# 71-03-63
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## Dans la guerre qu'ils nous font
*Les sept points de notre attitude*
Si nous voulons nuire à la revue ITINÉRAIRES et en même temps frapper ses rédacteurs de scrupule paralysant c'est bien simple : mettons-nous à raconter que cette revue est insupportable et téméraire par sa prétention d'édicter « *la seule attitude authentiquement catholique* »*.*
En répétant partout que cette revue, au demeurant non mandatée, voire suspecte, ou même rédigée par « les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes » (sic), a l'incroyable audace de prétendre définir et imposer « *La seule attitude authentiquement catholique* »*,* on arrivera bien à ruiner sa réputation et à la rendre odieuse aux bons esprits.
Mais à propos de quoi pourra-t-on lancer contre ITINÉRAIRES une telle accusation ?
A propos, très exactement, de rien. Il n'y a pas besoin de motif, puisqu'on ne dit nullement cela pour que la revue ITINÉRAIRES s'amende et se perfectionne ; on ne le dit point pour l'aider à mettre plus de raison, de modestie et d'exactitude dans ses propos. On le dit pour la diffamer, ce qui est un tout autre dessein.
#### Une leçon de choses
Un exemple précis, parmi tant d'autres, mais le plus caractéristique. Nous le trouvons dans l'*Écho catholique international,* mensuel publié en français, en anglais et en espagnol, à Genève, numéro de décembre 1962.
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Dans le numéro précédent (novembre) de la même publication, M. Michael Clark, fonctionnaire d'une organisation internationale, avait cité quelques passages d'ITINÉRAIRES, ceux-ci ([^1]) :
« Malthus au début du siècle dernier expliquait que la population croissait géométriquement et la production arithmétiquement. Il s'ensuivait que le décalage n'irait qu'en augmentant, pour aboutir à l'impossibilité. Sa théorie a été abandonnée depuis, car les faits ont amplement démontré que sa proposition était fausse. Elle revient pourtant, insinuante, dans les prophéties contemporaines, bien qu'elle soit exactement à l'inverse des notions de productivité individuelle et collective...
Les démographes et économistes... taisent systématiquement un progrès d'une technique se développant avec une vitesse toujours accrue... Ils tendent à nous faire accroire que le monde est trop petit pour l'humanité future...
Dans un domaine plus strictement économique, il convient encore de ne pas être victime d'experts en malheur. En effet on se complait à nous donner encore des informations viciées sur la pénurie dont souffrent en particulier les pays d'Asie. Les Organismes spécialisés de l'O.N.U. ou les services américains calculent la plupart du temps les rations moyennes, sur lesquelles ils basent leurs études, en prenant comme étalon l'Américain moyen, dont la suralimentation est aussi incontestable que le gaspillage...
Si l'idée de la limitation des naissances est actuellement répandue à l'initiative de l'O.N.U., l'origine se situe en France avec Malthus, mais sans effet sérieux car, malgré tous ses reniements, notre morale est encore fondamentalement chrétienne à la base. Les pays nordiques ont eu le triste privilège d'être les pionniers en cette affaire, mais ce sont surtout les U.S.A. qui ont porté cette méthode à la connaissance universelle. »
Ayant cité, M. Michael Clark affirme son désaccord, énonce ses objections, comme c'est son droit : cela n'appelle de notre part aucune observation de principe.
Mais voici qu'intervient, le mois suivant, un religieux, le P. Jean de la Croix Kaelin, o.p., que nous ne connaissons pas, et à qui personne ne demandait rien.
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On va donc maintenant savourer, dans son texte intégral tel que l'a publié le numéro de décembre du même *Écho catholique international*, l'à propos du P. Jean de la Croix Kaelin :
Je voudrais exprimer mon plein accord avec l'article de M. Michael Clark dans le dernier numéro de l' « Écho ». La mentalité que révèlent les lignes incriminées de la revue « Itinéraires » doit faire horreur à tout catholique.
Comme Pie XII a abordé de façon très explicite le problème de la coopération des catholiques aux organisations internationales, je me permets de transcrire pour vos lecteurs le passage du discours du Pape traitant de cette question. Ce discours fut prononcé à l'occasion de la XI^e^ assemblée plénière de *Pax romana* le 25 avril 1957 (cf. « Documentation catholique » du 26 mai 1957, t. LIV, n° 1252, col. 647-648).
Après avoir rappelé aux catholiques la responsabilité sociale qui découle de leur foi, le Pape poursuit :
« Est-ce à dire qu'on ne peut collaborer au service de la communauté mondiale dans des institutions où Dieu n'est pas reconnu expressément comme l'auteur et le législateur de l'univers ? Il importe ici de distinguer les niveaux de coopération. Sans oublier, en effet, que son but ultime est de contribuer au salut éternel de ses frères, le chrétien se souviendra que l'avènement du règne de Dieu dans les cœurs et dans les institutions sociales requiert le plus souvent un minimum d'épanouissement humain, simple requête de la raison, à laquelle tout homme se soumet normalement, même s'il n'a pas la grâce de la foi
Le chrétien sera donc prêt à travailler au soulagement de toutes les misères matérielles, au développement universel d'un enseignement de base, en un mot à toutes les entreprises visant directement l'amélioration du sort des pauvres et des déshérités, certain en cela de remplir un devoir de charité collective, de préparer l'accession d'un plus grand nombre d'hommes à une vie personnelle digne de ce nom, de favoriser ainsi leur entrée spontanée dans le grand concert d'efforts qui les achemine vers un état meilleur, qui leur permet de regarder en haut, d'accueillir la lumière et d'adhérer à la seule vérité qui les rendra vraiment libres.
Ceux, toutefois, qui jouissent d'une certaine notoriété, et peuvent par là influer sur l'esprit public, se sentent chargés d'une tâche beaucoup plus considérable, car la vérité ne tolère de soi ni mélange ni impureté, et leur participation à des entreprises incertaines pourrait sembler cautionner un système politique ou social inadmissible. Là encore, cependant il existe un vaste domaine, sur lequel les esprits affranchis de préjugés et de passions peuvent se mettre d'accord et s'entraider en faveur d'un bien commun réel et valable car la saine raison suffit à établir les bases du droit des gens, à reconnaître le caractère inviolable de la personne, la dignité de la famille, les prérogatives et les limites de l'autorité publique.
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C'est pourquoi la coopération des catholiques est souhaitable dans toutes les institutions qui respectent en théorie et en pratique les données des lois naturelles. Ils chercheront en effet à les maintenir dans leur droite ligne et à jouer par leur présence active un rôle bienfaisant, que le divin Maître compare à celui du sel et du ferment. Ils trouveront dans les organismes qui se proposent un but humanitaire universel des âmes généreuses et des esprits supérieurs, qui sont susceptibles de s'élever au-dessus des préoccupations matérielles, de comprendre qu'une destinée vraiment collective de l'humanité suppose la valeur absolue de chacune des personnes qui la constituent et l'établissement en dehors du temps de la véritable société, dont la communauté terrestre ne peut être que le reflet et l'ébauche. »
Ces lignes se passent de tout commentaire. Elles condamnent précisément l'attitude d'esprit que l'article d' « Itinéraires » voudrait nous faire considérer comme la seule authentiquement catholique.
Ainsi ce religieux, mettant en cause un texte d'ITINÉRAIRES qui ne dit *pas un mot* du « problème de la coopération des catholiques aux organisations internationales » invente tout à la fois que nos « lignes incriminées » auraient défini une *attitude* à cet égard, qu'elles l'auraient présentée comme *la seule authentiquement catholique,* et que cette attitude précisément (sic) a été *condamnée* par Pie XII.
Le discours de Pie XII qu'il cite, c'est celui que nous avons reproduit -- beaucoup plus largement qu'il ne le fait -- dans notre numéro 15 (pages 119-122). Il se trouve justement que ce discours de Pie XII est *la seule chose* que nous ayons jamais publiée sur le « problème de la coopération des catholiques aux organisations internationales ».
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N'étant pas, quoi qu'on en dise, intégralement des brutes, nous nous sommes souvent demandé si, par conviction ardente, nous ne sommes pas entraînés parfois à nous exprimer d'une manière qui peut paraître abrupte ou tranchante, et être entendue comme une prétention à définir « *la seule attitude authentiquement catholique* »*.*
Mais on nous le *reproche* même dans les occasions, et les matières où nous n'avons *rien* dit.
Il n'y a donc aucun remède.
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#### La preuve est faite
Nous devons un remerciement au P. Jean de la Croix Kaelin, o.p.
Plusieurs de ses confrères présentaient quelquefois leurs diffamations d'une manière partiellement vraisemblable : nous nous demandions -- par simple habitude de l'examen de conscience -- s'ils n'avaient pas un peu raison ; et si, en exprimant librement nos réflexions, proposées à la libre réflexion du lecteur, ainsi que nous le faisons, nous n'avions pas en quelque manière, sans l'avoir voulu, indiscrètement ou arbitrairement donné à entendre que nous nous imaginions avoir qualité pour définir « *la seule attitude authentiquement catholique* »*.*
Nous y avons beaucoup veillé, innocents que nous étions.
On nous faisait marcher, rien d'autre. On nous faisait marcher pour nous déconcerter, pour nous paralyser. Pour nous intimider. Et aussi pour nous dénigrer auprès du public, pour décréter, comme fait le bon Père, le *devoir* de *tout* catholique d'avoir *horreur* de nous.
On aurait fini par nous donner la maladie mentale et spirituelle du « scrupule », si le P. Jean de la Croix Kaelin n'était survenu.
Là-même où nous n'avons *rien* dit d'un « problème », il prétend que nous donnons notre attitude pour « la seule authentiquement catholique » à l'égard de ce problème ; et là-même où nous ne disons rien, nous devons selon lui faire horreur à tout catholique.
Ainsi apporte-t-il la preuve la plus manifeste qui puisse être ; et il nous libère décisivement du scrupule.
\*\*\*
Car enfin, qu'est-ce que cela veut dire ?
C'est clair : il s'agit d'un reproche tout fait, préfabriqué, automatique, qui est orchestré contre nous dans tous les cas, quels que soient le contenu et la manière de notre propos.
A supposer même que -- n'étant évidemment ni infaillibles ni impeccables -- nous ayons pu donner prise effectivement une fois ou l'autre à un tel reproche, ce n'est aucunement l'exactitude éventuelle de ce reproche qui est en question : mais seulement son efficacité pour nous paralyser nous-mêmes et pour nous nuire auprès du lecteur, -- puisque ce reproche nous est fait même quand nous n'avons *rien* dit. Voilà le dessein apostolique, pastoral et charitable que l'on poursuit à notre égard avec une grande persévérance.
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Ceux qui, en réalité, prétendent dicter et imposer arbitrairement « la seule attitude authentiquement catholique », ce sont précisément ceux qui nous attaquent. Ici encore le P. Jean de la Croix Kaelin apporte une preuve exemplaire et décisive. Au vu de quelques lignes de la revue ITINÉRAIRES, il ne déclare pas que ces quelques lignes lui font horreur, subjectivement, à lui-même. Il promulgue que notre « mentalité » et notre « attitude » DOIVENT faire horreur à TOUT catholique : pas moins. C'est un devoir universel : et décrété au « plan international », à propos de *rien* ([^2])*.*
\*\*\*
Nous remercions donc le P. Jean de la Croix Kaelin. Nous le remercions d'abord pour nous-mêmes. En quelque sorte il a fait encore mieux que ses confrères de *Parole et Mission*, qui n'ont toujours point rectifié leurs calomnies gratuites ([^3]). Selon la méthode que, depuis des années, nous voyons mise en œuvre par quelques-uns de ses confrères, ils lancent des injures et des mensonges, puis se tiennent cois pour n'avoir pas à en répondre, mais transmettent le relais à quelque autre qui vient à son tour ranimer et prolonger la diffamation. Les uns et les autres, et surtout, éminemment, le dernier venu, nous rassurent autant qu'on peut l'être. Leurs reproches n'ont aucun fondement, mais en outre, et *c'est là le point capital de la preuve,* LEURS REPROCHES SE MOQUENT OUVERTEMENT ET MANIFESTEMENT DE N'AVOIR AUCUN FONDEMENT.
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Nous remercions aussi le P. Jean de la Croix Kaelin pour nos lecteurs et pour l'ensemble du public. Car la preuve qu'il apporte est simple, claire, totale, éclatante, à la portée de tous.
On a lu à la suite les « lignes incriminées » d'ITINÉRAIRES et la condamnation de ces lignes par le P. Jean de la Croix Kaelin. Mieux qu'à la suite, il faut les placer et les produire côte à côte. Voici : ([^4]).
\[...\]
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Comme on le voit, ce bon Père est un rude inquisiteur, un virtuose de la condamnation. Mais, en poussant à l'extrême et à la limite la logique du procédé employé contre nous, il a rendu manifeste que ce procédé est un pur arbitraire.
#### L'état de guerre
Nous parlons rarement à nos lecteurs des attaques qui visent directement la revue ITINÉRAIRES. Il nous arrive beaucoup plus souvent de défendre autrui : parce que défendre son prochain s'impose dans certains cas comme un devoir de justice, et dans d'autres résulte de la libre démarche de l'amitié. Si bien qu'en définitive nous parlons très peu de nos propres affaires. Mais puisque, pour une fois, nous en parlons, parlons-en donc une bonne fois.
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Il n'est pas douteux que nous avons des *ennemis.* Il se confirme de plus en plus que, phénomène, remarquable, ces ennemis sont spécialement des ecclésiastiques, et spécialement des religieux, et spécialement d'un certain Ordre.
Nous n'y pouvons rien. Nous n'y avons rien pu. Nous avons multiplié en vain les démarches pacifiques, dans le privé et quelquefois en public. C'est même ce qui rend l'affaire de *Parole et Mission* tellement significative et probante : nous avons, lorsqu'elle fut fondée, accueilli cette nouvelle revue avec courtoisie et sympathie, sans nous, arrêter à ses origines, au milieu intellectuel farouchement hostile à notre égard dont elle est issue ; nous l'avons signalée et fait connaître au public. Nous n'avons par la suite jamais écrit contre elle une ligne ni un mot. Que ce soit précisément cette revue, ses quatre directeurs, et spécialement l'un d'entre eux, qui aient quatre ans plus tard lancé contre nous les calomnies que l'on sait, voilà encore une *leçon de choses* de première importance. Elle confirme exemplairement qu'ils se veulent nos ennemis, et que nous n'y pouvons rien. Nous leur avons plusieurs fois, en privé et en public, tendu la main. Leur seule réponse fut de nous cracher au visage.
Nous ne pouvons, quant à nous, que veiller à ne traiter en ennemi aucun de nos frères dans la foi, pas même ceux qui nous calomnient. Quand nous avons dû répondre aux violences accusatrices du P. Liégé, nous ne l'avons point traité en ennemi, nous l'avons traité en chrétien, en prêtre, en fils de saint Dominique, nous adressant à sa vocation apostolique, comme chacun peut le constater ([^5]).
Nous entendons conserver notre franc parler, et nous pouvons parfois parler de certaines idéologies ou de certains actes avec la gravité ou la sévérité -- explicitement motivée -- qui nous paraît nécessaire. Mais nous ne faisons pas, fût-ce métaphoriquement, *la guerre* aux personnes.
Or nous avons *des ennemis* qui nous font *la guerre,* et point seulement par métaphore, mais par tous les moyens « psychosociologiques » en leur pouvoir. Ils ont établi un *état de guerre*. Et dans cet état de guerre, ils ne nous accordent même pas ce que l'on accorde à des adversaires : *à nous, leurs frères dans la foi, ils n'accordent même pas ce qu'ils accordent tous les jours aux adversaires de l'Église.*
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C'est cela qui, à nos yeux, définit le plus exactement L'ÉTAT DE GUERRE, qu'ils ont établi à notre endroit.
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De cette significative disparité, un exemple parmi cinquante. Un religieux, celui-là d'un autre Ordre, mais personnellement de sentiments analogues, a organisé dans une grande ville une salle de lecture très bien faite, où, l'on trouve toute sorte de revues, chrétiennes ou non, et jusqu'à des revues communistes. Nous avions rencontré une fois ce religieux, vers la fin de l'année 58 ou le début de l'année 59, sans savoir et sans comprendre, dans notre candeur, qu'il se voulait notre ennemi. A la suite de cette rencontre nous lui faisions par courtoisie l'envoi de la revue ITINÉRAIRES ; laquelle, avons-nous appris deux ans plus tard, ne figura jamais parmi les revues chrétiennes, profanes ou communistes qu'il mettait en lecture. Nous allâmes jusqu'à lui en écrire, et à lui proposer un second exemplaire : nous nous demandions si peut-être il ne trouvait pas la revue ITINÉRAIRES tellement précieuse qu'il tenait à garder pour lui seul l'unique exemplaire qu'il recevait. Il ne nous fit aucune réponse, et ne changea rien, jugeant qu'une salle de lecture catholique peut procurer à ses lecteurs même des revues communistes, mais en tous cas point la revue ITINÉRAIRES. C'est donc bien *l'état de guerre.* Ce que l'on accorde aux ADVERSAIRES communistes, on ne l'accorde point à nous, qui sommes traités en ENNEMIS.
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Un tel état de guerre est strictement conforme à ce qu'a proclamé le P. Liégé, au nom de la pastorale nouvelle qu'il est, paraît-il, mandaté pour enseigner. Sans l'ombre d'un motif ou d'un prétexte exprimé, il nous a rangés au nombre des « intégristes », et il a décrété, annoncé, promulgué que les intégristes sont *les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes.* Telle est la conclusion pratique la plus claire, et aussi la plus impérative, de la « théologie missionnaire » qu'il inculque aux jeunes clercs et aux laïcs. C'est bien une DÉCLARATION DE GUERRE, et de nombreux faits sont venus montrer qu'elle n'est ni métaphorique ni platonique, mais qu'elle constitue le point-clé de la pensée missionnaire qu'il propose et du comportement pastoral qu'il préconise.
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Il y a la guerre dans l'Église. A l'intérieur de l'Église. Elle s'avoue pour telle, Des religieux la déclarent et la font, ouvertement, à des catégories entières de prêtres et de laïcs, des catégories dont ils ont arbitrairement tracé les limites. Cela au vu et au su de leurs Supérieurs qui depuis des années que cela dure n'ont pas voulu, pas pu ou pas su les détourner d'appeler à la guerre, de déclarer la guerre, de faire la guerre à l'intérieur de l'Église ([^6]).
Comme l'histoire de l'Église permet de le constater, ce n'est pas la première fois que des religieux plus ou moins fanatiques et plus ou moins animés par une volonté de domination que l'on nomme aujourd'hui « cléricalisme », font la guerre dans l'Église. La nouveauté est dans les moyens inédits de *guerre psychologique* que leur procurent les techniques modernes d' « information » et de fabrication de l'opinion. Cette nouveauté amplificatrice et destructrice n'est sensible, l'expérience semble le montrer, qu'à ceux qui la subissent directement. C'est pourquoi il nous paraît que tirer ces choses au clair a aussi une valeur de témoignage.
Nous n'allons certes pas imaginer que dans cette guerre qu'ils nous font, nous sommes leur principal ou leur seul ennemi. Nous sommes au nombre des ennemis qu'ils s'efforcent d'écraser, voilà tout ; au -- nombre de ceux qu'ils désignent et qu'ils combattent comme *les pires ennemis, plus dangereux que les communistes*. Mais parce que nous sommes du nombre, parce que cette situation nous est faite à nous aussi, nous sommes responsables de notre attitude dans cette situation : responsables de l'attitude que nous observons nous-mêmes, responsables de celle que nous recommandons à nos lecteurs.
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Cette attitude, il ne suffit plus de la vivre comme nous ; pouvons, il nous faut essayer de la formuler clairement, car le nombre croît sans cesse de nos amis qui prennent conscience d'une telle situation et qui nous demandent quoi faire.
Nous n'avons aucun titre à leur dicter leur comportement. Mais nous avons leur confiance amicale qui nous impose de ne pas nous dérober, de ne pas refuser notre avis.
#### Les sept points de notre attitude
L'attitude qui est la nôtre, et que nous recommandons, nous la formulerons pour l'essentiel en sept points :
**1. --** Avant tout, s'établir et se confirmer, avec la grâce de Dieu, dans la résolution de ne jamais rendre le mal pour le mal, ni traiter en *ennemis* les catholiques qui nous traitent en ennemis. La guerre qu'ils nous déclarent et qu'ils nous font, nous ne l'avons ni voulue, ni déclarée, ni faite. Ils sont nos frères dans la foi, malgré leur égarement et leur fureur. A leur tête se trouvent des religieux qui scandalisent les âmes par leurs calomnies et par leurs manœuvres cléricales de domination des esprits : ils ne relèvent pas de notre justice, ils relèvent de la justice et surtout de la miséricorde de Dieu, qu'il faut appeler sur eux par la prière. C'est de leurs analogues et homologues, et quelquefois d'eux-mêmes, que Pie XII avait dit : *Ils ne savent pas ce qu'ils font.*
**2. --** De même qu'il convient de ne pas suivre, leur exemple misérable, et de ne pas faire *la guerre* à leurs *personnes,* de même il convient de ne pas défendre *nos personnes* quand elles sont seules en cause. Cela est d'une appréciation parfois délicate, car à travers nos personnes ils visent nos idées et l'œuvre entreprise, que nous devons défendre avec modération et fermeté. En tous cas il n'y a pas à leur disputer le terrain de l'excitation à la colère ou à la haine contre les personnes. C'est un terrain qu'on peut leur abandonner tout entier. Qu'ils y restent seuls, et entre eux, cela leur donnera peut-être l'idée salutaire d'en sortir enfin ; et de se rallier à une recherche commune de la coopération des complémentaires dans l'unité.
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**3. --** Tandis qu'ils font *la guerre,* et par quels moyens, nous avons à poursuivre notre *combat spirituel.* Leur plus grande, leur plus abominable victoire serait de réussir à nous en détourner. Nous recherchons la vérité ; nous cherchons à la faire connaître ; nous nous tenons attentifs aux objections ; nous confrontons les arguments et les critiques, les idées et les faits ; ils insultent, ils diffament, ils veulent dominer -- nous travaillons. La réforme intellectuelle et morale à laquelle nous travaillons a pour principe celui que nous répétons depuis sept ans : *commencer par soi,* et s'étendre s'il plaît à Dieu de proche en proche, de prochain à prochain.
Tel est le sens du chapitre quinzième et dernier de notre « Déclaration fondamentale » :
*Il y a une attente du monde à l'égard des chrétiens. Ce que le monde attend véritablement de nous, ce n'est pas un changement des structures pour être heureux sur la terre, car les hommes ne peuvent l'être tout à fait ni tout le temps ; l'aspiration au bonheur et les autres sentiments naturels que l'on ne peut arracher du cœur humain y ont été déposés comme une pierre d'attente pour la grâce et l'intelligence du surnaturel. Le monde attend des chrétiens un sens pour la mort et une raison de vivre.*
*Tous nos actes dépendent de nos raisons de vivre, tirées du sens de la mort. Tous doivent, être regardés dans cette lumière, qui n'est pas celle d'une considération théorique, mais celle d'une Personne.*
*La pensée chrétienne consiste à rechercher en toutes choses, dans l'accomplissement du devoir d'état temporel, la présence et la volonté de Dieu.*
*L'Église laisse aux laïcs, aux familles, aux hommes de métier, aux gouvernements, le soin de trouver et d'employer les moyens pratiques qui mettent en œuvre les principes moraux du bien commun, et du salut. Tel est le lieu de nos initiatives.*
*Nous nous adressons aux Français là où ils sont et nous ne leur demandons pas d'en sortir, ni d'adhérer à un parti on mouvement s'ils ne sont d'aucun, ni de quitter les organisations où ils militent s'ils sont militants.*
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*Nous ne leur demandons de changer ni de groupement ni, d'occupation mais, pour les aider à y mieux remplir leur fonction, à y poursuivre selon leur état de vie la conversion permanente à laquelle nous sommes toits appelés, à mesurer plus exactement les applications de la doctrine de l'Église aux responsabilités de chacun, nous leur apportons le résultat de notre expérience et de nos réflexions. Par la chronique mensuelle des idées et des faits actuels, nous travaillons à notre place, par les moyens propres à notre état, et pour autant qu'il est en nous, à rendre la France et le monde à Jésus-Christ.*
**4. --** C'est ainsi qu'il faut *leur répondre.* Et d'abord ne pas céder à leurs tentatives de chantage, d'intimidation, d'intoxication : ils n'ont aucun droit ni aucun mandat pour cela, car pour cela il ne peut y avoir ni droit ni mandat. Ils n'ont et ne peuvent avoir aucun droit ni mandat contre la vérité, contre la charité, contre le droit naturel et surnaturel du laïc chrétien.
A leur entreprise de guerre, menée sur leur terrain, celui de la diffamation des personnes, de la prépotence sociologique, de l'intoxication publicitaire de masse, il faut répondre avec chaque jour davantage d'intensité et de vigueur : mais répondre sur notre terrain, celui de la recherche, de la discussion, du dialogue, du travail intellectuel, de l'examen contradictoire du pour et du contre par une réflexion personnelle. Nourrir et cultiver la réflexion personnelle est l'antidote direct aux pressions des conformismes sociologiques organisés.
Qu'ils ne se prêtent pas au dialogue N'EMPÊCHE PAS QUE LE DIALOGUE OBJECTIF ET RÉEL AIT EFFECTIVEMENT LIEU EN PERMANENCE, non pas chez eux ni auprès d'eux qui font la guerre, mais chez nous, à l'intérieur de la revue ITINÉRAIRES : le dialogue a lieu *sans* leurs personnes, mais *il a lieu,* les idées sont confrontées les unes aux autres : *ils nous insultent sans nous réfuter,* nous continuons à *les réfuter sans les insulter.*
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**5. --** A tout moment, s'ils renoncent à nous *faire la guerre* et s'ils nous *demandent la paix,* nous sommes et nous devons rester prêts à la conclure immédiatement, car nous la leur offrons en permanence : même en fermant les yeux -- à partir du moment où l'un ou plusieurs d'entre eux recherchent la paix -- sur ce qui pourrait nous être dû en justice. La paix entre catholiques est un bien infiniment plus grand que la réparation des torts personnels.
**6. --** C'est *seulement chacun pour soi-même* que l'on peut au profit du bien supérieur qu'est la paix renoncer librement aux réparations qui sont dues en justice. Vouloir imposer sans son consentement la même attitude à son voisin, à son prochain, serait illégitime et indiscret ; *ne pas lui prêter aide et assistance quand il est injustement assailli serait contraire à la charité réelle et concrète.*
**7. --** La paix n'est pas d'accepter en silence des idées qu'en conscience l'on ne peut accepter. La paix n'est pas d'interdire ou d'écraser la libre discussion de tout ce qui peut et doit être légitimement discuté. La paix n'est pas la prépotence ou l'omnipotence d'une faction idéologique, qu'il convient de refuser avec une sérénité sans retour.
La paix n'est pas dans le système d'intimidation et d'oppression de ceux qui nous font la guerre en réputant systématiquement que toute objection à leur endroit est une offense, que toute critique est une controverse, que toute controverse est une polémique et que toute polémique est odieuse et monstrueuse par essence -- mais seulement quand elle leur est contraire. Alors qu'eux-mêmes s'arrogent le droit de nous couvrir d'accusations calomnieuses et violemment injurieuses, ils prétendent simultanément nous retirer le droit de la libre chronique et du libre commentaire. Contre eux nous défendons la légitime liberté de l'esprit. Nous défendons cette liberté en la prenant et en l'exerçant.
La paix n'est pas dans le système simpliste et tyrannique par lequel *toute approbation devrait à leur égard être tenue pour globale et pour totalement absolutoire,* et nous lier à leur conformisme intellectuel et moral, tandis qu'inversement *toute critique à leur encontre devrait être réputée acte odieux d'hostilité, plaçant automatiquement son auteur au ban de la société*. Nous maintenons, en l'exerçant, la liberté d'approuver et de critiquer les divers aspects de leurs idéologies et de leurs entreprises, sans devenir pour autant ni leurs serfs ni leurs ennemis.
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NOS SEPT POINTS sont probablement incomplets. Ils ne prétendent d'ailleurs pas réduire à quelques règles simples l'infinie diversité des cas particuliers. On apercevra du moins l'esprit général de notre attitude. Nous ne proposons pas cette attitude comme «* la seule authentiquement catholique *» : nous disons simplement que c'est la nôtre, ici et maintenant. Le *silence* lui aussi peut être « authentiquement catholique », par exemple quand il est celui de la Carmélite ou du Chartreux, ou celui de saint Vincent de Paul injustement accusé d'être un voleur. La *polémique* elle aussi peut être « authentiquement catholique », par exemple quand elle est celle d'un Veuillot ou d'un Péguy. Nous ne nous interdisons d'avance ni toute espèce de polémique ni toute espèce de silence. Mais, dans la situation actuelle, dans la guerre implacable que l'on nous fait à l'intérieur de l'Église, l'effort essentiel qui est le nôtre, et auquel nous convions nos lecteurs, et pour lequel nous demandons leur aide, est celui des sept points énoncés. Et maintenant l'on méditera, aux pages ci-après, la « *note sur la prière pour les ennemis* »*,* que le P. Calmel n'a pas spécialement écrite pour l'état de guerre dont nous parlons ici, mais qui peut également, dans une large mesure, s'y appliquer.
J. M.
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### Note sur la prière pour les ennemis
LA prière est irréelle lorsque, tout en s'adressant à Dieu, en faveur des êtres ou des institutions de cette terre, on refuse de tenir compte de leur situation vraie. C'est irréalisme par exemple que de supplier le Seigneur pour l'Église et pour la France sans accepter de les voir, et sans les présenter au Seigneur, telles qu'elles sont ; or elles sont en particulier persécutées odieusement par des forces hostiles, perfides, puissantes, organisées.
En priant pour nos ennemis nous ne demandons pas seulement (il faut le comprendre) d'arriver à faire un saint usage des maux qu'ils nous infligent ; nous demandons encore qu'eux-mêmes se convertissent et de toute manière que le Seigneur arrête leur entreprise mauvaise, mette un terme à leur malfaisance. (La meilleure manière dont cela peut se réaliser c'est évidemment leur conversion.)
La compréhension déliquescente et malsaine qui ne veut pas voir qu'il y a méchanceté chez le méchant n'est point charité mais caricature de la charité. On commence par fermer les yeux sur la réalité, ce qui permet sans doute de s'épargner la fatigue de beaucoup d'émotions et de luttes.
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Quand on a décidé que les offenses n'existent pas, quand on a décrété qu'il n'y a pas des iniquités mais seulement des malentendus, par là même on s'économise l'effort qui est indispensable aussi bien pour pardonner les offenses que pour guerroyer contre les iniquités. C'est bien commode. Qui oserait soutenir que c'est évangélique ? L'Évangile n'affirme-t-il pas au contraire, avec toute la netteté désirable, que le conflit du monde contre l'Église procède non pas d'un malentendu mais d'une haine inexpiable ; de même que l'offense d'un frère contre son frère est une terrible réalité et non pas un quiproquo insignifiant. -- Je ne doute pas que Jeanne d'Arc priait pour les Anglais mais certainement pas pour qu'ils restent en France ce n'est pas dans ce sens tordu que saint Michel l'avait formée. Elle priait aussi pour l'Évêque Cauchon, mais certainement pas pour qu'il la fasse brûler. Saint Pie V priait pour les Turcs, mais certainement pas pour qu'ils écrasent les chrétiens à la bataille de Lépante.
Je sais bien que la prière pour les ennemis se situe d'emblée à un niveau surnaturel, évangélique : on considère l'ennemi comme un fils du Père céleste : on prend conscience que Jésus-Christ l'a racheté et qu'il veut son salut tout comme le nôtre, on consent à faire ou à pâtir tout ce qu'il faudra pour favoriser ce salut. C'est Jésus-Christ qui nous a révélé le secret d'une telle prière ; sans l'Évangile nous n'en avions pas idée. Mais enfin, si le Seigneur nous a permis ou plutôt nous a prescrit d'accéder par sa grâce à ce plan surnaturel il n'a pas, pour autant, aboli le point de vue naturel selon lequel le méchant fait le mal et que l'on doit autant que possible l'en empêcher. Se réclamer de l'Évangile et de l'ordre surnaturel, quand il s'agit des ennemis, et rejeter la vérité la plus élémentaire à leur sujet ce n'est pas être fidèle à l'Évangile, c'est le trahir.
19:71
En demandant que les ennemis de l'Église ou de la France soient mis hors d'état de nuire on risque sans doute de céder à un désir de vengeance qui ne vient pas de Dieu et n'est pas digne de lui. Mais aussi en priant pour les ennemis de l'Église ou de la France sans les tenir comme véritables ennemis, sans admettre qu'ils sont bien outillés pour cela, -- en priant de cette manière, on tombe dans une lâcheté ou une imbécillité qui ne procèdent certainement pas de Dieu et qui n'ont rien de commun avec le sermon sur la montagne. On tombe dans le surnaturalisme au lieu de s'élever (de se laisser élever) au surnaturel. Or le surnaturel dépasse la nature, mais ne l'évite pas ; il n'élude pas ses devoirs ; ne passe pas à côté.
\*\*\*
La prière pour les ennemis que le Seigneur nous enseigne et qu'il nous donne la grâce d'accomplir est vraiment surnaturelle, sans aucune saveur de surnaturalisme. Semblable prière commence par se souvenir du Christ et de la croix ; du Christ qui nous a tous sans exception réconciliés avec le Père. Ensuite nous pensons aux ennemis en présence du Christ de sorte que nous les voyions non seulement en eux-mêmes avec leur malice, mais au-delà d'eux-mêmes comme invités par la grâce de Dieu ; de sorte que déposant toute haine nous les aimions non certes dans leur malice, mais à cause de Dieu qui veut se donner à eux.
20:71
Enfin nous implorons celui qui nous a tous rachetés par le sang de la croix pour qu'il lasse miséricorde à tous ; nous donne de vaincre le mal par le bien, touche l'âme de nos ennemis, les convertisse, les empêche par les moyens qu'il voudra de continuer leur besogne maudite, veuille bien nous soustraire à leurs machinations.
Que la Vierge du *Stabat* nous obtienne de prier pour nos ennemis, ainsi que pour les ennemis de l'Église et de la France, en esprit et en vérité, dans une prière authentiquement surnaturelle et digne de l'Évangile.
R.-Th. CALMEL, o. p.
P.S. -- Voici quelques modèles liturgiques de prière pour les ennemis. Dans les *Oraisons diverses* du Missel Romain, l'oraison n° 11, contre les persécuteurs et les malfaiteurs, comporte la post-communion que voici : *Dieu notre protecteur, regardez vers nous et défendez-nous contre les embûches de nos ennemis. Faites que toute perturbation étant écartée, nous vous servions duit cœur libre et tranquille. Par le Christ Notre-Seigneur. Amen*. -- L'oraison n° 31 *pour les ennemis*, s'exprime de la manière suivante : *Dieu qui aimez et gardez la paix et la charité, donnez à tous nos ennemis la paix et la charité véritables ; accordez-leur le pardon de tous leurs péchés et arrachez-nous puissamment à leurs embûches. Par le Christ notre Seigneur. Amen*. -- Voir aussi la Messe Votive *Contra Paganos* (contre les Païens), naguère contre les Turcs (*contra Turcas*). Ce qui dans notre siècle remplace avantageusement la force des Turcs qui, *par l'intercession de la Reine du Rosaire*, furent vaincus à Lépante, c'est l'appareil mondial du communisme. -- Les *Litanies des Saints* demandent à Dieu *d'abaisser les ennemis de l'Église ;* et dans le rite dominicain on ajoute une invocation pour la concorde *mais aussi pour la victoire* des princes chrétiens.
21:71
## ÉDITORIAL
### La guerre dans l'Église
IL Y A UNE GUERRE DANS L'ÉGLISE*.* Nous sommes au nombre de ceux qui la subissent. Dans la mesure où elle nous concerne et nous assaille, il nous incombe de déclarer notre attitude en une telle situation. Nous l'avons fait en tête du présent numéro.
Ici, dans cet éditorial, abstraction faite maintenant de l'attitude pratique qui nous est propre et que nous avons exposée plus haut, nous formulons quelques réflexions et observations sur cet état de guerre considéré dans sa généralité.
Le problème\
posé au Concile
Parler aux hommes de notre temps, réaliser un *aggiornamento* des langages et des méthodes, faire concrètement passer dans la vie quotidienne des sociétés actuelles, l'annonce du salut et de l'unité, la Bonne Nouvelle du Christ Jésus, c'est le problème posé au Concile.
Parmi les manières pratiques d'envisager ce problème d'adaptation, il en est deux qui sont probablement les plus courantes, mais qui présentent cette particularité : si on les bloque toutes les deux ensemble, on s'établit dans la confusion.
Première perspective :\
conservateurs et rénovateurs
En face de tout changement à réaliser, il y a les conservateurs et les novateurs, il y a le frein et le moteur ; entre ces deux « tendances », c'est le combat ou l'équilibre.
22:71
Un tel schéma est très humain ; non point faux en lui-même ; mais d'ordre naturel et non d'ordre surnaturel. C'est d'ailleurs un schéma simplifié, qui ne traduit qu'une partie, ou qu'un aspect, de la réalité naturelle. Il peut s'appliquer plus ou moins à toute société, il n'est pas spécifiquement ecclésiastique. Il s'applique à l'Église dans la mesure où l'Église est aussi une société humaine.
\*\*\*
Ce schéma nous vient de l'Angleterre du XIX^e^ siècle. La politique britannique s'organisait dans la « tension » entre les whigs et les tories. Les whigs étaient les novateurs, les progressistes, le parti du mouvement ; les tories le parti de la conservation, de la résistance, de la tradition. Par rapport à la réforme des structures politiques et sociales, les premiers, étaient le « moteur », les seconds le « frein ». Par une sorte d'équilibre dynamique entre le frein et le moteur, les réformes furent réalisées en Angleterre sans révolution. Le sachant ou plus souvent ne le sachant pas clairement, c'est à cet idéal britannique, schématisé et simplifié, que l'on se réfère. Les réformes de la société anglaise au siècle dernier ont d'ailleurs été habituellement opérées, sous la pression des novateurs sans doute, mais par les conservateurs eux-mêmes, ou par un accord implicite avec eux. De cette manière, les réformes furent réalisées dans la légalité et dans la mesure, et non dans le déchaînement révolutionnaire ; et, n'étant pas imposées par la violence d'une faction provisoirement victorieuse, elles sont entrées dans le patrimoine commun de la nation et ne furent pas remises en cause.
D'où l'idée, pleine de bon sens, que les réformes heureuses et fécondes résultent, à ce niveau humain, d'un certain degré de composition et de coopération entre les deux tendances.
\*\*\*
Quelque chose d'ANALOGUE s'est esquissé lors de la première session du Concile, et s'est exprimé au moyen des dénominations de *pastoral* et de *doctrinal.* Le souci *doctrinal* était de « conserver » l'intégrité du dépôt révélé. Le souci pastoral était de « promouvoir » des méthodes nouvelles. Ainsi parlait-on. Les plus sensés ont ajouté qu'il convient de composer et non d'opposer le pastoral et le doctrinal.
23:71
Tout cela est juste, répétons-le, à son niveau, qui est un niveau humain. Certes la doctrine et la pastorale dont il est question sont l'une et l'autre surnaturelles ; mais le schéma intellectuel qui les oppose ou qui les compose ne l'est pas. Il n'est ni méprisable ni inexact, il est de gros bon sens, relevant de « l'esprit de géométrie », selon le langage de Pascal, plus que de « l'esprit de finesse ». Envisager ainsi les choses, c'est se placer à un point de vue matériellement surnaturel et formellement naturel.
\*\*\*
*Dans l'ordre naturel,* les « deux tendances », rénovation ou conservation, frein ou moteur, représentent des psychologies, des « mentalités », des tempéraments extérieurs l'un à l'autre, mais se mélangeant éventuellement (même à l'intérieur d'un seul individu) en des proportions variables, comme on mélange de l'eau et du vin.
\*\*\*
*Dans l'ordre surnaturel*, une telle fragmentation ne subsiste qu'à la mesure de l'infirmité humaine, elle est à dépasser ou à transfigurer, avec la grâce de Dieu, autant qu'il est possible. Car la doctrine et la pastorale, la conservation fidèle du dépôt révélé et sa manifestation adaptée au monde sont en réalité une seule et même chose.
Nous voulons dire par là que le dynamisme pastoral n'a pas d'autre source qu'une connaissance exacte et vécue de ce qui a été révélé aux hommes par le Christ, -- sans quoi un tel dynamisme se dégraderait en un prosélytisme sentimental, voire finalement en la volonté de puissance, calculatrice, tacticienne, manœuvrière, d'un cléricalisme opportuniste.
Et nous voulons dire que la conservation fidèle du dépôt révélé n'est pas autre chose que la transmission de la Parole de Dieu qui est le Christ, ensemble Voie, Vérité, Vie, -- sans quoi une telle conservation se dégraderait en une rhétorique, en une grammaire, en une logique à la fois désincarnées et déspiritualisées.
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24:71
Dans l'ordre surnaturel, les métaphores *mécaniques,* comme le « frein » et le « moteur », risquent toujours d'être trompeuses.
Les métaphores empruntées au monde de la vie expriment les réalités surnaturelles beaucoup mieux que les métaphores empruntées au monde de la mécanique. La métaphore de la « semence », du « grain de sénevé », manifeste immédiatement l'interdépendance vitale entre la « conservation » du dépôt et la « diffusion » du message. Il n'y a pas d'un côté conservation, de l'autre diffusion : il y a *croissance,* un seul et même acte qui est à la fois conservation et diffusion. C'est une vie. L'intégrité, la santé internes de cette vie sont la même chose que sa croissance. Quand il s'agit du progrès de l'Église dans le monde, parler en termes de croissance du Royaume de Dieu est plus exact que parler en termes de propagande d'une idée.
Mais sans évacuer le mystère, sans évacuer la Croix « *Si le grain ne meurt...* »
\*\*\*
Pour la méditation de nos lecteurs, nous reproduisons ici le texte de Bossuet, bien connu et bien mal connu, parce que l'on cite et répète un membre de phrase au lieu de donner tout le passage, et l'admirable départ :
« *Jésus-Christ est un avec l'Église ; portant ses péchés ; l'Église est une avec Jésus-Christ, portant sa croix. Jésus-Christ est en son Église, faisant tout par son Église, l'Église est en Jésus-Christ, faisant tout avec Jésus-Christ. Vous me demandez ce qu'est l'Église ? L'Église c'est Jésus-Christ répandu et communiqué, c'est Jésus-Christ tout entier ; c'est Jésus-Christ homme parfait, Jésus-Christ dans sa plénitude.* »
Seconde perspective :\
le centre et la périphérie
D'autre part, il y a dans l'Église le « centre » et la « périphérie » : vocables que nous prenons tels qu'ils ont servi et servent couramment à un blocage avec le schéma naturel de la première perspective : le « centre » est le « frein », la « périphérie » est le « moteur » ([^7]).
25:71
A vrai dire, les métaphores spatiales et descriptives de « centre » et de « périphérie » nous paraissent exactes sous un rapport. Il y a bien, dans l'Église, « un centre » ; et s'il y a « un centre », il y a bien en un sens une « périphérie ». Il vaudrait mieux dire : « la tête » et « les membres » ; néanmoins ce schéma descriptif et spatial peut effectivement évoquer quelque chose de la *structure divine* de l'Église. Mais ce même schéma est détourné de son sens vrai quand il est bloqué avec l'autre schéma, le schéma naturel du « frein » et du « moteur ».
Le Saint-Siège, qui est le « centre », est assimilé au « frein », il est assimilé à la tendance ou à la fonction conservatrice ; les militants de base, clercs ou laïcs, qui constituent la « périphérie », au contact direct des courants du monde, sont le « moteur ». -- Quant aux évêques, ils sont considérés comme « frein » sous le rapport de leur communion avec le Saint-Siège et de leur fonction d'autorité dans une hiérarchie dont le Pape, est la tête ; ils sont considérés comme « moteur » dans la mesure où on les dépeint comme les « représentants » des sentiments et aspirations de leurs militants diocésains.
Par ce blocage, un schéma purement humain, naturel, psychologique, sociologique -- le schéma du frein et du moteur, de la conservation et de la novation -- devient la traduction la plus courante et la plus aisément reçue de la *structure même* de l'Église, estompant dans les esprits l'essence divine de cette structure.
La conscience chrétienne, ou plus subtilement le subconscient chrétien, est ainsi amené à considérer habituellement la mission du Pape comme celle d'un frein ; à croire que la vocation fondamentale des militants est d'appuyer sur l'accélérateur ; on ne sait plus très bien alors qui tient et manœuvre le volant, ni où l'on va ; et la métaphore du « moteur » fausse finalement tout, car elle détourne l'attention du moteur principal : le Christ Jésus et son Esprit, présents dans l'Église.
26:71
Le dessein du Concile :\
il est en projet depuis Léon XIII
Tout ce que l'on recherche aujourd'hui, parler aux hommes de notre temps, réaliser l'*aggiornamento* des langages et des méthodes, faire passer le message de salut et d'unité dans la vie quotidienne des sociétés actuelles, tout cela est l'œuvre permanente de l'Église depuis deux mille ans. Mais pour l'époque contemporaine, c'est l'œuvre qui est en projet depuis Léon XIII. Et l'on semble ne pas s'en apercevoir.
\*\*\*
Qu'on n'aille pas dire que Léon XIII, c'est bien vieux, et que précisément il s'agit de « rajeunir » les méthodes et les langages par rapport aux méthodes et langages conservateurs, inadaptés, dépassés de Léon XIII. Ce contresens est aujourd'hui automatique. Mais c'est bien un contresens. Il faut le mettre en question. Et ne pas être dupe de la chronologie.
Attention : les défenseurs de la pensée moderne, de la civilisation moderne, attaquent le *Syllabus* de Pie IX, aujourd'hui, en 1963, et ainsi ils portent témoignage. Ils défendent la civilisation et la pensée modernes du milieu du XIX^e^ siècle, ils reprochent à Pie IX d'avoir « condamné » cette civilisation et cette pensée modernes de 1864, ils en défendent au moins quelque chose qui leur paraît essentiel, ils ne craignent pas d'aller prendre ainsi une référence « un siècle en arrière ». Ils attestent de cette manière que, même selon eux, le *problème d'aujourd'hui était déjà posé il y a un siècle :* et si ce problème a entre temps « évolué », comme il est naturel, il n'a cependant pas évolué au point de se transformer complètement et de devenir un problème tout à fait autre et différent.
\*\*\*
27:71
L'*aggiornamento* par rapport au monde moderne est entrepris dans l'Église depuis Léon XIII. Certes le monde moderne a évolué. L'*aggiornamento* a évolué lui aussi, jusqu'à devenir le Concile actuel. On ne propose pas ici je ne sais quel « retour à Léon XIII » entendu comme s'il ne s'était rien passé dans l'Église depuis 1903, date de sa mort, et comme si depuis 1903 plus rien d'utile n'avait été entrepris. Nous ne sommes pas gens ayant l'humeur, le goût ou le dessein de nous « retrancher derrière les grands papes du XIX^e^ siècle », comme un étourdi a cru pouvoir nous le reprocher, sans examiner et sans savoir. Le Pape le plus souvent cité et commenté dans cette revue depuis sept ans -- avec le présent numéro la revue *Itinéraires* a sept ans accomplis et entre dans sa huitième année -- il est pourtant assez connu que c'est le Pape Pie XII. L'Encyclique sociale à laquelle cette revue, seule publication française à l'avoir fait, a consacré VINGT études successives, c'est l'Encyclique *Mater et Magistra*, la plus récente, la plus moderne des Encycliques sociales. Non, nous n'allons d'aucune manière nous « retrancher derrière Léon XIII ». Nous faisons seulement remarquer que l'actuel *aggiornamento* est dans la lancée de Léon XIII, et qu'il est, sous plusieurs rapports, décisif de l'apercevoir et de le comprendre.
Depuis Léon XIII le Saint-Siège a mis en œuvre un travail, sans précédent et sans exemple dans l'histoire de l'Église, d'*adaptation pratique*. Depuis Léon XIII le Saint-Siège a édifié un monument doctrinal et pastoral, sans précédent et sans exemple dans l'histoire de l'Église, de traduction, de mise au point, d'explication. C'est l'extraordinaire corpus pastoral et doctrinal des documents pontificaux de Léon XIII à Pie XII. Qu'il s'agisse précisément d'un *aggiornamento,* ce sont peut-être les « Encycliques sociales » qui le manifestent le plus immédiatement. Elles n'innovent pas dans l'ordre de la doctrine. Elles n'inventent pas une nouvelle morale. Mais elles parlent un langage progressivement beaucoup plus accessible aux peuples chrétiens ou incroyants que le langage de la théologie scolastique ; et elles le font en raison, en fonction, à l'occasion, en direction des questions nouvelles suscitées par les changements sociaux de notre temps. A l'intérieur même de ce long travail d'*aggiornamento*, il y a un « progrès » évident, au point de vue de l'adaptation du langage, de Léon XIII à Pie XI et de Pie XI à Pie XII.
28:71
Il y a une entreprise cohérente et continuée, un mouvement, une vie, une œuvre qui se prolonge et se précise, une *croissance* qui s'affirme, et qui aboutit normalement aux initiatives de Jean XXIII et au Concile œcuménique Vatican II.
\*\*\*
Là-contre, voici l'erreur, insinuée dans la conscience chrétienne et surtout dans le subconscient chrétien supposer que l'*aggiornamento* devrait s'entendre par rapport à cette somme sans précédent de documents pontificaux, qui n'auraient eux-mêmes constitué qu'une *conservation,* nécessaire sans doute, mais immobile et finalement inadaptée.
Le déficit\
tragique
L'œuvre « pastoro-doctrinale », ou « doctrino-pastorale », accomplie de Léon XIII à Pie XII est une *adaptation pratique* d'une ampleur sans précédent et sans exemple dans l'histoire de l'Église : mais elle est radicalement méconnue EN TANT QUE TELLE par la plupart des intellectuels catholiques, par une partie du clergé et même peut-être par des évêques, méconnue, mal connue ou inconnue. Cette immense adaptation aux temps actuels est très peu passée dans les esprits et dans les mœurs : non pas même dans les esprits et dans les mœurs de la société profane, qui ne s'est pas convertie, mais dans les esprits et dans les mœurs des hommes vivants qui constituent au XX^e^ siècle l'Église visible. C'est sans doute là le « problème » le plus dramatique du catholicisme aujourd'hui : et inaperçu de la plupart des catholiques, ce qui ne l'annule pas pour autant, mais le rend plus dramatique encore.
\*\*\*
29:71
Il y a plus ou moins souvent comme un écran, à l'intérieur de l'Église, entre le « centre » et la « périphérie ». Un exemple, particulièrement douloureux. En 1945-1955, plusieurs se tournaient avec hardiesse et générosité vers l' « apostolat ouvrier », croyant inventer et innover, et s'imaginant obligés pour cela de devancer des directives hiérarchiques qui n'étaient pas venues, ou guère. Or ce qu'ils firent de mieux, ce qu'à tâtons ils « découvrirent » partiellement, confusément, c'était cela même que le Saint-Siège avait indiqué ou ordonné *depuis Léon XIII*, mais ils n'en savaient rien. Ils ignoraient qu'en cette matière les directives les plus « hardies » avaient été lancées en 1937 par Pie XI : MAIS dans l'Encyclique *Divini Redemptoris* (paragraphes 16, 38, 50, 52 et surtout 61 à 77). Ils n'allaient jamais lire cette Encyclique à ce sujet, parce qu'ils croyaient qu'une Encyclique « condamnant le communisme » devait être la plus éloignée des perspectives de l'apostolat ouvrier ([^8]). Cet exemple devrait être analysé et médité en détail : exemple tragique d'incompréhension fabriquée, de malentendu devenu inextricable. Le quiproquo originel consiste dans l'enseignement donné et répété à contresens, selon lequel l'Encyclique *Divini Redemptoris* « condamne le communisme ». On a pu lire, même sous la signature d'un archevêque, que l'Encyclique *Divini Redemptoris* est « celle qui a condamné le communisme » : or même un archevêque ne peut faire que cela soit, car cela est *contraire au texte de l'Encyclique*. Il suffit de lire le texte pour constater que cette Encyclique *n'est pas celle* qui a condamné le communisme : elle rappelle elle-même que le communisme *a été précédemment* et fréquemment condamné par les Papes, et elle déclare qu'elle s'occupe pour sa part de bien autre chose que de « condamner le communisme », -- précisément parce que, dit-elle en substance, les « condamnations » n'ont pas suffi. Elle s'occupe de définir une attitude positive, pratique et adaptée des chrétiens en face du communisme, et notamment de promouvoir un intense et audacieux apostolat ouvrier.
30:71
Le plus souvent les chrétiens, ne l'ont pas su. On ne le leur a pas dit. On leur a même dit le contraire. On leur a répété sur tous les tons : le communisme est condamné par *Divini Redemptoris,* très bien, mais il faudrait maintenant s'occuper aussi, d'une attitude positive, pratique et adaptée. Ainsi la méconnaissance de la pensée du Magistère n'a pas été seulement une méconnaissance « naturelle », causée parla distraction et la paresse, mais une méconnaissance, fabriquée par ceux-là qui ont détourné les chrétiens des sources de la vérité opportune et des directives d'action adaptée.
Le message qui n'est pas\
arrivé à destination
On a fait croire à la conscience chrétienne, et plus encore, répétons-le, au *subconscient chrétien* -- car il s'agit souvent de réflexes conditionnés, irréfléchis, automatiques -- que l'enseignement des Papes est un effort continu de maintenance, de conservation, voire de rabâchage de vérités intemporelles en un langage inadapté.
Comme si Léon XIII avait écrit soixante-quatre Encycliques en vingt-cinq ans pour toujours répéter la même chose. Comme si Pie XI et Pie XII n'avaient rien fait d'autre que rabâcher des défenses, des interdits, des formules anachroniques et toutes faites.
Les Papes modernes depuis Léon XIII ont entrepris, et mené fort loin, ce que les chrétiens de notre temps cherchent en aveugles. Les Papes modernes ont constamment pris en considération les réalités contemporaines et les mouvements de pensée, ils ont constamment adapté le langage et les méthodes. -- Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait plus rien à faire : d'abord parce qu'ils l'ont fait au niveau universel, et non pour tous les cas particuliers ; ensuite parce que l'adaptation est une tâche qui n'est jamais terminée.
Mais ignorer ce qu'ils ont fait, se placer *en arrière et en deçà* de ce qu'ils ont fait, croire que tout est à faire et tout à inventer, c'est véritablement un grand drame de l'Église, et peut-être le plus grand, en cette seconde moitié du XX^e^ siècle.
31:71
Croire que l'Église est demeurée immobile, close sur elle-même, identique dans son langage et dans ses méthodes à ce qu'elle était un ou deux siècles auparavant, quelle invraisemblable cécité, ! Quel aveuglément diabolique...
Les Papes modernes ont ouvert les voies dont la conscience chrétienne commune en est encore à se demander si elles existent, où elles sont et s'il ne faudrait pas se mettre en mesure de les inventer.
Les Papes modernes ont parlé au clergé et au peuple chrétien. Leur voix n'est souvent arrivée à destination que déformée ou recouverte.
C'est une question
Un tel phénomène fait question. Que l'enseignement des Papes sous son aspect -- principal -- de *rénovation* et d'*adaptation,* demeure inconnu à tant de laïcs et tant de clercs, ce fait pose un « problème ».
A priori, on peut théoriquement avancer l'hypothèse que si cet enseignement pontifical n'est pas arrivé à destination, c'est peut-être parce qu'il n'était pas ce qu'il aurait fallu qu'il soit. Ou l'on peut se comporter comme si l'on prononçait implicitement un tel jugement.
Mais pour formuler et pour examiner une telle hypothèse, il faudrait d'abord connaître et comprendre la nature, le contenu, le sens de cet immense effort pontifical de rénovation et d'adaptation. Le drame est que la plupart l'écartent *par réflexe,* sans en connaître rien, en déclarant plus ou moins clairement que les documents pontificaux depuis Léon XIII incarnent en somme le conservatisme, l'immobilisme, le négativisme auxquels il convient de tourner le dos.
Écarter ce monument, sens précédent et sans exemple dans l'histoire de l'Église, constitué par les documents pontificaux de Léon XIII à Pie XII, l'écarter comme inutile, comme dépassé, comme inadapté, serait un acte dont il faut bien mesurer l'énormité. Mais justement l'énormité n'en est pas mesurée, ne peut pas l'être, par les esprits qui ignorent le contenu réel de ces documents pontificaux, et par suite ne voient pas l'extravagance de leur propre attitude à l'égard de ce contenu réel.
\*\*\*
32:71
Bien sûr, le Concile n'a pas été réuni pour simplement répéter ce qui est dans les documents pontificaux.
Mais il n'a pas été réuni non plus pour l'ignorer ou le jeter bas.
Le problème pratique est plutôt de savoir *comment l'on pourrait faire* pour que la substance pastorale et doctrinale de l'*aggiornamento* opportun et méthodique inauguré par les Papes modernes puisse -- éventuellement prolongée, complétée ou synthétisée -- être enfin connue et vécue par la communauté catholique : et ainsi être manifestée au monde actuel.
L'objet pratique\
du Concile
L'objet pratique, l'objet « pastoral » du Concile, tel que l'énonce Jean XXIII, est en continuité et en conformité -- et non en rupture -- avec les appels de Pie XII à en venir enfin aux *réalisations concrètes.* Un de nos amis déclare, par manière de boutade, que le Concile « a commencé en réalité avec le discours de Pie XII du 10 février 1952 ». Ce discours est son appel historique pour un monde meilleur, qui disait notamment (c'est nous qui soulignons) :
« C'est tout un monde qu'il faut refaire depuis ses fondations ; de sauvage, il faut le rendre humain, d'humain le rendre divin, c'est-à-dire selon le cœur de Dieu. Des millions d'hommes réclament une orientation nouvelle, tournent leur regard vers une telle entreprise dans le respect de la liberté humaine (...).
Ce n'est pas le moment (...) de chercher de nouveaux principes, d'assigner de nouveaux buts et objectifs. Les uns et les autres sont *déjà connus* et assurés dans leur substance, parce qu'enseignés par le Christ lui-même, mis en lumière par l'élaboration séculaire de l'Église, *adaptés aux circonstances immédiates par les derniers Souverains Pontifes ;* ils n'attendent qu'une chose : leur réalisation concrète. »
33:71
Ce qui manque à l'Église aujourd'hui ce n'est pas « *l'adaptation aux circonstances* » de la pastorale universelle du Magistère suprême. C'est de faire passer cette adaptation dans les âmes, dans les esprits, dans les faits, *ad intra* et *ad extra.* Problème « pratique ». Problème « pastoral ». Problème de vie.
Ce qu'a fait\
la guerre psychologique
Dans tout ce qui vient d'être dit, la guerre psychologique menée à l'intérieur de l'Église n'est pas mentionnée, mais sa place et son rôle apparaissent en filigrane.
La guerre psychologique impose aux réalités surnaturelles le schéma naturel du frein et du moteur.
Dans cette perspective humaine, la guerre psychologique travaille à la victoire des novateurs et à l'écrasement des conservateurs : les uns et les autres étant arbitrairement désignés. Et, dans ces deux catégories arbitraires par leur emploi agressif, la guerre psychologique range des vérités et des erreurs surnaturelles qui n'ont rien à voir avec la conservation on le progrès.
Un compromis entre conservation et novation risque alors, par la faute de la guerre psychologique, d'être un compromis entre des vérités et des erreurs d'ordre surnaturel qui ont été abusivement inscrites dans les catégories naturelles, et légitimes à leur place, de conservation et de progrès, de frein et de moteur.
\*\*\*
La guerre psychologique menée à l'intérieur de l'Église, sous prétexte de promouvoir, contre l'immobilisme, des « réalisations concrètes », déforme ou détruit *ce qui* est à « réaliser ».
Elle prend pour cible (à laquelle elle accroche l'étiquette de conservatisme, d'immobilisme, de mentalité dépassée et inadaptée) précisément ce que Pie XII nommait « *l'élaboration séculaire de l'Église, adaptée aux circonstances immédiates par les derniers Souverains Pontifes* »*.*
34:71
S'il s'agissait seulement d'un jugement, d'une théorie, d'une tendance, sous-estimant ou méconnaissant le contenu des documents pontificaux, une saine discussion pourrait tirer les choses au clair.
Mais il s'agit d'une *guerre* faite aux *personnes.*
Par cette guerre, les personnes qui, à leur place et selon leur état, des Cardinaux du premier rang aux laïcs du dernier rang, entreprennent d'expliquer qu'il s'agit pour les chrétiens de *réaliser ensemble* cette « adaptation aux circonstances immédiates opérée par les derniers Souverains Pontifes », toutes les personnes grandes ou petites qui tiennent un tel propos sont SYSTÉMATIQUEMENT DIFFAMÉES ET DISQUALIFIÉES COMME « INTÉGRISTES ».
La guerre psychologique se substitue au débat précisément pour empêcher que le débat ait lieu.
Le processus\
de l'anti-intégrisme
Cette guerre a été « déclarée » par une formule remarquable du P. Liégé, sur laquelle nous attirons avec insistance l'attention.
Selon lui, les « intégristes » sont *les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes.*
Deux remarques :
1. -- Cette formule n'est pas un excès de langage. Elle a été maintenue, réitérée et défendue par son auteur. Et elle n'est pas une position anecdotique, particulière à un individu isolé. Elle est la *clé,* consciente ou inconsciente, mais réelle, de beaucoup de comportements, qui se développent et s'étendent. Cette formule permet de *déchiffrer* la variation simultanée, en sens inverse, de certaines attitudes à l'égard d'une part des intégristes, d'autre part des communistes.
2. -- Les « intégristes », en ce sens, ce n'est pas un *petit clan,* bien que des anti-intégristes déclarent parfois, par tactique, qu'ils s'en prennent seulement à un « petit clan ». Il n'est que de voir comment l'anti-intégrisme procède en fait.
35:71
Une partie chaque jour croissante de l'Église est rangée dans la catégorie « intégriste », *c'est-à-dire* dans la catégorie des « pires ennemis, plus dangereux que les communistes ». Les anti-intégristes ne craignent pas de classer dans la catégorie « intégriste » *plus du tiers* des Pères du Concile. Quand bien même ce « plus du tiers » devrait être considéré comme l'équivalent d'une minorité parlementaire impuissante ou neutralisée, il est important que plus du tiers des évêques de l'Église universelle soient implicitement -- et pas toujours implicitement -- mis au nombre des *pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes*. Du Pape lui-même, les anti-intégristes disent parfois qu'il pourrait bien être un « demi-intégriste ». C'est donc, au bas mot, et en attendant mieux, plus du tiers des catholiques et de leurs évêques, et le Pape lui-même pour moitié, qui sont constitués en *pires ennemis* au nom d'une certaine conception de la charité moderne et adaptée, de la pastorale nouvelle, de la théologie missionnaire. Bien entendu, la logique interne de cette énorme exclusive n'est pas consciemment aperçue par beaucoup de ceux qui en subissent l'influence ou qui en suivent plus ou moins les orientations : ils ne *pensent* pas clairement ces choses. Ils ne les pensent pas du tout, demeurant au niveau du réflexe, du sentiment, de la rumeur ; ou bien ils les pensent *séparément* les unes des autres : d'un côté une certaine conception de la « théologie missionnaire », d'un autre l'opposition entre « intégrisme et mission », d'un troisième l'identification des « intégristes ». On ne les insurge pas contre *l'ensemble* des « intégristes » nommément désignés d'un seul coup, car ils verraient aussitôt qu'on les dresse contre le tiers ou la moitié de l'Église. Les intégristes contre lesquels on les ameute, on les leur désigne *les uns après les autres,* en ne visant explicitement chaque fois que quelques personnes, qu'un « petit groupe » celui ou ceux qui parmi les « pires ennemis » constituent l'ennemi principal du moment, par rapport à la manœuvre en cours. Mais si l'on prend une vue d'ensemble de la situation qui est ainsi créée, on mesure alors sa gravité.
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L'attitude nouvelle ?\
Mais c'est celle\
des Encycliques modernes !
Considérant le Pape Jean XXIII comme un « demi » intégriste, mais voulant tirer parti de sa « bonne » moitié, les anti-intégristes ont exploité dans leur sens ces paroles prononcées par le Souverain Pontife le 11 octobre 1962 :
« *L'Église n'a jamais cessé de s'opposer* (*aux*) *erreurs. Elle les a même souvent condamnées, et très sévèrement. Mais aujourd'hui l'Épouse du Christ préfère recourir au remède de la miséricorde plutôt que de brandir les armes de la sévérité. Elle estime que, plutôt que de condamner, elle répond mieux aux besoins de notre époque en mettant davantage en valeur les richesses de sa doctrine.* »
En disant « aujourd'hui » et « notre époque », Jean XXIII n'entendait manifestement pas désigner une époque qui aurait brusquement commencé le 11 octobre 1962 et qui serait en rupture radicale avec tout ce que ses prédécesseurs et lui-même avaient fait jusqu'alors.
Accentuer la mise en valeur de la vérité davantage que la condamnation de l'erreur, c'est précisément le dessein, la signification, le contenu des documents pontificaux depuis Léon XIII. La multiplication des grandes Encycliques répond à cette accentuation nouvelle, correspond à cette « époque » qui est la nôtre. Il faut beaucoup d'ignorance, jointe à beaucoup de prévention pour imaginer que les Papes modernes ont écrit des Encycliques de vingt, cinquante ou cent pages chacune simplement pour « condamner ». Les « condamnations » tiennent en quelques lignes, voire en une phrase, c'est leur nature propre. On pourrait donc au moins se demander ce que les Papes depuis Léon XIII ont bien pu raconter dans des Encycliques de vingt, cinquante ou cent pages. Cette seule remarque suggère qu'il s'agit de motivations, d'argumentations, d'explications, d'enseignements positifs.
37:71
Reprenons l'exemple de *Divini Redemptoris* et du quiproquo organisé à son sujet. Il est pour ainsi dire convenu que *Divini Redemptoris* est la solennelle « condamnation » du communisme, la charte de l' « anticommunisme négatif ». Or l'Encyclique *Divini Redemptoris* comporte 81 paragraphes : il y en a 24 sur le communisme, et pour l'*expliquer ;* et il y en a 57 pour exposer « la vraie conception de la société », l' « application » actuelle de cette vraie conception et les « moyens à employer ». En face du communisme, au sujet du communisme, c'est essentiellement et principalement par *Divini Redemptoris* que l'Église a « mis en valeur la richesse de sa doctrine ». Cette Encyclique contient, sur la justice sociale, sur l'attitude du chrétien dans la cité, sur l'apostolat ouvrier, et sur plusieurs autres points, des explicitations que le Magistère n'a renouvelées, du moins avec ce degré d'adaptation directe et de précision positive, dans aucun document ultérieur. On ne l'a pas su ; on n'a pas voulu le savoir. On a fait croire que *Divini Redemptoris* est un document « négatif », occupé à « condamner » le communisme, et que la mise en valeur opportune, adaptée, positive des vérités correspondantes restait encore à inventer.
Si la conversation et le dialogue étaient possibles, dans un climat serein et fraternel, le quiproquo serait surmontable. Mais ceux qui entreprennent de montrer le contenu positif de *Divini Redemptoris* sont, dès qu'ils prononcent le nom de cette Encyclique, et déjà pour ce seul motif, couverts de huées et désignés comme anticommunistes rabiques et obsessionnels, négatifs, intégristes et dépassés. La guerre dans l'Église empêche la conversation.
Méthodes et instruments,\
de guerre psychologique
Vue très en gros et de très loin, l'actuelle guerre psychologique dans l'Église paraît n'avoir rien de nouveau et rien de tragique. Elle ressemble à une conjuration de salon. Elle manifeste des mœurs intellectuelles analogues à celles que Molière a peintes dans *Les Précieuses ridicules* et surtout dans *Les Femmes savantes.* Ce sont des coteries de Vadius, de Trissotins et de Bélises, qui décrètent pareillement : « Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis ».
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Seulement, deux transformations se sont produites depuis Molière. Les salons ont disparu, remplacés à cet égard par autre chose, et les techniques de fabrication d'une opinion de masse se sont développées :
1. -- Les salons ont été progressivement remplacés, dans le lancement ou la démolition des réputations, par les *sociétés de pensée* qu'étudia Augustin Cochin, et qui ont abouti à la technique sociologique du *groupe restreint* et du *noyau dirigeant,* installés aux centres nerveux des *courroies de transmission* et des *organisations de masse.* Cette technique sociologique fonctionne à l'état chimiquement pur dans le communisme. Mais elle fonctionne également ailleurs.
2. -- La discussion, la controverse, éventuellement dures, mais nettes ont été progressivement remplacées par des tentatives de monopole d'une *information orientée* donnée unilatéralement comme objective, comme indiscutable, comme faisant automatiquement autorité : celui qui en conteste la technique et en discute le contenu est écarté comme polémiste, comme agresseur odieux, comme factieux, comme *étranger* à la communauté.
Ces mœurs intellectuelles, mœurs des coteries de salon, étaient inoffensives en dehors des salons. Les mêmes mœurs, placées à la tête des groupes restreints, des noyaux dirigeants et de l'information de masse, assurent aujourd'hui à la guerre psychologique une diffusion et une nocivité universelles.
Les mots d'ordre de guerre circulent partout. En cette année 1963, à la messe du dimanche dans un village de montagne qui n'est d'ailleurs pas en France, nous avons entendu un prédicateur débiter un sermon composé de tirades enflammées appelant les fidèles à s'insurger « contre la latinité », « contre les catégories mentales d'un passé récent » et « contre la bureaucratie romaine », -- bien entendu « au nom » du Concile et de Jean XXIII explicitement invoqués. Il n'y avait probablement pas trois personnes sur trois cents qui entendaient ce que le prédicateur voulait dire ; lui-même peut-être n'entendait pas bien son propre discours dans toutes ses inspirations et implications. Les fidèles de cette paroisse n'avaient sans doute jamais eu affaire à la « bureaucratie romaine », « aux catégories mentales » ni à « la latinité ».
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Mais que la machine de guerre fonctionne même là, et même à vide, montre qu'elle fonctionne universellement. Par le truchement -- entre autres -- des « instruments de diffusion », les mots d'ordre des groupes restreints et des noyaux dirigeants sont partout mis en œuvre.
Au moment où Luther faisait vibrer dans le peuple allemand les fibres sentimentales d'un nationalisme en gestation, on fit, paraît-il, le contresens initial d'y voir une simple « querelle de moines ».
Au moment où la guerre psychologique est dans l'Église, étendue à toutes les provinces de l'Église, ce serait un contresens analogue d'y voir une simple « querelle d'intellectuels ».
Intégrisme\
et communisme
Cet « intégrisme » auquel on fait la guerre n'a jamais été défini ou condamné par le Magistère universel de l'Église. A supposer qu'il le soit un jour, il faudrait encore savoir s'il est véritablement évangélique, missionnaire et pastoral de traiter les intégristes, réels ou prétendus, sans aucune justice et sans aucune charité ; et s'il est véritablement pastoral, missionnaire, évangélique, de *considérer les communistes comme des* INTERLOCUTEURS *dans le même temps où l'on désigne le tiers* (*au moins*) *des catholiques comme des* ENNEMIS. La formule astucieuse et terrible, lancée au nom de la pastorale nouvelle et de la théologie missionnaire selon laquelle *les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes*, conduit à faire admettre en fait, dans les comportements pratiques, que le communisme -- N'EST PLUS intrinsèquement pervers, mais QU'A SA PLACE c'est l'intégrisme qui L'EST DEVENU. D'où l'attitude affichée : *il faut* DIALOGUER *avec les communistes et il faut* ÉCRASER *les intégristes.*
Cette attitude, d'ailleurs, coïncide exactement avec ce que la manœuvre et la propagande communistes cherchent à obtenir des chrétiens.
Une « clarification » de ce « problème » ne serait, elle non plus, certainement pas superflue.
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Le progrès
Qu'est-ce d'ailleurs que le progrès, du point de vue de l'Église, sinon le progrès de la conversion du monde ?
Les théoriciens d'une certaine pastorale nouvelle et d'une certaine théologie missionnaire constatent qu'ils ne convertissent personne. Ils en sont affligés mais, plutôt que de remettre en question leur propre pensée et leur propre comportement, ils battent leur coulpe sur la poitrine des autres. Ils déclarent que c'est l'existence de l'intégrisme dans l'Église qui paralyse la mission et empêche les conversions.
Simultanément, ceux qu'ils accusent ainsi d'intégrisme sont notamment ceux qui ont mis en œuvre des méthodes nouvelles et adaptées, *conformes à la pastorale des Papes modernes*, au moyen desquelles Dieu fait surgir des conversions parmi les incroyants et des vocations religieuses parmi les croyants.
« Vous les jugerez à leurs fruits. »
Des méthodes nouvelles et adaptées au monde contemporain sont employées effectivement, sur le tas, en conformité avec la pastorale des Papes modernes, par certains mouvements et certaines organisations que nous nommerons une autre fois. Ces organisations, ces mouvements, sont assaillis et injuriés en permanence, persécutés, mis au ban de la communauté par la guerre psychologique, *alors qu'on devrait se mettre à leur école* au point de vue des expériences entreprises et de leurs résultats. Ces mouvements, ces organisations qui ne font pas de grands discours théoriques de pastorale nouvelle et de théologie missionnaire, mais où fleurissent conversions et vocations, on les désigne comme des groupements de « pieusards », d' « immobilistes », d' « intégristes » retranchés en eux-mêmes, fermés, sans ouverture, dépasses, simplistes, ignorants, réactionnaires, rétrogrades : *on n'examine même plus*. Si l'on examinait, on comprendrait très vite que leurs méthodes modernes peuvent, dans une certaine mesure, être étendues à toute l'Église. Et l'on se souviendrait que Pie XII, entre autres, en avait explicitement formulé le vœu.
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On répute qu'ils sont « les pires ennemis », et l'on *parle* d'ouverture, d'adaptation, de théologie missionnaire, d'une manière frénétique et agressive, publicitaire, qui sert à la guerre psychologique, mais qui n'opère aucune conversion du monde moderne ; qui entraîne plutôt, en sens contraire, trop de chrétiens à se convertir au monde.
La fin de la guerre
Les vues qui viennent d'être exprimées sont assurément fragmentaires, éventuellement contestables, peut-être excessives là et insuffisantes ici. Nous les proposons non point comme des conclusions totales et définitives, mais bien plutôt comme autant de points de départ, de points d'interrogation, pour la recherche et pour la réflexion.
De toutes façons, quel que soit le degré d'exactitude et de pertinence de nos interprétations, il y a le phénomène que nous essayons d'interpréter. Il y a la guerre dans l'Église. Cette guerre atteint des zones sans cesse plus larges du clergé et du peuple chrétien. Elle sème la confusion, elle scandalise ou désoriente les âmes, elle embrouille les idées, elle obère la vie spirituelle et, plus immédiatement, elle hypothèque ou supprime tout débat.
Notre espérance est que le Concile, soit directement soit indirectement, surmontera cette guerre intestine, et d'un manière ou d'une autre y mettra fin.
Notre attente n'est pas de voir au Concile une tendance l'emporter sur les autres. Notre attente n'est pas non plus d'un compromis entre les tendances. Notre attente est au-delà des affrontements humains, y compris ceux où d'aventure nous serions nous-mêmes considérés, à tort ou à raison, comme plus ou moins engagés.
Notre foi est dans l'Esprit.
Pour une paix entre catholiques qui soit une paix sans autre victoire que celle du Christ Jésus, d'avance tenons-nous attentifs, et autant que possible préparés, la ceinture bouclée et la lampe allumée.
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## CHRONIQUES
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### Celui qui n'a point on lui ôtera même ce qu'il a
par J. B. MORVAN
NOUS CONNAISSONS TOUS dans saint Luc cette parabole des Dix Mines, que je préfère pour ma part appeler comme autrefois (même au prix d'une grossière erreur archéologique) la Parabole des Talents. C'est elle qui fît prendre au vieux mot « talent » le sens qu'il a toujours ; il serait dangereux qu'il ne trouvât plus dans l'Écriture son titre de noblesse, et qu'il fût découronné de sa plus haute valeur. Les mots s'usent quand on les laisse s'user. Cette parabole contient la phrase étrange : « Or je vous déclare qu'on donnera à celui qui a déjà, et il sera dans l'abondance ; et pour celui qui n'a point, on lui ôtera même ce qu'il a ». Elle me semble s'appliquer assez bien à notre nouvelle forme de « mal du siècle ». Là où l'homme d'autrefois se sentait simplement contraint, l'homme d'aujourd'hui se sent atteint ; c'est en lui-même qu'il éprouve la présence de l'obstacle, au moment précis où sa volonté, son intention rencontrent le monde extérieur. Il la ressent comme intérieure et étrangère à la fois, comme une malveillance rongeuse qui ne se contenterait pas de s'arrêter au zéro, mais l'obligerait à rétrograder vers les nombres négatifs.
EST-CE seulement une misère ? L'Évangile nous laisse entendre qu'il s'agit d'une sanction. Notre pauvreté tient au fait que des talents mutilés affrontent un monde apparemment insuffisant. Mais nous passons notre temps à nous plaindre. L'homme affligé d'un « complexe de frustration » gémit sur le divan du psychanalyste : « On ne m'aime pas, on ne me comprend pas ».
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Nous sommes semblables aux plaignants du Moyen-Age anglo-normand qui utilisaient le « droit de haro » : « Haro ! on me fait tort ! » et ils se couchaient sur le seuil de l'auteur présumé de ce tort, jusqu'à s'y laisser mourir de faim. Je ne sais si l'anecdote est fidèle, mais nous sommes tentés de nous reconnaître le droit de nous laisser mourir de faim sur le seuil de Dieu. Peut-être est-ce logique si l'on admet en principe comme vrai, réel et valable un monde psychologique atrophié et mutilé. Ces atrophies, ces mutilations ont des causes déjà lointaines et obscures. Pour reconquérir, il faudrait faire preuve d'imagination ; mais je suis de plus en plus persuadé que le défaut d'imagination, partout sensible et même dans les formes futiles de la littérature, provient de l'enfouissement d'un « talent » essentiel qui est la prière. Le sentiment de l'absurde et sa torpeur en résultent. L'absurde croît à mesure que la Prière se rétrécit.
LES INCROYANTS, et beaucoup de croyants sans doute, jugeront qu'il s'agit là d'une explication pieuse et simpliste. Le sentiment de l'absurde paraît vague et vaste, multiforme et spontané ; la prière, limitée par son orientation même, sa nature intentionnelle, ses structures, ses pratiques enseignées. Mais la prière ne couvrait-elle pas autrefois une plus grande surface, des espaces maintenant insoupçonnés, auxquels elle donnait une dimension supplémentaire ? L'absurde, au contraire, semblait davantage concentré sur l'erreur, ou sur les plates fantaisies de l'imagination quotidienne auxquelles on ne cherchait pas à donner de l'importance. On n'enseignait pas l'absurde. Notre temps a vu naître des leçons, des thèmes, un catéchisme de l'absurde : en somme, l'arsenal d'une contre-prière. La première esquisse, comme le remarque Mgr Nédoncelle dans un récent article, fut peut-être le « Candide » de Voltaire.
L'intelligence et la raison, même animées d'une intention religieuse, ne réussiront pas à planter leurs étendards sur certaines terres inconnues, inhospitalières et désespérantes au premier abord, de la géographie de l'esprit. Les premiers éléments leur manquent. Doit-on leur demander d'abdiquer au profit de la sensibilité, du « sentiment » ? Il se trouvera dans le même cas : le romantisme, même teinté de christianisme, échoue devant cette mélancolie fade et sans nom.
45:71
Si l'on pense aux « raisons du cœur », il faudra du moins donner au « cœur » un sens qui ne soit pas celui de Musset, et rendre au cœur toute cette mystérieuse efficacité à laquelle pensaient les écrivains classiques. Efficacité religieuse, à condition de ne pas entendre par religion la seule émotion, provoquée, par les couchers de soleil, car nous pénétrons dans un monde où les beaux crépuscules ne sont plus. La prière, c'est le cœur partant pour l'aventure, avec l'accord de l'intelligence humiliée, dans un acte de foi qui les dépasse : Prières sans objet apparent, prière pour des objets inconnus, devant des dangers ignorés qui seront par grâce évités sans qu'on se soit douté de leur présence, actions de grâces pour ces sauvetages inconnus de nous-mêmes.
QUE NE PRIONS-NOUS aussi Dieu de garder cette part de nous-mêmes qui nous est étrangère, celle que voient les autres et que nous ne verrons jamais ? Prière pour la frange d'étrangeté qui borde notre manteau... Car c'est là que le cœur tremble, et cette angoisse a mené plus d'un esprit jusqu'au trouble mental. Dépersonnalisation, sentiment d'étrangeté ! Ce ne sont point des échantillons isolés à étiqueter dans une vitrine. Sans la confiance absolue en Dieu, et l'appel constant à Lui, il est trop naturel que chacun en soit quelque jour frôlé. Je mets une lettre à la poste : je ne puis mesurer à l'aune de mon propre style et de mon intention la résonance exacte qu'elle aura dans l'esprit du destinataire que j'assure pourtant de mon affection. Il me reste à coller l'enveloppe, mettre le timbre, et glisser la lettre dans la boîte en demandant à Dieu de faire le reste, de faire qu'on me lise comme j'ai voulu écrire.
LES périls du moi-étranger commencent à mon épiderme, à l'expression de ma physionomie que je ne puis constamment surveiller dans les miroirs, et qui m'aide ou me nuit sans que je le sache. Souvenez-vous de Poincaré photographié à une cérémonie funèbre ; il devait avoir le soleil dans l'œil. Il devint «* l'homme qui rit dans les cimetières *». Il nous faut courir le risque, avec un acte de foi et toujours une prière de demande flottant dans l'âme. Elle aura au moins pour premier avantage de nous empêcher d'attribuer une valeur absolue à la sanction d'autrui.
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Mais cette zone mystérieuse, cet intervalle contient aussi tous les autres hommes dans la mesure où leurs actes ne sont point orientés vers nous. La prière et la charité qu'elle implique y sont aussi nécessaires que quand l'action d'autrui nous atteint. Il faut en effet situer là tous les étonnements, toutes les irritations vagues, le scandale instinctif que nous ressentons quand nous sommes témoins de faits où nous n'avons point de part. L'agressivité formelle et localisée se nourrit de ce bouillon de culture. C'est peut-être une jalousie dominatrice, non refrénée, incontrôlée, qui nous fait souvent conclure à l'absurde. Le mot lui-même n'est pas de ceux qu'on emploie avec sérénité. Le brevet d'absurdité donné aux choses, aux situations, ne serait-il pas l'écriteau infamant que nous placardons sur ce qui nous échappe, sur ce qui ne peut ni ne doit nous appartenir ? Nous avons besoin d'une sympathie immense, nous le sentons : dans un monde sans présence de Dieu, l'appel se tourne vers les hommes et les choses, et se mue en un impérialisme personnel condamné à être toujours déçu et toujours endolori.
PROUST IMAGINE qu'il retrouve dans le « Journal » des Goncourt un éloge du « petit cercle » du Salon des Verdurin où lui-même ne vit jamais qu'une mesquinerie, une médiocrité qu'il ressentit souvent comme une blessure personnelle. La fiction est intéressante ; elle serait peut-être utile à litre de vaccination intellectuelle pour éviter d'en souffrir au cas où la réalité des choses nous la présenterait concrètement et brutalement. Nous pouvons alors tenir la place de Proust, qui voit sa certitude remise en question ; mais nous pouvons être aussi les Verdurin trop particulièrement jugés, et en somme consolés par le jugement des Goncourt de la censure de Proust. Mais d'où vient que l'homme d'aujourd'hui croit plus facilement à la censure d'autrui qu'à sa charité ou à son approbation ? Ne serait-ce pas à cause d'une claustration en nous-mêmes, et par le transfert sans critique de nos propres amertumes sur l'image qu'autrui se forge de nous ? Nul relativisme, nul scepticisme souriant ne nous tirera de là ; nous ne dominerons pas sans monter sur la plus haute montagne.
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LES CONSOLATIONS que la religion apporte sont le fruit d'un effort, d'une ascension. Si nous considérons nos anciens agendas, livres de raison, journaux personnels, les années passées nous paraissent plus vides qu'elles ne nous semblaient quand nous les vivions. Mais est-ce la vérité ? « L'homme qui se penche sur son passé » se désespère facilement. On en veut à Chateaubriand d'avoir recherché et retrouvé ses joies, ses « ascensions du cœur » dans ses mémoires : affectation et pose, dit-on. Il enfreint scandaleusement la loi de la grisaille. Qu'en penser ? Courber la tête devant la leçon « existentialiste », ou comme le Vicomte, nous en moquer ? Ce n'est pas seulement dans l'espace que nous risquons d'affronter la hantise du désert, mais dans le temps. Et une morne contemplation sur le passé hypothèque l'avenir dans notre pensée. L'angoisse de l'avenir et du passé est une forme de l'angoisse de l'Autre.
La prière nous rappelle que cet avenir et ce passé peuvent être sanctionnés et consacrés. Elle réforme l'erreur d'optique dont nous souffrons. En fait nous avons évacué notre présent : il reste difficilement dans notre souvenir à cause du travail mental dont il a été l'objet. Mais il reste dans l'esprit des autres et parfois avec des teintes d'attendrissement et d'admiration qui nous paraissent d'autant plus étonnantes qu'elles marquent un fait de nous-mêmes oublié. Il peut arriver que nous laissions au contraire une image ridicule ; c'est le chapitre des pertes dans cette comptabilité de l'incertain. Nous ne sommes jamais contents ! Mais l'appel à Dieu implique que nous reconnaissons être d'assez mauvais miroirs de nous-mêmes, pour le bien comme pour le mal. Les souvenirs des autres nous prouvent que nous ne gardons pas, tant s'en faut, tout ce que nous avons donné. Nos anecdotes perdues sont une mort partielle qui assure notre survivance même chez les autres. L'aspect flatteur qu'elles revêtent parfois dans l'évocation qu'ils en font pourrait nous aider à vaincre un certain sentiment de persécution trop répandu ; mais cette douceur même, à la mention d'un épisode oublié de nous et savouré par autrui, nous aide à ne plus nous enfermer. Beaucoup vivent de ce que chacune des morts partielles de notre moi anecdotique leur a apporté comme signe, ou comme agrément. Prions pour que les autres trouvent sourire et détente même en se remémorant le jour où nous les fîmes rire involontairement. Je songe à la devise de la petite ville de Salies-de-Béarn qui dût sa naissance à un sanglier percé d'une flèche qui alla mourir dans une source salée inconnue.
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On l'y trouva couvert de cristaux de sel et le sel fit la fortune du bourg. « Se you n'y ériè mourt, Arrès n'y biberé » : « Si je n'y étais mort, personne n'y vivrait. » Le contentement que nous en tirons ne peut être que métaphysique : il nous concerne, et ne nous concerne plus. Qui voudrait garder sa vie la perdrait.
L'EXISTENTIALISTE ATHÉE peut se gausser du pouvoir de la prière : « Donnez-nous quelque chose de plus sûr ! » Il est curieux de voir combien ces esprits audacieux tiennent aux instruments efficaces pourvus de brevets et de garanties. Ils veulent avoir des armes de décision dans le domaine de l'indécis, ils souhaiteraient que nous réclamions un parapet de granit pour affronter un monde qu'ils se plaisent à décrire en tant que flottant et équivoque. Ils exigent une dialectique sur des terrains situés hors des finages de la dialectique. La grâce, que comme Jeanne d'Arc, nous ne nous vantons jamais de posséder, est par elle-même l'instrument adapté aux incertitudes ; mais la possibilité de l'appeler est une certitude.
Le mystère de ce monde où nous sommes impliqués est propre à illustrer le culte des Anges. Les lois, les rencontres, les rapports de cette zone mystérieuse échappent à notre intelligence logique, à notre initiative, et cependant les réclament ; elles réclament plus encore une tendresse ; nous sentons mieux les temps morts de notre charité que de notre intelligence. Après avoir dépassé l'élémentaire sensation de l'absurde, c'est l'effort du cœur d'autrui. Mais comment ces intentions trouveront-elles leur chemin en pays inconnu ? Nous avons besoin d'être complétés par des messagers. D'où la prière aux Anges, non seulement à notre Ange gardien, mais aux Anges inconnus, gardiens de tant d'inconnus, à l'ange gardien du monsieur qui passe ou qui aurait pu être à tel endroit où nous passons nous-mêmes sans pouvoir deviner les drames positifs ou lacunaires qui ont leur scène en tout lieu et que nous côtoyons à chaque instant.
Jean-Baptiste MORVAN.
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### Mao se prend pour Lénine
par Branko LAZITCH
Branko Lazitch est en langue française le meilleur historien de l'Internationale communiste. Ses deux principaux ouvrages font autorité :
-- « Lénine et la III^e^ Internationale » (préface de Raymond Aron, Éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1950) ;
-- « Les Partis communistes d'Europe, 1919-1955 » (Plon, 1956)
Le silence\
de Mao
Dans les innombrables commentaires consacrés soit à la querelle sino-soviétique, soit au conflit sino-indien, un certain nombre de mots-clés reviennent sans cesse : idéologie, nationalisme, guerre atomique, problèmes économiques, frontaliers, diplomatiques, etc., mais il est rarement fait mention d'un personnage-clé : Mao Tse-toung. On dit : les « Chinois », le « parti communiste », « Pékin » ou quelque chose d'autre.
Ce curieux phénomène s'explique en apparence par un fait simple : Mao Tse-toung se tait systématiquement sur ces deux affaires d'importance historique. Il se tait comme le faisait Staline, qui s'obstina à ne pas mentionner une seule fois en public le nom de Tito après 1948, alors qu'il obligeait les communistes du monde entier à le couvrir de boue, et qui ne fit aucune déclaration sur les procès monstres de Moscou de 1936-38, alors que, cette fois-là également, il obligeait tous les autres à en parler.
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Pourtant, sans Staline, ni les procès monstres ni l'affaire Tito ne pouvaient être expliqués, bien qu'à l'époque de nombreux commentateurs leur aient cherché des explications dans lesquelles Staline n'intervenait pas.
Il en est aujourd'hui de même avec Mao Tse-toung. Il se tait, mais, si l'on ne tient pas compte de son rôle, il n'est pas possible de comprendre la nature de ces deux conflits provoqués par les Chinois.
La prétention de Mao :\
être le « théoricien » n°1\
du communisme d'aujourd'hui
Lorsqu'on se trouve en présence d'un personnage tout-puissant -- vrai démiurge de l'histoire comme Lénine l'était pour la révolution russe, Staline dans un autre sens pour la Russie soviétique et comme Mao l'est depuis des années pour la Chine -- le premier impératif est de comprendre ce « héros historique ».
Or, un trait est apparu chez Mao qui, de plus en plus, domine son caractère il *se prend pour* « *le Lénine d'aujourd'hui* »*.* Staline, en son temps, avait déjà réclamé cette appellation : « Staline, *c'est le Lénine d'aujourd'hui* »*,* ordonnait-il à ses serviteurs d'écrire, à commencer par Henri Barbusse.
Ce « *Lénine d'aujourd'hui* »*,* Staline ne l'est plus, non seulement pour Krouchtchev -- ce que tout le monde sait maintenant -- mais aussi pour Mao Tse-toung lui-même -- ce qu'on sait moins. Il suffit, pour s'en rendre compte, de se reporter à un texte d'importance certaine : *Comment être un bon communiste,* une brochure publiée en 1939, dont Liou Chaochi, président de la République chinoise, est l'auteur et qui a été rééditée en août 1962 avec des modifications significatives.
Jusqu'au lendemain du XX^e^ Congrès de Moscou, en 1956, le prétendu socialisme scientifique possédait quatre classiques : Marx, Engels, Lénine et Staline. Et Mao Tse-toung était le « disciple génial » qui avait appliqué cette science magique aux conditions chinoises. Après la déstalinisation, au problème déjà posé : « Qui va occuper la place devenue vacante sur le trône idéologique ? », s'en ajoutait un autre : fallait-il compter Staline parmi les « classiques » ? La réponse de Krouchtchev est connue depuis passablement de temps : l'héritier, c'est lui, et Staline n'a plus sa place parmi les « classiques ».
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La réponse de Mao, faite par l'intermédiaire de son lieutenant, est différente sur le premier point, mais identique sur le second. Staline n'est plus compté parmi les classiques du « socialisme scientifique » ; partout dans cette nouvelle édition, la formule « doctrine Marx-Engels-Lénine-Staline » est remplacée par le « marxisme-léninisme », et toutes les citations de Staline -- qui étaient nombreuses ont été chassées de cette « étude », même celles tirées du *Précis de l'Histoire du P.C.* (*bolchévik*)*,* attribué à Staline ; (toutefois, Liou Chao-chi a emprunté à Staline un autre passage qui ne figurait pas dans la première édition de sa brochure, passage qui contient un éloge illimité de Lénine). Par contre, dans cette nouvelle version, sept citations de Mao Tse-toung ont été intégrées, ce qui fait que la partie IV, consacrée à l'importance de l'étude théorique, débute par une citation du *Manifeste communiste* et continue avec, en alternance, des passages empruntés à Lénine et à Mao Tse-toung y compris les paragraphes ajoutés sur le mouvement communiste international, où Liou Chao-chi a saisi l'occasion de parler, une fois de plus, du camarade Mao Tse-toung en rapport avec le marxisme-léninisme et le mouvement international...
Lorsque Mao Tse-toung fit dire, dans le communiqué de décembre 1958 concernant sa démission de la présidence de la République, qu'il allait consacrer plus de temps à des travaux théoriques sur le marxisme-léninisme, il ne plaisantait pas. Il avait déjà, à ce moment, commencé à imiter Lénine : la formule des «* communes populaires *» (jusqu'au nom lui-même) était empruntée à l'expérience tentée en Russie soviétique après 1918 (expérience qui devait se révéler négative, comme Mikoyan n'hésita pas à le rappeler publiquement lors de son voyage en Amérique en 1959). Or, la tentative de brûler l'étape et de passer rapidement au communisme -- but de la politique des communes populaires -- était similaire à la théorie de Lénine développée au sujet des républiques asiatiques arriérées, qui pouvaient passer directement du féodalisme au socialisme, en sautant l'étape du capitalisme.
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Un peu plus d'une année plus tard, Mao Tse-toung se pose en défenseur de la « pureté » de la doctrine léniniste. Il choisit, pour le faire, le 90^e^ anniversaire de la naissance de Lénine. Il critiqua implicitement la « révision » que venait de faire Krouchtchev de la formule de Lénine sur l'inévitabilité des guerres. A la vérité, Mao Tse-toung prenait la défense de l'orthodoxie avec un peu de retard, car la révision avait été faite en 1956 -- sans que les Chinois protestent -- et réaffirmée en 1957 en présence de Mao Tse-toung lui-même à Moscou. Cette lenteur à s'indigner montre avec quelle facilité on manie les prétextes « idéologiques » quand on engage la lutte pour le pouvoir dans l'Internationale.
Les maîtres du Kremlin ne s'étaient d'ailleurs pas mépris sur la signification du geste : la meilleure preuve en fut qu'on fit « répondre » à Mao par Kuusinen, l'homme qui a toujours exécuté les basses besognes lorsqu'au Kremlin on décidait de faire la guerre à quelqu'un.
Activité « fractionnelle »\
de type léniniste
Lénine était en désaccord avec une partie de ses camarades dans le Parti social-démocrate ouvrier de Russie dès le Congrès de 1903 ; il resta pourtant dans le Parti près de dix ans, menant la lutte à l'intérieur. Il prit part au Congrès de Stockholm (1906) où les mencheviks gagnèrent la majorité au Comité central, au Congrès de Londres (1907), où la majorité (très faible) au Comité central passa entre ses mains. Ce ne fut qu'en 1912, à la Conférence de Prague, qu'il forma son Comité central exclusivement bolchevik.
De même Lénine adopta des positions « gauchistes » à l'intérieur de l'Internationale socialiste, mais il en resta membre jusqu'en 1914 et il assistait à ses réunions. Plus tard, il appartint, durant la première guerre mondiale, à la gauche du mouvement zimmerwaldien. Il travailla sous l'égide de ce mouvement jusqu'au moment où, une fois de plus, il jugea nécessaire de rompre, quelques mois avant la prise du pouvoir, à Petrograd.
La tactique des Chinois suit d'assez près cet exemple. Ils ne se prononcent pas pour la rupture, mais tout en invoquant l'unité nécessaire du mouvement communiste international, ils tâchent d'exploiter toutes *les* formes du travail fractionnel.
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A la conférence des 81 partis, en novembre 1960, à Moscou, ils ont proposé -- ou fait proposer par des éléments proches -- la constitution d'un organisme dirigeant international où eux -- les « bolcheviks d'aujourd'hui » -- auraient pu mener la vie dure aux nouveaux « menchéviks ». Krouchtchev et sa majorité ont écarté cette proposition.
Lors de cette rencontre, les Chinois souhaitaient qu'on décide de réunir une autre conférence internationale, dans deux ou trois ans. Mais la majorité pro-soviétique ne voulut, paraît-il, fixer aucune date. L'année suivante, Tchou En-laï, après la dénonciation des Albanais par Krouchtchev, exprima le désir de voir réunir une conférence communiste internationale, mais Krouchtchev fit la sourde oreille. A la fin du récent Congrès de Prague, la délégation chinoise a renouvelé cette demande sans recevoir de réponse affirmative. Au même moment, Togliatti, à Rome, proposait de remplacer cette explication à l'échelle internationale par des contacts bilatéraux entre Chinois et Italiens !
Krouchtchev et son équipe évitent ainsi l'explication générale demandée par les Chinois, mais ils montent de nouvelles provocations contre eux. Les deux plus caractéristiques sont toutes récentes :
Premièrement, Krouchtchev a fait venir à Moscou en même temps les deux seuls présidents de P.C. nommément attaqués par Pékin : Tito et Dange, le premier étant le « traître révisionniste » le second un simple « agent de Nehru ».
Deuxièmement, dans son discours au Soviet suprême, Krouchtchev proclame une « révision » de plus : au lieu de la thèse adoptée par les grandes conférences internationales communistes de 1957 et 1960 -- que le principal danger était le révisionnisme, Krouchtchev décréta, de la tribune du Soviet suprême (qui n'est pas une instance du communisme mondial ni même du communisme soviétique) que «* le dogmatisme constitue le danger principal *».
Mao et l'Inde : l'expansion du communisme\
selon les vues de Lénine
Dans un de ses derniers articles, publié le 4 mars 1923, sous le titre « *Mieux vaut moins, mais mieux* »*,* Lénine envisageait les chances de la victoire communiste à l'échelle internationale et formulait la prédiction fameuse :
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« *L'issue finale de la lutte dépendra, en fin de compte, du simple fait que la Russie, l'Inde, la Chine, etc., constituent immense majorité de la population de la Terre. Or, cette majorité est précisément entraînée, ces dernières années, avec une rapidité extraordinaire, à la lutte pour sa libération et il ne peut y avoir l'ombre d'un doute sur la nature de l'issue définitive de cette lutte mondiale. C'est pourquoi la victoire définitive du socialisme est assurée et acquise d'avance.* »
Lorsque Lénine écrivait cela, seule la Russie avait un régime « socialiste ». Depuis lors, la Chine est devenue « socialiste » à son tour. Il ne manque désormais que l'Inde...
Que Mao Tse-toung voit dans l'actuel conflit sino-indien beaucoup plus qu'un simple litige autour de frontières difficiles à tracer et de régions à peine peuplées, la preuve s'en trouve à la fois dans le choix de sa victime et dans sa manière d'agir contre elle.
Il s'est bien gardé de diriger ses troupes contre des territoires dont l'attaque pourrait provoquer une complication internationale, faire surgir les « *tigres de papier* »*.* Non seulement les Chinois laissent tranquilles les deux seules possessions de type colonial classique qui subsistent en Asie, Macao et Hong-Kong -- comme Krouchtchev a eu la délicatesse de le rappeler -- mais ce qui est tout aussi significatif, ils n'ont pas engagé d'opérations militaires en direction des régions dans lesquelles ils risqueraient de voir intervenir les Américains : la Corée du Sud, les détroits de Formose, le Laos, le Viet-Nam Sud, sans parier des pays membres de l'O.T.A.S.E.
D'autre part, la méthode employée contre l'Inde relève de ce principe léniniste : isoler l'adversaire avant de l'attaquer. Pour isoler l'Inde, Mao Tse-toung n'a pas hésité à conclure des accords sur les frontières avec deux pays neutralistes, le Népal et la Birmanie, et aussi avec le Pakistan, lié aux « impérialistes ». Or, les mêmes frontières qu'il a reconnues à ces trois pays, il les refuse à l'Inde !
Le *Quotidien du Peuple* disait, dans l'article très important signé par le comité de rédaction et publié le 27 octobre :
« *Il existe une analogie entre la situation présente des rapports sino-indiens et les rapports sino-soviétiques d'il y a trente ans.* »
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Traduite en termes clairs, cette analogie se présente de la manière suivante : il y a trente ans, la Russie communiste se trouvait aux frontières de la Chine nationaliste, de même qu'aujourd'hui la Chine communiste se trouve aux confins de l'Inde nationaliste. Il y a trente ans (ou un peu plus), la Russie s'employait à aider la révolution chinoise par divers moyens : elle lui envoyait des instructeurs, de l'argent, du matériel de guerre ; elle exerçait en sa faveur des pressions diplomatiques ou militaires ; elle fondait la République mongole, etc. La Chine doit procéder de manière analogue, actuellement, à l'égard de l'Inde, devenue « le maillon le plus faible » dans la chaîne asiatique.
Il ne s'agit nullement de faire la guerre à l'Inde au sens classique du terme, de même que la Russie soviétique n'a pas fait autrefois une guerre de ce genre à la Chine nationaliste. Il s'agit simplement de faire la « guerre révolutionnaire », d'aider à « pourrir » la situation de l'Inde nationaliste, d'user le président Nehru politiquement et moralement, de préparer l'action révolutionnaire des communistes indiens, d'aggraver les contradictions ethniques, sociales, religieuses en Inde. C'est précisément la phase actuelle.
Les Chinois se servent de la question frontalière (depuis 1957) et forment une fraction à l'intérieur du P.C. indien. La fraction prochinoise ne compte qu'un tiers des cadres du P.C. indien, mais cela n'inquiète pas trop Mao : sa fraction était encore moindre au début de son action dans le Comité central du P.C. chinois. L'opération combinée de l'État soviétique et des communistes chinois a duré près de quinze ans avant que les communistes chinois aient pu voler de leurs propres ailes et conquérir plus tard le pouvoir. L'opération de la Chine communiste et des éléments prochinois dans le P.C. de l'Inde vient seulement de commencer ; ils ont donc du temps devant eux. Le démarrage ne doit pas leur paraître, mauvais et si, dans l'étape ultérieure, ils réussissent à constituer, près des frontières chinoises, mais sur le territoire de l'Inde, un « Yunnan indien », la révolution indienne entrera, à partir de ce moment, dans une phase offensive.
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Il y a deux chefs étrangers dont Mao convoite la position : Krouchtchev, qui s'est arrogé le rôle de leader du mouvement communiste international et de détenteur de la vérité marxiste-léniniste, et Nehru, qui a fait figure de chef du monde asiatique. L'un et l'autre ne peuvent être que gênés par l'opération anti-indienne à long terme des Chinois. Par son attitude hésitante en face du conflit sino-indien -- qui, comme le rappelle le *Quotidien du Peuple,* revêt un « caractère de classe » et devrait voir jouer en faveur de la Chine l'appui de tous les communistes au nom de l'internationalisme prolétarien -- Krouchtchev s'enfonce dans le « révisionnisme » et perd de son autorité en tant que chef de l'Internationale. La révélation des faiblesses de Nehru et la nécessité où il est de demander leur aide aux « impérialistes » occidentaux -- devenant ainsi « objectivement » l'allié de l'impérialisme occidental -- lui enlèvent son autorité morale en tant que chef spirituel des « non-engagés ». Ceux-ci sont désormais avertis que le neutralisme dit positif n'est pas une politique à long terme et qu'il leur faudra choisir un jour.
Mao, de son côté, administre une preuve supplémentaire de la justesse de la théorie développée depuis Marx selon laquelle la violence est l'accoucheuse des nouvelles sociétés, théorie défendue également par Lénine et formulée à la manière simpliste par Mao quand il disait que « la puissance augmente avec le canon du fusil ».
Si les Chinois ont bien posé le problème indien dans cette perspective historique, certaines erreurs qui, dans l'immédiat, paraissent graves, perdent beaucoup de leur importance.
L'agression chinoise a eu pour résultat de placer le P.C. indien et Krishna Menon dans une position délicate ; elle les a forcés à prendre ouvertement une position anti-chinoise. Dans la perspective historique, ce n'est là qu'une péripétie dont l'expérience a enseigné à Mao qu'elles n'ont pas d'importance.
De plus, au cas où l'Inde serait entraînée dans ce processus révolutionnaire, la candidature chinoise à la direction du communisme international recevrait un appui décisif. Les Soviétiques risqueraient de perdre effectivement le rôle directeur, au moins sur les trois continents où la révolution communiste a des chances de réussir : en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Car -- pour finir sur une autre prophétie de Lénine -- c'est lui-même qui écrivait au lendemain de la fondation de l'Internationale communiste, en 1919 :
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« *Pour un temps -- très court, cela va de soi -- l'hégémonie dans le mouvement prolétarien international passe aux Russes, comme elle appartint à diverses époques du* XIX^e^ *siècle aux Anglais, aux Français, puis aux Allemands...* »
Mao ne considère-t-il pas que ce temps « très court » devrait expirer le plus tôt possible, quitte à brusquer les choses dans ce sens ?
Quelques indices\
d'une liquidation du noyau soviétique\
à l'intérieur du parti chinois
Avant d'ouvrir la polémique dite « idéologique » en avril 1960, à l'occasion de l'anniversaire de la naissance de Lénine, les chefs soviétiques et chinois eurent certainement des explications au cours de l'année précédente, péripétie dont on ne retrouve pas trace dans leurs discussions, mais sur laquelle la juxtaposition des dates et des faits apporte quelques indices.
Le 24 avril 1959 partent de Pékin en direction de l'Europe orientale, via Moscou, deux dirigeants du P.C. chinois. L'un est Tchang Wen-tsien (alias Lo-Fu), premier ministre adjoint des Affaires étrangères, qui se rendit à Varsovie, à titre d'observateur, pour représenter la Chine à la réunion des ministres des Affaires étrangères du Pacte de Varsovie ; l'autre est le maréchal Peng Teh-huaï, ministre de la Défense nationale qui entreprit un voyage à travers les pays communistes d'Europe.
Mais le rôle de ces deux envoyés était encore plus important dans le Parti que dans l'État. Tchang Wen-tsien était alors membre (ou suppléant) du Politburo, cumulant les titres suivants au cours de sa carrière révolutionnaire : militant formé aux écoles du Komintern à Moscou, il participait déjà au VI^e^ Congrès du P.C. chinois réuni à Moscou en 1928 (presque en même temps que le VI^e^ Congrès du Komintern). En 1930, il faisait partie des vingt-huit étudiants chinois revenus des écoles du Komintern, avec Pafel Mif, pour prendre la direction du P.C. chinois dans leur pays. Trois d'entre eux vont se succéder, de 1931 à la fin de 1934, au poste de secrétaire général du P.C. ; le troisième était Tchang Wen-tsien, qui dut céder cette fonction en janvier 1935 à Mao Tsé-toung.
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Mais Tchang Wen-tsien ne perdit pas toute importance dans le P.C. chinois : il resta membre du Comité central et fut nommé ambassadeur à Moscou, après la victoire de Mao Tsé-toung. Et, à son retour de Moscou, il fit sa rentrée au Politburo, tout en exerçant la fonction de ministre adjoint des Affaires étrangères. Le second voyageur, le maréchal Perig Teh-huaï, originaire de la même province que Mao (le Hounan), était déjà, à l'époque de Yenan, le chef militaire numéro 2 (le numéro 1 étant Tchou-Déh) et, au lendemain de la victoire, c'est lui qui fut nommé commandant en chef des troupes chinoises dans la guerre de Corée. Membre du Politburo et ministre de la Défense nationale, il fut le deuxième sur le tableau d'honneur des dix premiers maréchaux chinois promus par Mao en 1955.
*Le 25 mai 1959,* le maréchal Peng Teh-huaï se trouvait à Tirana, en même temps que Nikita Krouchtchev, avec lequel il eut un entretien particulier. Il rencontra également Enver Hodja et Mehmet Chehu, de même qu'il vit le maréchal Malinovsky, qui accompagnait Krouchtchev. Une photo de l'époque les montre tous ensemble, souriants : Krouchtchev, Hodja, Chehu, Malinovsky et Peng Teh-huaï.
*Le 13 juin,* le maréchal Pen Teh-huaï est de retour à Pékin (où Tchang Wen-tsien l'avait précédé).
*Le 2 août* s'ouvre subitement le VIII^e^ Plenum du Comité central du P.C. chinois, qui dure jusqu'au 16 août.
*Le 27 septembre,* un communiqué officiel annonce que le maréchal Peng Teh-hua est limogé de son poste de ministre (ainsi que son adjoint) et sur la nouvelle liste du gouvernement manquent deux ministres adjoints des Affaires étrangères : Tchang Wen-tsien et Wang Chai-hsiang (le deuxième, ayant été aussi un moment ambassadeur à Moscou, après avoir fait également partie de l'ancien groupe des vingt-huit étudiants de Moscou).
Le communiqué du dernier Plenum (septembre 1962) faisait vaguement allusion à ce qui s'était passé à Loshan, soulignant « l'importance historique » de la VIII^e^ session plénière du Vill^e^ Comité central : « *L'importance de cette session réside dans le fait qu'elle a brisé l'offensive de l'opportunisme de droite, c'est-à-dire du révisionnisme ; qu'elle a défendu et maintenu la ligne du Parti et la cohésion de ses rangs.* »
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Traduit en termes clairs, cela signifie que deux membres du Politburo, Peng Teh-huaï et Tchang Wen-tsien (aidés certainement par quelques autres dirigeants) ont essayé de soulever le Comité central contre Mao Tsé-toung, à peu près de la même manière que Malenkov, Molotov et Kaganovitch avaient essayé, en vain la même chose contre Krouchtchev en 1957. (D'après certains renseignements apportés dans l'excellent article sur le limogeage du maréchal Peng Teh-huaî, publié dans *The China Quarterly* d'octobre-décembre 1961, le maréchal aurait écrit une lettre à la direction du P.C. soviétique sur la politique économique de Mao et aurait présenté ensuite au Plénum un mémorandum détaillé critiquant cette politique.)
C'est ici qu'intervient un autre élément : le rôle des Albanais dans cette lutte de coulisses, qui pourrait mieux expliquer la solidarité actuelle de Mao et de Hodja que toutes leurs élucubrations élaborées après coup sur la défense du marxisme-léninisme.
Premièrement, les contacts entre Krouchtchev et Peng Teh-huaï ont en lieu à Tirana, et Hodja -- rusé et intrigant comme il s'était déjà révélé dans un autre conflit, celui qui allait opposer Tito à Staline -- aurait pu en apprendre quelque chose et avertir Mao que Krouchtchev nourrissait des arrière-pensées à son égard (de même qu'il devait savoir que Krouchtchev les nourrissait également envers Hodja lui-même).
Deuxièmement, le 23 septembre -- au lendemain du Plenum de Lushan et à la veille de la publication du limogeage de Peng Teh-hua et autres, une délégation du P.C. albanais partit, via Moscou, pour la Chine, dirigée par Rotscho Tachko, président de la Commission de contrôle et ancien fonctionnaire du Komintern. Mais subitement, le lendemain même, 24 septembre, Mehmet Chehu prend l'avion, également à destination de Pékin.
Troisièmement, l'année suivante, du 21 mai au 5 juin 1960, une autre délégation du P.C. albanais se rend en Chine, Lir Belichova, membre du Politburo en fait partie. Au moment de son retour en Albanie, la bagarre au congrès du P.C. roumain entre Krouchtchev et la délégation sino-albanaise éclate ; en août, la direction soviétique s'adresse à deux reprises à Enver Hodja pour une rencontre bilatérale, mais celui-ci, pour toute réponse, élimine, au début de septembre, deux dirigeants de son propre P.C. : K. Tachke et L. Belichova, précisément ceux qui ont visité Pékin en passant par Moscou.
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Ainsi, la symétrie est totale du côté chinois et albanais : le chef de la fraction opposée à Mao, après avoir fait le voyage à Moscou et à Tirana, et tenté son coup, est arrêté, de même les deux chefs albanais de la fraction opposée à Hodja, après avoir fait le voyage à Pékin et à Moscou, sont à leur tour arrêtés.
La date de la rupture\
des relations personnelles\
entre Krouchtchev et Mao
Dans l'intervalle de cinq ans, de 1954 à 1959, Krouchtchev et Mao se sont rencontrés quatre fois : Krouchtchev a fait trois visites à Mao et celui-ci un voyage à Moscou. Depuis lors, plus de trois ans ont passé et les deux chefs ne se sont jamais retrouvés ensemble.
La dernière visite de Krouchtchev remonte au dixième anniversaire de la fondation de la Chine communiste : il débarquait à Pékin le lendemain de son retour d'Amérique, le matin du 30 septembre, trois jours à peine après le communiqué qui faisait connaître le limogeage du maréchal Peng Teh-huaï, de Tchang Wen-tsien et des autres « révisionnistes » favorables à Krouchtchev. Le moins qu'on puisse dire est que l'ambiance n'était guère à la fraternisation entre les deux chefs suprêmes du communisme.
Ce même jour et les deux jours suivants ils eurent des entretiens particuliers. Krouchtchev était accompagné par Souslov et Gromyko (ce dernier n'assista pas au deuxième entretien) et Mao Tsé-toung entouré de cinq ou six membres de son Politburo. Les trois communiqués laconiques publiés dans la Pravda et signés de son « correspondant particulier » donnent trois nuances caractéristiques du climat de ces entretiens :
L'entretien du 30 septembre est qualifié de « cordial et amical » ; le deuxième, le lendemain, ne fut que « cordial » et le troisième communiqué mentionnait tout simplement l' « entretien ».
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Pendant les manifestations publiques, et dès sa descente d'avion, Krouchtchev prononça plusieurs allocutions, alors que Mao Tsé-toung s'en abstint, laissant à Tchou En-lai le soin de répondre au cours d'un banquet. A la différence de la visite de Krouchtchev en 1954 -- à l'occasion du cinquième anniversaire de la Chine communiste -- qui avait été marquée par une déclaration sino-soviétique commune proclamant dès la première phrase l' « unité totale » de vues, cette fois aucune déclaration ne fut publiée. Bientôt, le nom de Krouchtchev devait disparaître de la presse chinoise, comme celui de Mao Tsé-toung disparaissait de la presse soviétique. Voici un exemple de ce renversement total à l'égard des honneurs dus à Mao en tant que théoricien : lorsque le troisième volume de ses « *Œuvres choi*sies » fut publié en octobre 1953, la parution fut simultanée à Pékin (en chinois) et à Moscou (en russe), avec beaucoup d'éloges ; lorsque le tome suivant, le quatrième, de ces mêmes « *Œuvres choisies* » parut en septembre 1960, non seulement il n'y avait pas d'édition soviétique, mais la revue de Prague *Problèmes de la paix et du socialisme* ne daigna même pas noter cet ouvrage dans sa bibliographie des livres écrits par des chefs ou « théoriciens » communistes du monde entier ! ([^9])
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A quoi les Chinois\
emploient leurs dollars
La Chine communiste dispose de dollars. D'où ils viennent nous intéresse moins que de savoir où ils vont.
Les statistiques sur l'activité économique de la Chine communiste en 1961 révèlent les dépenses suivantes :
Pour l'achat de blé et autres produits alimentaires -- l'année 1961 ayant été une des plus désastreuses dans l'économie alimentaire depuis fort longtemps -- la Chine communiste avait dépensé en tout 360 millions de dollars américains, dont 230 millions payables en 1961 et le reste (130 millions) en 1962.
Pour aider les pays sous-développés, la Chine communiste -- d'après les statistiques publiées par le Secrétariat des Nations Unies à la fin de 1962 -- a sacrifié un total de 158 millions de dollars, ce qui représente une augmentation sensible par rapport à l'aide consentie en 1960, dont le montant était de 106 millions. Ce rapport des Nations Unies note que l'apport chinois s'était augmenté de presque 50%, « en dépit des difficultés économiques qui se sont abattues sur ce pays ». (En même temps que cette augmentation chinoise, il est intéressant de constater la diminution de l'aide soviétique : au lieu des 680 millions de dollars en 1960, les Soviétiques ne donnèrent aux pays sous-développés que 304 millions en 1961, ce qui représente une réduction de plus de 55 %.)
Toujours en 1961, l'aide de la Chine aux pays communistes s'est chiffrée à 282 millions de dollars alors que celle de l'Union soviétique n'a atteint que 175 millions de dollars. Trois pays asiatiques communistes : la Mongolie, la Corée du Nord et le Viet-Minh reçoivent la majeure partie de l'aide chinoise.
Quand on additionne ces trois postes de dépenses achats alimentaires, aide aux sous-développés et aux pays communistes, le total pour 1961 atteint le chiffre impressionnant de 670 millions de dollars. (Ces dépenses ont continué certainement tout au long de 1962 ; ainsi, à la fin de cette année, le 23 décembre, le ministre canadien de l'Agriculture, M. F. Hamilton, a communiqué au Parlement la conclusion d'un accord portant sur une nouvelle vente de blé à la Chine pour une valeur de 65 millions de dollars.)
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Ces chiffres méritent une double remarque :
Premièrement, la situation alimentaire catastrophique de la Chine en 1961 avait incité beaucoup de gens à conclure -- selon le raisonnement occidental, qui ne devait pas forcément être valable pour les Chinois -- que cet état de chose obligerait les Chinois à s'occuper essentiellement de ce problème, sans tenter d'autres efforts. Or, non seulement les Chinois ont aggravé la querelle avec les Soviétiques et provoqué le conflit avec l'Inde (ce qui pouvait s'expliquer de nouveau par une manœuvre de diversion), mais les dirigeants chinois ont été plus loin : ils ont dépensé les précieux dollars qui aidaient leurs peuples à survivre, au sens littéral du terme, pour des activités à but politique.
Deuxièmement, depuis que les bolcheviks ont commencé à ériger leur Troisième Internationale, une des règles d'or -- quoique inscrite nulle part dans les textes officiels -- était qu'il n'y avait pas de politique révolutionnaire possible sans aide matérielle adéquate (celle-ci étant obligatoirement en dollars). Or, les activités fractionnelles des Chinois et leur effort de propagande à travers le monde entier n'étaient pas réalisables sans un stock substantiel de dollars. Si les Chinois ont pu dépenser des sommes importantes à des fins qu'on peut qualifier de secondaires dans leur échelle de priorité (nourrir leurs populations ou aider les pays sous-développés), il n'est pas concevable qu'ils aient négligé de consacrer un budget important pour leur travail politique à l'intérieur du mouvement communiste international. Quelle est cette somme, quels sont ses effets sur les communistes du monde entier, voilà une question à laquelle même les services de Krouchtchev ne pourraient donner une réponse complète. Mais voici, à titre approximatif, les précisions sur deux pays où ce travail à coup de dollars s'effectue depuis quelque temps.
Au Japon, la fraction pro-chinoise dans le P.C. dispose d'un budget à part, alimenté par les Chinois, grâce auquel elle a pu maintenir et même renforcer ses positions dans l'appareil, en particulier dans le Secrétariat du Comité central, dont la majorité des sections sont entre ses mains.
Au Brésil fonctionne, depuis 1961, un Parti communiste dissident, doté de son propre organe de presse, *Classe Operaria*, en contact à la fois avec le régime de Castro et avec la Chine populaire, surtout par l'entremise de la Société culturelle sino-brésilienne, établie à Sao Paulo et disposant de moyens financiers.
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Que ce groupement commence à représenter une force concurrente au P.C. officiel d'obédience moscovite (toujours dirigée par L.G. Prestes), la preuve s'en trouve dans les résolutions publiées à l'issue de la Conférence nationale, réunie en décembre dernier à Sao Paulo. On s'y prend violemment aux « groupes sectaires de gauche » qui renforcent leur activité au Brésil, et l'organe de ce P.C. officiel, Novos Rumos, a même attribué à ces « gauchistes » la responsabilité de la création d'un centre de guérillas, découvert dans l'État de Goyas, où les militants devaient appliquer aux conditions brésiliennes les enseignements cubains et chinois.
Pour faire ce travail, il fallait avoir des moyens financiers et désormais, la formule sacrée de l'appareil communiste : « C'est Moscou qui paye », connaît un complément capital : « Pékin aussi paye et, lui aussi, paye en dollars ».
Branko LAZITCH.
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### La crise des élites
par Marcel DE CORTE
Marcel De Corte vient de publier dans la « Collection Itinéraires », aux Nouvelles Éditions Latines, un ouvrage intitulé : « L'homme contre lui-même ».
De cet ouvrage, nous reproduisons lot le chapitre IV, qui est le texte d'une communication présentée par Marcel De Corte à l'Institut canadien de Québec.
SOUS CE TITRE trop vaste et trop ambitieux, je voudrais dire aussi simplement que possible des choses connues et surtout des choses méconnues, rendues méconnaissables par le monde moderne. Nous connaissons aujourd'hui beaucoup de choses que nos pères ignoraient. La civilisation actuelle, qui est essentiellement une civilisation du livre ou de l'imprimé, introduit chaque jour dans les cerveaux une foule de connaissances que nous digérons plus ou moins bien, et plutôt mal que bien. Ces connaissances s'étendent à des objets si nombreux que leur multitude aurait effrayé les générations qui nous ont immédiatement précédés. Il suffit de comparer les études exigées d'un médecin, il y a trente ou quarante ans, à celles d'aujourd'hui. Il en est de même dans toutes les professions. En revanche, selon une loi bien simple et qu'exprime le proverbe : un clou chasse l'autre, cet afflux a submergé certaines évidences élémentaires et les a reléguées dans l'oubli. Le vulgaire et les savants ne connaissent plus par exemple le nom des quatre vertus cardinales que le peuple pouvait, voici quelques siècles, montrer du doigt sur les vitraux ou parmi les statues des cathédrales. Toute une zone immense du savoir est recouverte d'ombres. Le savoir moral, le savoir proprement humain, a régressé partout.
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ON POURRAIT brièvement dire que jamais les connaissances du monde et de l'homme n'ont été plus diverses et plus nombreuses, et que jamais la connaissance du monde et de l'homme n'a été plus falote et plus pauvre. La distinction entre ce pluriel et ce singulier me paraît capitale : elle est aussi grande que celle qui existe entre un homme qui a fait des expériences dans un domaine quelconque et un homme d'expérience, entre les honneurs et l'honneur, entre les autorités et l'autorité, etc. Il ne s'agit pas seulement ici d'une opposition entre des savoirs spécialisés et le savoir qui les coordonne, entre le multiple et l'un, mais entre la surface et la profondeur. Elle est peut-être symbolisée par la différence qui existe, à vue de nez, entre ce qu'on appelle « la psychologie des profondeurs » qui explore l'inconscient de l'homme, et « la psychologie profonde » qui pénètre jusqu'au cœur de la nature humaine et dont la lumière jaillit par éclairs de certaines œuvres du génie, ou encore la microphysique qui analyse les plus fines composantes de la matière et ce sens de l'univers que le génie porte en lui. Ce sont ces richesses que les plus grands hommes ont accumulées qui sont aujourd'hui communément méconnues : l'éternel qu'ils apportent a fait place à l'actuel, à la nouveauté, le gigantisme à la croissance normale, l'originel à l'originalité, parfois même à la contorsion que certains s'imposent pour paraître originaux : « Il nous faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde », disait déjà le Fabuliste.
Je ne vous apporterai donc pas des choses nouvelles. Mon désir est simplement -- et ce « simplement » est chargé du doute d'être inférieur à ma tâche ; de toucher en chacun de vous une fibre que l'accumulation des connaissances n'a pas distendue. Et cette fibre est indubitablement personnelle. Elle existe ou elle n'existe plus. On l'a ou on ne l'a pas. J'essaierai donc de vous atteindre personnellement en cet endroit sensible de votre être qui subsiste sous l'amas des connaissances actuelles. J'essaierai de faire naître en vous, comme dit le poète : Ces coups d'ailes confus qui font tout ressurgir.
« Ne m'obligez donc pas à soumettre mes discours aux suffrages des assistants, proclame Socrate dans le Gorgias, le seul que je sache citer comme témoin de chacune de mes paroles, c'est l'unique interlocuteur ; je n'ai que faire de la masse. Je ne fais appel qu'au suffrage d'un seul ; la foule, je ne lui adresse pas la parole. » Et puisque j'en suis à citer les poètes, j'en ajouterai un autre, le vieil Ibycos, qui craignait « d'offenser les dieux en se faisant un succès auprès des hommes ».
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Me voici donc en face de ce problème des élites dont je veux indiquer le sens. Qu'en dire tout d'abord, sinon ce qui crève les yeux, à savoir que l'élite implique supériorité ? L'élite, c'est « la fleur » et, comme la fleur qui se dresse sur sa tige au-dessus du sol, l'élite dépasse le terre-à-terre et désigne ce qu'il y a de meilleur entre plusieurs individus d'une même espèce. L'élite de l'armée, la fleur de l'armée, c'est la même chose, mais avec des nuances : « la fleur » indique ce qu'il y a de plus brillant, de plus remarquable par la beauté, la naissance, le talent, etc., tandis que l'élite exprime ce qu'il y a de préférable, de plus choisi. Le mot même le souligne : élite dérive d'un ancien participe passé du verbe élire, et toute élection implique désignation à une dignité, à une fonction par un choix. L'élite suppose donc l'approbation d'autrui, entendue non pas au sens du suffrage universel ou d'élection démocratique, mais au sens d'estime plus ou moins diffuse dans un groupe, sans le moindre caractère artificiel de propagande, avec une sorte de reconnaissance naturelle et spontanée de ceux qui sont « les meilleurs » en ce groupe. Les expressions telles que l'élite de l'armée, l'élite d'une classe, l'élite d'un pays montrent clairement la signification sociale de l'élite. Mais il y a société et société comme il y a fagot et fagot. L'élite émane d'une communauté hiérarchisée dont elle partage le destin avec plus de vigueur et de lucidité que les autres membres. Dans cette communauté, chacun se trouve soumis aux mêmes heurs et malheurs dans une interdépendance mutuelle dont l'élite assume indivisiblement les conditions les plus dures et les honneurs qui en résultent. On n'imagine pas un seul instant, l'élite de l'armée dissociant son sort de l'armée au cours d'une bataille. Elle intègre le destin commun de la racine jusqu'au faite. La caractéristique essentielle de l'élite est de conjuguer le maximum de communion et le maximum de différence avec l'inférieur. C'est pourquoi l'élite émerge au-dessus du commun des mortels. Son existence est incompatible avec une structure égalitaire et atomisée de la société, comme avec une société de type esclavagiste : le chef des esclaves n'est pas membre de l'élite.
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Il suit de là que la nature de l'élite dépend essentiellement de la structure du groupe social dont elle fait partie. Elle variera de groupe social en groupe social, et l'élite du corps des pompiers n'aura pas les mêmes caractères que l'élite du corps médical. Qu'est-ce donc qui définira l'élite d'un groupe ? De toute évidence, ce seront et la finalité que ce groupe poursuit et les vertus qu'il met en œuvre pour l'atteindre. L'élite de l'armée se définira par le but même de l'armée : défendre l'intégrité du territoire national et par le courage que ce but requiert. L'élite d'une communauté paysanne se définira par la mise en valeur du sol et par les vertus de patience, d'enracinement, de soumission aux rythmes de la nature, etc.
Mais l'élite n'est pas seulement définie par les fins et les moyens des groupes particuliers et relativement restreints. Au-delà des sociétés de format réduit qui n'ont que des fins limitées et qui mettent en œuvre des vertus morales généralement liées à l'exercice d'un métier ou d'une profession, il y a ce qu'on pourrait appeler « la grande société », l'ensemble des hommes qui ont part à une civilisation commune et à une même conception de l'homme. Toutes les civilisations du passé ont eu leurs élites en qui un certain idéal humain s'est incarné. Toutes se sont proposé comme fin la réalisation d'un type d'homme conforme à leur essence. Toutes ont cultivé des vertus proprement humaines pour parvenir à cette fin. Il nous est par exemple impossible de comprendre la civilisation grecque sans connaître « le *kalos-kagathos* »*,* « le bel et le bon » qui en est la fleur, la civilisation romaine sans le *vir bonus dicendi peritus* ou sans le *civis romanus*, la civilisation médiévale sans le saint, le chevalier, l'hidalgo, la civilisation française du XVII^e^ siècle sans l'honnête homme, la civilisation anglo-saxonne sans le gentleman. Une civilisation n'est pas seulement un trésor d'œuvres littéraires, artistiques, scientifiques et religieuses, c'est un certain mode de vie, des attitudes et des habitudes qui distinguent l'homme de l'animal et qui sont portées à leur point de perfection et de maturité chez les meilleurs, dans les élites. C'est pourquoi toutes les grandes civilisations ont mis en lumière un certain type d'homme, un modèle humain qui n'existe peut-être pas toujours mais dont l'attraction commande les efforts de tous, ceux qui bénéficient de son rayonnement. Le propre des élites est de tendre vers ce type qui leur est proposé, par un témoignage qui l'affirme, par un travail personnel qui se l'incorpore en profondeur, par des œuvres qui le concrétisent et surtout par la pratique de vertus humaines qui sont autant d'approches vers lui.
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A la haute fin qui leur est offerte, les élites répondent par une action vertueuse qui l'incarne. Il ne s'agit donc plus ici de vertus spécialisées et orientées dans un sens très déterminé, comme dans les sociétés restreintes, il ne s'agit plus de capacités qui peuvent très bien et très souvent s'accompagner de carences. On peut appartenir par exemple à l'élite de l'armée, avoir à son actif plusieurs actions d'éclat, déployer un grand courage dans le danger, et manquer des autres vertus qui font l'homme accompli. Il s'agit ici de modèles qui ne peuvent être réalisés que par la pratique de vertus qui font l'homme en son entier. Les types d'homme que présentent les civilisations aux élites qui aspirent à les imiter tentent de saisir l'homme, dans sa totalité. Ils font appel à ces vertus cardinales dont toutes les autres dépendent et que j'évoquais tout à l'heure : la prudence, la justice, la force, la tempérance. Sans doute, ces modèles humains ne seront-ils pas identiques de civilisation en civilisation. Le chevalier du Moyen Age ne recouvre pas adéquatement le citoyen romain, et celui-ci semble très distinct de l'honnête homme. Il n'empêche qu'ils s'efforcent tous vers un même but ou dans la même direction, par des voies analogues. On peut rêver sans invraisemblance d'une conversation aux Champs-Élysées entre les honnêtes gens du temps passé. Parce que tous tendirent à « bien faire l'homme », ils se comprennent.
Si l'on envisage la suite des civilisations en Europe depuis les origines, on s'aperçoit que chacune a pu engendrer un type d'homme inspirateur de ses élites, lorsque le modèle antérieur disparut avec la civilisation à laquelle il était lié. Par une sorte de ressourcement, la civilisation nouvelle a puisé dans les mêmes profondeurs humaines que la civilisation qu'elle remplaçait si bien qu'une continuité se manifeste d'un bout à l'autre de leur histoire et qu'en dépit des différences une certaine identité ou, plus exactement, une certaine convergence s'observe d'un type à l'autre. C'est ce qui explique l'absence de cassure abrupte entre ces modèles : chacun hérite quelque chose de celui qui le précédait parce que tous participent à un substrat commun. Les types d'homme ont ainsi formé la chaîne invisible qui a uni entre elles les diverses civilisations qui se sont succédé en Occident.
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L'exemple de l'honnête homme en témoigne dans son rapport avec le type antérieur. Le type de l'homme médiéval, dont saint Louis est l'incarnation, a des caractères bien nets : il est soumis à la révélation surnaturelle, il se défie de ses instincts exubérants, il pratique l'ascétisme, il protège les faibles, il est brave moralement et physiquement, il oriente son esprit vers Dieu, il se soucie du salut de son âme. Ces éléments de son être forment une gerbe bien liée. L'homme médiéval recherche son équilibre au point le plus haut. S'il émonde les surgeons qui surabondent de ses puissantes racines vitales, il n'y a pas en lui de traces de dualisme, d'opposition entre les parties de son être, de conflit entre l'esprit et la vie. S'il y a eu un type d'homme « tout d'une pièce » c'est bien celui du Moyen Age. Ce modèle des élites fut refoulé lors de la grande crise engendrée aux XV^e^ et XVI^e^ siècles par les grandes inventions, les grandes découvertes, la naissance de la science, la conscience que l'homme prend de lui-même et de ses forces propres, le développement de la curiosité, la confiance en la raison humaine pour résoudre les problèmes du monde et de la vie, l'admiration et l'exaltation de la nature amputée de ses rapports au Verbe incarné, etc. Pour saisir l'antithèse entre le type humain médiéval et le type humain de la -- Renaissance, il suffit de comparer un saint Louis, un grand mystique, un grand fondateur d'ordre, un grand prédicateur des croisades, tous membres de l'élite médiévale, avec un Léon X, un Léonard de Vinci, un Rabelais, un Machiavel, un Montaigne, un François I^er^, un Henri IV, etc. Nous assistons ici à une explosion d'énergies dispersées qui essayent en vain de se coordonner, non plus au niveau le plus élevé du surnaturel, mais à la hauteur de la nature interprétée par l'intelligence humaine. L'homme d'un seul tenant à disparu. Ces deux types humains se sont heurtés et blessés à mort. Ni l'un ni l'autre n'ont survécu, comme tels. Or, le XVII^e^ siècle les a récupérés l'un et l'autre en effectuant leur synthèse, dans l'ordre, l'harmonie, la hiérarchie. Aux deux aspirations qui s'affrontaient, il a fait leur part, en les équilibrant en hauteur. La nature et la foi ont réalisé derechef leur accord, grâce à un instrument nouveau, déjà forgé du reste par les grandes théories médiévales et par la philosophie grecque : la raison. Cette raison du XVII^e^ siècle n'a rien de rationaliste. C'est une raison pleine et ardente qui se sait reflet de la raison et qui a horreur de ses propres excès :
*La parfaite raison fuit toute extrémité*
*Et veut que l'on soit sage avec sobriété.*
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C'est une raison qui saisit le réel non seulement dans sa généralité, mais dans sa multiplicité variée et mouvante et qui pénètre les nuances les plus fines de la vie psychologique et morale. Ses deux directions, jumelées toujours, sont l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse.
La faiblesse du type de l'honnête homme -- comme, du reste, celle du gentleman dont la conception est fondée sur l'empirisme -- est incontestablement due au fait qu'il ne se rattachait que par des liens intellectuels et affectifs assez lâches à une finalité transcendante à l'homme. Ni le refus de la démesure au sens d'un empiètement sur la volonté des dieux, comme l'éprouvait « le bel et le bon », ni le culte des ancêtres et de Rome qui était la préoccupation du citoyen romain, ni l'amour de Dieu et du prochain qui animaient le saint et le chevalier du Moyen Age, ne surgissent sous une forme renouvelée et ressourcée dans la civilisation française du XVII^e^ siècle dont la religion est avant tout traditionnelle. Préoccupé de maintenir la raison dans les limites de l'équilibre raisonnable, remplissant par ailleurs toutes les possibilités de cet équilibre, craignant le retour de flamme anarchique des conflits qu'il sublimait en son sein, l'honnête homme se fixe pour ainsi dire sur le grand moyen dont il dispose : la raison, au détriment de la fin. Il s'attache à se conduire en tout selon des règles et selon des convenances, plutôt qu'à suspendre sa conduite à un Être qui le dépasse. A la fermentation de la Renaissance dont il ressent encore l'influence en lui, il oppose de solides vertus plutôt qu'une finalité supérieure. Nul plus que Pascal n'a éprouvé cette attirance du double abîme de la raison libre et des instincts naturels déchaînés qui fut la grande tentation de l'homme avorté de la Renaissance. Nul n'a aiguisé plus savamment la vertu dominatrice de la raison, sous toutes ses formes, carrées on subtiles, sur le bouillonnement des puissances obscures qui travaillent l'homme. « Travaillons à bien penser » : la prescription montre combien Pascal, si mystique fût-il, a eu l'attention attirée sur le moyen plutôt que sur la fin.
Que ce type de l'honnête homme ait polarisé les élites de l'époque, toute la littérature du Grand Siècle le proclame, comme les mémoires et la correspondance qui nous sont parvenus. Un tel retentissement marque à nouveau le rapport du modèle idéal à l'élite qui l'incarne en sa vie, si bien qu'on peut poser comme loi : point d'élites sans archétypes de l'homme.
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IL EST SIGNIFICATIF que cette notion du modèle où l'homme s'accomplit en sa totalité soit disparue aujourd'hui. Elle ne subsiste plus que dans les livres d'histoire de la civilisation qui nous rappellent l'existence d'une conception commune de l'homme vers laquelle s'orientaient, consciemment ou inconsciemment, les efforts des meilleurs et l'admiration approbative des autres.
On connaît les rétroactions de cet effondrement : Paul Hazard les a magistralement exposées dans son livre sur *La crise de la conscience européenne*. Le type de l'honnête homme disparaît dès la fin du XVII^e^ siècle. Aucun autre type durable ne l'a depuis lors remplacé. Il n'est pas étonnant que, faute de modèle, les élites se soient fourvoyées. Les causes de cet immense phénomène historique dont l'ampleur dans l'espace et dans le temps est comparable aux longs siècles de stagnation qui suivirent la chute de la civilisation antique sont également connues : l'individualisme destructeur de la conception commune de l'homme, la ruine des hiérarchies, l'affaissement de la foi chrétienne, etc.
Elles se résument en une formule : crise de l'homme. Depuis plus de deux siècles, les hommes ne savent plus ce qu'ils sont. Ils n'ont plus de modèles qui leur proposent d'être des hommes complets, des hommes qui ont les pieds sur terre, et qui ont la tête levée vers le ciel. Ne sachant plus ce qu'ils sont, ils ne savent plus devenir ce qu'ils sont. Ils errent alors au hasard à la recherche de leur être. Ils s'accrochent à n'importe quoi. Les uns deviennent des ventres. Les autres deviennent des cerveaux. L'une ou l'autre des multiples tendances qui se partagent l'être humain, et que le modèle disparu rassemblait en sa synthèse, est érigée par eux en fin totale de la vie. Le totalitarisme, c'est précisément le gonflement de la partie en tout. Notre époque s'est spécialisée dans la fabrication de ces pseudo-modèles d'homme tronçonné, débité en morceaux, dont chacun se prétend l'homme intégral avec une enflure incroyable !
Parmi ces types mutilés qui ont tenté de s'imposer à l'attention des hommes, il faut citer l'homo *œconomieus*. Commun au libéralisme économique et au marxisme, qui réduit l'être humain à sa seule qualité de producteur ; l'*homo civis* du fascisme qui l'enferme en sa seule qualité de citoyen ; l'*homo ethnicus* qui le définit seulement par la race ; l'*homo democraticus* qui le ramène au seul bulletin électoral ; l'*homo sexualis* qui le suspend aux seuls instincts de plaisir et de mort. La caractéristique de tous ces pseudo-types est qu'ils érigent une partie de l'être humain en un tout qui absorbe toutes les autres parties.
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ON PERSUADE AISÉMENT L'HOMME qu'une partie est le tout. C'est la pente de ses passions et de ses instincts. Le propre de l'homme passionné est de ne voir en soi que sa passion, de se dissoudre en elle, de s'identifier avec elle. Pour l'ivrogne, tout son être, l'univers tout entier tient dans un verre d'alcool. Le morphinomane est littéralement une seringue. Le sensuel se rabougrit au point de n'être plus qu'un phallus, etc. Les propagandes politiques modernes ont admirablement compris cette fonction mutilante de la passion. Elles se ramènent toutes à un schéma unique : ameuter en l'homme l'une ou l'autre de ses passions et greffer celle-ci par la publicité sur l'instinct grégaire. L'homme-moignon se multiplie alors avec une rapidité prodigieuse. Voyez la propagande communiste. Ses tours et ses détours se ramènent à une constante tactique : réduire l'homme à ses besoins matériels, empêcher que le problème économique soit jamais résolu, faire en sorte que l'homme se sente toujours démuni, généraliser ce désir béant par la pression publicitaire. L'hymne de l'*Internationale* l'avoue ingénument : « Nous ne sommes rien : soyons tout ! » C'est le slogan de tous les totalitarismes qui ameutent les grenouilles humaines et les incitent à devenir des bœufs planétaires.
JE VOUDRAIS maintenant examiner d'un peu plus près cette situation nouvelle de l'homme contemporain.
Lorsqu'un type d'homme complet, tel que ceux que connurent des époques plus fortunées que la nôtre, est proposé aux élites et aux foules, chacun tend à l'imiter selon ses moyens et s'efforce à devenir un homme plus ou moins complet. Il en résulte une forte cohérence dans l'individu et dans la société. Ainsi en fut-il aux croisades : chacun, essayait d'imiter le type du chevalier et la société était imprégnée de l'idéal chevaleresque. Sans doute la réussite n'était point parfaite. Tous les participants aux croisades ne furent pas des chevaliers. Mais du moins le type même de chevalier magnétisait en quelque sorte, les conduites humaines. Il s'incarnait dans les élites et, par elles, se distribuait dans toute la société.
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Qu'arrive-t-il lorsqu'il n'y a plus de type d'homme complet ? Eh bien ! la cohérence humaine et sociale est menacée de destruction ! L'être humain est une substance fragile dont les extrémités biologiques et spirituelles ne se coordonnent qu'au prix de l'effort. Là où les modèles et les élites disparaissent, il faut s'attendre à la désorganisation intérieure de l'être humain. L'énergie motrice de l'exemple idéal et vécu s'évanouissant, l'immense majorité des hommes se désagrège psychiquement. Si nous convenons d'appeler esprit l'ensemble des facultés humaines supérieures qui nous élèvent au-delà de nous-mêmes et vie l'ensemble des facultés inférieures qui les font participer au monde de la nature et les nourrissent de réalité, l'esprit et la vie se disjoignent. L'esprit se dévitalise et se cérébralise. La vie se déspiritualise et s'animalise. L'être humain s'installe dans le conflit. Sa personnalité se divise en éléments antagonistes qui s'affrontent. C'est alors la psychose, la névrose, la schizophrénie, dont les crises se multiplient d'une manière inquiétante dans le monde moderne, caractérisé par la formule de Valéry : « la multiplication des seuls ». Tous les déracinés de l'existence, privés du contact chaleureux de leurs cadres naturels de vie et des élites qui les animent, en sont la proie. L'homme isolé au sein des masses anonymes d'aujourd'hui se disloque intérieurement : son esprit séparé de la vie qui nous met en relation avec le réel, fonctionne à vide comme un moulin qui broierait mécaniquement des chimères. Le mot de Chesterton reste vrai : « le fou n'est pas l'homme qui a perdu la raison, c'est l'homme qui a tout perdu, sauf la raison ».
Le plus souvent, l'homme moderne essaye de refaire l'unité de l'esprit et de la vie en lui, mais au plus bas niveau où les composantes de son être sont dégringolées. Un cerveau hypertrophié s'allie aux poussées ténébreuses des instincts. Un esprit calculateur et froid s'agglutine aux réflexes animaux. La politique moderne nous offre des exemples innombrables de cette confusion dans le mélange extraordinaire d'idéologie rationnelle et de passion irrationnelle qui lui sert pour pénétrer jusqu'au tréfonds de l'âme contemporaine et y faire mouvoir les ressorts intimes de l'action -- libéralisme et instinct égoïste, égalitarisme et envie ; socialisme et instinct grégaire, impérialisme et instinct de domination et d'agressivité ; pacifisme et cette forme de l'instinct de défense qu'est la crainte, etc.
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Le marxisme brasse en son système tous ces instincts désorbités. Il est l'idéologie des idéologies et la combinaison de toutes les passions. Il est la politique qui s'adapte comme un gant à ce que l'homme moderne est en train de devenir, faute de modèles et d'élites. Aussi est-il un instrument critique d'une redoutable efficacité contre le monde prénommé libre, dans toute la mesure où celui-ci ne prend pas conscience de la crise des élites qui l'affecte ou n'y remédie que par des moyens artificiels de sélection.
Je disais tout à l'heure que les civilisations du passé avaient élaboré un type de l'homme complet vers lequel convergeaient les tendances des élites. Assignant ainsi aux élites l'imitation de ce type comme fin, les civilisations du passé trouvaient naturellement les moyens pour y parvenir. Pour atteindre cette fin morale, elles avaient élaboré tout un système de vertus. Appartenir à l'élite, c'était alors pratiquer les vertus de l'esprit et de la vie qui font l'homme achevé. Le but moral qu'elles s'assignaient suscitait des moyens moraux mis en œuvre par l'homme tout entier.
La civilisation moderne, qui ne sait plus ce qu'est l'homme, qui ne propose plus aux hommes de bien faire l'homme, qui est amputée de toute finalité, est essentiellement une civilisation de moyens, une civilisation technique. Ce n'est plus la fin qui fait surgir les moyens. Ce sont les moyens qui sont eux-mêmes la fin poursuivie. Ne convergeant plus vers un type, les élites actuelles n'ont plus d'autres ressources que de recourir à des techniques artificielles d'élévation sociale. Mettre en œuvre des techniques, c'est automatiquement appartenir à l'élite. Posséder les moyens, c'est posséder la fin. Ce n'est plus parce qu'on a les moyens d'y entrer. L'avoir a remplacé l'être.
Les techniques d'élévation sociale se réduisent aisément à deux groupes : les techniques matérielles et les techniques intellectuelles. Aussi voyons-nous la richesse d'une part, l'instruction de l'autre, prendre aujourd'hui une ampleur inconnue des périodes, des civilisations qui ont précédé la nôtre. L'argent et le diplôme ont actuellement une importance sans commune mesure avec le passé. On peut dire que la Finance et l'École sont les deux piliers de la Civilisation contemporaine.
Je ne conteste nullement l'aspect utilitaire de l'argent ou du diplôme mais force est de constater que la constitution d'élites fondées sur la seule richesse ou sur les seules qualités intellectuelles est un phénomène rigoureusement inédit dans l'histoire.
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Sans doute la richesse matérielle a-t-elle toujours joué un rôle important dans les sociétés humaines, mais la richesse, objet d'envie, n'a jamais été objet d'admiration. L'homme a toujours recherché l'or et l'argent, mais leur poursuite n'a jamais été considérée dans le passé comme le but de la vie humaine. Il est remarquable que l'*auri sacra fames* ait été dénoncée avec vigueur par toutes les époques où un type humain cohérent a prévalu. De la civilisation grecque à la civilisation du XVII^e^ siècle, un des thèmes les plus constants de la morale, prêchée ou vécue, est la réprobation de l'avarice. La comédie ancienne et la comédie du Grand Siècle en font foi : l'avare qui accumule les richesses est un être ridicule. Ce n'est pas que la richesse fût chose en soi méprisable. Mais nos ancêtres distinguaient sévèrement entre la doublure et l'étoffe. La richesse ne pouvait être pour eux que la compagne d'un effort créateur. Devenir quelqu'un dans la société par le seul état de la richesse leur était inimaginable, mais qu'un homme s'élevât dans la hiérarchie sociale et devînt riche de ce fait, leur paraissait normal. Ce n'était pas en tant que riche que cet homme entrait dans l'élite, c'était en tant que membre de l'élite qu'il s'enrichissait. Aussi toute l'économie antique et médiévale a-t-elle été une économie où chacun dépensait et par suite devait acquérir -- selon sa condition. *Usus pecuniae est in emissione ipsius :* l'argent est fait pour être dépensé, il est ordonné à autre chose que lui-même. Le type de l'homme économique est alors le fastueux ou, plus exactement, le libéral, le généreux, son symbole est la pluie d'or que Jupiter fait tomber de son sein pour féconder Danaé.
On dira peut-être que le « bourgeois » qui ne vit que pour amasser des richesses est aujourd'hui en voie de disparition et que nos contemporains sont plutôt enclins à jeter l'argent par portes et fenêtres. La richesse serait donc en train de revenir à la conception qu'on en avait jadis. Rien n'est plus inexact. Entre l'avare et le prodigue, la distance est infinitésimale et la parenté proche : le proverbe l'assure et ne ment pas. Le peu de souci qu'ont nos contemporains à épargner ne les fait pas moins courir après l'argent que leurs ancêtres cupides, rapaces et thésauriseurs. La rigidité cadavérique du fesse-mathieu a simplement fait place à la déliquescence du dissipateur. Du dur au mou, la transition est insensible.
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Le bourgeois qui regarde à un liard pour son plaisir, son héritier qui dévore sur place demain pour son plaisir d'aujourd'hui ont la même structure mentale : la richesse s'identifie à leur être, épais dans un cas, volatil dans l'autre. Tous deux sont du reste indifférents au rôle que l'argent pourrait leur faire jouer dans la hiérarchie sociale s'il était la doublure de l'étoffe qui leur manque : personne ne compte qu'eux-mêmes et l'on peut se demander quel est l'égoïsme le plus virulent, celui de l'avare ou celui du prodigue.
Il n'empêche qu'aujourd'hui la richesse, qu'elle soit accumulée ou gaspillée, suscite l'admiration des foules et l'apparition d' « élites » dont le souvenir se perd avec la même facilité que la fortune qu'elles avaient acquise. Dans le monde moderne, la fortune est sans doute encore plus inconstante qu'elle n'était jadis. Les hasards les plus creux président souvent à sa conquête. Loin d'enraciner son possesseur dans la vie et dans la densité de la matière, elle fait de lui un être aussi superficiel que la fascination qu'elle provoque. Elle le vampirise en sa seule pellicule. C'est pourquoi ; en dépit de la légende, l'État moderne ne rencontre aucune résistance de la part des riches qui n'ont que leur richesse comme arme à opposer à son système de redistribution. La classe des rentiers est presque entièrement disparue de la surface de la terre, tuée par l'impôt et par les dévaluations. La ploutocratie elle-même dont l'impact sur l'État n'est que trop réel, ne peut s'opposer à l'*invidia democratica* qu'en composant avec elle. Loin d'être conservatrice, ainsi qu'on l'en accuse, elle s'allie le plus souvent aux mouvements subversifs, comme le bouchon épouse la crête de la vague. Son action n'est généralement effective qu'à ce prix. Si le plus haut imite le plus bas, comment pourrait-il constituer une élite ?
RESTE L'ÉLITE INTELLECTUELLE. De plus en plus, par une sorte de réaction contre la disparition des types et des anciennes élites, la société moderne se prétend capable de fabriquer les élites qui lui sont nécessaires. C'est dans ce but qu'elle en multiplie ces pépinières que sont les écoles à tous les degrés. Le phénomène est derechef inédit dans l'histoire. La lutte contre l'analphabétisme, l'instruction obligatoire, la multiplication des écoles moyennes et supérieures sont des faits récents.
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On en attribue souvent la naissance à la démocratie, au « progrès des lumières », à la philosophie et à la science, à une série d'entités majusculaires dont la Liberté, Égalité, le Droit, etc. ne sont pas les moindres. En réalité, la cause en est beaucoup plus simple. Toute société a besoin d'élites et une société vivante les fait naître spontanément. Mais lorsqu'une société se dévitalise et s'atomise, sa superstructure, l'État, demeure. C'est même là une des caractéristiques majeures de notre temps : l'existence d'un État sans société vivante qui le soutienne, où les familles, les métiers, les provinces, les communautés à taille d'homme, où se maintenaient encore naguère les élites authentiques, ont été remplacées par des assemblages abstraits définis par des ressemblances extérieures, tels que les partis, les syndicats, les ligues patronales, les groupes financiers, etc. L'État moderne est une forme sans contenu, sans société ni hiérarchie véritables, fabriquant artificiellement les élites qui lui sont nécessaires, par les seuls moyens dont il dispose et qui se résument dans la diffusion de connaissances. L'intellect supplée à la vie disparue, l'instruction livresque au contact avec la nature des choses, la prothèse rationnelle au membre amputé. Là où les efforts de tous ne convergent plus vers un certain type d'homme, idéal de l'esprit, du caractère et des mœurs, il ne reste plus que l'École, moule commun qui s'enfonce dans la matière malléable des cerveaux, selon un rythme continu, sérié dans le temps, en suivant un programme déterminé. Au terme de l'usinage, les pièces produites sont classées, les unes au rebut, les autres selon leur degré d'adaptation au moule. On peut chercher un autre moyen. Quand l'exemple fait défaut, on ne trouvera que l'École pour faire surgir des élites.
Aussi voyons-nous l'expansion extraordinaire de ce système. Non seulement nos garçons et nos filles se précipitent vers les écoles, mais nous admettons tacitement, sans la moindre rébellion, qu'ils passent au laminoir scolaire prolongé jusqu'à seize ou dix-huit ans. Nous tolérons au surplus que les programmes et les méthodes scolaires soient fixés minutieusement par l'État qui en remet chaque année. Le temps vient où le tiers sinon la moitié de leur vie se passera pour tous les hommes, en certains pays, sur les bancs de l'École.
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C'est monstrueux. Comme le remarque Jean Madiran, il n'y a aucune raison valable d'encaserner légalement tout le monde dans les écoles jusqu'à la fin de l'adolescence. Cette diffusion prétendue des lumières dissimule une intention obscurantiste « qui suppose arbitrairement que tout s'apprendrait sur un banc ou une chaise, devant une table, avec des livres et des cahiers, en écoutant des cours et des discours, et que tous les esprits seraient uniformément faits pour apprendre par cette voie et de cette manière ». L'Esprit humain se forme aussi bien devant un champ, une cuisinière, un établi, des outils, en face de choses qui résistent à son action et auxquelles il imprime, par un va-et-vient incessant de l'esprit au réel et du réel à l'esprit, une finalité proprement humaine. Il se forme d'autant plus sur la terre à travailler dans le ménage à faire, dans l'atelier, que cette formation se transmet, non pas d'un sac plein de connaissances en un sac vide, mais par l'exemple donné qui stimule la recherche et l'invention ouvre l'âme et le corps au réel, excite la créativité. La véritable éducation est là, dans la nature des choses affrontées par l'intermédiaire de l'exemple. Et qu'on n'aille pas s'imaginer que l'introduction à l'école de « leçons de choses » puisse être un remède suffisant. En fait la leçon de choses, même dans les laboratoires ou dans les séminaires de l'enseignement supérieur, n'est le plus souvent que « la théorie de la pratique », et n'aboutit qu'à l'intellectualisation du réel lui-même par application de formules apprises au préalable. La réalité concrète des êtres et des choses s'absorbe dans le maniement des idées ou des mesures abstraites. Le « tout fait » dévore le réel qui n'en est plus que le point d'insertion. D'où, chez les élites intellectuelles, cet apriorisme, rigide, cet impérialisme de la raison pure, ce dédain du donné qui exerce tant de ravages lorsqu'elles passent de l'école à la vie. « Je ne connais rien de plus méprisable qu'un fait », disait le majestueux Royer-Collard. On pourrait citer des milliers d'exemples d'intellectuels qui, armés d'une logique impavide, étendent la réalité sur le lit de Procuste des idées qu'ils ont puisées dans les livres ou agencées dans leur esprit comme une belle mécanique. Insensibles à tout ce qui n'est pas rationnel, ils deviennent agressifs, méchants et cruels devant la réalité humaine qui s'oppose à leurs injonctions. Ils justifient alors le mot terrible de Bernanos : « Je tiens l'intellectuel moderne pour le dernier des imbéciles jusqu'à ce qu'il ait fourni la preuve du contraire ».
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LA LONGUE expérience universitaire que j'ai accumulée m'incite ici à vous faire un aveu. Je n'éprouve que défiance vis-à-vis des intellectuels séparés de la vie, enfermés dans leurs pensoirs et dans leurs thinking departments. Une culture greffée sur des livres ou sur des appareils de laboratoire n'est pas selon moi une vraie culture. L'esprit s'enracine dans la vie quotidienne, ou il n'est rien. L'intellectuel qui n'a pas conservé une âme de paysan en contact direct avec les êtres et les choses me paraît sans profondeur, en dépit de la cuirasse d'érudition ou de statistique dont il se barde. Il exécute matériellement son œuvre intellectuelle, alors que bon nombre de travailleurs manuels accomplissent spirituellement leur besogne matérielle. Il s'isole derrière un écran qui lui masque les réalités. Il jongle avec des concepts vides et, à la limite, avec des mots. L'épouvantable jargon de la philosophie contemporaine en est la preuve. Il n'est sans doute dépassé que par celui des économistes. La communication d'homme à homme devient alors impossible, et la culture se byzantinise avec une rapidité foudroyante.
Mais ce ne sont là que des cas aberrants. Si nombreux qu'ils soient sous l'influence massive des idéologies, leur multiplication n'exerce pas des ravages aussi profonds que la pseudoculture aujourd'hui diffusée dans toutes les élites intellectuelles par le mystère moderne de l'enseignement. Le véritable enseignement consiste beaucoup moins à faire ingurgiter des connaissances et des recettes d'action qu'à révéler comment on connaît et comment on agit. Le vrai maître enseigne autant et plus par ce qu'il est que par ce qu'il dit. En d'autres termes, l'exemple incarné et vécu d'un type d'homme est requis pour qu'un enseignement soit fructueux. Mais comment de tels exemples pourraient-ils subsister dans un climat social qui ne les tolère plus ? Comment alors la culture ne dégénérera-t-elle pas chez les élites enseignantes et enseignées en une accumulation de connaissances ? Il est « normal », si l'on peut dire, que l'avoir remplace l'être déficient. C'est une loi universelle du comportement humain. On assure que le gonflement des programmes scolaires à tous les degrés résulte d'une nécessité sociale : pour vivre et pour s'adapter à une société de plus en plus complexe et de plus en plus technique, il faut de nombreuses connaissances.
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Nous n'en croyons rien. Le foisonnement des connaissances n'est pas plus requis aujourd'hui que jadis pour la bonne et simple raison que toute multiplicité peut être ordonnée à l'unité. Or c'est précisément ce qui fait défaut. Dans un monde où les modèles et les élites véritables sont disparus, chacun a son point de vue dans la ligne du connaître et de l'agir. Il n'y a plus d'ordre dans les disciplines scientifiques et pratiques parce qu'il n'y a plus d'ordre dans l'homme lui-même. Le progrès est devenu anarchique et l'enseignement à son tour, bien qu'il le suive à pas lents. A la place d'une culture universelle, nous avons une culture encyclopédienne qui procède par addition de matières disparates et successives au lieu de lier organiquement les notions que nous tirons du réel. La plupart du temps, cette pseudoculture se dégrade en « digests » et en verbalisme, si bien qu'on peut la définir avec l'humoriste : la culture était jadis ce qui reste lorsqu'on a tout oublié, elle est maintenant ce qui manque lorsqu'on a tout appris.
J'invoquerai à ce propos mon expérience universitaire déjà longue. Mes étudiants, membres de la future élite intellectuelle, ne sont certes pas moins intelligents que ceux des autres universités. Je constate cependant qu'ils savent de moins en moins se servir de l'outil intellectuel. Ils ignorent que l'intelligence a pour fonction propre de saisir le général dans le particulier. Ils méconnaissent le lien vivant qui unit l'abstrait au concret. Ils deviennent terriblement nominalistes. Pour eux, l'universel est vide de sens. Mais, du même coup, ils sont incapables de comprendre l'individuel, le monde réellement existant, les êtres et les choses qui surgissent devant leur regard. Les habitudes acquises au cours de leurs années d'études antérieures ont pulvérisé en eux le jugement qui consiste à restituer au réel les notions que l'intelligence en a tirées. Dès lors, leurs raisonnements se déroulent sans cesse dans une sorte de no man's land, d'univers informe, où les plus intellectuels d'entre eux projettent une cohérence factice qui mutile la réalité. Ils veulent alors créer un « autre » monde, un homme « nouveau » qui puissent répondre à ces concepts désincarnés qu'ils portent en leur esprit et leur donner un sens. Ces hyperintellectuels se transforment avec une rapidité incroyable en révolutionnaires. Et le plus remarquable est qu'ils croient ingénument être les meneurs du jeu, alors que leur cécité à l'égard du réel en fait des menés que dirigent à leur guise les techniciens de la subversion totalitaire.
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La même rupture entre l'abstrait et le concret chez les « élites » intellectuelles explique le phénomène spécifiquement moderne de la spécialisation, dont la gravité est extrême, surtout dans les professions dites libérales. On croit généralement que la spécialisation est une approche du réel. C'en est le contraire. Une réalité quelconque n'est vraiment connue que par ses tenants et aboutissants, à sa place dans les niveaux de l'être qui la joignent. La considérer isolément aboutit à s'éloigner d'elle. Plus on la connaît, plus on l'ignore. Le mot sarcastique de Bernard Shaw est admirable de justesse : « Le spécialiste est un homme qui connaît de plus en plus de choses dans un secteur de plus en plus restreint, si bien qu'à la limite il connaît tout de rien ». Le culte du spécialiste dans tous les domaines nous paraît d'autant plus une régression de l'intelligence qu'il développe la tentation d'ériger la partie en tout, l'instinct totalitaire, la prétention de connaître exhaustivement la réalité, la volonté de transposer les méthodes qui ont réussi dans un domaine étroit à tous les autres domaines. D'observations limitées, on passe avec facilité à de hâtives généralisations. Le scientisme, l'évolutionnisme, le matérialisme, etc. toutes ces constructions fragiles de l'esprit que d'autres observations effectuées dans d'autres compartiments du réel contredisent, sont nés de cette tendance.
Comme il est alors impossible d'atteindre et d'étreindre la réalité, on s'acharne à tisser autour d'elle un filet arachnéen de méthodes et de recettes pour tenter de la saisir. La spontanéité vitale disparue, on élabore des techniques pour entrer en contact avec les êtres et les choses. Ces techniques pour se faire des amis, pour faire « un bon mariage », pour réussir dans les affaires, pour conserver la santé, etc. qui se propagent aujourd'hui comme l'ivraie, sont le signe inquiétant de la disparition des dons naturels. Peut-être faut-il aller plus loin encore dans le diagnostic. L'énorme succès de ces « trucs » ne s'explique à mon sens que par un déplacement pathologique des puissances d'étonnement et d'admiration qui travaillent l'homme. Ce n'est plus aujourd'hui la réalité qui est merveilleuse, mais la science. On se persuade que tout s'enseigne parce qu'on s'adore soi-même en sa différence spécifique : la raison, et qu'on s'extasie devant soi. L'autolâtrie est à la racine de toutes les propagandes et de toutes les publicités. Avouons que la crédulité de nos pères n'était rien auprès de cette puérile divinisation de l'homme par lui-même.
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De cette myopie de « l'élite » intellectuelle suit son avilissement. Malgré le fétichisme dont les spécialistes sont entourés et qui les hisse au pinacle, il semble bien que bon nombre d'intellectuels subissent une certaine défaveur. Il est certain par exemple que les vedettes du cinéma et les athlètes surclassent les romanciers et les savants dans l'opinion publique : Victor Hugo serait moins connu et admiré aujourd'hui que Lollobrigida, ou Pasteur que le vainqueur du Tour de France. C'est que l'intellectuel, en dépit de ses efforts, ne peut constituer un type qui puisse être incarné. Il aspire à ne point « se couper du peuple », comme on dit en certain jargon. Mais le peuple, resté sain en ses errances et malgré ses nourritures frelatées, ne le comprend pas : les idées qu'on lui propose doivent être chargées de chair et d'âme, ou, à leur défaut, d'instinct brutal et d'idéologie. Le peuple est resté beaucoup plus naturel qu'on ne le croit. Ses admirations vont sans doute à des hommes qui le touchent en ses fibres sensibles : celles-ci sont désaccordées ; elles subsistent néanmoins. Il est extrêmement significatif qu'aucun poète contemporain ne rencontre la faveur du grand public. Les types anciens le subjuguent encore lorsqu'ils sont évoqués devant lui : témoins certains films où le saint, le génie, le héros, pourtant déformés, recueillent ses suffrages. Déshumanisé par l'abstraction, l'intellectuel moderne ne fait plus guère recette.
Il faudrait souligner ici la dévaluation subie par la carrière professorale d'où les « élites » intellectuelles tirent toutes leur origine. Un professeur de Faculté est peut-être encore « quelqu'un » dans les petites villes provinciales, mais son crédit s'amenuise. Le rapport de maître à disciple se distend en relation de professeur à élève. La même chute de considération s'observe chez le professeur de l'enseignement secondaire et chez l'instituteur. Cette dégringolade se traduit dans les traitements que l'État leur accorde. Alors qu'ils, étaient au XIX^e^ siècle l'élite de l'élite, ils se sont laissé asservir par les prétendus besoins de la société dont ils tendent à être désormais les serviteurs, sinon les domestiques serviles. La République des professeurs dont parlait Thibaudet appartient à un passé définitivement révolu. Au lieu de diriger la société comme ils y aspiraient naguère, ils sont dirigés par elle.
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Bon nombre d'intellectuels suivent la même pente. Faute de constituer une élite qui polariserait la considération du secteur social où ils se trouvent, ils se précipitent vers le secteur abrité de la fonctionnarisation. Les intellectuels s'étatisent comme la société elle-même dont ils ne sont plus les noyaux magnétiques. Ils se ruent dans la mécanisation universelle. Ils y sont poussés par une sorte d'aberration collective qui les incite à obtenir à tout prix un diplôme qui leur permettrait de gagner leur vie en dépensant le moins possible leur énergie vitale. Une fois le diplôme conquis, ils entrent dans une carrière toute faite qui les identifie à leur fonction.
Les familles ne se préoccupent plus de la formation du caractère et des mœurs de leurs rejetons, elles recherchent pour eux la stabilité et la sécurité, au lieu de leur insuffler la vitalité qui leur permettrait de mordre sur le réel et se tracer eux-mêmes un chemin dans la vie, ou bien elles les abandonnent sans guides et sans soutien, ce qui revient exactement au même : redoutant obscurément l'avenir, ils recherchent alors une sauvegarde, une protection, une défense contre les risques et les coups du sort. Dans une société privée de modèles et d'élites qui les incarnent, ils ne peut, encore un coup, en être autrement. A ces adolescents dévitalisés, le diplôme apparaît le seul salut parce qu'il est la voie la plus facile, malgré la lourdeur des programmes. Il ne tient en effet aucun compte -- comment le pourrait-il ? -- des facteurs qui sont essentiels à la vie : le caractère, la droiture de la volonté, l'honneur, le devoir, le sens moral et esthétique, etc. Il juge seulement l'intelligence formelle. Le diplôme et l'homme en son entier font deux.
Il s'ensuit que la société moderne bascule de tout son poids du côté du mandarinat. L'idolâtrie du parchemin est le signe indubitable d'une perte d'invention. La source du renouvellement qu'est l'exemple n'existant plus, la faculté de rebondissement se perd. Les saints, les génies, les héros ne suscitent plus d'émules, et les « grands hommes » ne sont plus guère que des créations soufflées de la publicité. En dépit de ses remous, la société moderne tend vers la stagnation.
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LA CONCLUSION que nous devons tirer de cette longue analyse sera brève et claire. Une civilisation ne peut durer sans des élites véritables. Il faut qu'elle les récupère si nous voulons qu'elle ne soit pas submergée par la barbarie. L'inventaire de nos ressources s'étale sous nos yeux -- si nous les ouvrons ! -- dans sa tragique antithèse : d'un côté, d'immenses moyens, une technique incomparable, une connaissance des détails poussée jusqu'à l'infini ; de l'autre, une absence quasi radicale de finalité humaine, un silence prodigieux sur la question fondamentale : « où allons-nous ? », une chute massive du sens de la convergence. Le salut de notre civilisation menacée dépend de la solution que nous apporterons à ce problème de la l'articulation des moyens à la fin. Que cette solution soit difficile, personne n'en doute. L'obscurcissement des modèles de vie la rend même à première vue impossible. Notre civilisation périra-t-elle donc parce qu'elle sera techniquement développée et humainement rabougrie ? En fait, il n'en est rien. Si les grands modèles intermédiaires que sont les saints, les génies, les héros ont perdu leur pouvoir d'attraction, il nous reste aux extrémités de la chaîne qu'ils constituent deux types qui ont gardé leur valeur d'exemple : le Verbe incarné, le père et la mère de famille. C'est dans le christianisme et dans le foyer que les exemples vécus de vie totale se retrouvent encore, inaltérables. A la persistance de leur conjugaison est suspendu tout notre destin. La famille chrétienne est désormais le seul lieu de la terre où, si nous le voulons, se maintiennent les élites. Si nous le voulons ! Tout est là... Il faut que le père et la mère soient aujourd'hui tels que leurs enfants puissent les admirer, leur accorder leur approbation, les imiter, découvrir en eux des modèles d'homme et de chrétien, des exemples de finalité vécue, tant naturelle que surnaturelle ; la subordination des moyens à la fin n'est plus qu'un jeu lorsque la fin s'incarne lucidement, volontairement.
Ainsi naîtront de nouvelles élites, humbles, solides, et vraies, par la contagion de l'exemple, dans le secret du cœur qui prie sans lassitude, dans le secret du foyer dont la lumière brille.
Marcel DE CORTE.
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### Réponse au teilhardisme
Les diverses études publiées par la revue « Itinéraires » sur la pensée de Teilhard de Chardin et sur le teilhardisme sont les suivantes :
-- Louis SALLERON : Sur « le Phénomène humain » (numéro 1 de mars 1956).
-- Louis SALLERON : A propos du « Groupe zoologique humain » (numéro 3 de mai 1956).
-- Louis SALLERON : Sur « Le Milieu divin » (numéro 26 de septembre-octobre 1956).
-- R.P. CALMEL, o.p. : La distinction des trois ordres (numéro 61 de mars 1962).
-- R.P. CALMEL, o.p. : Homme racheté ou phénomène extra-humain : examen critique de « Construire la terre » du P. Teilhard (numéro 62 d'avril 1962).
-- Louis SALLERON : La pensée religieuse du P. Teilhard (le livre du P. de Lubac) (numéro 64 de juin 1962).
-- DOCUMENTS : la bataille pour Teilhard (numéro 67 de novembre 1962).
JE PENSE AVEC LA TRADITION que le but de l'apologétique est de convertir au Christ crucifié « les adorateurs de l'univers ». Loin de justifier leur idolâtrie au nom du « Christ Moteur du Monde », ma réponse au teilhardisme, en sa première partie, se résume dans cette proposition. Le Père Teilhard était prêtre ; il appartenait à l'ordre des Jésuites ; il se distinguait par sa compétence en paléontologie. Plus que d'autres il avait senti les besoins spirituels du monde des savants et il voulait rendre présente la religion chrétienne parmi l'univers des techniques. Fallait-il, pour y arriver, modifier l'Évangile du Salut, la doctrine commune de l'Église ? Quand il s'agit de Teilhard et de son œuvre, la grande question est là. Ne fallait-il pas plutôt apporter l'Évangile immuable aux contemporains enivrés de leurs inventions, de sorte que, avec leurs nouveautés mêmes, ils se convertissent à Jésus-Christ, Roi immortel des siècles ?
*Je me suis fait tout à tous*, déclarait saint Paul aux Corinthiens (1 Cor., IX, 22), *afin de les gagner tous à Jésus-Christ*. Il décrivait ainsi une des attitudes les plus caractéristiques de l'apôtre. Cependant, au milieu de ceux qu'il comprenait le mieux, qu'il avait adopté le plus profondément, saint Paul *ne voulait savoir que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié*. Il ne s'était pas fait gnostique avec les gnostiques, judaïsant avec les judaïsants malgré son immense amour pour ceux de son peuple. Sa compréhension, sa pitié, ses dons extraordinaires de sympathie, sa charité brûlante étaient purs de connivence avec l'erreur et le mal. Il eût trouvé blasphématoire l'idée de « rectifier la foi » ([^10]) pour mieux atteindre un certain monde ou une certaine époque.
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C'est une tentation toujours renaissante pour les hommes apostoliques qui ne savent pas suffisamment Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié d'arranger, de trafiquer le message du salut afin de complaire aux aspirations de leurs contemporains, même quand elles sont inacceptables. Tel prêtre qui évangélise les artistes et qui est terriblement sensible à la beauté des formes exténue les paroles de la vie éternelle, jusqu'au point où elles ne sont plus gênantes pour les convoitises. Un autre qui ne manque pas de sens politique, et qui est le conseiller religieux du prince, pratique une condescendance abominable pour l'orgueil et le mensonge qui se couvrent du masque de la raison d'État. Un troisième qui exerce son ministère dans les milieux ouvriers et dont le cœur est bouleversé au spectacle de la misère et de l'injustice finit par accorder l'Évangile avec les troubles désirs de la vengeance ou du messianisme terrestre.
A cette tentation d'accommoder l'Évangile, le Père Teilhard a succombé lui aussi. Son cas n'est pas absolument à part ; il ressemble à beaucoup d'autres. Le naufrage de ses théories (elles renferment en effet « de graves erreurs contre la doctrine catholique ») est loin de constituer une nouveauté sans analogue. Il a voulu lui aussi arranger la religion au gré des tendances aberrantes d'une certaine époque de l'histoire.
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Quoi qu'il en soit, la lecture du Père Teilhard présente un réel intérêt. Non pas directement certes. Mais par contraste, par suite de la puissante déformation qu'il a fait subir au donné de la foi, le Père Teilhard nous oblige à prendre conscience plus nettement de ce donné. On sait qu'il peut se résumer dans la grande parole de saint Jean : « Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas mais qu'il ait la vie éternelle. » Cette notion centrale de l'amour divin est tellement altérée par le teilhardisme qu'elle en devient méconnaissable. Avec ce système nous tombons dans la naturalisation du surnaturel. Selon Teilhard l'amour que Dieu nous porte dans le Christ n'a pas à nous délivrer du péché, en nous donnant accès à la vie de la grâce ; il n'est question ici ni de péché, ni de grâce, ni de rédemption. L'évolution a tout remplacé ; l'œuvre surnaturelle de rachat accomplie par le Seigneur se ramène à propulser l'évolution dans la direction de l'*ultra-humain.* On comprend dès lors cette parole d'un théologien : tout se passe avec le teilhardisme comme si nous avions affaire à une espèce d'arianisme pour l'âge technique. Du reste Teilhard lui-même ne confiait-il pas dans une note des *Études* (en septembre 1950 page 284) : « Ma constante préoccupation a été de faire rayonner d'un Christ personnel et transcendant les propriétés « rédemptrices » de la peine engendrée par l'Évolution. » Vous attendiez, j'attendais aussi : la rédemption du péché par le sang de la croix ; nous lisons : les propriétés « rédemptrices » de la peine engendrée par l'Évolution. Le dogme chrétien est ramené en dessous de son niveau surnaturel, rabaissé, corrompu. *Diminutæ sunt veritates a filiis hominum.* Manifestement l'amour de Dieu selon Teilhard n'est plus l'amour de Dieu. Si ce jésuite s'était réellement douté que c'est à de pauvres pécheurs que Dieu se donne dans le Christ, jamais il ne se fût permis d'écrire : « Il faut aller au ciel avec tout le goût de la terre. ([^11]) -- Il faut, sous peine de péché, essayer tous les chemins, tout sonder... rien ne doit rester intenté dans la direction du plus-être. ([^12]) -- (il faut) concilier, sur le terrain d'un amour sincère du Progrès naturel, les prétentions et les absolutismes des croyants et des incroyants. » ([^13])
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En réalité parce que Dieu nous aime dans le Christ crucifié comme des pécheurs à convertir, bien des réconciliations s'avèrent irréalisables, bien des expériences doivent demeurer intentées, bien des résonances de « la passion de la terre » doivent être étouffées.
*Tais-toi sonore esprit, éteignez-vous voix folles !*
*Fleur de ce monde-ci referme tes corolles.*
On ne dira jamais avec assez de miséricorde que ces renoncements sont voulus par l'amour lui-même, c'est pour cela qu'en un sens ils sont doux au cœur et ne nous jettent pas dans le désespoir : *mon joug est doux et mon fardeau léger*. Mais aussi, on ne dira jamais avec assez de fermeté que ces renoncements sont indispensables ; en dehors, l'amour n'est que rêve, chimère vaine, sentimentalité tour à tour exaltée et retombante.
Pendant que je relisais le *corpus teilhardicum* en vue de cette étude je recevais des lettres de divers camps de vacances, où s'étaient réunies des enseignantes chrétiennes. Les aumôniers leur commentaient le *monitum* du Saint-Office en l'atténuant le plus possible, sans être capables toutefois de cet escamotage dont le Père Leblond nous a donné un aperçu dans les *Études* de septembre 1962 ([^14]). En tout cas le travail le plus urgent des aumôniers s'adressant à des enseignantes démunies de doctrine eût été de remettre droits les exposés tordus et aberrants du savant jésuite. A des éducatrices il fallait donc sans doute lire en substance ceci : « A vos filles montrez bien sûr que Dieu aime la vie. C'est lui qui a institué le mariage, qui bénit les foyers, qui accorde la naissance des enfants ; il veut un ordre juste dans la cité de façon que les familles puissent se développer convenablement.
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C'est lui encore qui a doué de perspicacité savants et chercheurs, lui qui envoie l'inspiration aux poètes, qui accorde la sagesse aux princes et aux rois. Mais, enfin, cette vie que Dieu aime, il l'aime en des pécheurs appelés à la conversion. C'est pourquoi n'omettez jamais auprès de vos filles de marquer les points suivants : dans le mariage Dieu demande la dignité, la sainteté de l'amour ; dans l'effort pour améliorer la situation matérielle, la pureté des moyens ; dans l'œuvre du poète, la purification des sources ; dans la recherche du savant et les entreprises du technicien le respect du droit des personnes et du droit de la cité. Dès lors combien de saveurs terrestres doivent être refusées, combien d'expériences resteront intentées, que de réconciliations impossibles ! En définitive notre expérience humaine ne restera quand même pas mesquine et rabougrie, notre plénitude humaine ne sera pas manquée ; mais cet enrichissement ne viendra qu'en définitive -- ou plutôt à mesure que la fidélité à Dieu nous fera consentir au sacrifice et à la croix. »
Au nom de l'amour de Dieu pour la vie et sa croissance -- pour le labeur des hommes et le prolongement de leur histoire -- observer un silence total, un silence effrayant sur le péché et les convoitises c'est peut-être, comme le savant jésuite, prendre le bon moyen pour obtenir une très large audience : c'est également insulter Dieu et mystifier les hommes. On mystifie les hommes parce qu'on leur laisse entendre qu'ils sont dans un autre état que leur état véritable, -- celui de pécheurs rachetés. On insulte Dieu parce qu'on défigure son amour, en ne disant pas qu'il doit nous purifier pour nous élever à l'ordre surnaturel.
\*\*\*
Je n'ai pas oublié le reproche que m'ont fait ici certains admirateurs de Teilhard. « Comme vous le comprenez étroitement ! C'est une vision cosmique, infiniment vaste et progressive, qui est à l'origine de son système. Il est docteur et prophète du cosmos à propulser, à centrer sur « l'Oméga personnalisant », et vous évoquez à son sujet les vieilles questions terre à terre de l'ascèse dans la vie conjugale, de l'honnêteté des moyens dans la production, des limites dans l'expérimentation, de la pureté des sources dans la poésie !
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Nous avons une grandiose ([^15]) « machine scientifico-philosophico-religieuse » et vous lui opposez des « objections de théologie spirituelle ! » -- Sans aucune hésitation. En effet, cette synthèse qui se veut totale méconnaît l'homme réel, la réalité des mœurs humaines, ne leur laisse aucune place. Il y a une faille dans la synthèse et elle est d'importance ; tellement énorme que la synthèse en devient aberrante.
Lorsqu'un esprit, manifestement un puissant esprit, qui prétend embrasser l'universalité du réel, est amené -- à cause de son point de vue moniste sur « le tout » ([^16]) à méconnaître l'homme réel, l'homme créature pécheresse et rachetée, nous avons le droit de nous interroger sur la justesse de ses conceptions. Une grande synthèse, qui prétend m'expliquer « le tout », et qui télescope l'homme que je suis, que vous êtes, se résout en fantasmagorie vaine.
Nous sommes assurés par l'expérience la plus irrécusable, par la foi plus irrécusable encore, des misères de notre condition : péché, convoitise, souffrance. Nous sommes assurés par la foi de notre vocation à former le Corps mystique, et cela par un chemin tracé une fois pour toutes : le chemin de la croix en union avec le Christ. La foi chrétienne nous assure encore que l'édification du Corps mystique par la croix de Jésus ne signifie aucunement évolution indéfinie du côté de l'ultra-humain mais vie théologale et, dans les activités profanes, acceptation aimante des humbles réalités spirituelles dont je parlais : l'ascèse dans la vie familiale, la pureté des moyens dans la politique et l'économie, et choses semblables. Nous savons enfin que le développement de l'humanité se poursuit non pas en une seule direction, mais en deux : les uns s'agrègent au Seigneur et forment son Église ; les autres se laissent égarer par Satan, quelquefois même au point d'être enrôlés dans les organismes de la contre-Église ; telles étant les deux « cités transcendantes » qui se partagent le cœur des hommes il est inévitable que les valeurs proprement humaines, les valeurs propres à la cité politique comme l'art, l'économie, les diverses institutions, ne se développent pas à sens unique : tantôt elles sont corrompues, tantôt elles grandissent plus ou moins en conformité avec leur vraie nature. -- Telles sont les vérités à la fois naturelles et révélées sur la condition humaine.
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Lorsqu'un prêtre, même fort savant vient, les contredire en vertu d'une -- synthèse immense, immensément évolutive, nous n'acceptons pas de le suivre. Aux constructions gigantesques (et en définitive croulantes) d'un esprit soi-disant cosmique nous préfèrerons toujours les certitudes premières sur l'homme, celui des êtres que nous connaissons le mieux. Du reste une synthèse globale, et autrement fondée que celle du Père Teilhard, ne nous fait pas défaut. Depuis longtemps les vérités premières sur l'homme, son état, son histoire, la fin de son histoire, ont été intégrées par la doctrine catholique dans le vaste corpus de la philosophie et théologie thomistes.
Après ces considérations générales, voici quelques-uns des textes à partir desquels nous les avons formulées. Pour cette fois nous nous limiterons aux *Lettres du Père à sa cousine,* de 1914 à 1919. Elles sont connues sous le titre plus relevé, mais du reste adéquat, de *Genèse d'une Pensée* (chez Grasset à Paris). C'est la cousine elle-même, Mlle Marguerite Teilhard-Chambon, en littérature Claude Aragonnès qui a publié ces lettres. Nous y trouvons l'ébauche et même les articulations majeures du système futur. Dans ces textes de guerre, composés dans des conditions invraisemblables, sous la poussée du flot intérieur, tout ou presque tout ce qui deviendra le teilhardisme est déjà préformé, et même avec beaucoup de précision et selon une orientation qui ne changera plus. Aucune modification essentielle n'interviendra par la suite. Or c'est grâce à l'amitié, à la compréhension merveilleusement accueillante de sa cousine qu'il a été possible au Père Teilhard de tirer ses idées de son esprit ; avec nul autre sans doute ces idées en attente n'auraient trouvé le moyen de sourdre et de se formuler. Le climat d'une amitié exceptionnelle a rendu possible la *genèse d'une pensée ;* hélas ! d'une pensée aberrante.
Quand il s'exprime dans l'amitié, le teilhardisme est d'un abord beaucoup plus facile. C'est pourquoi, à ceux qui cherchent une initiation sans se rompre la tête, je conseillerai toujours la lettre à la cousine. Ils y trouveront déjà tout l'essentiel, y compris les déviations les plus étonnantes ; ils verront comment elles s'expliquent ; ils saisiront le teilhardisme à l'état germinatif, à son point de jaillissement, et dans une forme qu'il ne pouvait trouver que grâce à l'amitié ; une expression moins appuyée, plus légère, plus attrayante que dans les grands traités, mais malheureusement non moins déterminée, non moins ruineuse.
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Je ne m'arrêterai pas à la correspondance de l'année 1915. Non qu'elle manque d'intérêt. C'est là peut-être au contraire que le Père nous apparaît le mieux dans sa sollicitude de directeur d'âme, son sens chrétien du renoncement, les délicatesses d'une noble amitié. On pourrait composer un petit florilège des pensées sur le détachement, la douceur, la charité fraternelle. Ce n'est sans doute pas du P. Lallemant ni même du P. Grou ([^17]), mais les exhortations sont belles et salutaires. Ceux qui ont entrepris de nous imposer Teilhard comme maître par excellence de spiritualité, les éditeurs de cet *hymne à l'univers* qui est une longue suite de fausses notes, auraient mieux fait de relever certains passages de Lettres à la cousine. Alors leur recueil n'aurait pas eu son caractère teilhardien et en même temps hélas ! très insolite, mais il aurait certainement édifié.
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C'est dans la seconde partie des Lettres à la cousine que la pensée du P. Teilhard se révèle tout à coup et impérieusement teilhardienne. L'année 1916, dès le mois de janvier, marque un tournant. Dès lors le Père se préoccupe beaucoup moins de diriger sa cousine ; il se met à penser tout haut devant elle ; il lui confie ses intentions apologétiques ; il lui trace les linéaments déjà fortement gravés de son vaste système.
La générosité de l'intention apologétique ne fait pas de doute : ramener à Jésus-Christ notre monde en pleine transformation. Il y a seulement une lacune, et elle est énorme : Teilhard ne voit pas le péché. L'humanité qu'il veut atteindre il n'a pas la moindre idée qu'elle soit coupable. Il l'imagine seulement victime d'un malentendu. Elle s'éloignerait du Christ parce qu'on lui aurait laissé entendre que le Christ est l'ennemi de la vie, de la recherche, du déploiement de nos forces naturelles. Or qu'il y ait une part de quiproquo c'est souvent vrai. Mais il est encore plus vrai que le refus de Dieu procède du péché.
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Quant au *système* proprement teilhardien, dont une première esquisse est offerte à la cousine, il est grandiose assurément. Chez ce géologue l'instinct philosophique n'a pas été recouvert et asphyxié par la spécialité scientifique. Il a été quand même radicalement faussé. Quoi que fasse le savant jésuite, même dans ses efforts les mieux venus pour étendre ses considérations jusqu'aux frontières du « tout », il demeure esclave de sa formulation scientifique : philosophe impuissant, philosophe manqué. L'analogie de l'être, la hiérarchie des êtres, la coupure abyssale (quelles que soient les relations organiques) entre l'ordre des corps, celui des esprits, celui de la charité ([^18]) il ne parvient pas à le concevoir. Il a beau se débattre, la logique de son système le ramène à penser toutes choses en termes de matière ; de matière en devenir et en évolution, mais c'est toujours de la matière. Certes il ne nie pas l'esprit et la liberté, l'incarnation du verbe et les sacrements de l'Église ; il garde la foi. Je ne lui conteste pas la foi. Ce sont les exigences invincibles de son système que je conteste. Pour faire une place à l'esprit et à la vie surnaturelle il est contraint, par une logique implacable, de les renfermer dans la matière en évolution. D'après ce système la matière contient déjà de l'esprit, à petite dose, à dose infinitésimale ; mais l'esprit est précontenu réellement dans la matière bien loin de procéder de façon toute directe, toute gratuite de la libéralité du Créateur -- *Sancte Pater, Omnipotens, Eterne Deus*. De même l'évolution cosmique contient déjà la divinisation quoique très cachée, très lente à se faire jour, bien loin que la divinisation soit un don infiniment gratuit du Père céleste qui nous a rachetés en son Fils Jésus-Christ. On le voit, le système du Père Teilhard tout autant que son zèle apologétique est affecté d'une lacune considérable.
Une apologétique sans péché, une philosophie qui ne décolle pas de la matière en évolution, voilà les deux traits peu rassurants des *lettres à la cousine.* Par la suite ces traits ne feront que se durcir ; ce sera sans doute, pour une part, la conséquence déplorable de la spécialisation inhumaine à laquelle fut vouée ce prêtre de Jésus-Christ. Le directeur d'âme n'aura plus l'occasion de se manifester avec ses dons plus humains et plus sûrs ; la place sera férocement occupée par le fabricateur de système. En voici du reste quelques premiers linéaments.
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« Comme dernièrement j'essayais de prouver (à Boussac, un excellent géologue) qu'en travaillant à la bataille il coopérait en somme au progrès de la Nature qu'il aime tant, il m'a répondu que « jamais il ne confondrait, jamais même il ne pourrait comparer les œuvres brutales des militaires et les palabres insincères des diplomates avec les nobles et silencieuses transformations de la Nature ». Et pourtant ne faut-il pas établir cette comparaison, *opérer cette fusion ?*... Oui*,* le développement moral et social de l'Humanité est bien la suite authentique et « naturelle » de l'évolution organique. Je crois que Bergson a amorcé cette étude de la nature, de la place et de la consistance biologique de l'évolution morale ; autrement j'essaierais de creuser le sujet. » (10 juillet 1916 page 140). « ...la morale m'apparaît de plus en plus comme un prolongement direct du domaine biologique et organique. » (29 janvier 1917, page 228.) « J'ai fini « Élie » (ce n'est pas le titre rassure-toi). J'en suis assez content... Mais ce ne pourra guère être compris que de ceux qui par ailleurs sauront comment je comprends le rôle et la nature de la matière. » Il les comprend de telle sorte que les revues officielles de la Franc-Maçonnerie se trouvent avec lui en parfait accord. Voici ce que nous lisons au sujet précisément de « Élie » (son vrai titre est en réalité *la puissance spirituelle de la matière*) dans le bulletin franc-maçon, *Le Symbolisme* ([^19]) avril-juin 1962, page 280 : « Je ne crois pas que les théologiens reconnaissent facilement le P. T. de Ch. comme un des leurs. Mais il est certain que tous les Maçons, *connaissant bien leur Art*, le salueront comme leur frère en esprit et en vérité... que notre ferveur affectueuse entoure la pensée du P. T. qui a retrouvé la forme chrétienne originelle de la pensée religieuse. » Nous pourrions encore citer les pages enthousiastes des occultistes Pauwels et Bergier ([^20]). Des éloges de ce genre, pour ne rien dire de ceux du communiste Garaudy, mettent en lumière, autant sinon plus que le *monitum* du Saint-Office, avec le commentaire de *l'Osservatore Romano,* la fausseté du système teilhardien.
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*L'apologétique* ne vaut pas mieux. Voici quelques passages de lettres : « J'ai le cœur plein de choses qu'il faudrait dire sur « la grande nature », sur la réalisation totale et inespérée accordée par le christianisme aux aspirations panthéistiques (bien comprises) qui s'éveilleront toujours plus intenses au cœur de l'homme... n'est-ce pas la seule façon de s'adresser intelligiblement aux hommes, à leur cœur, en suivant le chemin de leur cœur ? » (22 janvier 1916, page 114). Ne faisons pas de regrattage sur le terme « panthéistique » ; admettons qu'il soit recevable, et d'après le contexte général supposons qu'il désigne cette volonté de maîtriser toutes les forces du cosmos qui s'affirme si violemment chez nombre de contemporains. Pour les introduire à la foi, pour « nous adresser à leur cœur » devons-nous leur dire que la grâce vient combler purement et simplement leurs aspirations « panthéistiques » ? La grâce, en surélevant notre nature, comble inévitablement ses aspirations les meilleures, mais non Moins inévitablement la grâce les nettoie de tout péché, de toute convoitise. Ce nettoyage est l'équivalent d'une mort. « Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul ; s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. » (Jo XII, 24). Or le Père Teilhard n'y fait aucune allusion. Il s'adresse à notre cœur exactement comme si nos tendances, même les plus nobles, n'étaient pas gâtées plus ou moins par le péché. On ne redira jamais trop l'axiome classique : la grâce ne détruit pas la nature ; elle la conduit à sa perfection. Seulement dans quel triste état se trouve la nature qui doit atteindre la perfection ? N'est-elle pas blessée ? Et dès lors la grâce pourrait-elle l'amener à sa plénitude sinon en la guérissant. Et cette guérison est-elle possible autrement que par le sacrifice ; ou bien en d'autres termes, par un amour qui immole, qui sacrifie, qui accepte la mort de tout ce qui s'oppose au Bien-Aimé et à sa Loi ?
Par suite, alors qu'il s'agit de l'effort et de la recherche pour dominer le monde et l'assujettir, un apôtre a-t-il raison d'écrire : « Je ne saurais porter l'Évangile qu'à ceux qui cherchent, et qu'en leur prêchant de chercher davantage. » (5 janvier 1919, page 356). Pour moi je leur prêche de chercher d'une autre manière. Non certes de s'arrêter dans leur effort pour maîtriser le cosmos (sauf le cas exceptionnel de vocation cloîtrée) mais de poursuivre cet effort d'un autre cœur, en se souvenant de la primauté du Royaume de Dieu et de sa justice. -- Supposez la prédication suivante :
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« Jeunes gens qui vous éveillez à l'amour, cherchez davantage et *sans quitter la ligne* de votre passion vous tendrez droit vers Dieu ; pionniers et techniciens que possède l'ambition de transformer le monde poursuivez *dans la même ligne* et, sans vous en écarter d'un pas, vous trouverez l'Évangile. » Ou bien pour employer les paroles du Père (9 janvier 1917, page 214) : « Il faut aller au ciel avec tout le goût de la terre. Sur cet axe profond d'aspiration et de poussée l'unité dynamique existe : en s'y plaçant on peut *tendre* droit à Dieu *sans quitter la ligne* de tout effort vraiment naturel, celle qui passe par l'aspiration immanente à tout le cosmos. » En acceptant de tels propos on ne quittera pas en effet la ligne de la nature, et de la nature blessée ; on ne franchira pas le seuil du Royaume de la grâce.
Au reste les hommes auraient-ils besoin d'un messager de l'Évangile pour « chercher encore davantage » dans le domaine naturel ? Est-ce que l'élan vital, ou l'avidité désordonnée et quelquefois frénétique n'y suffisaient point par elles-mêmes, ? S'il vient un apôtre n'est-ce pas plutôt afin de leur révéler ce que l'élan naturel ne permet de soupçonner que très imparfaitement : l'amour de Dieu, la détestation du péché, la reconnaissance des lois objectives établies par le Créateur au sujet de la société domestique et politique, et d'une façon générale, relativement à l'usage honnête des réalités de ce monde (leur usage pour l'amour de Dieu dans le Christ) ; la prédication de l'apôtre ne vise pas (du moins directement) à faire « chercher encore davantage » mais à redresser l'élan dans la direction de l'amour de Dieu et (il faut le dire) de la conversion, de la pénitence. Différence sensible ; différence d'ordre et de niveau. C'est toute la distance qui sépare les mouvements si divers de la nature et de la grâce évoquée dans un chapitre fameux de l'*Imitation ;* (je doute que le P. Teilhard ait bien senti la vérité de l'*Imitation*)*.* Bien sûr l'Évangile ne nous enferme pas dans l'ataraxie nous dissolvant dans des « tendresses peureuses », une dévotion de fainéantise, une « bonté » hypocritement exhortative, qui évite la prise en charge réelle et souvent douloureuse de notre prochain. Supposer cela serait tomber dans un contresens insupportable que le Père a bien, raison de dénoncer (voyez les pages 244, 261, 291). La leçon de l'Évangile est de nous unir à Dieu en nous délivrant du péché. Alors notre effort naturel deviendra d'autant plus énergique, éveillé, ardent ([^21]) ; mais aussi son caractère sera-t-il transformé.
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Nos talents naturels seront bien déployés, mais d'une manière que ne connaît pas la nature. Que l'on considère par exemple l'amour de la patrie chez une Jeanne d'Arc ou un Père de Foucauld, la passion du savoir chez un Thomas d'Aquin, la sagesse politique chez un Louis IX, toujours on admire que les saints ont touché les plus beaux sommets de la nature humaine ; non toutefois pour avoir cherché d'abord cette mesure, mais pour avoir consenti de toute leur âme à la mesure divine et à la croix de Jésus.
Le Père écrivait encore le 4 août 1916 : « Rien ne doit rester intenté dans la direction du plus-être... il faut essayer tous les chemins ; tout sonder. » (page 148) (On notera en passant que c'était exactement l'idée du Diable dans le paradis terrestre, quand il contestait la limitation, la défense imposée par le Créateur, quand il n'admettait pas que l'adoration doive s'exprimer par la reconnaissance d'une limite, d'un domaine absolument réservé.) Donc « il faut essayer tous les chemins ; tout sonder ». -- Puis le 9 janvier 1917 (page 214) : « il faut transporter sur le Ciel tout le goût de la terre ; aller au Ciel avec tout le goût de la terre. » Comme s'il n'existait pas un certain goût de la terre qui nous détourne du ciel ; celui qui procède de l'orgueil, de l'autosuffisance (sans parler de passions plus basses mais non moins exigeantes). *Quæ sursum sapite* nous commande l'Apôtre : ayez le goût des choses d'En-Haut ; mais justement pour cela il nous interdit de rester dans la catégorie de ceux *qui terrena sapiunt,* ces « adorateurs de la terre, de l'Univers », parmi lesquels le P. Teilhard se range lui-même en toute tranquillité (page 213). Comme si pour accomplir une œuvre terrestre il fallait l'ériger en idole et se rendre « adorateur de l'Univers ». Comme s'il n'était pas évident que nous accomplirons l'œuvre terrestre selon le Cœur de Dieu seulement en n'adorant que lui seul. Cela ne peut nous rendre pusillanimes, incertains, apeurés, devant notre tâche terrestre ; mais cela nous détourne assurément « d'essayer tous les chemins et de tout sonder ».
Disons que la religion n'est pas amoindrissante mais elle est crucifiante ; elle ne peut pas ne pas l'être. Elle n'incite pas les hommes à étouffer leurs talents naturels et pas davantage à n'accomplir leur mission qu'à moitié et d'un cœur absent ; mais elle introduit à l'amour de Dieu de pauvres pécheurs ;
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c'est pourquoi elle mortifie leur vie pour autant qu'elle est mélangée avec le péché, encore qu'elle n'étiole pas leur vie en elle-même. -- Dans la mesure où le chrétien se purifie il fait l'expérience que son être véritable n'est pas amoindri, rabougri par la croix ; il atteint au contraire sa plénitude. Mais avant d'y parvenir que de déchirements, quelle impression fréquente de rétrécissement ou d'échec.
*Pour se donner à Dieu faut-il n'aimer personne ?*
*Nous pouvons tout aimer, il le souffre, il l'ordonne...*
*Mais à vous dire tout...*
*Il ne faut rien aimer qu'après lui, qu'en lui-même.*
*Négliger pour lui plaire et femme, et bien, et rang*
*Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.*
En cette tirade de Polyeucte Corneille ne faisait que reprendre la doctrine la plus commune sur la religion non pas amoindrissante mais cependant crucifiante. Et cela dans tous les domaines. Nous pouvons songer à l'exemple quotidien des passions de l'amour. Maritain a réfléchi sur l'exemple, assurément plus rare, de la création artistique : « nous voilà revenus à la grande nuit de l'agonie païenne où l'homme n'a plus seulement affaire à sa misérable chair, mais à une chair fouettée par les anges de Satan, où la nature entière se revêt de signes obscènes, cauchemar dont le freudisme littéraire s'emploie partout à multiplier l'obsession. Pour travailler dans un tel monde sans contracter trop de souillures, *quelle présomption serait-ce de ne pas s'armer des règles les plus dures de la discipline ascétique...* s'il y a des choses que l'artiste, n'est ni assez fort, ni assez pur pour nommer sans entrer en connivence avec le mal, celles-là il n'a pas le droit de les nommer. Qu'il attende un peu de temps. Quand il sera un saint il fera tout ce qu'il voudra. » ([^22])
Cette doctrine devrait-elle changer quand il s'agît non plus de la composition d'une œuvre d'art mais bien de l'aménagement technique de la terre ? Le Père Teilhard nous le laisse entendre mais il se trompe.
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Car dans cet aménagement technique le cœur humain est engagé, le cœur d'un homme pécheur et racheté, qui a grand besoin de purification pour que l'œuvre entreprise soit accomplie selon la loi de Dieu. Plus que d'autres le Père Teilhard a bien saisi quel puissant intérêt, en notre siècle de sciences, était offert aux hommes avec la recherche et la technique. Il n'a pas vu que, dans ce qu'il appelle la construction de la terre, les hommes ne feraient rien de bon s'ils ne consentaient pas à purifier leur cœur (ensuite à instaurer un régime politique juste, absolument opposé au totalitarisme).
Mais reprenons les lettres à la cousine. « C'est une obligation fondamentale pour l'homme de tirer de soi et de la terre tout ce qu'elle peut donner... En nous ouvrant des aperçus sur une vie plus divine je ne puis croire que Dieu nous ait dispensés de poursuivre, même dans son plan naturel, l'œuvre de la création. » (8 septembre 1916, page 161). Mais justement quelle est la conséquence de nous avoir « donné des aperçus sur une vie plus divine », ou plutôt -- (car cette expression est peu exacte) -- quelle est la conséquence d'avoir élevé les pécheurs que nous sommes à l'état surnaturel ? N'est-ce pas nous avoir obligés, même quand nous nous occupons aux choses terrestres, de le faire autrement que si nous avions été abandonnés à notre péché ? Sans doute, si tel est notre talent, nous ne serons pas moins habiles techniciens pour avoir été baptisés, ni plus médiocre poète, ni paysan plus arriéré. Seulement notre attitude morale sera toute différente, non seulement à l'intérieur, mais bien souvent au dehors ; et nous rechercherons aussi sur le plan social (ce dont Teilhard n'a pas la moindre idée) un statut juridique conforme au droit naturel et à notre vocation d'enfant de Dieu. -- Nous aurons garde d'oublier le précepte du Seigneur au premier couple : *dominez la terre et soumettez-la*, car ce précepte n'est pas révoqué du fait du péché originel et de la rédemption ; mais nous nous souviendrons surtout de la forme surprenante qu'a revêtue maintenant ce précepte et qu'on ne soupçonnait pas à la fin du sixième jour de la Création ; une forme aussi nouvelle que la rédemption par la croix : dominez la terre et soumettez-la mais en cherchant d'abord le Royaume de Dieu et sa justice ; et quand vous aurez souci de la nourriture, du vêtement, du progrès technique, vous ne ferez pas comme les païens ; en effet que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme ? Pour sûr Dieu ne nous a dispensés de poursuivre, même dans son plan naturel, l'œuvre de la Création ».
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Il nous a toutefois enseigné que nous devions poursuivre cette œuvre pour l'amour de lui, non pour notre propre exaltation (serait-elle collective), en nous conformant à sa loi, détestant le péché, refusant d'écouter les invitations de la volonté de puissance ; ce qui nous impose de laisser « intentés » beaucoup de chemins, aussi bien les expériences de Bologne que le viol des âmes par n'importe quelle méthode.
Teilhard n'a pas fait de distinction entre les deux types de domination de la terre : celle des « adorateurs de l'univers », celle des adorateurs du vrai Dieu, fidèles à sa loi, dans le Christ crucifié. Que peut valoir, dès lors, un vœu comme celui-ci (17 février 1917, page 239). « Puissions-nous être légion à concevoir le Christ sous cette forme immédiate, pratique et palpable de Moteur du Monde. » Cette façon de concevoir le Christ ne serait véridique qu'en apportant des précisions auxquelles s'oppose le système teilhardien par son mouvement le plus profond. Sans doute la royauté sociale de Jésus-Christ, sa régence sur la cité terrestre et la civilisation est-elle affirmée par notre foi, ardemment désirée par notre amour. En ce sens, et malgré l'étrangeté de l'expression, on peut dire que le Christ doit être « Moteur du Monde ». Mais enfin la royauté du Christ dans le social et le temporel est une conséquence : avant tout il est rédempteur du péché, sauveur des âmes dans son Église ; de plus cette royauté suppose la distinction des choses de Dieu et des choses de César, exclut l'identification (je ne dis pas les corrélations) entre la cité de César et le Corps mystique ; par ailleurs cette royauté du Christ dans le social ne se réalise que par la conversion intérieure et la fidélité aux lois objectives du droit naturel chrétien ; enfin cette royauté demeure toujours imparfaite, toujours contrariée au-dedans par l'insuffisance des fidèles, toujours combattue au dehors par les organismes de la contre-Église. Ce sont là quatre précisions traditionnelles, qui n'ont rien de très subtil, que Teilhard méconnaît complètement et ne peut pas ne pas méconnaître : il ne sait pas distinguer en effet entre l'ordre de la nature et celui de la grâce, la cité de César et le Corps mystique ; d'autre part il ruine la notion d'une nature humaine consistante, régie par des lois objectives, avec sa théorie de l'universelle évolution. Finalement le Christ, roi dans le temporel, ou si l'on y tient le « Christ Moteur du Monde », le Christ qui doit étendre son empire sur « la terre en construction » n'est vraiment plus le même dans Teilhard et dans le Credo.
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Voici un texte parmi d'autres semblables : « *Depuis la découverte contemporaine des grandes unités et des vastes énergies cosmiques une signification nouvelle, plus satisfaisante, commence à se dessiner pour les paroles anciennes* (*relatives à l'Incarnation*)... Je n'irai pas jusqu'à dire que cette découverte religieuse soit encore consciente d'elle-même... Mais quelles que soient les formules qui se maintiennent encore la transformation dont je parle est déjà faite dans les parties les plus vivaces de l'organisme chrétien. Sous un pessimisme, un individualisme, un juridisme de surface, le Christ-Roi d'aujourd'hui est déjà adoré par *ses* fidèles comme le Dieu du Progrès et de l'Évolution. » (*L'énergie humaine*, éditions du Seuil à Paris, page 113.) Non, Père Teilhard. Hier, aujourd'hui et toujours le Christ-Roi est adoré par ses fidèles (et il était adoré par vous-même sans doute, quoiqu'il en soit de votre système) comme l'Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde (même si vous voyez là du pessimisme) ; comme le Bon Pasteur qui connaît ses brebis chacune par son nom (même si vous voyez là de l'individualisme) ; comme le Maître divin qui nous a révélé une Loi précise, objective, absolue (même si vous voyez là du juridisme). Quant à votre « Évolution » elle est un brouillage, une confusion des ordres, une méconnaissance de la grâce, du péché, du droit naturel ; il nous est donc impossible d'adorer le Christ-Roi comme « le Dieu de l'Évolution ».
Nous dirons, pour reprendre le souhait du P. Teilhard « Puissions-nous être légion à croire en Jésus-Christ tel que l'Église nous le présente : rédempteur du péché par sa croix ; à partir de là nous comprendrons et ferons comprendre que sa royauté, qui ne vient pas de ce monde, s'étend aux choses de ce monde, y compris techniques, et de quelle manière. » Notre aspiration à l'agrandissement du règne du Christ se développe dans la foi ; nous acceptons le Christ tel que l'Église nous l'a toujours annoncé. L'aspiration du P. T. à « grandir le Christ plus que tout » (Lettre du 18 août 1950) commence par arracher le Christ à son ordre propre qui est celui de la rédemption, confondant son royaume avec je ne sais quelle poussée vers une super-organisation socialo-évolutive, en direction de l'ultra-humain. -- De même que ce jésuite avait embrouillé et faussé, au lieu de l'éclairer et diriger, ce mouvement de la grâce profond au cœur chrétien qui nous invite à nous donner à Dieu avec les talents et les richesses naturelles, de même a-t-il embrouillé et faussé un autre mouvement non moins profond, venu lui aussi de la grâce : favoriser la royauté du Seigneur sur notre époque technique. Comment serait-ce possible si lui-même ne délivrait d'abord notre siècle de ses idoles, de son ambition prométhéenne, de sa prétention à l'autosuffisance grâce à l'organisation collective ?
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Nous aussi nous sommes en communion avec le monde moderne, nous voulons qu'il revienne à Jésus-Christ ; mais précisément pour cela nous le détournons du message du P. Teilhard. « S'il est indéniable, disait le commentateur innommé du *Monitum* romain, que notre siècle ait un extrême besoin de témoins du Christ nous ne pensons pas qu'ils doivent s'inspirer du système scientifico-religieux de Teilhard. »
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Il est devenu courant de parler de prométhéisme, de tentation prométhéenne, au sujet du développement technique. Teilhard n'entrevoit même pas la possibilité de cette tentation. Elle est impensable d'après son système qui fait converger obligatoirement progrès scientifique et « christification » ; la poussée des découvertes, d'après lui, prend infailliblement la direction du « point Oméga ». Voilà ce que raconte son système. Le langage de la réalité paraît assez différent : nous constatons chaque jour, qu'aux yeux d'un grand nombre, la Science tend à remplacer Dieu ; ou plutôt pour un grand nombre, Dieu s'identifierait avec une humanité qui avance victorieusement vers la planification totalitaire. Bien loin d'incliner à l'adoration, la recherche et les découvertes éveillent chez un grand nombre les rêves d'un orgueil insensé, d'un messianisme diabolique.
Alors que tant de chrétiens sont saisis de stupeur (et redoublent de prière) devant cette montée formidable d'un orgueil nouveau qui se nourrit de la puissance toujours accrue de l'esprit humain sur la matière, la vie, la psychologie humaine, le Père Teilhard n'éprouve aucune inquiétude. Il n'y a place dans son cœur, ou plutôt dans ses rêves systématisés, que pour un enthousiasme sans mesure. Cet aveuglement d'un prêtre au sujet de l'une des tentations majeures de l'homme moderne : se suffire de la terre grâce au progrès technique nous donne l'impression d'une infirmité monstrueuse. Au vrai cette tentation ne se conçoit même pas dans le système teilhardien ; puisque « la recherche » aussi bien que « la technique » sont décrétées obligatoirement sacro-saintes comment pourraient-elles devenir une occasion d'orgueil, faire naître au cœur de l'homme, la tentation de prométhéisme ?
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Écoutez plutôt les vaticinations du Père Teilhard sur « le retentissement spirituel de la bombe atomique » (dans *l'Avenir de l'homme*, page 186, édit. du Seuil à Paris) : « parce qu'un véritable objectif vient de nous apparaître, un objectif que nous ne pouvons atteindre qu'en nous arc-boutant tous à la fois dans un effort commun, nos activités *ne peuvent plus à l'avenir que* se rapprocher, et converger dans une atmosphère de sympathie... L'ère atomique, ère non pas de la destruction, mais de l'union dans la recherche... Les récentes explosions de Bikini signaleraient ainsi la venue au monde d'une humanité intérieurement et extérieurement pacifiée ». Ces rêveries divagantes étaient déjà contenues en germe dans les lettres de guerre ; déjà « la recherche » apparaissait comme l'équivalent de la conversion et par ailleurs nous pouvions lire cette attestation inouïe : « l'avenir est plus beau que tous les passés. C'est là ma foi, tu le sais », page 401, 5 septembre 19-19.
Il faut s'être rendu esclave de l'esprit de système au point où l'était devenu le Père Teilhard pour disserter sur les rapports entre l'union au Christ et le progrès technique comme si la convergence devait nécessairement se réaliser. « Tout ce qui monte converge » proclamait la fameuse devise du Père à l'encontre de l'expérience la plus quotidienne ; car chaque jour nous nous apercevons que la liberté humaine dans bien des cas s'oppose à la convergence du progrès matériel vers la fidélité à Dieu ; nous constatons à maintes reprises que beaucoup de choses qui montent du côté de la technique, loin de converger vers le Christ, divergent au contraire du côté de Satan. (Songez par exemple aux techniques modernes d'information et à ce qu'elles deviennent entre les mains de tel ou tel tyran.) L'illusion du Père arrive à s'expliquer il est vrai, si l'on ne croit pas au péché en général, ni en particulier au péché dans le monde des chercheurs et des organisateurs, et l'équipe ténébreuse de ceux qui les financent.
Un irréalisme poussé à ce degré n'aurait pas retenu notre attention. Cependant il impressionne, il égare certains fidèles ; il fallait donc parler. A ceux qui ont quelque attrait pour le teilhardisme nous dirons d'abord de revenir à leur propre cœur, de se souvenir des tentations, du péché, de la grâce du Christ. S'imaginent-ils que l'équipement technique de la planète et la « construction de la terre » pourront changer cela ?
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C'est d'un autre ordre. Certes par lui-même le progrès matériel ne s'oppose pas à la vie dans le Christ : il ne peut toutefois s'y accorder sans une rude conversion.
*Seule nous le savons une rude offensive*
*Nous livrera la porte et le pont du fossé.*
Je l'ai rappelé, non pas évidemment pour rejeter le progrès matériel mais pour faire désirer la conversion ; de sorte que dans l'usage des biens terrestres, même et surtout à l'âge technique, nous cherchions d'abord le Royaume de Dieu et la fidélité à sa loi, dans le Christ notre Rédempteur.
Teilhardisme et apostolat
Que le P. Teilhard ait senti, peut-être plus que d'autres, la nouveauté introduite dans notre condition par le développement de la technique ; qu'il ait voulu intensément donner à Jésus-Christ le monde des techniques : je ne conteste aucun de ces deux points ; ma querelle avec lui se situe sur un autre plan ; exactement, sur le plan de l'homme ; l'homme, créature définie, pécheresse et rachetée. Le grand reproche à faire à Teilhard c'est sa méconnaissance de l'homme.
Car enfin quel que soit le développement technique, quelle que soit la nécessité où nous sommes de servir Dieu, avec un équipement mécanique qui est celui du vingtième siècle, non du quatrième ou du douzième, deux grandes questions restent posées que Teilhard n'a même pas entrevues, qui lui sont cachées par la logique de son système et qui cependant commandent tout. D'abord, à moins d'être prises et réglées dans des structures politiques saines, les inventions modernes peuvent-elles servir au bien de l'homme, se conformer à la loi divine, et rendre gloire à Jésus-Christ ? Non manifestement. Réfléchissons sur des cas précis : télévision, médecine, agriculture. La télévision continuera d'engourdir, de paralyser la réflexion personnelle, de détruire le goût de la vérité, tant que son statut sera déterminé par la tyrannie étatique et les calculs de la grosse finance. Je veux bien que la question soit délicate et complexe d'établir pour *la* télévision un statut conforme au bien de l'homme ; je remarque seulement que le progrès technique dans le domaine des communications « audio-visuelles » ne devient un progrès pour l'homme que grâce à un certain ordre politique.
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Et la remarque est identique pour la médecine ; l'expérience démontre que la science et l'art de guérir se tournent épouvantablement contre les malades, malgré des découvertes extraordinaires, lorsqu'une certaine organisation de la profession médicale la remet aux mains de l'État. Les mêmes observations sont assurément valables pour l'agriculture et la production des fruits de la terre. Or ces observations tout à fait élémentairement humaines, non seulement Teilhard ne les fait pas, mais son système les lui interdit. Le système de Teilhard en effet, son monisme évolutionnaire féroce ([^23]) le conduit à soutenir que la technique converge dès maintenant et convergera toujours plus vers le bien de l'homme et la « christification » de l'univers par la vertu de l'évolution et par l'influx d'un « Christ évoluteur ». Mais cela n'a pas le sens commun, car la matérialité du progrès ne s'identifie pas avec le bon usage du progrès ; car le progrès au plan de la société et de la civilisation ne peut être référé au Christ que par le moyen de structures politiques justes or ces structures relèvent de la sagesse, de la droiture, finalement de la conversion des hommes, notamment des hommes politiques ; c'est dire que cette référence au Christ est fort difficile, qu'elle peut être manquée, qu'elle n'est jamais acquise une fois pour toutes.
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Il est une deuxième vérité qui échappe au P. Teilhard, qui lui échappe par système, par les exigences mêmes de son système, et cependant elle est décisive : pour amener au Christ l'humanité, qu'elle soit équipée avec la simplicité médiévale ou avec les complications du progrès contemporain, il est toujours aussi nécessaire de lui prêcher le renoncement au péché, le salut par la croix, la gratuité de la vie divine. Et même dans notre époque de progrès technique la prédication de la pénitence s'impose d'autant plus que la technique nous incline plus puissamment à nous satisfaire des biens terrestres.
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Teilhard ose nous assurer qu'il n'en est rien, car l'usage des techniques serait en lui-même bon et sanctifiant ; d'après lui, du moment qu'il y a effort et que cet effort va dans le sens du progrès, du développement des sciences, de la maîtrise des choses, alors, de soi, un tel effort est sanctifiant. Simplisme grossier ; simplisme qui découle d'un monisme radical incapable de distinguer entre l'exercice de nos facultés, considéré matériellement, et la conversion dans l'exercice de nos facultés ; incapable aussi de distinguer entre le temporel et la grâce ; faute de cette distinction tout effort dans le temporel est assimilé à une croissance surnaturelle, il ne saurait jamais constituer un péché, ne réclamerait pas la pénitence et la conversion pour entrer dans le domaine du corps mystique. D'après Teilhard disséquer des atomes, perfectionner des cyclotrons, industrialiser les campagnes et les villes, toutes ces activités terrestres, considérées dans leur nature propre et quoi qu'il en soit de la grâce et de la purification du cœur, travailleraient à édifier le corps mystique ([^24]). Il est difficile de méconnaître davantage la réalité du surnaturel et de la conversion.
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Ce qui m'afflige ce n'est pas seulement ces théories aberrantes, mais plus encore l'accueil enthousiaste que leur ont réservé beaucoup de clercs et l'acharnement qu'ils apportent à les diffuser. En parlant le langage de Teilhard espèrent-ils être mieux compris de nos contemporains, leur faire accepter un christianisme qui ne les heurte pas ? C'est bien possible. Mais enfin il ne s'agit pas d'abord de heurter on de capter la bienveillance, il s'agit d'abord d'annoncer le message révélé tel qu'il est -- message de vie surnaturelle dans le Christ, de pénitence et de croix ; et il n'est message d'amour qu'en étant message de pénitence et de croix, car c'est en des pécheurs et pour la rédemption d'un monde pécheur que le feu de l'amour a été allumé par Notre-Seigneur Jésus-Christ. Or il est trop certain que la pénitence, la croix, la transcendance de la vie surnaturelle sont éliminées par le teilhardisme. Alors comment des clercs peuvent-ils s'en faire les apôtres ?
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Au moins, me diront peut-être certains, avec le teilhardisme nous enseignons à l'homme du XX^e^ siècle la sanctification dans l'action, et vous conviendrez avec nous que c'est vital ; nous montrons à nos contemporains, grâce au teilhardisme, que pour s'unir à Dieu il n'est pas indispensable de quitter le chantier de la « construction de la terre » comme dit le savant jésuite. Certes. Mais il faut peut-être travailler dans ce chantier avec un cœur purifié, contrit et humilié, converti par la grâce du Christ ; et si l'on y travaille d'un tel cœur il est des besognes que l'on refusera, une loi morale absolue que l'on observera, des structures politiques, honnêtes que l'on essaiera de promouvoir, parce que l'on refusera de bâtir une moderne tour de Babel, et de s'épuiser sous les ordres des Nabuchodonosor de l'époque présente, qu'ils se nomment présidents, guides ou führers, capitalisme international, parti communiste ou sociétés, secrètes. Or le teilhardisme ne fait allusion à rien de tout cela quand il nous parle de nous sanctifier dans l'action et en transformant la planète.
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Il est possible après tout que le teilhardisme ait joué pour certains clercs le rôle d'un stimulateur puissant, qu'il leur ait fait découvrir la réalité d'une sanctification dans l'action, qu'il les ait décidés à s'en faire les prédicateurs. Cependant leur découverte tourne court et se résout en un mirage infécond s'ils conçoivent et s'ils prêchent la sanctification dans l'action à la manière teilhardesque. C'est la manière classique qui est la vraie. Faut-il en rappeler les points principaux ? Oui sans doute, puisqu'ils tombent chaque jour dans un oubli plus profond.
La tradition chrétienne nous enseigne que la sanctification dans la vie active demande la primauté de la prière et que l'on réserve un temps convenable à la prière désintéressée et apparemment inutile (il ne suffit pas d'une simple direction d'intention rapide comme l'éclair). La tradition nous dit encore ceci : la sainteté consiste dans l'union à Dieu ; c'est la vie théologale dans le Christ qui unit à Dieu et non pas l'action temporelle en elle-même -- quelle que soit l'insertion de celle-ci dans l'évolution technique :
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l'action temporelle cependant lorsqu'elle accepte les sacrifices parfois terribles exigés par le choix des seuls moyens purs, lorsqu'elle reconnaît ses lois propres en régime chrétien, lorsqu'elle est conduite avec un amour désintéressé pour le prochain, alors, mais alors seulement l'action temporelle nourrit l'union à Dieu, parce qu'elle oblige à une foi plus dépouillée, une espérance plus forte, une charité plus pure. Je me suis naguère expliqué là-dessus à partir de l'action temporelle dont j'ai l'expérience la plus proche : l'œuvre enseignante, la tâche du maître ([^25]). Des considérations semblables à celles que j'ai proposées seraient valables *mutatis mutandis* pour l'action médicale, pour la mission du chef politique, pour le noble métier des armes, le labeur scientifique. N'est-ce pas du reste ce que fit très souvent Pie XII dans ses allocutions et discours aux représentants des fonctions les plus diverses ? Pour enseigner la sanctification dans l'action les clercs feraient certainement mieux de méditer ces allocutions du grand Pape plutôt que de s'embrouiller les idées avec la systématisation aberrante du Père Teilhard.
La sanctification dans la vie laïque c'est sans doute la petite Thérèse qui en est la grande messagère ; mieux que la plupart des saints qui ont écrit, elle nous montre en effet que « tout le monde peut aimer », même celui qui est engagé dans l'action ordinaire -- elle ajoute : même et surtout celui qui est le plus démuni, le plus méprisé, ou qui est tombé le plus bas ; en effet :
(*Jésus a*) *hérité de tout ce qui se lègue*
*Et celui qui n'a rien Jésus seul en hérite.*
(*Jésus a*) *hérité de tout ce qu'on relègue*
*Et de ce qu'on méprise aux marchés du mérite.*
Or le message de la petite Thérèse sur la sanctification dans les conditions ordinaires de la vie et par suite dans la vie laïque et l'action temporelle, ce message présuppose la totale acceptation de la tradition chrétienne : gratuité absolue et transcendance de la vie surnaturelle, pénitence, conformité à la croix du Christ ; tous articles de foi qui sont télescopés dans le teilhardisme. Si nous voulons aider nos contemporains à se sanctifier dans l'action nous ferons bien de ne pas leur laisser ignorer la sainte de Lisieux ; en tout cas nous leur rendrions mauvais service, nous serions des apôtres d'égarement, si nous les engagions sur la piste du teilhardisme ; elle n'a rien de commun avec le sentier étroit du sermon sur la montagne, ni la petite voie du *nisi efficiamini sicut parvuli...*
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Sans doute faut-il prêcher la sanctification dans l'action, en tenant compte de la conjoncture historique présente, et de la nouveauté introduite par la technique. Mais il faut tenir compte encore plus des lois immuables de la sanctification, de la vie dans le Christ. Il faut travailler aussi, en vue précisément du salut des hommes, à instaurer des structures politiques qui restent justes et honnêtes même à l'âge des techniques ; qui se conforment aux exigences invariables du droit naturel en régime chrétien ; exigences qui prennent sans doute un style nouveau au cours des siècles mais qui, en elles-mêmes, ne sont pas sujettes à l'évolution
Sanctification dans l'action : sur ce chapitre, Maritain, dans l'*Humanisme intégral*, dans *Science et Sagesse* et dans *la vie d'Oraison* ([^26]) avait écrit quelques pages lumineuses et profondes ; Bernanos dans la conclusion de *la Grande Peur des Bien-Pensants* nous avertissait, en donnant un volume de voix prodigieux, et sur un ton prophétique, de la haine vouée par le monde moderne, le monde des techniques, à toute sainteté, à toute recherche de vie dans le Christ, à toute volonté de sauver l'honneur et d'honorer la pauvreté.
Il n'est quand même pas normal lorsque des clercs veulent prêcher la sanctification dans l'action qu'ils se laissent prendre aux « abstractions flottantes » ([^27]) du monisme teilhardien et qu'ils ignorent les enseignements si pratiques et si sûrs du Pape Pie XII, le message proprement surnaturel de Thérèse de Lisieux et, sur un autre registre, les élucidations doctrinales de Maritain, les illuminations prophétiques de Bernanos.
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Et puis nous ne sauverons pas les hommes en condescendant à leur pusillanimité. La miséricorde du Seigneur, la miséricorde de la révélation qu'il nous a faite et de la grâce qu'il nous communique est infiniment tendre et compatissante *apparuit benignitas et humanitas salvatoris nostri Dei ;* mais elle ne fait pas la moindre concession à la pusillanimité humaine. Après tout l'homme de l'âge technique -- aussi bien que l'homme du temps d'Hésiode ou de Virgile ne demande pas mieux -- du moins dans la zone la moins noble ou la plus orgueilleuse de son âme -- que de s'entendre dire : « pas besoin de conversion ; pas besoin de vie divine infiniment transcendante et gratuitement donnée ; l'aménagement de la terre voilà ce qui compte. »
A l'homme du vingtième siècle Teilhard redit ces paroles tentatrices, ces paroles de mort, avec une formulation particulièrement dangereuse, car il les a formulées dans un système, il leur a conféré la force d'un vaste système, d'une orchestration systématique qui se réclame de Jésus-Christ. A travers ses théories, la vieille tentation de se suffire dans l'aménagement de la terre devient d'autant plus insinuante, d'autant plus tenace que cette construction de la terre devrait coïncider, par soi, avec la transformation dans le Christ -- ce qui dispense de la conversion. Par ailleurs cette construction de la terre est présentée sous un jour enthousiasmant : non pas la facilité et le confort, mais un héroïsme vertigineux, une dépense sans compter d'effort et d'énergie, une tension titanesque de nos facultés. Héroïsme de la volonté de puissance. Mais il est de nul prix à côté de l'héroïsme de la conversion, lequel est d'un autre ordre. C'est pourquoi le message de Teilhard peut bien s'adresser à la générosité du cœur de l'homme, en réalité il ne s'adresse pas au point le plus pur et le plus secret de cette générosité, à ce point où nous touche la grâce pour nous rendre dociles à l'appel de Dieu, à ce point où nous reconnaissons Dieu comme notre tout et notre Sauveur, où nous abdiquons toute volonté de puissance, où nous murmurons avec un humble désir de changer de vie *Seigneur que voulez-vous que je fasse ?*
Prêcher la pénitence et la conversion c'est faire appel à la magnanimité de l'homme, à ce qu'il porte en lui de plus accordé au Seigneur Dieu. C'est à la magnanimité de l'homme que le Seigneur a fait confiance en quelque sorte. Il n'a pas cherché, pour faire accepter son message, des accommodements avec notre volonté de puissance. L'apôtre doit faire de même. Même et surtout à l'âge des techniques il doit prêcher l'Évangile tel qu'il est, dans sa transcendance et son exigence de conversion.
R.-Th. CALMEL, o. p.
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### Histoire de saint Louis (II)
par JOINVILLE
#### Saint Louis tombe malade et se croise en 1244
Après ces choses dessus dites, il advint, ainsi comme Dieu le voulut, qu'une grande maladie prit le roi à Paris, dont il fut à un tel méchef, comme il le disait, que l'une des dames qui le gardaient lui voulait tirer le drap sur le visage, et disait qu'il était mort. Et une autre dame, qui était de l'autre côté du lit, ne le souffrit pas ; mais elle disait qu'il avait encore l'âme au corps. Comme il entendait la discussion de ces deux dames, Notre-Seigneur œuvra en lui et lui envoya tantôt la santé ; car avant il était muet, et ne pouvait parler. Il requit qu'on lui donnât la croix, et ainsi fit-on. Alors la reine sa mère ouit dire que la parole lui était revenue, et elle en montra aussi grande joie qu'elle put. Et quand elle sut qu'il était croisé, ainsi que lui-même le contait, elle montra aussi grand deuil que si elle l'eût vu mort.
Après qu'il fut croisé, se croisèrent Robert comte d'Artois, Alphonse comte de Poitiers, Charles comte d'Anjou, qui depuis fut roi de Sicile, tous trois frères du roi ; et se croisa aussi Hugues duc de Bourgogne, Guillaume comte de Flandre, frère du comte Guy de Flandre mort en dernier, le bon Hugues comte de Saint-Paul, monseigneur Gaucher son neveu, qui se comporta très bien outremer et eût beaucoup valu s'il eût vécu. Y furent aussi le comte de la Marche et monseigneur Hugues le Brun son fils ; le comte de Sarrebruck, monseigneur Gobert d'Apremont son frère, en compagnie desquels moi Jean, seigneur de Joinville, je passai la mer avec vingt chevaliers, dont il était lui dixième et moi dixième.
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#### Joinville se prépare à partir pour la croisade
A Pâques, en l'an de grâce dont le millésime arrivait à 1248, je mandai mes hommes et mes fieffés à Joinville ; et la vigile de ladite Pâques, où tous ces gens que j'avais mandés étaient venus, naquit Jean mon fils, sire d'Ancerville, de ma première femme, qui fut sœur du comte de Grandpré. Nous fûmes en fêtes et en danses toute cette semaine, où mon frère le sire de Vaucouleurs et les autres riches hommes qui étaient là, donnèrent à manger chacun l'un après l'autre, le lundi, le mardi, le mercredi et le jeudi.
Je leur dis le vendredi :
« Seigneurs, je m'en vais outre-mer, et je ne sais si je reviendrai. Or avancez ; si je vous ai fait tort de rien, je vous le réparerai, l'un après l'autre, ainsi que j'ai accoutumé, à tous ceux qui voudront demander quelque chose de moi ou de mes gens. »
Je le leur réparai de l'avis de tous les habitants de ma terre ; et pour que je n'eusse point d'influence, je me levai du conseil et je maintins sans débat tout ce qu'ils décidèrent.
Parce que je ne voulais point emporter nuls deniers à tort, j'allai à Metz en Lorraine laisser en gage grande foison de ma terre. Et sachez qu'au jour où je partis de notre pays pour aller en la Terre sainte, je ne tenais pas mille livres de rente en terre ([^28]) ; car Madame ma mère vivait encore. Et pourtant j'y allai moi dixième de chevaliers et moi troisième de bannerets. Et je vous rappelle ces choses parce que si Dieu, qui jamais ne me faillit, ne m'eût aidé, j'y eusse résisté à peine pendant un aussi long temps que l'espace de six ans que je demeurai en la Terre sainte.
Au moment où je me préparais à partir, Jean, sire d'Apremont et comte de Sarrebruck par sa femme, envoya vers moi et me manda qu'il avait arrangé sa besogne pour aller outremer lui dixième de chevaliers, et me manda que si je voulais nous louerions une nef entre lui et moi ; et je l'octroyai : ses gens et les miens louèrent une nef à Marseille.
114:71
#### Le clerc qui avait tué trois sergents du roi
Le roi manda ses barons à Paris et leur fit faire serment qu'ils garderaient foi et loyauté à ses enfants, si quelque chose lui arrivait dans le voyage.
Il m'en demanda autant ; mais je ne voulus point faire de serment, car je n'étais point son homme ([^29]).
Pendant que je venais, je trouvai sur une charrette trois hommes morts, qu'un clerc avait tués, et on me dit qu'on les menait au roi. Quand j'ouïs cela, j'envoyai un mien écuyer après, pour savoir comment c'était arrivé. Et mon écuyer, que j'y envoyai, me conta que le roi, quand il sortit de sa chapelle, alla au perron pour voir les morts et demanda au prévôt de Paris comment c'était arrivé. Et le prévôt lui conta que les morts étaient trois de ses sergents du Châtelet, et qu'ils allaient par les rues écartées pour dérober les gens :
-- « Et ils trouvèrent, dit-il au roi, le clerc que vous voyez ici, et lui enlevèrent tous ses habits. Le clerc s'en alla en chemise à son logement, et prit son arbalète, et fit apporter à un enfant son coutelas. Quand il les vit, il cria après eux et leur dit qu'ils y mourraient. Le clerc tendit son arbalète et tira et en frappa l'un parmi le cœur, et les deux autres prirent la fuite ; et le clerc prit le coutelas que l'enfant tenait, et les poursuivit grâce à la lune qui était belle et claire. L'un d'eux pensa passer à travers une haie en un jardin, et le clerc frappa du coutelas, et lui trancha toute la jambe, de telle manière qu'elle ne tient plus qu'à la botte, ainsi que vous voyez. Le clerc se reprit à poursuivre l'autre, qui pensa descendre dans une maison étrangère, là où des gens veillaient encore ; et le clerc le frappa du coutelas au milieu de la tête, si bien qu'il la fendit jusqu'aux dents, ainsi que vous pouvez voir, fit le prévôt au roi. Sire, fit-il, le clerc exposa son fait aux voisins de la rue et puis s'en vint se mettre en votre prison ; et je vous l'amène, sire, vous en ferez votre volonté ; et le voici. »
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-- « Sire clerc, fit le roi, vous avez manqué à être prêtre par votre prouesse ; et pour votre prouesse je vous retiens à mes gages, et vous vous en viendrez avec moi outremer. Et cette chose vous fais-je encore, pour ce que je veux que mes gens voient que je ne les soutiendrai en nulles de leurs méchancetés. »
Quand le peuple, qui là était assemblé, ouit cela, ils s'écrièrent à Notre-Seigneur, et le prièrent que Dieu donnât au roi bonne vie et longue, et le ramenât en joie et en santé.
#### Le départ de Joinville
Après ces choses, je revins en notre pays, et nous convînmes, le comte de Sarrebruck et moi, que nous enverrions notre harnais en charrettes à Auxonne, pour le mettre là sur la rivière de Saône, pour aller jusques à Arles depuis la Saône jusques au Rhône.
Le jour que je me partis de Joinville, j'envoyai quérir l'abbé de Cheminon, qu'on tenait pour le plus prud'homme de l'ordre des moines blancs ([^30]). Je lui avais ouï rendre un témoignage à Clairvaux, le jour d'une fête de Notre-Dame que le saint roi y était, par un moine qui le montra, et me demanda si je le connaissais. Et je lui dis « Pourquoi me le demandez-vous ? » Et il me répondit « C'est que je pense que c'est le plus prud'homme qui soit en tout l'Ordre des moines blancs. Sachez encore, fit-il, ce que j'ai ouï conter à un prud'homme qui était couché au dortoir là où l'abbé de Cheminon dormait : l'abbé avait découvert sa poitrine à cause de la chaleur qu'il avait ; et ce prud'homme, qui était couché au dortoir où l'abbé de Cheminon dormait, vit la Mère de Dieu qui alla au lit de l'abbé et lui ramena sa robe sur la poitrine de peur que le vent ne lui fît mal. »
Cet abbé de Cheminon me donna donc mon écharpe et mon bourdon ; et alors je partis de Joinville, sans rentrer au château jusques à mon retour, à pied, sans chausses et en chemise ; et j'allai ainsi à Blécourt et à Saint-Urbain et à d'autres reliques qui sont là. Et pendant que j'allais à Blécourt et à Saint-Urbain, je ne voulus jamais retourner mes yeux vers Joinville, de peur que le cœur ne m'attendrit à cause au beau château que je laissais et de mes deux enfants.
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Moi et mes compagnons nous mangeâmes à la Fontaine-l'Archevêque devant Donjeux ; et là, l'abbé Adam de Saint-Urbain (que Dieu absolve !) donna grande foison de beaux joyaux à moi et aux neuf chevaliers que j'avais. De là nous allâmes à Auxonne ; et nous en partîmes avec notre harnais, que, nous avions fait mettre dans des nefs pour aller depuis Auxonne jusques à Lyon en descendant la Saône ; et à côté des nefs on menait les grands destriers.
A Lyon nous nous embarquâmes sur le Rhône, pour aller à Arles-le-Blanc ; et sur le Rhône nous trouvâmes un château que l'on appelle Roche-de-Glun, que le roi avait fait abattre parce que Roger, le seigneur du château, était accusé de dérober les pèlerins et les marchands.
#### Embarquement des croisés (août 1248)
Au mois d'août nous entrâmes en nos nefs à la Roche de Marseille. A cette journée que nous entrâmes en nos nefs, l'on fit ouvrir la porte de la nef, et l'on mit dedans tous nos chevaux que nous devions mener outremer ; et puis l'on referma la porte et on la boucha bien, comme quand on noie un tonneau, parce que quand la nef est en mer toute la porte est dans l'eau. Quand les chevaux furent dedans, notre maître nautonnier cria à ses nautonniers qui étaient au bec de la nef et leur dit : « Votre besogne est-elle prête ? » Et ils répondirent : « Oui, sire, que les clercs et les prêtres s'avancent. » Aussitôt qu'ils furent venus, il leur cria : « Chantez, de par Dieu ! » Et ils s'écrièrent tout d'une voix : *Veni, creator Spiritus.* Et le maître cria à ses nautonniers « Faites voile, de par Dieu ! » Et ainsi firent-ils. Et en peu de temps le vent frappa sur les voiles, et nous eut enlevé la vue de la terre, tellement que nous ne vîmes que le ciel et l'eau ; et chaque jour le vent nous éloigna des pays où nous étions nés. Et par là je vous montre que celui-là est un fou bien hardi qui s'ose mettre en tel péril avec le bien d'autrui ou en péché mortel ; car l'on s'endort le soir là où l'on ne sait si l'on se trouvera au fond de la mer au matin.
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En mer il nous advint une fière merveille ; car nous trouvâmes une montagne toute ronde, qui était devant la côte de Barbarie. Nous la trouvâmes vers l'heure de vêpres, et naviguâmes toute la nuit, et crûmes bien avoir fait plus de cinquante lieues, et l'endemain nous nous trouvâmes devant cette même montagne ; et ainsi nous advint-il par deux fois ou par trois. Quand les mariniers virent cela, ils furent tout ébahis et nous dirent que nos nefs étaient en grand péril ; car nous étions devant la terre aux Sarrasins de Barbarie. Alors un prêtre prud'homme, qu'on appelait le doyen de Maurupt, nous dit qu'il n'eut jamais à souffrir en sa paroisse, ni par défaut d'eau, ni par trop de pluie, ni de tout autre fléau, sans que, aussitôt qu'il avait fait trois processions trois samedis, Dieu et sa Mère le délivrassent. C'était samedi ; nous fîmes la première procession entour les deux mâts de la nef ; moi-même je m'y fis porter à bras, parce que j'étais grièvement malade. Jamais depuis nous ne vîmes la montagne, et nous vînmes en Chypre le troisième samedi.
#### Chypre
Quand nous vînmes en Chypre, le roi était déjà en Chypre, et nous trouvâmes grande foison des approvisionnements du roi, c'est à savoir les celliers du roi, et les deniers, et les greniers. Les celliers du roi étaient tels que ses gens avaient fait, au milieu des champs, sur le rivage de la mer, de grands tas de tonneaux de vin qu'ils avaient achetés de deux ans avant que le roi vînt ; et ils les avaient mis les uns sur les autres, de sorte que quand on les voyait par-devant, il semblait que ce fussent des granges. Les froments et les orges, ils les avaient mis par monceaux au milieu des champs ; et quand on les voyait il semblait que ce fussent des montagnes ; car la pluie qui avait battu les blés depuis longtemps, les avait fait germer par-dessus, si bien qu'il n'y paraissait que l'herbe verte. Or il advint que quand on les voulut amener en Égypte, l'on abattit les croûtes de dessus avec l'herbe verte, et l'on trouva le froment et l'orge aussi frais que si on les eût nouvellement battus.
Le roi fût très volontiers allé en avant, sans arrêter, jusqu'en Égypte, ainsi que je le lui ai ouï dire, n'eussent été ses barons qui lui conseillèrent d'attendre ses gens qui m'étaient pas encore tous venus.
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En ce temps que le roi séjournait en Chypre, le grand roi des Tartares lui envoya ses messagers, et lui manda des paroles moult débonnaires. Entre autres il lui manda qu'il était prêt à l'aider à conquérir la Terre sainte, et à délivrer Jérusalem des mains des Sarrasins. Le roi reçut moult débonnairement ses messagers, et lui renvoya les siens, qui demeurèrent deux ans avant qu'ils revinssent à lui. Et par ses messagers le roi envoya au roi des Tartares une tente faite en guise de chapelle, qui moult coûta, car elle fut toute faite de bonne écarlate fine. Et le roi, pour voir s'il pourrait les attirer à notre croyance, fit tailler en images, dans ladite chapelle, l'Annonciation de Notre-Dame et tous les autres points de la foi. Et il leur envoya ces choses par deux frères prêcheurs qui savaient le sarrasinois, pour leur montrer et enseigner comment ils devaient croire. Les deux religieux revinrent au roi au moment où ses deux frères retournèrent en France, et trouvèrent le roi qui était parti d'Acre, où ses frères l'avaient laissé, et était venu à Césarée qu'il fortifiait, et il n'avait ni paix ni trêve avec les Sarrasins. Comment les messagers du roi de France furent reçus, je vous le dirai ainsi qu'ils le contèrent eux-mêmes au roi et dans ce qu'ils rapportèrent au roi, vous pourrez ouïr beaucoup de merveilles, lesquelles je ne veux pas conter maintenant, parce qu'il me faudrait interrompre ma matière que j'ai commencée et qui est telle.
Moi qui n'avais pas mille livres de rente en terre, je me chargeai quand j'allai outremer de moi dixième de chevaliers, et de deux chevaliers portant bannière ; et il m'advint ainsi que, quand j'arrivai en Chypre, il ne m'était demeuré de reste que deux cent quarante livres tournois, ma nef payée. A cause de quoi quelques-uns de mes chevaliers me mandèrent que si je ne me pourvoyais pas de deniers, ils me laisseraient. Et Dieu, qui jamais ne me faillit, me pourvut en telle manière que le roi, qui était à Nicosie, m'envoya quérir, et me retint à ses gages, et me mit huit cents livres dans mes coffres ; et alors j'eus plus de deniers qu'il ne m'en fallait.
#### L'impératrice de Constantinople
En ce temps que nous séjournâmes en Chypre, l'impératrice de Constantinople me manda qu'elle était arrivée à Baphe, une cité de Chypre, et que je l'allasse quérir moi et monseigneur Érard de Brienne.
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Quand nous vînmes là, nous trouvâmes qu'un fort vent avait rompu les cordes des ancres de sa nef et emmené la nef en Acre, et qu'il ne lui était demeuré de tout son bagage que la chape qu'elle avait vêtue, et un surcot de table. Nous l'emmenâmes à Limisso, où le roi, la reine et tous les barons la reçurent moult honorablement. L'endemain je lui envoyai du drap pour faire un vêtement, et la fourrure de vair avec ; et je lui envoyai une tiretaine et du taffetas pour doubler le vêtement. Monseigneur Philippe de Nanteuil, le bon chevalier, qui était auprès du roi, trouva mon écuyer qui allait vers l'impératrice. Quand le prud'homme vit cela, il alla au roi et lui dit que j'avais fait grand honte à lui et aux autres barons de ce vêtement que j'avais envoyé à l'impératrice, quand eux ne s'en étaient pas avisés auparavant. L'impératrice vint demander du secours au roi pour son seigneur, qui était demeuré à Constantinople, et elle négocia tant qu'elle emporta cent paires de lettres et plus, tant de moi que des autres amis qu'elle avait là ; dans lesquelles lettres nous étions tenus par nos serments, si le roi ou le légat voulait envoyer trois cents chevaliers à Constantinople après que le roi serait parti d'outremer, nous étions tenus d'aller par nos serments. Et moi, pour acquitter mon serment, au moment où nous partîmes, je requis le roi par-devant le comte d'Eu, dont j'ai la lettre, disant que s'il y voulait envoyer trois cents chevaliers, j'irais pour acquitter mon serment. Et le roi me répondit qu'il n'avait pas de quoi, et qu'il n'avait si bon trésor qu'il n'eût vidé jusqu'à la lie. Après que nous fûmes arrivés en Égypte, l'impératrice s'en alla en France, et emmena avec elle monseigneur Jean d'Acre, son frère, lequel elle maria à la comtesse de Montfort.
#### Le soudan d'Iconium, le roi d'Arménie et le soudan de Babylone
En ce temps que nous vînmes en Chypre, le soudan d'Iconium était le plus riche roi de toute la contrée païenne et il avait fait une merveille ; car il avait fait fondre une grande partie de son or en pots de terre là où l'on met le vin outremer, qui tiennent bien trois Muids ou quatre de vin ; et il fit briser les pots ; et les masses d'or étaient demeurées à découvert au milieu d'un sien château, si bien que chacun qui entrait au château y pouvait toucher et voir ; et il y en avait bien six ou sept.
120:71
Sa grande richesse apparut en un pavillon que le roi d'Arménie envoya au roi de France, qui valait bien cinq cents livres ; et le roi d'Arménie lui manda qu'un « ferrais » du soudan d'Iconium le lui avait donné. « Ferrais », est celui qui tient les pavillons du soudan et qui lui nettoie ses maisons.
Le roi d'Arménie, pour se délivrer du servage du soudan d'Iconium, s'en alla au roi des Tartares, et se mit en leur servage pour avoir leur aide ; et il ramena une si grande foison de gens d'armes qu'il put combattre le soudan d'Iconium. Et la bataille dura longtemps, et les Tartares tuèrent tant d'hommes au soudan que depuis on n'ouït plus de ses nouvelles. A cause de la renommée, qui était grande en Chypre, de la bataille qui devait avoir lieu, des sergents à nous passèrent en Arménie pour gagner et pour être à la bataille ; et jamais nul d'eux ne revint.
Le soudan de Babylone ([^31]) qui s'attendait que le roi viendrait en Égypte au printemps, eut la pensée d'aller renverser le soudan d'Émesse ([^32]), qui était son ennemi, et l'alla assiéger dans la cité d'Émesse. Le soudan d'Émesse ne savait comment venir à bout du soudan de Babylone ; car il voyait bien que ce soudan, s'il vivait longtemps, le renverserait. Il fit tant négocier avec le ferrais du soudan que le ferrais l'empoisonna. Et la manière de l'empoisonnement fut telle, que le ferrais s'avisa que le soudan venait tous les jours jouer aux échecs, après dîner, sur la natte qui était au pied de son lit ; laquelle natte, sur laquelle il sut que le soudan s'asseyait tous les jours, il l'empoisonna. Or il advint ainsi que le soudan, qui était sans chausses, se tourna sur une écorchure qu'il avait à la jambe. Tout aussitôt le venin se jeta dans le vif, et lui ôta tout mouvement de la moitié du corps de ce côté où il était entré ; et toutes les fois que le venin le piquait vers le cœur, il était bien deux jours qu'il ne buvait, ni ne mangeait, ni ne parlait. Ses gens, laissèrent en paix le soudan d'Émesse, et l'emmenèrent en Égypte.
121:71
#### Départ de Chypre ; arrivée devant Damiette (1249)
Aussitôt que mars commença, le roi et les barons et les autres pèlerins commandèrent que les nefs fussent rechargées de vins et de vivres pour partir quand le roi le commanderait. D'où il advint que quand la chose fut bien préparée, le roi et la reine se retirèrent dans leurs nefs le vendredi avant la Pentecôte ; et le roi dit à ses barons qu'ils allassent à la suite sur leurs nefs droit vers l'Égypte. Le samedi, le roi fit voile et tous les autres vaisseaux aussi, ce qui fut moult belle chose à voir ; car il semblait que toute la mer, autant que l'œil pouvait voir, fût couverte de la toile des voiles des vaisseaux, qui furent évalués à dix-huit cents vaisseaux, tant grands que petits. Le roi jeta l'ancre au bout d'un tertre que l'on appelle la pointe de Limisso, et tous les autres vaisseaux autour de lui. Le roi descendit à terre le jour de la Pentecôte. Quand nous eûmes ouï la messe, un vent rude et fort qui venait d'Égypte se leva en telle manière que de deux mille et huit cents chevaliers que le roi mena en Égypte, il n'en demeura que sept cents que le vent n'eût pas séparés de la compagnie du roi et menés en Acre et en autres terres étrangères, et qui depuis ne revinrent pas au roi de longtemps.
L'endemain de la Pentecôte, le vent était tombé ; le roi et nous qui étions demeurés avec lui, ainsi que Dieu le voulut, nous fîmes voile derechef, et rencontrâmes le prince de Morée et le due de Bourgogne qui avait séjourné en Morée. Le jeudi après la Pentecôte, le roi arriva devant Damiette, et nous trouvâmes là toutes les forces du soudan sur le rivage de la mer, moult belles gens à regarder ; car le soudan porte des armoiries d'or, où frappait le soleil qui faisait resplendir les armoiries. Le bruit qu'ils faisaient avec leurs timbales et leurs cors sarrasinois était épouvantable à écouter.
Lee roi manda ses barons pour avoir conseil sur ce qu'il ferait. Beaucoup lui conseillèrent qu'il attendît jusqu'à ce que ses gens fussent revenus, parce qu'il ne lui était pas demeuré la troisième partie de ses gens ; et il ne les en voulut jamais croire. La raison qu'il dit pour cela fut que par là il donnerait du cœur à ses ennemis ; et surtout qu'en la mer devant Damiette il n'y a point de port où il pût attendre ses gens, de peur qu'un fort vent ne nous prît et ne nous menât en d'autres terres, ainsi que les autres l'avaient été le jour de la Pentecôte.
122:71
#### Le débarquement
Il fut convenu que le roi descendrait à terre le vendredi avant la Trinité, et qu'il irait combattre les Sarrasins si eux ne s'y refusaient. Le roi commanda à monseigneur Jean de Beaumont qu'il fît bailler une galère à monseigneur Érard de Brienne et à moi pour nous débarquer nous et nos chevaliers, parce que les grandes nefs ne pouvaient venir jusques à terre. Ainsi que Dieu le voulut, quand je revins à ma nef, je trouvais une petite nef que madame de Bartith, qui était cousine germaine du comte de Montbéliard et la nôtre, m'avait donné, là où il y avait huit de mes chevaux. Quand vint le vendredi, moi et monseigneur Érard tout armés, nous allâmes au roi pour demander la galère ; sur quoi monseigneur Jean de Beaumont nous répondit que nous n'en aurions pas.
Quand nos gens virent que nous n'aurions point de galère, ils se laissèrent choir de la grande nef dans la chaloupe, qui plus plus, qui mieux mieux, si bien que la chaloupe se voulait enfoncer. Quand les mariniers virent que la chaloupe s'enfonçait peu à peu, ils s'enfuirent en la grande nef et laissèrent mes chevaliers en la chaloupe. Je demandai au maître combien il y avait de gens en trop, et il me dit vingt hommes d'armes ; et je lui demandais aussi s'il mènerait bien nos gens à terre, si je le déchargeais de tant de gens ; et il me répondit : Oui. Et je le déchargeais en telle manière que par trois fois il les mena en ma nef où mes chevaux étaient. Pendant que je menais nos gens, un chevalier qui était à monseigneur Érard de Brienne, qui avait nom Plonquet, pensa descendre de la grande nef en la chaloupe ; et la chaloupe s'éloigna, et il tomba dans la mer et fut noyé.
Quand je revins à ma nef, je mis dans ma petite chaloupe un écuyer que je fis chevalier, qui avait nom monseigneur Hugues de Vaucouleurs, et deux moult vaillants bacheliers, dont l'un avait nom monseigneur Villain de Versey, et l'autre monseigneur Guillaume de Dammartin, qui étaient en grande haine l'un contre l'autre.
123:71
Et nul ne pouvait leur faire faire la paix, parce qu'ils s'étaient pris par les cheveux en Morée ; je les fis se pardonner leur rancune et s'embrasser l'un l'autre, parce que je leur jurai sur reliques que nous n'irions pas à terre avec leur rancune. Alors nous nous mîmes en mouvement pour aller à terre, et vînmes le long de la chaloupe de la grande nef du roi, là où le roi était. Et ses gens commencèrent à crier après moi parce que nous allions plus vite qu'ils ne faisaient, disant que j'abordasse à l'enseigne de Saint-Denis, qui s'en allait en un autre vaisseau devant le roi ; mais je ne les en crus pas ; au contraire, je fis aborder devant un gros corps de Turcs, là où il y avait bien six mille hommes à cheval. Sitôt qu'ils nous virent à terre, ils vinrent piquant des éperons vers nous. Quand nous les vîmes venir, nous fichâmes les pointes de nos écus dans le sable et le fût de nos lances dans le sable, et les pointes vers eux. Du moment qu'ils les virent sur le point de leur entrer au milieu du ventre, ils tournèrent devant derrière et s'enfuirent.
Monseigneur Beaudoin de Reims, un prud'homme qui était descendu à terre, me manda par son écuyer que je l'attendisse ; et je lui mandai qu'ainsi ferais-je moult volontiers, qu'un prud'homme tel qu'il était devait bien être attendu dans un tel besoin ; dont il me fut bon gré toute sa vie. Avec lui nous vinrent mille chevaliers ; et soyez certain que quand j'abordai je n'eus ni écuyer, ni chevalier, ni valet que j'eusse amené avec moi de mon pays ; et pourtant Dieu ne laissa pas de m'en pourvoir.
A notre main gauche aborda le comte de Jaffa, qui était cousin germain du comte de Montbéliard, et du lignage de Joinville. Ce fut celui qui aborda le plus noblement ; car sa galère aborda toute peinte, dedans et dehors, d'écussons à ses armes, lesquelles armes sont d'or à une croix de gueules patée. Il avait bien trois cents rameurs dans sa galère, et pour chaque rameur il y avait une targe à ses armes, et à chaque targe il y avait un pennon à ses armes en or appliqué. Pendant qu'ils venaient, il semblait que la galère volât, par les rameurs qui la poussaient à force d'avirons ; et il semblait que la foudre tombât des cieux au bruit que menaient les pennons, les timbales, les tambours et les cors sarrasinois qui étaient dans la galère. Sitôt que la galère fut entrée dans le sable aussi avant comme l'on y put mener, et lui et ses chevaliers sautèrent de la galére moult bien armés et moult bien équipés, et se vinrent ranger à côté de nous.
124:71
J'avais oublié de vous dire que quand le comte de Jaffa fut descendu à terre, il fit tendre ses pavillons, et sitôt que les Sarrasins les virent tendus, ils se vinrent tous assembler devant nous, et revinrent piquant des éperons pour nous courir sus ; et quand ils virent que nous ne fuirions pas, ils s'en retournèrent tantôt en arrière.
A notre main droite, à un bon trait de grande arbalète, aborda la galère là où l'enseigne de Saint-Denis était, et il y eut un Sarrasin, quand ils furent abordés, qui se vint lancer au milieu d'eux, ou parce u'il ne put retenir son cheval, ou parce qu'il pensait que les autres le dussent suivre ; mais il fut tout découpé.
(A suivre)
JOINVILLE.
125:71
### Le sang du Christ
TOUT LE MONDE est censé connaître l'admirable distinction qu'a faite Pascal entre l'esprit géométrique et l'esprit de finesse : cette distinction est en réalité très peu comprise. Notre société, pratiquement matérialiste, se tourne volontiers du côté de la quantité. Elle ne se distingue encore d'une société franchement athée que par un reste d'éducation chrétienne héréditairement passée dans les mœurs. Ce reste empêche d'admettre ouvertement la loi du plus fort qui est celle de la nature, même animale. Elle est cependant partout pratiquée. L'instruction donnée aux enfants pousse à faire prévaloir l'esprit géométrique afin qu'ils deviennent maîtres de la quantité et de la matière. Et l'esprit de finesse est à ce point étouffé que beaucoup d'hommes intelligents et instruits ne peuvent même plus se rendre compte du fait fondamental que voici : sur un point de l'immense univers il y a conscience de cet univers, et c'est en l'homme. Ce fait est inexplicable par la quantité et par le déterminisme matériel.
Pascal ajoute :
126:71
« *Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l'homme, et que je m'égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant. J'ai pardonné aux autres d'y peu savoir. Mais j'ai cru trouver au moins bien des compagnons, en l'étude de l'homme, et que c'est la vraie étude qui lui est propre. J'ai été trompé : il y en a encore moins qui l'étudient que la géométrie. Ce n'est que manque de savoir étudier cela qu'on cherche le reste.* »
Nos technocrates et la plupart de nos réformateurs sociaux tombent dans le travers signalé par Pascal : ils oublient l'homme pour la productivité, l'atelier où l'on produit pour les plans quinquennaux, la famille pour une société abstraite, et même en gavant l'homme matériellement, ils ne peuvent le satisfaire. La réforme sociale doit commencer par la base dans l'atelier, dans la famille, non pas en répandant de « l'odorigène » dans tous les petits coins, mais en respectant les aspirations profondes de l'homme dans son travail et dans sa famille. Dans son travail pour lui laisser une initiative qui l'intéresse, dans sa famille pour changer toutes les institutions qui la dissocient. Péguy le disait : « *La réforme sociale sera morale ou ne sera pas* »*.*
Il n'est donc pas rare de faire prévaloir l'esprit géométrique là où devrait régner l'esprit de finesse et Pascal lui-même en a donné un illustre exemple. Mme Périer (Gilberte Pascal) raconte dans la vie de son frère : « *Et lorsqu'il arrivait que quelqu'un admirait la bonté de quelque viande en sa présence, il ne le pouvait souffrir ; il appelait cela être sensuel... Et pour se retirer dans des bornes réglées, il avait pris garde, dès le commencement de sa retraite, à ce qu'il fallait pour son estomac ; et depuis cela il avait réglé tout ce qu'il devait manger ; en sorte que, quelqu'appétit qu'il eût, il ne passait jamais cela, et quelque dégoût qu'il eût, il fallait qu'il le mangeât ; et lorsqu'on lui demandait la raison pourquoi il se contraignait ainsi, il disait que c'était le besoin de l'estomac qu'il fallait satisfaire, et non pas l'appétit* »*.*
Où Pascal avait-il pris la mesure (théorique) de ce qu'il « *fallait* » à son estomac ? Il faisait la même erreur que les astronomes mesurant les mouvements des astres sans cadre de référence pour point de départ. Le caractère de l'esprit de finesse est un bon jugement sur *l'interdépendance des causes* y compris la cause finale. Il se manifeste souvent par des « vues » que les artistes appellent l'inspiration, les philosophes et les savants l'intuition.
127:71
Claude Bernard en a parlé admirablement. Ces « vues » instantanées surgissent dans une intelligence préparée par l'observation des faits ; elles restent mystérieuses. Elles supposent l'influence de Dieu comme Créateur ; le mot d'intuition est exact ; le mot des artistes est métaphysiquement, plus complet. Et c'est un fait échappant à la quantité.
Pascal ne voyait donc pas l'interdépendance de l'appétit et des besoins de l'estomac. Cet homme doué au plus haut degré de tous les dons de l'esprit (sauf l'intelligence des beaux-arts) tombait donc lui-même plus facilement dans les excès de l'esprit géométrique, que dans ceux de l'esprit de finesse... Cette tendance de l'esprit humain donne sa valeur à l'observation de Bergson que le domaine de l'intelligence est la quantité ; cette observation, juste en elle-même, lui fait injustement séparer l'intelligence de l'intuition. Tous les philosophes ont tendance à cloisonner ce qui est uni en l'homme.
\*\*\*
Il est un autre exemple de ce penchant de notre nature ; beaucoup moins grave pour Pascal sûrement, mais significatif, dans la phrase où il fait dire à Jésus : « *J'ai versé pour toi telle goutte de mon sang* »*.* L'esprit géométrique faisait diviser à Pascal le sang du Christ par le nombre d'hommes à sauver. Hélas, hélas ! Christ est bien mort pour tous, mais il est mort pour toi et pour moi. Ce n'est pas telle infime partie de la Passion qui est ta part ; elle fut, elle est tout entière pour toi et pour moi. Pour toi seul, pour moi seul, ô Jésus, il fallait que vous mouriez totalement. Ce n'est pas une goutte qu'il fallait pour racheter ma misère, mais toutes les gouttes et une mort complète, Votre divinité, l'extraordinaire, l'impensable universalité d'amour qu'elle comporte, votre « autorité sur toute chair » fait que vous êtes mort ainsi entièrement pour chaque homme, et le salut de chaque homme a exigé votre mort totale.
\*\*\*
128:71
Non pas en droit, bien sûr. Car le plus petit acte de Jésus avait un mérite infini. Mais en fait. Comment eussions nous compris quelque chose à l'amour infini s'il n'eût consenti à passer par où chacun de nous doit passer ? Comment eussions-nous compris la pensée de Dieu à notre égard si, nous sachant sauvés par le premier vagissement de l'enfant Jésus, par la première goutte de son sang, le Sauveur fut retourné alors au ciel, nous laissant souffrir, être tentés, et mourir ? Comment l'amour divin nous eût-il conquis et faits participants de sa gloire, sans l'exemple vivant de Jésus doux et humble de cœur, supportant tout ce que nous avons à supporter, et par là triomphant de la Mort ?
Dieu connaissait la mort comme l'ayant faite. Il avait agencé la vie pour qu'elle durât par une petite partie seulement du vivant qui la transmettrait et le reste devait retourner au flot de vie sans nom qui entretient la vie des plantes et des bêtes dont nous sommes nourris. Mais Dieu le Vivant ne pouvait l'éprouver. Jésus incarné était bien au courant de la mort, et comme Dieu, et comme l'un de nous (car tous les hommes savent qu'ils mourront certainement). Mais tout comme nous, en tant qu'homme, et aussi comme Dieu, Jésus ne l'avait pas éprouvée. Il n'en avait pas la connaissance expérimentale. Ce fut pour lui, comme ce sera pour nous, une nouveauté absolue.
Jésus a voulu passer par elle, et comme Corneille le fait dire à Néarque :
*Dieu même a craint la mort...*
Quel amour pour l'homme de la part de Dieu, d'avoir voulu éprouver lui-même ce qui est la suprême épreuve de l'acte de foi ! Et non comme un vieillard que la vie abandonne d'elle-même, mais dans la pleine force de l'âge, en pleine santé, quand les os, les veines, le sang, les nerfs et tout l'esprit résistent de toute leur puissance naturelle, à leur dissolution !
\*\*\*
Jésus est donc mort entièrement pour chacun de nous ; cela est si vrai, si conforme à l'amour divin, que chaque jour des centaines de milliers de messes entretiennent ce flot de sang qui fut séparé de son corps par le fouet, les clous et le coup de lance du Vendredi Saint.
129:71
Jésus détourne ainsi sur lui-même le courant de la justice de Dieu et son amour nous incite à « *nous conformer à l'image du Fils Bien Aimé* » car l'union à Dieu passe par là et non ailleurs, ni autrement.
Morts, réjouissez-vous ! En acceptant la mort, Jésus a béni la vôtre. Mourants, réjouissez-vous (et qui n'est mourant ?) : Jésus, en mourant, a fait de votre agonie un sacrifice d'agréable odeur.
D. MINIMUS.
P. S. -- Nous avons dit, le mois dernier, que les catholiques d'Algérie expiaient pour la France et son chef. C'est évidemment un honneur. Les catholiques d'Algérie peuvent se dire avec l'Apôtre : « *Jésus a souffert hors de la porte : Donc, pour aller à lui sortons hors du camp, pour porter son opprobre.* » Il est certain que la France expiera elle-même aussi.
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## NOTES CRITIQUES
### Les martyrs aujourd'hui
Dans son beau livre sur la *Théologie de l'Église,* publié chez Desclée de Brouwer, Mgr Journet consacre deux pages au martyre. Deux pages intemporelles sur la « grâce christique qui nous incline au martyre, et sur le concept de martyre comme essentiel à la définition de l'Église présente » (pages 215 et 216). Ces réflexions atteignent le fond des choses. Leur limite c'est de ne faire aucune allusion aux martyrs de notre temps. Alors que sur beaucoup d'autres points l'ouvrage de Mgr Journet se situe dans l'Église du XX^e^ siècle, sur ce point précis les considérations pourraient être antérieures au Concile de Trente. Mais enfin Mgr Journet a l'immense mérite de ne concevoir une théologie de l'Église qu'avec un chapitre sur le martyre. Au contraire si nous consultons les très nombreux essais d'*ecclésiologie* qui ont paru depuis une trentaine d'années nous constaterons en général que la place consacrée au martyre est extrêmement réduite, pour ne pas dire inexistante. C'est à se demander jusqu'à quel point une foule d'*écclésiologues* ont une conscience nette de l'état présent de l'Église de Jésus-Christ. C'est, sur un tiers du globe, un état de persécution ; encore s'agit-il d'une forme de persécution particulièrement redoutable, organisée, insidieuse ; pas du tout la persécution du type classique. Autant la révolution communiste diffère des complots, soulèvements et révoltes qui marquent dans tous les temps l'histoire des hommes, autant la persécution communiste diffère des persécutions du passé.
D'aucuns m'ont objecté : « Si les chrétiens recherchent l'union, ils doivent prendre garde à ne pas faire de peine à leurs adversaires. » Ces propos me paraissent frivoles, c'est le moins que j'en puisse dire Car enfin ceux qui tiennent ces propos d'un irénisme douteux, et qui trouvent normal de les appliquer à l'Église, trouveraient au contraire tout à fait déplacé de les mettre en pratique dans la conduite de leur vie, dans ce qui vraiment leur tient à cœur. Quand il s'agit de leur vie personnelle ils se conduisent selon des maximes fort différentes. Qu'il s'agisse par exemple de marier leur fille ou leur nièce, qu'il s'agisse d'union au sein de leur propre famille, si par hasard le futur conjoint est taré ou perdu de vices, hésitent-ils une seconde à le faire remarquer à leur fille ou à leur nièce ? La crainte de « faire de la peine » les retient-elle de dire la vérité ? Estiment-ils que l'union peut se réaliser en faisant comme si le futur conjoint était pur et sans tâche, parfaitement intègre, « vêtu de probité candide et de lin blanc » ? Estiment-ils, au sujet de cette union qui touche à leur famille, que l'aveuglement soit convenable ?
131:71
Pourquoi donc jugent-ils d'une manière toute différente au sujet de l'union dans l'Église ? Peut-être parce que, malgré de grandes déclarations, l'Église de Dieu leur tient beaucoup moins à cœur que leur propre famille.
Quand il est question de leur famille, pensent-ils, l'*union vraie* ne peut se faire que dans la lumière. Quand il est question de l'Église pourquoi en irait-il autrement ? Pense-t-on jamais obtenir l'union en laissant entendre au persécuteur : « En réalité tu ne me persécutes pas ; et de toute manière cela n'a pas grande importance. » Lorsqu'on recherche l'union avec quelqu'un, la première condition pour aboutir est de ne pas se leurrer sur l'identité de la personne.
« Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » Lorsque le Christ a converti saint Paul il n'a point commencé par dissimuler ses forfaits sous un voile pudique ; tout au contraire il a commencé par les mettre à nu, il en a marqué la gravité, l'énormité : « Je suis Jésus que tu persécutes. »
\*\*\*
Je l'ai déjà écrit à propos de Teilhard ; je pourrais l'écrire au sujet de bien d'autres représentants de l'intelligentsia catholique française contemporaine ; tout se passe pour eux comme s'ils ESCOMPTAIENT LE RETOUR DU PÉCHEUR ET SA CONVERSION SANS LA RECONNAISSANCE ET LE REPENTIR DU PÉCHÉ ; comme si la réunion des ennemis de la croix du Christ au sein de l'Unique Bercail pouvait être obtenue sans appeler ténèbres les ténèbres, persécution la persécution. Certes je vois (et je prêche) que Jésus-Christ *ne veut pas la mort du pécheur mais qu'il se convertisse et qu'il vive ;* ne veut pas la perte de l'égaré, mais qu'il retrouve le vrai chemin et qu'il marche dans la lumière ; ne veut pas la damnation du persécuteur, mais qu'il renonce à son office de bourreau et qu'il accède à la paix divine ; bref il veut la conversion du pécheur. Mais que pourrait signifier la conversion s'il était sous-entendu au préalable que le péché n'est point péché ? Que Jésus ait été plein de miséricorde pour l'enfant prodigue, la femme adultère et Zachée le publicain est une des révélations premières de l'Évangile, et des plus attirantes. Mais enfin la miséricorde n'a pu s'exercer qu'à certaines conditions et parce que le mal a été reconnu et désavoué comme mal « Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre vous » confesse l'enfant prodigue ; -- va et ne pèche plus, dit Jésus à la femme adultère ; -- Si j'ai fait tort à quelqu'un je lui restitue quatre fois plus », déclare Zachée le publicain.
L'attitude déconcertante, mollement iréniste et lâchement complice, d'une certaine intelligentsia moderne à l'égard des persécuteurs communistes n'est devenue sans doute possible que par suite de l'affaiblissement ou de la disparition du sens du péché ; de même les mythes de l'évolutionnisme, qui obnubilent et qui faussent tant d'esprits ont-ils joué leur rôle ; d'après ces mythes absurdes le mal objectif n'existe pas, le mal défini par rapport à une loi morale objective ;
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il n'existe qu'un retard dans le devenir, une lenteur dans la marche infaillible vers la planétisation béatifiante. -- Je crains aussi que l'attitude que je dénonce, mollement iréniste et bassement complice, ne trouve des racines peu glorieuses dans l'intime du cœur, des racines de médiocrité, de bassesse et de lâcheté. Comme il est commode en effet d'insinuer à l'oreille du pécheur ([^33]) : « Ton péché, ce que du moins certains appellent ton péché, n'est qu'un malentendu fâcheux ; en réalité tu n'as point péché ; tu es victime et non coupable. » Pour autant que quelqu'un tient ces propos, il se délivre à lui-même une autorisation de pécher en sûreté de conscience. Lorsqu'une certaine intelligentsia contemporaine refuse d'appeler par leur nom les crimes, les horreurs, les plus incroyables aberrations de l'histoire contemporaine, il est permis de se demander si ce parti pris ne procède pas, au moins partiellement, d'une honteuse complicité avec le mal, d'une volonté obscure de se tenir quitte par avance du mal que l'on pourrait commettre, d'un refus souterrain mais tenace de regarder loyalement et de combattre le mal que l'on porte au-dedans de soi. Ce sont là des sentiments tout autres que chrétiens. -- Au reste je n'ai nulle peine à convenir, surtout dans notre monde moderne si opposé à l'équilibre et à la maturation de la liberté, qu'il se rencontre trop souvent de pauvres êtres qui sont plus victimes que coupables, ou même parfois qui sont uniquement victimes tout en ayant l'apparence de la culpabilité. Il reste que de vrais coupables existent. Il reste qu'il est stupide de réduire, en tout et pour tout, les péchés de notre société à des détraquements psychologiques collectifs. Il se commet beaucoup de péchés dans notre société, et d'énormes. Et la persécution communiste sur laquelle notre presse catholique observe ordinairement le silence présuppose (je ne dis pas, bien sûr, chez tous les persécuteurs) mais chez un certain nombre de dirigeants, tout autre chose qu'un malentendu regrettable, mais un péché de haine et d'orgueil, et cette résolution perverse exprimée dans le Psaume second -- « *Pourquoi ces nations en tumulte et ce vain grondement des peuples ? Les rois de la terre se lèvent, les princes conspirent contre le Seigneur et contre son Messie... Allons brisons leurs entraves, faisons sauter leur joug.* »
En un temps où les psaumes reviennent à l'honneur, il est quand même pénible que l'on s'obstine à refuser à de pareils versets toute application concrète et actuelle.
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Quoi qu'il en soit, si le livre de Mgr Pollio, ancien évêque de Kaî-Feng, sur *Le Calvaire de l'Église dans la Chine nouvelle* ([^34]) a retenu particulièrement notre attention, c'est non seulement parce qu'il montre les moyens de pression inouïs du totalitarisme communiste, mais encore parce qu'il permet d'admirer, en la personne de l'évêque, un chef digne de l'Évangile, une image fidèle du Bon Pasteur. A ce point de vue surtout ce livre est d'un grand réconfort et mérite non seulement d'être lu, mais même médité. Mgr Pollio n'a pas failli, n'a pas molli devant des manœuvres des ennemis de Dieu et de son Église. Dès le début, il a éventé la ruse diabolique de la « triple réforme » qui tendait à donner à l'Église une constitution civile -- une constitution du style 1792, mais considérablement revue et adaptée en fonction du marxisme-léninisme. Dès le début Mgr Pollio a mis en garde le clergé et les fidèles ; il n'a pas hésité à frapper des censures canoniques le séminariste Ly-Mao-Té, qui était passé au camp de l'ennemi. -- Lisons les textes : « Le 8 janvier 1951, dix fonctionnaires du gouvernement entrèrent à l'archevêché pour m'adresser un ultimatum. -- Exposez clairement votre position au sujet de la « Réforme ». J'en fus très heureux. Je leur expliquai ce qu'était à mes yeux, la triple indépendance ou réforme et pour quels motifs nous, catholiques, ne pouvions pas l'accepter. Ils ne se contentèrent pas de ces paroles. Ils voulaient une déclaration plus explicite. Alors, scandant chaque mot, je leur dis : « 1°) Moi, personnellement, comme archevêque métropolitain, je n'accepterai jamais la réforme. 2°) Mes prêtres et les sœurs, mes chrétiens, qu'ils soient étrangers ou chinois, ne pourront pas non plus y adhérer. 3°) Si un prêtre, une sœur ou un chrétien y adhère, je le punirai au moyen des censures canoniques. 4°) Tant que je jouirai de la moindre liberté, je m'emploierai par tous les moyens à ma disposition et de toute mon autorité à mettre obstacle, dans ma province ecclésiastique et dans mon archidiocèse, à la formation de l'Église nationale chinoise. » (p. 51 et 52). « Ma détention, comme celle des trois autres missionnaires, dura exactement six mois ; pendant lesquels nous fûmes soumis à plus de 32 procès, dont 22 entre le 1^er^ avril et le 7 août 1951. On institua pour me juger un tribunal spécial composé de juges civils et de représentants des organisations communistes qui arrivèrent au nombre de quinze. Les procès, sous le régime communiste, sont terriblement déprimants. On peut dire que la justice en est totalement absente : on invente des accusations invraisemblables et inconsistantes, on lit les plus répugnantes dépositions, on présente de nombreux faux témoins et le détenu est toujours soumis à une pression croissante tant qu'il ne confesse pas les crimes qu'on lui impute. Quelles furent les accusations portées contre moi ? D'abord huit chefs d'accusation qui regardaient la foi et où je me reconnus immédiatement coupable, heureux de démontrer aux masses païennes que les missionnaires sont capables de souffrir pour leurs fidèles et que ces bons Pasteurs n'abandonnent pas le troupeau à l'approche du loup.
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Ces huit chefs d'accusation, tout à mon honneur, sont consignés dans la sentence définitive :
1° Avoir écrit aux évêques et aux missionnaires contre la « réforme ».
2° Avoir envoyé des circulaires aux chrétiens.
3° Avoir institué la « Légion de Marie » dans ma mission.
4° Avoir déclaré renégat le séminariste apostat Ly-Mao-Té.
5° Avoir soutenu que la « Légion de Marie » n'était pas une organisation subversive instituée dans le but d'abattre le régime populaire en Chine dans l'intérêt des impérialistes.
6° Avoir exhorté les fidèles à ne pas adhérer à la « triple indépendance ».
7° Avoir empêché notre jeunesse catholique de s'inscrire au front populaire.
8° Avoir déclaré apostats et excommuniés ceux qui adhéraient à l'église nationale. » (pages 73-74).
On pense à la description que Jésus nous donne du Bon Pasteur : « Je suis le bon Pasteur ; le bon Pasteur livre sa vie pour ses brebis. Le mercenaire, celui qui n'est point pasteur... à peine voit-il venir le loup qu'il laisse là les brebis et s'enfuit, et le loup les emporte et les disperse. C'est qu'il est mercenaire et ne se met pas en peine des brebis. Je suis le bon pasteur. » Jo X, 11-14.
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Le long récit de la détention en régime communiste, encore qu'il soit fait avec grande discrétion, est un témoignage accablant. Un régime qui par principe, par système, par volonté délibérée traite avec cette malice des centaines de milliers d'innocents ne peut être qualifié que d'intrinsèquement *pervers*. Ces termes de Pie XI ne sont pas du tout exagérés. Relisons plutôt les chapitres bouleversants sur *la vie en prison, le tribunal de première instance, l'épuration, les tortures :*
« Mais, demandera-t-on, ceux qui avaient des chaînes aux pieds et les mains entravées derrière le dos, comment faisaient-ils pour manger le morceau de pain noir et boire l'eau trouble qu'on leur donnait ? Comme les chiens ! Ils poussaient le pain avec leur tête contre le mur pour avoir un appui et pouvoir le mordre, et pour boire ils lapaient l'eau avec leur langue. Assis à côté de moi, il y eut, pendant deux semaines, un prisonnier qui avait des chaînes de huit kilos et les mains liées derrière le dos. Deux fois, à l'heure des repas, il refusa de prendre quelques bouchées de pain pour ne pas souffrir cette humiliation de manger comme une bête. C'était un jeune officier de trente-deux ans de l'armée nationaliste. Le deuxième jour, je pris son pain, je le rompis en morceaux et le plaçai dans sa bouche.
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La sentinelle me vit par le soupirail de la porte et cria : « Impérialiste Pollio, tu agis contre le règlement de la prison. Tu veux nous opprimer, nous, Chinois. Debout ! Quatre heures les mains en l'air ; » C'était mon cinquième mois de prison et après tant de souffrances physiques et morales je ne tenais plus debout. Néanmoins, j'obéis aussitôt et pris la posture imposée. Mes bras tombaient d'eux-mêmes malgré mes efforts, mais quelques coups de pied ou de poing du gardien me remettaient en position. Dieu me permit de tenir quatre heures, puis je tombai à ma place sans connaissance. Mais le lendemain ma pitié pour ce jeune homme fut la plus forte. Je préparai des bouchées de pain et les plaçai devant lui par terre pour lui faciliter son maigre repas. La même sentinelle que la veille s'en aperçut et demanda qui avait coupé le pain. J'avouai que c'était moi. Il déclara : « La faute d'aujourd'hui est moins grave que celle d'hier. Tu seras deux heures debout au garde-à-vous. » Et je dus faire ma pénitence. » (pages 114-115.)
« ...Le cadenas grinça et une sentinelle appela : « Wang-ti-Yang, viens dehors. » Il s'agissait d'un détenu qui, depuis une semaine, était assis à côté de moi en prison. Sa sentence de mort était arrivée et il devait être conduit au lieu d'exécution. Je n'oublierai pas de longtemps les cris de désespoir qu'il poussa. Quelques heures plus tard, il était au nombre des « épurés ». Je trouvai à sa place un livret d'endoctrinement et j'y lus, au hasard, cette phrase de Lénine : « Les trois quarts de l'humanité peuvent périr pourvu que le reste devienne communiste. » (page 167.)
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Le Seigneur a permis à la Bête de se déchaîner contre ses fidèles du XX^e^ siècle avec une cruauté plus savante, une puissance plus forte qu'à l'époque de Néron ou de Dioclétien. Les descriptions de Mgr Pollio seraient insoutenables si elles n'étaient illuminées par la présence du Seigneur lui-même. Car d'une manière secrète mais très réelle le Seigneur est là et c'est lui qui triomphe dans ses martyrs ; il manifeste sa force dans leur chair fragile, il glorifie le Père, il rachète le monde, il obtient la conversion des persécuteurs qui consentent à se laisser toucher. Le Seigneur est là ; lisons plutôt ces passages bouleversants :
« Au milieu des souffrances que j'endurais dans cette première prison pour la défense de la foi, j'eus la consolation de pouvoir célébrer cinquante-neuf fois la Sainte Messe en cachette. On me donna un tabouret et je pensai -- ce sera mon autel. J'avais un bol d'eau bouillante qu'on nous passait deux fois par jour pour boire, et je me dis : ce sera mon calice. Comme les dirigeants communistes craignaient de me voir tomber malade avant la fin des procès et d'être ainsi privés du plaisir de me fusiller, ils avaient autorisé un catéchiste de la résidence à m'apporter un peu de pain de froment.
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Tout heureux, j'en gardais une bouchée pour mon hostie. Que me manquait-il encore pour la célébration de la messe ?... le vin. Grâce à un stratagème, je réussis à m'en procurer. En Chine, il n'existe ni vin ni vinaigre de raisin. L'un et l'autre sont extraits des céréales. Je demandai donc au chef de la prison de faire venir une bouteille de vinaigre de vin de la résidence comme remède, sous prétexte « qu'un peu de vinaigre pris à jeun me donnerait de la force ». Les missionnaires comprirent que c'était du vin que je demandais. Ils m'envoyèrent une bouteille de vin de messe. Elle fut examinée par les juges qui déclarèrent que c'était bien du vinaigre et je pus ainsi en recevoir quatre fois de suite. Habillé en galérien, sans chasuble, sans nappe et sans lumière, debout ou assis par terre devant le tabouret, j'offris sur un morceau de papier ou dans le creux de ma main une bouchée de pain, j'offris dans ma tasse un peu de vin et je continuai la messe de la préface à la communion. Ayant réussi à me procurer aussi la Messe des Vierges et le Canon imprimés sur quelques feuillets dans lesquels les missionnaires enveloppaient le pain, je pus très souvent célébrer le Saint Sacrifice du commencement à la fin jusqu'au jour où une sentinelle découvrit ces feuillets et les déchira sans savoir ce que c'était. Je célébrai ainsi cinquante-neuf fois en trompant chaque fois l'attention des sentinelles qui jamais ne s'aperçurent, en pénétrant à l'improviste dans ma cellule, que j'accomplissais l'Acte Sacré. Cette messe célébrée dans ces conditions alors que les attaques sataniques contre les chrétiens et l'Église redoublaient à l'extérieur, c'était vraiment le retour aux catacombes.
« Une grande consolation pour moi fut la présence dans la cellule voisine de huit jeunes filles qui s'étaient montrées vraiment héroïques dans la défense de leur foi et de mon innocence. L'une d'elles avait été emprisonnée avec sa petite fille de quatre ans nommée Siao-Mei (Petite beauté). Pour communiquer avec moi, elles pensèrent à la petite et obtinrent qu'elle pût sortir de la cellule quelques heures par jour pour respirer un peu d'air pur. Quand les sentinelles s'éloignaient un peu, elle s'approchait de ma porte et me transmettait leurs messages : « Notre évêque, comment vas-tu ? Maman et mes tantes t'envoient leur salut. Que dois-je leur dire ? » Et je répondais : « Dis-leur d'être courageuses, de ne pas signer la réforme et de réciter beaucoup de chapelets. » En effet, on ne leur avait pas confisqué leurs objets religieux. Et comme moi aussi je désirais avoir un chapelet, je demandai à Siao-Mei de m'en apporter un, ce qu'elle fit. Mais les grains trop gros ne purent passer, malgré ses efforts, par la fente de la porte. Je lui dis alors : « Cache-le et apporte-m'en un autre fait avec un morceau de ficelle, si vous en avez. » La ficelle était interdite. C'est avec des fils ôtés de leurs vêtements que ces braves filles fabriquèrent un chapelet de deux dizaines portant vingt petits nœuds.
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C'est sur ce cordon que je récitai mes rosaires pendant plusieurs mois, priant pour tous mes chrétiens persécutés dans l'ensemble de mon archidiocèse. Cette petite Siao-Mei, véritable petite chrétienne, ne se laissait pas impressionner par les policiers. Un jour, le colonel de la police lui dit : « Ton archevêque a commis beaucoup de crimes. Il est méchant. Crie : A bas Mang-Sin ! (mon nom chinois). » Et l'enfant, indignée : « Non, lui est bon. » (pages 81 à 84.)
Le chapitre suivant nous raconte encore d'autres exploits de Siao-Mei. On ne peut souhaiter qu'une chose : que ces *actes des martyrs* soient médités et largement répandus. Pour peu que nous ayons le sens de la communion des saints, nous nous tiendrons en solidarité active avec ceux de nos frères qui, à l'heure présente, souffrent persécution à cause du Christ ; nous voudrons savoir quels combats ils ont à soutenir, quelles sont les machinations de l'Adversaire, comment le Seigneur ne cesse de remporter la victoire. -- Par ailleurs, avec le livre du P. Dufay : *L'Étoile contre la Croix,* du P. Guettier : *Terreur sur le monde,* et quelques autres, le récit de Mgr Pollio est un de ceux qui apportent la confirmation la plus éclatante à la grande déclaration de *Divini Redemptoris :* « Le communisme est intrinsèquement pervers : il ne faut donc collaborer en rien avec lui, quand on veut sauver de la destruction la civilisation chrétienne et l'ordre social. Si quelques-uns, induits en erreur, collaboraient à l'établissement du communisme dans leur pays, ils seraient les premiers à en subir le châtiment ; et plus les États où pénètre le communisme sont d'une ancienne et illustre civilisation chrétienne, plus dangereusement s'enflamme la rage des athées.
-- Mais *si le Seigneur ne garde la cité, c'est en vain que la garde veille* (Ps. 126,1)*.* Vous donc, vénérables frères, nous vous exhortons véhémentement à vous appliquer chacun dans son diocèse, avec le plus grand soin possible, à ranimer l'ardeur de la prière et de la pénitence et à l'enflammer davantage chaque jour. » (*Divini Redemptoris*, §§ 58-59 ; traduction Jean Madiran, *la seule qui soit faite sur le texte latin ;* parue aux Nouvelles Éditions Latines.)
R.-Th. CALMEL, o. p.
### Le communisme et les communistes en France
*Un hebdomadaire catholique a consacré le 13 janvier une ample étude aux quatre millions de communistes français* (*il paraît qu'ils sont quatre millions*)*, sous le titre :* « *Quatre millions de hors la loi* » (*il paraît qu'ils sont, en France, hors la loi*...)*.*
*Sous le prétexte habituel de ne pas lancer d'* « *anathèmes* »*, l'anathème est effectivement lancé... aux anti-communistes :*
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« Je sais (*écrit l'auteur, Yves Le Vaillant*) que, pour certains, on passe automatiquement pour communisant dès lors que l'on ne croque pas systématiquement de ces communistes-là, comme d'un pain quotidien. On est suspect si, au lieu de jeter l'anathème sur le phénomène, on tente de le comprendre ; si, au lieu de pourfendre le mal, on cherche à en découvrir, à en arracher les racines.
Mais il se trouve alors curieusement, que ceux qui voudraient être les fossoyeurs du communisme n'en sont en définitive que les fourriers. »
*Évidemment, cet hebdomadaire catholique n'est pas très gentil pour le Magistère de l'Église, qui seul a autorité pour* « *jeter l'anathème* »*, et qui a effectivement jeté l'anathème sur le communisme.*
*Non sans le comprendre, l'analyser, en désigner les racines : c'est le principal objet de l'Encyclique* Divini Redemptoris, *mais la plus grande partie de la presse catholique ne le sait visiblement pas.*
\*\*\*
*Ce grand article paru dans un hebdomadaire catholique le 13 janvier nous est présenté comme* « *à conserver* »*. On le conservera en effet, si l'on veut garder et étudier un exemple d'incompréhension radicale du communisme, et d'abord de méconnaissance des faits. L'auteur, au nom d'une certaine phraséologie dite chrétienne, se meut dans un monde irréel :*
« Si le communisme se nourrit de la condition prolétarienne et si l'on veut combattre le communisme, c'est la condition prolétarienne qu'il faut détruire. Si on laisse subsister les causes, qu'on ne s'étonne pas des effets. »
*Cet écrivain et journaliste catholique parle des causes sans savoir ce que sont les* CAUSES. *Il retient* L'UNE *des causes* MATÉRIELLES *du communisme, apparemment sans aucune idée de ce qui peut être la cause* FORMELLE *et de ce qui peut être la cause* EFFICIENTE *du communisme.*
\*\*\*
*Le phénomène essentiel du communisme, qui est le Parti de type léniniste* (*c'est-à-dire fonctionnant selon les cinq principes d'organisation de Lénine*)*, et le fait principal du communisme en France depuis 1945, qui est le* « *parti-passoire* »*, sont purement et simplement passés sous silence et probablement ignorés.*
*Dans notre numéro 67* (*pages* 286-287)*, nous étions revenus une fois encore sur ce dernier point, bien connu de nos lecteurs, en faisant écho aux remarquables études sociologiques de Claude Harmel. De ces études il ressort -- comme nous l'avions indiqué de notre côté dans* La Pratique de la dialectique -- *qu'il y a en France beaucoup plus d'anciens communistes que de communistes : il y a un à deux millions d'anciens adhérents au Parti, contre 230.000 adhérents actuels. Ces* ANCIENS *communistes, parce que personne ne s'occupe d'eux* EN TANT QUE TELS, *ni au plan politique, ni au plan social, ni au plan apostolique, sont en quelque Sorte* ABANDONNÉS. *Ils continuent souvent à* VOTER, *communiste parce que c'est une manière pour eux de voter* « *contre* »*, et que l'on n'est pas allé vers eux pour leur faire connaître autre chose.*
*Claude Harmel résumait ses études sociologiques du communisme en France par une excellente formule, soulignant que le P.C.F. est* « *un parti qui fait illusion à ceux qui vont vers lui et qui les déçoit quand ils y sont entrés* ».
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*Les chrétiens se sont souvent mis à analyser, plus ou moins bien, ce qui peut constituer la* SÉDUCTION COMMUNISTE*. Ils ignorent encore qu'elle est suivie presque toujours d'une* DÉCEPTION *et, faute de connaître la nature et les motifs de cette déception, ils n'ont pas encore eu l'idée de mettre sur pied une action apostolique et sociale adaptée en direction des anciens communistes.*
\*\*\*
*Le même auteur, dans le même hebdomadaire, écrit vaillamment :*
« Si on ne compte que les adhérents, ils sont 300.000 environ, on ne sait jamais au juste. »
*Elle est admirable, cette manière de dire :* « *on ne sait pas* »*, au lieu de dire :* « *je ne sais pas* »*. Cet auteur ne sait pas ; bon. Mais d'autres savent très bien, à 5.000 ou 10.000 près, le nombre des adhérents du Parti communiste.*
*Voici :*
328.000 en 1937
544.000 en 1945
804.000 en 1946
225.985 (exactement) en 1959
215.000 en 1961
230.000 (environ) en 1962.
*Ces choses et quelques autres sont étudiées et connues. Elles sont ignorées par la plupart des journaux, notamment catholiques : mais c'est aussi que les journaux sont, au sujet notamment du communisme, la plus mauvaise source d'* « *information* »*.*
\*\*\*
*Le même auteur catholique commençait par s'indigner :*
« On dit "les cocos" comme on disait "les ratons". A peu près, oui. »
*Il ne se rend pas compte qu'il dit lui-même* « *les communistes* » *d'une manière fondamentalement aberrante.*
*Il n'y a pas :* « *les communistes* »*.*
*Il n'y a pas non plus, selon le schéma simpliste machinalement répété un peu partout, à distinguer entre* « *le communisme* » *et* « *les communistes* »*. Ce n'est pas si simple.*
*Il faut dénombrer en général* TROIS CATÉGORIES DIFFÉRENTES *de communistes, selon la distinction indiquée par l'Encyclique* Divini Redemptoris (*voir un commentaire de cette distinction en trois catégories dans* La Pratique de la dialectique*, pp.* 32-36).
*Et, dans le cas particulier de la France, il faut distinguer encore le phénomène massif, essentiel, des* « *anciens communistes* » *beaucoup plus nombreux que* « *les communistes* ».
*L'auteur catholique cité ne paraît pas connaître le premier mot de ces choses. Il invente* « *un groupe social déterminé* » (*sic*)*, qui serait* « *les communistes* »*, et qui serait en bloc formé de quatre millions d'électeurs communistes.*
*Ces légèretés, ces ignorances, cette habitude de plus en plus répandue d'écrire n'importe quoi dans les journaux, tout cela se page cruellement : par la désorientation et la* « *désinformation* » *du public sur les sujets les plus graves.*
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### Confirmations : le rapport de Georges Marchais
*Nous en étions là de la rédaction des notes ci-dessus quand* L'Humanité *a publié* (*numéro du 4 février*) *le rapport de Georges Marchais à la Conférence Nationale du P.C.F. qui s'est tenue à Gennevilliers les 2 et 3 février.*
*Georges Marchais est le secrétaire du Parti à l'organisation. Son rapport, -- kilométrique, selon la loi du genre -- occupe quatre pages de* L'Humanité, *en petits caractères très serrés. Pour cette raison, bien peu ont eu le courage de le lire entièrement. Pourtant l'on y trouve -- compte tenu, parfois ou souvent, du langage convenu du* « *marxisme-léninisme* »*, qu'il faut connaître -- plusieurs confirmations de ce qu'on savait déjà, de science certaine : ou plutôt de ce que l'on* DEVRAIT *savoir sur le Parti communiste.*
*Nous retiendrons ce qui concerne le* « *parti-passoire* »*. Georges Marchais a répété les chiffres déjà publiés par le Parti : au cours de l'année 1962, le P.C.F. a enregistré 48.000 adhésions nouvelles, et son nombre d'adhérents a augmenté de 18.000 seulement. Ce qui veut dire qu'il y eut 30.000 non-renouvellements d'adhésion.*
*Georges Marchais prétend, bien sûr, que* « *le nombre des communistes qui quittent le Parti pour désaccord politique est pratiquement insignifiant* »*. Toujours est-il que le nombre de communistes qui quittent le Parti est considérable.*
*Nous avons cité plus haut la formule de Claude Harmel :* « *Le P.C.F. est un parti qui fait illusion a ceux qui vont vers lui et qui les déçoit quand ils y sont entrés* »*. Or c'est en substance* CE QUE DIT GEORGES MARCHAIS LUI-MÊME *qui, à sa manière, déclare dans son rapport :*
« Les nouveaux adhérents que nous recrutons, surtout les jeunes, viennent avec enthousiasme au Parti (...). Ils ont une haute image du Parti (...) qui ouvre la perspective radieuse du socialisme et du communisme (...). Mais n'est-il pas vrai que trop souvent ils ne trouvent pas dans leur cellule ce qu'ils attendaient (...). Ils sont déçus, et de là à ne pas reprendre leur carte l'année suivante, il n'y a qu'un pas. »
*C'est ainsi qu'il y a en France, parmi ceux que l'on appelle dans la presse* « *les communistes* »*, en réalité cinq à dix fois plus d'anciens communistes que de communistes adhérents ou militants.*
\*\*\*
*L'incompétence à peu près générale des journaux s'est manifestée par la nouvelle lancée dans la presse et à la radio, dès le 4 février : le P.C.F. annonce qu'il a 405.000 adhérents.*
*Or le P.C.F. n'a rien* annoncé *de tel. Le chiffre lui-même est bien dans le rapport de Georges Marchais, mais dans la phrase suivante :*
« Nos Fédérations ont déjà pris à la fin janvier 405.482 cartes à la trésorerie du Comité central. »
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*Il s'agit des cartes que le Comité central envoie aux Fédérations départementales, et que les Fédérations départementales distribuent aux sections, lesquelles les répartissent entre les cellules. C'est à ce niveau que les cartes sont* « *placées* »*, ou* NE SONT PAS « *placées* »*, auprès d'adhérents effectifs* (*nouvelles adhésions ou renouvellements d'adhésion*)*. Des études précises et détaillées notamment celles de Claude Harmel, déjà cité -- ont établi que le déchet, constitué par les cartes* « *non placées* » (*la proportion d'* « *invendus* »*, dirait-on en langage journalistique*) *est régulièrement de l'ordre de 40 à 45 %.*
*Mais cela, aussi bien que le reste, la plupart des journaux qui parlent du communisme n'en savent rien.*
### Notules
- **DOCTRINE SOCIALE.** -- Une importante étude du P. Jean-Yves Calvez dans la Revue de l'Action populaire de décembre 1962 : « Actualité de la propriété privée ». L'auteur replace les thèmes de l'Encyclique Mater et Magistra dans la tradition de l'Église et dans celle de la philosophie chrétienne, selon une méthode intellectuelle que nous croyons la plus féconde, et la plus urgente, en matière de pensée sociale.
- **DOCUMENTS PONTIFICAUX.** -- Dans la collection des « Enseignements pontificaux » publiés, avec tables et index, par les Bénédictins de Solesmes (chez Desclée et Cie), l'un des volumes les plus répandus est celui qui concerne « La paix intérieure des nations ». Une troisième édition, mise à jour, vient de paraître, allant jusqu'à la date du 15 mai 1961.
- **LES VINGT-QUATRE THÈSES THOMISTES.** -- *Saint Pie X ayant prescrit que les principaux points de doctrine enseignés en philosophie dans les écoles catholiques soient ceux de saint Thomas, il s'agissait encore de déclarer ces principaux points. Vingt-quatre thèses thomistes furent, dans cette intention, approuvées par la Congrégation des études. Benoît XV confirma ces prescriptions*.
*Depuis lors, les* « *vingt-quatre thèses thomistes* » *ont été passablement perdues de vue. L'abbé Paul Grenet, professeur à l'Institut catholique de Paris, les reproduit et les commente, dans un ouvrage qui vient de paraître chez Téqui :* « *Les vingt-quatre thèses thomistes* »*. Dans les déclarations qu'il a faites à Marcel Clément* (L'Homme nouveau) *et à Georges* Daix (La France catholique), *l'auteur expose qu'il a voulu montrer qu'il est possible aujourd'hui d'enseigner la philosophie selon l'esprit de saint Thomas :* « *La méthode de saint Thomas a d'ailleurs été celle-là : partir de l'histoire de la philosophie... On examine le pour et le contre et on cherche la réponse* »*.*
- **A VENDRE.** -- *Lu, sous ce titre, dans la* « *Semaine religieuse de Lyon *» *du* 25 *janvier :*
« S. Exc. Mgr Pinier, évêque de Constantine, nous informe qu'il serait heureux de trouver acquéreur pour le grand orgue et les cloches de la cathédrale de Constantine, redevenue mosquée.
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L'orgue est un très bel orgue ancien, révisé depuis peu. Les cloches sont au nombre de cinq, d'un poids total d'environ six tonnes ; le bourdon pèse environ deux tonnes. Pour tous renseignements, s'adresser directement à S. Exc. Mgr Pinier, ou à l'Évêché de Constantine, 25, rue Desmoyen. »
- **APOSTOLAT DES LAÏCS.** -- *Article du Père G. Jarlot, de la Grégorienne, dans la* Nouvelle Revue théologique *de novembre* 1962. *L'auteur énumère, dans l'* « *apostolat des laïcs *», TROIS CHAPITRES DISTINCTS :
-- *Action catholique ;*
*-- action charitable ;*
*-- action sociale.*
*Il note au passage que l'insistance extrême, prioritaire unilatérale sur le seul* « *apostolat mandaté* »*, est une particularité locale de certains pays, et non point une orientation universelle.*
*Le P. Jarlot s'oppose assez curieusement à toute idée de* « *chrétienté* »*, parce qu'il y voit un* « *retour en chrétienté médiévale* »*. Mais est-ce bien la notion, ou seulement le mot, et peut-être une fausse notion de* « *chrétienté* »*, qui sont ainsi rejetés ? Ce rejet a pour lui, aujourd'hui, une quasi-unanimité dans la littérature ecclésiastique. C'est une mode. Mais plusieurs de ceux qui rejettent actuellement le concept de* « *chrétienté* » *n'aspirent pas à autre chose en réalité, -- sous un autre nom.*
*Critiquant le livre de l'abbé Comblin sur l'Action catholique, le P. Jarlot met fortement en relief -- d'accord en cela avec l'abbé Comblin -- la nécessité d'un* « *apostolat authentiquement laïc, exercé sur les structures temporelles* »*. Il souligne que cet apostolat doit demeurer distinct de* « *l'Action catholique au sens fort, ayant pour objet les tâches d'évangélisation et d'éducation* ».
- **PROMOTION DES LAÏCS.** -- *L'étude évoquée ci-dessus du P. Jarlot est une contribution de première qualité aux discussions actuelles sur l'apostolat des laïcs. Nous souhaiterions quant à nous -- disons-le une fois de plus -- que ces discussions tiennent compte aussi d'un autre point de vue : celui de la* DIVERSITÉ DES VOCATIONS.
*Un point essentiel de la* « *Promotion des laïcs* » *dans l'Église consiste à reconnaître* ORGANIQUEMENT *aux laïcs cette diversité des vocations que l'Église a de tout temps reconnue aux religieux. On trouverait extravagant de faire dans un pays des campagnes de propagande systématique et unilatérale au profit d'un seul Ordre religieux, par priorité absolue sur tous les autres. Quelle que soit l'urgence diverse des fonctions assumées dans la vie de l'Église par les Jésuites, les Dominicains, les Bénédictins, les Franciscains, les Chartreux, etc., c'est* D'ABORD *la vocation personnelle du postulant qui est prise en considération.*
*A un niveau sans doute inférieur en spécificité et en dignité, c'est encore la* VOCATION PERSONNELLE *de chaque laïc qu'il faudrait prendre en considération, plutôt que de recommander par priorité absolue, et par une sorte de propagande de masse, une forme d'apostolat des laïcs au détriment de toutes les autres.*
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## DOCUMENTS
### L'échec économique du communisme
Pour illustrer en quelque sorte l'éditorial de notre numéro précédent : « Le communisme incohérent », voici d'importants extraits du rapport présenté par Krouchtchev, le 19 novembre 1962, au Comité central du P.C.U.S., et publié dans la « Pravda » du 20 novembre.
Naturellement, ce rapport se conforme aux règles habituelles du genre : le marxisme-léninisme y est abondamment présent par une phraséologie kilométrique, creuse et triomphante. Ce qui importe dans ce document, ce sont les réalités mentionnées ou évoquées.
Notre industrie, à côté des machines et des appareils les plus perfectionnés, produit encore pas mal d'outillage et de matériel démodés. L'élaboration de la nouvelle technique, de la technologie progressiste et de l'expérience d'avant-garde et surtout leur application dans la production *traînent souvent pendant des années*. Le développement des bases expérimentales et d'essai de l'industrie retarde sur les besoins de l'économie nationale...
Beaucoup de sovnarkhozes ([^35]) qui ont sous leur autorité directe des organismes de recherche scientifique, d'étude et de construction se sont mis à les adapter aux seuls besoins locaux, oubliant les intérêts de la politique technique d'ensemble, de la spécialisation et de la coopération de la production.
La dispersion des forces des organismes scientifiques et d'études ne peut pas ne pas compliquer la coordination technique de toutes les branches de l'économie nationale. Prenons, par exemple, la construction mécanique. Environ 400 instituts de recherche et d'étude et plus de 1.000 bureaux d'études indépendants y travaillent, dont environ 7 % seulement relèvent du Comité d'État pour l'automation et pour la construction mécanique. Le Comité peut-il, dans ces conditions, assurer le niveau technique nécessaire de la construction mécanique, introduire rapidement ce qu'il y a de nouveau, de progressiste, à la place de ce qui a vieilli et a fait son temps ?
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La dispersion des organismes de recherche et d'étude aboutit à ce qu'ils font inévitablement double emploi pour la création de machines et pour l'élaboration de procédés technologiques, chaque organisation multipliant ses propres constructions et sa propre technologie, inventant pour ainsi dire elle-même la bicyclette. Il est naturel qu'il ne puisse être question ici ni de standardisation de l'équipement ni d'unification des pièces. Or c'est là la base de la spécialisation de la production.
Voyez ce qui se passe pour la production des tracteurs. On compte 30 bureaux d'études spécialisés dans les tracteurs, les moteurs à tracteurs et les assemblages de machines ; ces bureaux occupent quelque 3.000 constructeurs. Ils sont situés dans six républiques fédérées et relèvent de 18 sovnarkhoses. Les tracteurs à chenilles fabriqués par les usines de Kharkov et de Volgograd sont pareils quant aux paramètres de base et à la destination, mais ne se ressemblent absolument pas quant aux pièces. L'un et l'autre tracteurs sont dotés d'un moteur de la même construction, mais chaque usine a construit ses propres cages de moteur. Les tracteurs diffèrent par les systèmes de chenilles, les capots et même les cabines.
Les choses ne se présentent pas mieux dans l'industrie automobile où il y a une quarantaine de bureaux d'études dans 24 sovnarkhozes. Ici encore le manque de coordination des forces engendre les mêmes vices que dans la construction des tracteurs.
Le pays subit de grandes pertes par manque de centralisation et de concentration des forces dans l'étude des turbines et des générateurs. Les bureaux d'études des usines « Electrosila », « Electrotiajmach », de celle des turbo-générateurs de Novosibirsk, créent chacun « sa » machine, ce qui produit une diversité inutile aussi bien de machines que de pièces et complique la construction, l'équipement et l'exploitation des centrales électriques.
Les forces occupées à créer des appareils de radio et des téléviseurs sont dispersées dans 17 organismes d'études du pays. La production de téléviseurs est organisée dans 19 usines, celle d'appareils de radio dans 32. Les usines situées dans différentes villes sortent des téléviseurs et appareils de radio d'une même classe mais de construction et de gabarits différents. En 1962, il y avait en production 12 types de téléviseurs et 47 appareils de radio et de pick-up. Au fond, beaucoup d'appareils de radio et de téléviseurs ne se distinguent les uns des autres que par la couleur, le gabarit ; l'un est un peu mieux, l'autre un peu plus mal, mais ils les appellent tous, l'un Bielorouss, l'autre Kiev. Voilà toute la différence. (*Animation dans la salle.*)*...*
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Combien de travailleurs scientifiques, de collaborateurs des bureaux d'études sont occupés à construire des machines agricoles semblables, combien de gens s'occupent parallèlement à élaborer des projets d'outillage pour différentes branches de l'industrie ! Des dizaines et des centaines d'établissements d'études travaillant parallèlement cherchent à tout commencer, pour ainsi dire, depuis le commencement. Si l'on coordonnait raisonnablement ces forces pour que chaque bureau d'études, chaque institut de la recherche ait une orientation précise dans son travail pour satisfaire les besoins d'une branche déterminée de l'économie nationale, nous arriverions plus vite à doter notre économie nationale d'un outillage moderne. Nous économiserions beaucoup de moyens et de temps, nous appliquerions plus vite dans la production les derniers progrès de la science et de la technique.
\*\*\*
On sait que l'économie capitaliste se développe autrement que la nôtre. Mais même déchirée par la concurrence, l'industrie des pays capitalistes met largement à profit la spécialisation et la centralisation des organismes d'études et de recherches scientifiques.
Sous le capitalisme, l'application de la nouvelle technique dans la production est stimulée par la concurrence. Pour ne pas faire faillite, les firmes capitalistes renouvellent systématiquement l'équipement de leurs entreprises. Certaines maisons, par exemple, ne laissent pas le parc des machines-outils de leurs entreprises travailler plus de dix ans, car cet outillage s'use et vieillit moralement ([^36]). Or les capitalistes savent qu'avec un outillage vieilli on ne peut pas soutenir la concurrence des maisons qui disposent d'un outillage plus parfait.
Si les capitalistes agissent ainsi, notre système socialiste planifié peut mieux tirer parti de ses avantages pour accélérer le progrès technique, augmenter la production et en améliorer la qualité. ([^37])
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Ingénieurs, constructeurs, techniciens, ouvriers de chaque entreprise veulent que leur énergie et leurs recherches créatrices soient dirigées vers le mieux, qu'elles apportent le succès à la cause commune. Pourtant, les efforts de beaucoup de gens et de collectifs se morcellent, se heurtent, et cela en diminue fortement l'effet national. Est-ce admissible, camarades, dans les conditions de la production socialiste ? N'est-ce pas la preuve que nous ne savons pas utiliser jusqu'au bout tous les avantages du système socialiste, notamment dans le domaine du progrès scientifico-technique ?
La centralisation des forces constructives apporte aux capitalistes d'énormes profits. Par exemple, dans l'industrie automobile des États-Unis, ces forces et 90 % de toute la production sont concentrés dans trois grandes compagnies : General Motors, Ford, Chrysler. Et cela produit un grand effet économique.
Pourquoi donc ne profiterions-nous pas de ce qui est rationnel, économiquement avantageux chez les capitalistes ? ([^38]) Dans les conditions de l'économie planifiée, tout cela est en effet beaucoup plus facile à réaliser que dans les conditions de la concurrence capitaliste. Il fut un temps -- je veux parler de la période du culte de la personnalité -- où l'on propageait à outrance l'idée que tout chez nous est idéal sans aucune réserve et que tout ce qui est étranger est tout aussi absolument mauvais. Mais les temps du culte sont passés. Il faut que nous nous souvenions de l'indication de V.I. Lénine : savoir, s'il le faut, apprendre chez les capitalistes, leur prendre ce qu'ils ont d'intelligent et d'avantageux.
Il arrive aussi que de bons modèles de machines, arrivant dans certains de nos bureaux d'études, soient modifiés au point de devenir mauvais. J'en donnerai un exemple.
On avait acheté au Japon et installé au combinat cotonnier de Gloukhovsk un lot de métiers à filer avec des dispositifs d'une haute capacité, jusqu'à 700 fois, c'est-à-dire 18 fois plus que nos machines nationales de série. La principale pièce de la machine japonaise est l'étireuse, à la construction de laquelle les Japonais avaient travaillé pendant dix ans. L'emploi des machines japonaises au combinat de Gloukhovsk a raccourci le processus technologique. Nos bureaux d'études créent des modèles de métiers à filer avec des étireuses de leur construction qui ont une capacité de pas plus de 140-200 fois et qui produisent un filé de qualité inférieure. Mais même ces machines expérimentales en sont toujours au stade de la mise au point et de l'essai, l'industrie continue à fabriquer des métiers à filer d'une capacité d'étirage jusqu'à 40 fois. Comme vous voyez, en productivité ces machines le cèdent considérablement aux japonaises...
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Je me suis intéressé à la façon dont la foreuse électrique est introduite dans d'autres régions pétrolifères du pays et on m'a dit qu'on s'en sert peu dans la production, bien que depuis le moment de sa création il se soit passé plus de vingt ans. Pourquoi un outil si important pour l'économie nationale n'est-il pas plus répandu ? Les spécialistes du forage attirent l'attention sur certaines imperfections de la foreuse électrique, qui font qu'elle n'est pas toujours sûre quand il s'agit de travailler dans des conditions géologiques complexes.
Sept instituts de la recherche scientifique et 30 bureaux d'études s'occupent depuis quelques années à mettre au point la construction de la foreuse électrique. Pourtant, pratiquement, personne n'est responsable, l'un rejette tout sur l'autre et il n'y a personne à qui en demander compte...
On peut citer des exemples de la haute efficacité d'une production spécialisée dans n'importe quelle branche de l'économie. En Italie, une seule maison approvisionne tout le pays en meubles et équipement de bureau standard. Si quelqu'un a besoin d'en acheter, il se met en rapport avec cette maison et elle fournit au client tout ce dont il a besoin.
Et chez nous ? Chaque fabricant de meubles a son projet, ses meubles. Voilà une belle occasion en vérité pour les bureaucrates : chacun peut avoir son style de cabinet ! Les meubles sont fabriqués par près de 4.000 entreprises, pour la plupart petites, et par des ateliers de type semi-artisanal. Ces entreprises ne sont pas spécialisées, certaines fabriquent plus de 20 types de meubles. Un tel manque d'organisation fait qu'on fabrique beaucoup de meubles inconfortables, chers, laids et fragiles. Les seuls sovnarkhozes de la Fédération russe produisent 156.000 types d'armoires-penderies, et même des lits se font en 217 types ! (*Animation dans la salle*.)
Vous voyez que chacun fait ce qui lui passe par la tête. Chaque fabrique projette du nouveau et souvent ce n'est pas parce que l'ancien est mauvais, mais parce que le constructeur veut être immortalisé par une chaise ou une armoire, « moche » peut-être, mais « à lui » !
Et que fait-on dans la construction mécanique, quant à la spécialisation ? Cette année, les entreprises produisent plus de 125.000 dénominations de machines, appareils et articles pour différentes branches de l'économie nationale. Le comité d'État pour l'automation et la construction mécanique a fait un travail pour établir le caractère des machines produites, ce qui a permis de constater qu'on fabrique dans le pays une énorme quantité de machines, d'appareils et d'équipement aux caractéristiques techniques semblables et destinés à l'exécution des mêmes processus technologiques, mais de construction, et de dimensions différentes...
\*\*\*
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La pratique des nombreuses modifications et rectifications aux plans atteste qu'il y a des cas où ces plans sont insuffisamment fondés et pesés. La responsabilité en incombe entièrement aux organes de planification. Une telle pratique abaisse l'importance du plan comme loi pour l'entreprise, engendre une attitude dédaigneuse à l'égard des calculs et motivations technico-économiques du plan, affaiblit la discipline d'État.
Les plans de production et de grands travaux sont souvent mal reliés aux plans d'approvisionnement matériel et technique. Dans nombre de cas, pour joindre les deux bouts, les entreprises modifient artificiellement les normes d'utilisation de matières premières et de matériaux, elles incluent dans les ressources, disons du premier trimestre, les matériaux et l'équipement qui ne doivent entrer en service qu'au troisième on au quatrième trimestre. La pratique est largement répandue d'établir les plans sur la base de données statistiques moyennes, ce qui ne permet pas de prévoir les possibilités réelles de telle ou telle entreprise.
Comment ces sérieux défauts dans le travail des organes de planification s'expliquent-ils ?
Apparemment par le fait que beaucoup de travailleurs des organes de planification ont des contacts insuffisants sur place, ne connaissent pas l'état de choses dans les branches de l'économie nationale. Il est indispensable de réorganiser radicalement le travail des organes de planification, de les renforcer par des cadres qualifiés, des spécialistes économiquement instruits, capables de voir et de soutenir le nouveau, possédant l'expérience nécessaire du travail dans l'industrie et la construction...
Le plus effrayant, c'est quand des « gens expérimentés », comme on dit, surtout s'ils travaillent dans les organes de planification, deviennent au fond des bureaucrates. L'ancien, l'habitude, ont tracé dans leur pensée de si profonds sillons qu'ils ne peuvent plus s'en arracher. Un tel travailleur ne veut se donner de peine pour rien. Son emploi est assuré, son salaire aussi, alors il établit les plans à peu près selon ce principe : d'année en année, il augmente de quelques pour cent les tâches d'une branche et il est tranquille. Si la branche de la production qu'il représente promet de se développer ou que la vie, la science aient apporté de nouvelles découvertes, que des matières aient apparu qui, par leur qualité, par les indices économiques, sont plus avantageuse que les anciennes, il ne s'en soucie pas.
Le système socialiste a d'énormes avantages sur le système capitaliste. Dans les conditions de notre régime, aussi bien dans le domaine de la production que dans celui des rapports sociaux, un champ illimité s'ouvre pour la croissance des forces productives, pour le développement de l'initiative.
Le capitalisme développe sa production selon les lois cruelles de la concurrence, et le capitaliste fera faillite, sera éliminé si, dans cette lutte de la concurrence, il n'est pas le premier à introduire du nouveau, à remplacer par exemple le métal non ferreux par des matières synthétiques, à considérer ce qui est moins cher et plus rentable.
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Pour parler en termes imagés, s'il s'en tient au bronze et au plomb, il coulera aussi bien littéralement qu'au figuré, tandis que son concurrent surnagera s'il profite des matières synthétiques légères modernes. Le bronze, le plomb et les produits synthétiques sont, en l'occurrence, des exemples particuliers. Il s'agit, vous le comprenez d'un ensemble de questions plus vaste...
Il faut ouvrir la voie aux pousses nouvelles et saines pour qu'elles percent plus vite dans notre champ communiste, qu'elles croissent et se fortifient. Ces tâches, toute notre activité doit y être consacrée. Il faut actionner tous nos leviers ; et parmi eux les plus importants comme l'intérêt matériel et moral de chacun à développer l'économie socialiste soviétique, le contrôle du Parti et de l'État avec la participation des larges masses, la critique et l'autocritique.
A ce propos il faut examiner sérieusement quels cadres sont recrutés pour nos organes de planification les plus importants. Souvent des gens vont y travailler directement en quittant les bancs des universités et instituts. Beaucoup d'entre eux n'ont pas d'expérience de la production, ne savent pas ce qui est à la base de la gestion, de l'organisation du travail, du système de comptabilité. Ces gens n'ont jamais entendu le bruit d'un moteur et déjà ils profèrent des « vérités » économiques et tentent de planifier la production dans un pays aussi immense que l'Union soviétique. Pourquoi cela ? Ce qui apparemment joue dans nombre de cas, ce sont des forces comme la copinerie et le piston, quand, comme dit la fable, la nomination se fait grâce aux soins de la commère renarde qui « dit un mot à la lionne ».
Il faut absolument faire en sorte que tous les camarades qui terminent leurs études dans un établissement d'enseignement supérieur passent obligatoirement par l'école de la production et de la vie.
\*\*\*
Il faut aussi faire un sérieux travail pour améliorer la méthode même de planification. Beaucoup d'indices du plan qu'on applique aujourd'hui ne permettent pas d'apprécier pleinement le travail des entreprises, ne les poussent pas à utiliser plus efficacement les investissements et les fonds de base, à fabriquer l'assortiment voulu de produits, à en abaisser les prix de revient, à accroître la productivité du travail et à améliorer la qualité de la production. Le principal indice du plan -- la production brute -- ne reflète pas pleinement la situation réelle de l'économie et fait qu'il devient désavantageux pour les entreprises de produire les articles bon marché et les plus compliqués, de réaliser le plan pour toute la nomenclature...
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On voit donc que les seuls indices quantitatifs, sans qu'on tienne compte de l'assortiment des articles, ne donnent pas une idée correcte du travail des entreprises. Il arrive souvent qu'une usine qui a réalisé le plan en tonnage par le dépassement des tâches qui demandent moins de travail mais pèsent plus lourd, touche une prime, tandis qu'on prive une autre dont, les produits demandent plus de travail mais pèsent moins lourd et qui a manqué de peu de réaliser le plan en tonnage.
Il faut apparemment faire des expériences dans des usines de différentes branches de l'industrie pour élaborer des indices de vérification de la production et d'évaluation de l'activité productive, qui caractérisent le plus exactement le travail des entreprises...
Il est absolument inadmissible que dans beaucoup d'entreprises et dans certains sovnarkhozes et même, l'année dernière, dans certaines Républiques, les taux de croissance de la productivité du travail retardent sur les taux de croissance du salaire moyen. Il n'est certainement pas nécessaire de démontrer que la rupture du rapport correct entre la croissance de la productivité du travail et des salaires peut mener à de graves disproportions dans l'économie nationale...
Pour améliorer la direction de l'économie nationale, on ne peut pas se contenter de réorganiser les seuls organes économiques. La nécessité a mûri de réformer l'organisation de la direction de l'économie nationale en partant des organes centraux et locaux du Parti...
Dans les conditions actuelles, le Pays étant entré dans la période d'édification générale du communisme, son économie nationale ayant crû d'une façon gigantesque, le rôle du Parti dans toute la vie du pays s'est immensément accru, surtout dans l'édification économique. En un certain sens, les anciennes formes d'organisation deviennent aujourd'hui un frein pour la direction de la production par le Parti.
On pourrait demander : les organes du Parti ne dirigent-ils donc pas aujourd'hui l'économie nationale, et les dirigeants du Parti sont-ils moins expérimentés ? Non, camarades, il ne s'agit pas du tout de cela. Nos cadres sont beaucoup plus expérimentés et peuvent bien entendu diriger avec succès tous les aspects de l'édification économique. Mais l'échelle, le volume de l'économie nationale du pays ont tellement grandi que les anciennes formes de direction de l'économie par les organes du Parti ne peuvent plus embrasser les problèmes de la plus haute importance qui surgissent chaque jour dans le développement de l'économie. La vieille structure paralyse pour ainsi dire nos actes, nous lie les mains, ne permet pas de donner libre cours à l'initiative des organisations du Parti dans la direction de toutes les branches de la production.
Les rythmes de notre mouvement en avant dépendent maintenant en premier lieu de notre capacité d'organiser l'application de la ligne politique du Parti. C'est pourquoi, il est indispensable de prendre les mesures cardinales propres à assurer une direction plus concrète et méthodique de toutes les branches de la production par les organes du Parti.
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Comment se présente la direction de l'économie nationale par le Parti ?
Organisés d'après le principe territorial, les organes du parti sont appelés à s'occuper au même titre de l'industrie et de l'agriculture. Mais dans la pratique il se trouve souvent que les comités régionaux et territoriaux du Parti et les C.C. des partis communistes des républiques fédérées sont obligés de disperser leurs forces, de se charger tantôt d'une chose, tantôt d'une autre. Tout cela donne à l'action du Parti un caractère saccadé : tantôt les organes du Parti concentrent leurs efforts sur l'agriculture et dans une certaine mesure relâchent l'attention quant à l'industrie et aux autres questions de l'édification communiste, tantôt ils passent entièrement à l'industrie et négligent la direction de l'agriculture.
C'est en invoquant ces dernières considérations que le P.C.U.S. a été divisé en deux branches, la branche urbaine et industrielle, la branche agricole, fait sans précédent et non prévu par « la science marxiste-léniniste ».
Sur ces questions en se reportera à l'éditorial de notre numéro 70 : « Le communisme incohérent ».
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#### Le discours de Pie XII sur l'opinion publique
Le discours de Pie XII sur l'opinion publique (18 février 1950) est célèbre et inconnu.
Célèbre, parce qu'on le cite tout le temps, avec la référence exacte.
Inconnu, parce que l'on cite toujours les deux ou trois mêmes phrases, et elles seulement, isolées de leur contexte, selon la méthode que certains condamnent chez les autres mais pratiquent pour leur part plus abondamment que qui que ce soit.
\*\*\*
Les deux ou trois phrases toujours citées sont celles qui affirment l'existence légitime et nécessaire d'une opinion publique dans la société civile et dans l'Église.
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Elles sont ordinairement citées au profit, précisément, d'une sorte d'opinion publique de masse, prépotente, conformiste et fabriquée, dont Pie XII fait le procès dans le même discours et qu'il nomme « la prétendue opinion publique ».
C'est pourquoi il nous a paru opportun de donner à nos lecteurs le texte intégral de ce discours de Pie XII (prononcé en français).
\*\*\*
Les intertitres sont de notre rédaction ; de même les soulignés (en italiques). Nous soulignons non point toujours forcément ce qui nous paraît en soi le plus important, mais ce qui nous semble actuellement le plus méconnu. On y verra entre autres que l'opinion telle qu'elle existe et la presse telle qu'elle fonctionne n'étaient certes point approuvées par Pie XII.
L'importance de la presse catholique que vous représentez, très chers fils, en ce Congrès international, et la gravité des problèmes qui se proposent à votre étude, Nous ont amené à déroger, pour vous recevoir, à la règle que Nous avons dû, à Notre regret, Nous imposer de limiter, de suspendre même le plus souvent, Nos discours et Nos allocutions au cours de l'Année Sainte. Mais, cette fois, Nous ne pouvions manquer d'apporter l'appoint de Notre parole au grand objet de votre réunion. Il est vaste autant que suggestif : la presse catholique au service de la vérité, de la justice et de la paix.
C'est en considération d'un des aspects capitaux de ce service que Nous jugeons opportun de livrer à vos méditations quelques *principes fondamentaux* concernant le rôle de la presse catholique vis-à-vis de l'opinion publique. Le fait est qu'elle se trouve au premier plan de ceux qui contribuent à sa formation et à sa diffusion.
Définition\
de l'opinion publique
L'opinion publique est, en effet, l'apanage de toute société normale composée d'hommes qui, conscients de leur conduite personnelle et sociale, sont intimement engagés dans la communauté dont ils sont les membres. Elle est partout, en fin de compte, l'écho naturel, la résonance commune, plus ou moins spontanée, des événements et de la situation actuelle dans leurs esprits et dans leurs jugements.
Là où n'apparaîtrait aucune manifestation de l'opinion publique, là surtout où il en faudrait constater la réelle inexistence, par quelque raison que s'explique son mutisme ou son absence, on devrait y voir un vice, une infirmité, une maladie de la vie sociale.
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Laissons à part, évidemment, les cas où l'opinion publique se tait dans un monde d'où même la juste liberté est bannie et où, seule, l'opinion des partis au pouvoir, l'opinion des chefs ou des dictateurs est admise à faire entendre sa voix. Étouffer celle des citoyens, la réduire au silence forcé, est aux yeux de tout chrétien un attentat au droit naturel de l'homme, une violation de l'ordre du monde tel que Dieu l'a établi.
Qui ne devine les angoisses, le désarroi moral où un tel état de choses jette la conscience des hommes de la presse ? En vérité, Nous avions espéré que de trop dures expériences du passé auraient du moins servi de leçon pour libérer définitivement la société d'une si scandaleuse tyrannie et mettre fin à un outrage si humiliant pour les journalistes et pour leurs lecteurs. Oui, non moins vivement que vous, Nous l'avions espéré et Notre déception n'est pas moins amère que la vôtre.
Situation lamentable ! Tout aussi déplorable, et peut-être plus funeste encore par ses conséquences, est celle des peuples où l'opinion publique reste muette, non parce qu'elle est bâillonnée par une force extérieure, mais parce que font défaut ses présupposés intérieurs, qui doivent se trouver dans les hommes vivant en communauté.
Nous reconnaissons dans l'opinion publique un écho naturel, une résonance commune, plus ou moins spontanée, des faits et des circonstances dans l'esprit et les jugements des personnes qui se sentent responsables et étroitement liées au sort de leur communauté.
Ce que l'on appelle aujourd'hui\
« opinion publique »...
Nos paroles indiquent presque autant de raisons pour lesquelles l'opinion publique se forme et s'exprime si difficilement.
Ce que l'on appelle aujourd'hui opinion publique *n'en a souvent que le nom*, un nom vide de sens, quelque chose comme *une rumeur,* une impression *factice et superficielle ;* rien d'un écho spontanément éveillé dans la conscience de la société et émanant d'elle.
La crise\
de l'homme moderne
Mais ces hommes profondément pénétrés du sens de leur responsabilité et de leur étroite solidarité avec le milieu dans lequel ils vivent, où les chercher ? Plus de traditions, plus de foyer stable, plus de sécurité de l'existence, plus rien de ce qui eût pu enrayer l'œuvre de désagrégation et, trop souvent, de destruction.
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Ajoutez *l'abus de la force des organisations gigantesques de masse* qui, saisissant l'homme dans leur engrenage compliqué, étouffent sans peine toute spontanéité de l'opinion publique et la réduisent à *un conformisme aveugle et docile des pensées et des jugements.*
N'y aurait-il donc plus, dans ces nations infortunées, des hommes dignes de ce nom ? des hommes marqués du sceau d'une vraie personnalité, capable de rendre possible la vie intérieure de la société ? des hommes qui, *à la lumière des principes centraux de la vie*, à la lumière de leurs fortes convictions, sachent contempler Dieu, le monde et tous les événements, grands et petits, qui s'y succèdent ? De tels hommes, semble-t-il, grâce à la rectitude de leurs jugements et de leurs sentiments, devraient pouvoir édifier, pierre par pierre, la paroi solide sur laquelle la voix de ces événements, venant frapper, se réfléchirait en un écho spontané. Sans doute, il y a encore de ces hommes, trop peu nombreux, hélas ! et *chaque jour de plus en plus rares,* au fur et à mesure que viennent se substituer à eux des sujets sceptiques, blasés, insouciants, sans consistance ni caractère, *aisément manœuvrés* par quelques maîtres du jeu !
L'homme moderne affecte volontiers des attitudes indépendantes et désinvoltes. Elles ne sont, le plus souvent, qu'une façade derrière laquelle s'abritent de pauvres êtres vides, flasques, *sans* force *d'esprit pour démasquer le mensonge, sans force d'âme pour résister à la violence de ceux qui sont habiles à mettre en mouvement tous les ressorts de la technique moderne,* tout l'art raffiné de la persuasion, pour les *dépouiller de leur liberté de pensée* et les rendre pareils aux frêles « roseaux agités par le vent » (Mt., XI, 7).
Quel tableau précis du journalisme contemporain, de ses mœurs, de ses hommes ! *Tous* les mots portent...
Oserait-on dire avec assurance que la majorité des hommes est apte à juger, à apprécier les faits et les courants à leur vrai poids, en sorte que l'opinion soit guidée par la raison ? C'est pourtant là une condition « sine qua non » de sa valeur et de sa santé. Ne voit-on pas, au lieu de cela, cette manière -- la seule légitime -- de juger les hommes et choses selon des règles claires et de justes principes, répudiée comme une entrave à la spontanéité, et, en revanche, l'impulsion et la réaction sensitives de l'instinct et de la passion mises en honneur comme les seules « valeurs de vie » ?
Ici, la critique formulée par Pie XII se fait tellement précise qu'elle prend valeur d'une allusion, d'une mise en cause directe : on reconnaît aisément la formule qu'il vient de citer entre guillemets...
155:71
Sous l'action de ce préjugé, ce qui subsiste de la raison humaine et de sa force de pénétration dans le profond dédale de la réalité est peu de chose. Les hommes de sens ne comptent plus ; restent ceux dont le visuel ne s'étend pas au-delà de leur étroite spécialité, ni au-dessus de la puissance purement, technique. *Ce n'est guère de ces hommes-là qu'on peut ordinairement attendre l'éducation de l'opinion publique ni la fermeté vis-à-vis de la propagande astucieuse qui s'arroge le privilège de la façonner à son gré.* Sur ce terrain, les hommes d'esprit chrétien simple, droit, mais clair, quoique la plupart du temps sans beaucoup d'études, leur sont de loin supérieurs.
Les hommes à qui devrait échoir le rôle d'éclairer et de guider l'opinion publique se voient donc souvent, les uns par leur mauvaise volonté ou par leur insuffisance, les autres par impossibilité ou par contrainte, en mauvaise posture pour s'en acquitter librement et heureusement. Cette situation défavorable affecte particulièrement la presse catholique dans son action au service de l'opinion publique. Car toutes les défaillances, les incapacités dont Nous venons de parler, tiennent à la violation de l'organisation naturelle de la société humaine telle que Dieu l'a voulue, à la mutilation de l'homme qui, formé à l'image de son Créateur, et doué par Lui d'intelligence, était mis au monde pour en être le seigneur tout imbu de la vérité, docile aux préceptes de la loi morale, du droit naturel et de la doctrine surnaturelle contenue dans la révélation du Christ.
Le mal le plus redoutable\
pour le publiciste catholique :\
la pusillanimité.
Dans une telle situation, le mal le plus redoutable pour le publiciste catholique serait la pusillanimité et l'abattement. Voyez l'Église : depuis bientôt deux millénaires, à travers toutes les difficultés, les contradictions, les incompréhensions, les persécutions ouvertes ou sournoises, jamais elle ne s'est découragée, jamais elle ne s'est laissée déprimer. Prenez modèle sur elle. Voyez, dans les lamentables déficits que Nous venons de signaler, le double tableau de ce que ne doit pas être et de ce que doit être la presse catholique.
Dans toute manière d'être et d'agir, elle doit opposer un obstacle infranchissable au recul progressif, à la disparition des conditions fondamentales d'une saine opinion publique, et consolider, renforcer encore ce qu'il en reste. Qu'elle renonce de bon cœur aux vains avantages d'un intérêt vulgaire ou d'une popularité de mauvais aloi ; qu'elle sache se maintenir avec une énergique et fière dignité, inaccessible à toutes les tentatives directes ou indirectes de corruption. Qu'elle ait le courage -- fût-ce au prix de sacrifices pécuniaires -- de proscrire impitoyablement de ses colonnes toute annonce, toute publicité outrageante à la foi ou l'honnêteté.
156:71
Ce faisant elle gagnera en valeur intrinsèque, elle *finira par conquérir l'estime,* puis la confiance ; elle *justifiera* la consigne souvent répétée : « A chaque foyer catholique, le journal catholique ».
L'opinion publique\
a besoin d'être éduquée
Mais en mettant tout au mieux quant aux conditions extérieures et intérieures dans lesquelles elle se développe et se propose, l'opinion publique n'est pourtant pas infaillible, ni toujours absolument spontanée. La complexité ou la nouveauté des événements et des situations peuvent exercer une influence marquée sur la formation, sans compter qu'elle *ne se libère pas facilement* soit des jugements préconçus, soit *du courant dominant des idées*, alors même que la réaction serait objectivement justifiée, alors même qu'elle s'imposerait. Et c'est ici que la presse a un rôle éminent à jouer dans l'éducation de l'opinion, non pour la dicter, ou la régenter, mais pour la servir utilement.
Une culture générale\
surtout philosophique et théologique,\
et du caractère
Cette tâche délicate suppose, chez les membres de la presse catholique, *une culture générale surtout philosophique et théologique,* les dons du style, le tact psychologique. Mais *ce qui leur est indispensable au premier chef, c'est le caractère.* Le caractère, c'est-à-dire tout simplement l'amour profond et l'inaltérable respect de l'ordre divin, qui embrasse et anime tous les domaines de la vie ; amour et respect que le journaliste catholique ne doit pas se contenter de sentir et de nourrir dans le secret de son propre cœur, mais qu'il doit cultiver dans ceux de ses lecteurs. En certains cas, la flamme ainsi jaillissante suffira à rallumer ou à raviver en eux l'étincelle presque morte de convictions et de sentiments endormis au fond de leur conscience. En d'autres cas, sa largeur de vue et de jugement pourra ouvrir les yeux trop timidement fixés sur les préjugés traditionnels. Dans les uns comme dans les autres, il se gardera toujours de « faire » l'opinion ; mieux que cela : il ambitionnera de la servir.
157:71
Barrage contre le totalitarisme
Nous croyons que cette conception catholique de l'opinion publique, de son fonctionnement et des services que lui rend la presse, est tout à fait juste, qu'elle est nécessaire à frayer aux hommes, suivant votre idéal, le chemin de la vérité, de la justice, de la paix.
Ainsi, par son attitude vis-à-vis de l'opinion publique, l'Église se pose comme un barrage vis-à-vis du totalitarisme, lequel, par sa nature même, est nécessairement ennemi de la vraie, libre opinion des citoyens. De fait c'est par sa nature même qu'il renie cet ordre divin et la relative autonomie que celui-ci reconnaît à tous les domaines de la vie, en tant qu'ils tiennent tous de Dieu leur origine.
Indispensable :\
la reconnaissance\
du droit naturel.
Cette opposition s'est de nouveau affirmée à l'occasion de deux discours où Nous Nous sommes récemment appliqué à mettre en lumière la position du juge en face de la loi ([^39]). Nous parlions alors des *normes objectives du droit,* du *droit divin naturel* qui garantit à la vie juridique des hommes l'autonomie requise par une vivante et sûre adaptation aux conditions de chaque temps. Que les totalitaires ne Nous aient pas compris, eux pour qui la loi et le droit ne sont que des instruments aux mains des cercles dominants, Nous Nous y attendions bien. Mais constater les mêmes malentendus de la part de certains milieux qui, longtemps, s'étaient posés en champions de la conception libérale de la vie, qui avaient condamné des hommes pour le seul grief de leurs attaches avec des lois et des préceptes contraires à la morale, voilà qui est bien de nature à Nous surprendre ! Car enfin, que le juge dans le prononcé de sa sentence se sente lié par la loi positive et tenu à l'interpréter fidèlement, il n'y a rien là d'incompatible avec la *reconnaissance du droit naturel ;* bien plus, c'est une de ses exigences. Mais ce qu'on ne saurait légitimement accorder, c'est que ce lien soit noué exclusivement par l'acte législateur humain de qui émane la loi. Ce serait reconnaître à la législation positive une pseudo-majesté qui ne différerait en rien de celle que le racisme ou le nationalisme attribuait à la production juridique totalitaire, mettant sous ses pieds les droits naturels des personnes physiques et morales.
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Ici encore, la presse catholique a sa place marquée pour exprimer en formules claires la pensée du peuple, confus, hésitant, embarrassé devant le mécanisme moderne de la législation positive, mécanisme dangereux dès lors qu'on cesse de voir en cette dernière une dérivation du droit divin.
Attention\
à « la prétendue opinion publique »\
imposée par le mensonge
Cette conception catholique de l'opinion publique et du service que rend la presse est aussi une solide garantie de paix, Elle prend fait et cause pour la juste liberté de penser et pour le droit des hommes à leur jugement propre, mais elle les regarde à la lumière de la loi divine. Ce qui revient à dire que quiconque veut se mettre loyalement au service de l'opinion publique, que ce soit l'autorité sociale ou la presse elle-même, doit s'interdire absolument tout mensonge et toute excitation. N'est-il pas évident qu'une telle disposition d'esprit et de volonté réagit efficacement contre le climat de guerre ? Dès lors, au contraire, que la prétendue opinion publique est dictée, imposée, de gré ou de force, que les mensonges, les préjugés partiaux, les artifices de style, les effets de voix et de gestes, l'exploitation du sentiment viennent rendre illusoire le juste droit des hommes à leurs propres convictions, alors se crée une atmosphère lourde, malsaine, factice qui, au cours des événements, à l'improviste, aussi fatalement que les odieux procédés chimiques aujourd'hui trop connus, suffoque ou stupéfie ces mêmes hommes et les contraint à livrer leurs biens et leur sang pour la défense et le triomphe d'une cause fausse et injuste. En vérité, là où l'opinion publique cesse de fonctionner librement, c'est la paix qui est en péril.
Dans l'Église
Finalement, Nous voudrions encore ajouter un mot relatif à l'opinion publique au sein même de l'Église (naturellement, dans les matières laissées à la libre discussion). Il ne peut y avoir à s'en étonner que ceux qui ne connaissent pas l'Église ou qui la connaissent mal. Car enfin elle est un corps vivant et il manquerait quelque chose à sa vie, si l'opinion publique lui faisait défaut, défaut dont le blâme retomberait sur les Pasteurs et sur les fidèles.
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Mais ici encore la presse catholique peut fort utilement servir. A ce service toutefois, plus qu'à tout autre, le journaliste doit apporter ce caractère dont Nous avons parlé et qui est fait d'inaltérable respect et d'amour profond envers l'ordre divin, c'est-à-dire, dans le cas présent, envers l'Église telle qu'elle existe, non seulement dans les desseins éternels, mais telle qu'elle vit concrètement ici-bas dans l'espace et dans le temps, divine, oui, mais formée de membres et d'organes humains.
S'il possède ce caractère, le publiciste catholique saura *se garder tout autant d'un servilisme muet que d'une critique sans contrôle*. Il aidera, avec une ferme clarté, à la formation d'une opinion catholique dans l'Église, précisément lorsque, comme aujourd'hui, *cette opinion oscille* entre les deux pôles *également dangereux d'un spiritualisme illusoire et irréel, d'un réalisme défaitiste et matérialisant.* A distance de ces deux extrêmes, la presse catholique devra exercer, parmi les fidèles, son influence sur l'opinion publique dans l'Église. C'est seulement ainsi que l'on pourra *éluder toutes les idées fausses,* par excès ou par défaut, sur le rôle et sur les possibilités de l'Église dans le domaine temporel et, de nos jours surtout, dans la question sociale et le problème de la paix.
Nous ne terminerons pas sans tourner Notre pensée vers tant d'hommes véritablement grands, honneur et gloire du journalisme et de la presse catholique des temps modernes. Depuis plus d'un siècle, ils se dressent devant nous comme des modèles d'activité spirituelle ; mieux encore : de leurs rangs se sont levés aujourd'hui de vrais martyrs de la bonne cause, les confesseurs vaillants parmi les difficultés spirituelles et temporelles de l'existence. Bénie soit leur mémoire ! Que leur souvenir vous soit un réconfort et un encouragement dans l'accomplissement de votre rude mais important devoir.
Confiant que, à leur exemple, vous remplirez fidèlement et fructueusement le vôtre, Nous vous donnons de tout cœur, très chefs fils, Notre Bénédiction apostolique.
Les principaux enseignements de Pie XII et de Jean XXIII sur les problèmes de presse et d'opinion publique sont contenus dans les discours et allocutions prononcés aux dates suivantes :
- 8 juin 1944 ;
- 21 juillet 1945 ;
- 14 avril 1946 ;
- 17 avril 1946 ;
- 27 avril 1946 ;
- 11 juillet 1946 ;
- 23 octobre 1946 ;
- 18 janvier 1947 ;
- 21 avril 1948 ;
- 23 janvier 1950 ;
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- 26 octobre 1956 ;
- 17 mai 1951 ;
- 6 novembre 1958 ;
- 18 octobre 1959 ;
- 7 novembre 1959 ;
- 29 novembre 1959 ;
- 6 décembre 1959 ;
- 8 décembre 1959 ;
Le contenu de ces enseignements a été présenté synthétiquement, dans ses lignes principales, par l'éditorial de notre numéro 44 : « Ce que l'on attend de la presse », par Marcel Clément.
Sur la fausse opinion publique, on se reportera à l'étude de Louis Salleron : « L'opinion publique, tentation moderne du christianisme », parue dans notre numéro 68
Sur l'état de la presse catholique en France, voir entre autres : « Dialogue avec le P. Wenger sur le pluralisme de la presse catholique », paru dans notre numéro 45.
============== fin du numéro 71.
[^1]: -- (1). Extraits de l'article : « Le mensonge mondial de la limitation des naissances », par Michel Tissot, paru dans notre numéro 60.
[^2]: -- (1). D'après le même numéro de *l'Écho catholique international*, ce P. Jean de la Croix Kaelin est « membre » d'un « Centre universitaire catholique » non autrement désigné. -- Dans un bref préambule, la Direction de *l'Écho catholique international* déclare qu'elle *se fait un plaisir* de publier le texte de ce Père qui nous diffame. -- Cet *Écho catholique* international s'intitule aussi, tout à la fois, *International catholic echo,* et encore : *Eco boletin catolico internacional.* Il se prévaut, en une formule étrangement bilingue dont nous ignorons absolument l'éventuelle portée canonique, et même la signification exacte, d'être *authorized by Vicariat général catholique à Genève.*
[^3]: -- (2). Voir : « Parole et Mission », article paru dans notre numéro 64. Tiré à part de cet article, en vente à nos bureaux au prix de 1 F. franco.
[^4]: **\*** -- Voir plus haut pages 2 et 3*.* \[note de 2002\]
[^5]: -- (1). Voir *Itinéraires,* numéro 64, pages 108 à 124. Texte repris dans l'édition définitive de *La Cité catholique aujourd'hui,* pages 187 à 202
[^6]: -- (1). Nous parlons ici de cet *état de guerre* dans la mesure où il nous concerne, où il nous faut bien en prendre acte pour notre part, et définir notre attitude dans la situation qui nous est ainsi imposée. -- En tant que fait objectif existant à l'intérieur de l'Église, et concernant bien d'autres personnes que nous-mêmes, cet état de guerre inspire plusieurs réflexions, d'une portée plus générale, qui sont exprimées dans l'éditorial du présent numéro.
[^7]: -- (1). Voir notamment Luc Baresta, « Une fausse image de l'Église, le centre qui freine et la périphérie motrice », éditorial d'*Itinéraires*, numéro 6
[^8]: -- (1). Le texte officiel latin de ces directives est beaucoup plus « hardi » et précis que la traduction française habituellement reçue. Ces directives de Pie XI prolongent et complètent celles de Léon XIII auxquelles elles se réfèrent explicitement. C'est en effet Léon XIII qui a « si souvent répété » cette exhortation aux prêtres : « Allez aux ouvriers ». -- Nous avons publié dans *Itinéraires*, numéro 31, pages 84 à 90, une traduction de ces paragraphes. -- La seule traduction française intégrale du texte latin de *Divini Redemptoris est* celle publiée en 1961 par les Nouvelles Éditions Latines dans la collection : « Documents du Centre Français de Sociologie ».
[^9]: -- (1). Entre les numéros 11 (novembre 1962) et 12 (décembre) de la *Nouvelle Revue Internationale* de Prague existe une différence importante que les éditeurs ont volontairement voulu laisser inaperçue. En novembre, il était indiqué sur l'avant-dernière page de couverture que « *la revue est éditée en dix-huit autres langues* »*,* avec l'indication de toutes ces éditions, y compris l'adresse : la quatrième citée était l'édition chinoise : Guozi Shudian, Peking.
En décembre, il est indiqué au même endroit que « *la revue est éditée en plusieurs autres langues* » et sur la liste qui suit il n'y a plus d'édition chinoise. (Par contre les éditions nord-coréenne, vietnamienne et japonaise y figurent toujours.)
Ainsi, l'absence de collaboration chinoise à la revue de Prague et dont R. Guyot a parlé dans son « Information » au dernier Plenum du Comité central du P.C. français, cette absence a trouvé son aboutissement logique : la rupture du dernier lien qui existait encore entre les Chinois et l'organe officiel du mouvement communiste international.
Cette rupture s'est probablement effectuée en deux temps : tout d'abord, l'équipe soviétique de Prague a écarté les Chinois depuis deux ans, alors que les Chinois avaient continué d'éditer en leur langue la même revue (dont les derniers numéros devenaient de plus en plus agressifs contre les sectaires albanais et « autres » ; finalement, les Chinois ont tiré la seule conséquence logique de cet état de chose ils ont cessé de publier une revue où ils étaient traités de la sorte.
[^10]: -- (1). Voir *L'Avenir de l'Homme* (édit. du Seuil, Paris), p. 349.
[^11]: -- (1). *Genèse d'une Pensée* (Grasset édit., Paris), page 214.
[^12]: -- (2). *Genèse d'une Pensée*, page 148,
[^13]: -- (1). *Ibidem*, page 154.
[^14]: -- (2). Le but du *monitum* serait non pas de détourner les chrétiens du teilhardisme, car le sens du teilhardisme étant de concilier, science et théologie serait excellent et traditionnel. Le but du *monitum* serait au contraire de détourner les chrétiens d'une interprétation défavorable du teilhardisme, lequel en lui-même serait bon et salutaire. En poursuivant dans cette ligne, et *mutatis mutandis* on dirait que le but de la condamnation du communisme n'est pas de détourner les chrétiens de ce mensonge (qui en lui-même serait excellent et travaillerait à réaliser la justice dans la cité) ; le but de *Divini Redemptoris* serait de détourner les chrétiens d'une interprétation défavorable du communisme. Et voilà comment on tourne les décisions ou avertissements de la sainte Église en matière doctrinale.
[^15]: -- (1). *Lettres de voyage*, Grasset éditeur, Paris, page 280.
[^16]: -- (2). Voir plus bas.
[^17]: -- (1). Deux jésuites grands spirituels : Lallemant au XVII^e^ siècle, Grou au XVIII^e^. *La Doctrine spirituelle* du P. Lallemant et le *Manuel des âmes intérieures* du P. Grou sont des classiques de la vie intérieure. Voyez la bibliographie à la fin de la *Vie d'Oraison* de Maritain (Rouart éditeur, Paris).
[^18]: -- (1). Pascal, *Pensées*, n° 793.
[^19]: -- (1). Texte reproduit dans *Teilhard contre l'Évangile de Jésus-Christ, contre la science,* grosse brochure de l'Ermitage de Fatima, par Seignosse (Landes).
[^20]: -- (2). Voir notre *Première approche du teilhardisme*, *Itinéraires*, mars 1962, fin de l'article.
[^21]: -- (1). Nous avons souvent montré que les vertus théologales activent et transfigurent les vertus naturelles, dans l'ordre individuel aussi bien que dans la vie domestique et sociale. Voir par exemple *la Morale évangélique*, *Itinéraires* de juillet-août 1962.
[^22]: -- (1). *Art et scolastique*, nouv. édit. 1927 (Paris, librairie Rouart, 6, place St-Sulpice), pages 182 et 183. Reproduit dans *Frontières de la poésie* (même éditeur, 1935), pages 58 et 60.
[^23]: -- (1). Le Père Guérard des Lauriers, o.p. a montré magistralement que le teilhardisme est un monisme (Revue *Divinitas* n° 2 1959 ; article reproduit dans l'Ordre Français de septembre 1962 (12, rue Chabanais, Paris 2^e^). Dans son livre le P. de Lubac s.j. a grand tort de traiter avec dédain l'étude du P. Guérard des Lauriers. Du reste on sait que l'*Osservatore Romano* en commentant le *Monitum* du Saint Office a marqué son profond désaccord avec le livre, du P. de Lubac.
[^24]: -- (1). Cette erreur fait le fond du *Milieu Divin*. Monseigneur Journet l'a montré à plusieurs reprises, dernièrement encore dans sa réponse au P. de Lubac (*Nova et Vetera*, n° 3, 1962). Mgr Journet lui dit notamment : « Vous citez beaucoup de mots, c'est sans doute très subtil, où citez-vous une phrase ? Vous vous abstenez de citer les textes mêmes du P. Teilhard qui justifiaient (ma critique)... ne pensez-vous pas que le *magis amica veritas* dont vous vous réclamez aurait pu trouver ici à s'appliquer ? » *Nova et Vetera,* n° 3 de 1962, page 228.
[^25]: -- (1). *École chrétienne renouvelée* (Téqui édit. Paris). *École et Sainteté* (aux Édit. de l'École, 11, rue de Sèvres, Paris 6^e^).
[^26]: -- (1). *Science et Sagesse,* éclaircissements, V ; *Humanisme intégral*, le paragraphe : un style nouveau de sainteté, pages 128 et suiv. ; *De l'Œuvre d'Oraison*, annexe IV.
[^27]: -- (2). Comme le dit si bien le Dr Joublin dans *Pensée catholique,* 26 trimestre 1962.
[^28]: -- (1). Environ 60.000 F.
[^29]: -- (1). A cette époque Joinville n'était « l'homme », c'est-à-dire le vassal, que du comte de Champagne ; par la suite, pendant la croisade, il devint aussi l'homme de saint Louis, lorsque celui-ci lui conféra une rente à titre de fief.
[^30]: -- (1). L'Ordre de Citeaux.
[^31]: -- (1). La Babylone dont parle Joinville ici et plus loin, est celle d'Égypte : c'est-à-dire Le Caire.
[^32]: -- (2). Ville de Syrie située sur l'Oronte et dépendant de l'Égypte.
[^33]: -- (1). Je me suis davantage expliqué sur ce relâchement, sur ce laxisme dans *Les Routes d'exil* (Nouv*.* Édit. Latines) pages 86 à 91.
[^34]: -- (1). Téqui, éditeur, 82, rue Bonaparte, Paris 6^e^ ; 186 pages ; 8 F 75 (traduit de l'italien par Marie Clémy).
[^35]: -- (1). Organismes économiques régionaux créés par Krouchtchev en 1957 pour « décentraliser » et « débureaucratiser » la politique économique de l'U.R.S.S. La tentative représentée par les *sovnarkhozes* a échoué -- ceux-ci ont été dessaisis à la fin de 1962 d'une grande partie de leurs attributions et leur nombre a été considérablement réduit. Il semble que s'amorce une nouvelle phase de centralisation.
[^36]: -- (1). Dans la théorie marxiste, le terme « usure morale » s'entend pour une machine matériellement intacte et capable de fonctionner pendant un certain temps encore, mais techniquement dépassée par de nouvelles inventions.
[^37]: -- (2). Toute l'évolution soviétique depuis quarante ans prouve précisément que ce système « socialiste » et « planifié » fonctionne plus mal que le capitalisme, et les aveux réitérés des dirigeants soviétiques l'attestent. Le présent discours de Krouchtchev en est une preuve de plus.
[^38]: -- (3). C'est ce que Mikoïan avait déjà dit en octobre 1953. Le discours de K. prouve que Mikoïan avait prêché en vain.
[^39]: -- (1). Pie XII fait ici allusion à son discours aux juristes du 6 novembre 1949 et à son discours aux membres de la Rote du 13 novembre 1949.