# 70-02-63 4:70 ## JOINVILLE *DANS CE NUMÉRO nous commen­çons la publication intégrale de l'* « *Histoire de saint Louis* » *par Joinville. Pourquoi et dans quel esprit ? Les articles du P. Calmel, de Pierre Boutang, de Jean Madiran constituent à divers degrés de généralité ou de proximité la préface à une telle publication, faite aujourd'hui et pour notre temps.* 5:70 ### Une France de Chrétienté JE CROIS QUE Notre-Seigneur exerce sa régence souveraine et son pouvoir justicier sur l'histoire du genre humain en général et sur l'histoire de notre patrie française en particulier. La *judiciaria potestis Christi* expliquée par saint Thomas à la question cinquante-neuf de la *Tertia Pars* n'est pas un vain mot. *Pater potestatem dedit ei judiciam facere quia Filius hominis est :* le Père lui a donné le pouvoir d'exercer le jugement parce qu'il est Fils de l'Homme (Jo, V, 27). Si nous croyons au jugement du Christ sur l'histoire, non seulement à la fin des siècles mais aussi, comme l'enseigne l'Apocalypse, pendant que les siècles se déroulent, nous croyons par le fait même que le Christ frappe les hommes par de justes châtiments. Dans cette perspective, il n'est pas déraisonnable de penser que notre époque n'échappera pas aux fléaux qu'elle mérite et qu'elle s'est préparée. Je peux me tromper, et je n'ai bénéficié évidemment d'aucune révélation particulière. Mais j'ai bien le droit de conjecturer d'après les leçons ordinaires de l'histoire. C'est ainsi qu'au XVIII^e^ siècle la prévarication d'une partie des élites françaises avait dégradé les mœurs et affaibli les institutions à un tel degré que, sauf un miracle de Dieu, le châtiment de la Révolution devait s'abattre, sur notre pays ; ce fut ce qui arriva, car Dieu ne fit point de miracle. Nous pouvons faire une observation analogue pour la guerre de 1870. Nos arrières-grands-oncles du reste eurent conscience d'avoir mérité un châtiment ; c'est pourquoi, la paix une fois revenue dans une France endeuillée et mutilée, ils élevèrent la Basilique du Sacré-Cœur comme un monument de réparation : *Gallia pœnitens et devota.* Une objection se présente tout de suite. A parler des châtiments divins n'est-on pas exposé à interpréter l'histoire d'une façon très subjective, sinon toute gratuite ? Cela peut être vrai dans tel ou tel cas ; cela ne peut être vrai dans tous les cas. 6:70 Car s'il est incontestable (et c'est incon­testable) que le Christ exerce son jugement sur l'histoire, qu'il châtie effectivement les sociétés coupables, il doit se trouver des cas où l'on peut affirmer : *digitus Dei est hic*, le doigt de Dieu est là. Je n'ignore pas non plus qu'à parler d'un Christ justicier on risque d'effrayer les âmes et sur­tout de les décourager. Mais quoi, les Épîtres, et l'Apo­calypse et l'Évangile lui-même ne nous montrent-ils pas assez souvent le Seigneur sous les traits du souverain juge ? Ce ne peut être pour nous décourager ; nous voyons en effet que lorsque Jésus-Christ nous frappe au dehors par la rigueur de la justice il nous visite au-dedans par la dou­ceur de la grâce. Si nous considérons l'histoire du bon lar­ron nous voyons que, devenu docile à travers les tourments à l'appel intérieur du Christ, il a transformé la juste puni­tion en une réparation d'amour ; il a pris occasion du sup­plice qu'il méritait pour communier dans la foi et l'amour à la Victime innocente qui s'offrait à côté de lui pour la rédemption de tous les péchés. Par ailleurs pouvons-nous douter que, durant les horreurs inimaginables de la guerre juive, prédite par le Seigneur comme une punition inéluc­table, sa grâce toute-puissante n'ait converti et sauvé une multitude de pauvres Israélites sans malice dont le seul tort était d'appartenir à un peuple prévaricateur ? Si la médi­tation de l'Écriture nous donne l'assurance que le Seigneur exerce sa justice et qu'il inflige des châtiments, cette même méditation loin de nous détourner de croire à la miséri­corde du Rédempteur nous la fait percevoir à l'œuvre dans les coups de la justice elle-même. Ainsi croire en un Christ justicier loin de briser notre courage redoublera notre con­fiance ; car ce justicier n'est pas comme les autres ; il les transcende à l'infini ; sa justice est celle, d'un Dieu rédemp­teur. *Miserere nostri, Jesu benigne, qui passus es clementer pro nobis*. \*\*\* On se gardera d'ailleurs de tout esprit systématique pour apprécier les jugements du Seigneur sur les nations. L'expérience dans ce domaine démontre en effet que, à vouloir systématiser, on déformerait grossièrement. Les coups les plus rudes n'atteignent pas toujours les nations ou les groupes les plus coupables. Toutes proportions gardées, les choses se passent souvent comme pour l'aveugle-né de l'Évangile. 7:70 *Ni lui ni ses parents n'avaient péché, mais ce mal avait été permis pour manifester la gloire de Dieu en lui*, pour que ce malheureux puisse témoigner à Jésus une confiance, une reconnaissance que sans doute il n'au­rait pas eues autrement, du moins à ce degré. Dès lors, si tels et tels pays catholiques d'Europe sont aujourd'hui écrasés par la barbarie soviétique nous n'allons pas sup­poser qu'ils aient péché plus que d'autres. Je ne tiens pas leur servitude pour une punition ; je vois seulement, dans le sort horrible que Dieu a permis pour eux, une invita­tion mystérieuse mais certaine à témoigner héroïquement de leur foi ; j'y vois plus encore une sommation suprême lancée aux nations chrétiennes encore libres d'avoir à se convertir ; -- de sorte qu'elles échappent au malheur qui les guette, elles aussi, et qu'elles se hâtent de venir délivrer les victimes de l'oppression. Hélas ! les nations encore libres sont tombées en léthargie. Que faudra-t-il pour les tirer de leur engourdissement ? Nous voici au sixième anniver­saire de l'écrasement de la Hongrie. Dans les chrétientés libres presque partout cet anniversaire est passé inaperçu. Très rares sont les paroisses où le dimanche 28 octobre on a fait prier pour nos frères de Hongrie et pour l'Église persécutée. Semblablement, la chrétienté d'Algérie a été détruite, Dieu sait après quelles horreurs, et l'Église de France, sauf des exceptions rarissimes, ne s'est pas départie d'un silence total ; un silence effrayant. De graves personnages, quelquefois des ecclésiastiques, ont poursuivi, impassibles, leurs commentaires mensongers des événements, ils ne nous ont épargné aucune imposture. Le communisme, disent-ils, n'est qu'un malentendu fâcheux, un épisode sans importance. Le monde évolue vers un mieux indéniable. Avancez dans le sens de l'histoire et vous parviendrez bientôt à la réconciliation des peuples. Laissez donc les idées périmées d'Enfer éternel dans l'au-delà et de châtiments divins dès cette terre ; « *conciliez sur le terrain d'un amour sincère du Progrès naturel, les prétentions et absolutismes des croyants et des incroyants* » ([^1]), et apportez votre concours à l'effort collectif pour construire une terre pleinement hominisée... 8:70 Lorsque nombre de publicistes et de prédicateurs dans les nations encore libres s'occupent avec zèle à farcir les têtes de conceptions aussi aberrantes, il est bien difficile que la pensée de se convertir demeure familière ; ou la pen­sée de vivre en solidarité active avec les persécutés. Alors ? Eh ! bien alors, comme l'écrivait Maritain voici plus de trente ans : « Des enlisements trop profonds ne laissent à Dieu que des moyens sans douceur de balayer son aire » (*Les Degrés du Savoir*, p. 705). L'heure sonnera des châti­ments divins sur les nations encore libres. L'égoïsme, la lâcheté, l'endurcissement des âmes, leur habitude de crou­pir à l'aise et en repos dans les péchés mortels de toute espèce, en un mot la dégradation des mœurs privées et publiques sera devenue si abjecte aux yeux des hommes et si offensante pour Dieu, l'héroïsme chrétien sera tellement raréfié, que le faible rempart des quelques institutions honnêtes qui subsistent encore ne parviendra plus à tenir ; ce sera l'effondrement, le chaos, et peut-être des horreurs inimaginables. Nous croulerons avant d'avoir pu nous res­saisir, à la manière dont certains noceurs fainéants suc­combent à une attaque, et dans l'espace d'une demi-journée entrent si bien en suintement infect et liquéfaction générale qu'il faut de toute urgence les enfermer en des cercueils spéciaux. Je sais que le Seigneur peut accomplir un mi­racle et nous convertir. Mais comment convertir des peuples qui sont replets de satisfaction de soi, indifférents à l'écra­sement des chrétiens leurs frères, et à qui leurs guides dans la foi ne prêchent guère la pénitence ? Si j'estime proches les châtiments divins, proches et à peu près inévitables, pourquoi ne pas poser ma plume tout de suite, ? La question est certes naturelle. Cependant le prophète me dit : *Crie et ne cesse pas, que ta voix résonne comme la trompette* (Isaïe LVIII, 7). Si je prêche l'Évangile de la conversion à l'approche « du jour du Seigneur et de la grande tribulation » ; je suis persuadé de trois choses : d'abord il se trouvera, des âmes qui attendaient qui consentiront à se convertir ; ensuite, parce que nous serons disposés à accueillir les fléaux d'un cœur contrit et humilié, ils tourneront à notre sanctification et, comme disent les théologiens, la peine deviendra médicinale ; enfin, voyant notre bonne volonté le Seigneur abrègera le temps de la tribulation, musellera plus tôt la Bête satanique, permettra que puisse fleurir une nouvelle chrétienté sur la terre française. \*\*\* 9:70 Je ne suis pas un spécialiste des diagnostics, et les dia­grammes de la sociologie contemporaine, serait-elle reli­gieuse, ne m'inspirent pas un attrait irrésistible ; ils laissent en effet échapper le plus profond : l'âme, les passions, le péché. Au contraire les analyses de visionnaires aussi puis­sants que Drumont, Péguy, Bernanos, pour m'en tenir à ceux-là, se portent immédiatement aux réalités cachées, mettent à nu les ressorts invisibles. Or ils décèlent les symptômes irrécusables d'une dissolution de la chrétienté française. Péguy cependant lance le cri audacieux : « il faut que France, il faut que chrétienté continue ». N'est-ce pas un cri téméraire ? A-t-il mesuré la portée de son adju­ration ? On ne saurait en douter si l'on se souvient de ses analyses sur les élites intellectuelles en place, sur l'argent, et sa domination dans la société contemporaine. Péguy était parfaitement lucide quand il demandait, quand il adjurait. « Il faut que France, il faut que chrétienté continue ». Il se rendait compte de la situation, il n'était pas naïf sur le prix qu'il y faudrait mettre. Il se refusait cependant à désespérer. Toute différente est l'attitude d'un Drumont, « maître du désespoir lucide » comme l'appelle Bernanos. Après avoir décrit avec une pénétration sans égale, avec le génie d'un visionnaire de l'actualité, la conquête spirituelle, poli­tique et économique de la France par la haute banque et les sociétés occultes, après avoir enregistré l'échec de sa propre tentative d'assainissement et de délivrance, il con­cluait : « J'ai vu un homme passionné et vaillant... écrire les *Chants du soldat...* j'ai vu, depuis, cet homme qui se nomme Paul Déroulède mettre sa main dans la main de Naquet et imposer comme vice-président à ses Ligueurs ce Juif infâme qui, pour enrichir une société financière, avait vendu à nos ennemis le secret de la poudre sans fumée. -- J'ai admiré et aimé Albert de Mun... l'éloquent champion de la France catholique. J'ai vu ensuite cet homme, qui semblait l'honneur même, figurer dans un comité organisé pour rétablir la grande monarchie française côte à côte avec Arthur Mayer qui, au su de tout Paris, avait été le Mercure d'une femme galante qu'on appelait Blanche d'Antigny. -- J'ai vu le Nonce du Pape, Rotelli (féliciter) Léo Taxil, l'auteur des *Amours secrètes de Pie IX.* 10:70 A l'exemple de Jésus, mon divin Maître, j'avais pris la défense des opprimés contre les voleurs et les exploiteurs du pauvre peuple. En haine de moi j'ai vu le représentant du Vicaire de Jésus-Christ s'unir à celui qui a couvert d'immondices Notre-Seigneur et la très sainte Vierge Marie... Quand un psychologue a vu tout cela dans le court espace d'une année, il n'a plus grand-chose à voir encore et il ne lui reste qu'à faire son testament avant la catastrophe finale. » (*Le testament d'un Antisé­mite* ([^2])*,* livre 1^er^, au début). Il reste sans doute autre chose à faire. Mais comment le dire sans parler du dehors, sans imiter les amis de Job qui, en pleine euphorie, en parfaite santé, apportent au malheureux un réconfort pharisaïque ? En présence du dégoût intolérable qui provient d'une cer­taine forme de trahison, surtout quand elle est passée dans les mœurs, on a surtout envie de se taire, on essaie de prier. Que la prière du moins soit assez véridique, assez simple, pour permettre de percevoir les vérités de la foi, pour se souvenir avec réalisme que le saint sacrifice de la Messe est toujours offert, toujours efficace, de même que l'Évan­gile est toujours à l'œuvre, même si les dignitaires les plus augustes diffusent des mœurs de mensonge, même si le prosternement inconditionnel devant les suppôts de la Bête est passé en habitude. Même après les expériences désespé­rantes rapportées dans les souvenirs de Drumont il reste autre chose à faire que désespérer. On voudrait le dire très bas par crainte d'indiscrétion et pour ne pas exaspérer en­core, des êtres nobles qui arrivent au bout de la résistance spirituelle, il reste à croire en Jésus-Christ avec une foi assez forte pour devenir agissante, pour travailler encore à ce que *la France, la chrétienté continue.* Si le diagnostic de la décadence contemporaine est poursuivi *in conspectu Dei et Jesu Christi*, nous ne risquons pas de nous laisser aller au désespoir. Nous saurons que les promesses du Seigneur aux chapitres second et troisième de l'Apocalypse se réalisent toujours, serait-ce dans une société apostate. Comme à l'époque reculée de l'Empire persécuteur avec les ongles de fer, les chevalets incandescents et les fauves du Grand Cirque, les promesses du Seigneur sont pleinement tenues à l'époque présente de l'État totalitaire et laïciste, de la persécution communiste, de la grosse finance internationale, du viol des consciences, quotidien et organisé, grâce aux moyens nouveaux des « techniques audio-visuelles ». 11:70 Donc voici ce que le Seigneur nous promet : « Au vainqueur je donnerai de la manne cachée ; je lui donnerai aussi un caillou blanc, un caillou portant gravé un nom nouveau que nul ne connaît, hormis celui qui le reçoit... Celui qui restera fidèle à mon service jusqu'à la fin je lui donnerai pouvoir sur les Gentils... Voici que je me tiens à la porte et je frappe ; si, répondant à ma voix, quelqu'un ouvre la porte, j'entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi. » S'il en est vraiment ainsi (et il en est ainsi vraiment), si nous soupons avec le Seigneur et lui avec nous, nous ne pouvons pas capituler. *Celui qui me mange vivra par moi ;* vivre par lui c'est le contraire de la capitulation. Si la vie du Christ pénètre dans notre cœur et nos pensées nous ferons ce qui est en nous, aussi réduit soit-il, pour promouvoir des institutions de chrétienté. Nous refuserons d'abord d'entrer en complicité avec les mœurs du laïcisme et du progressisme et nous rejetterons cette casuistique abjecte qui excuse les pires complicités, qui les encourage même au nom du progrès, de l'évolution, et parfois au nom d'un certain esprit missionnaire. Nous accepterons par avance les sacrifices inévitables, parfois très durs, de *ceux qui ne veulent pas se conformer à ce siècle ni porter le signe de la Bête*. « Si ta main te scandalise, coupe-la, et si c'est ton œil, arrache-le. » Au milieu d'un monde diaboliquement calculé pour que notre main ou notre œil deviennent pour nous occasion de scandale, nous sommes résolus d'avance à déambuler comme des manchots ou des borgnes. Qu'importe, c'est à ce prix que le Seigneur demeure avec nous et que nous rendons témoignage de lui. « Il faut que France, il faut que chrétienté continue. » Toutefois, vous me faites observer que Péguy lui-même, avec ses élucidations si aiguës, formulées sur un ton si honnête, au sujet de la Sorbonne et de ses méthodes rapetissantes, et au fond matérialistes, n'est point parvenu à redonner à l'enseignement un statut de chrétienté. J'ignore même s'il envisageait cette question. Ce qui est certain, son œuvre le prouve, c'est qu'il a redonné à l'enseignement une âme de chrétienté ; et il fallait commencer par là. Il fallait prouver par l'exemple, comme il l'a fait merveilleusement -- ainsi que quelques autres -- que la laïcisation des facul­tés créatrices, commencée au moment de la Renaissance, n'était pas admissible et qu'elle prenait fin. 12:70 Il fallait atta­quer le mal du laïcisme, et le vaincre, à cette profondeur secrète où il ronge et empoisonne la vie de l'esprit, la source vive des œuvres. Après quoi un statut juridique de chrétienté -- pour le maître et pour le disciple -- trouve­rait sa pleine signification. Des écoles de chrétienté présup­posent des maîtres chrétiens, chrétiens dans leur cœur, leur intellect, leur imagination. Hélas ! nous avons main­tenant certains maîtres, clercs ou laïcs, officiellement chré­tiens, mais qui sont en réalité acquis au progressisme et qui ne laissent pas d'enseigner dans des établissements chrétiens. Quoi qu'il en soit, afin que des institutions de chrétienté puissent se reconstruire en vérité, ce qui est tout le con­traire d'une restauration pharisaïque, l'action et l'assis­tance de prêtres évangéliques, de prêtres qui tendent à vivre au niveau de la *Sainte Église*, est absolument indis­pensable. Rien à attendre du prêtre médiocre. Ou plutôt on doit attendre de lui qu'il fasse glisser hypocritement les âmes rachetées, confiées à son ministère surnaturel, sur la pente des aberrations à la mode du jour et des trahisons dans le sens de l'histoire ; il accompagnera ce beau travail, de simagrées bénissantes et de paroles onctueuses. Cette amère leçon, cette leçon tonique, sur les dégâts incalcu­lables du prêtre médiocre se dégage de toute l'œuvre de Bernanos, particulièrement de ses écrits politiques. A ce titre et par contraste, parce qu'il oblige à regarder en face les conséquences, sur les institutions même, de la médio­crité sacerdotale, de la veulerie ecclésiastique, Bernanos nous est extrêmement précieux pour concevoir et promou­voir une chrétienté, une France de chrétienté. J'espère le montrer plus longuement une autre fois. J'ajoute seule­ment pour aujourd'hui que je ne considère pas évidemment Bernanos ou Péguy, *a fortiori* Drumont, comme des Pères de l'Église ; je n'obligerai personne à les admirer et mon admiration personnelle n'est pas sans réserve. Je tiens seu­lement à faire observer qu'ils ont perçu intensément, quelles que soient leurs limites, la nature et les exigences d'une chrétienté, d'une société chrétienne, d'une France chré­tienne. A leur enseignement je n'oppose pas celui de Mari­tain philosophe ; je crois bien plutôt qu'ils sont complémentaires. 13:70 Pas de renouveau de la chrétienté en effet sans un renouveau doctrinal et thomiste. Encore faut-il que ce thomisme touche terre, qu'il ne manque pas de sève humaine, qu'il soit autre chose qu'un stérile usinage de con­cepts orthodoxes dans je ne sais quelles régions irréelles. Mais justement le thomisme, par sa loi la plus profonde, demande à toucher terre, à se nourrir de sève humaine. J'écoute les écrivains qui depuis un demi-siècle et sachant le poids de ce qu'ils disaient nous ont parlé de la chrétienté. Mais je considère davantage encore les exemples venus de plus haut et situés dans le pur spirituel : une Thérèse de Lisieux, -- seconde patronne de notre patrie, -- un Père de Foucauld, un Psichari. Il faut aussi faite mémoire de ceux qui, à la suite des Papes du XIX^e^ siècle ont exposé, défendu, illustré la doctrine de la constitution chrétienne des États, le principe inébranlable de la régence du Christ sur la chose politique en général et sur la France en particulier ; je songe à Dom Besse et surtout au Cardinal Pie, dont les enseignements continuent de nous atteindre, contre vents et marées, grâce au zèle si cordial des animateurs de *Verbe.* \*\*\* Je ne pense pas avoir beaucoup d'illusions sur les pou­voirs exorbitants de la Bête en cette seconde moitié du vingtième siècle, car j'ai médité trop longuement que le diable perfectionne ses méthodes à mesure que s'approche le Retour du Seigneur et que s'avance l'Antéchrist et son armée. *Le Fils de l'Homme,* maître et juge de l'histoire, l'Agneau victorieux qui brise les sceaux du livre des destinées, a permis que la Bête soit puissante jusque là, même en France. On pense au *Sinite usque huc* prononcé par Jésus au jardin de l'agonie, lorsque se déchaînait la puissance des ténèbres. Or sans illusion sur les pouvoirs nouveaux que la Bête s'est acquis depuis deux siècles, mais surtout depuis cinquante ans, persuadé aussi que le Sei­gneur devra nous châtier -- (mais les coups de sa justice sont une visite de sa miséricorde) -- je suis bien sûr que nous avons autre chose à faire que sombrer dans une rumi­nation morose, et passer notre temps à remâcher du poi­son. Croyons plutôt aux paroles si fermes du Seigneur : « Mes brebis, nul ne les arrachera de ma main. Ce que le Père m'a donné est plus précieux que tout, et nul ne peut le ravir de la main de mon Père. Mon Père et moi nous sommes un. » (Jo. X, 28-30.) 14:70 Souvenons-nous des promesses de l'Apocalypse. Participons au Saint-Sacrifice qui sera offert indéfectiblement jusqu'au Retour en gloire du Fils de l'Homme -- *donec veniat*. Alors sans doute, pour réduits que soient nos moyens, et diabolique l'opposition, nous ne capitulerons pas devant la Bête, nous ne désespérerons pas de refaire une France de chrétienté. Chacun à notre poste et selon les lois particulières de notre mission, soldat ou maître d'école, agriculteur ou magistrat ou petit employé dans une entreprise babylonique, ou prêtre du Seigneur res­ponsable d'un petit troupeau peut-être sournois, affolé ou désemparé, nous essayerons de promouvoir le renouveau chrétien de la France et une civilisation point trop indigne du Christ-Roi. R.-Th. CALMEL, o. p. 15:70 ### Pour nous, saint Louis... par Pierre BOUTANG ON NOUS RABÂCHE, cher Jean Madiran, que ce temps, notre temps, est dur ; « siècle de fer », etc. On nous le rabâche même de très haut. Et nous sa­vons tous deux où cela fut pris et appris, de quelle sour­ce, celle même où s'abreuvait notre jeunesse, et qui n'était pas surnaturelle. Pure sans doute, mais non sur­naturelle, ne prétendant pas l'être, prétendant au con­traire ne l'être point... Et lorsque j'ouvre ce « dictionnaire politique et cri­tique », que vous devez bien avoir aussi sur vos rayons -- pas exactement à portée de la main, mais à une place qui exige un léger déplacement, chaque fois que vous le consultez, un départ de tout le corps, et, comme il convient, un départ temporel -- lorsque j'ouvre cette « somme », et vais à la lettre L, à Louis, je ne trouve pas le neuvième Louis, je ne rencontre pas le saint. Sans doute cette absence est l'œuvre ou la marque des disciples qui assemblèrent l'ouvrage, et du moment ; sans doute aussi saint Louis est-il moins absent de l'*En­quête sur la monarchie...* mais ne lésinons pas. Maurras que ni vous ni moi n'avons jamais eu le goût de renier, ne pouvait « accentuer » saint Louis comme il accentue Louis XI, et Louis XIV, et même plus simplement le gros Louis VI tout occupé à rendre sûre la route d'Or­léans à Paris, pour n'y être pas dévalisé, pour ne pas y laisser humilier la petite graine (même pas la tige), de ce qui serait un jour l'État, la « mauvaise plante » inspirant à Dante une terreur sacrée. 16:70 Oui, Maurras parle merveilleusement de l'œuvre capétienne et des Capé­tiens ; il garde le silence sur le plus « grand » des Capétiens, sans doute parce qu'il pressent que « grand » n'est pas le mot juste, que la nature n'y suffit pas, que Louis IX, révèle un autre ordre, à partir de cet ordre : en partant de lui, en prenant, pour le sauver ou le gar­der, sans doute, une distance qui pourrait être infinie. Les deux enfants\ et le siècle « dur » Or c'est chez Maurras que j'ai, enfant, appris la royauté. Une royauté qui serait faite pour « notre temps », moderne même -- nous ne nous refusions rien c'est-à-dire justement pour un temps dur, dont la France ne devait pas être la victime. Certes ce n'était pas définitif, cela n'avait pas toujours été ainsi : tous nos raisonnements politiques maintenaient l'exception de la Chrétienté, de « la seule internationale qui tien­ne », comme nous disions. C'était le passé, l'âge d'or ou de moindre fer, et s'il pouvait revenir, nous ne nous demandions pas comment. Cette Chrétienté-là demeurait abstraite : ni mes aumôniers ni les professeurs, au lycée, ne m'en disaient plus, sur elle, que Maurras et l'Action française. Elle servait surtout à rabaisser et réfuter les autres inter­nationales, prolétariennes ou pacifistes. Elle n'était pas habitée par saint Louis ni par le Pauvre d'Assise. -- *Le temps n'est pas si dur* -- me répondait un camarade, fils du maire socialiste de notre ville -- *nous allons à la paix par l'Internationale*... C'était en 1929, nous avions autour de douze ans, et je nous vois, dans la rue où j'allais faire des commis­sions où il m'accompagnait, n'étant pas « fier », à la coopérative... La politique, la discussion politique nous prenait tôt -- quelque chose d'analogue s'est produit avec nos enfants, à cause de l'Algérie --, mais nous étions deux cas un peu particuliers, monstrueux : 17:70 lui comme fils de politicien, race politique ; moi par l'*Ac­tion française* lue dans le dos de mon père, cette *Action française* qui venait d'être condamnée par l'Église. Nous étions ivres de dispute. Il niait que l'on pût encore trouver un sens à ce petit mot roi ; et je n'allais pas invoquer saint Louis, répondre par saint Louis... Je lui démontrais plutôt que la république en abaissant le pays, le livrant à l'étranger, était plus passée que le passé, mortelle ; et s'il fallait un modèle, un mythe, c'est la France de Louis XIV qui en fournissait l'essen­tiel. Si je revois cette rue de Montand, et le camarade, qui s'appelait Michel Soulié, avant d'en venir -- pour en venir -- à saint Louis, c'est parce que j'ai tout loisir d'y songer ; lui aussi, d'ailleurs. « *Deus nobis haec otia...* » Nous avons tous deux loisir parce que nous sommes battus : les deux enfants qui débattaient ont été battus, par le cours de l'histoire ; lui aux élections, l'autre jour, comme radical, et malgré l'appoint des voix communistes, -- c'est clair, il était resté le même, fidèle à l'enfant qui défendait sa république -- et battu par qui ? Par un Neuwirth, l'École normale étant vaincue par une sorte de marchand de bretelles mais qui pou­vait invoquer Auguste et Louis XIV, ou leur image con­temporaine. Mais battu aussi, l'autre enfant qui lui tenait tête. L'espérance socialiste, pacifiste et républicaine de Mi­chel Soulié avait été écrasée par la guerre, puis par la paix, enfin par le suffrage universel ; mais l'espérance royale, le rêve de la monarchie n'étaient-ils pas plus finement, subtilement raillés : la « monarchie » tout le monde en parle, nous l'*avons* en France -- et ailleurs le Pouvoir se personnalise. Et c'est au nom de la raison d'État, jadis récitée, célébrée, que vous savez qui em­prisonne nos amis et nos frères. Je voulais que l'État fût personnel et fort. Il l'est, et je me fâche, je crie à la caricature indigne de ce que j'ai désiré, aimé. Je ne serai donc jamais content ? 18:70 Ce que nous n'avons pas dit Je ne serai jamais content. Vous connaissez, Jean Madiran, l'histoire de Jules Lachelier dont les élèves avaient été presque tous « collés » au baccalauréat de philosophie. (Il négligeait trop le programme et parlait beaucoup de Maine de Biran, d'ailleurs mal en cour, en ce temps-là.) Aux reproches de son Proviseur, il répon­dit qu'il lui fallait vingt-quatre heures pour réfléchir, proposer une explication. Revint le lendemain, et : « J'ai compris, monsieur le Proviseur, je ne leur ai pas assez parlé de Maine de Biran. » Tout réfléchi, nous n'avons pas été trop royalistes ce n'est pas pour avoir trop parlé du roi que nous avons été battus, en même temps que la « mystique républi­caine », et avons vu fonder bizarrement une sorte de monarchie contre la France et contre l'honneur, une monarchie de la raison d'État, mais de la raison d'État pour *perdre* une province et désespérer ceux qui l'avaient appelée à l'existence. C'est parce que nous n'en avons pas assez parlé parce que nous n'en avons pas dit, à cause du préjugé sur le siècle dur, ce qui pouvait retourner, convertir le siècle. L'enfant de 1928 avait raison de tenir le roi de France pour un personnage nécessaire et mystérieux, nécessaire pour que la France continue d'être une per­sonne, mystérieux en sa relation avec cette personne. Il n'était égaré -- et ne l'est longtemps resté qu'en ceci : ce roi avait réellement existé, une fois, d'une manière exemplaire et miraculeuse. Non seulement en notre époque, mais au cours de bientôt sept siècles nul de nos rois n'avait régné qui ne fût directement issu de son sang, qui n'eût quelque goutte de son sang, mais aucun, pour s'en éloigner ou s'en rapprocher, ne pou­vait être jugé, reconnu, hors de ce modèle, ou cette es­sence invisible. 19:70 Et lorsqu'il nous arrivait de désigner le prétendant eu trône de France, qui dès maintenant apparaissait à nos fidélités comme le roi, par ces mots de « fils de saint Louis », nous n'usions pas d'une cir­conlocution, nous disions son être et sa légitimité. Seu­lement nous ne le *savions* plus ; le sophisme de la du­reté de notre temps, qui rendrait caduque la monarchie de saint Louis, en évacuerait les leçons, nous bouchait la seule voie de salut. L'histoire selon la Croix,\ ou contre la Croix L'enfant avait tort (et généreusement Maurras, et aujourd'hui moins noblement de Gaulle), de croire que notre siècle est plus dur qu'un autre, en particulier plus dur que celui de saint Louis. Nous n'*avons* pas de siècle ; le siècle, « saeclum », c'est, dans l'origine, la « génération » ; c'est la marche dans la nuit du temps, la nuit temporelle des hommes de toutes les cités ; et tous, nous *sommes,* pour une part obscure, de ce siècle. Nul siècle n'est de fer ou de bois tendre. Ou plutôt tous sont durs comme le temps même, comme le cheminement temporel ; et personne n'y fut « tendre » -- en un autre sens, selon la charité divine -- avant le Christ, sinon par figure ou prophétie. Ce qui est dur, c'est le temps même qui contient la mort, ce noyau dur ; ce qui est tendre -- seul tendre c'est le dénudement de ce noyau, et lorsqu'il est jeté en terre, la poussée, hors du temps, de la nouvelle vie ; cet acte de dénuder ou dégager la mort -- elle n'est pas *au bout* du temps, mais incluse -- c'est l'instrument univer­sel de la Croix qui l'accomplit ; il ne donne pas, au contraire, la chair ou la matière de l'histoire, il les ôte, lui arrache tout droit à signifier autre chose que l'occa­sion du salut : comme si l'histoire ne valait que de con­tenir la mort, parce que la mort historique et tempo­relle devient l'objet de la résurrection. 20:70 Depuis que cet acte a eu *lieu*, exemple offert à la foi, cause du salut ou de la perte de chaque homme, impossible à l'histoire, au jeu du pouvoir ou du destin, de se constituer hors de lui. Il faut alors qu'elle s'institue avec lui -- saint Louis est l'exemple même de cette opération de jointure, qui n'a besoin d'être parfaite que dans un seul cas, une seule fois, comme le mystère ainsi rejoint s'est une seule fois incarné. -- Ou que l'histoire se dresse contre cet acte, proclame, comme l'ont osé pleinement les seuls marxistes, qu'il est une imposture et une aliénation, que la mort n'a jamais été dénudée, déparée du fruit temporel, pour la résurrection et la vie. Toutefois cette révolution contre la Croix ne devient une religion, et une pratique, que si la mort y est niée ; Marx, dans une célèbre page de sa jeunesse, affirme que l'homme libéré de la propriété, de l'*avoir,* sera bien tel qu'un dieu ; chaque homme possédera la réalité géné­rique de toute l'espèce, avec des sensations infinies ; quant à la mort individuelle, il suffit de la « mettre au compte » de l'espèce, elle n'est plus objet de pensée, de perte ni de salut. Ainsi le temps demeure, mais pour contenir une mort vainement enfermée en lui, ancienne passion, désormais absurdité, inutile. Comme pour l'in­défini du *Philèbe,* chez Platon, c'est encore un secret, mais secret négligeable, qu'il faut congédier « chaïrein eân » ; c'est la fin de l'histoire, avec la totale évidence de chaque homme à autrui et à lui-même. Seulement à la mort physique près... « Le Christ laisse aux autres... » Que si l'histoire est réellement instituée, plus encore qu'elle n'est comptée, dans le rapport au Christ et à la Croix, l'intercession de saint Louis, du saint roi, y de­vient mieux qu'un signe, une force qui décide, et chan­ge la vie. Nécessaire au chrétien qui doit rendre à César (et César s'estompe ou se soumet à une idée supérieure, moins contraignante, du Pouvoir), nécessaire au chré­tien qui doit rendre à Dieu ; Péguy l'a osé et deviné : 21:70 « *Jésus laisse aux autres. Il a laissé à saint Louis de montrer ce qu'est un roi de France et un grand saint sur le trône, et il a laissé à Jeanne d'Arc de montrer ce qu'est une grande sainte, à la tête des armées...* » Ce qu'est *un* roi, et un grand saint ; non un grand roi ; ce qu'est *le* roi, le Prince chrétien. Or il est presque impos­sible de l'être ; roi dans le temporel, cela n'a pas d'éga­lité à soi-même, et -- il faut l'avouer comme l'Ancien Testament l'avait senti -- le roi, la royauté n'arrivent que par accident, désir du peuple orphelin de force ; le roi, sans le sacre (et le sacre n'est, en puissance, que ce que la sainteté est en acte, la sainteté de Louis fonde le sacre avant et après lui) ne se distingue que par chance du tyran ; il penche sans cesse vers sa tyrannie. C'est le surnaturel, c'est la sainteté, qui pèse sur la royauté, lui permet d'être une essence, mieux qu'un fait. Une essen­ce, c'est-à-dire imitation du Christ, et développement du Christ dans le domaine où le Christ, qui ne fut ni sou­verain temporel ni chef d'armées, *laisse aux autres.* Dès lors, comment ? Comment, pour nous, saint Louis imite-t-il, prolonge-t-il le divin Pauvre ? Relisant Joinville, grâce à vous, cher Jean Madiran, et Rothelin, et l'histoire des croisades de René Grousset, j'ai cru en apprendre quelque chose. Il me faudra bien dix ans pour le dire ; en voici quelques *soupçons,* quelques re­gards d'en dessous, préliminaires. De l'imitation de saint Louis D'abord il n'imite que le Christ, par là il est imitable. Imiter Louis XIV c'est toujours bassesse ou clownerie ; « se prendre » pour Louis XIV... Personne ne se prend pour saint Louis ; il y faudrait le lit de cendres, l'échec, la vive pointe, « Ô Jérusalem » à l'heure de la mort. « Ô Jérusalem », l'unique mort de roi mourant qui ne sente pas le roi de théâtre. Et Louis XIV lui-même, si réellement grand, non comme roi chrétien mais en sa personne et son génie, ne peut faire autrement que d'imiter saint Louis, se relier à lui, au moins en ses douleurs. 22:70 Et quand il aime trop la guerre, pas assez les pauvres, il se relie, comme le prouve, en creux, en le creux de sa mort, sa dernière instruction, pour l'enfant qui règnera ; c'est un écho, sur le mode mineur, des enseignements de Louis IX à son fils, « ce décalogue des rois ». Imiter, dans un ordre *contraire,* c'est inventer, créer. Saint Louis imite le Christ, mais comme roi, en restant roi. Ce ne peut être en étant roi comme les Juifs l'at­tendaient charnellement, en étant ce qu'ils n'ont pas trouvé, se sont irrités de ne pas trouver -- et pour cela ils l'ont crucifié. Les Juifs sont justifiés aussi, non au­tant que le croit M. Jules Isaac, et autrement, par cette non-rencontre : avant saint Louis être roi, régner, et ne pas régner selon l'idée de la plus totale richesse et puissance temporelle, cela n'était pas croyable ; on pouvait imiter le Christ, mais on n'était plus roi ; régner comme serviteur des Pauvres, c'est l'invention de saint Louis, que la Sainte Chapelle, enserrant, recelant la cou­ronne d'épines comme le temps contient la mort, a ins­crite dans le verre et la pierre. Rester le roi de France, n'être que le serviteur des Pauvres, telle est la « contra­diction » comme nous modernes disons trop vite : en fait la « contrariété », l'incessante écharde dans la chair, qui tient Louis éveillé, l'oblige à inventer sa vie de pro­che en proche. Si éveillé qu'il ne dort pas encore, qu'il est présent à la France, dès que nous savons l'écouter qui respire. La source des larmes Secondement il n'est ni dur ni tendre, au sens mo­derne de nos tensions et nos relâchements. Il y a les « grosses larmes » du soir de Mansourah quand il a tout sauvé après les folles imprudences du comte d'Artois son frère, mais ce frère est mort, et Louis répond, à la nouvelle, qu'il faut que Dieu soit de tout ce qu'il donne adoré. Et c'est l'idée de l'adoration, c'est la consolation qui vont puiser les larmes. Péguy encore, sur ce point : « un pleurer qui remonte vers prier, d'où des larmes. » 23:70 En même temps, d'un même mouvement, il invente un supplice pour les blasphémateurs : de leur percer la langue. Notre sensibilité, putassière depuis un siècle et demi, s'en émeut. Mais comme le dit un sonnet à Orphée de Rilke, comme aussi la distinction schelerienne de la sympathie et de la contagion affective le suggère, « nul cœur n'a été élevé, aucun, -- parce qu'une crise de dou­ceur voulue vous fait grimacer doucement ». Oui autre­ment viendrait le Dieu de la véritable douceur, autre­ment est-il venu ! Nous avons, ces dernières années, res­tauré les tortures, pour moins que le blasphème ; que le blasphème ancien, qui était la lèpre de la parole, met­tait l'âme en péril de mort, puisque Dieu était vivant. Cette langue percée, parce que Dieu n'est pas mort, gêne les âmes doucettes de 1963. Elles querellent saint Louis pour ce qu'elles accordent, sans broncher, au co­lonel Debrosse. Le royaume gardé... Troisièmement Louis IX sut « garder saintement et loyalement son royaume ». Ce troisièmement est la jointure même que je disais, jointure de contraires, maîtrise de ces contraires. Il garde son royaume, comme il garde raison, et demande de garder raison. Ce n'est pas la mesure grec­que, même celle que purifie le chant d'Antigone ; à sa fille il osera écrire : « Dans ce qui est contre la gloire de Dieu, vous ne devez obéissance à personne », et de ce Dieu même -- « la mesure de l'aimer c'est l'aimer sans mesure. » Lorsqu'il s'éloigne de ces rives brûlantes de l'amour, il agit comme tous les autres Capétiens, avec adresse et force. Il garde son royaume, l'agrandit quand il peut ; ou le consolide. 24:70 Des niais, tout récemment, ont voulu invoquer sa leçon, et le traité de Paris de 1259 où il accorde à l'An­glais battu des terres qui avaient été conquises par son grand'père. De Gaulle aurait agi ainsi, avec l'Algérie, sacrifiant à la « décolonisation », ce droit nouveau, ce que Louis donnait au droit féodal ancien. Or voyez tous les textes, et comment Louis lui-même explique son acte ! D'une part il ne reconnaît pas le droit de l'Anglais, au contraire, mais « pour mettre amour entre mes enfants et les siens, qui sont cousins germains ». De plus il en fait « son homme », le fait en­trer dans son « hommage » pour des provinces où l'au­torité de la couronne de France était discutée, mal éta­blie. Enfin l'Anglais abandonne, en échange, ses préten­tions sur la Normandie, le Poitou, l'Anjou, le Maine, la Touraine. Est-ce mauvais marché ? Bossuet enseignant l'histoire au Dauphin, ne le pensera pas. Il louera un amour de la paix qui ne fait pourtant abandonner nulle terre, nulle place forte pour rien. ...saintement gardé Mais il garde saintement le royaume. La première fois qu'il se croisa, admettons-le, la *garde* alla dans un sens, celui de Blanche, sa mère, à qui elle fut remise, la sainteté de l'autre, avec la grande tentative pour Jéru­salem. Le principe de l'attaque en Égypte était juste, et d'échanger Damiette contre Jérusalem. Le succès ne fut pas loin, comme René Grousset le prouve. Ce succès, parce que nous sommes là dans le domaine où « la folie de la Croix » est souveraine, aurait eu moins de sens, pour nous, pour l'avenir, que n'en a eu l'échec, et l'usage de l'échec dans la forme qu'il leur donna. C'est qu'il fut bien, après là décision, en 1250, de *rester* en Syrie, le roi des pauvres, des prisonniers. Pour les pauvres prisonniers il repousse l'avis de tout son conseil, Joinville excepté. Pour eux encore, il renonce à la chance, incertaine mais non absente, de voir Jéru­salem en nouant l'alliance avec les Ayubides de Damas contre les Maineluks du Caire : c'est que la vie et la liberté de milliers de chevaliers dépendent encore des Mameluks. 25:70 Et ces quatre ans où il refuse le « dégagement » au­quel la seule mort de sa mère le contraindra, mais qui en son esprit ne sera pas sans retour, auront laissé une trace sainte et lumineuse en Orient. Par ces quatre ans il y a encore des Chrétientés dans ce qui avait été le royaume franc de Jérusalem. Pourtant était-ce garder le royaume, le garder sain­tement, que de partir pour Carthage en 1270 ? Joinville en doute, d'autant plus fort qu'il y fut un peu Pierre au soir de la Passion ; il se tait sur la *bonne* raison, que Bossuet indique : les facilités qu'offrait la présence de son frère Anjou en Sicile ; et sur la *vraie,* que Louis fut trompé par l'espérance d'une conversion de l'émir ber­bère qui tenait alors Tunis. Cette victoire par une con­version n'est-ce pas le dernier coup de la grâce, qui eût vraiment ouvert le chemin de Jérusalem ? Et plus belle que cette victoire, il n'y a que la mort de saint Louis, sur laquelle je me tais. « Ô Jérusalem »... Renversement du pour au contre Saint Louis, pour nous : en cette saison des mal­heurs, il nous apprend surtout que l'on peut aimer l'Église, lui être fidèle, sans être aveugle sur la trahison ou le relâchement des clercs. Que l'on ne doit jamais manquer à l'Église, mais que l'Église ne doit pas man­quer aux pauvres. Il envoya Joinville secouer sérieuse­ment les chevaliers du Temple, pour qui les captifs, et même le roi captif, semblaient tout à coup compter moins que l'or par eux amassé. Mais ce n'est pas tou­jours par cupidité que les clercs en viennent à trahir le Pauvre. 26:70 Nous venons, nous, d'assister à un extraordinaire ren­versement du pour au contre, où l'Église de France, les clercs en tant que tels (qui avaient eu si justement raison contre les plus superficielles interprétations du na­tionalisme, au nom des lois non écrites et de l'éminente dignité des pauvres non seulement dans l'Église, mais pour la France, fille de l'Église), ont tout à coup oublié leur propre enseignement, ou l'ont tenu pour accessoire. Je ne parle pas seulement de ce qui s'est passé en 1940, où la voix du cardinal Saliège fut au moins aussi réelle que d'autres ; ni même de 1945, où la condamnation des crimes nouveaux fut gênée par l'imputation d'un silen­ce sur les crimes précédents... Mais nous venons de voir, quand de Gaulle eut décidé, au nom de la raison d'État, de la « seule France » plus étroitement comprise que par le moins intelligent des disciples de Maurras, de *dégager* la France d'Algérie, nos clercs et nos évêques rejoindre et bénir son « politique d'abord ». Je n'accuse pas, je n'en gémis pas ; je constate ce phénomène que Joseph Hours désigne comme une séparation de l'Église et de la patrie, et qui est aussi une réunion de l'Église et de l'État : le parjure au sommet, la justice d'excep­tion, le déracinement d'une chrétienté, le massacre des Pauvres ne leur ont pas tiré un cri. Ils n'ont pas recon­nu le Pauvre ; en corps, du moins, ils ne l'ont pas re­connu à leur porte, semblables en cela au général Le Ray. J'ose penser qu'ils ne pouvaient pas le reconnaître parce que, depuis longtemps, l'influence profonde du marxisme sur ses adversaires naturels, son *intimidation* avaient joué : le Pauvre devait être, dans l'histoire, *riche* de ses promesses de développement, c'est-à-dire sous-développé en voie de croissance, ou militant natio­naliste en lutte pour l'indépendance... Le Pauvre, c'était -- individu ou nation -- le « prolétaire » organisé, syn­diqué. Tel est le tour que le diable pouvait jouer, même à des cardinaux : en puisant à la source vive de la cha­rité, qui n'a certes pas tari dans leur cœur, en détour­nant son mince filet -- car elle ne bondit et ne coule à flots que pour les saints ; les autres savent comme il est mince, ce ruisseau de l'amour -- il le fit servir au fonc­tionnement de ces petits moulins du sens de l'histoire et du progrès dont les ailes pourraient remplacer la croix que notre grand quotidien chrétien a naguère chassée de leur première page. 27:70 Alors, comment ce qui est *perdu,* soldat à qui l'on a menti, pied-noir dépouillé de sa patrie, harki vaincu de la mauvaise cause, eût-il été reconnu comme présence certaine de la souffrance du Christ ? La méprise était prévisible. Certaines grandes dames font répondre à ceux qui les sollicitent qu'elles « ont leurs pauvres ». L'Église de France, pour son malheur et le nôtre, avait « sa pauvreté », son image moderne du Pauvre, enfin corrigée au goût de ses ennemis, accommodée à l'histoire, et qui, par là -- non point surnaturellement, certes, mais à la jointure de l'éternel et de la patrie -- lui a brouillé le visage du Christ. Aventure ou chute qui ar­rive plusieurs fois dans sa vie à chaque chrétien, com­ment serait-elle épargnée aux églises nationales, aux assemblées temporelles de clercs ? Ce n'est pas de ce côté-là que se trouve le roc de l'infaillibilité de l'Église. Il est toujours le roi de France S'il y a donc un « au-delà de l'éthique », lorsqu'il s'agit de la survie pure et simple d'une nation, si un sens légitime de la raison d'État demeure -- celui du temps dont a besoin une grande entreprise de salut pour expliquer publiquement ses raisons -- une limite existe, au fond de nos cœurs, comme dans la vocation de notre race : celle de l'offense au Pauvre, qui désho­nore toute « raison ». En cela, saint Louis reste évidemment le roi de Fran­ce, presque hors des siècles et aux frontières où l'his­toire, sans être une illusion, n'est pas uniquement tem­porelle. Mais je ne crois pas que cette limite vivante, cette âme qui reconnaît le visage du Christ, ce sens intime de la pauvreté, soient *étrangers* au bien commun de la na­tion. Au contraire, ils en sont la vraie réserve, la garantie dernière, que nous apprenons, qui se révèle mieux aujourd'hui. 28:70 En effet, les nations, et particulièrement la France, sont menacées par une « religion » rebelle à toute ex­périence, dont le dogme le plus explicite a été géniale­ment défini dans les œuvres de jeunesse de Marx. Ce dogme est celui de l'incarnation du « prolétaire ». La foi en lui, en ce *faux visage du Pauvre*, c'est-à-dire en un Pauvre devenu richesse absolue, classe universelle, et dénouant la tragédie historique, continue de régner, secrètement ou ouvertement, dans l'éducation nationale, dans la caste « progressiste » et s'impose même à l'Église, tentée de l'assimiler pour la « baptiser ». A cette foi qui menace notre communauté de naissance, il n'y a rien d'autre à opposer que le visage réel du Pauvre et du Christ. Mais, comme Dostoïevski l'a compris, ce visage est enfoui dans le passé et la vie d'un peuple. Aussi « le Christ russe » n'est pas une impiété ; il signifie qu'il y a une pitié dans le cœur de chaque peuple, dans sa voca­tion, par laquelle il accède au Christ et à Dieu. Nos malheurs présents, qui, aux plus durs, parfois, ont fait retrouver la source des larmes, auront révélé dans notre peuple un visage du Pauvre que les Puis­sants ont trahi, et que nous avions nous-mêmes oublié. *Et c'est lui qui nous sauvera*, si nous devons être tem­porellement sauvés. Lui seul, qui garantit l'existence des nations et la limitation de l'État, au lieu de la *fin* des nations et de l'État, selon la promesse marxiste. Et peut-être n'y a-t-il d'espérance nationale, de « na­tionalisme » que dans la ligne, l'accomplissement de cette douleur. Mais le jour où cela se saurait un peu, le mot même de « nationalisme » serait redevenu inutile Nous aurions retrouvé saint Louis. Pierre BOUTANG. 29:70 ### Pourquoi Joinville par Jean MADIRAN *POURQUOI Joinville ? Pour suivre la leçon de Péguy et pour répondre au besoin de notre temps. Pour répondre à l'interrogation que pro­voque l'actuelle désertion à l'égard de toute Chrétienté passée ou future. Pour répondre d'abord au besoin de connaître et de savoir.* \*\*\* *Les saints et saintes de France, il n'est plus possible de les honorer -- ou de les laisser déshonorer -- vague­ment. Il n'est pas suffisant de les prier personnellement ou collectivement : ou plutôt, pour les prier, pour les aimer, il faut les connaître :* « *L'amour s'accroît en proportion de la connaissance* »*.* \*\*\* 30:70 *Une piété directe et vivante réclame cette connaissance. La piété, nous en avons récemment rappelé la doctrine* ([^3]) : « *De même qu'il appartient à la religion de rendre un culte à Dieu, de même, à un degré infé­rieur, il appartient à la piété de rendre un culte aux parents et à la patrie* » ([^4]). *La piété s'étend à tous ceux dont nous avons reçu la vie physique et l'éducation ; à tous les hommes qui nous ont transmis le sens de l'hon­neur et la vérité de la foi ; elle est le lien, à travers le temps, de la vie nationale et religieuse, de l'histoire de l'Église et du genre humain, de la civilisation. Elle a, selon saint Paul, et d'abord selon le Décalogue, les pro­messes de la vie éternelle et de la vie temporelle. Nous en avons retracé la théorie : pour en éclairer la pratique.* \*\*\* *Nous le redisons, sans crainte de nous répéter, parce que c'est cela même que nous vivons chaque jour : nous sommes au moment où les barbares travaillent, de l'in­térieur, à vider l'Occident de sa substance, et à le per­suader de renier son passé et sa vocation. Ces barbares sont surtout des barbares chrétiens : des chrétiens sans la loi naturelle, des mystiques inhumains, des idéolo­gues privés du sens commun, des robots intellectuels conditionnés par la rumeur de l'opinion publique. Occi­dentaux pourtant, ils rêvent passionnément la disparition de l'Occident, et d'abord de son âme, l'âme de la chevalerie et de la croisade. Ils ne veulent plus enten­dre parler, dans leurs projets politiques, sociaux ou apostoliques, que des* « *valeurs* » *contenues dans l'isla­misme, dans l'hindouisme, dans le brahmanisme, dans l'animisme, dans le bouddhisme, dans le mormonisme, dans n'importe quoi pourvu que ce n'importe quoi soit d'ailleurs ou de nulle part.* 31:70 *Nous faisons et nous ferons appel aux saints, aux héros, aux génies, aux penseurs de l'Occident, convo­qués pour témoigner, appelés au secours de notre temps.* \*\*\* *Pourquoi Jean de Joinville, sénéchal de Champagne ? Parce que nous en croyons Péguy. Que le chroni­queur Joinville a* « *gardé cette fidélité du chroniqueur et du témoin, cette fidélité unique du Portrait* »*.* « *Il nous a laissé ce portrait unique que nul ne dérobera* »* : mais il y aurait pis que de nous le laisser dérober, ce serait de le conserver sans jamais plus y porter le regard, et sans jamais le relire. L'excellente Collection Guillaume Budé, voici son catalogue le plus récent, a une excellente collection des* « *classiques de l'histoire de France au Moyen Age* »*. Il y a Éginhard, et Com­mynes, et Suger, et Thomas Basin, et Loup de Ferrières, et Villehardouin, et Grégoire de Tours, et Guillaume de Poitiers, et quelques autres. Il n'y a pas Joinville. Alors nous publions Joinville.* \*\*\* *Pourquoi Joinville ? Parce que c'est* « *un chrétien de l'espèce ordinaire* »*. Mais ce chrétien de l'espèce ordinaire, dit Péguy, nous a laissé* « *le témoignage éternel* »* :* « *C'est lui, nul autre, qui nous a légué saint Louis mou­rant, qui pour l'éternité temporelle de l'histoire nous a représenté la mort de saint Louis.* » *Nous sommes ici* *des chrétiens ordinaires, à un moment menacé de l'éternité temporelle de l'histoire.* 32:70 *Et pour que celle éternité temporelle de la vie et de la mort de saint Louis ne soit pas interrompue, dans nos chroniques nous publions Joinville, maître et modèle des chroniqueurs.* \*\*\* *Parce que sur Joinville et sur son livre nous en croyons Péguy :* « CE LIVRE EST COMME UN ÉVANGILE DU ROYAUME DE FRANCE ». Jean MADIRAN. 33:70 ### Histoire de saint Louis par JOINVILLE A SON BON SEIGNEUR Louis, fils du roi de France ([^5]) par la grâce de Dieu roi de Navarre, comte palatin de Champagne et de Brie, Jehan, sire de Joinville, son sénéchal de Champagne, salut et amour et honneur, et son service disposé. Cher sire, je vous fais à savoir que Madame la reine votre mère, qui moult m'aimait (à qui Dieu bonne merci fasse !), me pria aussi instamment qu'elle put, que je lui fisse un livre des saintes paroles et des bons faits de notre roi saint Louis ; et je lui en fis la promesse, et avec l'aide de Dieu le livre est achevé en deux parties. La première partie raconte comment il se gouverna toute sa vie selon Dieu et selon l'Église, et au profit de son royaume. La seconde partie du livre parle de ses grandes cheva­leries et de ses grands faits d'armes. Sire, parce qu'il est écrit : « Fais premièrement ce qui appartient à Dieu, et il dirigera toutes tes autres besognes », j'ai en tout premier écrit ce qui appartient aux trois choses dessus dites ; c'est à savoir ce qui appartient au gouverne­ment des âmes et des corps, et ce qui appartient au gou­vernement du peuple. Je les ai écrites aussi à l'honneur de ce vrai saint, parce que par ces choses dessus dites on pourra voir tout clair que jamais laïc de notre temps ne vécut si saintement pen­dant tout son temps, depuis le commencement de son règne jusqu'à la fin de sa vie. A la fin de sa vie ne fus-je mie ; mais le comte Pierre d'Alençon son fils y fut, qui moult m'aima, qui me raconta la belle fin qu'il fit, que vous trou­verez écrite en la fin de ce livre. 34:70 Et à ce sujet me semble-t-il qu'on ne lui en fit pas assez, quand on ne le mit au nombre des martyrs, pour les grandes peines qu'il souffrit au pèlerinage de la croix pendant les six ans que je fus en sa compagnie, et parce que surtout il imita Notre-Seigneur au fait de la croix. Car si Dieu mourut en la croix, aussi fit-il ; car il était croisé quand il fut à Tunis. \*\*\* Le second livre vous parlera de ses grandes chevaleries et de ses grandes hardiesses, lesquelles sont telles que je lui vis quatre fois mettre son corps en aventure de mort, comme vous l'ouïrez ci-après, pour épargner le dommage de son peuple. Le premier fait où il mit son corps en aventure de mort, ce fut à l'arrivée que nous fîmes devant Damiette, là où tout son conseil fut d'avis, ainsi que je l'entendis, qu'il demeurât dans sa nef, jusqu'à ce qu'il vît ce que ferait sa chevalerie, qui allait à terre. La raison pour quoi on lui con­seilla ces choses était que s'il arrivait avec eux, et si ses gens étaient occis et lui avec, la besogne serait perdue ; tandis que s'il demeurait en sa nef, il pourrait lui-même tenter de nouveau de conquérir la terre d'Égypte. Et il ne voulut en croire personne, mais sauta en la mer, tout armé, l'écu au soi, le glaive au poing, et fut des premiers a terre. La seconde fois qu'il mit son corps en aventure de mort, ce fut au départ qu'il fit de la Mansourah pour venir à Damiette : son conseil fut d'avis, ainsi qu'on me le donna à entendre, qu'il s'en vînt à Damiette en galère ; et ce conseil lui fut donné, à ce qu'on dit, pour que s'il arrivait malheur à ses gens, de sa personne il pût les délivrer de prison. Et spécialement ce conseil lui fut donné pour le mauvais état de son corps où il était mis par plusieurs maladies qui étaient telles, qu'il avait une fièvre double tierce, une dissenterie très forte, et la maladie de l'armée à la bouche et aux jambes. Il ne voulut jamais en croire personne ; mais il dit qu'il ne laisserait pas son peuple, mais qu'il ferait la même fin. Il lui advint ainsi qu'avec la dissenterie qu'il avait, il lui fallut le soir couper le fond de ses chausses, et que par la force de la maladie de l'armée il se pâma le soir par plusieurs fois, ainsi que vous l'ouïrez ci-après. 35:70 La troisième fois qu'il mit son corps en aventure de mort, ce fut quand il demeura quatre ans en Terre Sainte après que ses frères en furent revenus. En grande aven­ture de mort nous fûmes alors ; car quand le roi fut demeu­ré en Acre, pour un homme d'armes qu'il avait en sa compagnie, ceux d'Acre en avaient bien trente, quand la ville, fut prise. Je ne sais d'autre raison pour quoi les Turcs ne nous vinrent pas prendre en la ville, sinon l'amour que Dieu portait au roi, qui mettait la peur au cœur de nos ennemis, pour qu'ils n'osassent nous venir courir sus. Et là-dessus il est écrit : « Si tu crains Dieu, tout ce qui te verra te craindra ». Et ce séjour il le fit tout à fait contre son conseil, ainsi que vous l'ouïrez ci-après. Il mit son corps en aventure pour garantir le peuple de la Terre Sainte, qui eût été perdu dès lors qu'il ne fût alors resté. Le quatrième fait où il mit son corps en aventure de mort, ce fut quand nous revînmes d'outremer et vînmes devant l'île de Chypre, là où notre nef heurta si rudement que la terre là où elle heurta emporta trois toises de la quille sur laquelle notre nef était fondée. Après quoi le roi envoya quérir quatorze maîtres nautoniers, tant de cette nef que d'autres qui étaient en sa compagnie, pour lui conseiller ce qu'il ferait ; et tous furent d'avis, comme vous l'ouïrez ci-après, qu'il entrât en une autre nef ; car ils ne voyaient pas comment la nef pourrait supporter le choc des ondes, parce que les clous avec quoi les planches de la nef étaient attachées étaient disloqués. Et ils montrèrent au roi l'exemplaire du péril de la nef, parce que, à l'aller que nous fîmes outremer, une nef en semblable cas avait péri, et j'ai vu chez le comte de Joigny la femme et l'enfant qui seuls échappèrent de cette nef. A cela le roi répondit : « Seigneurs, je vois que si je descends de cette nef, on n'en voudra plus ; et je vois qu'il y a céans huit cents personnes et plus ; et parce que chacun aime autant sa vie comme je fais la mienne, nul n'oserait demeurer en cette nef, mais ils demeureraient en Chypre : c'est pourquoi, s'il plaît à Dieu, je ne mettrai pas autant de gens qu'il y en a céans en péril de mort ; mais je demeu­rerai céans pour sauver mon peuple. » Et il demeura ; et Dieu, à qui il s'attendait, nous sauva dans les périls de la mer pendant dix semaines, et nous vînmes à bon port, comme vous l'ouïrez ci-après. 36:70 Or il advint qu'Olivier de Termes, qui s'était bien et vigoureusement comporté ou­tremer, laissa le roi et demeura en Chypre, nous ne le revîmes qu'un an et demi après. C'est ainsi que le roi dé­tourna le dommage de huit cents personnes qui étaient en la nef. Dans la dernière partie de ce livre, nous parlerons de sa fin, comment il trépassa saintement. \*\*\* Or je vous dis, monseigneur le roi de Navarre, que je promis à Madame la reine votre mère (à qui Dieu bonne merci fasse !) que je ferais ce livre ; et pour m'acquitter de ma promesse je l'ai fait. Et parce que je ne vois nul qui doive aussi bien l'avoir que vous, qui êtes son héritier, je vous l'envoie, pour que vous et votre frère et les autres qui l'ouïront y puissent prendre bon exemple, et mettre les exemples en œuvre, pour que Dieu leur en sache gré. #### LIVRE PREMIER Au nom de Dieu le tout-puissant, je, Jehan sire de Joinville, sénéchal de Champagne, j'écris la vie de notre saint Louis, ce que je vis et ouïs par l'espace de six ans que je fus en sa compagnie au pèlerinage d'outre mer, et depuis que nous revînmes. Et avant que je vous conte de ses grands faits et de sa chevalerie, je vous conterai ce que je vis et ouïs de ses saintes paroles et de ses bons enseignements, afin qu'ils soient trouvés l'un après l'autre pour édifier ceux qui les ouïront. Ce saint homme aima Dieu de tout son cœur et en suivit les œuvres ; comme Dieu mourut pour l'amour qu'il avait de son peuple, il mit sa personne en aventure plusieurs fois pour l'amour qu'il avait de son peuple, et il s'en fût bien dispensé s'il l'eût voulu, comme vous l'ouïrez ci-après. L'amour qu'il avait de son peuple parut à ce qu'il dit à monsieur Louis son fils aîné dans une très grande maladie qu'il eut à Fontainebleau : « Beau fils, dit-il, je te prie que tu te fasses aimer du peuple de ton royaume ; car vraiment j'aimerais mieux qu'un Écossais vint d'Écosse et gouvernât le peuple bien et loyalement, que si manifestement tu le gouvernais mal. » Le saint roi aima tant la vérité que même avec les Sarrasins il ne voulut pas mentir sur ce qu'il leur avait promis, ainsi que vous l'ouïrez ci-après. 37:70 De la bouche il fut si sobre qu'aucun jour de ma vie je ne l'ouïs commander nulle viande, comme maints riches hommes le font ; mais il mangeait bonnement ce que ses cuisiniers lui préparaient et mettaient devant lui. En ses paroles il fut modéré ; car aucun jour de ma vie je ne l'ouïs mal dire de personne, ni jamais ne l'ouïs nommer le diable, lequel nom est bien répandu par le royaume : ce qui je crois ne plaît mie à Dieu. Il trempait son vin avec mesure, selon que le vin le pouvait supporter. Il me de­manda en Chypre pourquoi je ne mettais pas d'eau en mon vin, et je lui dis que c'était à cause des physiciens qui me disaient que j'avais une grosse tête et un froid estomac, et que pour cela je ne pouvais m'enivrer. Et il me dit qu'ils me trompaient ; car si je ne l'apprenais en ma jeunesse, et que je voulusse le tremper en ma vieillesse, les gouttes et les maladies d'estomac me prendraient, que jamais je n'aurais de santé ; et si je buvais le vin tout pur en ma vieillesse, je m'enivrerai tous les soirs ; et c'était trop laide chose à un vaillant homme de s'enivrer. Il me demanda si je voulais être honoré en ce siècle et avoir paradis à la mort ; et je lui dis oui. Et il me dit : « Gardez-vous donc de faire ou dire à votre escient nulle chose dont, si tout le monde la savait, vous ne puissiez reconnaître : J'ai fait cela, j'ai dit cela. » Il me dit que je me gardasse de démentir ni de dédire aucune personne de ce qu'elle dirait devant moi, pourvu qu'il n'y eût pour moi ni péché ni dommage à me taire, parce que des dures paroles naissent les mêlées dont mille hommes sont morts. Il disait que l'on devait vêtir et armer son corps en telle manière que les prud'hommes de ce siècle ne disent pas qu'on en fît trop, ni que les jeunes hommes ne disent qu'on en fît trop peu. Et cette chose me fut remémorée par le père du roi qui est maintenant ([^6]), à propos des cottes d'armes brodées qu'on fait aujourd'hui ; et je lui disais que jamais dans le voyage d'outremer où je fus, je ne vis cottes brodées, ni celles du roi ni celles des autres. 38:70 Et il me dit qu'il avait tels atours brodés de ses armes qui lui avaient coûté huit cents livres parisis ([^7]). Et je lui dis qu'il les eût les eût mieux employées s'il les eût données pour l'amour de Dieu et qu'il eût fait ses atours en bon taffetas garni de ses armoiries, comme son père faisait. \*\*\* Il m'appela une fois et me dit : -- « Je n'ose parler à vous, vu le subtil sens dont vous êtes, de chose qui touche à Dieu ; et pour ce ai-je appelé ces moines qui sont ici, parce que je veux vous faire une demande. » La demande fut telle : -- « Sénéchal, quelle chose est Dieu ? » Et je lui dis : « Sire, c'est si bonne chose que meilleure ne peut être. » -- « Vraiment, fit-il, c'est bien répondu ; car la réponse que vous avez faite est écrite en ce livre que je tiens en ma main. Or je vous demande lequel vous aimeriez mieux, ou que vous fussiez lépreux, ou que vous eussiez fait un péché mortel ? » Et moi, qui jamais ne lui mentis, je lui répondis que j'aimerais mieux en avoir fait trente que d'être lépreux. Et quand les moines s'en furent partis, il m'appela tout seul, et me fit asseoir à ses pieds, et me dit : -- « Comment me dites-vous hier cela ? » Et je lui dis que je le disais encore, et il me dit : -- « Vous dites comme un fol étourdi, car nulle lèpre n'est si laide comme d'être en péché mortel, parce que l'âme qui est en péché mortel est semblable au diable : c'est pourquoi nulle lèpre ne peut être si laide. Et il est bien vrai que quand l'homme meurt il est guéri de la lèpre du corps ; mais quand l'homme qui a fait le péché mortel meurt, il ne sait pas ni n'est certain qu'il ait eu telle repentance que Dieu lui ait pardonné ; c'est pourquoi il doit avoir grand peur que cette lèpre lui dure tant que Dieu sera en paradis. 39:70 Aussi je vous prie, fit-il, tant comme je puis, que vous mettiez votre cœur, pour l'amour de Dieu et de moi, à aimer mieux que tout mal advienne à votre corps par la lèpre et toute autre maladie, plutôt que le péché mortel dans votre âme. » Il me demanda si je lavais les pieds aux pauvres le jour du Jeudi saint : -- « Sire, dis-je, quel malheur ! les pieds de ces vilains ne laverai-je jà. » « Vraiment, fit-il, ce fut mal dit ; car vous ne devez pas avoir en dédain ce que Dieu fit pour notre enseigne­ment. Aussi je vous prie pour l'amour de Dieu, premier, et pour l'amour de moi, que vous vous accoutumiez à les laver. » \*\*\* Il aima tant toutes manières de gens qui croyaient en Dieu et l'aimaient, qu'il donna la connétablie de France à Monseigneur Gilles le Brun qui n'était pas du royaume de France ([^8]), parce qu'il avait une grande renommée de croire en Dieu et de l'aimer. Et je crois vraiment que tel fut-il. Maître Robert de Sorbon ([^9]), pour la grande renommée qu'il avait d'être prud'homme, il le faisait manger à sa table. Un jour il advint qu'il mangeait à côté de moi, et nous devisions de l'un à l'autre. Le roi nous reprit et dit : -- « Parlez haut, car vos compagnons croient que vous pouvez médire d'eux. Si vous parlez à table de chose qui nous doive plaire, dites-le haut ; ou sinon, taisez-vous. » Quand le roi était en joie, il me disait : -- « Sénéchal, dites-moi les raisons pour quoi pru­d'homme vaut mieux que bigot. » Alors commençait la discussion entre moi et maître Robert. Quand nous avions longtemps disputé, il rendait sa sentence et disait ainsi : 40:70 -- « Maître Robert, je voudrais avoir le nom de pru­d'homme, pourvu que je le fusse, et tout le reste je vous le laisserais ; car prud'homme est si grande chose et si bonne chose que, rien qu'à nommer, il emplit la bouche. » Au contraire il disait que male chose était de prendre le bien d'autrui ; car le rendre était si dur que, rien qu'à prononcer, le « rendre » écorchait la gorge par les « r » qui y sont, lesquels signifient les râteaux du diable, qui toujours tire en arrière vers lui ceux qui veulent rendre le bien d'autrui. Et le diable le fait bien subtilement, car les grands usuriers et les grands voleurs il les pousse de telle sorte qu'il leur fait donner pour Dieu ce qu'ils devraient rendre. Il me dit que je dise au roi Thibault ([^10]) de sa part de prendre garde à la maison des Frères Prêcheurs de Pro­vins qu'il faisait, de peur qu'il n'embarrassât son âme pour les grandes sommes qu'il y mettait ; car les sages hommes, tandis qu'ils vivent, doivent faire de leurs biens tout comme des exécuteurs testamentaires en devraient faire, à savoir que les bons exécuteurs réparent premièrement les torts du mort, et rendent le bien d'autrui, et du restant des biens du mort ils font des aumônes. \*\*\* Le saint roi fut à Corbeil à une Pentecôte, où il y eut quatre-vingt chevaliers. Le roi descendit après manger au préau, dessous la chapelle, et il parlait à l'entrée de la porte au comte de Bretagne, le père du duc qui est à présent, que Dieu garde ! Là me vint quérir maître Robert de Sorbon, et me prit par le bout de mon mantel et me mena au roi, et tous les autres chevaliers vinrent après nous. Lors deman­dais-je à maître Robert : -- « Maître Robert, que me voulez-vous ? » Et il me dit : -- « Je vous veux demander : si le roi s'asseyait en ce préau, et si vous vous alliez asseoir sur son banc plus haut que lui, ne devrait-on vous blâmer ? Et je lui dis que oui. Et il me dit : -- « Donc vous faites chose bien à blâmer, quand vous êtes plus noblement vêtu que le roi ; car vous vous vêtez de fourrures et de drap vert, ce que le roi ne fait pas. » 41:70 Et je lui dis : -- « Maître Robert, sauf votre permission, je ne fais mie à blâmer si je me vêts de fourrures et de drap vert ; car c'est l'habit que me laissèrent mon père et ma mère ; mais vous, vous faites chose à blâmer, car vous êtes fils de vilain et de vilaine, et vous avez laissé l'habit de votre père et de votre mère, et vous êtes vêtu de plus riche laine que le roi ne l'est. » Et alors je pris le pan de son surcot et du surcot du roi, et je lui dis : « Or regardez si je dis vrai ». Et alors le roi entreprit de défendre maître Robert par ses paroles, de tout son pouvoir. Après ces choses, monseigneur le roi appela monseigneur Philippe son fils, le père du roi qui est à présent, et le roi Thibault, et s'assit à l'entrée de son oratoire, et mit la main à terre, et dit : -- « Asseyez-vous ici bien près de moi, pour qu'on ne nous entende pas. » -- « Ha ! sire, firent-ils, nous n'oserions nous asseoir si près de vous. » Et il me dit : -- « Sénéchal, asseyez-vous ici. » Ainsi fis-je, et si près de lui que ma robe touchait à la sienne. Et il les fit asseoir après moi et leur dit : -- « Grand mal vraiment vous avez fait, vous qui êtes mes fils, et qui n'avez pas fait au premier coup ce que je vous ai commandé ; gardez que cela ne vous advienne jamais. » Et ils dirent qu'ils ne le feraient plus. Et lors il me dit qu'il nous avait appelés pour me confesser qu'il avait à tort défendu maître Robert contre moi : -- « Mais, fit-il, je le vis si ébahi qu'il avait bien besoin que je l'aidasse. Et toutefois ne vous tenez pas à ce que j'en ai dit pour défendre maître Robert ; car, ainsi que le sénéchal le dit, vous devez bien vous vêtir et proprement, pour ce que vos femmes vous en aimeront mieux, et vos gens vous en priseront plus. Car, dit le sage : On se doit parer en vêtements et en armures en telle manière que les prud'hommes de ce siècle ne disent pas qu'on en fait trop, ni les jeunes gens de ce siècle qu'on en fait trop peu. » \*\*\* 42:70 Ci-après vous ouïrez un enseignement qu'il me fit en mer, quand nous revenions d'outre mer. Il advint que notre nef heurta devant l'île de Chypre par un vent qui a nom « garban », qui n'est pas un des quatre maîtres vents. Et du coup que prit notre nef, les nautoniers furent si déses­pérés qu'ils déchiraient leurs robes et leurs barbes. Le roi sauta de son lit tout déchaux (c'était la nuit), vêtu d'une cotte, sans plus, et s'alla mettre en croix devant le corps de Notre-Seigneur, comme quelqu'un qui n'attendait que la mort. L'endemain que ce nous fut advenu, le roi m'ap­pela tout seul, et me dit : -- « Sénéchal, Dieu nous a montré une partie de son pouvoir ; car un de ces petits vents, qui est si petit qu'à peine le fait-on nommer, faillit nover le roi de France, ses enfants et sa femme et ses gens. Or saint Anselme dit que ce sont des menaces de Notre-Seigneur, tout comme si Dieu voulait dire : Je vous aurais faits bien morts si j'avais voulu. Sire Dieu, dit le saint, pourquoi nous menaces-tu ? Ce n'est pas pour ton profit ni ton avantage : car si tu nous avais tous perdus tu n'en serais déjà pas plus pauvre, et si tu nous avais tous gagnés tu n'en serais déjà pas plus riche. Donc ce n'est pas pour ton avantage la menace que tu nous as faite, mais pour notre profit si nous le savons mettre en œuvre. Nous devons tirer parti de cette menace que Dieu nous a faite, en telle manière que si nous sentons que nous avons en nos cœurs et en nos corps chose qui déplaise à Dieu, nous le devons ôter hâtivement ; et tout ce que nous croirons qui lui plaise, nous devons nous efforcer hâtive­ment de l'entreprendre ; et si nous faisons ainsi, Notre-Seigneur nous donnera plus de bien en ce siècle et en l'autre que nous ne saurions l'escompter. Et si nous ne faisons pas ainsi, il fera comme le bon seigneur doit faire à son mau­vais serviteur ; car après la menace, quand le mauvais ser­viteur ne se veut amender, le seigneur frappe ou de mort ou d'autres plus grands malheurs qui sont pires que la mort. » 43:70 Qu'il y prenne donc garde, le roi qui est à présent ([^11]) car il est échappé d'aussi grand péril ou de plus grand que nous ne fîmes ; qu'il s'amende de ses méfaits en telle manière que Dieu ne frappe pas cruellement sur lui et sur ses biens. \*\*\* Le saint roi s'efforça de tout son pouvoir, par ses paro­les, de me faire croire fermement en la loi chrétienne que Dieu nous a donnée, comme vous l'ouïrez ci-après. Il disait que nous devions croire si fermement les articles de la foi, que pour mort ni pour malheur qui menaçât notre corps, nous n'eussions nulle volonté d'aller à l'encontre en paroles ni en actions. Et il disait que l'ennemi est si subtil que quand les gens se meurent, il travaille tant qu'il peut enfin qu'il les puisse faire mourir dans quelque doute sur des points de la foi ; car il voit que les bonnes œuvres que l'homme a faites, il ne peut les supprimer, et il voit qu'il l'a perdu s'il meurt en vraie foi. Et pour cela se doit-on garder et en telle manière défendre de ce piège qu'on dise à l'ennemi, quand il envoie une telle tentation : « Va-t'en, doit-on dire à l'ennemi ; tu ne me tenteras pas jusqu'à faire que je ne croie fermement tous les articles de la foi ; quand même tu me ferais trancher tous les membres, je veux vivre et mourir en ce point. » Et qui ainsi le fait, il bat l'ennemi du bâton et des épées dont l'ennemi le voulait occire. Il disait que foi et croyance est une chose où nous devons bien croire fermement, encore n'en fussions-nous certains que par ouï-dire. Sur ce point, il me fit une demande, comment mon père avait nom ; et je lui dis qu'il avait nom Simon. Et il me demanda comment je le savais ; et je lui dis que je croyais en être certain et le croyais fermement pour ce que ma mère l'avait témoigné. « Donc devez-vous croire fermement tous les articles de la foi, dont les apôtres témoi­gnent, comme vous l'entendez chanter au dimanche en le Credo. » \*\*\* Il me dit que l'évêque Guillaume de Paris ([^12]) lui avait conté qu'un grand maître en théologie était venu à lui et lui avait dit qu'il voulait lui parler. Et l'évêque lui dit : -- « Maître, dites ce que vous voulez. » 44:70 Et comme le maître voulait parler à l'évêque, il com­mença à pleurer très fort. Et l'évêque lui dit : -- « Maître, parlez, ne vous découragez pas ; car nul ne peut tant pécher que Dieu ne puisse plus pardonner. » -- « Je vous le dis, sire, dit le maître, je n'en puis mais si je pleure ; car je pense être mécréant pour ce que je ne puis forcer mon cœur à croire au sacrement de l'autel ainsi que la sainte Église l'enseigne ; et pourtant je sais bien que c'est des tentations de l'ennemi. » -- « Maître, dit l'évêque, dites-moi, quand l'ennemi vous envoie cette tentation, vous plaît-elle ? » Et le maître dit : -- « Sire, au contraire, elle m'afflige autant qu'une cho­se peut m'affliger. » -- « Or je vous demande, fit l'évêque, si vous pren­driez or ou argent à condition que vous feriez sortir de votre bouche quelque chose qui soit contre le sacrement de l'autel ou contre les autres saints sacrements de l'Église. » -- « Moi, sire, fit le maître, sachez qu'il n'est rien au monde que je prisse à cette condition, j'aimerais mieux qu'on m'arrachât tous les membres du corps. » -- « Maintenant je vous dirai autre chose, fit l'évêque. Vous savez que le roi de France guerroie contre le roi d'An­gleterre, et vous savez que le château qui est le plus sur la frontière d'entre eux deux c'est La Rochelle en Poitou. Or je vous veux faire une demande : si le roi vous avait donné à garder La Rochelle, qui est sur la frontière, et qu'il m'eût donné à garder le château de Montléry, qui est au cœur de la France et en terre de paix, auquel le roi devrait-il savoir meilleur gré à la fin de la guerre, ou à vous qui auriez gardé La Rochelle sans perdre, ou à moi qui aurais gardé Montléry sans perdre ? » « En nom Dieu, sire, fit le maître, à moi qui aurais gardé La Rochelle sans perdre. » -- « Maître, dit l'évêque, je vous dis que mon cœur est semblable au château de Montléry ; car je n'ai nulle inten­tion ni nul doute sur le sacrement de l'autel ; à cause de quoi je vous dis que pour une fois que Dieu me sait gré de ce que j'y crois fermement et en paix, Dieu vous en sait gré quatre fois, parce que vous lui gardez votre cœur dans la guerre de tribulation, et avez si bonne volonté envers lui que pour aucun bien sur la terre, ni pour mal qu'on fît à votre corps, vous ne l'abandonneriez : donc je vous dis que vous soyez tout aise ; que votre état plaît mieux à Notre-Seigneur en ce cas que ne le fait le mien. » 45:70 Quand le maître ouït cela, il s'agenouilla devant l'évê­que et se tint pour apaisé. \*\*\* Le saint roi me conta que plusieurs gens d'entre les Albigeois vinrent au comte de Montfort, qui gardait alors la terre d'Albigeois pour le roi, et lui dirent qu'il vînt voir le corps de Notre-Seigneur qui était devenu en sang et en chair entre les mains du prêtre. Et il leur dit : « Allez le voir, vous qui ne le croyez pas ; car moi, je le crois ferme­ment, ainsi que la sainte Église, nous enseigne le sacrement de l'autel. Et savez-vous ce que j'y gagnerai, de ce que je le crois en cette vie mortelle comme la sainte Église nous l'enseigne ? J'en aurai une couronne dans les cieux plus que les anges, qui le voient face à face, par quoi il faut bien qu'ils le croient. » Il me conta qu'il y eut une grande conférence de clercs et de Juifs au moustier de Cluny. Là il y eut un chevalier à qui l'abbé avait donné le pain pour l'amour de Dieu ; et il demanda à l'abbé qu'on lui laissât dire la première parole ; et on le lui octroya avec peine. Et lors il se leva et s'appuya sur sa béquille, et dit qu'on lui fît venir le plus grand clerc, et le plus grand maître des Juifs ; et ainsi firent-ils ; et il fit une demande qui fut telle : « Maître, fit le chevalier, je vous demande si vous croyez que la Vierge Marie qui porta Dieu en ses flancs et en ses bras, ait enfanté vierge et qu'elle soit mère de Dieu. » Et le Juif répondit que de tout cela il ne croyait rien. Et le chevalier lui répondit qu'il avait moult agi en fou quand, ne croyant en elle ni ne l'aimant, il était entré en son moustier et en sa maison. « Et vraiment, fit le chevalier, vous le payerez. » Et lors il leva sa béquille et frappa le Juif près de l'oreille et le jeta par terre. Et les Juifs se mirent en fuite, et emportèrent leur maître tout blessé : et ainsi finit la conférence. Lors vint l'abbé au che­valier et lui dit qu'il avait fait grande folie. Et le chevalier dit que l'abbé avait fait plus grande folie d'assembler une telle conférence ; car avant que la conférence fût menée à fin, il y aurait eu céans grande foison de bons chrétiens qui fussent partis de là tous mécréants, parce qu'ils n'eus­sent pas bien entendu les Juifs. 46:70 « Aussi vous dis-je, fit le roi, que nul, s'il n'est très bon clerc, ne doit disputer avec eux ; l'homme lay, quand il entend médire de la loi chré­tienne, ne doit pas défendre la loi chrétienne sinon avec l'épée, de quoi il doit donner parmi le ventre dedans, tant comme elle y peut entrer. » ============== (N.D.L.R. -- Léon Bloy, dans *Le Salut par les Juifs*, où il re­jette, et avec quelle juste vigueur, tout « antisémitisme », rap­pelle l'anecdote que l'on vient de lire, et il la déclare « *précieuse pour exaspérer les imbéciles et rafraîchir l'imagination des bons chrétiens* »*.* Léon Bloy cite de mémoire et de la manière un peu inexacte que voici (*Le Salut par les Juifs,* chap. XIV, éd. du Mercure de France 1946, pp. 77-78) : « *Je ne sais plus exactement où j'ai lu l'aventure assez naïve de cet ancien chevalier, siégeant en sa qualité de haut notable dans un synode assemblé pour le jugement ecclésiastique d'un rabbin turbulent qui avait mis en circulation de damnables glo­ses contre la Vierge Marie.* *Après une longue dispute où l'audacieux circoncis avait ai­sément confondu les théologiens ignares qu'on lui opposait, et le louche silence qui précède l'évacuation d'un arrêt sans miséri­corde ayant commencé, -- le vieil homme vêtu de fer, qui n'a­vait pas encore fait acte de vivant, descendit avec lenteur de la stalle en cœur de vieux chêne où il avait paru sommeiller et, s'approchant du talmudique :* *-- Juif, dit-il, tu as bien parlé, mais il reste un argument que tu n'avais pas prévu et qui te laissera sans réponse.* *A ces mots, il dégaine son immense épée de Ptolémaïs ou d'Antioche et le fend en deux, comme un Sarrasin félon, de la tête aux pieds.* *De telles anecdotes sont précieuses pour exaspérer les imbéciles et rafraîchir l'imagination des bons chrétiens. *» A vrai dire l'anecdote est encore plus abrupte dans Join­ville ; il y a bagarre et non mort d'homme, mais c'est saint Louis qui l'ajoute, en recommandant de passer par l'épée quiconque « médit de la loi chrétienne ». -- Remarquons que ce n'est point là ce que fit saint Louis lui-même. On ne rapporte nulle part qu'il ait effectivement ordonné de donner ou donné lui-même « de l'épée parmi le ventre dedans, tant comme elle y peut entrer », chaque fois qu'il s'est trouvé en présence d'un in­croyant. 47:70 De toutes façons il est facile de dire : « Autres temps, autres mœurs ». C'est d'ailleurs vrai. Mais cela ne veut point dire que ces sortes de mœurs seraient seulement dans la dépendance du temps et qu'il n'y aurait aucune norme objective : mais la connaissance des implications que comporte cette norme objec­tive est susceptible de progrès avec le temps, à travers l'his­toire, ainsi que nous l'avons dit ([^13]). Pourtant l'anecdote et le propos de saint Louis contiennent aussi une vérité permanente. D'abord le souci de ne pas exposer témérairement la foi des faibles. On ne s'improvise pas docteur. Il vaut mieux ne point parler sans savoir. Aujourd'hui certains mettent plus de curio­sité mondaine, mais ardente, à s'instruire dans la foi des autres confessions, que de soin à s'instruire dans la leur. Beaucoup de « discussions » sont en fait de vaines paroles. Le tort de paroles vaines n'est pas seulement de les prononcer : mais il est aussi d'exposer à en entendre. Dire et écouter des paroles vaines au sujet de la foi peut conduire -- cela s'est vu, cela se voit -- à l'affadissement ou à la perte du bien le plus précieux. Toute discussion sur la foi doit être considérée comme une affaire infiniment sérieuse. Nous distinguons mieux aujourd'hui le blasphème littéral, et inconscient, du blasphème volontaire et pervers. Nous distinguons même dans certaines formes d'athéisme non pas une offense délibérée à Dieu, mais le refus mal éclairé d'une conception fausse du divin. Cet affinement psycho­logique et moral est un bien ; il n'est pas substantiellement lié, mais il peut être lié en fait, à un progrès du scepticisme. Il est utile de s'entendre rappeler que pour la foi il est normal d'être prêt à donner sa vie. Car lorsque nous lisons ces anciennes histoires de coups d'épée, nous oublions trop une chose que savaient ces manieurs d'épée : mettre l'épée à la main, ce n'était pas avant tout vouloir tuer, c'était avant tout risquer sa propre vie, jeter sa vie dans la balance. C'est aujourd'hui encore et pour toujours le sens de la vocation du soldat, qui n'est qu'accidentellement de tuer : mais qui est essentiellement d'avoir consenti une fois pour toutes au sacrifice de sa vie.) ============== Le gouvernement de sa terre fut tel, que chaque jour il entendait ses heures avec chant, et une messe de Requiem sans chant, et puis s'il y avait lieu la messe du jour ou du saint avec chant. Tous les jours il se reposait après man­ger, en son lit ; et quand il avait dormi et reposé, il disait en sa chambre premièrement l'office des morts, avec un de ses chapelains, avant qu'il ouït ses vêpres. Le soir, il enten­dait ses complies. 48:70 Un cordelier vint à lui au château d'Hyères, là où nous quittâmes la mer ; et pour enseigner le roi il dit qu'il avait lu la Bible et les livres qui parlent des princes mécréants ; et il disait qu'il ne trouvait ni chez les croyants ni chez les mécréants que jamais royaume se perdît ou passât d'une seigneurie à une autre, excepté par défaut de justice. « Or que le roi qui s'en va en France, fit-il, prenne bien garde à faire bon et hâtif droit à son peuple, afin que Notre-Seigneur lui permette de tenir son royaume en paix tout le cours de sa vie. » On dit que ce prud'homme qui enseignait cela au roi gît à Marseille, là où Notre-Seigneur fait pour lui maint beau miracle ; et il ne voulut jamais demeurer avec le roi, quelque prière qu'il lui sût faire, qu'une seule journée. \*\*\* Le roi n'oublia pas cet enseignement ; mais il gouverna sa terre bien et loyalement et selon Dieu, comme vous l'ouïrez ci-après. Il avait sa besogne réglée en telle manière que monseigneur de Nesles ([^14]) et le bon comte de Sois­sons ([^15]), et nous autres qui étions autour de lui, qui avions ouï nos messes, allions ouïr les plaids de la porte qu'on appelle maintenant les requêtes. Et quand il revenait du moustier, il nous envoyait quérir, et s'asseyait au pied de son lit, et nous faisait tous asseoir autour de lui, et nous demandait s'il y en avait que l'on ne pût pas expédier sans lui ; et nous les lui nommions, et il ordonnait de les envoyer quérir, et il leur demandait : « Pourquoi ne prenez-vous pas ce que nos gens vous offrent ? » Et ils disaient : « Sire, c'est qu'ils nous offrent peu. » Et il leur parlait de cette manière : « Vous devriez bien prendre cela de qui voudrait vous l'offrir. » Et le saint homme travaillait ainsi, de tout son pouvoir, à les mettre en droite voie et raisonnable. Maintes fois il advint qu'en été il allait s'asseoir au bois de Vincennes après sa messe, et s'accotait à un chêne et nous faisait asseoir autour de lui ; et tous ceux qui avaient affaire venaient lui parler, sans empêchement d'huissiers ni d'autres. Et lors il leur demandait de sa bouche : « Y a-t-il ici quelqu'un qui ait sa partie ? » 49:70 Et ceux qui avaient leur partie se levaient, et lors il disait : « Taisez-vous tous, et on vous expédiera l'un après l'autre. » Et lors il appelait monseigneur Pierre de Fontaines et monseigneur Geoffroi de Villette ([^16]), et disait à l'un d'eux : « Expédiez-moi cette partie. » Et quand il voyait quelque chose à amender dans les paroles de ceux qui parlaient pour lui ou dans les paroles de ceux qui parlaient pour autrui, lui-même l'amendait de sa bouche. Je vis quelquefois en été que pour expédier ses gens, il venait dans le jardin de Paris, vêtu d'une cotte de camelot, d'un surcot sans manches, un mantel de taffetas noir autour de son cou, très bien peigné et sans coiffe, et un chapeau en plumes de paon blanc sur la tête. Et il faisait étendre des tapis pour nous asseoir autour de lui ; et tout le peuple qui avait affaire par-devant lui se tenait autour de lui debout ; et lors il les faisait expédier en la manière que je vous ai dite avant pour le bois de Vincennes \*\*\* Je le revis une autre fois à Paris, là où les prélats de France lui mandèrent qu'ils voulaient lui parler, et le roi alla au palais pour les ouïr. Et là était l'évêque Guy d'Au­xerre, fils de Monseigneur Guillaume de Mello ; et il parla au roi pour tous les prélats en telle manière : -- « Sire, ces seigneurs qui sont ici, archevêques et évêques m'ont dit que je vous dise que la Chrétienté périt entre vos mains. » Le roi se signa et dit : -- « Or me dites comment cela est. » -- « Sire, fit-il, c'est parce qu'on prise si peu les excom­munications aujourd'hui, que les gens se laissent mourir excommuniés avant qu'ils se fassent absoudre, et ne veu­lent pas faire satisfaction à l'Église. Ces seigneurs vous requièrent donc, Sire, pour l'amour de Dieu et parce que vous le devez faire, que vous commandiez à vos prévôts et à vos baillis que tous ceux qui resteront excommuniés un an et un jour, qu'on les contraigne par la saisie de leurs biens à ce qu'ils se fassent absoudre. » 50:70 A cela répondit le roi qu'il le leur commanderait volontiers pour tous ceux dont on lui donnerait la certitude qu'ils eussent tort. Et l'évêque dit que les prélats ne le feraient à aucun prix, qu'ils lui contestaient la juridiction de leurs causes. Et le roi lui dit qu'il ne le ferait pas autrement ; car ce serait contre Dieu et contre raison s'il contraignait les gens à se faire absoudre, quand les clercs leur feraient tort. « Et de cela, fit le roi, je vous donne l'exemple du comte de Bretagne, qui a plaidé sept ans avec les prélats de Bretagne, tout excommunié, et a tant fait que le Pape les a condamnés tous. Donc si j'eusse contraint le comte de Bretagne, la première année, de se faire absoudre, j'eusse péché contre Dieu et contre lui. » Et lors se résignèrent les prélats ; jamais depuis lors je n'ai ouï parler qu'une de­mande fût faite sur les choses dessus dites. \*\*\* La paix qu'il fit au roi d'Angleterre, il la fit contre la volonté de son conseil, lequel lui disait : « Sire, il nous semble que vous perdez la terre que vous donnez au roi d'Angleterre, parce qu'il n'y a pas droit ; car son père la perdit par jugement. » Et à cela répondit le roi qu'il savait bien que le roi d'Angleterre n'y avait son droit ; mais il y avait une raison par quoi il la lui devait bien donner : -- « Car nous avons pour femmes les deux sœurs ([^17]) et nos enfants sont cousins germains ; c'est pourquoi il importe bien que la paix y soit. Il m'est moult grand hon­neur en la paix que je fais au roi d'Angleterre, parce qu'il devient mon vassal, ce qu'il n'était pas devant. » La loyauté du roi, on peut la voir au fait de monseigneur Renaud de Trie, qui apporta au saint homme une charte, laquelle disait que le roi avait donné aux héritiers de la comtesse de Boulogne, qui était morte récemment, le comté de Dammartin en Gouelle. Le sceau de la charte était brisé, de sorte qu'il n'y avait de reste que la moitié des jambes de l'image du sceau du roi et l'escabeau sur quoi le roi tenait ses pieds. Et il nous le montra à tous qui étions de son conseil, et dit que nous l'aidions à prendre un parti. Nous dîmes tous, sans nul désaccord, qu'il n'était tenu en rien de mettre la charte à exécution. Et lors il dit à Jehan Sarrasin, son chambellan, qu'il lui baillât la charte qu'il lui avait demandée. 51:70 Quand il tint la charte, il nous dit : « Seigneur, voyez ici le sceau dont j'usais avant d'aller outre mer, et on voit clairement par ce sceau que l'empreinte du sceau brisé est semblable au sceau entier : c'est pourquoi je n'oserais en bonne conscience retenir ledit comté. » Et lors il appela monseigneur Renaud de Trie et lui dit : « Je vous rends le comté. » #### SECOND LIVRE En nom de Dieu le tout-puissant, nous avons ci-devant écrit une partie des bonnes paroles et des bons enseigne­ments de notre saint roi Louis, pour que ceux qui les ouï­ront les trouvent les uns après les autres ; de sorte que ceux qui les ouïront en puissent mieux faire leur profit que si on les eût écrits au milieu du récit des événements. Et ci-après nous commencerons à raconter son histoire, en nom de Dieu et en son nom. Ainsi que je le lui ai ouï dire, il naquit le jour de saint Marc l'évangéliste, après Pâques ([^18]). Ce jour l'on porte des croix en processions en moult lieux, et en France on les appelle les croix noires. Ce fut donc comme une prophétie de la grande foison de gens qui moururent en ces deux croi­sades, à savoir en celle d'Égypte, et en l'autre là où il mourut en Carthage ; car maints grands deuils en furent en ce monde, et maintes grandes joies en sont en paradis pour ceux qui dans ces deux pèlerinages moururent vrais croisés. Il fut couronné le premier dimanche des Avents ([^19]). Le commencement de la messe de ce dimanche est ainsi : *Ad te levavi animant meam*, et ce qui s'ensuit après, c'est-à-dire : « Beau Sire Dieu, je lèverai mon âme à toi, je me fie en toi. » Il eut très grande confiance en Dieu depuis son enfance jusqu'à sa mort ; car là où il mourrait, en ses der­nières paroles, il invoquait Dieu et ses saints, et spécialement monseigneur saint Jacques et madame sainte Gene­viève. \*\*\* 52:70 Dieu en qui il mit sa confiance le garda toujours dès l'enfance jusqu'à la fin ; et spécialement dans son enfance il le garda alors qu'il en fut bien besoin, comme vous ouïrez ci-après. Quant à son âme, Dieu le garda par les bons ensei­gnements de sa mère, qui lui enseigna à croire et aimer Dieu, et attira autour de lui toutes gens de religion. Et elle lui faisait, si enfant qu'il fût, ouïr toutes ses heures et les sermons aux fêtes. Il rappelait que sa mère lui avait fait plusieurs fois entendre qu'elle aimerait mieux qu'il fût mort plutôt que de faire un péché mortel. Bien lui fut besoin qu'il ait en sa jeunesse l'aide de Dieu ; car sa mère, qui était venue d'Espagne, n'avait ni parents ni amis en tout le royaume de France. Et parce que les barons de France virent le roi enfant et la reine sa mère étrangère, ils firent du comte de Boulogne, oncle du roi, leur chef, et ils le tenaient pour seigneur. Après que le roi fût couronné, il y eut des barons qui demandèrent à la reine qu'elle leur donnât de grandes terres ; et parce qu'elle n'en voulait rien faire, tous les barons s'assemblèrent à Corbeil. Et le saint roi me conta que ni lui ni sa mère, qui étaient à Montléry n'osèrent revenir à Paris jusques à tant que les habitants de Paris les vinrent quérir en armes. Et il me conta que depuis Montléry, le chemin était tout plein de gens en armes et sans armes jusques à Paris, et que tous criaient à Notre-Seigneur qu'il lui donnât bonne et longue vie, et le défendît et le gardât contre ses ennemis. Et Dieu le fit, comme vous oulirez ci-après. A ce parlement que les barons firent à Corbeil, les barons qui furent là établirent, ainsi qu'on le dit, que le bon chevalier le comte Pierre de Bretagne se révolterait contre le roi ; et ils convinrent encore que de leur personne ils iraient au mandement que le roi ferait contre le comte et que chacun n'aurait avec lui que deux chevaliers. Et ils firent cela pour voir si le comte de Bretagne pourrait vain­cre la reine, qui était femme étrangère, ainsi que vous l'avez ouï ; et beaucoup de gens disent que le comte eût vaincu la reine et le roi, si dans ce besoin le roi n'eût eu l'aide de Dieu, qui jamais ne lui faillit. L'aide que Dieu lui donna fut telle que le comte Thibault de Champagne, qui depuis fut roi de Navarre, vint servir le roi avec trois cents cheva­liers ; et à cause de l'aide que le comte donna au roi, il fallut que le comte de Bretagne se rendît à la merci du roi : d'où il laissa au roi, en faisant la paix, le comté d'Anjou, comme l'on dit, et le comté de Perche. \*\*\* 53:70 Parce qu'il importe de rappeler plusieurs choses que vous ouïrez ci-après, il me convient de laisser un peu de ma matière. Nous dirons donc que le bon comte Henri le Large eut de la comtesse Marie, qui fut sœur du roi de France ([^20]) et sœur du roi Richard d'Angleterre, deux fils, dont l'aîné eut nom Henri, et l'autre Thibault. Ce Henri, l'aîné, s'en alla croisé en la Terre Sainte en pèlerinage, quand le roi Philippe et le roi Richard assiégèrent Acre et la prirent. Sitôt qu'Acre fut prise, le roi Philippe s'en revint en France, dont il fut fort blâmé ; et le roi Richard demeura en Terre Sainte, et fit tant de hauts faits que les Sarrasins le redoutaient beaucoup, ainsi qu'il est écrit au livre de la Terre Sainte ; que quand les enfants des Sarra­sins braillaient, les femmes leur criaient et leur disaient pour les faire taire : « Taisez-vous, voici le roi Richard. » Et quand les chevaux des Sarrasins et des Bédouins avaient peur d'un buisson, ils disaient à leurs chevaux : « Crois-tu que ce soit le roi Richard ? » Ce roi Richard négocia tant qu'il donna au comte Henri de Champagne, qui était demeuré avec lui, la reine de Jérusalem, qui était l'héritière directe du royaume. De ladi­te reine, le comte Henri eut deux filles, dont la première fut reine de Chypre, et l'autre épousa messire Érard de Brienne, dont un grand lignage est issu, ainsi que cela est connu en France et en Champagne. De la femme de mon­seigneur Érard de Brienne, je ne vous dirai rien mainte­nant ; mais je vous parlerai de la reine de Chypre, qui tou­che maintenant à ma matière, et nous dirons ainsi. \*\*\* 54:70 Après que le roi eût foulé le comte Pierre de Bretagne, tous les barons de France furent si irrités envers le comte Thibault de Champagne qu'ils résolurent d'envoyer quérir la reine de Chypre, qui était fille du fils aîné de Champagne, pour déshériter le comte Thibault, qui était fils du second fils de Champagne. Quelques-uns d'entre eux s'entremirent pour réconcilier le comte Pierre avec le comte Thibaut et la chose fut négociée en telle manière que le comte Thibaut promit de prendre pour femme la fille du comte Pierre de Bretagne. La journée fut prise où le comte de Champagne dut épouser la demoiselle, et on dut la lui mener, pour l'épouser, à une abbaye de Prémontré qui est près de Château-Thierry, et qu'on appelle Val-Secret, à ce que je crois. Les barons de France, qui étaient presque tous parents du comte Pierre, prirent la peine de faire amener la demoi­selle à Val-Secret pour être épousée, et mandèrent le comte de Champagne, qui était à Château-Thierry. Et pendant que le comte de Champagne venait pour l'épouser, monseigneur Geoffroy de la Chapelle vint à lui de par le roi, avec une lettre de créance, et dit ainsi : « Sire comte de Champagne, le roi a appris que vous avez fait convention avec le comte Pierre de Bretagne de prendre sa fille en mariage. Aussi le roi vous mande, si vous ne voulez pas perdre tout ce que vous avez dans le royaume de France, que vous ne le fassiez pas ; car vous savez que le comte de Bretagne a fait pis au roi que nul homme qui vive. » Le comte de Champagne, de l'avis du conseil qu'il avait avec lui, s'en retourna à Château Thierry. Quand le comte Pierre et les barons de France qui l'at­tendaient à Val-Secret apprirent cela, ils furent tous comme enragés de dépit de ce qu'il leur avait fait, et à l'instant envoyèrent quérir la reine de Chypre. Et sitôt qu'elle fut venue, ils prirent un commun accord qui fut tel, qu'ils manderaient ce qu'ils pouvaient avoir de gens d'armes, et entreraient en Brie et en Champagne du côté de la France et que le duc de Bourgogne, qui avait pour femme la fille dit comte Robert de Dreux, entrerait dans le comté de Champa­gne du côté de la Bourgogne. Et ils prirent jour où ils s'assembleraient par-devant la cité de Troyes s'ils pou­vaient. Le duc manda tout ce qu'il put avoir de gens ; les barons mandèrent aussi ce qu'ils en purent avoir. Les barons vinrent brûlant et détruisant d'une part, le duc de Bourgogne de l'autre ; et le roi de France d'autre part pour les venir combattre. Le déconfort du comte de Champagne fut tel que lui-même brûlait ses villes avant la venue des barons, pour qu'ils ne les trouvassent pas garnies. Outre les autres villes que le comte de Champagne brûlait, il brûla Épernay et Vertus et Sézanne. \*\*\* 55:70 Les bourgeois de Troyes, quand ils virent qu'ils avaient perdu le secours de leur seigneur, mandèrent à Simon, sei­gneur de Joinville, le père du seigneur de Joinville qui est à présent, qu'il vînt les secourir. Et lui, qui avait mandé tou­tes ses gens en armes, partit de Joinville à la nuit, sitôt que ces nouvelles lui vinrent, et vint à Troyes avant qu'il fût jour. Et par là les barons faillirent dans le projet qu'ils avaient de prendre ladite cité ; et pour cela les barons pas­sèrent devant Troyes, et s'allèrent loger dans la prairie d'Isle où le duc de Bourgogne était. Le roi de France, qui sut qu'ils étaient là, se dirigea tout droit là pour les combattre ; et les barons lui mandè­rent et le prièrent que lui de sa personne voulût bien se retirer en arrière, et qu'ils iraient combattre le comte de Champagne, le duc de Lorraine et le reste des gens du roi, avec trois cents chevaliers de moins que n'auraient le comte ni le duc. Et le roi leur manda qu'ils ne combattraient pas ses gens sans que de sa personne il fut avec eux. Et ils renvoyèrent à lui et lui mandèrent que si cela lui plaisait, ils feraient volontiers entendre la reine de Chypre à la paix. Et le roi leur manda qu'il n'entendrait à nulle paix et ne souffrirait pas que le comte de Champagne y entendit jus­qu'à ce qu'ils eussent vidé le comté de Champagne. Et ils le vidèrent en telle manière que d'Isle, là où ils étaient, ils s'allèrent loger sous Jully ; et le roi se logea à Isle d'où il les avait chassés. Et quand ils surent que le roi était allé là, ils s'allèrent loger à Chaource, et n'osèrent attendre le roi et s'allèrent loger à Laignes, qui était au comte de Nevers, qui était de leur parti. Et le roi accorda ainsi le comte de Champagne avec la reine de Chypre, et la paix fut faite en telle manière : que ledit comte de Champagne donnât à la reine de Chypre environ deux mille livres de rente en terres, et quarante mille livres que le roi paya pour le comte de Champagne. Et le comte de Champagne vendit au roi, moyennant ces quarante mille livres, les fiefs ci-après nommés : le fief du comté de Blois, le fief du comté de Chartres, le fief du comté de Sancerre, le fief du vicomté de Châteaudun. Et certaines gens disaient que le roi ne tenait ces fiefs qu'en gage ; mais ce n'est pas vrai, car je le demandai à notre saint roi Louis outre mer. 56:70 La terre que le comte Thibaut donna à la reine de Chy­pre est tenue par le comte de Brienne qui est à présent, et par le comte de Joigny, parce que l'aïeule du comte de Brienne fut fille de la reine de Chypre et femme du grand comte Gautier de Brienne. \*\*\* Pour que vous sachiez d'où vinrent ces fiefs que le sire de Champagne vendit au roi, je vous fais savoir que le grand comte Thibaut, qui gît à Lagny, eut trois fils : le premier eut nom Henri, le second eut nom Thibaut, et le troisième eut nom Étienne. Ce Henri dessus dit fut comte de Champagne et de Brie, et fut appelé le comte Henri le Large, et dut bien être ainsi appelé, car il fut large avec Dieu et avec le siècle : large avec Dieu, ainsi qu'il paraît à l'église Saint-Étienne de Troyes et aux autres églises qu'il fonda en Champagne ; large avec le siècle, ainsi qu'il parut au fait d'Artaud de Nogent, et en beaucoup d'autres occa­sions que je vous conterais bien si je ne craignais d'embar­rasser ma matière. Artaud de Nogent fut le bourgeois du monde que le comte croyait le plus, et il fut si riche qu'il fit le château de Nogent l'Artaud de ses deniers. Or il advint que le comte Henri descendit de ses salles de Troyes pour aller ouïr la messe à Saint-Étienne un jour de Pentecôte. Aux pieds des degrés s'agenouilla un pauvre chevalier, et lui dit ainsi : « Sire, je vous prie, pour l'amour de Dieu, que vous me donniez du vôtre, avec quoi je puisse marier mes deux filles, que vous voyez ici. » Artaud, qui allait derrière lui, dit au pauvre chevalier : « Sire chevalier, vous n'agissez pas en homme courtois de demander à Monsei­gneur, car il a tant donné qu'il n'a plus que donner. » Le large comte se tourna vers Artaud, et lui dit : « Sire vilain, vous ne dites pas vrai de ce que vous dites que je n'ai plus que donner ; si, je vous ai vous-même. Et tenez-le, sire chevalier, car je vous le donne, et de plus je vous le garan­tirai. » Le chevalier ne fut pas ébahi, mais le prit par la chape, et lui dit qu'il ne le laisserait, pas jusques à tant qu'il aurait financé avec lui. Et avant qu'il lui échappât, Artaud avait financé avec lui cinq cents livres. 57:70 Le second frère du comte Henri eut nom Thibaut, et fut comte de Blois ; le troisième frère eut nom Étienne, et fut comte de Sancerre. Et ces deux frères tinrent du comte Henri tous leurs héritages et leurs deux comtés et leurs dépendances, et ils les tinrent après des héritiers du comte Henri qui tinrent le comté de Champagne, jusqu'à ce que le roi Thibaut les vendit au roi de France, ainsi qu'il est devant dit. \*\*\* Et nous reviendrons à notre matière et nous dirons ainsi qu'après ces choses le roi tint une grande cour à Saumur en Anjou ; et je fus là, et je vous témoigne que ce fut la mieux ordonnée que j'aie jamais vue ; car à la table du roi mangeait auprès de lui le comte de Poitiers, qu'il avait fait nouveau chevalier à la Saint-Jean ; et après le comte de Poitiers, mangeait le comte Jean de Dreux, qu'il avait fait aussi nouveau chevalier, après le comte de Dreux, man­geait le comte de la Marche ; après le comte de la Marche, le bon comte Pierre de Bretagne. Et devant la table du roi, vis-à-vis le comte de Dreux, mangeait monseigneur le roi de Navarre en cotte et en mantel de satin, bien parré d'une courroie, d'une agrafe et d'un chapeau d'or, et je tranchais devant lui. Devant le roi servait à manger le comte d'Artois, son frère ; devant le roi tranchait du couteau le bon comte Jean de Soissons. Pour garder la table, il y avait monsei­gneur Imbert de Beaujeu, qui depuis fut connétable de France, et monseigneur Enguerrand de Coucy et monsei­gneur Archambaud de Bourbon. Derrière ces trois barons, il y avait bien trente de leurs chevaliers en cottes de drap de soie, pour les garder ; et derrière ces chevaliers, il y avait une grande quantité de sergents, vêtus aux armes du comte de Poitiers appliquées sur taffetas. Le roi avait vêtu une cotte de satin bleu, un surcot et un mantel de satin vermeil fourré d'hermines, et sur la tête un chapeau de coton qui lui seyait mal, parce qu'il était alors jeune hom­me. Le roi donna cette fête dans les halles de Saumur, et on disait, que le grand roi Henri d'Angleterre les avait faites pour donner ses grandes fêtes. Ces halles sont faites à la guise des cloîtres des moines blancs de Cîteaux ; mais je crois qu'à beaucoup près il n'en est pas de si grandes. Et je vous dirai pourquoi cela me semble ; car à la paroi du cloître où mangeait le roi, qui était environnée de chevaliers et de sergents qui tenaient grand espace, mangeaient à une table vingt évêques et archevêques ; 58:70 et encore après les évê­ques et les archevêques mangeait à côté de cette table la reine Blanche sa mère, au bout du cloître, du côté où le roi ne mangeait pas. Et pour servir la seine, il y avait le comte de Boulogne, qui depuis fut roi de Portugal, et le bon comte de Saint-Paul, et un Allemand de l'âge de dix-huit ans, que l'on disait fils de sainte Élisabeth de Thuringe ; à cause de quoi on disait que la reine Blanche le baisait au front par dévotion, parce qu'elle pensait que sa mère l'y avait maintes fois baisé. Au bout du cloître, d'autre part, étaient les cuisines, les bouteilleries, les paneteries et les dépenses ; de ce bout on servait devant le roi et la reine la viande, le vin et le pain. Et dans toutes les autres ailes et dans le préau du milieu, mangeait une si grande foison de chevaliers que je ne sus pas les compter ; et bien des gens dirent qu'ils n'avaient jamais vu autant de surcots ni d'autres vêtements de drap d'or à une fête qu'il y en eut là ; et on dit qu'il y eut bien trois mille chevaliers. \*\*\* Après cette fête, le roi mena le comte de Poitiers à Poi­tiers pour reprendre ses fiefs ; et quand le roi vint à Poi­tiers, il eût bien voulu être de retour à Paris ; car il trouva que le comte de la Marche, qui avait mangé à sa table le jour de la Saint-Jean, avait assemblé autant de gens d'armes à Lusignan près Poitiers qu'il en put avoir. Le roi fut à Poitiers près d'une quinzaine, que jamais il n'osa partir jusqu'à ce qu'il se fût accordé avec le comte de la Marche, et je ne sais comment. Plusieurs fois je vis le comte de la Marche venir de Lusignan parler au roi à Poitiers ; et tou­jours il amenait avec lui la reine d'Angleterre, sa femme, qui était mère du roi d'Angleterre ([^21]). Et beaucoup de gens disaient que le roi et le comte de Poitiers avaient fait une mauvaise paix avec le comte de la Marche. Après que le roi fut revenu de Poitiers, il ne se passa pas après grand temps que le roi d'Angleterre vint en Gas­cogne pour guerroyer contre le roi de France. Notre saint roi, avec tout ce qu'il put avoir de gens, chevaucha pour le combattre. 59:70 Là vint le roi d'Angleterre et le comte de la Marche pour combattre devant un château qu'on appelle Taillebourg, qui est assis sur une mauvaise rivière qu'on appelle la Charente, là où on ne peut passer que sur un pont de pierre très étroit. Sitôt que le roi vint à Taillebourg et que les armées se virent l'une l'autre, nos gens, qui avaient le château de leur côté, s'efforcèrent à grand peine et passèrent périlleusement par nefs et par ponts, et cou­rurent sur les Anglais ; et le combat commença fort et grand. Quand le roi vit cela il se mit dans le péril avec les autres ; car pour un homme que le roi avait quand il eut passé vers les Anglais, les Anglais en avaient bien vingt. Toutefois il advint, ainsi que Dieu le voulut, que quand les Anglais virent le roi passer, ils se déconfirent et se mirent dans la cité de Saintes ; et plusieurs de nos gens entrèrent dans la cité mêlés à eux, et furent pris. Ceux de nos gens qui furent pris à Saintes rapportèrent qu'ils ouïrent un grand discord naître entre le roi d'Angle­terre et le comte de la Marche ; et le roi d'Angleterre disait que le comte de la Marche l'avait envoyé quérir parce qu'il disait qu'il trouverait grande aide en France. Ce soir même, le roi d'Angleterre partit de Saintes et s'en alla en Gascogne. \*\*\* Le comte de la Marche, comme un homme qui n'y pou­vait remédier, vint se constituer prisonnier du roi, et lui amena sa femme et ses enfants : à cause de quoi le roi eut, en faisant la paix, beaucoup de la terre du comte ; mais je ne sais pas combien, car je ne fus pas à cette affaire, parce que je n'avais jamais lors vêtu le haubert ([^22]). Mais j'ai ouï dire que, avec la terre que le roi y gagna, le comte de la Marche lui quitta dix mille livres parisis qu'il avait dans les coffres du roi, et chaque année autant. Quand nous fûmes à Poitiers, je vis un chevalier qui avait nom monseigneur Geoffroy de Rancon, qui pour un grand outrage que le comte de la Marche lui avait fait, ainsi qu'on le disait, avait juré sur reliques que jamais il ne serait tondu à la guise des chevaliers, mais qu'il porte­rait les cheveux en bandeaux ainsi que faisaient les fem­mes, jusqu'à ce qu'il se verrait vengé du comte de la Marche, ou par lui ou par autrui. 60:70 Et quand monseigneur Geof­froy vit le comte de la Marche, sa femme et ses enfant, agenouillés devant le roi, et lui criant merci, il fit apporter un tréteau, et fit ôter ses bandeaux, et se fit tondre en pré­sence du roi, du comte de la Marche et de ceux qui étaient là. Dans cette expédition contre le roi d'Angleterre et contre les barons, le roi fit de grands dons, ainsi que je l'ai ouï dire à ceux qui en revinrent. Mais ni pour les dons, ni pour les dépenses que l'on fit dans cette expédition ou d'autres en deçà de la mer ou au-delà, le roi ne requit ni ne prit jamais d'aide dont on se plaignît, ni de ses barons, ni de ses cheva­liers, ni de ses hommes, ni de ses bonnes villes. Et ce n'était pas merveille ; car il faisait cela par le conseil de la bonne mère qui était avec lui, par le conseil de qui il opérait, et par celui des prud'hommes qui lui étaient demeurés du temps de son père et de son aïeul. JOINVILLE. (A suivre) 61:70 ## ÉDITORIAL ### Le communisme incohérent VOICI UN AN nous analysions à cette place la crise interne du communisme. Nos lecteurs ont pu situer et mesurer les événements survenus depuis lors dans le monde communiste en les confrontant aux critères très précis que nous leur avions fournis ([^23]). Nous reprenons le même propos, pour faire le point de la situation du communisme au début de l'année 1963. Le fait principal Le fait principal est la dualité confirmée dans l'appareil. Quand nous l'écrivions ici en janvier 1962, quelques-uns protestaient qu'ils n'apercevaient rien de semblable. Ils l'aperçoivent sans doute aujourd'hui. Le fait principal n'est ni dans les vicissitudes de l' « alliance » sino-soviétique, ni dans l'éventualité d'une « scission » déclarée. Le fait principal est que l'appareil communiste international n'est plus dirigé par « un centre unique », et qu'il y a deux obédiences. Il y a même, au sein des partis communistes qui demeurent dans la dépendance de Moscou, une activité fractionnelle soutenue, financée, inspirée a Pékin, soit directement, soit par le relais des ambassades et consulats d'Albanie. Des brochures clandestines circulent, des ré­seaux se constituent. Ce n'est pas la première fois qu'au sein du mouvement communiste international des groupes plus ou moins se­crets sont accusés par Moscou, à tort ou à raison, d' « ac­tivité fractionnelle ». Mais c'est la première fois qu'une entreprise fractionnelle est appuyée, ou plutôt fomentée, par *un État* communiste, disposant des ressources et des moyens d'action qui sont ceux d'un appareil d'État. 62:70 Ce qui aurait dû se passer On comprendra mieux la signification de *ce qui est* si on le compare à ce qui, selon le système communiste, *aurait dû être.* Il n'y a, ou il ne devrait y avoir, qu'*un seul* Parti com­muniste à travers le monde, chaque parti communiste dans chaque pays n'étant que la section locale d'un appareil unique dirigé de Moscou par le Politburo, appelé aujour­d'hui Praesidium du Comité central, et par son « secrétaire général » ou « premier secrétaire », qui était avant-hier Staline, qui est aujourd'hui Krouchtchev. Tel est le premier critère fondamental, celui auquel il faut toujours rapporter les événements et changements qui surviennent à l'intérieur du monde communiste si l'on veut les placer dans leur vraie perspective et mesurer exacte­ment leur portée réelle. Car ce qui est le plus fondamental dans l'agencement de l'entreprise communiste, ce sont les cinq principes d'organisation de Lénine, pratiquement résumés par l'article 6 de la Constitution soviétique, et illustrés par les révé­lations contenues dans la lettre de Trotski au Procureur général du Mexique. Nous y renvoyons avec insistance le lecteur, parce que cette réalité la plus fondamentale est aussi la moins comprise, la moins aperçue : néanmoins c'est par là seulement que l'on peut saisir le dessein pra­tique et le fonctionnement effectif du communisme ([^24]). Ce système sociologique unitaire et totalitaire est prévu pour s'étendre au monde entier. A mesure qu'ils deviennent communistes, les différents pays doivent entrer dans l'U.R.S.S. (Union des Républiques socialistes soviétiques), comme ce fut le cas, par exemple, pour les Pays Baltes. 63:70 C'est à une telle intégration que sont normalement promises les nations d'Europe orientale colonisées par les Soviets ; -- c'est à cette même intégration qu'était promise la Chine. Que l'U.R.S.S n'ait pas osé ou pas pu opérer cette intégration était une première faille dans le système. Néanmoins, cette faille pouvait n'appa­raître que comme un retard, comme une phase transitoire, aussi longtemps que les partis au pouvoir dans les « dé­mocraties populaires » restaient entièrement dans la main de Moscou : ils le sont, à Budapest ou à Sofia, où Moscou modifie à sa guise, encore aujourd'hui, la composition des instances dirigeantes. Mais point à Pékin. Ce qui aurait dû se passer, dans un mouvement com­muniste international demeuré conforme à la propre cohé­rence de son système, c'était la liquidation de Mao, réalisée *de l'intérieur* de son Comité central, par le *noyau dirigeant* soviétique. Pour des raisons qui ne sont pas claires, ce noyau dirigeant soviétique n'existe point à Pékin : soit parce qu'il a été neutralisé à une date inconnue (comme Tito avait réussi à neutraliser le sien dans le parti yougo­slave), soit peut-être parce qu'il n'a jamais été solidement établi, à cause de la personnalité de Mao et de cadres auto­chtones formés davantage dans la longue guerre civile chi­noise que dans les écoles politiques d'U.R.S.S. : ceci n'est qu'une hypothèse parmi d'autres. Le fait certain est que le parti chinois n'est plus *organiquement* aux ordres de Moscou. Entre la Chine et l'U.R.S.S. demeurent des solidarités et des dépendances variables, par exemple d'ordre économi­que, et qui peuvent être impérieuses. On aurait tort de les nier. Mais on aurait encore plus tort de ne pas discerner que ces solidarités et dépendances-là, fussent-elles énormes, *ne sont pas* la dépendance *organique* établie *à l'intérieur* des centres nerveux du Parti par le système du NOYAU DIRIGEANT. La lutte\ pour l'imperium Les partis communistes d'Europe, sauf celui d'Albanie, demeurent dans la dépendance organique de Moscou : mais ils ont tous en leur sein, maintenant, une fraction clandes­tine et oppositionnelle, soutenue, financée et dirigée par Pékin (le fait est implicitement ou explicitement reconnu dans des déclarations publiques de Krouchtchev et de Thorez). Les partis communistes d'Asie ne sont pas tous dans l'obédience de la Chine. 64:70 Si bien que la situation de l'U.R.S.S. à l'intérieur du mouvement communiste interna­tional reste, semble-t-il, prédominante. Mais tout se passe comme si Mao avait entrepris délibérément un combat po­litique de très longue haleine -- avec la même détermina­tion, la même patience, la même stratégie à lointaine portée qu'il a montrées dans sa longue et progressive conquête de la Chine. De tout ce que l'on peut savoir, il ressort que Mao ne prépare pas une « scission », ne machine pas un « schis­me », -- il n'y a pas intérêt, -- mais il pourrait éventuel­lement y être acculé contre son gré, -- mais qu'il travaille à s'emparer de la direction du mouvement communiste international. Il compte sans doute sur le poids matériel et démographique de la Chine immense. Il compte manifes­tement sur son parti et ses cadres formés par lui-même aux pratiques du combat politique léniniste, et aux stratégies de longue haleine, -- tandis que les cadres soviétiques s'embourgeoisent. Dans le mouvement communiste international, il ne peut y avoir deux directions et deux obédiences. La Chine ne veut pas *en sortir,* elle veut *le dominer.* Présentement il y a fort loin pour la Chine de la coupe aux lèvres. Mais cela n'est pas pour intimider un véritable léniniste, ni pour décourager un homme tel que Mao, qui a bien dix ans devant lui pour réaliser dans le mouvement communiste ce qu'il a mis plus de vingt ans à réaliser en Chine. L'occasion existe : l'U.R.S.S. de Krouchtchev et de la nouvelle classe soviétique est accusée d'avoir entrepris -- par inconscience ou par trahison -- une liquidation du communisme. Pour sauver le communisme, il faut donc que la Chine le prenne en main. Conséquences draconiennes\ de la déstalinisation Car l'ébranlement de la « déstalinisation » se poursuit dans les profondeurs du mouvement communiste interna­tional. Les Occidentaux n'y ont pas suffisamment pris gar­de : les uns parce qu'ils ont pensé -- ce qui contient en effet une part de vérité que « déstalinisé » ou non, le communisme reste toujours le communisme ; les autres parce qu'ils n'ont vu ans la « déstalinisation » qu'une occasion « progressiste » de plaider à nouveau pour une « construction du socialisme » réalisée la main dans la main avec les partis communistes. 65:70 Or la déstalinisation a introduit dans la psychologie communiste une incohérence majeure, insurmontable, à la longue mortelle, et qui appelle une reprise en main radicale, ou qui alors ouvre la porte à l'entreprise chinoise de domi­nation. \*\*\* On a beaucoup romancé, faute de savoir, sur *les causes* de la déstalinisation. On peut à ce sujet formuler quelques hypothèses. On ne *sait* pas avec certitude. Mais ces hypothèses, et ces romans, ont détourné l'attention des Occi­dentaux, ici encore, du *fait* lui-même, et de ce que, sur ce fait, l'on sait, ou devrait savoir, avec une pleine clarté. \*\*\* Comme nous le faisions remarquer déjà l'année der­nière, la « déstalinisation », arrivée au stade qui est le sien depuis le XXII^e^ Congrès du P.C.U.S. ([^25]) tenu à l'au­tomne 1961, aboutit à cette thèse officielle, dogmatique, obligatoire dans toute l'étendue de l'obédience soviétique : *depuis 1924 l'U.R.S.S., et par suite tout le mouvement communiste, ont été dirigés soit par des criminels soit par des ennemis du communisme.* Et en outre, -- corollaire implicite, qu'il faut taire, mais qui est présent à tous les esprits, du moins chez les com­munistes : *l'actuel dirigeant de l'U.R.S.S. et du mouvement communiste, Nikita Krouchtchev, fut le complice fidèle et obéissant de ces criminels et de ces ennemis du commu­nisme.* \*\*\* Où qu'ils soient, quels qu'ils soient, les communistes du monde entier sont présentement placés devant la déstalini­sation comme devant une alternative : l'accepter ou la refuser. Dans les deux cas, les conséquences sont inévitablement draconiennes. *Accepter la déstalinisation :* c'est accepter la nouvelle vérité officielle : oui, pendant un quart de siècle l'U.R.S.S. et le mouvement communiste furent aux mains de fous criminels et d'ennemis hypocrites du communisme. Consé­quence : le *passif* du communisme, non plus seulement aux yeux des anti-communistes, mais selon la thèse commu­niste officielle elle-même, devient insupportable, écrasant, paralysant. C'est le communisme s'infligeant à lui-même un démenti mortel. *Refuser la déstalinisation :* c'est accuser la direction soviétique actuelle de procéder à une « liquidation » implicite, inconsciente, folle, du communisme. C'est la position de Mao et des Chinois. 66:70 A un niveau ou à un autre, et quel que soit le choix, c'est l'incohérence introduite pour longtemps à l'intérieur du monolithisme communiste. L'Occident spectateur aveugle\ et immobile Devant la déstalinisation, l'Occident est demeuré *stu­pide,* au sens étymologique du terme, frappé de stupeur passive, immobile, inopérante. La déstalinisation était (elle est encore) une immense possibilité -- pour la première fois -- d'action politique et morale de l'Occident sur le monde communiste. Il fallait seulement comprendre la thèse essentielle de la déstalini­sation, comprendre sa portée à l'intérieur du communisme, et la prendre au mot, et l'exiger. La « dénazification » de l'Allemagne, encore qu'opérée dans des conditions tout à fait différentes, offrait un exem­ple de l'action possible. Entrant dans le jeu de la déstalinisation, l'Occident pouvait demander, exiger, au nom même des thèses ac­tuelles du Kremlin, qu'on lui évitât désormais tout contact avec *les staliniens*. Il pouvait récuser, disqualifier les ambassadeurs, les diplomates, les chargés de mission. Il pouvait, dans chaque cas, demander garanties et précisions sur le passé des hommes d'État soviétiques se présentant comme interlo­cuteurs. On l'a fait pour l'Allemagne, lui créant en plu­sieurs occasions des difficultés majeures, puisque sous Hitler presque tous les Allemands étaient hitlériens, au moins en apparence. Sous Staline, tous les cadres soviétiques furent staliniens. C'est le point sensible, terriblement vulnérable. Il n'est que de voir quelle fut la colère de Krouchtchev, dans ses colloques avec les syndicalistes américains, lorsqu'une voix timide lui demandait poliment ce qu'il avait fait sous Staline. Krouchtchev sait très bien que là est son point faible, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'U.R.S.S. Krouchtchev le sait très bien, mais les élites dirigeantes de l'Occident, elles, ne le savent apparemment pas encore. Elles n'ont pas aperçu ce moyen de pression morale et psychologique. Elles n'ont pas saisi qu'elles peu­vent *accélérer* le processus d'épuration des cadres sovié­tiques. 67:70 Pour la première fois l'occasion était donnée -- elle est toujours donnée -- d'exercer de l'extérieur une pression psychologique et morale sur le monde clos du communis­me, d'*intervenir* pacifiquement mais efficacement dans ses processus internes. Les États, les Églises, les Académies scientifiques et littéraires, les groupes industriels, tous les corps constitués qui sont en relations politiques, religieuses, culturelles, économiques avec l'U.R.S.S., pouvaient -- ils peuvent en­core -- chacun à son niveau, poser sans cesse, ouvertement, officiellement, et *conformément aux thèses officielles du Kremlin,* la question préalable au sujet de tous leurs inter­locuteurs politiques, religieux, scientifiques, industriels : -- NOUS VOULONS LA GARANTIE QU'ILS NE SONT PAS DES STALINIENS*.* Une insistance courtoise, *douce, pacifique,* mais ferme, solennelle, constante, officielle, aurait eu un immense re­tentissement dans le monde entier et *à l'intérieur même* de l'U.R.S.S. : personne ne semble en avoir eu l'idée. Tout le monde ou presque s'occupe de la faribole des « durs » et des « mous », et de prétendument soutenir les seconds contre les premiers. Ce qui ne conduit à rien, parce que c'est une chimère en dehors de toute réalité. Il ne s'agit pas de « mous » ou de « durs », mais de positions et de pers­pectives beaucoup plus radicales. Face au Patriarcat de Moscou, complice et instrument des crimes staliniens, la demande honnête et douce, mais absolument décidée, de n'avoir pour interlocuteurs que des « non-staliniens » vérifiés et confirmés, aurait eu elle aussi un immense retentissement à l'intérieur même du monde communiste. Et ainsi dans tous les domaines et en toutes occasions. On ne l'a pas fait. Ou plutôt, par inconscience, on fait souvent le contrai­re : on *aide* le communisme à passer sans trop de dommage la phase éventuellement mortelle de la déstalinisation. On aide à « dédouaner » des staliniens notoires, couverts de crimes abominables *d'après la thèse officielle du Kremlin.* C'est un contresens. C'est une erreur. C'est *à cause de cette erreur de l'Occident* que la déstalinisation est si lente à développer ses conséquences implicites de liquidation du communisme. L'échec soviétique du communisme Exercer une pression psychologique dans le sens d'une déstalinisation rigoureuse serait d'autant plus efficace que la déstalinisation n'est pas un phénomène arbitraire et gratuit. On peut supposer qu'elle répond à une nécessité interne de l'U.R.S.S. : sans quoi il serait inexplicable qu'un tel risque ait été pris. 68:70 L'U.R.S.S. est à l'heure de la revanche *de la nature humaine.* On a souvent dit, jadis et naguère, que « le socia­lisme » a pour limites la nature des choses. Les limites ont été reculées beaucoup plus loin qu'on ne pouvait le penser par la tyrannie totalitaire du communisme, la plus perfec­tionnée, la plus despotique qui ait jamais existé. Reculées, non supprimées. Toutes les prétentions théoriques du mar­xisme-léninisme sont en déroute. Pour stimuler la produc­tion, l'U.R.S.S. applique depuis plusieurs années, avec mala­dresse, et par à-coups, les méthodes que sa propagande appelle « capitalistes » : le gouvernement soviétique cher­che toutes les manières possibles de réintroduire *le profit* dans son économie industrielle, dans son agriculture, il fait des concessions plus ou moins camouflées au *lien* per­sonnel et familial entre le paysan et la terre qu'il travaille. La « science marxiste-léniniste » promettait une *orga­nisation rationnelle de la production.* Après un demi-siècle de règne du communisme et de lutte contre les « survivan­ces capitalistes », l'U.R.S.S. en est au point de constater que tout ce qu'il y a de rationnellement organisé dans sa production est emprunté aux méthodes de l'industrie occi­dentale, tandis que tout ce qui embarrasse ou désorganise sa production est ce qui vient du marxisme-léninisme. Les méthodes américaines et celles du Marché commun euro­péen s'avèrent non point parfaites et irréprochables, certes, mais plus *efficaces* que les méthodes communistes au point de vue *social :* on le savait, ou on aurait dû le savoir, en Occident ; mais aujourd'hui ce sont les Soviétiques qui le constatent, et qui commencent à en tirer des conséquences techniques, non sans dommage pour la « science marxiste-léniniste ». C'est une autre source d'incohérence pour le communisme actuel. Il ne peut plus nier ses contradictions internes, il ne peut plus, en outre, continuer à les attribuer aux « survivances » du régime antérieur à 1917. Plus de deux générations soviétiques ont été entièrement éduquées par le communisme : la nature humaine n'a pas pour au­tant été fondamentalement modifiée. La « science marxiste-léniniste » devait entre autres « abolir toute différence entre les travailleurs des villes et les travailleurs des campagnes ». Or la différence est en U.R.S.S. plus grande que jamais, puisque, pour la première fois depuis 1917, cette différence vient d'être officiellement et institutionnellement reconnue. Le Parti communiste so­viétique (P.C.U.S.) est maintenant divisé en deux branches distinctes, qui sont grosso modo, l'une la branche industrielle, l'autre la branche agricole. Nouvelle incohérence par rapport au système communiste. 69:70 Le parti soviétique coupé en deux ? Il est encore trop tôt pour saisir pleinement la portée de cette démultiplication sans précédent du Parti. Mais ici encore le *fait* lui-même de cette *désunité* supplémentaire -- de cette désunité *par rapport* au type communiste d'uni­té -- est énorme et fatalement lourd de conséquences, il est, au même titre que la dualité dans l'appareil interna­tional, une anomalie majeure. Bien sûr, cette division du Parti apparaît comme une tentative d'adaptation au réel. Mais c'est la reconnaissance officielle, en tant que réalité, d'une réalité qui était dite « capitaliste » ; et cette nature de l'homme à laquelle on fait des concessions est celle que le marxisme-léninisme prétendait « changer » radicalement. Pour la première fois depuis 1917, le P.C.U.S. vient de porter lui-même atteinte à sa propre constitution socio­logique, à son système consubstantiel. Sous la pression sans doute d'insurmontables difficultés qui lui viennent de l'ordre des choses et de la nature humaine, il se crée à lui-même des difficultés capitales dans son ordre propre ; il porte la main sur les conditions sociologiques de son fonctionnement en tant que Parti communiste. On com­prend que devant de telles innovations, les Chinois puissent parler non seulement de « révisionnisme » coupable, mais encore de risque grave de « liquidation du communisme ». Le test suprême :\ l'omnipotence organique du Parti Simultanément, les dirigeants soviétiques affirment sans cesse leur volonté de renforcer, et non de diminuer, cette omnipotence du Parti résumée par l'article 126 de la Constitution, système fondamental, universel, unique de gouver­nement communiste, que nous avons surnommé « la tech­nique sociologique de l'esclavage ». C'est l'existence, c'est le fonctionnement effectif de ce système qui constituent le test suprême, ou plutôt unique, la seule condition nécessaire et suffisante de l'existence du communisme. Ce système est toujours en place, il fonctionne toujours. 70:70 Mais la plupart des mesures prises actuellement en U.R.S.S. -- sous la pression de circonstances que nous ne connaissons qu'imparfaitement -- ont pour conséquence inévitable de rendre ce fonctionnement plus difficile et moins assuré. L'analogue\ (et le contraire) de l'âme Les chrétiens peuvent comprendre par analogie le rôle du Parti communiste : il remplace l'âme. Dans le christia­nisme ce qui est essentiel c'est *l'esprit* (au sens évangélique qui se dit aussi *l'âme ou le cœur*). Une société chrétienne n'est pas une société où le pouvoir ecclésiastique dirigerait tout : ce serait un cléricalisme insupportable, tout fait contraire à la doctrine du Christ. Une société chrétienne est une société où *l'esprit* de chacun est chrétien, et où cha­cun, dans cet esprit, se détermine *librement* et sous sa pro­pre responsabilité, selon sa place hiérarchique et son état de vie. Le communisme remplace l'esprit par *une technique matérielle,* par la technique sociologique du noyau diri­geant. Tout est « pénétré » non par un esprit, mais par cette technique de noyautage. Toutes les « organisations » sont « libres » : à la seule condition d'avoir en leur sein un noyau dirigeant communiste. Si l'on pouvait ainsi parler, on devrait dire que le Parti communiste est *l'âme maté­rielle* de la société communiste ; il en « informe » orga­niquement toutes les activités, il en « noyaute » tout ce qui a une dimension sociale, la dimension individuelle étant jugée négligeable. Ce système est par nature total et totali­taire, sous peine de n'être pas viable. Or ce système universel et unique d'omnipotence com­muniste est atteint, à l'extérieur de l'U.R.S.S., par la dua­lité qui s'est créée dans l'appareil international ; et à l'in­térieur, s'il est maintenu en place, voici que des brèches sont faites dans plusieurs des conditions techniques de son fonctionnement. Jamais depuis 1917 le communisme n'avait donné de tels signes d'une crise interne aussi grave. Probabilités Les supputations et hypothèses ne sont pas à proscrire, à condition de venir après les certitudes et de rester dans la perspective ouverte (et circonscrite) par ces certitudes. 71:70 Il est en effet plausible que la nouvelle classe dirigeante en U.R.S.S., et dans cette classe les hommes de moins de cinquante ans, exercent une pression considérable dans le sens d'un relâchement des contraintes et de la terreur. Il est vraisemblable que Krouchtchev cherche à maintenir un équilibre difficile entre ces aspirations nouvelles et un minimum de continuité dans la théorie et la pratique du communisme. Il est assez apparent que les dirigeants sovié­tiques actuels sont beaucoup plus des « pragmatiques » que des « dogmatiques ». Il est très possible qu'une liquidation du stalinisme ne soit aucunement la liquidation de la volonté de puissance de la caste au pouvoir et de l'impé­rialisme soviétique. Il est visible que la « déstalinisation » avait été d'abord conçue comme exclusivement destinée à la caste dirigeante du Parti, qui voulait pour elle-même, et *seulement* pour *elle-même,* des garanties contre la terreur, contre l'arbitraire, contre le despotisme : mais on entre­voit que le relâchement se transmet inévitablement de pro­che en proche, et que les peuples esclaves eux-mêmes béné­ficient, d'une manière relative et limitée, fragmentaire, désordonnée, d'un certain adoucissement de la tyrannie. Il est probable que la *contagion* du relâchement des contraintes ira en s'étendant. Il est douteux que l'équili­brisme de Krouchtchev puisse freiner cette contagion au­tant qu'il serait nécessaire pour le maintien du système. Il n'est nullement exclu que Krouchtchev lui-même soit écarté ou balayé par la pression montante de la nouvelle génération à laquelle il a déjà donné tant de gages et fait tant de concessions. Spéculations vraisemblables. Il est utile de les supputer. Mais en demeurant d'abord attentif aux critères fonda­mentaux, ceux qui concernent en toute certitude l'essence même du système communiste. Le nouvel âge\ du communisme L'atout psychologique, à longue échéance, des Chinois à l'intérieur du mouvement communiste, est de souligner la gravité des entorses faites par les Soviétiques à l'ortho­doxie communiste. Non point l'orthodoxie « idéologique », « théorique », qui est ployable selon les circonstances, et qui dans l'histoire du communisme a toujours été ployée selon les besoins du moment. Mais l'orthodoxie *pratique :* les conditions techniques, les conditions sociologiques de l'imperium communiste. 72:70 Dans le monde entier, les communistes sont beaucoup plus conscients que les Occidentaux attentifs (et à plus forte raison que les Occidentaux distraits) du risque for­midable assumé, au point de vue communiste, par l'en­semble de la politique soviétique. Les cadres communistes formés réagissent en quelque sorte d'instinct aux ano­malies hétérodoxes de la déstalinisation. Tous y voient, sans le dire, un danger effectif de « liquidation du com­munisme ». C'est là une solide plateforme d'agitation, d'or­ganisation, d'action pour l'entreprise chinoise. Face aux « liquidateurs » soviétiques, Mao se présente comme le sauveur du communisme. Mais il est lui-même une anomalie hétérodoxe dans le système, puisqu'il s'est affranchi de la dépendance orga­nique à l'égard de Moscou. Aussi Krouchtchev ne manque-t-il pas de rappeler contre lui que « la pierre de touche » a toujours été et demeure « l'attitude à l'égard de l'U.R.S.S ». Cependant Krouchtchev est dans la position inconfor­table de gouverner l'U.R.S.S. et le mouvement commu­niste resté dans la dépendance de Moscou, selon le système communiste -- il n'en a aucun autre à sa disposition -- et simultanément d'imposer par ce système un ensemble de mesures et de thèses, appelé globalement « déstalinisation », qui va contre les conditions d'existence et de fonctionne­ment du système lui-même. C'est ainsi que le communisme est manifestement entré dans un nouvel âge : l'âge de l'incohérence interne. 73:70 ## CHRONIQUES 74:70 ### La Paix du Christ aujourd'hui NOTRE TEMPS a vu, pour la France même, de terribles épreuves. Nous avons subi en 1940 la plus grave défaite de toute notre histoire. Rien de semblable depuis l'envahissement de la Gaule romaine par les Bar­bares, et sans nos alliés c'en était fait de notre indépen­dance nationale. Les jeunes gens de moins de trente ans ne s'en doutent même pas. Nous sommes maintenant une nation satellite ; les Français veulent l'oublier. On va le leur rappeler d'ici peu. Nous avons subi l'an passé un désastre où un million de Français ont perdu tous leurs biens, leurs églises et les tombeaux de leurs pères. Tout cela préparé minutieusement (non certes dans toutes les conséquences) par le chef actuel de l'État qui n'a voulu rien entendre des avertissements de ceux qui savaient. Les Français font semblant de ne s'être aperçus de rien. Une caravelle passait... \*\*\* 75:70 EN TOUT CELA, rien qui pût surprendre un chrétien. La Fille aînée de l'Église avait mission de donner le bon exemple à ses jeunes frères et jeunes sœurs. Elle a été la première à donner le mauvais. « Comme elle s'est servie de son influence, dit Joseph de Maistre, pour contredire sa vocation et démoraliser l'Europe, il ne faut pas s'étonner qu'elle y soit ramenée par des moyens terribles. » Dieu a patienté longtemps, et longtemps averti. Il a envoyé la Très Sainte Vierge aux deux enfants de La Salette pour prédire les malheurs inévitables si on ne se convertissait. Après la guerre de 70 et la Commune dont les misères furent oubliées des Français aussi vite qu'ont été les plus récentes, on disait à Maximin : « Les malheurs prétendument annoncés par la Sainte Vierge ne se sont pas produits ». Il répondait : « Noé a été averti cent ans avant le déluge ». 1847-1940 ! Il n'y a pas de pardon sans expiation. En ce moment les Algériens commencent à expier pour la France et son chef. \*\*\* LES SOCIALISTES UTOPISTES de 1830 étaient des disciples de Rousseau croyant que l'homme était bon par nature ; avec des réformes de structure tout s'arrangerait (car ils voulaient l'harmonie et non la lutte). \*\*\* Mais les conséquences du libéralisme issu de la Révolution s'étaient déjà fait sentir. La domination de l'argent avait provoqué l'effroyable misère du monde ouvrier, resté sans défense selon les principes individualistes de la Révolution elle-même. Alors les communistes s'appliquèrent à construire (toujours théoriquement) une société organisée pour le bien de la communauté, en faisant le sacrifice de la liberté individuelle. Ce n'est là autre chose qu'une usine capitaliste agrandie, ce qui faisait dire à Georges Sorel : « *En définitive, le Marxisme est beaucoup plus près de l'économie politique qu'on nomme manchestérienne que de l'utopisme.* » Évidemment ce sont deux conceptions matérialistes de la société, destinées à employer les mêmes moyens. 76:70 Les catholiques ne pouvaient croire à la bonté naturelle de l'homme ; mais ils étaient en ce temps-là mordus par les erreurs de la Révolution touchant la liberté. La vraie liberté consiste à CHOISIR LES MOYENS POUR ATTEINDRE LA FIN véritable de l'homme (qui est l'éternité bienheureuse). Cette liberté est la gloire de l'humanité, la raison d'être de l'Incarnation et de l'intimité divine. La Révolution française faisait de la liberté d'agir à sa guise le but même de la vie. Les catholiques de ce temps mêlaient les deux conceptions. Il nous souvient d'avoir lu dans les écrits d'un contemporain d'Ozanam, portant un grand nom et justement vénéré comme un saint par ses descendants, la remarque suivante : il constate que les salaires sont insuffisants ; la concurrence empêche les employeurs les mieux disposés de les augmenter au-delà d'un certain niveau : « Il n'y aurait de remède, dit-il, que par la fixation des salaires par l'État », mais ce serait toucher à la liberté, conclut-il, non sans une certaine désolation devant l'impossibilité de résoudre le problème. Il est évident que c'est là une conception de la liberté issue des idées révolutionnaires. \*\*\* ET CES SAINTES GENS se lancèrent dans les œuvres charitables d'une manière souvent héroïque, comme pendant l'épidémie de choléra et les troubles de 1848-49. Les œuvres charitables sont encore nécessaires et le seront toujours car « il y aura toujours des pauvres parmi vous ». Mais si la charité peut aider à réparer les malheurs ou même les injustices, elle ne remplace pas une justice qui est due. Aussi, après avoir abandonné l'erreur libérale, suivant en cela avec beaucoup de retard l'esprit du monde, nombre de catholiques ont emboîté le pas aux communistes qui sacrifient au bien commun les libertés indispensables à la vie morale. Ils se prétendent des novateurs, bien au courant de leur temps. En fait ils retardent de quatre-vingts ans et sont à la remorque des idées du monde. Car déjà sous le second Empire Le Play faisait remarquer, et prouvait par d'admirables enquêtes, que la base de la justice, de la paix sociale, réside dans l'application du Décalogue. La Tour du Pin et ses émules montrèrent qu'on ne pourrait atteindre à la paix sociale sans respecter les bases de toute société humaine qui sont la famille, et les sociétés de familles, les contrées ou provinces, les associations professionnelles ; 77:70 ce qui ne se peut sans leur laisser, dans les limites de leur compétence, la liberté à laquelle elles ont droit. Car elles y sont bien plus compétentes que n'importe quel technocrate. « *Notre organisation est incompatible avec tout ordre social ; elle ne saurait réussir ni avec le régime de liberté* (qui aboutit aux excès du capitalisme) *ni avec le régime de contrainte* (celui du communisme). » C'est nous qui ajoutons les parenthèses. Et Le Play disait encore : « *L'existence d'une classe nombreuse privée de toute propriété et vivant en quelque sorte dans un état de dénuement héréditaire est un fait nouveau et accidentel. Les nations manufacturières de l'Occident qui sont envahies par ce honteux désordre y remédieront non par le procédé impuissant de la spoliation des riches, mais par la réforme morale de toutes les classes*. » (Réforme sociale, tome I, p. 238, sixième édition de 1878 ; la première est de 1864.) Les idées de cette école ont été reprises vingt-cinq ans plus tard par les encycliques des papes, parce qu'elles étaient conformes à la doctrine sociale, chrétienne. En admettant chez tous les catholiques une égale bonne volonté pour suivre les directives du Saint-Siège, leur divi­sion se fait en ce point précis : Comment faire ? Et c'est la même division qui existe au point de vue de l'apostolat. Bien entendu les préjugés et les passions obscurcissent la vue, et malheureusement peu d'hommes en sont exempts de quelque côté qu'ils viennent et probablement les plus passionnés eux-mêmes croient être de ce peu d'hommes tel est le caractère de la passion. *Mais les apôtres nous ont donné des indications certaines sur la manière de concevoir l'apostolat et les transformations sociales*. Car ils vivaient dans un monde aussi corrompu que le nôtre, au sein d'une société engagée dans des erreurs analogues aux nôtres. Omnipotence d'une administration d'État, avec sa conséquence nécessaire, la tyrannie fiscale, suppression du citoyen économiquement libre, du petit propriétaire, prédominance du travail servile, folie des grandes villes et folie des jouissances artificielles et superflues. 78:70 Or ils n'ont point fait d'apostolat *de masse *: ils n'ont point cru à la prédominance de l'action ; ils se sont donné beaucoup de mal et ont beaucoup travaillé pour enseigner à *prier en esprit et en vérité.* Et la conséquence en fut qu'ils fondèrent de *toutes petites chrétientés unies et ferventes,* sans chercher le nombre, et les poussèrent à la perfection autant qu'il est possible en ce monde. Leur perfection même convertit le reste de la société. Quant aux réformes sociales fort nécessaires (comme en tout temps), ils les accomplirent par l'intérieur des esprits ; c'est-à-dire comme le demande Le Play : «* par la réforme morale de toutes les classes *». C'est ainsi que l'Église vint à bout de l'esclavage. \*\*\* CEPENDANT devant un monde qui ne s'occupe pas d'eux et même les moque, les catholiques restent divisés, plus divisés qu'aucune autre société. Ils ont perdu la paix du Christ pour une différence d'esprit qui se ramène en son centre à la question : *comment faire.* Cela fait partie manifestement du châtiment de la France. C'est pourquoi le Saint-Père, très renseigné, demandait pendant la préparation du Concile aux futurs membres de ces solennelles assises de méditer le chapitre XIV de S. Jean, le discours après la Cène, où se trouvent précisément ces paroles : *Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix,* et celles-ci : *Père, garde-les afin qu'ils soient un comme nous.* L'expérience du Concile n'a pas été sans ajouter à l'expérience du Saint-Père, car recevant quelques jours avant la clôture de la première session les évêques français, il leur a raconté une très vieille histoire biblique, celle de Jacob qui voyait ses fils se disputer. Les uns veulent aller à droite, les autres à gauche et le vieux patriarche les écoute avec ses vieilles oreilles. « *Et Jacob,* dit la Bible, *considérait ces choses en silence* »*.* \*\*\* SANS DOUTE il faut combattre l'erreur, nous en avons esquissé au début de cet entretien l'origine et les développements séculaires. Et il faut s'attendre à recevoir des coups donnés en toute bonne foi par ceux qui ne comprennent pas (les aveugles ne visent pas très juste). Est-ce une raison pour perdre la paix du Christ ? 79:70 Le Saint-Père nous a prémunis lui-même contre cette tentation dans son discours d'ouverture au Concile et LE SENS DE TOUTES SES INTERVENTIONS EST DE RAMENER A L'UNITÉ D'ABORD TOUS LES CATHOLIQUES. Il serait si contraire à l'esprit de l'Église que le Concile finît dans les divisions, qu'il est obligatoire pour ses membres de faire un effort moral sur eux-mêmes. Or dans le passé ils ne l'ont pas toujours fait ; ce ne sont pas les échevins de la Ville de Paris ni la corporation des charpentiers qui ont créé trois papes à la fois ; et il peut arriver que le Saint-Esprit abandonne un Concile aux passions de ses membres. Voici quelques passages du discours du Saint-Père : « *Il arrive souvent que dans l'exercice quotidien de Notre ministère apostolique Nos oreilles soient offensées, en apprenant ce que disent certains qui, bien qu'enflammés de zèle religieux, manquent de justesse de jugement et de pondération dans leur façon de voir les choses. Dans la situation actuelle de la société ils ne voient que ruines et calamités.* ......... « *Dans le cours actuel des événements, alors que la société humaine semble à un tournant, il vaut mieux reconnaître les desseins mystérieux de la Providence divine qui, à travers la succession des temps et les travaux des hommes, la plupart du temps contre toute attente, atteignent leur fin et disposent tout avec sagesse pour le bien de l'Église, même les événements contraires.* » Il ajoute : « *L'Église ne détourne jamais gon regard de l'héritage sacré de vérité qu'elle a reçu des anciens. Mais il faut aussi qu'elle se tourne vers les temps présents, qui entraînent de nouvelles situations, de nouvelles formes de vie et ouvrent de nouvelles voies à l'apostolat catholique.* *...Mais en suivant attentivement ces développements, elle n'oublie pas d'avertir les hommes que, par-delà l'aspect visible des choses, ils doivent regarder vers Dieu, source de toute sagesse et de toute beauté. Eux à qui il a été dit :* « *Soumettez la terre et dominez-la* » (*Gen. 1,* 28) *ne doivent en effet jamais oublier ce grave commandement :* « *Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu le serviras lui seul* » (*Matth*. 4, 10). *Ils éviteront ainsi que la fascination passagère des choses matérielles ne nuise au véritable progrès.* *...Cependant, ce précieux trésor nous ne devons pas seulement le garder comme si nous n'étions préoccupés que du passé, mais nous devons nous mettre joyeusement, sans crainte, au travail qu'exige notre époque en poursuivant la route sur laquelle l'Église marche depuis près de vingt siècles.* » 80:70 Il est bien évident que le monde change ; mais les prin­cipes de la constitution naturelle des sociétés ne changent pas ; le pape Pie XII s'est évertué à rappeler ces conditions. Dans cette revue nos collaborateurs les rappellent sans cesse à ceux chez qui les idées d'évolution font croire que le changement est le principe même : ce qui leur fait profé­rer cette erreur qu'il n'y eut jamais de civilisation chré­tienne mais seulement des chrétiens vivant dans des civili­sations « d'époque ». Mais il est clair que dans le passé le mouvement com­munal par exemple a eu pour origine le besoin d'appliquer aux conditions nouvelles de l'existence urbaine la règle des bonnes sociétés. Les conflits arrivèrent quand les seigneurs du lieu (légitimes propriétaires du terrain sur lequel ils avaient laissé s'installer artisans et bourgeois) voulurent ne RIEN CHANGER, et les autres TOUT COMMANDER. Les pre­miers ne comprenaient pas qu'une nouvelle cellule sociale s'étant créée, il fallait la laisser trouver ses lois et s'admi­nistrer elle-même. Elle formait une de ces sociétés intermé­diaires dont les encycliques demandent qu'on préserve soi­gneusement les libertés. Mais les seconds voulaient, en plus des droits qu'ils réclamaient justement, s'attribuer ceux du propriétaire légitime. C'est l'honneur de nos rois d'avoir créé des chartes équi­tables pour les villes de leur domaine. Elles servirent de modèle au reste de l'univers chrétien. Or nous en sommes là. IL NE SUFFIT PAS DE RAPPELER LES PRINCIPES, IL FAUT TROUVER DES CHARTES ÉQUITABLES, RESPECTER, ET MÊME CRÉER DES LIBERTÉS NOUVELLES. \*\*\* ON NE SAURAIT DONC trop remercier le ciel de nous avoir donné un Pape qui place toutes choses sur le plan de la paix du Christ. Quelques paroles encore de Sa Sainteté sont demeurées incomprises : 81:70 « *Certes,* dit-il, *il ne manque pas de doctrines et d'opi­nions fausses, de dangers contre lesquels il faut se mettre en garde et que l'on doit écarter ; mais tout cela est si manifestement opposé aux principes d'honnêteté et porte des fruits si amers, qu'aujourd'hui les hommes semblent com­mencer à les condamner d'eux-mêmes. *» Les hommes com­mencent-ils vraiment à les condamner d'eux-mêmes ? Une existence presque aussi longue que celle du Saint-Père me permet de dire : oui, il y a un changement dans ce sens. Reprenant les erreurs principales par la description desquelles nous avons commencé, nous pouvons dire : per­sonne dans le peuple ne croit plus à la bonté naturelle de l'homme ; personne ne croit plus au suffrage universel ni à la volonté générale. Beaucoup d'hommes ont souffert et sont morts pour obtenir ce suffrage et l'établissement des républiques. Nous avons connu les derniers et leurs fils presque semblables à eux, Péguy dans sa jeunesse a été l'un de ces fils. On peut regretter ce que cette génération présentait de véritable honneur, de vrai courage et d'esprit de sacrifice. Mais c'était au service d'idées profondément fausses. Sans doute on peut adresser à beaucoup les paroles d'Isaïe : « L'air de leur visage dépose contre eux ; comme Sodome, ils publient leur péché et ne s'en cachent point. » C'est là l'écume de notre société. Et nos gouvernements ne réagissent pas parce qu'ils ont gardé dans leur panoplie l'idée révolu­tionnaire de la liberté, mais ils y croient moins que per­sonne. Les récents événements ont montré que le peuple est, dégoûté du régime parlementaire qui n'est que la guerre civile organisée. Il cherche lui-même dans ses syndicats professionnels ses vrais représentants. L'ensemble du peuple se tient sur la réserve. Il a préféré approuver (comme le moindre mal) un gouvernement qui n'a guère à son actif qu'un désastre mêlé de beaucoup d'erreurs criminelles en Algérie. Mais il pense que ce gouvernement lui permet de travailler tranquillement. \*\*\* IL EST VRAI que ce peuple « qui semble condamner de lui-même les erreurs modernes » ne croit plus à rien, sinon, aussi bien chez les communistes qu'ailleurs, à certaines vertus familiales naturelles dont il a l'expérience. Malheu­reusement ce qui demeure de l'idée révolutionnaire de liberté achève de détruire toute discipline dans l'éducation de la jeunesse et achève l'abâtardissement de la race. New­man a parfaitement décrit ce peuple : 82:70 « *Eux-mêmes dans leur meilleur état, ont toujours été battus par le démon, avant d'avoir commencé à livrer ba­taille. C'est le seul état dont ils aient l'expérience ; ils savent cela et rien autre chose. Ils n'ont jamais obtenu aucun avan­tage ; ils n'ont jamais été dans les murs de la cité forte, autour desquels l'ennemi rôde en vain, dans laquelle il ne peut pénétrer, et en dehors de laquelle l'âme fidèle est trop sage pour s'aventurer. Ils jugent, dis-je, par leur expérience, et ils ne croient pas ce qu'ils n'ont jamais connu.* » Cependant ce peuple qui ne croit plus à rien n'est pas heureux. Il s'en prend à tout et à n'importe quoi. Il est dis­ponible. Il faut au moins l'inquiéter par la présence de cette « cité forte » où règne la paix du Christ. Il attend des apôtres ; mais il ne sera gagné que par la méthode des apôtres. C'est pourquoi il est essentiel que tous ceux qui luttent pour la vérité gardent la paix du Christ. Le soir même de l'ouverture du concile, parlant au peuple de Rome, le Saint-Père disait : «* Continuons donc à nous aimer, à nous aimer ainsi, et dans cette rencontre efforçons-nous de recueillir ce qui unit en laissant de côté, s'il y a lieu, ce qui pourrait susciter entre nous quelque difficultés. *» \*\*\* NOTRE-SEIGNEUR en nous laissant sa paix dit lui-même : « *Je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Que votre cœur ne se trouble pas, ne s'ef­fraye pas...* » Il leur annonce la haine du monde, les contra­dictions, les combats, les morts cruelles. Et cependant il dit : « Je vous donne ma paix. » Sa paix, c'est celle qui ne l'a jamais abandonné, ni dans le jardin de Gethsémani, ni sur la Croix. Il était entièrement maître de son âme ; il l'a laissée montrer sa souffrance d'homme et a gardé en ces moments mêmes non seulement la paix mais la vision béa­tifique. Cette paix que Notre-Seigneur nous offre, nous ne la trouverons jamais qu'en Lui, non dans les hommes, non dans nos travaux ou nos luttes sinon par Lui et en Lui. 83:70 S. Paul écrit aux Philippiens : « *Si donc il est quelque exhortation dans le Christ, si quelque force de persuasion dans la charité, si quelque communion d'esprit, si quelque tendresse de pitié et de compassion, comblez ma joie en étant tous du même sentiment, en ayant même charité, même âme, une seule pensée, sans rien qui soit pour la dispute, rien pour la vaine glaire, mais regardant humblement les autres comme supérieurs à vous ;* *ne visant pas chacun votre intérêt propre, mais chacun, celui des autres aussi* » (II. 1-4) ; et plus loin : « *Oui, j'estime que tout est perte eu égard à la valeur sur­éminente de la connaissance du Christ Jésus... et qui con­siste à le connaître, lui, la vertu de la résurrection, et la communion de ses souffrances, jusqu'à la conformation à sa mort* »*...* Sans doute, « l'intérêt des autres » (II, 4) comporte de leur faire connaître ce que nous croyons savoir de la vérité, mais cela ne peut se faire que « par la communion des souffrances du Christ ». Tous les chrétiens sont appelés à cette tâche et Péguy en a laissé une image immortelle : « *Nous sommes appelés à nourrir la parole du Fils de Dieu* *Ô misère, ô malheur, c'est à nous qu'il revient,* *C'est à nous qu'il appartient, c'est de nous qu'il dépend* *De la faire entendre dans les siècles des siècles* *De la faire retentir.* *Ô misère, ô bonheur, c'est de nous qu'il dépend* *Tremblement de bonheur,* *Nous qui ne sommes rien...* *D'assurer aux Paroles une deuxième éternité* *Éternelle,* *Une perpétuité singulière...* *Mystère, danger, bonheur, malheur, grâce de Dieu choix unique,* *Responsabilité effrayante, misère, grandeur de notre vie,* *nous créatures éphémères...* *Fragiles c'est de nous qu'il dépend que la parole* *éternelle retentisse ou ne retentisse pas.* Et pour en revenir à S. Paul, c'est ainsi « *que la Paix de Dieu qui surpasse tout sentiment gardera vos cœurs et vos esprits dans le Christ Jésus* »*.* D. MINIMUS. 84:70 ### Correspondance romaine par PEREGRINUS *D'une juridiction collégiale\ de l'Épiscopat* #### I. -- Introduction Que les évêques aient une juridiction *collégiale* n'est pas une découverte de notre temps, ou n'est la découverte que de quelques journalistes. Vatican II est le vingt et unième Concile œcuménique : c'est-à-dire qu'il y en eut vingt autres avant lui, où les évêques usèrent de leur juridiction collégiale. Le problème « nouveau » n'est donc pas dans la découverte de la « collégialité ». Il est dans son éventuelle « définition », éventuellement aussi dans son extension de fait ou dans certaines formes nouvelles de son exercice. Simultanément, le problème « nouveau » réside dans l'incroyable abus que l'on fait actuellement de cette notion de « collégialité ». Vatican I n'a pas défini le pouvoir des évêques : cela ne veut pas dire pour autant qu'il n'existe aucune doctrine à ce sujet, que tout soit possible, ni que Vatican II va décréter arbitrairement n'importe quoi. Un Concile n'a pas pour objet de transformer en lois d'Église les sentiments personnels, et passagers, d'une majorité ou d'une minorité : la structure de l'Église n'est pas décrétée par les hommes, elle est fixée une fois pour toutes par le Christ fondateur. Des aménagements variables sont évidemment possibles selon les époques, mais seulement dans la mesure où ils sont compatibles avec la structure immuable de l'Église, qu'aucun Concile ne changera. 85:70 Ce qui, éventuellement, pourrait être précisé, c'est : 1. -- l'origine et la nature de la juridiction collégiale des évêques réunis en Concile ; 2. -- l'existence d'une juridiction collégiale des évêques en dehors des Conciles œcuméniques. Dans les deux cas, la question fondamentalement posée est de savoir si, au Concile et hors du Concile, les évêques ont une juridiction collégiale par *eux-mêmes,* autrement dit : qui leur vient *immédiatement de Dieu*, du fait de leur consécration épiscopale, -- ou si la juridiction collégiale leur est *communiquée par le Pape*, comme une *participation* (limitée dans le temps et dans son objet) au pouvoir pontifical. Dans ce second cas, il s'ensuit que les évêques n'ont nulle part, en aucun cas, aucune juridiction collégiale *en dehors* du Pape. Le « Concile » de Constance avait décrété en 1415 que les évêques réunis en Concile tiennent leur pouvoir « immédiatement de Dieu ». C'est une référence. Mais elle n'est peut-être pas très bonne... \*\*\* Au vrai, il n'y a aucune chance que les idées sur la « collégialité », qui font aujourd'hui beaucoup de bruit et sont assez à la mode, et bénéficient d'une grande publicité, puissent s'imposer. Car pour s'imposer, il leur faudrait renverser la tradition de l'Église et l'enseignement du Magistère : et le Saint-Esprit n'a point coutume de se donner à lui-même de tels démentis. La doctrine traditionnelle -- mais non encore définie par un Concile -- est que la juridiction collégiale des évêques est une participation du pouvoir pontifical. Dans un Concile, c'est le Souverain Pontife qui est la source de l'autorité exercée collégialement : cette autorité collégiale est communiquée par le Pape au Concile, d'une manière limitée dans son objet et dans sa durée. C'est le Pape qui convoque et qui dissout les Conciles, c'est lui qui fixe les matières à traiter. Un Concile ne peut, contre la volonté du Pape, ou sans son assentiment, ni décider ni même étudier quoi que ce soit, ni même siéger légitimement. En dehors du Pape, aucun évêque -- ni individuellement, ni collégialement -- ne peut avoir d'autorité sur un autre évêque. Pour qu'il en soit autrement, il faudrait que les évêques tiennent immédiatement de Dieu leur juridiction collégiale, ce qui a été quelquefois soutenu à titre de curiosité : mais cette opinion particulière a contre elle le sentiment le plus général des théologiens et la tradition même de l'Église. Il n'est même pas plausible que les évêques tiennent immédiatement de Dieu leur juridiction particulière sur leur Église locale. Cette opinion aussi a été soutenue par quelques docteurs : le Magistère pontifical, tout en marquant sa réserve, pendant longtemps ne l'a pas rejetée. Pie VI écrivait par exemple, le 2 février 1782*,* dans la Lettre *Post factum :* 86:70 « Même au cas où l'autorité épiscopale émanerait immédiatement de Dieu, comme quelques docteurs le soutiennent, il faut néanmoins tenir, etc. » Pie XII a nettement enseigné que même la juridiction ordi­naire de l'évêque sur son diocèse lui vient immédiatement du Pape (et non pas immédiatement de Dieu). Cet enseignement de Pie XII n'est peut-être pas juridiquement « irréformable ». Mais si, par hypothèse extrême, il devait être « réformé » un jour, ce ne serait pas cinq ans seulement après sa mort. Telle n'est pas la coutume de l'Église. Et ceux qui font mine de croire que ce Concile aurait été convoqué tout exprès pour solennelle­ment jeter bas, sur ce point et sur quelques autres, l'enseigne­ment de Pie XII, se font de grandes illusions. Avant d'aller plus loin, il convient donc de rappeler d'abord quelques points de repère sur la doctrine tenue par l'Église et enseignée notamment par Léon XIII et par Pie XII. #### II. -- L'Encyclique « Satis cognitum » de Léon XIII L'Encyclique *Satis cognitum* de Léon XIII « sur l'unité de l'Église » est du 29 juin 1896. Il serait fort utile à plusieurs, et fort instructif, de la relire aujourd'hui en son entier. Nous en reproduisons ici un substantiel passage, qui rap­pelle les fondements et les perspectives : « ...Les Pontifes qui succèdent à Pierre dans l'épiscopat romain possèdent de droit divin le suprême pouvoir dans l'Église (...). Si la puissance de Pierre et de ses successeurs est pleine et souveraine, il ne faudrait cependant pas croire qu'il n'y en a point d'autre dans l'Église. Celui qui a établi Pierre comme fondement de l'Église a aussi « choisi douze de ses disciples, auxquels Il a donné le nom d'Apôtres ». De même que l'autorité de Pierre est nécessairement permanente et perpétuelle dans le Pontife romain, ainsi les évêques, en leur qualité de succes­seurs des apôtres, sont les héritiers du pouvoir ordinaire des apôtres, de telle sorte que l'ordre épiscopal fait nécessairement partie de la constitution intime de l'Église. Et quoique l'autorité des évêques ne soit ni pleine, ni universelle, ni souveraine, on ne doit cependant pas les regarder comme de simples vicaires des pontifes, romains, car ils possèdent une autorité qui leur est propre, et ils portent en toute vérité le nom de prélats « ordinaires » des peuples qu'ils gouvernent. 87:70 Mais comme le successeur de Pierre est unique, tandis que ceux des Apôtres sont très nombreux, il convient d'étudier quels liens, d'après la constitution divine, unissent ces derniers au pontife romain. Et d'abord, l'union des évêques avec le successeur de Pierre est d'une nécessité évidente et qui ne peut faire le moindre doute ; car, si ce lien se dénoue, le peuple chrétien lui-même n'est plus qu'une multitude qui se dissout et se désagrège, et ne peut plus, en aucune façon, former un seul corps et un seul troupeau (...). C'est pourquoi il faut faire ici une remarque importante. Rien n'a été conféré aux Apôtres indépendamment de Pierre ; plusieurs choses ont été conférées à Pierre isolément et indé­pendamment des Apôtres. Saint Jean Chrysostome, expliquant les paroles de Jésus-Christ (Jean, XXI, 15), se demande « pour­quoi, laissant de côté les autres, le Christ s'adresse à Pierre », et il répond formellement : « C'est qu'il était le principal entre les Apôtres, comme la bouche des autres disciples et le chef du corps apostolique ». Lui seul, en effet, a été désigné par le Christ comme fondement de l'Église. C'est à lui qu'a été donné tout pouvoir de lier et de délier ; à lui seul également a été confié le pouvoir de paître le troupeau. Au contraire, tout ce que les Apôtres ont reçu, en fait de fonctions et d'autorité, ils l'ont reçu conjointement avec Pierre. « Si la divine bonté a voulu que les autres princes de l'Église eussent quelque chose de commun avec Pierre, ce qu'elle n'avait pas refusé aux autres, elle ne le leur a donné que par lui. Il a reçu seul beaucoup de choses, mais rien n'a été accordé à qui que ce soit sans sa participation. » (S. Léon.) Par où l'on voit clairement que les évêques perdraient le droit et le pouvoir de gouverner s'ils se séparaient sciemment de Pierre ou de ses successeurs. Car, par cette séparation, ils s'arrachent eux-mêmes du fondement sur lequel doit reposer tout l'édifice, et ils sont ainsi mis en dehors de l'édifice lui-même ; pour la même raison, ils se trouvent exclus du bercail que gouverne le Pasteur suprême, et bannis du royaume dont les clés ont été données par Dieu à Pierre seul (...). Mais l'ordre des évêques ne peut être regardé comme vrai­ment uni à Pierre, de la façon que le Christ l'a voulu, que s'il est soumis et obéit à Pierre ; sans quoi il se disperse nécessairement en une multitude où règnent la confusion et le désordre. 88:70 Pour conserver l'unité de foi et de communion telle qu'il la faut, ni une primauté d'honneur ni un pouvoir de direction ne suffisent ; il faut absolument une autorité véritable et en même temps souveraine, à laquelle obéisse toute la communauté. Qu'a voulu en effet le Fils de Dieu, quand il a promis les clés du royaume des cieux au seul Pierre ? Que « les clés » désignent ici la puissance suprême, l' « usage biblique » et le consente­ment unanime des Pères ne permettent point d'en douter. Et on ne peut interpréter autrement les pouvoirs qui ont été conférés soit à Pierre séparément, soit aux Apôtres conjointe­ment avec Pierre. Si la faculté de lier, de délier, de paître le troupeau donne aux évêques, successeurs des Apôtres le droit de gouverner avec une autorité véritable le peuple confié à chacun d'eux, assurément cette même faculté doit produire le même effet dans celui à qui a été assigné par Dieu lui-même le rôle de paître « les agneaux » et « les brebis ». « Pierre n'a pas seulement été établi pasteur par le Christ, mais pasteur des pasteurs. Pierre donc paît les agneaux et il paît les brebis ; il paît les petits et il paît les mères ; il gouverne les sujets, il gouverne aussi les prélats, car dans l'Église, en dehors des agneaux et des brebis, il n'y a rien. » (S. Brunonis.) (...) Mais ce serait s'éloigner de la vérité, et contredire ouverte­ment à la constitution divine de l'Église, que de prétendre que chacun des évêques pris isolément doit être soumis à la juri­diction des Pontifes romains, mais que tous les évêques pris ensemble ne le doivent point. Quelle est en effet toute la raison d'être et la nature du fondement ? C'est de sauvegarder l'unité et la solidité bien plus encore de l'édifice tout entier que de chacune de ses parties (...). De plus, celui qui a été mis à la tête du troupeau tout entier doit avoir nécessairement l'autorité non seulement sur les brebis dispersées, mais sur tout l'ensemble des brebis réunies. Est-ce que par hasard l'ensemble des brebis gouverne et conduit le pasteur ? Les successeurs des Apôtres réunis ensemble seraient-ils le fondement sur lequel le successeur de Pierre devrait s'appuyer ? Celui qui possède les clés du royaume a évidemment droit et autorité non seulement sur les provinces isolées, mais sur toutes à la fois ; et de même que les évêques, chacun dans son terri­toire, commandent avec une véritable autorité, non seulement à chaque particulier, mais à la communauté entière, de même les Pontifes romains, dont la juridiction embrasse toute la société chrétienne, ont toutes les parties de cette société, même réunies ensemble, soumises et obéissantes à leur pouvoir. 89:70 Jésus-Christ, Notre-Seigneur, Nous l'avons déjà assez dit, a donné à Pierre et à ses successeurs la charge d'être ses vicaires et d'exercer perpétuellement dans l'Église la même Pouvoir qu'il a exercé lui-même durant sa vie mortelle. Or dira-t-on que le collège des Apôtres remportait en autorité sur son Maître ? Cette puissance, dont Nous parlons, sur le collège même des évêques, puissance que les Saintes Lettres énoncent si ouverte­ment, l'Église n'a jamais cessé de la reconnaître et de l'attester. Voici sur ce point les déclarations des Conciles... (...). » #### III. -- L'enseignement de Pie XII L'Encyclique *Mystici corporis* de Pie XII est dans la ligne et dans la suite de l'Encyclique *Satis cognitum* de Léon XIII. Elle aussi est à relire en entier. Sur le point qui nous occupe, citons ce passage : « Dans leur gouvernement, les évêques ne sont pas pleine­ment indépendants, mais ils sont soumis à l'autorité légitime du Pontife de Rome, et s'ils jouissent du pouvoir ordinaire de juridiction, *ce pouvoir leur est immédiatement communiqué par le Souverain Pontife* (id tamen dum faciunt, non plane sub juris sunt, sed sub debita Romani Pontificis auctoritate positi, quamvis ordinaria juridictione potestate fruantur, immediate sibi ab eodem Pontifice Summo impertita). » Le 17 février 1942, parlant aux prédicateurs de Carême, Pie XII disait : « Le Vicaire du Christ est le centre de son unité (de l'Église) et la source de l'autorité, comme celui à qui doivent être unis tous les autres pasteurs et *de qui ils reçoivent immédiatement leur juridiction et leur mission*. » Dans l'Encyclique *Ad Sinarum gentes* du 7 octobre 1954, Pie XII réaffirme : « Quant au pouvoir de juridiction, le droit divin lui-même le confère directement au Souverain Pontife, et il vient du même droit aux évêques, *mais seulement par le successeur de Pierre*. » 90:70 Dans son Encyclique *Ad Apostolorum Principis* du 29 juin 1958, Pie XII fait référence aux passages ci-dessus de *Mystici corporis* et de *Ad Sinarum gentes,* et il réaffirme à nouveau : « Si les évêques jouissent du pouvoir ordinaire de juridiction, ce pouvoir leur est *immédiatement communiqué par le Souverain Pontife*. » On ne peut pas imaginer que Vatican II se mette soudainement à décréter le contraire. #### IV. -- Questions pratiques Il est donc infiniment probable que toute cette « théologie » de la « collégialité », qui s'agite présentement à grand renfort de publicité journalistique, tournera court et tombera dans le vide ; ses répondants et ses références dans la tradition de l'Église sont trop isolés, trop rares, trop particuliers. On se tournera plutôt vers des aménagements *pratiques.* Ce n'est pas au plan *religieux,* ni dans l'ordre des définitions dogmatiques, qu'il y a chance d'opérer les chambardements envisagés par certains. C'est au plan administratif, concret, et temporel, que des adaptations pratiques peuvent apparaître raisonnablement utiles. De même que ce n'est pas davantage au plan « religieux » comme le voudraient certains théologiens périphériques, pour gonfler outre mesure leur propre importance doctrinale qu'une éventuelle « décentralisation » pourrait utilement et raisonnablement venir donner une plus grande « autonomie » locale. Si l' « épiscopalisme collégial » prétendait s'imposer *en droit*, on aboutirait manifestement à une impasse. Aussi cherche-t-il plutôt à s'insinuer *en fait,* en tirant parti des aménagements pratiques, et en avançant sous leur couvert. On voit bien quels sont les besoins pratiques. Soit, par exemple, une loi sur l'enseignement dont l'Église ait à discuter avec le gouvernement, pour l'accepter, pour la refuser, ou pour négocier des concessions réciproques. S'il faut recueillir successivement les avis personnels, et divergents, d'une centaine d'évêques pris chacun isolément, on n'en finira pas et on n'aboutira nulle part. Pis encore : le gouvernement pourra peut-être manœuvrer les évêques, en les opposant les uns aux autres. 91:70 (La solution simple serait évidemment d'en discuter avec le Saint-Siège ; mais les évêques d'une part, le Saint-Siège d'autre part désirent que l'Église nationale donne son avis et prenne ses responsabilités.) Dans divers pays se sont donc constituées des « assemblées » ou « conférences » épiscopales, pour arrêter en commun une attitude commune. Tant qu'il s'agit pour les évêques de se rencontrer, de se concerter, d'échanger des informations et des avis, cela ne soulève aucune difficulté. Mais, la nature humaine étant ce qu'elle est, on n'arrive pas automatiquement à l'unanimité. Que se passe-t-il alors ? L'évêque qui n'est pas d'accord avec ses collègues garde entier le droit d'agir dans son diocèse comme il l'entend, et même de publier des déclarations opposées à celles des autres. A la limite il peut même y avoir, et même publiquement, des polémiques implicites ou explicites entre évêques. Comment établir l'unité et la cohésion ? C'est la tâche propre de *l'autorité.* Mais personne dans l'Église, sauf le Pape, n'a autorité sur un évêque. Autrement dit : les évêques -- même assemblés n'ont pas autorité les uns sur les autres. Ils peuvent se réunir pour se mettre d'accord : mais ni la majorité d'une assemblée épiscopale, ni cette assemblée en tant que telle, n'ont et ne peuvent avoir autorité sur un évêque particulier. Pareillement, aucune assemblée de Cardinaux ou d'archevêques n'a autorité sur l'ensemble de l'épiscopat ou sur chaque évêque pris individuellement. Quand Mgr Marcel Lefebvre, archevêque-évêque de Tulle, exprima les graves réserves que l'on sait au sujet du journal *La Croix,* personne en France n'avait autorité pour lui imposer silence. Les évêques français favorables à *La Croix* n'y pouvaient absolument rien. La seule issue était de souhaiter que Mgr Lefebvre fût transféré à un autre poste et quittât la France. Donc, pour parler simplement et schématiquement, ce que plusieurs désirent, c'est que les conférences épiscopales aient une certaine sorte d'autorité autonome leur permettant : *a*) d'imposer une attitude générale, délibérée en commun, et de réduire au silence (voire à l'obéissance) les évêques minoritaires ou récalcitrants ; *b*) de pouvoir ainsi se déterminer en bloc, et par voie d'autorité, sans avoir besoin chaque fois de formuler un recours au Saint-Siège. Mais, à moins de sombrer dans l'extravagance des théories les plus extrêmes sur la « collégialité », on se heurte à la structure intangible de l'Église, et l'on ne voit pas du tout le moyen de donner une telle autorité aux conférences épiscopales. Ou alors, il faudrait que cette autorité soit *communiquée,* disons « déléguée » d'une manière ou d'une autre par le Souverain Pontife lui-même : ce qui entraînerait dans la même mesure un contrôle et une direction du Saint-Siège. 92:70 Sous une forme éventuellement plus souple dans ses modalités pratiques, on en revient alors aux Conciles provinciaux et aux Conciles na­tionaux, où rien n'est débattu ni décidé sans l'autorisation et la sanction du Pape. Ce n'est pas précisément cette direction pon­tificale, ce n'est pas précisément ce contrôle, que désire la tendance de l' « épiscopalisme collégial ». Mais c'est inévita­blement cela qu'il appelle. #### V. -- Le rôle des théologiens locaux Plusieurs théologiens locaux soutiennent ou même animent l' « épiscopalisme collégial ». Pour comprendre ce qui les y pousse, il faut savoir que les méthodes de travail de la Curie romaine et celles de la plupart des épiscopats nationaux sont très différentes. A Rome, quand on prépare une Encyclique, ou même un document de moindre importance, un grand nombre de spécia­listes y collaborent. Le projet est revu, repris, remanié par tant de mains qu'il n'est pas l'œuvre d'un individu plutôt que d'un autre. Même quand le Pape ne modifie pas lui-même l'ensemble ou le détail du texte, il y a eu tellement de remises en chantier qu'aucun de ceux qui y ont coopéré ne peut considérer le résul­tat final comme l'expression exacte de sa pensée personnelle ; aucun ne peut se dire, quel qu'ait été son apport, qu'en somme c'est lui-même qui a fixé la pensée de l'Église. Dans les Épiscopats nationaux, le rédacteur d'un document est, parfois ou souvent, un rédacteur unique. Il y a beaucoup moins de personnel compétent et disponible, et on a moins de temps. Il n'est pas inouï qu'un religieux déclare en privé : « C'est moi qui... ». En outre, le contrôle est beaucoup moins grand. Dans diverses questions, les deux ou trois spécialistes reconnus pour tels ont les mains assez libres, parce qu'ils sont seuls compétents : en leur fait confiance ; l'autorité supérieure s'en remet à eux. \*\*\* Voici d'ailleurs ce que nous lisons parmi les « échos du Concile » qu'un évêque français a publiés dans sa Semaine reli­gieuse, en décembre dernier (c'est nous qui soulignons ; le terme d' « atelier » est celui par lequel certains épiscopats désignaient leurs groupes de travail) : 93:70 « Le 20 novembre... L'après-midi, les ateliers continuent. Je vais au mien, *dirigé par* le P. Congar, à l'Angélique, sur l'Écriture et la Tradition. Nous sommes une douzaine. A nous de prévoir les interventions à faire dès demain. Nous en prévoyons plusieurs : une sur le « Duplex fons », l'autre sur la « Revelatio viva », la troisième sur le rôle du Magistère... on en reparlera à l'Assemblée plénière (des évêques français) de demain après-midi. Mais, en attendant, il faudrait être prêt dès, demain matin ! On me demande de prendre la seconde. Je ne refuse pas, *à la condition que le Père Congar m'en prépare le texte.* C'est d'accord. Il me le *fera passer demain matin dans l'autocar*, puisque chaque matin notre car prend les Pères O.P. M'éveillant la nuit, je mets bien longtemps à me rendormir et pour cause !... l'appréhension ! *Je prends connaissance du texte dans le car*. Je ne suis pas décidé à y changer quoi que ce soit. En débarquant à Saint-Pierre, je vais m'inscrire : je suis le vingt et unième. Il en est quelquefois passé davantage. Peut-être serai-je appelé ce matin ? » \*\*\* Ainsi, tandis que les experts et spécialistes qui travaillent pour le Pape sont trop nombreux et trop divers pour que l'un d'entre eux puisse nourrir l'illusion d'avoir lui-même fixé la pensée du Pape, il n'en va pas toujours de même pour les docu­ments épiscopaux. Tel auteur ecclésiastique déclare ouvertement dans ses conférences, et insinue dans ses ouvrages, que tel document épiscopal est finalement beaucoup plus clair et beau­coup mieux adapté que tel document romain correspondant : mais c'est que cet auteur ecclésiastique est aussi le rédacteur unique, ou quasiment unique, du document épiscopal en ques­tion. Vanité d'auteur... Mais vanité qui va loin. Ces quelques religieux-rédacteurs poussent de toutes leurs forces, et avec toute sorte d'arguments théologiques et canoniques, à une plus grande autonomie de l'action épiscopale, parce qu'ils ont le sentiment (ou l'illusion) d'inspirer et d'orienter eux-mêmes cette action épiscopale. \*\*\* Cet arrière-plan influe beaucoup sur la question de l' « épis­copalisme ». Les « experts » que consultent certains évêques sur ce point sont précisément ceux-là qui pensent à gonfler leur propre importance personnelle, en gonflant l'importance des documents épiscopaux dont ils sont les rédacteurs. Les théologiens « romains » sont plus compétents et plus impersonnels. Les théologiens « locaux » -- mis à part le cas du génie et le cas du saint -- sont plus ambitieux, plus tendancieux, plus jaloux de leurs prérogatives personnelles ; s'ils dressent volontiers les évêques contre les Congrégations romai­nes, c'est pour accroître leur propre liberté de manœuvre. 94:70 Le personnel théologique employé par certains épiscopats nationaux est tout entier, on presque, en révolte contre la théo­logie « classique » et « scolastique » des théologiens romains. Et c'est pour promouvoir et imposer ses *propres vues théolo­giques* que ce personnel argumente si ardemment en faveur d'une plus grande autonomie de l'épiscopat. Exemple : dans tel pays, la théologie serait « teilhardisée » officiellement, et elle l'est déjà passablement en fait. La résis­tance vient des théologiens romains. Une plus grande autonomie de tel épiscopat permettrait le triomphe officiel et total du teilhardisme dans le pays correspondant. #### VI -- La théologie « romaine » Les « bureaux romains » connaissent une certaine impopu­larité, et même une impopularité croissante, fabriquée par la presse et la radio : fabriquée par des journaux catholiques et aussi par des journaux anti-chrétiens, fournis en arguments et en renseignements par des clercs intrigants et manœuvriers. Cela aussi, c'est *la guerre psychologique* menée dans l'Église. Cette impopularité est fabriquée par la volonté de vengeance et de revanche à l'égard des mesures de précaution, de mise en garde ou de sévérité prises par le Saint-Siège depuis une ving­taine d'années. Dans les couloirs de la première session du Concile, un évê­que disait qu'il voudrait bien savoir, quand on parle du « Saint-Siège », s'il s'agit d'une décision du Souverain Pontife en per­sonne, ou d'un « bureau ». \*\*\* Question sans solution. Et qui vaut à tous les niveaux ; dans les diocèses même, et même, forcément, dans le diocèse de cet évêque-là. Car on peut toujours dire, pareillement : -- Mais est-ce bien l'évêque en personne qui a pris cette décision ? ou un vicaire général ? ou un « bureau » diocésain ? Une Curie romaine fortement organisée a inévitablement des avantages et des inconvénients. Parmi les avantages : la compé­tence humaine, qui n'est pas négligeable. Dans un désaccord théologique, il y a toutes les chances humaines pour que les théologiens romains aient raison contre les théologiens locaux. Les théologiens locaux ont souvent une multitude de charges, de fonctions, d'obligations entièrement extérieures à la théologie, et qui les détournent, quelquefois fort longtemps, de l'étude et de la méditation ; ils sont en outre sensibles aux modes intel­lectuelles de leur pays et à quantité de choses analogues. 95:70 Les théologiens romains viennent de tous les pays, de toutes les écoles, de tous les Ordres religieux, ils ont beaucoup plus de temps pour étudier les questions, ils sont au centre de points de vue beaucoup plus divers. Quand on raconte que la Curie romaine est « italianisée »*,* cela est vrai en partie si l'on consi­dère la nationalité d'origine des Cardinaux de Curie ; mais cela n'a aucune vérité si l'on prétend viser ainsi l'ensemble des théologiens qui travaillent et qui enseignent à Rome. On pourrait peut-être dire qu'ils sont surtout européens : mais en tous cas ils viennent de tous les pays d'Europe, et parler de monopole « italien » est une fable ridicule. Enfin, les lieux où l'on étudie et enseigne vraiment à fond la théologie ne sont pas si nombreux. Ils ne sont pas tous à Rome, certes. Mais la qualité intellectuelle du personnel théologique romain constitue, tant au point de vue de l'enseignement des élèves qu'au point de vue du travail doctrinal, un ensemble unique au monde. Le discréditer ou le disperser serait un acte d'obscurantisme théologique. \*\*\* #### VII -- Les assemblées restreintes. Nous avons déjà dit quelques mots des *groupes restreints* qui peuvent être l' « émanation » des conférences épiscopales, mais qui peuvent aussi être l'instrument d'un « aliénation » des pouvoirs légitimes ([^26]). Nous l'avons dit, nous y insistons : cette question est à traiter *à part,* elle est tout à fait spécifique. Quels que soient éventuellement les pouvoirs attribués aux conférences épiscopales, le problème des « groupes restreints » demeure entier, tant au point de vue de la sociologie naturelle (c'est-à-dire de l'expérience et du bon sens) qu'au point de vue de la structure divine de l'Église. L'abbé Dulac a adressé au journal *Le Monde* une lettre sur « *la question des assemblées restreintes d'évêques et l'autorité qu'elles aident* ([^27]) *à assumer depuis quelques années en France* »*.* Nous reproduisons intégralement ce qui a paru dans *Le Mon­de* du 21 novembre 1962, et qui est d'une force remarquable : Tout le bien que les promoteurs de ces assemblées espèrent en obtenir peut être obtenu des conciles provinciaux (ou inter-provinciaux) lesquels existent depuis dix-sept cents ans dans l'Église, et cela sans les inconvénients propres au type moderne des assemblées restreintes. 96:70 Voici quelques-uns de ces inconvénients : Réduire à la décision d'une vingtaine d'évêques le jugement d'un collège d'égaux qui en comprend, en France, plus de quatre-vingts, avec ce que cette réduction petit entraîner de périls. Le premier de ces périls est de restreindre, en des domaines où la conscience de tous les prélats est intéressée, les secours de la réflexion, du conseil, de la délibération. Le deuxième danger est d'usurper -- du moins en fait -- une autorité inconnue dans l'Église catholique : celle d'un « super-épiscopat » national, qui se substituerait à l'épiscopat diocésain et déciderait en son nom, quelquefois à son insu et même contre son avis. Le troisième danger est d'incliner les évêques diocésains à se décharger de leurs responsabilités personnelles en de nombreuses matières de magistère ou de gouvernement sur l'assemblée qui est censée avoir assumé ces responsabilités individuelles. Il peut alors se créer, en certaines circonstances, une « unani­mité » épiscopale tout à fait fallacieuse qui peut faire reprocher à l'ensemble des quatre-vingts évêques de France les actes ou les omissions du groupe restreint des vingt. Que peuvent, à ce moment, faire ceux qui, parmi les soixante, sont en désaccord ? Se taire ? Parler ? S'ils se taisent, ils paraissent consentir, et l'illusion de la faus­se unanimité s'impose dans le public. S'ils parlent, et contre l'avis des vingt, on dira qu'ils rompent l'unité de l'épiscopat. Beaucoup n'hésiteront-ils pas devant cet apparent scandale ? Jusqu'ici nous raisonnons dans l'hypothèse où les actes de l'assemblée des vingt ont été vraiment et régulièrement accom­plis par tous ces vingt, préalablement consultés, et qui auront, dans des formes légitimes, opiné nominalement. Mais que dire si, à l'intérieur de l'assemblée restreinte, des « commissions » encore plus restreintes et siégeant en perma­nence parlent et agissent, en vertu d'une « délégation » très vague, avant même que l'assemblée des vingt ait pu se réunir et délibérer ? Que dire, au surplus, si ces « commissions » sont composées de simples prêtres, désignés par on ne sait qui, sur on ne sait quels titres ? Ne risque-t-on pas alors de réduire, pour les décisions les plus graves, le gouvernement de toute l'Église de France à l'initiative d'une demi-douzaine de clercs du second ordre, jugeant à l'insu de cette Église et parfois même contre son gré ? 97:70 Et si, un jour, le Saint-Siège, avec les pouvoirs de l'autorité suprême qui le fait gardien de l'unité catholique, est contraint, pour le bien de cette unité et de la vérité, de blâmer l'initiative indûment attribuée, par une série de substitutions, à « l'Église de France », voit-on assez l'humiliation, les rancœurs, les que­relles, les divisions, peut-être les schismes, qui risquent d'en résulter ? Le lecteur un peu au courant du fonctionnement de certaines institutions de fait comprendra que l'abbé Dulac, par discrétion, s'exprime de manière hypothétique et allusive. Certaines de ses allusions n'en sont pas moins très précises et font écho aux doléances que formulent en privé plusieurs évêques. #### VIII. -- Un Épiscopat national La constitution organique et vertébrée -- sous une forme ou sous une autre -- d'épiscopats nationaux trouverait une réso­nance certaine dans le peuple chrétien, mais à un tout autre point de vue que celui des théologiens périphériques. Non pas au point de vue religieux. Mais au point de vue politique. \*\*\* Au point de vue religieux, par-delà des incidents, des malen­tendus, des froissements, comme il est humainement inévitable qu'il y en ait, l'ensemble des catholiques sera toujours « ro­main ». Il peut y avoir des modes contraires. Il y en a eu. Il y en aura. Elles sont sans avenir. Au point de vue politique, il en va autrement. La grande crise du patriotisme dans une partie du clergé a sans doute des causes très diverses que nous n'examinerons pas ici. Il y aurait beaucoup à dire sur cette « séparation », que Joseph Hours, dans un article de *La Nation française*, a nommée « la séparation de l'Église et de la France ». -- Mais de toutes façons, à cette crise, il est vraisemblable que le Saint-Siège ne pourra rien, hormis des enseignements très généraux. En outre le Saint-Siège a toutes les raisons historiques de se méfier des particularismes nationaux, des excès nationalistes, et une ancien­ne tradition de la diplomatie vaticane, fort compréhensible sous un rapport, est toute de réticence et de réserve à l'égard des ardeurs patriotiques françaises. 98:70 On voit le rôle moral que pourrait jouer un épiscopat qui serait profondément patriote, non pas seulement dans le secret de son cœur, mais clairement, ouvertement, par la parole et par l'exemple. C'est un tel épiscopat qui dans chaque pays peut le mieux, rejetant les excès d'un nationalisme outrancier et les hérésies de tous les racismes, remettre en honneur le véritable et honnête patriotisme, donnant tout ce qui doit être donné à l'amour et à la défense du pays, notamment dans ces questions où le temporel et le spirituel se compénètrent. Que, dans ces *questions-là,* dans la *sphère nationale* de ces questions-là, les épiscopats aient une réelle autonomie (mais certains épiscopats l'ont, ou ont su la prendre, et qui sont en même temps les plus « romains » au point de vue théologique), -- aient une réelle autonomie par rapport à certaines suggestions ou orientations politiques de la Secrétairerie d'État, *cela contribuerait à rendre une influence morale et populaire profonde à chaque épiscopat au sein de chaque pays*. Ce n'est pas pour les questions *religieuses,* c'est pour les questions *nationales* que chaque patrie terrestre peut avoir éven­tuellement besoin d'un « épiscopat national ». La consistance vertébrée d'un tel épiscopat à l'égard du gouvernement temporel est, en fait, *une seule et même chose* que sa consistance verté­brée à l'égard des orientations politiques de la Secrétairerie d'État. Le « rapport » n'est absolument pas le même dans les deux cas. Mais l'autonomie nationale existe ou n'existe pas. Si elle existe, elle existe forcément dans les deux cas, encore qu'avec des modalités bien différentes. Précisons toutefois que très peu d'esprits semblent présentement envisager la question de cette manière : mais il n'est pas exclu que, tout bien pesé, ce soit finalement dans ce sens qu'elle évolue. \*\*\* En sens inverse, le peuple chrétien ne comprendrait certai­nement point qu'un épiscopat qui traite le plus souvent par pré­térition les devoirs les plus évidents d'un honnête patriotisme temporel, revendiquât simultanément pour lui-même les préro­gatives d'une sorte de *nationalisme religieux.* Pourquoi L'ÉPISCOPAT, pourquoi LA RELIGION seraient le seul domaine où l'on oserait parler explicitement et fermement d'une dimension NATIONALE ? « *Prions, mes frères, pour nos familles, pour notre paroisse, pour l'Action catholique, pour le travail humain et pour la paix du monde.* » Et la patrie ? Elle est de plus en plus fréquemment omise dans l'énumération des intentions de prières. Ou bien la patrie n'existe plus, ou est méprisable, et alors pourquoi constituer un épiscopat national ? 99:70 Ou bien on veut constituer un épiscopat national, mais alors c'est pour remettre la vie nationale et le culte de la patrie à leur juste place dans la prière, dans la pensée, dans l'action. \*\*\* On n'a aucunement besoin d'un épiscopat qui soit indépen­dant de Rome en matière religieuse. On peut avoir besoin d'un épiscopat qui ne soit pas automatiquement aligné sur la diplo­matie vaticane dans toutes les affaires temporelles. Or la chose est curieuse et vaut d'être notée : c'est *contre le Saint-Office* -- qui maintient l'unité de doctrine et ne s'occupe aucunement de politique -- que les « périphériques » lancent leurs attaques. *Mais la Secrétairerie d'État,* c'est-à-dire l'organe qui par accident doit bien s'occuper aussi des affaires politiques, ils n'y voient rien à redire. Ils attaquent « la Curie romaine », *sauf la Secrétairerie d'État*. Voilà qui est bien révélateur des pensées et des arrière-pensées. Ils veulent distendre la dépen­dance *religieuse*, la dépendance *doctrinale* à l'égard de Rome. Ils n'ont aucun souci de savoir si la juste autonomie temporelle est scrupuleusement sauvegardée. Ils veulent « la liberté », ou du moins, davantage de liberté. Mais point la liberté qui est -- dans certaines limites évidemment -- juste et nécessaire : la liberté politique, la liberté temporelle, *l'autonomie de la politique nationale* et de la part, morale, mais réelle, qu'y prend forcé­ment l'épiscopat, par ses paroles ou par ses silences, par son action ou par son abstention. Non, ce qu'ils réclament, c'est une indépendance *doctrinale et religieuse* poussée aussi loin que possible. Cela manifeste bien que l' « épiscopalisme » aujourd'hui est surtout une cabale de théologiens idéologues, soucieux seule­ment de gonfler l'importance et la puissance de leurs systèmes et de leurs personnes, et nullement réoccupés des vraies questions. PEREGRINUS. #### Annexes #### I. -- Les « Vieux Catholiques ». Pensant à certaines tendances dites « nouvelles » qui se sont manifestées avec tapage lors de la première session du Concile, Marcel De Corte, dans *La Nation française* du 19 décem­bre dernier, conseillait de lire l'article de l' « Encyclopedia of Religion and Ethics » de Hastings consacré au « Vieux Catho­licisme », branche morte du Premier Concile du Vatican : 100:70 « Pourquoi les *Vieux Catholiques* se sont-ils séparés de l'É­glise ? Pour quatre raisons, nous rapporte l'auteur : 1. -- parce qu'ils refusaient l'infaillibilité pontificale, n'accordant au Pape que la préséance du « primus inter pares » ; 2. -- parce qu'ils déniaient toute portée et toute vérité au « Syllabus » ; 3. -- parce qu'ils étaient démocrates et que l' « autocratie » romaine les révoltait ; 4. -- parce qu'ils étaient partisans de la liturgie en langue vulgaire. Les « Vieux Catholiques » doivent crier de joie dans leur tombe au spectacle que leur a donné une bonne moitié des Pères conciliaires. Enfin, on revient un siècle en arrière ! Ce n'est pas trop tôt ! » Le libre « défoulement » de la première session du Concile a rendu l'immense service de faire la démonstration : les soi-disant novateurs, modernistes, progressistes vantaient les mer­veilles de ce qu'ils feraient *si on les laissait faire*. Ils ont abouti à faire la preuve de leur propre néant. Très virulents (et très bien organisés) dans la démolition, ils n'ont rien apporté de positif. Ils ont été la résurgence, la seconde vague des « Vieux Catholiques ». Ce « néo-vétéranisme » qui se croit progressiste vaut bien un sourire. #### II. -- Une lettre de Georges Daix sur les deux traductions d'un discours de Jean XXIII Georges Daix nous a adressé une lettre importante et précise. Comme on le sait, Georges Daix, correspondant à Rome, pendant le Concile, de *La France catholique,* de *L'Écho-Liberté* de Lyon et d'*Ouest-France* de Rennes, est un journaliste catho­lique et informateur religieux très averti. Voici sa lettre : Monsieur le Directeur, J'ai reçu à Rome les premiers jours de décembre le numéro 68 d' « Itinéraires » et j'ai été fort heureux de l'avoir à ce moment-là, c'est-à-dire quelques jours avant la clôture de la première session du Concile, parce que votre éditorial allait m'être fort utile. 101:70 Dans cet éditorial, vous dites des choses qui n'avaient pas été dites et qui devaient l'être : à savoir le refus d'entrer dans un schéma dialectique pour parler du Concile, schéma, hélas ! dans lequel sont entrés la plupart des journaux quand ce n'est pas parfois des Pères eux-mêmes qui l'ont utilisé pour parler de cet événement dont ils étaient les protagonistes humains. Dans ce même éditorial, vous rétablissez le texte exact du discours d'ouverture du Concile prononcé en latin le 11 octobre par S. S. Jean XXIII et c'est là où vous m'avez été très utile. Je savais bien que les versions française et italienne de ce discours étaient inexactes en un point particulièrement impor­tant, je ne savais pas que ce passage allait précisément être repris par le Pape dans les normes à suivre pour la continuation des travaux du Concile. En effet, le 6 décembre, au cours de la Congrégation Générale, Mgr Felici lisait en latin ces normes. Après la fin de la Congré­gation, au Bureau de Presse, chaque chef linguistique lut le communiqué rendant compte des travaux du matin comme il le faisait chaque jour vers 13 heures. Pour aller plus vite, puisque le communiqué comportait une longue citation du dis­cours du 11 octobre -- celle que le Pape avait faite dans les normes -- on distribua à nouveau aux journalistes le texte de ce discours. On leur distribua les versions qui leur avaient été distribuées le 11 octobre même et qui sont sensiblement différentes du texte latin Grâce à « Itinéraires » et à votre version que je me suis permis d'utiliser, j'ai pu téléphoner aux deux quotidiens pour qui je « couvrais » le Concile une version plus exacte du passage et donc un texte différent de celui qu'allaient diffuser les agen­ces et les journaux. Il est significatif que le texte des normes ait été lu seulement en latin, contrairement aux autres avis pratiques qui étaient traduits par les cinq sous-secrétaires du Concile dans leurs lan­gues respectives. On m'expliqua plus tard que, le texte émanant du Pape directement, il aurait fallu lui soumettre les traductions si on en avait fait, ce qui était dans l'instant matériellement impossible. C'est donc bien le texte latin qui fait foi. Comment se fait-il donc que, comme vous le dites, « toute la Presse française même catholique, a reproduit une version in­exacte du discours prononcé par le Souverain pontife le 11 octobre pour l'ouverture du Concile » ? 102:70 Ici, je plaide pour les journalistes. Seraient-ils de parfaits latinistes, je ne vois pas pourquoi ils auraient pris la peine et le temps -- il faut souvent téléphoner son article dans les instants qui suivent l'événement -- de traduire du latin un texte dont le Bureau de Presse leur avait remis la version française. Je note ici que les journalistes étaient mieux placés que les évêques parce qu'ils avaient le texte du discours pendant que le Pape le prononçait, ce que n'avaient pas les évêques qui durent attendre la parution dans l'après-midi de *L'Osservatore Roma­no* pour en avoir le texte latin et la version italienne. Quant à une version française, ils ne purent l'avoir que dans l'édition hebdomadaire de *L'Osservatore romano*, quelques jours plus tard. C'est pourquoi -- soit dit en passant -- je me permets de relever une inexactitude dans votre éditorial ; vous dites, en effet : « Ce qui est inexplicable, c'est que la presse française tout en­tière soit allée adopter une traduction tendancieuse et roman­cée -- et confuse -- alors qu'il existait la traduction française publiée par *L'Osservatore romano*... ». Quand les journalistes devaient travailler, cette traduction que vous jugez vous-même hâtive n'existait pas encore et il n'était pas question de l'at­tendre pour téléphoner à son journal. Nous avons donc utilisé les traductions fournies par le Bureau de Presse du Concile. Je suis en mesure de vous préciser cependant que ces traduc­tions n'avaient pas été effectuées par le Bureau de Presse. Celui-ci s'était contenté de les transmettre. Les traductions émanaient tout simplement de la Secrétairerie d'État. Si l'on ajoute main­tenant que le texte originel du discours a été rédigé par le Pape en italien on voit que nous nous engageons dans un labyrinthe de difficultés dont on ne peut guère sortir qu'en rappelant que le texte officiel est le seul texte latin, ce que confirme d'ailleurs le document du 6 décembre lu dans cette langue par Mgr Felici et distribué également dans cette langue aux Pères. Dans ce document les mots *cujus indoles praesertim pasto­ralis est* sont soulignés et je ne vois pas bien l'expression équi­valente qu'il aurait fallu souligner dans la version française de la Secrétairerie d'État qui parle, elle, des « besoins d'un magis­tère et d'un style surtout pastoral », tandis que la vôtre, fidèle au latin, dit : dont la nature est principalement pastorale. Merci donc de nous avoir donné cette version exacte d'un texte dont vous ne soupçonniez peut-être pas l'importance qu'il allait prendre à deux jours de la clôture de la première session de Vatican II. Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, etc. Georges DAIX, 103:70 Nous remercions Georges Daix de sa lettre circonstanciée. Pour le lecteur qui n'aurait pas sous la main l'éditorial de notre numéro 68 de décembre 1962, nous rappellerons d'abord ce qui est en question, et qui est fort grave en soi. \*\*\* Le passage en cause du discours prononcé par le Saint-Père le 11 octobre est le suivant. Ci-dessous, *d'abord* ([^28]) la traduction publiée par l'ensemble de la presse française ; *ensuite*, la traduction établie et publiée par nous-mêmes dans l'éditorial de notre numéro 68. ([^29]) Notre traduction s'appliquait à suivre littéralement le texte latin. Si elle est beaucoup plus longue que la version publiée par la presse française, ce n'est point parce que nous l'aurions délayée en paraphrases, mais bien parce que la version française publiée par les journaux a *supprimé à peu près la moitié du texte.* L'examen attentif de ce qui a été supprimé suggère bien des réflexions que nous ne ferons pas, nous limitant au point le plus le plus important (que nous soulignons, en italiques, dans les deux versions) : VERSION FRANÇAISE : Pour pareille reprise (de la doctrine fondamentale) on n'a­vait pas besoin d'un Concile. Mais de l'adhésion renouvelée, dans la sérénité et le calme, à tout l'enseignement de l'Église, dans sa plénitude et sa préci­sion, tel qu'il continue de briller dans les actes conciliaires de Trente à Vatican 1^er^, l'esprit chrétien, catholique et aposto­lique, dans le monde entier, attend une nette avance dans le sens de la pénétration de la doctrine et de la formation des consciences, en correspondance plus parfaite avec la fidélité professée envers la doctrine authentique, celle-ci étant d'ailleurs étudiée et exposée *suivant les méthodes de recher­che et la présentation dont use la pensée moderne*. Autre est la substance de la doctrine antique contenue dans le dépôt de la foi, autre la formulation dont on la revêt, en se réglant, pour les formes et les propor­tions, sur les besoins d'un ma­gistère et d'un style surtout pastoral. NOTRE TRADUCTION : Pour de telles discussions (discuter quelques articles fon­damentaux de la doctrine de l'Église) un Concile œcuméni­que n'était pas nécessaire. Mais au contraire ce qu'il faut ac­tuellement, c'est que toute la doctrine chrétienne, sans en trahir aucune partie, soit reçue par tous les hommes d'aujour­d'hui avec une nouvelle ardeur à l'étude et dans un esprit de sérénité et de paix : doctrine transmise avec cette soigneuse précision des concepts et des termes qui brille particulière­ment dans les Actes du Concile de Trente et du Premier Conci­le du Vatican. Il faut, comme le souhaitent ardemment tous les sincères militants de la réalité chrétienne, catholique, apostolique, que la même doc­trine soit connue plus large­ment et plus profondément, et que les esprits en soient plus pleinement imprégnés et for­més. 104:70 Il faut que cette doctrine certaine et immuable, à laquel­le on doit une fidèle soumis­sion, soit *exposée et étudiée selon la méthode postulée par les circonstances actuelles*. En effet c'est une chose que le dépôt de la Foi, c'est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine, et c'est une autre chose que la manière de les énoncer en conservant le même sens et la même pensée. C'est à cette manière de s'exprimer qu'il faudra travailler beaucoup et avec patience, s'il en est besoin ; c'est-à-dire qu'il faudra mettre en œuvre les méthodes d'exposition qui con­viennent le mieux à un magis­tère dont la nature est princi­palement pastorale. Ce n'est pas l'emploi du ternie *moderne* qui fait la plus grande difficulté. C'est la question de savoir CE QUI EST VÉRITABLEMENT SIGNIFIÉ par ce passage. S'agit-il de méthodes *adaptées, proportionnées*, *adéquates* à la mentalité et aux circonstances contemporaines ? Ou s'agit-il des méthodes *employées par* la pensée moderne ? Ce n'est pas du tout la même chose. \*\*\* Pour reprendre l'exemple de notre éditorial de décembre : ce n'est pas la même chose de préconiser *une méthode adaptée au communisme,* ou de préconiser *les méthodes employées par* le communisme. La version française que nous contestons engage très nette­ment les chrétiens à adopter *les méthodes employées par* la pensée moderne. Le texte latin, tel que nous le lisons et comprenons, recom­mande une *méthode adaptée aux* circonstances présentes. Comme le souligne Georges Daix, ce passage du discours du Saint Père a pris encore plus d'importance à la fin de la pre­mière session du Concile : il a été textuellement cité et repris parmi les normes édictées par le Pape pour *l'activité conciliaire pendant l'inter-session*. 105:70 Le seul texte officiel de ces normes est en effet le texte latin. Mais ce texte latin n'a pas été publié par *L'Osservatore romano*, qui a donné seulement, le 7 décembre, une traduction italienne. C'est dommage, car cette traduction italienne présente presque la même anomalie que la version française vicieuse : « ...*studiata et esposta attraverso le forme della indagine e della formulazione letteraria del pensiero moderno.* » Cela n'est point dans le texte latin authentique, et seul à faire foi, de l'*Ordo agendorum tempore quod inter conclusionent primae periodi concilii œcumenici et initium secundae intercedit* qui a été remis aux Pères du Concile. Le texte de cet *Ordo* cite le passage en question du discours du Saint Père dans son texte latin, tel qu'il avait été publié par *L'Osservatore romano* et tel qu'il a paru aux *Acta,* année 1962, page 791 à partir de « *Neque opus nostrum*... ». \*\*\* Sur les origines de l'inexactitude introduite (et maintenue) dans les versions française et italienne non officielles, on aura remarqué les précieuses et précises indications formulées par Georges Daix. Elles recoupent nos propres informations et le fait que l'on a pu entendre, dans des conversations privées, telles personna­lités se féliciter de ce que les versions en langues vulgaires EN DISENT PLUS que le texte officiel latin. Cette manière d' « *en dire plus* », et l'origine, et la portée, et la valeur de ce *plus,* voilà qui peut laisser rêveur. Il y a aussi le *moins*. Car si sur certains points les traduc­tions ont pris sur elles d' « en dire plus », sur certains autres points, en revanche, elles ont pris sur elles d'en dire *beaucoup moins*. On a pu observer des exemples suffisants de ce *plus* et de ce *moins* précisément dans le passage en question. Ainsi l'on baigne dans... l'approximatif, c'est le moins que l'on en puisse dire. \*\*\* Quant aux journalistes... Nous donnons très volontiers et très cordialement acte à Georges Daix de tout ce qu'il nous écrit de parfaitement raison­nable pour leur défense. Notre intention, au demeurant, n'a jamais été d'incriminer les journalistes du premier échelon, ceux qui avaient effectivement pour tâche de transmettre, par télé­phone, le plus tôt possible, la traduction qu'ils venaient de rece­voir. D'une manière générale, ce que nous incriminons dans les journaux, à ce sujet ou à un autre, ce n'est jamais, ou bien rarement, la personne des journalistes. Mais c'est d'abord le système. Et ce sont, ensuite, les directeurs. 106:70 Nous incriminons le système *capitaliste* d'une presse notam­ment catholique qui, malgré ses tirades théoriquement « anti­capitalistes », constitue en fait, dans notre société, l'une des dernières survivances du capitalisme libéral. Dans le cas de la presse catholique, c'est parfois un système cléricalo-capitaliste, ou capitalo-clérical, qui cumule les monstruosités, d'une part, du capitalisme libéral, d'autre part, du cléricalisme opportu­niste et dominateur. C'est une presse qui, conformément à la logique interne du cléricalisme et du capitalisme libéral, a ten­dance à se vouloir de plus en plus une presse « *de masse* »*,* au détriment de l'exactitude et de la qualité. Nous incriminons aussi les directeurs. *Premièrement,* d'une manière générale : car enfin voici des années qu'est publique­ment posée (par nous-mêmes, et peu à peu par d'autres aussi) cette question de l'inexactitude dans la traduction des docu­ments pontificaux ; les directions de journaux catholiques, de­vant la répétition de certains faits, auraient pu s'attacher cha­cune un spécialiste en la matière. *Secondement,* dans ce cas précis : à côté des journalistes du premier échelon, il y a ceux qui, à tête reposée, ont commenté le texte ; ce fut parfois, d'ail­leurs, un commentaire directorial. A cet échelon-là, on avait à la fois le temps et le devoir de s'assurer du texte exact. Or, même les directions de journaux qui ont lu notre éditorial de décembre ont pour la plupart choisi de laisser leurs lecteurs dans l'erreur. Qu'ont-elles donc pensé ? Peut-être que cette erreur était préférable ; ou qu'elle était sans importance ; ou même, peut-être, elles n'ont rien pensé du tout. On croit quelquefois que nous sommes « contre » la presse (catholique ou non). Nous sommes contre son système (capita­lisme libéral et cléricalisme) et contre certains de ses dirigeants (navrants). Mais nous n'en avons que plus d'estime cordiale pour ceux des journalistes qui arrivent à honorer leur profession à l'intérieur d'un tel système. 107:70 Écriture et Tradition ### La mémoire de l'Église par Dom G. AUBOURG Pour les laïcs (et j'imagine, pour nombre de clercs) il n'est pas très facile de suivre les travaux du Concile Aussi ai-je été, quant à moi, très satisfait de la déclaration qu'a faite le Car­dinal Feltin à son retour de Rome. L'objectif principal du Concile, a-t-il dit, c'est de « trouver, dans le respect intégral de la vérité révélée, tirée de l'Écriture et de la Tradition, les points de rencontre bienfaisants ». Voilà qui, en attendant les conclu­sions du Concile, éclaire beaucoup de choses. « L'Écriture et la Tradition », a dit le Cardinal Feltin. Il paraît qu'on en a discuté et qu'on en discutera encore. C'est ce qui me porte à publier le texte suivant de Dom G. Aubourg. Ce texte a pour titre : « La mémoire de l'Église ». Mais il s'agit bien de l'Écriture et de la Tradition. C'est pourquoi, de mon propre chef, j'ai mis ces deux mots en « sur-titre ». Il faut lire ce texte pour ce qu'il est, c'est-à-dire une confé­rence destinée à des religieuses, conférence qui s'insère parmi d'autres la précédant ou la suivant. D'où certaines répétitions, d'où certaines allusions à des paroles antérieures, d'où surtout le style oral qui n'enlève rien, bien au contraire, à la qualité de la pensée. C'est une sténographie relue et mise au point. Après la lecture de ces pages, on trouve bien vaine la querelle sur les deux sources de la vérité révélée. Au niveau de la mé­moire de l'Église, la Parole est toujours une. Louis SALLERON. 108:70 AU TERME du dernier livre de la Bible -- et c'est le suprême mot d'ordre du Dieu révélateur -- l'Esprit et l'Épouse apparaissent unis pour dire d'une même voix : *Veni !*, unique appel en quoi tout se résume : venez, venez Seigneur ! L'Esprit et l'Épouse, c'est-à-dire l'Esprit et l'Église, l'illumination et l'institution, l'intelligence sur­naturelle et la collectivité sociale du Royaume de Dieu, en un mot, la prophétie et l'Église. Mais qu'ils soient ainsi associés et comme fondus en un, indispensables l'un à l'autre, ce n'est pas le fait seulement du terme terrestre du Royaume de Dieu. C'était déjà sa per­fection dès l'origine. La querelle est vaine de rechercher lequel des deux principes, l'Esprit et l'Institution, la Prophétie et l'Église, a été le premier. Ils sont de fondation contemporaine, de création simultanée. Quand Dieu commença de se recruter un peuple par élection et par alliance, il choisit un chef de famille ; ce fut Abraham : sors de ton pays, de ton peuple et de ta parenté et *viens* en la terre que je te montrerai. Et ce chef de famille fut le premier des prophètes, le premier héraut du Dieu Un. Par lui, la Parole divine deve­nait un Bien patrimonial, une possession collective ; d'un seul elle se répandait hiérarchiquement dans la foi de tous : *Pater fidei nostrae, Abraham.* Et dans l'entre-deux, au milieu, entre ce premier appel et le suprême achèvement où l'Esprit et l'Épouse se con­fondent en une seule parole : viens, -- le Verbe incarné, tête du corps de l'Église, remet la Parole divine à la société chrétienne qu'Il a formée en ces chefs, les apôtres. Ce sont les derniers mots de l'Évangile selon saint Mat­thieu dont Bossuet disait : « Tout consiste à bien compren­dre six lignes de l'Évangile : tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre, allez donc, enseignez (faites des disci­ples) de toutes les nations. Baptisez-les au nom du Père *et* du Fils *et* du Saint-Esprit. Apprenez-leur à garder tout ce que je vous ai ordonné : et voici que je suis avec vous jus­qu'à la consommation des siècles. » 109:70 Quel programme ! et en quelle sérénité il peut nous mettre ! L'œuvre continue et, de l'origine à la consomma­tion, elle est identique : elle est un don reçu, une conquête (recrutement, entreprise), elle est une attente dans la cohésion hiérarchique d'une famille spirituelle. A l'origine Dieu dit à l'homme : « sors et viens », viens jusqu'au désert, et là, tout seul avec Moi, et Moi seul avec toi, dans la flamme inconsumée de ma lumière Je te dirai : « C'est Moi » ; « Je suis Celui qui existe » ; et au terme, l'homme élevé par l'Esprit qui l'anime répond : « Viens, Seigneur, viens, viens, viens ». (Le « c'est Moi » dans la deuxième partie d'Isaïe ; cf. une liste, *Études carmélitaines* 1939, vol. I, p. 40.) Dieu connu et présent, et Dieu attendu et désiré : voilà tout le message prophétique, toute la substance de la Révé­lation. Et ainsi nous rejoignons les analyses quelque peu arides qui firent l'objet de notre dernier cours. Vérité première. Vérité lointaine. Vérité dans les images. Et la fonction pro­phétique : cognitio -- locutio -- operatio. Ainsi avons-nous essayé d'assister, avec toutes nos puissances d'analyse et de critique, à la mystérieuse expérience par laquelle communique la Déité divine avec l'in­telligence humaine. Réalité surnaturelle, monde simple du Dieu Unique à un bout. A l'autre bout, cette Parole, cette formule de notre Credo, auquel notre acte de foi donne l'adhésion : ce que l'Église propose. Entre-deux, cette communication prophétique : cette initiation, cette appréhension de la réalité divine qui est devenue pour l'initié une connaissance. Analogie humaine. Notre étude était arrêtée à ce point de l'acquisition par le prophète du secret divin. Et voici le nouveau problème, celui-là même posé par le fait d'une possession collective de la Vérité révélée. Com­ment une connaissance reçue à l'intime le plus profond et le plus dénudé d'une personnalité humaine passe-t-elle à l'ensemble de la communauté et devient-elle son bien col­lectif ? Du prophète à l'Église comment se fait la trans­mission ? \*\*\* La société surnaturelle est constituée par la révélation, mais la révélation se fait dans la société surnaturelle. 110:70 L'appel d'Abraham est une révélation de Dieu qui cons­titue la société surnaturelle. Quelles que soient les voies par où se transmettra, se conservera, s'approfondira la Parole de Dieu au prophète, elle est d'abord tout entière reçue, contenue dans la société surnaturelle que Dieu s'est constituée. Le prophète lui-même -- Deutéronome XVIII -- n'est qu'une fonction de cette société et il ne reçoit que pour cette société la connaissance du mystère de Dieu. Or notre catéchisme nous a appris que le mode de transmission de la Parole de Dieu est double, -- l'Écriture et la Tradition (orale ou écrite). Cette donnée, ce postulat de la croyance catholique détermine donc une présence de la Vérité révélée dans l'organisme même de l'Église. Le fait que la Tradition soit, sur le même plan que l'Écriture, as­sociée à l'acte de transmission, démontre une diffusion non limitée à l'écrit de la connaissance surnaturelle de Dieu. Antérieurement aux modes de sa transmission, il y a une possession totale et immédiate de la Parole par la société qui en est le destinataire : l'Église. Dans l'ancienne ou la nouvelle alliance elle est d'abord enseignée de Dieu et en­seignante des hommes, disciple et maîtresse quant à la science divine ; elle est détentrice de la Parole, avant que celle-ci ne se fixe dans ses modes de transmission. Et de ce point de vue -- notez le fait capital que le Christ n'a pas écrit, mais a parlé, *est* la Parole -- la Tradition est antérieure à l'Écriture, et l'Écriture n'est que le mode, pri­vilégié, sanctionné divinement, de la fixation de la vérité qui est d'abord reçue, possédée et vécue dans la société chrétienne. Vue capitale, non point de la précession de l'Église sur la Parole, mais de la précession de la Parole dans l'Église sur les modes de sa transmission. Il y a donc une possession de la Vérité dans l'Église, disciple et maîtresse, qui déborde de toute manière ce qui peut être contenu dans les instruments, monuments, archi­ves de sa conservation. Il y a une mémoire vivante de l'Église. (Analogie de la Muse Mnémosyne dans la première Ode de Claudel -- Odes, page 13 : Elle écoute, elle considère, Elle ressent... elle se souvient, Sur le pouls de l'être, elle coïncide. Wordsworth : « une émotion remémorée dans la tran­quillité ».) 111:70 Et ici, cette mémoire c'est l'Esprit Saint dans son acte d'assistance. Éminente Mémoire, Archive Vivante et Éternelle et Consubstantielle de la Science de Dieu. Lui, Il est posé sur le pouls même de Dieu, sur le cœur de Dieu dont Il est Amour. Voilà donc la grande antériorité. \*\*\* La mémoire que l'Église a de la Parole de Dieu et dont les chocs de la contingence historique seront un perpétuel réveil : réminiscence divine de la rencontre avec Dieu, de l'Ineffable et toujours semblable perception de Celui qui existe et « qui était, qui est, et qui vient » -- admirable définition prophétique de Dieu. Cette notion de *mémoire* est pour nous la plus prochaine transcription de celle d'éternité. « Interminabilis vitae tota simul et perfecta possessio » (Boèce). La mémoire, cette totalité accumulée, mais dans le si­lence, dans la ténèbre, la réveiller, la faire surgir, le choc ! et toute la symphonie se lève, et vient s'accumuler dans un seul accord, dans une seule note. La mémoire de Dieu, dans l'Église, c'est Toi ! Lui : « écoute, Israël, Yahwé, ton Dieu, est Yahwé Unique, seul, Un ». Et puis la mémoire de Dieu : in memoria aeterna erit justus -- memoriam fecit mirabilium -- in meam comme­morationem. La présence réelle. Ainsi cette antériorité, cet acquit, qui est devenu vie, *souvenir,* pulsation silencieuse et tue d'une vie immanente et comblée. \*\*\* L'Église a l'expérience de Dieu qui s'est faite connaissance spirituelle et qui est Parole : toutes les formes et les modes de conservation ne sont que des subsidiaires dépôts de ce souvenir plénier, de cette possession préalable et complète. Au reste, ces modes sont d'abord dans les formes par­lées du discours humain, puis dans ses formes écrites. 112:70 Et ici, le mécanisme mnémotechnique de l'Église est parallèle à celui même qui nous entraîne nous-mêmes. Poète ou penseur, quand la découverte, invention ou intuition, s'est produite dans l'éclair secret, synthétique et sans parole qui envahit l'esprit de son éclat et de son éblouissement, tout conspire en nous pour sauver du dé­sastre de l'oubli cette lumière soudaine, cime vivante mais fugace de notre conscience et de notre vie. Et d'abord voici que l'ineffable conscience se dépose dans une image, elle s'incarne, s'interroge, elle s'incorpore dans une sorte de chi­mère, de structure, d'architecture ou de peinture, qui prend son volume dans notre imagination. Elle prend ce lest pre­mier de sensibilité. De là elle descend dans le régime des sens qui sont des signes, dans le langage et sa succession verbale ; après s'être fait espace en quelque sorte dans l'imagination, elle se fait durée, durée sonore, dans le dis­cours. Mieux que tout autre phénomène psychologique, le discours s'enregistre sur la mémoire, il est déjà une admi­rable archive, et tant de compositions furent avant l'écri­ture conservées dans ce seul chartrier et passées de mémoi­re en mémoire, de génération en génération : voilà bien le fait social conjoint au fait de la connaissance ! Toutefois combien périssable -- périssable comme le groupe social -- l'imperceptible étoffe du discours quand il n'est enregistré que sur la silencieuse et obscure trame de la mémoire humaine ! aussitôt, suprême descente, der­nière tentative : l'écrit. La longue recherche et la lente invention de l'écriture à travers les âges : idéogrammatique, syllabique, alphabétique ! et les matières diverses de l'écrit : pierre, brique, peau, papyrus, et l'imprimerie qui multiplie ; tendance à multiplier, enseignement obligatoire. Et nous sommes allés plus loin : l'écriture sonore du dis­que, l'écriture translucide du film (la cellule électrique), non plus seulement l'écriture de la parole par des signes, mais la parole elle-même enregistrée dans sa sonorité. Et c'est à cette suite de phénomènes qui assurent la transmission et la conservation de la Parole de Dieu dans l'Église que nous avons à assister. Comment la Parole de Dieu, qui n'est totalement vivante que dans la mémoire de l'Église disciple de Dieu et maî­tresse des hommes, est-elle parvenue jusqu'à l'écriture ? De l'expérience à l'image, de l'image au discours ou poème, du poème au livre, du livre à la bibliothèque. \*\*\* 113:70 La Bible est la bibliothèque de la cité de Dieu, l'archive de Dieu, de la science de Dieu, de l'université divine. Mais pas la Bible seule, car encore un coup, la connaissance de la Parole de Dieu qui est en la mémoire de l'Église déborde de toutes façons l'écrit et, sans cesse, la divine réminis­cence de l'écrit, sous les coups de l'événement providentiel, tirera de ces silencieuses retraites où vit, pure, inviolable, la science du Dieu qui a été vu par Moïse, les autres, et vu en Jésus-Christ, des lumières neuves, des progrès d'intel­ligence, des inventions de vrai. Et dès lors, la Bible enca­drée dans les limites précises du temps ne peut contenir tout le souvenir ni toute, la réminiscence de Dieu par l'Église. Et ces réminiscences incessantes, renouvelées, ajoutées, jointes d'ailleurs et enrichies par une perpétuelle médita­tion (l'évangile de saint Jean déjà !) rien n'empêche l'Église de les transmettre, de les confier à l'écrit, non plus comme disciple qui écrit sous la dictée directe du Maître, mais comme celui qui, loin parti, et séparé, se rappelle ses paro­les et comme un trésor inouï les relève dans son répertoire, afin qu'il vive et soit en quelque sorte présenté par cette réalité physique, matérielle, qu'est l'écriture. Il y a donc comme deux zones successives dans les ar­chives de la Parole de Dieu : Une première, souverainement privilégiée, c'est l'Écri­ture Sainte. Quel est son caractère ? Elle est sanctionnée par Dieu, c'est vraiment la Parole de Dieu prise de sa bouche par le disciple et transcrite sous Son ordre, sous Son œil, sous le rayon de Son intelligence comme immé­diatement. Davantage et uniquement livre de Dieu, comme ce cours du maître que l'élève publierait, après l'avoir pris au pied de sa chaire, sous sa sanction, sur son ordre, sous sa surveillance et son assistance. Une seconde qui est la tradition écrite, souvenirs de l'Église et méditation de l'Église sur la pensée de son Maître, que dis-je, sur la Personne de son Maître et Époux, entendu, entrevu, et puis vu, et comme dit saint Jean tou­ché de ses mains, et puis silencieux et reparti. Mais vivant dans sa mémoire, vivant comme un Dieu est vivant, jusque par cette présence réelle qui est appelée son Mémorial. In meam commemorationem. 114:70 Et c'est comme l'enseignement que celui qui fut un disciple donne par la suite, quand il est à son tour devenu Maître. En Platon on entend Socrate. Ainsi en va-t-il de la tradition dans l'Église. Cette charge de science divine qu'elle porte et qu'elle dispense et que, soit par les formes officielles de son magistère, soit par les ouvrages de ses docteurs, elle confie aussi à l'écriture au cours des siècles. La première est la sainte Écriture qui fut composée au contact même de Dieu. La seconde est pieuse écriture qui fut composée dans le souvenir de Dieu. Et au-delà, au-dessous, à l'entour de ces archives, la Mémoire toujours vivante de l'Église, immensément plus riche que ses écrits et en constante réminiscence. L'Esprit de Dieu parle en elle de ce qu'Il sait. « Vous le connaissez, car Il demeure auprès de vous et Il est en vous » (Saint Jean, XIV, 17). « Mais quand Il viendra, l'Esprit de Vérité vous introduira comme un guide dans la vérité entière, Il ne parlera pas de son propre chef, mais Il redira ce qu'Il aura entendu (ô Mémoire de Dieu !) vous annonçant même l'avenir, Il me glorifiera, car Il prend de ce qui est à Moi pour vous le faire connaître » (XVI, 13-14). Ainsi parle l'Époux de l'Église, Jésus-Christ, à l'heure où Il s'en va ; Il laisse la personne vivante éternelle de son souvenir à l'Église, un souvenir qui est une Personne. Ainsi toujours avec Dieu. \*\*\* L'Église s'entretient sans cesse avec son Souvenir : et de quoi se parle-t-elle ? De Lui, de Dieu seul « Écoute, Israël, Je suis Celui qui suis. Celui qui est, Ton Seigneur est seul et Unique, Celui qui est. » Celui qui était et qui est et qui vient. Je suis le Premier et le Dernier, l'Alpha et l'Oméga. (Écriture !), Je suis le Vivant, j'ai été mort et voici que je suis vivant aux siècles des siècles. Elle se parle de Lui, de sa gloire, de son retour, « ainsi l'Esprit et l'Épouse disent : viens ». Comprenons donc maintenant ce qu'est cette union, cette fusion de l'Esprit et de l'institution, de la révélation personnelle et de la connaissance collective, en un mot, de la Prophétie et de l'Église. \*\*\* 115:70 Il est tellement vrai que cette mémoire divine de l'Église est antérieure et supérieure à toutes ses archives écri­tes et même à la plus sacrée de toutes : l'Évangile aux quatre formes, il est tellement vrai que c'est cette seule Mémoire qui peut authentifier, garantir l'écrit... Comment savons-nous qu'il y a des Livres inspirés ? Par l'Église qui nous le dit. Quels livres sont inspirés ? Ceux que l'Église énumère. Et quelle est la vérité à découvrir en eux pour notre salut ? Celle que l'Église définit y être. Et ainsi de la tradition : dans cet immense fleuve de doctrine, d'histoire, de senti­ments qui descend au long des siècles chrétiens grossi de tous les apports humains, comment reconnaîtrions-nous ce qui est la réminiscence exacte de la Parole du Dieu révéla­teur, de sa Personne Incarnée ? Seule l'Église discerne, seule sa Mémoire vivante authentifie. La Tradition a son critère dans le seul magistère de l'Église, comme l'Écriture elle-même. Au terme de cette introduction, il n'est qu'un seul mot que nous puissions reprendre, celui même du plus grand des docteurs de l'Église, celui en qui du moins, sur le dogme de la grâce, elle a reconnu sa propre voix redisant la parole du Maître, saint Augustin : « ego vero Evangelio non crederem nisi me catholicae ecelesiae commoveret auc­toritas » (contra Epist. Manichei, V, 6, 1, P.L. 42.176) : « quant à moi je ne croirais pas à l'Évangile, si l'autorité de l'Église catholique ne m'y déterminait ». Ô Église, Épouse et Mère, qui perpétue le Souvenir, vit de la Présence et attends la venue du Dieu Unique ! \*\*\* Toute vérité surnaturelle révélée a pour récepteur l'Église, et le prophète est lui-même fonction d'Église : cette vérité est reçue, vécue, expérimentée, poussée à la double réalisation et de la sainteté corporative de l'Église -- in unam sanctam -- et de la sainteté individuelle. A côté donc de l'expression immédiate de la révélation qui se trouve dans l'oracle du discours prophétique, il y a une présence ; 116:70 une communication et une vitalité du donné révélé dans la vie même de l'Église. Il y revêt en plus de sa formule vivan­te, immédiate, des expressions multiples dans lesquelles l'illumination première est plus ou moins intense, plus ou moins diffuse ou implicite. N'allons pas opposer écrit à transmission orale, comme si l'un était réservé à l'Écriture et l'autre à la Tradition : non, il y a de la vérité transmise oralement, qui a été transmise longtemps après son départ de la source révélatrice dans l'Écriture Sainte, ou même n'a été écrite qu'à un stade postérieur de la tradition ; enfin elle ne trouve son expression formulaire que, par la défini­tion de l'Église, constitution de foi ou canon de Concile, ou encyclique papale. Il y a seulement à distinguer deux états de l'Écriture. L'un qui émane de Dieu comme auteur principal parce que l'acte d'écrire est ici encore proche de la source illuminante et que celle-ci garde l'intégrité de son action selon l'analogie de la création littéraire : et c'est le Livre Inspiré. Cet état existe et dans cette immédiate relation à l'acte révélateur et dans une relation plus large à la vie du Royau­me de Dieu, en cette période de sa formation qui va jus­qu'au plein révélateur dans la personne du Verbe Incarné la Parole étant alors substance et Personne donnée. Il englobe aussi bien l'oracle prophétique que le Livre historique : tout ce qui est théophanie et manifestation de Dieu. Mais c'est à l'illumination qui les a fait exister de désigner aussi les Livres qu'elle inspire : leur connaissance et leur définition par l'Église est donc aussi un donné révélé. Telle est la première forme de l'écrit : le Livre sacré. Mais il en faut une autre. Alors Dieu n'est plus l'auteur principal, au moins nécessairement et manifestement. L'au­teur principal est humain, et Dieu ne donne plus qu'une assistance qui peut se réduire à la simple lumière de foi. Nous assistons à un état encore plus dégradé de l'illumina­tion. C'est la tradition écrite, celle qui est dans les livres de l'Église, ses Livres officiels, sa liturgie (les Règles mo­nastiques), ses lois, puis à un état plus affaibli les Livres des Pères, des Docteurs, des théologiens. Ici l'écrit déborde de beaucoup l'expression du seul donné révélé. Dom G. AUBOURG. 117:70 ### Le Syllabus et la civilisation moderne par Jean MADIRAN ON INSTRUIT LE PROCÈS de béatification de Pie IX, le Pape de l'Immaculée-Conception, du *Syllabus* et du pre­mier Concile du Vatican. Nous ne connaissons pas en leur forme les objections soulevées (il y en a toujours). Mais le reproche que notre époque adresse couramment à ce Pape est d'avoir « condamné la civilisation moderne » dans la dernière proposition du *Syllabus.* Notre propos est d'en examiner le sens, non point exhaustivement, dans quatre perspectives : -- au point de vue logique ; -- au point de vue sémantique ; -- par référence au contexte de l'enseignement de Pie IX ; -- par comparaison avec la doctrine récemment énon­cée dans l'Encyclique *Mater et Magistra*. \*\*\* Le *Syllabus* est un « résumé » et comme une « table des matières » : il énonce des propositions fausses déjà indiquées dans les documents antérieurs du même Souverain Pontife. Le titre complet du *Syllabus* est : « Résumé des principales erreurs de notre temps signalées dans les allocutions consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques de notre saint père le pape Pie IX ». 118:70 La 80^e^ et dernière proposition du *Syllabus* énonce : « Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et tran­siger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation mo­derne. » Un écrivain catholique a pu écrire récemment que cette proposition condamnée exprime pourtant « un solide bon sens ». C'est peut-être que le sens n'en est plus compris. Quand on nie une proposition, quand on la déclare fausse, affirme-t-on du même coup une vérité, et laquelle ? C'est un problème de logique. \*\*\* #### I. -- Logique Nier une proposition, ce n'est pas affirmer implicite­ment tout ce qui peut en paraître l'inverse ou le contraire. Pour savoir quelle est *l'affirmation* impliquée par une négation, il faut recourir à la règle logique dite des « oppo­sitions » ([^30]). Cette règle distingue les oppositions de CONTRAIRES et les oppositions de CONTRADICTOIRES. Sont « contradictoi­res » deux propositions qui s'opposent à la fois par la qua­lité et par la quantité. Par la qualité -- c'est-à-dire que l'une est affirmative, l'autre négative. Par la quantité : le sujet de l'une est universel, c'est-à-dire pris dans toute son exten­sion (exemple : l'homme, au sens de : tous les hommes) ([^31]), le sujet de l'autre est particulier (exemple quelques hommes) ([^32]). Soit une proposition universelle affirmative « tous les hommes sont de peau blanche », et une proposition parti­culière négative : « quelques hommes ne sont pas de peau blanche », elles sont CONTRADICTOIRES : elles ne peuvent être ni toutes les deux vraies ni toutes les deux fausses : si l'une est vraie, l'autre est fausse, et inversement. Sont simplement CONTRAIRES les propositions qui sont toutes deux universelles, mais l'une affirmative et l'autre négative. Exemple : « tous les hommes sont de peau blan­che » et « aucun homme n'est de peau blanche ». 119:70 Deux propositions contraires ne peuvent être vraies toutes les deux en même temps ; mais elles peuvent être toutes les deux fausses. Elles peuvent aussi être l'une vraie, l'autre fausse ([^33]). Donc, quand une proposition est fausse -- et c'est le cas du *Syllabus*, qui énonce des propositions à rejeter -- on doit en conclure que la proposition CONTRADICTOIRE est for­cément vraie ; mais on ne peut rien en conclure pour la proposition CONTRAIRE, qui peut être soit vraie soit fausse. \*\*\* Notre examen logique de la 80^e^ proposition du *Syllabus* portera essentiellement sur la QUANTITÉ et donc sur le SUJET de la proposition : « le Pontife romain ». Pour cette raison et dans cette perspective, il n'y a aucun inconvénient à considérer la proposition sous sa forme simplifiée : « Le Pontife romain doit se réconcilier avec la civilisa­tion moderne. » Est-ce une proposition universelle affirmative ? On peut le supposer. C'est-à-dire que « le Pontife ro­main » aurait la même valeur logique que « l'homme » quand on dit : « l'homme a la peau blanche », qui signifie (du point de vue logique) : « tous les hommes ont la peau blanche ». Il faudrait donc comprendre : « tous les Pontifes romains doivent se réconcilier avec la civilisation moder­ne ». La CONTRADICTOIRE, c'est-à-dire *la vérité* affirmée par la négation de cette proposition, serait alors : « Quelques Pontifes romains ne doivent pas se réconcilier avec la civilisation moderne. » La CONTRAIRE, c'est-à-dire la proposition dont on ne peut conclure si elle est vraie ou si elle est fausse, serait : « Aucun Pontife romain ne doit se réconcilier avec la civilisation moderne. » \*\*\* 120:70 Mais on peut aussi supposer que la proposition 80^e^ du *Syllabus* n'est pas universelle : qu'elle est une proposition SINGULIÈRE, c'est-à-dire une proposition dont le sujet est (au point de vue logique) un seul individu déterminé. Exemple : « Pierre est un homme ». « Le Pontife romain » peut en effet être entendu comme « *Pierre* »*,* comme *le* Vicaire du Christ : « Saint Pierre qui depuis vingt siècles occupe la première des chaires, ouvrant et fermant les portes du ciel » ([^34]). Or les propositions singulières sont assimilées aux pro­positions universelles, *sauf* en ce qui concerne la règle des oppositions. Pour les singulières, il n'y a que des opposi­tions par contradiction et point d'oppositions par contra­riété. C'est-à-dire que si une proposition singulière affirma­tive est fausse, la proposition singulière négative corres­pondante sera nécessairement vraie. En ce cas, la vérité affirmée par la négation de la 80^e^ proposition du *Syllabus* est la suivante : « Le Pontife romain ne doit pas se réconcilier avec la civilisation moderne. » \*\*\* La logique nous conduit ainsi au seuil d'une question qu'elle ne peut trancher, mais qu'elle contribue à poser très clairement : 1. -- Ou bien les Pontifes romains sont essentiellement une collection d'individus successifs. En ce cas, le *Syllabus* nie que *tous* puissent et doivent se réconcilier et transiger avec la civilisation moderne ; mais il ne nie pas que *tel ou tel* d'entre eux le puisse ou le doive. 2. -- Ou bien le Pontife romain est à travers les siècles une seule personne morale. En ce cas AUCUN Pontife romain ne pourra jamais, selon le *Syllabus,* se réconcilier avec la civilisation moderne. Sous un rapport, il est bien évident que les Souverains Pontifes sont une collection d'individus physiques dis­tincts, ayant chacun son tempérament et d'une certaine manière ses idées. Sous un autre rapport, concernant leur enseignement solennel et universel, ne sont-ils pas comme une seule personne, « saint Pierre qui depuis vingt siècles occupe la première des chaires » ? \*\*\* 121:70 Remarque latérale. On considère le *Syllabus* comme le type même du document tranchant et autoritaire, parce qu'il condamne une collection de propositions fausses, parce qu'il est « négatif ». C'est là une réaction de sensibi­lité épidermique, qui détourne de la réalité. Car si, au lieu de réagir en surface selon une sensiblerie d'ailleurs « con­ditionnée » par le verbalisme du temps, on essayait de penser, on s'apercevait que *nier une erreur est moins tran­chant et moins autoritaire qu'affirmer une vérité.* Nier une erreur, c'est affirmer du même coup la proposition contradictoire, mais laisser le débat ouvert en ce qui concerne la proposition contraire. Affirmer une vérité, c'est du même coup nier et la contradictoire et la contraire : *causa finita est.* Précisons : s'agissant d'un Magistère qui s'exprime par propositions universelles, « condamner » une proposition universelle n'est qu'affirmer la contradictoire (particulière), et ne prononce rien quant à la contraire (universelle). Tan­dis qu'énoncer « positivement » une vérité universelle, c'est condamner à la fois la contraire universelle et la contradic­toire particulière. Deux propositions contraires peuvent être toutes deux fausses, elles ne peuvent être toutes deux vraies. Affirmer l'une c'est rejeter l'autre. Mais nier l'une, ce n'est rien dire de l'autre, la recherche continue. Nier « tranche » donc beaucoup moins qu'affirmer. En réalité, ce que certaines sensibilités ne supportent PLUS, c'est aussi bien l'affirmation que la négation ; c'est le : « *est, est ; non, non *», qui leur paraît n'être ni « chari­table », ni « pastoral ». Elles sont devenues allergiques à toute pensée en tant que pensée. Sans quoi elles compren­draient qu'un document pontifical « négatif », comme le *Syllabus*, laisse DE SOI beaucoup plus de portes ouvertes et de questions pendantes qu'un document « affirmatif ». Les décrets conciliaires, parce qu'ils étaient, eux, affirmatifs, ont définitivement « tranché » certaines questions. Les condamnations négatives portées par le Magistère pontifical ont, souvent, du simple point de vue logique, une portée moins totale. 122:70 #### II -- Sémantique Le prédicat de la 80^e^ proposition du *Syllabus* appelle une étude principalement sémantique. Laissons de côté « le libéralisme », dont la cause est entendue. L'adjectif LIBÉRAL signifie, *psychologiquement* : « qui est digne d'un homme libre », « qui aime à donner », à faire des « libéralités », bref -- « généreux ». Mais au sens *doctrinal,* le mot fait référence à la doctrine du LIBÉRALISME. Laissons aussi de côté « le progrès » : le mythe du progrès automatique et indéfini ; non qu'ici la cause soit parfaitement entendue ; mais le malentendu principal est sur « la civilisation mo­derne ». Le *Syllabus* dit : « *cum recenti civilitate* »*.* Le mot *civilitas,* par lui-même, désignerait l'organisa­tion politique et l'ensemble de la société civile plutôt que la civilisation. Mais les deux significations sont, sauf situa­tions exceptionnelles, très voisines. Il semble bien que Pie IX ait employé couramment *civilitas* (peut-être sous l'in­fluence du mot italien *civiltà* alors en vogue, -- c'est sous son Pontificat qu'a été fondée la *Civiltà cattolica*) pour dire « civilisation ». Avec Léon XIII, et dès l'Encyclique *Inscru­tabili,* le latin pontifical dit plutôt « *civilis humanitas* » et surtout, de manière cicéronienne, « *civilis cultus* » et bien­tôt « *cultus* » tout seul. C'est le mot *cultus* qui l'emportera dès lors pour signifier : « civilisation ». Le terme MODERNE n'est pas dans la 80^e^ proposition du *Syllabus.* Mais il est dans l'allocution *Jamdudum* à laquelle cette proposition se réfère. D'autre part, « *recens* » et « *modernus* » ont originellement le même sens. Le ternie *moderne* a été forgé, à une époque tardive, à partir de modo qui signifie : « récemment ». Littré définit : « MODERNE. *Adjectif*. Qui est des derniers temps. » Il cite La Bruyère : « Nous qui sommes modernes, serons anciens dans quelques siècles. » 123:70 Puis il précise : « Histoire moderne : l'histoire depuis la renaissance au XVI^e^ siècle jusqu'à nos jours (...). École moderne, l'école d'aujourd'hui. Géométrie moderne, celle de Descartes. As­tronome moderne, celle qui a commencé à Copernic. Phy­sique moderne, celle de Galilée, de Descartes, de Newton. Chimie moderne, celle qui a été créée par Lavoisier (....) *Substantif masculin.* Les modernes, les hommes des épo­ques récentes, par opposition aux hommes des temps anciens (...). La querelle des anciens et des modernes, que­relle qui s'éleva dans le XVII^e^ siècle sur la question de savoir qui, des anciens ou des modernes, avait la supériorité dans les choses de l'esprit. » Et dans le Nouveau Larousse universel : « Qui appartient ou convient à l'âge présent (...). His­toire moderne : depuis la prise de Constantinople (1453) jusqu'à la Révolution française (1789). » La notion « moderne » est donc extrêmement relative, comme le montrent ces deux emplois contradictoires dit Larousse. D'où quelques remarques et apories : 1. -- « Moderne » veut dire « récent ». Le « moderne » est, à ce niveau, un futur « ancien », et l'ancien est un ancien « moderne ». Ceux qui disent aujourd'hui : « Pie IX était contre la pensée moderne, mais c'est une position dé­passée, qu'on ne peut plus tenir », -- entendraient-ils donc se référer eux-mêmes à la pensée « moderne » que rejetait Pie IX, à la pensée « moderne » du milieu du XIX^e^ siècle ? Entendraient-ils que Pie IX est un Pape du XIX^e^ siècle, et en cela dépassé, mais que la pensée contemporaine de Pie IX, à la seule condition d'avoir été alors désignée comme « erreur moderne », peut, elle, encore être dite « moderne » un siècle plus tard ? 2. -- L'histoire moderne : elle commence aux environs du XV^e^ siècle. Elle s'arrête quand ? Le monde moderne, la civilisation moderne, entendus comme la civilisation et le monde sortis de la Renaissance, vont-ils désormais durer indéfiniment, sans autres changements que des change­ments de *croissance ?* Les manuels d'histoire, après « les temps modernes », qu'ils arrêtent aux environs du XVIII^e^ siècle, ouvrent le chapitre de « l'époque contemporaine ». Mais, dans ce contexte, *moderne* ne veut plus dire *récent,* il veut dire *ancien :* plus ancien, ou moins récent, que le « contemporain ». 124:70 3. -- Il y a une pensée dite « moderne » ; en gros c'est Descartes-Kant-Hegel-Marx. Elle *a été* moderne au sens premier du mot. Elle est « ancienne » maintenant, au sens obvie du terme. Cette pensée qui fut moderne, c'est-à-dire récente, en son temps, on lui laisse la qualification de *moderne* pour lui conserver le prestige du *récent.* Il est vrai toutefois qu'il n'y a rien de plus récent : une pensée nouvelle, organique­ment consistante, ayant une portée suffisamment universelle, et en rupture avec la pensée Descartes-Kant-Hegel-Marx. L'idée même d'une telle rupture est considérée comme sacri­lège. Pourtant la pensée moderne, la pensée Descartes-Kant-Hegel-Marx, est née d'une rupture radicale et révolutionnaire avec ce qui l'avait précédée. Ce n'est donc pas impossible. Et aucun système humain n'est éternel. Ce n'est pas impossible, mais ce n'est pas encore fait. Penseurs et philosophes en rupture radicale avec la pensée Descartes-Kant-Hegel-Marx ne manquent pourtant point : Péguy, Chesterton et les docteurs thomistes. Mais, pour une raison valable ou non valable, ce n'est pas le lieu de l'exa­miner, ils apparaissent comme des astres isolés et non comme un nouveau système solaire de la pensée, analogue ou comparable au système solaire Descartes-Kant-Hegel-Marx. Il y a d'autre part l'extraordinaire Somme doctrinale, sans précédent, édifiée par les Papes de Léon XIII à Pie XII : elle est plus *récente* que la pensée Descartes-Kant-Hegel-Marx, elle est plus « moderne », elle en aurait pris la place *si seulement* elle avait été connue des élites catholiques ; bien sûr, elle se situe « sur un autre plan », mais justement : elle affirme, elle constitue, notamment, un autre uni­vers intellectuel. Un univers hélas peu exploré par ceux-là mêmes à qui il devrait être le plus familier. En outre, il y a une absence réciproque de communication intellectuelle entre les documents pontificaux de Léon XIII à Pie XII, d'une part, et d'autre part Péguy, Chesterton et même la plupart des docteurs thomistes. Il est vrai que toute pensée nouvelle, en rupture avec la « pensée moderne » Descartes-Kant-Hegel-Marx, *si elle est chrétienne* -- et elle ne peut être que chrétienne -- est aussitôt qualifiée de « retour en arrière » : la religion et la pensée chrétiennes ont une essence éternelle et des réfé­rences historiques, c'est-à-dire passées, on joue là-dessus pour réputer « passé » ce qui est « éternel ». 125:70 Si vous parlez d'un thomisme moderne, c'est-à-dire récent, et plus récent que la pensée Descartes-Kant-Hegel-Marx, on prétend l'en­fermer dans ses références anciennes. Par un « condition­nement » psychologique qui n'a aucune valeur de pensée, mais une grande puissance effective sur les esprits, le MO­DERNE, c'est-à-dire le RÉCENT, c'est-à-dire l'étiquette publi­citaire qui fait recette, est confisqué au profit d'idées déjà fort anciennes, et sans plus aucune référence aux dates. Georg Wilhem Friedrich Hegel (1770-1831) est un RÉCENT, un « moderne », mais saint Pie X (1835-1914) ne l'est pas. Emmanuel Kant (1724-1804) est un « moderne », mais Ches­terton (1874-1936) ne l'est pas. Il est peu de mots que l'on fasse autant mentir. \*\*\* L'apologie dogmatique du « moderne » est un moyen de combat -- de guerre psychologique -- contre le plus « ré­cent », lorsque ce « récent » contredit le « moderne » déjà établi. Exemple. Les dirigeants de l'orthodoxie officielle du communisme soviétique savent très bien que ce qu'ils appellent « néo­thomisme » et « renaissance de la scolastique médiévale » est un fait *actuel* d'importance mondiale : ils y ont consacré tout un chapitre du livre *Les principes du marxisme-léninisme* ([^35]) qui, concurremment avec l'*Histoire du P.C.U.S.,* sert à la formation idéologique des cadres de l'appareil communiste de tous les pays. Ces cadres communistes sont ainsi avertis que « le néo-thomisme est une doctrine sub­tile et astucieuse », que cette doctrine a présentement un succès notable et une influence certaine auprès des « sa­vants », et que d'autre part « bien des gens sont attirés » par sa morale, notamment sa morale sociale. Donc les com­munistes ont clairement vu que le « néo-thomisme » est important dans les milieux « scientifiques » et dans les mi­lieux « sociaux », autrement dit dans les milieux « mo­dernes » préoccupés de travailler au « progrès ». Et c'est d'ailleurs pourquoi les communistes sont contraints d'y faire attention, de renseigner et d'armer leurs cadres à cet égard. 126:70 Mais la plupart des catholiques (et même, souvent, de leurs pasteurs) ignorent complètement ce phénomène cons­tatable, -- constaté et enregistré par l'enseignement communiste au niveau mondial. La plupart des catholiques (et d'aventure de leurs pasteurs) croient que le thomisme n'est pas « moderne », qu'il « ne parle pas le langage de notre temps » et que, pour « se mettre à l'heure » du social et de la science, une doctrine d'origine aussi « ancienne » ne sau­rait être qu'un poids mort. D'ailleurs les communistes, qui enregistrent et recon­naissent, à l'usage interne, l'importance *moderne* du « néo­thomisme », le combattent au dehors en l'accusant, bien en­tendu, de n'être pas *moderne.* C'est une logomachie, au sens étymologique : non pas une « vaine logomachie », mais un COMBAT DE MOTS qui demeurera efficace et meurtrier aussi longtemps que les élites chrétiennes se laisseront soit intimider, soit même conditionner par le bruit des vocables que l'on fait son­ner à leur intention. Si l'on veut essayer de penser d'une manière qui ne soit pas automatiquement « conditionnée », il faut dans chaque cas distinguer entre le sens *chronologique* et le sens *idéolo­gique* du terme « moderne ». En s'opposant à « la pensée moderne », l'Église s'oppose, avec d'ailleurs beaucoup de précisions et de nuances, à la pensée Descartes-Kant-Hegel-Marx, et non point à ce qui est « récent ». Quand paraît le philosophe moderne Taparelli, Pie IX ne l'excommunie aucunement, ni ne l'empêche en rien de développer et d'ex­primer sa pensée. La pensée de Taparelli passera d'ailleurs, pour une part notable, dans les documents pontificaux de Léon XIII, qui est le grand docteur moderne de la fin du XIX^e^ siècle ; et qui écrivait dans l'Encyclique *Libertas* du 20 juin 1888 : « Nous avons parlé ailleurs, et spécialement dans l'Encyclique « *Immortale Dei* », des LIBERTÉS MO­DERNES (*de modernis libertatibus*)*,* distinguant en elles ce qui est bien et ce qui ne l'est pas. En même temps, nous avons démontré que tout ce que ces libertés con­tiennent de bon est aussi ancien que la vérité : l'Église l'a toujours approuvé avec empressement et l'a admis effectivement dans la pratique. Ce qui s'y est ajouté de nouveau, c'est un élément tout à fait corrompu, produit par le trouble du temps et par un désir exces­sif de nouveauté (*rerum novarum libido nimia*)*.* » 127:70 Dans la pensée d'un évolutionnisme sommaire, il y a principalement (et comme fatalement) des *erreurs anciennes* et des *vérités modernes.* Selon la pensée des Papes, il existe essentiellement des *vérités éternelles* et des *erreurs mo­dernes :* cela ne nie aucunement que chaque âme soit nou­velle (c'est même la plus grande, la plus certaine, la plus incessante nouveauté dans l'histoire humaine) ; cela ne nie pas non plus que les *vérités éternelles* puissent être acci­dentellement mélangées d'*erreurs anciennes* (modernes en leur temps), ni que l'acquisition et l'approfondissement des vérités universelles soit une tâche constamment *moderne* et toujours recommencée. Cela ne nie enfin en aucune ma­nière le changement des langages et la vie de l'histoire, qui est mélange de perfectionnements et de décadences. Seulement si tout ce qui est moderne n'est pas forcé­ment une erreur, en revanche toute erreur, à n'importe quelle époque, commence évidemment par être moderne. Et si une vérité peut être moderne par accident, essentiel­lement elle est universelle. *Le goût exclusif du moderne recèle une primauté de* l'aspiration au *temporel, à l'histo­rique, sur l'aspiration à l'éternel.* \*\*\* #### III. -- Contexte La 80^e^ proposition du *Syllabus* ne comporte qu'une seule référence : elle renvoie à l'allocution *Jamdudum cernimus* prononcée au Consistoire secret du 18 mars 1861. Il n'est pas inutile d'en exhumer les principaux passages. On y découvrira, notamment vers la fin, le portrait d'un Pie IX fort différent de la caricature qu'en ont faite ceux qui, un siècle plus tard, le vitupèrent avec un acharnement jamais épuisé. Pie IX déclarait : « Depuis longtemps nous voyons la société civile, (*civilis societas*)*,* surtout à notre pitoyable époque, troublée par un conflit lamentable entre les principes de la vérité et de l'erreur, de la vertu et du vice, de la lumière et des ténèbres... » 128:70 (Parenthèse : qu'on n'aille pas croire que cela est de tous les temps ; ni dire qu'il est chimérique d'imaginer une « Chrétienté » où cela ne serait point. Ce qui est quotidien­nement de tous les temps, c'est le combat entre la vertu et le vice ; mais ce qui est particulier à certaines époques, c'est de vouloir installer *les principes* du vice à la place des principes de la vertu.) « ...Les uns favorisent les principes d'une civilisa­tion qu'ils appellent moderne (*quædam moderna, uti appelant civilitatis placita*)*,* les autres défendent les droits de la justice et de notre sainte religion. Les premiers demandent que le Pontife romain se réconcilie et compose avec ce qu'ils appellent le « Progrès », le « Libéralisme », et avec la civilisation actuelle (primi postulant ut Romanus Pontifex cum Progressu, cum Liberalismo, uti vocant, ac recenti civilitate se recon­ciliet et componat). Les seconds réclament avec raison que l'on garde intègres et inviolés, les principes im­muables et inébranlables de la justice éternelle, et la force salutaire de notre divine religion qui étend la gloire de Dieu et apporte des remèdes opportuns à tant de maux subis par le genre humain ; religion qui est l'unique et véritable règle par laquelle les enfants des hommes, formés à toutes les vertus en cette vie mortelle, soient conduits au port de l'éternité bien­heureuse. Mais les défenseurs de la civilisation actuelle (hodiernæ civilitatis) n'acceptent pas une ligne de dé­marcation de cette sorte, puisqu'ils affirment qu'ils sont de vrais et sincères amis de la religion. Nous vou­drions ajouter foi à leurs paroles : mais les affreux événements que nous avons quotidiennement sous les yeux prouvent le contraire (...). Ceux qui, pour le bien de la religion, nous invitent à tendre la main à la civilisation actuelle (ad hodier­næ civilitatis dexteram porrigendam invitant), nous leur demandons si les faits sont tels que le Vicaire du Christ, établi divinement par Lui pour maintenir la pureté de sa céleste doctrine, et pour paître et confir­mer les agneaux et les brebis dans cette même doc­trine, puisse, sans commettre un crime majeur et sans causer un scandale universel, s'associer avec la civili­sation d'aujourd'hui (se cum hodierna civilitate con­societ) -- civilisation qui produit tant d'œuvres mau­vaises, que l'on ne déplorera jamais assez, et tant d'opinions affreuses, tant d'erreurs, tant de principes abso­lument contraires à la religion et à la doctrine catholique (...). 129:70 Le Souverain Pontife pourrait-il donc jamais ten­dre une main amie à une civilisation de cette sorte, et avec elle établir sincèrement l'alliance et la paix ? Qu'on rende aux choses leurs vrais noms (vera rebus vocabula restituantur), et l'on verra que le Saint-Siège est toujours constant avec lui-même (et haec Sancta Sedes sibi semper constabit). Il fut toujours le défen­seur et l'inspirateur de la vraie civilisation (siquidem ipsa verae civilitatis continenter fuit patrona et altrix) ; l'histoire (historiae monumenta) l'affirme et le prouve éloquemment : à toutes, les époques, le Saint-Siège a fait pénétrer, dans les régions les plus lointaines et les plus barbares de l'univers, la véritable humanité, la véritable éducation, la vraie sagesse (veram rectam­que morum humanitatem, disciplinam, sapientiam). Mais quand, sous le nom de civilisation (civilitatis nomine), on veut entendre un système spécialement machiné (apposite comparatum) pour affaiblir et peut-être même pour détruire l'Église du Christ, jamais, non jamais le Saint-Siège, jamais le Pontife romain ne pourront s'accorder avec une civilisation de cette sorte. « Qu'y a-t-il de commun, dit très justement l'Apôtre, entre la justice et l'iniquité ? Quelle union entre la lumière et les ténèbres ? Quelle alliance entre le Christ et Bélial ? » (II Cor., 6, 14-15) (...). Nous déclarons clairement et ouvertement devant Dieu et devant les hommes, qu'il n'existe absolument aucune raison pour laquelle Nous devrions Nous réconcilier avec qui que ce soit. Mais puisque, bien qu'in­digne, Nous tenons sur la terre la place de Celui qui a prié pour que ses bourreaux soient pardonnés, Nous voyons bien que Nous devons pardonner a ceux qui Nous haïssent, et que Nous devons prier pour eux afin qu'ils se repentent par la grâce de Dieu, et qu'ainsi ils méritent la bénédiction de celui qui est sur la terre le Vicaire du Christ. Nous prions donc pour eux de bon cœur, et Nous sommes prêts, aussitôt qu'ils viendront à résipiscence, à leur pardonner et à les bénir. Mais en attendant Nous ne pouvons rester sans rien faire, comme ceux qui ne se préoccupent pas des calamités humaines. Nous ne pouvons pas ne pas être violem­ment émus et angoissés. Nous ne pouvons pas être étranger aux souffrances injustement infligées à ceux qui subissent persécution pour la justice. 130:70 C'est pourquoi, en même temps que Nous sommes pénétré d'une profonde douleur, Nous prions Dieu, et Nous remplissons le plus grave devoir de notre suprê­me charge apostolique en élevant la voix pour ensei­gner et pour condamner ce que Dieu et son Église enseignent et condamnent, afin d'accomplir ainsi notre course et le ministère de la parole que Nous avons reçu du Seigneur Jésus. Si l'on nous demande des choses injustes, Nous ne pouvons y consentir. Mais si l'on nous demande le par­don, Nous sommes prêt, ainsi que Nous venons de le déclarer, à le donner de bon cœur. » Allocution véritablement éclairante, allocution émouvante, qui manifeste bien l'attitude doctrinale, pastorale, charitable du Saint-Siège à l'égard de « la civilisation mo­derne ». On demandait il y a un siècle, on demande aujourd'hui au Saint-Siège de « se réconcilier » avec ceux qui attaquent l'Église dans l'intention déclarée de la détruire. Tant que les assaillants n'auront pas renoncé à leurs intentions hos­tiles, une telle « réconciliation » serait une simple capitu­lation. Pour que cette évidence ne soit plus immédiatement perçue, il faut assurément que le conditionnement des esprits ait créé des réflexes intellectuels contre nature. \*\*\* On devrait « ne pas dire de mal » de la civilisation mo­derne : ceux qui font aux chrétiens cette sommation sont aussi ceux qui vitupèrent avec une grande violence, et non sans motifs, le « capitalisme » et le « désordre établi ». Mais alors, quelle est cette farce, à quoi joue-t-on ? Ce « désordre établi » et ce « capitalisme » ne sont-ils pas mo­dernes, caractéristiquement ? Quelle est encore cette autre logomachie ? Par civilisation moderne, Pie IX entendait la civilisation du libéralisme. La 80^e^ proposition du *Syllabus* est l'une des quatre propositions finales du chapitre intitu­lé : « Erreurs qui se rapportent au libéralisme moderne (liberalismum hodiernum) ». La traduction économique du libéralisme moderne fut le « capitalisme libéral », que les ac­tuels laudateurs de la civilisation moderne ont, avec raison, rejeté. Quelle est donc cette énigme ? Pourquoi reprochent-ils à Pie IX d'avoir combattu avec vigueur ce qu'eux-mêmes combattent avec violence ? 131:70 Énigme qui s'obscurcit encore car les mêmes veulent maintenant que les chrétiens rejettent la « civilisation occidentale », -- dans le même temps où ils veulent de plus en plus se réconcilier avec « la civilisa­tion moderne ». Où est donc, quelle est donc *cette civilisa­tion moderne qui n'est ni capitaliste ni occidentale *? Question troublante. Le monde moderne et sa civilisa­tion ont été le monde et la civilisation du libéralisme, du capitalisme, des nationalismes déchirant l'Europe : c'est cela que rejetait Pie IX en « condamnant » la civilisation moderne. Mais c'est aussi cela que condamnent les actuels défenseurs de la civilisation moderne, ils condamnent ce « désordre établi », ils rejettent les nationalismes, le capi­talisme, le libéralisme. Alors, il reste *quoi* du monde mo­derne ? Il reste le communisme. Le monde moderne sans capi­talisme, sans libéralisme, sans nationalisme et sans « civi­lisation occidentale », c'est le monde communiste. Seulement ils n'aperçoivent pas que c'est *le même mon­de,* et la même civilisation, et le même « désordre établi ». Le monde communiste n'est pas le contraire mais l'abou­tissement du monde des nationalismes modernes, du libé­ralisme moderne, du capitalisme moderne. Le monde com­muniste est le passage à la limite de la perversité moderne ; il a recueilli, rassemblé, et porté à leur point de perfection les tares du capitalisme et du libéralisme ; il a porté à son comble l' « aliénation » et l' « exploitation de l'homme par l'homme » ; il est, lui, intrinsèquement pervers. Qu'est-ce donc qui nous sépare, nous qui faisons le pro­cès de la civilisation moderne, et eux qui voudraient nous faire un devoir (« apostolique », disent-ils même, ou « pas­toral ») de l'accepter ? Du monde moderne, ils rejettent le capitalisme et le libé­ralisme : nous les rejetons, et plus radicalement encore. Mais nous, nous rejetons aussi le système communiste. Et eux, *sans toujours en avoir conscience*, c'est de ce côté-là qu'ils attendent, instinctivement, vaguement, « la civi­lisation qui est en train de naître » et « le monde qui vient ». \*\*\* Sur quoi certains remarquent que faire le procès de la civilisation moderne, c'est tourner le dos aux découvertes scientifiques, aux progrès techniques, aux acquisitions de l'exégèse biblique, aux antibiotiques et aux frigidaires. 132:70 Ceux-là, il n'y a rien à leur répondre. Ils font la bête avec une telle insistance que, l'habitude aidant, c'est devenu chez eux une seconde nature. \*\*\* #### IV. -- Comparaison On pourrait montrer, avec une énorme accumulation de textes, que l'attitude et l'enseignement de Pie IX à l'égard de la civilisation moderne se retrouvent substantiellement identiques chez tous ses successeurs. Les mots ont pu chan­ger, et encore très peu, la pensée demeure. Mais puisque la thèse plus ou moins subrepticement soutenue, par allusions ésotériques et par insinuations, est que la position du Saint-Siège a progressivement évolué avec le temps, nous limiterons la comparaison avec l'Ency­clique la plus récente traitant du sujet : l'Encyclique *Mater et Magistra.* \*\*\* D'abord un mot des sciences et des techniques de la matière. Si importante que soit leur contribution, ce n'est pas l'essentiel d'une civilisation : l'essentiel est moral. Cela devrait aller de soi. En raison sans doute de l'état pitoyable des esprits à cet égard, l'Encyclique *Mater et Magistra* y insiste quelque peu, et qu'elle ait cru devoir y insister n'est pas l'indice d'un progrès des consciences : « Sans aucun doute, un progrès des sciences et des techniques et une économie prospère constituent un important apport à la civilisation. Il faut cepen­dant rester persuadé que ces biens ne sont pas les plus élevés, mais seulement des moyens pour y at­teindre. » ([^36]) « Par suite, ce Nous est un sujet de profonde tris­tesse de constater que, dans les pays développés, trop de personnes n'ont aucun souci de la juste hiérarchie des valeurs ; elles négligent, oublient ou même nient les valeurs de l'esprit, tandis qu'elles poursuivent passionnément le progrès des sciences, des techniques et de l'économie et font du bien-être matériel le but suprême de leur existence... » ([^37]) 133:70 « L'Église a enseigné de tout temps, et elle enseigne encore, que le progrès scientifique et technique, tout comme la prospérité qui en résulte, sont des biens authentiques, un signe du progrès de la civilisation. Mais elle enseigne aussi qu'on doit les juger d'après leur véritable nature ; ils ne peuvent être considérés que comme des moyens pour l'homme d'atteindre plus facilement une fin supérieure : devenir meilleur dans l'ordre nature, et dans l'ordre surnaturel. » ([^38]) Voici maintenant le jugement porté sur la civilisation moderne, dans la IV^e^ partie de l'Encyclique, dont on obser­vera qu'elle est à ce jour, et de très loin, la moins commen­tée : « La plus grande erreur de l'époque moderne. (*fal­sissima quaedam nostris hisce diebus*) (en italien : *l'errore piu radicale nell'epoca moderna*) est de consi­dérer le sens religieux, inséré par la nature au cœur de l'homme, comme une illusion et un produit de l'imagination et de croire qu'il faut l'extirper de l'es­prit humain, comme un anachronisme opposé au pro­grès de la civilisation. » ([^39]) « La plus grande folie (*stultitia*) de l'époque moder­ne (*nostrae hujus aetatis*) (en italien : *l'aspetto piu sinistramente tipico dell'epoca moderna*) est de pré­tendre construire un ordre temporel stable et fécond en rejetant son fondement nécessaire, le Dieu souve­rain, de vouloir exalter la grandeur de l'homme en desséchant la source d'où elle jaillit et où elle s'ali­mente, en freinant, en arrêtant même, si c'était pos­sible, l'élan des âmes vers Dieu. » ([^40]) « Pie XII affirme avec raison que notre époque se distingue par le contraste entre un immense progrès scientifique et technique, et un recul très net du sens de la dignité humaine. Notre époque poursuit *son chef-d'œuvre monstrueux qui est de transformer l'homme en un géant du monde physique aux dépens de son esprit, réduit à l'état de pygmée du monde sur­naturel et éternel.* » ([^41]) 134:70 On voit par là que l'Église n'a aucunement renoncé à faire le procès de la civilisation moderne et n'envisage point de se réconcilier avec elle. L'Église ne peut ni ne doit se réconcilier avec le dessein d'*extirper le sens religieux de l'esprit humain,* ni capituler devant l'entreprise qui cher­che à *construire un ordre temporel sans Dieu,* ni passer un compromis avec *le chef-d'œuvre monstrueux qui fait de l'homme un géant du monde matériel et un pygmée du monde surnaturel et éternel*. Oui ou non, la civilisation mo­derne est-elle celle de ce CHEF-D'ŒUVRE MONSTRUEUX ? Oui ou non, veut-on que l'Église y consente, y collabore, en soit complice ? Et si ce n'est pas ce que l'on veut, de quelle civilisation moderne parle-t-on donc ? \*\*\* Mais c'est la civilisation moderne qui, elle, « peut et doit se réconcilier » avec l'Église ; c'est cette réconciliation-là que l'Église attend, non point passivement, mais en y travaillant par la prière et par la pénitence, par les œuvres de la foi, de l'espérance et de la charité : « L'Église se trouve aujourd'hui placée devant cette lourde tâche : rendre la civilisation moderne confor­me, à un ordre vraiment humain et aux principes de l'Évangile (*ad humanitatis nempe et evangelicae doc­trinae normas progredientis hujus aetatis cultum componere*). » ([^42]) Notre civilisation, « moderne », « récente », « actuelle », n'est conforme ni aux principes de l'Évangile ni à l'ordre naturel. Ce net jugement de l'Encyclique *Mater et Magistra* évoque l'appel historique de Pie XII : « C'est tout un monde qu'il faut refaire depuis ses fondations : de sauvage, le rendre humain ; d'humain, le rendre divin, c'est-à-dire se­lon le cœur de Dieu ». Juger le monde moderne, ce n'est ni abandonner à eux-mêmes, ni condamner les hommes qui y vivent. C'est au contraire mesurer leur détresse et vouloir les en tirer. Si l'on trouve que l'homme moderne est très bien comme il est, on ne voit pas pourquoi ni comment on pourrait le convaincre de se tourner *en outre* vers une Église dont par définition il n'aurait pas besoin. 135:70 Il y a aussi l'opinion selon laquelle c'est l'Église qui devrait se mettre à l'école de l'homme moderne, c'est l'Église qui serait perdue si elle n'allait demander au monde moderne le secret de son sa­lut : une telle inversion des perspectives est énoncée ver­balement par des chrétiens qui ne peuvent véritablement PENSER ce qu'ils disent, mais qui parlent sans aucunement penser, et sans mesurer le contenu objectif de ce qu'ils ont réellement dit. Ils attachent une grande importance aux jugements du monde, et à ce qu'ils croient être « l'histoire ». Mais eux qui jugent si sévèrement les compromissions passées de l'Église avec des structures « périmées », ne peuvent-ils imaginer comment leurs homologues de demain jugeraient la compromission et la réconciliation de l'Église avec un monde SAUVAGE, le monde d'aujourd'hui ? avec un monde qui n'est même pas HU­MAIN ? Et si ce monde moderne sauvage et inhumain venait à s'écrouler, faudrait-il donc que l'Église n'ait pas été en position de lui survivre ? \*\*\* On veut enfermer la pensée chrétienne dans une alter­native sommaire : -- ou bien la civilisation moderne est mauvaise, et alors il faudrait se retirer du monde ; -- ou bien vous voulez agir dans le monde, secourir vos frères et contribuer à leur salut, et alors il faut accepter telle qu'elle est la civilisation moderne. Un tel simplisme est véritablement ahurissant. Il s'accompagne en outre de considérations d'ordre tactique, se­lon lesquelles il conviendrait de parler aux hommes leur langage. Si cela voulait dire ne point parler chinois à un Turc, et d'une manière générale employer un langage proportionné à chaque esprit, ce serait trop évident. Mais on entend par là autre chose. On voudrait éviter d'avoir à parler au monde *un autre* langage que celui du monde. Or, c'est seulement s'il entend un autre langage que le sien, que le monde pourra se convertir ; et si on lui offre d'au­tres valeurs que les siennes. Si l'Église n'apportait au monde que le langage, et les valeurs du monde, pourquoi donc le monde changerait-il ? 136:70 C'est précisément parce que le monde moderne n'est conforme ni à l'ordre naturel ni à l'Évangile qu'il est singulièrement urgent d'agir dans le monde moderne. C'est précisément parce que les chrétiens ne peuvent accepter la civilisation moderne telle qu'elle est, que leurs tâches sont immenses dans cette civilisation. On l'a lu dans *Mater et Magistra :* « De ce que nous avons exposé brièvement ci-dessus, il serait erroné de conclure que Nos fils, surtout les laïcs, agiraient prudemment s'ils relâchaient leur ac­tivité de chrétiens dans les affaires temporelles. Nous affirmons au contraire qu'ils doivent l'intensifier. » ([^43]) « Bien que notre siècle, il faut le reconnaître, souffre d'erreurs très graves, et soit en proie à de violents désordres, il n'en offre pas moins aux ouvriers de l'É­glise un immense champ d'apostolat et Nous en con­cevons les plus grands espoirs. » ([^44]) Ce n'est donc point *parce que* le monde moderne serait supposé bon, et ce n'est pas *en l'acceptant tel qu'il est*, qu'il faut agir dans ce monde. Le monde moderne a besoin d'être réformé et il a besoin d'être sauvé. Le champ d'apostolat est immense, non pas à la mesure de la perfection, mais à la mesure de la détresse du monde moderne. \*\*\* Il y a cohérence, consonance et continuité entre le *Syl­labus* et *Mater et Magistra.* Le monde moderne, avec tous ses progrès scientifiques et techniques, est néanmoins un monde perdu, il va s'effondrer et disparaître d'une manière ou d'une autre, comme tant d'autres mondes (tant d'autres mondes en leur temps modernes) se sont effondrés et ont disparu avant lui, -- s'il ne se rend pas conforme à l'ordre naturel et surnaturel dont l'Église est la gardienne. Dans la non-conformité actuelle entre le monde moderne et l'Église, c'est le monde moderne qui est en péril de mort, ce n'est pas l'Église. De cette non-conformité, des docteurs catholiques tirent souvent la conclusion inverse : ils croient que c'est l'Église qui est menacée de disparition. Ils raisonnent *à l'intérieur* du monde moderne, ils constatent que l'Église recule *dans le cadre* de ce monde, ils ne voient pas que ce monde est condamné et va disparaître s'il ne se réconcilie pas avec l'Église. 137:70 Ils voient le monde moderne triomphant et l'Église dépassée : ils veulent donc *adapter* l'Église au monde, au lieu de *conformer* le monde aux vérités naturelles et surna­turelles enseignées par l'Église et vécues dans l'Église. Ils perdent tout à la fois : car ainsi ils perdent à la fois et le sens de l'Église, et la seule chance de survie du monde mo­derne. De Pie IX à Jean XXIII, la pensée pontificale n'a pas varié sur la civilisation moderne. Ce n'est pas une pensée de « méconnaissance » ni de « mépris », comme disent un peu trop vite ceux qui ont le tort de *mépriser*, ou du moins de *méconnaître* la substance de l'enseignement pontifical depuis un siècle, le plus étonnant monument de pensée des temps modernes. C'est une pensée qui met en cause la hié­rarchie des valeurs, et qui fait au monde moderne un procès fondamental -- celui de son *esprit.* Elle lui fait ce procès permanent non point pour le condamner, mais pour le sauver. \*\*\* Par rapport à la 80^e^ proposition du *Syllabus*, il n'appa­raît donc pas que la pensée chrétienne ait à changer d'at­titude, à renier Pie IX et à se renier elle-même ; il apparaît plutôt que c'est à la civilisation moderne de prendre la voie d'une réforme radicale. La connaissance explicite de la 80^e^ proposition du *Sylla­bus* de 1864 n'est aucunement indispensable au chrétien de 1963. Mais le chrétien de 1963 croit la connaître, et il la connaît mal. Il en entend souvent parler, et presque unani­mement on lui en parle très mal. Pour la vérité, pour l'ap­préciation exacte du sens de l'histoire, il n'est pas inutile d'en retrouver la juste portée ; cela convient aussi, croyons-nous, à l'honneur de l'Église et à l'honneur de Dieu. Jean MADIRAN. 138:70 ### Tourisme chrétien par J.-B. MORVAN LE TOURISME est un des faits les plus révélateurs de la psy­chologie moderne, tout particulièrement en ces vingt der­nières années de paix agitée. Si l'on remonte plus haut dans l'histoire, on sera peut-être tenté d'établir un de ces classements d'époques par types moraux, schéma toujours arbitraire mais capable de déblayer un peu le problème : on verrait alors au Pèlerin succéder le Voyageur, puis le Touriste. Les sarcasmes de Rabelais correspondaient à une décadence du pèlerinage mé­diéval, et le pèlerin laissait en littérature la place au voyageur, poussé sur les routes par la nécessité pécuniaire, la passion amoureuse ou les troubles politiques. Chateaubriand clôt la pé­riode du voyageur avec le «* Voyage en Amérique *» et inaugure l'ère touristique avec l' «* Itinéraire de Paris à Jérusalem *». Le voyage manquait de liberté ; il était exposé à toutes les con­traintes, à tous les périls : les tempêtes, le choléra, les punaises, les sauvages et les brigands. Le tourisme au contraire suppose le maximum de facilités et de garanties : berlines bien suspendues, lettres de change, recommandations aux consuls et aux princes. Il réalise d'une certaine manière l'individualisme libéral. Avide de joies esthétiques et intellectuelles, il ne les perçoit que dans un univers personnel assez fermé. Stendhal écrit les « Mémoires d'un Touriste » ; un Loti, un Barrès essayent de faire passer dans le tourisme quelques réminiscences de l'esprit de pèleri­nage, mais dans l'ensemble, le tourisme c'est le pèlerinage laïcisé. RÉSERVÉ d'abord aux « Happy few » (pour reprendre une expression stendhalienne), le tourisme se démocratise et se collectivise sans pourtant changer de nature psycho­logique, rien d'étonnant à cela : l'esprit collectiviste consiste souvent -- pour ne pas dire toujours -- dans un effort de vulgarisation et de multiplication des états d'âme marqués par l'indi­vidualisme libéral. 139:70 A quoi bon afficher tant de mépris pour le Français moyen dont le tourisme réside dans l'appréciation des menus ou la gloriole d'être allé voir ce que tout le monde se doit d'avoir vu ! Cette mesquinerie existait déjà, subtilement dégui­sée, chez les voyageurs lettrés et dilettantes, plus habiles à donner au coq au vin un parfum de spiritualité. Je ne condamne d'ailleurs ni le coq au vin, ni les joies superficielles du tourisme ; les railleries de l'élite touristique tiennent parfois du simple dépit de voir leurs plaisirs trop partagés par une foule encom­brante. J'ai vu des délicats s'abstenir de paysages intéressants à cause de la densité des curieux. Ce monde psychologique est le nôtre, et c'est parce qu'il est commun à presque tous que le chrétien se doit d'y rechercher son véritable itinéraire. Le touriste le moins cultivé n'est pas lui-même sans souffrir d'une collectivisation qui est à l'opposé de ce qu'il désirait : le plus obtus se rend compte que le village de toile est sans rapport avec les aspirations d'un robinsonisme amateur toujours pré­sent sous le prétexte d'économie. Et c'est en France, semble-t-il, que ce sentiment est le plus apparent. Pour le Français, le plus secret de lui-même, ce qui reste de sacré est incompatible avec le rassemblement et la démarche collective. L'Allemand garde ses possibilités de concentration intérieure dans le groupe le plus nombreux : est-ce par une tendance à mettre la gravité religieuse dans le style militaire ? J'ai vu au Königsee une file ininterrompue, silencieuse et recueillie, suivre le sentier du lac, admirer sans mot dire aux bons endroits. Les Français n'ad­mettent qu'un groupe très restreint, et tiennent à mettre dans leurs promenades une sorte d'animation épicurienne : ils ont peur de ne pas avoir l'air d'être en vacances, ou de ne pas com­prendre s'ils n'expriment rien. Le respect humain est peut-être la cause d'un appauvrissement de notre vie personnelle de tou­riste : comme nous ne pouvons renoncer à l'enrichir, mieux vaut sans doute renoncer à une indépendance extérieure et à un individualisme que les circonstances rendent illusoires. 140:70 LE TOURISME sécrète de lui-même une sorte de gangue, d'en­veloppe minérale qui sépare le touriste du monde qu'il se propose de connaître. Un écran d'impersonnalité, de banalité, s'étend devant les paysages, d'autant plus opaque que la civilisation développe et mécanise les facilités matérielles que le tourisme réclame par définition. Plus il connaît d'extension, et plus les stations-services, les « motels » et les panneaux indi­cateurs contribuent à anéantir le mystère des carrefours rus­tiques. Le premier effort, et non le moindre, consiste à retrouver la forêt derrière les pompes à essence, la Création toujours pré­sente derrière les créations encombrantes. Même nécessité dans le domaine du folklore : les particularités des arts et des traditions locales sont devenues objets de trafic, et la multiplication des bibelots devient gênante. N'importe qui peut voir que les broches, les fanions, les petites cuillers et les cendriers armoriés vendus en Bretagne ressemblent dans leurs formes, sinon dans leurs symboles, à ceux du Pays Basque, voire de la Suisse ou de la Sicile. L'erreur des « demi-habiles » réside dans le jugement dédaigneux qui ne voit en tout cela qu'artifice mercantile, esbroufe ou canular. En fait la pacotille des bibelots-souvenirs ne compromet pas plus les provinces pittoresques que la vente des chapelets n'entame le prestige des hauts lieux de pèleri­nage. Il convient d'éliminer d'abord la jalousie, l'hostilité natu­relle de l'homme envers le prochain ; puis la tendance morbide à n'aimer que les ruines, les disparitions prochaines sur les­quelles on verse quelques larmes hypocrites. Le « Je suis le dernier à voir cela » a été pour Chateaubriand le prétexte à quelques beaux accents ; mais il empoisonne notre plaisir de touriste dès que nous-avons l'impression contraire. La charité intellectuelle consiste à se réjouir de la présence plus généreusement répandue de ces motifs, de ces statuettes, de ces cos­tumes de poupée ; et même de leur grossièreté, si certaines âmes sont plus sensibles aux couleurs crues et aux dessins sommaires. Et s'il y a une humiliation à accepter au début, elle est dans la ligne de tout progrès spirituel. J'avoue ne pas la ressentir ; très bon public, peu délicat, je me plais à voir les enfants et les profanes se presser aux boutiques de bibelots, de poupées et de cartes postales, et je ne suis pas le dernier à coller mon nez aux vitrines. 141:70 Ces bagatelles ne failliront pas à leur vocation de sou­venir, elles fourniront plus tard l'occasion d'une réflexion, d'un attendrissement, d'une échappée hors du temps matériel vers le temps spirituel ; elles se réfèrent à un archaïsme souvent religieux, ou qui du moins amène à l'entrée du sentier éternel. PASCAL conseillait au libertin de commencer par prendre de l'eau bénite. Les premiers tâtonnements du bon touriste sont parfois comiques. Dans un voyage organisé, une vieille dame assise devant moi prenait sournoisement des notes dans l'autocar en écoutant l'accompagnateur, et je la voyais inscrire fébrilement les chiffres de population des villes rhénanes, qu'elle eût facilement trouvés dans un dictionnaire. Mais ils n'auraient sans doute pas eu le même prix à ses yeux. Nos expériences de voyage ont une façon bien particulière de devenir précieuses et le mot désabusé de Monsieur Fenouillard, grand voyageur involontaire : « Ce n'était pas la peine d'aller si loin pour voir ça », me paraît fort inexact. J'ai connu des gens qui se remémoraient, avec délices, des quiproquos à peine plaisants dans des conversations avec des étrangers, ou des erreurs de métro. On ne saurait leur reprocher : il faut à tout prix trouver le moyen d'accrocher sa vie, de trouver pour la vie quotidienne, au retour, des moyens de comparaison qui feront surgir l'événe­ment hors de la banalité. LE tourisme se place avant le voyage et après. Nous retrou­vons là l'idée de pèlerinage, mais ce mot a été lui-même assez galvaudé. Il y a des pèlerinages littéraires ou artis­tiques qui ne sont que des flâneries. Quant au pèlerinage mo­derne, il est plus nettement et uniquement religieux que celui du Moyen Age, et réglé extérieurement en tant qu'exercice spirituel. Dans le tourisme, le profit spirituel est le fruit du hasard ; en­core y a-t-il un art de ne pas le laisser échapper. Il n'est pas forcément proportionné à la quantité des sujets religieux conte­nus dans le voyage ; dans une église, le touriste chrétien n'a guère le temps que d'une oraison rapide ; il faut suivre le guide. 142:70 Les splendeurs d'une cathédrale historique, chef-d'œuvre d'art, centre immémorial de piété, peuvent n'éveiller aucun élan reli­gieux, surtout dans les fins de voyage où l'esprit est rassasié. Mieux vaut observer simplement, froidement : ce cadre servira à l'oraison bien plus tard. Par contre la spiritualité du voyage lui-même adopte des détails d'une manière imprévue. Le voyage est un texte dicté, le touriste commence à prendre possession en y insérant une ponctuation personnelle. La colo­nisation spirituelle de ces terres nouvelles de l'esprit se place souvent dans les repos, en dehors des heures d'admiration et de découverte. Un soir de promenade en Sicile, au flanc des col­lines déjà escarpées qui dominent la mer près de Taormine, je vis un cube de ciment maladroitement construit par un artisan, ou un paysan. C'était un oratoire, on y avait inscrit « S. An­tonio », et il contenait une statue de plâtre fort endommagée et deux boîtes de conserves en guise de vases à fleurs. Ce fut pour­tant l'occasion d'une prière, et un souvenir toujours gardé. Dans ma chambre d'hôtel d'Athènes, la notice accrochée au mur por­tait le cachet du Ministère du Tourisme avec la croix et la cou­ronne ; en y jetant machinalement un coup d'œil le soir, l'esprit encore empli de bruits et de lumières, j'y retrouvais l'avertis­sement de réserver une minute de prière et de silence. Sur le navire qui nous remmenait en longeant la côte d'Illyrie, à l'abri du pont couvert je regardais la pluie, les gouttes descendaient sans trêve le long de la vitre. Pourquoi m'inspirèrent-elles la pensée des morts sans prières ? Pendant quelques instants, j'attachai à ces imperceptibles coulées d'eau sans cesse renou­velées des noms de défunts, oubliés parfois depuis longtemps et qui surgissaient au fur et à mesure dans ma mémoire. L'agita­tion et le dépaysement du voyage font surgir des charités inac­coutumées. Plus tard, à l'opposé, les images des églises de Palerme, de Patmos, d'Ossios Loukas reparaîtront comme des étendards vermeils dans les grises journées de la France, les hivers monotones et les printemps pluvieux. Les romantiques ont exalté la puissance religieuse des grands paysages naturels. Le chrétien apprendra à ne plus se scanda­liser de lui-même s'il ne ressent pas cet enthousiasme immédiat, et il en tirera une autre méditation. La chute d'eau glorieuse d'écume et de vapeurs inspira peut-être au poète, au moment où il la contemplait, la même impression d'étrangeté indifférente que nous ressentons. 143:70 Il peut nous être donné alors d'entrevoir un mystère plus grand : la beauté de la Création existant indé­pendamment de notre propre contemplation, la cascade sem­blable à une libation versée par les anges en l'honneur d'une puissance dont la paternité ne se limite pas à l'homme. Nous ne sommes pas seuls à rendre gloire, il est des lieux où d'autres rendent gloire dans l'invisible, des paysages où l'homme n'est jamais allé et qui ne sont jamais entrés dans aucune carte pos­tale ni dans aucun sonnet. Et cela est vrai également ici, malgré tant de cartes postales et de réminiscences : un paysage mysté­rieux, provisoirement inaccessible à nous, riche de révélations futures, apparaît sous le paysage trop connu. La cascade verse, inépuisable, une beauté qui nous rassure dans la mesure où elle nous échappe, où elle défie les mots et interdit au touriste de se blaser. La plénitude de contemplation nous est refusée, elle lais­se place à une plénitude d'espérance, de foi en une gloire tou­jours informulée. C'EST ainsi que malgré Baudelaire, les retours de voyage ne rapetissent pas le monde. La présence des autres, si nombreux qu'ils soient n'est plus une gêne, encore moins une souillure. Achetons comme eux la carte postale ; nous sommes sûrs d'emporter assez de dons personnels pour rédiger avec les ombres, les lumières et les nouveautés paradoxales qu'apporte ensuite le souvenir, un livre de raison sans banalité. Jean-Baptiste MORVAN. 144:70 La fille du maître d'école *(*V*)* ### Premières armes par Claude FRANCHET Les quatre premiers épisodes de ce récit ont paru en mars 1962 (numéro 61), en mai (numéro 63), en juillet (numéro 65) et en décembre (numéro 68). QUAND MES PARENTS, en petit voyage, traversaient pour la première fois ce que mon père avec son sens civi­que appelait *des communes,* et ma mère comme tout le monde *des pays,* leur grand souci était d'en voir les maisons d'école. Ils descendaient de voiture, tournaient au­tour, essayaient d'apercevoir le jardin par une porte en­tr'ouverte ou au travers d'une haie. Ils imaginaient ce qu'ils ne voyaient pas. Et si quelqu'une avait un étage, l'un d'eux soupirait ou tous les deux ensemble : « *Nous n'aurons jamais un château comme celui-là...* » Parce qu'ils n'en avaient jamais eu. La maison où mon père emmenait sa mariée, et je les vois en tape-chose au trot d'un petit cheval, l'équipage d'un voisin « de noce », n'en était évidemment pas un. Je l'ai connue : un peu plus large que profonde, de petites dimensions, bâtie en briques du plateau argileux ; et dans ma jeunesse le trou d'où avait été tirée la terre rouge était encore là, empli de ronces avec un peu d'eau au fond ; tandis que plus loin la tuilerie voyait s'écrouler à l'abandon son grand séchoir à toit bas, sur ses poteaux de chêne faits pour durer. Ces vieilles tuileries, dans des coins de bois, m'ont toujours serré le cœur ; il y en avait une que je hantais, on y voyait encore une partie du four, et des orchis sauvages poussaient au­tour, du même ton de rouge violacé. 145:70 Et elle avait bien pour sa gloire, leur maison, une petite cloche au-dessus. Mais au-dedans deux pièces seulement, pas très grandes et communicantes : la « classe », et celle où devait se passer la vie du jeune ménage, servant donc à la fois de cuisine, d'office, salle à manger, chambre à coucher et autres destinations. Il y avait en effet la place d'un lit, d'une table, de deux ou trois chaises, et d'un ber­ceau quand le temps en viendrait ; j'imagine avec cela qu'un assez grand placard comme en ces maisons de cam­pagne y tenait lieu d'armoire et de fourre-tout. \*\*\* Tels ils allaient vivre, ces deux petits, leur première an­née de ménage : à la resserre et pourtant à bien y penser à la suffisance, comme tant d'autres aujourd'hui, même à la campagne où il semblerait que l'espace ne dût se mesu­rer. Il s'y mesure cependant pour d'aucuns n'osant encore, pour faire bâtir, recourir aux crédits ; et je pensais voir, l'un de ces derniers jours, la fille de Flavie en la jeune femme qui me faisant les honneurs d'un tel petit domaine me disait : « Après tout, est-ce que cela ne nous suffit pas ? » Il y avait même une Vierge sur la cheminée. Et un bouquet sur la table. Il devait y en avoir un sur la petite table ronde à pieds tournés (que j'ai toujours) cueilli au beau jardin du presbytère. Car ils y descendaient souvent. La première visite fut même le soir du jour où ma mère entra vraiment pour la première fois dans ses fonctions de maîtresse de maison. Elle s'était aperçue, au moment de préparer le déjeuner, qu'elle en était absolument incapable, grand'mère ayant négligé, ou dédaigné, de lui apprendre la cuisine (comme d'ailleurs elle fit pour moi plus tard). Cela paraît presque incroyable, hors de bon sens, et pourtant c'était ainsi, et dans beaucoup de mai­sons ; les mères les plus soucieuses de bien élever leurs filles perdaient patience devant les casseroles, et les pauvres filles n'avaient que leurs yeux pour pleurer à l'heure où il leur fallait pour leur compte les descendre de leur perchoir et manier la cuiller à pot. 146:70 C'est ce que fit ma mère ; et mon père au sortir de classe la trouva dans ses larmes à côté de la table mise. En bon jeune marié, il l'embrassa, la consola, puis décro­cha dans la cheminée deux harengs salés restés de son temps de garçon tout proche, et les fit griller lui-même tandis que reniflait son épouse, couverte de honte. Il y avait aussi du fromage, dans le four à cuire autrefois le pain qui lui servait de buffet, et le repas finit par se passer en gaîtés et facéties : seulement le soir ils allèrent souper à Voran­cher où ma mère, pour le lendemain, prit sa première leçon. Je m'empresse d'ajouter que par la suite sa cuisine eut de la renommée dans nos compagnies. C'est ainsi qu'à Vorancher tout aboutissait ; les petits dépits, les difficultés, les embarras pour une chose ou une autre, les emprunts d'objets dont la nécessité se révélait tout à coup, ou simplement un désir d'amour autour du leur. Ce qui ne signifiait leur déplaisir de vivre au Val : au contraire ils l'aimaient. C'était un hameau singulier, tout mêlé en ce temps aux bois et aux champs ; non pas seule­ment au cœur du bois avec des champs autour, mais tout pénétré de l'un et l'autre ; ainsi il y avait une maison, un jardin, un bout de champ, une corne du bois. La bonne odeur de forêt entrait au creux des maisons ; on ouvrait la petite porte au fond du clos, on était dans son champ ; ou parfois il était devant. Et on voisinait autant par ces alen­tours que par la rue où affleurait aussi le bois. Tout y sentait la feuille. Et ces voisins, qui parfois semblaient sortir d'un pré, étaient gentils comme on l'est pour les jeunes ménages et un peu plus pour celui-là, vraiment plaisant ; et puis c'était celui de leur maître d'école. Et les distances paraissaient si grandes en un temps où, je l'ai dit, on ne les franchissait guère qu'avec ses jambes, que maman, en ce Val, leur pa­raissait isolée, loin de sa mère. Alors on lui donnait des encouragements et de petits cadeaux de campagne ; surtout quand les commères se furent assurées de ce qu'on appelait des espérances, car alors ce fut de l'attendrissement. J'ai connu de ces voisins. Un jour de mon adolescence, où nous étions en vacances à Vorancher et montés au Val pour y voir un champ de pommiers que « mon cousin » avait acheté autrefois pour ma grand'mère -- et ne rappor­ta jamais -- nous entrâmes vers midi dans une famille voisine de l'école. C'était la moisson. On nous convia au repas de légumes mijotés toute la matinée sur la braise, y ajoutant une belle omelette en notre honneur. 147:70 La maîtresse de maison était l'excellente femme qui avait prodigué ses conseils à maman « comme ça » ce qui se disait aussi. Sa fille charmante nous servait. Je l'admirais beaucoup et je ne savais pas que plus de vingt ans après je devais la revoir en une courte entrevue mais restée fameuse par l'une des naïvetés de mon cher papa. Elle était alors près de ses cinquante ans et grandement mère de famille ; elle causait avec son ancien instituteur derrière la barrière d'une petite gare où il attendait mon arrivée de Paris. C'était pendant la guerre, celle de 14 s'entend ; et je fus bien là, en deçà de la porte entr'ouver­te, mais sans billet depuis l'avant-dernière station parce qu'à partir de là commençait la zone des armées, et que travaillant je n'avais pas eu le temps d'aller chercher un passeport au commissariat de mon quartier, loin de chez moi. Honni soit qui mal y pense. Un employé de Sens m'a­vait conseillée en me disant : « Voilà le billet valable, après vous vous débrouillerez bien ! » Ah bien oui : de chaque côté du portillon, encadrant l'employé à qui j'offrais le supplément du voyage, il y avait un gendarme, ce qui en faisait deux : le temps était aux espions, surtout aux espionnes ; et mes honnêtes papiers, et ma photographie et mes références, rien n'y faisait con­tre l'absence du malheureux passeport à qui je m'en pre­nais au lieu de m'en prendre à moi ; rien, pas même ma bonne figure qui jusque là m'avait plutôt servie. On ima­gine l'agitation, le scandale du cher homme de Papa qui sortait ses papiers à lui -- à quoi les gendarmes qui finale­ment devaient s'amuser un peu, objectaient qu'ils ne prou­vaient rien, et non plus sa rosette violette dont il en avait à tous ses vestons. Alors il s'exclamait toujours plus fort, envoyant vers le ciel des « bonsoir de soir ! » et des « jamais de la vie ! » qui était aussi son juron favori, et prenant à témoin de mon innocence chacun des voyageurs agglutinés autour de nous attendant la bonne histoire. Quand soudain il eut une illumination ; et tirant par le bras son ancienne élève et la présentant aux gendarmes, il s'écria : « Tenez, tenez messieurs, voilà justement une dame qui l'a vue naître, ma fille ! » 148:70 A deux ou trois ans près, j'étais à ma quarantaine ; la maréchaussée, qui peut-être commençait à voir les choses autrement, fut pour le coup désarmée ; elle se dit que ce père tellement innocent lui-même devait avoir une fille sans ma­lice ; en dépit du désappointement public elle nous laissa partir et se contenta d'une seconde enquête pour la forme, le lendemain à la maison où mon père offrit de son marc de pommes -- du meilleur, mon Dieu fait un peu en fraude -- et maman un biscuit. Pour moi, après avoir été admonestée, j'exprimai ma reconnaissance en promettant d'être désor­mais une bonne citoyenne, soucieuse des lois et arrêtés. Dieu sait pourtant si je les respectais, les lois, je ne faisais que cela ; j'obéissais à tous les écriteaux. J'étais née ainsi. Mais que nous avons ri, maman et moi. A vrai dire nous passions notre temps, à ce moment là, à nous égayer des réflexions et vues personnelles du bon homme que nous aimions, marquées, oui, d'une ingénuité qui nous débordait. Il avait fini par s'en apercevoir et nous priait, quand nous étions ensemble, de ne pas nous moquer. Maman le pro­mettait et d'ailleurs en toute conscience ce n'était jamais moquerie, mais véritable gaîté : comme au théâtre. Cepen­dant pour égarer les soupçons elle avait eu une invention, et quand j'arrivais en vacances elle me disait à l'un des premiers repas, par exemple, si la pensée l'y en venait : « J'ai oublié de te raconter : tu ne sais pas ce qu'a encore dit -- ou fait -- Basile ? ». Basile était le voisin aux réprouves dont elle faisait ainsi son truchement. Je tendais l'oreille, mais papa que nous pensions bien absorbé dans son journal avait aussi la sienne ouverte -- « Ah, ah ! Tu ne me l'as pas raconté à moi ! Alors j'écoute ! ». Par bon­heur notre conteuse qui s'étouffait n'était jamais prise de court et aussi bien, non plus, les histoires de Basile ne manquaient : elle en trouvait une qui lui permît de rire de tout son cœur. Temps familial dont il est peut-être vain de vouloir ex­primer pour les autres tout le suc, et cependant je ne peux essayer de recréer mon père et son atmosphère sans tâcher aussi de retrouver ce goût de sève, de liqueur franche et fraîche et particulière, comme les vins et le miel ont une saveur unique de terroir, qu'il mettait dans notre vie à ma mère et à moi quand il ne faisait pas le maître d'école ou l'important : cela n'était pas son terroir. 149:70 Et nous ne pou­vions pas plus le déguster quand une de ses grosses étourderies nous mettait dans la peine que s'il criait à en perdre le souffle après un malheureux gamin hurlant de peur, tous deux à nous en faire boucher les oreilles : cela non plus n'était son vrai terroir quoique souvent son atmosphère et conséquemment la nôtre. Mais ses à-propos encore plus imprévus que ceux de tante Joséphine où d'ailleurs il arrivait qu'elle mit quelque malice : tandis que lui ! L'un d'eux me revient encore sans relation avec la vie au Val et je m'en excuse, il le peint si bien. La chère maman n'était plus là, hélas, pour s'en ré­jouir, elle nous avait quittés peu de temps après leur re­traite à Vorancher, dans la maison quittée aussi depuis des années par grand-père et avant lui maman Julie. Ainsi deux veufs l'avaient rendue plus triste, la maison au bas du bois où mon grand-père était allé encore chercher un fagot, la veille de sa mort soudainement mais tranquille­ment venue. *Un vieux bûcheron, tout couvert de ramée...* Ah ce vieux bûcheron, cette ramée, comme je les con­naissais, comme je les voyais ; cette dernière image d'une vie là-haut. Et mon père. Nous allions le voir aussi souvent que possible, moi surtout. Cette fois-là celui qu'il a toujours considéré comme son vrai fils devait venir me retrouver, revenant d'un voyage au cours duquel il avait dû assister à une cérémonie religieuse rehaussée de plusieurs évêques, et prendre sa part du repas offert par un archiprêtre. Mon père, curieux de tout, l'interrogea ; et le voyageur, estimant ce qui l'intéresserait le plus, répondit : « Eh bien, mon papa, j'ai déjeuné là-bas avec sept évêques ! » Et papa, avec son plus grand sérieux et roulant les yeux : « Eh bien, mon garçon, c'était du monde bien conve­nable ! » On peut imaginer que le mot, comme tant d'autres, ne fut pas perdu. Voilà des années de cela et il arrive encore que l'un de nous, se rencontrant avec une Excellence, se prend à penser que c'est du monde bien convenable ; surtout l'Éminence qui au dernier automne troussait si genti­ment, modestement sa robe dans nos feuilles mortes... \*\*\* 150:70 Voilà donc, pour y revenir, ce que j'ai su de leur petit train au Val : l'unique pièce, le voisinage, les visites à Vorancher, les promenades aux bois dont à l'orée ils cueil­laient la raiponce pour leurs salades, dans les taillis les girolles pour leurs omelettes, selon la saison, sans compter la germandrée du « cousin » pour le paquet de mode à la poutre. Petit train modeste mais assuré avec les presque soixante francs mensuels que recevait mon père, puisque s'y ajoutaient les provisions prévues au contrat ; et sans doute aussi comme ailleurs les cadeaux des parents d'élèves : des légumes ou des fruits qu'ils n'avaient pas, à la Noël le rôti d'habillé de soie toujours accompagné de boudin que seul mon père prétendait savoir tourner et re­tourner sur le gril, à quelque grande occasion une volaille, et comme gentillesses plus marquantes l'invitation à une noce, une première communion. Mon père cependant se découvrait une épine dans ces dons de la reconnaissance : d'autres avaient davantage en­core. C'est que dans le pays vignoble au sud du départe­ment, dans un certain nombre de communes il y avait, en un lieu désigné, le tonneau du curé et celui du maître d'é­cole où chaque famille, après vendange, versait un broc de vin. Comme il a envié ses anciens camarades instituteurs en ce pays, combien de fois il a dit : « Si j'avais su j'y serais aussi ! » Maman en haussait doucement l'épaule ou s'en égayait suivant son humeur. A vrai dire elle savait que le temps des vendanges finies, il n'y songerait plus jusqu'au pro chain. Il n'était pas envieux de nature, pas plus qu'il n'avait d'ambition, et se contentait généralement de ce qu'il avait ; enfin c'était plutôt façon de dire ; comme, plus tard, entrant dans leur jardin de retraités dont il retournait la terre, la maligne l'entendait dire, donnant sur chaque motte un coup de bêche toujours plus roide « Cent mille francs de rente ! Deux cents... Cinq cents... » elle pensait seulement : « Mon pauvre homme devient un peu exigeant, ou sa tête s'affaiblit. J'aime encore mieux l'écouter déclamer en tapant sur ses mottes, comme en rêve sur une pauvre tête de gamin : Homme, cheval, maison sont des noms communs... Chou, genou, hibou prennent un x au pluriel ». 151:70 Car cela arrivait. Et à ses poules il s'adressait comme parfois à ses écolières, les jours chauds d'été alors que somnolant à moitié sur son bureau il surveillait la classe occupée en silence : « Mesdemoiselles, si vous n'êtes pas sages je vous en­verrai au coin. » Les poules étaient fort étonnées. Et maman riait, se promettant de m'en faire une gorge-chaude. Pour les rentes elle concluait : « Au million je l'arrêterai, qu'en ferait-il ? » Elle l'ar­rêtait avant et alors il levait la tête, tout béant, la bêche en l'air, ne sachant pas qu'il avait parlé, n'ayant même pas pensé. « Mon innocent ! » disait alors maman. \*\*\* Et elle essayait de se représenter, attendrie quand même, dans l'homme vieillissant poursuivi par son ancien métier, son jeune mari du Val, le beau petit maître d'école qui au-delà de la porte les séparant allait, venait, lisait et faisait lire en détachant les syllabes, dictait, expliquait, criait, se récriait et se scandalisait de ce que ses élèves ne savaient pas encore ce qu'il avait à leur apprendre ; faisant du zèle comme un balai neuf, disait la plus vieille voisine malicieuse. Et qui pourtant au cours des années n'avait jamais perdu ce zèle. Elle l'avait vu, entendu. Mais moi je n'en ai connu que le portrait d'alors sur un carton aujourd'hui coupé en deux et, tiré pour le demi-tarif des voyages en chemin de fer, traversé comme véridique par la signature illisible de l'Ins­pecteur primaire. Ce jeune instituteur qui doit ressembler au jeune marié -- mais les queues-de-canard ont repoussé -- plus redressé cependant, plus fier, d'une dignité proche de la hauteur avec quelque chose, cher papa, de quasi impérieux : monsieur l'Instituteur du Val, sorti second de l'École normale parce qu'il était impensable qu'un futur Inspecteur d'Académie, dont le nom m'échappe, ne dût passer devant. 152:70 La rose de mai Et l'événement arriva. D'autant plus grand que j'étais non seulement le premier poupon du jeune ménage -- je fus d'ailleurs l'unique -- mais celui des deux familles, mon père et ma mère n'avant chacun frère ni sœur. Peu à peu, au cours du temps, j'entendis conter les choses. Avec discrétion d'abord parce que parmi bien d'au­tres on ne parlait surtout pas de celles-là devant les enfants et les jeunes filles ; et je vis un jour ma mère arrêter le propos de son maître d'école me vantant d'être née un di­manche et je ne suis pas sûre qu'il ne m'en ait trouvée d'esprit précoce, de ce qu'ainsi « je ne lui avais pas fait perdre un jour de classe ». Ce qui était un grand sentiment du devoir d'état, mais une demoiselle écoutait, que les con­sidérants sur ma venue au monde ne regardaient pas même un d'apparence aussi innocente mais laissant suppo­ser un branle-bas capable d'empêcher une classe, pouvait donner à penser. Donc un samedi soir du début de mai, maman étant allée en manière de promenade voir mon grand-père au bois tout proche, se trouva soudain si mal à l'aise qu'elle dut s'appuyer à un gros tronc près d'elle ; de là vient sans doute la tradition que je faillis naître sous un chêne. Mais mon grand-père ne se souciait ce jour-là ni \[*sic*\] de singularité champêtre ; il conseilla à sa belle-fille de regagner bien vite sa maison où il allait l'accompagner. On connaît déjà la vivacité des réactions de ma petite maman : elle tint à l'honneur de rentrer seule, tête dressée, l'air assuré ; et cependant les voisines qui la voyaient passer se disaient : « Elle va tout de travers, c'est pour cette nuit ». Ce fut pour le lendemain matin, au jour venu dans la fraîcheur du mois délicieux sur les pommiers fleuris. C'était aussi le temps des premières petites roses-pompon qu'on nomme chez nous *roses de mai,* ce qui tira d'affaire pour un moment la mère Charlotte, matrone du hameau et des alentours, sans diplôme, bien sûr mais pleine d'expérience qui seulement vieillissait de plus en plus, avant dépassé ses quatre-vingts ans. Parce qu'en tout cela on comptait rituellement sur un fils, les avisements des commères et les prédictions de gens sensés étant d'accord avec l'attente de mes parents. 153:70 On n'avait même pas cherché un nom de fille, c'est le secrétaire de mairie, l'instituteur de Vorancher, qui m'a donné mon nom. Alors, quand l'accouchée demanda « ce que c'était », la vieille Charlotte, troublée par la mau­vaise nouvelle qu'elle devait annoncer, répondit : « *Une petite rose de mai.* » *-- Quoi *? cria maman éberluée. Et Charlotte dut bien avouer une petite fille, en ajoutant pour adoucir le choc : « *Gentille comme tout !* » Mais sa patiente se souciait bien pour lors de ma soi-disant gentillesse. Juste à ce moment mon père -- qui Dieu sait s'il les avait tourmentées de larmes et de « jamais de la vie » -- venait de sortir -- « *Que va-t-il dire en rentrant !* » C'était à lui qu'elle pensait et à sa déception. Elle fut grande mais ne dura pas ; ils étaient quand même bien trop fiers de ce qu'ils avaient. Et avant la surprise de la rose, la jeune maman en avait peut-être eu d'autres moins gracieuses, mais il lui en restait encore une à connaître. A peine étais-je dans le tablier de Charlotte qui en avait un tout propre pour ces sortes de réceptions, qu'elle vit devant elle deux ou trois commères, les bras tendus, les paumes ouvertes avec du sel dessus et lui disaient : « *Soufflez, soufflez aussi fort que vous pourrez !* » Toujours avec son indépendance elle refusa de souffler sans savoir ; les femmes se tournèrent alors vers Charlotte qui, des épingles à nourrice plein la bouche, leur fit signe d'insister. Elles renchérirent donc : « *Soufflez, mais soufflez, ma pauvre petite dame !* » sans donner plus d'explication. Et maman, soupçonnant quelque vieille magie des cam­pagnes, s'obstina. Peut-être y en avait-il un peu dans l'es­prit des bonnes femmes, tout au moins comme un secret de la puissance du mystère dans les choses et les rites ; mais elles savaient ce qu'elles faisaient. Et maman le sut à ses dépens, quelque vingt ans après : le sel n'avait rien à faire, seulement il aurait fallu souffler pour être parfaite­ment délivrée. \*\*\* 154:70 Je ne sais si ma grand'mère avait assisté à la scène, ma naissance s'étant passée très vite. Pourtant, la chose avérée, le voisin avait vite attelé son cheval, le fouettant jusqu'à Vorancher. Là, il avait donné de grands coups à la porte du presbytère, tiré la clochette des deux mains, appelé, comme si le quartier était en feu ; en vérité tous les volets bat­taient les murs. Grand'mère s'était montrée en jupon, déjà dans les larmes : « Ma pauvre fille, ma pauvre fille ! » C'est tout ce que je sais de son rôle dans l'événement. Mais j'en connais un peu plus sur celui de maman Julie, qui ayant reçu l'avis que « c'était commencé » marqua aussitôt de l'émotion, toutefois prit son temps. Elle tira ses deux vaches, donna du grain à ses poules pour la journée, de l'herbe à ses lapins et des pommes de terre à son cochon, cuites de la veille ; enfin mit des fromages et du beurre dans son panier à couvercle, fit sa toilette à la savonnette, passa sa cotte propre, celle du jour du marché au canton, et de même changea son filet noir pour son bonnet blanc avec son nœud bien soigné sous le menton. Puis elle se mit en chemin ; ce devait être assez tard déjà dans la matinée, et il n'est pas question de grand-père dans le récit plusieurs fois entendu, il avait dû la devancer après s'être, lui aussi, rapproprié. Ainsi, preste comme Perrette, elle monta jusqu'au pla­teau entre les haies fleuries d'aubépine, les champs, les arbres sous le doux soleil du bon Dieu, contente et inquiète ensemble, importante aussi quoiqu'il n'y eut personne pour le voir. Car même dans le Val jusqu'à la maison d'école elle ne fit aucune rencontre, ce qui la fit arriver toute innocente. Et alors, ayant posé son panier à terre, elle s'approcha du lit gentiment : « *Bon courage, ma fille, vous verrez que tout ira bien...* » « *Qu'est-ce qui doit aller bien, maman Julie ?* » Et comme la bonne femme un peu étonnée ouvrait la bouche pour tâcher de répondre, maman comprit brusquement : maman Julie ne savait pas encore la merveilleuse nouvelle : « *Mais regardez donc, à côté de moi, sur l'oreiller !* » Elle avait voulu m'y avoir ; et maman Julie tira son mouchoir, et tout le monde recommença à pleurer comme plusieurs fois depuis le matin, pour recommencer ensuite à m'admirer, ce qui ne manquait pas non plus : jusque au moment où je criai si fort que je les étourdis tous, ce qu'ils trouvèrent peut-être aussi admirable. 155:70 Sauf mon père parce que je continuai pendant des mois paraît-il et ce fut une vie si affreuse qu'il me la reprocha presque toute sa vie. Ma mère affirmait même qu'au bout de huit jours, excédé, il me donna une claque. Mais elle restait muette sur ce qu'une nuit, affolée par mes cris et me croyant gravement malade, elle le supplia tant d'aller chercher le médecin -- à une lieue de là et à pied, naturel­lement -- qu'il partit à travers bois par un mauvais temps. Le médecin qui était homme de devoir et en plus ami de mon parrain se leva, attela son cheval à sa petite voiture, mais me visitant sur toutes coutures, déclara que je n'avais absolument rien : rien que de la malice. Je hurlais donc, plus souvent qu'à mon tour, par malice naturelle. Il y avait des moments où ces pauvres gens si jeunes étaient las de moi. De toute façon, las ou non, quand dans la classe à côté, maître et élèves ne s'enten­daient plus, mon père demandait que ma mère m'emmenât promener aussi loin qu'elle le pourrait. D'autres fois, par représailles contre ces cris transperçants, il menaçait de verrouiller la porte de communication ; ce qui n'aurait rien changé à l'affaire, mais c'était pour me donner honte. Cependant c'était maman qui était honteuse ; et c'était pour donner le change qu'elle racontait la claque à huit jours. Ce qui paraît possible, et d'ailleurs ne l'empêchait pas pour son plus grand soulagement de me confier à son vif époux après le déjeuner de midi : « Le temps de faire la vaisselle ». Elle la faisait en lui tournant le dos et il en profitait pour me tirer d'un coup du berceau, et m'emporter sous son bras chez les voisines qui le voyaient arriver avec une tête et deux petits poings violemment agités au-devant de lui, et un bas de maillot se trémoussant derrière. Elles ont assuré avoir vu plus d'une fois la tête beaucoup plus basse que les pieds, et quand maman l'apprenait elle se lamentait : « *Il va lui tasser le cerveau. Ou le mettre à l'envers comme les bouchers le trouvent à de petits veaux dont on ne savait pas de quoi ils étaient morts.* » Même frayeur quand ce trop jeune père m'envoyait au plafond pour me recevoir comme une balle : *Et si en plus il la manquait !* » 156:70 Ce fut le comble quelques mois plus tard où à force de remue-ménage je tombai de ma voiture dans les cendres du feu, et que pour me rattraper par le fond du béni maillot, il me cogna fortement le crâne à l'un des chenets : « *Cette fois c'est sûr qu'elle aura la tête dérangée...* » Elle espérait pourtant que non. Aussi bien n'ayant pas sur elle-même la conscience tel­lement tranquille. N'avant pu me nourrir, elle avait décidé de m'élever au lait de chèvre qui avait réputation de toutes les vertus. Mais non sans un petit fond d'arrière-pensée qui se révéla par la suite ; ce fut quand je me révélai, moi, d'humeur sautante, dansante, échappante, et d'un bond de côté, vite en allée en mes mondes. Capricante. Elle s'accu­sait alors : « *C'est ma faute, je lui ai fait prendre du lait de bique !* » Je l'entendais et me sentais, quoiqu'elle pût en penser, intriguée par ces étranges mères nourrices. Il y en avait, une chez la vieille Nanette et je m'en approchais gentiment avec une poignée d'herbe tendre ; mais il me fallait être humiliée à mon tour, maman devenue subitement admira­tive me disait que ces bêtes délicates acceptaient seulement leur manger de petites mains bien propres. Quel brouillis on fait dans la tête des enfants, et on s'inquiète d'y voir tout danser. \*\*\* Tout cela, bien entendu, vint plus tard. Mais ces deux, trois premiers mois ! Ils en ont reparlé toute leur vie. Puis mes cris à part tout se calma, on s'habitua à m'avoir telle quelle. Même « mon cousin » devenu mon parrain qui d'avance avait décliné le plaisir de recevoir un petit brail­lard au presbytère, se prit pour moi d'une grande affection que je lui rendis bien à l'âge de connaissance. Quant à me voir amener chez lui, cela n'avait pas tardé. Déjà, le lendemain de ma naissance, la voisine préposée entre ses ouvrages de cour et de maison à la garde de la pouponne et sa maman, trouva celle-ci, pendant la classe, se préparant à repasser : planche installée et fers chauf­fant. Il y eut de beaux cris, papa appelé à la rescousse, et, maman répétant obstinément : 157:70 « Mais je ne suis pas malade, je peux bien travailler. » il fallut lui faire croire, en l'obligeant à regagner le lit, que c'était pour moi. Elle se rattrapa trois semaines après, le troisième di­manche après ma naissance, mon père devant descendre à Vorancher : de ses deux femmes il n'était pas question. Maman le lui proposa pourtant, il répondit que non, pre­nant en son conseil la voisine, tout à fait de son avis : « Ma pauvre petite dame, vous ne savez pas ce que vous dites : vouloir faire les deux chemins à pied, relevée à peine, de quinze jours. On n'aurait jamais vu chose pareille... Et un petit oiseau qui sort de l'œuf ! » Maman ne prit aucun plaisir aux images accumulées sur moi, et à sa rose devenue oiseau, tant elle était fâchée. Elle laissa dire pourtant. Mais son mari parti et la voisine re­tournée chez elle, elle mit son beau chapeau et son mante­let, m'habilla comme pour une fête, m'installa dans ma voiture, sortit sur le derrière de la maison, prit un chemin détourné, se retrouva sur la route et fila à toute allure avec sa gamine heureusement endormie. Mais elle n'avait pas pris garde que le temps était lourd, le ciel plein de nuages noirs, et avant qu'elle s'en fût avi­sée un orage éclatait, des plus vilains qu'elle eût vus. Et elle en avait affreusement peur, des orages. Pendant long temps quand mon père devait être absent une nuit, elle mit à côté de son lit une fourche de fer en cas de voleurs, et sa robe de soie en cas d'orage, parce que la soie repousse la foudre. Je lui fis pourtant remarquer un jour que la fourche aurait pu attirer la foudre et la robe les voleurs. -- Elle en avait quitté la coutume, mais il y en avait bien une autre. Sitôt que les éclairs étaient au ciel et le tonnerre s'approchait, elle courait s'enfouir la tête sous l'édredon de son lit ; mais il lui fallait pour plus de sûreté, papa et moi, de chaque côté d'elle et lui tenant une main. J'ai souvent songé au tableau que nous devions représenter de la porte, pointant vers le ciel en défi ce qui n'était pas l'arc des Gau­lois. Quelle position pour un maître d'école épris de deco­rum ! Ce jour-là, celui de la dévalade vers Vorancher, bien sûr une pluie du déluge. Et nous sommes arrivées toutes deux transpercées, même ma pauvre maman ayant eu le dévouement de me couvrir encore de son mantelet ; elle claquant des dents de peur et de froid, moi ayant pour une fois vraie occasion de hurler. 158:70 On voit d'ici la scène qui suivit : les récriements, mon parrain dans une juste et sévère réprobation, papa dans ses « soir de soir » et « jamais de la vie » ; grand'mère autant dire en injures qui la fai­saient s'étrangler. Et le lait réchauffé heureusement ap­porté sans dommage dans un biberon et les bouillottes, et les brûlots. Il paraît que la pauvre entêtée pleurait toutes les larmes de son corps en disant qu'elle m'avait tuée. Il fallut la consoler, lui assurer qu'à mes cris je ne semblais pas prête à quitter ce monde ; elle consentit à prendre du brûlot ; j'admis de prendre mon lait et le fis à merveille ; mon par­rain qui menait l'affaire fit taire mère et mari et leur fit signe de venir embrasser la repentante. Au fait tout le monde s'embrassa en même temps sous les yeux du pacifi­cateur, et même moi, pour une fois, m'endormis d'un som­meil bien agréable aux autres. Tels sont les faits autour de mon berceau, peu à peu « récités » par l'un ou l'autre de la famille. Je dois dire qu'un refrain finissait par leur donner un petit air d'épo­pée ; il était introduit par mon père s'il se trouvait présent à la contée : « Dieu, que tu pouvais être maligne ! » Tout en était mis en ballade, même si en certaine occasion je m'étais montrée angélique. Il avait vraiment gardé la terreur de ces temps. \*\*\* Et mon baptême, que j'allais oublier, Dieu sait si j'en entendis cependant parler, n'avait pas été pour l'amidon­ner, disaient les bonnes femmes. J'avais été ondoyée sitôt ma naissance, et les grandes cérémonies remises, je ne sais pourquoi, à septembre. Ce matin-là maman avait préparé sur la table de nuit mon modeste chrêmiau, ce bonnet quasi liturgique que le prêtre baptiseur, ami de mon parrain, devait me poser sur la tête nue : le reste de la *vesta candida,* du vêtement candide. Pour cadeau, il avait glissé dedans un beau louis d'or tout neuf ; j'ai aussi beaucoup entendu parler de ce louis et de la façon dont il avait été offert. Cependant ma toilette était d'un collet blanc brodé de chaînette par-dessus ma robe de mousseline bien empesée, et surtout du vrai bonnet de baptême (pourquoi vrai celui-là ?) tout de tulle brodé, valenciennes en ruches et rosettes de rubans, et que j'ai retrouvé aussi dans des souvenirs de maman. Tout jauni ; elle avait oublié, lui, de le mettre dans un linge passé au bleu. 159:70 Il faisait beau. Ma marraine, une belle-fille de l'oncle Auguste, était venue du sud du département, du pays aux vignes que j'ai traversé ces dernières années avec émotion. Des confrères des environs devaient me faire un cortège d'honneur ; et pour aider à la cuisine quelque sœur ou maman. On était à la joie et l'attendrissement, je recevais beaucoup de compliments. Eh bien, le baptême ne put avoir lieu que l'après-midi, à cause de la scène effroyable que, toute harnachée, j'entrepris soudain de faire. On n'avait encore jamais vu la pareille, et si inattendue, que maman n'en parlait jamais par la suite avec un air ordinaire. Et papa en baissait la voix. Il fallut déclarer aux populations que j'étais indisposée et jamais mot ne fut plus juste. On n'a pas su ce qui m'avait prise. Maman a prétendu, pour couvrir la chose, que j'avais dû sentir un mal en moi*,* et c'était possible, quoique facile à dire. Mais on m'avait re­tiré collet, robe et bonnet, et je ne recevais plus de compli­ments. Il y eut même un grand mouvement de désapproba­tion à ma conduite quand il fut évident aux yeux de tous que je ne pouvais être emmenée à l'église en cet état de déchaînement. Heureusement alors mon parrain décida qu'on allait prendre avant la cérémonie le repas de fête préparé pour après, et ceux qui commençaient à avoir faim se désembrunirent. Cela devint même, dit-on, une Compagnie très gaie, et j'y fis à la fin mes grâces après avoir dormi du sommeil de l'innocence. Seule ma grand'mère resta si troublée dans ses protocoles que c'était autrefois l'un de ses reproches couronnant ceux qu'elle trouvait à me faire. Tout en gardant dans un tiroir une belle boîte de dragées ouvragées offerte par mon parrain et qu'elle m'a montrée sur mes vingt ans, encore pleine. Elle ne l'est plus restée longtemps, et elle est commode aujourd'hui pour y mettre des boutons de manchettes. Elle a gardé l'odeur de bois fin du tiroir. 160:70 Ce jour de baptême fut presque le dernier que je passai à loisir si on peut dire, en presbytère. Car il ne faut compter la nuit qui nous y réunit tous les trois après le déménagement du Val, mon père étant nommé, titulaire cette fois, dans un poste à quatre lieues de là. Maman avait com­mencé par s'inquiéter de l'éloignement ; mais nous ne des­cendions pas, nous montions : nous allions avoir deux pièces à nous dans notre nouvelle maison. Claude FRANCHET. 161:70 ## NOTES CRITIQUES ### Daniel-Rops et l'intégrisme Depuis 1948 se poursuit aux Éditions Fayard l'édition d'une grande *Histoire de l'Église du Christ* écrite par Daniel-Rops. Neuf volumes ont paru : de l'origine jusqu'à la fin du pontificat de Pie IX. C'est assurément l'histoire de l'Église la plus répandue aujourd'hui dans le public français. Nous y avons fait plusieurs fois des références incidentes, mais nous n'en avons jamais encore présenté dans cette revue une recension critique. Point par indifférence, mais à cause de la difficulté de l'entreprise. L'histoire de Daniel-Rops manifeste un progrès par rapport à ses devanciers, nous voulons dire par rapport aux récentes histoires de l'Église, fragmentaires ou globales, mises à la dispo­sition du grand public. Non pas un « grand » progrès, mais beaucoup plus : un progrès qui ne se mesure pas, qui consiste dans le passage d'un ordre à un autre. Au lieu d'une histoire qui soit une histoire d'administration ecclésiastique ou de poli­tique ecclésiastique, Daniel-Rops écrit une histoire religieuse*.* Il n'ignore ni la politique, ni la sociologie ni l'administration, il n'ignore ni la cause matérielle ni la cause efficiente la plus apparente, ni les complications, chinoiseries et infirmités hu­maines. Mais il apporte aussi autre chose, qui est l'essentiel, qui est la véritable histoire -- l'impact du péché et de la grâce, l'im­pact de la sainteté dans le déroulement des événements hu­mains. Nous voudrions le dire mieux et plus longuement ; disons simplement, pour cette fois, que l'histoire religieuse de Daniel-Rops est une histoire selon notre cœur. Et simultanément, nous sommes souvent en désaccord avec les jugements et appréciations de Daniel-Rops. Ce désaccord fréquent est un désaccord accidentel. Il se situe *à l'intérieur* d'un même climat et d'une même perspective. A d'autres histo­riens « religieux », nous faisons un procès radical. Nous préten­dons que leur histoire *n'est pas* religieuse. Elle l'est matériellement, et non en esprit. L'erreur est de principe, de niveau, de plan ; l'erreur est, croyons-nous, dans la nature et la direction du regard porté sur l'histoire c'est-à-dire qu'elle est fondamentale, et en ce sens totale. Avec Daniel-Rops au contraire voici une histoire chrétienne : une histoire qui n'est pas seulement naturelle, ni seulement surnaturelle, mais où nature et grâce sont ensemble, comme dans la vie, -- comme dans l'histoire. 162:70 Qu'à l'intérieur d'un accord essentiel aussi complet nous trouvions un désaccord accidentel aussi fréquent (sur un événement, sur un personnage, sur un mouvement d'idées), ne faci­lite donc pas une recension. Nous ne voudrions nuire en rien à l'estime, à l'attention, à la sympathie que mérite essentiellement l'histoire de Daniel-Rops ; nous ne voudrions pas non plus ava­liser tout le détail de ses jugements. En un temps qui considère volontiers toute *approbation* comme *totale,* et toute *critique* comme *hostile,* nous n'avons pas encore trouvé le moyen pratique d'exprimer notre sentiment d'une manière qui soit suffisamment équilibrée. Ce préambule, qui entend signifier qu'en tout cas nous ne sommes certainement pas *contre* l'histoire de Daniel-Rops, n'est aucunement protocolaire. Le lecteur doit d'ailleurs commencer à savoir que nous donnons ici notre pensée sans clauses de style. \*\*\* Or voici qu'en marge de son *Histoire*, et probablement en avant-première à la publication d'un nouveau tome, Daniel-Rops a donné deux articles sur « le modernisme » dans *La Table ronde.* On peut critiquer un ou deux articles sans faire tort à l'ensemble de l'œuvre. On peut remarquer par exemple que la dimension du modernisme, explorée par Daniel-Rops, ne coïncide pas avec celle qui ressort de l'Encyclique *Pascendi* de saint, Pie X : 1. -- *Dans le temps :* en maints endroits de l'Encyclique, il est souligné que les erreurs du modernisme ont été déjà signalées et réfutées par Léon XIII. Il nous faudrait une HISTOIRE DU MODERNISME SOUS LÉON XIII ; à vrai dire Daniel-Rops l'ébauche, et parfois avec érudition et précision, mais sans mettre en lu­mière l'action de Léon XIII lui-même. Or la raison de l'Encyclique *Pascendi*, donnée à plusieurs reprises par l'Encyclique elle-même, c'est que, en face du modernisme, la persuasion -- tentée par Léon XIII -- a échoué ; pour ce motif, il faut en venir à des mesures disciplinaires. Il y aurait donc intérêt à nous faire connaître en détail l'affrontement doctrinal entre Léon XIII et le modernisme. 2*. -- Dans ses formes :* il est déclaré dans *Pascendi* que les modernistes sont réunis en une SOCIÉTÉ SECRÈTE. A cette société secrète, l'Encyclique *Pascendi* n'aura nullement porté un coup d'arrêt. Trois ans plus tard, le 1^er^ septembre 1910, saint Pie X déclarait que les modernistes « *n'ont pas cessé de grouper en une association secrète de nouveaux adeptes* »*.* Quand donc cette société secrète du modernisme a-t-elle cessé d'exister ? Nous n'en savons rien. Aucun historien ne nous l'a dit. Aucun ne semble même avoir seulement posé la question. Bizarre abstention. Est-ce un *tabou ?* Mais c'est principalement sur ce que Daniel-Rops dit à cette occasion de l' « intégrisme » que nous voudrions insister quelque peu. 163:70 **I. --** D'abord une remarque générale. Parlant des « intégristes » et de *La Sapinière*, ou S.P., dirigée par Mgr Benigni, Daniel-Rops adopte un ton de censure sévère et même de vivacité polémique. Il parle de « vengeances personnelles », de « menées très regrettables », il caricature les « chercheurs d'hérésies », il flétrit le « déferlement de calomnies abjectes », il s'indigne, des « menées diffamatoires », il parle de leur « qualité intellec­tuelle et morale très diverse » et d' « agitation morbide », et cetera. Or, même si cela est *exact*, cela n'est pas *juste*. Parce que c'est tout à fait unilatéral. L'ensemble de ces mauvais procédés est couramment appelé aujourd'hui : « procédés intégristes ». C'est une mode du mo­ment. L'historien doit se préoccuper davantage des faits de l'époque qu'il étudie que des modes de langage de l'époque où il vit lui même. Or le fait inaperçu par Daniel-Rops, c'est que TOUT L'ARSENAL DE CES PROCÉDÉS dits aujourd'hui « intégristes », est inventorié et décrit en détail dans l'Encyclique *Pascendi*. Seulement, dans l'Encyclique *Pascendi*, il nous est dit que ce sont les procédés DES MODERNISTES. Daniel-Rops expose que les intégristes lançaient des « atta­ques » qui avaient « un caractère évident d'entreprises concertées », paraissant obéir à « un plan systématique », « menées de tous les côtés à la fois », « les mêmes formules se retrouvaient dans (tous) ces articles », etc. : on pourrait croire qu'il nous décrit là les attaques lancées et les procédés employés, depuis trois ans contre *La Cité catholique...* Mais surtout c'est là, quasiment à la lettre, ce que saint Pie X reproche... AUX MO­DERNISTES. A supposer donc que ces reproches soient parfaitement exacts en ce qui concerne les « intégristes », il n'est pas juste de laisser ignorer aux lecteurs que ces reproches furent faits aux « modernistes » par le Souverain Pontife. On peut même comparer les reproches adressés au comportement des modernistes (dans *Pascendi*) et ceux adressés au comportement des « catholiques intégraux » (dans *Ad Beatissi­mi*), on verra que les premiers sont incomparablement plus sévères, plus graves, plus nombreux que les seconds. Or Daniel-Rops donne l'impression exactement contraire. \*\*\* 164:70 Il s'est produit *au niveau de l'opinion commune* un retournement extraordinaire, une inversion capitale. Tout un ensemble de mauvais procédés majeurs est solennellement reproché AUX MODERNISTES par l'Encyclique *Pascendi :* les modernistes sont des hommes qui n'ont aucune philosophie ni théologie sérieuses (ce sont des « simplistes », pour parler comme le P. de Soras), ils censurent et attaquent injurieusement les personnes fidèles à l'Église, ils concertent en secret leur action, ils orchestrent des campagnes de diffamations. Tous ces reproches précis tiennent plus de trois pages de la présente revue en petits caractères ([^45]). Or, au niveau de l'opinion commune, on croit aujourd'hui que cela constitue la description caractéristique DES INTÉGRISTES. Souvent *mot pour mot,* on applique aux intégristes les reproches que saint Pie X adressait aux procédés modernistes. Va pour l'opinion commune : mais croit-on donc que per­sonne n'aille plus jamais relire *Pascendi* dans son texte même, et faire la vérification ? Aucun lecteur de *Pascendi* ne pourra admettre la manière dont Daniel-Rops présente ces choses. Ce TRANSFERT, attribuant aux « procédés intégristes » ce qui a été décrit et flétri par le Saint-Siège comme constituant l'ensemble des « procédés modernistes », -- ce TRANSFERT est vraiment sensationnel. On peut se demander s'il a été l'effet du hasard ou s'il a été opéré de main d'homme : voilà une inté­ressante question pour un historien. Et, j'y insiste, la comparaison peut souvent être faite mot à mot ; même dans Daniel-Rops qui écrit que PAR L'INTÉGRISME, « c'était l'air même que *respiraient les catholiques qui se trouvait vicié* »*.* Or ce reproche et cette métaphore sont de saint Pie X lui-même, mais à l'encontre des MODERNISTES : « Il s'est formé partout comme une *atmosphère pestilentielle* ». Oui, même dans Daniel-Rops, on pourrait poursuivre la comparaison formule par formule. Concernant les « procédés », ce que saint Pie X reprochait aux MODERNISTES, Daniel-Rops le reproche AUX INTÉGRISTES et paraît ignorer que c'est là, tel qu'il est décrit dans *Pascendi,* l'arsenal complet des « *procédés modernistes* ». Non pas, dans l'Ency­clique, en une seule fois : mais en plusieurs endroits. Si Daniel-Rops veut vérifier, qu'il relise *Pascendi* du début à la fin, la plume à la main, en relevant tout ce qui concerne les procédés MODERNISTES : quand il aura fini, il s'apercevra que cela com­pose le tableau de ce qui est appelé aujourd'hui, et même par Daniel-Rops, « procédés intégristes ». \*\*\* 165:70 Il conviendrait assurément de reprocher aux « catholiques intégraux » d'avoir emprunté -- dans une mesure qui serait d'ailleurs à déterminer -- l'arsenal de mauvais procédés employés par leurs adversaires modernistes. On s'apercevrait alors du même coup que c'est une constante déplorable, contre laquelle il faut être en garde, mais explicable : adopter les méthodes de combat de l'adversaire, et notamment les plus mauvaises, celles dont on a personnellement le plus souffert, et qui *paraissent* les plus efficaces. Dans leur lutte contre les fascismes, les démocraties ont ainsi adopté plus d'un procédé totalitaire... pour ne pas parler d'exemples plus récents. Mais enfin, sur le point qui nous occupe, les *mauvais procédés* que l'on condamne à juste titre furent des *procédés modernistes,* saint Pie X l'atteste avec une précision extrême, et ne devinrent qu'ensuite, par imitation, symétrie ou représailles, les procédés de leurs adversaires. **II. --** *Société secrète.* Daniel-Rops, qui a omis de signaler que LE MODERNISME ÉTAIT UNE SOCIÉTÉ SECRÈTE, et de nous dire à quelle date donc cette société secrète a cessé d'exister, assure en revanche que les « catholiques intégraux » formaient « une société secrète ou plutôt une fédération de sociétés secrètes ». Pourtant Daniel-Rops fait une allusion au « rapport du pro­cès en canonisation » de saint Pie X. Malheureusement, il semble ne le connaître que par ouï-dire ou de seconde main. Des « rap­ports », il y en a eu plusieurs. Et celui qui nous intéresse ici, est au procès de « béatification ». Il n'a pas encore été publié (il le sera un jour, et les historiens en seront bien quinauds), mais il n'est déjà plus secret, les historiens peuvent en prendre connaissance. Il en ressort que le S.P. de Mgr Benigni n'était ni une société secrète, ni une entreprise de délation calomnieuse ; et que, approuvés par saint Pie X, les dirigeants du S.P. ne peuvent pas être appelés des « hommes sans mandat », ainsi que le fait Daniel-Rops en suivant l'opinion commune, mais non pas en suivant les faits. **III. --** *La découverte.* Daniel-Rops reprend à son compte l'histoire de la « société secrète » découverte « par hasard » durant la Première guerre mondiale. Il note seulement, avec prudence, que ce hasard fut « peut-être quelque peu provoqué ». Nous ne reviendrons pas cette fois sur les louches obscurités -- ni sur les malhonnêtetés trop évidentes -- de l'affaire de Gand. Observons simplement que, selon Daniel-Rops, l'affaire de Gand a « révélé l'existence », en 1915 donc, du S. P. 166:70 Or Daniel-Rops lui-même reconnaît que le Mémoire de Mgr Mignot (octobre 1914) avait tracé « un tableau complet » (sic) du même mouvement. Comment donc Mgr Mignot, à moins d'être magicien, avait-il pu tracer en octobre 1914 le TABLEAU COMPLET d'un mouvement dont L'EXISTENCE devait être RÉVÉLÉE seulement l'année suivante ? Ce « détail » a son importance. Car si Mgr Mignot pouvait en octobre 1914 « tracer un tableau complet » du S. P., C'est bien la preuve que le S.P. n'était pas une société secrète, dont l'existence aurait été révélée par un hasard de 1915. Et c'est bien la preuve, aussi, que l'affaire de Gand a été surtout un montage publicitaire, exploité à partir de 1920. \*\*\* Subsidiairement, notons que, parlant à un autre endroit du même mémoire de Mgr Mignot, Daniel-Rops en écrit : « Les gens informés étaient convaincus de l'exis­tence d'un chef d'orchestre occulte qui dirigeait tout le concert de l'intégrisme : Mgr Mignot le *laissera entendre* dans le « Mémoire » dont il sera fait état plus loin. » Daniel-Rops n'a pas lu, semble-t-il, le Mémoire de Mgr Mignot : il aurait vu qu'il ne laisse nullement *entendre*, car il *sait très bien* et il *affirme carrément,* sans aucune réticence, équivoque ou incertitude, que Mgr Benigni est le chef du S. P.. « ...Cette entreprise de calomnie et de dénigrement systématique (...). Ceux qui l'ont *étudiée de près* se sont *vite rendu compte* qu'elle obéissait aux sug­gestions d'une personnalité installée à Rome et qui de là remuait tous les fils au bout desquels s'agitaient les pantins à ses ordres (...) : Mgr Benigni... » Oui : avant le « hasard » de 1915, on pouvait facilement, et « vite », « se rendre compte » de ce qu'était le S.P., -- qui n'était pas une société secrète... Voilà du même coup un échantillon du style de Mgr Mignot, que Daniel-Rops qualifie de « fort vivant ». En effet. **IV. --** *Observation de méthode*. L'histoire du S.P. présente une caractéristique que nous avons signalée. Dans « l'état de la question », -- c'est-à-dire dans les livres et articles qui en traitent, -- *presque tout est faux*. 167:70 Innocemment ou non, les documents accessibles ont été analysés et résumés à contresens par ceux qui ont prétendu en faire connaître le contenu : ce sont des bourdes énormes ou des falsifications éhontées, comme on voudra, en tous cas ce sont de constantes contre-vérités, que les divers auteurs ont recopiées les uns sur les autres. Les références données avec assurance se rapportent à des textes qui existent, mais qui disent autre chose et même le contraire de ce qu'on leur fait dire. C'est pourquoi nous avions donné l'avis que les historiens devront, au chapitre de l'intégrisme, *lire personnellement les documents eux-mêmes*. Tant qu'ils ne l'auront pas fait, ils ne pourront soupçonner ni imaginer à quel point extravagant on a fait dire aux documents allégués autre chose que leur contenu. Tout historien qui se contente (comme il est possible et normal sur d'autres chapitres) de consulter l' « état de la question » et de travailler de seconde main sera inévitablement conduit à écrire des assertions objectivement insoutenables et d'ailleurs contradictoires entre elles : comment donc Mgr Mignot aurait-il pu faire un TABLEAU COMPLET du S.P. et seulement LAISSER ENTENDRE qu'il devait sans doute avoir un chef ? Comment pouvait-il faire en 1914 ce « tableau complet » d'un mouvement dont « l'existence » serait « révélée » seule­ment en 1915 ? **V. --** *Qu'est-ce que l'intégrisme ?* -- Les considérations plus géné­rales de Daniel-Rops sont évidemment affectées par la présenta­tion inexacte des faits eux-mêmes, -- présentation en laquelle Daniel-Rops n'a certainement mis aucune malice, mais où il a eu le tort d'accorder trop de confiance à l' « opinion commune » d'aujourd'hui et à un « état de la question » qui a été gravement falsifié par des procédés fort étrangers à l'objectivité et à la critique historiques. A quoi s'ajoute une confusion implicite entre l' « intégrisme » du S.P. et l' « intégrisme » actuel. Voici ce qu'écrit Daniel-Rops : « C'est à l'ensemble de ces trop zélés partisans de l'intégrité de la foi que l'usage s'est établi d'ap­pliquer l'épithète d'*intégristes*, et de qualifier d'*inté­grisme* la déviation qu'on eut relever dans leur attitude. Usage récent, ignoré à l'époque de la crise. C'est seulement en 1947, dans la célèbre lettre pasto­rale du Cardinal Suhard, *Essor ou déclin de l'Église,* que le terme d'intégrisme apparut dans un texte officiel de la hiérarchie ; il a été bien souvent utilisé depuis lors par des évêques, mais jamais jusqu'au­jourd'hui par les Papes. Les extrémistes que l'on vient de voir à l'œuvre se nommaient eux-mêmes « catholiques intégraux » (...). 168:70 Cette attitude intégriste recouvrait incontestable­ment des erreurs doctrinales graves. Constituait elle une hérésie, au sens exact du mot ? On peut en discuter. » Daniel-Rops précise en note : « Certains tranchent le débat par des formules du genre de celle-ci : « En face du modernisme s'était dressée comme son adversaire l'hérésie contraire, l'intégrisme » (Auguste Valensin, *La vie intérieure d'un jésuite*, p. 25). A notre connaissance, aucune étude théologique n'a été faite de l'intégrisme qui permette d'approuver ou de désapprouver de tels jugements. » Et dans le texte, on retiendra encore ceci : « Leur attitude d'esprit, radicalement opposée à celle des modernistes, n'aboutissait pas, sur le plan doctrinal, à une subversion formelle. Elle n'en était pas moins extrêmement dangereuse pour l'Église, qu'elle eût fixée dans un immobilisme absolu, la rendant définitivement incapable de garder le con­tact avec le monde des hommes, le monde qui chan­ge... » Or, tout de même, on ne peut s'empêcher de formuler les observations suivantes : 1. -- Le mot « intégrisme », apparu dans quelques docu­ments épiscopaux à partir de 1947, ne fait jamais référence au S.P. de Mgr Benigni. La Lettre du Cardinal Suhard parle de l'intégrisme comme de l'une des deux « options à exclure » en 1947, l'autre étant le « modernisme ». Elle appelle aussi bien l'intégrisme un « traditionalisme excessif ». L'autre « option à exclure », ou modernisme, est également appelée : « progres­sisme outrancier ». Ni dans ce document, ni dans aucun de ceux qui ont suivi, on ne relève la moindre allusion aux « catholiques intégraux » d'avant 1914. 2. -- Depuis lors (depuis 1947) le terme d' « intégrisme » a été « bien souvent utilisé par des évêques » ? Ce « bien sou­vent » nous laisse rêveur. On ne voit pas à quoi il se rapporte. Ce qui nous frappe au contraire, c'est l'extrême RARETÉ de ce terme dans les documents épiscopaux. Il figure notablement dans le Rapport doctrinal de 1957. Et puis où ? 169:70 Peut-être Daniel-Rops fait-il allusion à des textes d'évêques étrangers que nous ne connaissons pas. Nous pouvons de notre côté lui faire connaître un texte qu'apparemment il ignore. C'est une Lettre pastorale du Cardinal Siri en date du 7 juillet 1961, où l'on peut lire notamment ceci ([^46]) : « Le mot *intégrisme*, précisément parce qu'il se termine en *isme* indique, selon l'acception commune en notre langue, une déformation et, à ce titre, quelque chose de blâmable. En effet, il signifie rigidité, fanatisme dans le raisonnement, exagération. Ceci pour la signification elle-même. Voyons maintenant l'usage et la logique dans cette accusation d'intégrisme qui produit inhibition et contraction. A quiconque devient gênant par le fait de vouloir adhérer en toutes choses au Christ ou à l'Église (ce qui est objectivement la même chose), à quiconque refuse toute diminution de la vérité catholique, on lance à la face l'accusation : « tu es un intégriste ». Si quelqu'un affirme qu'on doit obéir à l'Église en quelque domaine que ce soit où elle-même croit de­voir intervenir, on le blâme ou on s'en moque : « tu es un intégriste ». Si quelqu'un ne se laisse pas ga­gner par la manière de courir là où courent tous les autres, simplement parce qu'ils courent et sans rai­son concrète, on lui dit : « tu es un intégriste ». L'usage de ce mot dans un sens péjoratif procède de *l'intention malhonnête de créer un complexe de niaiserie et de ridicule*, c'est-à-dire un complexe psy­chologique d'infériorité, et d'imposer ainsi un état de souplesse ou d'inaction, *non par conviction raison­née mais par pure émotivité* (...) Les tentatives ne manquent pas de semer la divi­sion parmi nous, et de rendre inopérantes les meil­leures forces, *par l'emploi sadique d'une terminolo­gie rapide*, qu'il s'agisse d' « intégrité » où d'autre terme bien connu. Ne méprisez personne, *mais méprisez ces termes, ces méthodes*, et allez de l'avant tranquillement. » 3. -- L'attitude intégriste, selon Daniel-Rops, recouvrait *incontestablement* des erreurs *doctrinales graves :* si elles étaient si graves, et si incontestables, on devrait pouvoir les nommer, les désigner. Daniel-Rops ne le fait pas. Il parle d' « immobilis­me », ce qui est certes une « attitude d'esprit », mais point une erreur doctrinale. On a d'ailleurs coutume de reprocher au S.P. de Mgr Benigni ses *comportements*, et non des erreurs doctrina­les. Au demeurant, saint Pie X aurait-il approuvé, fût-ce globa­lement, un mouvement présentant des *erreurs doctrinales gra­ves ?* On se plaît à dire que saint Pie X ignorait le détail des activités du S.P. : bon. Mais sa doctrine ? Le Pape, et celui-là, si « doctrinal », et canonisé, aurait approuvé des erreurs doctrinales graves, des erreurs *incontestables ?* manifestes ? 170:70 C'est Daniel-Rops qui aurait aperçu ce qui avait échappé à saint Pie X, à savoir que « cette attitude intégriste recouvrait *incon­testablement des erreurs doctrinales graves* »* ?* Une telle hypo­thèse ne va pas de soi. Elle demanderait au moins quelques mots d'explication. On ne nous les donne pas. 4. -- Dans les quelques lignes de l'Encyclique *Ad Beatissimi* de Benoît XV concernant par allusion les « catholiques inté­graux », aucune erreur doctrinale n'est signalée. Cela ferait donc non pas un seul, mais deux Papes successifs qui n'auraient pas aperçu qu'*incontestablement* l'intégrisme recouvrait des *erreurs doctrinales graves.* Les successeurs non plus. Que penser de l'extraordinaire négligence du Saint-Siège qui « jusqu'aujour­d'hui », c'est-à-dire pendant un demi-siècle, et avec cinq Ponti­fes successifs, n'a pas vu ces graves et incontestables erreurs doctrinales ? et qui a eu besoin que Daniel-Rops, enfin, vienne les dénoncer ? Non, la thèse qui paraît s'imposer « incontestablement » aux yeux de Daniel-Rops n'est pas soutenable, au moins pour le motif qui vient d'être dit. Et si « aucune étude théologique n'a été faite de l'intégris­me » qui permette de savoir s'il était une hérésie, d'où Daniel-Rops tire-t-il l'assurance incontestable que l'intégrisme couvrait pourtant de graves erreurs doctrinales ? Si ces erreurs ont été théologiquement étudiées, on doit savoir du même coup si elles appellent la note théologique d'hérésie. Et si elles n'ont pas été théologiquement étudiées, qu'est-ce qui permet de prononcer qu'incontestablement elles sont des erreurs graves ? Quand Daniel-Rops prononce de sa propre autorité qu'il y a incontestablement erreur doctrinale grave, il s'avance beaucoup, et d'une manière, précisément, que l'opinion commune a cou­tume aujourd'hui de nommer « intégriste ». Comment ! Un mouvement approuvé par le Pape, jamais doctrinalement con­damné -- ni même, dit Daniel-Rops, « théologiquement » étu­dié -- voici qu'un auteur « sans mandat », qu'un « inquisiteur » prend sur lui de le condamner au point de vue de la doctrine ? Horreur, horreur, déchirons nos vêtements, lacérons notre visa­ge, multiplions les lamentations : Daniel-Rops en personne vient de commettre un acte « intégriste » ! \*\*\* Il est vrai, -- c'est une vérification supplémentaire, et d'au­tant plus significative qu'elle est apportée par le comportement effectif d'un esprit loyal, -- il est vrai, il est bien vrai que, selon l'opinion commune et les réflexes courants, l'attitude « intégriste » est à proscrire absolument, *sauf à l'égard des intégristes.* 171:70 #### En guise de conclusion petite note sur l'histoire de l'intégrisme Il faudra un jour écrire une *histoire de l'histoire* de l'inté­grisme. Car l'histoire de l'intégrisme, c'est aussi (et souvent d'abord) l'histoire de son histoire ; l'histoire de ce que l'on a raconté ; l'histoire d'un mythe créé et exploité d'une certaine manière, dans certaines intentions. Il y a eu (en gros) trois phases. *Première phase* (à partir des années 1920-1922) : les « révé­lations » sur le S.P. ne cachent aucunement qu'elles ont pour intention d'atteindre la mémoire de Pie X, l'autorité de la Hiérarchie apostolique, l'Église. Le disant ou ne le disant pas, les historiens et pseudo-historiens d'après 1945, auteurs de livres, de numéros spéciaux de revues, d'articles divers, ont pillé la source unique : le livre de Nicolas Fontaine. Ils l'ont pillé souvent à contresens. Ils ont omis de remarquer, ou du moins de dire, que dans cette source unique, le terme « inté­grisme » désigne tout à la fois le gouvernement pontifical, l'épiscopat français, la théologie de saint Thomas : ce qui fait tout de même, on en conviendra, beaucoup de choses... C'était alors le modernisme qui cherchait sa revanche, et simultané­ment s'appuyait sur certaines forces politiques (Nicolas Fontaine était un fonctionnaire du Quai d'Orsay). A ce moment, on ne dissimulait point que le S.P. avait été approuvé par Pie X : c'était au contraire, très précisément, la mémoire du Pape qui avait condamné le modernisme et le Sillon que l'on voulait déshonorer. *Seconde phase*. -- Loin d'avoir réussi à déshonorer Pie X, on apprend avec consternation qu'un procès de béatification est introduit. La bataille anti-intégriste se fait plus discrète, et tous les efforts convergent contre la béatification. Au procès, la principale déposition « contre » est par endroits littéralement fondée... sur le livre de Nicolas Fontaine ! Le thème général, pendant cette période, était le suivant : le S.P. était une chose affreuse, immorale ; en le soutenant, ou en le tolérant, Pie X a commis une faute grave, il a manqué au moins à la vertu de prudence, il ne faut pas le canoniser. Or le procès a montré, entre autres, que la réalité du S.P. -- avec ses bons et ses mauvais côtés très humains, à interpréter en fonction des circonstances du pontificat de Pie X et de l'activité pernicieuse de la société secrète moderniste -- ne doit pas être confondue avec des calomnies tenaces, issues notam­ment d'implications politiques complexes (Briand, etc.). 172:70 *Troisième phase :* la béatification de Pie X étant acquise, il n'y a plus aucun intérêt à reprocher à Pie X d'avoir soutenu le S.P. ; alors on « oublie » systématiquement ce soutien, on n'en parle plus ; on « oublie » aussi la situation créée par le modernisme. On forge un monstre de légende, qui sert de toile de fond à une énorme mise en scène publicitaire et fantasma­gorique, utilisée à des fins d'intimidation dans la guerre psycho­logique menée au sein de l'Église. Naturellement, ces « trois phases » sont très schématiques. Ce n'est là qu'un fil conducteur. \*\*\* On en est arrivé aujourd'hui -- dans la troisième phase, à un point d'extravagance furieuse, de vaticination frénétique, qui mérite considération. Ce n'est pas un inconnu, c'est le P. Liégé, spécialiste en vogue, et « mandaté », de l'enseignement de la « pastorale » nouvelle, qui énonce dogmatiquement que *les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes*. Formule admirable de vieille rancune HÉRITÉE, car enfin le P. Liégé est né en 1920, mais il venge les modernistes que saint Pie X avait désignés en 1907 comme « les pires ennemis de l'Église ». Il reprend la formule. Il travaille au TRANSFERT que nous avons dit : appliquer aux INTÉGRISTES toutes les formules, dans leur lettre même, que saint Pie X appliquait AUX MODERNISTES. Ce n'est pas un inconnu, c'est le P. Avril, sermonneur man­daté des dimanches radiophoniques, qui déclare que les inté­gristes se reconnaissent à ce qu'*ils ont le* « *Syllabus* » *pour formulaire*. Ici, c'est une rancune séculaire qui s'exprime. Ce n'est pas un inconnu, c'est Georges Suffert, écrivain catholique dont les avis sont, comme on l'a vu, efficaces auprès de plusieurs évêques, qui précise que *le principe qui est à la base de l'intégrisme tient en une phrase*, celle-ci : « IL EXISTE UNE CIVILISATION CHRÉTIENNE QUI EST, PAR DÉFINITION, SUPÉRIEURE A TOUTES LES AUTRES ». Ce « principe » est professé par tous les Papes de notre siècle, de saint Pie X à Jean XXIII : il y a là-dessus cinquante pages de documents pontificaux, publiés en tête de notre numéro 67. Il n'est pas possible de faire mention d'un « usage récent » du terme INTÉGRISME sans prendre position sur cet usage le plus récent, le plus tonitruant, le plus courant, et qui constitue une mascarade grotesque. Ne pas prendre position c'est encore prendre position : c'est l'avaliser. Tout cela, tout cet enseignement du P. Liégé, du P. Avril, du docteur Georges Suffert, est public. Tout cela fut, en outre, cité et analysé dans *Itinéraires.* Avec quelques autres enseignements analogues. 173:70 Tout cela, tout ce paquet d'énormités agressives des Suffert, Avril, Liégé et confrères, constitue, aujourd'hui, une infamie permanente, délibérée, une machine de guerre introduite à l'in­térieur de la communauté chrétienne. Nous tenons à la disposition de Daniel-Rops, en cas de besoin, et s'il le désire, les numéros de cette revue où a été inventorié l' « usage récent » du terme INTÉGRISME selon les Liégé, Avril, Suffert et collègues. Il n'est pas possible que Daniel-Rops avalise, fût-ce implicitement, une telle infamie ; il n'est pas possible qu'il couvre, fût-ce indirectement, une telle machine de guerre ; il n'est pas possible qu'il publie son nouveau tome avant d'avoir remis ce chapitre sur le chantier. Car il n'est pas possible d'ignorer, ou de faire mine d'igno­rer, que l'on en est revenu à la terminologie de Nicolas Fontaine. Pour lui, était « intégriste » tout ce qui n'était pas moderniste. Aujourd'hui, selon la remarque de Louis Salleron, « *on range parmi les intégristes tous ceux qui ne sont pas progressistes* »*.* On y range tous les Papes, selon Georges Suffert : puisque « le principe de l'intégrisme », d'après lui, est de croire qu' « il existe une civilisation chrétienne supérieure par définition à toutes les autres ». Selon le P. Liégé, on doit ranger parmi les intégristes tous ceux qui combattent le laïcisme et le commu­nisme. Selon le P. Avril, tous ceux qui ne crachent pas sur le *Syllabus.* Voilà donc l' « usage récent ». Cet « usage récent » est une imposture de guerre psycholo­gique, une rupture violente de la communauté catholique, une entreprise de destruction de l'Église. J. M. ============== ### Mgr Nicodème n'a pas dit la vérité Mgr Nicodème est archevêque orthodoxe de Iaroslav et Rostov ; il dirige en outre le département des « Relations extérieures » du Patriarcat de Moscou. Au mois de décembre il a fait en France une longue visite aux Églises protestantes et il s'est entretenu avec les « infor­mateurs religieux » le 17 décembre 1962. Selon Pierre Galay dans *La Croix* du 19 décembre, et selon *Le Monde* de la même date, Mgr Nicodème a notamment déclaré : 174:70 « Les rapports entre l'Église orthodoxe et l'État soviétique sont normaux (sic), et les fidèles exercent de plein droit le culte. Le principe de la coexistence est admis. Cela n'empêche pas qu'il y ait lutte de deux idéologies en U.R.S.S. Ainsi la propagande athée est idéologique, et le Parti communiste mène la lutte contre la religion en tant que cette dernière est à ses yeux une idéologie. Cependant le gouvernement protège aussi bien les croyants que les non-croyants. » Mgr Nicodème n'a pas dit la vérité. Que les rapports avec le gouvernement lui paraissent « normaux », cela est affaire d'appréciation.... Mais l'essence du système soviétique est que le gouvernement est aux ordres du Parti, et non l'inverse. Un Parti qui lutte contre la religion, et un gouvernement qui protège aussi bien les croyants que les non-croyants, cela pour­rait avoir un sens dans un régime où le gouvernement serait au-dessus du Parti. Dans le système soviétique, la seule autorité réelle est le Parti communiste, son Comité central et le Praesidium de son Comité central. L'homme qui commande-en U.R.S.S., Staline ou Krouchtchev, est « secrétaire général » du Parti, ou « premier secré­taire », c'est là que réside son pouvoir ; occasionnellement, par accident, il assume en outre la présidence du gouvernement, mais souvent il ne l'assume pas lui-même, cela n'a aucune impor­tance. Le gouvernement de l'U.R.S.S. n'est qu'un instrument des instances supérieures du Parti. Il y a des choses qui changent en U.R.S.S. et dans le mouve­ment communiste international : mais cela n'a pas changé, et à travers tous les autres changements circonstanciels s'affirme sans cesse la volonté de maintenir et même de renforcer encore cette technique gouvernementale, cette omnipotence totalitaire du Parti. C'est cette omnipotence totalitaire qui est fondamenta­le dans le communisme. Nous l'avons analysée dans *La Technique de l'esclavage* ([^47])*.* Elle permet de coloniser de l'intérieur et de réduire à l'état d'instrument politique l'Église orthodoxe elle-même ; du moins l'Église officielle. Laisser croire que le Parti d'une part, l'Église orthodoxe d'autre part opposent leurs idéologies sous l'arbitrage et la protection du gouvernement soviétique est une fiction qui n'a aucune vérité. La Constitution soviétique -- que l'on a omis de lire, ou de savoir lire -- l'énonce fort clairement : toute « organisation » en U.R.S.S., toute organisation « sociale », toute organisation « d'État », fût-elle une Église, qui refuserait d'être contrôlée de l'intérieur par un noyau dirigeant communiste serait de ce fait inconstitutionnelle ([^48]). 175:70 Ce que Mgr Nicodème appelle « coexistence », c'est le fait qu'une existence légale est reconnue en U.R.S.S. à l'Église ortho­doxe dans la mesure où cette Église elle-même a en son sein un NOYAU DIRIGEANT COMMUNISTE. \*\*\* Ces choses-là, qui concernent l'essentiel du système commu­niste, sont peu connues, -- bien qu'elles ne soient pas dissi­mulées, mais au contraire avouées par les documents officiels soviétiques, à commencer par la Constitution. \*\*\* *La Croix* du 22 décembre a rapporté d'autre part le fait suivant : « A la Cité universitaire de Paris, un étudiant a demandé (à Mgr Nicodème) pourquoi l'Église ortho­doxe russe, qui vient de donner des preuves éviden­tes d'une volonté de rapprochement entre chrétiens, n'intervenait pas auprès du gouvernement soviétique pour obtenir la libération de Mgr Slipyi, métropolite catholique ukrainien, et déporté depuis dix-sept ans : « Je suis orthodoxe, a répondu Mgr Nicodème. Cette question traite d'une autre Église et, de ce fait, elle ne me concerne pas. » Ces paroles de Mgr Nicodème paraissent « bien donner des preuves évidentes d'une volonté de rapprochement »... avec Ponce-Pilate. La Croix les a commentées en ces termes : « Rappelons seulement ici que l'Église catholique ukrainienne de rite oriental et ses 5 millions de fidèles de Galicie, de la région de Kiev et de l'Ukraine subcarpathique, a été absorbée par l'Église orthodoxe russe en 1946. Rappelons aussi que la libération de S. Exc. Mgr Slipyi et sa venue au Concile sont souhaitées par les catholiques du monde entier. » 176:70 Mgr Nicodème, une fois encore, n'a pas dit la vérité : les catholiques ukrainiens, c'est malheureusement une question qui *concerne* l'Église orthodoxe russe : c'est l'histoire d'un crime abominable, où le patriarcat de Moscou a été l'instrument du pouvoir soviétique. (Sur cette question des catholiques ukrainiens, on se repor­tera à *Itinéraires,* numéro 69, pages 57-61.) \*\*\* De plus, il nous paraît indispensable de faire observer que les diverses choses évoquées ci-dessus ne sont pas toutes sur le même plan. Les évêques persécutés, emprisonnés, déportés, torturés, ont droit à notre prière et nous devons réclamer leur libération. Nous devons protester nettement contre les crimes qui les frappent. Leur captivité est la forme *la plus visible* et trop souvent *la seule connue par l'opinion occidentale* de l'action anti-religieuse des totalitaires. Mais ce n'est pas la forme *la plus profonde* de cette action. D'ailleurs, dans le passé, même des Princes chrétiens ont emprisonné des évêques. L'emprison­nement des évêques (et des prêtres, et d'un grand nombre de fidèles) n'est qu'une forme *annexe* de l'esclavagisme commu­niste ; cette forme annexe n'est pas sur le même plan que le *système* du « noyau dirigeant » communiste imposé en U.R.S.S. à TOUT CE QUI A UNE DIMENSION SOCIALE, à toutes les « organisations », y compris les Églises. Le système communiste est la réduction en esclavage non pas de tels évêques ou de telles Églises, mais de tout et de tous. C'est pourquoi Jean Madiran écrivait à ce sujet dans *La Nation française* du 19 décembre dernier : « Il n'y a pas seulement les évêques. Il y a les peuples. On dirait parfois que le seul reproche à faire encore au communisme est d'avoir mis des évêques en prison. S'il les délivrait et les laissait venir au Concile, il n'y aurait donc plus de grief ? » Il faut replacer les choses dans leur perspective d'ensemble. Le communisme *peut* s'il le veut, et sans rien changer à son système, remettre tel ou tel évêque en liberté : mais il ne s'agit pas seulement de cela. #### Qui est donc ce Monsieur ? Naturellement, on ignore à Montpellier, et même ailleurs *qui est* ce Mgr Nicodème. Ce haut personnage de l'Église orthodoxe officielle -- l'un des principaux personnages de son « noyau dirigeant » n'a pas trente-quatre ans. Il est né en 1929. Sa carrière foudroyante donne à penser à tous ceux qui sont au courant des réalités soviétiques. 177:70 A dix-huit ans, il prononça ses vœux monastiques : premier témoignage de la bienveillance tutélaire des autorités commu­nistes à son égard, car la loi soviétique interdit de prononcer de tels vieux avant le service militaire. A vingt ans, il fut ordon­né prêtre ; à vingt et un ans, le voici doyen, supérieur de l'église d'Ouglitch, alors qu'il n'avait même pas terminé ses études à l'institut pédagogique et n'avait pas de formation religieuse. Il s'inscrit alors aux cours par correspondance de l'Académie théo­logique de Leningrad. A vingt-cinq ans, il est supérieur de la cathédrale de Jaroslav. A vingt-six ans, il est chef de la Mis­sion en Terre sainte. A trente ans, il est nommé chef de la chancellerie patriarcale. A trente et un ans -- en juillet 1960 -- le voici évêque et chef du département des « Relations exté­rieures » du Patriarcat de Moscou. Brillant sujet. Il a rempli plusieurs missions à l'étranger, à l'assemblée orthodoxe de Rhodes, au conseil œcuménique de New-Dehli. A Rhodes, il réussit à faire exclure de l'ordre du jour le para­graphe 4 du chapitre VII qui comportait : « Moyens de lutte contre l'athéisme... ». A New-Dehli, en novembre 1961, il fit admettre le Patriarcat de Moscou dans le conseil œcuménique des Églises : le Patriarcat de Moscou, c'est-à-dire l'Église ortho­doxe officielle, l'instrument de l'État et du Parti, complice des bourreaux, et nullement l'Église orthodoxe des martyrs. En ces occasions et en plusieurs autres, Mgr Nicodème sut défendre avec une fidélité sans faille les intérêts de l'État soviétique et du communisme international. Le procédé le plus fréquent de Mgr Nicodème, et qui fait merveille, consiste à *interdire toute critique du communisme* en invoquant son propre patriotisme qui en serait blessé. Ce procédé est résumé parfaitement dans sa déclaration à New Delhi ([^49]) : « Le Vatican est souvent agressif, sur le plan poli­tique, à l'égard de l'U.R.S.S. Nous qui sommes chré­tiens, croyants, orthodoxes russes, nous sommes aussi *des citoyens loyaux de notre pays et nous aimons ardemment notre patrie. C'est pourquoi tout ce qui est dirigé contre notre pays n'est pas de nature à améliorer nos relations réciproques.* » 178:70 Discours qui est tout à fait raisonnable dans l'abstrait. Mais en fait, toute *critique du communisme* est considérée Mgr Nicodème comme une *attaque contre son pays*. Le « Vatican » n'a aucune hostilité à l'égard du *pays* russe, du *peuple* russe, de la *nation* russe. Mais, en agent efficace du Kremlin, Mgr Nicodème *identifie* le peuple et le pays russes avec le communisme. Au nom du « patriotisme », il pose comme CONDITION PRÉALABLE à toute conversation religieuse l'absence de grief formulé à l'égard du communisme. On comprendra facilement que l'activité de Mgr Nicodème représente un atout considérable pour la politique soviétique. A New Delhi Mgr Nicodème avait également précisé ([^50]) que des observateurs du Patriarcat de Moscou pourraient aller au Concile « s'il n'y a pas de déclarations hostiles contre le pays que nous aimons ». Obtenir par ce biais que le Concile ne prononce pas un mot sur le plus grand drame, sur le plus grand mal, sur le plus grand crime de notre temps est en effet, pour Moscou, un objectif capital. Nous ne savons pas si cet ultimatum a fait l'objet d'une négociation secrète en outre tout le monde peut constater que cet ultimatum a été publiquement formulé. \*\*\* La réponse pourtant est dans *Divini Redemptoris*, au § 24, la réponse exacte, précise, avec la charité et la force inspirées : « *Nous n'avons dans l'esprit aucune condamnation, des peuples de l'U.R.S.S. Nous avons pour eux l'intense charité d'un Père. Nous savons que beaucoup parmi eux subissent contre leur gré la domination esclavagiste d'hommes qui se préoccupent surtout d'autre chose que de leur véritable intérêt national. Nous savons que beaucoup d'autres ont été abusés par des promesses trompeuses. Nous condamnons le système, ses auteurs et ses responsables, qui choisirent la Russie comme terrain favorable pour y implanter une doctrine élaborée depuis longtemps, comme plateforme pour la répandre dans le monde entier.* » 179:70 ## DOCUMENTS #### Anomalies et malaise à la Route S.D.F. Au mois de Juillet 1962, « La Route », organe mensuel de la « branche aînée » des Scouts de France (S.D.F.), c'est-à-dire des scouts catholiques, avait recommandé Sartre et Gide comme des « valeurs sûres » qu' « il ne faut absolument pas ignorer ». Cette ahurissante recommandation avait donné lieu à un article de Jean Madiran paru dans « la Nation française » du 18 juillet 1962. En voici les principaux passages : On se demande pourquoi certains publicistes, notamment ecclésiastiques, mettent tant d'insistance à réclamer du prochain Concile la suppression de l'index. Car c'est chose faite : du moins en fait, et en France. Cela se prouve. Cela se prouve entre autres par le dernier numéro de *La Route* (numéro 6 de 1962), où l'on peut lire, à la rubrique des lectures recommandées pour les vacances : « *Il ne faut absolument pas ignorer quelques grands bons­hommes contemporains qui ont marqué notre époque : tels Bernanos, Camus, Gide, Montherlant, Mauriac, Malraux, Sartre, etc. Ce sont vraiment des valeurs sûres*... » \*\*\* Pour comprendre toute la portée d'une telle recommandation en un tel endroit, il importe de préciser : 1. -- Que toute l'œuvre (*opera omnia*) de Sartre a été mise à l'Index en 1948. 2. -- Que toute l'œuvre de Gide a été mise à l'Index en 1952. 3. -- Que *La Route* est l'organe de la « branche aînée » des Scouts de France (S.D.F.), mouvement d'éducation chrétienne qui fait partie intégrante de l'ensemble des organismes d'Action catholique. 180:70 4. -- Que La Route ne s'adresse pas spécialement à des in­tellectuels, ou à une catégorie de lecteurs dits « avertis », ni à des étudiants en lettres ou en philosophie professionnellement obligés de ne pas ignorer Sartre et Gide. *La Route* s'adresse à des garçons de toutes origines et de toutes destinations, à partir de l'âge de seize ans. \*\*\* Donc, un organisme d'éducation chrétienne, largement pour­vu d'aumôniers, et intégré à l'ensemble de l'Action catholique, invite indistinctement tous les garçons de seize ans à lire Gide et Sartre parce que ce sont des *valeurs sûres* qu'il ne faut *abso­lument pas ignorer.* Que le clergé, en l'occurrence les aumôniers du mouvement des Scouts de France et leurs Supérieurs religieux prennent ainsi leurs responsabilités religieuses comme ils l'entendent, je tiens à n'exprimer sur ce point *aucun avis*. Je parle d'autre chose. Je dis que les laïcs aussi ont leurs responsabilités intellectuelles et morales : responsabilités, selon les cas, du père de famille, du professeur, de l'éducateur, du citoyen. Responsabilités du simple journaliste : le journaliste qui, dans une rubrique littéraire, recommanderait à ses lecteurs Sartre et Gide purement et simplement comme des valeurs sûres, je le tiendrais pour un peu faible d'esprit. Mais l'éducateur, le professeur, le père de famille qui ferait cette recommandation, universelle et sans réserve, à tous les garçons de seize ans indistinctement, je suis sûr qu'il commettrait une sorte de crime, je dis : de crime, et je précise, pour le scandale de quelques tar­tufes, un crime beaucoup plus grave que de tirer la langue au directeur de *La Croix* ou de n'avoir pas sur la politique inté­rieure française la même opinion que son évêque. \*\*\* Savoir s'il est opportun de supprimer l'index, sur lequel il y aurait sans doute beaucoup à dire, n'est pas de notre compé­tence. Mais enseigner *qu'il faut absolument* que tous les garçons de seize ans lisent Sartre et Gide en toute *sûreté,* sans les avertir de rien, sauf du caractère « absolu » de cette recommandation, c'est le signe qu'on peut désormais tout faire au nom de l'édu­cation catholique. Après plus de six mois, aucune note rectificative n'a paru dans « la Route ». Autrement dit, « La Route » maintient et persiste. Il demeure recommandé aux jeunes, à partir de 16 ans, de lire Sartre et Gide comme des « valeurs sûres » qu' « il ne faut absolument pas ignorer ». 181:70 Ni les aumôniers mandatés, ni la Direction S.D.F., ni rien ni personne n'a obtenu que « La Route » publie une mise au point, une explication, fût-ce seulement dix lignes nuançant quelque peu le caractère « absolu » de sa recommandation impérative et sans réserves. \*\*\* Voilà donc un fait assez considérable pour mériter quel­ques instants de réflexion. L'éducation catholique\ et le devoir des parents Des garçons de 16 ans sont encore sous la responsabilité de leurs parents. Ceux-ci les « mettent aux scouts », dit-on quelquefois, pour « s'en débarrasser ». Il faut croire que cette attitude est, de fait, assez fréquente, puisque les parents sont demeurés passifs devant l'énormité de la chose, et apparemment inconscients de leur *responsabilité* en cette affaire. Les parents catholiques ont le droit et même le devoir d'EXIGER qu'un organisme d'éducation catholique n'aille pas raconter à leurs enfants que Gide et Sartre sont des VALEURS SÛRES. \*\*\* Il est vrai que les parents s'en remettent au scoutisme en toute confiance, parce qu'il s'agit d'un organisme catho­lique qui est en théorie contrôlé, du point de vue religieux et moral, par des aumôniers mandatés et donc par l'autorité ecclésiastique elle-même. Mais, en fait, ou bien il n'en est rien, ou bien les aumô­niers sont incompétents, ou bien l'autorité ecclésiastique est distraite. Toutefois l'hypothèse de la distraction ne peut plus être retenue après que l'affaire ait publiquement fait scandale. La distraction a pu exister dans un premier temps. Il est possible que la recommandation aberrante ait été d'abord inaperçue de ceux qui auraient dû la voir ; il se peut qu'elle soit passée sous l'œil inattentif ou ignorant des aumôniers, il se peut -- encore qu'une telle hypothèse soit déjà énorme -- que parmi tous les chefs et aumôniers, à tous les niveaux, dans toute la Route S.D.F., personne n'ait vu ni compris ce qui était en cause. 182:70 Cela montrerait du moins que, au niveau actuel d'édu­cation des cadres supérieurs, moyens et inférieurs de la Route S.D.F., cet organisme est incapable de se défendre *spontanément* contre la recommandation inouïe de tenir Sartre et Gide pour « des valeurs sûres ». L'absence totale de réaction *spontanée* à cet égard dans les rangs même de la Route S.D.F. est donc un grave test : il montre quel est sur ce point le niveau intellectuel et moral. \*\*\* Mais ensuite ? Car les choses n'en sont pas restées là. Il y a eu protestation publique et motivée avec précision : celle qui a paru dans *La Nation française* du 18 juil­let 1962. Malgré l'évidence et l'énormité des faits rendus PUBLICS -- il n'y a donc plus dès lors simple « distrac­tion » --, la protestation PUBLIQUE n'a obtenu aucun résul­tat. Aucune autorité responsable, intérieure ou extérieure aux S.D.F., n'est intervenue pour que la recommandation aberrante soit rapportée. Ni rectifiée ni annulée, la recom­mandation de Sartre et Gide comme des *valeurs sûres* est toujours en vigueur. Cette absence de réaction *ne dégage pas la responsabilité des parents :* au contraire, elle l'accroît. Les garçons de 16 ans qui depuis juillet 1962 se sont mis en toute confiance à lire Gide et Sartre comme des « valeurs sûres », ont été *livrés* à ce danger moral non seu­lement par les responsables S.D.F., mais encore *par leurs parents* qui n'avaient aucunement le droit d'*abdiquer* leurs responsabilités devant une telle aberration et d'*abandonner* leurs enfants à ce péril. Mais, bien sûr, les parents ne lisent pas *La Route*. Ils ne savaient pas. Maintenant, ils sauront. L'aspect ecclésiastique Nous ne traiterons pas ici du point de vue ecclésias­tique : il nous suffira de le signaler. Gide et Sartre ont été mis à l'Index RÉCEMMENT, et pour toutes leurs œuvres (*opera omnia*) : *Sartre* en 1948 et Gide en 1952. Si l'on souligne le caractère RÉCENT de cette me­sure, c'est pour le motif suivant : beaucoup racontent -- à tort au à raison -- qu'aujourd'hui l'Église ne mettrait plus à l'Index par exemple Montaigne ou Balzac ([^51]). 183:70 De toutes façons, pour Gide et Sartre, on ne peut pas aller invoquer l'hypothèse que « les temps ont changé » ou que « les esprits ont changé » depuis la date de mise à l'Index. Or tandis que l'autorité ecclésiastique compétente ins­crit Sartre et Gide à l'Index, d'autre part l'autorité ecclésias­tique compétente en matière d'éducation catholique accepte que les mêmes Gide et Sartre soient recommandés comme des VALEURS SÛRES qu'il faut ABSOLUMENT lire à partir de 16 ans. Placée devant le fait, l'autorité ecclésiastique compé­tente n'a pas demandé, en tout cas n'a pas obtenu que la moindre rectification soit publiée dans La Route. Que de telles anomalies, même après avoir fait l'objet d'une PROTESTATION PUBLIQUE, ne soient aucunement amen­dées ou réparées, conduira forcément les parents *respon­sables devant Dieu* à se poser un certain nombre de ques­tions. Le double comportement\ de la Direction S.D.F. L'attitude de la Direction S.D.F. est en l'occurrence clai­rement inadmissible. Car la Direction S.D.F. s'est montrée par ailleurs extrê­mement chatouilleuse, pointilleuse et sévère en matière de lectures recommandables ou non recommandables. La Direction S.D.F. a en effet porté une sorte d'excom­munication publique contre les livres des Collections « Signe de Piste » et « Rubans noirs » édités chez Alsatia ([^52]) \*\*\* (Parenthèse. Cela nous est une occasion pour recom­mander aux parents *eux aussi* de lire eux-mêmes les ou­vrages de ces Collections, qui sont presque tous excellents et dont plusieurs sont admirables. 184:70 La Collection « Signe de Piste » est pour les garçons jusqu'à 16 ans ; la Collec­tion « Rubans noirs » s'adresse aux lecteurs de *plus de 16 ans*. Les remarquables écrivains qui se consacrent à l'œuvre magnifique de ces « livres pour la jeunesse », Jean-Louis Foncine, Serge Dallens, Jean d'Izieu, Jean Serza et leurs collaborateurs, accomplissent un véritable apostolat, avec un cœur, un talent, une intelligence qui appellent l'estime, la *reconnaissance* et le *soutien actif* des familles françaises. Certains de ces livres sont des chefs-d'œuvre du genre et peut-être des chefs-d'œuvre tout court. Ce sont des ouvrages qui AIDENT LES JEUNES, dans le langage qu'il faut, et qui souvent LES SAUVENT au moment décisif. Il faut lire le livre de Jean Serza : *Au risque de tout gagner* (Amour et sang sur l'Algérie), celui de Jean d'Izieu : *Signé Catherine ;* et aussi celui de Pierre Aber, peut-être plus discutable dans certaines tirades finales de « baratin », mais dont la lecture sera en tout cas, *pour les parents,* infiniment instructive elle aussi : *Les jeunes fauves.* Et plusieurs autres... Fin de la parenthèse.) \*\*\* Or la Direction S.D.F. a trouvé le moyen *d'une part* d'excommunier ces ouvrages, en osant alléguer contre eux, une « Campagne de presse » faite par des journaux d'extrême-gauche, et *d'autre part,* simultanément, à la place, de recommander Sartre et Gide comme des VALEURS SÛRES pour tous les garçons de 16 ans. Cela n'est pas tolérable. *Il y va des âmes*. Si tout le monde s'en moque, eh ! bien, c'est une situation d'indif­férence, de passivité, de démission, qu'il faut travailler à modifier radicalement. Il faut alerter les parents. Il faut alerter les responsables. Il faut exiger et obtenir que soit changé ce qui doit être changé. Pour lire Sartre\ et Gide Remarquons au demeurant qu'il serait assurément utile d'envisager comment une lecture critique de Gide et de Sartre pourrait être guidée et organisée. Compte tenu du fait que certaines catégories de jeunes, étudiants et lycéens, peuvent difficilement les « ignorer », ou en tout cas auront à peu près inévitablement la tenta­tion -- ou la nécessité -- de les connaître, il y aurait quelque chose à faire. 185:70 Rien ne sera fait si l'on prend les choses comme les prend *La Route *: c'est-à-dire si l'on recommande ces au­teurs, purement et simplement, comme des « valeurs sûres », et sans aucune réserve, à tous les garçons de 16 ans indistinctement, y compris ceux qui n'en auront entendu parler que par La Route et qui n'ont pas la formation intel­lectuelle requise pour une telle lecture. Dans l'état actuel des choses, c'est d'abord, semble-t-il, la direction laïque et ecclésiastique de *La Route* qui aurait un urgent besoin d'être guidée, informée, éclairée, éduquée par une lecture dirigée, et critique, de ces auteurs qu'elle a lus jusqu'ici sans y apercevoir rien de nuisible pour des garçons de 16 ans... \*\*\* On soulignera au passage que la question n'est pas simple. Dans telle ville, il y a quelques années, d'excellentes conférences, bien intentionnées, intelligemment faites, avaient été organisées pour armer intellectuellement le public catholique et le mettre en garde contre les œuvres de Gide. Le résultat global et final, Dieu le sait. Mais l'un des résultats pratiques fut enregistré par les libraires de la ville : une ruée sans précédent, jamais les livres de Gide ne s'étaient tant vendus... Les difficultés sont donc très grandes et les bonnes vo­lontés ne suffisent pas. Du moins faut-il avoir connaissance de ces problèmes et de ces difficultés, et ne pas les aban­donner à la redoutable incompétence et à la légèreté cou­pable des responsables de La Route. C'est l'ensemble\ de toute une attitude\ qui est en cause Si le fait signalé plus haut est caractéristique, il n'est pas isolé. Il relève d'une méthode, d'une conception géné­rale (sans doute implicite), qui commande et produit d'autres anomalies : moins scandaleuses, ou nullement scandaleuses, selon les cas, mais également typiques. 186:70 C'est ainsi que dans *La Route*, numéro 9 de 1962, le principal article est consacré à « l'Europe ». Cet article a été demandé à Philippe Farine, qui est en effet un militant connu de l'idée européenne et aussi, nous dit-on, un « vieil ami de la Route qui nous aide souvent à construire cette revue ». Or l'article de Philippe Farine est absolument tel qu'aurait pu être, et paraître, dans une publication non chrétienne. A aucun endroit il n'est indiqué ce que l'Église a fait, au point de vue « doctrinal » ou au point de vue « pastoral », en vue de l'Europe. Pie XII n'est même pas nommé, ce qui, sur un tel sujet, est une sorte de record. Comment les jeunes catholiques sauront-ils ce que fait l'Église, si une publication comme *La Route* le met sous le boisseau ? Or justement, DANS LE MÊME NUMÉRO, un autre article expose que pour les jeunes, l'Église apparaît souvent comme l' « organe-témoin d'un passe révolu », alors qu'ils vou­draient « une belle Église, hardie et sainte, sympa, moderne et tout ». Mais comment ces jeunes pourraient-ils réagir autre­ment, puisqu'on LEUR CACHE ce que l'Église fait aujourd'hui et quelle est son ACTION dans le MONDE CONTEMPORAIN ? \*\*\* Quand *La Route* expose des problèmes actuels, elle le fait le plus souvent d'une manière PROFANE. l'article sur l'Europe ne dit *pas un mot* de la doctrine de l'Église et de l'action de l'Église en ce domaine. Les jeunes lecteurs pen­seront automatiquement que voilà encore une réalité con­temporaine dont l'Église, « organe-témoin d'un passé révo­lu », a été incapable de s'occuper d'aucune manière... Antérieurement, un autre numéro de *La Route,* celui de septembre 1961, avait présenté un « essai de synthèse sur ce qu'un Routier doit savoir sur la politique ». Il ne conte­nait aucune indication explicite sur l'existence d'une mo­rale chrétienne en matière politique et civique ; la doctrine catholique en la matière était simplement passée sous silence. Nous l'avons fait remarquer à l'époque ([^53]). Il n'est donc absolument pas étonnant que les jeunes qui n'auraient que *La Route* comme source d'information sur la pensée et l'action de l'Église concernant les RÉALITÉS CON­TEMPORAINES en soient conduits à croire que l'Église est tout à fait « en dehors du coup ». 187:70 Parfois l'on exaltera *les militants* de telle ou telle orga­nisation d'Action catholique « présentée » aux lecteurs : mais ce sont toujours des initiatives *des militants* que l'on exalte, comme s'ils étaient le principal ou l'unique moteur par lequel l'Église ne reste pas complètement à l'écart des problèmes contemporains. L'action de l'Église enseignante et hiérarchique, les Encycliques pontificales, c'est un monde inconnu pour le lecteur de *La Route*. Il y a là une constante pédagogiquement nuisible, et qui recèle -- implicitement, peut-être inconsciemment -- une conception de l'Église ter­riblement appauvrie. \*\*\* Si l'on examine cette attitude d'ensemble, on compren­dra que l'accident Gide-Sartre -- accident grave et intolé­rable, et d'autant plus qu'aucune rectification n'a été faite -- n'est pas un accident isolé. C'est un accident extrême, c'est le produit le plus énorme d'une certaine attitude in­tellectuelle et morale qui, elle, est malheureusement à peu près constante dans *La Route.* On y parle des réalités con­temporaines d'une manière strictement PROFANE, en écar­tant toute référence à la pensée et à l'action de l'Église. *On confine les références à l'Église dans les seules rubriques purement religieuses.* Avec une telle méthode intellectuelle et morale, il est presque explicable que l'on n'ait vu aucun inconvénient à recommander Gide et Sartre comme des « valeurs sûres » qu'il faut « absolument » lire à partir de 16 ans. C'est *l'ensemble* de cette attitude qui est à REPENSER C'est toute une ÉDUCATION, justement, qui est à faire. Il est nécessaire de discerner clairement la nature exacte des graves déficits, des lourdes déficiences, aux conséquences catastrophiques, qui se manifestent dans les numéros suc­cessifs de *La Route.* Il est urgent qu'il y soit porté remède d'une manière positive et pratique. Il est indispensable, en tous cas, que les parents s'informent avec précision et sui­vent cette question avec la plus vigilante attention. Appel à nos lecteurs\ pour une action pratique Parmi nos lecteurs, il y a des chefs scouts, des aumô­niers scouts, des parents de scouts. Qu'ils prennent l'affaire en main. 188:70 Il y a aussi parmi nos lecteurs, des parents et des professeurs qui, sans avoir eux-mêmes des enfants dans le scoutisme, connaissent des parents de scouts : *qu'ils les informent*. Qu'ils leur fassent lire le présent numéro d'*Itinéraires*. Au besoin, qu'ils nous commandent d'autres exemplai­res de ce numéro pour les faire circuler autour d'eux, dans les milieux directement intéressés. Que, soit personnellement, soit en diffusant le présent numéro, ils posent ou fassent poser la question dans les réunions de parents. Qu'ils fassent lire ce qui est écrit ici à tous les aumô­niers scouts qu'ils connaissent. Qu'ils réveillent autour d'eux le sens de la *responsabilité des parents*. Principalement sur ces deux points : **1. --** Une organisation d'éducation catholique peut-elle recommander comme « valeurs sûres », et sans réser­ves, à tous les garçons de 16 ans, la lecture « absolument » indispensable de Sartre et de Gide ? **2. --** *La Route,* lorsqu'elle traite des réalités contemporaines, omet habituellement toute référence à la pensée et à l'action de l'Église. *La Route* n'est-elle pas en cela responsable, pour une part, du fait que les jeunes sont amenés a croire que l'Église est absente du monde contemporain, passive ou silencieuse devant les problèmes actuels ? Voilà en tous cas un « thème de discussion », pleine­ment « d'actualité », à proposer dans les réunions de « res­ponsables ». 189:70 ## Note de gérance *Qu'est-ce qui ne va pas ?* Au moment où le prix de l'abonnement a été augmenté, nous avons fondé LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES pour procurer des bourses partielles ou totales d'abonnement à ceux de nos abon­nés qui seraient dépassés par les nouveaux tarifs. *Ce qui ne va pas,* c'est que jusqu'ici un trop petit nombre de nos amis s'est adressé aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES soit pour leur apporter leur concours soit pour leur demander leur aide. Comme vous le savez, nous vous disons carrément les choses. Eh ! bien, nous vous le disons. Depuis six mois nous avons reçu un nombre non négligeable de lettres nous exprimant le regret de ne pouvoir se réabon­ner aux nouveaux tarifs. Dans *la plupart* de ces lettres, on pa­raissait ne pas même soupçonner l'existence des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES qui sont là précisément, et d'abord, pour apporter *leur aide dans ce cas précis.* Bien sûr, nous n'écartons pas l'hypothèse que certaines de ces lettres aient invoqué un prétexte -- ou même un motif -- courtois, mais qui n'est pas le seul ni le plus déterminant. Il se peut que plusieurs correspondants, au lieu de nous dire -- « Nous ne nous réabonnons pas parce que votre revue nous embête », « parce qu'elle est idiote », « parce qu'elle ne sert à rien », trouvent qu'il y a plus d'urbanité à nous dire : « elle coûte trop cher ». Pourtant, beaucoup de ces lettres ont un accent de regret sincère. Alors ? 190:70 Vous n'avez pas\ fait attention ? Plusieurs n'ont sans doute pas lu les avis publiés dans la revue concernant LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES. Nous en trouvons un indice dans le fait suivant : il nous arrive, à la rédaction de la revue, des lettres nous soumettant *des idées de propagande et de diffusion.* Or tout ce qui concerne la diffusion et la propagande de la revue regarde LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES. Selon leur finalité statutaire, LES COMPAGNONS d'ITINÉRAIRES ont « *pour but de développer la diffusion de la revue* ». Cette association « *étudie, coordonne et met en œuvre toutes initiatives susceptibles de faciliter et d'étendre l'abonnement à la revue* »*.* Donc, dès qu'il s'agit de propagande et de diffusion, il ne faut pas écrire à la REVUE ITINÉRAIRES (4, rue Garancière, Paris). Il faut écrire aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES (14, Cité Verte, Sucy en Brie, Seine-et-Oise). \*\*\* Que beaucoup de lecteurs ne se soient pas aperçus de la création des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES nous incite à leur recommander de lire attentivement, *dans ce numéro, en tête de ce numéro*, ce que nous publions une fois de plus concernant les buts et l'activité de cette association. Bourses partielles,\ bourses totales. Autre remarque. Les demandes de bourses d'abonnement qui sont parvenues aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES sont presque toutes des demandes de bourse totale. Elles ont, en général, été accordées. Mais ce n'est pas raisonnable, de la part des candidats. L'abonnement est passé de 30 à 50 F. Simultanément, ce qu'ils peuvent verser est brusquement passé de 30 F. à zéro ? Il n'est pas croyable que cela soit absolument vrai DANS TOUS LES CAS. 191:70 Le cas où le bénéficiaire d'une bourse d'abonnement ne peut même pas verser 5, 10 ou 15 F. est tout de même un cas exceptionnel. Sans doute, nous ne demanderions pas mieux que d'être des mécènes distribuant à pleines mains les abonnements gratuits, Mais pour cela il nous manque une chose. Il nous manque les sous. Que les candidats à une bourse d'abonnement examinent donc sérieusement ce qu'ils peuvent faire. Ils peuvent verser 40 F, ou 30 F, ou 20 F, ou 10 F : ils ont alors une bourse partielle d'abon­nement. (Qu'ils lisent attentivement et suivent à la lettre la manière de procéder « *pour obtenir une bourse partielle on totale d'abonnement* », en page 2 du présent numéro.) ([^54]) Une fausse pudeur ? Faut-il penser que certains, par une fausse pudeur, *n'osent pas* demander ? Il n'y a en l'occurrence aucune honte, aucune gêne, aucune timidité, aucune fausse pudeur qui doive détourner qui que ce soit de *demander et recevoir en toute simplicité.* Ceux qui reçoivent une bourse partielle ou totale d'abonne­ment peuvent *nous le rendre au centuple* par leur prière, par la messe du dernier vendredi du mois, et par leur empressement à faire connaître et à faire circuler la revue autour d'eux, de proche en proche et de prochain à prochain. La peur\ de l'embrigadement ? Tournons-nous maintenant vers ceux qui n'ont pas besoin de demander une aide mais qui sont en mesure d'*apporter leur con­cours* aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES. Peut-être beaucoup ont-ils une réticence compréhensible devant la perspective d'un embrigadement, d'un encasernement dans une « association selon la loi de 1901 ». 192:70 Mais de toutes façons *ils peuvent aider.* Nous l'avons imprimé en caractères gras à leur intention, et nous le réimprimons ici : SOUSCRIPTION SANS ADHÉSION. -- Les personnes qui, pour une raison quelconque, désirent ne pas « adhé­rer » à l'association, mais veulent participer à l'entraide à l'abonnement, peuvent naturellement envoyer leurs sous­criptions en précisant sur le talon de versement : « sous­cription sans adhésion ». Des prêtres, des fonctionnaires, des militaires, etc., etc., peuvent parfaitement avoir des motifs de ne pas « adhérer ». Mais ils peuvent participer à l'entraide à l'abonnement en envoyant une « souscription sans adhésion ». Une amitié active Ceux qui veulent bien adhérer, nous les assurons qu'ils n'ont à redouter aucun caporalisme ni aucun embrigadement. Dou­tent-ils donc de notre esprit ? LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES sont *une amitié intellectuelle agissante.* Dans les conditions de la vie moderne, il était simple­ment nécessaire de donner à cette amitié, pour qu'elle puisse s'organiser, une existence légale et une forme légale. Organisez-vous N'attendez pas de miracles du seul fait qu'il existe une association. LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, c'est vous : c'est ceux d'entre vous qui acceptent d'y venir. Leur action, c'est la vôtre. Présentement, en outre, c'est la phase d'organisation, ou même de constitution. Il s'agit d'abord, avant toute action prit tique et organisée, de se connaître les uns les autres. 193:70 Soit dit sans offenser personne, -- et sans méconnaître la générosité de quelques-uns qui sont toujours très prompts, -- la lenteur extrême que vous mettez ordinairement à répondre à nos appels nous laisse prévoir que cette phase initiale devra s'étaler sur plusieurs mois et sans doute sur une année. \*\*\* Votre grande lenteur à répondre à nos appels a pour corol­laire, bien sûr, une grande sûreté. N'exagérez pourtant point dans la lenteur. Mais enfin, nous ne sommes pas fondés à nous en plaindre. Voici que la revue boucle sa septième année d'exis­tence. Avec lenteur, avec retard sur nos demandes et sur nos désirs, vous avez assuré cette existence de la revue, et montré en définitive que votre lenteur est une lenteur solide. Bon. On est comme on est. Mes impatiences pressantes et vos réponses... lon­guement méditées ont fait cette revue. Vous ferez, je vous le demande, LES COMPAGNONS D'ITINÉ­RAIRES. C'est une fois encore un appel que je vous adresse. Une fois encore, vous allez sans doute commencer par attendre. Je vous en prie, n'attendez pas trop. Jean MADIRAN. ============== fin du numéro 70. [^1]:  -- (1). Teilhard de Chardin, *Genèse d'une pensée*, p. 154. [^2]:  -- (1). Chez Dentu, Paris, 1891, libraire de la Société des Gens de Lettres, 3, place de Valois. [^3]:  -- (1). Voir -- « La civilisation dans la perspective de la piété », dans *Itinéraires*, numéro 67, pages 144 et suiv. (numéro spécial sur la civilisation chrétienne). [^4]:  -- (2). Saint Thomas, *Somme théologique*, II-II, 101, 3, ad 2. [^5]:  -- (1). Fils de Philippe le Bel, futur Louis X le Hutin : il deviendra roi en 1314. Le livre de Joinville lui est dédié en 1309. La mère de Louis X, Jeanne de Navarre, était morte en 1305. [^6]:  -- (1). C'est-à-dire Philippe le Hardi, père de Philippe le Bel qui ré­gnait au moment où Joinville écrivait. [^7]:  -- (1). Dans les 60.000 NF. [^8]:  -- (1). Gilles de Trasegnies, dit Le Brun, était Flamand. [^9]:  -- (2). Robert de Sorbon (1201-1274), 2 théologien, chancelier de l'Uni­versité, fondateur de la Sorbonne (1255), chapelain et confesseur de saint Louis. [^10]:  -- (1). Thibault II, roi de Navarre, comte de Champagne, gendre de saint Louis. [^11]:  -- (1). Philippe le Bel. Sur Philippe le Bel, voir Péguy, *Note con­jointe*, vers le début du second tiers, des pages fort actuelles. [^12]:  -- (1). Évêque de Paris de 1228 à 1248. [^13]:  -- (1). Voir : « La civilisation dans la perspective de la piété », *Iti­néraires*, numéro 67, spécialement les pages 158-161. [^14]:  -- (1). Simon, l'un des régents du royaume pendant la seconde croi­sade de saint Louis. [^15]:  -- (2). Cousin germain de Joinville. [^16]:  -- (1). Pierre de Fontines, célèbre jurisconsulte. Geoffroi de Villette fut bailli de Tours en 1261-1262. [^17]:  -- (1). Marguerite, femme de saint Louis, et Eléonore, femme de Henri III d'Angleterre, étaient filles de Raymond Bérenger IV, comte de Provence. [^18]:  -- (1). Le 25 avril 1214. [^19]:  -- (2). Le 29 novembre 1226. [^20]:  -- (1). Sœur de Philippe Auguste, grand-père de saint Louis. [^21]:  -- (1). Isabelle d'Angoulême, veuve de Jean-sans-Terre et mère de Henri III ; elle s'était remariée en 1217 avec Hugues X. [^22]:  -- (1). A cette époque (1242), Joinville n'avait pas l'âge où l'on peut être armé chevalier (21 ans). Le haubert était la cotte d'armes ré­servée aux chevaliers. [^23]:  -- (1). « La crise interne du communisme », éditorial du numéro 59 de janvier 1962. [^24]:  -- (1). Voir nos deux tirés à part : *La Pratique de la dialectique* et *La Technique de l'esclavage* (en vente aux bureaux de la revue, 3 F franco chacun). C'est dans *La Technique de l'esclavage* que l'on trouvera : -- les *cinq principes d'organisation* de Lénine (pages 5 à 10) -- la signification et la portée de *l'article 126* de la Constitution soviétique (pages 1 à 26) ; -- la *lettre de Trotski* (pages 11 et 12). [^25]:  -- (1). Parti communiste de l'Union soviétique. [^26]:  -- (1). Voir : « Correspondance romaine », *Itinéraires,* numéro 69, pages 53-54. [^27]:  -- (2). Nous croyons comprendre que le mot *aident* est une erreur d'impression, et qu'il faut lire en réalité : qu'elles visent à assumer. [^28]: **\*** *à gauche* et *à droite*, dans l'original \[note de 2002\]. [^29]: **\*** -- Voir aussi 46:72-04-63. [^30]:  -- (1). Fondements de la doctrine logique des oppositions dans Aris­tote, *Peri hermeneias*, cap. 7, et comm. de saint Thomas. [^31]:  -- (2). Sujet universel universellement pris. [^32]:  -- (3). Sujet universel particulièrement pris. [^33]:  -- (4). Les propositions *subcontraires* sont toutes deux particulières, une négative, l'autre affirmative. Elles peuvent être toutes les deux vraies mais ne peuvent être toutes les deux fausses. [^34]:  -- (5). Jean XXIII, *Ecclesia Christi lumen gentium*, 11 septembre 1962 [^35]:  -- (1). Première édition française : 1961, imprimée à Moscou et en vente dans toutes les librairies communistes. Sur ce livre et sur le chapitre en question, voir *Itinéraires*, numéro 62, pages 207 et suiv. [^36]:  -- (1). § 175. Trad. de l'Action populaire. [^37]:  -- (2). § 176. [^38]:  -- (3). § 246. [^39]:  -- (4). § 214. [^40]:  -- (5). § 217. [^41]:  -- (6). § 243. [^42]:  -- (7). § 256. [^43]:  -- (8). § 254. [^44]:  -- (9). § 260. [^45]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 26, pages 71-74. On peut comparer ces trois pages de reproches majeurs faits aux procédés modernistes aux *trois lignes* de reproches faits par Benoît XV au comportement des intégristes. [^46]:  -- (1). Traduction des *Nouvelles de Chrétienté,* numéro du 6 sep­tembre 1962, c'est nous qui soulignons. [^47]:  -- (1). Tiré à part en vente à nos bureaux : 3 F franco, [^48]:  -- (2). Voir la première partie de *La Technique de l'esclavage*. [^49]:  -- (1). Déclaration de Mgr Nicodème reproduite notamment dans les *Informations catholiques internationales* du 1^er^ janvier 1963, page 29 [^50]:  -- (2). *Ibid*. [^51]:  -- (1). Bien entendu -- faut-il le rappeler ? -- ceux qui ont une rai­son par exemple *professionnelle* de lire Montaigne, Balzac, etc., et notamment ceux qui ont ces auteurs au programme de leurs études, ne sont aucunement empêchés de les lire. Dans tous les cas analogues, la permission de lire un ouvrage à l'index peut être demandée. Dans le cas de nécessité professionnelle, elle va de soi ; elle comporte pour­tant l'obligation de s'informer sur les réserves que fait l'Église, et d'en tenir compte. -- Chacun se renseignera aisément là-dessus au­près de son curé ou de son confesseur*.* [^52]:  -- (2). Voir là-dessus *Itinéraires*, numéro 63, pages 151 et suiv. [^53]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 60, pages 152 et suiv. [^54]: **\*** ce texte n'est pas reproduit ici. \[note de 2002\]