# 69-01-63 2:69 ### Du premier au second Concile du Vatican ON PARLE SOUVENT des enseignements pontificaux « *depuis Léon XIII* », parce que Léon XIII inaugure non point ce « genre littéraire » de l'Encyclique et du message, mais son emploi abondant, fréquent, méthodique. Léon XIII a édifié, à coups d'Encycliques, un corps de doctrine qui touche quasiment à tous les problèmes modernes, de l'unité chrétienne à la condition des ouvriers, de la théologie du Saint-Esprit à la pratique actuelle du Rosaire, de la subversion révolutionnaire à la philosophie sociale. L'œuvre doctrinale de Léon XIII est im­mense, elle est la mise au point « moderne » de l'enseignement éternel de l'Église. Les philo­sophes et penseurs qui l'ont abordée après coup en ont été émerveillés, saisis, impressionnés. Qu'on se reporte par exemple aux pages un peu cursives, mais émouvantes et profondes, qu'y consacre en 1960 Étienne Gilson (dans son livre *Le philosophe et la théologie*) : elles donnent une idée de l'extraordinaire trésor de pensée chré­tienne qui se trouve là. Trésor largement inexploré, trésor enfoui sous les eaux, que de rares plongeurs vont parfois inventorier partielle­ment. La traduction française en est aujourd'hui imbuvable, mais le latin ne bouge pas. 3:69 Léon XIII a écrit *soixante-quatre* Encycliques, sans parler de diverses « lettres » et autres « actes » de son Magistère : soixante-quatre En­cycliques en vingt-cinq ans de règne. Avant Pie XII, il avait fourni à l'Église universelle un enseignement nombreux, détaillé, omniprésent. \*\*\* La doctrine de saint Pie X est simplement la doctrine de Léon XIII. Non point en ce sens seu­lement que la doctrine de tous les Papes est évi­demment la même en substance. Mais en ce sens plus précis que saint Pie X n'a pas *refait* les expo­sés doctrinaux de Léon XIII : la plupart du temps, il s'y réfère, il les cite, il les rappelle, il les commente. Les historiens légers qui opposent saint Pie X à Léon XIII ignorent ou mécon­naissent ce point essentiel. A lire saint Pie X, on s'aperçoit qu'à ses yeux le *corpus* doctrinal de l'Église catholique, « moderne » et adapté dans son expression, n'est pas à faire, il existe, c'est l'œuvre de Léon XIII. Seulement saint Pie X dut prendre acte du fait que l'immense effort de persuasion de Léon XIII n'avait pas abouti. Ce sont toutes les erreurs réfutées et condamnées par Léon XIII qui se sont articulées et conjuguées entre elles pour constituer le modernisme qui est « le rendez-vous de toutes les hérésies », -- nous pourrions aussi bien dire : LA SOMME DES ERREURS MODERNES. 4:69 « Si quelqu'un, écrit saint Pie X au § 115 de *Pascendi,* s'était donné la tâche de recueillir toutes les erreurs qui furent jamais contre la foi et d'en concentrer la substance et comme le suc en une seule, véritablement il n'eût pas mieux réussi. » Le *monde moderne,* c'est le monde où l'on a vu toutes les erreurs qui aient jamais existé contre la foi se rassembler, s'organiser, s'arti­culer entre elles, et s'installer au cœur de l'Église, *in sinu gremioque Ecclesiœ.* Le monde moderne, ce n'est pas SEULEMENT cela ? Sans doute. Peut-être. Mais *cela* est suffisamment important pour retenir l'attention, et pour constituer devant l'es­prit au moins *l'une des caractéristiques essen­tielles* du monde moderne, non pas une caracté­ristique accidentelle et secondaire, mais la pre­mière et la plus grave préoccupation du chrétien en ce qui concerne ce monde-là. Opposer à toutes ces erreurs -- entrées et ins­tallées puissamment dans l'Église -- la vérité vivante et opportune, en une formulation adap­tée à l'époque, Léon XIII l'a fait. Il l'a fait en vain. Non pas en vain pour ceux qui ont recueilli son enseignement. Non pas en vain pour la gloire de l'Église et la gloire de Dieu. 5:69 Mais en vain sous un rapport, celui de la viru­lence et de la nocivité de ces erreurs, qui sous les yeux de saint Pie X poursuivent plus que jamais leur carrière à l'intérieur de la communauté ca­tholique, et qui étendent leurs ravages intellec­tuels, spirituels et sociaux. Il faut donc, aux armes de la persuasion, ajouter celles du gouvernement, et des mesures disciplinaires et réorganisatrices. Ce sont alors les mesures énergiques, quelquefois draco­niennes, édictées dans la dernière partie de *Pas­cendi.* Voyons bien la cause, le motif, la raison de ces mesures disciplinaires : ce n'est point parce que saint Pie X aurait aperçu un péril qui aurait échappé à Léon XIII. Il s'agit du même péril, il s'agit des mêmes erreurs, à quoi Léon XIII a opposé le chef-d'œuvre sans précédent de soixante-quatre Encycliques admirables. Saint Pie X prend des mesures disciplinaires rigou­reuses *parce que Léon XIII n'a pas été écouté.* La persuasion, doctrinale ne pouvait faire ni plus ni mieux que n'avait fait Léon XIII. Le Pouvoir d'enseignement du Pontife romain avait été em­ployé comme jamais auparavant. Restait le Pou­voir de gouvernement. Tout en rappelant et com­mentant la doctrine (et très précisément l'ex­pression qu'en avait donnée Léon XIII), saint Pie X gouverne et, pour la protection des âmes, il frappe, il condamne, il organise, il surveille, il interdit, il ordonne, il combat. Il le fait exemplairement et moins de cin­quante ans après sa mort, délai remarquable­ment court, l'Église le canonise. 6:69 Mais a-t-il triomphé du mal qu'il combattait ? A son avis, non. \*\*\* La succession des événements, des actes, des jugements, doit être exactement saisie. Malgré soixante-quatre Encycliques de Léon XIII, « le mal est allé s'aggravant de jour en jour », dit saint Pie X. Ce mal est installé à l'intérieur même de l'Église. Les artisans d'erreurs « se cachent dans le sein même et au cœur de l'Église, enne­mis d'autant plus redoutables qu'ils le sont moins ouvertement ». En outre, il ne s'agit pas seule­ment de la contamination intellectuelle opérée par un complexe idéologique qui est « le rendez-vous de toutes les hérésies ». Il y a une organisa­tion secrète, une publicité organisée, des machi­nations orchestrées. Il y a une rébellion non pas spontanée ou accidentelle, mais concertée, qui s'est établie à l'intérieur même de l'Église. Saint Pie X agit avec la dernière vigueur, avec la plus grande rigueur. Le modernisme est-il alors mortellement frappé ? Non. Les historiens, après coup, prétendent que oui. Selon eux, il n'y eut plus de modernisme nulle part après 1907. Saint Pie X est d'un autre avis, exprimé en date du 1^er^ septembre 1910 : 7:69 « ...Une race très pernicieuse d'hommes, les modernistes, même après que l'Encycli­que *Pascendi* eût levé le masque dont ils se couvraient, n'ont pas abandonné leurs des­seins de troubler la paix de l'Église. Ils n'ont pas cessé, en effet, de rechercher et de *grou­per en une association secrète de nouveaux adeptes,* et d'inoculer avec eux, dans les veines de la société chrétienne, le poison de leurs opinions... » Le *Motu proprio* du 1^er^ septembre 1910 rap­pelle et complète les prescriptions édictées par *Pascendi.* De la conclusion, retenons notam­ment : « Frappé de la gravité du mal, *qui croît de jour en jour,* et auquel on ne saurait sans le plus grand danger tarder davantage de s'op­poser, Nous avons jugé bon d'édicter ou de rappeler ces prescriptions... » Quand donc, *à quelle date,* cette SOCIÉTÉ SE­CRÈTE a-t-elle cessé d'exister dans l'Église ? Per­sonne ne nous l'a dit. La date manque. Personne d'ailleurs ne semble se souvenir que cette société secrète ait jamais existé. On parle du modernisme comme s'il avait été SEULEMENT une doctrine ; on parle de l'Encycli­que *Pascendi* comme d'une réaction brutale, ex­cessive, et l'on suppose implicitement, ou même explicitement, que la question est tranchée, la page tournée à partir de 1907. Trois ans plus tard, saint Pie X énonçait pour­tant le contraire : le mal «* croît de jour en jour *». 8:69 Le modernisme, et très précisément le moder­nisme sous SA FORME D'ASSOCIATION SECRÈTE, a survécu à l'Encyclique *Pascendi,* il a continué à recruter dans l'Église, clandestinement, de nou­veaux adeptes. Il a survécu à tout ce que saint Pie X, après Léon XIII, a fait contre lui. Peut-être la société secrète du modernisme a-t-elle été dispersée par les bouleversements de la première guerre mondiale. C'est une hypo­thèse plausible. Est-ce plus qu'une hypothèse ? Les sociologues et les historiens ont le droit d'être circonspects. Un historien et sociologue de la *Chronique sociale* le remarquait naguère : « Mê­me dissoutes par une autorité civile ou religieuse, les sociétés secrètes ont tendance à subsister ou à se reformer dès la première occasion. Ce fait ne manque pas de frapper tout historien... » Cette considération ne prouve pas que la société secrète du modernisme ait indéfiniment survécu : les sociétés secrètes ne sont point, par nature, im­mortelles. Il est tout de même fort singulier qu'historiens et théologiens omettent ou voilent cette question non résolue. Cet aspect de l'his­toire religieuse contemporaine n'est pas négli­geable, il est pourtant tenu sous le boisseau. \*\*\* Quoi qu'il en soit de ce point mystérieux, c'est *l'esprit* qui importe le plus, *l'esprit* moderne : non pas les sciences et techniques modernes de la matière, et leurs progrès matériels, mais bien cet *esprit qui* est dit *moderne* par distinction d'avec *l'esprit chrétien* et en opposition avec lui. 9:69 Dans une allocution aux nouveaux Cardinaux qui est son dernier discours prononcé en public, et qui a par moments des allures de testament, saint Pie X déclarait (27 mai 1914) « Nous sommes, hélas, en un temps où l'on accueille et adopte avec grande facilité certaines idées de conciliation de la foi avec *l'esprit moderne,* idées qui conduisent beau­coup plus loin qu'on ne pense, non pas seu­lement à l'affaiblissement, mais à la perte totale de la foi... Il n'est pas inouï de rencon­trer des personnes qui expriment doutes et incertitudes sur les vérités, et même affir­ment obstinément des erreurs manifestes, cent fois condamnées, et qui malgré cela se persuadent ne s'être jamais éloignées de l'Église parce que quelquefois elles ont suivi les pratiques chrétiennes. Oh ! combien de navigateurs, combien de *pilotes* et, ce qu'à Dieu ne plaise, combien de *capitaines* fai­sant confiance aux nouveautés profanes et à la science menteuse du temps, au lieu d'ar­river au port ont fait naufrage ! » (On peut assez aisément comprendre le sens de ces dernières métaphores : « pilotes », « capi­taines ».) 10:69 « Parmi tant de dangers, en toute occa­sion, je n'ai pas manqué de faire entendre ma voix pour rappeler les errants, pour signaler les dommages et pour tracer aux catholiques la route à suivre. Mais ma pa­role n'a pas toujours ni par tous été bien en­tendue ni bien interprétée, si claire et si précise qu'elle ait été... » Il ressort de ces textes que le modernisme existe toujours en 1914. Il a survécu à saint Pie X. Il a continué. Ni la persuasion ni la répression n'ont eu rai­son de lui. \*\*\* C'est en se transformant que le modernisme a survécu. L'évolution est commencée en 1914. Les *erreurs* du modernisme ne sont plus *formel­lement énoncées.* Mais il demeure, dit Benoît XV, « les tendances et l'esprit » du modernisme (En­cyclique *Ad Beatissimi*, 1^er^ novembre 1914) -- L'ES­PRIT, c'est toujours l'essentiel de toutes choses, sous les formes changeantes et sous les mots ha­biles. Le modernisme au début du siècle s'en pre­nait directement à la foi en son centre même, la divinité de Jésus-Christ. A partir de la première guerre mondiale, il évolue sous le masque, et s'il continue d'attaquer la divinité de Jésus-Christ, c'est désormais *dans son règne social.* 11:69 Dès sa première Encyclique, *Ubi arcano Dei,* Pie XI nomme, désigne et démasque LE MODERNISME MORAL, JURIDIQUE ET SOCIAL, qui a succédé au « modernisme dogmatique », et qui, dit-il, est le fait de ceux qui « dans leurs discours, leurs écrits et tout l'ensemble de leur vie, agissent exactement comme si les enseignements et ordres promulgués à tant de reprises par les Souverains Pontifes, notamment par Léon XIII, Pie X et Benoît XV, avaient perdu leur valeur première ou même n'avaient plus du tout à être pris en considération ». Le modernisme s'est fait « social » mais c'est toujours le modernisme. C'est toujours la *séparation :* tout SÉPARER de la foi, et laisser la foi isolée dans un univers hostile, voilà *l'esprit mo­derne.* Séparer la science de la foi. Séparer l'his­toire de la foi. Séparer la sociologie de la foi. Séparer la société de la foi. Léon XIII avait déjà tout dit là-dessus. Et finalement séparer « la vie » de la foi. Créer comme une DOUBLE CONSCIENCE chez les chrétiens. Attitude de DUPLICITÉ et de DÉDOUBLEMENT décrites par *Pascendi,* et décrites par Pie XII après la seconde guerre mondiale, dans son Discours aux Cardinaux du 2 juin 1948 : « ...Ce travail de sauvetage doit s'étendre aussi aux trop nombreux dévoyés qui, tout en étant -- du moins le pensent-ils -- unis à Nos fils dévoués sur le terrain de la foi, s'en séparent pour se mettre à la suite des mouvements qui tendent effectivement à laïciser et déchristianiser toute la vie privée et publique. 12:69 Quand même vaudrait pour eux la divine parole : « *Père*, *pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font* »*,* cela ne changerait en rien le caractère objective­ment pernicieux de leur conduite. Ils se for­ment une double conscience dans la mesure où, tandis qu'ils prétendent demeurer mem­bres de la communauté chrétienne, ils mi­litent en même temps comme troupes auxi­liaires dans les rangs des négateurs de Dieu. Or précisément cette duplicité ou ce dédou­blement menace de faire d'eux, tôt ou tard, une tumeur dans le sein même de la chré­tienté ». Cette duplicité, ce dédoublement, Pie XI lui aussi avait combattu contre eux tout au long de son pontificat : il en a parlé presque tout le temps sous toutes les formes, -- toutes les formes de *séparation* opérées par le modernisme, par l'es­prit moderne. La brèche ouverte par ce dédoublement, qui *enlève le domaine* INTELLECTUEL *et le domaine* SOCIAL *au règne de Jésus-Christ,* est celle par où la foi est attaquée. La foi chrétienne est attaquée aujourd'hui surtout par *de fausses idées sur l'homme et sur le monde, sur l'histoire, sur la structure de la société et de l'économie* (Pie XII) : terrain de combat et cheval de bataille du MODER­NISME qui s'est fait SOCIAL, du modernisme qui continue et se prolonge à ce niveau et à ce plan, où il a porté exactement les méthodes, les pro­cédés, la fausse philosophie et L'ESPRIT que saint Pie X stigmatisait. On *reconnaît* aisément ce modernisme à son *opposition,* théorique et déclarée, plus souvent biaisante et insidieuse, en tout cas pratique et effective, *à la Royauté sociale du Cœur de Jésus.* 13:69 Ce « modernisme moral, juridique et social », ainsi nommé par Pie XI, est fondamentalement identique à ce que le même Pie XI combattit sans répit sous le nom de « laïcisme », à ce que Pie XII rejeta sous les noms de « positivisme juridique », de « faux réalisme », etc. C'est LE MÊME ESPRIT qui, avec ou sans société secrète, prolonge son installation au sein de la communauté chré­tienne, mettant toujours en œuvre, par un biais ou par un autre, la séparation entre la foi et la science, entre la foi et l'action, entre la foi et la vie. #### Paralysie des prescriptions religieuses ayant une portée sociale Précisément pour faire face à ce MODERNISME SOCIAL, Pie XI institua la fête liturgique du Christ-Roi et enseigna la Royauté universelle de Notre-Seigneur (Encyclique *Quas Primas*). On sait à quel point les stipulations de Pie XI ont été, en maints endroits, pratiquement étouffées par le modernisme social. On le sait ou même on l'a oublié, tellement nous vivons, comme disait saint Pie X, dans « une atmosphère pestilen­tielle qui gagne tout, pénètre tout et propage la contagion ». Dans cette atmosphère, les ensei­gnements et jusqu'aux injonctions les plus précises des Souverains Pontifes sont souvent ve­nues se perdre comme de l'eau dans du sable. 14:69 Pie XI, avait ordonné (*Quas primas*) qu' « en ce jour (le dernier dimanche d'octobre), chaque année, on renouvelle la consécration du genre humain au Sacré Cœur de Jésus (faite par Léon XIII), consécration dont Notre Prédécesseur Pie X avait déjà ordonné le renouvellement an­nuel ». Il enjoignit dans les termes les plus im­pératifs de « faire précéder la fête annuelle (du Christ Roi) par une série d'instructions données, en des jours déterminés, dans chaque paroisse : le peuple sera instruit et exactement renseigné sur la nature, la signification et l'importance de cette fête ». Pie XII avait ordonné que *pareillement,* en la fête de Marie Reine, « chaque année dans le monde entier le 31 mai », « on renouvelle la con­sécration du genre humain au Cœur Immaculé de la Bienheureuse Vierge Marie » (Encyclique *Ad Cœli Reginam*, 11 octobre 1954). En 1930, Pie XI avait ordonné : « Nous vou­lons qu'on récite à cette intention, c'est-à-dire pour la Russie, les prières que Léon XIII a pres­crites aux prêtres de dire avec le peuple après la sainte messe. *Les évêques et le clergé régulier et séculier doivent chercher avec le plus grand soin à inculquer tout cela à leurs fidèles et à tous ceux qui assistent à la sainte messe, et le rappeler sou­vent à leur mémoire.* » 15:69 Le 7 juillet 1952, Pie XII citait littéralement cette requête de Pie XI, et il ajoutait : « Nous confirmons et renouvelons cette exhortation et cette prescription. » Je propose que l'on fasse une « enquête » pour savoir combien de catholiques, parmi ceux qui vont régulièrement à la messe, sont au cou­rant de ces prescriptions, *en ont jamais entendu parler,* ont été invités à les mettre en pratique, et les ont « souvent » *entendu* rappeler à leur mé­moire. Tous les actes PROPREMENT RELIGIEUX, prières, dévotions, pratiques, ordonnés par les Papes, qui ont UNE PORTÉE DIRECTEMENT SOCIALE, conversion de la Russie, consécration du genre humain, signification doctrinale de la fête liturgique du Christ-Roi, ont été plus ou moins étouffés par le modernisme social. Malgré l'insistance des Pontifes, malgré le renouvellement solennel des prescriptions, ce sont là des pratiques, des dévo­tions, des prières qui se sont maintenues et déve­loppées surtout dans des groupes rassemblés *par l'initiative privée.* Et ces groupes, ces initiatives sont fréquemment méprisés, insultés, diffamés par ceux qui ont la « prépotence » dans l'instal­lation sociologique et publicitaire du catholicis­me. Ces prières, ces dévotions, ces pratiques sont familières à ceux que l'on accuse de « canaliser le zèle des fidèles vers une action d'abord politi­que ». 16:69 Il paraît que, pour une entreprise civique, penser abord au règne du Cœur de Jésus, pen­ser d'abord à la consécration au Cœur Immaculé de Marie, penser d'abord à la prière pour la con­version de la Russie, c'est être coupable d'une « action d'abord politique ». Il y a vraiment quelque chose qui est à l'en­vers. \*\*\* La consécration personnelle et sociale aux Cœurs de Jésus et de Marie, la consécration pro­noncée et vécue avec la grâce de Dieu, cette con­sécration considérée, avec la pratique du Rosai­re, comme la source vive d'où peut procéder la guérison des misères et des crimes qui de plus en plus colonisent le monde moderne, est-ce une « action d'abord politique » ? Est-ce une « action d'abord politique » d'a­jouter, selon la demande de la T.S. Vierge à Fatima, entre chaque dizaine de chapelet, la prière *Ô mon Jésus, pardonnez-nous nos péchés, préser­vez-nous du feu de l'Enfer, conduisez au Ciel toutes les âmes, secourez surtout celles qui en ont le plus besoin* ([^1])*.* On ne peut pas dire qu'après quarante-cinq années cette prière soit largement passée dans les mœurs catholiques. 17:69 Peut-on assurer que le peuple chrétien dans son ensemble, malgré les efforts admirables de plusieurs initiatives privées, se soit *vu proposer souvent* cette prière de consécration ([^2]) : Sainte Vierge Marie, notre Mère et notre Reine qui êtes apparue à Fatima et avez pro­mis, si l'on écoute vos demandes, de conver­tir la Russie et d'apporter la paix au monde, je réponds à votre appel. Je me consacre à votre Cœur Immaculé, voulant me souvenir sans cesse que je vous appartiens et que vous pouvez disposer de moi pour le Règne du Cœur Sacré de Votre Fils. Je vous promets, en réparation des péchés que vous avez si douloureusement déplorés : d'offrir chaque jour les sacrifices néces­saires à l'accomplissement chrétien de mes devoirs quotidiens ; de réciter chaque jour une partie du Ro­saire, en m'unissant aux mystères de la vie de Jésus et de la vôtre ([^3]) La vie spirituelle ne supporte aucun capora­lisme, et les voies sont diverses. Mais a-t-on par­tout *annoncé,* a-t-on proposé, a-t-on *expliqué* aux âmes ces voies si particulièrement « *modernes* »*,* c'est-à-dire adaptées spécialement aux be­soins de la reconstruction d'une société chrétienne en notre temps ? 18:69 Quand on considère l'insistance des Papes ([^4]), et l'accueil et l'écho qu'on y a fait, il est difficile de se défendre du sentiment que la véri­té est retenue captive. #### Tout sauf... Face au modernisme, c'est-à-dire au *rendez-vous moderne de toutes les erreurs, de toutes les* SÉPARATIONS *d'avec la foi,* depuis Léon XIII l'Église a tout fait, sans succès, sauf une chose. Résumons : elle a persuadé avec soixante-quatre Encycliques de Léon XIII, dont dix Ency­cliques successives sont pour expliquer que le Rosaire est le remède spécifique aux faux princi­pes, aux périls et aux crimes du monde moderne. Elle a continué d'enseigner et de prier, mais elle a réprimé et frappé avec les mesures édictées par saint Pie X, et l'association secrète du modernis­me a maintenu son organisation clandestine et son prosélytisme clandestin. Pie XI en appela à Dieu lui-même, plus solennellement encore que ses prédécesseurs, par l'institution extraordinai­re de la fête liturgique du Christ-Roi, qui ferait quasiment double emploi avec la fête de l'Épiphanie s'il ne s'agissait d'obtenir des grâces extra­ordinaires pour surmonter des périls extraordinaires. 19:69 Mais le modernisme, devenu surtout social, demeure installé *in sinu gremioque Ecclesiae.* Tout, sauf une chose, a donc été fait en vain. Non que des âmes, en quantité innombrable, n'aient été éclairées et sauvées. Mais d'autres âmes, en quantité innombrable et croissante, se perdent : au point que la T.S. Vierge le dit et le montre aux voyants de 1917, et ne cessera, les années suivantes et jusqu'à maintenant, de le rappeler à Lucie de Fatima. Des âmes d'incro­yants. Des âmes de chrétiens. Des âmes de prêtres. Pie XI sans doute eut déjà conscience du fait que tout, sauf une chose, avait été fait en vain. Car c'est Pie XI qui eut l'idée de l'autre recours : le Concile. Il y pensa souvent. Il attendait pour­tant qu'un signe ou une inspiration vînt confir­mer la volonté de Dieu. En attendant, il reprit le labeur des Encycliques avec une vigueur d'ex­pression théologique et philosophique, avec sou­vent des accents tragiques et angoissés, qui sont singulièrement frappants dans le texte latin. Pie XII vécut dans la même pensée. Il atten­dait les signes des temps montrant que le mo­ment était venu. En attendant, il reprit, il *refit* le corps doctrinal des soixante-quatre Encycliques de Léon XIII, qui avait vieilli : non dans sa substance, non dans ses vues souvent prophétiques, mais parfois dans le détail de l'expression, ou par rapport au changement des événements, des mœurs, de la « problématique ». 20:69 A cet égard Pie XII est comme un second Léon XIII embras­sant toutes les questions contemporaines, procu­rant un enseignement nombreux et détaillé jus­qu'à devenir quotidien : y insérant la pensée des puissantes Encycliques de Pie XI, auxquelles il n'était d'ailleurs pas sans avoir collaboré. Avec Pie XII comme avec Léon XIII, le Saint-Esprit utilisait un magnifique génie humain, hors de pair par la culture, la pénétration intellectuelle, le bonheur de l'expression : « un orateur de Pentecôte », disait de lui Pie XI. Un nouveau trésor de doctrine vint s'ajouter à l'ancien. Et, *mutatis mutandis,* l'ensemble de la Chrétienté écoute à peu près autant qu'elle avait écouté Léon XIII. Jean XXIII commence comme saint Pie X. Saint Pie X avait dit en substance : -- *Mais écoutez donc les soixante-quatre En­cycliques de Léon XIII*. Jean XXIII, dans son premier Message de Noël, dit en propres termes : -- *Mais étudiez donc les vingt et un gros volumes de Pie XII*. ...Vingt et un volumes qui existent en italien, mais dont l'édition dans les autres langues, par exemple en langue française, n'est pas achevée, même aujourd'hui, en 1962... 21:69 Bref, tout recommençait ? La même insistance, la même résistance, éventuellement les mêmes mesures disciplinaires, qui une fois déjà n'avaient rien définitivement réglé ? Non, car les temps étaient venus. Jean XXIII recevait l'inspiration du Concile. \*\*\* Pour ce Concile, on voit se mobiliser les espé­rances et les prières, d'un bout à l'autre de la Chrétienté. On voit se mobiliser aussi, d'un bout à l'autre de la Chrétienté, toutes les erreurs, le rendez-vous de toutes les hérésies qui depuis l'Encyclique *Pascendi* est installé « in sinu gre­mioque Ecclesiae », « au sein de la communauté chrétienne ». De toutes parts la rumeur innom­brable des doctrines pernicieuses converge vers Rome. Mais il est bon qu'il en soit ainsi, il est bon que toutes les erreurs lèvent la tête toutes ensem­ble pour que, toutes ensemble, elles aient la tête tranchée. Le Concile, le voici annoncé et préfiguré dans une page magnifique du P. Marie-Rosaire Ga­gnebet ([^5]) : 22:69 « Baronius prétend trouver l'institution divine des Conciles Œcuméniques dans la confession de Césarée de Philippe. C'est une exagération. Mais cette scène grandiose de l'Évangile n'est-elle pas en quelque sorte la préfiguration des futurs Conciles Œcuméniques ? Par la bouche de son Vicaire, le Christ Jésus a demandé aux Successeurs des Apôtres : « Que disent de moi les hommes de ce temps ? » Les Évêques ont fidèlement rapporté les opinions erronées qui courent dans notre pauvre monde sur Notre-Seigneur Jésus-Christ, son Église, la mission que, par elle, il continue sur notre terre. Ils ont longuement décrit les maladies spirituelles et les désordres moraux que causent ces erreurs aussi bien dans les individus que dans la société. Demain au Concile, le Christ demandera à tout le corps épiscopal : « Mais pour vous qui suis-je ? » A cette question le Concile tout entier répondra par la bouche de Jean XXIII, comme ont répondu les vingt Conciles précédents par la voix des Successeurs de Pierre : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » Cette profession de foi dissipera parmi nous toutes les hésitations. Elle fixera pour l'Église d'aujourd'hui les chemins à suivre pour conduire l'humanité présente à sa fin surnaturelle. Toutes ces décision souveraines, ce ne sera pas la chair et le sang, ni la sagesse des théologiens qui les inspireront à Pierre et aux successeurs des Apôtres, ce sera l'Esprit, guide et lumière des Conciles... » 23:69 Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant : *c'est Lui que le monde attend du Concile.* C'est Lui que désignent, qu'annoncent, que proclament « les enseignements pontificaux depuis Léon XIII ». C'est Sa Royauté que le Concile se propose d'attester efficacement. #### La société chrétienne La perspective historique que nous venons d'évoquer n'est pas la seule ; simplement, elle est celle que l'on passe ordinairement sous silence, ou que l'on ignore. Le modernisme a plus ou moins envahi, paralysé, perverti, estompé ou assiégé tout le reste : mais tout le reste existe et vit. Les erreurs modernes sont, à des degrés divers, à peu près partout : mais le monde contemporain n'est pas fait uniquement d'erreurs. La civilisation moderne, que l'on ferait mieux d'appeler la barbarie moderne exerce en tous lieux sa pression idéologique et sociologique, mais tout n'est pas à elle. Les faux principes parasitent un grand nombre d'initiatives et de réalisations, c'est un fait, mais un fait qui ne signifie aucunement que toutes les réalisations, que toutes les initiatives du monde contemporain soient intrinsèquement perverses. Beaucoup de dynamismes et d'immenses générosités subissent un infléchissement de leur orientation, opéré par le modernisme social : ces générosités n'en sont pas moins immenses, ces dynamismes n'en sont pas moins précieux. Ces dynamismes, ces générosités, il faut travailler à les *libérer* du moder­nisme qui les parasite et les infléchit. 24:69 L'histoire de l'Église depuis un siècle ne se réduit évidemment pas à une lutte contre le modernisme. Nous en parlons parce que *cela est,* et que les autres n'en parlent pas. Et que cette prétérition, et que cette omission faussent tout. Nous réparons cette omission, nous appelons l'attention et la réflexion de ce côté *aussi*. Si loin et si profond que soit allé le modernisme, il n'empêche pas, parce que cela n'est pas en son pouvoir, il n'empêchera jamais ceci : l'Église *est* une, sainte, catholique, apostolique. Mais il empêche de refaire une Chrétienté. Il contribue à perdre des âmes pour l'éternité. Il ne supprime pas l'Église. Il ne tarit pas la sainteté : *il en réduit l'espace vital et en limite les fruits*. Il n'est pas le tout de l'histoire, il est le brouillard qui ralentit ou désoriente le déroulement de l'histoire. \*\*\* Même d'un point de vue historique et descrip­tif, il y a dans l'Église bien d'autres choses que l'installation du modernisme « in sinu gremio­que Ecclesiae » et que la résistance plus ou moins sporadique à cette installation. Il y a d'abord le témoignage et l'enseignement intact du Saint-Siège : *sur cette pierre est bâtie l'Église, et les portes de l'Enfer ne prévaudront pas.* Il y a tout ce qu'un regard même superficiel entrevoit, les signes extérieurs d'une extraordinaire floraison de sainteté, dont il serait impossible de faire le recensement et la nomenclature. 25:69 Il y a ce qu'on appelle « le mouvement marial » qui est l'un des résultats de l'intervention et de la présence de la Sainte Vierge elle-même dans le cours de l'his­toire, intervention et présence non plus cachées mais manifestes et de plus en plus manifestes a partir du 27 novembre 1830 : l'histoire, ce sont des dates et des commencements, et cette date-là est bien un commencement. Il y a les Congréga­tions mariales de laïcs, qui sont, disait Pie XII, « l'Action catholique dans l'esprit de la T.S. Vier­ge », et qui, ajoutait-il, n'ont jamais correspondu aux besoins et aux conjonctures de l'époque autant qu'à l'heure actuelle. Il y a l'immense mouvement, multiple et divers, des retraites fer­mées ; il y a les Foyers de Charité, il y a les « Focolari », il y a les Instituts séculiers, il y a toutes les formes et toutes les modalités du res­sourcement spirituel et de l'apostolat mission­naire, d'un bout à l'autre de l'univers. Il y a le mystère douloureux de l'Église du silence, et plus de martyrs qu'en aucun autre siècle de l'histoire du christianisme. Ce qui reste en suspens, ou jusqu'ici voué à l'échec, ou perverti, c'est *la dimension sociale* du christianisme. C'est surtout la dimension sociale qui est colonisée par les erreurs modernes, et ouverte aux crimes modernes. C'est la Chrétienté qui est visée. La Chrétienté d'hier survit de moins en moins. 26:69 La Chrétienté de demain, *en projet depuis Léon XIII*, marque le pas, construction freinée, détournée, persécutée ou sabotée par le moder­nisme social. Le monde moderne fait incessamment avorter la société chrétienne, il y est aidé par des chré­tiens. Chaque jour, à chaque heure du choix en­tre *l'esprit* de la société chrétienne et celui de la société moderne, il y a erreur d'aiguillage, et cafouillage, et confusion, à cause des habitudes du modernisme, des conditionnements du mo­dernisme, des fausses idées modernes sur l'hom­me, sur la société et sur l'histoire. S'il s'agissait de *juger* les personnes, ce serait bien impossible : *ne jugez pas*, le mélange de l'ivraie et du bon grain est inextricable, sauf pour le regard de Dieu. Mais il s'agit de libérer la conscience chrétien­ne des idées fausses, des idées séparées de la foi, qui sur le terrain de la civilisation l'embarras­sent, l'anesthésient, lui donnent une démarche de somnambule. L'athéisme contemporain et le modernisme social se rejoignent en un même impact de fait, et c'est pourquoi aujourd'hui tout le modernisme se résume finalement en l'ouverture, consciente ou inconsciente, de la grande porte ou de la porte dérobée aux opérations et aux manipulations du communisme soviétique. 27:69 Car le communisme, *par son* « *dessein parti­culier* »*,* coïncide avec le modernisme social : « Le dessin particulier du communisme est de bouleverser radicalement l'ordre social et d'anéantir jusqu'aux fondements de la civilisation chrétienne. » (*Divini Redemp­toris*, § 3.) Et le communisme, plus ou moins masqué, est entré par les portes que lui a ouvertes, avec ou sans société secrète, le modernisme social : « Cette propagande communiste pénètre peu à peu tous les milieux, y compris les meilleurs. » (*Divini Redemptoris*, § 17.) « Maintes fois les communistes travaillent de toutes leurs forces à s'infiltrer perfide­ment dans des associations catholiques. » (§ 57) L'origine historique, Léon XIII l'a dite, Pie XI l'a redite, elle coïncide avec la définition même du modernisme : « Léon XIII a donné la démonstration pé­nétrante que la violente tendance des masses à l'athéisme trouve son origine, à une épo­que de si grands progrès techniques, dans les chimères philosophiques qui s'efforcent, de­puis longtemps déjà, de *séparer la science de la foi, et de couper l'Église de la vie acti­ve.* » (*Divini Redemptoris,* § 4.) 28:69 Depuis 1917, le communisme est le grand collecteur de toutes les idéologies modernistes, le grand rassembleur de toutes les erreurs mo­dernes, l'aboutissement ultime de *l'esprit* qui n'est pas chrétien. Depuis Fatima, nous savons que là sont en jeu le sens de l'histoire et l'avenir de l'humanité. \*\*\* Les « enseignements pontificaux depuis Léon XIII » sont les enseignements sans précédent quant à leur ampleur, leur explicitation, leur nombre, leur adaptation, qui ont été dispensés par le Saint-Siège entre les deux moitiés du Concile du Vatican, entre le Concile interrompu en l'an 1871 et le Concile repris en l'an 1962. Les enseignements pontificaux « depuis Léon XIII », qui est le successeur immédiat du Pape du Premier Concile du Vatican, « jusqu'à Pie XII », qui est le prédécesseur immédiat du Pape du Second Concile du Vatican, sont les enseigne­ments expliquant sous tous ses aspects *ce qu'est, à l'époque moderne, ou à l'époque post-moderne, le Règne du Cœur de Jésus dans toute la vie et à chaque instant de la vie.* PAR LE CONCILE, S'IL PLAÎT A DIEU, L'ESPRIT VA METTRE LES HOMMES D'ÉGLISE ET LE PEUPLE CHRÉTIEN EN ÉTAT DE L'ACCOMPLIR. Extraits des pages 124 à 148\ de *La Cité catholique aujourd'hui.* 29:69 ### Un laïc attend du Concile... La « chronique sociale » a demandé à différents « laïcs » ce qu'ils attendent du Concile. Elle leur a posé huit ques­tions : qu'attendez-vous du Concile, quels sont vos désirs, vos vœux : 1. dans l'ordre proprement dogmatique, 2. dans l'ordre de l'organisation intérieure de l'Église et de la discipline ecclésiastique, 3. dans l'ordre de la morale, 4. dans l'ordre de la spiritualité et de la liturgie, 5. dans l'ordre de l'unité de l'Église et des rapports avec les Églises chrétiennes séparées, 6. dans l'ordre de l'apostolat et de son adaptation aux questions contemporaines, 7. pour ce qui concerne la doctrine sociale de l'Église et son exten­sion au plan international, 8. la participation active du laïcat à la vie de l'Église. Nous reproduisons ici la réponse que Marcel Clément a faite à cette enquête. *Ce que j'attends du Concile ? Jésus-Christ. Ou plus exactement : un accueil plus large et plus profond de tous les hommes à Jésus-Christ et à Son message.* *Car si les catholiques accueillent la présence du Seigneur en eux avec plus d'humilité et de disponibilité, ils confondront un peu moins leurs* « *idées* » *avec le seul et unique Verbe. Ils pro­gresseront davantage, par l'Unité des esprits, dans Sa vérité.* *S'ils se renoncent pour réaliser les exigences de l'Amour de Dieu dans le service fraternel, ils confondront un peu moins leurs propres voies avec la seule Voie. Ils pénétreront davantage, par l'union des volontés et des cœurs, dans Sa charité.* 30:69 *Si les chrétiens des diverses confessions sont également aux écoutes de l'Esprit Saint, ils au­ront la force d'élaguer les scories inutiles, d'as­souplir les durcissements passés. Les catholiques eux-mêmes seront appelés à recevoir, de leurs frères encore séparés, des enrichissements qui, dans l'ordre de la liturgie ou dans d'autres, con­tribueront à permettre que l'unité se fasse, moins dans un climat de ralliement que dans la lumière d'échanges ordonnés.* *Si la ferveur des chrétiens, à l'heure du Concile, leur amour fraternel, répondent à l'appel de Dieu, même les hommes qui jusqu'ici n'ont pas vu briller la lumière du Christ Jésus seront attirés par le témoignage de cet amour fraternel. Imagine-t-on la* « *praxis* » *que provoquerait dans le monde* (*même communiste*) *l'annonce successive des étapes des chrétiens vers l'Unité ?* \*\*\* *Ce que j'attends du Concile ? Jésus-Christ, donc l'Église.* *Une nouvelle effusion des grâces de la Ré­demption pour rendre l'Épouse sans tache ni ride, mais pure et immaculée. Ce qui signifie sans doute moins d'attachement formaliste aux moyens, à la lettre en général, et plus d'attache­ment personnel et vivant au Christ Jésus et à son Esprit.* 31:69 *Cela ailleurs ne conduit pas à nier l'uti­lité ou la nécessité des barrières ou des protections qu'Il a Lui-même au cours des siècles dis­posées ou renouvelées de façon adaptée aux cir­constances de chaque époque.* *Ce renouvellement de la vitalité de l'Église militante et de chacun de ses membres suppose sans doute une accentuation de deux mouve­ments : présence à Dieu, à Son Amour, à Sa Vo­lonté, à Sa Providence ; présence au monde, à ses besoins, à ses souffrances, à ses aspirations.* *L'accentuation opportune de ces deux mou­vements me semble devoir donner leur équilibre aux principaux problèmes concrets que po­sent aujourd'hui des points de spiritualité, de liturgie, apostolat, d'incarnation de la doctrine sociale. Ne voit-on pas trop souvent des tendan­ces s'affirmer au profit plus ou moins exclusif de l'une de ces deux exigences pourtant complé­mentaires ? L'amour de Dieu conduit à l'amour du prochain, -- mais l'amour du prochain ne justifie pas de relâcher habituellement les exi­gences profondes du premier commandement.* \*\*\* *Ce que j'attends du Concile ? Jésus-Christ, -- donc le redressement et l'assomption de l'huma­nisme actuel, trop souvent faussé ou mutilé, dans un humanisme chrétien exprimant vérita­blement, selon le mot de Mater et Magistra* (§ 267) « *la réalisation du règne du Christ sur la terre : règne de vérité et de vie, règne de sainteté et de grâce ; règne de justice, d'amour et de paix* »*.* 32:69 *Humanisme, -- donc : meilleure distribution des richesses entre les groupes sociaux, les ré­gions, les nations, une économie pour l'homme. Mais aussi, une plus active mise en valeur de l'apport de chaque personne, de chaque famille, de chaque société intermédiaire douée de pou­voirs juridiques adaptés, -- une économie* PAR *l'homme : où l'intervention de l'État se réalise pour favoriser le développement des qualités propres à la personne.* *Humanisme chrétien, -- donc : un témoigna­ge résolu par tous les chrétiens de leur apparte­nance au Corps mystique, une prise de conscien­ce du caractère théologal -- et non seulement naturel -- des vertus chrétiennes et de la vision de l'histoire, de la science, de la culture...* *...ut sint* UNUM. Marcel CLÉMENT. 33:69 ### Le Concile et le Cœur Immaculé LE PROCHAIN Concile œcuménique réalisera les conditions matérielles et spirituelles d'une consécration du genre humain au Cœur Immaculé de Marie : une consécration faite cette fois non seulement par le Souverain Pontife mais, en même temps, par les évêques du monde entier en union solennelle avec lui. Si l'on objectait que cette consécration est déjà faite, ce serait oublier qu'elle n'a point été faite *ainsi.* Et, à y bien réfléchir, on peut même se de­mander si la requête d'une consécration ainsi faite n'impliquait pas, pour sa réalisation prati­que, précisément la réunion d'un Concile. Au de­meurant, la consécration du genre humain doit être renouvelée chaque année, le 31 mai, en la fête de la Royauté de Marie. \*\*\* Mais cette consécration, objecte-t-on encore, « c'est Fatima ». Et d'assurer que l'Église ne s'est point « engagée au sujet de Fatima », qu'elle a même marqué « beaucoup plus de réserve qu'à l'égard de Lourdes », et qu'enfin elle n'a pas *re­connu* Fatima. 34:69 La diffusion systématique d'une telle suspicion est lamentable. Car enfin le Cardinal Roncalli, futur Jean XXIII, déclarait le 13 mai 1956 que Pie XII, « par son émouvant message (de 1946) et comme ravi lui aussi par une vision apocalyptique, *re­connaissait* désormais, attestait, proclamait la projection mondiale de Fatima ». Nous pouvons bien en dire autant. Ou même nous le devons. Et en tirer les conséquences. \*\*\* On équivoque vraiment trop quand on de­mande à l'Église, par exemple au sujet de « Fa­tima », une reconnaissance explicite et une ap­probation formelle, -- et quand on argumente pour démontrer premièrement qu'il n'y en a point, secondement qu'il faut « donc » conclure à la méfiance, à la suspicion, au refus. Car il existe en la matière un comportement constant de l'Église. Un comportement de fait, toujours identique à lui-même, mais dont la rè­gle n'avait pas été formulée, ou du moins, ne semblait pas l'avoir été avec la netteté explicite de Jean XXIII : 35:69 « *Si les Pontifes romains sont constitués gar­diens et interprètes de la Révélation contenue dans la Sainte Écriture et dans la Tradition, ils se font aussi un devoir de recommander à l'at­tention des fidèles -- quand après mûr examen ils le jugent opportun pour le bien général -- les lumières surnaturelles qu'il plaît à Dieu de dis­penser librement à certaines âmes privilégiées, non pour proposer des doctrines nouvelles, mais pour guider leur conduite.* » (Message du 18 fé­vrier 1959). La dévotion et la consécration au Cœur Im­maculé de Marie ne relèvent aucunement d'une spiritualité « particulière » ; elles ne sont pas seulement tolérées, avec une égale tolérance pour ceux qui les dénigrent ; elles ne sont pas seule­ment *permises*, comme on dit trop souvent. La dévotion et la consécration au Cœur Immaculé de Marie sont RECOMMANDÉES A L'ATTENTION DES FIDÈLES par les Pontifes romains dans l'exercice de leur charge apostolique ; elles sont recommandées NON POUR PROPOSER DES DOCTRINES NOUVELLES, MAIS POUR GUIDER NOTRE CONDUITE. Et elles sont recommandées IMPÉRATIVEMENT. Pie XII a dit : « *Nous ordonnons...* » (Encyclique Ad Cœli Reginam, il octobre 1954). \*\*\* La consécration personnelle, familiale, cor­porative, sociale, nationale, universelle au Cœur Immaculé de Marie, n'est pas un acte qui *dispen­*se de quoi que ce soit dans l'ordre religieux ou dans l'ordre profane, et spécialement point de l'accomplissement du devoir d'état. 36:69 Elle est au contraire l'engagement d'accomplir, avec la grâ­ce de Dieu et par l'intercession de la T.S. Vierge, chacun des devoirs qu'apporte chaque jour. De les accomplir avec Jésus, par Jésus, en Jésus, pour tout restaurer dans le Christ et pour qu'Il règne sur nous, dans nos cœurs, dans nos fa­milles, dans nos cités, sur l'univers entier. Si, par exemple, le prochain Concile décide et accomplit une solennelle consécration du genre humain à Jésus par le Cœur Immaculé de Marie, ce ne sera nullement pour se dispenser d'étudier l'ensemble des questions doctrinales, apostoli­ques, disciplinaires, juridiques et administrati­ves aujourd'hui posées à l'Église universelle. Ce sera, au contraire, pour implorer et obtenir d'a­voir en plénitude la grâce de les examiner et de les résoudre avec l'assistance de l'Esprit Saint. \*\*\* Marie, mère de Dieu et notre mère, Reine de tous les peuples et Reine du ciel, devient plus vi­siblement présente dans l'histoire même du gen­re humain. L'affirmer n'est pas une invention de notre temps : cette présence de plus en plus visible, cette action de plus en plus sensible sur les destinées des nations avaient été annoncées depuis longtemps, et depuis longtemps expli­quées. Qu'on relise Grignion de Montfort... 37:69 Aujourd'hui, il faudrait être aveugle et sourd pour ne rien remarquer. Car aujourd'hui, le Pape parle. « *A notre époque,* dit Jean XXIII, *l'auguste Mère de Dieu fait sentir de façon spéciale sa pré­sence dans les événements humains.* » (Radio­message du 28 avril 1959). Et Jean XXIII dit encore : « *Des indices certains montrent le caractère marial de notre époque. Il apparaît de jour en jour plus clairement que le chemin du retour à Dieu pour les pécheurs est gardé par Marie, -- que Marie est notre plus ferme assurance, le fonde­ment de notre sécurité, le motif de notre espé­rance.* » (Radiomessage du 20 août 1959). Extraits des pages 1 à 9 du n° 38 d'*Itinéraires* (décembre 1959)\ sur la Royauté de Marie et la consécration à son Cœur Immaculé. 38:69 ### Correspondance romaine par PEREGRINUS Pour la durée du Concile, nous avons organisé une équipe de correspondants extrêmement divers, ils ne se connaissent pas les uns les autres en tant que tels. Ils rédigent chacun pour sa part, et librement les éléments de la présente « correspondance romaine ». Ces éléments sont regroupés et centralisés, éventuellement refondus sous un pseudonyme collectif rendu nécessaire par la multiplicité des sources autant que par des motifs évidents de discrétion. #### La Rome de l'ouverture à gauche Un Concile, et surtout quand il déclare vouloir être attentif à la situation et aux besoins du monde contemporain, ne se tient pas hors du temps et de l'espace. Le Concile se tient à Rome : il se tient dans la Rome de l'ouverture à gauche. Ne soyons pas dupes des mots. Il ne s'agit pas de *n'importe quelle* ouverture à gauche. Il ne s'agit pas de « la gauche » en soi. Un certain nombre de prélats aiment à dire aujourd'hui que l'Église n'est ni de droite ni de gauche, qu'elle est au-dessus et en dehors. Lamartine, avant eux, l'avait dit de lui-même, se situant ni à gauche ni à droite, mais au plafond. C'est substan­tiellement la même formule, et elle est assez pauvre de contenu réel : car enfin une formule qui exprime l'attitude du député Lamartine, et après lui de quantité d'hommes politiques, n'est apparemment pas la formule la plus adéquate pour définir *aussi* l'attitude de l'Église à l'égard de la politique... Mais de toutes façons cette formule n'est d'aucune signifi­cation ni d'aucun secours pour le cas qui nous occupe. 39:69 En effet, l'ouverture à gauche italienne est la collaboration, pour former une majorité gouvernementale, d'un parti catholique *avec le marxisme.* Qu'il puisse exister une politique catholique « de gauche », cela s'est déjà vu et ne pose à vrai dire aucun problème spécifique, les notions de « gauche » et de « droite » étant rela­tives et variables. L'expérience italienne, c'est autre chose. C'est très précisément la collaboration pratique avec le marxisme. Un voit par là que les étiquettes d' « *ouverture à gauche* » ou de gouvernement « *de centre gauche* »*,* qui sont les plus couramment employées en Italie, risquent de tromper l'étranger sur la réalité italienne. Avant d'être venus à Rome pour la pre­mière session du Concile, la plupart des Évêques étaient très peu au courant de cette expérience politique. Le « centre gau­che » ou « la gauche », c'est anodin. Mais le marxisme et le communisme, c'est précis. \*\*\* Le parti catholique italien gouverne en collaboration avec le parti socialiste de Nenni. Il faut encore préciser : ce n'est pas *n'importe quel* parti socialiste. Ce n'est pas le « socialisme dé­mocratique » à la manière des socialistes allemands ou du travaillisme britannique. Le parti de Nenni est étroitement allié en fait au Parti communiste italien ; et sa doctrine est réellement marxiste, à la différence du marxisme beaucoup plus rhétorique que réel qui est protocolairement professé par les dirigeants de la S.F.I.O. française. Il existe un autre parti socialiste italien, le parti de Saragat, qui relève, lui, du « socialisme démocratique ». Mais le parti socialiste de Saragat est numériquement beaucoup moins impor­tant que le part de Nenni. Nenni est en somme un Pierre Cot qui a réussi, -- qui a réussi à former un parti électoralement et parlementairement nombreux et puissant. \*\*\* Or la collaboration du parti catholique italien avec le parti marxiste et philo-communiste de Nenni présente deux caracté­ristiques essentielles : 1. -- Elle a été choisie et voulue par le parti catholique, sans qu'il y soit obligé par aucune contrainte. La démocratie-chré­tienne italienne, n'ayant plus la majorité absolue, a refusé l'al­liance des catholiques de droite et a préféré l'alliance des mar­xistes. C'est une *option cardinale.* Certains Italiens disent même : « C'est l'option cardinale », -- il doit y avoir là un jeu de mots inintelligible pour les non-initiés. 40:69 2. -- Ce choix a été fait et traduit en actes *contre* la volonté clairement exprimée de l'Épiscopat italien. Mais ce choix a été rendu possible et a été soutenu par une certaine politique vati­cane. Un seul mot venant du Saint-Siège aurait rendue impossi­ble l'alliance avec les marxistes. Ce mot n'est pas venu, et de plus, les dirigeants de la démocratie chrétienne italienne ont eu la garantie discrète que ce mot ne serait pas prononcé (pour le moment). Munis de cette assurance, ils ont passé outre au *veto* de l'Épiscopat italien et ils ont entraîné les catholiques dans la collaboration avec le marxisme. \*\*\* Cette situation comporte des conséquences à la fois poli­tiques et religieuses. Politiquement, l'Italie est le seul pays de l'alliance atlantique où un parti marxiste, ouvertement allié au communisme sovié­tique, soit participant à la majorité gouvernementale. Cette *ou­verture,* cette porte ouverte, -- cette brèche, -- a été faîte non point par des socialistes ou des progressistes, mais par un parti catholique en tant que tel, le seul avec son homologue allemand qui soit aussi puissamment organisé et, aussi largement repré­sentatif de l'action politique des catholiques. Religieusement, l'attitude tactique et même doctrinale des catholiques à l'égard du marxisme s'en trouve affectée. Assurément, les démocrates-chrétiens italiens ne se sont pas mis à professer les thèses athées du matérialisme dialectique. Mais que, sous les yeux du Saint-Siège, le parti catholique italien ait noué une collaboration politique avec un parti marxiste et philo-communiste, c'est un changement d'attitude d'une impor­tance considérable. Les Pères du Concile ne sont pas venus à Rome, certes, pour étudier la situation politique de l'Italie. Mais, par la force des choses, ils sont maintenant beaucoup plus précisément au cou­rant de cette situation qu'ils ne l'étaient il y a quelques mois. Plusieurs d'entre eux sont perplexes, d'autres troublés, d'autres scandalisés. D'autres sont enthousiastes et pensent déjà à la ma­nière dont ils pourront, dans leurs pays respectifs, susciter ou encourager des attitudes analogues de dialogue et de compromis avec le marxisme. La vertu de l'exemple est beaucoup plus grande que celle des discours. *Préférer la collaboration des marxistes philo-communistes à celle des catholiques anti-com­munistes,* c'est un exemple décisif et sensationnel, qui est allé dans les faits aussi loin ou même plus loin que ce qu'osaient proposer les progressistes chrétiens du genre timide, insinuant et murmurant que l'on voit dans les pays « transalpins », comme on dit ici. 41:69 Et à côté de cet exemple italien, le M.R.P. français, qui n'est même pas progressiste, risque de faire figure de parti rétrograde, borné, enlisé dans le « conservatisme », et sans « ouverture au monde contemporain ». La conséquence qui en sera normalement tirée en France, c'est que l'on regardera avec beaucoup plus de faveur -- surtout après la défaite électorale du M.R.P. en novembre -- du côté du P.S.U. et de la C.G.T. \*\*\* Le Concile n'a pas eu jusqu'ici à traiter explicitement de ces questions et il est fort possible qu'il n'en traite pas. Mais l'exem­ple italien, le climat italien, l'attitude italienne agissent par osmose. Et le mouvement se prouve en marchant. Au centre même de la Chrétienté, à Rome même, les catholiques ont choisi de gouverner en collaboration avec un parti marxiste et philo­soviétique. Ce phénomène n'a qu'une influence très limitée dans le monde au plan de la politique profane : beaucoup moins d'in­fluence que si cela se passait à Washington ou à Londres. Mais ce phénomène a une influence directe dans l'ensemble du monde catholique. Il faut bien le dire : c'est la politique du P. Liégé et celle du P. Chenu qui triomphe présentement à Rome. Dialogue, compromis, collaboration avec le marxisme ; anathème à ceux des catholiques qui gênent ou qui freinent cette colla­boration. Le danger proprement *politique* d'une telle « expérience » est, en Italie, *peut-être* assez limité, Parce que le parti catho­lique y est très puissant. On peut escompter que ce parti catho­lique tient fermement la réalité du pouvoir. On peut, aussi, se tromper en faisant un tel calcul. Mais là n'est pas la question la plus grave. Le plus grave est qu'il y a simultanément un désarmement des esprits, notamment des jeunes, en face du marxisme. Il y a cette négation, dans les actes, dans les faits, de tout ce que l'on continue plus ou moins à professer théoriquement sur la nocivité du marxisme. En un temps où la doctrine a peu d'empire sur les esprits -- qui sont devenus audio-visuels et pragmatistes -- les réserves doctrinales ont beaucoup moins d'influence pédagogique que le fait lui-même de la collaboration pratique. La doctrine sociale de l'Encyclique *Mater et Magistra* est-elle APPLIQUÉE ou bien est-elle CONTREDITE par la collaboration des catholiques italiens avec les marxistes ? On peut théoriquement argumenter à perte de vue là-dessus. Aucun argument, si fondé soit-il en philosophie et en théologie, ne réussira à contre-ba­lancer le fait, l'exemple, et la contagion de l'exemple. Certains épiscopats nationaux -- qui ne sont pas européens -- n'ont pas fait mystère de leur position à cet égard : *Faites comme vous voulez chez vous, mais nous, nous ne ferons jamais* ÇA *chez nous*... \*\*\* 42:69 D'autre part, il est impossible de n'être pas frappé par le contenu de la déclaration Fanfani, le 11 novembre, devant le Conseil national de la démocratie-chrétienne. Le chef du gou­vernement italien entend donner une portée historique et uni­verselle à son expérience. L'enflure habituelle de la rhétorique des congrès politiques ne suffit pas à expliquer le ton et le conte­nu de ces déclarations. Tout se passe comme si Fanfani avait parfaitement conscience que, par-delà les problèmes italiens les plus immédiats, il inaugure une nouvelle phase des rapports catholicisme-communisme. Tout se passe également comme si une influence mystérieuse mais considérable pesait de tout son poids sur les dirigeants de la démocratie-chrétienne pour favo­riser Fanfani et le pousser toujours plus avant dans les voies de la collaboration. A l'intérieur de la démocratie-chrétienne, l'opposition à cette collaboration avec le marxisme s'est comme volatilisée. Fanfani l'a emporté au Conseil national de novembre par 124 voix contre 20 seulement. Les anti-marxistes se sentent paralysés et, malgré l'énergie des discours de leurs porte-pa­roles, ils n'ont regroupé autour d'eux qu'une très faible minorité des dirigeants du parti. \*\*\* Quant à Togliatti, le chef du Parti communiste italien, il a tenu à Rome une conférence de presse, le 13 novembre, où il déclarait notamment : «* Nous constatons que l'Église catholique se trouve aujour­d'hui devant de sérieux problèmes qui coïncident en partie avec les problèmes qui se posent à nous. Il s'agit du progrès de l'hu­manité et des formes nouvelles de ce progrès. Il s'agit du pro­blème de tous les peuples qui ont accédé à l'indépendance, à la liberté, et de la voie que ces peuples doivent suivre* (...). «* L'organisation sociale que nous revendiquons est fondée sur des principes qui ne sont pas contraires à l'idéologie catho­lique. *» Togliatti a souhaité «* une plus grande détente et une cer­taine compréhension réciproque *» entre le communisme et l'Église. Togliatti n'est ni un poète ni un romancier de science-fiction. Qu'il ait dit cela, à ce moment et de cette manière, est le signe qu'il se passe quelque chose quelque part, et qu'une préparation psychologique est entreprise. Même ceux qui ne sont au courant de rien subissent sans le savoir, mais forcément, l'emprise d'une telle ambiance. \*\*\* 43:69 Telle est la Rome politique où s'est tenue la première session du Concile. Cela n'a rien à voir avec les délibérations conci­liaires elles-mêmes ? Oui et non. Cela n'a rien à voir avec la concélébration, la communion sous les deux espèces ou la date de Pâques. Mais c'est une toile de fond, c'est l'air que l'on res­pire à Rome, le climat ambiant ; et c'est *un exemple* qui a fait une profonde impression sur les Pères du Concile. Car cet exemple ne vient pas précisément de catholiques périphériques... \*\*\* #### « L'Osservatore romano » et la presse française Le 15 novembre *L'Osservatore romano* a publié un article de Paolo Vicentin sur *La Croix* et plus généralement sur l'attitude de la presse française à l'égard du Concile. Il y est dit que (en dehors de LA CROIX) les journaux qui donnent des informations particulièrement amples sur le Concile sont : LE MONDE, l'ÉCHO-LIBERTÉ et L'ESSOR de Lyon, TÉ­MOIGNAGE CHRÉTIEN et le COURRIER FRANÇAIS, suivi de la men­tion : « et cetera ». Sont nommés en outre : LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE, LE PÈLERIN, LA CROIX-DIMANCHE et LA DOCUMENTATION CATHOLIQUE. Et c'est tout. \*\*\* Cet article de L'Osservatore romano est allé directement au cœur de la direction, de la rédaction et des lecteurs de LA FRANCE CATHOLIQUE et de L'HOMME NOUVEAU. Naturellement, cela ne signifie point que L'HOMME NOUVEAU et LA FRANCE CATHOLIQUE sont déchus de leur qualité de journaux catholiques et frappés d'interdit. Mais cela signifie bien, tout de même, quelque chose. \*\*\* Si l'on examine le « genre littéraire » de l'article de L'Osservatore romano, on aperçoit qu'il est pour une grande partie une conversation, en style direct ou indirect, avec le P. Wenger, rédacteur en chef de LA CROIX. On peut supposer que la respon­sabilité et l'intention confraternelle des mentions et omissions appartiennent en premier lieu à ce dernier. 44:69 On sait bien que LA CROIX a plusieurs rédacteurs en commun avec TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN, et une sympathie marquée pour cet hebdomadaire, et qu'il n'en est pas de même en ce qui concerne ses relations et ses sentiments à l'égard de L'HOMME NOUVEAU et de LA FRANCE CATHOLIQUE. Mais, à supposer donc que l'omission significative et spectaculaire ait été le fait personnel du P. Wenger, il n'en reste pas moins qu'elle ne pouvait pas ne pas être remarquée par L'OSSERVATORE ROMANO, qui n'ignore aucunement l'existen­ce de L'HOMME NOUVEAU et de LA FRANCE CATHOLIQUE. Il est d'ailleurs possible qu'au moment où paraîtront les pré­sentes lignes, des personnalités affligées par l'article unilatéral de *L'Osservatore romano* se soient entremises pour en obtenir, d'une manière ou d'une autre, réparation ou compensation. Le fait du 15 novembre 1962 n'en aura pas moins existé et il est assez net. Que *L'Osservatore romano* ait mentionné sympa­thiquement les informations sur le Concile données par LE MONDE et par TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN, en omettant toute mention de LA FRANCE CATHOLIQUE et de L'HOMME NOUVEAU, cela est par­faitement significatif d'un certain climat romain, et d'une cer­taine tendance. Il est véritablement notable que les articles du MONDE sur le Concile soient mentionnés *sans aucune réserve exprimée* par l'organe officieux du Vatican. Reconnaître l'exis­tence, l'importance et les éventuels mérites des articles de M. Henri Fesquet dans LE MONDE est une chose ; c'est tout autre chose de les mentionner sans réserve. La traditionnelle « pru­dence romaine » n'est donc pas partout et toujours aussi pré­cautionneuse qu'on se plaît à le dire ; en tous cas elle n'empêche pas aujourd'hui des sympathies unilatérales de se manifester jusque dans les colonnes de *L'Osservatore romano.* Petit fait ? Non pas : au moment où l'on déclare apporter tant d'attention aux questions de presse et d'opinion, jugées capitales, les mentions et omissions de *L'Osservatore romano* du 15 novembre revêtent du même coup une importance singu­lière. L'accusé de réception publiquement donné avec sympathie et honneur aux articles du MONDE et de TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN sur le Concile, souligné par l'omission simultanée de L'HOMME NOUVEAU et de la FRANCE CATHOLIQUE, traduit non pas certes une « position » qui serait celle de « tout le Vatican », mais un courant, une tendance qui s'estime assez forte aux alentours im­médiats du centre humain de l'Église pour pouvoir se manifester de la manière... peu « diplomatique » et peu « confraternelle » que l'on vient de voir. \*\*\* Il importe de souligner une fois de plus que les Romains ne prennent pas de tels signes au tragique ; ils n'y attachent au­cune autorité morale et n'y voient que la manifestation de péri­péties épisodiques : importantes certes, mais non point sacrées. 45:69 Il y eut un temps, qui n'est pas très ancien, où *L'Osservatore romano* publiait des articles très élogieux sur LA CITÉ CATHOLI­QUE de France : mais déjà à cette époque, l'édition française hebdomadaire de *L'Osservatore romano* avait omis de repro­duire ces articles qui pourtant étaient susceptibles au premier chef d'intéresser le public français. Maintenant *L'Osservatore romano,* parlant de la presse française et du Concile, nomme LE MONDE et TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN, et quelques autres, et fait mine d'ignorer jusqu'à l'existence de L'HOMME NOUVEAU et de LA FRANCE CATHOLIQUE. *Sic transit...* Ce n'est pas une excommunication. Ce n'est pas un blâme. Mais c'est une indication sur le flux et le reflux de certains courants humains. Il ne faut jamais oublier que la Rome d'au­jourd'hui est géographiquement la Rome de l' « ouverture à gauche », la Rome de la collaboration pratique avec le mar­xisme. Cette prédominance n'a pas les promesses de la vie éternelle. Elle passera elle aussi, un jour ou l'autre. Pour le moment c'est son heure, avec toutes les conséquences que cela comporte. #### La turlutaine « intégriste » Des signes analogues et de même sens, grands ou petits, manifestes ou discrets, montrent d'une manière évidente quelle est l'orientation actuelle du « *puissant entourage du Saint-Siège* »*,* pour parler comme le journal *Le Monde.* Ce journal et quelques autres montent à l'assaut de l' « in­tégrisme » qui, selon eux, serait prédominant dans la Curie romaine et l'entourage du Pape. Voici ce que *Le Monde* écrivait à la date du 21 novembre : « La tendance intégriste ne pourra plus désormais exercer de la même façon son impérialisme sur l'Église. Chaque jour qui passe semble contribuer à réduire le nombre des évêques qui manifestent habi­tuellement leur appui ou leur crainte révérencielle à l'égard du puissant entourage du Saint-Siège. » En réalité, ce n'est pas cela du tout. Quel que soit le sens précis, extensif ou abusif que l'on donne au terme « intégriste », ce terme ne saurait absolument plus convenir au « puissant en­tourage ». Ce *puissant entourage* est celui qui a lancé les catholiques italiens dans la collaboration avec le marxisme : cela n'est pas précisément « intégriste », en quelque sens qu'on entende l' « intégrisme ». 46:69 Le mythe de l'entourage intégriste est beaucoup utilisé ici à Rome et dans toute l'Italie, mais du moins les Italiens qui l'exploitent n'en sont pas tous dupes. Ils savent fort bien com­ment les « pacellistes » ont été pour la plupart évincés, isolés, neutralisés aux points-clés de l' « entourage ». Ceux qui n'ont pas été évincés ont été ralliés aux nouvelles orientations, no­tamment à la nouvelle orientation politique, celle de la colla­boration avec le parti philo-soviétique de Nenni. Si l'on continue à alimenter le mythe de l' « entourage intégriste », c'est sim­plement pour pousser à la roue de l' « ouverture à gauche », et éventuellement pour amener le « puissant entourage » à aller plus loin encore qu'il ne le voulait dans cette voie. Mais il est fort possible qu'à l'étranger, et par exemple en France, certains informateurs ne soient pas au courant de cette situation et continuent en toute sincérité à ameuter l'opinion contre ce qu'ils croient être « le puissant entourage intégriste » du Souverain Pontife. \*\*\* A lire les comptes rendus parus dans *Le Monde,* on pourrait croire que l'œuvre essentielle de la première session du Concile aura consisté à battre en brèche l' « intégrisme » de la Curie romaine. Voir notamment *Le Monde* du 22 novembre. Il s'agit d'obtenir « la défaite » des Cardinaux de Curie et celle aussi des mauvais Évêques, c'est-à-dire des Italiens, des Espagnols et des Américains. Quoi qu'il en soit de ces derniers, l' « intégris­me » des dicastères romains est une vue de l'esprit, qui retarde beaucoup sur les faits. Le Saint-Office lui-même, pris comme tête de Turc et comme cible des attaques, n'a aucune volonté autonome, il n'est qu'un organe du gouvernement du Pape, et l'un des plus strictement dirigés par le Pape qui en est person­nellement le « Préfet ». Raconter que le Saint-Office serait « in­tégriste » ou « de droite » ou « réactionnaire », c'est ne rien comprendre au présent ni au passé. C'est le Saint-Office qui a par exemple condamné Maurras et l'Action française quand le Pape l'a voulu (et il a levé ensuite cette condamnation non point de sa propre initiative, mais à la demande du Pape). Le Saint-Office n'a pris aucun décret contre le parti catholique italien qui collabore ouvertement avec le marxisme. Il est simplement aberrant d'aller imaginer que le Saint-Office puisse contredire le Pape en quoi que ce soit, ou agencer des « manœuvres », comme dit *Le Monde,* qui ne seraient pas celles du Pape. Le Saint-Office agit par ordre du Souverain Pontife ou bien n'agit pas. Il n'existe ni une doctrine, ni une tactique, ni une politique qui seraient propres au Saint-Office. Ce qui arrive parfois, c'est que le Pape, ayant fait condamner par le Saint-Office certaines IDÉES et certains ACTES se réserve de manifester lui-même de la miséricorde pour les PERSONNES coupables. 47:69 Mais tout le monde comprend que ce ne sont pas là deux attitudes contraires, ni même divergentes. En réalité les attaques contre le Saint-Office savent très bien, sinon chez tous leurs exécutants, du moins chez leurs initiateurs, qu'elles sont des attaques contre le Pape. D'ailleurs certains journaux ont commencé à écrire en tou­tes lettres qu' « au fond » Jean XXIII lui-même est un « *demi-intégriste* ». Accuser de « demi-intégrisme » le Pape qui a toléré l'ouverture à gauche en Italie, cela montre que les objec­tifs véritables de la campagne contre l'intégrisme sont assuré­ment très... « avancés », et que l'on a l'intention de pousser les choses fort loin. Dans le grand coudoiement romain des alentours du Concile, on peut observer, voir, entendre les réactions directes et spontanées de hauts personnages qui se garderaient bien de livrer leur pensée par écrit avec la même netteté. Lorsque fut connue, au mois d'octobre, la liste des membres des Commissions conciliaires, on vit le P. Rouquette, qui est plus nuancé lorsqu'il tient la plume, pointer un certain nombre de noms auxquels il accordait un seul mot définitif : Intégriste... Intégriste... Intégriste... Mais alors... et les autres ? Ils sont quoi ? lui demanda-t-on. -- *Les autres, ce sont les bons !* Pauvre Père Rouquette. Il le croit sans doute, comme il le dit. Les bons et les mauvais. La dialectique sommaire et simpliste. Ce n'était pas la peine de passer une vie de travail à accumuler tant d'érudition précise (et parfois hautaine) pour en arriver là. On pourra désormais lire d'un œil mieux averti, et moins dupe des habiletés rhétoriques, les articles très exactement cal­culés, très précautionneusement mesurés que le P. Rouquette livre au public sous sa signature. \*\*\* Ne quittons pas le P. Rouquette sans noter la parenté pro­fonde, la coïncidence remarquable de ses articles sur le Concile dans les *Études* avec ceux d'Henri Fesquet dans *Le Monde*. « Plus la coïncidence est compliquée, disait Chesterton, moins il peut y avoir coïncidence. » Au demeurant on n'avait pas man­qué de raconter, parmi les confrères du P. Rouquette, qu'il con­tribue personnellement à la bonne information du reporter du *Monde*. Le P. Rouquette est un membre éminent de « l'Église renseignante ». 48:69 Seulement quand, dans les *Études* de novembre (note à la p. 400), le P. Rouquette prend soin de proclamer lui-même que les articles d'Henri Fesquet sont « très bien informés », ce com­plaisant témoignage d'autosatisfaction indirecte fera, pour le moins, sourire. \*\*\* L'autosatisfaction indirecte se pratique beaucoup ; mais le champion en est probablement le P. Chenu. Malgré des démentis qui ne paraissent pas exactement *ad rem*, il faut bien en croire le P. Rouquette quand il explique dans le même numéro des *Études* (p. 404), au sujet du « Mes­sage au monde » initial des Pères conciliaires (c'est nous qui soulignons) : « La première ébauche de ce message avait été ré­digée par un dominicain français, le P. Chenu. Son texte a été traduit en style plus ecclésiastique par le présidium, *sans que la substance en ait été fortement modifiée*, sauf peut-être en ce qui touche aux pro­blèmes de l'unité. » Or l'article le plus élogieux sur la « substance » de ce Message a été publié... par le P. Chenu, dans *Témoignage chrétien* du 9 novembre 1962. \*\*\* #### L'univers de la rumeur et de la diffamation efficace La Curie romaine était jusqu'ici relativement préservée des atteintes de cet univers de la rumeur organisée, diffamatrice, dévastatrice qui est peut-être la plus profonde et en tout cas la moins aperçue des caractéristiques de notre « civilisation tech­nique et audio-visuelle ». Relativement préservée, la Curie romaine n'avait donc pas l'expérience directe des ressorts et de la puissance de ces machi­nations. Elle en était spectatrice, d'un peu loin. Par le Concile, elle s'y trouve plongée et elle est au centre des attaques. Cela pourrait changer son point de vue pratique à ce sujet. Vues de Rome, les grandes campagnes de rumeurs et de dif­famations paraissaient anecdotiques et sans grande importance ; douloureuses en soi, mais sans portée décisive. L'immense car­nage des talents, des travaux, des bonnes volontés, des généro­sités, des possibilités de toute sorte qui a été accompli par le simple emploi de l'étiquette *intégriste* était sous-estimé à Rome. 49:69 Sans quoi il serait inexplicable que l'injustice profonde, cruelle, dévastatrice, permanente depuis des années, de ces campagnes criminelles ait été tolérée. Or voici que des hommes -- cardinaux de curie, Pères du Concile, « experts » théologiens ou canonistes -- des hommes modestes et doux, à l'écart des agitations et des tendances, sont pris à partie de la même façon, par les mêmes méthodes. L'éti­quette mortelle d'intégristes leur est accrochée au cou. D'abord ils n'y prennent pas garde, ils n'ont aucun souci de ces vanités, ils sont attentifs aux réalités et non aux apparences. Ils ne savent pas encore que cet univers d'apparences et de rumeurs organisées, diffusées par des moyens techniques de conditionnement psychologique, constitue une réalité aussi, une réalité dévorante et terrible, susceptible de prendre le pas sur toutes les réalités objectives. Mais ils voient les portes se fermer devant eux, à partir du moment où la qualification d'intégristes leur a été attachée. Tel Évêque qu'ils connaissaient bien ne leur parle plus qu'avec réticence, ne les visite plus qu'en secret, en rasant les murs, par crainte de la rumeur, de la suspicion, de la compromission. Tel Épiscopat où ils n'avaient quasiment que des amis ne les invite plus à ses réunions de travail. C'est un malentendu superficiel et passager, pensent ces hommes sérieux et doux. Il suffira de quelques mots pour le dis­siper. Mais rien n'y fait. Plus de conversation, pas d'explication. Le fossé est creusé. Les relations humaines antérieures sont interrompues ou profondément modifiées. Ce qu'ils disent n'est plus entendu, n'est plus écouté. On ne leur fait pas d'objec­tions quant au fond. On ne discute plus. On n'examine plus. On se tait, on se détourne. Ils sont intégristes. Ces hommes humbles et détachés, hommes de prière et d'étude, ne cherchent aucun avantage personnel de gloriole ou d'influence. S'il ne s'agissait que du mépris où est tombée leur personne, ils ne lèveraient pas le petit doigt pour s'en défendre. Mais ils sont chargés de fonctions et de tâches : ils ne peuvent plus les remplir. Ils doivent donner leur avis : on tient désor­mais leur avis pour rien, ou plutôt on le tient pour suspect d'emblée. Il suffit maintenant qu'ils énoncent une idée pour qu'elle soit du même coup desservie, parce qu'elle est énoncée par eux : c'est forcément une idée intégriste. Dans l'univers so­ciologique auquel le Concile les fait participer directement, ils peuvent observer à l'œil nu, ils peuvent toucher du doigt la ter­rifiante et mortelle puissance de la rumeur dévastatrice, quand elle est à la fois répandue ou insinuée par la presse et soutenue ou exploitée par de petits groupes organisés. Cet univers nouveau pour eux, ou que du moins ils ne con­naissaient que par ouï-dire et de l'extérieur, est entré mainte­nant dans leur vie de tous les jours, ils en subissent personnel­lement les mœurs, les procédés, les effets. 50:69 La disqualification arbitraire des personnes par les réflexes conditionnés de l'anti-intégrisme est un processus d'autodes­truction de l'Église. Si l'Église était seulement une société hu­maine, elle n'y aurait pas résisté. L' « intégriste » est celui à qui on ne parle plus, il n'est plus un frère, pas même un frère ennemi, il n'est pas un adversaire humain, il est l'équivalent d'un chien galeux, que l'on repousse du pied. On le méprise en silence ou on l'injurie avec la dernière grossièreté. On le tient pour capable de tout, et pour plus bas dans l'échelle des êtres que les criminels endurcis auxquels on donne au moins une aumônerie des prisons. On peut tout lui faire, sauf prendre en considération son existence et son avis. Et il suffit que la quali­fication d'intégriste ait été lancée avec quelque insistance dans l'univers de la rumeur organisée, pour que, pratiquement, on n'examine même pas si cette qualification est fondée, et dans quelle mesure, et sous quel rapport. Elle est de soi globale et définitive, comme la déclaration qu'un individu est atteint de la lèpre : plus aucun contact avec le monde des hommes sains. Or une PARTIE SANS CESSE CROISSANTE EN NOMBRE ET EN ÉTENDUE des clercs et des laïcs qui composent l'Église est frappée de l'éti­quette pestiférée. C'est une quarantaine psychologique, mais absolue. C'est la *guerre psychologique* menée à l'intérieur de l'Église. Cette *guerre psychologique* a fait rage dans les zones péri­phériques du corps ecclésial, au niveau des paroisses, des or­ganisations d'Action catholique, des Vicariats généraux des diocèses, quelquefois au niveau de telle ou telle Conférence épiscopale. Elle est maintenant portée au centre même de l'Église. Ce centre avait mal compris quel massacre des âmes, quel massacre des bonnes volontés et des talents, quel massacre des générosités et de toute coopération des complémentaires étaient ainsi accomplis. Aujourd'hui des Cardinaux de Curie, des Supérieurs d'Ordre, des théologiens romains sont person­nellement broyés par cette machine infernale : certains d'entre eux connaissent à leur tour les ténèbres de la solitude et du mépris, la tentation du désespoir, la désorientation de l'âme que provoque chez ses victimes cette *guerre psychologique* organi­sée par l'anti-intégrisme. Ils passent par où sont passés avant eux, sans qu'ils l'aient su, sans qu'ils l'aient bien compris alors, tant d'humbles laïcs et clercs du dernier rang. Ils sont seuls avec leur cœur déchiré, seuls avec leur amour refusé et méprisé, seuls avec leurs larmes et leurs prières. Seuls avec Jésus et sa Très Sainte Mère, au seuil du premier des Mystères douloureux. 51:69 Tous ceux qui d'un bout à l'autre de la Chrétienté ont *sur­*vécu à cette épreuve, tous ceux qui, par la grâce de Dieu, l'ont traversée sans y être définitivement broyés, ceux aussi qui y sont présentement plongés et se débattent à tâtons dans les ténèbres, que tous s'unissent dans la prière, et dans le saint sacrifice de la messe, à ceux qui aujourd'hui à Rome sont devenus à leur tour les cibles du massacre, les cibles de cette atroce *guerre psychologique* de l'anti-intégrisme qui ruine arbitrairement leur réputation, qui brise ou distend leurs amitiés les plus anciennes, qui ravage entre leurs mains le bien qu'ils pouvaient faire et qui porte ses dévastations jusqu'au plus intime de leur âme. Avec eux, à leur intention, pour qu'ils soient secourus, con­solés, fortifiés, nous récitons les Mystères douloureux du Rosaire. \*\*\* #### Journalistes et théologiens Contrairement au désir exprimé par le Pape, demandant qu'il n'y ait pas deux Conciles simultanés, l'un à Rome et l'autre dans les journaux, on a bien vu une sorte de second Concile institué dans la presse, débattant du texte même des schémas dont avaient à débattre dans le secret les Pères conciliaires. Toute une presse -- notamment certains organes cités avec complaisance par *L'Osservatore romano* du 15 novembre -- a proclamé son droit à SAVOIR, son droit à DISCUTER, son droit à INFLUENCER les Pères du Concile. Bien que *La France catholique* soit volontairement ignorée par *L'Osservatore romano*, l'article de Fabrègues en date du 23 novembre a fait à Rome une grande impression. Notamment ce passage : « On peut à bon droit s'étonner de voir tels publicistes trancher sans vergogne de la qualité des « schémas » sur lesquels actuellement le Concile enquête (...) Ou ils ont eu connaissance par des « Pères » du contenu des schémas en question -- sur les sources de la Foi : Écriture et Tradition, sur l'Église -- et alors ces Pères ont manqué au secret qu'ils ont juré. Ou les publicistes en question imaginent, fabulent, reconstituent. » Comment tel journal cité avec complaisance et sans réserve par *L'Osservatore romano* du 15 novembre a-t-il donc pu sou­verainement prononcer le 13 novembre que le schéma sur la Révélation était à ses yeux «* marqué par une école de théologie passablement étroite, superficielle et rétrograde *» ; et ajouter le 21 novembre que ce schéma doctrinal est « *un texte qui ne tient compte ni de la valeur des grandes religions non-chrétiennes, ni du salut des non-baptisés, ni des progrès de l'exégèse, ni même des préoccupations œcuméniques les plus élémentaires* »*...* 52:69 Selon la question de Fabrègues : -- Des Pères ont trahi le secret ? Ou bien les journalistes inventent-ils ? Il existe une troisième hypothèse, concernant certains « ex­perts » théologiens. L'attitude et l'activité de plusieurs d'entre eux retiendra à coup sûr l'attention des historiens et des moralistes. Théologiens qui, dans un passé plus ou moins récent, furent remis à leur place, voire condamnés par le Saint-Siège. Dans une intention manifeste de bénignité et d'apaisement, le Saint-Siège leur a ouvert une porte à titre d' « experts ». Mais, loin d'en être apaisés, certains d'entre eux s'agitent en tous sens avec une grande frénésie vindicative, cherchant leur revanche. Ils es­saient de gagner à leur cause personnelle tel ou tel évêque, afin de s'en faire un porte-parole au sein du Concile ; ils ont aussi tels et tels journalistes laïcs à leur dévotion pour appuyer leurs manœuvres par de grandes tirades dans les journaux, ou par de fausses nouvelles opportunément lancées. La première session du Concile aura permis de les situer parfaitement : leur agitation est tombée dans le vide, non sans causer quelque trouble dans l'opinion (et surtout dans l'esprit des humbles, souvent déconcertés ou scandalisés par la presse répercutant les pensées et manœuvres de ces théologiens). Cer­tains se sont fait connaître pour ce qu'ils sont, et surtout par ce trait d'une incroyable bassesse : ils s'emploient à faire croire que la mesure d'apaisement du Saint-Siège à leur égard signifie­rait en réalité que le Pape leur donne raison contre le Saint-Office. S'ils s'en sont également persuadés eux-mêmes, ils tom­beront de haut. \*\*\* #### Des évêques ? La question du pouvoir épiscopal a été posée, au cours de la première session, à propos de tout et de rien. Il existe une volonté très nette de promulguer une définition du pouvoir de l'évêque. Cela est compréhensible, puisque c'est reprendre la tâche là où Vatican I s'était arrêté. Mais telle qu'elle se présente aujourd'hui, la question du pouvoir épiscopal se situe à trois niveaux distincts : 1. -- Le pouvoir de l'évêque dans son Église *locale.* Depuis plus d'un siècle le pouvoir du Saint-Siège s'est renforcé ou aug­menté. Dans ses formes humaines et disciplinaires, ce pouvoir a pu commettre des abus dont le souvenir aiguise la revendica­tion d'une plus grande indépendance épiscopale. Si l'on revient à une autonomie épiscopale plus grande, on aura -- dans ses formes humaines et disciplinaires, -- des abus du pouvoir épiscopal. 53:69 On peut très bien rendre aux évêques, comme ils l'eu­rent autrefois, le pouvoir de modifier, d'adapter, et donc éven­tuellement de massacrer la liturgie. -- il est pratiquement iné­vitable qu'il y ait une part d'abus dans le gouvernement humain de l'Église ; ce n'est pas en changeant le niveau auquel la décision est prise que l'on aura une garantie automatique contre l'abus. -- Il est compréhensible qu'après une période relative­ment « centralisée », on aspire à entrer dans une période « dé­centralisée ». La centralisation romaine avait mis fin à certains abus épiscopaux. La décentralisation épiscopale mettra fin à certains abus de l'administration romaine. La nature humaine n'en sera pas changée. Un évêque disait en novembre : -- Il faut absolument faire sauter le goulot de la Congréga­tion des Rites. Ce n'est pas impossible. Si cela advient, des évêques feront dans leur diocèse des réformes liturgiques excellentes ; d'autres moins bonnes ; d'autres détestables. Dans dix ou vingt ans, ou dans un siècle, l'aspiration inverse réapparaîtra, et l'on deman­dera à nouveau l'équivalent d'une Congrégation des Rites pour imposer une mesure aux fantaisies particulières et aux excès isolés. C'est le train de la vie et au fond cela n'a qu'une impor­tance relative, malgré la passion qu'y mettent présentement cer­tains évêques. Depuis saint Pie X d'ailleurs, le Saint-Siège et la Congréga­tion des Rites n'ont nullement empêché d'importantes réformes liturgiques, messes dialoguées, veillée pascale, jeûne eucharis­tique, pour ne mentionner que les plus récentes : ce ne fut pas le « goulot » que l'on dit. Mais il est inévitable et compréhensible qu'on le dise, et la grande soif d'autonomie relative et concrète qui se manifeste dans certains épiscopats est telle que, d'une manière ou d'une autre, il est probable qu'il en sera tenu compte. 2. -- *Le pouvoir des conférences épiscopales*. C'est déjà un autre niveau et un autre plan. Les conférences épiscopales, dans leur origine et leur principe, permettent aux évêques de se ren­contrer, de se connaître, d'échanger leurs informations et leurs appréciations, -- d'une manière personnelle, concrète, directe, sans que s'interpose un système administratif de communica­tion. Ces conférences n'ont canoniquement aucun pouvoir de décision ; mais, par la force des choses, elles cherchent à en obtenir un. La solution canonique est dans la réunion de *Conciles* provinciaux ou nationaux. Pour des motifs divergents et même contraires, ni le Saint-Siège ni les Évêques ne paraissent actuellement très favorables à l'idée de tels Conciles. 54:69 3. -- *Le groupe restreint.* La conférence ou assemblée plé­nière de l'épiscopat de tout un pays peut être assez nombreuse. Dans divers pays se sont créés des assemblées restreintes, as­semblées de Cardinaux ou d'Archevêques. L'assemblée restrein­te crée éventuellement une « commission permanente », et aussi un assortiment plus ou moins étendu de commissions et de sous-commissions spécialisées. Cette dernière formule peut être remise en question d'une manière inattendue, certains évêques ayant constaté qu'il leur avait été plus facile de faire entendre leur voix dans un Concile œcuménique de 2.500 personnes que de la faire entendre au sein d'organismes trop compliqués, trop hiérarchisés et trop restreints de leur propre épiscopat natio­nal. En outre, ces groupes et commissions restreints peuvent aboutir à donner *en fait* des pouvoirs décisifs à des *irrespon­sables,* par le jeu des secrétariats bureaucratiques assurés par des clercs qui ne sont pas évêques. Il y aurait beaucoup à dire sur ces questions. Nous y revien­drons. Nous avons voulu noter seulement pour cette fois que la question agitée du « pouvoir des évêques » contient en réalité trois aspects, qui sont liés, mais qui peuvent être dissociés, et qui en tous cas ne doivent pas être confondus : -- le pouvoir de *l'Évêque* dans son Église locale, qui peut être concrètement agrandi (ou qui peut être simplement reva­lorisé en ce sens que beaucoup d'évêques, présentement, ne *se servent pas* des pouvoirs *qu'ils ont* dans leur diocèse), -- cela sans porter aucunement atteinte au pouvoir ordinaire et immé­diat du Souverain Pontife sur toute l'Église et sur chacune de ses parties ; -- la question d'un *Épiscopat national,* qui, sous une forme canonique traditionnelle ou sous une forme à créer, peut pré­senter des avantages pratiques au plan administratif et aussi au point de vue temporel : un Épiscopat patriote, et constitué en tant qu'Épiscopat, pourrait parfois prendre quelque distance à l'égard de telle attitude politique circonstancielle de la Secré­tairerie d'État ; -- la question du *groupe restreint* (et de son appareil bureau­cratique autonome), qui peut représenter l'Épiscopat et en ex­primer les vues, mais qui risque d'avoir tendance, en sens in­verse, à orienter ou dominer en fait l'Épiscopat, ce qui paraît en tout état de cause difficilement conciliable avec la structure intangible de l'Église ; et qui déjà au simple plan sociologique et naturel soulève des objections véritablement graves. \*\*\* Pour prendre un exemple : si aucune autorité spirituelle n'a clairement, solennellement et MORALEMENT élevé la voix au sujet de l'injustice dramatique et atroce dont, au plan du droit natu­rel, a été victime la communauté française d'Algérie -- tout un peuple détruit en tant que peuple -- c'est peut-être, pour une part, pour toutes les raisons que l'on a pu dire on supposer. 55:69 Mais c'est aussi, et peut-être d'abord, parce que l'organe moral et spirituel qui aurait pu élever la voix n'existait pas, avec une autonomie et une consistance suffisantes. Entre la Secrétairerie d'État et le gouvernement temporel, un évêque pris individuellement peut se sentir bien isolé pour par­ler tout seul avec force d'une question nationale. L'existence d'un Épiscopat national, organique et vertébré, aurait permis que soit prononcée hautement la parole MORALE qui n'a pas été dite. Humainement, il est compréhensible que ni la Secrétairerie d'État, ni les gouvernements temporels ne soient très favorables à l'existence vertébrée et organique d'un tel Épiscopat. A côté de ses avantages il aurait aussi ses inconvénients, bien entendu. Ce n'est pas tellement d'autonomie *religieuse* que les Épiscopats nationaux ont en réalité besoin. C'est d'une consistance et d'une indépendance *politique,* qui leur permette de n'être pas automatiquement désarmés chaque fois qu'un accord de fait se trouve réalisé entre le gouvernement de leur pays et la Secré­tairerie d'État. Sur quoi se branche tout naturellement la question du choix des évêques. Dans tels pays où ce choix résulte en fait d'un accord entre la Secrétairerie d'État et le gouvernement, on voit à la longue se manifester les inconvénients de plus en plus graves de ce système. \*\*\* #### De l'épiscopalisme Faut-il mentionner longuement une tendance extrême ? Il est vrai qu'elle est fort bruyante. Plusieurs rappellent le souvenir du Concile de Constance, convoqué le 1^er^ novembre 1414 par l'anti-pape Jean XXIII, sur la pression de Sigismond de Luxembourg, roi d'Allemagne. Il y avait alors trois « papes », Jean XXIII, Grégoire XII et Benoît XIII. Le Concile de Constance décréta au printemps 1415 qu'il tenait son pouvoir « immédiatement de Dieu » et que « tout le monde, y compris le Pape, est obligé de lui obéir ». Mais ce Concile reconnut lui-même implicitement, en acceptant en juil­let 1415 la convocation du Pape légitime Grégoire XII, qu'il n'avait point auparavant la légitimité œcuménique. A ce propos plusieurs remarquent que ce ne sont pas les militaires, ni les chroniqueurs, ni les sculpteurs des cathédrales, ni même les Princes, qui créèrent trois Papes à la fois et pro­clamèrent la supériorité des Évêques réunis en Concile sur le Souverain Pontife... Arius, ni Luther, ni Calvin n'étaient eux non plus des laïcs. 56:69 Cependant l'analogie du Concile de Constance n'est pas très actuelle. Dans sa tendance la plus extrême, l' « épiscopalisme » d'aujourd'hui ne vise pas à faire proclamer *en* droit la primau­té du Concile sur le Pape : il veut seulement avancer *en* fait aussi loin que possible dans cette voie. C'est ainsi qu'il n'a pas été superflu de rappeler à certains que le « Conseil de présidence » du Concile tient son pouvoir non du Concile, mais du Pape, et qu'il « représente » le Pape et non la majorité de l'Assemblée. D'autres évoquent le Concile de Bâle, décidé en février 1431 par Martin V, réuni en juillet de la même année sous le ponti­fient d'Eugène IV. Le pouvoir pontifical restait alors fort con­testé dans l'Église. Gabriel Condolmieri avait dû pendant le Conclave signer des « capitulations » limitant son pouvoir en­tre les mains des Cardinaux -- mais, élu Eugène IV, il s'en af­franchit. Analogie inactuelle, car Gabriel Condolmieri, qui était certes un saint moine, manquait totalement de diplomatie et d'habileté. Le Concile de Bâle, réunissant d'abord seulement 14 évêques ou abbés, se proclama œcuménique et prétendit affirmer la vali­dité du décret du Concile de Constance sur la suprématie du Concile. Le 18 décembre 1431, Eugène IV ordonna la dissolu­tion du Concile. Celui-ci refusa de s'incliner et publia le 21 janvier 1432 une encyclique déclarant qu'il continuait à siéger avec l'aide du Saint-Esprit. Le 15 février, il proclamait que le Concile ne pouvait être dissous, transféré ni suspendu par per­sonne, pas même par le Souverain Pontife : acte plus grave que celui du Concile de Constance, car le Concile de Bâle avait été, lui, convoqué par un Pape légitime, et non par un Pape pour le moins douteux et incertain. Pour sauver l'essentiel, c'est-à-dire la primauté du Pontife romain, Eugène IV, abandonné par la plupart des Cardinaux, dut faire de grandes concessions. Il retira son décret de disso­lution et reconnut le caractère œcuménique du Concile de Bâle ; mais il ne ratifia pas ses décisions. A l'annonce des concessions du Pape, un Cardinal déclara que « le monde n'avait jamais reçu de plus grande grâce depuis l'Incarnation ». Simul­tanément, le Concile lui-même s'ouvrait aux simples clercs, aux « bacheliers », aux moines mendiants. Quatre nations : la France, l'Italie, l'Allemagne, l'Espagne constituaient leurs « con­férences nationales », comme on dirait aujourd'hui, et ma­nœuvraient par blocs. Dans les assemblées plénières du Concile, les « experts » des Prélats, et même leurs valets, intervenaient directement pour menacer et intimider les adversaires. On parlait de transformer le Concile en commission permanente siégeant sans interruption et confisquant à son profit le gouvernement de l'Église. Ce tumulte dura deux ans. En décembre 1437, Eugène IV ordonna que le Concile soit transféré à Ferrare : une partie du Concile s'y rendit, l'autre demeura à Bâle, il y eut dès lors deux « Conciles » simultanés. 57:69 La confusion grandit et se prolongea. Le 15 juin 1439, les Pères de Bâle votaient la déposition d'Eugène IV comme « hérétique obstiné », et éli­saient le 5 novembre l'anti-pape Félix V, -- qui sera le dernier des anti-papes. Mais de son côté le Concile de Ferrare, trans­féré à Florence en 1438, promulguait en 1439 la définition dog­matique : « Le Saint-Siège apostolique et le Pontife romain ont la primauté sur l'univers entier, etc. » \*\*\* Ces rapides rappels historiques pourront apporter quelque consolation aux âmes chagrinées et blessées par les trublions fort mineurs de Vatican II, révolutionnaires timides et conspirateurs sans envergure. L'histoire de l'Église en a vu bien d'autres : la sainte Église de Dieu, une, catholique, apostolique et romaine, dont l'histoire véritable est celle de ses saints. Et ces rappels historiques peuvent également illustrer la parole de Jean XXIII à l'ouverture de Vatican II, remarquant qu'il ne faudrait pas croire que dans les Conciles d'autrefois, tout ait toujours été parfait « en ce qui concerne la doctrine chrétienne, les mœurs et la juste liberté de l'Église »... Une *foi adulte,* comme on dit si souvent, cela consiste no­tamment à regarder ces choses en face, sans en concevoir d'in­quiétudes excessives. L' « épiscopalisme » n'a probablement pas dit son dernier mot : mais son passé peu glorieux répond de son avenir. \*\*\* #### La protestation des Ukrainiens et l'utilisation totalitaire du Patriarcat de Moscou Le public français n'a probablement rien compris aux « informations » contradictoires qui lui ont été données par la presse sur l'épisode ukrainien. Le 23 novembre, *La Croix* annonçait que « quinze évêques catholiques de rite byzantin-ukrainien » avaient publié une déclaration protestant contre la présence au Concile de deux représentants du Patriarcat de Moscou. Le lendemain, *La Croix* démentait : rien de vrai là-dedans, fausse nouvelle. Puis on nous donnait un communiqué du Secrétariat pour l'Unité se « désolidarisant » de la protes­tation... démentie. Puis on n'en parla plus. Que croire et que comprendre, avec une telle « informa­tion » ? \*\*\* 58:69 Il faut d'abord savoir qu'il existe quatorze évêques catholi­ques ukrainiens présents au Concile : deux métropolites, de Winnipeg (Canada) et de Philadelphie (U.S.A.), cinq évêques diocésains (trois au Canada et deux aux U.S.A.), un archevêque titulaire (visiteur apostolique des Ukrainiens catholiques de rite byzantin résidant en Europe occidentale), *quatre* exarques apostoliques (Australie, Brésil, France, Allemagne), *un* visiteur apostolique des Ukrainiens en Argentine, *un* évêque auxiliaire en Angleterre. A quoi s'ajoute *un* archevêque titulaire de rite latin, qui est administrateur apostolique de rite byzantin et qui participe actuellement à la Conférence des archevêques et évêques ukrainiens à Rome. Ces évêques sont les pasteurs de 1.200.000 catholiques ukrainiens exilés hors de leur patrie qui est présentement sous le joug du colonialisme soviétique. \*\*\* La protestation des évêques ukrainiens a bien existé à titre de projet ; mais l'accord sur sa publication n'était pas encore pleinement conclu entre les 15 membres de la Conférence ukrai­nienne, lorsque le *Giornale d'Italia* du 21 novembre en publia la substance. Donc le démenti est exact en ceci : il n'y a pas eu de publi­cation officielle de la protestation. En revanche il est exact que la présence de représentants du Patriarcat de Moscou a soulevé une vive émotion parmi les Ukrainiens (et parmi les trop rares personnalités qui sont véri­tablement au courant de la réalité soviétique) : et leurs motifs se fondent sur des faits qui sont, eux aussi, exacts, et qui sont connus, -- ou qui devraient l'être si l'opinion n'était mise en condition sous couleur d' « information ». \*\*\* Voyons donc les faits. L'essentiel peut se résumer ainsi : I. -- Onze évêques catholiques ukrainiens ont été déportés en Sibérie. Dix d'entre eux y sont morts. L'unique survivant est Mgr Joseph Slipyi : il est détenu en Sibérie depuis 17 ans. Il est tout de même grave que l'opinion catholique dans son ensemble soit systématiquement *détournée* -- par l' « infor­mation » qu'elle reçoit -- *de connaître et d'honorer les héros catholiques les plus authentiques de notre temps.* 59:69 2. -- Les deux représentants du Patriarcat orthodoxe de Mos­cou sont des fonctionnaires de l'État soviétique ; ils dépendent du Parti communiste. Le Patriarcat de Moscou est un instru­ment aux mains du gouvernement soviétique et du Parti com­muniste dans sa domination totalitaire sur le peuple russe et dans sa domination colonialiste sur les peuples non-russes d'Europe et d'Asie. 3\. Le Patriarcat de Moscou, sur l'ordre du gouvernement soviétique, et contre tout droit humain, divin ou ecclésiastique, a annexé la juridiction ecclésiastique sur quatre millions et demi de catholiques ukrainiens et a collaboré à la persécution et à la liquidation violente de l'Église catholique ukrainienne. On peut *apprécier* ces faits comme on l'entend et prétendre par exemple, si l'on a le cœur à cela, qu'ils n'ont aucune im­portance et aucun intérêt. On peut trouver qu'ils ne rentrent ni dans la catégorie « pastorale » ni dans la catégorie « doctri­nale ; ». On peut aussi, hypocritement, les passer systématique­ment sous silence dans l' « information » dite objective. Pourtant, ce sont des faits. \*\*\* Nous ajouterons même une précision qui ne figure pas dans la protestation ukrainienne -- à savoir que le Patriarche de Moscou est, comme on dit un « stalinien » de la plus belle eau. Voici sa lettre à Staline du 19 mai 1944, publiée dans les *Izvestia* du 21 mai (c'est nous qui soulignons) Cher Joseph Vissarionovitch (Staline), Une rude épreuve a frappé notre Église orthodoxe : le Patriarche Serge, qui a dirigé perdant dix-huit ans l'Église orthodoxe russe, est décédé. Nous, ses aides immédiats, nous connaissons fort bien le sentiment du plus sincère amour qu'il éprouvait à votre égard, ainsi que son dévouement au Guide (Vojd) si sage préposé par Dieu aux peuples de notre grande Union soviétique. Ce sentiment s'est manifesté avec une force particulière lorsque le Patriar­che fit votre connaissance personnelle, et après no­tre entrevue inoubliable avec vous, le 4 septembre de l'année passée. Plus d'une fois, j'ai eu l'occasion de l'entendre dire à quel point il aimait évoquer cette entrevue et quelle haute signification historique il attribuait à l'attention soutenue, que vous vouez aux besoins de l'Église comme à l'amour que vous vouez aux hom­mes orthodoxes. 60:69 Ma future activité sera *invariablement guidée par vos remarques historiques* et par les préceptes du Patriarche défunt. En agissant *en union complète avec le Conseil pour les affaires de l'Église russe or­thodoxe*, je serai à l'abri, avec le Saint Synode établi par le Patriarche, de toute erreur et de tout faux pas. Je vous prie, hautement estimé et cher Joseph Vissarionovitch, d'agréer ces assurances et de croire aux sentiments de profond amour et de fidélité qui animent tous les travailleurs ecclésiastiques que je dirige. Le « conseil d'État pour les affaires orthodoxes » avait été créé le 8 octobre 1943 il est dirigé par un membre de la police politique communiste : aucune décision du Patriarche de Mos­cou n'est effective qu'après l'accord de ce Conseil. C'est notamment par ce moyen que le Parti communiste put introduire dans le clergé orthodoxe des agents de sa police politique, pour remplir à l'intérieur et à l'extérieur diverses missions d'espionnage ou de manipulation, sous l'habit ecclé­siastique. Ces choses sont bien connues... des rares personnes (rares même parmi les Pères du Concile) qui les ont étudiées de près. C'est pourquoi les évêques ukrainiens ont songé à faire con­naître la vérité à ceux qui l'ignorent. En tous cas, le Patriarcat de Moscou ne semble pas avoir été « déstalinisé », pour employer le mot à la mode. Ni désoviétisé. Certes, cela soulève beaucoup de questions complexes. Mais il vaut mieux les connaître que les ignorer. \*\*\* Mgr Willebrands, secrétaire du Secrétariat pour l'Unité que préside le Cardinal Béa, a lu le 23 novembre aux journalistes le communiqué suivant : « Le Secrétariat pour l'Unité des chrétiens tient à préciser que tous les Observateurs-délégués ont été invités par le Secrétariat, qui a été heureux de les accueillir. Tous, sans exception, ont manifesté un esprit sincèrement religieux et œcuménique. Le Se­crétariat déplore, en conséquence, tout ce qui a paru de contraire à l'esprit qui a animé les contacts loyaux pris avec les Observateurs-délégués. Il ne peut que s'en désolidariser. » On comprend aisément la position du Secrétariat. Les ob­servateurs orthodoxes soviétiques sont ses invités, ses hôtes ; ils ne se sont livrés, du moins à Rome pendant le Concile, à aucune manifestation agressive ou déplacée ; le Secrétariat défend ses hôtes. Il va jusqu'à les inclure parmi ceux qui ont « manifesté un esprit sincèrement religieux et œcuménique », ce qui est peut-être beaucoup dire pour leur mutisme prudent. Mais enfin c'est une hyperbole de courtoisie. 61:69 Remarquons au passage que le communiqué du Secrétariat pour l'Unité a pris une résonance étrange, non certes par sa faute, mais par la faute du *contexte* où il s'est trouvé placé dans certains journaux. Ces journaux exposaient que les auteurs du schéma conciliaire sur la Révélation, et les Cardinaux qui le soutiennent, « *ne tiennent pas compte des préoccupations œcuméniques les plus élémentaires* ». Dans le même temps, ce sont les deux fonctionnaires orthodoxes de l'État soviétique qui apparaissent comme «* manifestant un esprit sincèrement œcu­ménique *». Entre ces deux jugements, il s'est produit ce qu'en langage liturgique on nomme une « occurrence ». \*\*\* Du moins cet épisode aura-t-il permis de prendre conscience de l'une des plus énormes difficultés du Concile. Chaque fois que l'on touche, par un biais ou par un autre, à la *réalité* communiste, il y a des surprises, des péripéties, des impasses douloureuses. Et cela d'abord parce que l'on a négligé d'ap­prendre à connaître cette *réalité* communiste. Il est certain que l'Église orthodoxe russe survit sous le joug. Mais il est non moins certain que simultanément elle est asservie, colonisée, pénétrée par la police soviétique, et utilisée comme instrument annexe de contrôle et de domination, -- et de persécution. Il est évident, d'autre part, que le Patriarcat de Moscou a manœuvré, sur l'ordre du gouvernement soviétique, pour dissua­der les autres Églises orthodoxes d'envoyer des observateurs au Concile. C'est principalement le Patriarche de Constantinople -- personnellement favorable à l'envoi d'observateurs -- qui a été victime de cette manœuvre, et qui d'ailleurs a publiquement dénoncé les motifs «* politiques *» de l'opération. On aura l'oc­casion d'en reparler. \*\*\* #### Les Pasteurs locaux et la Curie On peut maintenant tenter de jeter un regard d'ensemble sur la première session de Vatican II. Quelques notes cursives, que nous poursuivrons à loisir dans les prochains numéros, pendant l'intervalle entre la première et la seconde session. Les ombres et les tumultes ne doivent pas dissimuler l'es­sentiel. 62:69 Et l'essentiel, c'est l'extraordinaire réunion, pour la première fois dans l'histoire, d'un Concile qui soit œcuménique non seulement au sens juridique et dogmatique du terme, mais aussi au sens géographique. Tel est sans doute le secret de la joie dont débordait le dis­cours d'accueil du Saint-Père. Jamais encore la terre n'avait vu un tel Concile, manifestant l'élargissement, jusqu'aux confus de l'univers, de la religion du Christ, et la grandiose unité orga­nique de l'Église catholique. Dans ses *Considérations sur la France*, Joseph de Maistre écrivait : « Les Églises ennemies de l'Église universelle *ne sub­sistent cependant que par celle-ci*, quoique peut-être *elles ne s'en doutent pas *». Or l'INIMITIÉ s'estompe ; et le Concile de Rome est un témoignage par le fait montrant la vérité qu'expri­mait Joseph de Maistre. Jean XXIII a dit encore que l'Église « doit se tourner vers les temps présents qui entraînent de nouvelles situations, de nouvelles formes de vie et ouvrent de nouvelles voies à l'apos­tolat ». La manière dont cela se fera est ce qui importe. Cela ne se fera pas d'un coup, même à l'intérieur du Concile, -- un Concile qui débute à peine. \*\*\* Les propos amers échangés de part et d'autre, les formules de propagande diffusées dans les journaux, toute cette rumeur est souvent *l'envers* de certaines vérités complémentaires qui ont chacune leur place dans une vue sereine et ordonnée. Il est vrai que l'opposition entre certains « pasteurs » et la « Curie » (pourtant composée elle aussi, entre autres de « pas­teurs ») a pris des formes très humaines. Mais si l'on filtre les invectives et les chicanes, on s'aperçoit que les deux côtés ont raison. C'est-à-dire qu'il y a un angle sous lequel chacun des deux côtés a plus ou moins partiellement raison. Les théologiens de métier -- et même plusieurs de ceux de la tendance « épiscopalienne » -- se lamentent ou se scanda­lisent de l'ignorance théologique de certains évêques. Mon Dieu ! Cela n'est ni une nouveauté dans l'histoire de l'Église, ni une découverte d'aujourd'hui. Il est bien rare que les hommes de gouvernement soient aussi des hommes de pensée, et inverse­ment. En France notamment, on sait bien que la plupart des Évê­ques ont été choisis pour leurs qualités d'hommes d'action ou d'organisateurs. L'important est que chacun ait conscience de ses limites. Les Évêques français se sont mis au travail avec une bonne grâce et une humilité véritablement admirables. Ils étudient à Rome la théologie : certains d'entre eux disent avec bonhomie qu'ils « font leur troisième an ». 63:69 Cette absence de vanité révèle un cœur simple et droit, qui est une grande chose. La science, cela peut toujours s'acquérir, avec du temps et du travail persévérant. Dans cette revue où fut analysé le contenu de la divergence douloureuse et dramatique qui oppose au plan temporel des centaines de milliers de catholiques français à leurs évêques ([^6]), il importe de dire aussi (ou plutôt de redire une fois de plus) que les évêques français sont pour la plupart des hommes de cœur, séparés d'une partie des catholiques par d'affreux nuages, et des malentendus, et tout ce qui relève de l'infirmité humaine, mais que précisément la grâce du Concile pourra être de rétablir demain un contact de sympathie et de confiance. Rien ne saurait être définitivement compromis ou embrouillé, quand on voit la simplicité, l'humilité de ces évêques et leur ardeur au travail. Ils se réunissent comme en classe, ils étudient, et quand vient l'heure de la récréation on aperçoit par exemple le cardinal Gerlier plonger sa main dans le bassin du cloître pour plaisamment asperger ses collègues. Le Concile de Trente institua des séminaires pour le clergé, qui en avait grand besoin ; plusieurs déclarent, par manière de boutade, que Vatican II pourrait bien instituer des super-séminaires pour les évêques. Mais en un sens c'est déjà fait, et cela fonctionne. Les théologiens de métier sont souvent agacés de voir tels évêques ramener n'importe quel problème doctrinal à leurs pro­blèmes concrets d'Action catholique. Mais, quand on y réfléchit, on aperçoit que ce n'est pas une mauvaise méthode de pensée. Peu d'hommes sont véritablement doués pour la *pure pensée* spéculative ; les spéculatifs moyens ou médiocres, et à plus forte raison les hommes d'action, ont besoin de penser en ramenant toute pensée à l'expérience concrète. Cela est sain et normal. C'est ce qu'il y a de très juste et de très nécessaire, sous l'angle de la méthode intellectuelle, dans ce que l'on appelle « le point de vue pastoral ». Et d'ailleurs les théologiens, qui sont très nécessaires à l'Église, ne sont pas en tant que tels chargés du gouvernement de l'Église. Il y faut des hommes d'expérience et d'action, des hommes de sagesse pratique. Le danger intellectuel serait évidemment que ce « point de vue pastoral », sous l'influence de théologiens périphériques, se dénature en devenant lui-même une sorte d'*idéologie* ou de *système*. Mais s'il demeure le point de vue de l'expérience personnelle, réelle, concrète, pratique, c'est un point de vue très nécessaire. La plupart des hommes, même parmi les grands hommes, pensent par mode d'expérience concrète beaucoup plus que par mode spéculatif. \*\*\* 64:69 Quant à la Curie romaine, elle contient beaucoup d'hommes savants -- les plus savants théologiens sans doute du monde contemporain -- et d'excellents esprits. Ne pas le comprendre serait très dommageable. Mais la Curie romaine est aussi, hu­mainement parlant, une sorte d'administration, avec parfois les limites qui sont celles de toutes les administrations. Beaucoup de ses membres les plus savants ont une expérience concrète qui est surtout ou seulement administrative. Très peu d'hommes sont véritablement universels, et quand il s'en présente, la plupart de leurs contemporains les méconnaissent (comme cela est arrivé pour Pie XII...). On peut déplorer que certains théologiens « locaux », pour ainsi parler, par rancune contre les théologiens « centraux », cherchent à attiser les heurts entre d'une part les hommes d'ac­tion et de gouvernement, et d'autre part les hommes d'étude. Ces théologiens « locaux », du moins ceux d'entre eux que l'on a vus engagés à fond dans une telle action, paraissent -- au for externe bien sûr -- manquer de la discrétion, de l'humilité et du désintéressement du véritable homme de science, qualités que l'on remarque plus souvent chez les théologiens romains qu'ils vitupèrent. Les théologiens « locaux » ont parfois derrière eux une œuvre brillante ou coruscante, publiée dans leur pays ; ils oublient que les théologiens romains, souvent aussi capables ou plus capable de produire une œuvre originale, y ont renoncé par obéissance, et pour consacrer leur vie entière aux tâches administratives du gouvernement central de l'Église, ainsi qu'à des tâches d'enseignement dans les Académies et Instituts ro­mains, -- tâches qu'ils n'ont d'ailleurs point choisies, mais auxquelles les ont appelés leurs Supérieurs. *La vocation se juge sur l'aptitude et non sur l'attrait*... Beaucoup de théologiens ro­mains n'avaient aucun attrait, aucun goût, aucune préférence pour une carrière administrative. Au lieu de travailler pour le public, ce qui est toujours flatteur, ils ont travaillé pour le Pape, dans le secret ; dans l'humilité... Passée la première session de « rodage », et pour certains de défoulement, il faudra bien que s'établisse enfin une coopé­ration étroite et confiante entre pasteurs locaux et théologiens centraux. \*\*\* Car cette première session a bien été, comme prévu, princi­palement de « rodage », ou de mise en place. C'est pourquoi elle a commencé par des problèmes pratiques, *per far la prova*, dit Jean XXIII, pour éprouver comment la machine est capa­ble de fonctionner et pourra ultérieurement aborder les ques­tions les plus graves. On a donc étudié d'abord la liturgie. 65:69 Puis le Pape a fait présenter un premier schéma doctrinal (sur la Révélation) : il l'a presque aussitôt retiré, la plupart des esprits n'étant pas encore mûrs et courant à toutes jambes vers une fameuse impasse. Et quelques jours plus tard, il retardait jus­qu'au 8 septembre 1963 (au lieu du 12 mai) l'ouverture de la seconde session du Concile. Il n'est pas besoin de longs com­mentaires pour comprendre la portée de cette décision. Le sché­ma le plus attendu, et le plus passionnément, qui est le schéma *De l'Église*, n'a été abordé qu'à la fin de la première session. #### Le cœur paternel du Saint Père L'attaque allègre et féroce menée contre la Curie romaine, contre le Saint-Office en particulier, et contre le premier schéma doctrinal, a revêtu des aspects dont il ne semble pas que l'on ait pesé au premier abord toute la signification et toutes les conséquences. Bien entendu, il n'était nullement obligatoire, ni même, pro­bablement, prévu, que le Concile examinât et adoptât tels quels tous les schémas préparés. D'autre part le Saint-Père lui-même a manifestement voulu que les Pères du Concile se sentent entièrement libres. Mais enfin, certaines démolitions radicales et même offen­santes n'ont pas pu être pour le Saint-Père un motif de joie. Plusieurs ont agi comme s'ils accomplissaient la pensée même du Pape en attaquant en termes violents et quasiment injurieux les schémas préparés et ceux qui avaient travaillé à cette préparation. Or la préparation du Concile a été l'œuvre du Saint-Père. C'est lui qui a nommé les Commissions prépara­toires. C'est lui qui a orienté et sanctionné leurs travaux. C'est lui qui a choisi les schémas, c'est lui qui les a proposés au Concile. En s'attendant bien sûr à ce qu'ils soient éventuelle­ment complétés ou modifiés. Mais il ne désirait pas spécialement qu'on les rejette avec indignation et mépris en les déclarant sans valeur. Le schéma sur les sources de la Révélation, il s'est trouvé une majorité pour le rejeter. Cette majorité n'atteignait pas les deux tiers requis (et même avec les deux tiers, il faut encore la sanction du Pape, sinon la décision est nulle). Le Saint-Père a décidé alors de retirer le schéma, et de le faire remettre en chantier. Aveuglés par leurs passions, plusieurs, -- et combien nombreux, -- ont proclamé qu'ainsi le Pape manifestait sa pensée profonde : contre *ses* propres commissions préparatoires ? contre *son* propre schéma ? contre *son* propre Saint-Office ? Que d'incompréhension... 66:69 Ce schéma sur la Révélation, le Souverain Pontife ne deman­dait pas (et n'escomptait probablement pas) qu'il soit entériné purement et simplement. Il a lui-même convoqué le Concile, demandé la collaboration, suscité et protégé la liberté de parole des Pères. Mais enfin la mise au point préparatoire de ce schéma était l'œuvre du Souverain Pontife, par les hommes qu'il en avait chargés, à qui il en avait donné le pouvoir, dont il avait inspiré et orienté les travaux. Ce schéma, il l'avait reçu, accepté, et proposé au Concile. Il n'interdisait même pas, il n'interdisait aucunement que le Concile rejetât ce schéma. Mais pourquoi, d'emblée l'insulte, l'affront, l'offense ? Pourquoi, comment des journalistes catholiques ont-ils pu écrire que ce schéma portait « la marque d'une école étroite, superficielle et rétrograde », pourquoi, comment ont-ils pu écrire que le schéma « ne tient pas compte des préoccupations œcuméniques *les plus élémen­taires* »*...* Pourquoi, comment, proférant ces injures, peuvent-ils prétendre exprimer en cela les propres sentiments profonds du Saint-Père lui-même ? Insupportable dérision. Le Père se tait. Il attend, il observe, il temporise, il concède, il s'exprime par paraboles. Il cache sa souffrance, il ne montre que son sourire. Le cœur de tout laïc ayant eu à *éduquer* des enfants qui deviennent grands comprend spontanément, com­prend analogiquement le cœur du Saint-Père et sa souffrance dans l'attente, dans la vigilance, dans l'espérance. Parlant le 4 novembre pour l'anniversaire de son couronne­ment, le Saint Père a évoqué saint Charles Borromée qui, au Concile de Trente, usa tout à la fois *de tact, de sagesse et de force* pour résoudre *les affaires du Concile qui étaient si embrouillées.* Discrète allusion... Depuis trois ans le Souverain Pontife a reçu les réponses et suggestions des évêques du monde entier. Il n'ignore rien de l'état d'esprit des uns et des autres, et de l'état d'esprit général. Derrière la diplomatie souriante et charitable du Saint-Père, on devine la prière, le sacrifice, la souffrance, la Croix unie à la Croix du Christ, pour le salut de tous les hommes. PEREGRINUS. 67:69 ## ÉDITORIAL ### L'Algérie marche à reculons par Luc BARESTA « LES MURS se *couvriront peut-être de slogans mer­veilleux, la police sera peut-être bien nourrie, les dirigeants rouleront peut-être en Mercédes et seront fort entourés dans les couloirs de l'O.N.U*. » Ainsi s'exprimait Jean Cau, dans *L'Express,* au cours d'un reportage sur l'Algérie indépendante. Et il est probable que, lorsque ce numéro d'*Itinéraires* paraîtra, la virtualité sera devenue réalité : la nouvelle « action psychologique » (nullement contestée, celle-là, par les détracteurs de l'ancienne) fleurira de tous ses slogans ; l'insuffisance en « calories par habitant » qui définit la « faim objective » des populations sous-développées, n'af­fectera nullement la police des jeunes dictateurs. Par ail­leurs les Mercédes ou les D.S. ou les Buick ou les Pobieda auront inscrit, à leur compteur, des milliers de kilomètres. Et dans les couloirs de l'O.N.U., des excellences algériennes seront allées recueillir la moisson des surenchères. Cependant l'Algérie indépendante, poursuivait Jean Cau dans *L'Express*, « *n'en marchera pas moins à reculons vers son avenir* »*.* 68:69 Le mouvement se précipite Marche singulière, dont les premiers mauvais pas, cer­tes, ne datent pas de « l'auto-détermination ». Ils remontent plutôt à de nombreuses pré-déterminations. Toutefois, l'in­dépendance, venue, le mouvement se précipite, et se traduit tout d'abord par un certain nombre de zigzag. On sait que les *accords* d'Evian contenaient première­ment une entente V^e^ République-« G.P.R.A. » sur le cessez-le-feu. Et secondairement des déclarations d'intentions dans le genre de celle-ci : « L'exécutif provisoire organisera dans un délai de trois semaines (après l'auto-détermination) des élections pour la désignation de l'Assemblée nationale al­gérienne à laquelle il remettra ses pouvoirs. » Or que voyons-nous dans les jours qui suivent la grande liesse verte et blanche ? Un exécutif si provisoire qu'il en devient dérisoire. Un « G.P.R.A. » qui le supplante et bientôt rate : il a le malheur de s'en prendre à quelques « colonels » de la révolution. Alors un « bureau politique » le chasse et prend sa place. Ben Khedda, l'un des chefs « historiques », est abandonné par le mouvement de l'Histoire au milieu des cactées. Il publie cependant une sorte de bilan des premiers beaux jours. Le pouvoir central ? Un comité d'accueil pour les opposants. L'autorité ? Émiettée dans les willayas. Donc le vent tourne en faveur de Ben Bella, qui balaie Ben Khedda, mais emploie soudain le même langage. Encore les willayas. Pourtant, Ben Bella les a toutes consultées pour établir les « listes de candidats » aux élections (on continue, bien sûr, à pré-déterminer). Cette fois, c'est la trois et la quatre qui montrent les dents, et commencent à mordre. Il y a là-des­sous du Belkacem Krim, du Boudiaf, des « colonels », com­mandants, et autres capitaines, et des armes de toute sorte, surtout tchèques. Le « Bureau politique », irrité de ne régner précisément que sur des bureaux, déclare «* qu'il n'est plus en mesure d'assurer la plénitude des responsa­bilités *». 69:69 Ce ne sont pas nos frères Nous assistons, dans tous ces événements à un phéno­mène assez caractéristique des factions terroristes un ins­tant victorieuses, c'est-à-dire à un *phénomène d'introver­sion de la haine révolutionnaire*. D'où vint, en effet, pendant huit années de lutte sub­versive, la relative cohérence du F.L.N. (cohérence que d'ailleurs maints accrochages signalaient non pas comme une cohérence d'équipe mais bien plutôt comme une cohé­rence de meute) ? Elle vint de ce que la lutte entreprise tournait les hommes vers un adversaire commun, dans une haine stimulée par le mythe de la décolonisation furieuse et sanglante. Or, voici que soudain, l'adversaire, malgré ses propres engagements, ses sacrifices et ses victoires, se dé­robe. La faction qui le combat, vaincue en Algérie, se retrouve un beau matin gagnante et fêtée dans les fauteuils d'Évian. Le virus révolutionnaire de haine et de destruction perdant son principal objet, va-t-il brusquement disparaî­tre ? Non : il va partiellement s'introvertir, nous voulons dire continuer d'agir à l'intérieur même de la faction qu'il animait. Et la disloquer. Ceci est une tragédie de l'univers révolutionnaire : s'il peut unir les hommes apparemment et pour un temps, il les divise réellement et pour longtemps ; son succès ne peut être la paix pour ceux qui ont résolu d'y vivre. Il tourne les hommes vers un adversaire commun, certes ; mais non les uns vers les autres. Et sous le mot sacré de « frères », qui émaille si souvent les déclarations de la « révolution algérienne », se dissimule un mensonge fondamental. Donc Ben Bella s'en va. Mais Ben Bella revient. En force. On tire. Ben Bella s'accroche. Il fait ses élections, il a son assemblée. C'est le temps des installations, l'Algérie s'ins­talle dans l'indépendance, le F.L.N. dans la prétention tota­litaire et dans l'impuissance, l'A.L.N. dans le sang, les populations arabo-kabyles dans leur citoyenneté à part entière de misère et les Français hexagonaux dans leur citoyenneté à part entière de bonne conscience. 70:69 Au sommet :\ une poignée de totalitaires Que les hommes au pouvoir en Algérie se soient installés dans la prétention totalitaire, voilà qui est devenu d'une lumière si franche que les yeux de la gauche française ont commencé eux-mêmes à se dessiller. Les élections tout d'abord, -- 196 candidats, 196 élus (pas tout à fait, puisque Boudiaf, dégoûté, s'est récusé au dernier moment), l'ont brusquement placée devant des mœurs électorales, dont elle a loyalement convenu qu'elles n'étaient démocratiques et respectueuses des droits de l'homme qu'à un très faible degré. Dans l'hebdomadaire du M.R.P., Étienne Borne usait de cet autre euphémisme : « *L'Algérie nouvelle,* disait-il, *ne se presse pas de ressembler à l'idée que s'en faisaient l'opinion libérale française, et surtout cette gauche accen­tuée, dont je ne sais si elle est libérale, mais qui ne mar­chandait pas son appui et son admiration au F.L.N. et au G.P.R.A.* » C'est un fait caractéristique, et utile jusqu'à un certain point, que l'indignation de cette gauche, hier en­thousiaste de l'indépendance algérienne, et aujourd'hui scandalisée de ce que des hommes qu'elle a servis et célé­brés veuillent maintenant prendre tout le pouvoir et l'exer­cer en tout, agissant dans l'arbitraire le plus absolu, saisis­sant des journaux français qui leur furent favorables, et refusant à la Croix-Rouge internationale l'autorisation de visiter les camps dits « d'anciens supplétifs ». Quant à l'interdiction par le gouvernement Ben Bella, du Parti Communiste algérien, elle inspire au *Monde* cette exacte formule : « *Parti totalitaire, le P.C.A.,* écrit André Pautard, *a été sacrifié au nom du totalitarisme.* » 71:69 A la base, l'inexistence Telle est donc aujourd'hui l'Algérie nouvelle : au som­met, une poignée de totalitaires. Et à la base, leur impuis­sance, leur inexistence. Nous entendons souvent, aujourd'hui, défendre la cause du « parti unique » dans les pays « décolonisés » avec des arguments d'efficacité (ce qui est déjà discutable en soi). On affirme notamment que ce parti unique a l'avantage de supprimer des querelles secondaires nuisibles au « déve­loppement », qu'il pare au manque de cadres, et permet une mobilisation des masses peu accessibles encore aux exigen­ces d'un progrès économique et social. Argument controuvé par la réalité de l'Algérie dite nouvelle. Car les totalitaires, et leur parti unique, sont impuis­sants et même inexistants à la base, c'est-à-dire au niveau de la vie populaire : ce ne sont pas seulement des adversaires de l'indépendance algérienne qui l'affirment ; c'est aussi Jean Lacouture, reporter au *Monde*, qui l'a constaté sur place. Il évoque tout d'abord une opération « ravitail­lement » qui tourne à l'émeute ; et prévoyant la nécessité de nouvelles distributions de vivres, il demande : « Qui s'en chargera ? Le parti ? Mais le parti, à ce niveau, qui est celui du bien le plus élémentaire du peuple, n'existe pas. » Bien sûr, Jean Lacouture a des incidentes élogieuses (et dont nous lui laissons la responsabilité) pour le passé et pour l'avenir du F.L.N. : « *mais*, affirme-t-il, *dans le pré­sent, littéralement,* IL N'EST PAS. » Les raisons de cette inexistence ? Victorieux, certes, au­tour du tapis vert d'Évian, le F.L.N. n'en restait pas moins, sur le terrain, une organisation vaincue, et même « abra­sée ». Puis la crise politique de cet été, écrit Jean Lacou­ture, «* a dissocié ce qui restait d'organisation, amolli les énergies, rejeté les uns dans l'opposition, et les autres dans le scepticisme *». Enfin, cette forme de décolonisation n'a pas su maintenir dans leur seconde patrie la grande majo­rité de Français d'Algérie. 72:69 La mutilation subie par l'Algérie Nous touchons ici à un point capital. L'Algérie présen­tait une singularité profonde : celle d'avoir une personna­lité française, inviscérée à son être historique, et qui était d'abord le fait d'un certain nombre de personnes, françaises d'origine ou de vœu, chrétiennes, juives, ou musulmanes. Or, les droits de ces personnes n'avaient de chance d'être protégés, en de telles circonstances issues d'une lutte terro­riste et donc développée EN-DESSOUS DE TOUTE MORALE NATU­RELLE, qu'au sein d'une reconnaissance de la *communauté* qu'elles constituaient, et des *droits de communauté* auxquels en toute justice elles pouvaient et devaient prétendre. Mais précisément, nulle part dans les projets d'avenir ou de pros­périté -- comme la revue *Itinéraires* l'a fait remarquer plu­sieurs fois -- *on ne lui avait accordé d'aucune manière*, *fût-ce sur le papier d'Evian, rien qui constituât l'équivalent, ou l'analogue, ou le début, ou l'espoir du statut de la minorité turque à Chypre ou des minorités religieuses au Liban*. Refoulée partiellement dans une lutte armée (aux procédés condamnables certes, mais dont la répression fut souvent odieuse), puis trompée un moment par les accords Susini-Mostefaï, comment cette population ne se serait-elle pas ré­solue à l'exode ? Rapatriement doublé d'une expatriation, et qui manifestait la mutilation subie par l'Algérie. Et ce « vide béant » creusé dans l'administration, dans la vie économique, dans le bien commun algérien, comment les cadres du F.L.N., anciens et nouveaux, auraient-ils suffi à le combler ? 73:69 Jean Lacouture, visitant l'Algérie « nouvelle » pour le compte du *Monde*, n'emploie certes pas l'expression de « chaos » pour décrire ce qu'il voit. Ou plutôt, après l'avoir suggérée, il l'atténue dans un vocabulaire à la mode, chargé bien sûr de « socialisme ». Mais il s'agit d'un socialisme, précise-t-il « *à l'état sauvage* ». (Faudra-t-il une recolonisa­tion pour le faire passer à l'état « civilisé » ?) il s'inquiète, pour l'avenir de ce « socialisme », d'une mentalité répan­due, et qui pousse à la « *démobilisation* » des énergies. « *C'est le gouvernement qui laboure pour nous ? Alors un se repose* », déclarent en grand nombre les paysans kabyles. Jean Lacouture s'inquiète aussi de l'existence d'un plan qui attribue à l'État algérien une participation de 50 % à toute entreprise dont le chiffre annuel dépasse cinquante millions de francs, c'est-à-dire à toute société industrielle viable (ce qui fournira des fonds pour de nouvelles acquisitions de l'État). Si un tel projet prend corps, écrit Jean Lacouture, « *l'investissement ne fleurira pas sur la terre d'Algérie, et ce n'est pas douze cent cinquante, mais peut-être le double de travailleurs algériens qui tenteront chaque jour de gagner la France.* » Jean Cau a un langage plus dru. Pour lui, le mot « chaos » convient à cette situation : « *La vérité est là, bru­tale, écrit-il, et sortie toute nue de son puits avec l'indé­pendance : L'Algérie est en train de sombrer dans la mi­sère et le chaos économique. Sans le retour massif des Eu­ropéens* (*20.000 techniciens et 10.000 instituteurs, perdus dans la mêlée, ne sauveront pas l'affaire*)*, tout -- je dis, bien tout -- est foutu*. » Et Jean Cau ne croit pas à l'aide russe. « *Du bide, écrit-il, ou un mythe : la totalité de l'aide russe répandue sur toute l'Afrique ne suffirait pas à faire tourner le département de Constantine.* » Les pauvres et les chiffres Déjà, à propos d'une autre révolution, qui a pris le nom, précisément, de révolution française, Pierre Gaxotte cons­tatait qu'au moment où la Convention cessa ses travaux, les rapports de police notaient : «* Le pauvre murmure et craint l'hiver qui se fait sentir *». 74:69 ET LES PAUVRES QUI MURMURENT en Algérie, contre la révolution F.L.N. (cette révolution n'est d'ailleurs pas sans relation lointaine avec celle de nos Conventionnels), oui, ces pauvres encore plus pauvres aujourd'hui, et qui craignaient l'hiver et le subissent durement, il est vraisemblable qu'on les fera taire. Mais pourra-t-on effacer les chiffres qui s'inscrivent autour de ce « vide béant » dont parlait Jean Lacouture ? C'est la régression partout : dans les ressources du Trésor, dont 65 % étaient fournis (en impôts directs ou indirects et en épargne) par les familles européennes ; celles-ci parties, les caisses perdent un apport équivalent à celui de 8 mois sur 12. Et ce calcul ne tient pas compte des « multiplicateurs économiques » : l'impulsion que donnaient les cadres français à toute l'économie algérienne se répercutait sur l'emploi, la rétribution, le pouvoir d'achat des travailleurs musulmans. Cette impulsion cessant, et la « révolution » se montrant incapable de la remplacer, c'est la chute de l'emploi. Dès le début de septembre, l'Exécutif provisoire, avant même qu'il ne se volatilise, annonçait que le chômage, affectait 70 % des ouvriers algériens. Alors les sans-emploi quittent à leur tour l'Algérie, un autre exode commence : celui de civils musulmans fuyant la « révolution » et sa misère... Quant au « gouvernement » d'Alger, il a fait, dans le champ d'application de sa fureur décolonisatrice, une exception pour les prolongements algériens du Trésor de Paris. Plutôt que de cracher sur cette source affreuse, il y a puisé de quoi vivre, c'est-à-dire, de juillet à novembre, 140 milliards de francs anciens. Ce qui était tout de même beaucoup ; deux avions transportant 150 fonctionnaires des finances furent alors dépêchés en Algérie pour remettre sur pied une comptabilité publique recommandant un budget plus raisonnable. Ben Bella, toutefois, n'en eut pas moins une avance de fonds de roulement de dix milliards. 75:69 Enfin le 12 novembre on procédait à la « séparation » du Trésor d'Alger et du Trésor de Paris. Mais le 30, Mohammed Khemisti se rendait dans la capitale française. Au cours de nos entretiens, déclarait-il au *Monde,* nous aborderons « *les problèmes de l'assistance technique, du régime des échanges et des relations monétaires et*, ÉVIDEMMENT, *l'aide française pour l'exercice 1963 *». Le règne de la machette C'est aussi très « évidemment » qu'en même temps le « gouvernement algérien » se donnait, bien sûr, le droit de débaptiser les rues des grandes villes portant nom français, et de choisir par exemple, pour l'une d'elles, celui de Frantz Fanon, ce psychiatre martiniquais, passé au F.L.N., et qui préconisait le genre de décolonisation que voici : « *La décolonisation, écrivait-il dans un livre intitulé* « Les damnés de la terre » *est un programme de désordre absolu. Elle modifie fondamentalement l'être, elle transforme des spectateurs écrasés d'inessentialité en acteurs privilégiés, saisis de façon grandiose par le faisceau de l'Histoire*. » Et comme en écho à cette personnalité nazie qui s'écriait : « lorsque j'entends prononcer le mot *geist* (esprit), j'arme mon revolver », Fanon écrivait : « *Lorsqu'un colonisé entend un discours sur la culture occidentale, il sort sa machette ou du moins s'assure qu'elle est à portée de sa main*. » Il est hélas certain, depuis bien des jours, que dans sa marche à reculons, l'Algérie livrée au F.L.N. a parcouru l'ignoble rue de la machette ; lentement, sûrement, gorgeant du sang d'hommes, de femmes et d'enfants les caniveaux et les égouts. 76:69 Elle l'a parcourue jusqu'à la basse fosse de ces innombrables charniers de corps mutilés, éventrés ou vidés, qui ont donné à la révolution algérienne sa persistante odeur. Et ceux qui projetaient, selon l'expression de Fanon, le « faisceau de l'histoire », ont coupé la lumière et fermé les fenêtres. Ils se sont bouché le nez. Ils ont continué leurs palabres sur le jeune État, la fraîche liberté, la neuve indé­pendance, le socialisme en train d'éclore. Mais c'était en nasillant. Pas tous, cependant. On en a vu qui ne pouvaient pas tenir, qui sortaient des lieux capitonnés de la bonne conscience, et qui avaient honte, et qui parlaient. Un beau jour de novembre, le reporter du *Monde* estima que *plus de dix mille harkis* avaient été, depuis mars, exé­cutés ou assassinés. Des sévices, disait-il, avaient pris « un caractère de cruauté difficilement imaginable ». L'article citait, en renvoi, cette clause des « accords » d'Evian. « *Nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi, condam­né, ni faire l'objet de décision pénale, de sanction discipli­naire ou de discrimination quelconque en raison d'actes commis en relation avec les événements politiques survenus en Algérie avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu.* » Le feuillet de cette « garantie » avait servi à essuyer les couteaux et les tenailles des supplices. Une autre voix s'est élevée, dans la gauche française, celle de Pierre Vidal-Naquet, qui est secrétaire du *Comité Maurice Audin,* et appartient donc à un secteur de l'opinion où l'on fut, pendant la guerre d'Algérie, plus disposé à mettre en question les comportements de l'armée, française que ceux du F.L.N. Donc, point d'approbation, sous sa plume, de ce que fut le combat des harkis. Mais ces hommes furent enrôlés, persuadés, utilisés. Sur qui pèsent les plus lourdes responsabilités, demande, Pierre Vidal-Naquet, sinon sur nos gouvernements ? Les harkis, dit-il avec force, «* n'ont pas à payer pour nos fautes *». 77:69 Or, c'est un fait, dit-il encore, que depuis le cessez-le-feu, dans le bled surtout, « *des harkis, et aussi des femmes et des enfants ont été torturés, ont été massacrés, dans des conditions souvent atroces, par des soldats de l'A.L.N.* » Un refuge, bien sûr, existait pour ces hommes et leurs familles -- c'était l'armée française d'abord, puis la France. « Or, écrit Pierre Vidal-Naquet, il semble bien que ce n'est *pas par hasard si les harkis sont si peu nombreux à s'être réfugiés en France ; des ordres ont été donnés pour éviter un afflux massif que l'économie française, est pourtant en état de supporter ; en Algérie même, la protection des harkis semble laissée à l'initiative individuelle. Il y a là une con­tinuation de la vieille attitude raciste et colonialiste.* » La question de la société meilleure Si les Montagnards avaient été autre chose qu'une faction, répète Pierre Gaxotte évoquant les atrocités d'une autre révolution, « *ils se seraient montrés humains, sinon par humanité, du moins par intérêt* »*.* Éclairante analogie, nous semble-t-il : si les révolutionnaires du F.L.N. et de l'A.L.N. avaient été autre chose qu'une faction... Mais non : ils n'étaient qu'une faction. Et c'est devant cette faction que la V^e^ République française a cédé. C'est devant cela qu'elle s'est effacée. C'est à cela qu'elle envoie des fonds. Mais comment les fonds iront-ils au peuple ? Comment réchaufferont-ils ces pauvres qui murmurent, craignant l'hiver qui vient et revient ? La V^e^ République française ne s'est point effacée devant les exigences d'une véritable décolonisation, but et couron­nement de la colonisation. Elle a couvert, avec le langage de ceci, cela. Elle a cédé devant une poignée de totalitaires en haut, et cette impuissance et cette inexistence en bas. Elle a cédé devant le règne de la machette, et dans une atroce complaisance, elle lui a livré des hommes qu'elle avait persuadés de lutter sous les couleurs françaises, conduits au combat, assurés de la protection de nos armes. 78:69 Elle a cédé devant tout cela, qui était prévisible. Tout cela, qui était préparé, commencé, ensemencé dans les semailles du crime tout au long de huit années. Ne savait-elle donc que durant tout ce temps, et selon les textes mêmes de la révolution algérienne, l'attentat fut «* le stage accompli par tout candidat à l'A.L.N. *» ? L'un des grands malheurs de l'Algérie, c'est que les mœurs de violence sanglante instaurées par la révolution algérienne, et la passion totalitaire qu'elles exprimaient, loin d'avoir été désavouées, ont connu comme une sorte de consécration dans une apparente victoire. Mais la plus profonde vérité historique, en l'occurrence et qui remet à leur place les fables construites sur le « mouvement de l'Histoire », c'est assurément QU'ON NE FAIT PAS UNE SOCIÉTÉ MEILLEURE EN RENDANT LES HOMMES PLUS MAUVAIS. C'est que le mal, quoiqu'on en dise, ne réussit point. «* Car le pouvoir du mal n'est en réalité que le pouvoir de la corruption, le gaspillage et la dissipation d'une substance, d'une, énergie : celle de l'Être et du Bien *». Ses succès recèlent une dialectique interne qui les rend vulnérables, à long terme, dans les amples dimensions d'un temps qui est celui des États et des Nations. Ainsi l'appareil de violence et de terreur des États totalitaires constitue, malgré les apparences, le gage de leur faiblesse interne. Et il arrive aussi qu'à court terme le mal échoue. De toutes façons, cette marche à reculons de l'Algérie, Français de l'hexagone, c'est aussi notre propre marche. C'est aussi notre honte, et rien ne fera que nous dussions nous en accommoder, pas même les plus massives de nos tranquillités électorales. Luc BARESTA. 79:69 ## CHRONIQUES 80:69 ### Le diapré par J.-B. MORVAN LES VIEUX BLASONS GERMANIQUES ornaient leurs espaces colorés sans symboles ni figures en y faisant courir des sortes de volutes, d'arabesques ou de fleurons, argentés ou dorés. C'est ce qu'on appelle le diapré. Il nous faut bien admettre que notre vie intérieure, comme les blasons, comporte bien des places que n'occupe aucune méditation spirituelle élevée. Il serait vain de les négliger : ces zones ne resteront pas vides, notre pensée court et ne saurait demeurer dépouillée. Un angélisme téméraire laisserait finalement la place au pire ; il ne serait pas bon non plus qu'il proclamât trop haut la malignité profonde de tout ce qui n'est pas explicitement tourné vers Dieu et qui ne s'adresse pas à lui dans le langage austère et splendide inspiré par l'Écriture. Nous savons que le péché originel empêche ces pensées et ces rêves, neutres en apparence, d'être exempts de pièges. Mais il existe une discipline personnelle en la matière : je ne prends point ce mot de discipline dans un sens extérieur et militaire, mais je songe plutôt au verbe dont il vient, et qui signifie « apprendre par soi-même ». Il n'est pas toujours nécessaire que, par un dédoublement de la per­sonnalité, nous nous transformions en gendarmes à l'égard de nous-mêmes, qu'en face du « moi » qui ne peut s'empê­cher de rêver, un autre « moi » se dresse et fasse : la grosse voix. Pierre Emmanuel, dans la préface de son « Évangéliaire », a étudié ce problème en fonction du travail poé­tique et de la situation religieuse du poète. Mais si chacun de nous a sa poésie, il faut tenir compte du fait que, pour la plupart, ces diaprures de l'âme empruntent directement leurs schémas au domaine extérieur, sans assimilation, sans effort profond de construction. Le problème, dans ce qu'il a de commun à tous les hommes, est encore un problème de pauvreté. 81:69 VERS LA FIN DU MOIS D'AOÛT, je suivais le chemin om­breux qui mène de la grande route aux vestiges de l'abbaye de Port-Royal des Champs. La finesse et la fraîcheur des feuillages, la présence du ruisseau, me fai­saient sourire au souvenir du mot de Mme de Sévigné « Un désert affreux tout propre à faire son salut ». Il y avait là moins d'austérité tragique que dans certains déserts très peuplés que nous connaissons. Ces aimables diaprures four­nies à l'âme par le paysage, fallait-il les ranger dans ce que Pascal appelle le « divertissement » ? Cette notion m'a tou­jours gêné : Ce qui empêche l'homme de penser à son propre destin, dans un repliement de la conscience, éloigne-t-il de Dieu ? Le divertissement peut être intérieur. Il est vrai que Pascal s'adressait aux libertins et que l'application au chrétien demanderait quelque changement d'optique. De toute manière, la spiritualité du XVII^e^ siècle, janséniste ou non, paraît dans ses exigences méconnaître les caractères de notre pauvreté psychique. Cette époque cherchait à meu­bler ses vides intérieurs par l'exercice de la mémoire, nour­rie des auteurs antiques. Je suivais à Port-Royal le chemin de Racine en me rappelant les conseils de ses maîtres à propos des études humanistes ; Virgile sans doute était damné, mais le latin des païens était la clef des œuvres des Pères de l'Église. Bossuet, dans une lettre au poète San­teuil, daté de juin 1694 et publiée dans le recueil d'Henri Massis, se montre également sévère pour la poésie classique et tout ce qu'elle implique de réminiscences des auteurs antiques : « Il est vrai, Monsieur, que je n'aime pas les fables... » Le moins qu'on puisse dire, c'est que nous ne sommes plus au temps où l'imagination machinale retrou­vait des strophes d'Horace ou quelques vers de Virgile. On a fait la guerre à la mémoire ; pourquoi ? Qu'en est-il ré­sulté ? Bossuet et les Messieurs de Port-Royal en seraient-ils satisfaits ? UN CERTAIN ROMANTISME de la spontanéité, une fausse conception de la nature et du naturel impose jusque dans la liturgie l'emploi des langues vulgaires, qui tendent à devenir vulgaires dans les deux sens du mot. L'angoisse métaphysique se traduit par : « Qu'est-ce qui se passe dans ma petite tête ? » Nous irons plus loin, et les fidèles quelque jour improviseront dans le sanctuaire. 82:69 La « démocratisation » est inhérente à cette doctrine, moins par souci social que parce que l'expression la plus fruste paraît seule spontanée, donc authentique. Il s'y joint l'im­pératif catégorique de l'instantané, le « Aimez ce que jamais on ne verra deux fois ». D'où la guerre menée contre tout ce qui porte la marque de la mémoire : le proverbe aussi bien que la citation. On exige de l'esprit qu'il redécouvre à cha­que pas Dieu ou le monde, sans appui et sans relais, d'ail­leurs l'ancienneté des formules serait la marque d'une révé­rence envers le passé et une adhésion à un principe d'auto­rité. Tout cela, c'est encore la doctrine de Rousseau. La primauté donnée à l'action aboutit à son règne exclu­sif et d'ailleurs illusoire, la durée psychique ne pouvant être un continuel étincellement d'action et de découverte : l'esprit forcément ressasse bien souvent, et s'il ne ressasse pas ce qu'il y a de meilleur, il se résoudra à radoter. Les espèces de monologues intérieurs offerts par les romans modernes (comme l' « Ulysse » de Joyce), avec leurs tres­sautements saugrenus, leurs préoccupations viscérales ou sexuelles, reflètent moins l'homme vrai que l'homme tel qu'on a voulu qu'il devînt. L'action peut être basse ; elle garde une part d'imprévu brutal et d'étrangeté : ce qui est fort satisfaisant pour le néo-romantisme qui se plaît à parier du film de la vie psychique. Les âmes, d'ailleurs, se défen­dent contre cette esthétique abusivement imposée comme une éthique, et se défendent souvent par pur instinct : elles recherchent un certain art, les jeux de l'érudition ; et les mots croisés sont une revanche obscure et bien personnelle contre la morale chaotique du film « à suspense ». Joseph de Maistre disait qu'il ne pouvait connaître par expérience que la conscience d'un honnête homme, et que c'était assez abominable. Mais l'honnête homme garde la liberté de faire entrer dans le déroulement de ses états de conscience un certain nombre d'éléments qui ont perdu la pointe maligne de l'imagination immédiate et violente, car ils ne sont plus des fictions entièrement personnelles. Ces diaprures dessinées dans les régions atones, ingrates et creuses de l'esprit ne sont pas forcément édifiantes : encore les récits mêlés de fiction de la « Légende Dorée », récits aujourd'hui abhorrés, pouvaient y jouer un rôle intéres­sant. L'art de la statuaire ou la peinture du XVII^e^ siècle reprenait pour thèmes les nudités du paganisme gréco-romain, mais la part d'érudition historique et mythologique divisait l'esprit, enlevant à la sensation son règne absolu. 83:69 L'équilibre, la santé mentale d'une société tient peut-être à l'abondance des images et des idées déjà usées, c'est-à-dire polies. Ce n'était pas au temps classique un privilège aris­tocratique : la lente alchimie qui, par les complaintes ou les contes de la veillée, transformait l'événement, même barbare et sanglant, forçait cet événement à prendre visage humain, à revêtir une signification morale, à devenir un commensal possible de l'homme chrétien. L'événement ne pouvait échapper au dressage auquel le soumettaient les gloses nées de la pratique des humanités, et même la mau­vaise versification des complaintes. De nos jours la presse du soir rend l'événement essentiellement éphémère et étran­ger. Sa loi est désormais la crudité et la stérilité. JE SUIS LAS, depuis longtemps, d'entendre des humanistes érudits se plaindre de l'état de déréliction où sont tombés le grec et le latin. Je pense à deux d'entre eux, l'un socialiste laïc, l'autre socialiste chrétien. Si l'on admet que la collectivité puisse charpenter les consciences, nous n'échapperons pas à la sottise de la presse spécialisée dans la culture de l'émotion quotidienne et vespérale. La philo­sophie du XVIII^e^ siècle, puis celle de Rousseau, ont imposé la sensation comme base et la collectivité comme référence de l'opinion. Elles n'ont pas formé l'esprit critique, elles ont préparé sa ruine, car il naissait du besoin de com­menter, toujours présent dans les consciences. Et ce besoin de commenter naissait de la nécessité intérieure de l'exer­cice spirituel. La seule érudition n'est pas une garantie, même chez les doctes, si l'on admet une séparation entre les humanités et la religion. Les deux formes d'esprit peuvent coexister et laisser reparaître l'événement brutal et san­glant : c'est peut-être le secret de la faillite du siècle de la Renaissance. L'érudition même, trop uniquement respectée, fournira de nobles diaprures aux esprits chez qui elle est une passion. Il serait bon qu'elle ne rompe pas avec l'imagination chez d'autres esprits. Pour ma part, tel passage de Lucain, mon­trant Pompée et sa flotte forçant le blocus de Brindes, m'a procuré en dehors de tout souci de traduction d'heureux instants de rêveries : il évoque un tableau de Poussin, des vaisseaux sur la mer au crépuscule. 84:69 Les machines de guerre, les cordes et les poulies, le ciel vide dans l'attente des grands événements, m'offrent le même intérêt et la même angoisse que les dessins grandioses et précis du Piranèse, ou les esquisses de Léonard de Vinci. Horace à Tibur unit la méditation morale aux visages familiers du village : je crois le situer dans un petit café de campagne, au premier tournant avant la forêt, dans les jours libres et rassérénés qui suivent la moisson ; le vieux garçon un peu las qui fréquente les ministres, qui a des relations littéraires et des petites amies, reprend avec plaisir et tristesse le chemin rustique, confrontant la jeunesse tenace et l'inéluctable vieillesse. Un peu plus, et j'écrirais sa soirée, transposée en notre temps. Ce jeu suscité par la réminiscence n'a rien de spirituel, mais il rend à l'esprit un climat plus digne et plus intime que si le personnage était né soudain, actuel et anonyme, du courant de la pensée débridée. UN DES THÈMES MAJEURS qui permettaient à l'imagination de retrouver une certaine innocence intelligente dans ses inévitables fantaisies, c'était le comique. Nulle part ailleurs on ne retrouve une aussi fréquente utilisation d'anecdotes préexistantes, contes, fabliaux, farces ou comédies. Les prédicateurs de jadis ont pu en incriminer la malice, l'irrespect, la propension excessive à la censure des actions d'autrui. Mais le rire vaut mieux que la colère, que cette violence que soulèvent souvent nos amertumes. Le rire est déjà philosophe il fait la part des choses, de l'humaine faiblesse et du jeu si nous rions, nous renonçons déjà à nous faire juges ou bourreaux. Il faudrait retrouver le comique, mais pour cela, nous débarbouiller de tout le marxisme diffus qui est répandu dans l'ambiance présente. Le matérialisme restreint à la fois la portée de la critique et la rend plus absolue : du moment qu'on ne demande plus à l'homme d'imiter le Christ et de faire son salut, mais de veiller avec soin aux tracteurs du kolkhoze, la satire perd son intérêt, car une bévue comique nous intéresse par rapport à l'homme et non par rapport au tracteur. Bergson, théoricien du rire, est actuellement fort attaqué, et on voit bien pourquoi : il a vu que la mécanisation de la personnalité était le ressort essentiel du comique. 85:69 Comment fournirait-elle le même coefficient de réprobation dans un univers où le mécanisme parfait est devenu la loi ? Le comique existait relativement à un sens général de la responsabilité dans la destinée humaine : cette responsabilité est maintenant fragmentée et diminuée dans son principe, Ajoutons que la notion de devenir, qui est le moteur du progressisme, crée une atti­tude incompatible avec le sens comique, qui implique une réflexion sur un fait précis, qu'on se reconnaît le droit d'isoler dans le temps. Le concept d'évolution interdit de juger le présent, au nom de ce qu'il peut devenir ; il nous défend le dessin et la caricature : un futur toujours en puissance reste capable de justifier le mal ou la sottise. Le sujet des « Mains sales » de Sartre pourrait fournir une comédie à un réactionnaire ; il ne donne qu'un drame, sorte d'ectoplasme littéraire, de spectre ambigu, frère jumeau du roman moderne. Tous deux ont Diderot pour géniteur, et non sans raison philosophique. LE DOMMAGE SUBI n'est pas seulement littéraire. Avec la servitude intérieure qui nous prive du comique, c'est encore une diaprure de la vie intellectuelle dont nous sommes privés. Ces esquisses de petites comédies, dont la vie quotidienne offre les prétextes incessants, nous seront-elles rendues avec les autres motifs de la tapisserie psychologique ? Il faut les revendiquer. C'est en cherchant à chaque pas de nos démarches intérieures le secret d'un esprit sain et allègre que nous mesurons l'importance de tout ce que nous devons reconquérir sur les pillards de l'esprit. Jean-Baptiste MORVAN. 86:69 ### Réflexions sur le malheur Y A-T-IL QUELQU'UN qui jamais ne se soit posé la question de la souffrance absurde ? ([^7]) En tout cas la question se pose : pourquoi non seulement la souffrance normale, si l'on peut dire, mais encore la souffrance qui est absurde, qui déroute l'esprit, qu'on ne sait plus comment expliquer ? Pour reprendre le grand exemple de Péguy dans sa *Note Conjointe :* Que Saint Louis, parti en croisade contre l'infidèle, soit vain­cu et fait prisonnier c'est en quelque sorte une souffran­ce normale ; mais que Jeanne d'Arc, la libératrice en­voyée par Dieu même pour sauver sa patrie soit livrée par les siens ; que la sainte Pucelle qui croit à l'Église avec une intensité exceptionnelle soit condamnée au feu par un évêque de cette même Église -- le criminel mon­seigneur Cauchon -- ce sont là des genres de souffrance qui appartiennent à la catégorie de l'absurde. Lorsqu'une mère perd son fils, la souffrance est ter­rible, bouleversante, et quelles paroles pourraient con­venir pour en parler ? Mais la souffrance est absurde et le langage est encore beaucoup plus impuissant, beau­coup plus dérisoire, lorsqu'une femme mariée qui avait tout pour devenir une mère admirable est rendue inca­pable de jamais avoir d'enfants par un époux taré et débauché ; non seulement cela, mais encore, -- et tou­jours grâce à cet époux, -- elle chavire dans le détra­quement et la névrose. \*\*\* 87:69 Relisons Péguy ([^8]) : « On sait comment elle fut reçue. Elle trouva les Anglais (et les Bourguignons) et il faut le dire les Français, et la Sorbonne et le roi d'Angleterre, et il faut le dire le roi de France, et l'Église d'Angleter­re, et il faut le dire l'Église de France, plus sourde et plus fermée à la voix de Dieu, plus rebelle à Dieu que saint Louis n'avait trouvé les infidèles d'Égypte... On peut dire que saint Louis avait autour de lui un peuple de fidèles et qu'il combattait un peuple d'infidèles qui était plutôt un peuple de contre-fidèles. Jeanne d'Arc au contraire eut à répondre à sa vocation et à en poursui­vre l'objet, elle eut à accomplir sa mission dans un peu­ple d'infidélité, au milieu d'un peuple invétéré infidèle, au milieu d'un peuple *habituellement* tombé en état d'infidélité... Elle fut abandonnée et reniée comme le Christ. » La seule réponse que l'on puisse proposer aux vic­times innombrables des souffrances absurdes pourrait sans doute se résumer ainsi : « Le Seigneur veut que vous ayez part à sa croix, même de cette manière-là. » Ces paroles n'apportent pas une lumière éclairante dis­tinctement sur chaque particularité et détail de telle ou telle souffrance qui est absurde ; mais toutes les parti­cularités, tous les détails se trouvent situés dans la grande lumière pacifiante de la conformité d'amour au Christ crucifié. Comment et pourquoi tel jeune homme, telle jeune fille, que leurs dons de nature et de grâce dé­signaient pour accomplir une mission déterminée et par­ticulièrement urgente sont-ils placés à un certain mo­ment, et lorsqu'ils commençaient un départ plein de promesses, dans des circonstances implacablement hos­tiles, qui les trahissent, les écrasent, arrêtent net l'accom­plissement visible de leur mission ? 88:69 « *Vous avez pu compter vigilante bergère,* « *Combien de mes agneaux sont sous la dent des loups* « *Vous avez pu noter aïeule passagère* « *Combien de mes martyrs sont dans les mains des fous ?* » Pourquoi ? parce que Dieu veut être béni par sa créa­ture du fond de l'échec le plus absurde ; il attend de ses enfants une bénédiction, un amour qui s'élèvent de cet abîme, et ce genre de conformité à son Fils crucifié. Et nous savons qu'une telle souffrance fructifiera au cen­tuple pour le salut des âmes et pour la dignité de la cité terrestre. Mais la créature peut tout de même aimer Dieu dans des conditions plus normales ? -- Sans doute. Elle ne peut toutefois aimer Dieu sans souffrir. -- Au moins elle peut aimer sans souffrir un genre d'échec vraiment absurde ? -- C'est sûr ; mais Dieu veut aussi un amour parti de là. -- Il est impossible de méditer l'histoire con­crète du fils de Dieu Rédempteur sans comprendre que Dieu veut aussi comme source de pur amour et de ré­demption l'absurdité de l'échec. L'histoire concrète de Jésus nous montre en effet que parmi ses apôtres il est tombé sur un traître ; et dans sa Passion, alors qu'il au­rait pu comparaître devant un juge romain digne de ce nom, capable d'un minimum d'honneur et d'indépen­dance (car Rome avait sûrement de tels juges) il a fallu qu'il tombât sur un procurateur servile, d'une lâcheté odieuse. « Il a souffert sous Ponce-Pilate. » Lorsque chaque matin nous offrons la Messe, lorsque nous pré­sentons au Père du Ciel le sacrifice parfait qui obtient pour notre monde misérable la pureté, la paix et la sain­teté, comment oublier que le sacrifice du salut, rendu sacramentellement présent, a été offert par le Christ sous Ponce-Pilate ; c'est-à-dire offert par le Christ dans des conditions absurdes : vendu par un Apôtre cupide, abandonné par un juge indigne. Si peu que l'on participe à la Messe on perçoit que toute souffrance peut remonter vers le Père du Ciel en forme de pur amour, non seulement la souffrance normale mais celle qui est absurde. 89:69 Si la petite Thérèse exerce une telle influence, si elle est chère aux malheureux de toutes les catégories, c'est sans doute parce que son amour s'est élevé vers le Père, victorieusement, même du fond de l'absurde. « Comme tous les saints, a écrit Thibon, mais en se penchant plus profondément peut-être qu'aucun d'entre eux sur l'insuf­fisance humaine, Thérèse est passée sur la terre pour rendre à l'amour toute la face négative de la desti­née. » ([^9]) On dirait la même chose de sainte Jeanne d'Arc. \*\*\* Si l'union à la croix du Christ est de toutes les époques, cependant il est des époques où l'échec par absurdité est moins fréquent. Ce sont les époques visi­blement glorieuses de l'Église ; -- les plus glorieuses ? Dieu seul le sait ; -- les époques notamment de ces grands fondateurs qui sans doute ont beaucoup à souf­frir pour le Christ mais dont les fondations réussissent un saint François, un saint Dominique, d'autres encore. Pour la civilisation ce sont les époques heureuses où les chefs de la cité sont à la fois hommes de gouvernement et hommes justes et héroïques ; où les penseurs et les poètes ont à dire des choses admirables et ne parlent pas tout à fait dans le désert. Mais il est aussi des époques disgraciées où l'absurdité menace de devenir souveraine, où tout s'acharne contre ceux qui tenaient le remède à nos maux : évêques, princes et poètes ; où le désespoir avec son cortège d'horreurs devient la tentation univer­selle et quotidienne. Si nous vivons en ces jours d'im­mense infortune puissions-nous croire que cela aussi est une grâce, bénir Dieu à partir de là, le remercier, ne pas capituler, ne pas renoncer à préparer des jours meilleurs. \*\*\* 90:69 A la fin de ces réflexions sur le malheur je rappor­terai un texte admirable de Maritain, extrait d'un recueil « d'essais détachés » (qui sont du reste d'un intérêt fort inégal). « Mais le chrétien pense encore à d'autres abandon­nés et dont le sort éveille dans l'âme une angoisse into­lérable, à cause de la nuit tout à fait noire dans laquelle la mort les a frappés... Je parle de tant de pauvres êtres qui n'avaient rien fait que leur besogne ordinaire, et sur lesquels en un instant la mort s'est jetée comme une bête. Immolés par les caprices de la guerre et de la férocité -- persécutés non pour la justice à laquelle ils ne pensaient même pas, mais pour l'acte innocent de leur simple existence en un point malchanceux de l'espace et du temps. Et que sont leur supplice et leur mort, sinon l'image et le brusque abrégé où nous pouvons lire les souffrances de millions de pauvres, au cours des siècles, broyés par la grande machine d'orgueil et de rapine aussi vieille que l'humanité ?... « Tout semble se passer comme si l'agonie de Jésus était quelque chose de si divinement immense qu'il faille pour qu'une image en passe parmi ses membres, et pour que les hommes participent complètement à ce trésor d'amour et de sang, quelle se partage en eux selon ses aspects contrastants. Les saints y entrent volon­tairement en s'offrant avec lui, en mettant en acte dans l'intime de leur être les dons qu'ils ont reçus. Dans les tortures du corps et de l'esprit, dans les abîmes de la déréliction, ils sont encore des privilégiés. La béatitude des persécutés illumine leur existence terrestre... Mais les tout à fait abandonnés, les victimes de la nuit, ceux qui meurent comme des réprouvés de l'existence ter­restre, ceux qui sont jetés dans l'agonie du Christ sans le savoir et involontairement, c'est une autre face de l'agonie qu'ils manifestent, et il faut bien sans doute que tout soit manifesté. Jésus a donné sa vie parce qu'il l'a voulu. Mais il a été aussi fait péché à cause de nous. (2 Cor. V, 21) 91:69 « Il a été fait malédiction pour nous, car il est écrit : maudit quiconque est pendu au bois. » (Gal. III, 14.) Il a été abandonné par Dieu sur la croix de mi­sère, sans protection contre la souffrance, sans secours contre ses persécuteurs (Sum. Théol. III, 47, 3). Comme un legs fait à ses saints il a dit : *In manus tuas commen­do spiritum meum.* Comme un legs fait à son autre troupeau il a dit : *Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ?* Le grand troupeau des vrais misérables, des morts sans consolation, comment n'au­rait-il pas soin de ceux qui portent cette marque-là de son agonie ? Comment leur délaissement même ne se­rait-il pas la signature de leur appartenance au Sauveur crucifié, et un titre à sa miséricorde ? Au détour de la mort, dans l'instant qu'ils passent de l'autre côté du voile, et que l'âme va quitter une chair dont le monde n'a pas voulu, n'a-t-il pas le temps de leur dire encore : tu seras avec moi en paradis ? Il n'y a pas de signes pour eux, l'espérance pour eux est aussi dénudée qu'eux-mêmes ; pour eux jusqu'à l'extrême limite, rien, même du côté de Dieu, n'a lui aux yeux des hommes. C'est dans le monde invisible, au-delà de tout le terrestre, que le royaume de Dieu est donné à ces persécutés, et que tout devient leur ([^10]). » R.-Th. CALMEL, o. p. 92:69 L'Inde que l'ai vue *(*II*)* ### Qui était Gandhi par Michel TISSOT Le premier article de la série « L'Inde que j'ai vue » a paru dans notre numéro 65 : « Une morale païenne ». Voir aussi. « L'Inde, pays sous-développé », dans notre numéro 43 ; « Problèmes posés par le sous-développe­ment », dans notre numéro 53. J'ENTENDIS PARLER de Gandhi pour la première fois dans les années trente, au fond d'une province qui m'est chère, la Franche-Comté. Encore adolescent, je ne comprenais pas qu'un homme, seul, puisse en refusant toute nourriture, ébranler le trône de la Reine Victoria et de son successeur, et gêner les Anglais davantage lorsqu'il était en prison que lorsqu'il était en liberté. Ces faits sur­prenants m'intriguaient, je voulus en savoir plus, et sur­tout : Qui était Gandhi ? Mes père et grand-père me répon­dirent que c'était un « Mahatma », mais ceci n'éclairait guère cela. J'oubliai Gandhi pendant mes études puis pendant la guerre, jusqu'au jour où, quelques mois après son assas­sinat, je mettais pied sur ce qui fut, au sens le plus plein, son pays, sa Patrie ; et depuis, les événements ont voulu que j'y retourne souvent, que je connaisse de nombreux Gandhiens, de France et de l'Inde, dont certains se sont voués à son idéal, d'autres à sa politique, et d'autres encore simplement affublés de son nom ou de son étiquette, si toutefois l'on peut prétendre qu'il en ait eu une. Cette question que je m'étais posée adolescent m'est souvent revenue, et je voudrais m'efforcer d'y répondre, maintenant que nous arrivons au quinzième anniversaire de sa mort. \*\*\* 93:69 Qui était Gandhi ? Il est évidemment bien difficile et encore plus hasardeux de répondre à une telle question, qui présente déjà des difficultés quasi insurmontables lorsqu'il s'agit de nos proches, d'êtres bien connus dans leur vie et leurs attitudes, à plus forte raison est-on en droit d'hésiter lorsqu'il s'agit d'une personnalité aussi marquante et mondialement connue que Gandhi, et sur laquelle il a été beaucoup écrit. Mais Gandhi était trop vaste pour que tout ait été dit, et c'est pourquoi je voudrais essayer de tracer son portrait, tel que je l'ai compris bien que je ne l'aie pas connu vivant, et tel que je l'aime, et ceci, même si ce portrait risque de paraître forcé à certains. Notre tournure d'esprit occidentale aime beaucoup le classement par catégories, et de ce fait a provoqué de nom­breuses discussions au sujet de Gandhi : fallait-il le classer parmi les saints, les politiciens, les philosophes ou les éco­nomistes ? Que sais-je encore ? Pour satisfaire à cette manie, je rangerais Gandhi parmi les avocats. C'était d'ailleurs sa profession d'origine, mais ce n'était alors qu'une toute petite projection de sa vocation réelle... Gandhi était un défenseur d'hommes, mais à son échelle, un prétoire était trop petit, une cause trop limitée, le public trop passif et la cour trop légaliste. Il était fait pour défendre l'homme, non pas une notion abstraite d'hu­manité, mais les hommes, ceux qu'il avait connus, aimés et servis en Afrique du Sud, lors de ses premières armes, quelques dizaines de mille au total, qu'il allait retrouver par centaines de millions dans sa patrie. Il voulait les défendre certes contre l'oppresseur du moment, et ce sera la campagne pour la libération de l'Inde, mais aussi et surtout contre eux-mêmes, contre leurs pas­sions et leurs faiblesses, et ce sera l'enseignement de la non-violence. Ainsi Gandhi, d'avocat, était devenu homme d'action, essentiellement penché sur les misères les plus criantes du deuxième peuple, tout au moins par le nombre, de la terre. 94:69 C'est ainsi que dans la perspective trop matérialisée de notre occident, Gandhi fut pris pour un économiste à contre courant, mal avisé dans ses théories, et pour un politicien à la fois idéaliste et rebelle. En réalité, Gandhi n'était rien de tout cela, il s'est toujours défendu d'être un intellectuel de salon ou un théoricien d'université. Tout exercice intel­lectuel pur lui répugnait, qu'il s'agisse de théologie, de philosophie, de science politique ou économique et même sociale. A l'inverse, il avait à plein cette intelligence du cœur, subtile et pénétrante, faite d'intuition plus que de raison, de sensibilité et d'une sorte de clairvoyance. Ces facultés lui permettaient de comprendre, bien plus que d'analyser, l'enchaînement des causes et des conséquences, de s'assigner un but, immédiat ou lointain, et de découvrir les voies et moyens pour y parvenir. En dehors de ces lignes directrices de la vie de Gandhi, il ne peut être qu'il­lusoire de rechercher un système, un enseignement ou une vision du monde, sinon par l'extrême pointe spirituelle de son être. Les buts de Gandhi Gandhi ne connaissait que deux buts ultimes, encore étaient-ils si intimement liés qu'ils semblaient souvent n'en faire qu'un seul, et ces deux buts étaient la dignité de l'homme, et l'amour. Il ne nous a jamais donné de défi­nition de la dignité de l'homme, il ne nous a pas dit non plus s'il avait lu le Docteur Angélique sur cette matière, et bien d'autres, ce qui est possible car sa culture était grande, et même sa culture chrétienne. Mais il a parlé de la dignité du paysan de ses villages, trop écrasé de dettes et man­quant de travail, de la dignité de l'ouvrier d'usine dont les forces étaient devenues valeur marchande, de celle des Intouchables, excommuniés à vie et dans leur descendance, de celle de tous les Indiens réduits à l'état de sujétion par la domination britannique tout autant que par la misère que nous appelons maintenant sous-développement. Et cette dignité était pour lui raison d'amour, de lui à ses interlo­cuteurs d'abord, qu'il s'agisse de ses disciples ou de ses opposants, surtout britanniques, et ensuite entre ses inter­locuteurs, par-dessus et en dehors de sa personne. J'en donnerai quelques exemples forcément limités. 95:69 Gandhi et l'Angleterre Les relations entre Gandhi et le Royaume Uni furent orageuses tout au long de sa vie. La raison en était, à son sens, la décadence de l'Occident en général, et qu'il notait sévèrement en 1920. « Je *suis convaincu qu'aujourd'hui l'Europe ne représente pas l'esprit de Dieu ni le christianis­me, mais l'esprit de Satan. Et les succès de celui-ci sont d'autant plus grands qu'il se montre avec le nom de Dieu sur les lèvres ! L'Europe d'aujourd'hui n'est chrétienne que de nom, en réalité, elle a le culte de Mammon... Toutefois cette accusation n'est pas formulée contre les individus ou même contre les nations. Des milliers d'Européens sont in­dividuellement supérieurs à leur entourage. Je parle des tendances de l'Europe telles qu'elles se reflètent chez les chefs actuels... L'Angleterre cherche à exploiter les mines de pétrole de la Mésopotamie qu'elle est sur le point de quitter probablement parce qu'elle ne peut pas faire autre­ment. La France, par l'intermédiaire de ses chefs... manque honteusement à son devoir de puissance mandataire en cherchant à briser les Syriens... Le Président Wilson a jeté au panier ses fameux quatorze points...* » Gandhi concluait à la décolonisation, mais non pas celle de Moscou, de Washington, d'Évian ou du Colonial Office. Son jugement contenait au départ des circonstances atté­nuantes, mais de plus, il ne devait pas être sans appel ni sans recours. Il convient de rappeler ici un fait que nos amis Anglais oublient trop souvent, est-ce par pudeur ? L'idée et le mot même de *Commonwealth* sont de Gandhi. Il en for­mula la structure et forgea le mot publiquement pour la première fois pendant deux fins de semaine passées en invi­té de la célèbre Université d'Oxford, au cours de la Table Ronde de Londres en 1931. Les textes de l'époque valent d'être relus : « *Jusqu'à quel point sépareriez-vous l'Inde de l'Empire ? lui demande-t-on. -- De l'Empire, entièrement. De la nation britannique aucunement, puisque je désire que l'Inde s'a­méliore et non pas qu'elle soit diminuée. L'Empire doit dis­paraître et j'aimerais être un partenaire de la Grande-Bretagne à égalité, partager ses joies et ses chagrins, et être à égalité un partenaire des Dominions... Nous pouvons éta­blir une association entre l'Angleterre et l'Inde.* 96:69 *J'aspire à être un citoyen, non de l'Empire, mais d'un* COMMONWEALTH, *d'une association, si faire se peut ; et si Dieu le veut, d'une association indissoluble, mais non d'une association imposée à une nation par une autre... L'Angleterre et l'Inde devraient être unies par les liens de soie de l'amour !* » Ces liens qu'il envisageait avec tant de sérénité, n'é­taient bien entendu, par ceux du groupe Sterling à quoi ils se sont simplement limités, mais ceux d'une véritable solidarité humaine, non seulement matérielle mais aussi morale et sociale : la solidarité popularisée par l'image des deux marins bras dessus, bras dessous, qui traversent ainsi les bals comme les tempêtes. Mais en ce domaine, Gandhi s'est heurté à des forces qu'il avait sous-estimées, les forces de division que les Anglais avaient posées comme règle de gouvernement à usage externe. Mus par une sorte de prescience, ils avaient commencé, dès la révolte des Cipayes, à ségréguer délibérément Hindous et Musulmans, dans l'armée, les administra­tions et les écoles. Cette séparation des frères d'avec les frères commençait depuis longtemps à porter ses fruits lorsque Gandhi débarqua en Inde, retour d'Afrique du Sud pour se consacrer pleinement à son pays. Il sentit cette division immédiatement, alors qu'elle n'était pas encore perceptible pour la plus grande partie des intéressés eux-mêmes, et tout au long de sa vie, il est possible de discerner ce fond de sa pensée. La première manifestation publique de ce sentiment se situe en novembre 1919 à propos des conditions de paix offertes par l'Angleterre à la Turquie, et ce furent les jour­nées dites du Califat ; Hindous et Musulmans se montrè­rent totalement solidaires, non pas politiquement car la question en jeu n'intéressait à vrai dire ni les uns ni les autres, mais religieusement. Le dernier jeûne de 1948 fai­sait comme un pendant à ces journées, mais un pendant sinistre : les massacres avaient été nombreux à Karachi, Lahore et Calcutta, et la situation à peine améliorée à Delhi -- qui, notons-le en passant, signifie « le cœur » -- risquait encore d'exploser à nouveau. En cinq jours, Gan­dhi par son jeûne dont Indiens et Pakistanais se sentirent tous responsables, rendait possible la solution du litige le plus aigu qui, autrement, aurait débouché sur la guerre. 97:69 Cinq jours que Gandhi avait passés à convaincre les Hin­dous de leurs torts et à obtenir leur retour à la vraie justice. Ce jeûne à mort était en réalité un prélude, mais, lors­qu'il fut interrompu le 18 janvier 1948, personne ne pouvait penser que le 30 du même mois, la haine de certains Hin­dous reprendrait le dessus par cinq claquements secs de pistolet dans le jardin de Birla. Swarai et Sivadeshi Gandhi avait très certainement lu saint Paul, et savait qu'il y a état de sujétion et état de liberté, et la plupart de ses écrits sur cette question montrent sans ambiguïté que la sujétion nationale de l'Inde n'était autre chose que le reflet temporel d'un asservissement plus profond, -- spi­rituel. Mais Gandhi était trop imbibé des démarches intellectuelles de l'hindouisme pour s'écarter, dans son action, de cette lente montée de l'homme vers sa réalité profonde, montée de l'homme laissé seul avec lui-même sans l'aide d'un Dieu secourable. Aussi prit-il le parti, à la manière de nombreux Gourous, d'assigner aux Indiens un but immé­diat, le Swadeshi, un but second, le Swaraj, et après quel­ques étapes intermédiaires, un but ultime, la véritable libé­ration. Le Swadeshi n'est autre chose que l'autonomie économi­que. Le mot pourrait se traduire lapidairement par -- « le pays d'abord ». Mais Gandhi ne recherchait pas une indépendance qu'il savait au demeurant illusoire. Il partait en­core moins une condamnation définitive et absolue de l'in­dustrie. Il savait au contraire qu'une économie saine est nécessaire à une nation pour qu'elle soit saine elle-même. Il lui avait suffi de parcourir l'Inde pour connaître le chô­mage permanent du peuple, qui est encore de règle, puisque de nos jours encore, la population paysanne ne peut tra­vailler que quelque cent jours par an ; il savait de plus que l'industrie ne résoudrait pas ce problème qui est celui des plus pauvres, des plus affamés, pas plus qu'elle ne créerait la bonne mesure de la nourriture de tous. Il savait encore que l'industrie n'était pas ordonnée à l'homme, mais à des intérêts strictement privés. Le capitalisme libéral sévissait alors à plein, et de nos jours encore, j'ai visité certaines usines, de textiles en particulier, qui sont un véritable défi pour celui qui doit y travailler. 98:69 Il aurait pu peut-être prévoir aussi une situation qui s'est développée dans les dernières années, et qui est fort lourde de conséquences : inconnue en Inde lors de mon premier séjour, une industrie de luxe s'est développée rapi­dement, celle du conditionnement d'air. En faveur exclu­sive d'une infime minorité privilégiée, elle prépare une cou­pure de plus en plus profonde entre une oligarchie toute puissante abritée dans la fraîcheur et le peuple qui doit supporter le soleil tout au long de la journée. Les cadres et les élites sortent de moins en moins de cette délicieuse fraîcheur, et d'ici peu d'années, ils ne verront plus l'Inde que sur le papier, en dehors de toute réalité, et ceci prépare cela. Le réveil sera terrible, non seulement pour l'Inde, mais aussi pour le reste du monde, car le conditionnement d'air prépare les voies du communisme. Le Swadeshi était tout le contraire de cette matérialisa­tion progressive. Ne condamnons l'industrie que pour autant qu'elle asservit l'homme, travailleur ou client ou chômeur, mais surtout, mettons au travail toutes les mains disponi­bles, pour faire ce qu'elles peuvent, et surtout filer et tisser, plutôt que d'importer des étoffes pour le plus grand bénéfice de Manchester. Le raisonnement était fondé. Malheureuse­ment, il n'y eut aucune tentative comme celle dont bénéficie l'industrie pour bâtir, sur ce point de départ, une rentabilité économique solide. L'idée était bonne et le reste, j'en suis convaincu, non seulement pour l'Inde, mais pour tous ces pays, dits sous-développés, à la condition d'y mettre tout le savoir voulu. Mais pour Gandhi, le Swadeshi avait d'autres mérites, et tout d'abord celui d'occuper non seulement les mains mais encore l'esprit. Tout d'abord, cela devait limiter les effets nocifs de l'inactivité prolongée, extrêmement dange­reuse lorsque l'on propose à toute une population des motifs d'action proprement révolutionnaires. Ensuite, et c'était de beaucoup le plus important dans sa vision des choses, le travail manuel avait des vertus incomparables, que nous ne sommes pas fondés à lui dénier. Cer vertus sont essentiellement celles qui donnent au travail sa valeur rédemptrice la plus accessible. Nous savons à peine, nous les civilisés, tout au moins individuellement, comment notre tâche journalière, complexe et ardue, faite plus d'excitation que de paix, coopère au salut de l'huma­nité -- mais pour des gens non imbibés de pensée chrétienne pendant des générations, comme nous le sommes, cette com­préhension intime est presque impossible. 99:69 Il est donc im­portant de ne pas les soumettre sans préparation appropriée à l'ensemble des contraintes nerveuses et mentales que nous pouvons rencontrer dans l'activité fébrile des grands centres urbains et des bureaux où la rapidité prime de plus en plus tout autre considération. En réalité, en s'efforçant de promouvoir le travail ma­nuel, Gandhi n'avait pas seulement le souci des pauvres et, de manière plus lointaine, celui de la seule lutte contre Londres, il se montrait en outre fin psychologue, fin con­naisseur des ressorts cachés de l'homme. Le Stvaraf Le Swaraj pourrait se traduire par « Indian Rule », et ceci par simple opposition au fameux « Home Rule » vic­torien. Gandhi, en cette matière, n'ouvrait pas la voie, contrai­rement à ce que l'on pourrait penser, aux rebelles devenus par la suite chefs de gouvernement. Il aurait été scandalisé au plus profond de lui-même par la formule devenue célè­bre depuis : « L'indépendance ne s'obtient pas, elle s'arra­che. » Il a, au contraire, répété à longueur d'article, ce qui pourrait en être le contraire : « L'indépendance se mérite. » L'état de sujétion politique n'était rien d'autre que le signe en même temps que la conséquence des défaillances du peuple envers sa morale sociale, et du manque de courage des individus vis-à-vis d'eux-mêmes et de leurs semblables. L'œuvre écrite de Gandhi est considérable ; et parmi ses écrits sur le Swaraj, il parle assez rarement de l'Angleterre et de ses fautes. En outre, lorsqu'il le fait, ce n'est pas d'une manière générale, mais bien au contraire sur des points précis et limités. Par contre, il revient sans cesse sur l'état de léthargie de l'Inde, non pas pour la dresser contre d'autres, fussent-ils Anglais, mais pour proclamer par exemple que l'Intouchabilité est à la racine de l'em­prise britannique, de même que l'inactivité ou les bassesses à la recherche d'une sinécure. A l'inverse, il entendait dé­montrer que l'ouverture des temples et des meurs, que le travail, la renonciation à soi-même dans la lutte politique ou les autres activités ouvriraient plus sûrement la voie à l'indépendance que toute autre méthode. 100:69 Et il fut même sur le point de cesser sa lutte personnelle lorsque des déchaînements de violence déferlèrent sur l'Inde, et que, dans quelques crises de découragement, il crut très passagère­ment ne pas pouvoir arrêter. Très vite d'ailleurs, il se reprenait et se fustigeait pour sa faiblesse, et fustigeait ses compatriotes pour leurs excès. Il se sentait pleinement responsable de tous ses frères, indi­viduellement et collectivement, et de plus des fautes com­mises par les Anglais même. C'est véritablement pour cette raison qu'à l'inverse des stratèges dont nous avons l'habitude, il ne s'entourait d'au­cun secret. Ses pensées les plus intimes étaient journelle­ment étalées dans *Young India,* son journal, et les Anglais pouvaient en prendre connaissance régulièrement. Ils ne manquaient pas de le faire d'ailleurs, mais cela ne leur servit à rien : ils ne purent, en fait, jamais déchiffrer ce langage qui était trop clair, trop limpide pour une adminis­tration occidentale ! De plus, ils se trouvaient toujours pris au dépourvu, dans l'affaire de l'indigo de Champaran comme dans la marche du sel, ou dans les différents épisodes de la désobéissance civile. Les contre-mesures s'avéraient fort malencontreuses, et jamais Gandhi ne fut si puissant et si encombrant pour les Anglais que lorsqu'il était en geôle, seul ou avec d'autres. Le grand œuvre de Gandhi fut, beaucoup plus que l'in­dépendance, sa lutte totale contre l'intouchabilité. Harijan L'intouchabilité était, depuis des temps immémoriaux, une excommunication sociale s'étendant à toute la descen­dance et les Pariahs étaient véritablement les plus mal­heureux et les plus pauvres des hommes. Économiquement d'abord, cela va de soi, mais affectivement plus encore. Non seulement ils n'étaient pas aimés, mais ils n'étaient même pas haïs. Ils étaient méprisés, dédaignés, considérés comme sous-humains, et la forte emprise de l'hindouisme les avait même convaincus de la justesse de leur état, de la faute irrémédiable que constituerait leur rébellion. Ils en étaient arrivés à considérer leur fange physique et morale comme leur bien propre si l'on ose associer ces mots. 101:69 Gandhi les appela Harijan, c'est-à-dire « fils de Dieu », ou même, plus exactement, « héritiers de Dieu ». Et de ce mot il fit le titre d'un journal auquel il réserva les meil­leurs de ses articles. Dire que Gandhi lutta contre l'Intouchabilité est inexact : il ne lutta pas contre une abstraction, mais pour des hommes qui étaient alors quelque 70 millions ; cette lutte prit évidemment un caractère national, mais lui-même leur manifesta un amour humain profond. Non pas à une communauté inaccessible par son ampleur même, mais à tous ceux qu'il rencontrait au hasard de ses pérégrinations comme à ceux qui vivaient dans son entourage immédiat. Dès l'Afrique du Sud, il vidait lui-même et faisait vider par les siens les vases de nuit de la ferme de Phénix, tâche dégradante entre toutes pour un Hindou, même à ses propres yeux, car c'est une tâche normalement dévolue aux Intou­chables. De même, il accueillit un Intouchable à demeure, et ceci lui valut les pires démêlés avec son entourage, et sa femme même. Sa lutte nationale n'était ainsi que la conti­nuation de sa lutte domestique qui se poursuivit de très nombreuses années encore. Louis Fischer montre excellemment dans sa biographie de Gandhi que celui-ci, homme de caste, était souillé par les Intouchables qui vivaient chez lui ou bien qu'il fré­quentait, mais que les Hindous devaient oublier cette souillure même, dans leurs rapports avec le Mahatma. Gandhi, en quelque sorte, exorcisait l'Inde de son péché social majeur, et ceci par son seul exemple. Il le faisait contre l'opinion de la majorité, c'est-à-dire exactement à l'inverse d'un démagogue conscient. Quel a été, à long terme, le résultat de cette action ? Tout d'abord, sur le plan légal, Nehru, le brahmine d'Ox­ford, s'est trouvé contraint de faire adopter la loi de sup­pression des castes, malgré son sens aigu de la distinction entre aristocrates et hommes du commun. Cette loi est loin d'être appliquée intégralement, et l'on petit observer en Inde qu'elle l'est de moins en moins lorsque l'on s'éloigne des centres urbains et industriels. Il est de règle qu'une loi sociale ne passe dans les faits que lorsqu'elle passe dans les mœurs, et non pas à la gazette officielle. Il n'en reste pas moins, hors des centres, que l'Hindou se sent mauvaise conscience lorsqu'il voit l'Intouchable boire au puits pol­lué, et lorsqu'il le rencontre dans un temple, s'il s'en écarte, mais il n'ose plus le chasser comme un « Anglais ou un chien », selon la règle en vigueur encore dans les années 30. 102:69 Mon ami Parshotan, un Kshattriya de haute caste, a épousé une fille Vaisha, fort sympathique d'ailleurs, et cela ne lui a valu qu'une brouille familiale de quelques mois. Et je rencontre souvent chez lui d'autres amis, brahmines et kshattriya, qui ne songent plus le moins du monde à s'offusquer. Avant guerre, Parshotan aurait, par ce mariage, chu dans les bas-fonds, et en même temps dans les pires slums de l'Intouchabilité. Le rebelle Rebelle il était, jusqu'au bout des ongles, mais non pas contre un pouvoir temporel, non pas contre la puissance impériale, encore moins contre les oppresseurs d'argent. Il était en état de rébellion contre les vices sociaux, contre le péché social qui avait miné l'Inde jusqu'à ce qu'elle ne soit même plus le reflet d'elle-même. Il n'était pas rebelle par opinion ou par passion, mais parce qu'il était scandalisé, et qu'il savait pourquoi et com­ment. L'un des traits fondamentaux de Gandhi est son apti­tude à la méditation intellectuelle et visuelle. C'était un très grand observateur, et un homme attentif. Quel que soit son auditoire et son importance, il savait reconnaître et iden­tifier celui qui, inconnu, viendrait après l'entretenir en par­ticulier. De même, au plus fort de ses soucis, il n'oubliait point le chagrin ou le problème qui lui avait été posé, même par un presque inconnu. De cette qualité intellectuelle rela­tivement rare, il avait su faire une qualité de cœur qui lui permettait de toucher son interlocuteur au vif et, très sou­vent, de lui faire saisir une réalité de la vie plus profonde, plus spirituelle. Mais de plus, pendant ses heures et ses jours de silence, il reprenait en toute quiétude les grands problèmes, comme les plus petits détails, les analysait avec une rigueur farou­che, et se formait une science humaine, incomparable en notre temps, de laquelle il refoulait tout ce qui aurait pu ressembler à un penchant personnel ou encore à une pensée d'école. Sa pensée était dépourvue de tout schéma trop clas­sique et vermoulu par les années, elle était dépouillée de toute formule apprise autrement que par le contact des hommes qu'il aimait. 103:69 Cette puissance intellectuelle hors de pair ne le rendait pas inaccessible à la discussion, bien au contraire, et il n'hésitait pas à s'avouer battu si on lui montrait une erreur de raisonnement, mais c'était bien rare. Ceux qui se sont mesurés à lui sans préparation suffisante en ont retiré des impressions fortes. Le Docteur Thompson qu'il rencontra au cours de la Table Ronde de 1931 dit de lui à ce sujet : « Une fois ou deux, me mettant à la place des gens qui avaient à faire face à ce calme, et à cette imperturbabilité invincibles, j'ai cru comprendre pourquoi les Athéniens ont fait boire la ciguë au philosophe martyr : comme Socrate, il a un démon en lui, et quand ce démon parle, rien ne peut l'ébranler, ni les arguments, ni le danger. » Smuts d'abord, puis des Churchill, Simon ou Willing­don, d'autres encore, se brisèrent contre cette sûreté de soi dans la rigueur de la logique et du raisonnement ; ce ne furent que des hommes de cœur, peut-être malgré quelques apparences contraires, comme Smuts ou Mountbatten, qui réussirent à percer les secrets de sa pensée, et ceci d'ailleurs pour en suivre en fin de compte les conclusions. En ce domaine de la pensée, Gandhi donne à tous les hommes d'action de notre temps une grande leçon, qui res­tera longtemps valable -- N'accepter aucune idée toute faite, aucune théorie d'école, surtout si elle relève d'un subjecti­visme ou d'un expérimentalisme, mais regarder vivre les hommes et les choses, dans le dépouillement de soi pour retrouver les valeurs éternelles. C'est dans cette vision du monde qu'il mit au point la Non-Violence, méthode de lutte non point tant contre les Anglais que contre les Indiens eux-mêmes et leurs faibles­ses, et d'abord contre lui-même et ses passions. Il vécut en état de rébellion permanente contre la violence, contre le fait et contre ses conséquences, sans probablement se rendre compte qu'il amorçait ainsi un tournant dans l'histoire du monde. Car il fut en vérité l'initiateur du mouvement con­temporain dit de « décolonisation », mais en ceci, ni les ex-colonisés, ni les ex-colonisateurs ne le suivirent, car les uns comme les autres ne virent dans l'état du monde, entre les deux guerres mondiales, que des rapports de forces à modifier. Ils ne s'attachaient en somme qu'aux seules conséquences apparentes, et non pas aux raisons profondes du système colonial, et de là viennent la plupart de nos misè­res présentes. \*\*\* 104:69 Je parlerai plus longuement de la Non-Violence une autre fois et d'une manière plus générale ; je me limiterai cette fois à Gandhi lui-même. La Non-Violence était pour lui l'antidote de l'état de sujétion. Gandhi se sentit respon­sable personnellement des causes profondes de la soumis­sion dont les Indiens faisaient montre, et qu'il considérait comme vile, ayant sa source dans la dégénérescence du système social hindou. Par extension, il se sentit coupable des violences com­mises dans la lutte de libération, qu'elles le soient contre les Anglais ou bien encore contre les Musulmans. Ce senti­ment de culpabilité lui donnait une sorte d'effroi devant Dieu, devant une tâche qui était une gageure, et qu'il re­doutait de ne pas accomplir en perfection. Et tout au long de sa vie, il travailla à deux niveaux : Tout d'abord sur lui-même, en forme de pénitence ou plus exactement, car il ne connaissait guère ce mot, par des souffrances libre­ment consenties et qui étaient pur sacrifice de soi. Sa vie était offerte continûment, que ce soit dans les jeûnes ou dans les prisons, ou bien dans les marches épuisantes sous le soleil tropical. Il était toute disponibilité, pour ses adver­saires quand ils le voulurent, pour ses compagnons de lutte, et pour tous les humbles qui voulaient apprendre quelque chose de lui, qu'ils fussent intouchables, brahmines, améri­cains ou anglais. Il connaissait bien la valeur de la souffrance, non pas peut-être dans le sens rédempteur que nous lui donnons chrétiennement, mais à tout le moins en tant que purifica­tion en vue de la disponibilité aux autres, qui étaient avant tout les pauvres, les opprimés et les victimes d'une méca­nique sociale devenue aberrante. La souffrance, il la cher­cha le plus souvent dans le jeûne, dont les motifs étaient en général politiques. Mais il convient de remarquer que, dans presque tous les cas, ces jeûnes qui firent trembler l'Angleterre, ne résultaient pas d'un processus intellectuel ou d'un souci de manœuvre tactique dans la lutte engagée. Gandhi explique lui-même qu'il en ressentit la nécessité d'une manière extérieure, comme si elle lui était imposée par une volonté, ou une pensée, supérieure à la sienne. A ces occasions encore, il était toute disponibilité à ce que nous appelons Providence, mais que lui ne cherchait pas expliciter de façon formelle. \*\*\* 105:69 Cette attitude intime devait rayonner, en premier lieu par le sacrifice de soi que Gandhi faisait aux yeux de tous, mais sans ostentation aucune, et ensuite par ce que l'on pourrait appeler son enseignement, quoique le mot soit un peu trop précis en ce qui le concerne. Gandhi se serait dé­fendu d'enseigner, mais il pensait tout haut, tant en parole que dans ses écrits, dans les nombreuses réunions dont il était naturellement le sommet, que dans les nombreux arti­cles qu'il donna à la presse et dont on se demande, entre parenthèses, quand et comment il pouvait trouver la paix et le temps voulus pour les composer, tant étaient nom­breuses ses occupations. Ce qu'il donna aux Indiens, c'est le Satyagraha, la non-violence en actes. Satyagraha signifie « force de la vérité », ou bien « force de l'amour », car en sanscrit les deux mots sont à très peu près synonymes. Il réussit à les entraîner dans de nombreux « hartal », démonstrations de force, où l'esprit domine les passions et les intérêts, où pour regagner leur dignité, de très nombreux Indiens trouvèrent la mort ou la souffrance dans une joyeuse acceptation. Mais Gandhi eût voulu que la non-violence durât bien au-delà de lui-même, et qu'elle devint un mode de vie personnel, social et politique dans son pays rénové. Il en est allé, hélas, tout autrement, et dans son pays même, la non-violence vraie est sous le boisseau, limitée à un tout petit nombre dont certains se sont, à mon grand regret, enfermés dans une sorte de refus du monde, ce qui n'était pas dans la manière de Gandhi qui ne renia jamais le monde, mais voulut sim­plement le remodeler sur d'autres bases. Ce refus du monde devait d'ailleurs tuer Gandhi par deux fois. La première fois fut physique, lorsqu'un Hindou orthodoxe pensa bon de l'assassiner plutôt que de repenser une forme religieuse pétrifiée pour le malheur des hommes qui vivaient sous son joug. La deuxième fois se situe dans le reniement de Nehru et de tous les politiciens dont l'ori­gine se situe dans le Congrès des temps héroïques de la lutte pour l'indépendance. La cause profonde en est fort simple. 106:69 Aucun de ces hommes n'a atteint le maître, et, plutôt que de suivre ses leçons et son exemple, ils se sont enfermés dans des abstractions. Nehru l'incroyant a cru et croit en­core au socialisme d'État ; Valiabhaï Patel, pour une notion irréelle de la patrie, a manqué à son rôle de rassembleur d'hommes, et a créé de ce fait la question maintenant inso­luble du Cachemire ; Jaï Prakash Naraïn est socialiste idéaliste, dans l'opposition bien sûr, et Krishna Menon croit dur comme fer aux vertus du communisme, et croit tout autant qu'il est assez malin pour ne pas avoir à souffrir de ses crimes. De Gandhi, ils ont fait, avec majuscules, le Père de la Patrie, après avoir incinéré son corps et brûlé son enseignement qu'ils avaient adoré et qui les avait faits. Gandhi était trop grand pour eux. Nous entendons souvent leurs prétentions à la morale universelle, et nous ne tarderons pas à voir leurs pleurs pour la justice perdue dans les neiges de l'Himalaya, mais j'imagine de préférence les anathèmes tonnés par Gandhi, s'il était encore de notre monde actuel. \*\*\* On ne rencontre pas des êtres de toute race et de toute croyance pendant des années sans se poser le problème du salut des païens. Sans vouloir entrer dans une question théologique épineuse, je remarquerai que les Samaritains ne se situaient pas d'une manière différente par rapport à Israël de ce que sont les Hindous par exemple, à côté de l'Église. Et commettrions-nous une erreur différente de ceux qui se croyaient le seul peuple élu si nous pensions qu'à défaut d'être chrétien, l'homme est voué à la damna­tion ? J'ai pu constater dans ces pays que les conséquences du péché sont souvent moins cachées, surtout lorsqu'il s'agit des fautes des élites qui sont à la fois les élèves et les imitateurs de l'Occident. A l'inverse, il est facile de trouver dans le peuple des vertus simples certes, mais efficaces, dont la source est fréquemment dans la pauvreté et le dépouillement des « sous-développés ». Nous pouvons con­sidérer ces peuples comme infantiles, ce qui est peut-être vrai sous certains aspects, mais il faut savoir que certains d'entre eux ont les vertus de l'enfance. 107:69 Gandhi avait une grande naïveté, comment aurait-il pu, autrement, penser mettre en mouvement des millions d'hommes sans titre, sans pouvoir, et rencontrer presque d'égal à égal le Trône de Victoria, des rois et des princes, le pape lui-même, et Mussolini, en étant avocat sans cabinet et sans clientèle ? Mais sa naïveté n'était pas ignorance, elle s'était au contraire forgée dans la méditation et la prière, tout autant que dans l'amour des plus pauvres d'entre les pauvres, les intouchables, les fils de Dieu. Cet amour qui ne s'est pas démenti est à mon sens la vraie pierre de touche, mais elle est loin d'être la seule. Il était toute soumission à cette petite voix qui venait d'en haut, et son cri lorsqu'il fut abattu, le même que lors­qu'il fut assailli par des blancs et sévèrement battu quelque cinquante ans plus tôt, « Hey Rama », « Oh, mon Dieu », n'était-ce pas un cri d'abandon et d'amour ? Dix jours avant sa mort, une première tentative d'assassinat avait été faite, et Gandhi, parlant de son agresseur, demanda simple­ment au superintendant de police « de ne pas le molester mais d'essayer de le convertir à des idées justes et à des actions droites ». Il avait pardonné car, parlant des orga­nisateurs, il désira du bien à tous. Et pourtant, il n'était pas chrétien, il ne semble même pas qu'il en ait eu le désir. Il était trop imbibé de l'ensei­gnement et des traditions de l'hindouisme pour sortir de ces formes d'autant que, dans cette vision précise, toutes les religions sont équivalentes. Néanmoins, la fréquentation des Évangiles et des chrétiens l'avait troublé, et il prit, assez souvent, le Christ pour modèle. Suffisamment pour que des Brahmines orthodoxes lui demandent publiquement une profession de foi hindoue, à laquelle il répondit tou­jours, un peu, d'ailleurs, en jouant sur les mots car il butait sur la caste. Par contre, on dit souvent que Gandhi ne vou­lut pas se faire chrétien car, selon lui, il n'aurait jamais rencontré personne vivant chrétiennement plus de vingt-quatre heures. Cela me semble peu dans sa manière, lui qui connaissait tant les faiblesses de l'homme. Une autre expli­cation me semble plus plausible : En premier lieu, le Christianisme ne s'est pas implanté de façon suffisante en Inde pour y faire figure de religion non-étrangère. Ensuite, en Inde où le Christianisme est pour moitié protestant, l'Église de Rome n'est, pour les païens, qu'une secte parmi les autres et la multiplicité des bannières est un scandale pour eux. Gandhi buta lui-même sur cette division. 108:69 Il mourut sans autre titre que celui de Mahatma, « Grande Ame », que lui donna son ami Tagore avec une ferveur lyrique. Il mourut sans autre titre, sans domicile, profession ou fonction, sans héritage non plus. Et pourtant, le Saint Père, les Présidents Auriol et Truman, le Grand Rabbin de Londres et l'Archevêque de Cantorbéry, le Dalai Lama et bien d'autres encore, à la seule exception des auto­rités soviétiques, firent savoir leur peine au monde entier. Michel TISSOT. 109:69 ### Épiphanie et Vie cachée L'ANNÉE LITURGIQUE, resserre, pour nous instruire, l'his­toire de notre salut ; elle rapporte et célèbre longuement les événements essentiels comme Noël et Pâques ; elle réduit ce qui dans la vie de Notre-Seigneur nous est caché ; elle rassemble des faits qui furent éloignés dans le temps. C'est le cas de la fête de l'Épiphanie où sont célébrées l'adoration de l'Enfant Jésus par les rois Mages, le baptême de Notre-Seigneur et le premier miracle qu'il fit devant les disciples. Ce sont là les premières manifestations publiques de notre Sauveur dans son Enfance puis au com­mencement de son apostolat. « *Lève-toi Jérusalem et resplendis, car ta lumière est venue et la gloire du Seigneur s'est levée sur toi,* avait dit Isaïe... *Les ténèbres couvrent la terre et les peuples sont dans l'obscurité.* » 110:69 On ne peut se dissimuler que cette situation se renou­velle de nos jours. L'homme, les peuples, ont besoin de Dieu ; s'ils ne le connaissent pas, Dieu leur manque. Leur inquiétude et leur insatisfaction vient de là. En ce moment les peuples les plus heureux de la terre en sont les plus grands plaignants. Peut-être iraient-ils vers la lumière de Jérusalem, mais Satan les détourne vers des feux follets, comme la liberté absolue de faire tout ce qu'ils veulent, et les jouissances matérielles. Cette fausse et impossible liberté ne peut ame­ner que des déboires, des misères et des vices. Les jouis­sances matérielles se tuent elles-mêmes par l'assouvisse­ment et les hommes en demandent toujours de nouvelles qui ne les satisfont pas davantage. Heureux Rois Mages qui avez suivi l'étoile ! Vous commenciez cette longue proces­sion des peuples en marche vers l'éternité qui résume l'his­toire du monde. La grâce est toujours offerte et de nos jours, alors que tant de chrétiens tournent la tête vers les feux follets de Satan, il est toujours des hommes et des païens à qui elle fait distinguer la vraie lumière. Des peuples nombreux en Afrique, en Asie, se convertissent au seul et vrai Dieu au moment même où les nations anciennement chrétiennes qui ont pourtant d'innombrables protecteurs au ciel, aban­donnent avec légèreté ce qui a fait leur humaine grandeur même, ce qui a ouvert leur intelligence aux vraies sources du droit et aux bonnes méthodes de la connaissance scien­tifique : car la science a été donnée aux peuples chrétiens afin que la foi pût gagner les extrémités du monde. La tradition populaire nous fait chanter que : « *Mel­chior et Balthazar sont venus d'Afrique, sont venus d'Afri­que, avec le roi Gaspard !* » Aujourd'hui l'Église possède un cardinal africain dans des territoires que les atlas de notre enfance marquaient comme *terra incognita.* L'histoi­re réelle, humaine, historique de la Révélation renferme en elle et préfigure l'histoire de toute la suite des temps. 111:69 Aussi l'Église, renversant l'ordre historique dans la lumière d'éternité qui est celle de l'intelligence divine nous fait chanter dans l'antienne du *Benedictus* de la fête : « *Aujourd'hui l'Église est unie à son céleste époux, car le Christ en a lavé les fautes dans le Jourdain ; les Mages courent avec des présents à ces noces royales, et de l'eau changée en vin les convives se réjouissent.* » Aujourd'hui même les évêques d'Afrique, d'Asie, d'Océanie, accourent avec des présents aux noces de l'Agneau. Ces présents sont les âmes nouvellement bapti­sées de leurs récents diocèses ; et le miracle de Cana annon­çait le Précieux Sang qui continuera jusqu'à la fin des temps à se séparer du corps de notre Victime. CEPENDANT pour un mois nous vivons le temps de Noël. Le trésor du monde menait une petite vie menue, obscure, et cachée dont la grandeur n'était saisie, dans une grâce spéciale, que par ses parents, les pau­vres bergers de Bethléem, et trois roitelets de quelques cantons ignorés. Et puis Il grandit toujours inconnu d'un monde pourchassant les biens terrestres. Pendant même son triomphal voyage en Galilée les gens disaient : « N'est-ce pas là le fils de l'ouvrier ? » Or ces trente années de vie cachée sont le modèle de l'immense majorité des hommes qui seront oubliés au len­demain de leur mort, sinon par l'Église qui continue de prier pour eux. Un oubli immense, une impossibilité de s'en souvenir recouvre les générations passées. Les vivants qui veulent briller dans le monde, se faire un nom connu des hommes, poursuivent une chimère. Au prix de leur paix (et souvent de leur honneur), ils n'en auront généra­lement que l'odeur. Sans doute il y a des vocations pour les œuvres à faire et qu'il est du devoir de poursuivre. La réus­site dépend de Dieu. 112:69 La non réussite peut être une prédilection de Dieu pour qui ne réussit pas, et un châtiment pour la société qui a repoussé la pensée juste et salvatrice. Cela est arrivé à nombre de grands hommes. C'est exacte­ment ce qui s'est passé pour Jésus-Christ. Le curé d'Ars disait : « Notre-Seigneur n'a eu qu'un procès dans sa vie et il l'a perdu. » Des centaines de milliers de chrétiens l'ont suivi jus­qu'au martyre ; personne des vivants ne sait s'il mourra durement ou paisiblement. Mais il est certain que c'est dans l'imitation de la vie obscure et cachée de Notre-Seigneur qu'il apprendra le mieux à mourir. Car lorsque l'ambition est réduite à faire son devoir d'état le mieux possible tel que Dieu le présente, la paix du Seigneur s'installe dans l'âme et lui laisse le loisir de contempler l'action perma­nente de l'amour de Dieu pour les hommes. Jésus vécut donc enfant et puis jeune homme entre son père et sa Mère. Et, dit l'Évangile « il leur était soumis ». S. Joseph d'après l'opinion générale mourut probablement lorsque Notre-Seigneur fut en âge de gagner sa vie, car dès que Jésus fut montré au monde, il n'est plus fait mention de son père adoptif. Ce juste incomparable n'était plus utile à la Sainte Famille et revêtit alors l'éminente dignité qu'il garde dans la patrie céleste. Jésus dès lors vécut avec sa Mère qu'il nourrissait de son travail. Et voilà ce que tout homme peut faire : accom­plir son devoir d'état à l'imitation de Jésus et dans la com­pagnie de Marie. Ce n'est pas sans cause ni raison que telle fut la société de Jésus. Jésus instruisait sa Mère pour qu'elle pût accomplir le rôle immense qui fut le sien à partir de la Résurrection, et qui commença certainement dès lors. Ma­rie n'était qu'une créature. Et l'humilité d'une créature aussi parfaite nous force à baisser le nez, nous qui sommes si pleins de misères, et si peu portés à cette vertu. 113:69 Après le recouvrement au Temple Marie s'écria : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois, ton père et moi, fort en peine, nous te cherchions. » Et Jésus leur dit : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que je dois être dans les affaires de mon Père ? » Et, ajoute S. Luc « *Ils ne comprirent pas la parole qui leur avait été dite.* » S. Luc ne peut l'avoir su que de la Très Sainte Vier­ge. Ce témoignage authentique de Marie est un aveu d'igno­rance ! Quel exemple pour tant d'hommes qui se croient savants. L'escapade du Verbe éternel avait pour fin d'éveiller l'esprit de ses parents à sa mission, de leur faire soupçon­ner d'où viendraient les contradictions prédites par le vieil­lard Siméon, et quelles personnes tiendraient ce glaive de­vant transpercer le cœur de Marie. Jésus rendait en même temps parfaite sa propre connaissance expérimentale de ces fameux docteurs « *filtrant la mouche et avalant le cha­meau* ». Il devait plus tard les maudire. Jésus passa donc sa vie cachée à instruire Marie pour qu'elle nous serve davantage. Et son instruction porta d'abord sur le mystère de la Sainte Trinité, qui est le mys­tère essentiel de notre foi. Marie savait que le Saint-Esprit avait créé en elle le fruit de vie ; elle y avait réfléchi, se souvenant que David avait prié Dieu « qu'il ne lui retire pas son Esprit Saint ». Elle avait retenu la liste des dons inspirés à Isaïe ; Jésus lui enseigna le complément néces­saire à la vraie foi, car il n'est qu'implicitement contenu dans l'Ancien Testament. Il y ajouta certainement ce qui concernait sa propre Personne et son rôle. Marie comprit alors les prophéties d'Isaïe sur le Serviteur souffrant et celle du vieillard Siméon. Elle comprit son rôle aussi et à quelles réalités s'appliquait sa propre prophétie : « *Toutes les gé­nérations m'appelleront bienheureuse*. » Car la juvénile ardeur qui la faisait voler dans la montagne pour conter à sa cousine Élisabeth comment le Messie allait naître, ne lui laissait pas voir comment il allait mourir. 114:69 Elle se connut médiatrice des grâces et coopératrice de Jésus pour amener les hommes au salut. Son rôle alors semblait bien modeste auprès du Sauveur ; elle faisait cui­re son pain, préparait la soupe, et soignait les habits de son Fils. Mais elle allait aussi à la fontaine et en rapportait les nouvelles : Simon fils de Tholmaï est bien malade ; ses sept enfants sont dans un grand besoin. Simon, fils de Pier­re, revenait rapidement à la santé. « Le fils unique de tel et tel est à la mort. » Le fils guérissait. « Un tel tourne mal ; il va chez les gentils et manque à la synagogue. » Et au sabbat suivant on voyait cet homme pleurer ses péchés der­rière une colonne. L'assurance de Marie aux noces de Cana et sa manière d'agir viennent de cette intimité de trente ans entre la Mère et le Fils, et de cette action commune pour le bien : « *Ils n'ont plus de vin*. » Maintes fois elle avait tenu des propos analogues et elle avait vu agir son Fils. Aussi dit-elle : « *Faites tout ce qu'il vous dira.* » Mais cette fois elle jetait son Fils dans la vie publique par le premier miracle qui pût lui être personnellement attribué. AINSI LA VIT CACHÉE de Jésus est-elle liée à celle de sa Mère, matériellement et spirituellement, en corps et en âme. Marie fut pour Jésus la consolation d'amour que nous refusons si souvent à notre Sauveur. Jésus savait « ce qu'il y a dans le cœur de l'homme ». Il souffrait énormément de l'odeur du péché qu'il retrouvait aussitôt sorti de sa maison. Il lisait sur les visages les mauvais sentiments, les vices, et la haine contre lui-même, car il était « le signe de contradiction » et il l'est toujours. Aussitôt rentré, Marie était sa consolation. Le chef-d'œuvre de la nature et de la grâce était là présent : une créature, mais parfaitement fidèle et aimante. L'ange qui consola Jésus dans son Agonie n'eut qu'à chanter : *O crux pretiosa* et *Tota pulchra es Maria.* 115:69 Jésus laissait sur la terre un foyer d'amour parfait dont la vocation dès sa conception était d'être l'Arche d'Alliance et la médiatrice entre Dieu et les hommes. NOUS CONTINUONS À CONSOLER Jésus en honorant sa Mère bien-aimée. Nous ne saurions imiter Notre-Seigneur dans notre vie besogneuse sans que sa Mère y tienne une place analogue à celle qu'elle tint dans la sienne. Les rôles sont changés car Jésus était Dieu et instruisait sa Mère. Mais Dieu est amour : il nourrissait sa Mère d'amour, et sa Mère l'enivrait d'amour. Marie couvre d'amour les membres de Jésus-Christ ; lui en rendre, c'est reprendre le rôle de son Fils ; prévenante envers nous, Marie voit en Dieu ce qui nous manque et l'obtient par sa prière. Elle nous dit : « Tu n'as pas de vin » et ajoute : « Fais tout ce qu'il te dira ». D. MINIMUS. 116:69 ## DIALOGUE ### Christianisme et Islam *Lettre de Paul Sérant* Voici la lettre que Paul Sérant adresse au directeur d' « Itinéraires ». Elle fait suite au débat qu'il avait en­gagé à propos d'un article de Joseph Hours. Ce premier article de Joseph Hours : « La conscience chrétienne devant l'Islam » a paru dans notre numéro 60 (tiré à part en vente à nos bureaux, 1 NF franco). Paul Sérant a critiqué cet article de Joseph Hours dans la revue « Défense de l'Occident », numéro de mars-avril 1962. Joseph Hours a répondu dans notre numéro 65 : « Précisions sur la conscience chrétienne devant l'Islam ». La lettre ci-dessous de Paul Sérant est suivie des com­mentaires qu'elle a suggérés à Joseph Hours. > Mon cher Madiran, J'ai lu avec beaucoup d'intérêt l'article que M. Joseph Hours a bien voulu consacrer à mon commentaire de son étude : « La conscience chrétienne devant l'Islam ». Sans vouloir prolonger abusivement la discussion sur cette question, je ne crois pas inutile de préciser ma pensée sur quelques points importants. M. Joseph Hours a eu l'impression que je lui reprochais de mener « le bon combat colonialiste ». Me suis-je si mal expliqué ? J'ai rap­pelé qu'au début du siècle, de nombreux chrétiens pensaient que la dif­fusion de la culture occidentale entraînerait, en dépit du laïcisme, un développement de la propagation de la Foi. Je ne pense pas avoir manqué de respect envers la mémoire du Père de Foucauld en disant que telle fût son espérance. Les plus grands hommes, les plus grands saints, ne sont pas à l'abri de l'erreur. Quand Jeanne d'Arc comparut devant ses juges, elle pensait certainement que ceux-ci comprendraient les explications qu'elle allait leur donner. Elle s'est trompée sur ce point. Elle n'en est pas moins la Sainte de la Patrie. Quand j'écrivais : « Dans l'esprit du Père de Foucauld, christia­nisme et culture occidentale ne faisaient qu'un » je ne voulais pas dire par là que le Père de Foucauld considérai, la culture occidentale comme la seule culture chrétienne possible. Je voulais dire seulement qu'il voyait, dans l'extension de la culture occidentale, l'événement qui entraînerait, tôt ou tard, la conversion des infidèles au christianisme. 117:69 Le texte du Père que citait M. Hours, et que j'ai relevé dans son étude, permet de bien comprendre sa pensée sur ce point. Le père de Foucauld écrit notamment : « Faute de connaissance historique et de culture intellectuelle, elle (la population musulmane nord-africaine) ne peut reconnaître ni la fausseté de sa religion, ni la vérité de la nôtre ». Certes, le Père ne dit pas que l'accès des musulmans à notre culture suffira à permettre leur conversion au christianisme. Il précise plus loin que le changement de religion sera possible « si les chrétiens répandus au milieu des musulmans font leur devoir », et que dans tous les cas, le changement ne sera pas « l'œuvre d'un jour ». Mais ce que le Père n'a peut-être pas vu, c'est que la culture occiden­tale, ou, si vous préférez, certains aspects de cette culture, pouvaient avoir des conséquences désastreuses, aussi bien dans les pays chrétiens que dans les pays non-chrétiens. C'est que le développement de « la connaissance historique » et de « la culture intellectuelle » -- ou, si vous préférez, d'une connaissance pseudo-historique, d'une culture pseudo-intellectuelle -- allaient avoir des conséquences néfastes pour l'esprit religieux en général, et pour l'esprit chrétien en particulier. Je pense, mon cher Madiran, que si on avait pu décrire au Père de Foucauld ce que serait l'état du monde catholique français au début de la seconde moitié du vingtième siècle il aurait refusé d'y croire. Je pense que le Père n'aurait même pas pu imaginer le désordre intellec­tuel et moral du monde catholique français que nous constatons tous les jours, et que vous combattez avec un courage auquel je rends hom­mage. Voilà ce que je voulais dire. Et peut-être pourriez-vous me ré­pondre que le désordre en question n'est pas exactement la conséquence d'un développement de la culture. Pourtant, si tant de catholiques déraisonnent au point de n'accorder pratiquement aucune espèce d'im­portance aux enseignements pontificaux, c'est bien parce qu'ils ont un peu trop fréquenté certains penseurs, certains philosophes contempo­rains. Ces « intellectuels catholiques » auxquels vous vous efforcez de faire comprendre certaines évidences, ce ne sont pas des gens qui manquent de « connaissance historique » ni de « culture intellec­tuelle ». Ils n'en manquent pas, et l'on peut même penser qu'ils en ont un Peu trop par rapport à ce qu'ils pouvaient supporter sans dom­mage. Ils sont « cultivés », ils sont « savants », mais ce qu'ils ont de « culture » et de « science » a détruit leur équilibre intellectuel et spirituel. Si vous me dites que la « culture » et la « science » de ces gens-là ne sont qu'une fausse science et une fausse culture, je vous comprendrai : cela est vrai en un sens. Mais enfin, cette fausse science, cette fausse culture, sont bien les produits de notre civilisation, et nous ne pouvons pas éviter de nous interroger là-dessus. 118:69 Les critiques que j'adressais à M. Joseph Hours n'ont donc aucun rapport avec celles qu'on a pu lui adresser dans certains milieux disons dans les milieux où l'on ne prononce pas le nom d'Itinéraires sans un frémissement d'horreur. Dans les milieux en question, on reproche certainement à votre collaborateur de ne pas avoir compris que le « sens de l'histoire » condamnait certaines formes d'apostolat chrétien dans les pays sous-développés. Je serais bien incapable d'écrire et de penser une chose semblable. Ce que je reprocherais à M. Joseph Hours, c'est de ne pas assez tenir compte des causes pro­fondes du mal qu'il dénonce -- c'est-à-dire de ce masochisme qui conduit tant de catholiques à dénigrer ce qui est catholique et à glo­rifier ce qui ne l'est pas. Pour moi, ce masochisme du monde catho­lique contemporain est lié à une « surestimation », dans la société occi­dentale, de tout ce qui n'a, d'un point de vue spirituel, qu'une impor­tance secondaire, science, culture, histoire, questions sociales, notam­ment. Il faut choisir entre la croyance à ces divinités du monde mo­derne, et la croyance au Dieu unique. La majorité des catholiques contemporains n'a même pas conscience de la nécessité d'un tel choix : c'est de ce choix, pourtant, que dépend le maintien de l'esprit reli­gieux dans le monde. M. Joseph Hours me rappelle avec raison qu'il ne se plaçait pas sur le terrain politique. S'il a eu l'impression que je ne m'en étais pas rendu compte, c'est que je n'ai pas été assez clair, et je m'en excuse. Mais je regrette qu'il ait pu penser lui-même que je me situais, vis-à-vis de lui « sur le terrain de l'incroyance ». Ayant approuvé l'inquiétude de M. Joseph Hours devant l'affirma­tion de M. Louis Massignon, selon lequel « nos langues indo-euro­péennes sont des langues d'idolâtres » tandis que les langues sémitiques sont celles « que Dieu a choisies pour s'adresser aux hommes », je poursuivais : « Oui, on comprend l'inquiétude de M. Hours. Mais on se demande s'il n'aboutit pas à un excès inverse de celui de Massignon, lorsqu'il écrit qu'un chrétien ne saurait admettre que dans le Coran c'est Dieu qui s'est adressé à l'homme et qu'il y a bien dans cet ouvrage une véritable révélation divine. » M. Joseph Hours en a conclu que je considérais l'Islam comme une religion « tout aussi valable que la nôtre », et que je ne voyais au­cune différence essentielle entre la Révélation évangélique et le mes­sage du Coran. Le paragraphe qui suit immédiatement dans mon article la phrase que je viens de citer aurait pourtant dû le rassurer sur ce point. Voici ce paragraphe : 119:69 « Certes, il n'est, pour le chrétien, qu'une seule religion détenant la vérité dans sa plénitude : celle que Jésus-Christ a révélé à ses apôtres. Mais le chrétien doit-il penser pour autant que les autres religions ne détiennent aucune part de vérité ? Il lui faudrait alors refuser ce qui, dans l'enseignement de ces religions, est identique à l'enseignement du christianisme, c'est-à-dire tomber dans une insou­tenable contradiction : comment les mêmes vérités pourraient-elles être divines ici et diaboliques là ? » Je ne crois pas qu'en m'exprimant ainsi, je me situais sur le terrain de l'incroyance, ni même sur celui de l'hérésie. Dans l'appréciation des religions non-chrétiennes, l'Église nous laisse une importante marge de liberté, comme dans bien d'autres domaines. Un catholique a de toute évidence le droit de juger l'Islam comme le juge M. Hours. Et il a le droit de le juger d'une autre manière. Je n'invoquerai pas à ce propos l'exemple de M. Massignon (j'ai déjà dit que son « Islamo­philie » me paraissait excessive au moins sur certains points) mais celui d'un des théologiens français contemporains parmi les plus connus et les plus estimés. Dans un petit livre consacré aux problèmes missionnaires dans le monde actuel, le Père Daniélou n'hésite pas à écrire les lignes suivan­tes : « Mahomet a arraché son pays au polythéisme pour l'amener au culte du vrai Dieu, du Dieu unique. Son rôle a certainement été là admirable. Beaucoup d'éléments religieux ont été incorporés à son œuvre. » « Il y a donc dans l'Islam un sens de la grandeur de Dieu, de sa sainteté, une horreur de tout anthropomorphisme, un sens du mystère, qui font qu'il ne peut y avoir aucune représentation de Dieu. Ceci va jusqu'à rendre très difficile la compréhension de l'Incarnation aux Musulmans et c'est ce qui devra mourir dans l'Islam. Mais il y a posi­tivement en lui -- et c'est l'aspect sur lequel nous insisterons pour le moment -- un sens de la transcendance de Dieu qui est une catégorie religieuse essentielle et sur ce point il ne faut pas hésiter à dire que les Musulmans pourraient avoir beaucoup à nous apprendre. Ils ont un sens de l'urgence de Dieu, de la présence de Dieu dans la cité beaucoup plus grand que celui de nos civilisations chrétiennes. La Proportion de musulmans qui prient tous les jours est plus forte que Celle des Français. Dieu à ce point de vue-là est incorporé profondément à leur civilisation et Mahomet a su leur inculquer un sens religieux admirable. » 120:69 Le Père Daniélou poursuit en rappelant que c'est en voyant prier des musulmans que Psichari a compris que la prière était un besoin religieux fondamental. Il remarque que l'Islam a gardé ce sens de la prière, et que le monde occidental l'a perdu. « Donc, ajoute-t-il, le jour où l'Islam se convertirait, on peut imaginer qu'il y aurait une vie religieuse sociale beaucoup plus grande que celle qu'il y a dans nos pays. L'Islam serait alors véritablement, et immédiatement, une chrétienté. Ce qu'il nous rappelle en effet, c'est notre Moyen-Age, c'est-à-dire une époque où précisément le christianisme pénétrait bien davantage la civilisation » ([^11]). Voilà, mon cher Madiran, ce que je lis sous la plume du Père Daniélou. Aucun théologien n'est infaillible, Le Père Daniélou se trompe peut-être dans son jugement sur l'Islam. Toujours est-il que l'autorité ecclésiastique n'a pas pensé qu'un tel jugement était le moins du monde incompatible avec l'appartenance à l'Église. Ce que j'ai moi-même écrit va dans le sens de la pensée du Père Daniélou -- et d'autres théologiens contemporains. Je pense comme eux que s'il y a entre le christianisme et l'Islam des différences essentielles, il y a aussi certains éléments communs -- et en premier lieu la relation de la créature humaine au Dieu Un. Je pense également com­me eux que la civilisation occidentale, sans être entièrement condam­nable, et possédant même des éléments de supériorité sur des civilisa­tions archaïques par rapport à elles, a perdu certains aspects de la spiritualité peut-être préservé dans les dites civilisations. Il est vrai que le processus universel de transformation aboutit partout à la destruction des éléments constitutifs de la spiritualité traditionnelle. Les leaders du F.L.N. peuvent se réclamer de l'Islam « sociologiquement », mais je crois que les idées modernes -- et no­tamment le marxisme l'emportent très largement chez eux sur l'esprit religieux. Et contrairement à M. Joseph Hours, je crois que la persécution à laquelle le F.L.N. soumet nos frères chrétiens d'Algé­rie procède davantage des idées modernes en question que de la foi Islamique. Je sais bien qu'il existe un fanatisme musulman anti-chrétien. Mais je ne suis pas certain qu'aujourd'hui, ce soit ce fanatisme-là qui constitue le plus grand péril pour les chrétiens vivant en pays musul­man. Depuis que j'ai publié mon article, la cathédrale d'Alger a été profanée par des manifestants musulmans. Quelles sont les causes exactes de cette profanation ? On peut la mettre au compte du vieux fanatisme musulman, on peut aussi penser qu'il s'agit d'un épisode typiquement révolutionnaire, la foule, encadrée par des éléments trou­bles, profanant pour le plaisir de profaner. La profanation d'une église, en tous cas, n'a rien de spécifiquement musulman : souvenons-nous de la Révolution, de la Commune et des Inventaires. 121:69 Et quand bien même la première explication serait la bonne, quand bien même la profanation d'Alger serait à mettre au compte du fanatisme religieux, cela ne nous autoriserait pas à voir dans ce fanatisme l'expression même de la foi musulmane. Le fanatisme est une chose, la religion en est une autre. Les cruautés des guerres de religion ne sont pas l'expression du catholicisme et du protestantisme en tant que tels. Je ne crois pas qu'on puisse juger une religion, ni d'ailleurs une idéologie, sur les actes commis en leur nom. Encore une fois, je n'ignore pas ce qui sépare fondamentalement, irréductiblement, notre foi chrétienne de la foi islamique. Je ne suis pas, je n'ai jamais été syncrétiste. J'écrivais dans *Défense de l'Occi­dent :* « Une entente des chrétiens et des musulmans qui reposerait sur l'altération de leurs principes respectifs ne pourrait qu'aboutir à la confusion. » Je n'ignore pas que l'Église est catholique et apostolique, et qu'un catholique ne peut pas renoncer, sans trahir sa foi, à l'espoir de convertir les non-catholiques, musulmans ou autres. L'esprit apostolique ne s'oppose pourtant pas à l'entente avec les non-catholiques en vue du bien commun de la Cité. Loin de s'opposer à une telle entente, l'Église, au contraire, la recommande ; loin d'in­viter les catholiques à éviter tout domaine d'activité où ils s'exposent à collaborer avec des incroyants, l'Église les invite au contraire à être présents partout où les questions d'intérêt général demandent à être résolues. L'Église ne dit pas, par exemple, aux jeunes gens qui se destinent au professorat : en aucun cas, vous ne devez appartenir à l'enseignement d'État, puisque l'État est laïc. Elle dit au contraire : il est bon que des catholiques appartiennent à l'enseignement d'État ; sans doute il leur est impossible de propager leur foi dans le cadre de leur enseignement, puisque la neutralité scolaire le leur interdit, mais leur présence au sein de l'enseignement public évite que celui-ci soit monopolisé par les ennemis de la foi. Du point de vue catholique, la neutralité scolaire n'est pas acceptable dans son principe ; elle constitue cependant un moindre mal, par rapport à une absence de neutralité se confondant avec la lutte contre la foi. De même, je ne pense pas que l'Église interdise aux fidèles de considérer ce qui peut aujourd'hui les unir aux croyants des religions non-chrétiennes, devant l'athéisme contemporain. Si un musulman, se plaçant au point de vue musulman, pense que le triomphe du commu­nisme en Afrique du Nord constituerait un immense désastre spirituel, je ne crois pas qu'on puisse dire : ce Musulman n'a aucune conviction commune avec les chrétiens. Il ne croit pas à la divinité de Jésus-Christ, il souhaite au moins en principe la disparition du christianisme, c'est vrai : 122:69 en même temps, il considère comme un mal absolu ce que les catholiques les plus respectueux des enseignements pontificaux considèrent, eux aussi, comme un mal absolu. Il est donc, « objectivement » (pour parler un langage que je n'aime pas beaucoup) l'allié de ces catholiques dans la lutte contre le communisme. Et il est aussi, de la même manière, l'adversaire irréductible de ceux de ses frères musulmans qui pensent au contraire qu'une entente entre l'Islam et le communisme ne présente aucun inconvénient pour la foi isla­mique. Je ne suis pas théologien, mon cher Madiran, et je sais que je m'aventure sur un terrain dangereux. Mais c'est sans crainte que j'in­voque ici le simple bon sens, car, sans être théologien, je sais que le bon sens n'est pas et ne peut jamais être en contradiction avec l'en­seignement de l'Église. Nous voyons aujourd'hui d'excellents catholi­ques, je veux dire des catholiques édifiants par leur vie spirituelle comme par leurs vertus, et qui considèrent que la persécution de leurs frères catholiques en Europe orientale ou en Afrique ne doit pas être publiquement dénoncée, sous peine de compromettre l'accomplissement du « sens de l'histoire ». Et nous voyons aussi des agnostiques qui dénoncent, au contraire, cette persécution des catholiques, non parce qu'ils ont quelque sympathie pour le catholicisme, mais parce que l'atteinte aux droits des catholiques leur paraît une atteinte à la liberté et à la dignité humaines. Qui, du point de vue catholique, est ici dans la vérité ? Et de qui nous sentons-nous le plus proche ? Ces solidarités imprévues sont un des grands événements de notre temps. On ne peut refuser d'en tenir compte. Je vous demande de bien vouloir publier cette lettre dans *Itinéraires*. Je n'invoquerai pas la loi, comme le font de puissants directeurs de journaux, d'abord parce que je n'ai aucune raison de l'invoquer, et ensuite parce que, même dans le cas contraire, je préférerais faire ap­pel à votre courtoisie confraternelle et à votre goût de la discussion loyale. Paul SÉRANT. ============== #### Réponse de Joseph Hours Après la lettre si émouvante de M. Paul Sérant (dont j'ai, pour ma part, été profondément touché) on est tenté de se demander s'il y a encore lieu de revenir sur la ques­tion de l'Islam et de lasser, à la longue, les lecteurs d'*Itinéraires*. 123:69 Si je m'y résous, ce n'est certes pas par plaisir, mais parce que se taire dans un abandon découragé c'est conti­nuer ce que la chrétienté a commencé de faire depuis trop longtemps devant l'Islam : se donner devant lui comme vaincu et lui laisser le champ libre. C'est en un mot aban­donner l'œuvre d'évangélisation. C'est aussi douter de façon assez injurieuse des lecteurs d'*Itinéraires*. Sont-ils donc après tout gens à se décourager si facilement ? Qui donc, plus qu'eux, vibre à toutes les pei­nes et joies de l'Église, qui donc plus qu'eux sait apprécier les difficultés et épreuves qu'elle traverse chaque jour et dont le recul chrétien devant l'Islam (en Proche-Orient comme en Afrique du Nord) est une des données les plus évidentes quelque soin qu'on prenne de la cacher. Eh quoi ! des hommes, des chrétiens (nos compatriotes en outre et l'Église n'interdit pas d'accorder quelque valeur à ce lien) auront pu être par centaines de milliers chassés de leur demeure et dépouillés de tout, des milliers d'entre eux auront été massacrés, un peuple entier aura pu être détruit en tant que peuple, tout cela en quelques semaines, et des chrétiens trouveraient fatiguant de s'arrêter quelques minutes de plus à l'examen des causes d'un tel désastre et de cet Islam notamment qui est la première de toutes ? Et n'est-ce pas notre ignorance qui a conduit à une telle ca­tastrophe ? Et n'avons-nous pas le devoir (car il n'est ja­mais trop tard pour bien faire) de chercher enfin à com­prendre comment nous en sommes venus là et quelle est, à chacun de nous, notre responsabilité ? \*\*\* Je ne crois pas jouer sur les mots en disant que je suis un peu, pour M. Paul Sérant, objet de scandale. « Certes, écrit-il, s'adressant à moi, il n'est pour le chrétien qu'une seule religion détenant la vérité dans sa plénitude... Mais le chrétien doit-il penser pour autant que les autres reli­gions ne détiennent aucune part de vérité ? Il lui faudrait alors refuser ce qui, dans l'enseignement de ces religions est identique à l'enseignement du christianisme... » Et un peu plus loin, reprenant une longue citation du P. Daniélou : « Je pense, ajoute-t-il, comme eux (c'est-à-dire comme le Père Daniélou et ceux qui le suivent) que s'il y a entre le christianisme et l'Islam des différences essentielles, il y a aussi certains éléments communs -- et en premier lieu la relation de la créature humaine au Dieu Un ». Et de fait le P. Daniélou n'écrivait-ils pas dans le passage cité par M. Paul Sérant : « Mahomet a arraché son pays au polythéis­me pour l'amener au culte du vrai Dieu, du Dieu unique. Son rôle a certainement été là admirable. Beaucoup d'*éléments religieux* (je me plais à souligner ce terme sur lequel je reviendrai) ont été incorporés à son œuvre. » 124:69 A tout cela qu'ai-je à répondre ? Exactement rien, sinon que là n'est pas la question qui me préoccupe. Il semble en effet que M. Paul Sérant cherche à arriver à un jugement d'ordre intellectuel porté sur l'Islam en tant que système ; système qui grouperait, pour reprendre l'expression du P. Daniélou, des « éléments » divers d'origine et articulés en un ensemble de concepts et propositions. Là n'est pas du tout mon dessein. Le rôle de Mahomet a-t-il été vraiment « admirable », j'en suis moins sûr que le P. Daniélou mais n'ai aucune­ment l'intention de chercher chicane à qui que ce soit à ce sujet. Eh ! que nous importe en effet ? Depuis 632, date de sa mort, Mahomet est déjà jugé et bien mieux que nous ne saurions le faire. Ce qui, pour ma part, m'importe, c'est ce à quoi nous devons nous attendre du fait de l'Islam et comment par conséquent nous devons nous conduire avec lui en tant que chrétiens et Français. \*\*\* Une religion, en effet, n'est pas une construction abs­traite, une juxtaposition « d'éléments » plus ou moins bien assemblés, c'est une vie et à ce titre elle est essentiellement *une.* L'inspiration profonde qui l'anime assimile les « élé­ments » dont elle a été formée et les transforme du dedans pour les utiliser dans l'œuvre prise pour but. Si bien que la question n'est plus de savoir d'où les « éléments » proviennent, mais *à quelle fin* ils sont employés. Suivant cette fin, les mêmes mots peuvent fort bien changer de sens et des éléments empruntés à l'Écriture et donc à leur origine d'inspiration divine être détournés de leur fonction primi­tive et employés à une besogne funeste. Une religion n'est pas un système ou, si l'on veut, une théologie mais une vie. Comme le christianisme est la vie selon le Christ tel que nous le montre le Nouveau Testa­ment, suite de l'Ancien, l'Islam est la vie non selon Maho­met mais selon le Coran « incréé ». C'est l'inspiration cen­trale de ce Coran qu'il nous faut donc connaître et non compter les « éléments » d'origine chrétienne pour savoir s'ils sont en majorité. Pour connaître cette inspiration centrale, nous disposons d'une règle d'or, laissée par le Christ Lui-même : « Vous connaîtrez l'arbre à ses fruits. » (Et n'est-il pas in­téressant que Lénine, maître dans la connaissance des lois de l'action pratique, et dont la doctrine contient elle aussi, des « éléments » utilisables, ait écrit : « Ne cherchons rien d'autre que les faits ; ils sont eux-mêmes toute la doc­trine »). 125:69 Les fruits de l'Islam se retrouvent dans le type d'hom­me qu'il contribue à produire comme aussi le type de société. C'est dans tout le comportement de la communauté musulmane (l'Oumma) c'est-à-dire, dans toute l'expérience de l'histoire que nous les retrouverons. Et l'histoire nous apprend qu'au nom de sa Toute-Puis­sance (entendue de façon destructrice), Dieu est réduit à l'arbitraire pur et ne saurait accepter aucune loi morale ou physique. Il n'y a pas pour l'Islam d'*ordre naturel.* Pas de dignité de la personne humaine, pas de *Droit* à l'intérieur de l'Oumma où le pouvoir détenu par ceux à Dieu l'a remis fut toujours arbitraire et violent, moins de droit en­core si possible à l'égard de ceux qui ne sont pas dans l'Oumma, les incroyants qui de droit doivent être les escla­ves des croyants. Et certes ces conséquences ne sont pas à tout instant tirées avec la dernière logique parce que les dispositions naturelles de sociabilité contenues dans la na­ture humaine s'y opposent. La nonchalance développée par l'Islam chez les Arabes ou Turcs a pu même permettre çà et là aux incroyants chrétiens et juifs admis parmi eux de passagères et fructueuses réussites matérielles, mais elle ne les a jamais mis à l'abri de brusques et imprévisibles accès de colère et d'arbitraires vexations dans la vie quotidienne. L'Islam n'a jamais pu et ne pourra pas, tant qu'il restera fidèle à lui-même, garantir à des minorités incroyantes une vie vraiment humaine et digne d'être vécue. Ceux qui ont cru pouvoir remettre à un pouvoir musulman une minorité chrétienne importante, telle que le peuple français d'Algérie, sans comprendre que ce peuple pourvu de *l'expérience* de l'Islam ne *pourrait* pas accepter la vie diminuée où on le contraignait, ceux-là, clercs ou laïcs, assumeront donc l'effroyable, responsabilité de retirer à leurs compatriotes les garanties du droit naturel, et par là, la responsabilité de la catastrophe qui a suivi. \*\*\* Il ne s'agit pas là de savoir si l'exégèse plus ou moins subtile de telle ou telle sourate du Coran pourrait rendre plausible une interprétation différente et plus humaine, il s'agit de savoir si l'Islam tel qu'il a toujours été vécu jus­qu'ici pouvait inspirer à des hommes habitués à un ordre légal une confiance justifiée. Et qu'on ne m'objecte pas qu'un courant « moderniste » ravage lentement l'Islam et que bien des chefs musulmans ne croient plus à la lettre du Coran. Un incroyant « musul­man » n'est pas en effet un incroyant d'origine chrétienne. Chacun garde, au-dessous de ses constructions intellectuel­les tout le subconscient hérité de son éducation première. 126:69 En fait de morale, disait Renan, « nous vivons du parfum d'un vase vide », c'est-à-dire que notre vie subconsciente reste encore chrétienne et que notre « système » de valeurs est encore le plus souvent hérité de l'Évangile. L'incroyant « musulman » qui n'a jamais connu l'Évangile garde le sys­tème de valeurs de l'Islam. C'est d'instinct, par exemple, qu'il voit dans le non-mu­sulman un inférieur dépourvu de droits. Il n'y a pas de la part du F.L.N. vainqueur de mauvaise foi à ne pas appliquer les accords d'Évian. Il ne pouvait pas faire autrement sans sortir de la logique de toute sa pensée et sa vie, et nos malheureux compatriotes le savaient bien. \*\*\* Dans une étude sur la théologie de la colonisation (recueillie dans un court et précieux volume : *Patriotisme et colonisation*, Desclée 1957) le regretté P. Ducatillon mettait en relief l'importance du Droit qu'il appelait « de commu­nication », c'est-à-dire selon Vitoria « d'universelle circu­lation et d'universelle transmigration ». Il s'y ajoute, selon le P. Ducatillon, comme autant de suites naturelles et pour ainsi dire « organique », le droit de « libre commerce en entre nations », le droit et la participation à la « mise en valeur des richesses naturelles » et enfin le droit à « l'acquisition du droit de cité ». Qu'on y prenne bien garde. C'est la né­gation de ces divers droits ou du moins la difficulté à les exercer qui a été historiquement à l'origine de beaucoup de « colonisations » bien plus qu'un désir absolu de conquête né de façon irraisonnée dans les esprits. Or, il faut bien se rendre compte que l'Islam par sa constitution même et si l'on veut par son essence ne *peut* pas concéder ce droit de communication ni le respecter. Et si par exemple, comme en Proche-Orient, les restes des églises chrétiennes anté­rieures à la conquête arabe ont pu traverser les siècles d'une vie difficile et pleine d'épreuves, l'Islam renouvelé d'aujour­d'hui, fort des succès assurés par la démission européenne et qu'il prend pour des victoires, devenu plus ardent et plus agressif (même s'il est moins croyant) représente pour ces restes du christianisme un danger plus menaçant que jamais. Si les chrétiens abandonnent en masse une terre où l'Islam désormais est maître c'est parce qu'ils savent, non par théorie mais par expérience et pour ainsi dire d'instinct, tout ce que les métropolitains ignorent parce qu'ils *veulent* l'ignorer... pour leur tranquillité. \*\*\* 127:69 Chaude ou froide, l'état normal de l'Islam dans ses rap­ports avec les non musulmans c'est une sorte de guerre où il peut y avoir des trêves, non la paix, et où les qualités naturelles des musulmans (qui ne sont pas « méchants » par race comme tant de gens mal informés m'accusent de le dire, pas meilleurs non plus d'ailleurs mais qui sont par nature des hommes) les qualités, disais-je, des musulmans sont contrariées par l'effet de leur croyance. « Alors, me jettera-t-on en guise d'opposition suprême, « c'est donc la Croisade ? » Et peut-être en effet convient-il de revenir sur cette grande question qu'on ne saurait traiter à la légère. \*\*\* Une croisade est une expédition militaire entreprise au nom de la Foi chrétienne et à laquelle le Pape apporte l'appui de son autorité. Des expéditions de ce genre ont eu lieu en Palestine sans doute, mais aussi en bien d'autres régions. Certaines, dans les débuts, ont pu être des levées spontanées de pauvres gens et de seigneurs de moindre im­portance, mais depuis le milieu du XIII^e^ siècle, il n'en est plus d'autres qu'entreprises par des États réguliers. Et l'on en trouve d'assez tardives. La guerre contre les Turcs, en­treprise en commun par le Saint-Siège, Venise et l'Espagne et qui aboutit en 1572 à la victoire navale de Lépante était une croisade et l'on peut bien aussi appliquer ce nom à la campagne de 1683 qui fit lever par les Turcs le siège de Vienne et où s'illustra le roi de Pologne Jean Sobieski. Il est clair jusqu'à l'évidence qu'il n'est plus aujour­d'hui de croisade concevable puisqu'il n'est plus d'État officiellement chrétien et disposé à suivre dans sa politique extérieure les appels du Saint-Siège comme ceux d'une au­torité reconnue. Aussi bien, depuis la fin du XVII^e^ siècle, les Papes n'ont-ils plus lancé de semblables appels. L'épouvan­tail de la croisade ne correspond à aucune réalité. Il n'en reste pas moins que cette notion peut donner lieu à un débat qui, pour n'avoir pas été soulevé jusqu'ici, garde toute sa raison d'être. La pratique séculaire de l'Église d'appeler les peuples chrétiens à la croisade (et pour quel­ques-uns de ces appels suivis d'effet, combien ne l'ont pas été ?) cette pratique était-elle une erreur théologique et une faute morale ? L'Église sur le fond a-t-elle enseigné et pratiqué le mal et doit-elle désavouer son passé ? Il y aurait intérêt, si on le pense, à ne pas se contenter de suggestions et à le dire de façon nette et simple. \*\*\* 128:69 Il est clair que cette question dépasse de beaucoup ma modeste personne et que si j'ai sur ce point des enseignements à attendre, je ne me reconnais le droit d'en donner aucun. Peut-être y aurait-il intérêt à recueillir les avis au­torisés émis par les autorités de l'Église, à commencer par celle du Saint-Siège lui-même. Et s'il est vrai qu'absorbées par le présent ces autorités parlent sans doute assez peu du passé peut-être pourrait-on faire état sur ce point d'un passage de Pie XII, cité par M. Madiran dans le précieux recueil de textes pontificaux qui ouvre le numéro 67 d'Iti­néraires. Dans son message de Noël 1956, faisant allusion aux événements tragiques de Hongrie, le Pape s'exprimait ainsi -- « *Quant à Nous, en tant que chef de l'Église, Nous avons évité dans la crise présente comme dans les précé­dentes d'appeler la chrétienté à une croisade. Nous pouvons cependant demander que l'on comprenne bien le fait que là où la religion est un héritage vivant des ancêtres les hommes conçoivent comme une croisade la lutte qui leur est injustement imposée par l'ennemi*. » Ainsi donc la consta­tation de ce fait que le Pape a « évité d'appeler la chrétienté à la croisade » n'implique aucunement qu'il nie le droit qu'il aurait de le faire. L'emploi du terme de croisade au cours de ce passage n'est aucunement péjoratif. Le pape y recourt comme à un terme connu et nullement condamné. Bien plus, une action de défense de la religion en tant qu'héritage reçu des ancêtres aurait droit, pense le pape, au nom de croisade comme à un titre évidemment hono­rable. Nous pensons que ces quelques lignes sereines et nuancées contiennent sur le sujet qui nous occupe d'éclai­rantes précisions... La défense de l'héritage chrétien reçu des ancêtres a pu paraître d'actualité depuis 1956, non seulement en Hongrie mais aussi en d'autres circonstances et d'autres lieux. Le fait qu'une injustice serait commise au nom de l'Islam ne suffit pas à la rendre juste et le fait de songer à lui résister n'est pas par lui-même blâmable. Quant à l'application et à l'opportunité, nous rentrons évi­demment ici sur le terrain politique et ce nous est une raison de nous arrêter. \*\*\* C'est ce que nous ferons, non sans remercier les lecteurs d'*Itinéraires* de leur attention et rappeler le souvenir de ce qui fut l'Église en Algérie et dont il reste aujourd'hui une hiérarchie réduite à une discrétion quasi silencieuse, des édifices menacés d'expropriation, quelques fidèles échappés jusqu'à ce jour à l'exil ou à la mort. Que la prière nous unisse tous devant ce spectacle douloureux. Joseph HOURS. 129:69 ## NOTES CRITIQUES ### Sur Mounier et sur le jugement Dans *La technique de l'esclavage* (p. 37 du tiré à part) nous avions cité ce texte de Mounier : « Notre attention de fidèles ne peut pas ne pas être attirée par l'insistance que met l'Église à cette dénonciation du communisme. Nous pouvons faire l'hypothèse d'une erreur historique massive... Nous la faisons. Mais nous devons aussi faire l'hypothèse d'une illumination prophétique, et chercher. » Dans notre commentaire (p. 38 du tiré à part) nous disions que Mounier « avait la loyauté intellectuelle de *ne pas exclure* l'autre hypothèse, celle d'une illumination prophétique, et sa conséquence : chercher ». C'est à cet endroit de *La technique de l'esclavage,* à ce texte cité de Mounier et à notre propre commentaire, que nous avons explicitement renvoyé le lecteur lorsque nous avons écrit plus récemment, dans l'éditorial du numéro 67 (page 223) : Mounier avait exprimé l'avis que l'Église, par son « insistance dans la dénonciation du communisme », commettait une « erreur historique massive ». Sur ce, quelques-uns nous demandent si cette dernière phrase ne suppose pas un oubli des nuances que nous avions analysées, et ne fait pas tort à la pensée de Mounier. Point d'oubli, puisque nous y avons nous-même renvoyé le lecteur. Point de tort, mais ceci demande quelques mots. \*\*\* Une pensée est toujours nuancée (à moins d'être une carica­ture). Analyser une pensée suppose la prise en considération de ces nuances. Mounier ayant écrit : « Nous devons aussi faire l'hypothèse d'une illumination prophétique, et chercher », ne pas apercevoir cet aspect de sa pensée serait la mutiler. 130:69 Mais, d'autre part, l'impact, l'influence de la pensée de Mou­nier, et son action délibérée, non contraires à son intention, n'ont pas été une éternelle hésitation entre ces deux « hypothè­ses ». Mounier n'est pas resté immobile comme l'âne de Buridan entre les deux termes de l'alternative. Il a travaillé, il a agi dans la perspective de l' « erreur historique massive ». L'autre hypothèse était de recherche, de méfiance de soi, de contrôle intellectuel, d'examen de conscience. L'action intellectuelle de Mounier à l'égard du communisme n'a aucunement consisté à répandre une hésitation immobile entre les deux « hypothèses » tenues pour *également* plausibles. Si je n'avais jamais cité et commenté le texte de Mounier, il serait normal (du moins dans les mœurs intellectuelles, notam­ment ecclésiastiques, d'aujourd'hui) que l'on me dise aimable­ment : vous ignorez, vous mentez, etc. Ayant cité le texte, et noté explicitement que Mounier « avait la loyauté intellectuelle de ne pas exclure l'autre hypothèse », quand ensuite je dis globalement qu'il tenait l'insistance dans la dénonciation du communisme pour une erreur historique mas­sive, et quand on me dit que je n'ai point le droit de m'exprimer ainsi, c'est autre chose que l'on met en question. C'est la possi­bilité même du jugement. Non pas du jugement sur l'homme : mais d'un jugement sur la pensée et sur l'action. C'est une question de méthode intellectuelle. Peut-on discerner la pente globale d'un esprit, la portée principale d'une pensée, à travers les hésitations (éventuellement les contradictions) de son expression ? Ou bien tout ce qui est permis à l'intelligence humaine est-il seulement d'accumuler des citations ? Peut-on situer l'impact et l'action d'une pensée, ou doit-on se limiter à en reproduire en silence les œuvres complètes ? Je dis que Mounier -- non sans hésitations, d'accord, et mé­fiance de soi, et scrupules, dont j'ai fait état -- tenait la dénonciation insistante du communisme par l'Église pour une erreur historique massive : en face de cette « hypothèse », il n'a pas indéfiniment suspendu son jugement pratique, ni demandé à ses disciples de le suspendre dans une éternelle et immobile expec­tative. \*\*\* La question de méthode intellectuelle, et de la possibilité même du jugement, soulevée en ce cas particulier, se retrouve plus ou moins identiquement partout. On a le droit, et même le devoir, d'être par exemple attentif aux nuances exactes de la pensée politique de Maritain, comme le fait Henry Bars ; on a tout autant le droit, et très probablement le devoir, de ne pas récuser a priori le point de vue de Gaston Fessard sur la même pensée. Le problème est analogue pour Teilhard. Et au vrai pour toute pensée. 131:69 Simplement, il est plus vif, plus immédiat, dans la mesure où une pensée est davantage politique et morale, c'est-à-dire « pratique ». Une hésitation dans la pensée « spécula­tive » peut demeurer au stade de l'âne de Buridan (son influen­ce, c'est déjà autre chose). Une pensée « pratique », tout en maintenant en elle-même la présence inquiétante et stimulante de « l'autre hypothèse », invite sans le vouloir (comme c'est plus d'une fois, je le crois, le cas chez Maritain) ou en le voulant (comme chez Mounier) à des choix très nets. Un jugement synthétique risque toujours de paraître som­maire : il risque de le paraître notamment à ceux qui le consi­dèrent sommairement. Mais il faut bien à un moment ou à un autre sortir enfin de l'analyse, qui d'elle-même pourrait se pour­suivre indéfiniment. La vie, y compris la vie de la pensée, récla­me des jugements synthétiques. J. M. ============== ### Le secret de Padre Pio *par Raoul Villedieu\ *(*Éditions La Colombe*) Un beau livre. On souhaiterait à tous les ouvrages sur le P. Pio de posséder les qualités de son style, la profondeur de ses remarques, le souci de situer le P. Pio en son temps et dans le plan de Dieu, l'exactitude de ses informations qui sont souvent de première main. La division du livre : Dieu, les hommes, l'homme, remet parfois les mêmes faits sous les yeux du lecteur, mais avec un éclairage différent. Il ne s'agit pas d'une biographie à proprement parler. C'est plutôt, pour reprendre une formule de l'avertissement au lecteur « un chant d'amour » où passe, parfois ardent, un souffle poétique. L'auteur, ancien Directeur de la Villa Médicis à Rome, n'oublie pas les exi­gences d'une saine critique. On lira avec profit les pages consacrées à la stigmatisation et aux faits extraordinaires attribués au Padre Pio. Quelques anecdotes révélatrices ont été heureusement sauvées de l'ou­bli. Ceux qui approchent le Padre Pio depuis longtemps jugeront le portrait tracé de lui dans ce livre authentique et vrai. Le Padre Pio est un sujet qui est loin d'être épuisé. Sachons gré à l'auteur de l'avoir présenté avec un sérieux et une émotion dont les âmes avides de vérité retireront grand profit. 132:69 A noter que les informations qui nous sont livrées sur le cadre extérieur de vie du Padre Pio semblent, sur certains points, s'arrêter vers 1958. Depuis, une grande église, offerte par la générosité des pèlerins, s'est élevée, jouxtant l'ancienne petite chapelle du couvent. L'emploi du temps du Padre s'est allégé le matin. Il remonte chez lui à 9 heures. Pour le reste, rien n'est changé. Regrettons seulement que les pages annexes du livre, consacrées à un dialogue avec les incroyants et à la mystique comparée, soient trop rapides. Certains passages évoquant l'homme, « être radiant », peuvent appeler des réserves. En raison d'une certaine orchestration actuelle de l'édition, il n'eût pas été inutile de mettre davantage en garde contre les fausses séductions de l'Hindouisme et de l'ésotérisme. TESTIS. ============== ### Une opinion catholique « conditionnée » En page 3 de *Témoignage chrétien,* la rubrique de « Monsieur T.C. », c'est-à-dire de « Monsieur Témoignage chrétien » : ce sont de brefs échos critiques, incisifs, rédigés non sans talent ; ils comportent deux parties : la première énonce un fait, une nouvelle, un événement ; la seconde donne le jugement de « Monsieur T.C ». Dans le numéro du 23 novembre, ce fait (hypothétique) : « Des Algériens se rendraient en Tchéco-Slovaquie, en stage agricole. » Réaction de « Monsieur T.C. » : « Sait bien que tous les pays n'ont pas de fermes collectives ; mais pense que l'Algérie aurait pu choi­sir un pays socialiste déstalinisé -- la Pologne, la Hongrie ou la Bulgarie. » Donc, pour *Témoignage chrétien*, il est parfaitement normal que les Algériens aillent en stages agricoles dans des pays ayant des « fermes collectives ». Les fermes non-collectives sont celles qui ont un haut rendement agricole et pourraient nourrir les pays affamés : aucun intérêt, ce n'est pas conforme à l'ortho­doxie idéologique. Les fermes collectives sont un échec univer­sellement connu et reconnu mais elles sont conformes à l'or­thodoxie idéologique. -- Dans l'Empire soviétique, les seuls pays où la crise agricole ne sévisse pas, ou sévisse moins, sont ceux qui ont très peu poussé la collectivisation des terres : comme la Pologne. L'U.R.S.S. elle-même a aujourd'hui une production agricole inférieure, par tête d'habitant, à la production agricole d'avant la guerre de 1914 : ce fait bien connu (sauf de *Témoignage chrétien*) juge quarante-cinq années de collectivisme agraire soviétique, qui sont quarante-cinq années de crise inin­terrompue. 133:69 Krouchtchev lui-même a fait des kilomètres et des kilomètres de discours pour déplorer cette situation navrante mais incontestable. Qu'importent les faits. Écartons tous les faits. Vive l'idéologie. D'autre part, la Hongrie, la Pologne et la Bulgarie sont pour *Témoignage chrétien* des « pays socialistes déstalinisés ». Ces colonies soviétiques, *Témoignage chrétien* ne demande pour elles aucune autodétermination, aucune décolonisation. L'anti-colo­nialisme est à sens unique : le colonialisme soviétique est tabou et sacré. En Bulgarie, au mois de novembre, sur un ordre de Moscou, en plein Comité central du P.C. bulgare, la direction commu­niste a été chamboulée. Les communistes bulgares eux-mêmes n'ont pas eu à en délibérer. Ils ont à obéir. Pour la Hongrie, l'O.N.U. publie à chaque automne depuis 1956 un rapport annuel très circonstancié, rédigé par sir Leslie Munroe. Ce n'est pas beaucoup, un rapport, en face de crimes atroces, c'est platonique, direz-vous, mais enfin cela pourrait avoir une portée documentaire, cela pourrait faire connaître la réalité, cela pourrait permettre aux journalistes (notamment catholiques) de s'instruire. Non point. Ce rapport explique encore en octobre 1962 que le gouver­nement hongrois de Kadar n'est maintenu en place que par l'occupation militaire soviétique. Qu'importe. On ne veut pas le savoir. La Hongrie est noblement un « pays socialiste déstali­nisé ». Comme on vous le dit. \*\*\* Or remarquons-le : pour le public laïc et ecclésiastique de *Témoignage chrétien*, il n'est pas besoin de plaider, d'expliquer, de justifier : tout cela VA DE SOI. Ni précautions oratoires, ni arguments ne sont nécessaires. *Témoignage chrétien* connaît son public et son degré de conditionnement sur ces questions. Ce public est d'emblée d'accord sur les « fermes collectives », d'emblée d'accord sur les « pays socialistes déstalinisés ». L'IN­FORMATION a suffisamment conditionné ces esprits pour qu'il n'y ait même plus là pour eux matière à discussion. *Témoignage chrétien* est POUR le régime hongrois tel qu'il est. *Témoignage chrétien* n'a jamais caché cette position et l'a même parfois hautement affirmée, notamment dans l'article de son directeur qui est intégralement reproduit dans notre tiré à part : La technique de l'esclavage (pp. 47-68). \*\*\* 134:69 « Construire le socialisme » : cela veut dire pour *Témoignage chrétien* construire un régime analogue au régime hongrois, au régime polonais. Tel est le nouvel ordre social chrétien, aux yeux d'une partie des catholiques. Des militants d'Action catholique, des prêtres, des évêques, lisent et recommandent *Témoignage chrétien**, ***soit sans compren­dre quel est exactement ce « socialisme », soit sans y attacher d'importance, soit en plein accord conscient et délibéré. Et vous dites qu'il n'y a présentement aucune espèce de crise dans l'Église ? ### Notules bibliographiques - **LE CHRISTIANISME ET L'HOM­ME CONTEMPORAIN.** -- *Un vo­lume de Jean Daujat, chez Mame. On connaît la sûreté doctrinale et le don pédagogique de l'auteur, qui se retrouvent dans ce nouvel ouvrage. La première partie oppo­se les vérités du réalisme chrétien aux impasses de l'idéalisme mo­derne. La seconde partie dissout les illusions de l'humanisme mo­derne au contact des réalités de la vie chrétienne.* *Du même auteur, une commu­nication au Centre d'études poli­tiques et civiques* (*C.E.P.E.C., 25, boulevard des Italiens, Paris* 2^e^) : « *La troisième guerre mondiale est commencée* »*, remarquable étude du communisme publiée en brochure par le Bureau d'études du C.E.P.E.C.* - **FOLLIET.** -- *Deux livres :* Le Père Remillieux, curé de N.-D. de Saint-Alban, *aux Éditions de la Chronique sociale de France ; L'homme social, essai d'anthropo­logie sociale, chez Fayard.* - **MADAGASCAR. --** *De Christiane Fournier *: Dialogues à Madagas­car, *aux Éditions Fleurus*. - **VERS L'UNION DES CHRÉ­TIENS.** -- *Sous ce titre, un nou­veau volume de Georges Huber* (*Éd. du Centurion*)*, qui fait suite à son livre :* Vers le Concile *que nous avions recommandé à nos lecteurs* (*voir numéro* 54, pp. 63 *et suiv*.). *Dans ce nouveau livre, intéressant et judicieux à bien des égards, une importance fort disproportionnée est accordée au P. Congar, surtout quand c'est pour reproduire des vues plus incisives qu'indiscutables* (*par exemple* pp. 117-118). - **SAINTE JEANNE DE CHANTAL.** -- *Délicate, fine et passionnante biographie, par Anne Leflaive* (*Éditions France-Empire*). - **MASSIS.** -- *Son nouveau livre :* Barrès et nous (*Plon*). *Émouvant et profond. Avec une importante correspondance Barrès-Massis.* 135:69 - **LA SCIENCE CONTRE LA FOI.** -- *Traduit par Jean de Madré, chez Fayard, un ouvrage capital de Mgr Fulton J. Sheen, le célèbre évêque auxiliaire de New-York, une des plus grandes figures de l'épiscopat contemporain.* - **HISTOIRE DE LA MÉDITERRA­NÉE.** -- *Par Paul Auphan, aux Éditions de la Table Ronde. C'est une histoire de la civilisation chrétienne en son centre géogra­phique et moral. Un livre à lire*. - **L'ÉGLISE EN POLOGNE.** -- *Très bon livre, par Pierre Lenert, aux Éditions du Centurion* (*C'est-à-dire la Bonne Presse*). *Un* « *liminai­re *» *du Directeur de la Collection s'efforce d'expliquer, de justifier et presque d'excuser un tel livre. Cela en dit long sur l'état d'esprit du grand public catholique au su­jet du communisme... Le contenu du livre avait déjà paru, sous forme d'article, dans* La Croix : *nous ne sommes pas souvent d'ac­cord avec les appréciations cir­constancielles, les tendances uni­latérales, les partis pris politiques et religieux de ce journal. Nous sommes donc parfaitement à l'aise pour lui rendre hommage sur ce point, et pour féliciter le centurion Bonne Presse d'avoir édité ce livre. -- ouvrage qui contient surtout des faits, mais terribles. Ceux qui nous présentent la Pologne comme étant en quelque sorte à l'avant-garde du véritable et nouveau ordre social chrétien, appelé* « *Construction du socialisme *», *se trompent profon­dément ou même, dans certains cas, sont des menteurs. En un moment où l'on nous parle tant de* « *l'exemple polonais *», *ce livre de vérité, et de grande qualité naturelle et surnaturelle, est suscep­tible d'éclairer beaucoup d'es­prits*. - **LES S.A.F.E.R. --** *Ce sont les* « *Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural *». *Une excellente brochure, à faire connaître de Philippe Meugniot et Pierre Marchand *: « *Pour ou contre les S.A.F.E.R. ? *» *Éditée par les* « *Cercles ruraux d'action doctrinale *», 8, *boulevard de Gla­tigny à Versailles.* ============== 136:69 Notre ami Louis Salleron a été cruellement frappé par la perte de l'un de ses fils, René, décédé accidentellement le 29 novembre, à l'âge de 19 ans. Nous disons ici à Louis Salleron, au nom de la rédaction d' « Itinéraires » et au nom de ses lecteurs, notre profonde affection, la part que nous prenons tous à sa peine et à celle des siens ; et nous recommandons cette intention de prière aux messes du dernier vendredi du mois. ============== fin du numéro 69. [^1]:  -- (1). Les traductions diffèrent plus ou moins. Pour l'original portugais et l'examen critique des différentes versions, voir Chanoine Barthas : *Fatima, merveille du XX^e^ siècle* (Fatima-Éditions, 3, rue Constantine, Toulouse), pp. 85 et suiv. [^2]:  -- (1). Prière prévue pour une récitation quotidienne. Revêtue de l'imprimatur de l'Évêque de Leira-Fatima. [^3]:  -- (2). C'est-à-dire aux quinze mystères du Rosaire. [^4]:  -- (1). Voir les cent pages de documents pontificaux de notre numéro sur « La Royauté de Marie et la consécration à son Cœur Immaculé » (*Itinéraires*, numéro 38 de décembre 1959).  [^5]:  -- (1). Dans *Divinitas* (revue publiée par la Pontifica Universita Lateranense), 1961, n. 2. Un copieux résumé de cet article du P. Gagnebet dans les « Documents « du n° 61 d'*Itinéraires*. [^6]:  -- (1). Voir l'éditorial du numéro 67 : « *Notre désaccord...* »*.* [^7]:  -- (1). Ces réflexions s'ajoutent aux chapitres suivants de mon livre *Sur nos routes d'exil, les béatitudes* (n.e.l. Paris) : Bienheureux les pauvres, Notre Sauveur est un Dieu caché, Prudence de la chair et prudence de l'esprit. [^8]:  -- (2). *Note conjointe*, dans l'édition de la Pléiade, p. 1406 et suiv. [^9]:  -- (1). Dans le volume collectif (et fort inégal) *Une Sainte parmi nous*, publié chez Plon à Paris vers 1936, admirable chapitre de Thibon : « La douleur et la mort chez sainte Thérèse de Lisieux ». Voir aussi du même Thibon le chapitre : « L'homme et l'héroïsme », dans *Retour au Réel,* Fayard éd., Paris. [^10]:  -- (1). J. Maritain. *Raison et Raisons,* Paris 1948, pages 347 à 350. [^11]:  -- (1). Jean Daniélou : *Le mystère du salut des nations* (Éditions du Seuil, 1946), pp. 56-57.