturel, c'est-à-dire le français peu châtié des gens de la campagne, on pût cependant presque dire de M. Vianney, comme des apôtres, qu'il a été entendu de toutes les nations du monde et que sa voix a résonné par toute la terre... Cette véritable *domination oratoire* suppléait chez lui le talent et la rhétorique. »
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« Ce qui caractérisait son discours, c'était un mélange d'exaltation et de sensibilité, de foi vive et ardente, de zèle impétueux, d'où résultait dans le prédicateur l'onction à sa plus haute puissance et dans l'auditeur l'émotion à son plus haut degré. » (Esprit passim.)
L'exemple du curé d'Ars est celui de la foi vécue. Son enseignement, à qui Jacqueline Genet reproche tant d'inexactitudes et de pauvretés, n'était pas un exposé intellectuel de vérités cataloguées et mortes dans les mots. « Ainsi, dit encore l'abbé Monnin, les considérations sur le péché, sur l'injure qu'il fait à Dieu et le mal qu'il fait à l'homme, n'étaient, pas un jeu, de son esprit, mais un travail douloureux de sa pensée ; elles le pénétraient, le consternaient, le tourmentaient... Il vivait l'offense faite à Dieu, il vivait l'horreur du péché. » Et comme il n'y a jamais eu que l'exemple de la foi pour la donner, le curé d'Ars convertissait les âmes. Il représente même de ce fait le cas éminent, justement parce qu'il était ignorant suivant les idées du monde. Il ne connaissait que Jésus et Jésus crucifié.
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Et cela est vrai pareillement d'un homme très différent de lui, ce père Emmanuel, curé du Mesnil-Saint-Loup, qui dans le temps même où le curé d'Ars achevait sa carrière entre 1850 et 1860, commençait la conversion de sa paroisse. Cette conversion est même plus profonde et plus durable que celle d'Ars, probablement parce qu'elle est restée ignorée. C'est une dure épreuve pour les paroisses que d'être le siège d'un grand pèlerinage. Lourdes, d'après les gens du pays, est un lieu de perdition pour la jeunesse des montagnes qui s'y rend pour travailler dans la saison des pèlerinages. Veillez et priez ! L'enthousiasme de quelques journées ne suffit pas.
Lorsque plus tard ses fils eux-mêmes demandaient au P. Emmanuel quelle avait été sa méthode pour convertir sa paroisse, il répondait par la parole de S. Paul : « *Je souffre tout pour les élus.* »
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La tâche assignée à lui par le Seigneur n'était pas la même que celle qui fut assignée au curé d'Ars, mais elle avait forcément pour base un esprit de foi identique. De S. Vianney son office propre dit justement en empruntant un texte d'Ézéchiel : « *Et toi, fils de l'homme, je t'ai établi comme sentinelle sur la maison d'Israël. Écoute donc les paroles de ma bouche pour les leur annoncer de ma part.* » Et Dieu a mis, comme un phare au-dessus de son peuple, un homme ignorant de toute science humaine pour que resplendissent en lui la foi, les dons surnaturels, et « l'unique nécessaire ».
Le Père Emmanuel, au contraire, a enfoui dans une paroisse de trois cent cinquante âmes le génie d'un penseur et d'un grand écrivain. Persécuté par son évêque, par ses supérieurs et par l'État, il a fondé un exemplaire unique d'une véritable société chrétienne, si véritablement unique que la foi de ses paroissiens l'a obligé en quelque sorte à y fonder deux monastères contemplatifs avec des sujets tirés de ses ouailles ! Et c'est à ce grand esprit que nous demanderons de nous expliquer ce qui fit la force et la grandeur du curé d'Ars :
« Il est fort possible et malheureusement fort ordinaire là où l'on enseigne le catéchisme, de ne pas enseigner la foi. Comment cela, nous dira-t-on ? Voici : on peut enseigner *matériellement* les vérités de la foi, par exemple qu'il y a un Dieu, *trois* personnes en Dieu, *deux* natures en Jésus-Christ, *sept* sacrements dans l'Église, en s'adressant ou à la mémoire, ou à l'intelligence, ou à la foi de l'enfant.
« S'adresser à la mémoire, c'est la méthode de presque toutes les écoles du temps présent : avec elle on obtient la récitation correcte de la leçon : mais ce n'est pas là la foi.
« S'adresser à l'intelligence, c'est plus rare : car alors il faut travailler pour faire savoir à l'élève non le mot mais la chose, non l'expression mais la vérité. Par là on fait des actes d'intelligence, mais ce n'est pas là la foi.
« Enfin on peut, disons mieux, on doit s'adresser à la foi de l'élève. Pour cela il faut faire soi-même l'acte de foi, afin de provoquer un acte semblable dans l'élève. *J'ai cru,* dit le Psalmiste, *c'est pourquoi j'ai parlé*. Il faut enseigner à l'enfant le *verbum fidei* de saint Paul, ou, comme nous dirions en français, la foi parlée. Alors l'enfant entend la parole et la retient, c'est l'office de la mémoire ; il comprend la valeur de l'expression, c'est l'office de l'intelligence ; puis de toute son âme il adhère à la vérité, c'est là la foi.
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« Et nous disons que cette manière d'enseigner, qui est la seule vraie, la seule efficace, est extrêmement rare, même dans les écoles dites chrétiennes ; c'est pour cela que nos écoles ne font pas des chrétiens, et qu'il y a parmi nous une si grande ignorance.
« ...Un chrétien c'est une grande chose : et dans l'éducation d'une âme chrétienne, il y a un côté humain et un côté divin. Un côté humain, celui par lequel l'âme est instruite, enseignée, catéchisée ; et un côté divin, celui par lequel l'âme reçoit, comme venant surnaturellement de Dieu, la vérité dont les termes lui sont proposés par une bouche humaine.
« Qu'elle parle, cette bouche humaine, qu'elle enseigne, qu'elle exhorte, son rôle est grand et beau : mais Dieu s'est réservé dans notre éducation chrétienne un rôle plus grand et plus beau encore, celui de nous parler au cœur, celui d'élever nos intelligences jusqu'à la participation de la raison divine, jusqu'à cette région sublime qui se nomme la foi. »
L'auteur de *L'Énigme des Sermons* croit trop à l'écriture. L'Apôtre nous dit : « *Fides ex auditu*. » La foi vient de ce qu'on entend, elle vient de l'esprit de foi de celui qui parle. Combien de chrétiens et même de prêtres cachent ou minimisent leur foi par une fausse prudence, soit pour ne pas choquer, soit pour se mettre croient-ils à la portée de l'auditoire. C'est une erreur, car on ignore toujours si dans un auditoire il n'y a pas quelques âmes à qui Dieu a donné soif d'une vérité qu'elles ignorent. Elles seront déçues si on ne la leur apporte pas avec toute sa gloire. Or ce sont justement les seules pour qui en cet instant est fait le « *verbum fidei* » car ce sont elles qui ont reçu la grâce de la foi.
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Le langage très précis des définitions est toujours très imparfait, il en arrive à cacher la réalité. Par exemple : la grâce. Eh bien, la grâce n'existe pas, c'est un mot pour désigner un concept : ce sont des êtres que l'homme et Dieu, et la grâce désigne *une action* directe de Dieu sur l'âme pour lui donner la liberté des enfants de Dieu. Sans doute il faut bien un mot pour désigner le concept. Mais le mot fait de la grâce comme *une chose* que Dieu nous prête et qu'on peut décomposer à loisir, et nous perdons de vue qu'elle n'est autre chose que Dieu lui-même pénétrant nos âmes soit pour nous convertir, soit pour s'y reposer. C'est alors l'inhabitation en nous de la T. Sainte Trinité, merveille entre les merveilles, source d'humilité mais aussi d'un amour participant de l'amour divin. Les théologiens hésiteraient à discuter sur la grâce à la manière du XVII^e^ siècle s'ils se rendaient compte qu'ils parlent de Dieu et prétendent cataloguer ses manières d'agir, infinies comme Lui-même.
Même les images les plus saisissantes et les plus magnifiques de l'Écriture elle-même doivent être *contemplées* pour nous amener au réel : « *Réjouissons-nous et donnons-lui gloire* (au Tout Puissant) *parce que sont arrivées les noces de l'Agneau et que son épouse s'est préparée... Et il me dit :* « *Écris : Heureux ceux qui sont invités aux noces de l'Agneau !* » (Apocalypse.)
Or nous-mêmes accomplissons les noces de l'Agneau à chaque communion. Ce mystère de la divinisation de l'Église s'accomplit en nos pauvres personnes par un acte de l'amour de Dieu auquel nous répondons bien faiblement.
Ô amour, ô bénédiction ; nous demeurons en Lui comme ses membres ! Il demeure en nous comme son temple, dit S. Augustin, et « la charité qui est diffusée dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné » fait le lien de la perfection.
Ainsi Dieu est-il « plus intime en nous que nous-mêmes ». Et il veille sur nous sans un instant de relâche comme Créateur et comme Sauveur.
Ainsi est édifiée la Jérusalem céleste où « le bon Dieu, dit le curé d'Ars, nous placera comme un architecte place les pierres dans un bâtiment, chacun à l'endroit qui lui convient... et nous serons nourris du souffle de Dieu. »
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Le désir d'être utile nous fait ajouter que le livre *L'Énigme des Sermons* contient six sermons du curé d'Ars que sans lui nous n'aurions probablement jamais lus ; que ces sermons nous ont touché et fait faire quelques réflexions sur nos défauts, que nous espérons salutaires. Ajoutons encore que tous nos lecteurs devraient posséder *L'Esprit du curé d'Ars* par l'abbé Monnin, tout petit livre très consolant.
D. MINIMUS.
Ce que nous venons de dire au sujet de la grâce nous rappelle un article sur Pascal paru au mois de juin dans une excellente revue. Il y était dit -- « Non qu'il (Pascal) ait formellement à notre connaissance désavoué le jansénisme... » C'est ce que tout le monde répète. Il faut croire qu'on ne lit pas les « Pensées ».
Or, parlant des contradictions apparentes dans l'Écriture Sainte comme par exemple : « Ne craignez pas petit troupeau » et « Faites votre salut avec crainte et tremblement », Pascal ajoute :
« *S'il y a jamais un temps auquel on doive faire profession des deux contraires, c'est quand on reproche qu'on en omet un. Donc les Jésuites et les Jansénistes ont tort en les celant, mais les jansénistes plus, car les Jésuites ont mieux fait profession des deux.* »
C'est dans le fragment 438 de l'édition Tourneur. Les pensées y sont dans l'ordre même où on les a trouvées, après sa mort, rangées par Pascal. Cet ordre, provisoire et imparfait sans aucun doute, est tout de même l'ordre de Pascal. Il nous est connu par la copie faite aussitôt après sa mort. Étienne Périer son neveu écrit : « La première chose qu'on fit... fut de les faire copier tels qu'ils étaient. » Toutes les éditions faites depuis sont des compositions d'éditeur.
D. M.
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## LETTRE
#### A Henri Fesquet sur la pensée dans l'histoire et sur le mensonge dans la société ecclésiastique
MONSIEUR Fesquet, vous m'envoyâtes au printemps dernier votre livre nouvellement paru : geste de courtoisie dont je vous remercie. Nous ne nous connaissons guère, et seulement par un différend qui nous opposa voici quelques années, dans un malentendu massif et réciproque, je crois, dont nous ne sommes d'ailleurs pas sortis. Or ce livre que vous m'avez envoyé est un livre qui *existe :* du moins pour moi, et sur un point que je veux dire. Il est venu et revenu s'imposer à ma pensée plusieurs fois au long des routes qui furent les miennes cet été. A Delphes, quand une voix amie déclarait : « Ce fut ici la capitale de l'imposture. » Au temps des guerres médiques, les prêtres du sanctuaire qui interprétaient les oracles en publiaient de très favorables à la domination perse ; quand fut acquise la déroute de l'envahisseur, ils en fabriquèrent d'autres, après coup, antidatés, prêchant la résistance et « annonçant » la victoire. Oui, cette sorte de cléricalisme imposteur, d'opportunisme et de simonie, qui assombrit jusqu'à l'écœurement et jusqu'à l'angoisse certaines pages de l'histoire du christianisme, est antérieure au christianisme, de plusieurs siècles. Vous comprenez pourquoi, à Delphes, j'ai pensé à vous.
Mais que faire de votre livre ? En parler ? Sauf le point que je veux dire, et que je vais dire, je suis en désaccord avec vous à peu près sur tout. Sauf aussi votre titre -- bien sûr, *le catholicisme est la religion de demain* ([^83])*.* Mais là-même où je suis prêt à adhérer aux plus brillantes de vos formules, le contexte suggère que ce n'est point *in eodem sensu* que je pourrais les dire miennes.
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Dans ces conditions, publier une recension en forme serait désastreusement contraire à l'estime que j'entends manifester sous un rapport à votre ouvrage : une recension en forme, pour être honnête, m'obligerait à y critiquer tout, ou presque tout. En revanche me taire purement et simplement, comme je l'avais pensé d'abord, et avec regret, me laissait le scrupule d'un manquement à la justice : un manquement à la justice de la sorte que pratiquent si fréquemment, si allègrement, tels « informateurs religieux », par leurs silences habiles et probablement concertés. Il ne me restait donc qu'à vous écrire une lettre : le genre épistolaire est le plus libre qui soit.
\*\*\*
Deux autres raisons pourtant m'invitaient au silence.
La première est que vous vous moquez complètement de ce que je puis penser de votre ouvrage (et d'ailleurs je ne vous le dirai pas sauf, comme je l'ai annoncé, sur un point). Vous vous moquez complètement, d'une manière plus générale, de ce que je puis penser de n'importe quoi. Non point, peut-être, vous, Fesquet (Henri), personne privée, baptisée, courtoise et même, pour autant que j'aie eu l'occasion de m'en rendre compte, cordiale et sympathique. Mais vous l'auteur Henri Fesquet, l'écrivain ; vous, en tant que pensée exprimée, que tendance intellectuelle. Votre chapitre second me le confirme. Vous y déplorez une « médiocrité intellectuelle » qui est trop évidente dans d'assez larges zones de ce qui se prend pour l'élite catholique. Mais une pensée qui ne soit pas médiocre, qui ne soit pas inexistante, vous ne l'apercevez que d'un seul côté. Vous exhumez à ce propos un fort méchant texte de Mgr Mignot, qui fut archevêque d'Albi avant la première guerre mondiale, et qui écrivait en 1914 : « Dans le sein même de l'Église, le découragement s'est emparé des travailleurs intellectuels et sociaux. » Si vous lisez le texte entier d'où est extraite votre citation (c'est un Mémoire ([^84]) adressé au Cardinal Ferrata, premier Secrétaire d'État de Benoît XV, qui mourut probablement avant d'avoir eu le temps d'en prendre connaissance), vous entendrez ce que Mgr Mignot voulait dire. Il estimait que le pontificat de saint Pie X avait été désastreux, et que les mesures de saint Pie X contre le modernisme avaient paralysé et découragé « les travailleurs intellectuels et sociaux ». Or il se peut que ces mesures aient découragé *des* travailleurs intellectuels et sociaux ; il se peut que vous pensiez avec Mgr Mignot qu'elles les ont découragés à tort ; je n'en discute pas.
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Je veux dire seulement qu'il est faux de croire que ces hommes ainsi paralysés aient été *tous* les travailleurs intellectuels et sociaux. D'autres, dont les recherches sociales ou intellectuelles n'étaient aucunement médiocres, ne furent en rien découragés par les mesures dont se plaignait Mgr Mignot. Mais ces autres-là, ils étaient, pour Mgr Mignot, comme n'existant pas au plan de la recherche, au plan de la pensée.
Et de même aujourd'hui, puisque vous appliquez aux temps qui sont les nôtres la plainte de Mgr Mignot. On sait bien que tels penseurs contemporains que vous aimez ont été paralysés dans leur recherche ou du moins dans l'expression de leur pensée. Ils ne sont pas les seuls, il s'en faut, qui aient été ainsi paralysés. Ils ne sont pas les seuls non plus qui aient une pensée.
La pensée, pour vous, aujourd'hui, si j'en juge par mille traits plus ou moins implicites de votre ouvrage, et par les précisions très explicitement unilatérales de votre bibliographie, c'est Teilhard, c'est Dubarle, et Chauchard, et Liégé, Balthasar, Lacroix, de Lubac, Congar et cetera. Ceux qui ont une pensée différente, vous ne considérez pas qu'ils ont une pensée différente. Vous considérez qu'ils sont la médiocrité, la routine l'incompétence, le préjugé, ou au moins la prudence excessive. Vous ne considérez pas qu'ils pensent *différemment,* vous considérez qu'ils pensent *moins.* C'est à bon droit, C'est à juste titre que vous avez invoqué et allégué Mgr Mignot : il eut en son temps une attitude d'esprit équivalente.
Je dis bien : attitude d'esprit. Tout tend à montrer que ce n'est ni mauvaise volonté ni sectarisme vulgaire. *Une certaine* orientation de la pensée vous paraît le signe même de *la* pensée, et telles orientations différentes vous paraissent s'expliquer non par une *différence* mais par une *déficience* de la pensée. Vous n'êtes pas l'inventeur de ce réflexe intellectuel. Il apparaît dans l'histoire de la philosophie (pour la première fois je crois) avec le kantisme. Quand différaient et s'opposaient la pensée platonicienne et la pensée aristotélicienne, la pensée de Bonaventure et celle de Thomas d'Aquin, on bien celle de Descartes et celle de Pascal, il ne venait à l'esprit de personne d'expliquer la divergence en imaginant qu'il y avait d'un côté *la* pensée et de l'autre côté *le contraire* de la pensée. Il ne venait non plus à l'esprit de personne de dire que la pensée de Platon, valable en son temps, avait perdu toute valeur *à partir du moment* où avait paru Aristote. Ni de dire que saint Thomas aurait radicalement déclassé tout ce qui avait été « pré-thomiste ». Après Kant, les philosophies antérieures à Kant ne sont plus critiquées en tant que fausses, mais en tant que « pré-kantiennes » ; en tant que non véritablement philosophiques ; non point donc en tant que pensées éventuellement erronées, mais en tant que pensées infantiles, en tant qu'absences de pensée.
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Toute la philosophie antérieure à Kant est désignée comme une philosophie « pré-critique », c'est-à-dire comme infra-philosophique, la critique kantienne étant considérée comme désormais constitutive de la démarche philosophique, ou comme préalable indispensable à toute philosophie.
De fait « le problème » *initial* « de la connaissance » tel que l'a posé Kant est un problème auquel les philosophies antérieures n'avaient pas répondu, ne l'ayant pas posé. Après Kant ces mêmes philosophies (et spécialement la philosophie thomiste) se sont efforcées de résoudre à leur manière le problème de Kant, et n'y sont point parvenues (sauf quelquefois aux propres yeux, et aux seuls yeux, de ceux qui l'entreprenaient). Après Kant, on ne pouvait plus penser sans passer par Kant. On avait, jusqu'à lui, ignoré les indispensables « prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science ». Une pensée en deçà du kantisme était impensable. On pouvait assurément avoir avec Kant des divergences, même capitales : mais à la condition de situer son point de départ *à l'intérieur* du kantisme. Les philosophes postérieurs à Kant et qui s'en séparent comportent donc deux catégories : les uns sont partis du « problème critique » tel que Kant l'a posé ; ils sont en cela et pour cela -- quoi qu'ils disent par la suite -- de vrais philosophes, des penseurs valables, ils ont une réflexion adulte ; les autres, demeurés *en dehors* du « problème critique », n'ont qu'une pensée infantile et une infra-philosophie.
Ultérieurement, de telles catégories ont connu un grand succès de propagande, une immense efficacité publicitaire, en se jumelant avec les catégories de la pensée scientifique et avec le mythe du progrès indéfini. Pour la pensée scientifique (du moins je le suppose) il est vrai que l'on ne peut penser après la découverte de la pression atmosphérique, de la circulation du sang ou des microbes, comme l'on pensait avant ; et qu'un biologiste qui ignorerait ou nierait la circulation du sang est impensable. Dans le domaine des applications pratiques, c'est encore plus sensible : on peut être tranquillement certain qu'un moteur d'auto construit en 1960 est meilleur qu'un moteur construit en 1912. Des contraintes artificielles peuvent renverser, mais provisoirement, cette certitude : en 1941, les Français se remirent au gazogène. Mais, sauf violence extérieure, pénurie accidentelle, ratage occasionnel, les techniques de l'appareillage matériel connaissent effectivement cette sorte de progrès. Le meilleur moteur, c'est forcément le dernier-né (ou du moins, compte tenu d'une brève période probatoire, l'avant-dernier). Peut-être semblablement (je ne suis pas apte à en juger, mais on me le dit et je l'admets volontiers) la pensée scientifique la plus valable, toutes choses égales d'ailleurs, est-elle forcément la plus récente. Il n'en va pas de même pour la pensée philosophique. Et c'est sans doute pour s'inscrire en faux contre les mœurs intellectuelles introduites dans la pensée avec le kantisme que Péguy disait : on ne *dépasse* pas Platon comme le pneumatique creux a *dépassé* le caoutchouc plein.
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Il me semble que l'aspect de la révolution kantienne que je viens de décrire est, dans l'histoire de la philosophie, sans précédents. Mais non pas sans successeurs. Cette attitude intellectuelle est devenue dominante dans l'Université (et dans l'enseignement catholique pour la très large mesure où, le plus souvent, il s'aligne intellectuellement sur l'Université), avant de fournir des catégories commodes aux techniques de propagande dialectiques, manichéennes. Et aussi à votre Teilhard. Et à tout le monde. Et au marxisme.
Je crois que personne avant Gilson n'avait libéré du problème critique la pensée chrétienne ([^85]). Il a fait cette remarque qu'un problème posé par une philosophie n'est pas nécessairement, du même coup, un problème posé aux autres philosophies, et dont elles devraient donner une solution qui leur soit propre sous peine de se disqualifier. Plus précisément, en l'occurrence, il a montré que le problème critique tel que le pose Kant se pose seulement dans la perspective kantienne, et ne s'impose pas obligatoirement à toute pensée en tant que telle. Et donc que l'ignorance du « problème critique », ni l'impuissance à lui donner une autre solution que la solution kantienne, ne sont aucunement une sorte de « pont aux ânes » vous rejetant dans la zone de la pensée « pré-critique », infantile, infra-philosophique. Et encore que poser le problème critique tel que Kant l'a posé, c'est obligatoirement se condamner à le résoudre comme les kantiens ou les post-kantiens, mais qu'il n'est aucunement obligatoire de le poser dans les termes où Kant l'a posé. Gilson avait précédemment montré que si l'on entre dans le *cogito* cartésien (conçu, ainsi que le concevait Descartes comme seule issue au doute méthodique), il est obligatoire de déboucher dans l'idéalisme : mais qu'il n'est pas obligatoire d'entrer dans le *cogito* cartésien. Ce disant, je m'avise que le *cogito* de Descartes était virtuellement une révolution analogue au criticisme kantien, ayant lui aussi la prétention de dépasser et déclasser et périmer radicalement toute la pensée antérieure : mais je ne crois pas que cette virtualité ait été, avant Kant, effectivement et systématiquement exploitée. -- Dire d'une pensée scientifique qu'elle est antérieure à telle découverte et ne la soupçonne même pas, par exemple dire d'une biologie qu'elle est antérieure à la découverte de la circulation du sang et ne la soupçonne même pas, c'est sans doute la déclasser radicalement. Mais dire d'une pensée philosophique qu'elle est antérieure au *cogito*, ou au problème critique (tel que l'a posé Kant), c'est en vérité ne rien dire contre sa valeur philosophique.
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Certains esprits (je ne dis point cela pour vous) considèrent pareillement qu'une pensée antérieure ou extérieure à la dialectique (hégélienne, ou bien marxiste) est une infra-pensée, une pensée pré-scientifique, une pensée infantile, congénitalement dépourvue du sens de l'histoire ; et qu'on peut éventuellement réfuter le marxisme, ou l'hégélianisme, mais seulement en s'installant *à l'intérieur* de leur dialectique et en les *dépassant*. Tout autre mode de pensée sera réputé sommaire, primaire, rhétorique, inexistant. Inexistant au plan de la pensée. « Dépasser » le marxisme, ce sera dès lors donner une autre solution aux problèmes que le marxisme a posés, dans les termes où il les a posés. C'est supposer qu'un problème posé à l'intérieur d'une philosophie, par une philosophie, *s'impose* à l'universalité des esprits. C'est admettre qu'un problème (le problème critique selon Kant) ou une méthode (le *cogito* de Descartes, la dialectique selon Hegel ou selon Marx) s'impose à partir d'un certain moment comme étant désormais la condition préalable constitutive de *la* pensée, et déclasse comme infantile, comme pré-critique et comme infra-philosophique toute pensée antérieure à cette nouvelle *étape* de la réflexion ; et donc frappe de nullité toute réflexion qui demeure extérieure à la méthode ou au problème. Ces perspectives de pensée tracent et gouvernent jusqu'aux perspectives de l'action : l'attitude chrétienne en face du marxisme sera non plus d'apporter une réponse chrétienne aux problèmes humains tels qu'ils se posent au regard chrétien, mais d'apporter des réponses chrétiennes aux problèmes marxistes tels qu'ils sont aperçus par un regard marxiste sur le monde. Or la position du problème commande la solution : les problèmes humains tels qu'ils sont définis et énoncés par le marxisme ne peuvent recevoir que des solutions marxistes. Aucune pensée n'a besoin d'imposer le détail de ses solutions, ni de guider en quelque sorte par la main les esprits jusqu'à ses conclusions les plus concrètes ; il lui suffit d'imposer *ses problèmes* tels qu'elle les énonce et *sa méthode* telle qu'elle l'a conçue, car ses problèmes tels qu'elle les énonce contiennent déjà toute l'originalité essentielle de son regard sur le monde et sa méthode telle qu'elle l'a conçue contient déjà toute l'originalité essentielle de son attitude à l'égard du monde tel qu'elle le voit.
(Et c'est d'ailleurs pourquoi une philosophie parfaitement honnête, parfaitement explicite, parfaitement scientifique ne *commence* pas par un « problème » ou par une « méthode », comme commencèrent Descartes, et. Kant, et Marx, mais commence par un *regard,* comme commence la philosophie thomiste ;
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par un regard, c'est-à-dire par une constatation, par une intuition *déclarée ;* comme fait aussi Bergson. Lorsque le point de départ d'une pensée philosophique est l'énoncé d'un problème ou la déclaration d'une méthode, en réalité c'est déjà une solution, le vrai point de départ est antérieur, implicite, Masqué, inconscient. Toute philosophie dépend de la qualité initiale du regard, du contenu initial d'une intuition.)
J'admets que la découverte de la pression atmosphérique, une fois établie, *s'impose* à tous les physiciens. Je ne puis croire que le *cogito* cartésien, le problème critique de Kant, la dialectique de Hegel s'imposent de la même manière, comme étape désormais indispensable, à la pensée philosophique. Bien entendu, je ne demande pas qu'on les *ignore *; je ne crois pas moi-même les ignorer tout à fait ; je ne dis pas qu'ils n'apportent radicalement rien à l'esprit, ni que la philosophie soit constituée une fois pour toutes, de manière qu'il n'y ait plus rien à découvrir. Je nie seulement la croyance presque universellement implicite, et fréquemment explicite, selon laquelle une pensée *qui ne passerait point par* le problème critique, ou la méthode dialectique, ou tels autres problèmes ou méthodes particuliers à *une* philosophie (fût-elle la plus récente et la plus en vogue) se condamne dès lors à *n'être pas une pensée*, à demeurer dans l'infra-philosophique, l'infantile, l'inexistant.
Vous me direz peut-être qu'une pensée doit être étudiée et comprise, de préférence et pour autant que cela est possible *de l'intérieur*. C'est entendu. Je veux bien que l'on « entre » dans le *cogito* cartésien, dans le problème critique de Kant, dans la dialectique de Hegel ou dans celle de Marx, tant qu'il s'agit d'étudier et de comprendre. Je nie qu'ensuite, si l'on veut juger (non les hommes, mais les idées, les systèmes, les valeurs), il y ait obligation de rester à l'intérieur ; qu'il y ait obligation de *dépasser* en *passant par* le même cheminement. Je nie que l'histoire du développement de la philosophie moderne, de Descartes à Marx, coïncide de droit divin et nécessairement avec le cheminement désormais inévitable, au moins comme étape, de *toute* pensée consciente et valable. Je ne dis pas qu'une recherche dans cette direction soit forcément et totalement inféconde : je dis que d'autres directions restent ouvertes, premièrement en droit (elles ne sont pas a priori non-adultes, « dépassées », infra-philosophiques), secondement en fait (ni vous ni moi ni personne ne sait si l'histoire, si l'avenir appartiennent désormais à une direction de pensée plutôt qu'à une autre).
Et de même pour Teilhard. Il est agaçant d'entendre chanter en chœur qu'il apporte, ou esquisse, la réconciliation de la foi et de la science, et corrélativement que ceux qui refusent la pensée de Teilhard, du même coup, consciemment ou inconsciemment, mais nécessairement, refusent *la* dite réconciliation, ou en sous-estiment l'importance et l'intérêt. Teilhard n'est le premier ni le seul.
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Vous pouvez dire, si vous voulez, que ses intuitions et orientations vous paraissent les plus justes, les plus fécondes, les plus efficaces. Vous pouvez même tirer argument de la vogue et de la mode dont il bénéficie -- en tirer argument néanmoins avec quelque modération, car si cet ordre de choses possède, à son niveau, une importance qu'on ne peut écarter d'un simple revers de main, cette réalité n'est pas la seule, ni la moins décevante, ni la plus durable. Pour porter remède à la catastrophique séparation entre la science et la foi (et plus précisément entre la philosophie chrétienne -- et la théologie -- et d'autre part la science), les travaux divers d'un Maritain, ceux d'un Charles De Koninck, et quelques autres, ne sont pas rien, ni forcément sans avenir. Il est agaçant, parce que trop inexact, d'entendre chanter en chœur que Teilhard apporte à l'Église une sorte de révélation, qu'il lui découvre la possibilité, ou la nécessité, de surmonter cette séparation. De Léon XIII et de saint Pie X jusqu'à maintenant, ce fut une préoccupation constante du Magistère, qui n'a été nullement négligent, timoré ou inconscient à cet égard. On pourrait rassembler cent pages et davantage de documents pontificaux sur ce sujet. On peut aussi estimer que le génie intellectuel de Pie XII a plus d'une fois apporté en la matière des vues qui ne sont pas inexistantes, encore qu'elles ne soient point du tout teilhardiennes. C'est faire aux esprits une violence injuste que de vouloir les enfermer dans l'alternative : ou bien accepter Teilhard (au moins en gros), ou bien renoncer à toute réconciliation entre la science et la foi. De tels ultimatums intellectuels sont arbitraires, iniques et oppressifs.
On croit rêver quand on lit ceci, à l'endroit où on le lit :
« Serait-il prudent de faire prendre aux chrétiens un sens opposé à celui qui se révèle dans l'œuvre de Teilhard ? Serait-il prudent, par exemple, de pousser à une séparation totale entre la science d'une part, la théologie et la philosophie de l'autre ? » ([^86])
Mais où donc, qui donc, quel est donc celui des critiques ou des adversaires de Teilhard qui aurait prôné cette *séparation totale* dont on nous parle ? Et inversement, si l'on refuse cette « séparation totale », pourquoi, par quoi, au nom de quoi serait-on obligatoirement condamné à aller *dans le sens* de Teilhard ? Les Papes qui, de Léon XIII à Pie XII et à Jean XXIII, ont rejeté cette « séparation totale » et demandé qu'on mît tout en œuvre pour la surmonter, ne vont aucunement « dans le sens » de Teilhard. Ni Charles De Koninck, ni Maritain ne vont dans ce « sens », qui pourtant ont passablement travaillé à surmonter cette « séparation ».
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Mais voici que *le sens* de Teilhard deviendrait un sens obligatoire, en dehors duquel aucune pensée ne pourrait *exister* valablement au point de vue de la réconciliation de la science et de la foi. C'est un phénomène intellectuel remarquablement analogue à celui qui s'est produit pour le *cogito,* pour le criticisme, pour la dialectique de Hegel, pour celle de Marx. Analogue aussi, à un niveau inférieur, aux propagandes qui déclarent : Si vous êtes contre le communisme, vous êtes donc contre le progrès social, contre le bonheur du peuple. Du niveau le plus bas au niveau le plus élevé, c'est la même attitude mentale. C'est un impérialisme philosophique qui est philosophiquement insoutenable.
Voilà bien des longueurs ? Je ne les crois pas sans importance en elles-mêmes. Et en l'occurrence, elles expliquent la première la raison qui m'inclinait au silence à l'égard de votre livre. Elles illustrent que je mets en cause chez vous non point un sectarisme ou une partialité qui vous serait propre, et qui viendrait de quelque méchanceté du cœur ou de quelque parti pris grossièrement partisan, mais une attitude intellectuelle qui a des répondants de poids, des racines très anciennes dans l'histoire des idées, et qui est devenue comme une seconde nature de l' « intelligentzia » contemporaine. Certes, d'autres qui n'ont pas votre bénignité aimable et votre recherche de l'objectivité traduisent cette attitude intellectuelle en actes très agressifs d'ostracisme délibéré, voire de persécution systématique. Même un homme comme Maritain a eu beaucoup à en souffrir, vous vous en apercevrez si vous vous souvenez de plusieurs épisodes de sa vie ou si vous savez lire les demi-confidences d'une préface qu'il a récemment écrite ([^87]). Mais enfin il s'agit d'abord d'une attitude intellectuelle, que je crois fausse, qui cependant n'est pas gratuite, qui se fonde sur une certaine manière de penser -- il m'était donc inévitable d'être un peu long si je voulais m'efforcer d'être exact.
Assurément, tout ce qui vient d'être dit n'a pas pour intention de faire votre portrait intellectuel, tout ne s'applique point à vous, ce serait d'ailleurs invraisemblable et impossible. J'ai voulu donner des exemples analogiques, et point déshonorants mais illustres, d'une attitude intellectuelle qui à votre manière est aussi la vôtre, -- des exemples qui permettent peut-être de situer les ressorts mentaux qui sont en question. Il me semble, d'après votre livre, et d'après l'ensemble de ce que j'ai lu de vous depuis des années, que vous n'apercevez de notre côté aucune pensée digne de ce nom, aucune pensée digne d'examen attentif et d'étude. Aucune pensée chez un Salleron.
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Aucune pensée chez un Charles De Koninck. Aucune pensée chez un Calmel. Chez un Henri Charlier. Chez un Marcel De Corte. A fortiori, bien sûr, aucune chez votre serviteur. Peut-être quelques traits plaisants ou inattendus, ou scandaleux, ou que sais-je. Mais à vos yeux nous demeurons extérieurs au domaine de *la pensée*. Et point seulement de notre côté. En vous lisant je crains fort que vous imaginiez que d'autres qui refusent Teilhard et par exemple un Charles Journet, le refusent non point dans la mesure où ils ont une pensée différente, mais dans la mesure où en cela ils ont une pensée non-valable, prisonnière de la routine, de la timidité, de l'incompréhension, de l'immobilisme, de la médiocrité. Bref, ma pensée étant nulle à vos yeux, vous voudrez bien souffrir que je ne vous dise pas ce que je pense du contenu de votre ouvrage.
\*\*\*
Il y avait aussi ma seconde raison.
La seconde raison qui m'inclinait au silence est que votre livre, avec courage, avec audace, pose une redoutable et tragique question. Sans doute a-t-il l'intention d'en poser beaucoup plus d'une : mais je veux dire que j'en retiens une. Elle est énorme. Je crois savoir (au moins pour l'imaginer) ce qui arrive au simple chrétien du rang lorsqu'il *dit quelque chose*. Il lui arrive d'abord d'être seul. Et peut-être est-il normal, peut-être est-il bon qu'il soit seul et qu'il le reste. Il prend ses responsabilités. Des responsabilités qui seraient écrasantes sans la grâce : un autre qui n'a pas la même grâce s'y trouverait écrasé. Vous avez écrit votre chapitre III. Celui qui s'intitule : *Mépris de la vérité*. C'est votre affaire, et on vous la laisse sur le dos. Ce chapitre III, c'est le point auquel je voulais venir, c'est celui par lequel votre livre existe pour moi. Sous réserve que deux personnes n'écrivent jamais absolument les mêmes choses, ni de la même façon, c'est un chapitre que j'aurais voulu écrire, mais que je n'ai pas écrit. Vous l'avez fait. Vous avez eu l'idée, le don, l'inspiration, la grâce, vous et nul autre. J'apprécie en silence. Je ne vais pas y engager le petit doigt. J'ai bien assez d'affaires sans aller m'occuper des vôtres. Je suis d'un naturel timide, réservé, timoré, je n'aime ni les contestations ni les coups. Vous sortez seul de la tranchée, la poitrine nue, face aux mitrailleuses lourdes : je ne vais pas m'embarquer avec vous, d'autant que vous ne me l'avez point demandé et que je ne suis pas de la même tranchée.
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Vous avez énoncé avec une forte simplicité des choses graves, des choses colossales, des choses colossalement vraies, qui importent au cœur de chaque chrétien et au bien commun de l'Église, par-delà toutes les différences de pensée, de tendance, de groupe, de parti, de chapelle. On vous dit bravo. Mais en secret.
\*\*\*
J'en étais là de mes peu reluisantes cogitations quand le Directeur des *Études* m'a ôté toute vaine crainte. A cause de votre chapitre III, je vous voyais d'avance montré du doigt, exposé aux injures et aux crachats, assailli, torturé, mutilé, dépecé, et vos cendres dispersées aux quatre points cardinaux. Vous aviez dit des choses interdites ; pendables ; impardonnables. Pour le bon ordre public et pour l'exemple, on allait, pensais-je, vous anathématiser de toutes parts, vous convaincre d'insolence et d'irrespect, de satire et de polémique, de généralisation hâtive et de hargne tendancieuse, et à ces titres vous inscrire solennellement au nombre des « pires ennemis de l'Église ». Mais au contraire : le Directeur des *Études* vous couvre, il déclare que vous avez agi en bon chrétien. Et qui en France oserait d'un cœur tranquille aller contre le Directeur des *Études ?*
Il a lu votre livre, il l'a approuvé, et il l'a fait savoir (numéro de septembre 1962, pages 293-294). Et en quels termes ! qui vous honorent et qui l'honorent :
« Les premiers chapitres de ce livre choqueront plus d'un bon catholique : ils dénoncent en effet -- d'une façon qui n'est pas absolument originale d'ailleurs -- les petitesses et les péchés dans l'Église, dans l'attitude de beaucoup d'hommes d'Église. On s'aperçoit vite pourtant que ce livre est inspiré par la foi (...). Les critiques de H. Fesquet sont parfois violentes ; on peut les trouver ici ou là juvéniles ; elles portent certainement la trace de son talent, dangereux, de journaliste ; elles ne sont pas amères. Elles révèlent un fils de l'Église qui ne se sent pas gêné dans sa maison et n'y affecte pas la politesse prudente de l'étranger. Elles expriment en tous cas les impressions de beaucoup d'hommes (...). Un seul livre, sans doute, ne peut pas tout dire. Celui-ci manifeste, en dépit des lacunes, une véritable santé chrétienne. »
On imagine de quelle manière *la même appréciation* aurait facilement pu s'exprimer *en un sens diamétralement opposé.*
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Ce qui, ligne à ligne, avec la même substance, aurait donné ceci :
*Les bons catholiques se sentiront à bon droit choqués par les premiers chapitres de ce livre : ils s'arrogent en effet le droit de dénoncer sans mandat les petitesses et les péchés de beaucoup d'hommes d'Église. Et cela n'a rien d'original. On s'aperçoit vite que ce livre, qui se prétend inspiré par la foi, a le tort d'exprimer des critiques violentes, avec ici ou là un étonnant infantilisme. Bien que ces critiques soient sans amertume, et formulées non sans quelque talent rhétorique, elles relèvent du journalisme vulgaire. On y voit un sans-gêne inacceptable de la part d'un fils de l'Église, et l'on n'y trouve même pas le minimum de politesse que l'on serait en droit d'attendre en tous cas.*
*Les lacunes de ce livre manifestent l'absence d'une vraie santé chrétienne...*
Les deux textes, de même substance mais de sens absolument contraire, étaient a priori théoriquement possibles. L'un comme l'autre aurait pu paraître dans les *Études.* C'est le premier qui a été publié : il signifie qu'on peut parfaitement dire ce qu'Henri Fesquet a dit. Ce n'est pas un mauvais esprit de querelle, c'est une parfaite santé chrétienne, c'est la Foi elle-même qui l'inspire. A le suivre, on s'attirera des louanges et des remerciements. Suivons-le donc, sans risque et sans mérite.
\*\*\*
Dans son troisième chapitre, le livre en question expose que « *la déformation professionnelle de certains clercs* » *est leur* « *manque d'honnêteté intellectuelle* » :
« Trop de clercs vont de demi-mensonges en demi-mensonges, afin d'essayer de camoufler -- bien mal et provisoirement -- les vices de la société ecclésiastique. La religion catholique passe parfois pour une école d'hypocrisie. Ce reproche n'est pas dénué de fondement (...). Les protestants, souvent plus scrupuleux, sont aussi plus prompts à faire leur auto-critique (...).
Sous couvert de ne pas scandaliser ou de vouloir justifier aux yeux du public le comportement de tel clerc, de tel prélat ou de tel dicastère, que de contre-vérités tranquillement avancées, que de sophismes péniblement élaborés, que de vertueuses contorsions (...).
Pour la « cause » de l'Église, pour consolider sa position dans le monde, pour éviter tel camouflet par trop cuisant, que de mensonges accumulés par ceux-là mêmes qui enseignent le Décalogue ! »
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Le mot, le mot de *mensonge* est lâché.
On peut toujours se taire.
Mais mentir pour « la cause », fût-ce celle de l'Église, surtout si c'est celle de l'Église -- quelle faute, quelle erreur... Le mensonge, *de soi*, empoisonne, et menace de tout empoisonner. Mentir par une « raison d'Église » qui serait entendue et pratiquée comme une sorte d'équivalent de la « raison d'État », quelle abominable horreur...
Bernanos en hurlait ; et il avait raison d'en hurler. Voulez-vous, Fesquet, relire avec moi le texte célèbre ([^88])
« Je n'ai jamais reproché aux directeurs de *Sept* d'avoir obéi, j'en aurais fait autant à leur place, je les ai blâmés d'avoir *menti par ordre*. Mais c'est dans ce mensonge arraché à leur conscience qu'est précisément tout le drame. Ayant sabordé leur journal, ils ont dû consentir à déclarer, contre la vérité, publiquement, qu'il cessait de paraître faute d'argent. Que voulez-vous ? Je suis peut-être excusable de n'avoir vu là-dedans qu'une de ces petites combinaisons qui ne font que des dupes, et quand vous me dites qu'elle a fait un mort, je me dis que les catholiques ont maintenant une idée de l'obéissance que je ne trouve pas dans mon catéchisme... »
Mentir et faire mentir par ordre pour « arranger » les choses... *comme si le mensonge pouvait jamais rien* « *arranger* » ! Je pensais à vous, Fesquet, à votre livre, en une autre occasion encore cet été en relisant dans saint Thomas les quatre articles sur le mensonge, question 110 de la *secunda-secundae.* Comme cette doctrine est estompée, oubliée, méconnue ! Et comme pourtant elle est nette, irrécusable ! J'en étais, j'en suis resté, à la lettre, épouvanté. A quel point le mensonge officieux, utilitaire, bien intentionné, ne s'est-il pas insinué dans nos mœurs ; spécialement dans nos mœurs de gouvernement et d'administration : et je ne parle pas seulement du gouvernement temporel. Vous qui êtes non seulement un écrivain et ma foi un bon écrivain, mais encore un « informateur religieux », vous devez sans doute en voir, en entendre et en subir cent fois plus que je ne puis moi-même en apercevoir ; et si j'ai quelquefois souri de l'état d' « informateur religieux », je ne souris certes pas des grâces d'état exceptionnelles qu'il requiert à cet égard. Le mensonge dans le gouvernement ! Alors que la situation d'autorité est celle qui devrait permettre le mieux de résister à la tentation du mensonge : l'autorité est la situation où l'on peut le moins malaisément se dispenser de se justifier, où l'on peut se taire.
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Quand un Évêque est déplacé ou « démissionné » pour incapacité ou pour faute grave (cela est arrivé : au XIX^e^ siècle, bien sûr... mais cela est arrivé) (et voici qu'entre parenthèses je frôle le mensonge), pourquoi le couvrir d'éloges publics, assurant qu'on déplore son départ, attestant qu'il fut en tous points admirable, pourquoi démentir la sanction, nier la disgrâce ? Sans aller jusqu'à l' « autocritique » solennelle que vous semblez réclamer -- vous êtes là, mon cher Fesquet, un peu... intégriste -- on peut du moins se taire, *ne pas énoncer publiquement le contraire de ce que l'on tient pour vrai*. Et dans beaucoup de cas nous n'avons même plus affaire à des mensonges délibérés, laborieusement ourdis et fabriqués sur mesure : mais à des formules habituelles, à des procédés préfabriqués, d'usage ordinaire, stéréotypé. Le poison est comme passé dans le sang. Depuis longtemps. Depuis quand ? Depuis la Renaissance, peut-être. Il faudra des saints, et d'une taille peu commune, pour en purger l'administration ecclésiastique.
Vous citez un propos du Cardinal Feltin ; et vous précisez, avec pleine raison, que ce propos adressé à des parlementaires de la IV^e^ République fait « autant penser aux mœurs de l'Église qu'à celles des milieux politiques » :
« Je sais bien -- déclarait le Cardinal -- que certaines dissimulations ou contrefaçons n'ont d'autre but que de rassurer ou apaiser l'opinion ; mais même dans ce cas est-ce toujours sagesse ? Le réveil ne provoquera-t-il pas une plus cruelle déception ? Est-ce vraiment aimer les autres que de les maintenir dans l'erreur ou l'illusion ? »
A l'occasion du Concile, on nous a assuré avec une insistance extraordinaire qu'il n'y a présentement *aucune espèce de crise nulle part à l'intérieur de l'Église.* Qu'en pensez-vous, Fesquet, qui êtes informé, et même « informateur » ? Il y a au moins cette crise de la vérité et du mensonge dans certaines mœurs ordinaires de gouvernement et d'administration de la société ecclésiastique. Il y a cette crise au carré : dans la mesure où l'on ne s'en aperçoit même plus, où l'on vit tranquillement dans le mensonge. Et tout le reste ; toutes les autres crises. Votre Père Congar, dans votre journal *Le Monde* du 6 septembre, nie radicalement qu'aujourd'hui « il existe une crise à l'intérieur de la conscience catholique comme l'arianisme au IV^e^ siècle, la Réforme au XVI^e^, en ont provoqué une ». Bien sûr, il a dit : « comme », ce qui distend et même dissout le sens de sa négation. Mais enfin...
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Dans ce livre accueilli et recommandé par le Directeur des *Études,* vous écrivez :
« Des plumes indépendantes osent-elles suggérer qu'il y a -- aujourd'hui comme jadis -- des frictions et des malentendus, voire des conflits entre Rome et la France ? Entendez aussitôt le concert des saintes indignations... »
Fort de votre expérience d' « informateur religieux » vous nous révélez ceci, que ne nous avait point dit, fût-ce en confidence, le rédacteur en chef de *La Croix :*
« Que de pressions inavouables sur tel ou tel journal confessionnel pour l'inciter à farder la vérité, à mentir par omission, que de « démentis » en tous points semblables à ces « démentis » gouvernementaux qui n'ont jamais trompé personne ! »
Voilà un alinéa de poids.
On ne manquera pas de s'en souvenir.
Et ces trois phrases que vous avez tracées d'une plume qui n'est point indigne de Sénèque :
Les hommes d'Église aiment les courtisans. Ils les suscitent par leur attitude. Ils suspectent a priori l'homme libre qui se refuse à ramper. »
Or cela se *sait :* et quand cela ne se sait point, cela se *sent*. Il y a dans le peuple chrétien un instinct spirituel qui flaire le boniment, le son creux, le mensonge, même s'il est incapable de dire en forme et savamment en quoi consiste exactement la contre-vérité.
Fesquet, bienheureux Fesquet, qui avez la grâce d'être resté juvénile, comme dit le P. Le Blond, et qui avez le goût de la franchise, et qui, avec dans la cervelle cent mille idées que fermement je crois fausses et tordues, avez le courage et l'audace et la loyauté de l'esprit d'enfance, il me semble que vous venez de rendre aux âmes et à l'Église, par votre chapitre III, un service qui appelle l'estime, la reconnaissance et le respect en tout cas, je vous exprime les miens. Je voulais le dire à vous et à mes lecteurs. Voilà qui est fait.
\*\*\*
En post-scriptum, je précise que cette considération exclusive de votre chapitre III est de ma part méthodologique et non pas automatiquement restrictive. Aucune page de votre livre ne m'est indifférente. Plusieurs emportent mon adhésion : mais, même alors, avec tellement de nuances, de doutes, de questions, de contestations, de critiques, de réserves, de distinctions, de parenthèses, d'appositions, de compléments, d'adjonctions, de retranchements, que nous finirions vous et moi par nous y embrouiller tout à fait et peut-être par nous fâcher.
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C'est inutile ; je ne le souhaite pas ; et cela ne vous apprendrait rien, ni à moi : nous savons fort bien qu'intellectuellement notre désaccord est habituel, constant, solide et comme consubstantiel. *Frères dans la Foi,* ainsi que vous me l'écrivez sur la page de garde de votre ouvrage, oui nous le sommes, bien sûr, et tant mieux : nous n'arriverons sans doute à nous comprendre intellectuellement que dans l'autre monde ; ou peut-être aux derniers jours d'une grande vieillesse, si Dieu nous l'accorde avec le don d'une sagesse commune. D'ici là, nos propos si insurmontablement différents dans une irrécusable similitude exerceront réciproquement notre patience. Nous pouvons au moins nous fixer ce lointain rendez-vous.
J. M.
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## NOTES CRITIQUES
### Philosophie sociale
« Économie, jugement distributif et usage commun des biens » : sous ce titre, une très importante étude du P. Paul-Dominique Dognin dans le numéro d'avril 1962 de la *Revue des sciences philosophiques et théologiques* (publiée chez Vrin par les professeurs du Saulchoir).
Du même auteur, nous avions précédemment signalé : « La notion thomiste de justice face aux exigences modernes » (voir *Itinéraires,* numéro 61, pages 165-166).
Le nouvel article du P. Dognin est en quelque sorte la suite du même propos. Il étudie la saine définition de *l'économie* qui, déjà selon la remarque de H. Guitton, « n'est pas uniquement commutative : elle est aussi distributive ». Le P. Dognin analyse donc la juste distribution des biens comme fin de l'économie nationale, et par suite l'usage commun des biens dans ses rapports avec le droit de propriété c'est-à-dire ce que Pie XII appelait : « l'union sociale dans la propriété personnelle » ; et notamment, il confronte cette juste distribution des biens à la notion thomiste de « dispensatio ». Mais il n'y a pas lieu de tenter ici un résumé de cet article très riche en substance : l'important est de le signaler à tous ceux qui s'intéressent à la philosophie sociale.
Ce nouveau travail du P. Dognin confirme la puissante originalité de sa pensée, dénotée ici à propos de son précédent article. Cette pensée s'établit en un domaine et à un niveau tout à fait nécessaires mais trop peu fréquentés : la *christiana philosophia socialis.* En simplifiant beaucoup sans doute on pourrait dire que l'école thomiste dominicaine est en général peu préoccupée des réalités et pensées sociales ; et qu'inversement l'école sociale jésuite est en général peu préoccupée de philosophie thomiste. Si bien qu'il existe assurément des thomistes et des sociologues, mais ce ne sont pas les mêmes, et le résultat en est l'absence d'une philosophie sociale. Une spécialisation trop exclusive sépare le plus souvent les uns des autres ceux qui étudient les faits sociaux, ceux qui étudient la doctrine sociale de l'Église, ceux qui étudient la philosophie chrétienne. C'est-à-dire -- toujours en schématisant selon l'*ut in pluribus* -- que :
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1. -- Ceux qui cultivent la philosophie chrétienne sont orientés vers les problèmes de la connaissance, éventuellement vers les sciences physico-mathématiques, mais non vers les sciences sociales ; ils s'occupent davantage de la structure de l'intelligence que de la réalité du droit naturel.
2. -- Ceux qui étudient la doctrine sociale de l'Église se sont mis -- avec pleine raison -- à développer une connaissance méthodique des documents pontificaux, mais sans en rattacher suffisamment, ni assez vitalement, le contenu doctrinal aux perspectives fondamentales de la théologie morale et de la philosophie chrétienne ; ils n'ont souvent qu'une connaissance extérieure et qu'une pratique insuffisante de la pensée thomiste.
3. -- Ceux qui analysent les faits sociaux sont ordinairement assez démunis au point de vue doctrinal (au double point de vue de la doctrine des documents pontificaux et des perspectives classiques de la philosophie chrétienne), et leurs recherches, parfois remarquables, sont hypothéquées par une orientation positiviste plus ou moins consciente.
Pour prendre un exemple au niveau le plus élevé, l'ouvrage considérable des PP. Calvez et Perrin (et de quinze autres docteurs ecclésiastiques) : *Église et société économique,* a fait un effort visible de conjonction explicite entre la philosophie morale de saint Thomas et la doctrine sociale des Papes contemporains. C'est bien le signe que la nécessité d'une telle conjonction a été ressentie. Mais cet effort demeure encore assez extérieur et fragmentaire : il y a peut-être manqué simplement une véritable conviction (une véritable conviction thomiste).
Dans la *Revue thomiste* d'avril-juin 1962 (pages 308-309), le P. Golfin remarque que le langage philosophique des PP. Calvez et Perrin « utilisé pour présenter la pensée pontificale n'est pas toujours à la hauteur de cette pensée », et que la traduire en termes de « dialectique », d' « aliénation », etc., risque d'être souvent inadéquat. Le P. Golfin en donne la raison :
« *Le Magistère suprême n'est lié à aucune philosophie, à aucune théologie ; son enseignement est d'un autre ordre* (...)*. Cependant, il est un fait que les notions qu'il met en œuvre, surtout lorsqu'il s'agit de droit naturel, sont entendues par lui dans le sens du thomisme traditionnel, et une saine exégèse se doit de les entendre ainsi.* »
L'originalité du P. Dognin est de développer sa pensée au point de communion entre la philosophie traditionnelle et la doctrine sociale des documents pontificaux, ce qui présuppose une connaissance véritable de l'une et de l'autre, de leur substance par-delà les langages différents. La doctrine sociale des Papes contemporains n'est souvent que l'application à des réalités nouvelles, dans une autre problématique et avec un autre langage, de la philosophie morale de saint Thomas. Constatation qui n'est pas de l'ordre de la comparaison littérale, mais de l'ordre de la pensée : et par suite, constatation qui n'est pas une simple curiosité anecdotique, mais qui est précieuse pour le développement et la mise en œuvre d'une *philosophie sociale* (distincte de la *doctrine sociale de l'Église,* mais ni séparée, ni divergente, ni superflue).
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En outre, le P. Dognin sait recourir à la *philosophie* de saint Thomas là où elle se trouve, c'est-à-dire souvent dans ses Commentaires aux ouvrages d'Aristote.
Si bien que la méthode intellectuelle du P. Dognin nous paraît la plus originale (c'est-à-dire la plus rare aujourd'hui) et pourtant la plus nécessaire. Il y a lieu d'être extrêmement attentif à ses publications passées et futures.
\*\*\*
Une remarque de détail. Le P. Dognin trouve une définition de l' « économie » dans le Message pontifical de la Pentecôte 1941, Message sur lequel l'Encyclique *Mater et Magistra* a opportunément ramené l'attention (c'est en effet, sans doute, le plus doctrinal de tous les textes de Pie XII en matière sociale).
Voici le texte de Pie XII retenu par le P. Dognin comme définition de l'économie :
« ...Un peuple sera, à parler exactement économiquement riche (economicamente ricco) parce que le bien-être général et, par conséquent, le droit personnel de tous à l'usage des biens terrestres, se trouvera (...) réalisé conformément au plan voulu par le Créateur (...)
« La richesse économique (riccezza economica) d'un peuple ne consiste pas proprement dans l'abondance des biens, mesurée selon un calcul matériel pur et simple de leur valeur, mais bien dans ce qu'une telle abondance représente et fournit réellement et efficacement comme base matérielle suffisante pour le développement personnel convenable de ses membres. Si une telle juste distribution des biens n'était pas réalisée ou n'était qu'imparfaitement assurée, le vrai but de l'économie nationale ne serait pas atteint ; étant donné que, quelle que fût l'opulente abondance des biens disponibles, le peuple, n'étant pas appelé à y participer, ne serait pas économiquement riche. (economicamente ricco) mais pauvre. Faites au contraire que cette juste distribution soit réalisée effectivement et de manière durable, et vous verrez un peuple, bien que disposant de biens moins considérables, devenir et être économiquement sain (economicamente sano). »
(« Il n'est pas sans intérêt, note le P. Dognin, de signaler que la traduction française de ce texte parue dans les *Acta Apostolicae Sedis* omet l'adverbe : « économiquement ». Le traducteur a sans doute été surpris par l'emploi inusité qui est fait de ce mot. Mais en le supprimant, il a considérablement diminué la portée de la phrase. »)
Ce texte de Pie XII est en effet très important. Nous voulons simplement ajouter qu'une autre définition par Pie XII de l' « économie », plus brève et tout à la fois plus complète, et plus véritablement définition, se trouve dans son allocution du 7 mars 1948 -- date parfaitement thomiste -- aux membres du Congrès des échanges internationaux :
« Qui dit vie économique dit vie sociale. Le but, auquel elle tend par sa nature même, et que les individus doivent également poursuivre dans les diverses formes de leur activité, c'est de mettre d'une façon stable, à la portée de tous les membres de la société les conditions matérielles requises pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle. »
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### Notules
- **REVUE THOMISTE.** -- Le numéro de juillet-septembre 1962 de la Revue thomiste est en tous points remarquable et de première importance. C'est un numéro à ne pas manquer, et qui doit avoir sa place dans toute bibliothèque philosophique ou religieuse. Nous aurons l'occasion de revenir ultérieurement, à loisir, sur la substance très riche de ses diverses études, que nous signalons dès maintenant :
-- *Dom Paul Nau : Le Magistère pontifical ordinaire au I^er^ Concile du Vatican.*
*-- Étienne Gilson : L'être et Dieu.*
*-- Charles De Koninck : Le devenir instantané*.
-- *Jean-Hervé Nicolas : Le centenaire de Blondel.*
*-- H. M. Labourdette : Mariage et chasteté.*
*-- C. Golfin : Épistémologie et sciences sociales.*
(*Comme on le sait, la* Revue thomiste *est dirigée par les Dominicains de Toulouse et éditée par Desclée de Brouwer.*)
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- **L'AIDE AUX PAYS SOUS-DÉVELOPPÉS.** -- Ce devoir de justice, l'aide aux pays sous-développés, n'est aucunement un devoir d'être idiot. Nous avons plusieurs fois montré dans cette revue qu'il s'agit bien d'un devoir de justice, relevant des dimensions internationales de la justice sociale, et de la considération nécessaire du bien commun de l'humanité. On peut se reporter aussi à la dernière partie du 5^e^ volume de la « Collection Itinéraires » : De la justice sociale, par Jean Madiran.
*Mais cette justice ne saurait aller contre la justice. Dans l'éditorial du présent numéro* (*spécialement au chap. IV, au chap. VI et au chap. VII*) *nous avons soulevé ces questions. L'éditorialiste de* Combat *a fait remarquer de son côté le 25 septembre :*
« L'argent accordé a été dépensé sans contrôle, à des fins inutiles, et dans un climat indiscret de corruption.
En Afrique comme en Amérique latine. En Iran autant que dans l'Extrême-Orient. Tous les nouveaux dirigeants ne prennent pas modèle, évidemment, sur les princes arabes. Mais combien résistent au prurit de bâtir des palais nationaux, de s'offrir d'abord le prestige de la manifestation extérieure du pouvoir, le luxe d'une représentation diplomatique étendue et nombreuse. Et une armée, le plus souvent à des fins de police gardienne du régime.
Les écoles passent après les palais. Les travaux d'utilité publique, les investissements d'équipement agricole ou industriel ne disposent que des reliquats budgétaires... »
*Tout cela se voit, ou devrait se voir. A quoi devrait s'ajouter, pour les catholiques, et spécialement pour les théologiens catholiques la considération attentive des* TOTALITARISMES *que l'on aide ainsi à installer leur domination. Une certaine manière de parler de* « *l'aide aux pays sous-développés* »*, qui refuse de reconnaître la réalité, contribue à faire passer pour une jobardise une doctrine qui en soi est juste et nécessaire. On devrait s'en aviser.*
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*Les notions de morale internationale, de solidarité internationale, de justice internationale seront complètement et durablement déconsidérées, si les gardiens de cette doctrine continuent à ne pas voir à quoi, pratiquement, on la fait servir ; ou s'ils continuent à fermer les yeux sur ce qui se passe en fait.*
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- **LES EFFECTIFS DU P.C.F. --** La revue Est et Ouest, dans son numéro du 30 septembre, a publié une vaste et magistrale étude de Claude Harmel qui fait le point de la question.
*Les derniers chiffres d'adhérents officiellement publiés par le P.C.F. remontent au Congrès de 1947 et précisent :*
*-- 328.000 adhérents en 1937*
*-- 544.000 en 1945*
*-- 804.000 en 1946.*
*Depuis le Congrès de 1947, le P.C.F. n'a plus publié que le nombre de cartes délivrées par la trésorerie centrale du Parti. Ce n'est pas la même chose que le nombre des adhérents : il s'agit de cartes qui ont été commandées par les Fédérations départementales, ou qui leur ont été envoyées d'office, et non de cartes* « *placées* »*, c'est-à-dire effectivement remises à des adhérents en échange de la cotisation prévue.*
*D'autre part, le P.C.F. publie périodiquement des chiffres d'adhésions nouvelles, mais aucune indication sur le nombre d'adhérents qui ne renouvellent pas leur adhésion.*
*Toutefois, un rapport au Comité central de 1961 précise le chiffre des effectifs féminins du P.C.F. en 1959 : ils s'élèvent à 49.490 femmes membres du Parti. Or une autre source aussi officielle, le rapport de Marcel Servin au XV^e^, Congrès, révèle qu'en 1959 le Parti comprenait 78,1 % d'hommes et 21,9 % de femmes. D'où il ressort qu'en 1959 le Parti avait au total 225.985 adhérents.*
*Par des recoupements plus compliqués, Claude Harmel arrive à déterminer que le nombre d'adhérents est tombé à environ 215.000 en 1961 et remonté actuellement à environ 225.000.*
*D'une analyse sociologique détaillée et fortement documentée, il ressort que le P.C.F. compte environ 60.000 militants véritablement actifs, répartis en 16.000 cellules.*
*Quant aux* PERMANENTS**,** *il est extrêmement difficile d'en estimer le nombre. Claude Harmel distingue deux catégories. La première comporte les permanents au sens le plus strict du terme, ceux qui sont directement appointés par le Parti : leur nombre serait tombé à 5.000 ou même au-dessous de 5.000. Car depuis 1945 s'est très largement développée une autre catégorie de* « *permanents* »* : ceux que le Parti a* « *placés* » *dans des services communaux, des bourses du travail, des H.L.M. et autres emplois du même genre où ils sont rémunérés par une autre caisse que celle du Parti -- tout en devant leur emploi, et le maintien dans leur emploi, à l'influence et à l'intervention directe du Parti. Ces emplois sont le plus souvent des sinécures ou des demi-sinécures, dont les titulaires consacrent au Parti le principal de leur activité. Les* « *permanents* » *de cette seconde catégorie peuvent être évalués probablement à environ 50.000.*
*D'où il ressort que la quasi-totalité des militants véritablement actifs du P.C.F. sont des militants directement ou indirectement rétribués par le Parti : ils doivent au Parti, d'une manière ou d'une autre, leurs, moyens d'existence. Ces précisions sociologiques viennent utilement corriger les discours de tant de jobards sur l'exceptionnel* « *militantisme* » *du P.C.F. : en réalité, on* *a surtout affaire, comme le voulait d'ailleurs Lénine, à des* « *révolutionnaires professionnels* »*. S'ils* « *militent* » *tellement, c'est parce que, pour la plupart d'entre eux, c'est leur principale activité professionnelle.*
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*Enfin Claude Harmel met en lumière le fait que le P.C.F. est selon l'expression consacrée, un* « *parti-passoire* »*. Il remarque qu'un parti dont les effectifs globaux ont diminué des 3/4 au cours des quinze dernières années, alors que le flux des adhésions nouvelles n'a pas cessé durant la même période, est* « *un parti qui fait illusion à ceux qui vont vers lui et qui les déçoit quand ils y sont entrés* »*.*
\*\*\*
*Les analyses et les conclusions de Claude Harmel recoupent et confirment les indications données dans* La Pratique de la dialectique (*tiré à part de la revue* Itinéraires, *3 NF franco*)*, spécialement aux pages 34 et 35 : il existe en France un nombre considérable d'*ANCIENS *communistes, plusieurs fois supérieur au nombre d'adhérents du Parti. Quand on dit :* « *les communistes* »*, on ignore trop souvent qu'il s'agit de communistes provisoires, et que le phénomène sociologique qui a, et de très loin, l'ampleur principale, ce n'est pas* « *les communistes* »*, mais les* ANCIENS *communistes. On se reportera à* La Pratique de la dialectique *pour l'examen des conséquences sociologiques, politiques et apostoliques qui en ressortent évidemment, mais qui demeurent lamentablement ignorées par la plupart de ceux qui, d'un point de vue apostolique, politique ou sociologique, prétendent s'occuper du communisme et des communistes.* « *Les communistes* »*, ce sont deux ou trois cent mille adhérents* PROVISOIRES *au Parti : à côté d'eux, il existe en France* UN A DEUX MILLIONS D'ANCIENS COMMUNISTES *dont l'action sociale ni l'action apostolique ne se préoccupent méthodiquement.*
\*\*\*
**COMMUNISME ET SILENCE***. -- Le P. André Bonnichon, dans les* Études *de septembre, publie* « *Les barbelés de Hong-Kong* »*. Il faut lire cet article.*
*Au passage, le Père remarque :*
« L'opinion française a été égarée au sujet de l'économie agricole de la Chine. Une revue catholique... »
(*point seulement une revue, ni une seule publication, ni une seule fois*)
« ...a claironné ses prétendus succès sous le titre : la Chine au soleil de messidor. Un spécialiste, salué partout, M. René Dumont, a découvert que grâce aux succès du régime, le riz était *devenu* nourriture courante dans la basse vallée du Yangsté ; or il est la base de l'alimentation depuis deux mille ans. Le même a parlé du « riz gratuit » qu'allaient distribuer les communes rurales... »
*Après bien des précisions circonstanciées, le P. André Bonnichon déclare en* *conclusion :*
« Le communisme chinois tue non seulement les âmes, mais aussi les corps. L'expérience marxiste en ce pays est un échec quasi-total. Pourquoi tant de timidité à enregistrer ce fait patent ? Pourquoi tant de publicistes, même catholiques, ont-ils eu, ont-ils encore des tendresses pour ce « modèle chinois » qu'on propose aux pays sous-développés ? Ne faudrait-il pas en finir avec ce préjugé sous-jacent que le chrétien doit être « avancé » et que le communisme est à l'avant du mouvement social mondial ? (...)
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Le communisme ne frappe-t-il pas l'homme jusqu'à sa source ? Pourquoi le taire ? »
*Voilà des questions posées.*
*Posées à qui de droit.*
\*\*\*
**LES MAUVAIS CARDINAUX***. --* Le numéro des Informations catholiques internationales du 1^er^ octobre était un numéro spécial « pour suivre le Concile ». On y présentait notamment, avec photo et notice, les Cardinaux occupant les fonctions les plus en vue au Concile : Conseil de Présidence, Secrétariat des questions extraordinaires, présidence des Commissions.
Ces notices sont rédigées d'une part avec un manifeste effort d'objectivité. D'autre part, elles n'omettent pas de glisser une « note » indicative pour signaler aux lecteurs les Cardinaux estimés susceptibles de contredire les tendances connues des Informations catholiques internationales.
Cardinal Ruffini. *--* «* S'est montré particulièrement opposé à l'ouverture à gauche. *»
Cardinal Caggiano. -- « *Son sens des responsabilités et de l'autorité lui fait cumuler beaucoup de charges, ce qui rend difficiles ses contacts avec ses fidèles comme avec le clergé* » (*admirez l'art de l'épigramme...*)
Cardinal Siri. -- « *D'une orthodoxie sourcilleuse* »*.*
Cardinal Montini. -- Grande hésitation, semble-t-il, des *Informations catholiques internationales* à son sujet, car s'il est signalé comme ayant de « *profondes préoccupations sociales* »*,* il est aussi « *très préoccupé de l'infiltration de l'esprit communiste* »*.* Aussi est-il noté *:* « *Esprit plus spéculatif que pratique* »*.*
Cardinal Ottaviani. -- Pour lui, le grand jeu : « *passionnément, attaché à la pureté de la foi* » et « *a fondé l'institut saint Pie V pour la défense de la civilisation chrétienne* »*.* Les *Informations catholiques internationales* écrivent PURETÉ DE LA FOI et CIVILISATION CHRÉTIENNE entre guillemets, bien entendu ; et elles donnent en outre la note « *nostalgie* » au Cardinal Ottaviani : « *nostalgie pour le régime des chrétientés établies* »*.*
Cardinal Pizzardo.-- « *On se rappelle que c'est lui qui, à l'aube, du pontificat de Jean XXIII, signifia par une lettre au Cardinal Feltin la fin de l'expérience des prêtres-ouvriers.* »
Tout cela est, si l'on veut, amusant. Les Cardinaux sont « fichés ». Toutefois les Informations catholiques internationales ne sont peut être pas aussi bien « informées » qu'elles le croient. Pour plusieurs autres Cardinaux qui auraient appelé de leur part une « note » analogue, les *Informations catholiques internationales* ne l'ont pas su.
\*\*\*
Un peu plus loin, pour montrer que « LA TENDANCE POLITIQUE » de chacun n'est pas « déterminante », le rédacteur des Informations catholiques internationales écrit :
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« *On associe dans un même jugement Mgr Lefebvre et* La Cite catholique *en oubliant que s'il a passé quelques heures à écrire des préfaces aux publications de ce mouvement, l'ancien archevêque de Dakar a passé sa vie à mener à leur majorité les églises de l'ancienne A.O.F.* »
Ainsi, *La Cité catholique* serait une TENDANCE POLITIQUE, et ce serait par TENDANCE POLITIQUE que Mgr Lefebvre lui apporterait son soutien... !
A-t-on lu ce que Mgr Lefebvre a écrit à ce sujet ? A-t-on lu les publications de *La Cité catholique* *?* On n'y trouve, précisément aucune de ces prises de position politiques particulières que l'on trouve en revanche dans les *Informations catholiques internationales* ou dans *La Croix*. Mais c'est toujours la même calomnie que l'on ressasse : « tendance politique ». On accuse de « tendance politique » ceux des catholiques qui ne veulent pas ACCEPTER LES TENDANCES POLITIQUES PARTICULIÈRES QUE LE CLÉRICALISME INVERSÉ S'EFFORCE SCANDALEUSEMENT D'IMPOSER AUX CONSCIENCES SOUS LE COUVERT DE LA FOI. On accuse de confondre des options politiques avec la foi, précisément ceux qui se tiennent à l'écart de cette confusion opérée et imposée par certains. La Cité catholique, qui ne soutient aucune « tendance politique », se garde soigneusement, elle, d'imposer au nom de la foi les « tendances politiques » qui se manifestent (notamment) dans une certaine presse catholique très soutenue par le cléricalisme inversé.
D'autre part quand le rédacteur des Informations catholiques internationales oppose ce qu'il appelle la « tendance politique » de *La Cité catholique* à l'œuvre de Mgr Lefèvre en Afrique, il montre la profondeur de son ignorance. Il ne sait apparemment pas comment et combien le dynamisme apostolique des méthodes pédagogiques de La Cité catholique a aidé Mgr Lefebvre dans la tâche de « mener à leur majorité les églises de l'ancienne A.O.F. » -- Il ignore aussi, apparemment, qu'en fait de « majorité » et de catholicisme « adulte », les militants de *La Cité catholique* donnent un exemple significatif : en refusant de tenir pour parole d'Évangile les options politiques insinuées ou imposées « au nom de la Hiérarchie ».
Enfin, *La Cité catholique* est un des lieux où, sur trois continents, on enregistre le plus de conversions parmi les incroyants (spécialement marxistes) et le plus de vocations religieuses parmi les croyants. Il serait simplement honnête de noter le fait, et de se demander comment et pourquoi, -- à un moment où d'autres, spécialisés dans les discours de « théologie missionnaire », enregistrent de si constants échecs apostoliques...
\*\*\*
- **COMME ON VOUS LE DIT.** -- *Éditorial de* La Croix *du 28 septembre :*
« Le Concile fera à tous les fidèles une obligation de conscience de soutenir la presse catholique. »
*Pronostic. Pronostic plus ou moins vraisemblable. A condition toutefois de se souvenir que* « *l'obligation de conscience* » *a divers degrés selon les circonstances, les personnes, les objets auxquels elle s'applique.* « *L'obligation de conscience* » *de soutenir la presse catholique ne saurait tout de même pas se situer sur le même plan que l'obligation de confesser le* « *Credo* » *ou que l'obligation de ne pas mentir...*
*Ayant dit d'abord, dans cet éditorial :* SOUTENIR LA PRESSE CATHOLIQUE, *on en vient très vite, au fil* des alinéas, à : SOUTENIR UN SEUL JOURNAL. On écrit :
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« Ce n'est pas le Concile seulement (sic) qui doit nous décider à la lecture de La Croix... »
*Et au paragraphe suivant, on en arrive finalement à ceci :*
« Nous devons trouver dans l'immédiat au moins 20.000 lecteurs de plus. Assuré de la confiance que nous témoignent le Saint Père et nos évêques, je n'hésite pas à dire que les catholiques de France ont collectivement une grave obligation de nous soutenir dans cette tâche. »
*Voilà. C'est comme on vous le dit. Une* « *grave obligation* »*, comme chacun sait, cela signifie, en langage ecclésiastique : sous peine de péché mortel. Un devoir aussi impérieux, une obligation de conscience aussi rigoureuse, il importe qu'elle soit connue, et nous la faisons donc connaître à nos lecteurs dans les termes même où elle a été édictée souverainement. Le Concile, le Pape, les Évêques obligent collectivement tous les catholiques français* (*y compris apparemment ceux que* La Croix *attaque...*) *à procurer au moins 20.000 lecteurs de plus à ladite* Croix*.*
*Et vive* LE JOURNAL UNIQUE... *c'est la formule évidemment la plus haute du* « *pluralisme* »*.*
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*Le signataire de cet éditorial, vraiment* « *unique* » *en son genre, vraiment* « *unique* » *par son génie publicitaire et moral tout à la fois, et paru dans* LE JOURNAL UNIQUE*, est aussi celui qui avait écrit d'autre part* (Chronique sociale du 15 mai 1960) :
« Nous revendiquons le pluralisme de la presse chrétienne... »
*Il y parlait aussi, pour la louer, de* « *l'extrême multiplicité* » *des journaux catholiques...*
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*En Italie, il existe au moins* TROIS *quotidiens catholiques. Trois aussi en France, avant la dernière guerre. Trois est un bon chiffre, un chiffre minimum, un chiffre de santé. Deux seulement, cela présenterait quelque péril. Mais un seul ! Un seul en fait ! Et non seulement en fait : mais assorti d'une* « *obligation de conscience* »* ! Sous peine de péché mortel ! C'est une situation... très particulière. Nous n'y reviendrons pas davantage pour le moment, le lecteur ayant la faculté de se reporter à ce qui en a déjà été dit dans* Itinéraires*, numéro 45, pages 16 à 28 : c'est à relire en ce moment, -- et pour comprendre ce que va être, inévitablement, la suite des événements à cet égard.*
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### Contre la civilisation chrétienne, par tous les moyens
Dans *France-Observateur du* 4 octobre, un article de Georges Suffert appelle quatre sortes d'observations.
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I. -- Cet article est dirigé contre les « catholiques de droite » ou « intégristes » : c'est pour lui la même chose. Et, selon lui, il existe *un principe qui est à la base de l'intégrisme*, et ce principe *tient en une phrase :*
« Il existe une civilisation chrétienne qui est, par définition, supérieure à toutes les autres. »
Voilà donc le mal ; voilà l'ennemi. L'anti-intégrisme est tourné essentiellement *contre la civilisation chrétienne ;* il dénonce comme « intégristes » -- et comme criminels, ainsi qu'on va le voir -- ceux qui croient à l'existence d'une civilisation chrétienne. C'est-à-dire que, sous le nom d'intégrisme, il s'attaque à l'Église elle-même. Le principe que Georges Suffert attaque comme « principe qui est à la base de l'intégrisme », c'est le principe que l'on trouvera tout au long du recueil de documents pontificaux qui ouvre le présent numéro d'Itinéraires.
Nous l'avons déjà dit : telle est « la diversion anti-intégriste », nous l'avons analysée dans *La Cité catholique aujourd'hui.* Sa signification était déjà très claire chez le P. Liégé ; elle est encore plus claire chez Georges Suffert. C'est la doctrine de l'Église, c'est l'Église elle-même qui sont attaquées, et toujours de la même manière : on prend un principe fondamental de la doctrine chrétienne, on n'avoue pas (ou on ne sait pas) qu'il appartient à cette doctrine, on l'affuble du nom d' « intégrisme », et l'on part en guerre contre l'intégrisme par tous les moyens, dressant ainsi des catholiques contre l'Église.
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II. -- Georges Suffert est l'ancien rédacteur en chef de *Témoignage chrétien,* devenu le principal rédacteur catholique de l'hebdomadaire anti-catholique *France-Observateur.*
Le dessein de ce journal à l'égard de l'Église et de toute religion a été nettement exposé dans son numéro de Noël 1959, par son co-directeur Gilles Martinet : « *faire reculer l'Église catholique, l'obliger à renoncer à des prétentions insupportables* » et en général « *chercher à accentuer le recul de l'esprit religieux* »*.*
Nous avions noté ce dessein dans *Itinéraires*, numéro 40, pages 82 et suiv. ; on ne peut pas dire que l'on ne savait pas. Nous avions aussi fait remarquer que les catholiques qui collaborent à *France-Observateur* ne peuvent le faire qu'avec la permission de l'ordinaire du lieu, en vertu du Canon 1386, § 2 :
« Dans les journaux et publications périodiques qui attaquent habituellement la religion catholique ou les bonnes mœurs, les catholiques ne doivent pas écrire, à moins d'un motif juste et raisonnable approuvé par l'Ordinaire du lieu. »
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Nous ignorons quel est le motif juste et raisonnable de Georges Suffert qui a reçu l'approbation de l'Ordinaire du lieu. Au demeurant, cela ne nous regarde pas. Nous ignorons même s'il est bien exact que cette approbation ait été effectivement et authentiquement donnée.
En revanche, les motifs de la direction de *France-Observateur* sont, eux, faciles à comprendre. Elle recherche la collaboration de catholiques susceptibles d'être utilisés pour le dessein de « faire reculer l'Église » et d' « accentuer le recul de l'esprit religieux ». En l'occurrence, la direction de *France-Observateur* n'a pas manqué de lucidité : elle a mis la main sur un catholique qui dénonce comme « intégriste », et comme criminel, un principe d'Église ; elle mobilise des catholiques contre *la civilisation chrétienne :* c'est l'une des manières les plus pratiques et les plus efficaces d'accomplir son dessein ouvertement anti-religieux.
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III. -- Pour combattre ceux qui croient à l'existence d'une civilisation chrétienne, Georges Suffert prend le moyen le plus court : il les dénonce comme criminels.
Selon lui en effet, les « catholiques de droite », ou « intégristes », sont des assassins, des terroristes, participant aux attentats de l'O.A.S ou même les inspirant. Il y a parmi eux, bien entendu, le Cardinal Billot et Charles Maurras, qui sont les véritables promoteurs de l'O.A.S. en particulier et de toute subversion en général : c'est trop évident. Il y a aussi des vivants, nommément dénoncés -- Mgr Lefebvre, -- et des couvents, tout aussi nommément dénoncés : Solesmes, Fontgombault, La Pierre qui Vire (!!!) ; et les Frères de Saint-Vincent de Paul ; et la revue *Verbe,* etc., etc. : voilà les assassins.
Il faut bien reconnaître que ces méthodes de délation policière sont solidement installées dans une certaine presse, et y ont été installées notamment par des catholiques. On dit aujourd'hui : « O.A.S. », mais avant que l'O.A.S. existât, la délation marchait aussi fort ; cela commença avec les barricades (voie la *Lettre à Jean Ousset*)*.* Des gens, laïcs et même clercs, qui se définissent eux-mêmes comme spécialement « apostoliques » et « missionnaires » ont multiplié depuis plus de deux ans les délations de cette nature ; il faudrait un volume pour les recueillir. Ce volume, on le fera. Ces bons « apôtres » qui combattent ainsi *par tous les moyens,* et notamment par les plus vils, s'il n'y a décidément aucune autorité morale qui soit capable de mettre un terme à leurs infamies, et de défendre les chrétiens diffamés, eh ! bien, la défense légitime incombera au premier venu.
\*\*\*
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IV. -- Mais le plus utile sans doute, c'est de prendre la mesure exacte de cette soi-disant intelligentsia catholique qui intimide (ou terrorise) la société ecclésiastique. Oui, mesurer le niveau exact de cette espèce de journalistes catholiques, de militants catholiques, d'intellectuels catholiques qui font pratiquement la loi. Ils sont, disent-ils, des penseurs, des savants, des malins, des fortiches, des champions, la doctrine et l'histoire de l'Église nourrissent quotidiennement leur vie et leur réflexion, et la profondeur géniale de leur savoir leur vaut d'avoir l'oreille d'éminentes personnalités non autrement désignées ici. Or, c'est une farce grotesque, car voici ce qu'écrit Georges Suffert, voici son chef-d'œuvre :
« ...Il y a cent ans, en effet, Vatican I allait s'ouvrir ; à l'époque, le parti intégriste était de loin le plus fort ; quelques années auparavant, le Syllabus avait été condamné pour cette phrase qui, aujourd'hui, fait rêver par son solide bon sens : « *Le Saint Père peut et doit se réconcilier et tenir compte des progrès du libéralisme et de la civilisation moderne.* »
« Cette phrase » n'est même pas exactement citée. Mais enfin, frottez-vous les yeux, réveillez-vous, voilà Georges Suffert : pour lui, le Syllabus, c'est l'œuvre de quelque Liégé, de quelque Lubac ou de quelque Suffert de l'époque. Et l'affreux parti intégriste était alors le plus fort. Alors, ces intégristes affreux firent condamner le Syllabus. Pas moins. Ils le firent condamner à cause de cette phrase au si solide bon sens...
Voilà Georges Suffert, qui vous parle savamment de l'Église, de l'intégrisme, de la civilisation chrétienne... Et vous l'écoutez. Il sait ce qu'il dit, comme vous pouvez le voir. Vous faites le plus grand cas de ses « prises de position ».
Oui, vous êtes tombés au niveau de la farce ; et grotesque.
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## DOCUMENTS
Les diverses études publiées par la revue « Itinéraires » sur la pensée de Teilhard de Chardin sont les suivantes :
-- Louis SALLERON : Sur « le Phénomène humain » (numéro 1 de mars 1956).
-- Louis SALLERON : A propos du « Groupe zoologique humain » (numéro 3 de mai 1956).
-- Louis SALLERON : Sur « le Milieu divin » (numéro 26 de septembre-octobre 1958).
-- R.P. CALMEL, o.p. : La distinction des trois ordres (numéro 61 de mars 1962).
-- R.P. CALMEL, o.p. : Homme racheté ou phénomène extra-humain : examen critique de « Construire la terre » du P. Teilhard (numéro 62 d'avril 1962).
-- Louis SALLERON : La pensée religieuse du P. Teilhard (le livre du P. de Lubac) (numéro 64 de Juin 1962).
### La bataille pour Teilhard
*Remarques préliminaires*
La bataille pour Teilhard est engagée à fond. Le mot « bataille » est de Jacques Madaule, dans un article du *Monde* que l'on trouvera reproduit plus loin.
Cependant, un mot d'Étienne Borne doit être entendu :
« Le problème que pose l'affaire Teilhard est grave et il conviendrait de parler douloureusement des choses douloureuses. »
L'Avertissement du Saint-Office n'autorise ni n'invite personne à une danse du scalp autour des teilhardiens. Ils sont douloureusement frappés dans leurs convictions et dans leurs espérances. Il n'y a aucune raison de les accabler.
\*\*\*
Encore faut-il que les teilhardiens admettent que la pensée de Teilhard puisse être aussi largement critiquée, discutée et même refusée par les uns qu'elle est approuvée par les autres. Cela est normal ; cela est le sort ordinaire de toute pensée. Il n'existe aucune philosophie qui n'ait suscité d'objections graves et même radicales.
Or le teilhardisme a joui en France d'une prépotence quasiment absolue dans les publications catholiques les plus importantes, et notamment dans les plus importantes des publications ecclésiastiques.
Il y a plus. Non contents de cette prépotence de fait, les teilhardiens traquaient littéralement l'objection, s'efforçant non pas de la discuter, mais de disqualifier systématiquement les contradicteurs. Ces procédés d'intimidation, eux aussi, sont « douloureux », comme dit Étienne Borne.
295:67
Et ils sont anciens. En 1956, dès le second numéro d'*Itinéraires* (pages 80 à 84), nous relevions ici un « communiqué » parfaitement significatif publié par les « ayant-droit », et qui ne visait à rien de moins, en fait, qu'à interdire toute critique de la pensée de Teilhard. Nous avions intégralement reproduit, et commenté en détail, ce communiqué. On peut relire aujourd'hui et son texte et notre commentaire.
Étienne Borne lui-même ne s'est pas toujours abstenu de tels procédés. Dans *Forces nouvelles* du 12 juillet 1962, il prête à ceux qui n'approuvent pas Teilhard la pensée que « l'évolution est une sorte de diablerie inventée par les francs-maçons et les libre-penseurs que seuls des naïfs jugent baptisable c'est-à-dire intégrable à une vision chrétienne du monde » ; et il s'en prend à la « compagnie des aigris, des rétrogrades, des soupçonneux qui composent la troupe de nos intégristes ». En faisant un portrait intellectuel aussi sommaire, et aussi violemment injuste, des philosophes et des théologiens qui opposent au teilhardisme des objections fondamentales, Étienne Borne ne rend pas facile le respect dû, et réclamé par lui, à sa « douleur ».
\*\*\*
Mais l'exemple est venu de plus haut. Et notamment du P. de Lubac.
296:67
Parmi les adversaires de Teilhard, l'un de ceux dont le sérieux, la probité philosophique, l'honnêteté intellectuelle, la compétence théologique et la profondeur de pensée sont le plus indiscutables est assurément Charles Journet.
Or les objections faites par Charles Journet au teilhardisme, et même la personne de Charles Journet, ont été indignement maltraitées par le P. de Lubac dans son livre, sur *La pensée religieuse du P. Teilhard de Chardin.*
On se reportera utilement à la mise au point -- mesurée, mais accablante pour le P. de Lubac -- que Charles Journet a été contraint de publier dans *Nova et Vetera,* numéro de juillet-septembre 1962, pages 224 à 228.
Cela aussi est « douloureux ».
\*\*\*
« Douloureuse », également, l'exploitation faite de l'ouvrage du P. de Lubac. Rendant compte de cet ouvrage dans les *Études* de juillet, le Directeur de cette revue disqualifiait tous les philosophes et tous les théologiens opposés au teilhardisme. Il s'en prenait en effet non pas aux raisons, mais aux personnes, les couvrant de qualifications péjoratives et même offensantes : « lecteurs trop pressés », « interprétateurs partiels autant que partisans », « lecteurs étourdis ou malveillants ». Le Directeur des « Études » ne connaissait donc, du moins explicitement, aucune objection au teilhardisme qui n'entrât dans la catégorie de l'étourderie, de la partialité ou de la malveillance. Un tel procédé est un procédé de journalisme et de propagande, et déjà inique à ce niveau ; il est à plus forte raison indigne d'un débat philosophique et théologique.
\*\*\*
Le livre du P. de Lubac sur *La pensée religieuse du P. Teilhard de Chardin,* entre le jour de sa publication et le jour où fut connu l'Avertissement du Saint-Office, fit l'objet d'approbations significatives de la part de plusieurs de ceux qui prétendent guider avec sûreté l'opinion catholique française.
297:67
Durant cette période, et sauf erreur ou omission, la revue *Itinéraires* est la seule publication où parut une critique de l'ouvrage, bienveillante mais ferme et fondamentale : article de Louis Salleron, numéro 64, pages 149 et suivantes.
Aussi bien *La Croix* que les *Études* recommandaient l'ouvrage du P. de Lubac, sans aucune réserve, comme une parfaite et définitive mise au point. Ces deux publications avaient également recommandé sans aucune réserve l'ouvrage du P. de Soras sur les documents pontificaux. Du point de vue doctrinal, c'est un coup double, comme il s'en produit rarement d'une telle dimension.
#### L'Avertissement du Saint-Office
Le « Monitum » du Saint-Office porte la date du 30 juin 1962. Il a paru dans « L'Osservatore romano » du 1^er^ juillet et il a été inséré dans les « Acta Apostolicae Sedis » du 6 août, page 526. En voici le texte
Monitum. -- Quaedam vulgantur opera, etiam post auctoris obitum edita, Patris Petri Teilhard de Chardin, quae non parvum favorem consequuntur.
Praetermisso judicio de his quae ad scientias positivas pertinent, in materia philosophica ac theologica satis patet praefata opera talibus scatere ambiguitatibus, immo etiam gravibus erroribus, ut catholicam doctrinam offendant.
Quapropter Emi ac Revmi Supremae Sacrae Congragationis S. Officii Ordinarios omnes necnon Superiores Institutorum religiosorum, Rectores Seminariorum atque Universitatum Praesides exhortantur ut animos, praesertim juvenum, contra operum Patris Teilhard de Chardin ejusque asseclarum pericula efficaciter tutentur.
Datum Romae, ex Aedibus S. Officii, die 30 junii 1962.
Ce qui signifie si nous comprenons bien :
Avertissement. -- Certaines œuvres, même posthumes, du Père P. Teilhard de Chardin se répandent et connaissent un succès qui n'est pas mince.
Sans juger ce qui concerne les sciences positives, il est suffisamment manifeste qu'en matière philosophique et théologique lesdites œuvres fourmillent d'ambiguïtés ou plutôt d'erreurs graves qui portent atteinte à la doctrine catholique.
298:67
C'est pourquoi les Em. et Rév. Pères de la Suprême Sacrée Congrégation du S. Office invitent tous les Ordinaires, et aussi les Supérieurs d'Instituts religieux, les Supérieurs de Séminaires et les Recteurs d'Universités, à défendre efficacement les esprits, surtout des jeunes, contre les dangers des œuvres du P. Teilhard de Chardin et de ses acolytes.
Rome, S. Office, le 30 juin 1962.
La traduction donnée par les « Études », septembre 1962, page 280, et la paraphrase, page 281, tout en reconnaissant que « des termes sévères sont employés », paraissent toutefois minimiser le texte.
La traduction des « Études » dit seulement (c'est nous qui soulignons) :
...Ces œuvres *présentent* manifestement des ambiguïtés *et même des erreurs graves...*
Et la paraphrase :
...Le décret ne signale *pas seulement* des « ambiguïtés » *mais aussi* « des erreurs graves qui atteignent la doctrine catholique ».
Or le texte du décret ne dit pas seulement que les œuvres du P. Teilhard « présentent » erreurs et ambiguïtés, il affirme leur très grand nombre. Le verbe latin « *scatere* » signifie : « être abondant, fourmiller de, regorger ».
Et la « Documentation catholique » du 15 juillet (col. 949) a donné sur ce point une traduction plus exacte :
Ces œuvres *regorgent* d'ambiguïtés telles, et même d'erreurs graves...
D'autre part le texte latin ne dit pas : ambiguïtés « et même » erreurs graves, ce qui pourrait s'entendre -- « et même, parfois, quelques erreurs graves ». Le texte latin dit : « *immo etiam* ». Ce qui paraît indiquer qu'il faut entendre : « ...fourmillent d'ambiguïtés ou bien plutôt, pour parler plus exactement, fourmillent d'erreurs graves ».
Enfin, les « disciples » de Teilhard sont désignés par le mot, plutôt inattendu et inhabituel, d' « *asseclarum* ». Ce mot latin a le plus souvent un sens péjoratif. Il n'est évidemment pas possible de savoir si l'emploi de ce mot correspond véritablement à une intention péjorative ; mais il n'est pas possible non plus de fermer les yeux sur le choix du mot, c'est pourquoi nous le traduisons par « acolytes » qui, en dehors de la langue liturgique, suggère sans l'imposer une nuance péjorative.
299:67
En tous cas, c'est manifestement l'ensemble du teilhardisme et des teilhardiens qui se trouve visé.
\*\*\*
Remarquons en outre que l'Avertissement du S. Office n'est pas une mise en garde adressée directement aux « esprits, surtout des jeunes », qui doivent être efficacement défendus contre les périls du teilhardisme. Il est une invitation pressante aux Ordinaires (c'est-à-dire aux Évêques) et aux Supérieurs religieux, les exhortant à une action précise.
Le Directeur des « Études », à l'endroit déjà cité, a cru pouvoir souligner avec quelque satisfaction :
...Ce qui frappe d'abord dans ce *Monitum,* c'est qu'il ne comporte aucune mesure disciplinaire.
Mais les mesures pratiques, (disciplinaires ou autres), ce sont les Ordinaires et les Supérieurs religieux qui ont le devoir de les prendre : du moins, cela ressort manifestement du texte lui-même, de son sens obvie. Le S. Office n'a aucunement promulgué une mise en garde qui aurait en soi et par soi sa portée efficace. Il a demandés aux Évêques et aux Supérieurs d'accomplir eux-mêmes, et d'accomplir efficacement, ce qui est nécessaire pour protéger les esprits contre les dangers graves du teilhardisme.
Et si ces dangers graves ne sont pas autrement précisés, c'est évidemment parce que les Ordinaires et Supérieurs ont, par leur compétence propre, par leur fonction, par leurs grâces d'état, tout ce qui faut pour apercevoir les périls graves du teilhardisme et pour en protéger les esprits.
Certains estiment que si plusieurs Ordinaires ont observé au contraire une extrême réserve allant jusqu'à l'abstention, c'est parce qu'ils pensent devoir de préférence s'en occuper collégialement, d'une manière directe ou indirecte, mais qui sera la plus solennelle et la plus efficace, dans le cadre du Concile. La sorte d'insurrection intellectuelle qui s'est produite en faveur de Teilhard, non seulement chez des intellectuels catholiques, mais encore chez des ecclésiastiques importants, ne réussira certainement pas à intimider l'Église.
300:67
#### Un précédent
Selon le Directeur des « Études » le récent Avertissement du S. Office n'est pas le premier :
« Le 6 décembre 1957, la même Suprême Congrégation avait commandé de retirer (les œuvres de Teilhard) « des bibliothèques des séminaires et des institutions religieuses » et déclaré « qu'il n'est pas permis de les vendre dans les librairies catholiques ou de les traduire en d'autres langues. »
Nous n'avons pu trouver (est-ce pour avoir mal cherché ?) aucune trace de cette précédente décision dans la « Documentation catholique ».
D'autre part, ayant demandé dans les librairies catholiques où sont en vente les œuvres de Teilhard si l'on était au courant d'une interdiction à ce sujet, nous avons obtenu des réponses uniformément négatives.
Nous nous sommes alors adressés à la Direction des « Nouvelles de Chrétienté », hebdomadaire qui est connu pour publier avec une grande rapidité et le plus souvent en des traductions vérifiées et de bonne qualité les documents romains ([^89]). De la documentation obligeamment mise à notre disposition par la Direction des « Nouvelles de Chrétienté » ([^90]) il ressort qu'une note avait été adressée aux Évêques, le 30 novembre 1957, par le Cardinal Pizzardo, préfet de la Sacrée Congrégation des Séminaires et Universités. Elle disait :
« La Congrégation des Séminaires et Universités, toutes choses étant dûment considérées, a décrété que doivent être retirés des bibliothèques des séminaires les œuvres ou écrits du P. Teilhard de Chardin. Nous prions donc instamment Votre Excellence de vouloir bien exécuter fidèlement cette prescription, si c'est nécessaire en ce qui concerne votre séminaire. »
Enfin quelques publications, fort peu nombreuses ont fait état d'un décret du S. Office lui-même, en date du 6 décembre 1957 : il s'agit donc du décret auquel faisait allusion le Directeur des « Études » dans le texte cité plus haut. Ces publications, ce sont les revues espagnoles « Illustracion del Clero » et « Cruzado espanol » et le bulletin français des « Croisés de Notre-Dame » de septembre-octobre 1962 qui, traduisant lui-même de l'espagnol, en donne le texte suivant :
301:67
Les livres du P. Teilhard de Chardin doivent être retirés des bibliothèques des séminaires et des instituts religieux ; ils ne peuvent être mis en vente dans les librairies catholiques et il n'est pas licite de les traduire dans d'autres langues.
Les difficultés que l'on éprouve à se renseigner exactement sur ce point tendent en tous cas à montrer que ces décisions précédentes n'avaient pas été « exploitées » contrairement à la plainte que font entendre plusieurs teilhardiens ; et qu'en fait, loin de « majorer » ces décisions, on les avait plutôt « minimisées ».
#### L'article de « L'Osservatore romano »
Le même numéro de « L'Osservatore romano » qui publiait l'Avertissement du S. Office publiait aussi un long article, non signé, qui est considéré selon l'usage comme donnant officieusement, mais de manière autorisée et qualifiée les raisons de la décision du S. Office.
Le Directeur des « Études » l'a reconnu loyalement
Il est évident que cet article anonyme est officieux et qu'il n'a pas la valeur du décret lui-même. Il n'en constitue pas moins une explication autorisée de la mesure prise, et il indique clairement les ambiguïtés et les erreurs qu'on reproche à Teilhard.
Le texte de cet article de « L'Osservatore romano » semble confirmer l'hypothèse de ceux qui estiment que la publication de l'ouvrage du P. de Lubac, et peut-être aussi les approbations trop témérairement absolues qui ont été données publiquement à cet ouvrage, ont contribué à manifester de manière très significative la profondeur et l'étendue croissantes du mal et ont peut-être hâté la décision du S. office.
Cet article de « l'Osservatore romano » est en italien. Sa traduction intégrale a paru en France d'abord dans « La Nation française » du 11 juillet (traduction de Pierre Boutang) ([^91]), puis dans « La Croix » du 13 juillet dans l'édition française de « L'Osservatore romano » du même jour, dans la « Documentation catholique » du 15 juillet, etc.
302:67
Nous reproduisons ici la traduction française établie par Pierre Boutang :
Sept ans se sont passés depuis la mort du père Pierre Teilhard de Chardin et sa renommée est toujours plus vive.
Ses disciples et admirateurs continuent à exalter sa figure dans l'ordre humain et religieux. Beaucoup parmi eux exaltent sa valeur exceptionnelle dans l'ordre scientifique.
En revanche, les avis diffèrent dans le jugement sur sa tentative de synthèse chrétienne du savoir. Les divergences deviennent plus fortes à la lecture des œuvres posthumes, publiées jusqu'ici, et de celles qui ont été diffusées en privé par les admirateurs de Teilhard.
Nous pouvons nous associer à tous ceux qui reconnaissent la droite intention de l'homme et la contribution qu'il a apportée aux recherches scientifiques, en particulier dans le domaine de la paléontologie.
Mais on ne peut faire moins que de demeurer d'abord perplexe, puis d'entrer en désaccord lorsque les opinions du Père Teilhard de Chardin, du pur domaine scientifique, s'étendent à celui de la philosophie et de la théologie.
Un livre récent du père de Lubac sur la pensée religieuse du père Teilhard de Chardin contient certaines critiques de la méthode utilisée par lui ; par exemple les analyses conceptuelles incluses dans ses essais sont souvent défectueuses, parce que, lorsqu'il traite des grandes questions qui préoccupent tout homme, les catégories, les notions et les termes dont il se sert portent la marque du milieu scientifique qui lui était familier. L'atmosphère qu'il respirait était celle des sciences naturelles.
Pour nous, ce défaut méthodologique est grave et fondamental, parce que Teilhard de Chardin, trop souvent, transpose indûment sur le plan métaphysique et théologique les termes et les concepts de sa théorie évolutionniste : transposition qui est une des causes des ambiguïtés conceptuelles et -- disons-le tout net -- des erreurs qui se trouvent dans ses œuvres, aussi bien dans celles qui sont déjà éditées que dans celles qui ont été polycopiées ou diffusées de quelque autre manière.
\*\*\*
Commençons par le concept de *création.*
Dans l'essai inédit de 1950 «* Le cœur de la matière *», on lit :
303:67
« *Dans le monde, objet de la Création, la Métaphysique classique nous avait accoutumés à voir une sorte de production extrinsèque, issue par bienveillance débordante de la suprême efficience de Dieu. Invinciblement -- et tout justement pour pouvoir à la fois pleinement agir et pleinement aimer -- je suis amené à y voir maintenant* (*conformément à l'esprit de saint Paul*) *un mystérieux produit de complétion et l'achèvement pour l'Être absolu lui-même. Non plus l'Être participé de pléromisation et de convergence. Effet non plus de causalité, mais d'Union créatrice.* »
*Union créatrice* est un concept qui revient souvent dans Teilhard : « L'action créatrice, c'est-à-dire unificatrice de Dieu », pouvons-nous lire dans un article « l'Esprit nouveau et le cône du temps », dans *Psyché.* Or, du point de vue métaphysique sous lequel il faut définir le concept de création, doit être mis en lumière l'aspect de la causalité efficiente (qui donne l'être). La création ne s'oppose pas à l'unification mais elle n'est pas formellement unification.
Un autre concept familier à Teilhard dans cette ligne de raisonnement est le néant, présenté d'une manière qui laisse tout à fait perplexe.
Ce concept ne se trouve pas seulement dans l'essai aujourd'hui vieilli, puisqu'il est de 1917, « L'union créatrice », mais il est répété et expliqué aussi dans l'essai inédit « Comment je vois » de 1948. Devant Dieu « aux antipodes de lui-même » se trouve « le Multiple pur » ou bien « Néant créable », lequel est une virtualité passive. Teilhard écrit donc : « *Néant créable,* qui n'est rien -- et qui cependant par virtualité passive d'arrangement (c'est-à-dire d'union) est une possibilité, une imploration d'être, à laquelle tout se passe comme si Dieu n'avait pu résister. »
Ainsi le père Teilhard emploie des expressions qui laissent fondamentalement croire qu'il pensait à une sorte de nécessité de la création.
Dans la philosophie et la théologie classique, selon lui, la création « ou participation » (ajoute Teilhard) tend à se présenter « comme un geste presque arbitraire de la cause première ».
Au contraire, dans ce qu'il appelle la Métaphysique de l'Union, tout en réaffirmant « la self-suffisance et la self-détermination de l'Être absolu », c'est-à-dire de Dieu, Teilhard parle encore de l'acte créateur divin :
« *Fruit, en quelque manière, d'une réflexion de Dieu, non plus en lui, mais en dehors de lui la Plérômisation* (...)*, c'est-à-dire la réalisation de l'être participé par arrangement et totalisation -- apparaît comme une sorte de réplique ou de symétrique à la Trinitisation. Elle vient combler un vide, en quelque façon. Elle trouve sa place.* »
304:67
Ce concept trouve sa synthèse plus explicite dans ces mots : « *Pas de Dieu* (*jusqu'à un certain point*)*, sans Union créatrice...* » (toujours dans « Comment je vois »).
Ces citations étaient nécessaires pour mettre en lumière les ambiguïtés dangereuses et les erreurs qui se rencontrent dans certaines expressions de Teilhard en ce qui regarde le concept catholique traditionnel de création (cf. le quatrième Concile du Latran, et le premier Concile du Vatican).
Quand la « Métaphysique classique », affirme que Dieu, par la création, donne à la créature *tout* son être potentiel essentiel et existentiel en même temps, c'est-à-dire « *Secundum totam suam substantiam* » (Concile du Vatican, 1, Denz. 1805) ; alors qu'elle met en relief la parfaite et absolue liberté de l'acte créateur de Dieu « *liberrimo concilio* » (Concile du Vatican, Denz, 1783), elle ne fait rien d'autre que répéter et développer et expliquer la doctrine des deux Conciles.
Et nous croyons que le père Teilhard n'a pas toujours suffisamment maintenu ces deux exigences de la doctrine catholique : don de la totalité de l'être de la part du Créateur, étant exclue n'importe quelle potentialité précédente (et la Métaphysique classique veut exprimer ce concept même avec les mots. « ex nihilo sui et subjecti ») ; totale absence de toute nécessité, même lointaine, de l'acte créateur de Dieu.
\*\*\*
Dans sa conception des « *rapports entre le Cosmos et Dieu* » Teilhard de Chardin a des points faibles qui ne peuvent être passés sous silence.
Certes, il affirme explicitement et à plusieurs reprises la nécessité et la personnalité *transcendante* de Dieu. Toutefois, dans la logique de la pensée de Teilhard, la transcendance divine n'est pas exprimée d'une manière suffisante.
Dieu se trouve représenté comme l'unité suprême qui, en quelque sorte, s'incorpore l'univers -- ainsi l'unité divine en vient à participer en quelque manière de la multiplicité cosmique et Dieu en un certain sens est rendu plus parfait par l'assimilation du Cosmos.
Par exemple, dans l'essai déjà cité « Le cœur de la matière » (que Tresmontant appelle « son autobiographie spirituelle »), le Père Teilhard affirme :
« Par un de ces étranges effets d'inhibition je ne me rendais pas compte que, inévitablement, à mesure que, des profondeurs de la Matière aux cimes de l'Esprit, Dieu « métamorphisait » le Monde -- le Monde en retour, devait « endomorphiser » Dieu. »
305:67
Toujours dans le même essai, on demeure perplexe et l'on a l'impression précise que les mots de Teilhard ne veulent pas exprimer seulement un point de vue limité à notre savoir, mais une réalité qui atteindrait aussi Dieu. Et c'est que Dieu, en un certain sens, change, se perfectionne, en incorporant à soi le monde.
« Sous l'effet même de l'opération unitive qui le révèle à nous, Dieu en quelque sorte se transforme, en nous incorporant -- Donc non plus seulement Le voir, et se laisser envelopper et pénétrer par Lui -- mais *pari passu* (sinon premièrement) le découvrir (ou même, en un sens, « l'achever ») toujours plus autre. (...) Autour de nous, par rencontre de son attraction et de notre Pensée, Dieu est en train de « changer » (...) »
Dans d'autres passages, Teilhard se sert des termes « complexité », ou « Unité complexe », parlant de Dieu. Et même dans le dernier livre, publié il y a quelques semaines *L'énergie humaine,* on lit : « Dieu n'est définissable que comme un *Centre de centres. En cette complexité* (c'est nous qui soulignons) gît la perfection de l'Unité. » (p. 86).
Il donne explicitement à ces termes une signification cohérente à sa pensée, mais très différente de l'acception commune, et il cherche à l'expliquer en un sens qui puisse être orthodoxe.
De toute façon, cela ne profite pas à la clarté des positions ; même, pour le dire en bref, il s'agit d'ambiguïtés qui sont certainement causes d'équivoques dangereuses.
Le concept d'unité, d'action unificative strictement lié à sa théorie évolutionniste, est étendu par Teilhard et appliqué plus d'une fois même à l'*ordre surnaturel.*
\*\*\*
Cela commence par un concept pour le moins étrange du Christ.
Le « Point Omega » est en même temps le Christ ressuscité :
Le « Christ de la Révélation n'est pas autre que l'Oméga de l'Évolution » (*Le Christique,* essai inédit de 1955). Et ensuite : « Le Christ sauve. Mais ne faut-il pas ajouter immédiatement qu'il est aussi sauvé par l'Évolution » (*ibid.*)*.*
Dans « Le cœur de la matière », on lit en outre :
« Dans un Univers qui se découvrait pour moi en état de convergence, vous avez pris par droit de Résurrection, la position maîtresse de centre total où tout se rassemble. »
Dans le volume récemment édité (en 1961) *L'Hymne de l'Univers*, Teilhard répète le même concept, mais avec plus de clarté :
« Jésus, centre vers qui tout se meut, daignez nous faire place parmi les monades choisies et saintes qui, dégagées une à une du chaos actuel par votre sollicitude, s'agrègent lentement en Vous dans l'Unité de la Terre Nouvelle » (p. 80).
306:67
Dans l'essai déjà cité « Le Christique », aussitôt après -- et dit-il, « en sens vrai » -- d'une « troisième nature » du Christ, non humaine, non divine, mais « cosmique » !
Nous ne voulons pas prendre à la lettre et « en sens vrai » ce qu'écrit le Père Teilhard dans ce passage ; autrement il s'agirait d'une véritable hérésie. Mais ces paroles, évidemment, augmentent la confusion qui déjà n'est pas petite.
\*\*\*
Avec cette méthode il est facile, et -- disons-le -- logique de lier nécessairement entre elles la *Création, l'Incarnation et la Rédemption.*
En fait, le Père Teilhard écrit :
« Création, Incarnation, Rédemption, tout en marquant chacune un degré de plus dans la gratuité de l'opération divine, ne sont-elles pas trois actes indissolublement liés dans l'apparition de l'être participé ? » (« L'âme du Monde » essai inédit de 1918).
En un sens, Teilhard met sur le même plan de l'évolution ces trois mystères :
« Pas de Dieu (jusqu'à un certain point) sans Union créatrice. Pas de création sans immersion incarnatrice. Pas d'Incarnation sans compensation rédemptrice. Dans une métaphysique de l'Union, les trois mystères fondamentaux du christianisme n'apparaissent plus que comme les trois faces d'un même mystère, celui de la Plérômisation » (*Comment je vois*, essai déjà plusieurs fois cité).
On pourrait faire une moisson de textes teilhardiens sur ce thème, mais nous terminerons par un texte pris dans *Le Phénomène humain* (éd. de 1955) :
« Mais en autre sens aussi, une prodigieuse opération biologique : celle de l'Incarnation rédemptrice. (...) Par une action pérenne de communion et de sublimation, il (c'est-à-dire le Christ) s'agrège le psychisme total de la Terre » (P. 327).
En lisant cela et d'autres textes (cf. par exemple l'article « l'Esprit nouveau et le cône du Temps », dans *Psyché*, n° 99-100, pp. 59-60) on doit constater que chez Teilhard de Chardin n'est pas claire la distinction, la différence entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel : on ne voit pas comment il est possible de sauver la totale gratuité de ce dernier ordre et par suite de la grâce elle-même.
Or, il y a là des concepts qui appartiennent au patrimoine commun et universel de l'enseignement catholique, et qui ont été récemment encore rappelés par l'encyclique *Humani Generis* (Denz. 2318).
\*\*\*
307:67
D'autres critiques importantes peuvent être faites à la pensée du Père Teilhard de Chardin.
Après avoir lu les passages cités ci-dessus, on ne s'étonne pas que le Père Teilhard ne connaisse pas non plus clairement les profondes frontières qui existent entre la matière et l'esprit : frontières qui n'empêchent pas -- cela est vrai -- les rapports entre les deux ordres (substantiellement unis dans l'homme), mais qui indiquent clairement leur différence essentielle.
« *Non pas l'Esprit par évasion hors de la Matière -- ni l'Esprit juxtaposé incompréhensiblement avec la Matière* (*Thomisme !...*) *mais l'esprit émergeant* (*par opération pan-cosmique*) *la Matière --* Materia Matrix... ».
C'est ce qu'on peut lire dans une lettre de Teilhard à la date du 13 mars 1544, publiée dans la revue *Psyché* (1955, n° 99-100, p. 9).
Et sur ce concept, Teilhard insiste aussi dans le livre *l'Énergie humaine,* édité, comme on l'a déjà dit, au cours des récentes semaines.
« *Il n'y a pas concrètement de la Matière* et *de l'Esprit mais il* existe *seulement de la Matière devenant Esprit. Il n'y a au Monde ni Esprit ni Matière,* « *l'Étoffe de l'Univers* » est l'Esprit-Matière. *Aucune autre substance que celle-ci ne saurait donner la molécule humaine* » (p. 74). A la page 121 du même livre, encore à propos de l'Esprit, et en accord avec tout son système évolutionniste, Teilhard écrit :
« *Le phénomène spirituel n'est donc pas une sorte de bref éclair dans la nuit : il trahit un passage graduel et systématique de l'inconscient au conscient et du conscient au self-conscient.* C'est un changement d'état cosmique » (C'est nous qui soulignons). Et déjà dans « le cœur de la matière », il avait écrit : « *L'Esprit, état supérieur de la Matière* »*.*
On notera que dans la même page, Teilhard prévient qu'il se tient à un point de vue purement scientifique et expérimental.
Mais en traitant là d'un sujet éminemment métaphysique et qui touche directement à tant de problèmes théologiques, il Pouvait difficilement s'en tenir au seul point de vue scientifique, sans courir le risque (comme cela s'est produit) de conclure sur certaines affirmations difficilement compatibles avec la doctrine catholique.
308:67
Il est vrai que l'essentielle distinction de la matière et de l'esprit n'a pas été explicitement définie ; mais elle constitue un point de doctrine toujours enseigné dans la philosophie chrétienne, dans cette philosophie que Pie XII, en l'encyclique Hu*mani generis,* appelle « In Ecclesiam receptam et agnitam » (Denz. 2.327). Et la même doctrine est implicitement ou explicitement présupposée par l'enseignement ordinaire et universel de l'Église ; c'est pourquoi, justement, la même encyclique condamne la proposition contraire (Denz. 2.318).
\*\*\*
Naturellement, dans sa pensée scientifico-religieuse, Teilhard de Chardin possède un concept original du mal et du péché. Il en traite *ex professo* dans un appendice du *Phénomène humain* (pages 345 et suivantes).
Vers la fin de la page 347, il constate un certain excès du mal dans le monde, inexplicable pour notre raison « *si à l'effet moral de l'évolution ne se surajoute pas l'*effet extraordinaire de *quelque catastrophe ou déviation primordiale...* »
Claire allusion au péché originel.
Mais toutefois, Teilhard aime à considérer le péché d'un point de vue collectif plus qu'individuel, et en ce qui regarde le péché originel, il manifeste plus d'une fois son opposition à l'idée d'une transmission par héritage.
Ce qu'il affirme dans le passage suivant, le Père Teilhard le répète presque de la même manière dans divers autres :
« *La nécessité théologique du baptême s'expliquant par la solidarité génétique de tous les hommes de l'humanité* (*imprégnés de péché par nécessité statique*) *où les liens collectifs se découvrent comme encore plus réels et plus profonds entre individus que toute liaison strictement et linéairement héréditaire* » (« Comment je vois »).
Sur ce point, la pensée du Père Teilhard de Chardin est très déconcertante et ne s'accorde pas avec la doctrine du concile de Trente sur le péché d'Adam (Denz 790), doctrine reprise dans l'encyclique *Humani generis,* qui enseigne que le péché originel « procedit ex peccato vere commisso ab uno Adamo, quodque generatione in omnes transfusum, inest unicuique proprium » (Denz 2.328). Le Père de Lubac le note lui-même : « Qu'il (Teilhard) ne fût pas théologien de métier, c'est même ici peut-être à propos du péché originel que l'on s'en aperçoit le mieux » (*op. cit.,* p.168).
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Pour terminer cet examen critique qui, pour des raisons évidentes, ne peut être complet, il semble que l'on doive relever encore une fois cette naturalisation, pour ainsi dire, du surnaturel, qui est le propre du système teilhardien.
309:67
Nous voulons bien admettre que le Père Teilhard comme personne privée a eu une vie spirituelle intense. Nous n'entendons évidemment pas énoncer des blâmes contre la personne, mais la méthode, la pensée.
C'est pourquoi nous ne pouvons le suivre ni l'approuver quand, dans sa dialectique originale, il place à la suite de Dieu le monde, à un rang et avec une valeur trop élevés. Comme dans beaucoup de pages de Teilhard de Chardin, il est nécessaire, pour la suivante, de mesurer à nouveau le sens, la signification, parce que sa plume, prise par l'enthousiasme, l'entraîne fort loin de la justesse.
C'est avec une véritable peine que nous lisons ces lignes :
« *Si par suite de quelque renversement intérieur je venais à perdre successivement ma foi au Christ, ma foi en un Dieu personnel, ma foi en l'Esprit, il me semble que je continuerais à croire au Monde. Le Monde* (*la valeur, l'infaillibilité et la bonté du Monde*)*, telle est en dernière analyse la première et la seule chose à laquelle je crois. C'est par cette foi que je vis, et c'est à cette foi, je le sens que, au moment de mourir, par-dessus tous les doutes, je m'abandonnerai.* (...) *A la foi confuse en un Monde, Un et Infaillible, je m'abandonne, où qu'elle me conduise.* » (« Comment je crois. »)
Ce sont des mots de 1934, mais comme il eût été meilleur s'ils n'eussent jamais été écrits.
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On pourrait objecter à nos critiques qu'elles ne tiennent pas compte que dans beaucoup d'écrits du Père Teilhard de Chardin, en dehors des thèmes cités par nous, il y en a bien d'autres qui pourraient peut-être annuler l'interprétation négative que nous avons présentée. Il faudrait alors tenir compte ensemble de tous les textes, et ils sont nombreux, pour pouvoir juger le Père Teilhard avec objectivité.
Nous savons aussi que Teilhard a souvent porté des affirmations point cohérentes du tout entre elles, sinon parfois contraires et contradictoires ; et nous concéderons volontiers que la pensée de Teilhard est restée dans sa phase problématique.
Toutefois, ses écrits, en plusieurs points, demeurent en opposition plus ou moins forte avec la doctrine catholique.
Certainement le livre du Père de Lubac déjà cité constitue la plus sérieuse étude jusqu'ici publiée sur la pensée *religieuse* de Teilhard de Chardin. Le livre met en lumière de nombreux défauts de Teilhard, mais en substance, c'est une défense et un éloge.
310:67
Nous, au contraire, avec franchise et loyauté, devons déclarer que nous sommes en désaccord avec le jugement substantiellement favorable donné par le Père de Lubac.
Les points de dissentiment avec la pensée du Père Teilhard de Chardin sont beaucoup plus importants et fondamentaux : par là, *nous* ne pouvons absolument souscrire au jugement catégorique du Père de Lubac que voici :
« L'Église catholique, cette mère toujours féconde (...) peut reconnaître elle-même avec joie qu'en Pierre Teilhard de Chardin elle a enfanté, tel que notre siècle en avait besoin, un authentique témoin de Jésus-Christ. » (*op. cit.*, p. 295.)
En vérité, notre siècle a un extrême besoin de véritables témoins du Christ ; mais nous ne pensons pas qu'ils aient a s'inspirer du « système » scientifico-religieux de Teilhard.
Nous avons voulu formuler nos critiques de la pensée, non de la personne -- répétons-le -- pour mettre en garde les esprits et particulièrement ceux des jeunes, contre les erreurs et les ambiguïtés contenues dans les écrits de Teilhard.
Et en apportant ces réflexions, nous croyons avoir agi selon l'esprit du « monitum » qui a été publié aujourd'hui dans notre journal.
#### Jacques Madaule « la bataille ne fait que commencer »
Dans « Le Monde » du 12 juillet Jacques Madaule a fait paraître un article extrêmement énergique, appelant au combat pour Teilhard. La bataille ne fait que commencer, dit-il, et elle ne doit pas être perdue. Voici le texte intégral de cet article, assez répandu :
Quelqu'un disait un jour à un éminent Jésuite : « Vous avez déjà perdu deux batailles : celle des cérémonies chinoises et celle du Paraguay. Tâchez de ne point perdre la troisième, la bataille Teilhard. » Et le Jésuite de répondre : « Qui vous dit que ces batailles aient été réellement perdues ? » J'y pensais en lisant, ces jours-ci, le monitum, du Saint-Office. Les choses ne sont, du reste, pas comparables, car le monitum, même commenté par *l'Osservatore romano* ne constitue pas une condamnation en forme. Tout au plus une mise en garde.
Mais ces trois batailles qui, de siècle en siècle, soulignent la vocation constante de la Compagnie, n'en présentent pas moins de singulières analogies. Née de la nécessité de répondre à la menace protestante, la Société de Jésus s'est toujours donné pour tâche d'adapter les vérités éternelles dont l'Église a la garde aux exigences mouvantes de l'histoire.
311:67
Saint François Xavier, qui met le siège devant la vieille Asie, poursuit la geste des grands navigateurs qui viennent de découvrir la totalité de la Terre. Le moment est venu pour l'Église de se montrer vraiment œcuménique, de réparer par l'expansion missionnaire dans l'univers la blessure qu'elle vient de recevoir en Europe. Les successeurs de François Xavier pénètrent profondément le continent asiatique. Ils se font Indiens avec les Indiens, Chinois avec les Chinois et, à la fin du XVI^e^ siècle, sous les derniers Ming, on voit arriver le moment où, par les Jésuites, grâce à un nouveau Constantin, l'empire chinois va devenir, comme autrefois l'empire romain, un empire chrétien, Les Jésuites sont alors dénoncés à Rome, condamnés et, tandis que les Ming disparaissent, l'œuvre missionnaire si patiemment bâtie s'écroule. Les conséquences historiques de cet échec sont incalculables. Qui oserait prétendre pourtant, en 1962, à la veille du concile œcuménique, que les grands Jésuites du XVII^e^ siècle avaient travaillé en vain ?
Au siècle suivant, c'est l'Amérique latine qui est un de leurs champs de bataille. Il y a là des populations indigènes qui sont soumises à la plus odieuse oppression. Les Jésuites pensent que ce n'est pas ainsi qu'il faut proposer l'Évangile. Il est essentiellement la Bonne Nouvelle pour tous les hommes. Le problème colonial, qui devait faire couler tant de sang, est déjà posé là-bas dans toute son ampleur. Les Jésuites entreprennent de lui donner une solution chrétienne, pour la plus grande gloire de Dieu, mais aussi pour le salut temporel des peuples innocents et malheureux. Ils fondent ces fameuses « réductions » du Paraguay et d'ailleurs, qui devaient, elles aussi, être détruites et dispersées au vent, en même temps que la Compagnie disparaissait elle-même.
Je ne dis pas que l'œuvre des Jésuites fût parfaite. « Vous avez mis les peuples au collège », leur disait un jour Bernanos. A coup sûr les « réductions » étaient beaucoup trop paternalistes. Mais quand on les compare au brigandage sans foi ni loi qui régnait ailleurs, elles n'en constituaient pas moins des asiles de paix et de bonheur. De prospérité aussi. Combien de problèmes qui se posent aujourd'hui d'une manière si aiguë en Amérique latine seraient peut-être résolus si les « réductions », au lieu d'être brutalement supprimées et saccagées, avaient pu se maintenir en se transformant ? Sur ces ruines encore on peut rêver, comme sur celles de la Chine chrétienne.
Cette bataille était-elle néanmoins totalement perdue ? C'est bien le contraire, et il suffit, pour s'en rendre compte, d'assister aujourd'hui au réveil universel des peuples colonisés et de voir que l'Église, depuis un demi-siècle, prend un soin de plus en plus jaloux de distinguer l'œuvre missionnaire de l'entreprise coloniale.
312:67
Teilhard de Chardin, en notre siècle, s'inscrit tout naturellement dans la ligne de ses grands prédécesseurs. Le conflit apparent de la science et de la foi, les progrès de la technique qui s'accompagnent inévitablement, au moins dans un premier temps, d'un abandon des valeurs spirituelles, tel est le grand problème de notre époque. Teilhard le vit, avec une incroyable intensité. Quand il ouvre la porte de son laboratoire, il ne ferme pas celle de son oratoire, mais il observe, au contraire, scientifiquement, ce qui se passe, et quel est le courant d'air qui s'établit à travers cette porte ouverte. L'expression est de Robert Merle, qui aurait bien dû l'appliquer à Teilhard de Chardin.
Il s'agit là d'une entreprise qui est bien à la mesure de notre monde et de notre temps, comme étaient à la mesure du leur celles des Jésuites de Chine et de ceux du Paraguay. Déjà la moisson se lève de toutes parts. Teilhard, de Chardin n'ambitionnait que d'être un semeur. Un des mots qu'il aimait entre tous était « plus outre ». Il disait encore : « Je ne serai compris que quand je serai dépassé. » Bien plus qu'une doctrine constituée et qui n'appellerait point de retouche, ce qu'il nous propose, c'est un exemple, c'est une méthode, c'est un chemin. Opérer la synthèse de toutes choses en dimension évolutive, c'est un programme si vaste que le génie d'un homme n'y pouvait suffire. Il se peut qu'il y ait, dans cette synthèse provisoire que le grand jésuite a tentée de toute son âme et de tout son esprit, des ambiguïtés et même des erreurs. A nous, à ceux surtout qui viendront après nous, de combler les lacunes et de corriger les erreurs.
Il y avait aussi des lacunes et des erreurs en Chine et au Paraguay. Seuls ceux qui se bornent à réciter des leçons apprises peuvent avoir l'illusion de ne se tromper jamais. Mais, en donnant une réponse aux angoisses de son temps, en s'efforçant de penser un monde aux transformations très rapides, non seulement Teilhard a été fidèle à sa vocation de jésuite mais il a tiré sur l'avenir une traite qui ne sera pas protestée. La bataille Teilhard ne peut pas, ne doit pas être perdue. Elle ne fait que commencer.
#### Madaule a-t-il raison ?
Mais faut-il en croire Madaule ? Qu'il y ait dans l'esprit de plusieurs une « bataille » à mener pour Teilhard, que cette bataille pour eux ne fasse « que commencer », et qu'elle soit menée d'une manière qui est, intellectuellement et spirituellement, carrément insurrectionnelle, cela est bien visible. Mais est-il vrai que cette bataille soit celle de la Compagnie de Jésus ? Est-il vrai que la Compagnie de Jésus dans son ensemble ait décidé de défendre Teilhard à tout prix et par tous les moyens ? Est-ce bien la Compagnie de Jésus en tant que telle qui a formé le dessein de « teilhardiser » l'Église, et pour ce faire de s'engager à fond contre le Saint-Siège ?
313:67
Cela n'est, à notre sens, aucunement soutenable. Simplement, il y a quelques apparences parfois assez fâcheuses. Ce qui sans doute est fort troublant, et ce qui a pu induire Madaule en erreur, c'est le comportement bizarre des « Études ».
Mais cela ne saurait engager la Compagnie de Jésus en tant que telle. On se souvient d'ailleurs que c'est la grande revue jésuite de Rome, « Civiltà cattolica », qui avait en 1955 attiré l'attention sur les graves dangers du teilhardisme. Charles Pichon le rappelle en ces termes dans son livre « Le Vatican » (Fayard 1960), page 273
Lorsque les Jésuites de la *Civiltà*, dès 1955, signalent chez le P. Teilhard de Chardin un silence sur la nécessité de l'acte créateur, il ne faut pas y voir d'incitation à préparer une édition à grand tirage...
Mais c'est, précisément ce que l'on fait.
Du moins, ce n'est absolument pas la Compagnie de Jésus qui l'a fait.
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Le P. Teilhard avait légué ses écrits à un exécuteur testamentaire pris en dehors de la Compagnie de Jésus. Lui-même est mort en avril 1955 : peu après paraît aux Éditions du Seuil son premier ouvrage posthume : « Le Phénomène humain ». Sur ce volume et sur les suivants, on peut lire que la publication des œuvres du P. Teilhard est entreprise sous le haut patronage de Sa Majesté la Reine Marie-José et sous le patronage 1° -- d'un comité scientifique, 2° -- d'un comité général, le premier comportant une trentaine de noms aussi illustres que possible, parmi lesquels l'abbé Henri Breuil, le duc Maurice de Broglie, le professeur Louis Leprince-Ringuet, Arnold J. Toynbee, etc., et le second groupant les non moins illustres Robert Aron, Gaston Bachelard, Gaston Berger, Étienne Borne, Jacques Chevalier, Claude Cuénot, Georges Duhamel, Jean Lacroix, André Malraux, Roland de Margerie, Henri-Irénée Marrou, Léopold Sédar Senghor, André Siegfried, Jean Walh, etc.
314:67
Selon le point de vue où l'on se place, tous ces patronages produirent une impression soit de crainte révérencielle et de muette admiration, soit d'énorme canular (mais point innocent). Pourquoi avoir dérangé et groupé tous ces gens ? Que craignait-on ? Qui voulait-on intimider ? On n'a pas fait cela pour rien. On voulait se couvrir de quelque chose. Cette énorme mise en scène n'était tout de même pas gratuite. On peut y voir, simplement, le trait de génie d'un technicien de la publicité : une œuvre ainsi présentée sous le patronage simultané du trône et de l'autel, de la révolution et de la science, de la philosophie et de l'histoire, de l'Europe et du Tiers Monde, et patati et patata, ne peut qu'en boucher un coin aux badauds. Mais on peut y voir, d'autre part, une précaution. On savait donc qu'il en était besoin ? C'était déjà, comme dit Madaule, la « bataille » ?
En tout cas, concernant cette publication, la revue jésuite « Estudios eccleslasticos », publiée en Espagne ([^92]), avait précisé dans son numéro de juillet-septembre 1958, page 396 :
Le public doit être informé que les livres (du P. Teilhard) ont été publiés sans censure, contre l'avis et, plus encore, avec la réprobation de la Compagnie de Jésus qui n'a pas pu entrer en possession des originaux. Qu'on ne laisse donc pas dire que telle est la doctrine des Jésuites, ni même qu'elle mérite leur approbation.
Même discrète et peu connue (surtout en France...), une note de ce genre aurait dû suffire à dissiper, à interdire toute équivoque.
Mais il y a eu l'évolution remarquable des « Études », échelonnée sur plusieurs années.
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Après la parution du « Phénomène humain », le Directeur des « Études », qui à cette époque n'était encore ni le Directeur actuel, ni son prédécesseur immédiat, avait pris nettement position. Son article parut dans le numéro de décembre 1955, pages 401 et suiv.
Il est d'abord annoncé dans cet article, un peu bizarrement, que les « Études » elles-mêmes ont « l'intention de publier prochainement un livre consacré à la vie et à l'œuvre du P. Teilhard ». Ce livre n'a point paru, ou n'a pas été mis dans le commerce. Quoi qu'il en soit, le Directeur des « Études » formule alors des réserves nettes et graves, -- celles-là mêmes qui ont été progressivement perdues de vue par la suite. Il écrit notamment :
315:67
Sur certain points très importants, il est difficile d'accorder la pensée du P. Teilhard avec l'enseignement formel de l'Église. Il est très regrettable qu'en présence des problèmes délicats soulevés dans son livre, le P. Teilhard n'ait pas cru devoir préciser davantage le rapport de sa pensée originale et des exigences dogmatiques. Sans doute, en des notes très étudiées, il écarte les interprétations fâcheuses qu'aurait pu suggérer le souvenir de certains de ses écrits antérieurs (...). Sur plusieurs points essentiels cependant, demeurent de sérieuses équivoques que l'éminent savant n'a pas assez pris soin de dissiper : le surgissement de la conscience capable de réflexion, et douée de liberté, n'apparaît pas assez comme la nette coupure qu'il dessine au plan phénoménal (...). En second lieu, on ne voit pas assez se manifester le champ de la liberté et de la responsabilité personnelles dans le mouvement évolutif cosmique et social (...) ; on éprouve une inquiétante difficulté à insérer dans cette brillante synthèse les mystères du péché originel et de la rédemption (...).
Ces remarques suffisent, semble-t-il, à mettre en lumière à la fois l'intérêt du *Phénomène humain* et ses dangers (...). Il ne manquera pas d'étonner, et même d'égarer, des croyants qui, séduits par son charme pénétrant, ne sauront pas se défendre contre ses présupposés philosophiques et théologiques, bien souvent contestables.
Par sa date et par son très net contenu, cet article des « Études » constitue un point de repère capital.
\*\*\*
Puis, deux années passent sans qu'il soit plus question de Teilhard dans les « Études » (sauf une brève recension des « Lettres de voyage » en septembre 1956).
Pendant ces deux années, la vogue de Teilhard grandit, le Saint-Siège prend en novembre et décembre 1957 les mesures dont il a été question plus haut.
Janvier 1958 : voici, pages 58 et suiv., un grand article du nouveau Directeur des « Études » sous le titre : « Consacrer l'effort humain ». L'article est publié à l'occasion de la parution du « Milieu divin ». Il marque, à n'en pas douter, qu'un premier tournant a été pris.
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316:67
Dans cet article, le Directeur des « Études » rappelle d'abord l'existence des volumes antérieure au « Milieu divin », écrits « sans effort de concordisme littéral, sans même rejoindre effectivement sur tous les points la teneur complète de l'orthodoxie ». Cela semble avaliser les réserves formulées dans les « Études » en décembre 1955 ; mais à cet endroit précis vient s'insérer une note de bas de page qui précise :
Sans être incompatible avec elle, croyons-nous. Mais nous n'avons pas ici à discuter ce point.
Par le biais de cette note était manifestée l'amorce d'un véritable retournement. L'article des « Études » de décembre 1955 suggérait, c'est le moins que l'on en puisse dire, une incompatibilité -- sur certains points -- avec l'orthodoxie. L'article de janvier 1958 nie cette incompatibilité, en passant, sans avoir l'air d'y toucher, sans insister : « Nous n'avons pas ici à discuter ce point ».
\*\*\*
A l'endroit du « Milieu divin » lui-même, des réserves étaient formulées dans cet article de janvier 1958 :
La seconde partie... est sans doute la moins satisfaisante et la plus incomplète en ce que (...) peu de place est faite à la considération du péché. Le P. Teilhard n'ignorait pas cet aspect, le plus profond et le plus redoutable, du péché. Il ne lui donne pas, en son livre, toute son importance, et cela risque de provoquer de graves malentendus.
C'est à cela peut-être que se rattache un optimisme au sujet du monde, un enthousiasme pour les tâches du monde, qui risque d'inquiéter (...).
Ce peu d'insistance sur le péché, sur le danger du monde pour les pécheurs que nous sommes, mentionné, mais non souligné par le P. Teilhard, dans une défense peut-être, contre une nature angoissée, manifeste une insuffisance de son livre et surtout de cette seconde partie...
Cela se sent aussi à la manière de parler de la Croix. Le P. Teilhard en parle avec une tendresse et une foi profondes (...). Mais il souligne surtout peut-être avec trop d'insistance, que « c'est tout justement le chemin de l'effort humain, rectifié et prolongé » (...). S'en tenir là pourtant, ou du moins paraître s'en tenir là, risque de laisser dans l'ombre le mystère même de la Croix, son mystère sacré (...).
317:67
Nous pensons cependant que pour juger de cette insuffisance avec justice, il faut se replacer dans la perspective qui inspire cet ouvrage (...).
On aperçoit immédiatement que ces réserves de janvier 1958 n'avaient plus le même accent, ne rendaient plus le même son que celles de décembre 1955.
Du moins, il était explicitement précisé que la publication posthume, systématiquement entreprise à grand, tirage, des écrits de Teilhard, n'avait aucunement reçu l'approbation « des Supérieurs », donc de la Compagnie de Jésus elle-même :
Nous regrettons que les éditeurs aient cru pouvoir faire paraître ce livre sans le consentement des Supérieurs et sans l'*imprimatur* du diocèse.
Le Directeur des « Études » ajoutait même, en note :
Le jugement favorable du P. Charles et des réviseurs désignés jadis par le *Museum Lessianum* ne peut en tenir lieu et le rappel de ce jugement nous paraît une maladresse peu délicate.
Donc, bien que la critique de Teilhard se soit sensiblement atténuée, bien qu'elle se soit comme déplacée d'un plan à un autre, de décembre 1955 à janvier 1958, l'attitude de janvier 1958 restait encore très éloignée des trois articles sur Teilhard parus en 1962 dans les « Études ». Le tournant amorcé en janvier 1958 n'était encore qu'un début, n'était encore qu'une timide esquisse.
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Passe une autre année.
Dans les « Études » de janvier 1959 (pages 118 et suiv.), le P. Russo publie un article entièrement favorable à Teilhard : « Autour d'une pensée contestée ».
A lire cet article, Il semble que l'on ait dès cette époque perdu tout souvenir des graves réserves de décembre 1955 et même des critiques nuancées de janvier 1958.
D'autre part, le P. Russo inaugure dans les « Études » par cet article, la méthode pro-teilhardienne qui consiste à faire grand cas des « critiques » qui concourent néanmoins à l'influence et à la vogue de Teilhard, et à tenir pour disqualifiées d'avance les objections radicales. C'est le signe que les positions sont prises désormais, renforcées par une visible passion. Le P. Russo met en cause la probité intellectuelle de Mgr Journet (p. 119) et se dispense d'examiner ses raisons.
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Encore une année.
Dans le numéro de janvier 1960 : « Karl Marx et le P. Teilhard », huit pages du P. Georges Morel.
L'attention qui est refusée aux critiques catholiques de Teilhard tels que Charles Journet, Louis Salleron, Paul Grenet, Guérard des Lauriers, est largement accordée en revanche à Roger Garaudy, membre du Comité central du Parti communiste, agrégé de philosophie et acrobate de premier plan, puisque sa « pensée » a jusqu'ici toujours trouvé le moyen d'être exactement alignée sur les variations idéologiques de Moscou. Pour cette raison, il est manifeste que Garaudy n'a aucune existence philosophique. Néanmoins le P. Georges Morel consacre huit pages des « Études » à prendre au sérieux ce que le membre du Comité central « pense » de Teilhard.
Et si le P. Morel cite (à contresens) une phrase de Salleron sur Teilhard, c'est parce qu'il l'a trouvée citée dans Garaudy. Sur quoi il s'exclame (à contresens). Il tient à « rendre justice », dit-il, à Garaudy mais se croit dispensé de rendre justice à Salleron. C'est le même P. Georges Morel qui en une autre occasion a imputé à Maritain exactement le contraire de ce qu'il avait écrit (voir « Itinéraires », numéro 42, pp. 119 et 120). Le P. Morel est habituellement prévenu et méprisant à l'égard de la philosophie chrétienne d'inspiration thomiste.
\*\*\*
C'est donc ainsi, à travers ces cheminements sinon insensibles, du moins progressifs, que l'on en est arrivé aux trois articles des « Études » de l'année 1962. L'attitude s'est durcie à l'encontre de ceux qui opposaient au teilhardisme leurs objections : attitude de repliement sur soi, se coupant de plus en plus -- sur ce sujet -- des recherches et travaux de la philosophie chrétienne, et se fermant toutes les issues qui ne seraient pas teilhardiennnes.
Une telle évolution intellectuelle est assurément d'une grande importance ; mais, « salvo meliore judicio », nous tenons fermement, contre Jacques Madaule, que cette évolution ne traduit ni n'engage les positions de la Compagnie de Jésus en tant que telle.
319:67
#### La théologienne du teilhardisme
Pour prendre une vue plus complète de l'état dans lequel se trouve présentement l'élite sociologiquement installée de l'intelligence catholique en France, il faut également retenir le grand article publié dans « Témoignage chrétien » du 31 juillet par Madeleine Garrigou-Lagrange.
Pas de faux-fuyants : si l'on veut sauver Teilhard, il faut rejeter la théologie au nom de laquelle le S. Office rejette les erreurs de Teilhard. Il faut enfin réformer fondamentalement la théologie catholique, -- pas ses méthodes pédagogiques, mais sa substance même, son contenu traditionnel, -- et la réformer selon les critères teilhardiens. Ce n'est pas à la théologie catholique de juger le teilhardisme. C'est au teilhardisme qu'il appartient de juger la théologie catholique.
Pour cette œuvre théologique, on attendait un théologien. C'est une théologienne qui est venue.
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L'article de « L'Osservatore romano », de l'avis unanime, exprime d'une manière officieuse, mais autorisée et qualifiée, la doctrine théologique au nom de laquelle le S. Office voit dans le teilhardisme un fourmillement d'erreurs graves.
Madeleine Garrigou-Lagrange démontre que cette théologie romaine n'a aucune consistance, et n'a pas l'ombre d'une valeur théologique.
Voici, intégralement reproduite, sa démonstration
« L'Église catholique, cette mère toujours féconde... peut reconnaître elle-même avec joie qu'en Pierre Teilhard de Chardin elle a enfanté, tel que notre siècle en avait besoin, un authentique témoin de Jésus-Christ. » « Oui vraiment, rétorque au Père de Lubac l'*Osservatore Romano*, notre siècle a un besoin extrême d'authentiques témoins du Christ. Mais nous désirons qu'ils ne s'inspirent pas du « système » scientifico-religieux de Teilhard. »
Ainsi rebondit la querelle Teilhard de Chardin, au moment où la publication de ses œuvres conquiert un public toujours plus vaste, où la séduction de sa pensée -- plus ou moins bien comprise -- atteint chrétiens et non-chrétiens, où beaucoup de catholiques découvrent enfin le bonheur de respirer dans l'Église un air chargé de tous les effluves du monde, air du large, air sans limites.
320:67
L'article que l'*Osservatore Romano* consacre au père Teilhard à l'occasion du monitum a l'intelligence de ne pas s'attaquer à ses théories scientifiques en général et à l'évolution en particulier. C'est à sa théologie qu'il en a. « Qu'importe ! répliqueront certains, chacun sait que Teilhard est mauvais théologien. » Bien au contraire, il importe d'autant plus que toute sa vie, toute son œuvre témoignent du souci d'intégrer ses découvertes de savant, ses intuitions métaphysiques dans sa vie de chrétien et de prêtre.
Alors ? Alors, il faut lire et tâcher de comprendre.
*Première critique* formulée par l'*Osservatore Romano :* sa conception de la création. Teilhard n'aurait pas affirmé suffisamment que tout l'être vient de Dieu et que, dans la création, il y a une absence totale de nécessité. « Dieu, proclame le Concile du Vatican, a créé par une décision totalement libre. » Or, Teilhard parle du « *néant créable* qui n'est rien et qui, cependant, par virtualité passive d'arrangement (c'est-à-dire d'union) est une possibilité, une imploration d'être, à laquelle... tout se passe comme si Dieu n'avait pu résister ». Il dit encore que « la création comble un vide », qu' « elle trouve sa place ». Et, certes, la théologie ne peut accepter une telle proposition entendue au sens strict. Dieu se suffit à lui-même. Infiniment parfait, il n'avait nul besoin de créer, de projeter en dehors de lui quoi que ce soit.
Pourtant, il a créé. Comment le chrétien qui réfléchit aux grandes œuvres de Dieu et qui cherche à le glorifier dans sa prière ne rentrerait-il pas dans la pensée de Teilhard ?
Il fallait enfin le dire : ceux qui ne « rentrent » pas dans la pensée de Teilhard, qu'il s'agisse des religieux du S. Office, des thomistes de toutes obédiences, ou de n'importe qui, c'est tout simplement parce qu'ils ne sont pas « des chrétiens qui réfléchissent aux grandes œuvres de Dieu et qui cherchent à le glorifier dans leur prière ».
Si vous n'êtes pas teilhardien, vous n'êtes pas chrétien.
Je me souviens de cours de catéchisme où le professeur -- une religieuse très peu progressiste -- cherchait à nous introduire dans la compréhension du dessein créateur. Elle parlait de la générosité divine, de cette surabondance d'amour qui, d'une certaine façon, a eu besoin de s'exprimer dans la création d'êtres voués au bonheur. Une telle explication n'est pas incompatible avec la gratuité de la création et elle dilate le cœur dans la contemplation de la bonté expansive de Dieu. Comment le chrétien, méditant sur la création, ne l'estimerait-il pas raisonnable et, dans la mesure où il peut sonder l'insondable, conforme à la logique de Dieu ?
321:67
Mais alors... ce qui est pour le chrétien qui vit sa foi réflexion dynamique serait une erreur théologique ! L'approche plutôt audacieuse et encore imprécise d'une vérité dont Teilhard ne se contente pas d'examiner à tour de rôle les aspects divers, mais qu'il s'efforce d'embrasser tout entière. La théologie de Teilhard se situe à l'antipode de la théologie classique. Sans rien changer au dogme et sans rien en perdre, il ne se satisfait pas des définitions abruptes et des catégories trop rigoureuses.
Cela aussi il fallait enfin le dire : la « théologie classique », c'est-à-dire la théologie qui a été celle de l'Église jusqu'à ce jour, a le tort radical de se satisfaire de définitions abruptes et de catégories trop rigoureuses.
Il est enfin temps que nous changions de théologie.
Ainsi -- et c'est la deuxième critique de l'*Osservatore Romano* -- lorsqu'il examine les rapports entre le monde et Dieu, il n'exprime pas suffisamment la transcendance divine. « Sous l'effet même de l'opération unitive qui le révèle à nous, Dieu en quelque sorte se transforme en nous incorporant... Autour de nous, par la rencontre de son attraction et de notre Pensée, Dieu est en train de changer ». Certes, la formule est hardie, trop hardie. Mais combien stimulante pour la pensée même si, détachée de son contexte, elle fait dresser les cheveux sur la tête à ceux qui ne cherchent pas au-delà des formules de leur catéchisme. Mais pour qui médite sur la transcendance divine et ne veut pas lui sacrifier l'immanence -- à tous les moments de l'histoire, Dieu n'est-il pas celui qui fait exister les choses et qui les tient dans sa main ? -- cette formule, même dangereuse, est enrichissante. Car elle tient les deux bouts de la chaîne, sans en faire deux réalités absolument distinctes et incommunicables. Assurément, le monde n'ajoute rien à Dieu, mais il le glorifie, il le manifeste, « il l'endemorphise » dit Teilhard en son langage complexe et condensé.
Encore un concept contre lequel s'élève l'*Osservatore Romano :* « Le Christ de la Révélation n'est autre que l'Omega de l'évolution ». La formule choque mais que signifie-t-elle ? Que le Christ est accompli par le monde. N'est-ce pas toute la doctrine du corps mystique ?
Et ainsi de suite. L'auteur de l'article a choisi habilement ses textes dont l'audace paraît au premier coup d'œil contredire les affirmations du dogme. Au premier coup d'œil, car une brève réflexion permet presque toujours, non seulement de retrouver cet accord fondamental mais d'accéder à un niveau supérieur de compréhension.
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Ces théologiens du S. Office, voyez-vous, quelle misère, et avec eux tous les théologiens de la « théologie classique » : ils ne sont même pas capables d'une « brève réflexion ».
Il a suffi à la théologienne d'une réflexion « brève », ô combien, pour tout éclairer.
L'*Osservatore Romano* lui reproche de n'avoir pas mis suffisamment en lumière les « différences essentielles » entre matière et esprit. On pourrait discuter là-dessus à perte de vue. Là où une philosophie facile pratique une coupure nette, Teilhard dont l'esprit unificateur ne peut voir que le tout s'efforce d'exprimer une vérité que son métier de savant lui a révélée plus subtile. « Il n'y a pas, concrètement, de la Matière *et* de l'Esprit ; mais il existe seulement de la Matière devenant Esprit. Il n'y a au monde ni Esprit ni Matière : l'étoffe de l'univers est l'*Esprit-Matière* ».
Les travaux cosmologiques de Teilhard l'ont obligé à refuser une séparation commode mais qui a l'inconvénient d'être abstraite et de ne pas tenir compte des réalités scientifiques. Dès lors que la matière s'organise, l'esprit travaille en elle. L'article de l'*Osservatore Romano* ne semble pas se douter que les hommes d'aujourd'hui se posent précisément ces problèmes-là et qu'ils ne trouvent pas de réponse dans les formules, sèches et rigoureuses, trop bien compartimentées du dogme.
Et, sans doute, ils ont tort, ceux qui cherchent dans Teilhard une réponse précise et complète. L'auteur de l'article reconnaît que sa pensée en est restée à « la phase de problématicité ». Et c'est peut-être ce qui explique le foisonnement parfois hétéroclite, d'hypothèses métaphysico-scientifico-religieuses, voire de théories politiques, économiques et sociales qui prétendent se rattacher au tronc-Teilhard. Les audaces de celui-ci ont révélé brutalement à quel point la théologie souffre de n'être pas à l'heure de la science, de n'avoir encore assimilé ni l'évolution ni l'atome.
Ayant sondé toute l'étendue de la théologie catholique, la théologienne y a vu « philosophie facile », « séparation commode », et incapacité à se mettre « à l'heure ».
Si elle le dit, c'est qu'elle le sait.
Elles lancent aux théologiens un appel impérieux, les conviant à un effort de réflexion religieuse plus profond et plus honnête...
323:67
Car il est trop manifeste que la théologie catholique, du moins jusqu'à Madeleine Garrigou-Lagrange, a manqué d'honnêteté ; et de profondeur.
...intégrant les découvertes et les modes de pensée de l'homme d'aujourd'hui. Il est temps de casser les vieux moules tronçonnant une réalité dont l'esprit d'aujourd'hui -- et c'est sa fierté -- comprend mieux l'admirable unité dans le dessein en marche vers Dieu.
On aurait tort de sourire et de tourner la page. Avec, du moins, beaucoup d'entrain, et avec beaucoup de franchise, Madeleine Garrigou-Lagrange a exactement exprimé ce que racontent en privé de nombreux théologiens-sic, plus ou moins couverts de titres universitaires et de fonctions impressionnantes. Ils pensent cela, ils croient cela. Ils l'insinuent à peine en public, mais ils en font volontiers la confidence, et ils propagent méthodiquement ses idées dans de petits cercles.
Ce n'est pas faire tort à Madeleine Garrigou-Lagrange de dire que les vues si décidées exposées dans son article ne sont pas toutes brusquement sorties, par génération spontanée, de sa seule cervelle. Elle a très bien compris, assimilé, résumé la « pensée théologique » qui travaille depuis longtemps à coloniser l'Église et qui croit le moment venu de s'imposer.
A défaut, certes, d'une connaissance personnelle des grands auteurs de la « théologie classique », Madeleine Garrigou-Lagrange possède une intelligence éveillée, un talent de plume exact et réels. Elle a très bien exprimé ce que tant d'autres racontent tout bas. Elle a eu, elle, le courage de le faire à visage découvert. Elle est véritablement la théologienne du teilhardisme.
#### Grandes manœuvres
« Témoignage chrétien » est revenu sur Teilhard notamment dans son numéro du 28 septembre, pour rendre compte des colloques teilhardiens qui se sont tenus cet été à Vézelay et à Bruges.
C'est Jacques Madaule, le clairon de « la bataille qui ne fait que commencer », qui a raconté en ces termes le Colloque de Vézelay :
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Voici trois ans maintenant que les amis du P. Teilhard de Chardin se réunissent à Vézelay, dans la première semaine de septembre, pour réfléchir ensemble sur quelques-uns des problèmes que pose la pensée si riche et si féconde de l'illustre jésuite. Ces trois années forment déjà une espèce de tradition et nul lieu de France n'était plus propre à l'accueillir que Vézelay. Non seulement parce que, autour de son illustre basilique, vit encore le souvenir de saint Bernard, mais aussi parce que Romain Rolland a passé à Vézelay les dernières années de son existence et que sa maison offre son hospitalité aux amis de Teilhard.
Le colloque de cette année, comme ceux des années précédentes, se tenait autour de Mlle Mortier, légataire universelle du P. Teilhard. On ne dira jamais trop ce que nous devons tous à cette femme intrépide, sans qui la pensée du Père, aujourd'hui si largement répandue dans le monde, aurait risqué de demeurer sous le boisseau. N'allez pas en conclure qu'elle régente les discussions qui sont parfaitement libres. Mais il est juste de proclamer que, sans elle, il n'y aurait pas plus de publications teilhardiennnes que de colloques de Vézelay.
Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Sinon que, selon Madaule, les textes de Teilhard n'auraient pas été édités, ou du moins n'auraient pas été répandus à grands tirages dans toutes les langues, si Teilhard n'avait pas pris un exécuteur testamentaire en dehors de la Compagnie de Jésus. Mais alors, contrairement à ce qu'affirmait précédemment Madaule, ce n'est donc pas la Compagnie de Jésus en tant que telle qui est entrée en « bataille » pour imposer Teilhard.
C'était la notion de convergence, si capitale dans la pensée de Teilhard, qui était, cette année proposée à nos réflexions. Des religieux de toute robe, notamment un dominicain allemand et un jésuite français, des prêtres et de nombreux laïcs, parmi lesquels beaucoup de non catholiques, se sont donc réunis chaque matin et chaque après-midi, du 4 au 11 septembre, dans la belle salle que la municipalité de Vézelay met à notre disposition. Ils y entendaient une communication substantielle, suivie d'une ample discussion. Les littéraires ont cherché à montrer comment des pensées aussi diverses que celles d'un Claudel, d'un Saint-Exupéry ou même d'un Montherlant pouvaient converger avec la pensée teilhardienne. « Tout ce qui monte converge », écrivait Teilhard. Nous sommes livrés, en somme, à une vérification expérimentale de cette affirmation essentielle. Bergson et Teilhard aussi convergent, malgré leurs différences, et même leurs oppositions, comme nous le montra une philosophe particulièrement qualifiée.
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Mais nous ne nous en sommes pas tenus à ces convergences individuelles, ni même à l'exposé de la pensée de Teilhard. Sans doute un de nos amis belge sut montrer avec autant de clarté que d'exactitude la convergence de l'Univers selon Teilhard, tandis qu'un prêtre tentait de définir le point de convergence d'après « le Milieu divin ». Mais quand un Père Blanc montrait comment l'esprit de genèse était indispensable à l'enseignement de base dans les pays du tiers-monde ; quand un autre religieux parlait de la personnalisation chez Teilhard et dans la sociologie allemande ; quand un jésuite confrontait les peurs du XX^e^ siècle et la convergence ; quand un philosophe des sciences trouvait dans les travaux les plus récents la confirmation des vues de Teilhard sur le temps et sur la négentropie ; quand un de nos plus brillants biologistes nous exposait les théories actuelles sur les origines de la vie sur la terre ; quand un dirigeant d'organisations agricoles nous parlait de la convergence de la classe paysanne ; quand un éminent journaliste nous entretenait de la convergence de l'Église et du monde ; quand un prêtre géologue nous montrait la convergence à l'œuvre dans l'histoire de la terre ; quand un prêtre psychologue a conclu le colloque par un large tour d'horizon spirituel et intellectuel, il ne s'agissait plus de simples exégèses de Teilhard, mais d'applications concrètes et vivantes de la pensée teilhardienne à des problèmes que souvent Teilhard n'avait fait qu'effleurer.
Cette sèche énumération ne dit pas tout, ne dit même presque rien. L'essentiel, en effet, était le libre contact d'esprits venus de tous les horizons et, si je puis dire, leur convergence vécue. On ne diffère pas seulement par les opinions et les tendances, mais plus encore par les disciplines diverses auxquelles on s'est voué. Artistes, philosophes, savants, croyants et incroyants convergent à partir d'itinéraires très différents et ce n'est pas la moindre richesse de semblables réunions que d'y rencontrer un chef d'orchestre tel qu'Inghelbrecht et un comédien comme Pierre Bertin, qui nous a lu, avec une rare perfection, quelques textes de Teilhard.
Mais de tout ceci, direz-vous, que reste-t-il pour ceux qui n'ont pas eu le privilège de prendre part aux entretiens de Vézelay ? D'abord, ils seront un jour publiés dans les *Cahiers Teilhard* aux Éditions du Seuil. Mais ce jour n'est peut-être pas très prochain. En attendant on pourra les entendre, enregistrés sur magnétophone, au Fonds Teilhard de Chardin, qui va bientôt ouvrir ses portes au Muséum d'Histoire Naturelle. Il sera solennellement inauguré au mois d'avril 1963, pour le huitième anniversaire de la mort du Père.
Ainsi les Parisiens et les autres pourront profiter un peu d'une rencontre qui laisse à tous ceux qui ont eu la bonne fortune d'y participer le souvenir d'une réussite exceptionnelle. Si l'extraordinaire fécondité d'une pensée comme celle de Teilhard avait encore besoin d'être démontrée, une fois de plus, la preuve est faite.
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La « preuve est faite », en tous cas, de la manière dont l'Avertissement du S. Office a été entendu, accueilli et mis en œuvre par tout ce beau monde de « religieux de toutes robes ». Les erreurs graves qui mettent en danger la doctrine catholique, et contre lesquelles il faut prémunir les esprits, c'est le cadet de leurs soucis.
Après quoi, on continuera à nous assurer qu'il n'y a présentement aucune espèce de « crise » à l'intérieur de l'Église.
#### Henri Fesquet
Dans le même numéro de « Témoignage chrétien », c'est Henri Fesquet qui rend compte du colloque teilhardien de Bruges.
Quelques jours après le colloque organisé à Vézelay par Mlle Mortier, légataire universelle du Père Teilhard de Chardin à qui l'on doit déjà la publication de plusieurs ouvrages, un autre colloque international vient de se tenir à Bruges sous la présidence d'honneur de la Reine Élisabeth de Belgique. Il s'est réuni autour de Mme Dominique de Wespin qui a vécu plusieurs années à Pékin dans le voisinage immédiat du savant jésuite.
Ici et là en dépit de quelques querelles de personnes infiniment regrettables -- mais finalement bien secondaires -- le même esprit a soufflé : l'esprit de celui qui reste un prophète du catholicisme d'aujourd'hui. Teilhard est en effet le pionnier incomparable qui a osé confronter le christianisme avec le monde moderne. L'on peut parler de confrontation ; en effet le Père Teilhard qui se sentait autant « enfant de la terre » qu' « enfant du ciel » a suivi la pente naturelle de son être exposant comment, à ses yeux, la vision chrétienne du monde allait dans le sens de la vision scientifique de l'évolution. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans cette intuition centrale la cause du succès foudroyant de Teilhard. Traduit dans dix langues dont le russe et le japonais, le *Phénomène humain* d'une lecture pourtant ardue est un des best-seller de l'édition. Si par impossible -- rien n'est moins plausible en effet -- le Saint-Office en venait à condamner les œuvres de Teilhard personne n'empêcherait ce jésuite de demeurer dans l'esprit de nos contemporains un maître à penser et d'imprimer sa marque sur certains agnostiques ou marxistes.
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En surmontant les faux problèmes et les impasses survenus entre la science et la religion, Teilhard s'emploie à réconcilier sans la moindre complaisance les croyants et les « gentils », la pensée chrétienne et la philosophie moderne. Exilé, placé dans l'impossibilité morale de publier ses œuvres de son vivant, Teilhard de Chardin, sept ans après sa mort connaît un rayonnement extraordinaire, fruit posthume de sa parfaite docilité à ses supérieurs et de son humilité.
Selon la formule de M. Maurice Lambilliotte, directeur de la revue « Synthèses » qui a présidé le colloque de Bruges « Teilhard a désocculté les portes de la spiritualité ». Prolongeant les intuitions de François d'Assise en leur donnant des bases scientifiques, il a montré la convergence des religions orientales et occidentales sans jamais tomber dans les pièges du syncrétisme, du laxisme doctrinal. Teilhard est aux antipodes du modernisme, la grande tentation des penseurs religieux du XIX^e^ siècle, siècle auquel il appartient cependant par son style littéraire et le lyrisme de ses expressions.
Teilhard dangereux ? Tel était le titre parfaitement opportun de la conférence terminale du colloque de Bruges. Cet exposé du Père Leys, un Belge de la Compagnie de Jésus nous a semblé prendre place aux côtés des meilleurs commentaires de Teilhard. Par sa rigueur théologique et par son intelligence des textes, par sa franchise courageuse ensuite. Non seulement le Père Leys a reconnu sans ambages le caractère imprécis et ambigu de certains passages de Teilhard *isolés de leur contexte,* mais il a mis ses propres propos sous le signe de la liberté d'expression telle qu'elle régnait dans l'Église avant le Concile de Trente. L'auditoire a vraiment touché du doigt le sens de l'expression un peu galvaudée de « *la liberté des enfants de Dieu* » dont parle saint Paul. Il était difficile de ne pas lui comparer les « vertueuses contorsions » auxquelles sont tenus, hélas, de se livrer certains théologiens de France qui cherchent sans toujours y arriver à échapper au carcan de la censure...
Sans reprendre dans ces colonnes l'argumentation du Père Leys, qu'il nous soit permis à titre personnel de faire les réflexions suivantes :
1\) *Certains passages de saint Paul ou de saint Jean,* s'ils n'étaient précisément connus comme étant de saint Paul ou de saint Jean et examinés par les exégètes avec le respect de principe dû à l'Écriture seraient jugés ambigus voire condamnables. Il faut tout l'appareil d'une savante exégèse pour comprendre dans leur véritable sens de nombreux versets de la Bible.
2\) *La grandeur et pourtant le danger de Teilhard* est d'avoir refusé pour de hauts mobiles apostoliques, de couler sa pensée dans des termes théologiques estampillés.
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N'en déplaise à Henri Fesquet, que nous ne voudrions aucunement contrister, ce n'est pas tout à fait cela. Il apparaît plutôt que Teilhard, qui a « compris » tant de choses, n'a en tous cas point compris la « théologie estampillée ». Il n'en connaissait pas grand-chose. Il entrait mal dans son esprit. Il n'en faisait d'ailleurs pas mystère, selon des témoignages précis et nullement hostiles.
La théologie catholique traditionnelle n'est pas seulement « classique », comme dit Madeleine Garrigou-Lagrange, ou « estampillée », comme dit Henri Fesquet. Elle est un trésor, un courant, une vie de pensée. Elle a été hier et avant-hier. Ni Madeleine Garrigou-Lagrange, ni Henri Fesquet, ni en tous cas Teilhard, ne peuvent passer pour des esprits ayant eu une longue et studieuse pratique de Thomas d'Aquin, de Capréolus, de Cajetan, de Vittoria, de Banez, de Jean de Saint-Thomas, des « Salmanticenses », etc., etc. Cette théologie « classique » ou « estampillée » est vivante aujourd'hui, non seulement chez tous ceux qui en gardent et en cultivent humblement et pieusement la substance, mais encore chez de grands esprits contemporains qui ont fait progresser la réflexion, à leurs risques et périls bien sûr, mais souvent avec une profondeur et une audace qui échappent regrettablement à la plupart des « informateurs religieux » : les Journet, les De Koninck, les Gilson, les Maritain, etc.
Qu'on n'aille pas dire qu'on a « refusé, pour de hauts mobiles apostoliques », d'entendre leur pensée. Il aurait fallu d'abord l'étudier.
Il a voulu pour l'essentiel expliciter sa pensée en des termes non religieux, parler comme dans l'Évangile -- mutatis mutandis -- la langue de ses contemporains antérieure à celle des systèmes théologiques. *Les anthropomorphismes parfois reprochés à Teilhard sont exactement dans la tradition de l'Écriture Sainte.*
3\) Il nous semble assez mal venu d'attaquer la pensée d'un mort à qui l'on avait précisément interdit de son vivant de publier ses œuvres.
La trouvaille est assez belle : « attaquer la pensée d'un mort ». -- La critique sera permise, à condition d'être finalement pro-teilhardienne. Sinon, l'on sera coupable d'avoir « attaqué » un « mort ».
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Quant aux auteurs qui sont empêchés de publier de leur vivant leurs travaux philosophiques ou théologiques, et condamnés en quelque sorte à travailler principalement pour leur œuvre posthume, un « informateur religieux » devrait savoir que le cas n'est pas exceptionnel, ni rare, ni uniquement celui de religieux, et qu'il ne concerne pas surtout des teilhardiens, des chenuistes, des lubacistes ou des blondéliens. Car, installés comme ils le sont, avec une prépotence formidable et sectaire (par exemple en France) dans certains bureaux administratifs, les blondéliens, lubacistes, chenuistes et teilhardiens s'entendent mieux que personne à multiplier les refus d' « imprimatur » entièrement arbitraires. Ils vont plus loin encore. Le cas existe d'auteurs laïcs à qui l'on a INTERDIT, pour des ouvrages auxquels on reconnaissait n'avoir à faire aucun reproche proprement doctrinal, d'en tirer fût-ce seulement 100 exemplaires ronéotypés, en privé, non mis dans le commerce. Abus de pouvoir caractérisé, contraire à toutes les lois et coutumes de l'Église. Pourtant cela existe. Dans la France d'aujourd'hui. Dans le cléricalisme actuel. Teilhard du moins avait pu donner en privé à ses amis des copies dactylographiées ou ronéotypées de ses écrits. Alors, il ne faut pas exagérer. Le jour, pas forcément éloigné, où l'on fera clairement le compte des choses de cette sorte, on en verra d'étonnantes... et pas précisément, ou pas principalement, dans le sens que croit Fesquet.
Si Teilhard avait eu le droit de dialoguer avec ses pairs et de défendre lui-même ses propres points de vue, il aurait été amené à donner des explications supplémentaires, à reprendre certains textes pour les préciser ou éventuellement les retoucher.
Faute d'avoir pu le faire, par esprit d'obéissance envers une Église dont un tribunal nous met en garde contre lui, force est bien à ses disciples de s'atteler le moins mal possible à cette tâche.
4\) *Teilhard est suffisamment grand* et il était suffisamment lucide sur les problèmes scientifiques et religieux de son époque pour ne pas en faire une sorte de demi-Dieu dont il faudrait prouver en toute occasion, l'infaillibilité de chacune de ses lignes ou même de chacun des propos qu'il a pu tenir en privé. Les thuriféraires parfois naïfs, parfois incultes, parfois intéressés de Teilhard le desservent plutôt qu'ils ne le servent. Les chrétiens, il ne faut pas l'oublier, n'ont qu'un maître au sens plénier de ce mot : J*ésus-Christ.* Teilhard est sans plus un bon serviteur de Jésus-Christ. Il n'a que faire des courtisans qui finiraient, si on les laissait faire, par donner raison à ses adversaires. En ce sens, le monitum du Saint-Office, événement qualifié de « douloureux » par l'évêque de Pamiers, est bienfaisant. Teilhard comme tout autre penseur a plus besoin de continuateurs et de critiques avisés que d'adorateurs béats.
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#### La position d'Étienne Borne
Dans les « remarques préliminaires », nous avons plus haut mentionné et déploré les procédés polémiques par lesquels Étienne Borne, ignorant systématiquement les raisons de ceux qui critiquent Teilhard, s'en prend seulement à leur personne et en fait un portrait caricatural.
Nous ne voudrions point, cependant, donner à entendre que la pensée d'Étienne Borne se limite à cette attitude simpliste. Dans un autre article de « Forces nouvelles », le 5 juillet, il a exposé quelques vues personnelles, originales, dignes d'attention.
Voici :
Sans doute convient-il de ne pas prendre tout à fait au tragique ce « monitum » de la congrégation romaine du Saint-Office, daté du 30 juin dernier, qui invite les autorités ecclésiastiques et particulièrement celles qui ont des responsabilités enseignantes « à mettre en garde les esprits surtout chez les jeunes contre les dangers contenus dans les œuvres du P. Teilhard de Chardin et de ses disciples ». « Monitum » en effet, veut dire avertissement et l'avertissement semble se suffire à lui-même puisqu'il n'est assorti d'aucune sanction : pas de mise à l'index, pas de thèses teilhardiennes explicitement condamnées ; confiance est faite aux maîtres de théologie et de philosophie, pour discerner ce qu'il peut y avoir de « manifestement » ambigu et erroné dans la pensée de Teilhard de Chardin. Au surplus, comme le fait remarquer le correspondant romain du « Figaro », la décision du Saint-Office n'a pas été notifiée selon les solennités et les rigueurs ordinairement employées par la redoutable congrégation : ainsi il n'est pas dit que le « monitum » a été préalablement soumis à l'approbation du souverain pontife. Une telle omission, qui rompt avec les habitudes, pourrait n'être pas sans signification : le Saint-Office a traité le cas Teilhard, depuis longtemps en instance, comme on expédie une affaire courante et tout se passe comme si ce texte romain n'engageait pas tout Rome et le plus haut de Rome. L'Église n'est pas une entreprise totalitaire ; si proche qu'il se trouve du sommet et si importante que soit sa fonction, un bureau peut avoir une certaine autonomie. D'un autre côté, une pensée neuve appelle la contestation dans la mesure même où elle est forte, et toute contredite qu'elle soit, l'œuvre du P. Teilhard continuera à obtenir dans la chrétienté et dans les gentilités ce que le « monitum » appelle « un accueil non indifférent ». Un saint Thomas d'Aquin peu après sa mort a subi le feu des censures ecclésiastiques et on voit assez que le thomisme a franchi avec bonheur ce barrage initial.
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Ces considération apaisantes ne sont cependant vraies que jusqu'à un certain degré seulement. Et s'il ne faut pas faire un drame de l'intervention du Saint-Office au moins est-il honnête de la prendre au sérieux. Il y a une affaire Teilhard. Déjà en 1958, la congrégation des séminaires avait interdit aux jeunes clercs la lecture des œuvres de l'illustre jésuite. Les années avaient passé. Volume après volume, une part importante de l'œuvre était maintenant publiée, traduite en diverses langues, et même en arabe et en russe. Exégèses et commentaires, de toutes tendances, se multipliaient. Le livre du P. de Lubac dont j'ai parlé ici et plus abondamment dans le « Monde » insistait tout récemment avec un très grand bonheur sur tout ce qu'il y a dans l'œuvre teilhardienne, et malgré ses « extrapolations » les plus risquées, de substance chrétienne et de vertu catholique. Une telle analyse, à la fois exigeante et bienveillante, paraissait faite pour apaiser bien des inquiétudes et donner à la pensée du P. Teilhard droit de cité au-dedans d'une orthodoxie aussi rigoureuse qu'ouverte. Et il semble bien que l'intervention dans le débat d'un théologien aussi autorisé que le P. de Lubac, loin de congédier les malentendus, ait donné un nouvel aliment à des querelles qu'on imaginait enfin dépassées. Ainsi le mieux, est parfois l'ennemi du bien.
Suivant une antique coutume, l'avertissement du Saint-Office ne motive pas son jugement négatif et il n'explique en rien ce que sont des « ambiguïtés » et des « erreurs » dont il ne suffit pas d'avancer qu'elles sont « manifestes » pour que les premières soient éclaircies et les secondes réfutées. A ces conclusions privées de prémisses, il faut donc supposer un cheminement de raisons pour les réintégrer dans un discours cohérent. Tâche à laquelle s'emploie un article de l' « Osservatore Romano » qui use contre Teilhard de Chardin d'un ton de polémique assez insolite. Le rédacteur anonyme, dont on ignore les liens qu'il peut avoir avec le Saint-Office, met hors du débat en Teilhard l'homme de science qui est indiscutable et l'homme tout court dont « l'intention droite » ne saurait faire question. Mais il s'en prend très vivement à une pensée qui aurait transposé indûment dans l'ordre philosophique et théologique des concepts qui, comme celui d'évolution, ne pourraient trouver et puiser leur valeur que dans le domaine des sciences naturelles.
De ce « défaut méthodologique grave et fondamental » seraient sorties un certain nombre de déviations doctrinales dont le censeur du P. Teilhard entreprend le dénombrement.
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Ce n'est pas absolument cohérent. Étienne Borne trouve « polémique » l'article de « L'Osservatore romano » dont il reconnaît pourtant qu'il s'en prend non point à l'homme ni à l'homme de science, mais à la pensée phllosophico-théologique ; à une pensée qui, selon Étienne Borne lui-même, « appelle la contestation ». Discuter une pensée, fût-ce radicalement, ce n'est pas prendre « un ton de polémique assez insolite ».
Et, à propos de « polémique », on eût aimé qu'Étienne Borne traitât la personne des adversaires de Teilhard avec autant de respect et aussi peu de « polémique » que « L'Osservatore romano » fait du P. Teilhard et du P. de Lubac.
Et qui se ramènent au total à deux ou trois thèmes majeurs : ni le monde et Dieu, ni le naturel et le surnaturel ne sont suffisamment distingués ; un propos systématiquement moniste ne reconnaît pas assez clairement la nécessaire dualité de la matière et de l'esprit ; le mal et le péché ne prennent pas leur authentique profondeur et perdent l'essentiel de leur mystère si on tente de les intégrer à un système « scientifico-religieux » d'un optimisme démesuré. Certes le censeur concède que, en dehors des textes incriminés, d'autres textes pourraient souvent « annuler l'interprétation négative » qu'il vient de présenter, mais c'est pour conclure à l'incohérence de la pensée teilhardienne, ce qui lui permet de contester point par point l'exégèse favorable du P. de Lubac.
L'article de l' « Osservatore Romano » souffre d'une ambiguïté manifeste dans la mesure où il en dit à la fois trop ou trop peu. S'agit-il de convaincre d'hérésie la pensée de Teilhard comme pourrait le laisser croire le rappel d'un certain nombre de formulations dogmatiques qu'on oppose à la lettre des thèses du Père ? Veut-on seulement maintenir ouvert le débat sur l'œuvre teilhardienne, en disant avec éclat que si « important » soit-il le livre du P. de Lubac ne saurait être considéré comme définitif -- ce dont, trop évidemment, conviendrait son auteur ? On ne sait. La méthode dont on fait grief au P. Teilhard a de toutes manières d'illustres précédents dans l'histoire de la philosophie chrétienne : saint Thomas n'empruntait-il pas à la science aristotélicienne, pour en faire un usage métaphysique et même théologique, des concepts qui comme ceux de forme et de matière, de puissance et d'acte n'ont rien de biblique, ni d'évangélique ? Il est vrai que le P. Teilhard avait la passion de l'unité le rassemblement de toutes choses en Dieu par la médiation du Christ lui paraissait la vérité fondamentale du monde dès lors tout ce qui dans l'univers, et d'abord le mal, signifie rupture, discontinuité, pluralité faisait pour lui difficulté ; mais quel philosophe chrétien peut éviter l'affrontement avec cette objection des objections ?
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En vérité, le génie est en son fond une partialité de l'attention ; et parce qu'il voyait trop bien certains aspects des choses, Teilhard était prédestiné à méconnaître d'autres figures du réel qui deviennent alors singulièrement éprouvantes pour sa pensée optimiste et totalisante. On pourrait pareillement faire l'inventaire des manques et des embarras de Pascal, qui seraient de signe contraire, mais on n'aurait pas pour cela exclu l'auteur des « Pensées » de cette maison de la philosophie chrétienne qui comporte valablement plusieurs demeures. Pourquoi le débat vivant et ouvert entre les philosophies chrétiennes n'aurait-il pas valeur de doctrine ?
Pour que le « débat vivant et ouvert » ait valeur de quoi que ce soit, il faut d'abord que ce débat puisse avoir lieu réellement.
Or il n'y a plus de débat possible si Étienne Borne caricature et disqualifie les philosophes et théologiens opposés à Teilhard, et il ressent comme ayant « un ton de polémique assez insolite » l'article de « L'Osservatore romano ».
Il ne sert de rien de reconnaître en théorie la le de la contestation doctrinale, si pratiquement, concrètement, on s'indigne ou se fâche chaque fois que quelqu'un ose cette contestation.
Ou alors, c'est un faux débat, celui dont on exclurait les objections trop fondamentales, trop radicales.
Étienne Borne eût donné à son propos sur le « débat vivant et ouvert » une illustration qui lui manque, s'il avait, en cette occasion ou en une autre, accepté de considérer et de discuter, fût-ce une seule fois, la pensée fût-ce d'un seul des théologiens, philosophes et penseurs qui contestent fondamentalement la pensée teilhardienne : Charles Journet, Guérard des Lauriers, Salleron, Calmel, etc.
Acceptant en théorie la contestation des thèses teilhardiennes, il semble qu'en fait Étienne Borne ne consente qu'à une seule forme de contestation : celle qui est faite au nom de la pensée pascalienne, et opérée par lui-même : il est revenu sur ce thème dans un autre article, fort intéressant, de « France-Forum ». C'est un thème -- Pascal et Teilhard -- dont on voit bien la place qu'il occupe dans la pensée de Borne ; c'est un débat intérieur à sa propre réflexion.
Achevons la lecture de l'article de « Forces nouvelles » :
Le fait est que comme le dit l' « Osservatore Romano » la réputation de Teilhard ne cesse de croître, et plus particulièrement dans les milieux scientifiques ; je viens d'en avoir la preuve d'expérience devant un congrès international de physique et de médecine nucléaire tenu la semaine dernière à Clermont-Ferrand en hommage à Pascal et dont les organisateurs m'avaient demandé une conférence sur « Pascal et Teilhard de Chardin ».
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Il suffit de prononcer le nom de Teilhard pour provoquer chez des savants dont un grand nombre sont positivistes ou athées un redoublement d'intérêt. Teilhard pose certes des questions aux chrétiens et risque de changer en inquiétude quelques-unes de leurs certitudes ; mais le même Teilhard a conduit bien des « fils de la terre », comme il disait, à s'interroger sur le spirituel et l'invisible. Son œuvre pourrait être un providentiel signe de contradiction. Dangereuse on ne le contestera pas, car il y a un risque de la pensée libre. La péripétie actuelle qui suscite déjà tant de remous au-dedans et en dehors de l'Église montre assez que Teilhard est un grand vivant. L'histoire dira peut-être que l' « avertissement » du Saint-Office valait contre un teilhardisme systématique et dégénéré et qu'il a en fin de compte servi le plus grand et le plus vrai Teilhard.
Nous ne le croyons pas.
Mais, puisque nous trouvons que la pensée d'Étienne Borne souffre d'être privée de ce qu'il préconise et vante pourtant : un accueil véritable aux pensées adverses, -- il nous a paru convenable d'accueillir ici sa pensée dans son expression même ; pensée qui au demeurant n'est pas médiocre ; et qui, plus et mieux que d'autres, peut manifester les ressorts les plus authentiques de la séduction que Teilhard exerce présentement sur des esprits de qualité.
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### Le Concile
Les « enseignements pontificaux depuis Léon XIII » sont les enseignements, sans précédent quant à leur ampleur, leur explicitation, leur nombre, leur adaptation, qui ont été dispensés par le Saint-Siège entre les deux moitiés du Concile du Vatican, entre le Concile interrompu en l'an 1871 et le Concile repris en l'an 1962.
Les enseignements pontificaux « depuis Léon XIII », qui est le successeur immédiat du Pape du Premier Concile du Vatican, « jusqu'à Pie XII », qui est le prédécesseur immédiat du Pape du Second Concile du Vatican, sont les enseignements expliquant sous tous les aspects ce qu'est, à l'époque moderne, ou à l'époque post-moderne, le Règne du Cœur de Jésus dans toute la vie et à chaque instant de la vie.
Par le Concile, s'il plaît à Dieu, l'Esprit va mettre les hommes d'Église et le peuple chrétien en état de l'accomplir.
Extrait de *La Cité catholique aujourd'hui,\
*page 148.
Dans les prochains numéros d'ITINÉRAIRES, vous lirez la « Correspondance romaine » assurée pendant toute la durée du Concile par notre équipe de correspondants romains.
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### LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES
Association selon la loi de 1901, fondée au mois de mai 1962.
Son but statutaire :
« L'association dénommée LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES a pour but de développer la diffusion de la revue *Itinéraires*. A cet effet, en particulier, elle met cette revue, notamment par un système de bourses à la disposition de personnes empêchées de souscrire un abonnement au tarif normal.
« Elle étudie, coordonne et met en œuvre toutes initiatives susceptibles de faciliter et d'étendre l'abonnement à la revue.
« Son esprit est celui de la « Déclaration fondamentale » de la revue *Itinéraires* et son activité s'exerce en accord avec le Directeur d'Itinéraires. »
\*\*\*
La première tâche des « Compagnons d'Itinéraires »
L'entraide à l'abonnement.
Les abonnés qui ne sont pas financièrement en mesure de souscrire leur réabonnement au tarif normal, spécialement les étudiants, les ecclésiastiques, les familles sans ressources suffisantes, et tous ceux qui ont provisoirement ou non des difficultés matérielles, adressent aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES leur candidature à une bourse partielle ou totale d'abonnement.
\*\*\*
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LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES n'ont aucune ressource en dehors des cotisations de leurs adhérents. C'est pourquoi il s'agit d'une tâche non pas d'aide, mais bien d'entraide.
Les cotisations sont les suivantes :
10 NF pour les membres actifs
100 NF pour les membres donateurs
500 NF pour les membres fondateurs.
Attention : ne pas s'adresser à la revue pour tout ce qui concerne LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES.
Correspondance, demandes de renseignements, versements, sont à envoyer uniquement à l'adresse suivante :
-- LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, 14, Cité Verte, Sucy-en-Brie, Seine-et-Oise.
*C.C.P. : Les Compagnons* d'*Itinéraires* Paris 19.241.14.
Chèques bancaires : « Les Compagnons d'Itinéraires ».
*Pour obtenir une bourse partielle ou totale d'abonnement.* NE RIEN envoyer à la revue (pas même un versement partiel). Écrire aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, 14, Cité Verte, Sucy-en-Brie, Seine-et-Oise, en exposant brièvement les motifs de la demande et en précisant : 1. -- s'il s'agit d'un réabonnement ; 2. -- quelle est la part du montant de l'abonnement que l'on peut éventuellement verser. Ne faire aucun versement avant d'avoir reçu une réponse. *N'oubliez pas* que si vous ne recevez aucune réponse, c'est probablement parce que votre nom et votre adresse n'étaient pas mentionnés dans votre lettre, ou n'étaient pas écrits assez *lisiblement* (prière d'écrire les nom et adresse en capitales).
SOUSCRIPTIONS SANS ADHÉSION. -- Les personnes qui, pour une raison quelconque, désirent ne pas « adhérer » à l'association, mais veulent participer à l'entraide à l'abonnement, peuvent naturellement envoyer leur souscription en précisant sur le talon de versement : « souscription sans adhésion ».
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### Ce que la revue demande à ses lecteurs
LA PREMIÈRE CHOSE que la revue ITINÉRAIRES demande à ses lecteurs, c'est l'effort méthodique d'une lecture véritable ; attentive et réfléchie.
Bien sûr, nous savons que le lecteur est souvent assailli, dans son travail, dans son repos, dans sa maison, par un tumulte de radios, de propagandes, de journaux, de passions idéologiques. Nous ne nous dissimulons pas que c'est un très réel *effort intellectuel* que nous lui demandons. Nous ne nous dissimulons pas non plus qu'au milieu de tant de vacarmes journalistiques, politiques, publicitaires, passionnels, au milieu de tant de préoccupations légitimes et d'angoisses fondées, de fatigues, de dispersions, au milieu aussi de tant de déchaînements cruels et souvent meurtriers, il n'est pas facile de trouver le temps, le silence extérieur, le silence intérieur nécessaires pour une lecture et une réflexion comme celles que nous proposons.
Mais c'est bien cela que nous proposons.
IL EXISTE BEAUCOUP DE JOURNAUX qui font beaucoup de bruit, qui attirent spectaculairement l'attention et qui font croire que leur lecture est « nécessaire à qui veut se faire *faci*lement une opinion sûre et complète ».
Nous nous adressons au contraire à ceux qui savent que, dans l'ordre de la conscience, dans celui de la pensée, dans celui de l'action, rien d'estimable et de solide ne peut jamais se faire facilement, mais que tout s'obtient à force d'expérience, de travail, de documentation, de peine, de méditation, de courage.
C'est lorsqu'ils parlent à leurs lecteurs que les journaux montent cette mise en scène publicitaire selon laquelle ils prétendent les mettre en mesure de « se faire facilement une opinion sûre et complète ». Mais loin du public, hors de l'oreille des lecteurs, les directeurs de journaux donnent volontiers à leurs rédacteurs cette consigne classique : « Un journal est fait pour être imprimé, lu et oublié en une seule journée. » Et cette autre consigne non moins classique : « Une seule idée par article, et encore c'est beaucoup trop. » Ce qui revient à dire, et ce que plusieurs directeurs de journaux rappellent fréquemment à leurs collaborateurs : « N'oubliez pas que vous écrivez avant tout pour des imbéciles. »
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Nous ne faisons pas un journal. Nous faisons une revue de travail et de documentation. Nous nous adressons à la réflexion, à la dignité du lecteur. « Un journal se regarde et se lit ; la revue ITINÉRAIRES se relit et se garde. »
NOUS DEMANDONS À NOS LECTEURS de nous apporter leur *aide spirituelle*.
LE DERNIER VENDREDI DE CHAQUE mois, les rédacteurs, les lecteurs, les amis d'ITINÉRAIRES vont à la messe dans leur paroisse, ou là où ils se trouvent, priant les uns pour les autres et aux intentions de l'œuvre de réforme intellectuelle et morale entreprise par la revue.
NOUS LEUR DEMANDONS ENSUITE de nous apporter leur *aide matérielle* : d'une part en souscrivant s'ils le peuvent un « abonnement de soutien », d'autre part en « abonnant le prochain ».
*Abonner le prochain :* cela concerne la diffusion, qui doit se faire de proche en proche selon la voie des relations naturelles dans la famille, dans la profession, dans la paroisse, dans les corps intermédiaires ; dans l'amitié et par l'abonnement. Offrir à son prochain un abonnement à la revue ITINÉRAIRES est un acte d'amitié.
*L'abonnement de soutien* est l'abonnement à 200 NF au lieu de 50 ou 55 NF. Il est nécessaire que ceux qui en ont les moyens souscrivent un tel abonnement. Cette nécessité résulte des conditions fondamentalement anormales dans lesquelles les publications périodiques sont vendues au public.
Le public ignore en général que l'ensemble des publications imprimées, du journal à la revue, est mis en vente à un prix *inférieur au* prix normal, inférieur au prix *de revient. Le* lecteur, l'abonné ne payent pas le juste prix ; ils ne paient pas le prix de fabrication de la marchandise imprimée qu'ils achètent. L'ensemble de la presse ne peut pas vivre avec les seules ressources normales provenant du prix de vente. Journaux et publications périodiques vivent grâce aux ressources de la publicité payante qui viennent s'ajouter aux ressources de la vente au numéro et de l'abonnement.
Cette situation est générale, bien établie, et entraîne deux conséquences :
1. -- Le public étant accoutumé à pratiquer certains prix dans l'achat des publications, ou dans l'abonnement, il est très difficile aux publications qui veulent refuser ce truquage et ce « dumping » de fixer leur vente au numéro et leur abonnement à des tarifs qui seraient « trop » supérieurs aux tarifs ordinairement pratiqués. Ces tarifs « trop » élevés se heurteraient à l'incompréhension de la plus grande partie du public.
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2. -- Équilibrant leur budget grâce aux ressources publicitaires, les publications mettent alors leur existence dans la *dépendance* de ceux qui leur assurent des contrats de publicité. Situation qui peut-être, en fait, dans tel ou tel cas particulier, ne présente pas habituellement de grands inconvénients... Mais situation qui est anormale et dangereuse au moins dans son principe, et qui comporte souvent de graves inconvénients pratiques.
Afin d'assurer son entière liberté et indépendance temporelle, la revue ITINÉRAIRES n'a jamais accepté aucune publicité payante et elle maintient sa décision de n'en accepter aucune. C'est une décision tout à fait exceptionnelle parmi les publications imprimées en France : mais nous ne modifierons pas cette décision.
La situation anormale qui commande tout le marché des publications imprimées n'est pas particulière à notre pays. Elle est la situation créée partout dans le « monde libre » par le capitalisme de presse, ses mœurs et ses pratiques. L'Angleterre en a donné un exemple spectaculaire en octobre 1960 -- le *News Chronicle,* journal ayant PLUS D'UN MILLION DE LECTEURS RÉGULIERS, a dû cesser du jour au lendemain sa parution et n'a pu éviter d'être racheté par un concurrent. Et voici le commentaire publié à ce sujet par un autre journal britannique, le *Guardian :*
« Il est amer de constater qu'en pleine prospérité un journal qui a plus d'un million de lecteurs ne parvient pas à joindre les deux bouts. Mais *tel est le résultat de la place de plus en plus* PRÉPONDÉRANTE *qu'occupe la publicité dans les revenus d'un journal.* A une époque où les prix de revient augmentent, la seule vente au numéro est insuffisante pour faire vivre un journal. »
Le public doit comprendre qu'il est maintenu dans l'ignorance d'une réalité que connaissent bien -- habituellement sans l'avouer -- toutes les personnes informées du fonctionnement véritable de la presse imprimée. En voici une autre preuve. Elle est extraite de *L'Écho de la Presse,* journal professionnel, numéro du 10 février 1962, donnant en ces termes le compte rendu d'une conférence prononcée par M. Roger Priouret, chef du service économique et financier de *France-soir :*
« M. Priouret a dû constater avec regret que la presse d'aujourd'hui ne joue plus son rôle d'*information libre* et qu'elle ne guide plus l'opinion, mais qu'elle *la suit en la flattant*. « Le défaut de la presse moderne, poursuit M. Priouret, est dû en grande partie à la place *terriblement importante qu'a prise la publicité dans le domaine de* la presse. »
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Dès le premier jour et définitivement, la revue ITINÉRAIRES a refusé d'être réduite à « suivre l'opinion en la flattant », elle a refusé d'entrer dans ce jeu truqué du capitalisme de presse, qui place l'existence des publications imprimées dans la dépendance des puissances d'argent (privées ou d'État) et des intérêts économiques et commerciaux. Que ces intérêts soient des intérêts honnêtes et légitimes, *il n'est pas toujours facile de le savoir avec certitude* au moment où l'on accepte un contrat de publicité ; mais de toutes façons c'est une autre question. Nous avons estimé que la dignité de notre travail et la dignité de nos lecteurs exigent que l'existence de la revue ITINÉRAIRES ne soit pas placée *dans la dépendance* d'intérêts financiers, économiques, commerciaux, même honnêtes et légitimes.
AUSSI le prix de vente au numéro de la revue ITINÉRAIRES et les tarifs d'abonnement sont-ils assez élevés par rapport aux prix ordinairement pratiqués. Et nous faisons appel en outre aux *abonnements de soutien*.
Nos raisons sont graves et, à nos yeux, impératives. Elles ne sont pas toujours pleinement comprises, le public étant tellement habitué à voir de la publicité payante dans tous les journaux et publications qu'il en vient à considérer cette pratique comme parfaitement normale, et à tenir au contraire pour une originalité anormale, ou un scrupule excessif, l'attitude de la revue ITINÉRAIRES.
Nous demandons à nos lecteurs de comprendre les vérités inhabituelles, mais bien réelles, que nous leur exposons. D'une manière générale, c'est une grave erreur économique et sociale de faire payer les choses au-dessous de leur prix. On l'a fait pour les loyers ; en l'espace d'une génération, on a eu le résultat : plus de maisons et, quand il a fallu malgré tout en reconstruire, des casernes, qui tiendront debout vingt ans. Pour la presse, cette erreur économique et sociale a d'aussi graves conséquences. On vend au public les journaux et publications au-dessous de leur prix (grâce à la publicité payante) : ce procédé aberrant et antinaturel entraîne la disparition progressive de la presse libre. En économie comme en morale, il faut mettre leur vrai prix aux choses, sinon on détraque tout.
UNE AIDE SPIRITUELLE par la messe du dernier vendredi du mois une aide financière par l' « abonnement de soutien » ; une aide dans la diffusion en « abonnant le prochain » une aide de solidarité à l'abonnement par l'adhésion aux « Compagnons d'Itinéraires » ; une aide intellectuelle par leurs avis, critiques, suggestions et informations : voilà ce que la revue demande à ses lecteurs, -- à chacun de ses lecteurs selon les possibilités qui lui sont propres.
Elle leur demande enfin de *faire circuler de proche en pro*che, de prochain à prochain, les numéros de la revue et les « tirés à part ».
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### Ouvrages de Jean Madiran
Livres
- Ils ne savent pas ce qu'ils font. 188 pages in-12 (1955).
- Ils ne savent pas ce qu'ils disent. 183 pages in-12 (1955).
- On ne se moque pas de Dieu. 204 pages in-12 (1957). X,
- Brasillach. 260 pages in-8 (1958).
- L'Unité. Conférence prononcée le 24 octobre 1959 aux Journées de l'Unité à Paris. 32 pages in-8.
- Doctrine, prudence et options libres. Troisième fascicule des « Documents du Centre Français de Sociologie ». 32 pages (1960).
- Traduction française de l'Encyclique « Divini Redemptoris ». La première traduction française intégrale du texte latin de l'Encyclique. Quatrième fascicule des « Documents du Centre Français de Sociologie ». 62 pages (1960).
- De la justice sociale. 87 pages in-8 (1961).
Tous ces ouvrages sont édités aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES. Ne pas les commander à la revue « Itinéraires » qui n'a pas de service de librairie, mais chez votre libraire habituel et, à défaut, aux « Nouvelles Éditions Latines », 1, rue Palatine, Paris VI^e^.
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Tirés à part
- Lettre à Jean Ousset. 15 pages (1960). 1 NF franco.
- Anti-communisme négatif. 31 pages (1960). 1 NF franco.
- La technique de l'esclavage. La méthode communiste de gouvernement. 108 pages (1961). 3 NF franco.
- La pratique de la dialectique. La méthode communiste de combat. 76 pages (1961). 3 NF franco.
- Note sémantique sur la socialisation et sur quelques autres vocables de « Mater et Magistra ». 52 pages (1962). 2 NF franco.
- « Parole et Mission ». 16 pages (1962). 1 NF franco.
- La Cité catholique aujourd'hui. Édition définitive. 208 pages (1962). 6 NF franco.
- Notre désaccord sur l'Algérie et la marche du monde. 41 pages (1962). 2 NF franco.
Ces « tirés à part » sont à commander à la revue « Itinéraires », 4, rue Garancière, Paris VI^e^. C.C.P. Paris 13.356.73.
============== fin du numéro 67.
[^1]: -- (1). Par exemple dans les remarquables « index » et « tables logiques » de la collection des Documents pontificaux publiés par les Bénédictins de Solesmes aux Éditions Desclée et Cie.
[^2]: -- (1). La première -- et la seule -- traduction française intégrale du texte latin de l'Encyclique *Divini Redemptoris* est celle publiée aux Nouvelles Éditions Latines dans la collection des « Documents du Centre Français de Sociologie ». Elle a paru d'abord dans *Itinéraires*, numéro 41. Elle est reproduite dans la nouvelle édition du livre de Jean Ousset : *Le marxisme-léninisme* (Éditions de la Cité catholique, 3, rue Copernic, Paris XVI^e^).
[^3]: -- (1). A l'époque de Nicolas de Flüe, c'est-à-dire au XV^e^ siècle.
[^4]: -- (1). Lettre du 17 juillet 1952 à l'Union des femmes catholiques.
[^5]: -- (1). La révolte du peuple hongrois contre la domination communiste.
[^6]: -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 65, page 74, note 1.
[^7]: -- (1). *Textes et allocutions de S. S. Jean XXIII,* Éditions Civitec, années 1968-1959, tome II, p. 419.
[^8]: -- (1). Voir Jean Madiran : *La Technique de l'esclavage,* tiré à part d'*Itinéraires* en vente aux bureaux de la revue (3 NF franco). cf. spécialement le chapitre : « *L'Église du silence : mais quel silence ?* »
[^9]: -- (1). Le cléricalisme inversé est celui qui a été décrit par le R.P. Calmel dans sa « Note sur les rapports entre les clercs et les laïcs », *Itinéraires*, numéro 63.
[^10]: -- (1). Dans une lettre à l'éditeur, un lecteur américain a exprimé avec une clarté suffisante cette erreur fondamentale lorsqu'il écrivit, au sujet de la récente décision de la Cour Suprême interdisant les prières imposées dans les écoles publiques : « Les auteurs de notre Constitution, disait-il en substance, ont séparé l'État des Églises pour épargner au pays des conflits issus des idées religieuses. » Comme s'il n'y avait pas d'autres causes de conflit, et comme si la plupart des conflits sociaux n'étaient pas de nature religieuse.
[^11]: -- (2). Comme chez Teilhard de Chardin qui salua l'année 1957, date de la première rencontre internationale de géophysique à laquelle les Russes ont également participé, comme « l'An Un de la noosphère ». Bon exemple de la justification « philosophique » d'un événement en soi indifférent mais qu'il faut expliquer comme « progrès ».
[^12]: -- (3). Sur le principe de subsidiarité, voir le numéro spécial d'*Itinéraires :* numéro 64 de juin 1962.
[^13]: -- (1). *Itinéraires,* juin 1962, p. 153.
[^14]: -- (1). Ce serait une grande question de savoir si les catholiques français, par une crainte du nationalisme, juste en son fond mais excessive, n'ont pas contribué depuis quarante ans à dénationaliser leur peuple et à le faire choir ainsi dans un matérialisme pratique dont nous voyons aujourd'hui les tristes effets.
[^15]: -- (1). Cf. sur ce point notre *Traité de formation sociale*, pp. 143 et suivantes (Librairie de *l'homme nouveau*, 1, place Saint-Sulpice).
[^16]: -- (2). Saint Paul : Épître à Philémon, 15-18.
[^17]: -- (3). Pie XII : Discours du 16 mai 1947 pour la canonisation de Nicolas de Flüe.
[^18]: -- (4). Mater et Magistra n° 256 (selon les paragraphes dit texte latin). L'édition de l'Action populaire traduit, de son côté : « *rendre la civilisation moderne conforme à un ordre vraiment humain et aux principes de l'Évangile* »*.*
[^19]: -- (5). Jean XXIII : Encyclique Mater et Magistra, n°243 (Action Populaire).
[^20]: -- (1). Charles De Koninck, « Deux tentatives de contourner par l'art les difficultés de l'action », *Laval théologique et philosophique,* vol. XI, n° 2, 1955, p. 205.
[^21]: -- (2). *Ibid.*
[^22]: -- (1). Saint Thomas, *Somme théologique*, I-II, 94, 2.
[^23]: -- (2). Saint Augustin, Confessions, II, 4.
[^24]: -- (3). *Somme théol*., qu. cit., art. 6 ; nous suivons la traduction Laversin pour toutes les citations extraites du « traité de la loi », en nous réservant la liberté d'y changer parfois quelques mots.
[^25]: -- (4). *Ibid.,* résumant les articles précédents.
[^26]: -- (5). « *Malas persuasiones* » En traduisant par « propagandes », le P. Laversin restreint un peu le sens, mais d'autre part il met l'accent sur une signification très recevable et très opportune aujourd'hui.
[^27]: -- (6). *Ibid.*
[^28]: -- (7). *Somme théol.*, II-II, 122, 1. Trad. Folghera.
[^29]: -- (8). *Somme théol.*, I, 1. Trad. Sertillanges (à quelques mots près).
[^30]: -- (1). *Somme théol.,* II-II*,* 101, 1. Dans tout le « traité des vertus sociales », nous suivons (parfois à quelques mots près) la traduction Folghera.
[^31]: -- (2). *Ibid.,* qu. 80. Dans tout le « traité de la religion », nous suivons (parfois à quelques mots près) la traduction Menessier.
[^32]: -- (3). Aristote, *Éth. à Nic.*, VIII, 14, 4. Trad. Voilquin.
[^33]: -- (4). Maurras : « Qu'est-ce que la civilisation ? » dans la *Gazette de France* du 9 septembre 1901 -- texte recueilli dans *Mes idées politiques,* Fayard 1937, réédition 1948, pp. 71-84.
[^34]: -- (5). Voir, entre autres, le début de la Constitution apostolique *Veterum sapientia*, 22 février 1962.
[^35]: -- (1). *Somme théol., IMI, 81.*
[^36]: -- (2). *Ibid.*, qu. 80.
[^37]: -- (3). *Somme théol.,* II-II, 101, 3, ad 1.
[^38]: -- (4). *Ibid.,* ad *2.*
[^39]: -- (5). *Ibid.,* corp.
[^40]: -- (6). Que nous appelons aujourd'hui : *justice sociale.* Sur le point de savoir si « justice légale », « justice générale » et « justice sociale » sont bien des termes ayant même extension et même compréhension, voir notre opuscule : *De la justice sociale.* Nouvelles Éditions Latines 1961, première partie.
[^41]: -- (7). *Ibid.,* ad 3.
[^42]: -- (8). II-II, 101, 1.
[^43]: -- (9). II-II, 122, 5.
[^44]: -- (10). *Ibid.*, 121, 1.
[^45]: -- (11). *Ibid.*
[^46]: -- (12). *Ibid.*, ad 1.
[^47]: -- (13). *Ibid.*, ad 2.
[^48]: -- (14). *Ibid.*, ad 3.
[^49]: -- (15). Jean de Saint-Thomas, trad. Raïssa Maritain publiée sous le titre : *Les dons du Saint-Esprit*, Téqui, 1950, pp. 154-155.
[^50]: -- (1). En droit et en fait, les deux termes de patrie et de nation sont distincts. Nous ne les distinguons pas ici, les prenant au niveau global où leur signification est commune et non au niveau précis où leur signification est distincte.
[^51]: -- (2). Cela suppose, bien sûr, ce qui dans l'ordre naturel manque le plus à la pensée moderne, au monde moderne : une éthique et une vie morale qui soient une doctrine et une pratique des vertus.
[^52]: -- (1). Enc*. Div. Red., § 7.*
[^53]: -- (2). Maurras, *op. cit.*, p. 6*7*
[^54]: -- (3). Maritain, *Pour une philosophie de l'histoire*, Éd. du Seuil 1959, pp. 115-116.
[^55]: -- (4). Charles De Koninck, « Liberté des consciences et droit naturel », *Itinéraires*, numéro 66, p. 212 et p. 214.
[^56]: -- (5). Maritain, *op. cit.*, pp. 117-118.
[^57]: -- (1). 1 Tim., IV, 8.
[^58]: -- (2). *Somme théol.,* II-II, 122, 5, ad 4.
[^59]: -- (3). *Ibid.*
[^60]: -- (1). Pie XII, Discours pour la canonisation de Nicolas de Flüe, 16 mai 1947.
[^61]: -- (2). *Pie X*I, Enc. *Diu. Red.,* § 2.
[^62]: -- (3). Jean, XV, 16.
[^63]: -- (1). Dans *La Technique de l'esclavage,* tiré à part en vente aux bureaux d'*Itinéraires :* 3 NF franco.
[^64]: -- (1). Se reporter aux encycliques, discours, allocutions et messages des derniers Papes et à toute l'histoire de l'Église.
[^65]: -- (1). Le texte grec est extrêmement riche, il laisse percevoir un très grand nombre d'harmoniques ; j'ai adopté cette traduction en ayant bien conscience de ses limites. Une autre traduction rendrait sensibles d'autres nuances du texte, mais aurait aussi l'inconvénient d'en laisser échapper ; le mieux est de se reporter au grec.
[^66]: -- (1). E. Catta, dans son livre magistral sur *Le Cardinal Pie* (Nouvelles éditions latines, Paris 1959) montre bien, pages 15 et suivantes, que la chrétienté n'est pas la même chose que le régime constantinien, « le Christianisme constantinien ». Lire du même chanoine Catta, son étude d'écriture sainte -- sorte de *catena aurea -- sur* le règne social de Jésus‑Christ dans la Revue *Sanctifier* (Abbaye de St‑André, Bruges) avril 1962.
[^67]: -- (1). *Questions de conscience* (édit. Desclée de Brouwer, Paris, 1938) p. 20.
[^68]: -- (1). Je me permets de renvoyer au chapitre de mes *Routes d'exil :* charge du temporel et primauté du Royaume de Dieu, ainsi qu'au chapitre de *École et Sainteté* (éditions de l'École, rue de Sèvres, Paris) : établi et pérégrinant.
[^69]: -- (2). Épître de la messe de mariage.
[^70]: -- (1). Texte publié notamment dans *Le Monde* du 26 juillet et dans *La Croix* du 27 juillet.
[^71]: -- (1). Qu'il y ait *d'autre part* des divergences d'interprétation en ce qui concerne la doctrine dite de « décolonisation », cela n'est pas niable, mais n'est pas notre propos actuel ; nous en avons suffisamment traité dans l'éditorial du numéro 65 d'*Itinéraires,* spécialement pages 70 à 78.
[^72]: -- (1). Hormis bien entendu le rappel de la loi morale.
[^73]: -- (1). Pie XII, Message de Noël 1955.
[^74]: -- (1). Éditorial d'*Itinéraires*, numéro 56 : « Dissocier le spirituel du totalitaire ».
[^75]: -- (1). Voir ci-dessus pp. 86-91.
[^76]: -- (1). Cité notamment dans *Carrefour* du 19 septembre, page 13.
[^77]: -- (1). Compte rendu de cette émission dans *Le Monde* des 9 et 10 septembre 1962, page 11. -- Ayant entendu cela, François Mauriac a fait part de ses impressions dans sa rubrique de télévision (ne pas confondre avec son « Bloc-Notes »), en page 15 du *Figaro littéraire* du 15 septembre :
« *Comment Ben Bella a-t-il pu dire devant la caméra française ce qu'il a dit ? Quel tour lui avez-vous joué ?* »
Bien sûr, il ne fallait pas *dire* que le F.L.N. torturait, que c'était pour lui légitime *méthode de guerre.* N'avouez jamais. Mauriac, lui, n'avait pas avoué. Il n'avoue toujours pas. Il s'émeut de l'aveu de Ben Bella, il n'en dit point le contenu. Il se dispense d'émettre un avis sur cette « méthode de guerre » quand c'est le dénommé Ben Bella qui l'avoue pour telle. Il faut maintenir le mythe que ce sont les adversaires -- et les victimes -- du F.L.N., et *eux seuls*, qui étaient des tortionnaires : et qu'en face, le F.L.N. c'est la liberté, la civilisation, l'essor vers un avenir de paix et de prospérité.
[^78]: -- (1). Averti sans doute que, surtout en « temps de paix », il valait mieux minimiser les faits et ne pas omettre d'invoquer « la morale », le même Ben Bella a déclaré un peu différemment quelques jours plus tard (interview à Europe n° 1, texte reproduit dans *Le Monde* du 13 septembre, page 6) :
« *Nous avons beaucoup de choses à reprocher à la Fédération de France* (*du F.L.N.*) *et d'abord ceci : qu'elle encaisse des cotisations dont le montant n'a été remis ni au bureau politique ni au parti, et cela depuis onze mois. Nous lui reprochons aussi d'employer des moyens que nous préférons ne pas qualifier : des arrestations, des bastonnades des militants mis dans des caves, enfin des procédés qui ne font pas honneur aux responsables de la Fédération de France* (*du F.L.N.*) *et qui n'ont rien à voir avec la morale de notre révolution.* »
Cette tardive mention d'une « morale » a suffi sans doute à rassurer les grandes consciences, notamment chrétiennes, qui veulent à tout prix qu'il ne soit pas parlé de la nature totalitaire et criminelle du F.L.N. -- Sur la « morale » du F.L.N., on se reportera, entre autres, à l'article de Luc Baresta sur « La révolution algérienne », *Itinéraires,* numéro 65, spécialement pages 84-89.
[^79]: -- (1). *Messages du Secours catholique,* numéro de septembre, page 5.
[^80]: -- (1). *La France catholique*, 21 septembre 1962.
[^81]: -- (2). Voir à ce sujet *La technique de l'esclavage* (tiré à part de la revue *Itinéraires,* 3 NF franco), pages 37-38.
[^82]: -- (1). Jacqueline Genet : L'énigme *des sermons du curé d'Ars,* Éditions de l'Orante, Paris, 1961.
[^83]: -- (1). Henri Fesquet, *Le catholicisme religion de demain,* Grasset, 1962, collection « Église et temps présent ».
[^84]: -- (2). On trouvera le Mémoire de Mgr Mignot largement cité et commenté dans *Itinéraires,* n° 17, pp 33-4.
[^85]: -- (3). Voir Gilson : *Le réalisme méthodique* (Téqui, s. d.), *Réalisme thomiste et critique de la connaissance* (Vrin 1947) et *L'être et l'essence* (nouvelle édition revue et augmentée, Vrin, 1962). -- On n'a encore tiré qu'un très faible parti de l'immense fécondité intellectuelle virtuellement contenue dans les travaux de Gilson. Mais la pensée demande du temps.
[^86]: -- (4). *Études* de septembre 1962, p. 282.
[^87]: -- (5). Maritain, préface au livre d'Henry Bars : La politique selon *Jacques Maritain* (*Éditions* ouvrières 1961). -- Préface citée et commentée dans *Itinéraires,* n° 64, pp. 160 et suiv.
[^88]: -- (6). Écrit en juin 1946. Recueilli dans l'ouvrage posthume de Bernanos -- *Français, si vous saviez,* Gallimard, 1961, p. 171.
[^89]: -- (1). *Nouvelles de Chrétienté*, 134, rue de Rivoli, Paris 1^er^.
[^90]: -- (2). Documentation que l'on retrouvera dans le n° 364 de *Nouvelles de Chrétienté,* consacré à Teilhard de Chardin.
[^91]: -- (1). En outre *La Nation française* est le seul journal français qui ait reproduit le texte *latin* de l'Avertissement du S. Office, tel qu'il avait paru dans *L'Osservatore romano.* On a vu plus haut qu'il n'est pas inutile de se reporter au texte *latin.*
[^92]: -- (1). Cité par *Nouvelles de Chrétienté, numéro 364.*