# 68-12-62
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### Le Concile dans l'attente de l'Esprit
Les enseignements pontificaux « depuis Léon XIII », qui est le successeur immédiat du Pape du Premier Concile du Vatican, « Jusqu'à Pie XII », qui est le prédécesseur immédiat du Pape du Second Concile du Vatican, sont les enseignements expliquant sous tous les aspects ce qu'est, à l'époque moderne, ou à l'époque post-moderne, le Règne du Cœur de Jésus dans toute la vie et à chaque instant de la vie.
Par le Concile, s'il plaît à Dieu, l'Esprit va mettre les hommes d'Église et le peuple chrétien en état de l'accomplir.
Extrait de *La Cité catholique aujourd'hui*, *\
*page 148.
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### La messe pour la revue
LES LECTEURS d'*Itinéraires* ont sans doute remarqué l'invitation rappelée de temps à autre :
« Le dernier vendredi de chaque mois, les rédacteurs, les lecteurs, les amis d'ITINÉRAIRES vont à la messe dans leur paroisse, ou là où ils se trouvent, priant les uns pour les autres et aux intentions de l'œuvre de réforme intellectuelle et morale entreprise par la revue. »
Pareille invitation peut surprendre ; il n'est pas commun en effet qu'elle soit adressée aux lecteurs d'une revue. Je voudrais dire que pareille invitation est cependant normale et qu'il convient d'y répondre.
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Évidemment demander aux rédacteurs et lecteurs d'une revue d'entendre, en plus des messes d'obligation, une autre messe chaque mois (en y communiant si possible) cela suppose que l'on considère la revue comme étant située à un certain plan ; non seulement à un plan intellectuel, mais encore à un plan qui touche de très près à la vie des âmes, sinon pourquoi réclamer l'assistance à une messe supplémentaire ?
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Cela suppose en particulier que les rédacteurs de la revue, tout en demeurant fidèles aux lois propres du genre qu'ils traitent politique, lettres ou théologie se proposent en même temps le bien spirituel de leurs lecteurs ; ils doivent avoir pleine conscience que leurs articles ne feront pas la lumière, n'atteindront pas jusqu'à l'âme à travers l'intelligence, sans la grâce du Rédempteur, sans la bénédiction du Sauveur des hommes, qui nous sont départies en particulier par le moyen de la Messe et de la Communion.
Directeur et rédacteurs d'*Itinéraires* sur quelle rude montée nous sommes-nous engagés ? N'avons-nous pas été victimes d'un songe en prenant ce chemin ? Je ne le pense pas. Pour large que soit l'écart entre ce que nous voulons faire dispenser la lumière naturelle et la lumière révélée, et le peu que nous faisons ; pour grande que soit la distance entre ce que nous devrions être : de parfaits messagers, et le peu que nous sommes ; en un mot quelles que soient nos insuffisances, nous ne pouvons douter d'avoir bien choisi en nous proposant le but que nous nous sommes proposé : contribuer à la réforme humaine et chrétienne de notre époque, en France d'abord, mais aussi hors de France. Pour sûr, nous avons à veiller, à prendre garde, à tendre toujours vers le meilleur, de façon à ne pas faire mépriser à cause de la misère de nos personnes la grandeur de notre œuvre. Pour sûr nous nous exposons à nous entendre dire : « Avec les intentions que vous avez, comment pouvez-vous agir ainsi ? » Toutefois ce retour amer et juste sur nous-mêmes ne parvient pas à nous décourager ; il constitue pour nous une obligation de nous convertir et de faire mieux, non une mise en demeure de tout planter là et de démissionner.
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De toute façon lorsque le directeur d'une revue invite ses collaborateurs et ses abonnés à entendre chaque mois une messe supplémentaire aux intentions de la revue, il n'a pas d'illusion à se faire sur ce que cela représente aussi bien pour lui qui dirige la revue que pour ceux qui la font avec lui.
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C'est bien beau, nous direz-vous peut-être. Mais pourquoi donc allez-vous chercher si loin ? Pourquoi ? Mais parce qu'il nous est impossible d'avoir pris conscience du déboussolage, des aberrations et des folies de notre siècle sans voir aussitôt que ceux qui s'adressent à leur siècle par le moyen de l'écrit doivent se préoccuper de lui apporter de vrais remèdes et de lui montrer la voie du salut. Sinon, ils écriraient pourquoi ? Pour leur propre satisfaction ? Pour délivrer leur chant intérieur ? Pour exprimer une vérité qui les a captivés et enchantés, qui les a équilibrés et mis au large ? Sans doute. Mais le moyen de faire cela sans avoir le cœur déchiré par la détresse de ceux à qui l'on parle ? A moins d'être atteint d'une sérénité et d'une paix sophistiquées, à moins d'être tombé dans l'anomalie de ces intellectuels qui ne sont plus que des mécaniques ratiocinantes ou esthéticiennes, le moyen lorsque l'on écrit pour être lu des gens de notre siècle de ne pas ressentir, en écrivant, la pitié de ce siècle, ses ténèbres et sa corruption, la servitude atroce dans laquelle Satan le tient enchaîné et par-dessus tout la miséricorde que Dieu veut lui faire ?
Notre œuvre d'écrivains et de publicistes, aussi modeste soit-elle, nous avons conscience qu'elle doit pour sa part a porter un remède au malheur de nos contemporains. Nous estimerions n'avoir pas le droit d'écrire si tout en respectant les lois particulières à chaque genre d'étude, nous ne nous proposions la réforme intellectuelle et morale de notre temps.
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Quelque lecteur pourrait être tenté de dire : « Fort bien. Mais je lis la revue ; j'en tire un certain fruit, parfois même beaucoup de fruit ; je cherche des abonnés ; à l'occasion je veux bien faire une prière pour l'œuvre qu'elle poursuit, mais je ne vous promets pas de m'imposer chaque mois une messe supplémentaire. Vous demandez quand même beaucoup. » Je comprends cette réticence et Dieu me garde de rien forcer. Je réponds simplement ceci : vous voyez dans quelles intentions se fait la revue ; si vous la recevez c'est sans doute que vous acceptez, au moins un peu, qu'elle soit faite dans ces intentions. Or justement pour qu'elle demeure fidèle à ces intentions, pour qu'elle marche toujours, sans trop lambiner ou dévier, dans le sens d'une réforme humaine et chrétienne, votre prière est extrêmement utile ; votre prière, et même une messe supplémentaire. Lorsque le but visé met en cause la liberté de l'âme même, pensez-vous qu'il existe des moyens vraiment proportionnés s'ils ne sont point portés par la prière et par la Messe. ? Plus un lecteur d'Itinéraires prendra conscience de l'œuvre entreprise par cette revue, plus il comprendra que sa prière importe grandement ; non seulement l'application à étudier la revue, la diligence à la propager, le zèle de la défendre, mais encore le souci de prier à ses intentions. Ainsi le lecteur finira-t-il, je l'espère, par accepter l'idée et prendre la résolution d'une messe supplémentaire, en y communiant si possible.
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Une messe et pas seulement une prière. Tout chrétien sait, en effet, même si sa formation religieuse est rudimentaire, la supériorité incomparable de la Messe sur la prière privée ou publique. Non que la Messe dispense de la prière privée ou publique, puisqu'au contraire elle ne se célèbre que toute environnée de prière. Seulement la Messe est d'un autre ordre. C'est le Sacrifice même du Seigneur ; le sacrifice unique, indépassable, à jamais efficace de la Croix du Seigneur qui est rendu présent, qui touche le monde par le rite sacramentel. La Messe est le sommet de la prière privée et publique ; elle dépasse extraordinairement cette prière ; elle l'attire dans le sacrifice du Christ ; elle lui permet de devenir pleinement digne du Père des Cieux en la faisant devenir pleinement chrétienne. Or la Messe se consomme normalement par la communion des fidèles (non seulement par la communion du prêtre) conformément aux paroles rituelles qui prescrivent de consacrer non pour le prêtre seul, mais pour tous : « Prenez, mangez tous, c'est mon corps pour vous ; prenez, buvez tous, c'est le calice de mon sang, le sang de l'alliance nouvelle et éternelle, répandu pour vous et pour la multitude en rémission des péchés ». Et encore : « Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous ». Ce qui ne doit pas être exceptionnel, ce qui est normal pour les fidèles, c'est de communier quand ils assistent à la messe.
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Étant donnée la relation entre la prière et la Messe (la Messe autant que possible avec la communion) on comprend pourquoi les lecteurs sont invités non pas seulement à prier pour la revue, mais encore à venir à la messe et y communier. -- Ceux qui ne pourraient pas communier (soit parce qu'ils n'ont pas tout à fait la foi, soit parce qu'ils sont séparés des sacrements par quel que obstacle qu'ils regrettent sans avoir encore eu la force de le surmonter) qu'ils aillent quand même à la messe, ils y trouveront le Seigneur qui les aidera à venir à lui. (Et quel que soit l'état de leur intelligence ou celui de leur âme, ils peuvent en tout cas prier ; prier pour les autres et pour la Revue tandis que d'autres prient également pour eux et aux intentions de la Revue.)
Là où il est possible de se réunir sans trop de dérangement le mieux est sans doute d'assister à la même Messe. Dans les villes, à condition que quelqu'un, doué de sens pratique (et fraternel), se charge des convocations cela doit être réalisable, au moins de temps en temps. La fixation de la messe à la date du dernier vendredi offre le grand avantage de ne pas gêner, puisque d'habitude ce jour est libre ; ensuite de faciliter le souvenir, de préserver de l'oubli, puisque c'est une date invariable.
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Ne craignez pas, à la suite de ces propos, que la revue « tourne à la piété » ; que, soi-disant à cause de l'oraison, elle altère sa spécificité, elle néglige son œuvre propre. Nous espérons n'être pas spécialement guettés par le surnaturalisme. *Itinéraires* demeure bien une revue de culture générale chrétienne traitant de chaque matière conformément à sa règle spécifique en régime chrétien. Cependant c'est dans une France, dans un monde qui ont besoin plus que jamais de se convertir, de se réformer que la revue s'efforce, pour sa modeste part, d'apporter cette culture générale chrétienne.
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Le souci de la conversion, de la réforme intellectuelle et morale ne nous quittent pas lorsque nous essayons d'accomplir notre œuvre de culture chrétienne. C'est avec un tel souci et en nous situant le moins mal possible à ce niveau que nous poursuivons notre œuvre. Voilà pourquoi ceux qui font la revue, ceux qui la lisent et la diffusent sont invités chaque mois à entendre une messe (et y communier) le dernier vendredi.
R.-Th. CALMEL, o. p.
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## ÉDITORIAL
### Autour du Concile
LES JOURNAUX SONT REMPLIS de vaticinations diverses sur « les deux tendances » qui paraît-il s'affrontent au sein du Concile. Cette terminologie radiophonique et journalistique est foncièrement inadéquate à toute pensée, a fortiori à toute pensée religieuse. Non que les tendances humaines s'abstiennent de se manifester. Il serait peu vraisemblable que les Pères du Concile soient tous et du premier coup devenus des Anges. L'histoire des Conciles passés nous montre que l'action de l'Esprit Saint n'a pas souvent cette soudaineté initiale. Les Conciles ne se terminent pas forcément comme ils ont commencé, et ce qu'ils ont de meilleur ne se situe pas toujours au début. Ils sont le lieu d'une ascèse et d'une conversion.
Mais il est ridiculement simpliste et caricatural de ramener à *deux* tendances les diversités humaines qui se confrontent ou s'affrontent dans l'attente et l'espérance de la venue de l'Esprit. Est-ce l'influence de la dialectique marxiste ? Peut-être. Le simplisme dialectique, parce qu'il est apparemment commode, et parce que ses formules toutes faites et peu nombreuses économisent l'effort de pensée, a une emprise profonde sur tous les demi-intellectuels, demi-savants, demi-penseurs qui disposent des « moyens d'information » et « instruments de diffusion ». Quel que soit le problème doctrinal, pastoral ou social qu'ils prétendent *analyser,* ils l' « analysent » selon le schéma dualiste de la dialectique matérialiste : ils expliquent tout par l'opposition des « durs » et des « mous », des « intégristes » et des « modernistes » du « passé » et de « l'avenir », de la « conservation » et du « progrès », du « doctrinal » et du « pastoral », de l' « ancien » et du « nouveau ». Passées au moule immuable de ce conformisme simplificateur, les pensées liturgiques, théologiques, apostoliques perdent leur âme et leur originalité, il ne subsiste que le schéma préfabriqué d'un mécanisme de robots. C'est une machinerie à décerveler.
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Ni intellectuellement, ni passionnellement, il ne faut entrer dans le schéma dialectique. La presse y est tout entière. Nous ne l'y suivrons pas.
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Exemple.
En première page de *La Croix* du 28 octobre, ce titre tendancieux :
« Débat animé, au Concile entre *pasteurs* et *latinistes.* »
Donc, il n'y a pas un seul « latiniste » qui soit un « pasteur » ? Sous ce titre tendancieux, un résumé aussi tendancieux :
« Le dialogue devient animé entre partisans du latin (traditionalistes, liturgistes, puristes) et les Pasteurs, c'est-à-dire les Pères affrontés aux tâches quotidiennes de l'évangélisation. »
Cela est faux. C'est prétendre qu'aucun des Pères « affrontés aux tâches quotidiennes de l'évangélisation » n'est partisan du latin ; et que les partisans du latin seraient des « puristes » n'ayant ni responsabilités ni soucis apostoliques. Cette schématisation dialectique est inexacte, tendancieuse et offensante : elle relève d'un effort de mise en condition de l'opinion, et non d'une information objective.
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Dans le même numéro, on répète deux fois, en première page et en quatrième :
« Mgr Le Cordier a exprimé les vœux des militants laïcs. »
Non point. De certains militants laïcs. Pas de tous.
De nombreux militants laïcs ne forment pas du tout « le vœu » qu'a « exprimé » Mgr Le Cordier, et d'ailleurs ne l'avaient pas mandaté pour exprimer leur vœu. Ce vœu de quelques militants laïcs, exprimé par Mgr Cordier, c'est celui de voir « *l'Église leur parler comme eux-mêmes s'efforcent de parler à leurs frères* »*.*
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Or il y a beaucoup de militants laïcs qui, tout en souhaitant garder à leur plan et à leur niveau leur liberté de langage, ne forment pas du tout le vœu d'être élevés à la hauteur du modèle que désormais l'Église devrait imiter. Ils attendent au contraire de l'Église *un autre* langage que celui des hommes, fussent-ils « militants ».
Au demeurant rien ne prouve que Mgr Le Cordier ait effectivement tenu les propos que lui prête la presse, qu'il se soit présenté comme le porte-parole d'un vœu unanime de tous les militants laïcs, et qu'il ait présenté ceux-ci comme souhaitant être l'exemple et le modèle que l'on imposerait à l'Église en tant que telle.
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Nous pourrions multiplier les exemples. Ceux que nous venons de citer sont là pour montrer que nous avons quelques motifs d'avertir nos lecteurs de n'accepter que sous bénéfice d'inventaire les « informations » même apparemment les plus certaines qu'ils trouvent dans les journaux au sujet du Concile. Le langage le plus couramment employé aujourd'hui dans la presse est par nature radicalement inadéquat à exprimer les réalités religieuses, et d'une manière générale inadéquat à tout ce qui est de l'ordre de la pensée, de la spiritualité, de la foi.
Les journaux ne sont même pas capables d'opérer correctement la simple reproduction textuelle d'un discours du Pape.
Le fait est là : toute la presse française, même catholique, a reproduit une version inexacte du discours prononcé par le Souverain Pontife le 11 octobre, pour l'ouverture du Concile.
Les journaux de France ont unanimement fait dire au Saint Père (c'est nous qui soulignons)
« ...L'esprit chrétien, dans le monde entier, attend une nette avance dans le sens de la pénétration de la doctrine et de la formation des consciences, en correspondance plus parfaite avec la fidélité professée envers la doctrine authentique, celle-ci étant d'ailleurs *étudiée et exposée suivant les méthodes de recherche et la présentation dont use la pensée moderne.* »
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Ce passage a sans doute produit une impression profonde sur le journal *La Croix*, qui l'a publié TROIS FOIS successivement. Une première fois le 13 octobre en page 5. Une seconde fois le 16 octobre, en même page. Une troisième fois le 17 octobre, en première page, et en alléguant que Jean Guitton y avait attaché beaucoup d'importance (?).
Aussi *Le Monde* paraissait-il tout à fait fondé à imprimer de son côté le 16 octobre (page 9) : « *Jean XXIII préconise les méthodes de recherche de la pensée moderne* »*,* et à commenter : « *En 1870, du temps de Pie IX, le vocable* « *moderne* » *n'était employé que dans un sens résolument progressif* (*sic*) *et condamnable* »*.*
Or le vocable « moderne » ne figure aucunement dans le texte authentique du discours du Pape. C'est une pure invention, ajoutée dans la version qui a été diffusée par les journaux français. Selon la traduction donnée par l'édition française hebdomadaire de *L'Osservatore romano* (12 octobre), voici ce que le Pape a dit, qui est tout différent et n'autorise aucun commentaire sur l'emploi du vocable « moderne » :
« Il faut, comme tous les hommes sincèrement épris de la vie chrétienne, catholique, apostolique, le souhaitent ardemment, que la doctrine soit plus largement et plus profondément connue, qu'elle anime et forme plus pleinement les esprits il faut que cette doctrine certaine et immuable, qui a droit au plus fidèle respect, soit *étudiée et exposée selon une méthode que demande notre temps.* »
Si l'on se reporte aux propres paroles du Saint-Père, données par l'édition quotidienne de *L'Osservatore romano* (12 octobre), on voit que c'est la traduction donnée par l'édition française de *L'Osservatore romano* qui est honnête. La traduction adoptée et reproduite par toute la presse française, y compris par quelque *Semaine religieuse*, AJOUTE et SUPPRIME. Elle SUPPRIME ce qui est forte affirmation du caractère « certain et immuable « de la doctrine catholique (*certa et immutabilis*)*.* Elle TRANSFORME, au point de la rendre méconnaissable et de la faire passer inaperçue, la requête formelle que la doctrine catholique soit « plus largement et plus profondément connue » (*amplius et altius cognoscatur*)*.* Elle AJOUTE une référence à « la pensée moderne », alors qu'il s'agit d'étudier et d'exposer la doctrine catholique selon la méthode que demande notre temps, ou que réclament les circonstances (*tempora nostra*) où nous vivons.
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Pour prendre un exemple, ce n'est pas du tout la même chose d'exposer la doctrine catholique selon une méthode *appropriée à* la montée du communisme, ou de l'exposer selon les méthodes *employées par* le communisme.
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Nous aurons sans doute l'occasion de revenir sur le vocable « moderne » et sur l'expression « la pensée moderne » arbitrairement ajoutée au discours du Pape ; et sur les différentes significations que l'on peut leur reconnaître ou leur refuser. Mais ne quittons pas encore ce passage du discours. Relisons-le au contraire, cette fois dans le contexte du paragraphe entier d'où il est extrait. ([^1])
Voici ce paragraphe, tel qu'il est dans la traduction donnée par *La Croix* et par tous les journaux français :
Pour pareille reprise (de la doctrine fondamentale) on n'avait pas besoin d'un Concile. Mais de l'adhésion renouvelée, dans la sérénité et le calme, à tout l'enseignement de l'Église, dans sa plénitude et sa précision, tel qu'il continue de briller dans les actes conciliaires de Trente à Vatican I^er^ l'esprit chrétien, catholique et apostolique, dans le monde entier, attend une nette avance dans le sens de la pénétration de la doctrine et de la formation des consciences, en correspondance plus parfaite avec la fidélité professée envers la doctrine authentique, celle-ci étant d'ailleurs étudiée et exposée suivant les méthodes de recherche et la présentation dont use la pensée moderne. Autre est la substance de la doctrine antique contenue dans le dépôt de la foi, autre la formulation dont on la revêt, en se réglant, pour les formes et les proportions, sur les besoins d'un magistère et d'un style surtout pastoral. »
On dirait que le traducteur a voulu rendre ce passage inintelligible. Cela finit d'ailleurs par sombrer dans un absurde charabia. Qu'est-ce donc qu'une formulation qui règle les formes et les proportions sur les besoins d'un style ? Tout le monde a protesté que c'était admirable : mais sans y rien comprendre, et pour cause.
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Car le Pape n'a point dit cela. Il a parlé autrement et il en a dit beaucoup plus. La version donnée en France par *La Croix* et par les autres journaux raccourcit ce paragraphe à peu près de moitié, supprimant nuances et précisions, rendant confus et méconnaissable un exposé du Souverain Pontife qui était très clair.
Voici en effet ce que nous lisons dans le texte latin que le Pape a prononcé ; on peut comparer point par point avec la version donnée en France, on verra que cela ne rend pas du tout le même son :
« Pour de telles discussions (discuter quelques articles fondamentaux de la doctrine de l'Église) un Concile œcuménique n'était pas nécessaire. Mais au contraire ce qu'il faut actuellement, c'est que toute la doctrine chrétienne, sans en trahir aucune partie, soit reçue par tous les hommes d'aujourd'hui avec une nouvelle ardeur à l'étude (*novo studio*), dans un esprit de sérénité et de paix : doctrine transmise avec cette soigneuse précision des concepts et des termes qui brille particulièrement dans les Actes du Concile de Trente et du Premier Concile du Vatican. Il faut, comme le souhaitent ardemment tous les sincères militants de la réalité chrétienne, catholique, apostolique, que la même doctrine soit connue plus largement et plus profondément et que les esprits en soient plus pleinement imprégnés et formés. Il faut que cette doctrine certaine et immuable, à laquelle on doit une fidèle soumission (*cui fidele obsequium est praestandum*), soit exposée et étudiée selon la méthode postulée par les circonstances actuelles (*ea ratione pervestigetur et exponatur quam tempora postulant nostra*). En effet c'est une chose que le dépôt de la Foi, c'est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine, et c'est une autre chose que la manière de les énoncer en conservant le même sens et la même pensée : *eodem tamen sensu eademque sententia* ([^2])*.* C'est à cette manière de s'exprimer, qu'il faudra travailler beaucoup et avec patience, s'il en est besoin c'est-à-dire qu'il faudra mettre en œuvre les méthodes d'exposition qui conviennent le mieux à un magistère dont la nature est principalement pastorale. »
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(Remarquons-le au passage : ce magistère dont la nature est principalement pastorale s'exprime par exemple dans les Encycliques sociales, dont le mode d'exposition et la terminologie, ainsi que nous l'avons fait plusieurs fois remarquer ([^3]), ne coïncident pas avec ceux de la philosophie sociale proprement dite ; tout en restant en communion et continuité avec cette philosophie, et sans rien retirer de l'utilité de celle-ci dans sa sphère propre.)
Ce qui est inexplicable, c'est que la presse française tout entière soit allée adopter une traduction tendancieuse et romancée -- et confuse -- alors qu'il existait la traduction française publiée par *L'Osservatore romano :* traduction évidemment hâtive, et qui comporte par suite quelques approximations ou omissions (comme l'omission relevée des mots : *eodem tamen sensu eademque sententia*), mais qui du moins, elle, donnait une version exacte, honnête, intelligible, et suffisante pour une première lecture. ([^4])
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Autre exemple, pris dans le même discours pontifical du 11 octobre.
La traduction française donnée par *La Croix* et par les autres journaux français fait dire au Saint-Père qu'il se réjouit de ceci :
« Toujours davantage on est convaincu comme d'une valeur suprême de la dignité de la personne humaine, de l'importance de son perfectionnement... »
Il est significatif qu'ils aient imprimé cela, y compris dans quelque Semaine religieuse, sans plus s'interroger devant cette « valeur suprême » qu'ils ne s'étaient interrogés devant « la pensée moderne », sans se demander s'il n'y avait pas eu quelque erreur de transmission, sans aucunement chercher à vérifier.
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S'ils avaient cherché à vérifier, même sans savoir le latin, ils auraient pu se reporter à la traduction française de *L'Osservatore romano*, qui dit à cet endroit :
« Ils se convainquent toujours davantage que la dignité de la personne humaine et son perfectionnement convenable sont *une valeur importante*... »
C'est bien en effet ce qu'il y a dans le discours du Pape, qui a dit en latin : *negotium esse magni momenti*. Littéralement : la dignité de la personne humaine et son perfectionnement convenable sont une affaire (une tâche, une préoccupation) de grande importance.
Qu'on ne parle pas d'une simple négligence, ou d'une simple inadvertance.
Il faut avoir l'esprit bien prévenu pour lire en latin *affaire de grande importance*, et pour traduire en français *valeur suprême*.
Ce n'est même pas une question de savoir ou d'ignorance.
C'est une question de foi chrétienne.
Le plus ignorant des chrétiens, s'il a la foi, sait très bien et en toute certitude que ce n'est pas la personne humaine, mais les Trois Personnes divines qui constituent la valeur suprême.
Saint Louis avait un jour demandé à Joinville : « Sénéchal, qu'est-ce que Dieu ? »
Joinville répondit :
-- « Sire, c'est si bonne chose que rien de meilleur ne peut exister. »
-- « Vraiment, reprit saint Louis, c'est bien répondu, car cette réponse que vous avez faite est écrite dans ce livre que je tiens à la main. »
C'est-à-dire réponse conforme à la théologie.
Joinville était, comme on sait, un journaliste catholique, mais du XIII^e^ siècle. Le journaliste catholique du XX^e^ siècle croit que c'est la personne humaine, c'est-à-dire lui-même, qui est *si bonne chose que rien de meilleur ne peut exister*, autrement dit : « valeur suprême ». Et pour mieux le croire, le journaliste catholique du XX^e^ siècle l'introduit par interpolation dans un discours du Pape.
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La « valeur suprême » conférée à la personne humaine formule caractéristique de l'humanisme athée, a pu être interpolée frauduleusement dans un discours du Pape sans qu'aucun journaliste catholique n'ait eu apparemment le sentiment de la moindre anomalie. C'est peut-être qu'ils ont publié ce discours dans leurs journaux, et l'ont déclaré admirable dans leurs commentaires, sans seulement le lire... plusieurs hypothèses explicatives sont possibles. Aucune n'est très brillante. Voilà en tous cas à quel niveau se situe l' « information » donnée au public par les chroniqueurs. Depuis Joinville, le chroniqueur n'est pas en progrès sous le rapport de l'instinct de la foi.
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Mais le P. Robert Rouquette, lui, sait le latin. Nous avouons ne pas comprendre comment et pourquoi, dans les *Études* de novembre (pp. 257 et suiv.), il cite volontairement un texte qui n'est pas exact :
« Je cite la traduction française qu'on nous a distribuée et qui diffère légèrement du texte latin que j'ai entendu dans Saint-Pierre. »
Que la différence soit *légère,* c'est affaire d'appréciation, et les appréciations sont libres. Mais comment peut-on citer et reproduire, comme discours du Pape, un texte qui *n'est pas* celui du Pape ? Ce n'est pas le texte prononcé par le Souverain Pontife ; ce n'est pas le texte authentique latin inséré dans *L'Osservatore romano* (édition quotidienne) du 12 octobre ; ce n'est pas la traduction française donnée par *L'Osservatore romano* (édition française hebdomadaire) de la même date. Comment peut-on choisir de citer un texte dont on sait qu'il est *faux,* même si l'on estime qu'il n'est que *légèrement faux ?*
Dans la citation *légèrement fausse* que fait le P. Rouquette, on trouve la référence aux méthodes de « la pensée moderne », on trouve la personne humaine promue au rang de « valeur suprême ». Est-ce pour cette *légère différence* que le texte inexact a été préféré ? ([^5])
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#### Un problème
Au sujet du « message au monde » que les Pères du concile ont fait publier le samedi 20 octobre, nous avons lu un entrefilet curieux dans *La Croix* du 24 octobre (en page 5). Non que les choses se soient certainement passées ainsi qu'il est raconté ; mais ce qui importe, ce n'est pas l'anecdote, c'est le problème très réel qui est évoqué et posé :
« Le secret des délibérations, on l'a déjà dit ici, n'est pas toujours rigoureux. C'est ainsi qu'on a appris qu'un Père italien, il s'agirait de Mgr Fiordelli, évêque de Prato, avait proposé samedi d'inclure une allusion à « l'Église du silence » dans le texte du « message à l'humanité ». Un évêque hongrois, puis un évêque Lituanien, en exil, firent remarquer alors que le message devant être un appel d'espoir et de fraternité ne devait pas prêter à possibles polémiques. Sur la recommandation des cardinaux du Conseil de présidence, le texte fut donc laissé, tel quel, sans y ajouter l'amendement proposé. L'assistance se leva pour approuver, à quelques exceptions près, notamment celles des évêques expulsés de Chine qui restèrent assis. »
Le 30 octobre, La Croix publiait un rectificatif ainsi conçu :
« Une dépêche d'agence que nous avons reproduite disait entre autres, à propos de l'adoption du message que le Concile a envoyé au monde, que « l'assistance se leva pour l'approuver, à quelques exceptions près, notamment celles des évêques expulsés de Chine qui restèrent assis ». En fait, nous sommes en mesure de préciser que NN. SS. Derouineau, archevêque de Kunming ; Pinault, évêque de Chengtu ; Boisguérin, évêque de Ipin ; Vérineux, évêque de Yinko tinrent à s'associer à l'ensemble des Pères du Concile en se levant comme eux pour marquer leur accord.
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Par contre, Mgr Malanczuk, exarque pour les Ukrainiens en exil, a tenu, à nous faire savoir que ces 15 évêques, portant la souffrance de leur Église persécutée, ont voulu manifester au monde qu'était présente à leur cœur la situation dramatique imposée à leur Église. Ils ne se sont pas levés, estimant que le message n'explicitait pas suffisamment cette pensée. »
Passons sur le procédé : « Une dépêche d'agence que nous avons reproduite... ». Si l'on relit l'entrefilet du 24 octobre, on voit qu'il n'était manifestement pas présenté comme la reproduction d'une dépêche d'agence. Mais peu importe. Ce qui nous occupe ici, ce n'est ni le nombre ni l'identité des Pères du Concile *au cœur de qui est présente la situation dramatique de l'Église du silence*. Nous supposons bien que ceux qui, tout au long de l'année, dans leur diocèse, n'en parlent jamais, et déconseillent à leur clergé d'en parler, n'ont pas changé d'un coup. Le cœur, ça ne s'invente pas sur commande ; ça viendra, mais avec du temps. Les apôtres d'une certaine « ouverture d'esprit » ne se sont pas souvent fait remarquer par l'ouverture du cœur ; et de même que la bouche parle de l'abondance du cœur, le silence sur l'Église du silence se tait d'abord par l'insensibilité du cœur. Mais ce n'est pas cela que nous entendons souligner.
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Ce qui retient surtout notre attention, c'est la remarque décisive dans le premier entrefilet, celui du 24 octobre, selon laquelle « *le message devant être un appel d'espoir et de fraternité ne devait pas prêter à de possibles polémiques* »*.*
Il est certain qu'un tel état d'esprit existe en beaucoup d'endroits. C'est sur les implications de cet état d'esprit -- et non sur l'éventuelle réalité de cette lamentable anecdote en elle-même que nous voudrions convier le lecteur à quelque réflexion.
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Le « message à l'humanité » adopté et publié le 20 octobre par les Pères du Concile affirmait entre autres qu'il est du rôle de l'Église de DÉNONCER LES INJUSTICES CRIANTES.
*Problème :* comment dénoncer les injustices criantes, si l'on a simultanément le ferme dessein de ne rien dire qui puisse « prêter à de possibles polémiques » ?
Quand on dénonce l'injustice, on s'expose ordinairement à des polémiques, et même à des représailles beaucoup plus graves.
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C'est même à cela que l'on peut reconnaître la *vraie* dénonciation de l'injustice *la plus criante :* qui est l'injustice subie par le pauvre et par le faible, l'injustice infligée par le puissant. Les puissants de ce monde n'ont pas pour comportement habituel de couvrir d'hommages, de fleurs et d'honneurs ceux qui dénoncent leurs injustices.
Mais c'est aussi par là qu'une solution honteuse et infâme peut être trouvée à la difficulté. Dénoncer les injustices tout en évitant les polémiques, les incidents, les représailles, est possible dans une direction et une seule : c'est de hurler avec les loups quand les loups sont au pouvoir, et de *dénoncer seulement l'* « *injustice* » *que César reproche à ceux qu'il opprime et persécute.* Dénoncer l'injustice du pauvre, dénoncer l'injustice du faible, dénoncer l'injustice de ceux qui sont sans défense, dénoncer l'injustice des vaincus une fois qu'ils ont été vaincus, cela bien sûr ne saurait « prêter à de possibles polémiques » avec les puissants de ce monde. Par exemple, faire silence sur les injustices du communisme et dénoncer les injustices passées d'un capitalisme libéral qui n'existe quasiment, plus nulle part en tant que tel, et qu'en tous cas personne n'ose plus défendre, voilà une dénonciation de l'injustice qui serait de tout repos ; mais qui serait, bien sûr, comédie et parodie.
S'engager à dénoncer les INJUSTICES CRIANTES est un engagement particulièrement lourd. Le problème est posé à toutes les consciences, à tous les niveaux, dans la vie quotidienne, La plus criante et la plus totale injustice du mon de contemporain, qui est la tyrannie communiste, est aussi la plus puissante et la plus vindicative. Peut-on en dénoncer d'autres et taire celle-là ? Apparemment non. Peut-on dénoncer celle-là sans s'exposer à des polémiques et à toute sorte d'agressions, de représailles, de combats ? Évidemment non**.**
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#### Suite du problème
Marcel De Corte parle de la « démission collective des élites religieuses et politiques » dans plusieurs pays occidentaux. *Démission* est un mot correct, discret, gentil. Les grammairiens appellent cela une « litote ».
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L'exemple donné par Marcel De Corte est celui de nos amis belges ([^6]). Face au problème linguistique, écrit-il, « l'Église s'est soigneusement gardée de proclamer haut et clair le principe, le seul principe qui aurait pu le résoudre : la liberté, pour le père de famille, en quelque région qu'il habite, de choisir la langue qui sera enseignée à ses enfants ». Pourquoi les hommes d'Église ont-ils flanché ? Parce qu'une telle attitude de leur part « aurait provoqué le passage des extrémistes flamingants et wallingants à l'anti-cléricalisme militant » et « aurait engendré pour l'Église des difficultés nombreuses, mais qui n'étaient pas et qui ne sont pas insurmontables ». « Autrement dit, précise Marcel De Corte, l'Église (en Belgique) a sacrifié un principe de droit naturel », elle l'a sacrifié au profit d'un « point de vue étroitement confessionnel ». Nous pourrions ici reprendre la formule citée plus haut : si l'on avait, dans la crise linguistique belge, suffisamment défendu le droit naturel du père de famille, cela aurait pu « prêter à de possibles polémiques ».
C'est une variante, et encore à peine, c'est plutôt le même état d'esprit que nous avons remarqué à l'égard du communisme. Beaucoup de chrétiens sont prêts à défendre la foi en Dieu ; beaucoup d'entre eux ne sont plus du tout disposés à défendre le droit naturel contre l'injustice des puissants de ce monde, contre les hommes au pouvoir, contre le César totalitaire et policier. On ne court d'ailleurs que peu de risques à défendre la foi en Dieu -- à part quelques bavures et quelques survivances qui relèvent d'un passé révolu, les communistes ne persécutent pas les chrétiens sur la foi en Dieu ; ils les persécutent sur la dimension sociale, sur les conséquences sociales de la foi en Dieu : dimension et conséquences qui sont d'abord de confirmer la valeur du droit naturel ([^7]). Si l'on veut témoigner de la foi en Dieu en la séparant, en la « purifiant » de tout ce qui serait susceptible de « prêter à de possibles polémiques » (euphémisme, en réalité, pour désigner les menaces, le chantage, la terreur et les tortures que machinent les bourreaux totalitaires), on se retrouvera tels que l'avait annoncé Péguy : -- *Ils ont des mains pures, mais ils n'ont pas de mains.*
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Ces mains pures ne sont d'ailleurs que l'illusion, que le sortilège de la tentation, très vite leurs mains seront chargées de crimes et couvertes de sang, et point seulement par omission. Un prélat tel que Mgr Varkonyi est positivement complice et auxiliaire des bourreaux qui déciment, oppriment, exploitent le peuple hongrois, cela est démontrable et démontré, incontestable et d'ailleurs non contesté ([^8]).
#### Difficultés
Il n'est pas possible de savoir déjà de quelle manière les Pères du Concile décideront d'aborder cette énorme difficulté. Ils veulent, et on le comprend, prononcer des paroles de paix et d'unité. Ils veulent aussi manifester que l'Église du Christ est l'Église de tous, et d'abord celle des pauvres et des faibles abreuvés d'injustices par les puissants de ce monde. Faut-il être miséricordieux envers les bourreaux communistes en train de commettre leurs crimes ? Faut-il être miséricordieux envers les totalitaires, envers les tortionnaires, qui oppriment les peuples et les exploitent ? Faut-il être miséricordieux envers ceux qui installent d'un bout du monde à l'autre les techniques sociologiques de l'esclavage ? Ou bien faut-il être miséricordieux et secourable d'abord aux victimes, aux opprimés de la plus atroce et de la plus totale *exploitation de l'homme par l'homme* qui ait jamais existé, celle qu'organise le communisme soviétique ?
Chaque fois que les Pères du Concile diront ou sembleront dire un seul mot contre le despotisme communiste, ils seront couverts d'injures et d'invectives voire pris à partie plus directement encore par la violence des totalitaires. On essaie déjà sur eux la pression idéologique et l'intimidation. *Témoignage chrétien* ne s'en cache même pas :
« Chaque semaine, pendant la durée du Concile nous enverrons notre journal à Rome, à tous les Pères conciliaires parlant français, par la voie aérienne, afin que chaque vendredi matin ils trouvent *Témoignage chrétien* sur leur bureau. » ([^9])
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Le conditionnement idéologique opéré par la presse est mis en œuvre à l'égard du Concile, pour lui imposer les volontés d'une soi-disant « opinion publique » préfabriquée. Cela se raconte tout tranquillement :
« Une telle assemblée ne peut échapper à l'influence de l'opinion publique (...). Les évêques recherchent de leur côté tout (*sic*) ce qui s'écrit sur eux (*sic*) et sur leurs réunions. Et ceci est bon. Ils restent à l'écoute du monde... »
(A l'écoute du monde... par l'intermédiaire des journaux ? Quelle dérision.)
« Par la presse, ils sont branchés, en direct (sic), sur la vie des hommes (sic). Les laïcs qui sont absents du Concile, et nous avons regretté cette situation, ont de ce fait une occasion unique d'être, malgré tout, présents au cœur des assemblées conciliaires, de faire entendre leur *voix* par leurs journaux, *ils* pénètrent chez chacun des Pères du Concile. Et ceux-ci les écoutent avec la plus grande attention. » ([^10])
Il n'est aucunement prouvé que tous les Pères du Concile soient aussi volontiers qu'on l'espère dupes des journaux, et qu'ils prennent pour argent comptant, et pour traduction fidèle des aspirations et des pensées des peuples, ce qui s'écrit dans une presse qui a surabondamment montré qu'elle n'est ni compétente ni représentative. Il n'est aucunement prouvé que les Pères du Concile se laisseront intimider, impressionner, influencer par des campagnes de presse qui avouent être faites précisément pour cela. De toutes façons, c'est bien le premier Concile de l'histoire qui se tient au milieu de cet univers irréel de rumeurs et d'inexactitudes fabriqué par les journaux. Les polémiques de presse qui accompagnèrent le Premier Concile du Vatican n'étaient quasiment rien en comparaison de re formidable conditionnement des esprits systématiquement organisé dans tout l'univers au moyen de journaux dits d' « information ».
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Nous avons cité *Témoignage chrétien* parce que ce journal ne fait pas mystère de ses intentions. Il accomplira tout ce qui est en son pouvoir pour que le Concile ne s'occupe pas de la plus grande imposture et de la plus criminelle injustice de tous les temps, -- ou pour qu'il ne s'en occupe qu'afin de trouver un *compromis.* A notre sens, ce compromis est impossible. Mais la pression exercée dans cette direction est telle qu'il y aura sans doute des péripéties dramatiques et confuses. Nous ne jurerions pas qu'elles n'aient point commencé.
#### Le chantage
Mais si l'on n'a point mentionné l'Église du silence dans le message au monde des Pères du Concile, c'est pour une autre raison que celle donnée par *La Croix*. Ou plus exactement, *La Croix* n'a exprimé cette raison que d'une manière infiniment édulcorée.
Si l'on en croit tous les autres correspondants romains -- et les nôtres nous le confirment -- ce sont des Évêques de l'Europe colonisée par les Soviétiques qui ont fait opposition, déclarant en substance :
-- *Le meilleur service que vous puissiez rendre aux chrétiens de l'Est, c'est celui de vous abstenir d'en parler.*
Car si l'on en parle, les représailles du despotisme communiste menacent de s'abattre sur eux.
Le plus significatif est que l'on puisse rapporter tranquillement cela comme un épisode qui serait parfaitement naturel. On le raconte au besoin en clignant malicieusement de l'œil, avec un petit air coquin et malin en diable, comme s'il s'agissait d'une anecdote un peu leste mais du plus haut goût.
\*\*\*
Autrefois il arrivait que des princes chrétiens veuillent se faire reconnaître un droit de *veto* sur les décisions d'Église. Aujourd'hui le *veto* est convoité par les ennemis du nom chrétien. Le communisme a signifié son *veto :* si le Concile parle des chrétiens de l'Église du silence, des représailles seront exercées sur eux ; si le Concile parle de la réalité intrinsèquement perverse du communisme, Moscou retirera de Rome les fonctionnaires de l'État soviétique qui représentent l'Église orthodoxe russe.
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Ce *veto* et ce chantage sont INSENSIBLES, c'est-à-dire NON RESSENTIS et INAPERÇUS pour tous ceux qui n'avaient aucune intention de parler au Concile de l'esclavagisme communiste. On ne leur force aucunement la main : c'est leur pente naturelle et leur dessein délibéré. C'est spontanément et en toute liberté que depuis longtemps déjà ils ne parlent du communisme pas plus ou pas autrement que l'on peut en parler dans l'Église du silence soumise au despotisme soviétique. De leur part ce n'est pas une concession, ce n'est pas une capitulation, c'est une harmonie préétablie. Inconsciemment. Ou, selon les cas, consciemment.
\*\*\*
Mais comment faire ? Ce n'est pas seulement l'Encyclique *Divini Redemptoris* qu'il faut alors sacrifier et abolir. C'est toute la doctrine sociale de l'Église -- et c'est pourquoi plusieurs ne voulaient point que l'on parlât d'une DOCTRINE sociale de l'Église. C'est *Rerum novarum* et c'est *Quadragesimo anno* et c'est *Mater et Magistra* qu'il faut frapper de nullité. Et c'est toute la pensée de l'Église sur le droit naturel et sur la nature de l'homme. Le communisme ne récuse pas seulement les anathèmes et les condamnations de l'Église : anathèmes et condamnations ne sont que des conséquences. Le communisme rejette et interdit la doctrine sociale *positive* de l'Église. Il tolère, non sans tracasseries, la foi en Dieu, considérée comme une survivance avec laquelle il veut bien composer provisoirement. Il ne tolère pas la doctrine sociale. L'Église du Silence est celle qui doit se taire non seulement sur *Divini Redemptoris,* mais encore sur *Rerum novarum,* sur *Quadragesimo anno*, sur *Mater et Magistra ;* l'Église du Silence est celle qui doit se taire sur la loi naturelle.
\*\*\*
Il sera donc extrêmement difficile au Concile soit de parler soit de se taire sur le communisme.
Se taire ? Impossible. En parler ? C'est un risque formidable de féroces représailles.
D'une telle impasse, c'est l'Esprit Saint qui peut tirer le Concile.
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## CHRONIQUES
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### Correspondance romaine
par PEREGRINUS
Pour la durée du Concile, nous avons organisé une équipe de correspondants extrêmement divers. Ils ne se connaissent pas les uns les autres en tant que tels. Ils rédigent chacun pour sa part, et librement, les éléments de la présente « correspondance romaine ». Ces éléments sont regroupés et centralisés, éventuellement refondus, sous un pseudonyme collectif rendu nécessaire par la multiplicité des sources autant que par des motifs évidents de discrétion.
#### Du Pape
La dévotion au Saint-Père est à Rome beaucoup plus familière et décontractée qu'en France. Volontiers les Français feraient un drame pour chaque parole du Pape : les Romains en font un sourire. Ils en discutent avec une grande liberté d'esprit, approuvant, interprétant -- ou s'étonnant -- sans que surgissent aussitôt les accusations extrêmes et contraires de « papolâtrie » ou d' « anti-papisme ». Ils ne confondent pas les paroles du Pape sur les mystères chrétiens et les valeurs morales avec les paroles du Pape exprimant des boutades, des mouvements d'humeur ou des opinions politiques. Et ils ont remarqué que, malgré une apparence au premier abord contraire, il arrive beaucoup plus souvent au Pape actuel qu'à son prédécesseur d'exprimer une opinion politique, affectée par nature d'un certain coefficient de relativité.
Pie XII exprimait, à propos des événements politiques, des vues morales extrêmement élevées et générales, ayant valeur en soi. Jean XXIII n'y manque pas non plus ; mais les Romains observent qu'il y ajoute volontiers des vues circonstancielles.
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On avait commencé à s'en apercevoir à l'occasion de son message au Congo. C'était en 1960, le 30 juin. Dans ce message aux Congolais, le Saint-Père leur disait : « *Une nouvelle étape commence pour le Congo : sur un pied d'égalité et dans l'honneur, l'estime et la bonne foi réciproque, va s'engager un dialogue fécond entre votre peuple et la nation généreuse que les circonstances d'un passé immédiat ont liée à votre destin*. » A l'époque, plusieurs pensèrent d'abord à une maladresse de plume de quelque secrétaire. Car on pouvait bien comprendre que le Pape conseille un dialogue fécond, dans l'honneur, l'estime et la bonne foi ; on pouvait s'attendre à ce qu'il dise que là était le devoir. Mais le message affirmait positivement, comme une certitude évidente, que les choses allaient, en fait, se passer ainsi. Prédiction aventurée, et qui ne s'est pas vérifiée. Quelques heures plus tard commençait ce que l'on a nommé la « congolisation », et qui fut tout le contraire de ce que prédisait le message aux Congolais : ni dialogue, ni estime, ni bonne foi, ni honneur, mais un débordement de démagogie, de frénésie, de mensonges, de crimes. Depuis lors les Romains ont remarqué que le Saint-Père n'a sans doute point changé de secrétaire.
A propos de l'Algérie, ce fut la même chose. Entre autres, un télégramme à Mgr Duval, qui a été inséré aux Acta à la page 225 de l'année 1962, exprimait « *la satisfaction que Nous avons ressentie à la signature des accords qui annonçaient la paix tant attendue* »*.* On fit remarquer que ces « accords » d'Evian n'avaient été nommés « accords » que dans le langage journalistique le plus approximatif ou le plus propagandiste. C'étaient des *déclarations d'intentions,* faites simultanément par le gouvernement français et par le F.L.N., et non pas des accords. Par référendum, les Français ont approuvé non point des ACCORDS, mais la DÉCLARATION GOUVERNEMENTALE des ministres français : tel est le texte même, le texte officiel, de la question qui était posée.
D'où la conversation souvent recommencée avec des personnalités romaines :
-- Mais enfin (dit le Français) comment cela est-il possible ? On a donc caché au Pape que les « garanties » d'Évian n'avaient fait l'objet d'aucun « accord » en règle, d'aucun engagement, mais seulement d'une. « déclaration » d'intentions ?
-- Vous n'y êtes pas : le Souverain Pontife ne prend pas position sur les détails politiques. Il a simplement voulu dire qu'il souhaitait que les accords d'Évian amènent la paix.
-- Mais quels accords ? J'ai voté au référendum. La question qui m'était posée était d'approuver ou de désapprouver la *déclaration gouvernementale* du 19 mars, et non des « accords » qui n'existent pas.
-- Mais le Pape n'entre pas dans ces détails, il ne fait pas de politique.
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J'entends bien qu'il n'entre pas dans ces détails : mais alors pourquoi a-t-il parlé de ces détails dans lesquels il n'entre pas ? Pourquoi a-t-il nommé -- ou lui a-t-on fait nommer « *accords* » *ce* qui n'en était point ?
-- Le Pape prenait simplement position pour la paix.
-- Oui : « la paix tant attendue », vous pensez que je l'ai lu, ce télégramme, et que je le connais par cœur : « *la satisfaction que Nous avons ressentie à la signature des accords qui annonçaient la paix tant attendue* »*.* La sorte de paix que ces pseudo « accords » ont annoncée, et ont réalisée, était-ce donc réellement la paix que l'on attendait, que l'on souhaitait, que l'on espérait... ?
Cette conversation aboutit toujours à une impasse. Les Français voient les choses sous un aspect dramatique. Les Romains haussent les épaules et ne comprennent pas bien ce juridisme littéral. Il faut, disent-ils, retenir seulement l'intention religieuse et pacifique, et ne pas s'attacher à l'opinion concrète énoncée sur la situation du Congo de juin 1960 ou de l'Algérie de mars 1962. Les Français sont troublés de voir une parole du Pape démentie par les faits ; les Romains, le plus souvent, n'y font même pas attention, ou plutôt en sourient avec une gentillesse familière. Le Souverain Pontife n'est ni infaillible ni inspiré quand il dit : « Demain il fera beau ». Un Pape optimiste le dit tous les jours. Il s'est trouvé que le beau temps n'est pas venu sur le Congo, ni sur l'Algérie.
\*\*\*
Cela entre, pour les Romains, dans la catégorie des paroles diplomatiques et convenues qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre. En Italie, on entend ou on lit quotidiennement des choses comme cette lettre de la Secrétairerie d'État au journal *La Croix,* lettre à laquelle les Français ont attribué une importance démesurée. Cette lettre donnait entre autres choses approbation au journal *La Croix* de la manière dont, par lui, les Français sont « *bien informés des événements qui marquent l'actualité journalière* ». A l'entendre littéralement, c'était la garantie du Pape conférée même aux informations et aux jugements POLITIQUES de *La Croix ;* et des Français auraient tendance à parler aussitôt de cléricalisme et de théocratie ; notamment les Français dont *La Croix* attaque les opinions politiques se voyaient *ipso facto,* encore qu'indirectement, anathématisés et excommuniés, à moins d'adhérer aussitôt au parti politique que *La Croix* soutient ouvertement. Assurément, on peut voir dans cette lettre le signe que la politique de *La Croix* correspond actuellement aux opinions politiques qui sont personnelles soit au Saint-Père, soit plutôt à sa Secrétairerie d'État ou à son entourage.
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La politique vaticane est aujourd'hui aussi favorable à de Gaulle qu'elle l'était hier à Pétain ; elle soutient surtout en de Gaulle, semble-t-il, la rupture avec l'anti-communisme politique et d'une manière générale la rupture avec la droite traditionnelle. L'animosité de *La Croix* contre toute politique de droite a précédé l'évolution de la politique vaticane, mais aujourd'hui et pour le moment elle paraît bien être en accord avec elle.
Mais les Romains ajoutent aussitôt que, s'agissant de *L'Osservatore romano,* les informations et jugements sur « les événements qui marquent l'actualité journalière » n'ont pas valeur de parole d'Évangile, et que l'on n'est point excommunié si l'on est en désaccord avec les opinions politiques des rédacteurs de ce journal. Il en est de même, et *a fortiori,* pour *La Croix.* Les catholiques italiens qui désapprouvent et même qui combattent la fameuse « ouverture à gauche » savent bien qu'ils combattent en cela une certaine politique vaticane du moment : ils savent aussi qu'ils en ont parfaitement le droit, et qu'ils ne sont nullement excommuniés pour cela.
Rome est une ville unique et inimitable qui a déjà tant vu de Papes de toutes les sortes qu'elle ne s'émeut pas pour des détails. La cathédrale d'Alger qui passe aux mains de l'Islam, c'est la suite prévue des « accords » d'Evian, dont on a été satisfait. C'est le grand mouvement de décolonisation, auquel on a voulu tout sacrifier, sans plus y apporter les conditions, les précautions et les mesures que spécifiait Pie XII. « La décolonisation vaut bien une cathédrale, fût-ce celle d'Alger. »
Les Romains ajoutent encore que ce n'est pas à la politique vaticane qu'il appartient de se montrer plus pointilleuse que les Français eux-mêmes, c'est-à-dire en l'occurrence le gouvernement français et Mgr Duval réunis. Selon eux, la question que posera l'Histoire ne sera pas : -- *Qui était Pape à Rome lorsque la cathédrale d'Alger est passée aux mains de l'Islam ?* La question que posera l'Histoire sera bien plutôt : -- *Qui était archevêque à Alger et qui était roi à Paris lorsque les Français livrèrent à l'Islam la cathédrale d'Alger ?*
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Mais la solennité du Concile a rendu les Romains plus sensibles : quand ils se sont aperçus que le Concile pourrait être interrompu, dispersé ou écrasé par une guerre mondiale. On n'y pensait plus. On n'avait pensé qu'à l'éventualité d'un péril intérieur, comme pour Vatican I. Or le péril intérieur était conjuré par l'ouverture à gauche, laquelle apportait la garantie que le Parti communiste et son allié le parti de Nenni ne tenteraient pas de troubler le Concile par des manifestations de rue et des émeutes.
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A l'ouverture, le 11 octobre, le Saint-Père admonestait les « prophètes de malheur qui annoncent des catastrophes » et déclarait que le Concile se réunissait dans une conjoncture temporellement favorable. Moins de quinze jours plus tard, c'était le Saint-Père lui-même, dans son message au monde du 24 octobre, qui le déplorait : « *Voici que des nuages menaçants viennent assombrir à nouveau l'horizon international et semer la crainte dans des millions de familles* »* ;* et il voyait poindre la menace d' « *une guerre dont nul ne peut prévoir quelles seraient les effroyables conséquences* ». Il ne s'agissait plus du Congo ou de l'Algérie, mais du monde entier, et cette fois les Romains parurent assez secoués. Ils l'ont trouvée mauvaise. Ils se souvinrent alors que la survie du monde est menacée en permanence, et non par un danger imprévu qui aurait surgi d'une manière subite entre le 11 et le 24 octobre ; les « nuages menaçants » et les « effroyables conséquences » étaient passés, en l'espace de moins de quinze jours, de la bouche des « prophètes de malheur » à celle du Saint-Père lui-même. Mais, là où les Français auraient tendance à être profondément troublés, les Romains conservent en général un tranquille équilibre ; si on les pousse sur ce sujet, ils confessent volontiers que ce n'est pas le métier du Souverain Pontife de prédire les événements politiques ; et si on les pousse un peu plus, ils murmurent les noms de ceux qui informent le Saint-Père sur la conjoncture politique et ils vous expliquent le tracé compliqué de l'échiquier des tendances. Dans les organes et rouages du gouvernement pontifical, il y a des « optimistes », c'est-à-dire des gens qui croient notamment à la possibilité prochaine d' « arranger » facilement les choses avec le communisme, avec l'Islam, avec tout le monde.
D'ailleurs la presse italienne parle couramment de ces choses et en discute ouvertement. Quasiment inconnu partout ailleurs, le nom de Mgr Capovilla est en Italie sur toutes les lèvres et dans toutes les controverses privées, voire publiques. Les mœurs sont très différentes à cet égard des mœurs françaises. Des journaux citent des passages entiers de discours prononcés en séance secrète du Concile. On proteste, mais sans étonnement. Un certain livre de Mario Tedeschi (paru à la veille du Concile) a été lu par tout le monde : on le désapprouve, mais sans surprise ni indignation, -- et sans contester la plupart des faits eux-mêmes. Les plus ardents et les plus sincères à nier une portée « politique » du Concile reconnaissent d'autre part qu'il y a dans les avenues du gouvernement pontifical un grand bouillonnement d'opinions temporelles, et que des projets politiques qui, sous Pie XII, auraient été jugés chimériques ou mortels ou déplacés et hors du domaine de la mission de l'Église ont aujourd'hui droit de cité et sont pris en considération.
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33:68
Nous sommes au demeurant dans la Rome de l' « ouverture à gauche », où un parti catholique gouverne en collaboration avec le parti marxiste et pro-communiste de Nenni. Cette collaboration, établie malgré la volonté de l'Église italienne dans son ensemble, eût été impossible, et ne se serait pas produite, si certaines personnalités du gouvernement pontifical ne l'avaient pas voulue. D'où le début de faveur que rencontrent parmi tels Évêques italiens les idées « françaises » sur la constitution organique d'un Épiscopat national... Dans beaucoup de milieux romains, on a pris depuis deux ou trois ans l'habitude de considérer avec honneur le « socialisme », mais c'est un « socialisme » qui n'est aucunement comparable au travaillisme britannique (nullement marxiste) ou à la S.F.I.O. de Guy Mollet (théoriquement marxiste, mais patriote et anti-communiste) : le *socialisme* avec lequel on flirte, c'est celui, qui « se construit » en Pologne et en Hongrie, et c'est celui de Nenni ; on envisage un compromis avec le marxisme militant et -- qui sait ? -- demain peut-être avec un communisme assagi... Les socialismes modérés et raisonnables, comme le sont à des titres divers ceux de France, d'Allemagne, d'Angleterre, sont méprisés au profit du contact, du dialogue, du compromis avec le marxisme lui-même. Dans cette direction la diplomatie coule à pleins bords, avec toutes ses habituelles, ses inévitables équivoques calculées. Voyez l'Encyclique *Mater et Magistra :* le mot ambigu de SOCIALISATION ne figure pas dans le texte authentique en latin, mais ce n'est point par hasard qu'on l'a introduit dans toutes les traductions en langues vivantes. L'enseignement de l'Église reste pur et sans tache, puisque seul le latin fait foi. Mais dans les traductions, la perche est tendue par les diplomates combinateurs et les ecclésiastiques *politicanti* en direction d'un interlocuteur éventuel...
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L'interlocuteur n'est pas purement éventuel, il existe, et il est prompt à saisir les occasions. L'ouverture à gauche italienne est un fait, les tractations polonaises en sont un autre. Le livre de Tadeuz Breza, ancien « conseiller culturel » de l'ambassade de Pologne à Rome, est méchant mais instructif. Il porte sur les années 1955-1958, c'est-à-dire qu'il s'arrête à la mort de Pie XII. On y voit comment, sous Pie XII et malgré lui, les partisans du compromis avec le communisme rampaient dans les antichambres et les alentours du Vatican, attendant, comme ils disaient, la mort du « pape Pacelli ». Leur travail de sape était mené dans une clandestinité presque absolue. Pie XII disparu, ils n'ont plus besoin de tant de précautions.
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Les « valeurs » qui montent à la bourse des combinazioni pour ecclésiastiques politicanti, les exemples et modèles que l'on met en relief, ce sont -- pour l'apostolat, l'Église d'Algérie ; pour l'ordre social chrétien, l'Église de Pologne. Pour y parvenir : l'ouverture à gauche avec les marxistes pro-communistes. La plupart des verrous ont sauté. Ceux qui demeurent encore sont montrés du doigt, pris à partie, discrédités, paralysés, réduits POUR LE MOMENT à l'impuissance. Les résistances à l'intérieur de l'Église, on peut les *tourner de l'extérieur*, par une opération politique s'appuyant sur la presse anti-chrétienne et les journaux anti-chrétiens : c'est la grande leçon de l'ouverture à gauche, et de la manière dont elle a été imposée *contre* l'Église d'Italie.
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Le climat est donc... complexe. On s'accorde à penser que, lorsque les choses iront trop loin, le Pape donnera un coup d'arrêt. Il y a un point au-delà duquel il n'est plus possible d'aller trop loin. Où se situe ce point ? Les avis sont différents à ce sujet ; et en vérité personne ne sait ni quand, ni où, ni comment le glissement actuel sera stoppé. Pour le moment il s'accélère, avec des allures de raz-de-marée. On parle beaucoup de Pie IX, non pas tant à cause du procès de béatification qui est en cours, mais à cause des quatre premières années de son pontificat, 1846-1850, et de ce qui s'ensuivit. Plusieurs relisent et méditent cette histoire ([^11]). Tous pensent que le Souverain Pontife reprendra les choses en main et endiguera au moment voulu cet extraordinaire débordement qui, pour un regard simplement humain, paraît maintenant échapper à tout contrôle et tout emporter avec lui. Ce débordement de projets politico-religieux, de plans socio-apostoliques, de combinazioni de toute sorte, le moins que l'on puisse en dire actuellement est qu'il ne semble guère THÉOCENTRIQUE.
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Seulement, si tous espèrent que le Pape interviendra, et si personne ne doute de l'assistance de l'Esprit Saint au Souverain Pontificat et au Concile, certains en sont venus à se demander si les événements ne devanceront pas le Pape et le Concile. Car les événements, c'est l'autre manière de Dieu, c'est l'autre langage de Dieu, et il est terrible. « Quand Dieu efface, disait Bossuet, c'est qu'il se prépare à écrire. » Quelquefois les hommes mettent Dieu en position de ne pouvoir écrire qu'en commençant par effacer beaucoup.
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La liberté humaine a reçu cette immense prérogative. Certains, donc, redoutent des événements terribles si l'actuelle confusion se prolonge. Ils font observer que l'assistance de l'Esprit Saint s'est manifestée, dans l'histoire de l'Église, par la dispersion soudaine des Pères du Concile. D'après ce que nous avons pu savoir, c'est à ces « pessimistes »-là que pensait le Saint-Père lorsque le 11 octobre, dans son discours inaugural, il a voulu manifester son désaccord avec les « prophètes de malheur ». Ce propos ne visait pas, pense-t-on généralement, le contenu du Message de Fatima, encore que celui-ci semble être passé au second plan des préoccupations les plus explicites depuis que Jean XXIII a succédé à Pie XII. On estime plutôt que ce sont des interprétations trop insistantes du Message de Fatima qui se trouvent notamment visées.
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L' « optimisme » est plus général sur les perspectives ouvertes à l'égard des autres confessions chrétiennes. Beaucoup qui se refusent aujourd'hui encore à partager au point de vue temporel l' « optimisme » manifesté par le Saint-Père, le rejoignent en revanche sur le plan spirituel. On fait unanimement hommage à Jean XXIII de la « détente » survenue avec les protestants et les orthodoxes. Le dialogue a succédé à la controverse, un dialogue souvent courtois et même fraternel. C'est la grande nouveauté et -- sans croire que tout soit déjà résolu -- la grande joie, pleine d'espérance.
Toutefois les représentants des confessions protestantes et orthodoxes sont loin d'être tous favorables à une opération simultanée : c'est-à-dire une détente inter-confessionnelle, présage d'unité, qui serait conjuguée avec un compromis à l'égard du communisme. Ils seraient même fort gênés que la détente à leur égard soit en quelque sorte placée sur le même plan que la détente à l'égard du marxisme. Ils sont douloureusement surpris de constater que certains catholiques paraissent attacher plus d'importance au dialogue avec le communisme qu'au dialogue entre chrétiens séparés. Ici encore, il y a dans les esprits un grand confusionnisme concernant les buts et les moyens.
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#### Le point de convergence
Les projets les plus extrémistes apportés sous les voûtes de Saint-Pierre, si on les considère un à un et isolément, et si pour chacun d'entre eux il s'agissait de le prendre en considération en éliminant tous les autres, seraient non pas tous, mais pour plusieurs d'entre eux, matière à discussion sereine et instructive.
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C'est quand on les prend SIMULTANÉMENT qu'on les voit constituer un ensemble formidable ; en voici quelques-uns :
-- attribution de pouvoirs juridiques autonomes aux conférences nationales, raciales ou continentales des Évêques ;
-- démembrement des Congrégations de la Curie romaine, remplacées pour une partie par les diverses « commissions épiscopales » de chaque Épiscopat national, racial ou continental, et pour l'autre partie placées sous le contrôle collégial des Évêques ;
-- suppression du latin étendue aussi largement que possible dans la liturgie et dans l'enseignement ; mariage des prêtres ; suppression de la messe obligatoire du dimanche, abandon des méthodes et formulations « scolastiques » en théologie ;
-- refonte de la doctrine en fonction des philosophies modernes (particulièrement l'hégélianisme, le marxisme et le teilhardisme) ;
-- abandon des écoles confessionnelles en échange de la concession d'une aumônerie dans l'enseignement d'État ;
-- profession de foi socialiste ;
-- coexistence et compromis avec le communisme.
Tous ensemble, ces projets ont un *point de convergence* l'éclatement de l'intérieur, la dissociation, la désintégration de l'Église.
C'est peut-être pour rendre visible à tous les yeux ce point *de convergence* qu'on a laissé libre cours aux projets les plus extrémistes : dans l'espérance qu'un moment viendra où leurs promoteurs eux-mêmes reculeront épouvantés, et décideront spontanément de CHANGER TOUT A FAIT DE PERSPECTIVE ET DE MÉTHODE. Il y a une pédagogie des Conciles. Celle de Vatican II est entièrement nouvelle.
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La première session du Concile est d'ailleurs considérée comme une session de « rodage ». Sauf imprévu, c'est seulement au cours de la seconde session que seront abordées les questions les plus importantes. Il faut d'abord, et c'est le rôle des premières semaines, apprendre à faire fonctionner une assemblée délibérante de 2.500 personnes, toutes ayant également droit à la parole. Cela du point de vue de l'organisation matérielle. Du point de vue psychologique, les opinions des uns et des autres sont susceptibles d'évoluer : cela s'est déjà vu depuis le 11 octobre. Du point de vue surnaturel, toute l'Église est en prière, et c'est la meilleure chance du Concile.
PEREGRINUS.
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### L'Occident c'est la chevalerie
par G.-K. CHESTERTON
Nous sommes au moment où les Barbares travaillent, de l'intérieur, à vider l'Occident de sa substance, et à le persuader de se renier lui-même. Ces Barbares sont surtout des barbares chrétiens : des chrétiens sans la loi naturelle, des mystiques inhumains, des idéologues privés du sens commun, des robots intellectuels dépourvus de racines.
Occidentaux pourtant, ils rêvent la disparition de l'Occident, et d'abord de son âme, l'âme de la chevalerie et de la croisade. Ils ne veulent plus tenir compte, dans leurs vues politiques, sociales et apostoliques, que des « valeurs » contenues dans l'islamisme, dans l'hindouisme, dans le brahmanisme, dans l'animisme, dans le bouddhisme, dans le mormonisme, dans n'importe quoi pourvu que ce n'importe quoi soit d'ailleurs ou de nulle part.
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Nous entendons marquer notre désaccord motivé, résolu et absolu avec cette impiété fondamentale.
Nous l'avons déjà fait et nous le ferons, s'il plaît à Dieu, de plus en plus. De toutes nos forces, nous disputerons au Barbare sa mainmise sur les esprits et sur les cœurs. En cette heure de ténèbres et de combat le dos au mur, nous redisons avec Bernanos : Ils ne nous auront pas, -- ils ne nous auront pas vivants. Ils n'auront pas nos âmes.
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Nous faisons et nous ferons appel aux saints, aux héros, aux génies, aux penseurs de l'Occident, convoqués pour témoigner contre l'infidélité des renégats de l'Occident.
Voici Chesterton.
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Les ignorants et les barbares qui croient avoir aujourd'hui découvert un « sens de l'histoire » et prétendent nous enseigner à nous y soumettre comme un troupeau conduit à l'abattoir, non, ces barbares et ces ignorants sont absolument nuls sous le rapport de l'histoire et sous le rapport de la signification : il faut le dire, et refuser leur mensonge.
Le grand philosophe moderne du sens de l'histoire, c'est précisément Chesterton : notamment dans « L'homme éternel » (Plon) et dans « L'Homme qu'on appelle le Christ » (Nouvelles Éditions Latines). Son œuvre tout entière est aujourd'hui d'une actualité cardinale.
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Le texte que nous publions, dans la traduction de Maximilien Vox, est la préface qu'il avait donnée en 1929 à la version anglaise de *Défense de l'Occident* d'Henri Massis. C'est un texte quasiment inédit et à peu près inconnu en France. Il pourrait être écrit aujourd'hui : comme presque toutes les pages de Chesterton, il prend appui sur l'actualité du moment pour s'élever à des vues générales qui ont une valeur permanente.
« L'Occident, c'est la chevalerie » : tel est le titre que nous avons donné ici à cette préface de Chesterton ; car c'est cela même qu'il énonce, sinon littéralement, du moins en substance. La chevalerie est la vocation de l'Occident. Et l'esprit de la chevalerie est éternel.
J. M.
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HENRI MASSIS est l'un des mieux doués de ce groupe d'écrivains français qui est en passe de changer la face de l'Europe : l'Angleterre commence seulement de les découvrir.
Négligence paradoxale, et qui n'a qu'une excuse, la séquelle de préjugés vétustes, tenaces et persistants -- dont le dernier devrait bien être porté « disparu » depuis la bataille de la Marne -- et qui s'obstinent dans la méconnaissance de ce que la pensée française a de militant ou, autrement dit, de proprement français. C'est d'une confusion analogue, d'ailleurs, que souffrent nos jugements sur feu Napoléon ; le tory abhorre en lui l'étranger, le whig radical le couvre d'opprobre en tant que militaire.
Semblablement, l'équipe d'écrivains de combat qui s'est levée en France offense notre conception de la controverse ; leur doctrine exaspère les mystiques par sa lucidité, et les sceptiques par son christianisme authentique. Ne voilà-t-il pas en effet qu'ils défendent et les mystères chrétiens contre un pseudo-mysticisme, et la saine raison contre le rationalisme ? En quoi ils ne font que suivre la droite pente de l'esprit français : de celui, il est vrai, qui nous fut longtemps le moins familier. Je réprouve les plaisanteries déplacées, mais je suis bien obligé de constater que le nom de *France* s'est trop souvent présenté à nous comme inséparable du prénom d'Anatole. De fait, nous avons pris, durant de longues années, le génie le plus anti-national qui fut jamais pour la vivante incarnation du génie de sa nation ; c'est qu'aussi il entrait à ravir dans la peau du Français-type que nous a fabriqué notre propre littérature, du monsieur courtois, narquois, voluptueux, policé, et qui se fiche de tout (qu'ils disent !).
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C'est au point que le nom même de sainte Jeanne d'Arc, en tête de l'un des ouvrages d'Anatole France, ne nous engage à aucun retour sur nous-mêmes ; il eut tout le loisir de jouer chez lui au révolutionnaire sans quitter pour cela notre répertoire le plus classique. Il se flattait de nier et d'ébranler bien des choses, à commencer par Dieu, la patrie et la morale : mais il demeura impuissant à entamer d'une ligne l'idée que se fait l'Anglais moyen du citoyen français. Conception aussi tenace que fortuite, et que façonnèrent, voici cent ans passés, des personnes qui n'avaient point rencontré de Français depuis Voltaire.
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Massis, dans toute son œuvre et singulièrement dans sa *Défense de l'Occident,* se porte le champion d'une certaine indépendance, d'une certaine dignité inhérentes à la personne humaine, bref, de la doctrine du libre arbitre, qui implique un choix possible et nécessaire entre le bien et le mal.
En quoi elle s'oppose à la fois au matérialisme qui prétend réduire l'esprit à l'état de machine, et au transcendantalisme qui voudrait le confondre dans le grand Tout, autant dire dans le grand Rien-du-tout.
Je sais bien que la philosophie transcendantale d'Allemagne et d'ailleurs que Massis attaque avec tant de roide vigueur fait étalage du mot de *Volonté ;* mais dans un sens si anarchique et si vague que je l'appellerais plutôt du nom de *Nolonté,* tant elle représente peu l'acte délibéré d'une décision consciente, mais exprime au contraire l'abandon aux obscures poussées du désir.
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Au lieu que la philosophie de Massis marie la volonté à la raison, et que son argumentation tout entière se résume dans une impérieuse protestation contre les sceptiques aussi bien que les mystiques qui tentent de séparer ce que Dieu a uni quand il créa l'homme. C'est, en un mot, la digne et juste tradition de la volonté raisonnante et responsable qu'il défend contre les entreprises omniformes de l'invasion asiatique.
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Trop souvent la défense de l'Occident ne fut que la défense des errements occidentaux ; l'on s'est acharné en plus d'un cas à ne défendre que l'indéfendable.
Par une sorte de paradoxe pervers, nous avons prétendu à la supériorité dans tous les domaines, hormis le seul où nous étions effectivement supérieurs ; nous avons étendu à l'Asie entière les « accidents » de l'Europe, et nous nous sommes pudiquement gardés de toucher un mot de ce qui en constitue la « substance ». Nous avons bien pu enseigner aux Asiatiques à se vêtir à l'européenne, dans le moment même où nos modes atteignaient à un point de hideur qu'elles n'avaient jamais dépassé, et pendant ce temps-là, au lieu de leur inculquer nos idées les plus saines, nous nous sommes imbibés de leur plus malsaine idéologie.
Le fatalisme, le pessimisme, l'inhibition de l'esprit combatif, le mépris de la justice personnelle, ont envahi notre patrimoine intellectuel comme autant de parasites ; ils y ont si bien prospéré qu'ils forment pour ainsi dire la religion négative de ce temps.
Nous avons conquis les corps et l'Orient a conquis notre âme. Ah ! que ce serait plus beau que le contraire fût vrai ! Quelle fraîche et joyeuse allégresse d'affronter les armées de Xerxès quand on défend le génie d'Athènes !
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Mais nul n'est allé bâtir de temple semblable au Parthénon parmi la forêt des pagodes chinoises ; ce que nous y avons élevé, ce sont des usines et des hôtels de troisième ordre.
Il serait bon d'être envahi comme le fut l'Espagne, si c'était pour aboutir à quelque cathédrale de Séville : mais nul de nous n'a édifié de cathédrale en face des mausolées du Taj Mahal : nous n'y avons mis que des tea-rooms et des golf-clubs.
Cette lâche mollesse à combattre pour notre idéal, Massis la fouaille dans son livre. Il prend la tête d'un mouvement que les Anglais se doivent de suivre, comme ils partirent jadis pour la première croisade.
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Anglais, n'oublions jamais ces longs âges de l'histoire d'Angleterre et de France durant lesquels nos deux nations furent compagnes ou rivales dans une même tradition chevaleresque.
L'on a beaucoup médit, je le sais, des romans de chevalerie : tout a été dit là-dessus, et pour jamais, par un certain Espagnol du temps de la Renaissance. Mais accordons à ces romans -- à plus forte raison, aux réalités qu'ils expriment -- le mérite singulier d'avoir pour idéal *la volonté qui soumet les circonstances et non celle qui abdique devant elles* et qu'admettent seule les réalistes modernes.
Les thèmes les plus fantastiques des romans de chevalerie contiennent un élément de raison qui fait cruellement défaut aux plus mornes fictions de notre ère rationaliste : un but défini, des épreuves déterminées y apparaissent, une vérité qui échappe aux humeurs du moment, un jugement final qui décide si l'objet de la quête a été atteint ou non.
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En somme, ce sont des histoires qui se suivent, bien que prolixes et pleines de répétitions : amorphes et incohérentes, elles feraient encore bon visage auprès des remous d'anarchie subjective où notre moderne roman psychologique ne se débat même plus.
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Or ces deux facteurs essentiels, la détermination rationnelle d'une fin et le choix militant qui s'efforce d'y atteindre, existèrent autrefois pour la Gaule et pour notre Bretagne, puisque nous les retrouvons jusque dans les romans épiques d'Arthur de Bretagne et d'Amadis de Gaule.
Et je ne cesserai jamais de m'émerveiller que cette même génération qui vit la Gaule et la Bretagne défendues contre la barbarie par des légions de héros plus grands que les paladins de légende, garde dans ce triomphe un si morne visage, et refuse son cœur à cette lucidité.
G.-K. CHESTERTON.
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE.
La plupart des traductions françaises de G.K. CHESTERTON sont épuisées. Avec un peu de chance on peut trouver néanmoins, dans les bibliothèques ou les librairies d'occasion, l'un ou l'autre de ses livres majeurs, et notamment :
-- *La sphère et la croix* (traduction Charles Grolleau, Éditions Crès 1921).
-- *Orthodoxie* (traduction Charles Grolleau, Éditions Rouard 1923).
-- *Saint François d'Assise* (traduction Isabelle Rivière, Plon 1925).
-- *L'Homme éternel* (traduction Maximilien Vox, Plon 1927).
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-- *Saint Thomas d'Aquin* (traduction Maximilien Vox, Plon 1935).
-- *Ce qui cloche dans le monde* (Gallimard 1940).
Aux Nouvelles Éditions Latines, non épuisé, son grand livre : L'Homme qu'on appelle le Christ (traduction Louis-Marcel Gauthier, 1947).
Sur Chesterton, et bien qu'il ait été écrit avant sa conversion au catholicisme, en peut lire l'opuscule du P. Joseph de Tonquédec s.j. : G.-K. Chesterton, ses idées et son caractère (Nouvelle Librairie Nationale 1920, puis Beauchesne).
Quant à notre éminent collaborateur et ami Henri Massis, rappelons seulement à l'intention de nos nouveaux lecteurs :
1. -- que son œuvre et le combat de toute sa vie sont en quelque sorte rassemblés dans son grand ouvrage : *De l'homme à Dieu*, second volume de la « Collection Itinéraires », Nouvelles Éditions Latines, 1959 (un volume de 478 pages) ;
2. -- que l'auteur et l'œuvre ont fait l'objet d'un numéro spécial de la revue *Itinéraires :* numéro 49 de janvier 1961 (256 pages : 8 NF).
Voici au demeurant un autre texte de Chesterton, qui date celui-ci de 1925, et qui pourrait également être écrit aujourd'hui :
Les critiques de notre civilisation, en flétrissant comme il se doit ses crimes ont un curieux penchant à idéaliser outre mesure ses victimes. Avant l'expansion européenne, le monde aurait été, s'il faut les en croire, un vrai jardin d'Eden. Swinburne parle de l'Espagne et de ses conquêtes en des termes qui m'ont toujours surpris : « ...Les péchés de ses fils semés à travers des terres sans péché » et qui ont « rendu maudit le nom d'homme et trois fois maudit le nom de Dieu ». Or les Espagnols, j'en conviens, étaient de fort pécheurs mais où a-t-il pris que les Américains fussent « sans péché » ? Eh quoi, tout un continent peuplé exclusivement d'archanges, de Chérubins et de séraphins ? On n'oserait en certifier autant de la paroisse la mieux pensante.
Mais en l'espèce cette affirmation devient d'un comique particulièrement réjouissant. Nul n'ignore en effet que les impeccables pasteurs de ces peuples d'albes colombes adoraient des dieux immaculés qui ne supportaient dans leur benoît paradis d'autre nectar et d'autre ambroisie que des sacrifices humains continuels, enjolivés d'abominables tortures...
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Je ne plaide pas la Cause de l'Espagne contre le Mexique : je constate qu'elle est analogue, en plus d'un point, à celle de Rome contre Carthage. Dans l'un et l'autre cas, il ne manque pas de gens pour prendre parti contre leur propre civilisation et pour absoudre de tout péché des sociétés dont les péchés ne crient pas, mais hurlent vers le ciel.
Blâmer notre race ou notre religion d'avoir failli à leur idéal est fort bien, mais la sottise est de les mettre pour cela plus bas que les races et les religions qui se fondaient sur l'idéal diamétralement opposé.
Oui certes, le chrétien fut dans un certain sens pire que le païen, l'Espagnol que l'Indien, le Romain même que le Carthaginois : mais en ce sens tout relatif que leur raison d'être était de s'avérer meilleurs.
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### L'Opinion publique tentation moderne du christianisme
par Louis SALLERON
LE CHRISTIANISME a toujours été et sera toujours soumis à une double tentation qu'on peut appeler la tentation millénariste et la tentation théocratique.
Par tentation millénariste, j'entends la confusion plus ou moins grande qui s'établit entre l'espérance du Royaume de Dieu dont parle l'Évangile et l'espoir d'une royauté terrestre et temporelle du Christ.
Par tentation théocratique j'entends la confusion entre les moyens spirituels et les moyens purement humains du gouvernement de l'Église. Le cléricalisme est la petite monnaie de la tentation théocratique.
Les formes des deux tentations sont innombrables. Il n'est pas question de les passer en revue.
Les deux tentations peuvent être parfaitement distinctes ; elles peuvent aussi être étroitement imbriquées l'une dans l'autre, tournant l'une et l'autre autour d'une fausse conception du Royaume de Dieu.
Ces deux tentations ont toujours existé et existeront toujours parce que le chrétien n'est ni ange, ni bête, mais homme, parce que l'Église, étant société humaine en même temps que société divine, ne peut s'évader des lois de la société humaine.
La tentation millénariste touche les chrétiens, individuellement ou en groupe. La tentation théocratique touche l'Église elle-même, dans sa hiérarchie et ses clercs.
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La tentation millénariste confond l'espoir temporel avec l'espérance surnaturelle. L'Espérance est une vertu théologale, c'est-à-dire d'abord une vertu. L'espoir n'est pas une vertu mais, au contraire, un sentiment, rationnel ou irrationnel, qui soutient la vertu -- ou n'importe quel comportement, vertueux ou non. Psychologiquement, l'espoir et l'Espérance se ressemblent parce que, dans les deux cas, il y a attente d'un bien futur qui aide l'âme dans la difficulté du présent. Mais le « futur » de l'Espérance n'est futur que par rapport à notre condition temporelle. En réalité le bien de l'Espérance est hors du temps comme il est hors de l'imagination. C'est le bien de la Foi et de la Charité. C'est pourquoi l'Espérance est une vertu, et une vertu surnaturelle. Mais la part de la nature humaine à laquelle elle correspond est celle où se loge l'espoir temporel. C'est pourquoi l'élan de l'Espérance et l'élan de l'espoir offrent les mêmes caractères apparents. Et c'est aussi pourquoi il est bien difficile au commun des mortels de ne pas mêler Espérance chrétienne et espoir humain. Il n'y a que les saints chez qui puisse se trouver la pureté de la vertu théologale. D'autre part, les biens honnêtement désirables étant, Dieu merci ! nombreux et variés, il est parfaitement normal que l'espoir et l'Espérance s'entrecroisent et s'entrelacent dans beaucoup de cas. S'il y a distinction radicale entre l'Espérance et l'espoir, l'Espérance peut aussi purifier un espoir qui lui fraye la voie. La condition humaine et chrétienne est faite de ces contradictions, de ces complémentarités, de ces prolongements et de ces « purgations ». Ce n'est pas très difficile à comprendre, si c'est difficile à exprimer.
J'estime qu'on peut appeler tentation millénariste toute attente d'un bien temporel liée à la foi au Christ. Mais en un sens plus précis la tentation millénariste est l'attente prochaine d'un triomphe temporel du Christ, l'attente d'un succès final du christianisme, qui fait qu'en somme on ne s'est pas trompé et qu'on gagnera « parce qu'on est les plus forts ». L'espoir n'est pas directement individuel. Il passe par le collectif. On est prêt à affronter des échecs, des souffrances, la mort même -- parce que la victoire est au bout.
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Ce sentiment n'est pas absolument faux, ni mauvais ; il fait les héros et les martyrs des causes purement terrestres ; mais il est insidieux et risque de corrompre l'essence de l'Espérance surnaturelle. L'idée qu'on est « dans le camp des vainqueurs » fait accepter mille batailles perdues et le sacrifice de soi-même -- l'espoir, il faut bien le dire, est ici le reflet de l'Espérance, la nature humaine ne serait pas christianisable si elle n'offrait ces ressources.
La tentation millénariste a été particulièrement celle du Moyen Age à cause de l'attraction de l'An mille. Mais le millénarisme, en tant qu'espérance du royaume de Dieu sur la terre, a fleuri à toute époque, et d'abord au début de l'ère chrétienne. Il s'est sécularisé. Il s'est paganisé. Mais l'origine est chrétienne. Le vieux rêve mythique de l'Age d'Or n'aurait jamais pris ce caractère explosif sans le passage de Jésus sur la terre. De nos jours, le communisme est le millénarisme athée par excellence. L'hitlérisme fut une éruption étrange du millénarisme. Le P. Fessard l'a bien vu. L'a bien vu aussi M. Norman Colin dont les éditions Julliard publient « les Fanatiques de l'Apocalypse », traduction française de « The Pursuit of the Millenium » ([^12]). Mais à côté des millénarismes sécularisés, le millénarisme chrétien subsiste, moins grossier, moins violent qu'autrefois, mais tout à fait analogue. L'engouement pour le P. Teilhard de Chardin est une forme caractérisée de millénarisme. La réconciliation de « l'en-avant » avec « l'en-haut », c'est la Jérusalem terrestre venant au secours de la Jérusalem céleste ; c'est l'espoir humain étayant de toutes ses puissances l'Espérance théologale, où l'imagination ne trouve pas d'aliment.
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La tentation théocratique, c'est celle de l'Église, cherchant à s'établir en pouvoir temporel pour mieux répandre l'Évangile. C'est aussi, moins scandaleuse mais parfois aussi dangereuse, celle de l'Église cherchant à affermir son pou voir spirituel sur le pouvoir temporel, distinct d'elle-même mais à elle subordonné.
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C'est, enfin, celle de l'Église cherchant à utiliser, à tous les degrés de sa hiérarchie propre, tous les degrés de la hiérarchie du pouvoir temporel, et toutes les formes, politiques ou économiques, de ce pouvoir, pour assurer son plus grand rayonnement et favoriser son apostolat.
Tentation, mais tentation qui ne naît qu'avec l'excès, avec l'abus. Car l'Église, étant société, ne peut abolir les conditions sociales de son existence et de son fonctionnement. Elle se trouve liée de ce fait à l'existence et au fonctionnement de la société civile et est, qu'elle le veuille ou non, engagée dans l'impureté de la condition sociale humaine. Qu'on essaye d'imaginer l'Église indemne de toute contamination sociale, au plan politique ou économique, elle n'existe plus. Ce rêve de pureté se fait jour, de temps à autre, chez les clercs. Il constitue une tentation inverse, qu'on pourrait appeler celle du catharisme social, aussi fou et aussi mythique que celui qui concerne les individus.
Ce que l'Église essaye de trouver, c'est le point d'équilibre entre sa vocation purement spirituelle et sa condition d'incarnation sociale. Ce n'est pas facile. Ce n'est pas facile en toute hypothèse, mais ce n'est pas facile, en outre, parce que le phénomène du Pouvoir est insidieux et protéiforme. Si l'Église n'est pas réduite aux catacombes et soumise à la persécution, le statut social qui est le sien, en droit ou en fait, risque, ici ou là, de manifester des traits théocratiques, non seulement aux incroyants, mais aux croyants d'*ailleurs* ou de *demain*. Question de pays. Question d'époque.
Quand nous regardons l'histoire deux fois millénaire de l'Église, il nous semble que nous pourrions la présenter en chapitres successifs qui seraient comme le déroulement de toutes les formes de théocratie auxquelles l'Église aurait succombé. Mais ne jugerions-nous pas nous-même en fonction de la société contemporaine ? S'il est bien certain que la tentation théocratique a toujours existé dans l'Église et qu'à cette tentation elle a parfois ou souvent succombé, est-il possible d'imaginer ce qu'aurait pu être l'Église, à chaque époque, pure de toute théocratie ? Tout au long de cette histoire de l'Église « théocratique », il y a l'histoire de l'Église des saints. C'est l'ensemble qui fait l'histoire de l'Église.
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Encore une fois, s'il ne peut être question de nier ce qu'on peut relever de théocratie dans cette histoire, ne courons-nous pas le risque de confondre l'erreur théocratique avec la réalité sociale, exactement comme Marx confond l'*aliénation* avec la *condition* humaine ? Et plutôt que de nous attacher à condamner les manifestations théocratiques de l'Église d'autrefois, ne devrions-nous pas être attentifs à ne pas favoriser les tentations théocratiques qui se font jour dans l'Église présente, curieusement associées aux tentations millénaristes ?
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Ces réflexions nous viennent à l'esprit en pensant aux clercs trop nombreux qui, depuis quelques années, passent leur temps à battre la coulpe de l'Église avec une frénésie laissant souvent pantois l'incroyant lui-même. Cette mise en accusation de l'Église pour tous ses péchés (qui se ramènent au commun dénominateur du théocratisme) est si vaste, si générale qu'elle finit par être comique. Il suffit d'évoquer les croisades, devenues de nos jours le péché majeur de la chrétienté médiévale, et saint Louis, dont on ne peut plus prononcer le nom sans rougir...
...Saurai-je dire ce que je voudrais dire, vers quoi je m'achemine en tâtonnant ?
Voici que, justement, ayant suspendu ma plume pour lire *Le Monde*, en date du 1^er^ novembre, j'y trouve un article de Louis de Villefosse qui vient à mon secours.
L'article s'intitule : « Le Concile et les incroyants. » Il faudrait le reproduire tout entier. Je me contenterai de quelques extraits :
« Que le concile ne concerne plus seulement les catholiques mais tous les croyants, chacun en convient, mais concerne-t-il aussi les libres penseurs ? Ce qui est certain, c'est qu'un incroyant qui crut jadis en l'Église puis s'en détourna pour des raisons de conscience ne pourra pas n'être pas touché par le message du pape et celui des pères. Il y a là un pas en avant vers les autres, un accueil nouveau. Oh ! combien nouveau !
« Voici un peu plus de cent trente ans que les directeurs de *l'Avenir* se mettaient en route pour Rome, brûlants de confiance, impatients d'obtenir l'approbation, l'appui du Saint-Siège. On sait la suite : l'accueil réticent de Grégoire XVI, puis son encyclique condamnant le journal qui avait pris Dieu *et la liberté* pour devise, puis son autre encyclique frappant les *Paroles d'un croyant* cette fois.
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La première, *Mirari Vos,* qualifiait d'exécrables la liberté de conscience et la liberté d'imprimer ; la seconde, *Sinqulari Nos*, jetait Lamennais dans le désespoir en confirmant que le vicaire du Christ prenait le parti de l'absolutisme tsariste contre les Polonais martyrisés. Trente ans s'écoulaient, et c'était Pie IX qui, avec son *Syllabus,* allait signifier au monde son refus de « transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne »*.*
« En se montrant au contraire désireux de concilier, de réconcilier, au plus grand soulagement des catholiques libéraux, Jean XXIII, bien plus nettement que Léon XIII, prend donc le contre-pied de la doctrine de Pie IX...
« ...Si l'Église, société longtemps fermée et crispée dans sa rigidité doctrinale, désire s'ouvrir à tous les hommes de bonne volonté, il faut qu'elle cesse de rebuter par des dogmes et des formules dont l'Évangile, le plus souvent, ne porte pas trace -- autrement dit qu'elle lève sa condamnation du modernisme, qu'elle s'engage franchement dans la perspective tracée par Teilhard... »
M. de Villefosse rappelle toutes les « cruautés » qu'inspira à l'Église « le démon de l'intolérance. Combien de penseurs, de savants, de saints, de héros, persécutés, suppliciés, pour délit d'opinion ou parce qu'ils avaient faim ou soif de justice : Arnaud de Brescia, Jean Huss, Jeanne d'Arc, Savonarole, Étienne Dolet, Giordano Bruno... Et de la Poméranie au Pérou, que de populations baptisées sous menace d'extermination !... »
M. de Villefosse conclut :
« Le concile procèdera-t-il à un examen de conscience ? L'Église fera-t-elle son *mea culpa ?* Accordera-t-elle réparation à tous ceux qu'elle fit périr pour avoir défendu des valeurs -- liberté de conscience, droit des peuples, -- auxquelles elle finit par se rallier ? Non, sans doute. Pas plus qu'il ne faut s'attendre à voir tous les crimes du communisme flétris à Moscou, où l'on réhabilite discrètement quelques victimes, en se gardant bien d'entreprendre les mises en cause nécessaires...
« ...Lentement et sûrement l'Europe est en train de se faire, et cette évolution pourrait sembler coïncider avec un rayonnement accru du catholicisme. L'Église souhaite évidemment s'affirmer face au monde soviétique comme la plus haute autorité morale de l'Occident, puissance tutélaire, *Mater et Magistra*.
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Ce titre lui sera contesté par toute une famille d'esprits qui considèrent que l'apport de Locke et de Voltaire à la civilisation compte plus que celui de saint Dominique et de saint Ignace, et qu'un Condorcet, par exemple, ou un Gramsci, se sont sacrifiés pour une transcendance plus élevée, plus universelle que toutes les confessions et que tous les dogmes. Mais que le concile Vatican II accepte de prendre en considération les points de vue d' « hérétiques » jadis voués au feu, et les incroyants en prendront acte avec satisfaction : une telle manifestation de tolérance à Rame, ce serait peut-être un nouveau chapitre à l'histoire des *Progrès de l'esprit humain.* »
Si je cite un peu longuement cet article, ce n'est pas, on s'en doute, pour l'approuver. Ce n'est pas davantage pour le condamner, ou m'en indigner, ou tenter de faire les mises au point qu'il appelle. Non. Je le cite simplement parce qu'il me paraît très représentatif d'une opinion aujourd'hui très répandue. M. de Villefosse est probablement l' « incroyant qui crut jadis en l'Église puis s'en détourna pour des raisons de conscience ». On comprend donc qu'il écrive ce qu'il écrit, même si, en dehors de raisons spécifiquement religieuses et chrétiennes, on ne se sentait guère disposé, du point de vue scientifique, historique et sociologique, à lui concéder plus qu'une portion de vérité dans son attitude. Mais ce qui est important, c'est que ce qu'il pense et écrit, lui incroyant, un grand nombre de catholiques le pensent comme lui, et l'écriraient peut-être.
Alors on posera la question : si c'est vrai, pourquoi ne pas le penser et l'écrire ? Réponse : si c'est vrai, il faut le penser et l'écrire, mais de telle manière que ce vrai ne devienne pas le faux dans votre pensée, et qu'il n'engendre pas le faux dans votre écriture. On ne doit, on ne peut aller au vrai qu'avec toute son âme. Un fait vrai mis en avant pour une fin mauvaise se charge aussitôt de mensonge et ne sert que le mensonge. Les communistes le savent bien, dont c'est la tactique permanente : isoler un fait vrai, le monter en épingle, et semer le mensonge avec. Les masses populaires sont ainsi facilement dupées ; les intellectuels catholiques également.
Ce culte de la vérité qui semble tout à coup saisir l'intelligentsia catholique, il est infiniment suspect. Point n'est besoin de gratter beaucoup pour s'apercevoir qu'il n'est que le culte de l'opinion publique.
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Un livre « courageux », un article « courageux », c'est, de nos jours, presque invariablement un livre ou un article qui, derrière quelques vérités, bonnes ou mauvaises à dire, a pour secret dessein de flatter l'opinion publique, laquelle n'est plus nulle part dans le monde menée par l'Église catholique.
Il y eut, au début du siècle, une crise très grave qu'on appelle le *modernisme.* La crise contemporaine, qu'on ne peut appeler que le *progressisme* me paraît plus grave encore.
Le modernisme, en effet, quoiqu'il ait été polymorphe, peut tout de même être caractérisé comme un conflit de la science et de la foi. On le voit bien en ce qui concerne les questions d'exégèse et d'histoire, mais c'est encore visible sur le terrain purement philosophique.
Le progressisme est, au contraire, une attaque de la Foi sur son propre terrain. A certains égards, il prolonge bien le modernisme, mais il le renouvelle substantiellement par la prétention de refaire un christianisme authentique à partir d'un dogme inédit qui est l'assimilation pure et simple de la vérité chrétienne à l'évolution historique et cosmique. Le christianisme se trouve ainsi porté sur la place publique et exposé aux jeux de l'opinion publique. Sous prétexte de le dépolitiser -- en dénonçant ses péchés historiques -- on le politise intégralement en l'associant, dans son essence même, au mouvement de l'histoire, à l'aventure de la biologie. Consciemment ou inconsciemment, le progressisme baigne ainsi dans le Marxisme qui est, chez nous, l'animateur premier de l'opinion publique ; et quand il dénonce sincèrement le marxisme pour s'en tenir au pur démocratisme, il conserve de ce dernier les fondements anglo-saxons de darwinisme qui le caractérisent. Au point de vue strictement catholique, la menace à l'égard de la vérité est presque la même.
Cette politisation du christianisme qui se veut et se croit dépolitisé, cette forme nouvelle de l'éternelle tentation millénariste, théocratique et cléricale, on a pu l'observer très curieusement dans la vie d'un des hommes les plus honnêtes et les plus intelligents dont s'honore le catholicisme : Jacques Maritain.
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Jusqu'à 1927, Maritain est du bord de l'Action française. Non qu'il soit militant de l'Action française, ni même probablement adhérent. Mais c'est dans le milieu religieux ami de l'Action française qu'il s'est converti et qu'il a ses plus nombreux amis. Bref, jusqu'à 1927, il est « intégriste » -- selon la classification actuelle qui range parmi les intégristes tous ceux qui ne sont pas progressistes. Or, pendant cette période qui est celle de sa jeunesse et de sa maturité, Maritain n'écrit que des livres de philosophie. Il est philosophe, et rien que philosophe. S'il traite éventuellement de politique, c'est dans les hautes sphères de la philosophie. En 1927, après un débat intérieur apparemment douloureux, il quitte l'Action française. Est-ce pour s'adonner plus que jamais à la philosophie ? Pas du tout, c'est pour descendre dans l'arène politique ! Il se met à écrire dans un hebdomadaire politique et écrit plusieurs livres de philosophie politique engagée ! Ne le suivons pas dans les avatars de son existence américaine. Laissons-le à son espérance d'une chrétienté future dont la plateforme ne serait plus, comme il croyait naguère, l'U.R.S.S., mais les U.S.A. Saluons son retour, qui semble définitif, à la philosophie. Ce qui nous intéresse, c'est de constater qu'il a succombé à la tentation politique le jour où il a cru rompre tout lien avec la politique. Il a succombé à la grande tentation de l'Opinion publique quand il croyait simplement descendre les degrés du savoir pour lui offrir toute nue la vérité thomiste.
Certes j'admets (c'est même une de mes idées chères) qu'il faut de tout pour faire un monde. Par conséquent, les idées les plus diverses, sur tous les problèmes, me paraissent normales. Mais ce que je n'admets pas, c'est qu'on prétende servir la vérité quand on cherche simplement à s'insérer dans l'opinion publique ; c'est qu'on prétende dépolitiser la religion chrétienne à l'instant même où on la politise au maximum ; c'est qu'on prétende libérer l'Église du cléricalisme et du théocratisme, alors qu'on s'efforce d'en inventer les formes modernes ; c'est qu'on prétende apporter à la foi chrétienne les chances d'une conquête universelle, tandis qu'on est peut-être, sans s'en rendre compte évidemment, en train de la jeter par-dessus bord et de la remplacer par un vague syncrétisme à coloration christique, que la moindre épreuve balayera.
\*\*\*
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Je m'appuierai encore sur un exemple individuel pour illustrer ce que je veux dire. Cet exemple, c'est celui de Simone Weil. En voilà une qui n'a pas froid aux yeux ! Elle a écrit sur l'Église des « vérités » qui font pâlir celles de Louis de Villefosse. Comme Israël, et comme l'Empire romain, l'Église est pour elle le « gros animal », qu'elle crible de ses flèches. C'est le fait de l'Église qui l'a toujours fait reculer devant le baptême. Quel bon auteur donc à mettre en avant et à faire lire ! Ajoutez qu'elle est juive, qu'elle a milité pendant des années comme anarcho-syndicaliste, qu'elle a fait la guerre d'Espagne avec les « rouges », qu'elle a été résistante... Que sais-je encore ! Elle a vraiment tous les passeports pour devenir l'enfant chérie du progressisme. Eh ! oui, elle les a tous -- sauf un. Elle a le goût *exclusif* de la vérité. L'opinion publique, elle s'en moque. Le marxisme, elle ne le méprise pas, elle y trouve son bien, mais elle le situe, elle le met à sa place. Toutes les vérités qu'elle dit à l'Église ne sont que des approches vers cette vérité suprême qu'elle cherche de toute son âme, qu'elle trouve dans le Christ et qu'elle aurait sans doute trouvée dans l'Église si la mort ne l'avait enlevée à 34 ans. -- Elle est rejetée dans les ténèbres extérieures, par les croyants et les incroyants, parce qu'elle aime trop la vérité.
Que de fois ai-je pensé à elle pendant les quatre années qui viennent de s'écouler. Oh ! les progressistes peuvent être assurés qu'elle ne les aurait pas attendus pour dire les vérités qu'ils ont dites. Mais elle n'aurait pas dit que leurs vérités, elle aurait dit aussi les vérités d'en face. Elle aurait dit la vérité, toute la vérité, et dans un climat de vérité -- hors de toute préoccupation de l'opinion publique.
Hélas ! nous n'avons plus de Simone Weil, et le péché algérien reste sur la conscience française, plus douloureux pour les catholiques que pour les autres, parce que c'est un péché contre la vérité et que tout le catholicisme français a été associé au Mensonge, dans le culte de l'Opinion publique.
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Le concile semble donner de grands espoirs à M. de Villefosse. A moi aussi, il en donne. Mais pas pour les mêmes raisons. Je ne sais si on y fera l'éloge de Gramsci, dont j'ignorais jusqu'au nom, mais je sais bien que, par une voie ou par une autre, c'est la vérité qui y sera finalement servie.
L'Opinion est reine du Monde, disait Pascal. Mais la Vérité est reine du christianisme. C'est la Vérité qui, à la fin, sera confessée sur la terre comme au ciel. C'est de la Vérité que la terre a besoin, et c'est la Vérité qu'elle attend.
Louis SALLERON.
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### Le Fils de l'Homme
par Jean-Baptiste MORVAN
INSOMNIES du cœur de la nuit : c'est à ce moment qu'il faudrait la prière continue, pour enchaîner toutes ces inquiétudes prodigieusement agrandies, devenues monstrueuses. Ces gnomes difformes sont les soucis de la vie quotidienne ; l'un est à peine rentré dans l'obscurité de l'âme qu'un autre émerge, prend forme et commence à danser la sarabande. Une page commencée la veille semble impossible à finir ; puis c'est la vieille table où l'on a observé trois trous de ver ; ensuite, sans transition, des mots qu'on a prononcés dans la conversation et qu'il eût mieux valu taire. La grille du portail rouille aussi : on se voit courant à la porte, raclant les barreaux, passant le minium puis la peinture : l'imagination galopante a montré le travail achevé, ce qui rend plus pénible l'angoisse dérisoire devant la nécessité de l'accomplir.
JE ME SUIS DIT PARFOIS : Heureux les gens qui dorment sans connaître ces heures peuplées par les chauve-souris effarées de l'agitation vaine ! Puis j'ai trouvé encore préférable de les voir troubler la nuit que le jour. Leur trépidation caricaturale révèle leur stupidité, elles cousinent avec les rêves. Aux heures de lumière, elles usurperaient une dignité logique ; confinées dans les insomnies, elles font apparaître la gratuité néfaste de l'inquiétude.
IL Y A DANS l'Évangile des phrases qu'une conscience française, nourrie de labeur paysan, n'entend pas sans scandale : le verset sur les lis des champs, la condamnation de l'homme qui manqua au festin du roi pour essayer sa paire de bœufs, la conversation de Jésus avec Marthe et Marie.
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Pourtant, se dit le paysan Garo, on ne saurait aller tout nu, il faut labourer et faire frire les oignons ; et en lui-même il ne peut admettre qu'à chaque jour suffise sa peine. Pour soigner dignement son héritag, il voudrait que les jours aient quelques heures de plus.
Le curé de la paroisse et les annotateurs des Évangiles populaires se gardent sagement de trop contrarier Garo : il est né dans un pays où la terre est humide et lourde, les hivers froids. Les vieux couplets sceptiques de l'antiquité ou du romantisme, déplorant la vanité des travaux humains, sont inutiles ou néfastes ; il faut qu'il y ait un héritage, et les poètes qui chantent les treilles et les charmilles sont redevables de ces ornements poétiques à la serpe de Garo et de ses ancêtres. Mais de cet héritage, finalement, quel est l'héritier ?
Ce n'est pas toujours le fils de Garo ; le Ciel peut ne pas lui donner d'enfants, et s'il en a, l'avenir n'est pas toujours mieux garanti. Quand mes insomnies ne sont pas consacrées aux plates-bandes à désherber ou aux clous à planter, il arrive que du fond de l'ombre surgissent des visages anciennement connus, inquiets et chagrins. Morts ou encore vivants, ces gens me font des confidences : la maison où ils m'accueillirent enfant est vendue, une deuxième guerre mondiale a assombri la fin de leurs existences. Je leur donne une prière, que le retour du sommeil m'empêchera d'achever. Je me rendors en songeant aux familles rongées de brouilles et de divorces, aux demeures fermées, livrées à l'humidité, où les cloisons ne résonnent que des coups réguliers de la vrillette, cet insecte qu'on appelle aussi « l'horloge de la mort ». Le lichen gaine les branches des poiriers du jardin. Le vent agite les graminées sèches des anciennes pelouses que personne ne fauche.
« Oui, les peuples sont comme l'herbe de la prairie : l'herbe sèche, la fleur tombe ; mais la parole de notre Dieu subsiste à jamais », dit la deuxième leçon de l'office de Noël. L'esprit se révolte devant la maison morte et le jardin désert ; tous les soins donnés à l'héritage ne trouveront donc pas leur justification, n'y aura-t-il aucun héritier pour remplacer l'absence de fils, les enfants indignes ou indifférents ? Certains se gaussent de la tradition selon laquelle la maison de Nazareth a été transportée par les anges à Lorette ; l'idée me paraît cependant digne d'examen.
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Aux yeux des paysans d'Occident que nous sommes, Jésus ressuscité d'entre les morts, l'Assomption de la Vierge, la tendre vénération portée à saint Joseph nous font souhaiter encore que leur petite maison soit honorée. De toute manière l'image de cette demeure paysanne, présente sous l'édifice de marbre et les riches sculptures de Bramante, est un magnifique symbole. Parmi les pèlerins de Lorette, on compte Michel de Montaigne, qui vint s'y acquitter d'un vœu. Lui qui, sous la désinvolture apparente de ses phrases, aimait tant son château rustique, son îlot de paix menacée, se devait de visiter ce sanctuaire.
J'avoue ne pas connaître l'appréciation exacte de l'Église sur Lorette ; mais il est certain que Jésus nous a donné sa maison. « Le ciel, la terre, les mers et tout ce qui vit sous le firmament célèbrent par leurs cantiques l'avènement de l'auteur de notre salut. » Tout cela est bien grand, mais la petite maison et le jardin où nous avons vu les étoiles entre les branches noires ? Nous tenons naïvement à la consécration dans l'éternel de ce foyer de tendresse ; ce que nous avons construit est-il déjà vermoulu, dévasté, périmé ? Où est le sûr héritier, le gardien futur et le continuateur ? L'Introït de Noël nous répond : « Aujourd'hui un petit enfant nous est né ». « Parvulus filius », un fils. « La terre de Zabulon et celle de Nephtali, d'abord couvertes d'opprobres, sont devenues illustres dans la suite des temps, ainsi que la Galilée des nations qui est le long de la mer au-delà du Jourdain » : le coin de pré bordant le ruisseau radoteur et songeur, la villa minuscule de la côte, bâtie vers 1950, où les enfants ne reviendront plus jouer, et dont les embruns attaquent sans trêve les volets écaillés et les ferrures... L'Héritier le plus capable de maintenir et d'embellir, il est là, toujours : appelé par les prières, il ne se dérobera pas : « Un enfant nous est né, un fils nous a été donné : il porte sur son épaule le signe de sa puissance, et il sera appelé l'ange du grand conseil. »
LA VIEILLE ÉTABLE héritée du grand-oncle pâtit de notre absence ; aux retours trop espacés, nous comptons les tuiles tombées et nous gémissons à propos du couvreur qui, cette année encore, n'est pas venu. Nous ne tenons pas tellement à cet édifice, mais il nous semble que nous sommes coupables envers le grand-oncle ; nous voyons en imagination les ruines que ces pierres seront quand, à notre tour, nous aurons passé ;
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et non seulement cette étable inutile, mais d'autres biens auxquels nous avons travaillé pour leur donner une forme, l'aspect extérieur de notre pensée. Ne nous lamentons pas trop. Nous avons notre héritier : nous le tenons sur nos genoux, comme le vieillard Siméon. Il a su garder éternellement l'étable de Bethléem ; il gardera nos maisons, comme il lui plaira, au besoin sous forme de ruines si cela est plus conforme à sa gloire. Car cette forme, souhaitée par nous comme une sorte de collaboration demi-consciente à l'éternité, n'est qu'une esquisse maladroite et approximative. Il gardera de même nos vieux amis, morts ou vieillissants, sans postérité ou orphelins de leurs propres enfants. Voici la Sainte-Famille : le vieux charpentier est mort, la Mère survit à son enfant exécuté à trente-trois ans, et ce n'est pas à Nazareth qu'elle s'endort : déplorable image, comparable à tant d'autres que nous connaissons. Et pourtant c'est notre petite famille à nous, aujourd'hui et toujours, que cette Famille ineffable : chaque année renaît l'Enfant qu'on berce, et il sera roi.
BRINDILLES D'ARBRES MORTS, portraits aux murs des maisons lasses, époques de dispersion, efforts insuffisants, mots trop dits, mots non dits, mots mal, dits... Chaque génération pourtant dans son horizon temporel visible prépare encore l'incarnation. Une espérance a été lancée plus loin que chacun de ces visages grondeurs, ou tendres, plus loin que ces mains flottantes ou ces fronts plissés de rides. Aucune de ces générations âpres ou dissipées ne put échapper à l'espérance d'une rédemption et d'un accomplissement qui réclamait le Christ pour enfant ; chaque famille, chaque génération est un ancien testament. Et tous les personnages de cette nouvelle race de David, femmes fortes ou femmes fatales, pères nobles et fils prodigues, jeunes héros morts dans les guerres, toute cette chaîne historique peut bien laisser au dernier venu une impression de solitude, cette solitude encore veut enfanter l'Esprit, et se réaliser dans le Vivant suprême, le désiré des collines éternelles. Et les automnes déchirés de vent laissent ouvertes pour la prière les échancrures de la nuée. Le Crucifix du mur est devenu d'or sous l'ultime rayon d'une journée avare de lumière.
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Peu importe que sainte Marthe, cuisinant seule, ait laissé brûler les oignons, alors que naguère les hôtes de Cana se sont régalés de vin vieux ; les repas où le Christ a été invité resteront éternellement délectables dans notre souvenir. Heureuses les maisons où il aura été l'enfant de la maison ! Et dans les maisons sans enfants, il y aura toujours un Enfant qui parle.
L'AUBE COMMENCE À POINDRE, le sommeil revient. « Dormez maintenant. » Homélie de saint Ambroise, évêque : « Les pasteurs commencent à veiller pour assembler dans le bercail du Seigneur les gentils qui vivaient auparavant comme des bêtes, de peur qu'ils ne soient attaqués au milieu des ténèbres de la nuit, par les bêtes spirituelles. » La première cloche va sonner, le fils est déjà levé dans le domaine, le Fils de l'Homme.
Jean-Baptiste MORVAN.
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### Le mythe de la conscience collective
par Marcel BRESARD
SOMMAIRE
1. -- Introduction.
2. -- Les précurseurs : Rousseau, Durkheim.
3. -- La collectivité divinisée.
4. -- Psychanalyse du Mythe.
5. -- Une alternative fallacieuse : masse-élite.
6. -- L'optimisme inconditionnel.
7. -- Une des formes contemporaines du mythe.
8. -- Conclusions.
#### I. Introduction
La « Conscience collective » est un mariage de mots, chargés de prestige pour beaucoup de nos contemporains ; ne condense-t-il pas en une seule expression la « conscience » et le « collectif », ces récentes découvertes, nous dit-on, des sciences humaines ?
Le « Inconscient collectif », il est vrai, vient parfois se substituer au cours des démonstrations à la « conscience collective », mais le sens de la phrase n'en semble pas affecté. L'emploi l'un pour l'autre de ces deux vocables devrait toutefois nous alerter sur une certaine équivoque ([^13]).
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Un effort de réflexion est ici nécessaire : il ne s'agit pas seulement d'une discussion d'école, réservée à des spécialistes, mais d'un des mythes les plus tenaces à prétention savante servant bien souvent de caution à des idéologies politiques. N'oublions pas que les institutions et les lois finissent par porter la marque de la mode lorsqu'elle s'exprime dans le langage des théories scientistes et des slogans politiques.
Nos efforts d'investigation doivent porter sur une curieuse conjonction de facteurs où nous croyons discerner certaines tentations de l'esprit humain en mal d'abstraction, des techniques d'analyse sociologique et statistique insuffisamment élaborées, le poids de certaines traditions historiques avec leurs réflexes conditionnés passionnels, des cosmogonies modernes où réapparaît le vieux thème millénaire de la fusion des âmes, sans oublier le chapitre des avantages substantiels que des manipulateurs d'opinion publique peuvent tirer d'un mythe qui s'adapte si parfaitement à leur style et à la finalité de leur action : dans ce secteur, un certain affublement idéaliste est toujours payant.
#### II. Les précurseurs : Rousseau, Durkheim
On se souvient du célèbre passage où Jean-Jacques Rousseau définit la « volonté générale ». Mais bien peu d'entre nous en ont mesuré toute la virulence, la puissance explosive, réactivée dans un univers perturbé.
Écoutons donc parler Rousseau dans le « Contrat social » :
« La volonté constante de tous les membres de l'État est la volonté générale : c'est par elle qu'ils sont citoyens et libres. Quand on propose une loi dans l'assemblée du « peuple, ce qu'on leur demande, ce n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition, mais si elle est conforme à la volonté générale qui est la leur ; chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale.
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Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m'étais trompé et que ce que j'estimais être la volonté générale ne l'était pas... »
Il ne s'agit donc pas pour le citoyen appelé à voter de rechercher « en son âme et conscience » la solution qui lui paraît la meilleure ou le candidat qui a ses préférences : il n'a pas à écouter la voix de sa conscience, il faut même qu'il l'étouffe ; son devoir de citoyen est de supputer les chances en présence, de flairer de quel côté souffle le vent, de parier pour le plus fort. Il devra courir au secours de la victoire ; ce n'est qu'ainsi qu'il peut s'identifier à la « volonté générale ». En être absent, c'est se renier, s'aliéner, se retrancher de la vérité qui vient d'être proclamée ([^14]).
La volonté générale se trouve ainsi personnifiée, hypostasiée, dotée des prérogatives de la personne humaine : autonomie, conscience, responsabilité, sens moral, capacité de prévision et de réflexion, mieux encore, pérennité, victoire sur la mort.
Mais c'est avec Durkheim, plus d'un siècle après, que la théorie va prendre toute son ampleur, se draper de tous les prestiges de la sociologie contemporaine.
Durkheim écrit : « La conscience moyenne est médiocre, tant au point de vue intellectuel que moral ; la conscience collective, au contraire, est infiniment riche, puisqu'elle est riche de toute la civilisation. » ([^15])
......
« On diminue la société quand on ne voit en elle qu'un corps organisé en vue de certaines fonctions vitales. Dans ce corps, vit une âme : c'est l'ensemble des idéaux collectifs ([^16]). »
......
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« La société n'est nullement un être illogique ou alogique, incohérent et fantasque comme on l'a souvent considéré. Tout au contraire, la conscience collective est la forme la plus haute de la vie psychique, puisqu'elle est la conscience de la conscience. Étant placée en dehors et au-dessus des contingences individuelles et locales, elle ne voit les choses que sous leurs aspects permanents et essentiels, qu'elle cristallise en idées communicables... La société voit plus loin et mieux que les individus... » ([^17])
Durkheim affirme par ailleurs que : « les phénomènes collectifs ne viennent pas des consciences individuelles, mais qu'ils sont l'œuvre de la communauté ; qu'ils ne partent pas des individus pour se répandre dans la société, mais qu'ils émanent de la société et se diffusent ensuite chez les individus » ([^18]).
Le sociologue Gumplowicz écrit de son côté : « Ce n'est pas l'homme lui-même qui pense, mais la communauté sociale ; la source de sa pensée est dans le milieu social où il vit... L'esprit et la pensée de l'homme sont les produits de son milieu social, de l'élément social d'où il est sorti et dans lequel il vit. »
Dans un de ses derniers écrits, Durkheim devait tirer les dernières conséquences de sa doctrine en allant jusqu'à dire que Dieu n'était « que la Société transfigurée et pensée symboliquement » ([^19]).
Comme Auguste Comte, partant des prémisses du positivisme le plus strict et se transmuant vers la fin de sa vie en fondateur d'une Religion Positiviste, où l'homme est invité à connaître, aimer et servir le « Grand Être », Durkheim finit par déboucher dans le théologique.
On comprend les réactions d'un mystique comme Bernanos, devant « cette monstrueuse conscience collective qui ne peut se réaliser totalement que dans une organisation totalitaire de la servitude totale dont l'histoire de notre espèce ne fournit aucun exemple et dont l'homme moderne doit chercher modestement le modèle chez les termites ou les fourmis ». ([^20])
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#### III. La collectivité divinisée
Sous une forme ou sous une autre, la croyance en la conscience collective est à l'origine de toutes les tentatives de divinisation d'un groupe humain.
C'est en effet ce mythe que nous retrouvons dans le messianisme de la race, de la nation ou de la classe sociale. Dans un cas comme dans l'autre, malgré des contextes en apparence radicalement contradictoires ([^21]), on retrouve presque toujours la personnification et la glorification d'un groupe par lequel le genre humain doit être régénéré, ce qui postule habituellement la « liquidation » des autres groupes avec tout ce que ce mot neutre, emprunté au Droit commercial, comporte d'horreurs et de cruauté.
C'est en fin de compte toujours au nom de la conscience collective ou de son équivalent, la volonté générale, que fonctionnent les Tribunaux révolutionnaires, de sinistre augure : rien n'est plus impressionnant que de retrouver dans toutes les révolutions la même idéologie conditionnant la même terminologie, les mêmes mises en scène aboutissant aux mêmes exécutions en série. Ces déterminismes en chaîne devaient arracher à Bonald ce jugement sévère : « Des sottises faites par des gens habiles, des extravagances dites par des gens d'esprit, des crimes commis par d'honnêtes gens, voilà les révolutions. » ([^22])
Dure pour les idéologies, mais indulgente pour les hommes, la pensée de Bonald dénonce les dérèglements de l'esprit, le drame des contagions mentales.
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C'est de ce côté qu'il convient d'agir utilement, c'est-à-dire préventivement, car en pleine fièvre passionnelle, il est trop tard, les démons sont déchaînés, on en est à l'épreuve de force, l'apaisement et le bon sens ne peuvent naître que de l'usure et du désabusement des adversaires : compromis et fanatisme sont des comportements inconciliables.
C'est donc « à froid » qu'il convient de faire en quelque sorte une psychanalyse du mythe de la conscience collective.
Si certains hommes politiques étaient mieux alertés sur le caractère explosif des idéologies qu'ils manient, ils éviteraient de bourrer la mine inconsciemment comme ce Commissaire du gouvernement d'Alger qui en juin 1944, établissait un rapport, indiquant qu'il faudrait à la Libération laisser la France « se soulever en une réaction violente, instinctive et sanglante », -- pour la ressaisir immédiatement dans la légalité.
L'auteur du rapport pensait sans doute que le peuple souverain, ingénu et inspiré, avait une mission vengeresse à accomplir -- c'est ce qu'on devait appeler alors les exécutions sommaires -- avant de passer la main aux juges professionnels.
Comme le dit A. Fouillé, « on n'a pas le droit de dire qu'une société est psychologiquement un grand individu existant pour lui-même... »
« La réalité de la conscience sociale nous échappe : nous ne trouvons devant nous que des consciences individuelles. Les théories mystiques qui personnifient les sociétés, qui admettent une âme, des peuples, sont vides et fausses. Supposer une fusion de consciences particulières en une seule grande conscience collective, c'est une hypothèse aventureuse métaphysiquement, contradictoire psychologiquement ». ([^23])
Gabriel Tarde note de son côté : « M. Durkheim s'appuie sur un postulat énorme pour justifier sa chimérique conception ; ce postulat, c'est que le simple rapport de plusieurs êtres peut devenir lui-même un être nouveau, souvent supérieur aux autres. Il est curieux de voir des esprit qui se piquent d'être tous positifs, méthodiques, qui pourchassent partout l'ombre même du mysticisme, s'attacher à une si fantastique notion. » ([^24])
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C'est également le point de vue de G. Bouthoul : « Cependant, les individus sont les seuls êtres dans lesquels réside la pensée. Il est souvent commode de parler de pensée collective mais peut-on concevoir sérieusement celle-ci séparée des opérations mentales individuelles et de l'existence physique d'hommes séparés ? » ([^25])
#### IV. Psychanalyse du mythe
Nous venons de voir, très sommairement, quelques aspects de la création du mythe de la conscience collective et notamment sa mise en forme sous l'inspiration de ses protagonistes les plus marquants : Rousseau et Durkheim.
Ni le génie, ni l'éloquence, ni le talent ne seraient néanmoins suffisants pour expliquer la diffusion d'une idéologie, sa force, son enracinement dans des esprits très divers, si elle ne répondait chez beaucoup d'entre nous, à certaines pentes de l'esprit humain.
La rigueur de la pensée est ici desservie par les facilités du langage, par les vieilles traditions mythologiques où l'animisme des temps antiques survit en nous.
Le danger de la métaphore, disait Th. Ribot, « c'est qu'on finit par la prendre au sérieux ». C'est à chaque instant que nous relevons dans les écrits les plus divers, des expressions comme celles-ci :
« la Société pense que... »
« la bourgeoisie s'imagine que... »
« le prolétariat n'acceptera pas que... »
« l'opinion mondiale est d'accord pour... »
Dans tous ces exemples, le groupe, la nation, l'humanité tout entière sont personnifiés, mûrs pour recevoir applaudissements ou flétrissure, manifestation d'amour ou de haine. Ces entités deviennent justiciables de jugements moraux.
Par un curieux détour, ce langage animiste et prélogique entend parfois se prévaloir de l'appui de deux disciplines intellectuelles, le Droit et la Statistique.
Une personne morale peut ester en justice ; telle amicale de pêcheurs à la ligne ou d'anciens Labadens, peut considérer que son honneur a été offensé et obtenir des Tribunaux le Franc symbolique qui guérira la blessure d'amour-propre.
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La notion de « personne morale », de personnalité juridique fait corps avec notre civilisation : elle est irremplaçable dans une vieille société, policée par une élaboration séculaire des principes du Droit. Une société anonyme, synthèse de parties complexes, coordonnées entre elles, est une réalité juridique, matérielle, mais il ne viendrait à l'idée d'aucun juriste ni d'aucun actionnaire de la transcender.
La défunte Société des Nations, édifiée sur les notions de consentement de Droit, d'engagements réciproques fut en partie la création d'éminents juristes internationaux. Elle a cédé le pas devant l'organisation des Nations Unies, qui se veut la personnification de l' « opinion mondiale », de la « conscience universelle ». C'est une régression.
Et la Statistique ? nous dira-t-on. Entendons-nous : la Statistique, comme les Mathématiques dont elle est une branche, reste inattaquable, parfaite, serions-nous tentés de dire. Toutes les disciplines y puisent à pleines mains et n'ont d'existence scientifique qu'en accord avec elle. Elle doit donc être mise hors de cause.
Nous voulons parler ici des tentations et des déformations psychologiques que l'on constate parfois chez certains de ses prêtres et desservants.
J. Delay et J.-C. Lemaire, dans une pénétrante analyse psychologique de certains aspects de la pensée mathématique, nous montrent comment l'activité mathématique peut être souvent considérée « comme une protection vis-à-vis d'une sensibilité dont l'acuité est un danger pour l'équilibre de la personnalité ».
... « comme l'obsédé, (le mathématicien exclusif) sépare toute représentation mentale de son contexte affectif, puis la transforme en symboles rationnels, de plus en plus abstraits, grâce à une série d'opérations étroitement ritualisées dont le caractère contraignant et obligatoire est évident. De la sorte cette pensée mathématique qui l'attire représente pour lui un des plus efficaces moyens de lutter contre son angoisse conflictuelle. Elle l'aide quotidiennement parce que, débarrassée a priori de tout élément affectif, subjectif, dangereux, elle lui permet de manier le concret à distance sans contact impur, par l'intermédiaire d'actes et de symboles formels « désaffectés ». ([^26])
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Or, lorsqu'un groupe humain, délesté de ses contingences, de ses complexités, de ses contradictions internes annulées par le jeu des compensations statistiques, n'est plus désigné que par un « symbole désaffecté », il n'est plus loin du moment où il va recevoir, comme une création d'alchimiste, un nouveau certificat d'existence : par une pente presque irrésistible de l'esprit humain, il tend à se personnifier, alors même que les magiciens qui l'ont mis en forme se défendent énergiquement de toute intention de transcender la réalité.
C'est ce que nous voyons couramment aujourd'hui, depuis que la statistique s'est emparée d'une matière première bien particulière : la psychologie collective. C'est de cette conjonction qu'est née la technique des sondages d'opinion, domaine subtil où le génie de l'abstraction risque de triompher au second degré. L'éminent statisticien J. Darmois disait plaisamment que bien des sondages d'opinion lui semblaient un essai pour mesurer un nuage avec un pied à coulisse.
A l'origine, il s'agissait surtout de faire des pronostics politiques à la veille des élections et de supputer de quel côté allait pencher la balance, ce que serait le « verdict du peuple », « la volonté générale ». Les sondeurs professionnels, plus préoccupés d'efficacité que de dogmatisme, eurent tôt fait de démontrer tout ce qu'il y avait d'hétérogène, de contingent, d'équivoque, dans une majorité ; et nous leur devons des analyses fort savantes, non seulement pour expliquer leurs erreurs de jeunesse, mais aussi les mécanismes fort complexes qui, au cours d'une consultation électorale, aboutissent en fin de compte à quelque chose de brutalement simplifié : une majorité qui commence avec la moitié des votants, plus un.
Ces techniciens sont des sages, lorsqu'ils se contentent de présenter leurs chiffres sans les interpréter.
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Sont beaucoup moins sages les commentateurs politiques ou ces métaphysiciens de la sociologie qui revêtent une majorité numérique d'intentions conscientes. De trop nombreux sondages d'opinion procèdent de cet état d'esprit. Les catégories sociales, autrement dit les tiroirs dont il faut bien se servir pour certaines analyses, deviennent à leur tour de véritables entités.
L'économiste exclusif, fort des gros bataillons qu'il manœuvre, aura toujours tendance à chercher sa vérité dans la ligne de sa technique. Il ne peut que donner la priorité « à l'étude numérique des phénomènes de masse », c'est-à-dire, lorsqu'il s'agit d'hommes, à ce qui est censé les exprimer fondamentalement et globalement : la nation, l'opinion publique, le groupe, le consommateur moyen, l'homme de la rue.
Ici, il arrive bien souvent à l'homme du chiffre de tendre innocemment la main à celui qui se présente pour sacraliser ses créations statistiques : « le sociomètre », le manieur de foule, le démagogue.
#### V. Une alternative fallacieuse : masse-élite
Le mythe de la masse n'est qu'un sous-produit de la « conscience collective ».
Il se présente généralement sous la vision dichotomisée de la société où l'Élite s'oppose à la Masse ([^27]).
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Une réflexion objective montre que nous avons là précisément le type du faux problème : cette alternative masse-élite est grosse d'équivoque. ([^28])
Qu'est-ce donc que cette « masse », traitée avec mépris par les uns, glorifiée par les autres ?
C'est tout d'abord un état, plus physique, plus mécanique qu'organique, qui rassemble sous une seule rubrique des unités agglomérées.
Là où la difficulté d'interprétation risque de surgir, c'est lorsque les éléments composants sont des êtres humains, capables de liberté ; et ici, il faut nous montrer particulièrement vigilants : c'est tout d'abord en tant qu'unités physiques que ces êtres humains appartiennent à la masse et en suivent les déterminismes. « Le tout social est un état de choses et non une chose, un mode d'être et non un être. » ([^29])
C'est ainsi que nous faisons tous partie, à différents moment de la journée et à divers titres, de la masse comme usager du métro, comme banlieusard, comme auditeur à la T.S.F., comme assuré social, comme consommateur de margarine, comme spectateur d'un film où nous a attirés notre journal tiré à 500.000 exemplaires.
Dans toutes ces situations où nous faisons intervenir la notion de masse, nous ne rencontrons presque toujours que des phénomènes mécaniques, justiciables des techniques de la statistique.
Ramené à ses réalités physiques et à ses déterminismes psychosociologiques analysables, le problème de la masse ne devrait donc pas se poser sur le plan moral.
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Si nous dénions à la masse toute faculté de jugement et de prévision, ce n'est pas pour lui attribuer un psychisme de qualité inférieure, comme la bête Catoblépas -- nous imiterions en cela ces athées qui blasphèment la divinité c'est parce que nous la situons *en dehors du règne de la conscience.*
Économisons donc ces jugements moraux hors de propos sur les péchés de la foule, sa versatilité, sa stupidité, sa férocité, auxquels il serait facile d'opposer symétriquement ses vertus, son désintéressement, ses enthousiasmes, son intuition, son sens de la justice.
Le mythe de la masse a malheureusement une grande coriacité. Trop de gens y trouvent leur compte : les habiles, les doctrinaires, la foule des hommes pressés qui pensent par analogie ou par slogan. Pour les habiles, il constitue un excellent support idéologique et une remarquable technique de suggestion. Songeons à tous ces dictateurs, politiciens, démagogues et paranoïaques qui, des quatre coins de l'horizon, se présentent comme les mandataires et les porte-parole du peuple, seuls qualifiés, disent-ils, pour interpréter les sentiments profonds et les intuitions de la multitude, pour incarner son âme. Même lorsqu'ils se combattent et s'arrachent leur clientèle, c'est toujours au nom du même mythe.
N'y a-t-il pas là, nous dira-t-on, une idée-force, qui, en dépit de son absence de contenu objectif, n'en est pas moins, par son dynamisme, créatrice des réalités de demain ? Sans aucun doute, et c'est tout l'objet de la psychosociologie que d'analyser ces forces, en démonter les mécanismes et en prévoir les déroulements et même les déchaînements.
Mais comprendre n'est pas justifier : il peut arriver au psychiatre d'entrer dans le jeu de son patient, en prêtant une oreille apparemment complaisante à des constructions mentales délirantes. Que penserait-on de lui s'il finissait par les faire siennes ? ([^30])
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#### VI. L'optimisme inconditionnel
La croyance en la conscience collective comporte un autre danger : l'optimisme inconditionnel dans l'emprise grandissante de la raison sur la conduite des affaires humaines : la Conscience collective n'est-elle pas « la forme la plus haute de la vie psychique ? »
Dans cette optique, il n'y a pas d'autre recette que de mettre en place les structures politiques permettant à la conscience collective de se manifester en toute spontanéité.
C'est la version moderne de Candide.
Hélas, Raymond Ruyer voyait plus juste et plus loin lorsqu'il écrivait en 1930, bien avant les tribulations de ce dernier tiers de siècle :
« L'instinct inconscient et la folie ne semblent pas devoir cesser de diriger l'humanité. Les peuples ne cesseront pas demain d'agir comme des organismes inférieurs, en vertu de la régression si bien signalée par Cournot et qui fait que même une nation de sages peut, comme nation, agir sans aucune prévoyance, aveugle et stupide comme un essaim d'abeilles... » ([^31])
« L'humanité prise dans sa masse, va continuer à se précipiter tête baissée dans tous les extrêmes, sourde à la voix des raisonneurs, sensible seulement pour un court instant à l'évidence brutale des coûteuses catastrophes, au grand désespoir des philosophes rationalistes, mais pour le plaisir pervers des amateurs de vie et d'énergie. » ([^32])
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#### VII. Une forme contemporaine du mythe
Par une curieuse ironie des choses, une conception sociale d'un huguenot, théoricien de la Révolution, prolongée dans la pensée d'un israélite agnostique, semble trouver un regain d'actualité dans la vision d'un jésuite contemporain, le Père Teilhard de Chardin ([^33]).
Cette conjonction de courants de pensée des XVIII^e^, XIX^e^ et XX^e^ siècles enchante certains esprits. Ils y voient une convergence d'intuitions, formulées dans des styles différents par des précurseurs, signe certain d'une meilleure approche de la réalité humaine et sociale, d'une synthèse en profondeur, riche en développements futurs.
Nous ne sommes aucunement qualifiés pour aborder les aspects théologiques, métaphysiques, religieux ou biologiques de la pensée du Père Teilhard dont les travaux philosophiques et les écrits d'inspiration religieuse ont une vaste audience.
Ses incursions dans les zones frontières de la sociologie nous ont incité néanmoins à réfléchir à certains aspects de cette création originale. Mais la pensée du Père Teilhard forme un tout qui résiste à l'analyse puisqu'elle ne peut se concevoir détachée de sa trajectoire qui plonge dans l'avenir pour se perdre dans le Divin.
L'œuvre échappe donc à l'observation objective, à la pensée expérimentale, historique, psychologique ou sociale : c'est une cosmogénèse. On ne peut ni la schématiser, ni la simplifier sans risque de la trahir.
Quelques citations vont néanmoins nous permettre de mieux saisir la position du Père Teilhard sur le problème particulier qui nous intéresse : la conscience collective.
« Pressés les uns contre les autres par l'accroissement de leur nombre et la multiplication de leurs liaisons, serrés entre eux par l'éveil d'une force commune et le sentiment d'une angoisse commune, les Hommes de l'Avenir ne formeront plus, en quelque manière, qu'une seule conscience. » (L'avenir de l'homme, p. 401.)
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« ...comment refuser la dignité d'organismes (au sens plein) aux groupements si fortement « psychogénétiques », réalisés au sein de la masse humaine par jeu de socialisation ? »... « par apparition, association et opposition de techniques, de visions, de passions et d'idées, quel extraordinaire et irréversible progrès dans la conscience collective ! quelle intensification du Réfléchi. » (*Op. cit.* p. 357 et 358.)
« ...Enfin venus au contact, les fragments d'Humanité hier encore séparés, commencent sous nos yeux à s'interpénétrer jusqu'à réagir économiquement et psychiquement entre eux. Ce qui étant donné la relation fondamentale entre compression biologique et montée de conscience a pour résultat de faire s'élever irrésistiblement en nous et autour de nous le niveau du Réfléchi. Sous l'effet des forces qui la compriment en vase clos, la substance humaine commence, à « se planétiser », c'est-à-dire à s'intérioriser et à s'animer globalement sur soi.
« Nous nous imaginions peut-être que l'espèce humaine, déjà mûre, était en train de plafonner. La voici qui se découvre à nous comme encore embryonnaire. En avant de l'Humain que nous connaissons, sur des centaines de mille (ou plus probablement sur des millions) d'années, s'étend désormais au regard de notre science une frange profonde, bien qu'encore obscure, de l'Ultra-Humain. » (*Op. cit.* p. 382.)
Retenons de ces lignes que la vision du Père Teilhard de Chardin concerne l'humanité de demain, cette terre promise, où l'observateur modeste de l'espèce humaine « encore embryonnaire » n'a pas accès : il n'existe pas de sociologie de « l'Ultra-Humain ». ([^34])
Pour Benjamin Constant « la vérité est dans les nuances ».
A l'inverse, Durkheim, soucieux d'introduire l'outil statistique dans le domaine de la sociologie, science qui se veut autonome, s'efforce d'éliminer à la fois le facteur individuel et l'univers psychologique.
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Sans doute cette conversion de la sociologie aux disciplines mathématiques a été très féconde et Durkheim dans ce sens a été un précurseur parmi quelques autres. Mais la méthode a ses limites et ses dangers : la psychologie est bannie en tant que telle des analyses sociologiques, mais par un curieux choc en retour, par une sorte de transfert psychanalytique, c'est le groupe, la communauté qui va hériter des caractéristiques psychologiques de l'individu. L'abstraction s'est faite chair.
Comme le dit G. Bouthoul, « il semble... qu'il suffise d'exagérer très peu la position « sociologistique » et le souci d'éliminer les facteurs individuels pour aboutir à une sorte de panthéisme social ». ([^35])
Bien avant le Père Teilhard de Chardin, A. Comte avait déjà noté : « L'accroissement naturel de la population humaine » est la principale cause qui accélère la vitesse de l'évolution sociale, non qu'il faille considérer « l'augmentation absolue du nombre des individus », mais plutôt « leur concours plus intense sur un espace donné ». C'est cette influence qui détermine « dans l'ensemble du travail humain, une division de plus en plus spéciale, nécessairement incompatible avec un petit nombre de coopérateurs ». ([^36])
Mais il est évident que cette question de « dimension » ou de densité dans les affaires humaines ne peut être conçue comme un processus linéaire, dont les bienfaits seraient cumulatifs.
Il n'y a pas un problème humain où les notions de seuil, d'optimum, de maturation, de différenciation, d'harmonie, de qualité, ne se posent ([^37]).
Les « compressions biologiques » de la « substance humaine en vase clos » :
-- « le serrage démographique de plus en plus violent »,
-- « le processus compresso-générateur de conscience »,
-- la « planétisation » de la « masse humaine »,
-- le régime de socialisation compressive,
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autant d'images qui, détachées de leur contexte « cosmique », évoquent davantage un cauchemar à la Kafka, un univers concentrationnaire, qu'un affinement intellectuel, moral, spirituel, et encore moins une fusion des consciences unanimes.
« ...Il est infiniment plus difficile de connaître un atome du monde réel que d'imaginer des univers et des infinis d'imagination. » ([^38])
#### VIII. Conclusion
Au terme de cet exposé, la « conscience collective » nous apparaît avant tout comme la forme contemporaine d'une nostalgie millénariste, d'inspiration prophétique, dont on trouve des signes tout au long des siècles.
C'est Raymond Ruyer, à qui nous devons un ouvrage remarquable sur l'Utopie et les Utopistes ([^39]), qui nous aide à mieux comprendre les dessous de cette croyance :
En abordant les imaginations de Renan sur l'avenir de l'homme dans « Caliban et les Dialogues Philosophiques », R. Ruyer écrit :
« ...Tout aboutirait, dans un avenir indéterminé, à un seul Centre conscient, auquel participeraient tous les êtres, et qui donnerait leur sens à tous les sacrifices... la Conscience suprême réaliserait vraiment Dieu, provisoirement idéal des religions... Il ne s'agit plus cette fois du triomphe de l'élite consciente, mais du triomphe de la Conscience elle-même. » ([^40])
Analysant par ailleurs une autre anticipation de « science-fiction », de la même veine ([^41]), R. Ruyer écrit :
« ...La description de Stapledon rappelle, dans la forme concrète propre à l'utopie, les spéculations des théologiens sur l'Église, Corps mystique. Les Neptuniens ([^42]) peuvent communier dans l'esprit de la race tout entière.
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L'individu éprouve alors tous les corps des autres hommes comme son corps unique ; il voit avec tous les yeux il sent avec tous les contacts... il devient aussi un super-esprit. Son « maintenant » embrasse une immense durée, jusqu'à une sorte d'éternité. Il acquiert l'intuition de la vraie nature de l'espace et du temps, de l'effort universel et de la perfection cosmique. » ([^43])
La certitude ou simplement les probabilités d'existence de ces univers utopiques échappent de toute évidence au contrôle de la raison et des sciences humaines, ne serait-ce que parce que les échelles de temps sont incommensurables.
Mais le droit de critique peut légitimement s'exercer lorsque le présent ou l'avenir immédiat sont présentés comme portant déjà en puissance la préfiguration d'une évolution donnée comme inéluctable ([^44]).
Dans l'immédiat, des spéculations sur le mythe de la conscience collective cautionnent, à la faveur d'une dialectique idéaliste, la menace la plus grave sans doute qui pèse sur l'humanité : la massification et la complaisance pour les processus de massification, baptisée ou non socialisation ou historiscisme. C'est contre ces abdications que se dresse le témoignage de Simone Weil ([^45]) :
« Il n'y a pas de pensée collective... Le collectif est l'objet de toute idolâtrie, c'est lui qui nous enchaîne à la terre... C'est le social qui jette sur le relatif la couleur de l'absolu.
« Une étiquette divine sur du social : mélange enivrant qui enferme toute licence. Diable déguisé. »
Rousseau, logique avec sa théorie de la toute puissance de l'État, expression de la volonté générale, estime que le citoyen ne doit pas faire partie d'un autre groupe que l'État, qu'il ne subisse aucune hiérarchie privée. Donc, aucune société partielle, aucune association, aucune corporation « autrement on pourrait dire qu'il n'y a plus autant de votants que d'hommes mais seulement autant que d'associations » (Le Contrat social).
La leçon n'a pas été perdue par les États totalitaires.
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A l'inverse, les observateurs les plus attentifs des problèmes sociaux et économiques insistent sur la nécessité pour l'homme de se maintenir à « l'échelle humaine ».
La liberté de l'homme, et donc sa possibilité de progresser moralement, ne réside pas dans son isolement en face d'une société globale qui a tôt fait de l'anéantir ou d'en faire un robot, mais au contraire dans la multiplication de ses appartenances sociales.
Tous les efforts actuels de décentralisation, de déconcentration, d'autonomie donnée à des groupes régionaux professionnels ou ethniques procèdent de cette nécessité de valoriser l'homme.
Communautés naturelles, géographiques ou historiques, famille, vie provinciale, droit coutumier, amicales, groupements intellectuels, sportifs, politiques, professionnels, spirituels ou religieux, autant d'aspects de la vitalité sociale qui conservent, comme toute chose vivante, une capacité évolutive et une souplesse d'adaptation.
Cette complexité et cette diversité qui donnent les meilleures chances à la vie, dérangent la belle ordonnance de l'esprit de système, mais il n'y a pas d'autre sauvegarde pour les valeurs de civilisation.
Marcel BRESARD.
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### La planification et « Mater et Magistra »
*Le Plan comme instrument d'équilibre\
entre l'industrie et l'agriculture,*
par Achille DAUPHIN-MEUNIER
#### L'agriculture, secteur sous-développé.
Un phénomène s'observe universellement aujourd'hui, sur lequel l'encyclique « Mater et Magistra » a porté une lumière crue : L'agriculture par rapport à l'industrie est un secteur sous-développé. Le progrès économique, réalisé par une croissance de ressources disponibles plus que proportionnelle à celle de la population, s'effectuerait à ses dépens. A en croire l'économiste catholique Colin Clark dans son célèbre ouvrage « The conditions of economic progress » dont « Mater et Magistra » reprend la terminologie, ce progrès se caractériserait par une réduction de la productivité de l'agriculture en application de la loi des rendements décroissants, par un déplacement vers les centres urbains de la population active des campagnes, par une diminution relative des achats de produits de la terre et en conséquence par un décalage entre le niveau de vie des agriculteurs et celui des travailleurs de l'industrie, du commerce et de la fonction publique. De même qu'entre les pays on observe des inégalités de croissance, de même à l'intérieur de chaque pays il y aurait disparité du rythme de développement entre l'agriculture et l'industrie.
Cette disparité ne paraît pas contestable. Elle existe sous tous les régimes économiques contemporains, aussi bien dans ceux d'économie centralisée à base d'injonctions que dans ceux d'économie multipolaire où l'entreprise libre demeure l'unité économique de production (États-Unis).
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Comment la résorber sans détruire ou fausser d'utiles mécanismes économiques, sans compromettre le légitime bien-être et la liberté de certaines couches de la population active, sans attenter à la Justice et à la Charité sociales, c'est à l'indiquer que se sont appliqués Pie XII et Jean XXIII dans toute une suite de textes dont « Mater et Magistra » est l'aboutissant provisoire.
Tenant compte des expériences soviétique, nord-américaine et plus récemment chinoise auxquelles est consacrée déjà une abondante littérature, les Papes contemporains, dans la tradition de leurs prédécesseurs pour lesquels l'agriculture était le secteur de prédilection, ont reconnu que l'agriculture, en raison de ses traits particuliers et de son importance privilégiée dans l'ordre naturel des activités humaines, ne pouvait être ni abandonnée à elle-même ni limitée aux seules décisions de l'État. Son redressement, sa protection et son essor ne sauraient donc résulter que d'une action volontaire et concertée des pouvoirs publics et des agriculteurs organisés professionnellement. Du même coup, les Pontifes ont exclu tout abandon à une concurrence anarchique conduisant à l'écrasement des plus faibles ou des malchanceux comme tout recours à une planification totalitaire qui priverait les agriculteurs d'initiative et d'autonomie et les transformerait en salariés d'exploitations publiques.
Ceci n'implique nullement la condamnation du Plan en soi. Le Plan peut être en effet un instrument d'équilibre entre l'agriculture et l'industrie dans une civilisation de masse, comme le marché l'a été au XIX^e^ siècle dans une civilisation de minorités agissantes. Mais insistant avec force sur le principe de subsidiarité, les Papes estiment indispensable à la sauvegarde des libertés fondamentales que les producteurs organisés fussent associés par l'État à toute planification pour que celle-ci acquière une souplesse suffisante dans la poursuite d'un équilibre général.
« L'action des pouvoirs publics, rappelle « Mater et Magistra », se donnera pour objectif constant de contribuer au développement graduel simultané, proportionnel des trois secteurs de production : agricole, industriel et des services. » Elle doit avoir « un caractère d'orientation, de stimulant, de suppléance et d'intégration ». Elle sera définie et réalisée avec le concours des organisations professionnelles, des corps intermédiaires directement intéressés de sorte qu'ils s'en sentent également responsables.
#### La planification souple.
La planification souple recommandée par l'Église est celle que l'on réalise sans que l'État soit propriétaire de tous les moyens de production et sans qu'il agisse directement sur la production et la formation des prix.
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Dans cette situation, l'État cherche seulement à influencer les quantités globales fondamentales (investissements, dépense globale, etc.) mais, à l'intérieur du chiffre global vers lequel il tend, il laisse jouer les calculs particuliers des agents économiques. Le Plan est le cadre de l'économie nationale dans lequel s'insère l'action orientatrice de l'État et l'action exécutrice des individus, des firmes et des groupes. Il est total en ce sens qu'il porte sur l'ensemble des activités économiques et que chacune de ces dispositions est fonction de l'ensemble ; il n'est pas totalitaire car il n'entre pas dans tous les détails de cet ensemble et laisse aux divers agents économiques le soin d'atteindre les normes proposées par les voies et moyens qui leur paraissent les plus adéquats.
La planification souple se distingue ainsi de la planification totalitaire de type soviétique aussi bien que du dirigisme et de l'interventionnisme.
Dans la planification totalitaire, l'État, maître absolu de la terre et des moyens de production, agit et ordonne dictatorialement comme le chef d'une entreprise unique ; il ne recherche pas tant un équilibre harmonieux entre les secteurs en vue du plus grand bien-être, que le développement des branches stratégiques de la production, en vue de l'affermissement de sa puissance. Dans la planification souple, l'État s'efforce de réaliser une expansion équilibrée avec plein-emploi et d'accroître le niveau de vie général. Il ne fixe des normes qu'après avoir consulté les représentants de tous les secteurs intéressés ; par la suite, en recourant au contrôle du crédit, des investissements, des prix et de la répartition des matières, il ne fait que coordonner, orienter, stimuler les activités privées.
Le dirigisme, qui est souvent l'amorce d'une planification souple, implique une intervention systématique de l'État en vue de diriger les activités privées, notamment par une régularisation de la concurrence ; mais, à la différence de la planification souple, il ne vise pas à réaliser un équilibre durable entre les secteurs de la production et entre la production globale et la consommation globale. C'est une politique de circonstance à laquelle on recourt pour éliminer les causes d'une crise, corriger des déséquilibres partiels, faire face à des pénuries (provoquées par une guerre ou un blocus), plutôt qu'une politique à long terme.
L'interventionnisme a été pratiqué de tout temps, aussi bien sous les régimes mercantilistes qu'à l'époque du libéralisme triomphant. L'État intervient dans l'activité économique soit pour protéger des industries naissantes (réglementation douanière), soit pour favoriser certaines catégories de consommateurs (législation sur les loyers), soit pour maintenir le pouvoir d'achat des productions qui font pression sur lui (fixation de prix minima). Aucune vue d'ensemble, aucun souci de réforme ou d'innovation ne le guide.
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#### Indispensable conjonction de l'agriculture et de l'industrie.
Le vingtième siècle est caractérisé par d'extraordinaires taux de croissance démographique et de croissance économique. Le taux annuel de la croissance démographique est de 1,7 pour cent ; chaque année, la population terrestre augmente de 50 millions. Avec 3 milliards, le nombre des hommes est aujourd'hui le quadruple de ce qu'il était en 1750, au début de la révolution industrielle. La taux annuel de la croissance économique est de 7 pour cent, supérieur donc à celui de l'ascension démographique ; mais dans ce taux la part de la croissance agricole n'est que de 2 pour cent.
Le développement agricole est donc nettement en retard sur le développement industriel. L'industrie triomphe et l'agriculture lui est subordonnée et ne suit qu'avec peine le rythme de la démographie. L'humanité dispose d'appareils de télévision, de machines à laver, d'automobiles, d'ustensiles ménagers à ne plus savoir qu'en faire ; mais le sol et l'eau lui font de plus en plus défaut et avec eux les denrées alimentaires de base. Elle a faim.
A première vue, on pourrait croire à un antagonisme irréductible entre les deux secteurs essentiels de la production, les progrès de l'un s'accompagnant d'une régression de l'autre. En fait, il n'en est rien.
D'abord et historiquement, l'industrie n'a pu naître et se développer que dans la mesure où elle tirait ses ressources et ses moyens de l'agriculture. Partout la révolution agronomique a précédé la révolution mécanicienne. L'agriculture n'a pas seulement fourni à l'industrie naissante une abondante main-d'œuvre rendue disponible par les progrès de la technique agricole ; elle lui a donné ses premiers fonds d'investissement. En outre, elle a régulièrement assuré à la population des centres industriels en croissance continue une nourriture suffisante en quantité.
Plus près de nous, l'U.R.S.S. et la Chine, en confiant à l'État la commercialisation des produits agricoles, en collectivisant les campagnes ont prélevé directement sur les revenus de la production agricole les sommes investies dans la création d'industries lourdes. Les paysans russes et chinois dont on a volontairement réduit le niveau de vie déjà médiocre et dont par contrainte on a prélevé les épargnes ont financé l'industrialisation de leur pays.
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Pourtant à son tour, une fois qu'elle est solidement implantée et suffisamment diversifiée, l'industrie permet à l'agriculture de sortir de son infériorisation. Elle provoque la création de structures nouvelles mieux adaptées au développement de la productivité ; elle introduit des méthodes d'une efficacité supérieure, elle permet de mieux domestiquer certaines forces naturelles telles que l'eau, d'enrayer l'érosion et de reconstituer les sols.
C'est cette conjonction de l'agriculture et de l'industrie qu'il appartient à l'État, soutenu par les organisations professionnelles, de maintenir et de fortifier. L'encyclique « Mater et Magistra » y convie. La politique des plans économiques apparaît alors comme un efficace instrument d'équilibre entre l'agriculture et l'industrie si dans l'établissement des objectifs, et la dotation des moyens d'action les pouvoirs publics n'ont d'autre souci que le Bien commun.
#### Une plus équitable répartition des revenus.
« Mater et Magistra » le reconnaît : « Les revenus agraires per capita sont généralement inférieurs aux revenus per capita du secteur industriel et du secteur des services. » Les agriculteurs ont ainsi des possibilités d'achat, d'épargne et d'investissement, un niveau de vie et une puissance économique inférieurs à ceux des travailleurs de l'industrie. L'observation est valable aussi bien pour les pays qui pratiquent le collectivisme agraire que pour ceux des pays les plus évolués du monde libre et que pour le Tiers-Monde dont l'économie est presque entièrement agraire.
On peut trouver à ce phénomène des causes particulières : ici, l'utilisation de procédés archaïques de culture et d'élevage, là une application de la loi des rendements décroissants, ailleurs la résistance passive de la paysannerie aux mesures privatives de sa liberté de choix et de mouvements. En fait, partout la cause fondamentale est la différence de productivité et de rentabilité ; les conséquences les plus visibles en sont l'exode rural et le sourd ressentiment des campagnes à l'égard des villes. « Il convient donc, observe l'encyclique, que soient réalisées dans le secteur agricole les transformations qui regardent les techniques de production, le choix des cultures, les structures des entreprises, telles que les tolère ou requiert la vie économique dans son ensemble ; et de manière à atteindre, dès que possible, un niveau de vie décent par rapport aux secteurs de l'industrie et des services. Ainsi l'agriculture pourrait consommer une plus grande abondance de produits industriels et demander des services plus qualifiés.
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Elle offrirait de son côté aux deux autres secteurs et à l'ensemble de la communauté des produits qui répondent mieux, en quantité et en qualité, aux exigences des consommateurs. »
Le premier objectif d'une planification souple doit donc être de porter à un niveau décent les moyens d'existence des agriculteurs et de les rendre comparables à ceux des autres éléments de la population active « pour que les agriculteurs n'aient pas un complexe d'infériorité, qu'ils soient convaincus au contraire que, dans le milieu rural aussi, ils peuvent développer leur personnalité par leur travail et considérer l'avenir avec confiance. »
Cet objectif du reste va dans le sens du mouvement social contemporain. Loin de heurter les mentalités, il trouve un appui dans la tendance générale à la diminution de l'inégalité des revenus personnels, dans les pays qui ont en quelque sorte « digéré » la révolution industrielle.
Lorsqu'on passe brutalement d'une économie à prédominance agrarienne à une économie industrialisée, les structures sociales et économiques traditionnelles sont brisées, des éléments importants de la population sont arrachés à l'agriculture et à l'artisanat pour former le prolétariat des usines, une classe d'entrepreneurs se constitue dont les revenus sont très supérieurs à ceux des groupes en voie de dislocation. Ces hauts profits industriels, cette plus-value, permettront de faire, dans le domaine des investissements, le relais aux ponctions opérées sur l'agriculture. Par la suite l'inégalité des revenus tendra à se stabiliser dans les pays ayant terminé leur révolution industrielle. Mais l'opinion publique bientôt ne tolère plus les grands écarts de revenus. Dans l'industrie, les organisations syndicales dont l'influence politique ne cesse de grandir demandent et obtiennent une participation croissante des ouvriers et employés aux bénéfices de l'entreprise et, avec le salaire minimum, la garantie d'un revenu stable et suffisant. La presse, la radio et le cinéma contribuent au mouvement général en faveur de la péréquation des revenus personnels. L'agriculture n'entend pas rester à l'écart. Il n'est que légitime qu'elle bénéficie d'une plus équitable part du produit national.
#### Corporation agricole et exploitation familiale.
Le second objectif d'une planification souple doit être d'adapter les structures de l'exploitation agricole aux exigences de la production. Sur les conditions dans lesquelles peut se faire cette adaptation, l'Église n'a jamais varié.
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Elle s'est constamment et résolument, montrée hostile à la solution du problème agricole par recours aux méthodes et à l'esprit du capitalisme libéral, et pour des raisons autant d'ordre économique que d'ordre moral. « Il suffit à l'agriculture, pour échouer, de cesser d'être paysanne et de se faire capitaliste, observait M. Vialatoux à la Semaine Sociale de Rennes, en 1924. Que signifie cela, sinon que les gains de la terre, lorsqu'il y en a ne sont pas profits d'entreprise mais économies de paysans ; et que les prétendus bénéfices agricoles sont en vérité des prix d'endurance et de tempérance. » L'agriculteur vit sur son capital d'endurance, accumulé depuis des siècles : il suffit, à titre d'exemple, d'évoquer les champs étagés en escaliers à force de murs de soutènement. Plus décisives encore sont les raisons d'ordre moral. C'est la terre qui fait l'homme et qui fait la nation. Transformer les paysans en entrepreneurs capitalistes ou en salariés, accentuer ou exacerber les heurts entre le capital et le travail, soumettre uniformément toutes les formes d'activité à la loi du profit, c'est arbitrairement séparer l'homme de ce qui, pendant des millénaires, lui a formé, soutenu le corps et l'âme ; c'est le déshumaniser.
Aussi « Mater et Magistra », pour combler l'écart entre l'industrie et l'agriculture, ne préconise-t-elle pas l'insertion de l'agriculture dans le capitalisme, le développement d'une grande culture capitaliste avec de puissantes installations opérant sur des surfaces de plusieurs centaines d'hectares, à coups de capitaux employés à doses massives par unité d'exploitation. Elle n'approuve pas le comportement de ces propriétaires d'immenses domaines, de latifonds d'origine féodale, qui, sous prétexte de modernisation et de rentabilité, entendent substituer des procédés d'exploitation capitaliste aux antiques méthodes paternalistes et faire de leurs anciens serfs des salariés sans terre.
Encore moins admet-elle le passage brutal et forcé de l'agriculture d'un pré-capitalisme à survivances féodales dans le collectivisme. Certes elle ne condamne pas et n'a jamais condamné la propriété publique du sol ni la mise en culture collective. Elle reconnaît même que « notre temps marque une tendance à l'expansion de la propriété publique ». Mais la collectivisation par contrainte de l'agriculture lui paraît contraire aux exigences de la personne humaine et du Bien commun ; elle n'est pas admissible moralement, en outre, elle n'atteint guère d'ordinaire les résultats économiques qu'elle se propose puisque partout où elle a eu lieu, non seulement les paysans ont souffert dans leurs libertés et dans la jouissance de leurs droits essentiels, mais encore la production et la productivité agricoles n'ont pas cessé de décliner et de tomber au-dessous même des niveaux atteints sous le régime antérieur.
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Voulant tenir l'agriculture autant éloignée d'un capitalisme mû par la quête du plus grand profit que d'un collectivisme soumis aux aspirations de l'État à la puissance maximale, l'Église demande qu'on fasse jouer, au bénéfice du secteur agricole, le principe de subsidiarité qui lui est si particulièrement cher. Elle souhaite qu'avec l'aide et le patronage des pouvoirs publics, l'agriculture puisse créer tout un réseau d'organisations professionnelles et de coopératives qui lui soit propre : confédération et fédérations d'exploitants, syndicats de producteurs, coopératives de production, d'achat et de vente, groupements de distribution, caisses mutuelles de crédit. En bref, elle recommande une organisation corporative de l'agriculture et le recours à toutes les formes de la coopération ou de la mutualité.
Soutenue par des institutions professionnelles et coopératives, solidement intégrée dans la région, l'exploitation familiale du sol apparaît à l'Église comme la meilleure des modalités agraires. Elle met en valeur la fonction sociale du droit de propriété, « garantie de la liberté essentielle de la personne humaine et élément indispensable de l'ordre social » ; elle fournit au paysan « des stimulants sans nombre pour s'affirmer, se développer, s'enrichir y compris dans le champ des valeurs spirituelles » ; elle contribue à la meilleure mise en œuvre du sol.
Qu'on ne prétende pas que l'exploitation familiale est condamnée par la technique agricole ou par les nécessités d'une correcte politique des investissements et du crédit ; que par suite il lui faut faire place à l'exploitation sociétaire ou s'effacer dans le collectivisme agraire. Partout, l'exploitation familiale affirme sa vitalité, et non seulement aux États-Unis ou dans le Tiers-Monde mais aussi dans les démocraties populaires et en U.R.S.S. Les seules démocraties populaires où la couverture des besoins alimentaires est assurée par l'agriculture nationale sont la Hongrie et surtout la Pologne où les autorités communistes ont dû tolérer le maintien des exploitations familiales. En U.R.S.S., ce sont les parcelles concédées aux familles des paysans kolkhoziens qui, de l'aveu de M. Krouchtchev, fournissent aux consommateurs urbains le lait, les œufs et la viande que ragriculture collectivisée est incapable de produire en quantités suffisantes.
« L'entreprise à dimensions familiales est viable, déclare donc avec raison « Mater et Magistra » ; il faut toutefois qu'elle puisse donner aux familles un revenu suffisant pour un niveau de vie décent. A cet effet, il est indispensable que les cultivateurs soient instruits, constamment tenus au courant, et reçoivent l'assistance technique adaptée à leur profession. »
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#### Les exigences de la croissance globale.
En dernier lieu la planification souple, dans le souci d'un équilibre stable entre agriculture et industrie, doit assurer l'adaptation de l'appareil de production aux exigences de la croissance globale.
Dans les pays fortement industrialisés, le trop grand retard du secteur agricole par rapport aux autres secteurs peut freiner ou interrompre l'expansion de l'économie au rythme désiré. Le Plan se proposera alors de modifier l'appareil de production avicole en accroissant les investissements, en étendant les facilités de crédit, en rationalisant les circuits de distribution, en améliorant les qualifications techniques (prolongation de la scolarité, multiplication des écoles professionnelles). Dans ses calculs prospectifs le Plan tiendra naturellement compte du taux de croissance dégagé des tendances spontanées de l'économie au cours des années précédentes ; il visera à intensifier le rythme de cette croissance davantage par des perfectionnements, de détail que par un bouleversement spectaculaire des structures. L'équilibre entre agriculture et industrie également en expansion se fera par approximations successives, par approches indirectes en tenant compte des faits acquis concernant aussi bien le rapport production -- distribution -- consommation que le comportement sociologique. L'Allemagne Fédérale et la Grande-Bretagne fournissent de bons exemples de ce qu'il convient de faire dans cette voie.
Dans les pays sous-développés, il ne s'agit ni de modification ni d'ajustement. Tout est à innover et en partant d'hypothèses souvent aventurées, non de données acquises. Ces pays sont à économie presque exclusivement agricoles et d'un type pré-capitaliste, avec une épargne disponible insuffisante pour couvrir les plus urgents besoins d'investissement. Pour des raisons sociologiques et religieuses, les masses rurales ne s'y intéressent pas à la modernisation de leur milieu, à la transformation de leurs habitudes de travail, aux problèmes de la croissance économique. Sans doute, en partant d'un modèle de croissance arbitraire, peut-on élaborer un plan avec l'aide de spécialistes étrangers, et le faire appliquer par contrainte. Les masses rurales, astreintes à des travaux qu'elles comprendront d'autant moins qu'ils n'entraîneront pas pour elles d'améliorations de leurs conditions d'existence, seront déracinées ; leur sous-consommation forcée permettra peut-être de dégager des ressources pour l'investissement. Ce sera à un coût humain très élevé.
L'Église préconise une autre méthode. Le choix du modèle de croissance, la détermination du plan et notamment des objectifs de développement agricoles ne sauraient être faits, à son sentiment, par des technocrates isolés du peuple, mais par les représentants des milieux professionnels en collaboration étroite avec les pouvoirs publics.
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Il faut qu'il y ait un échange constant d'informations, de critiques, de suggestions de la base au sommet et du sommet à la base. Cet échange entraînera nécessairement avec l'adhésion populaire une transformation des mentalités et une mobilisation des énergies. Les idées de Bien commun, de service public, d'intérêt collectif pénétreront des populations qui souvent ne connaissaient jusqu'alors que les impératifs étroits de la tribu ou de la caste.
#### Contrôle des investissements et du crédit.
Pour assurer l'équilibre entre le développement de l'agriculture et celui de l'industrie, le contrôle des investissements et du crédit est un efficace et éprouvé moyen d'action.
Dans les pays hautement industrialisés, la formation des capitaux peut être fortifiée ou accrue par le maniement du taux de l'intérêt ; dans les pays sous-développés, où l'incitation à investir est limitée par la déficience du pouvoir d'achat, les excès de l'usure et la faible dimension du marché intérieur, il faut simultanément modifier la mentalité des nationaux, transformer en capitalistes investisseurs des riches habitués jusqu'alors aux dépenses somptuaires, aux jeux de hasard ou à la thésaurisation, et faire appel à des capitaux étrangers publics et privés.
Connaissant alors le volume des capitaux dont on peut disposer dans le cadre du Plan, il s'agit de répartir rationnellement capitaux et crédits entre les différentes branches de l'économie.
Pour ce faire, on peut empêcher les capitaux de s'engager dans un secteur dont on entend contenir l'expansion et les orienter vers les secteurs à développer. Par vocation, dans la plupart des pays, un Conseil supérieur du crédit et des investissements est appelé à cette double action négative et positive. L'efficacité de ses interventions est d'autant plus grande qu'un contrôle des banques est mieux assuré.
Il ne faut jamais oublier que l'agriculture se trouve dans une situation particulière. « Mater et Magistra » le rappelle : « Il convient donc, pour des raisons de Bien commun, de suivre une politique de crédit propre à l'agriculture et d'instituer des établissements de crédit qui lui procurent des capitaux à un taux raisonnable d'intérêt. »
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L'intervention des pouvoirs publics et l'action des organismes spécialisés de financement seront d'autant plus heureuses qu'elles tiendront compte des différences régionales de croissance économique. Même les pays qui s'enorgueillissent d'un revenu paysan moyen relativement élevé comprennent des provinces ou des cantons économiquement et socialement arriérés. Investissements et crédits doivent être diversifiés en conséquence grâce à la mise en œuvre de plans régionaux de développement et à la collaboration de sociétés régionales d'équipement, de développement, d'aménagement foncier.
Le Plan général doit donc non seulement autoriser mais même encourager la localisation des initiatives publiques et privées, la décentralisation industrielle, la création dans les zones jusqu'alors défavorisées d'établissements pilotes, de nouveaux foyers de peuplement, de production, d'emploi et de consommation.
#### Le problème des ciseaux.
L'un des obstacles au développement économique de l'agriculture est la différence entre les prix agricoles et les prix industriels. Le problème des ciseaux, comme l'a nommé Trotzky, est d'autant plus malaisé à résoudre dans les pays en voie d'industrialisation que c'est l'agriculture qui assure le financement de l'industrie : l'État achète à bas prix des récoltes qu'il revend cher à l'ensemble des consommateurs, la différence bénéficiaire étant affectée aux investissements industriels : politique des « Corn laws » dans l'Angleterre du siècle dernier, politique soviétique de la commercialisation aujourd'hui. La campagne s'appauvrit dans la mesure même où l'industrie nationale se fortifie. Dans le même temps, les produits manufacturés sont vendus aux paysans à des prix exagérément supérieurs à leurs coûts, afin d'assurer l'autofinancement des entreprises industrielles et ce nouveau prélèvement pèse sur les campagnes.
Dans les pays hautement industrialisés, le problème se pose en termes dramatiques mais fondamentalement semblables. Les prix agricoles sont incertains parce que le calcul des coûts est extrêmement difficile ; ils sont instables parce qu'ils sont fonction, du moins dans le court terme, d'une offre irrégulière (action des phénomènes atmosphériques et biologiques) et d'une demande rigide (surtout pour les denrées alimentaires de première nécessité). L'agriculture vend mal ses produits et, en application de la loi de King, ses recettes varient en sens inverse des récoltes.
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La Justice et la Charité sociales exigent une solution correcte au problème des ciseaux. Le contrôle des prix par l'État, dans le cadre et en fonction du plan, peut provoquer un meilleur ajustement des prix industriels et des prix commerciaux. Dans plusieurs pays, des résultats positifs ont été obtenus.
La croissance démographique et la saturation progressive des besoins en produits industriels peuvent contribuer au succès d'une politique rationnelle de péréquation des prix. En effet, la multiplication des hommes n'est que péniblement suivie par celle des subsistances. Des millions d'êtres déjà ne mangent pas à leur faim. Certains États disposant d'excédents agricoles peuvent bien faire don de leurs surplus aux populations sous-alimentées d'Afrique et d'Asie. Ces surplus, ils les achètent à leurs fermiers à des prix parfois supérieurs aux cours mondiaux, ce qui valorise le pouvoir d'achat de l'agriculture nationale. A l'échelle mondiale, ce même processus va jouer. Plus les besoins alimentaires des populations du globe croîtront avec le nombre de celles-ci, plus les biens vivriers se revaloriseront. Les agriculteurs disposeront donc de ressources majorées pour acquérir les produits manufacturés et leur pouvoir acquisitif sera d'autant plus fortifié que les prix industriels auront tendance à baisser, du fait de la surproduction. On peut même prévoir un moment où les prix agricoles étant devenus supérieurs aux prix industriels, tout l'effort de l'État pour maintenir l'équilibre se portera en faveur de l'industrie.
#### La répartition des matières.
La répartition des matières sous le contrôle de l'État et en fonction des normes du Plan est un instrument d'orientation de l'activité économique qui a fait ses preuves durant la seconde guerre mondiale et la période de reconstruction qui l'a immédiatement suivie.
Certes, comme on se trouvait dans un état de pénurie, répartition était synonyme de rationnement. Mais son rôle n'est pas moins important dans une économie en croissance car elle permet aux pouvoirs publics d'arbitrer entre les besoins des différents secteurs, de répartir les produits en fonction d'une hiérarchie des besoins et de planifier la production globale.
#### Fiscalité et sécurité sociale.
Les régimes de fiscalité et de sécurité sociale contribuent à l'équilibre entre agriculture et industrie en transférant au secteur agricole une part du revenu des autres secteurs.
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« Mater et Magistra » reconnaît la licéité d'une politique fiscale sacrifiant le principe de l'égalité des charges à celui de l'égalité des sacrifices. Elle la justifie en déclarant que « c'est une exigence du Bien commun qu'il soit tenu compte, pour la répartition des impôts, du fait que les revenus du secteur agricole se forment plus lentement et avec plus de risques en cours de formation. »
Lorsque l'État, en application du Plan, intervient pour garantir aux agriculteurs un revenu différent de celui qui résulterait du libre fonctionnement des marchés ; lorsque par exemple, comme aux États-Unis, il soutient les prix des produits agricoles les plus importants en affectant à cet effet des recettes fiscales, il pratique déjà une politique de redistribution des revenus. Les consommateurs des villes vont avoir des charges fiscales plus lourdes et payer des prix majorés afin de valoriser le pouvoir d'achat des fermiers, de garantir à ceux-ci un revenu minimum comparable au salaire minimum des ouvriers de l'industrie.
Cependant l'intervention des pouvoirs publics peut s'effectuer après la perception des revenus par les agriculteurs, modifier les résultats de la répartition personnelle des agents économiques, en vue de corriger globalement les disparités dans l'affectation du produit national au secteur agricole et au secteur industriel.
Politique fiscale et politique sociale sont alors mises en œuvre.
La fiscalité dans ce cas frappera différemment l'un ou l'autre secteur. L'agriculture, par exemple, bénéficiera d'exemptions d'impôts, ou de mesures discriminatoires (taux différents) ; elle recevra des subventions compensatrices de prix ou des aides spéciales pour le stockage et l'écoulement de ses excédents. La politique sociale (sécurité sociale et aide aux familles) financée par une véritable para-fiscalité contribuera puissamment à la redistribution des revenus sociaux. « Mater et Magistra » insiste sur ce point : « Les régimes d'assurance ou sécurité sociale peuvent contribuer efficacement à une distribution du revenu global de la communauté nationale, en conformité avec les normes de Justice et d'Équité. On peut ainsi voir en eux un moyen de réduire les déséquilibres de niveaux de vie entre les diverses catégories de citoyens. »
Fiscalité redistributive et sécurité sociale, dans la pensée des pontifes, doivent concourir au rétablissement, à la consolidation de l'équilibre d'une économie de croissance harmonisée. Elles n'ont pas à être l'instrument d'un égalitarisme systématique qui finalement, comme l'a montré M. Bertrand de Jouvenel dans « The Ethics of redistribution », aboutit à un transfert de pouvoir des individus à une bureaucratie d'État.
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Néanmoins, dans la mesure où elles se traduisent par un déplacement positif du pouvoir d'achat des secteurs trop pourvus au secteur plus défavorisé de l'agriculture, où elles assurent un meilleur entretien d'un capital humain trop longtemps sacrifié ou négligé, l'une et l'autre concourent à l'accroissement du mieux-être d'une catégorie sociale particulièrement digne d'estime et à l'accroissement du produit national.
#### Conclusion.
Ainsi, confirmant les leçons de Pie XII, l'encyclique « Mater et Magistra » indique à quelles fins et comment, par la planification souple, assurer l'équilibre des secteurs de l'agriculture et de l'industrie. Mais qu'on y prenne garde. Il ne s'agit pas d'un équilibre statique par retour ou conservation de mécanismes économiques et de styles de vie surannés. De même que lorsqu'elle recommande, dans l'industrie, la mise en place de corps intermédiaires, elle n'entend pas revenir à l'ordre corporatif du Moyen Age, mais au contraire promouvoir un régime économique plus efficace et plus conforme à la double exigence du progrès économique et de la Charité sociale, de même l'Église quand elle se prononce « pour une politique attentive dans le domaine rural » ne songe qu'à la promotion des agriculteurs sur le plan culturel et social et qu'au développement coordonné de l'agriculture.
L'équilibre recherché est donc un équilibre dynamique, l'équilibre d'une économie dont la croissance continue est fortifiée par le croit démographique et par d'incessantes innovations dans les techniques de la production et de la distribution.
C'est l'une des supériorités de la planification souple sur la planification totalitaire qu'elle peut s'adapter aisément aux changements effectués de période en période et corriger les orientations primitives. Les faits nouveaux lui inspirent les rectifications nécessaires : elle n'est pas œuvre de théorie pure.
Comme l'a souligné M. Karl Mannheim dans « Libertad y planificacion », elle a même des aspects volitifs et émotionnels. Et de même que le laisser-faire du libéralisme d'hier aboutissait dans ses extrêmes à la négation des libertés vraies du salarié, de l'entrepreneur et du consommateur, la planification souple, en associant pouvoirs publics et corps professionnels et en leur donnant conscience de leur responsabilité conjointe, garantit de nos jours les formes essentielles de la liberté et, pour nous référer encore à « Mater et Magistra », « le libre exercice des activités productrices. »
Achille DAUPHIN-MEUNIER.
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### Études et articles sur « Mater et Magistra » précédemment publiés dans « Itinéraires »
1. -- Jean MADIRAN : Dissocier le spirituel du totalitaire (n° 56).
2. -- Marcel CLÉMENT : La structure de « Mater et Magistra » (n° 57).
3. -- Luc BARESTA : La société des États (n° 57).
4. -- Dans la ligne de « Mater et Magistra » : la réforme Salleron : la propriété à ceux qui doivent être propriétaires (n° 57).
5. -- Marcel CLÉMENT : Trois points de « Mater et Magistra » qui font difficulté (n° 59).
6. -- Louis SALLERON : La propriété et « Mater et Magistra » (n° 59).
7. -- Jean MADIRAN : Note sémantique sur la socialisation et sur quelques autres vocables de « Mater et Magistra » (n° 59). Cette étude a fait l'objet d'un tiré à part en vente à nos bureaux : 2 NF franco.
8. -- Louis SALLERON : La participation des salariés à la propriété du capital des entreprises (n° 60).
9. -- Une édition commentée de « Mater et Magistra » (n° 60).
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10. -- Louis SALLERON : La diffusion de la propriété en Allemagne (n° 61). Cet article a fait l'objet d'un tiré à part en vente à nos bureaux : 1 NF franco.
11. -- Une autre édition commentée de « Mater et Magistra » (n° 61).
12. -- Protestants et catholiques autour de « Mater et Magistra » (n° 62).
13. -- François SAINT-PIERRE : La co-gestion immobilière (n° 63).
14. -- L'Action Populaire et « Mater et Magistra » (n° 63).
15. -- Marcel CLÉMENT : « Mater et Magistra » et le principe de subsidiarité (n° 64).
16. -- Louis SALLERON : Propriété et subsidiarité (n° 64).
17. -- « Mater et Magistra » et le « socialisme modéré » (n° 64).
18. -- Sur la traduction de « Mater et Magistra » (n° 65).
19. -- La « socialisation » et « Mater et Magistra », (n° 65).
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### Note sur le progrès et sur l'histoire
TROUBLÉE par les confusions d'une science tirée de ses limites, gonflée par les folles aspirations du faux messianisme, l'idée de progrès ou l'idée teilhardienne d'évolution peut être fascinante pour certains esprits. Ramenée à ses dimensions véritables, considérée dans la lumière de la philosophie et de la théologie traditionnelles, l'idée de progrès, d'évolution perd beaucoup de son prestige ([^46]). Il apparaît alors en effet que c'est par rapport au bien de l'homme que doit se définir le progrès ; par rapport au bien d'une créature limitée, pécheresse, rachetée. Le vrai bien d'une telle créature, quelle que soit la durée de notre histoire, ne pourra jamais être obtenu que par beaucoup de peines, de larmes, de prière, et grâce à la bénédiction divine ; et ce vrai bien sera toujours précaire. Replacée dans ces perspectives qui ne sont pas en trompe-l'œil, qui sont les perspectives même de notre nature et de son état, l'idée de progrès n'a plus de quoi nous griser.
*Que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme.* L'avertissement solennel du Verbe de Dieu incarné, qui *savait ce qu'il y a dans l'homme,* garde la même terrible actualité au siècle des astronautes qu'en ce temps lointain où le Fils de l'Homme faisait son entrée dans la ville sainte, parmi les acclamations de la foule, monté sur une ânesse escortée de son petit ânon.
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Le péril pour l'homme de perdre son âme en s'occupant à dominer la terre est aussi menaçant au vingtième siècle qu'au premier siècle. Il l'est même un peu plus parce que l'homme, venant toujours au monde avec cette misérable inclination à se suffire de cette terre en se détournant de Dieu et d'autre part le progrès technique lui ayant permis de dominer bien davantage cette terre, l'homme est d'autant plus exposé à se détourner de son Créateur et Sauveur. -- Vous me direz qu'il y a la grâce, et l'Église, et la protection d'une civilisation chrétienne ; dès lors nous aurions le moyen de ne pas tourner contre le vrai bien humain, contre notre bien intégral, le progrès que nous réalisons dans un domaine particulier, par exemple en physique, mécanique, biologie. La remarque est juste. Il de meure que les hommes naîtront toujours avec les trois convoitises ; le baptême qui nous purifie et qui nous permet de les vaincre ne nous confère pas cependant l'assurance infaillible de ne jamais céder à leurs attraits. Quant à la civilisation chrétienne nous constatons chaque jour à quel point elle est délabrée ; nous soupçonnons aussi combien il lui sera difficile de réaliser l'intégration humaine du progrès technique. Si les chrétiens en effet avaient déjà beaucoup de mal à inventer de « belles coutumes et de justes lois » aux époques où notre avidité à nous enivrer des biens de ce monde ne disposait que de modestes gobelets, ne voyez-vous pas que c'est un comble de sagesse, de modération, d'esprit de pauvreté qui sont désormais requis, puisque d'immenses coupes, toutes plus attirantes les unes que les autres, sont mises à portée de notre main ?
Où voulez-vous en venir avec ces considérations négatives ? me demanderez-vous. Simplement à démystifier l'idée de progrès technique. Je veux simplement vous amener à situer ce progrès par rapport à l'homme, en vous aidant à prendre au moins un peu conscience de ce qu'est en vérité l'homme. Rassurez-vous, au reste. Mon intention n'est pas d'interdire le progrès technique ; je ne pense pas à de telles sottises. Je n'ignore pas les paroles de la *Genèse,* l'invitation du Créateur à l'être spirituel et libre sorti de ses mains, pur et parfait, dans le paradis de délices : « Dominez la terre et soumettez-la. » Et du reste la moindre réflexion sur notre nature spirituelle nous donne la conviction que l'une de nos occupations normales c'est de connaître les secrets de la nature et de les utiliser.
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Mais enfin la même réflexion sur notre nature spirituelle nous persuade que la recherche scientifique ne doit pas être notre première occupation ; en effet ce n'est pas l'objet le moins élevé qui doit nous occuper le plus. Et surtout la réflexion sur notre état concret, sur les blessures qui sont la part inévitable de notre nature, cette réflexion nous fait saisir que nous sommes exposés à peindre notre âme en cherchant à dominer la terre qu'il importe donc au plus haut point de veiller et de prier que dans les recherches des secrets de la physique ou de la biologie nous pouvons hélas ! méconnaître les droits sacrés de l'homme, de même que dans leur utilisation nous pouvons sacrifier nos frères à des rêves de domination et d'orgueil. Vous entrevoyez à quoi je fais allusion : je pense aux abominables expériences de Bologne et à tout ce qui leur ressemble ; je pense encore aux entreprises monstrueuses des satrapes de la technocratie et de la synarchie, avec leur armée de sous-ordres, leurs finances internationales gigantesques, leurs moyens babyloniques de propagande abrutissante et de contrainte policière.
*Dominez la terre certes,* nous dit le Seigneur. Mais il nous dit également : C*onvertissez-vous, -- Que vous sert-il de dominer la terre si vous perdez votre âme ? -- Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice et le reste vous sera donné par surcroît.*
On nous répète de tous côtés qu'avec le temps le progrès technique tournera au bien de l'homme ; c'est nécessaire, c'est infaillible. Comme si le temps par lui-même détenait la propriété de nous faire user en bien des pouvoirs nouveaux que le progrès technique nous met entre les mains. Comme si ce n'était pas notre liberté qui use des choses en bien et en mal ; comme si le temps, de lui-même, avait prise sur la liberté. C'est Dieu seul qui atteint jusqu'à notre liberté. Nous n'y atteignons nous-même qu'avec son secours. Substituer le temps à la liberté humaine et à la causalité divine, espérer du déroulement historique, de « l'Évolution » ce que l'on ne saurait attendre que de la grâce divine, c'est une des confusions actuelles les plus pernicieuses ; de cette confusion tout le système teilhardiste est enfumé.
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Mais enfin l'histoire humaine, Dieu la fait durer ; dirons-nous que c'est en vain ? Non évidemment ; nous dirons, avec les Pères et les Docteurs, que c'est en définitive *propter electos* que Dieu fait durer notre histoire ; afin que le nombre des élus devienne complet ; afin que le corps mystique, à travers le déroulement des temps, parvienne à sa plénitude, non seulement quant au nombre des élus, mais encore quant à la manière multiforme de participer à la grâce du Christ d'achever sa passion, de manifester *les trésors infinis de sa sagesse et de sa science.* Voilà le progrès en vue duquel Dieu fait durer l'histoire. Telle est la raison suprêmement explicative pour laquelle l'histoire continue. L'énoncé même de cette raison : participation multiforme à la grâce et à la passion du Christ nous suggère que l'histoire humaine est conduite par le Christ. C'est bien, lui, en effet, suivant la grandiose mise en scène de l'Apocalypse, qui tient dans sa main le livre des destinées, qui en brise les sceaux et qui tout au long des siècles en tourne les pages. *Parce qu'il a été mort, qu'il est à jamais vivant et vainqueur,* le Christ dirige l'histoire infailliblement, malgré les ruses et les attaques de l'Adversaire. Mais l'Adversaire est bien réel et actif ! jusqu'à ce qu'il ait été renfermé *dans l'étang de feu et de soufre* il ne cessera de mener la lutte ; -- encore qu'il soit vaincu d'avance ; encore qu'à chaque moment sa défaite se consomme en toute âme de bonne volonté qui laisse le Christ régner sur elle librement ; encore que tout commencement de civilisation chrétienne soit un obstacle à son pouvoir homicide et semeur de mensonge. Ainsi l'activité de Satan ne cesse d'être à l'œuvre, souterraine et rampante, ou bien manifeste, déchaînée, à ciel ouvert. Cette vérité, qui est solide comme une donnée de notre foi, coupe court à tous les rêves millénaristes, à toutes les chimères d'un acheminement vers je ne sais quel paradis sur terre.
Cependant ce qu'il importe de voir plus encore que l'activité de Satan ce sont les limites dans lesquelles elle est contenue. Il ne nous tentera jamais au-dessus de nos forces. Il ne réussira jamais à organiser la cité avec une telle perfection de malice que les âmes de bonne volonté ne puissent être sauvées et que l'Église soit abolie, ou se compose exclusivement de chrétiens sacrilèges, ou livrés au péché mortel, ce qui serait l'abolition de l'Église.
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Toujours la sainte Église comptera des saints et de grands saints. Le démon n'empêchera jamais cela, quelque malice hallucinante qu'il puisse mettre en œuvre pour faire prévaloir les *portes de son Enfer*, par les institutions et les « mouvements », par les arts et les systèmes philosophiques, par les techniques d'abrutissement, de décérébration, de falsification de notre fragile nature. Notre nature n'est pas fragile et malléable au point que notre liberté ne soit pas à nous, et d'abord à Dieu, -- de telle sorte que le démon pourrait nous faire pécher sans nous.
Limitée, contenue dans les bornes certaines que je viens de dire, l'activité du démon n'en est pas moins en progrès à travers les siècles.
Quand nous énonçons les deux vérités traditionnelles brièvement rappelées -- d'un côté l'achèvement du corps mystique qui progresse à travers la durée de l'histoire, d'un autre côté les méthodes diaboliques de lutte contre l'Église et de dénaturation de la cité qui sont également en progrès, prenons garde d'être dupes d'un facile mirage. Il ne s'agit en aucun cas d'une progression linéaire et indéfinie. Avec le progrès du corps mystique il s'agit d'une participation qui, sans doute, est multiforme et connaît d'innombrables renouvellements, mais d'une participation à des biens définis, précisés, et qui ne bougeront pas ; car ils sont définitifs ces biens que le Christ nous communique dans et par son Église ; c'est-à-dire la Révélation de sa vérité totale, ses sacrements établis une fois pour toutes : « Tout ce que j'ai entendu auprès du Père, je vous l'ai fait connaître » (Jean, XV, 15). Par une oblation unique il a rendu parfaits pour toujours ceux qui sont sanctifiés (Hébreux, X, 14). La participation à la Rédemption, le progrès du Corps mystique ne saurait donc s'interpréter à la manière de je ne sais quelle transmutation de l'Église et comme le passage à la théosphère teilhardienne ([^47]). Je suis dans l'Église et je désire ardemment le progrès de l'Épouse du Christ en lumière, en ferveur, en sainteté, en zèle apostolique, mais je sais que ce progrès ne consiste pas à atteindre une sorte d'ultra-Église (ce serait folie) mais bien à réaliser un approfondissement, qui est à reprendre avec chaque génération, dans la fidélité à la grâce du Christ et à son Évangile ; et je sais que cet approfondissement est d'autant plus pénible, contrecarré, trahi qu'il est réalisé par de pauvres pécheurs ; et toujours l'Église sainte se recrutera parmi les pauvres pécheurs.
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Telle est la forme véritable, même si elle est humble et déchirée, du progrès de l'Église : non pas la production teilhardienne toujours plus accélérée, toujours plus abondante, de je ne sais quels éléments d'une spiritualisation à venir, mais la participation sans cesse renouvelée des pécheurs que nous sommes (et cela grâce aux interventions toujours plus pressantes de la Vierge Marie) la participation sans cesse renouvelée aux richesses surnaturelles précises et déterminées contenues dans le cœur du Christ ; ces richesses qui, pour être intarissables, ne sont pas n'importe quoi et ne font pas n'importe quoi -- par exemple elles ne font pas la propulsion des hommes en direction de l'ultra-humain.
Le progrès de l'action de Satan, le progrès de sa contre-Église qui se perfectionne au cours des siècles ne doit pas être non plus imaginé d'une façon linéaire et comme une avance sans fin. Nous avons vu qu'il était limité par la souveraine puissance du Seigneur et par notre liberté aidée de la grâce. Par ailleurs il n'est pas symétrique du progrès de l'Église. Ce n'est pas un progrès par une participation sans cesse renouvelée à des richesses infinies, c'est un progrès dans la dénaturation, la corruption, l'avilissement, l'usage pervers des biens que le Seigneur nous a donnés. Mais cette dénaturation ou perversion ne parviendra jamais à disposer totalement de l'homme pas plus qu'à détruire l'Église. Lorsque cette éventualité sera sur le point de se réaliser, Jésus-Christ fera finir le monde, arrêtera net les entreprises de Satan et de son Antéchrist.
\*\*\*
Quelques mots à présent sur le progrès des sociétés humaines, des civilisations, de la cité de César. Comprenons tout d'abord que la cité de César détenant une consistance, une nature propre, ayant une fin bien à elle, qui n'est point le paradis sur terre, mais simplement le bien temporel de ses membres, son progrès véritable ne consistera certainement pas à faire éclater sa nature, à méconnaître ses lois. Puisqu'il existe une nature de la cité de César il existe, par le fait même des lois, des constantes, disons un droit naturel.
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-- Dès lors le déroulement de l'histoire doit sans doute permettre à la société d'inventer de nouvelles façons de mettre en œuvre ses lois propres, et dans ce sens on peut parler de progrès ; ce progrès consiste en une réalisation inédite de lois déterminées et fixes, encore qu'elles ne soient pas rigides. Mais le déroulement de l'histoire ne peut faire surgir un type de société qui dépasserait sa constitution naturelle. Concevoir le progrès de la société sous la forme d'un tel dépassement est une absurdité. Je conçois, certes, que si Dieu fait durer l'histoire humaine, c'est -- en nous plaçant au point de vue de la cité de César qui n'est pas premier, -- c'est afin que la civilisation manifeste certaines virtualités de la nature humaine, ou manifeste d'une manière nouvelle des virtualités déjà exprimées ; mais je ne peux concevoir que Dieu fasse durer l'histoire humaine pour que la cité de César confère à ses membres des virtualités qui ne sont pas de leur nature, ni de la sienne. L'idée d'une cité fabricatrice de l'ultra-humain, grâce au déroulement de l'histoire et par voie de complexification et de socialisation, vient buter inexorablement contre la notion élémentaire de nature : nature de la cité ; nature de l'homme.
Tel est cependant notre orgueil et devant les prestiges de Satan telle est notre décevante faiblesse, que bien des choses qui sont absurdes nous ne laissons pas de les rechercher. En particulier la cité de César au XX^e^ siècle veut réaliser une promotion transfigurante et vraiment ultra-humaine de notre misérable espèce. Au XX^e^ siècle la cité de César prétend mettre l'homme à la place de Dieu, transformer l'humanité en une monstrueuse divinité collective en devenir. En fait de progrès de la cité c'est une effrayante dénaturation, une perversion.
La nouveauté du communisme, son progrès dans le mal, c'est d'avoir fait une idole de la collectivité et de son devenir historique, activé par la dialectique révolutionnaire. L'homme est immolé à ce devenir historique du collectif, c'est par rapport à cela qu'il est jugé. La vérité devient « le sens de l'histoire ». Comme perversion de la cité de César, comme asservissement de l'homme, il est difficile de faire mieux ; (bien que ce ne soit peut-être pas impossible ; mais alors ce serait la fin du monde).
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En tout cas nous sommes au-delà de Machiavel au-delà également de la maxime désabusée du fabuliste :
« *Selon que vous serez puissants ou misérables*
« *Les jugements de cour vous rendront blancs ou noirs*. »
Nous voilà tombés dans une falsification sacrilège de l'état d'esprit général ; en effet ce qui est devenu dieu ce n'est pas seulement l'argent, le plaisir, le pouvoir, toutes les antiques idoles. Ces idoles restent, mais elles sont maintenant asservies à une idole nouvelle : le devenir historique de la collectivité, « le sens de l'histoire » manipulée par la dialectique révolutionnaire ; « le sens de l'histoire » c'est la nouvelle idole, la plus menteuse, la plus vide, la plus inhumaine.
Pour comprendre qu'on en soit arrivé à ce point il faut avoir saisi que la civilisation n'est pas, ne peut pas être close, fermée sur soi, autonome. En effet, le Christ est venu ; il est toujours là par son Église. Dès lors les sociétés humaines, sans sortir de leur orbite, sont inévitablement sollicitées par l'attraction de la sainte Église et du Prince des ténèbres. L'Église en leur donnant la lumière totale de la Révélation confirme et surélève le droit naturel des sociétés, purifie leurs coutumes, humanise leurs institutions, les rend dignes d'abriter des citoyens de la terre qui sont en même temps et plus encore des membres de Jésus-Christ. Cependant les sociétés humaines peuvent refuser Jésus-Christ et son Église et devenir ainsi esclaves de Satan. Alors il se passe pour elles ce qui se passe pour les personnes. *Le dernier état de cet homme, disait Jésus, sera pire que le premier.* Lorsque les sociétés humaines refusent le Christ et son. Église il faut bien qu'elles tentent de les éliminer, qu'elles essaient d'en prendre la place. Étant donné qu'on est fait pour l'absolu on ne peut vraiment refuser l'absolu sans tenter de se mettre à sa place, de s'ériger en absolu. Mais avec une pareille tentative les cités de César qui sont évidemment limitées et bornées se faussent, se pervertissent, mentent à leur nature véritable. Pour supprimer le Christ et l'Église, pour se substituer à eux, les sociétés humaines en arrivent à ce degré de perversion qui transforme la cité en contre-Église ; pensez aux étapes successives du progrès dans le mal : la Révolution française, l'étatisme en ses diverses formes, le communisme. Ce n'est sûrement pas achevé.
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Rappelons-nous seulement que ce progrès dans la perversion ne sera pas indéfini. Comprenons en même temps que le vrai progrès de la cité, celui d'une redécouverte, d'une nouvelle mise en œuvre de ses lois naturelles au gré des vicissitudes historiques, ce progrès reste toujours possible et l'Église ne cesse de nous guider et soutenir afin de le promouvoir, -- et quelques peines qui nous en coûtent ; -- non seulement des peines, mais bien l'héroïsme de la sainteté dans les choses mêmes de César, ainsi que saint Louis et sainte Jeanne nous en donnent un exemple parfait.
R.-Th. CALMEL, o. p.
*P.S.*
Quelques lectures pourront aider à mieux pénétrer cette notion de progrès, si souvent trouble et troublante ; elle est trouble lorsque, au lieu de se mesurer sur ce qui est, elle traduit les aspirations subjectives de l'orgueil humain et des faux messianismes ; elle est troublante lorsqu'elle rencontre dans notre cœur la complicité pour les chimères qu'elle évoque d'un paradis de paradis terrestre en devenir. Les lectures que je vais indiquer permettent également de bien saisir trois vérités essentielles. D'abord qu'il s'agisse des institutions, des arts, de la sagesse philosophique ou théologique non seulement le progrès prend des formes différentes (pas équivoques) mais surtout on rencontre, au moins aussi souvent, régression ou déviation que progrès véritable. Ensuite le progrès indéfini est inconcevable ; le progrès est limité par la définition même de notre nature. Enfin, dans aucun domaine, le progrès ne consiste à faire craquer les limites de notre nature ; il consiste à faire valoir ses virtualités pour le bien. -- Donc on pourra consulter : -- J. Maritain, *Théonas ou les entretiens d'un sage et de deux philosophes* (Desclée de Brouwer, Paris) *les* chapitres sur le mythe du progrès, les antinomies du progrès nécessaire, la philosophie de la révolution, le progrès de l'esprit. -- *Les Degrés du Savoir* (même éditeur) la fin de la préface et les pages 6 et *7.* -- *Art et Scolastique* (Éditions Art Catholique, 6, place St-Sulpice, Paris 6^e^), dans le chapitre sur les règles de l'art, la section sur la nécessité spéciale des renouvellements. -- Olivier Lacombe, *Existence de l'Homme* (Desclée de Brouwer, Paris, 1951) le chapitre sur le bon usage du temps et de l'histoire. -- Gustave Thibon, « Réflexions sur l'idée de progrès » (dans la *Revue Universelle* mars 1944) ;
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enfin la longue *préface* que Thibon a donnée au livre de Gilbert Tournier : *Babel ou le Vertige technique* (éditions Fayard, Paris 1959). -- Sur la jeunesse toujours renouvelée de l'histoire de l'Église, je ne connais pas d'étude spéciale. Sur la jeunesse de l'âme chrétienne on se souviendra surtout de certains textes incomparables de Péguy et Bernanos ; j'ai écrit aussi quelques pages au premier chapitre de *Sur nos routes d'exil* (nouv. Édit. Latines, Paris).
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### La fille du maître d'école (IV)
*Le mariage\
du maître d'école*
par Claude FRANCHET
Les trois premiers épisodes de ce récit ont paru mars (numéro 61), en mai (numéro 63) et en juillet (numéro 65).
IL EST DIFFICILE de tout savoir quand on n'était pas encore là. J'ai pu restituer l'essentiel de ce passé par ce que j'en entendis conter plus tard, ou surpris dans des conversations, des souvenirs de l'un ou l'autre, un mot de ma mère, de ma grand'mère, fortuitement de mon père. Mais ces mots étaient rares, il y fallait une occasion, la gaîté ou l'amertume d'un moment ; ce qui est arrivé finit par paraître si naturel puisque c'est ainsi que les choses se sont passées ; et sans doute je sentais là-dessus comme les autres, ayant peu moi-même interrogé à l'âge où j'aurais pu le faire.
Ainsi j'en suis réduite à seulement deviner que ma grand'mère, après son veuvage et peut-être aussi un temps où elle avait dû se ressaisir dans sa famille, si elle avait encore ses parents comme il n'était pas impossible, s'en vint une première fois habiter Troyes chez son beau-frère, le marchand de fromages au faubourg, qui louait dans sa maison plusieurs petits appartements. La même raison qui l'y fit revenir plus tard l'y aurait amenée : la possibilité d'ajouter à sa pension en faisant de la bonneterie en chambre comme cela se pratiquait alors ; il s'agissait des finitions aux sous-vêtements prêts à sortir des fabriques. C'était, pour les après-midi, un travail assidu, un peu ingrat, mais qui ne fatiguait pas et rapportait assez pour l'époque.
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La pauvre Flavie put ainsi se tirer d'affaire, dignement, de cette dignité qu'elle a toujours gardée en toute chose.
Je ne crois pas qu'il y eut dans ce qu'elle touchait à la caisse des pensions, la part de l'orpheline. Je n'en ai jamais entendu parler ; ainsi la chère femme travailla pour deux, mettant de côté pour une dot ses petites économies et les revenus du bien d'Ambroise loué à l'Ami, quand celui-ci les remettait. Ses sœurs aussi la soulagèrent. Je crois bien avoir compris que la petite, déjà grandette, passa au moins un an chez tante Joséphine qui de ce fait la considérait comme sa fille.
Elle y était en tout cas pour l'arrivée des Prussiens à Saint-Martin. Je le sais par une tradition de famille -- les émois de la bonne tante à la perspective de certains périls de guerre dans les maisons à demoiselles, comme il s'en contait depuis des siècles. Alors elle avait consciencieusement barbouillé de suie sa nièce de treize ans et même sa fille qui en avait moins : « Comme ça les sauvages n'en prendront pas envie ». En l'espèce les sauvages se trouvèrent de gros Wurtembergeois placides en la demeure et qui pleuraient leurs propres filles en montrant avec leur main tendue comme elles étaient hautes. La bonne tante rendit aux siennes leurs couleurs naturelles.
Aussi bien de leur passage il resta peu de chose. Dix ans après, dans nos campagnes, on parlait beaucoup moins d'eux qu'on ne rappelait encore les Cosaques de 1815, ces mangeurs de chandelle et de savon, aux exigences desquels on n'échappait que par malice et mauvais tours, avec des airs d'innocence. Je crois que toute ma vie, j'ai entendu conter ces tours.
DANS l'une des années qui suivirent, je ne saurais préciser laquelle, je sais ce que fit ma grand'mère de sa fille ; elle la fit accepter comme « demoiselle » dans une bonne maison de nouveautés de la ville. Je dis bien accepter, car les admissions étaient entourées de beaucoup de précautions, d'entrevues, voire d'enquêtes ; il fallait des candidates de la meilleure tenue et du meilleur renom ; avenantes, et avisées au premier coup d'œil sur les clientes ; mais faire partie du personnel de pareilles maisons devenait une garantie de toutes ces qualités exigées, et augmentait le renom.
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Sans doute le travail requérait d'autres choses encore, comme l'empire sur soi et une certaine endurance. Sans doute on s'y fatiguait et ma mère finit par y devenir anémique ; elle avait peut-être trop goûté l'air de Saint-Martin et celui du magasin dut lui paraître enfermé. Mais tout n'était pas dur et pesant, il y avait la camaraderie avec les autres demoiselles, leurs malicieux coups d'œil entre elles quand la dame héritait de la cliente la plus difficile et grincheuse, leurs gentilles rencontres pour la fête de l'une ou l'autre.
Et il y avait la mercière chez qui on les envoyait parfois, et quand les occasions officielles manquaient elles savaient bien y aller pour leur compte, à deux ou trois, après les heures de vente. Cette mercière si courue était une vieille menue demoiselle toute en petits sauts, petites manières, gentillesses surannées et politesses qui n'en auraient pas fini si tout nécessairement ne devait en arriver là. Or, cette fin, c'était justement ce qu'attendaient nos malicieuses de leur mercière. Après le commerce entouré d'aimables considérations, elle reconduisait ses clientes jusqu'à la porte et s'inclinait en disant : « Mesdemoiselles j'ai bien l'honneur... » et là-dessus exécutait un drôle de petit saut qui la faisait se retourner, si bien que c'était toujours inclinée, mais dans l'autre sens qu'elle achevait. « vous présenter mon respect ! »
Ce n'était peut-être pas très charitable, et d'autre part un peu gaillard, mais les rieuses en mal d'occasion ne manquaient pas d'évoquer, derrière les piles d'étoffes, le « respect » de la vieille demoiselle. Hélas, les générations aussi peu retenues, je dois l'avouer, ont suivi leur exemple ; et déjà, d'avoir vu plus tard ma grand'mère en grandes parties de rire avec sa fille, m'a fait imaginer qu'elle aussi, au moins une fois, avait dû se découvrir un urgent besoin de fil ou d'aiguilles.
POUR EN REVENIR AU FAUBOURG, je l'y vois au moins jusqu'aux derniers mois de 1875 (un acte d'héritation -- on disait héritation -- d'un oncle Nicolas, nous apprend qu'en 76 elle n'y était plus). Et je la vois y recevoir sa famille comme je l'ai vue plus tard quand elle fut redevenue Troyenne. Pour ces gens de Saint-Martin elle était l'hôtesse nécessaire et l'hôtesse tant aimable dans leurs voyages à la ville ; l'un de ses petits-neveux me l'a redit encore cette année.
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Et aussi bien voyait-elle venir les « pays » installés eux-mêmes à Troyes. Le plus proche était le vicaire de Saint-Nizier sa paroisse. Il était d'un village tout à côté de Saint-Martin et cousin à je ne sais quel degré ; ils s'étaient toujours connus, lui plus jeune mais à cette heure faisant figure d'aîné à cause de la soutane. Il s'attendait à être envoyé en campagne comme curé, et son unique sœur qui n'était pas mariée devait lui tenir son ménage. Ainsi en avaient-ils décidé tous les deux, mais cette sœur mourut avant. J'ai sans doute encore au grenier, dans un cadre ovale noir, le tableau mélancolique d'un saule pleureur penché sur un tombeau, le tout fait des cheveux de cette cousine.
Alors quand l'abbé H. fut en effet nommé curé, il vint solliciter ma grand'mère, qui devait avoir tout juste l'âge canonique, de vouloir bien remplacer sa sœur : il en serait tellement soulagé, et si content. Je l'imagine s'interrogeant, indépendante comme elle l'était, consultant ; enfin elle dit oui. Et c'est à Vorancher qu'il l'emmena.
On devine déjà que tout se préparait ; mais il reste à connaître plusieurs circonstances dont la rencontre est assez étonnante, et qui hâtèrent le train. C'est que d'abord le vicaire de Saint-Nizier avait été aumônier de l'École Normale durant la première année au moins du séjour de mon père ; ils se connaissaient. Puis que mon père sortant second de sa promotion fut nommé directement au hameau du Val des Druides où il y avait une classe trop nombreuse pour songer à la joindre à celle de Vorancher à trois kilomètres. Et qu'enfin l'anémie de ma mère survenant à ce moment, lui fit sur ordonnance de la médecine quitter la ville pour la campagne, y devant se nourrir de bon air et de pigeon qui remonte le sang : avec la permission de l'évêché et du cousin, ma grand'mère la prit avec elle au presbytère (où elle mangea des pigeonneaux offerts par les fidèles attendris et but du petit-chêne qui est la germandrée des bois, laquelle le curé se connaissant en plantes et un peu en maladies comme beaucoup de ses confrères d'alors, recommandait à ses paroissiens contre les « pâles couleurs »). Jusqu'en ces derniers temps il y avait, pendus aux poutres des cuisines de Vorancher, des paquets de petit-chêne fané.
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Mais voilà « mon cousin » revenu. C'est que ma grand'mère n'appela jamais autrement celui qu'elle servait, s'adressant à lui ou parlant de lui. Elle en avait l'habitude depuis presque toujours, elle la garda avec simplicité et un peu de hauteur envers les autres gouvernantes dont elle ne faisait pas volontiers sa compagnie, leur préférant les mères et les sœurs de « ces messieurs ». Peut-être sans s'en rendre bien compte. La vérité est aussi que sur ces pauvres femmes souvent méritantes couraient des histoires à réjouir les populations ; elles étaient personnages de contes. Et ma grand'mère avait trop, comme tout Saint-Martin, le sens du comique et l'esprit pour le saisir à point : elle aimait mieux conter elle-même que servir de personnage.
L'une des histoires cueillies par elle lui fournit comme à ma mère, à mon père, à son curé, et, faisant tache d'huile, tout autour de nous, une formule très précieuse pour les ascensions sociales. La trouvaille était d'une vraiment très brave servante à qui elle parlait du changement de paroisse de son curé. Même elle s'apitoyait : « Cela doit bien vous ennuyer, mademoiselle Sophie, de quitter votre presbytère, votre jardin, et tout votre bon monde... » Et l'autre : « Oui, mais j'descendons pas, j'montons ! » Le curé avait été nommé doyen. Mais ces messieurs aussi faisaient à l'occasion des gorges chaudes de celles dont il leur fallait bon gré, mal gré, subir les caractères, les manies et les essais de domination sur eux et la paroisse. « Heureusement, elles ne peuvent pas confesser, disait l'un d'eux. -- Oh que si, répondit un autre ; je vous assure que la mienne ferait bien la confession de tous mes paroissiens, si je voulais l'écouter ! » Il faut ajouter que souvent aussi ils reconnaissaient le dévouement et la sollicitude dont elles les entouraient, et tout le travail qu'elles ne plaignaient pas, même les jours de conférence : où d'ailleurs elles étaient aidées par quelqu'autre gouvernante venue avec son monsieur, et c'était en plus une bonne journée de confidences et de racontaines.
Ainsi ce que disaient les amis de mon cousin sur ces bonnes dames n'était jamais bien méchant, sauf un jour à ce que crut mon grand-père. Ce devait être déjà au moment des accords puisqu'il faisait une visite au presbytère.
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Comme il entrait un curé en sortait, vitupérant à grands renforts de tête et de bras contre une certaine Marianne. Et quand il fut parti : « Tu ! tu ! tu ! demanda mon grand-père qui commençait ainsi beaucoup de ses phrases, qu'est-ce qu'elle a bien pu lui faire, sa servante à ce monsieur le curé, pour qu'il soit si en colère contre elle ? » Le curé de céans regarda le bonhomme, et se mit à rire, d'un rire rassurant -- « Mais ce n'est pas sa servante, c'est la République ! » Mon grand-père en cligna des yeux. Mais il n'était pas encore assez habitué à la République pour s'y intéresser beaucoup.
Ainsi ma mère avait sa place au presbytère. La plus discrète possible ; elle me dit un jour qu'elle savait bien alors y être en dehors du règlement et à cause de cela gênante malgré le comportement affectueux du cousin, et qu'elle avait grandement souhaité se marier le plus tôt possible pour voir se rétablir les choses dans leur convenance canonique. Mais elle était là quand même avec ses vingt ans, sa gaîté, sa vitalité, et sa personnalité qui était grande. On ne pouvait donc ne pas prendre garde à cette jeune fille si bien douée, et aimable avec son visage expressif dont le nez était sans doute un peu gros, la bouche un peu forte, mais dont les yeux brillaient d'esprit ou de pensées passionnées.
Ainsi elle fut aimée dans la paroisse. Et eut bientôt, même par renommée, jusqu'à onze prétendants disait ma grand'mère et je le crus quoique le chiffre me parût un peu trop ressembler à celui des onze médecins de mon père dans sa maladie : ce devait être, dans la famille, une façon d'estimer gros. Quoiqu'il en soit elle en eut un certain nombre, même en mettant à part Monsieur Albert. Je m'aperçois que le nom et la personne des autres ne m'ont pas été révélés. Je sais seulement que pour une raison ou une autre elle ne voulut d'aucun ; même il y en eut que venant pour la première fois elle dédaigna voir de près après les avoir aperçus de loin -- pour l'un elle passa par la fenêtre tandis qu'il frappait à la porte ; pour un autre qui étant d'une famille de connaissance devait déjeuner, elle s'excusa avec beaucoup de grâce de ce que la moutarde manquait et qu'il lui fallait en chercher chez l'épicier : elle ne revint pas. Et d'autres défaites.
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Enfin mon père fut agréé parce qu'il était aimable, joli garçon, de situation assurée -- le procès de monsieur Albert hantait toujours ma grand'mère et mon cousin -- qu'on ne l'achetait pas chat en poche et qu'il fallait en définir, comme on disait.
DE LA PÉRIODE DES FIANÇAILLES je sais malgré les bons augures qu'elle fut assez mouvementée. Mon cousin était très bon mais de caractère prompt et ce gamin de vingt ans tout gracieux mais étourdi l'agaçait parfois -- au point qu'un jour il lui signifia que tout était rompu. Mon père s'en alla tout penaud. Mais mon grand-père arriva d'un trait sitôt rentré des bois et jetant sur la table un lapin de garenne (pris au collet bien sûr comme ils faisaient tous) et lui-même les deux bras en avant, et pleurant, et s'écriant : « Monsieur le curé mon Milon -- mon père s'appelait Émile, et on disait Clairon pour Claire, et même Phégeon pour Elphège ce qui était assez touchant dans la bouche de l'oncle François -- mon Milon crie et j'crie, il faut le faire revenir ou il va en faire une maladie... » Cher homme, c'est peut-être lui qui l'aurait faite, tant il tenait à ce mariage. Un tel accent, une telle crainte, que là-dessus maman « crie » aussi, et grand'mère avec un air perplexe : « Allons, mon cousin, il faut peut-être que nous soyons raisonnables » et la raison reprit le dessus.
Mais ma grand'mère traitait mon grand-père de finaud. Peut-être à cause du lapin. Je n'ai jamais très bien mesuré leurs sentiments vis-à-vis l'un de l'autre ; je dois dire qu'extérieurement tout se passait bien ; elle devait se sentir d'une essence supérieure, en quoi à beaucoup de points de vue elle se trompait, mais trop fine et bien élevée pour le laisser voir ; et lui, qui ignorait la courtoisie, avait envers elle quelque chose de cela. Ce dont je suis sûre, c'est qu'ils s'entendirent parfaitement à la fin de leur vie. Ils avaient tous les deux un peu perdu la tête, au moins la mémoire immédiate. Et je les entends à un moment où ils étaient tous deux à la maison et moi aussi.
Grand'mère, qui avait quitté depuis longtemps Vorancher, voulait en avoir des nouvelles :
« Monsieur B., dites-moi donc comment cela va chez Alice Bonnot ? J'aimais tant ses parents et elle était une petite jeune fille si gentille. Son ménage, ses enfants ? »
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-- Tu, tu, tu, ma bonne dame, ça ne va pas si bien que chez ses père et mère. Elle s'est mariée avec un garçon pas si courageux qu'eux, le bien n'est plus le même. Mais vous savez comme elle était : elle ne dit rien, elle supporte tout.
-- Mais ses enfants ? Ils doivent déjà être grands ?
-- Da ! Le garçon va faire son service. Il n'est pas forcené non plus sur l'ouvrage ; et c'est faraud ; c'est ferluquet tous ces gameiniots-là d'à c't'heure, ça se met les cheveux en tuppe, comme des clochers sur leur tête !
-- Et les Gignoux ?
-- Oh là c'est pire que pire. Le garçon s'en est allé en étrange pays avec une femme mariée de Troyes, et la fille a fauté avec un seigneur qui l'a emmenée à Paris et l'a laissée embarrassée. On ne l'a revue à Vorancher que mariée avec un pas grand'chose non plus.
-- Des mauvaises nouvelles, monsieur B.
-- Vorancher se défait, ma bonne dame ; votre temps ne s'y reconnaîtrait plus...
Et là-dessus le chroniqueur allait faire un petit tour au dehors ou un grand avec son Milon.
Et quand il revenait, une heure après :
« Monsieur B., vous ne m'avez toujours pas donné des nouvelles d'Alice Bonnot, ni des Gignoux. Qu'est-ce qu'on devient dans ces maisons-là ? »
-- Tu, tu, tu, ma bonne dame, Vorancher s'en va. Les Bonnot sont mal remplacés par le gendre, et chez les Gignoux c'est pire que pire... Le garçon...
Et tout recommençait dans le détail : les clochers sur les têtes des gameiniots d'aujourd'hui, les dérangements du fils et de la fille Gignoux.
Cela pouvait durer une journée :
« Monsieur B., vous ne m'avez toujours pas dit... » Si bien qu'un jour mon père prenant la mouche dit un peu vertement à maman qui ne pouvait s'empêcher de sourire :
« Tu ne pourrais, moqueuse, au lieu de rire, empêcher ta mère de s'amuser de papa en lui faisant toujours répéter la même chose ? »
Mais elle prestement :
-- Tu ne pourrais t'aviser, innocent, qu'ayant tous les deux perdu la mémoire et quelque peu le sens, l'une ne sait plus qu'elle a déjà demandé et l'autre qu'il a déjà répondu ? Et qu'ils ne se sont jamais si bien entendus ?
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Le cher papa en resta coi. Mais s'il y avait là pour nous faire sourire, au fond cela nous peinait tous les trois de voir ainsi diminués ceux que nous aimions. Et papa dit à la fin :
« C'est une triste chose, de vieillir. »
Et maman :
« Mon cousin disait que la vieillesse était une pénitence. »
Les uns après les autres, génération après génération, nous avons vu venir cette pénitence-là.
MAIS pour avoir commencé par les nuages et les éclats, me voilà loin des fiançailles. Pourtant maman en gardait bon souvenir, justement à cause de grand-père ; non parce qu'il arrangeait les choses dérangées mais parce qu'il était très gentil avec elle et lui faisait passer de gais dimanches. Je ne l'ai jamais vu sous ce jour ; elle, me racontait plus tard que ces après-midi des dimanches, après les vêpres, et papa l'étant venue chercher, elle se rendait avec ma grand'mère à la maison au bas des bois. Maman Julie les y recevait avec convenance et sa gentillesse un peu sévère et silencieuse, le fiancé avec tout l'empressement qu'on peut imaginer, et grande père tout en frais les surpassant tous les deux. Je puis dire une fois de plus que ce mariage le comblait (il avait craint, paraît-il, un choix trop primesautier de son fils) et dans son contentement il organisait les loisirs avec des danses et des jeux de société. Même cela me fait penser après coup que tout n'avait pas dû être sauvagerie dans son éducation et celle de ses frères, que peut-être en dehors des brûlots et des batailles il y avait eu place pour d'anciens et gracieux divertissements dont le souvenir lui revenait pour fêter une demoiselle.
Alors il disposait d'une certaine façon des chaises entre lesquelles il fallait passer en dansant et se donnant la main comme en un branle tandis qu'il chantait, et bientôt les autres avec lui :
*Lé lon la, laissez-les passer*
*Les Français dans la Lorraine*
*Lé lon la laissez-les passer*
*Les olivettes après l'dîner*
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Cela s'appelait les Olivettes et je n'en connais pas d'autre couplet. Il y avait aussi Bonhomme, bonhomme, dont les paroles sont vaguement à l'italienne venues sans doute de l'un de ces Napolitains -- ou seulement Savoyards qui passaient autrefois par les pays avec leurs « musiques », leurs instruments à jouer des airs. Et le secret consistait à mimer aussitôt que mon grand-père, sous peine d'un gage, le jeu de l'instrument qu'il avait choisi. Maman disait qu'il fallait le voir et l'entendre, se démenant (moi qui ne le revois guère que songeur dans le mystère de ses yeux tristes -- déjà les années avaient passé...) et les faisant se démener tous car j'ai oublié de dire que parfois de jeunes amis venaient se joindre aux fiancés.
Se démenant :
*Bonhomme qui savez jouga,*
*Jouga de la tambourina*
*Et bour, bour, bour*
*La tambourina.*
(Ici il faisait aller devant lui deux baguettes imaginaires.)
*Bonhomme, bonhomme,*
*Tu n'es pas maître dans ta maison*
*Quand nous y so-o-mes !*
Et il y avait la flûta, et la clarinetta, et le violona, et tout ce que le « bonhomme », connaissait en instruments. Maman disait aussi qu'on s'amusait fort à ce jeu. Il y avait vraiment bien de l'innocence dans les cœurs.
Mon grand-père connaissait une autre chanson, mais il jugeait certainement qu'elle n'était pas pour les jeunesses : ne s'appelait-elle pas *Les Grisettes de Paris ?* A vrai dire le sujet en était quasi moral ; un garçon de campagne venu à la grand'ville et invité par l'une de ces demoiselles trouvait chez elle un tel désordre et sur elle une telle malpropreté que tout scandalisé il reprenait bien vite l'escalier. Je ne sais ni quand ni comment j'eus vent plus tard de cette chanson comique aux champs, naguère.
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...Un souvenir aussi de temps des fiançailles doit être là-haut, dans une caisse, avec tant d'autres choses. Ce sont des livres offerts par mon père à sa fiancée. Il y a *Atala* et *Les Natchez* dans le même volume ; j'en fis mes délices -- sans rien comprendre au destin d'Atala -- sur mes quinze ans ; comme j'aime encore aujourd'hui « le grand enchanteur », le grand artiste. De plus, je touchais au livre avec une grande révérence parce que la feuille de garde portait, en la belle calligraphie déjà évoquée : « Ma pensée vous accompagne. » Que c'était beau aussi, et romanesque ! Quelqu'un m'écrirait-il un jour de façon aussi enflammée ?
Et, assez inattendus, *Les Faucheurs de la Mort*, l'histoire d'une révolte de la pauvre Pologne opprimée par les Russes en cette seconde moitié du dix-neuvième siècle ; on y faisait la connaissance d'une famille patriote et du commencement de ses malheurs ; la suite, en trois volumes je crois s'appelait *Les martyrs de la Sibérie*. J'avais douze ans quand maman me permit ces livres les jeudis et les dimanches, pour avoir la paix sans doute ; et ils me passionnèrent ; mais je doute qu'elle-même les ait jamais lus en entier, elle répondait trop vaguement là-dessus à mes exclamations et mes allusions.
Puis peu à peu, l'hiver écoulé, la Vierge de la Chandeleur ayant depuis longtemps suspendu les premiers chatons aux noisetiers et c'était maintenant le temps des rondes de primevères aux vergers, le mariage se fit proche. Il fut fixé au mardi de Pâques, un 3 avril. On était en 1877 ; le contrat est daté du 15 mars.
#### Un contrat, une noce
Cet acte des apports des futurs époux je l'ai entre les mains, il n'y a pas très longtemps que je l'ai découvert. Ce ne fut pas sans émotion, et aujourd'hui encore où je viens de le relire j'en reste touchée, assez pour avoir d'abord hésité à en écrire. Une sorte de pudeur m'en retenait, non point comme si j'allais livrer un nouveau secret de pauvreté, mais au contraire celui des « pauvres honneurs des maisons paternelles » selon le mot de Péguy et je n'en connais pas de plus lucidement et sensiblement vrai sur ce qu'il veut faire entendre : les dignes convenances et appartenances des plus modestes parmi les hommes. Et cela devient un secret profond des vies, des cœurs.
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C'est pour cela que le contrat de mon père et ma mère me touche tant. Et tout le rustique pensé, soupesé et proposé par mon grand-père plus que tout. Car en plus de la situation faite à son fils où il avait mis ses premières, importantes économies, en plus du trousseau et quelque peu de mobilier, il assurait au jeune ménage, durant dix années -- mais cela dura bien plus longtemps encore -- une grande partie de « la vie » comme on disait.
D'abord vingt-cinq kilos de porc (tout le monde parlait, sauf votre respect, de cochon, mais comment, dans un acte officiel, nommer les choses si familièrement, vulgairement). Et voilà donc pourquoi chaque hiver « vers Noël, où est mis bacon en sel » je voyais arriver avec grand intérêt, par le messager, le quartier de cochon attendu. C'était toujours un mercredi, à cause du lendemain jeudi. Mon père alors, ceinturé de son grand tablier de jardinier, remontait le saloir de la cave et mettait d'abord au fond une brique brûlante sur laquelle ma mère versait du vinaigre qui fusait sur les parois en vapeur antiseptique ; puis il disposait soigneusement en couches les morceaux savamment découpés et entourés de sel. Après quoi il rebouchait le pot avec un linge sur lequel il remettait le bouchon de terre cuite.
C'est à peine si je respirais pendant ces opérations. De plus en plus intéressée, et tâchant de tourner, sans image, autour du pot ; mais toujours éloignée d'un revers de main et même d'un juron ; en vérité il ne fallait ni souffler au-dessus de la salaison ni presque parler de peur de gâter tout. Et c'est à deux qu'ils redescendaient, précautionneusement, le saloir à la cave. C'était un rite accompli.
Toute cette scène m'est restée très vivante ; j'entends même mon père avec son cri effrayant sur moi -- car j'ai parlé de juron ; mais il en avait à lui, d'assez inoffensifs, comme : tonnerre de soir ! et surtout : jamais de la vie ! avec lesquels il trouvait le moyen d'ébranler la maison -- Je regarde. Et tout d'un coup je me demande s'il est encore dans le département et ailleurs, un seul instituteur capable, certain matin de jeudi où il fait bon fermer la porte sur la neige et le froid, de saler un quartier de cochon venu de son pays ; S'il a même un bonhomme de père avec une soue et l'habillé de soie dedans...
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« Vingt-cinq kilos de porc... »
Et je reprends l'énumération :
Quatre feuillettes de cidre de chacune cent trente-six litres, « sans fût » : cette précaution faisait que mon père songerait à renvoyer les vides. Il y en a encore une autre pour le cas des années sans pommes, avec des arrangements pour donner du cidre de l'année précédente ou compléter l'année suivante.
Deux cent quarante kilos de pain de ménage, ou si le futur époux réside à plus de huit kilomètres, trois hectolitres vingt litres de bon froment. De cela je n'ai jamais entendu parler devant moi, je ne sais si d'autres arrangements étaient intervenus. Peut-être mon père et ma mère avaient abandonné pain et farine.
Dans ces stipulations pourtant minutieuses -- il y a quantité de prévisions et suppositions comme celle de la mort du futur conjoint et de ses descendants avant les dix années écoulées -- il n'est bien entendu, aucunement question de cadeaux, don du pur amour, comme les sacs de pommes qui arriveraient à la fin de chaque automne, des paniers de fromages « passés » de maman Julie, des petits pâtés de Pâques et de Noël à la mode de Vorancher, soigneusement rangés sous le même couvercle noir que les bouquets de mai.
L'apport de la future est moins pittoresque, mais fait comprendre que la chère enfant était un assez bon parti pour le jeune maître d'école, et pourquoi mon grand-père en plus de la sympathie vite tournée en affection qu'il ressentait envers elle, et de ses craintes d'un coup de tête de mon père, tenait au mariage. Et j'imagine volontiers que les onze prétendants non plus ne venaient tout à fait à l'aveuglette. Tout se dit par nos campagnes.
Le contrat marque d'abord, comme innocemment, une créance de mille francs du grand-père Ambroise sur l'oncle Benjamin, le vrai nom de notre héros dévorant à mon cousin de Troyes et à moi, l'oncle l'Ami.
Puis un trousseau, des bijoux, des objets personnels dont le montant n'est pas donné pour une raison indiquée plus loin et qui ne nous intéresse pas.
Et comme chaque jeune Champenoise aujourd'hui encore apporte à son entrée en ménage un lit « garni » ma mère ne devait y manquer en apportant de la literie, puis meubles et « meublants », ustensiles et vaisselle pour mille francs.
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Mais, on s'en doute, le gros morceau était ailleurs, pour la fin. C'est que ma grand'mère s'engageait à verser en trois fois, dont la première aussitôt, la somme de quatre mille francs inscrite en grandes lettres dans le contrat. Je ne doute pas que là-dessus quelqu'un n'ait envie de sourire, après tant de paroles et précautions ; mais songeons à la valeur-or de ce temps et nous trouverons -- du moins me l'a assuré qui j'interrogeais -- que l'ensemble de l'apport pourrait représenter assez au-delà d'un demi-million de nos anciens francs. J'en fus moi-même étonnée, et je compris un peu les émois de ma grand'mère se demandant plus tard ce qu'ils en avaient fait.
En réalité, si j'avais su établir le rapport des choses, j'aurais pu renseigner la chère femme sur une dépense au moins du jeune ménage ou plutôt de mon père comme elle le supposait. C'était l'achat, pour quatre cents francs, des quatre gros volumes d'une Encyclopédie imposée par un voyageur au nom de Monsieur l'Inspecteur d'Académie. A ce nom révérend mon père avait retiré son chapeau et réglé séance tenante. Un beau trou dans la bourse. Le pis est que cette Encyclopédie personne ne l'a lue, sauf peut-être lui aux premières pages. Et elle ne servit qu'à me hausser à table sur ma chaise, encore je lui préférais un vieil antiphonaire comme plus large et plus beau : à mon avis, partagé par maman quand il y avait de la société.
Enfin ce fut vraiment le beau jour (où il fit un orage si épouvantable que la grand'tante Joséphine en tira de tristes augures pour la paix du ménage ; mais elle ne les assurait en gémissant que dans les petits coins, aux plus intimes).
Elle était arrivée la veille avec l'oncle Hercule, ses trois enfants dont Théodule en garçon d'honneur, et une petite-fille de Zoélie chargée de représenter ce côté de la famille. C'était la cousine Estelle. A cette jeunesse, la légende voulut que mon père eût aussitôt fait la cour ; il y a toujours eu des mauvaises langues, mais il en était bien capable sans la moindre malice. Plus sûre est cette autre histoire que la tante Joséphine, ayant levé la main en un geste de juge tout à elle, et dit en montrant maman : « Mon neveu, rendez-la heureuse ! » il répondit : « Oui, ma tante ! » et puis presque aussitôt : « Mais ma tante, regardez mon beau gilet ! » Il était content, de tout sans doute, comme un enfant.
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Maman m'a conté la scène un jour, riant de tout son cœur, je dois dire, et, du geste noble de la tante, et de la réponse de l'étourdi. Elle aimait moins la légende de la cousine Estelle et se vengeait un peu du manque d'à propos de son quasi marié en assurant que le lendemain, le jour du mariage, il avait voulu faire pied fin et gémissait dans des bottines trop étroites, tandis qu'ayant pourtant au-dessus des oreilles des ondulations naturelles en queues-de-canard il avait voulu se faire friser et présentait un côté de la tête tout roussi. La chère maman a toujours vu les choses avec passion et imagination.
Aussi bien tout cela n'empêcha pas la noce d'être une belle noce, sans musique en souvenir du grand-père Ambroise mais avec force rôtis sans légumes et tout le reste. Et la mariée une belle mariée avec la fameuse robe de mousseline à polonaise, la ceinture de monsieur Albert, une couronne de fleurs d'oranger en cire, la broche et les pendants d'oreilles assortis. Cette couronne je l'ai toujours vue aux murs de nos « chambres » successives, sur un fond de velours rouge découpé en grand ovale et encadré de feuillage en métal argenté et de pareilles marguerites au cœur doré. Car elle a toujours suivi nos déménagements. C'est moi qui l'ai brûlée, après la mort de mon père qui l'avait gardée précieusement aussi dans ses années de veuvage.
Le lendemain d'un mariage on disait toujours une grand'messe pour les morts des deux familles. Toute la noce y assistait ; et la nouvelle mariée y portait ses atours de femme ; sa robe de soie qui devait durer toute sa vie, et son premier chapeau fermé, une petite capote à brides ; car jamais plus elle ne remettrait les chapeaux de bergère à larges bords et rubans tombants de son temps de jeune fille, sauf les grandes formes de paille ou de jonc pour aller en semaine au soleil ; et pas davantage les fantaisies haut perchées et empanachées comme on commençait à en voir sur les têtes des citadines ; et les brides n'étaient pas un ornement, mais comme un symbole de retenue. Comme jamais plus, pour s'habiller, elle ne se remettrait en taille : ce lendemain et « les beaux dimanches », ceux qui suivraient le mariage, elle porterait le châle cachemire offert par son beau-père avec les orreries, un serre-cou et sa croix, une chaîne de montre que je vois sur ses photographies de jeune femme, une broche en ovale où il y avait de l'or vert.
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Maman trouvait que son beau-père avait été généreux ; il n'avait pas plaint les orreries qu'ils étaient allés acheter ensemble avec mon père et sans doute ma grand'mère, ainsi que le châle épais et plus grand que celui de Flavie le lendemain de ses propres noces. Je les ai tous les deux ; mais celui de Flavie moins riche, et plus usé d'avoir longtemps servi à Troyes de tapis de table, a ses couleurs plus belles ; dans les palmes des verts et des bleus-turquoise plus doux sur un fond de rouge passé qui me charme.
En tout cela le souvenir attendri de ma mère allait à sa capote, peut-être parce qu'elle fut plus éphémère que le reste et marquait plus gracieusement un temps. Un jour, quand j'étais petite fille, nous allions aux sapins en traversant une friche. Et voilà tout d'un coup cette jeune maman poussant un petit cri : « De la petite centaurée ! » et elle se baisse et cueille sur une même tige comme tout un bouquet, plus large du bas, de jolies fleurs d'un rose assez vif, qui me ravissait en soi. Elle était ravie autrement : « Tu vois, j'en avais à ma capote de lendemain... » Je la regardai, je regardai à nouveau les petites corolles si fraîches, dans sa main ; l'étonnant est que je me sentais aussi émue qu'elle. Pourquoi l'image de ce court moment m'est-elle toujours restée ?
Mais :
*Allez-vous en, gens de la noce*
*Allez-vous en chacun chez vous...*
Eux, montaient au Val des Druides. Et commençait vraiment la vie du ménage d'un jeune instituteur, en l'an 1877.
Claude FRANCHET.
123:68
### De la justice sociale
*Examen des objections*
EN UN TEMPS troublé de bien des manières, mais aussi par un vacarme de journaux et de radios qui retire à l'intelligence quelques-unes des conditions de son exercice, celui qui entreprend un travail philosophique, si modeste soit-il, se demande parfois s'il existe encore des lieux d'accueil intellectuel. Comme à d'autres époques de barbarie, les grands Ordres religieux maintiennent, pour les renaissances à venir, un certain goût du travail honnête et de la réflexion. Je ne me dissimule pas que mon mince opuscule : *De la justice sociale* ([^48])*,* n'a guère atteint jusqu'à présent ceux auxquels, par erreur peut-être, il était d'abord destiné dans ma pensée. Mais les grandes revues des Dominicains et des Jésuites, l'*Angelicum,* la *Civiltà cattolica, la Revue thomiste, la Revue des sciences philosophiques et théologiques,* l'ont accueilli d'une manière qui m'honorerait bien au-delà de mon mérite, s'il ne fallait y voir surtout un encouragement dont je veux les remercier. Un encouragement qui à coup sûr s'adresse beaucoup moins à ma personne que, d'une manière générique, à cette sorte de travaux, trop délaissée en ce moment intermédiaire entre deux civilisations, je veux dire plutôt entre le monde moderne et le monde post-moderne. Du côté des laïcs, qui sont plus directement concernés par la justice sociale, je n'ai eu connaissance que du *Bulletin des Lettres* de Lyon et de *Doctrine et Vie* de Jean Daujat, qui aient accordé quelque attention à ce petit travail. Les religieux Jésuites et Dominicains ont manifesté plus d'intérêt.
124:68
La revue *Angelicum* a eu la bonté d'en dire : « *Istae efficidationes conceptuum magni momenti sunt pro democratia hodierna* »*.* Et la *Civiltà :* « *Ha fatto molto bene l'autore...* »*.* Le P. Dognin, dans la revue des Dominicains du Saulchoir ([^49]), le P. Golfin, dans la revue des Dominicains de Toulouse ([^50]), ont formulé, avec beaucoup de bienveillance et de bonne grâce, des objections. En faire l'examen, ce sera répondre à leur attention par une égale attention ; et chercher à tirer profit de leur science.
\*\*\*
Les objections portent sur nos chapitres IX et X, qui sont manifestement les plus faibles. Sur la première partie en revanche, qui veut démontrer que la JUSTICE SOCIALE des Papes, la JUSTICE GÉNÉRALE de saint Thomas, et sa JUSTICE LÉGALE, ont même extension et même compréhension, il n'y a pas eu d'objection exprimée. L'accord du P. Dognin, toutefois, n'est pas certain. Il approuve l'exposé de « cette relation étroite et privilégiée qui doit s'établir entre la justice générale et la justice particulière distributive pour la réalisation du seul bien commun acceptable, l'ensemble constituant la justice sociale dont parlent les papes contemporains ». De fait, nous avons insisté sur la relation qui s'établit entre la justice générale et la justice particulière distributive, et souligné son caractère privilégié, étroit, ordinairement peu mis en lumière ou inaperçu. C'est pour ce motif, croyons-nous, que les Papes contemporains ont quelquefois parlé de la justice sociale d'une manière qui englobe plus ou moins implicitement la justice distributive. Mais la « justice sociale » n'est pas l'ensemble : « justice générale plus justice distributive » ([^51]). La justice sociale, telle que la définissent les Papes, c'est la justice générale.
125:68
Le sentiment du P. Golfin est sur ce point apparemment l'inverse de celui du P. Dognin : « Si l'auteur semble lier d'un peu trop près justice sociale et justice distributive, il ne les confond jamais, et c'est là l'essentiel ». Aussi réaffirmons-nous clairement nos deux propositions : 1. -- la justice particulière distributive a un lien privilégié avec la justice sociale ou générale ; 2. -- justice sociale et justice générale ont même extension et même compréhension.
La troisième partie de notre opuscule, sous le titre un peu vague et sans doute trop banal : « dimension de la justice sociale », traitait du bien commun international et de la société internationale. Le P. Golfin excepté, elle paraît n'avoir pas retenu l'attention des recenseurs. Ce sont pourtant des questions sur lesquelles nous aurions besoin des lumières d'une philosophie sociale explicite, et c'est dans l'intention de provoquer ces lumières, beaucoup plus que de trancher ces questions, que nous nous étions aventuré sur ce terrain. Nous regrettons que, pour le moment, on nous y ait laissé à peu près seul. Le point de savoir, notamment, ce que peut être une société des États -- société naturelle et nécessaire, mais composée d'États qui sont des sociétés parfaites -- appelle certainement une élucidation philosophique.
#### L'objection du P. Golfin.
Donc, ce sont nos chapitres IX et X qui ont attiré les critiques. Voici celle du P. Golfin :
« Ses réflexions (...) sur la « participation au bien commun et non aux bénéfices de l'entreprise (sont) intéressantes par la lumière qu'elles jettent sur les exigences d'une justice sociale bien comprise et (sont) dans l'esprit des enseignements pontificaux. Toutefois il ne faut pas donner l'impression qu'une participation aux bénéfices de l'entreprise est, en tout état de cause, rejetée : si la justice demande davantage et de façon plus assurée, une telle participation peut être un moyen pratique et limité de la réaliser dans telles et telles circonstances. »
126:68
Cette objection du P. Golfin, je la fais mienne volontiers, j'y souscris entièrement. En cet endroit, le texte risque de *donner l'impression* que la participation aux bénéfices de l'entreprise est rejetée en tout état de cause. Le P. Golfin a bien vu que je situe la justice au-delà et non en deçà d'une telle participation : la justice demande autre chose, qui est davantage (et non pas moins). Préoccupé d'établir : 1. -- que la participation aux bénéfices n'est pas une requête de la justice, et 2. -- que la justice requiert beaucoup plus, à savoir la participation -- plus importante et plus stable au bien commun de l'économie nationale (et internationale), j'ai omis de concéder assez explicitement que la participation aux bénéfices peut constituer, selon les circonstances, un moyen pratique et opportun de progrès social. L'objection du P. Golfin apporte donc une précision et un complément qui étaient nécessaires.
#### L'objection du P. Dognin.
Elle porte sur le même point, mais elle est beaucoup plus radicale :
« ...Nous aurions plus de mal à suivre l'auteur quand il nie formellement que les exigences de la justice distributive impliquées dans la notion de bien commun aient une incidence *à l'intérieur* de l'entreprise industrielle pour le calcul du salaire. Que *toute* la justice sociale puisse être réalisée à ce niveau modeste, c'est évidemment impossible ; qu'il faille pour cela recourir à l'organisation professionnelle et interprofessionnelle, nous en sommes persuadé avec lui. Mais pourquoi ne pas appliquer ici encore le principe de subsidiarité et faire au niveau inférieur de l'entreprise tout ce qui peut y être fait et bien fait ? Si d'ailleurs la justice distributive n'y avait aucun rôle à jouer, comment pourrait-elle intervenir *ex abrupto* au niveau de la profession, et pourquoi précisément à ce niveau et pas à celui de l'interprofession ? ou au niveau national ? L'arbitraire choquant de cette détermination ne peut être évité, pensons-nous, que si l'on reconnaît franchement la nécessité de son intervention à *tous* les niveaux successivement superposés.
127:68
« Il reste certes une difficulté de taille, et l'on peut être reconnaissant à l'auteur de l'avoir soulevée (...) C'est le texte bien connu du discours de Pie XII à l'U.N.I.A.P.A.C. (7 mai 1949). Mais pour interpréter correctement ce texte, il ne faut pas, nous semble-t-il, oublier tous les autres passages où un certain droit des ouvriers sur les bénéfices a été reconnu. Déjà *Quadragesimo anno* stigmatisait que le capital réclamât « pour lui la totalité du produit *et du bénéfice* »*,* et recensait, parmi les facteurs à prendre en considération, non seulement la subsistance de l'ouvrier et de sa famille et les « nécessités de l'économie générale », mais encore « les besoins de l'entreprise et de ceux qui l'assument ». Le *Directoire pastoral en matière sociale* reprenait le même enseignement (n° 87). L'encyclique *Mater et Magistra* le développe encore en précisant que les entreprises prospères qui pratiquent l'autofinancement devront « reconnaître un titre de crédit aux travailleurs qu'elles emploient, surtout s'ils reçoivent une rémunération qui ne dépasse pas le salaire minimum ». S'il avait davantage tenu compte de ces textes même seulement de ceux qui sont antérieurs a son livre -- l'auteur n'aurait certainement pas pu écrire que « les bénéfices de l'entreprise ne sont pas un bien commun de l'entreprise, mais un bien privé du propriétaire individuel ou des co-propriétaires collectifs ». Reste cependant qu'il y était incité par le texte ci-dessus mentionné. Mais si l'on interprétait ce dernier dans le sens rigide d'un bannissement de la justice distributive hors des frontières de l'entreprise privée, on le mettrait en contradiction formelle avec l'enseignement commun que nous venons de rappeler. Il nous semble donc que pour lui donner son vrai sens, il faut y distinguer deux affirmations de portée tout à fait inégale. La première, fondamentale, c'est l'appartenance de l'entreprise à « l'ordre juridique privé de la vie économique ». La seconde, dérivée, c'est que, si la justice distributive est le propre de l'État et du droit public, comme l'affirment la plupart des auteurs, il faut évidemment la bannir de l'entreprise. Mais (...) la justice distributive n'est pas cela et ce caractère public ne lui a été surimposé qu'à la suite d'une mauvaise lecture d'un texte de saint Thomas par Cajetan. Il est donc non seulement possible, mais même nécessaire et urgent, de la réintroduire dans les comportements économiques et on peut le faire sans enlever le moins du monde à ces derniers leur caractère essentiellement privé, en leur enlevant toutefois le caractère individualiste et rigoureusement commutatif (*do ut des*) qui était le propre de l'économie libérale. »
128:68
Objection, ou plutôt complexe d'objections.
Réponses :
1. -- Nous n'avons pas eu la pensée de fixer arbitrairement un « niveau », et un seul niveau, à la justice distributive. Et en tout cas point celui de la seule profession. Nous avons au contraire insisté sur le niveau national.
Partout où (et seulement où) il y a BIEN COMMUN, il y a justice distributive. Le bien commun national possède une consistance, une stabilité, une durée, et une primauté, qui en font un « niveau » privilégié, ou plus voyant, pour l'exercice de la justice distributive. Mais la vie sociale est faite d'une hiérarchie de biens communs. Il y a un bien commun familial. Il y a un bien commun de l'entreprise. Et cetera. A tous ces niveaux, il y a justice distributive.
2. -- Donc, il ne s'agit pas d'exclure de l'entreprise la justice distributive. Il s'agit d'exclure de la justice distributive les bénéfices de l'entreprise, ce qui n'est pas la même chose. Nous avons écrit que « les *bénéfices de l'entreprise ne sont pas un bien* commun *de l'entreprise, mais un bien privé du propriétaire individuel ou des co-propriétaires collectifs* »*.* Nous y étions « incité » en effet par un texte de Pie XII, et même par plusieurs. Celui du 7 mai 1949, certes. Et quelques autres. Et *Quadragesimo anno* également (§ 118) : les rapports entre « le capital ou propriété d'une part, le travail de l'autre (...) doivent être réglés selon les lois d'une très exacte justice COMMUTATIVE » : « *Mutuae utrorumque relationes adstrictissimm justitiæ leges, quam commutativam vocant, exigi debent...* ». Il ne s'agit donc pas là d'un enseignement *isolé* qui contredirait l'enseignement *commun* des Papes. Il ne s'agit pas non plus d'un enseignement qui pourrait être interprété seulement dans le sens de « l'appartenance de l'entreprise à l'ordre juridique privé de la vie économique ». Il s'agit, nous semble-t-il, d'un enseignement positif, formel, jamais directement contredit ou nié, qui place les bénéfices de l'entreprise en dehors de la sphère du bien commun de l'entreprise (ou en dehors de la justice distributive ; cela revient au même).
129:68
3. -- Quels sont les textes pontificaux apparemment contraires ? Ils se réduisent à deux.
*a*) Quelques mots de *Quadragesimo anno,* cités sans autre précision. Ils nous paraissent extraits du § 60. Le mot BÉNÉFICE, que souligne le P. Dognin, est dans la traduction. Le texte latin dit : « *Qumcumque procreata erant, quicumque redibant fructus, capitale sibi vindicabat...* »* ; cela* pour décrire une situation contraire au principe qui vient d'être affirmé au § 59 : « Il serait radicalement faux de voir soit dans le seul capital, soit dans le seul travail, la cause unique de tout ce qui se produit par leur effort combiné ; c'est bien injustement que l'une des parties, contestant à l'autre toute efficacité, en revendiquerait pour soi tout le fruit. » Ce qui est de nature à modifier la détermination des *bénéfices légitimes*, mais laisse entière la question de savoir si les bénéfices proprement et licitement dits sont un bien privé du propriétaire ou un bien commun de l'entreprise. Au demeurant, lorsque Pie XII enseignait que les bénéfices ne sont pas un bien commun de l'entreprise mais un bien privé du propriétaire, nous ne croyons pas que personne ait trouvé à ce moment une incompatibilité ou une opposition quelconque entre cet enseignement et le principe énoncé aux paragraphes 59 et 60 de *Quadragesimo anno.* On peut remarquer au contraire l'accord avec le § 118 déjà cité de la même Encyclique : justice COMMUTATIVE, disait Pie XI ; et non pas DISTRIBUTIVE, ajoute Pie XII. l' « enseignement commun » nous semble bien être celui-là.
Le P. Dognin invoque, sur le même point, le § 87 du *Directoire pastoral en matière sociale,* adopté par l'Assemblée plénière de l'Épiscopat français, le 27 avril 1954, pour les diocèses de France. Nous avons ce texte sous les yeux. Son titre complet ajoute et précise : *à l'usage du clergé.* L' « introduction » souligne cette précision ; souligne aussi le caractère *pastoral* du document : « Les thèses doctrinales n'y sont pas présentées d'une manière didactique et complète. Leurs positions n'ont été rappelées que sommairement... ». Cela fait deux raisons pour lesquelles le LAÏC préoccupé de PHILOSOPHIE sociale se sent écarté d'un tel texte. Je me limiterai donc à observer que ce § 87 n'exclut point, mais au contraire admet explicitement que « tous les bénéfices restent aux capitalistes » : ce n'est pas en soi injuste ou immoral (cela peut le devenir en fait dans certaines circonstances -- mais c'est alors une autre question).
*b*) Le second texte est *Mater et Magistra*, passage sur l'autofinancement. Il n'y est pas question de « bénéfices ».
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Mais on définit couramment l'autofinancement comme des « bénéfices réinvestis ». Définition qui n'est point pontificale, et qui conduit à des impasses. Elle conduirait notamment à ceci : le propriétaire de l'entreprise serait légitime et seul propriétaire du bénéfice à la condition de le garder pour lui, il cesse d'en être légitime et seul propriétaire s'il le réinvestit dans l'entreprise. Ce serait manifestement immoral et absurde. Les apories ainsi rencontrées conduisent, selon nous, à considérer que les sommes réinvesties (elles ne sont pas réinvesties arbitrairement, mais en fonction de facteurs économiques et moraux concernant la survie et le développement de l'entreprise) ne sont pas des bénéfices, et que les bénéfices s'entendent seulement des sommes qui restent après soustraction des réinvestissements (au même titre que les bénéfices s'entendent des sommes qui restent après soustraction des salaires, des impôts, etc.). Nous avons examiné ailleurs ce point ([^52]). -- Ce ne sont pas des subtilités superflues, car toute l'orientation économique et sociale en dépend. Si l'on entend la doctrine, y compris celle de *Mater et Magistra,* comme nous l'entendons, on amènera les travailleurs à participer aux bénéfices *par* l'accession à la co-propriété ; à la limite (qui n'est pas forcément hors d'atteinte) TOUS PROPRIÉTAIRES, d'une manière ou d'une autre ([^53]) co-propriétaires *privés*. Si au contraire l'on accorde en justice un droit des salariés sur les bénéfices *sans* participation à la propriété, on ira en sens inverse : TOUS SALARIÉS. Ces deux orientations sont radicalement inverses, et je dirais volontiers que la première est celle du progrès social, la seconde celle de la barbarie. Le choix entre l'une et l'autre est déjà logiquement contenu dans la considération des bénéfices comme un bien privé du propriétaire ou comme un bien commun de l'entreprise. Il est souhaitable que tous les travailleurs de l'entreprise aient une part des bénéfices, *mais en tant que* ces travailleurs seront devenus co-propriétaires (et donc co-responsables), et que l'entreprise, selon l'expression de Pie XII, sera « constituée sous forme de fondation ou d'association de tous les ouvriers comme co-propriétaires ».
131:68
La porte est ouverte sur cette voie par la doctrine de *Mater et Magistra* sur l'autofinancement. Au demeurant cette doctrine sur l'autofinancement est plus normalement interprétée quand elle l'est en concordance, et non en opposition, avec tout ce que la même Encyclique énonce par ailleurs sur la diffusion de la propriété privée.
DÉPASSANT MAINTENANT le cadre strict de la réponse aux objections telles qu'elles sont formulées par le P. Dognin, nous voudrions énoncer deux remarques qui ne nous paraissent nullement étrangères aux problèmes soulevés.
A. -- Le P. Dognin a remarqué que Pie XII, en refusant que les bénéfices soient un bien commun de l'entreprise, a en vue d'empêcher une étatisation universelle de l'économie. Mais où est donc en l'occurrence le lien de cause à conséquence ? Le P. Dognin l'aperçoit ainsi : on pense, par erreur, que la justice distributive est le propre de l'État, et que par suite introduire la justice distributive dans la répartition des bénéfices serait y introduire l'État. Le P. Dognin a publié de remarquables travaux tendant à dissoudre cette erreur ; mais je ne crois pas qu'il ait eu raison d'inscrire hypothétiquement cette même erreur au compte de Pie XII.
Le lien de cause à conséquence est réel mais il réside, il me semble, ailleurs. Il est dans l'atteinte portée à la nature et à la dignité de la propriété. Tout processus, même non étatiste en soi, portant atteinte à cette nature et à cette dignité aura tôt ou tard un aboutissement étatiste. Pourquoi ? Parce que la « propriété d'État » est en réalité non pas une autre forme de propriété, mais une *non-propriété.* Cela découle et de la nature et de la fonction de l'État, et de la nature et de la fonction de la propriété. Placer des biens sous le régime appelé de la propriété d'État -- cela, comme on le sait, est parfois nécessaire -- est en réalité les placer hors du régime de la propriété. Cela compris, on aperçoit que même une auto-destruction supposée absolument non-étatiste de la propriété équivaut en soi à une étatisation, et d'ailleurs l'appelle. Tout cela demanderait, bien sûr, à être un peu développé. Ce sera, peut-être, pour une autre fois.
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B. -- Dire que les salaires sont fixés par la justice commutative paraît choquant, parce que la justice commutative c'est le *do ut des,* et qu'ainsi le travail, croit-on, devient marchandise. Mais cette fausse impression provient d'une sous-estimation de ce que le travailleur « donne » en échange de son salaire. A ce propos, il me semble qu'aux philosophes qui ont réfléchi sur le salaire et la justice commutative, il a manqué l'expérience concrète de l'état de salarié, et spécialement l'expérience personnelle d'un état de salarié insuffisamment rétribué dans cet état, on *sent* très bien que ce qui est échangé contre le salaire, ce n'est pas *seulement* un travail d'une certaine valeur économique.
Le salarié, outre un certain travail avant une certaine valeur économique, donne son temps et sa vie de travail, un temps d'homme, une vie de travail d'homme, qui ne se mesure pas uniquement à la valeur économique du service procuré ou du produit fabriqué. Selon le *do ut des* lui-même de la justice commutative, le salarié, sous un rapport, ne sera jamais assez rétribué, et c'est un instinct juste en son fond qui incline à penser que de toutes façons on ne peut jamais dire que les salaires sont assez élevés et qu'une augmentation serait indue. Certes, à l'impossible nul n'est tenu : on ne peut à tout moment augmenter les salaires au point de ruiner l'entreprise ou désorganiser l'économie nationale. Mais, cela dit, ce qu'apporte le travailleur n'est pas seulement la valeur « marchande » de son travail : voilà ce que l'on dit, mais souvent sans le savoir, quand on énonce que le travail humain n'est pas une marchandise. Cela ne signifie pas seulement, et même cela ne signifie pas du tout (sinon a fortiori) que le travail humain ne doit pas être traité comme une marchandise dépréciée par exemple par le jeu de l'offre et de la demande : c'est pourtant ce que l'on entend ordinairement. Que le travail humain ne soit, pas à traiter comme une marchandise, cela veut dire qu'il ne faut pas le traiter du *tout* comme s'il était *seulement* une marchandise. Le traiter comme une marchandise de grand prix économique, c'est encore le traiter comme une marchandise.
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Car celui qui apporte son travail apporte aussi, avons nous dit, son temps et sa vie. Quel que soit son emploi, outre le service ou le produit économique, il apporte ceci : son immobilisation dans ce travail, exclusive d'un autre emploi de ses forces. C'est le temps et la vie d'un homme qui, par exemple, est père de famille : et c'est pourquoi le salaire familial est dû en justice commutative. Si Mozart, Virgile ou Platon, par suite d'un revers de fortune, s'engagent comme manœuvres-balai, le *do ut des* de la justice commutative doit considérer non seulement la surface balayée, mais aussi, d'une certaine manière, l'immobilisation irréversible d'un temps qui est celui de Platon, de Virgile ou de Mozart : cela se comprend. Il faudrait pareillement comprendre que l'emploi du plus humble travailleur est l'immobilisation, l'utilisation d'un temps qui est celui d'une créature à l'image de Dieu. Le temps, la vie qui s'écoulent, cela compte aussi : en justice commutative. Ici encore, il faudrait nuancer, préciser et développer. A bientôt peut-être.
\*\*\*
Nous concèderons au P. Dognin que dire cela n'est pas tout résoudre, et que ses objections, même après nos réponses, ont l'avantage de nous inviter à élucider davantage plusieurs questions. Notamment :
1. -- La fixation des salaires n'est pas le seul acte de justice dans l'entreprise.
2. -- Puisqu'il y a un bien commun de l'entreprise, il y a une justice distributive dans l'entreprise. Elle ne concerne ni la fixation des salaires, ni la répartition des bénéfices. Elle concerne quoi ? Nous ne l'avons aucunement dit dans notre opuscule. Et nous nous en réjouissons. Car, depuis qu'il a paru, le P. Dognin précisément a publié sur la justice distributive des travaux décisifs, qui prennent une place indispensable dans le trésor commun de la pensée sociale ([^54]). Nous y aurons recours quand nous chercherons à déterminer la fonction de cette justice distributive qui est relative au bien commun de l'entreprise.
3. -- Par quoi l'on sera amené à serrer de plus près la hiérarchie, la consistance, la nature des divers biens communs : notamment de l'économie nationale, de l'économie internationale, de la profession. Là se trouvent le fondement et la clé.
Jean MADIRAN.
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### Sur la trace de Marie et de Jésus
LA FOI est un acquiescement de la volonté aux vérités révélées. Tel est le point de départ ; et cette puissance de partir est un don ; un don entièrement gratuit, c'est une petite graine qui lève de terre et dresse en remerciement vers le ciel ses petits cotylédons.
Il faut que cette graine fragile, que cette chétive petite plante soit nourrie et soignée. Dans notre société où tout semble tourné vers le bien-être et les loisirs, c'est ce qui manque le plus chez les chrétiens. Les petits enfants ne sont pas élevés dans la foi, les adolescents non plus. On les envoie au catéchisme : c'est pour eux une classe supplémentaire, comme la gymnastique ou le solfège. Or la foi s'enseigne dans la famille. Il faut que les enfants voient leurs parents prier avec eux, sans quoi, une fois grandis, ils ne prieront plus. Il faut qu'ils voient bénir le repas et, rendre grâce ; il faut veiller à ce qu'ils donnent leur cœur à Dieu dès leur réveil.
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Alors la foi ouvrira à ces enfants comme à nous les mystères insondables pour l'esprit de la pensée divine. La connaissance des dogmes telle que l'enseigne le catéchisme est un repère précieux pour l'intelligence mais l'adolescence et la maturité de la foi consistent à vivre familièrement avec la pensée divine et non seulement avec la pensée mais avec les personnes, comme avec les membres aimés d'une famille amie.
Et puisque nous voici au temps de l'Avent et qu'il convient de se préparer à la fête de Noël entrons donc dans ses mystères ; la T. S. Vierge et Notre-Seigneur aussi ont eu leur propre Avent et leur temps de l'attente. Nous pouvons le passer avec eux tout le jour si cela nous est donné, et il n'est rien de mieux.
Pour Marie, elle a attendu le Messie comme tous les Juifs pieux l'attendaient de son temps, mais elle l'a fait avec un désir d'amour incomparable. Et c'est le moment où dans la pensée divine tout confluait à l'arrivée du Sauveur. L'univers pratiquement connu était unifié ; les vieilles religions naturelles se dissociaient de la cité ; elles tendaient à l'universalité. En leur sein naissait le désir d'un salut venant d'un Dieu, et de leur côté les philosophes recherchaient les principes d'une morale universelle, la Nausicaa du grand Roi, l'Antigone parfaite de la vraie foi.
Et Marie se trouva être l'héroïne antique, la Judith et l'Esther moderne destinée à porter les espoirs de l'humanité tant païenne que juive. Cela est certain puisqu'elle seule les réalisa.
Dans son humilité elle en eut une claire conscience. Se hâtant vers la demeure de sa cousine Élisabeth, elle méditait sur son rôle et prédisait : « Toutes les générations, me diront bienheureuse. »
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Il est bien étonnant que les protestants, si fidèles à l'Écriture Sainte, n'y aperçoivent plus ces paroles. L'Immaculée Conception et l'Assomption sont contenues dans la prophétie de Marie. Et celle-ci vivait si bien de la foi, qu'aussitôt après la visite de l'Ange elle se mit en route, et partit avec diligence pour la montagne : elle n'avait vraisemblablement aucune preuve physiologique de la conception du Messie. Un nouvel Avent commençait pour elle. Celui que les prophètes attendaient « depuis plus de 4 000 ans » (disent avec vérité nos anciens Noëls) allait venir incessamment et, avec l'influx divin, le propre sang de sa mère lui formait des yeux pour voir le monde créé par Lui-même, des oreilles pour entendre la plainte des hommes, une bouche pour faire aimer son Père.
Ne sommes-nous pas nous aussi prédestinés à former le Christ en nous ? C'est-à-dire à nous conformer à l'image du Christ ? A-t-il en nous déjà des yeux, déjà des oreilles Nous parle-t-il déjà de l'amour du Père ?
L'attention et les soins vigilants de la Sainte Vierge pour ménager en elle la croissance du Fils de l'Homme devraient nous être chers, car la grâce par légères touches nous avertit qu'en nous veut se former un autre Christ : nos inconstances et nos infidélités peuvent retarder et même arrêter ses désirs de gagner notre âme.
S. Paul nous l'enseigne. Il écrit aux Galates : « Mes petits enfants, pour qui de nouveau je suis en travail d'enfantement jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous. » C'est là éminemment le rôle que la Sainte Vierge continue d'exercer. Elle est toujours le moyen par lequel le salut est arrivé dans le monde. Que sa dévotion est précieuse pour nous tous, petits et grands, afin que nous soyons attentifs à la grâce.
Mais l'enfant Jésus lui-même a eu son temps de l'attente. Il jouissait dès sa conception de la vision béatifique. Son âme unie en une seule personne au Verbe divin connaissait toutes choses comme Dieu les connaît. Nous n'avons guère de souvenirs authentiques de notre vie avant dix-huit, mois ou deux ans. Ils sont en très petit nombre car les moyens de s'exprimer, de sentir, de se souvenir étaient pour notre esprit liés aux faibles moyens physiques d'un corps puéril.
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Mais il n'en était pas de même de l'enfant Jésus. Il était dès le début de sa vie au cœur de toutes choses telles que Dieu les connaît. Dans le sein de Marie, il attendait de se livrer aux hommes. Dans les longs mois de sa totale impuissance enfantine, il attendait de pouvoir enseigner aux hommes « les affaires de son Père », et puis il attendit la Croix dont il connaissait de science divine le mystère, les souffrances et la gloire.
Mais il attendait aussi, comme Dieu et comme un homme, de connaître expérimentalement ce qu'est une vie d'homme. Un amour non pas incompréhensible, car l'amour comprend l'amour, mais débordant de manière infinie la puissance d'amour de la nature humaine, animait le Verbe Divin jusqu'à vouloir endosser notre vie. Et c'est pourquoi sa venue au monde comme un petit enfant totalement impuissant a toujours ému l'humanité tout entière. Sa première connaissance expérimentale fut celle des battements du cœur de sa Mère qui réglaient ceux de son cœur et même aidaient à le former. Comme Dieu, il s'en souvient toujours, et il aime que nous reconnaissions nous aussi le lien admirable que la nature et la grâce ont tressé entre la Mère et le Fils pour toujours.
Et puis à son premier vagissement le vent de la terre pénétra pour la première fois dans ses petits poumons. Avant de commander aux vents et à la mer il goûta le souffle de l'air. Il voulut saisir de ses petites mains le luceron qui éclairait l'étable ; il connut ainsi l'espace, avant d'enseigner à ne pas mettre la lampe sous le boisseau.
Il attendait ainsi d'enseigner les hommes en menant de bout en bout une vie d'homme ; il choisit l'état le plus humble, le pays le plus pauvre et la mort la plus dure.
Et nous avons en Lui des modèles pour tous les âges de la vie, afin que nous puissions l'imiter et comprendre ce qu'il veut nous enseigner : que l'amour souffre tout et reste vainqueur. Il nous donne le pouvoir de nous *conformer* à Lui.
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Aussi nous serons, un jour, confrontés à Lui ; que d'amour d'un côté, que de misère de l'autre !
N'aurions-nous pas avantage à choisir de nous conformer à Jésus enfant pour être confrontés à l'enfant Jésus ? Notre impuissance spirituelle est bien plus grande que son impuissance physique. Sa patience pourrait être un bon modèle pour la nôtre. Notre-Seigneur a dit : «* C'est dans la patience que vous possèderez vos âmes *» (Luc, XXI, 19). Patience avec nous-mêmes le plus souvent.
Notre impuissance matérielle sur les destins du monde est semblable à celle du petit enfant emmailloté que sa Mère changeait, changeait, changeait ; et puis elle lavait, lavait, lavait, en épargnant l'eau qui était loin et qui était rare. Le tyran qui déclenche une effroyable guerre par orgueil, par ambition, ou pour se rendre indispensable sait-il ce qu'il fait mieux que le petit enfant qui digère ?
Dans ses humbles besognes, Marie avait au-dedans d'elle-même le royaume de Dieu parfaitement installé. Elle attendait que son Fils l'enseignât aux hommes. Elle fut, comme S. Paul le dit du Christ lui-même, «* perfectionnée par la souffrance *» et devint ainsi mère des prédestinés. Le petit enfant Jésus, tout impuissant qu'il fût matériellement, priait et préparait par sa prière la transformation du monde.
Notre action politique, économique, sociale contre l'esprit de mensonge est si limitée quelle apparaît comme presque nulle. Mais nous pouvons prier, patienter et attendre comme Marie et l'Enfant Jésus, pour au dernier jour être confrontés au petit roi de gloire. Puissions-nous alors l'attendre comme les enfants attendent Noël.
D. MINIMUS.
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## NOTES CRITIQUES
### Définition-record de l'intégrisme : sept erreurs et une diffamation
Lorsqu'en 1957 l'Assemblée plénière de l'Épiscopat français ordonna la publication d'un Rapport doctrinal où -- sans que cela fût son objet principal -- « l'intégrisme » était décrit et admonesté, nous avons consacré quatre articles successifs à l'étude de cette question et au commentaire de ce qui était énoncé : nous sommes la seule publication française à l'avoir fait ([^55]).
Ce point du Rapport doctrinal n'a eu, si l'on peut ainsi parler, aucun succès : non seulement on a universellement négligé de l'étudier en détail, mais encore les auteurs et docteurs qui ont depuis lors parlé de « l'intégrisme » ont habituellement fait comme si ce Rapport doctrinal n'existait pas, omettant de le mentionner et donnant le plus souvent sur la question des vues différentes ou même contraires. Nous avons soigneusement reproduit ici les précisions diverses, et variables, qu'ont données sur « l'intégrisme » les auteurs et docteurs contemporains ([^56]). Pour tenir à jour l'inventaire de la question ainsi fourni à nos lecteurs, nous leur faisons connaître cette fois la définition de l'intégrisme élaborée par le P. Thomas Suavet.
\*\*\*
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Cette nouvelle définition de « l'intégrisme » figure dans le *Dictionnaire économique et social* que le P. Thomas Suavet vient de publier ([^57]).
Une double remarque préliminaire pour situer l'ouvrage.
Premièrement, dans ce « Dictionnaire », le P. Thomas Suavet censure vigoureusement les Souverains Pontifes (p. 72) :
« L'expression civilisation chrétienne est ambiguë et souvent employée pour masquer des intérêts de classe sociale ou de nations. Il est plus juste de parler d'humanisme chrétien. »
Avis, donc, aux papes de notre siècle, de saint Pie X à Jean XXIII, qui, parlent tout le temps de « la civilisation chrétienne », comme on l'a vu par les CINQUANTE PAGES de documents pontificaux sur ce sujet ([^58]). Il est « plus juste » de parler d' « humanisme chrétien ». Bon.
Secondement, dans un « Dictionnaire » qui est ÉCONOMIQUE ET SOCIAL, le P. Thomas Suavet a trouvé le moyen de consacrer un article d'une page et demie à « l'intégrisme ». Pourtant l'ouvrage n'est pas très gros : « Pour que ce volume soit le plus réduit possible, annonce l'auteur (p. 7), nous en avons fait un lexique contenant à peine plus de trois cents mots-clés. » L'un de ces mots-clés du domaine ÉCONOMIQUE ET SOCIAL, c'est donc « l'intégrisme ». Naturellement, pour pouvoir parler à son aise de l'intégrisme, on a dû sacrifier partiellement ou totalement des notions et des vocables beaucoup moins importants. Par exemple, le PRINCIPE DE SUBSIDIARITÉ n'y est nulle part défini, mentionné ou évoqué. Et le BIEN COMMUN n'a pas droit à un article particulier, il est mentionné en dix lignes dans l'article « Politique ». Dix lignes pour le bien commun, rien pour le principe de subsidiarité, mais une page et demie pour l'intégrisme.
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Dans le dessein « économique et social » de l'auteur, il lui a paru beaucoup plus capital de nous donner sa pensée sur l'intégrisme que de nous expliquer la pensée de l'Église sur le bien commun et sur le principe de subsidiarité. Un tel trait est une indication non négligeable sur la valeur scientifique et sur l'objectivité de ce Dictionnaire *économique et* social.
\*\*\*
On ne savait pas encore que « l'intégrisme » devait être considéré comme une notion d'ordre ÉCONOMIQUE ou d'ordre SOCIAL. A vrai dire, on ne le sait pas davantage après avoir lu l'article d'une page et demie que lui consacre le « Dictionnaire » du P. Thomas Suavet. Il apparaît plutôt que l'auteur a sans doute trouvé habile d'intercaler son couplet polémique dans un ouvrage se réclamant de l'objectivité scientifique. Cette rouerie vient s'ajouter à toutes celles qu'ont déjà employées sur le même sujet, sans vergogne et sans merci, les pamphlétaires religieux qui l'ont précédé sur ce terrain.
\*\*\*
La définition de « l'intégrisme » par le P. Thomas Suavet est à ce jour la définition-record, par la densité d'erreurs historiques au centimètre carré de papier imprimé.
La voici en son entier :
« Historiquement, l'intégrisme s'est présenté comme une réplique au modernisme qui, sous prétexte de réconcilier le monde moderne et la foi, minimisait le contenu de la révélation chrétienne. »
(Notons au passage que le P. Thomas Suavet se garde bien de consacrer un article d'une page et demie au modernisme ; il n'a pour lui que les quelques mots que voilà ; il dissimule l'existence du modernisme SOCIAL, ainsi nommé par Pie XI : « modernisme moral, juridique et social », qui eût, lui, plus normalement trouvé place dans un « Dictionnaire économique et social ».)
« Après la condamnation des erreurs modernistes (1907) le Pape Pie X avait demandé aux évêques de surveiller les hommes et les idées en instituant des « comités de vigilance ».
142:68
Certains catholiques s'affirmèrent alors champions de la vérité intégrale, « catholiques intégraux » et, sans mandat, se mirent à espionner et à dénoncer ceux qui ne pensaient pas comme eux. Un organisme de délation, « La Sapinière », fut même créé, avec Mgr Benigni pour chef et la *Correspondance de Rome* pour organe. Cette revue de dénigrement fut supprimée en 1913 par Pie X qui déplorait les excès de certains subalternes. Benoît XV dans l'encyclique *Ad Beatissimum* du 1^er^ novembre 1914 prit nettement parti contre l'intégrisme.
Après un long temps de silence, un renouveau de cette mentalité s'est produit depuis 1946 face au progressisme. Le cardinal Suhard et le cardinal Saliège, suivis par de nombreux évêques et par l'ensemble des cardinaux français, en ont dénoncé les méfaits (29 juin 1955).
Il faut distinguer :
1. -- l'intégrisme doctrinal qui, sous prétexte d'intégrité de doctrine, tranche unilatéralement certaines questions encore controversées, avant que la hiérarchie intervienne, n'accepte pas d'adaptation de l'expression de la foi, car il refuse a priori l'évolution ou même le simple développement homogène du message révélé ;
2. -- l'intégrisme tactique et l'intégrisme moral dénoncent le caractère mauvais de ce monde (avec une insistance marquée sur le dogme du péché originel), mais le premier entend se battre contre le monde avec les armes du monde, entrer en croisade, tandis que le second prône le refus de se préoccuper du monde ou du moins préfère promouvoir la réponse personnelle comme seul moyen d'amélioration.
Ces diverses formes d'intégrisme ont leur source dans une mentalité qui se caractérise par l'horreur de la nouveauté, une surenchère constante (être un pur parmi les purs), une préférence pour l'autorité contre la vraie démocratie, un choix arbitraire dans les documents de la hiérarchie.
Dans le concret, absolument sûr de posséder la vérité, on soupçonne, on juge, on agit secrètement contre tout adversaire, vrai ou prétendu.
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Benoît XV avait demandé aux catholiques de ne plus s'excommunier réciproquement. En France, divers documents épiscopaux ont signalé le caractère négatif, voire destructeur, de tel ou tel organe intégriste (*L'Observateur catholique,* déc. 52, *Paternité,* nov. 1953) ou de tel mouvement d'inspiration intégriste (*La Cité catholique,* janvier 1954, dont l'organe est *Verbe*) et le tort qu'ils peuvent faire à l'Action catholique spécialisée. »
On peut se demander au nom de quoi on considère comme deux espèces du même genre, comme deux aspects de la même tendance, deux attitudes aussi *contraires* que celles qui consistent, l'une à « se battre contre le monde avec les armes du monde », l'autre à « prôner le refus de se préoccuper du monde » ! Si « l'intégrisme » est à la fois ceci et cela, si « prôner le refus de se préoccuper du monde » est tout autant intégriste que « se battre contre le monde avec les armes du monde », c'est sans doute que l'on ne sait pas très bien où est l'intégrisme et en quoi il consiste. Sous ce rapport, nos confrères des *Nouvelles de Chrétienté* ont manifestement raison de parler de « la tarasque intégriste » : une sorte de Croquemitaine qui sert d'épouvantail, et que ceux qui l'ont construit sont bien incapables de décrire d'une manière cohérente.
Mais nous avons annoncé sept erreurs historiques. Énumérons et précisons.
**1. --** Les « catholiques intégraux » de Mgr Benigni étaient *sans mandat *? C'est le contraire qui est vrai. A l'intention de « la Sapinière », ou « S.P. », saint Pie X écrivait le 5 juillet 1911 :
« Nous exhortons dans le Seigneur Nos chers fils, membres du S.P., à poursuivre l'œuvre bien commencée, combattant le bon combat de la foi, en particulier contre les erreurs et les ruses du modernisme aux formes variées... »
Si c'est là être *sans mandat,* alors il faudrait que le P. Thomas Suavet nous explique sa conception personnelle du « mandat ». Le mot « mandat » fait défaut dans son « Dictionnaire ».
Le 8 juillet 1912, saint Pie X écrivait :
« Nous exhortons dans le Seigneur Nos chers fils, membres du S.P., qui ont très bien mérité de la cause catholique, à continuer de combattre le bon combat pour l'Église de Dieu et le Saint-Siège contre leurs ennemis du dedans et du dehors... »
144:68
Ces lettres ne sont pas seulement enfouies dans les archives. Elles sont connues des historiens. Elles ont été examinées et commentées par la critique historique, notamment dans *Itinéraires,* numéro 19. On n'en conclura pas que le S.P. de Mgr Benigni ait été en tous points et toujours infaillible et impeccable, ni qu'il soit à prendre comme ni modèle en d'autres circonstances que les siennes. Mais enfin, ces lettres existent, avec leur contenu et leur signification.
**2. --** Selon le P. Thomas Suavet, « la Sapinière », ou « S.P. », aurait été « un organisme de délation ». Or la plus sérieuse et la plus complète enquête historique a été effectuée pour le procès de béatification de Pie X. Les résultats sont consignés dans le Rapport Antonelli. Sa conclusion sur ce point est que *l'accusation d'espionnage et de délation organisée est simplement sans fondement.*
**3. --** Selon le P. Thomas Suavet, la *Correspondance de Rome*, organe du S.P., aurait été supprimée en 1913 par saint Pie X qui déplorait les excès de certains subalternes. Or cet organe, au témoignage de Mgr Mignot (témoignage d'un adversaire acharné de Mgr Benigni) fut supprimé « *à la demande du chargé d'affaires d'Allemagne* » (Mémoire de Mgr Mignot au Cardinal Ferrata, octobre 1914).
**4. --** Il n'est pas exact de dire que Benoît XV dans l'Encyclique *Ad Beatissimum* du 1^er^ novembre 1914 « prit nettement parti contre l'intégrisme ».
D'abord, il n'existe pas d'Encyclique *Ad Beatissimum* à la date du 1^er^ novembre 1914, mais une Encyclique *Ad Beatissimi.*
Ensuite, voici le passage de l'Encyclique qui, bien qu'il ne définisse aucun « intégrisme », a été considéré par les commentateurs -- à bon droit croyons-nous -- comme visant notamment les excès de certains « catholiques intégraux » et la dénomination qu'ils se donnaient :
« Que nul particulier ne s'érige en maître dans l'Église (...). A l'égard des questions où, sans détriment pour la foi ni la discipline, on peut discuter le pour et le contre parce que le Saint-Siège n'a encore rien décidé, il n'est interdit à personne d'émettre son opinion et de la défendre ;
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mais que, dans ces discussions, on s'abstienne de tout excès de langage qui pourrait offenser gravement la charité ; que chacun soutienne son avis librement, mais qu'il le fasse avec modération et ne croie pas pouvoir décerner aux tenants d'une opinion contraire, rien que pour ce motif, le reproche de foi suspecte ou de manquement à la discipline. Nous voulons aussi que l'on s'abstienne de certaines appellations dont on a commencé depuis peu à faire usage pour distinguer les catholiques des catholiques : qu'elles soient évitées, non seulement en tant que nouveautés profanes de mots, qui ne sont conformes ni à la vérité ni à l'équité, mais encore parce qu'il en résulte parmi les catholiques une grave agitation et une grande confusion. »
Dire, comme le P. Thomas Suavet, que cela est « *prendre nettement parti contre l'intégrisme* »*,* c'est faire dire au texte ce qu'il ne dit pas.
D'abord en ceci que le texte ne connaît, ne nomme ni ne définit aucun « intégrisme ». Supposer qu'en 1914 une Encyclique aurait pu « prendre nettement parti contre l'intégrisme » est en outre un anachronisme. A cette époque, « l'intégrisme » n'existait dans la nomenclature que comme sobriquet polémique forgé par les adversaires des « catholiques intégraux » du S.P. ; ce n'est pas la coutume des Encycliques de reprendre à leur compte des sobriquets polémiques.
Ensuite, le Pape recommande de s'abstenir de « certaines appellations dont on a commencé depuis peu à faire usage pour distinguer les catholiques des catholiques » : il est manifeste que la lettre et l'esprit de ce texte visent les « catholiques intégraux » et les « catholiques sociaux ». Assurément, par « catholiques sociaux », on désignait entre autres des choses tout à fait légitimes ; mais par « catholiques intégraux » aussi. Et il est arrivé, avant comme après 1914, que l'expression de « catholiques sociaux », comme celle de « catholiques intégraux », ait servi à DISTINGUER LES CATHOLIQUES DES CATHOLIQUES. Or c'est bien cela, c'est bien *distinguer les catholiques des catholiques au moyen de certaines appellations,* c'est bien cette attitude et cette pratique EN SOI que le Pape rejette.
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Il n'est aucunement spécifié ni suggéré que seuls les « catholiques intégraux », que seuls les « intégristes » se voient interdire de DISTINGUER LES CATHOLIQUES DES CATHOLIQUES, et qu'en revanche les anti-intégristes, les « catholiques sociaux » et généralement tous les autres pourront, eux, continuer à le faire.
Enfin, le P. Thomas Suavet entend le texte de cette Encyclique comme « demandant aux catholiques de ne plus s'excommunier *réciproquement* » -- et l'on est d'accord avec lui sur cette interprétation : on voit immédiatement par ce « réciproquement » que les « intégristes » ne sont pas seuls visés, et qu'il ne s'agit donc pas de « prendre nettement parti » contre eux seuls.
Au demeurant, le S.P. de Mgr Benigni n'a été aucunement supprimé au moment ou à la suite de l'Encyclique *Ad Beatissimi* du 1^er^ novembre 1914. A ce moment, il n'existe plus, ayant été spontanément supprimé par Mgr Benigni au lendemain de la mort de saint Pie X. Il est reconstitué en 1915 avec l'accord du Saint-Siège et supprimé définitivement en novembre 1921, soit SEPT ANS APRÈS l'Encyclique *Ad Beatissimi.*
**5. --** La référence donnée entre parenthèses par le P. Suavet : « 29 juin 1955 », ne s'applique à aucun texte publié « par l'ensemble des cardinaux français » au sujet de l'intégrisme. C'est se moquer du monde que de donner une référence sans préciser à quoi elle se rapporte. Mais sans doute cela « fait » scientifique.
**6. --** Ce qui existe, et que le P. Thomas Suavet a préféré *omettre* complètement, c'est le Rapport doctrinal présenté le 30 avril 1957 à l'Assemblée plénière de l'Épiscopat français, et dont cette Assemblée ordonna la publication. L'intégrisme dont parle ce Rapport est fort différent de l'intégrisme dont parle le P. Thomas Suavet. Cette OMISSION a donc sa raison d'être, mais est-elle « scientifique » ?
Qu'au même endroit le P. Thomas Suavet ait la tranquille audace de reprocher... AUX AUTRES de faire « *un choix arbitraire dans les documents de la Hiérarchie* »*,* c'est atteindre en l'espèce à une exemplaire perfection.
**7. --** Contrairement à ce qu'affirme le P. Thomas Suavet, il n'existe aucun document hiérarchique, ni individuel ni collectif, ni à la date qu'il donne (janvier 1954) ni à aucune autre date, qui ait noté d' « intégrisme » *La Cité catholique* ou son organe la revue *Verbe.*
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Il existe à la date de janvier 1954 une brève note de l'Archevêque de Strasbourg au sujet de *La Cité catholique :* cette note ne parle ni d'INTÉGRISME ni d'INTÉGRISTES, ni explicitement ni en substance ; elle ne parle de rien qui corresponde à l'intégrisme tel qu'il sera décrit dans le Rapport doctrinal de l'Épiscopat, ni non plus de rien qui corresponde à l'intégrisme tel que le décrit de son côté le P. Thomas Suavet.
Cette septième... erreur a donc par là un caractère violemment diffamateur et agressif dont il convient de dire quelques mots.
#### La diffamation, opérée par le P. Thomas Suavet
Cette diffamation publique, entièrement fausse, il convient d'abord d'en dire que le P. Thomas Suavet est manifestement tenu *sub gravi* de la réparer.
Il convient ensuite de ne pas dissimuler qu'à la lecture on est vraiment fondé à déplorer qu'elle ait été machinée d'une manière foncièrement *méchante.* La légèreté n'explique pas tout. Sur l'ensemble de « l'intégrisme », cette légèreté est évidente, le P. Suavet s'exprime sans aucune information sérieuse. Une telle légèreté est beaucoup plus courante, dans les ouvrages « scientifiques », qu'on ne l'imagine communément. Un certain nombre d'auteurs n'hésitent pas à se moquer du public de la manière que l'on vient de voir. Mais, lorsqu'il s'agit de porter atteinte à la réputation de personnes vivantes, cette légèreté est déjà en elle-même, inadmissible ; elle ne peut servir de circonstance atténuante à la méchanceté.
S'il ne s'agissait que de Mgr Benigni, il n'y aurait pas grand-chose à en dire : une fois morts, les personnages historiques appartiennent en un sens à tout le monde, et le premier goujat venu écrit sur eux n'importe quoi.
Mais le P. Thomas Suavet s'en prend à des personnes vivantes. Alors la légèreté, l'inexactitude, la méchanceté des imputations font problème. Elles font même scandale.
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Concernant *L'Observateur catholique* et concernant *Paternité,* nous n'avons pas vérifié si vraiment, en décembre 1952 et en novembre 1953, ils ont été l'un et l'autre notés d' « intégrisme » par un document hiérarchique. Cela nous paraît improbable. Nous n'en croirons pas le seul P. Suavet sur parole, après toutes les erreurs qu'on vient de lui voir commettre. Mais enfin, nous n'avons pas vérifié.
En revanche, concernant *La Cité catholique*, il n'existe, répétons-le, ni à la date donnée par le P. Suavet, ni à une autre date, aucun document hiérarchique la notant d' « intégrisme ».
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Scientifiquement parlant, c'est-à-dire du point de vue de l'honnêteté intellectuelle, le P. Thomas Suavet serait tenu de rectifier également les six premières erreurs. Mais on aperçoit que, ces six erreurs rectifiées, son article sur « l'intégrisme » en serait fondamentalement modifié. Car ce ne sont pas des erreurs adventices : elles affectent profondément la trame même et la substance de son exposé.
Dans l'anarchie intellectuelle où nous vivons, n'importe qui peut écrire « scientifiquement » n'importe quelles contre-vérités, on n'en continuera pas moins, la publicité aidant, à le tenir pour objectif et savant, à le présenter et à l'imposer au malheureux public comme une autorité scientifique.
Dans l'anarchie morale où nous vivons, n'importe quel pamphlétaire religieux peut proférer n'importe quelles injures ou calomnies : à la condition que ce soit avec *le motif sacro-saint et universellement absolutoire de pourfendre l'intégrisme*. On peut calomnier n'importe quel chrétien, à la condition que le calomnié soit un intégriste, -- réel ou supposé. Du moment que quelqu'un est accusé d'intégrisme, il est perdu, personne ne le défendra, tous les coups sont permis, toutes les imputations, tous les mensonges. Et les professeurs de théologie morale ne voient apparemment rien à redire à de telles pratiques.
149:68
Eh ! bien, à défaut des professeurs de théologie morale, nous le disons et nous le dirons, et de plus en plus fort : RÉELS OU SUPPOSÉS, LES INTÉGRISTES NE SONT PAS DES BÊTES. LES INTÉGRISTES NE SONT PAS DES CHIENS, LES INTÉGRISTES SONT DES ÊTRES HUMAINS, SUJETS DE DROITS, QUE RIEN NE CONDAMNE A ÊTRE CALOMNIÉS A PERPÉTUITÉ PAR DES HOMMES D'ÉGLISE.
\*\*\*
Reprocher à l'intégrisme ses travers ?
Ce n'est aucunement cela qui est en question.
En effet :
1. -- Ce qui est reproché à l'intégrisme par les pamphlétaires religieux du type Liégé, Chenu, etc., parmi lesquels le P. Suavet vient à son tour de prendre place, ne coïncide jamais avec ce que le Rapport doctrinal de l'Épiscopat français reproche à l'intégrisme. Au plan de la recherche, nous l'avons déjà dit et nous le répétons, ces pamphlétaires seraient parfaitement libres de parler de l'intégrisme en un sens différent ou même contraire de celui de l'Épiscopat. Au plan de l'accusation publique, ils n'ont pas ce droit. Et surtout sans prévenir. Ils devraient avoir au moins l'honnêteté intellectuelle d'avertir le lecteur qu'en parlant d'un intégrisme condamné par la Hiérarchie, ils en parlent néanmoins *en un autre sens* que celui du Rapport doctrinal.
2. -- Parler de l'intégrisme en général est une chose. C'en est une autre de s'arroger le droit de noter et qualifier nommément d'intégrisme une personne ou un mouvement que la Hiérarchie n'a pas ainsi noté et qualifié. Le faire *en un autre sens* que le sens retenu par la Hiérarchie, c'est pousser l'abus jusqu'aux confins de l'imposture. Et, faisant cela, prétendre que c'est la Hiérarchie qui l'a fait, c'est alors le mensonge et la calomnie.
#### Une longue suite de diffamations
Le P. Thomas Suavet n'est pas le premier à venir de cette manière sur ce terrain. Ce qui vient de lui être dit ici a été dit à d'autres avant lui. Et parfois, avec éclat.
150:68
Ces précédents et les protestations, et les rectifications qu'ils ont appelées, font eux aussi partie de l'état de la question. Il est tout de même improbable que le P. Thomas Suavet n'en ait jamais entendu parler.
On a déjà eu l'occasion de faire remarquer que couvrir publiquement d'accusations gratuites, d'imputations fausses, *au mépris affiché de toute vérification et de toute rectification*, des « intégristes » réels ou supposés, est radicalement inadmissible.
Peut-être d'ailleurs le P. Suavet est-il beaucoup plus victime que complice de toute cette littérature ecclésiastique d'accusations mensongères où il vient de prendre place. On raconte qu'autrefois les auteurs de grammaires latines se recopiaient mécaniquement les uns les autres. Peut-être, de la même façon, oui peut-être s'agit-il ici d'un phénomène également mécanique, d'une paresse, d'une routine, dans le monde clos, sans porte ni fenêtre, d'un certain clan de pourfendeurs de l'intégrisme. Nous ne prétendons aucunement juger les personnes, les intentions, les cœurs. Nous jugeons les textes : ils sont faux et ils sont méchants. On a beau le faire remarquer, les textes de cette sorte n'en continuent pas moins à sortir au rythme de deux ou trois par saison.
Nous prenons acte de *cela.* Nous prenons acte -- une fois de plus -- du fait que, s'agissant d'accusations mensongères portées par des religieux en principe soumis au contrôle de leurs Supérieurs, personne jusqu'ici n'a voulu, n'a pu ou n'a su y mettre un terme.
\*\*\*
Au moment où nous, écrivons ces lignes, les directeurs de *Parole et Mission,* sur le même sujet, n'ont pas encore opéré les rectifications et réparations auxquelles ils sont tenus ([^59]).
Les réparations, les rectifications, nous les attendons patiemment.
151:68
Dans cette attente, au demeurant, nous ne cessons de nous instruire, et d'en faire profiter nos lecteurs. Nous avons encore une définition nouvelle de l'intégrisme à leur faire connaître. Pour le P. Avril, parlant sur les antennes d'Europe N° 1 le 12 octobre 1962, on reconnaît l'intégrisme à ceci : son formulaire-type, c'est... le *Syllabus.*
### Notes conjointes
Toujours en attendant que les religieux et pieux directeurs de *Parole et Mission* choisissent enfin de se conduire avec honnêteté, nous pouvons encore nous instruire sur d'autres points.
Dans leur numéro diffamateur et mensonger du 15 avril 1962, ils citaient une phrase de Georges Sauge (page 230, note 6) d'après le journal *L'Express.*
C'était considérer, non seulement implicitement, mais en acte, que l'*Express* est digne de foi en la matière et donne des informations habituellement exactes sur les mouvements d'idées catholiques.
Or justement : l'*Express,* qui tient depuis plus de deux ans une place de premier plan dans la dénonciation au bras séculier des catholiques dits « intégristes », n'a pas été capable, *en plus de deux ans donc*, de mettre sur pied une documentation exacte à ce sujet.
Prétendant donner des informations secrètes sur les crimes clandestins commis par les « intégristes », le journal l'*Express* ne connaît même pas les informations qui sont à la portée de tout le monde. Il y a deux ans, l'*Express* « révélait » que le directeur de *La Cité catholique* était... Georges Sauge, et il lui a fallu assez longtemps pour s'apercevoir de sa méprise. Maintenant -- 25 octobre 1962, page 9 -- le journal l'*Express* « révèle » que l'abbé Lefebvre est « l'un des inspirateurs de la revue *Verbe* », et en même temps, bien sûr, le principal responsable moral de l'assassinat du Président de la République. Le 18 octobre, le même *Express* dénonçait au passage un certain « Georges » Madiran, auquel nous ne pouvons moins faire ici que d'adresser notre salut... fraternel. Dans ce numéro du 18 octobre, l'*Express* cite et allègue le numéro diffamateur et mensonger, non réparé, non rectifié, de *Parole et Mission*. Il est vrai que l'*Express* n'est jamais à cours d'informations : il a « révélé », à la même date, que « Jean XXIII reprend à son compte ce *modernisme* que condamna Pie X au début du siècle ». Il y a ainsi une parenté spirituelle évidente entre *Parole et Mission* et l'*Express,* une parenté dans l'art de raconter imperturbablement n'importe quoi.
\*\*\*
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Le numéro diffamateur et mensonger de *Parole et Mission*, toujours non réparé, toujours non rectifié, a été allégué et recommandé au public en d'autres lieux de l'univers. Les coupures de presse nous arrivent plus ou moins vite. Voici celles du Canada. M. André Laurendeau, qui n'est pas toujours aussi mal inspiré, a écrit dans *Le Devoir* de Montréal, dont il est rédacteur en chef, que l' « on aura profit à lire » ce numéro de *Parole et Mission*. Prudemment, M. Laurendeau se tient dans les généralités sur l' « intégrisme », et ne reprend pas explicitement à son compte les délations et calomnies contre les personnes nommément désignées -- cependant il aura contribué à la diffusion de ce numéro diffamateur et mensonger. Nous n'avons rien ici contre M. André Laurendeau ; nous ne savons rien de lui, sauf son talent et l'admiration qu'il a en commun avec nous pour la personne et la pensée de Charles De Koninck. Cette admiration commune devrait plutôt nous rapprocher, et favoriser une compréhension réciproque. Nous n'avons aucun désir d'entrer en polémique à longue portée avec M. Laurendeau et d'échanger avec lui, par-dessus l'Atlantique, des fusées métaphoriques. Il est pourtant difficile de ne pas trouver passablement agressive la recommandation chaleureuse qu'il a faite d'un numéro de *Parole et Mission* qui est un recueil de diffamations mensongères et de calomnies caractérisées.
Plus nettement agressive est l'attitude de la revue *Communauté chrétienne*, publiée à Montréal. Celle-ci nous met nommément en cause, et reprend explicitement les calomnies de *Parole et Mission*, en y ajoutant quelques inventions de son cru. La revue *Itinéraires* est présentée comme une revue « intégriste » ; on en fait une citation frauduleuse (en ceci qu'on omet de spécifier qu'elle est extraite non d'un article d'*Itinéraires*, mais d'une lettre de lecteur AVEC LAQUELLE NOUS MARQUIONS EXPLICITEMENT NOTRE DÉSACCORD) ; on amalgame la revue *Itinéraires* à des histoires américaines de « Mac-Carthisme » et de « John Birch Society » avec lesquelles nous n'avons aucune relation ni aucun rapport. Le tout est signé d'un certain Claude-François Lévesque que nous ne connaissons aucunement, dont nous n'avions jamais entendu parler et à qui nous n'avions rien fait. Cet auteur obscur et méchant vient ainsi nous attaquer sans motif, et en *falsifiant* nos textes La revue *Communauté chrétienne* de Montréal se présente comme publiée par un certain « Institut de pastorale » sis également à Montréal. On ne voit pas très bien ce que la « pastorale » peut avoir de commun avec ces procédés agressifs, calomnieux et falsificateurs de Claude-François Lévesque.
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Nous avons écrit le 17 septembre 1962 au Directeur de *Communauté chrétienne* pour mettre les choses au point. Après plus de deux mois, nous n'avons reçu aucune réponse, pas même un accusé de réception et, malgré la requête formelle que nous en faisions, notre lettre n'a pas été publiée dans *Communauté chrétienne*. Comment ne pas voir là une absence d'honnêteté intellectuelle ? Il nous paraît utile de le faire connaître à nos lecteurs canadiens, pour les mettre en garde contre la tromperie délibérée de cette publication falsificatrice qui se dit « pastorale ».
Mais la responsabilité initiale demeure celle des directeurs de *Parole et Mission*. Leurs calomnies parcourent le monde sans qu'ils fassent rien pour s'en dédire et pour en stopper la diffusion. A défaut des requêtes de leur conscience, apparemment muette, il y a les requêtes que nous leur avons fait tenir. Nous les avons mis en demeure de rectifier et de réparer. Depuis plus de huit mois maintenant, ils sont immobiles et figés dans leur mensonge, comme s'ils étaient déjà morts.
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### Fille de Dieu, va !
Quelques journaux ont montré cet été une image navrante. Elle représentait jetée bas une statue qui depuis plus de 50 ans se dressait à Alger : la statue de Jeanne d'Arc. Il serait imprudent d'affirmer que ce spectacle a profondément attristé beaucoup de Français. Qu'en a pensé par exemple ce vicaire qui, voici quelques années, traduisant pour les fidèles les oraisons de la messe de la Sainte, en mutila le texte pour supprimer de la collecte le mot de Patrie ? qu'en pensent ces curés qui ont enlevé de leurs églises les statues qui s'y trouvaient depuis 1909 ? ou ce doyen d'un diocèse de l'Ouest de qui l'on a eu cet aveu : « Je serais bien embarrassé pour parler de Jeanne d'Arc, car c'est une sainte nationale et l'Église doit se placer sur le plan mondial » ? Comme si tous les saints, canonisés en raison de l'héroïcité de leurs vertus, n'étaient pas proposés en exemples au monde entier quelle que soit leur origine ! Et comme si saint Pie X, en la béatifiant, n'avait pas proclamé que Jeanne était un « astre nouveau destiné à briller non seulement pour la France, mais pour l'Église universelle ».
Bien sûr, il y a la fête nationale du 8 mai et la fête liturgique du 30 mai au Propre de France et du Canada. Mais combien de patriotes donnent-ils à la fête nationale son sens religieux, combien de catholiques donnent-ils à la fête religieuse son sens patriotique ? Ah ! comme une fois de plus éclate la nécessité de recourir aux enseignements des Papes ! Rappelons donc ces mots de Benoît XV (6 avril 1919) :
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« Nous trouvons si juste que le souvenir de Jeanne d'Arc enflamme d'amour le cœur des Français que Nous regrettons de n'être Français que par le cœur. A la cause de Jeanne d'Arc, tous les bons Français doivent s'intéresser et Nous appelons sur eux tous les grâces du Ciel dans la douce espérance que Jeanne d'Arc devienne réellement le trait d'union entre la Patrie et la Religion, entre la France et l'Église, entre la terre et le ciel. »
Rappelons, extraits de son célèbre radiomessage du 25 juin 1956, à l'occasion de la réouverture de la cathédrale de Rouen, ces mots de Pie XII : « Jeanne d'Arc se présente aux chrétiens *de notre temps* comme un modèle de Foi solide et agissante, de docilité à une mission très haute, de Force au milieu des épreuves... Elle enseigne à tous le chemin sûr en ce siècle de matérialisme, de sensualisme et de laisser-aller qui voudrait faire oublier le sentier tracé par les meilleurs. »
Quand, à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci, nos villes et nos églises tenaient à honneur d'avoir leur statue de Jeanne d'Arc, la France marchait vers la victoire de 1918 ! Maintenant que ces effigies sont exilées ou renversées, vers quelle catastrophe allons-nous ? Il semble toutefois que le péril des temps suscite quelque réaction. Ces dernières années, depuis 1956, cinq centième anniversaire de la réhabilitation de Jeanne, l'histoire de l'héroïne a inspiré des travaux dont certains sont fort intéressants. Régine Pernoud a publié son remarquable ouvrage *Vie et mort de Jeanne d'Arc* (Hachette), Raymond Ourtel a réédité en style direct les *deux Procès,* (édition courante chez Denoël). Et tandis que le R.P. Doncœur continuait ses recherches, hélas ! interrompues par la mort après son dernier recueil *Paroles et lettres de Jeanne d'Arc* (Plon), Olivier Leroy donnait les deux tomes de sa *Sainte Jeanne d'Arc* (I. Les voix ; II. Son esprit, sa vie), chez Alsatia ; Marcellin Defourneaux reconstituait le décor avec sa *Vie quotidienne au temps de Jeanne d'Arc*, (Hachette) ; Renée Grisel publiait avec préface de Weygand, *Présence de Jeanne d'Arc* (Nouvelles Éditions Latines). Et Jean Guitton faisait paraître chez Fayard *Problèmes et mystère de Jeanne* d'Arc, dont nous n'avons pas lu certaines pages sans surprise. Comment, par exemple, douter de la réalité historique de sainte Catherine et de sainte Marguerite quand on relit et médite tout ce que Jeanne a dit d'elles ?
Et d'autres écrivains, qui ne méritent qu'un haussement d'épaules, ont cru bon de rabâcher sur la naissance et la survie de Jeanne des erreurs cent fois réfutées.
Ces temps-ci nous est arrivé un livre de Juliette-Marie Luc intitulé *Fille de Dieu, va !* (Orphelins-Apprentis d'Auteuil). On y peut relever quelques fautes d'inattention. A la page 61, la bastille Saint-Loup est nommé Saint-Pouair ; à la page 22 il faut lire Guillaume Stuart et non Stewand, Guillaume d'Albret et non d'Albert (il est vrai que certaines chroniques orthographiaient de Lebert) ; à la page 54 il faut rétablir « Jean de la Brosse, seigneur de Boussac et de Sainte-Sévère, maréchal de France », de même qu'à la page 54 Richemont au lieu de Riblement.
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Plus étonnante, à la page 40, est cette phrase : « Jeanne fit la connaissance du duc d'Alençon, prince de sang royal par sa femme, sœur de Charles d'Orléans ». Curieux effet d'une bien mystérieuse transfusion ! L'auteur a-t-elle voulu écrire *rang* au lieu de *sang ?* En tout cas, Jean II d'Alençon était lui-même de sang royal, puisque son arrière grand-père était le petit-fils de Philippe III le Hardi, roi de France et fils de saint Louis. Et là une autre question se pose. Ce prince, en épousant en 1424 Jeanne d'Orléans, s'était en effet « rapproché du trône » si l'on peut dire. Mais Jeanne était-elle sœur, comme le croient certains historiens, d'après Perceval de Cagny, ou fille du duc Charles I^er^ d'Orléans, le prisonnier-poète d'Azincourt ? D'après les dernières généalogies, Louis I^er^ d'Orléans, frère de Charles VI, n'avait pas eu de fille nommée Jeanne. Par contre, son fils aîné Charles I^er^, né en 1491 eut un fils (qui devint Louis XII) et trois filles, dont l'aînée, Jeanne, née en 1409, épousa en 1424 le duc Jean II d'Alençon. C'est à celui-ci que Jeanne d'Arc, le jour où Charles VII le lui présenta, dit ces mots fameux : « Plus il y en aura ensemble du sang du roi de France, mieux ce sera », (Quanto plures erunt de sanguine regis Franciae insimul, tanto melius). Et cela s'appliquait parfaitement à un descendant de saint Louis.
Relevons encore ceci à la page 53, en date du 17 avril 1429 : Potin de Xaintrailles et les députés (deux procureurs orléanais nommés Guion du Fossé et Jehan de Saint-Avy) n'avaient pas été envoyés en ambassade par les gens d'Orléans auprès du duc de Bedford, mais auprès du duc de Bourgogne, Philippe Le Bon. Ils devaient prier celui-ci de sauvegarder leur ville en faveur de son duc prisonnier. Les usages de la chevalerie voulaient en effet, comme Jeanne devait le dire à Dunois, que « l'ennemi n'eût pas en même temps le corps du duc et sa ville ». Philippe reçut les ambassadeurs à Tournay, accueillit favorablement leur démarche et les emmena à Paris pour emporter l'accord de Bedford, qui refusa. « Je serais bien navré, dit l'Anglais, d'avoir battu les buissons et que d'autres eussent les oisillons. » Potin obtint toutefois que les troupes de Bourgogne (1.500 hommes environ) abandonnent le siège d'Orléans.
Nous croyons aussi devoir mettre le lecteur en garde contre la thèse qui veut que le procès de réhabilitation de Jeanne ait été mené de manière à ne pas nuire au prestige de l'Université de Paris qui s'était acharnée contre Jeanne en 1431. Pousser cette thèse jusqu'à affirmer qu'il s'est agi d'une comédie, c'est injurier gratuitement des enquêteurs dont rien ne permet de suspecter les intentions ; c'est frapper d'invalidité des rapports incontestablement sérieux et qui, sous une forme modérée, condamnent sévèrement Cauchon et sa procédure ; c'est aussi affaiblir la sentence de réhabilitation elle-même. Point n'est besoin d'aller chercher si loin, même pour prouver que Jeanne n'a pas abjuré.
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Cela dit, l'ouvrage de Juliette-Marie Luc est bien sympathique. La meilleure et la plus importante partie en est constituée par un recueil, chronologiquement organisé, d'extraits puisés dans les documents : Histoire du siège d'Orléans, Procès de réhabilitation, Procès de condamnation, chroniques diverses. De loin en loin, une phrase de la Bible ou des Évangiles attire l'attention sur la leçon profonde qu'il faut tirer des pages qui vont suivre, tantôt la conformité de Jeanne à l'image de Notre-Seigneur, tantôt les desseins de la Providence révélés par l'événement. Et si l'on ne voit pas bien pourquoi l'auteur s'est un moment arrêtée à un panorama des hérésies qui fait par trop surcharge, on comprend alors pourquoi elle a voulu, au grand étonnement du lecteur, commencer son ouvrage au début de la genèse. Ne pensait-elle pas traiter l'histoire de Jeanne à la manière d'un épisode d'une Bible de la France, considérée, suivant Grégoire IX, comme la tribu de Juda du Nouveau Testament ? Aussi termine-t-elle en citant les magnifiques paroles de saint Pie X, prédisant que la France, illuminée un jour comme Saul sur le chemin de Damas, se repentira, reprendra sa mission de Fille aînée de l'Église, et « nation prédestinée, vase d'élection, portera comme par le passé le nom de Jésus-Christ devant tous les peuples et devant les rois de la terre ».
Veuille le Christ « qui est roi de France » -- a dit Pie X en reprenant un mot de sainte Jeanne d'Arc -- que ce jour soit proche, qui verra enfin la France « lavée des souillures qui l'ont défigurée » ! Catholiques et prêtres français -- ô prêtres pour qui Jeanne avait tant d'estime et de respect -- adressez-lui cette prière par Notre-Dame de l'Assomption, Patronne première de la France -- qui d'entre vous, ô prêtres, ce 15 août 1962, a parlé de ce patronage en chaire ? -- et par sainte Jeanne d'Arc et sainte Thérèse de Lisieux, Patronnes secondes de la France.
Joseph THÉROL.
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### Le Max Jacob de Pierre Andreu (Éditions Wesmaël-Charlier)
En France depuis la « libération » un certain nombre de mandarins littéraires et artistiques sont parvenus à un rare degré de pourriture et d'exhibition de l'horreur ; et le plus horrible est encore la consécration officielle qui leur a été accordée.
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Aujourd'hui, en effet, et pour la première fois depuis sa fondation sans doute, l'Académie française admet tranquillement dans son auguste assemblée, à côté de catholiques représentatifs et d'éminents prélats, des pédérastes tout à fait officiels, des littérateurs bien connus pour être des invertis. Toutes ces respectables personnalités confondues dans un généreux méli-mélo et siégeant indistinctement sous la même coupole, c'est là assurément un spectacle « bien français » et très propre à donner une haute idée de la patrie de Bossuet et de Pascal. Cela présente surtout l'immense avantage de faciliter l'éducation des générations qui viennent, en leur démontrant avec évidence que nous avons un profond respect de nous-même et que, au nom de la littérature, nous ne justifions pas les pires infamies. -- En tout cas, l'excellente biographie de *Max Jacob* par *Pierre Andreu* permettra de comprendre, à partir d'une expérience vécue, déchirante et finalement apaisée, une vérité primordiale : pour s'être dégagé du vice, pour avoir appelé péché le péché et démon le démon, pour avoir marché dans le chemin du repentir et de la pénitence, un vrai poète n'en est pas moins poète ; il connaît même une condition plus favorable, un climat meilleur pour faire fructifier ses dons. A cette volonté d'une vie droite et honnête la poésie n'a rien à perdre, au contraire ; mais le poète a tout à gagner. Si ceux qui « sociologiquement » détiennent quelque pouvoir pour mettre en valeur et pour consacrer les talents voulaient bien commencer par admettre que les artistes, tout comme les autres, sont des hommes créés et rachetés, qu'ils ne sont pas autorisés, en vertu de leurs dons, à mener une existence de détraqués ou d'opiomanes, il n'y aurait assurément à cela aucun désavantage pour la production littéraire ou artistique, loin de là, -- et un service considérable serait rendu aux artistes d'abord, à la société et au public ensuite ; le public en particulier, serait préservé, au moins un peu, de l'intoxication et de la déliquescence.
Le livre de Pierre Andreu est écrit avec beaucoup de cœur ; avec toute la pénétration que donne une grande amitié. L'auteur ne touche qu'avec réserve aux aspects horrifiques des deux périodes parisiennes de la vie de Max Jacob. Ensuite il met bien en relief le réalisme de sa conversion, cette volonté de bon sens chrétien qui l'animait depuis son retour à Dieu, tant pour se gouverner lui-même que pour orienter ses correspondants.
Max Jacob (qui n'est évidemment pas à ranger parmi les surréalistes et qui était détesté par leur petit clan) mérite-t-il d'être appelé le plus grand poète contemporain ? (p. 110) je ne le crois pas. C'était déjà beaucoup qu'il soit vraiment poète De toutes façons il est plus grand qu'Apollinaire, car non seulement il domine mieux ses moyens d'expression, mais il s'avance beaucoup plus profond dans les secrets de l'âme, il pénètre jusqu'au sanctuaire mystique. Ce qui m'a toujours gêné avec lui c'est sa manie de mystifier, de jeter de la poudre aux yeux avec ses fabrications d'ouvrages de mots d'une virtuosité étourdissante. Par contre comme théoricien de la poésie, à s'en tenir du moins aux citations de Pierre Andreu, Max Jacob me paraît tout à fait remarquable par sa lucidité et la sûreté de son jugement.
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A un autre point de vue, au point de vue suprême de la conversion et de l'union à Dieu, même sans tenir Max Jacob pour un grand auteur spirituel, il n'est que juste de reconnaître le prix d'une spiritualité réaliste, probe, à l'abri de l'illusion. Qu'il nous parle de combattre nos défauts, recourir aux sacrements, penser aux fins dernières, nous fier sans limites à notre Sauveur, Max Jacob se situe dans la ligne de la spiritualité chrétienne la plus vraie, la plus assurée Par l'honnêteté de sa conversion et de sa prière, il atteignit beaucoup d'âmes alors qu'il était sur la terre ; et maintenant qu'il est retourné auprès du Seigneur il poursuit certainement son apostolat. Par le livre de son ami Pierre Andreu il continue de nous parler fraternellement, non seulement de la poésie, mais de l'amour du Seigneur et du sérieux de la vie chrétienne.
R.-Th. CALMEL, o. p.
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### Candide à Rome
Dans le sottisier du Concile, qui ferait déjà toute une bibliothèque, rien sans doute n'atteint la beauté sublime du *Nouveau Candide,* numéro du 10 au 17 octobre 1962.
Cela commence dans le titre :
« Jean XXIII est un médiocre théologien. »
« Il veut diminuer ses propres pouvoirs au profit des évêques. » Et de deux.
« Il veut que les laïcs aient le pouvoir de donner les sacrements. » Sic. Et de trois (Lesquels ? Le baptême peut-être ? ou le mariage ?)
\*\*\*
Dans le texte :
Un mot de Jean XXIII : « Faites comme moi. Faites juste le contraire de votre prédécesseur. »
Pie XII était « aristocrate et autocrate jusqu'à la moelle ». Sait-on seulement, au *Nouveau Candide,* ce que veut dire AUTOCRATE, et ce que cela peut signifier pour un Pape ? Cela voudrait dire que Pie XII était athée.
Jean XXIII récite chaque nuit « une dizaine de rosaires ». Non pas une dizaine DU ROSAIRE, mais bien UNE DIZAINE DE ROSAIRES. Pas moins.
Le P. Congar est « le meilleur des théologiens français ». Celle-là, elle est bien bonne.
Le Cardinal Ottaviani, c'est « un des plus farouches adversaires de l'ouverture à gauche ». Rien d'autre.
Chaque Père du Concile « sera accompagné d'une personne et demie ». Pas plus.
Vatican II proclamera que « les Évêques sont infaillibles ». Comme on vous le dit. Double avantage : « cela renforcerait le prestige de l'épiscopat » et d'autre part « cela plairait aux protestants ».
Le Cardinal Siri, qui est-ce ? -- « Un des principaux personnages de la vie politique. »
Et cette phrase lapidaire :
« Jésus-Marie-Joseph représentent une sorte de Trinité catholique sans hiérarchie définie. »
Félicitations au *Nouveau Candide*. Il a fait beaucoup mieux que *Témoignage chrétien* lui-même.
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## LETTRE
### Réponse à J. Madiran
Henri Fesquet répond ici à la lettre parue dans notre précédent numéro sous le titre « Lettre à Henri Fesquet sur la pensée dans l'histoire et le mensonge dans la société ecclésiastique ».
AINSI nous étions à Delphes le même été. Mais moi, je ne pensais pas à vous dans ce haut lieu. Comment l'aurais-je pu puisque vous avez cessé, voici déjà de longs mois, de m'envoyer ITINÉRAIRES qui était le seul lien visible de vous à moi. Ce n'est pas un reproche, mais un regret car, contrairement à ce que vous pensez, ce que vous écrivez ne m'est nullement indifférent. Même si je m'y efforçais -- ce qui n'est pas le cas -- comment pourrais-je rester indifférent à l'égard d'un écrivain catholique dont « la plume vaut une épée » et qui a suggéré naguère que j'étais une sorte de « deuxième Luther » ! (je cite de mémoire).
Pour ma part, je ne me reconnais pas dans votre description des catholiques qui méprisent ceux qui ne sont pas de leur avis et qui professent que ceux qui pensent différemment pensent « moins ».
Nous ahanons chacun sur un versant opposé de la même colline sacrée et si nos sentiers ne se recoupent pas, j'aime à croire qu'ils déboucheront un jour -- tard ou tôt, ici-bas ou Ailleurs -- sur le même sommet. « *Vous avez dans la cervelle cent mille idées que fermement je crois fausses et tordues* » écrivez-vous. Vous me gâtez. Je résisterai, quant à moi, à la tentation malsaine de vous en prêter 2 ou 3 du même acabit surtout pendant ce séjour conciliaire à Rome où le Saint-Esprit s'efforce d'utiliser les contorsions humaines plus ou moins contradictoires de ses enfants *ad majorem Ecclesiae suae gloriam.*
160:68
« *La pensée demande du temps* »*,* écrivez-vous p. 270 en appel de note. C'est mon avis et Sertillanges -- mais il n'est pas j'imagine de votre paroisse ? -- l'avait admirablement compris qui voyait dans l'histoire de la philosophie -- pré-chrétienne ou non -- comme un grand arbre en croissance avec tous les avantages ou les risques de la vie. Plus l'arbre croît plus il se rapproche du ciel du moins par ses meilleurs rameaux. Ne nous hâtons pas trop de décider sans appel -- du haut de notre petitesse -- que nous avons choisi la meilleure branche et celui d'en face la mauvaise. Chaque fois -- est-ce si rare ? -- que l'un ou l'autre tombons dans ce panneau, je pense qu'il pèche par présomption, qu'il absolutise le relatif et qu'il prend la partie pour le tout. La pensée de Lyautey que j'ai placée en exergue de mon ouvrage m'apparaît plus féconde que tant d'échafaudages intellectuels qui finissent par se croire la cathédrale à laquelle ils sont seulement adossés.
Vous grossissez démesurément, ce me semble, l'importance de mon chapitre III. Ce ne sont pas des vérités « colossales », mais toutes simples ; elles trahissent une exigence que nous sommes légion à ressentir quel que soit notre CREDO philosophique ou religieux.
Merci de m'avoir rappelé cette phrase de Bernanos (page 278). Voilà au moins un grand homme que nous avons en commun. (j'y ajouterai saint Thomas et peut-être, sait-on jamais, saint Ignace et saint François d'Assise...)
Cette lettre n'est pas seulement une réponse de courtoisie. Mais, vous le remarquerez, elle ne cherche pas à entamer un dialogue. Nous nous y enliserions vite comme cela nous est arrivé une fois à l'occasion des ennuis que mon ami Duméry a eus avec le Saint-Office. Et nous avons mieux à faire, vous et moi, qu'à polémiquer. Au reste, il nous faudrait l'un et l'autre une patience angélique et un temps dont nous ne disposons pas pour pouvoir espérer entamer des échanges fructueux...
Qu'il vous suffise de savoir que votre existence est pour moi une sorte d'excitant intellectuel et religieux. Ce n'est déjà pas si mal.
L'incommunicabilité des esprits s'abreuvant aux mêmes sources mystiques est un grand mystère et une grande misère. Mais nous pouvons toujours nous retrouver dans l'oraison, autour de la même Table et du même Pain.
Henri FESQUET.
Rome, en la fête de la Toussaint 1962.
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## DOCUMENTS
#### Sur la Franc-Maçonnerie
Dans « France-Observateur » du 27 septembre a paru un article intitulé : « Du nouveau dans la Franc-Maçonnerie » dont nous reproduisons les principaux passages à titre documentaire. L'article est signé Christian Hebert. Notamment pour une raison que nous signalerons plus bas, nous ne croyons pas que son information soit pleinement exacte et approfondie. Mais de toutes façons cet article est très représentatif de ce qui se dit et s'écrit actuellement au sujet de la Franc-Maçonnerie.
« *Si le lys est menacé, la rose l'est aussi.* »
En langage profane, cela veut dire tout simplement que lorsque l'Église est atteinte par la vague de l'athéisme et du communisme, la franc-maçonnerie risque de l'être également.
C'est sans doute à cette formule que songeait l'archevêque de Canterbury lorsqu'il traversait, il y a quelques semaines, la cour Saint-Damase avant d'être reçu en audience solennelle par Sa Sainteté Jean XXIII. Car s'il représentait officiellement l'Église anglicane, Mgr Fischer ne pouvait oublier qu'il avait reçu l'initiation dans une fort honorable loge britannique.
Un archevêque franc-maçon chez le pape, joli thème pour un roman de M. Peyrefitte, mais aussi thème de réflexion pour ceux qui ignorent l'ampleur des projets que l'on forme au Vatican. Car si le but immédiat du Saint-Siège est de rapprocher les églises chrétiennes, son ambition plus lointaine est de rassembler toutes les « forces spiritualistes » qui existent à travers le monde. On se réjouit donc à Rome de voir que certaines loges de rite écossais ne répugnent plus comme jadis à l'idée d'unir le « lys » et la « rose ».
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Il existe cependant au moins un endroit où cette idée a fort peu de chance d'être reçue Cet endroit, qui est situé en plein cœur de Paris, vers le milieu de la rue Cadet, s'appelle le Grand Orient de France. Un Grand Maître vient d'y être élu et cette élection a une valeur de symbole puisque le nouveau guide de la plus importante obédience maçonnique française n'est autre que Jacques Mitterrand, fonctionnaire à la Caisse des Dépôts et Consignations, ancien secrétaire de l'Union Progressiste et ancien dirigeant du Mouvement de la Paix. C'est un homme à qui il ne faut pas parler de front anticommuniste et encore moins de rapprochement avec la hiérarchie catholique.
Cette désignation a sans doute provoqué quelques remous puisque rompant la règle absolue de discrétion que les Maçons sont tenus de respecter en ce genre de circonstances, un ancien Grand Maître, M. Viaud, a fait état de ses réserves dans la presse et confirmé, par la même occasion, que l'élection de M. Mitterrand n'avait été acquise qu'à une voix de majorité. Ainsi, l'évolution de gauche qui se dessine depuis un certain nombre d'années au sein du Grand Orient aurait moins d'ampleur que ne le laisserait supposer la nomination de son nouveau Grand Maître. En fait, M. Mitterrand dispose « à la base » d'une majorité beaucoup plus importante que celle qu'il a obtenue au Grand Conseil de l'ordre (...)
Cette évolution peut-elle avoir une incidence sérieuse sur la politique française ? Oui et non. Le temps est bien passé où la Franc-Maçonnerie contrôlait la majorité de la Chambre des Députés. Le nombre des parlementaires appartenant aux Loges est maintenant assez restreint et l'épuration qui a eu lieu au lendemain du vote de la loi Debré sur l'enseignement (on sait que M. Baylot et une dizaine de ses collègues maçons l'avait votée) l'a encore réduit. En revanche, les possibilités d'intervention dans les grands services de l'État, dans l'Université (l'actuel ministre de l'Éducation nationale, M. Sudreau, est Maçon), dans un certain nombre d'associations professionnelles et de sociétés de pensée, sont encore considérables. Des initiatives tendant à favoriser l'union de la gauche pourraient donc recevoir un certain écho et l'on prête précisément à M. Mitterrand l'intention de prendre de telles initiatives. Il ne ferait d'ailleurs en cela que suivre l'exemple donné par son prédécesseur, M. Ravel, qui a, comme on le sait, organisé, au printemps dernier, dans les locaux de l'UNESCO, un important colloque sur la réforme de l'enseignement.
Où se situe l'opposition à cette politique ? Elle vient principalement des « ateliers de perfectionnement ». Ces « ateliers » (auxquels appartient, précisément, l'ex-Grand Maître Viaud) sont ceux où se retrouvent les Maçons désireux de recevoir une initiation plus poussée et de se livrer à des études philosophiques et symboliques. Tandis que les Loges ordinaires ou « Loges bleues » ne connaissent que trois grades (apprenti, compagnon, maître), les « ateliers de perfectionnement » voient fleurir ces multiples titres dont la littérature anti-maçonnique fait ses choux gras (chevalier Rose-Croix, chevalier Kaddosh, prince royal du Sublime Secret, etc.). C'est d'ailleurs pourquoi on confond souvent -- M. Roger Peyrefitte semble lui-même l'avoir fait -- le degré d'influence dans l'organisation avec la possession de l'un de ces titres. Or, un Grand Maître -- c'est le cas de M. Mitterrand -- peut n'en détenir aucun ou en avoir un fort modeste.
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Il n'en reste pas moins que les titulaires des hauts grades se considèrent comme appartenant à une aristocratie au sein de la Maçonnerie. Ils forment ce que l'on appelle des « suprêmes conseils » et donnent des avis qui ont un grand poids moral. Leur tendance naturelle est de se méfier de tout ce qui mêle trop étroitement la Maçonnerie à la vie profane et la plonge trop directement dans le bain politique. En cela, les dignitaires du Grand Orient ne sont pas tellement éloignés de ceux de la Grande Loge de France, la deuxième grande obédience française. Sur les 28.000 Maçons français, 17.000 environ (répartis en 400 Loges) appartiennent en effet au Grand Orient, 8.500 à la Grande Loge, le reste se répartissant entre la Grande Loge nationale française (qui est en réalité une filiale de la Loge anglaise de Neuilly) et le Droit Humain (seul organisme où les femmes sont admises). (...)
Cette manière d'énumérer les obédiences maçonniques en prenant bien soin d'en omettre une est, sans doute, assez courante. Elle n'atteste pas, en tous cas, que l'auteur soit complètement informé de ces questions.
Le fait que M. Jacques Mitterrand ait siégé au Comité Mondial de la Paix et effectué de nombreux voyages au-delà du rideau de fer laisse penser qu'il sera un négociateur averti lorsqu'il s'agira de discuter de l'éventuelle réouverture des Loges dans les pays comme la Pologne ou comme la Yougoslavie. Ses adversaires n'hésitent d'ailleurs pas à affirmer que cette perspective a joué un certain rôle dans son élection. Une question demeure cependant posée -- celle des répercussions de l'intégration européenne sur l'organisation de la Maçonnerie. La Grande Loge a pris ici un certain avantage sur le Grand Orient. Évoquant les contacts qui ont lieu entre les deux obédiences, le grand secrétaire de la Grande Loge, Marcel Cerbu, a déclaré devant le dernier couvent (où fut réélu le Grand Maître Doignan) : « L'accent fut porté par notre délégation sur l'organisation future de l'Europe en voie de création et l'urgence qu'il y a d'envisager une Maçonnerie unie, adaptée à cette évolution. « Cette Maçonnerie européenne unie a effectivement beaucoup plus de chances d'être réalisée sous l'égide des Loges de rite écossais que sous l'égide du Grand Orient. Ou alors celui-ci devra assouplir certains de ses points de vue comme il est d'ailleurs prêt à les assouplir en d'autres domaines... à commencer par celui de l'adhésion de membres d'organisations chrétiennes.
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De telles demandes d'adhésion ont été récemment formulées. Elles sont actuellement « sous le maillet » (c'est-à-dire en attente). Les militants catholiques qui ont souhaité entrer dans la Maçonnerie déclarent qu'ils ne renoncent pas à leurs croyances, mais qu'ils reconnaissent le principe du libre examen et ne refusent donc pas de discuter des dogmes. Cette affirmation suffit à leur ouvrir les portes de la Grande Loge, mais leur ouvrira-t-elle celle du Grand Orient ? Cela n'est pas certain. Cela sera en tout cas un test. »
A la suite de cet article, M. Van Hecke, Grand Maître de la Grande Loge nationale française, a envoyé une mise au point, parue dans « France-Observateur » du 18 octobre, où l'on peut lire notamment :
Nous nous permettons d'attirer votre attention sur le fait que la Grande Loge nationale française, 65, boulevard Bineau, Neuilly-sur-Seine, n'est en aucune façon une filiale de Loge anglaise.
Elle est tout au contraire une autorité souveraine et indépendante pratiquant les trois grades symboliques et cela dans les limites fixées par sa Constitution. Elle ne reconnaît et n'admet l'existence d'aucune autorité maçonnique quel que soit le nom qu'elle puisse porter ou les grades qu'elle confère. Son Conseil d'administration est composé en totalité de Français.
Certains journaux ont pu écrire que la Grande Loge nationale française était une affiliation de la Grande Loge Unie d'Angleterre. En fait, toutes les Grandes Loges existantes sont des affiliations de la Grande Loge Unie d'Angleterre puisque cette dernière est la Grande Loge Mère de la Franc-Maçonnerie « Spéculative ». Or la Grande Loge nationale française est née d'un regroupement de maçons français à la veille de la première guerre mondiale.
Mais, par contre, seule en France, la Grande Loge nationale française est reconnue par la franc-maçonnerie régulière de tous les continents. Elle seule répond aux principes de la « régularité » gouvernant cette reconnaissance, à savoir la croyance en Dieu, créateur grand architecte de l'Univers, et en sa volonté révélée exprimée par le Volume de la Sainte Loi.
==============
165:68
#### Une compagnie aérienne qui parle latin
Des ecclésiastiques hésitent devant le latin ; d'autres prononcent contre lui de furieux réquisitoires ; c'est aussi qu'ils ne le savent point ayant négligé de l'apprendre suffisamment ou de le pratiquer.
On connaît les phrases de Péguy qu'André Charlier rappelait dans notre précédent numéro :
La parole de Dieu est plus intelligente en grec. Plus platonicienne. Et plus philosophe. Il fallait peut-être s'y attendre. Mais en latin elle est éternelle.
André Charlier ajoutait : « Ceux qui n'entendent point ces choses, nous les appelons des barbares ». Nous sommes envahis de l'intérieur par un nouveau type de barbare : le barbare chrétien. C'est un barbare peut-être plus difficile à instruire et éduquer que le barbare païen.
\*\*\*
Au moment où tant d'ecclésiastiques croient que le latin est inadéquat à exprimer la Parole de Dieu, et la théologie, et la philosophie -- il est tout de même curieux qu'ils aient ce sentiment en un moment comme le nôtre, qui est précisément celui de l'effondrement sémantique des grandes langues vivantes : c'est sans doute le signe qu'ils ne comprennent vraiment rien à rien -- en un tel moment, donc, il se trouve que le latin commence à être employé comme langue internationale pour exprimer des réalités aussi « contemporaines », aussi « modernes » que la circulation aérienne.
Voici en effet la circulaire commerciale qu'une compagnie australienne, la QUANTAS, adressait au mois de mai dernier aux ecclésiastiques faisant leurs études à Rome :
Reverendissime Domine,
Tunc Societas quaevis publicas utilitates et commoda curat, quando recentioribus Scientiarum inventis utitur Hoc autem a plus 41 annis prudens ac sollers facit Societas aeriarum viarum Australiana QANTAS.
166:68
Societas enim QANTAS velocissimorum velivolorum classera possidet, recentissimis inventis instructam. Velivoli QANTAS denominantur « V-JETS 707 » ; « V » autem prima littera est latinae vocis « Vannus » (= ala, pinna), cum huiusmodi Vannus, motorio instrumento velivoli Bœing 707 aptatus, eum velivolorum omnium potentissimum reddat.
Ut vero Scientiarum inventa in publicum commodura adhibeat Societas QANTAS non modo velocitatem augendam curat, sed omnia etiam servitia et commoda, quae technica ars recentissima attulit.
Omnia in velivolis QANTAS arrident, placent, cum sint ad proprium veluti cuiusque ingenium accommodata, et unusquisque gratam inveniat familiaritatem.
Servitia excellunt moderatione, urbanitate, sollertia, clientesque curant singulos, ac si soli adessent.
Cum tempestive petatur, peculiaris victus sine carnibus suppeditatur cupientibus, et, pro sacerdotibus, apud quosdam aeroportus parva altaria, omni necessaria suppellectili instructa, ad sacrum Missae sacrificium celebrandum prostant.
Quod ad cursus attinet, quos velivoli V-Jet 707 tenent, quique ab urbe Roma proficiscentes totum amplectuntur orbem, his litteris adiungimus aestivi temporis horarium facilis consultationis.
Ex quavis necessitate adire potes tuum itineris curatorem, vel nos ipsos voce vel per telephonium ; quod si feceris et nostram Societatem aliis praetuleris, pergrati tibi erimus, cum maximus sit nobis honor posse Catholico Clero pro viribus inservire.
Maxima aestimatione me profiteor
tui addictissimum
T.M. Rylance.\
MODERATOREM NEGOTIORUM SOCIETATIS\
PRO EUROPA AUSTRALI
Bien sûr, le latin n'a pas été fait spécialement pour vanter les avantages d'une compagnie aérienne. Mais cela est un signe. Si on le veut, on peut se servir du latin.
============== fin du numéro 68.
[^1]: **\*** -- Voir 46:72-04-63.
[^2]: -- (1). Ces mots ont sauté même dans la traduction publiée par l'édition française de l'*Osservatore romano*. Pourtant ce sont des mots impératifs, vénérables, traditionnels, et spécialement conciliaires : le premier Concile du Vatican les avait repris à son compte.
[^3]: -- (2). Voir Jean Madiran : *De la justice sociale* (Nouvelles Éditions Latines, 1961), première partie : comment la « justice sociale » des documents pontificaux traduit, dans une nouvelle terminologie, la doctrine traditionnelle de la justice. Voir aussi : *Note sémantique sur la socialisation et sur quelques autres vocables de* « *Mater et Magistra* »*,* spécialement le préambule et la III^e^ partie (pages 1 à 5 et 40 à 52 du tiré à part).
[^4]: **\*** -- Cf. It n° 70, page 100 et suivantes.
[^5]: -- (1). C'est seulement le 4 novembre \[sic\] qu'une publication catholique française : *La Documentation Catholique,* a présenté au public français une version exacte du discours prononcé le 11 novembre par le Souverain Pontife. *La Documentation Catholique* assure que la traduction diffusée par la presse française « *diffère d'une façon notable du texte latin officiel qui a été prononcé par le Pape* »*.*
[^6]: -- (1). Voir la « Lettre de Belgique » de Marcel De Corte dans *La Nation française* du 24 octobre 1962, page 7.
[^7]: -- (2). Cette tactique des communistes est expliquée dans *La technique de l'esclavage* (tiré à part de la revue *Itinéraires*)*.*
[^8]: -- (1). Voir *La technique de l'esclavage*, pp. 71-78 du tiré à part. On sait que Mgr Varkonyi a été publiquement accusé et convaincu par *L'Osservatore romano* de « faux témoignage » : Cf. *ibid*., p. 78.
[^9]: -- (2). Numéro du 26 octobre 1962, page 6.
[^10]: -- (1). *Ibid.,* article du directeur de Témoignage chrétien,
[^11]: -- (1). Le lecteur français peut relire cet épisode par exemple dans l'histoire de l'Église la plus répandue en France : dans le tome VI, volume 1, de *l'Histoire de l'Église du Christ* de Daniel-Rops, volume intitulé : *L'ère des révolutions : en face de nouveaux destins,* Fayard 1960, pages 429 à 468.
[^12]: -- (1). *Le Contrat social*, dans son numéro de septembre-octobre 1962 publie les conclusions au livre de Normand Cohn sous le titre : « Permanence des millénarismes ». -- A lire, dans le même numéro, une intéressante étude de Michel Collinet sur « Joachim de Flore et le Troisième Age ».
[^13]: -- (1). Rappelons que pour C. J. Jung et son école l'Inconscient collectif prend un sens précis, il s'agit du fond commun des images, des symboles, des archétypes de la psychologie collective que nous retrouvons en notre propre inconscient.
[^14]: -- (1). Il va sans dire qu'une pareille théorie conteste à la minorité toute légitimité : la minorité n'a qu'un devoir, confesser son erreur, faire son autocritique, rejoindre jusqu'en son for intérieur la vérité majoritaire, telle qu'elle est sortie des urnes.
[^15]: -- (2). *L'année sociologique*, T. XI, p. 45.
[^16]: -- (3). *Sociologie et Philosophie*, 1924, p. 136.
[^17]: -- (1). *Les formes élémentaires de la vie religieuse*, p. 444.
[^18]: -- (2). *La science positive de la morale en Allemagne*, p. 118.
[^19]: -- (3). ... « Le croyant s'incline devant Dieu parce que c'est de Dieu qu'il croit tenir l'être et particulièrement son être mental, son âme. Nous avons les mêmes raisons d'éprouver ce sentiment pour la collectivité... » (« La détermination du fait moral. », *Bulletin de la Société française de philosophie*, avril-mai 1906.)
[^20]: -- (1). Georges Bernanos : *Français, si vous saviez*, p. 268.
[^21]: -- (2). Chez les fascistes, on enseignait « que la liberté revient uniquement pour l'individu à fondre son désir dans celui du chef de l'État : l'Individu se réalise, s'épanouit lui-même dans la mesure seulement où il abdique entre les mains de l'État et s'intègre en lui ». (Gentile).
Plus habiles, les démocraties populaires se couvrent avec la théorie du « parti unique », solidement tenu en main par l' « appareil », qui est censé incarner la volonté du peuple.
[^22]: -- (3). Cité par Sainte-Beuve : *Lundis* T. IV, p. 444, éd. 1852.
[^23]: -- (1). A. Fouillée. *La Science sociale contemporaine*, p. 401.
[^24]: -- (2). G. Tarde. *La sociologie élémentaire*, p. 223.
[^25]: -- (1). G. Bouthoul*. Traité de Sociologie*, t II, p. 196.
[^26]: -- (1). On pourrait en dire tout autant pour d'autres manifestations de l'esprit d'abstraction, qui n'ont rien à voir avec les mathématiques : pour échapper à la complexité « existentielle » de la vie, grande est la tentation de délester la réalité sociale de ses contingences humaines pour ne retenir que le concept abstrait. On retrouve ici la vieille querelle des « universaux » entre « nominalistes » et « réalistes ».
[^27]: -- (1). Il n'y a pas une étude sociologique sérieuse qui n'infirme cette vision de la société coupée en deux groupes antithétiques. Nous retrouvons ici encore la griffe J.-J. Rousseau : la liberté postule des mœurs pures, celles qui sont présumées régner dans les sociétés patriarcales antiques, non encore contaminées par les sciences et les arts, par le développement de la civilisation responsable de l'inégalité entre les hommes, c'est-à-dire des stratifications sociales.
Plus un groupe s'écarte de cette simplicité, de cette pureté originelle, plus il glisse dans la corruption. C'est le sort des « élites... » « les vrais sentiments de la nature ne règnent que sur le peuple » la « perfection de l'individu » va de pair avec « la décrépitude de l'espèce ».
...» Si la nature nous a destinés à être sains, j'ose « presque assurer que l'homme qui médite est un animal dépravé ». (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes).
Le style, l'accent, le frémissement intérieur font de bien des pages de Rousseau de beaux poèmes, qui nous enchantent encore. Malheureusement, c'est par ce qu'il avait de plus outré, de plus paradoxal dans sa pensée, qu'il a servi de maître à penser à tant d'illuminés.
Après avoir énoncé les « dogmes » de la religion civile qu'il propose, l'existence de Dieu, la Vie future, la sainteté du Contrat social et des lois, Rousseau ajoute : « que si quelqu'un après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort : il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois ».
En écrivant cette phrase, l'homme sensible qu'était Jean-Jacques ne se doutait pas qu'il venait de qualifier pour l'avenir le crime d'incivisme, que des disciples au pouvoir devaient sanctionner par l'échafaud. Dans leur terminologie, c'est le peuple, protégé par son ingénuité des corruptions du siècle, qui incarne la volonté générale : « quand le peuple souverain exerce le pouvoir, déclare Robespierre, il n'y a qu'à s'incliner. Dans tout ce qu'il fait, tout est vertu et mérite, rien ne peut être excès ou crime ».
[^28]: -- (1). « Plus que jamais, il me fallait donc prendre appui dans le peuple plutôt que dans « les élites » qui, entre lui et moi, tendaient à s'interposer. Ma popularité était comme un capital qui solderait les déboires inévitables au milieu des ruines ». (Général de Gaulle -- Mémoires, Tome III, p. 8).
[^29]: -- (2). Simon Deploige. Le conflit *de la morale et de la sociologie.* Paris 1921, p. 173.
[^30]: -- (1). On voit le danger d'une telle pente. Un simple mensonge est promu au rang de mythe, ou d'opinion, quand on arrive à le faire partager par une collectivité. Il devient « un fait social », et mérite alors les considérations rituelles de ceux qui sont marqués par la grâce du collectif. Machiavel, par contraste. nous paraît bien peu « machiavéliste » lorsqu'il vend honnêtement ses recettes à son Prince -- « L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu », nous dit La Rochefoucault. Ici, le menteur se réfère implicitement à la vérité quand il s'efforce d'être cru. Le trafiquant qui trompe sur la marchandise sait parfaitement à quoi s'en tenir. Il peut même lui arriver d'avoir mauvaise conscience et de connaître le remords. C'est encore un hommage indirect et nostalgique que Ponce-Pilate rend à la vérité lorsqu'il s'écrie : « Qu'est-ce que la vérité ? ». Pour un sceptique, le doute peut même être une nécessité morale, parfaitement sincère et respectable.
Il appartenait aux temps modernes de donner le jour à de pseudo-philosophies qui se proposent de ruiner jusqu'au principe de la vérité, même oubliée au fond de son puits, pour lui substituer la notion fluide et équivoque de mythes utiles, nécessaires. La vérité devient ce qui est censé modeler l'avenir ou ce qui est présumé aller dans son sens. Elle est une matière première à usiner, au même titre que les cerveaux qu'elle aidera à conditionner.
C'est ainsi que se sont perfectionnées et ont proliféré ces derniers temps des techniques de réflexes conditionnés et de suggestions appliquées aux déterminismes de masse, d'autant plus dangereux que :
> « L'homme est de glace aux vérités
>
> « Il est de feu pour le mensonge. » (La Fontaine).
[^31]: -- (1). R. Ruyer. -- L'humanité de l'Avenir d'après Cournot -- p. 124.
[^32]: -- (2). *Op. cit.* p. 125
[^33]: -- (1). Il va sans dire que de tels rapprochements ne s'appliquent qu'à ce qui fait l'objet de notre étude : « La conscience collective dénominateur commun de ces trois penseurs. Entre la philosophie du Vicaire savoyard, le « sociologisme » déterministe de Durkheim et les poèmes mystique du Père Teilhard de Chardin, il existe des différences essentielles de tempérament et de croyance.
[^34]: -- (1). D'où cette récusation préventive de la critique sociologique par un commentateur de Teilhard. « Tandis que nous sommes encore sur la route de la planification et de l'unification, il faut se garder de rabaisser la pensée de Teilhard au plan sociologique et se référer à un quelconque espoir de je ne sais quel socialisme, encore qu'il s'agisse bien de socialisation » (A. Jeannière : L'avenir de l'Humanité d'après Teilhard de Chardin. *Revue de l'Action Populaire*. Janv. 1962. p. 11).
[^35]: -- (1). *Op. cit.* p. 368.
[^36]: -- (2). Cité par A. Cuvillier -- *Manuel de sociologie*. T. I, p. 18.
[^37]: -- (3). « C'est à tort que l'on veut réduire en termes matériels un problème spirituel. C'est vouloir exprimer en termes zoologiques, du point de vue du troupeau, un problème humain qui, lui, est strictement qualificatif. Une assemblée nombreuse d'imbéciles ou d'ignorants, de fanatiques on d'abrutis, ne deviendra pas plus intelligente si en augmente encore leur nombre. On ajouterait des zéros ». G. Bouthoul. *Op. cit.* T. II, p. 191.
[^38]: -- (1). Ch. Péguy, L'esprit de système, p. 219.
[^39]: -- (2). R. Ruyer : L'Utopie et les utopistes, P.U.F., 1950.
[^40]: -- (3). *Op. cit.*, p. 246.
[^41]: -- (4). O. Stapledon : Derniers et premiers hommes, 1930.
[^42]: -- (5). Ce sont les hommes de l'avenir que Stapledon imagine.
[^43]: -- (1). -- *Op. cit.*, p. 286.
[^44]: -- (2). « Nous sommes déjà en pleine mutation et cette mutation est « d'ordre psychique et à l'échelle planétaire ». Jeannière, *op. cit.*, p. 17.
[^45]: -- (3). Simone Weil : la pesanteur et la grâce, avec une introduction de Gustave Thibon. Paris, 1948 (p. 176, 182, 183, 184).
[^46]: -- (1). La présente note complète mes études précédentes : « Vrai et faux messianisme », dans le livre *Sur nos routes d'exil, les Béatitudes* » (Nouv. Édit. Latines, Paris) ; puis dans *Itinéraires,* décembre 1959 : « Le Cœur Immaculé de Marie » ; mars 1960 : « La lutte de Satan contre l'Église » ; juin 1960 : « L'Apocalypse » ; les notes critiques sur Teilhard de Chardin et « Le Teilhardisme », mars et avril 1962.
[^47]: -- (1). Voyez, si vous voulez, notre critique du P. Teilhard, dans *Itinéraires* d'avril 1962, p. 139 ; et aussi le livre *Construire la terre*, (Paris, Éditions du Seuil), sorte de bible polyglotte selon Teilhard, p. 195.
[^48]: -- (1). « Collection Itinéraires », Nouvelles Éditions Latines, 1961.
[^49]: -- (2). Revue des sciences Philosophiques et théologiques, janvier 1962, pp. 66-67.
[^50]: -- (3). Revue thomiste, avril-juin 1962, pp. 309-310.
[^51]: -- (4). L'ensemble (justice générale plus justice distributive) constituant la justice sociale, écrit le P. Dognin. C'est ce que nous nions. La position sur ce point du P. Dognin nous paraît hésitante. Ailleurs -- dans le numéro d'octobre 1961 de la même revue du Saulchoir -- il écrit, p. 622 : « ...Cette imbrication des justices générale et distributive peut être d'un grand secours pour l'analyse des composantes de la justice sociale... ». Mais il écrit aussi, p. 602. « La justice du bien commun qui est dite générale chez saint Thomas et sociale dans les encycliques d'aujourd'hui ».
[^52]: -- (5). *Note sémantique sur la socialisation et sur quelques autres vocables de* « *Mater et Magistra* », pages 30 à 34 du tiré à part.
[^53]: -- (6). Ou du moins, nuance importante : tous ceux qui le désirent. Il n'y a pas lieu d'attribuer aux gens, contre leur gré, les charges et les responsabilités de la propriété. Mais il y aurait lieu de leur faire comprendre (et de préférence par les faits) la *dignité* de la propriété.
[^54]: -- (7). Voir *Itinéraires*, numéro 61, pages 165 et suiv. ; et numéro 67, pages 282 et suiv.
[^55]: -- (1). *Itinéraires*, numéros 17, 18, 19 et 20.
[^56]: -- (2). Voir *Itinéraires*, numéro 60, pages 155 et suiv. et numéro 63, pages 141 et suiv. ; voir aussi : « La diversion anti-intégriste », dans l'édition définitive de notre tiré à part : *La Cité catholique aujourd'hui.* Enfin dans *Itinéraires*, numéro 67, pages 290-291, on trouvera « Le principe de base » de l'intégrisme selon Georges Suffert : la civilisation chrétienne...
[^57]: -- (3). Collection « Économie et Humanisme », aux Éditions Ouvrières, Paris, 1962.
[^58]: -- (4). Recueillis et publiés en tête de notre numéro spécial sur « La civilisation chrétienne » : *Itinéraires*, numéro 67.
[^59]: -- (5). Voir notre tiré à part : *Parole et Mission ; article* paru sous ce titre dans *Itinéraires,* numéro 64.