# 72-04-63
3:72
JOSEPH HOURS est mort le 17 mars. A la messe du dimanche, son cœur s'est brisé entre les mains de Dieu, qui l'a pris en sa douce pitié. Notre ami Joseph Hours, qui avait tant espéré et tant souffert, nous ne le verrons plus en ce monde. Nous continuerons la route sans lui -- en gardant vivant le souvenir de cette âme droite, de son exemple, et de son amitié.
Le mois prochain, nous lirons ses deux derniers articles ; et nous dirons quelques mots de ce que sa collaboration nous apporta.
Chaque mois, à notre messe du dernier vendredi, nous ferons mémoire, avec Henri Pourrat, et avec tous nos morts connus ou inconnus, de Joseph Hours.
4:72
### Marcel Clément et l' "aggiornamento"
TOUTE LA DOCTRINE SOCIALE de l'Église, expliquée comme une vie, regardée comme une CROISSANCE, et inventoriée à travers l'Encyclique *Mater et Magistra :* c'est le nouvel ouvrage de Marcel Clément : LE TRAVAIL ([^1]).
De *Mater et Magistra*, il existe en France trois éditions commentées : celle de l'abbé Haubtmann, celle de la *Chronique sociale,* celle des Jésuites de l'Action populaire. Nos lecteurs les connaissent ([^2]). Voici maintenant une autre sorte de commentaire : une présentation synthétique et vivante de la doctrine sociale dans son mouvement même. L'Encyclique *Mater et Magistra* est un point d'aboutissement. Marcel Clément l'a prise comme point de vue sur le développement dynamique de la pastorale sociale du Saint-Siège depuis Léon XIII. Par ce point de vue dynamique, historique, en contact avec l'événement, LE TRAVAIL est un livre qui d'emblée se situe de plain-pied avec les aspirations, les détresses et les espérances du monde contemporain.
\*\*\*
La doctrine sociale de l'Église, dans sa croissance continue depuis Léon XIII, est un exemple et un modèle d'*aggiornamento*. Dans ses principes, elle n'est pas autre chose que la théologie morale. Elle est une traduction, dans le langage social contemporain, des principes moraux du bien commun et du salut. Elle est la morale naturelle et la morale surnaturelle appliquées à la vie collective de l'humanité d'aujourd'hui.
5:72
De l'immense entreprise d' « aggiornamento » à laquelle Jean XXIII convoque l'Église par le Concile, un exemple existe en effet, un modèle est fourni par la pastorale sociale des Papes depuis Léon XIII. Leurs enseignements sociaux sont à la fois une *traduction* (dans le langage courant) et une *application* (à la vie quotidienne) de la doctrine morale du christianisme énoncée en termes universels, intemporels, stables -- et savants -- par les docteurs scolastiques. La doctrine sociale, à condition d'être connue telle qu'elle est, dans son contenu exact et dans son dynamisme vivant, est un précédent et constitue -- comme un apprentissage pour l'*aggiornamento* général auquel l'Église est convoquée.
\*\*\*
Il est vrai que cet exemple est peu compris, que ce modèle est peu connu, que l'apprentissage possible n'a été qu'insuffisamment pratiqué.
Marcel Clément -- avec une expérience de quinze années d'enseignement social dans tous les milieux : expérience de professeur de grand séminaire et de professeur d'Université, d'animateur de cercles d'études et de sessions de militants, de conférencier itinérant et -- d'écrivain, formule ce diagnostic :
« Il serait vain de le dissimuler : l'enseignement de la doctrine sociale de l'Église n'a pas encore, au moment de la publication de *Mater et Magistra*, de structure définie. Dans les séminaires, la manière dont s'articule l'étude des Encycliques en regard du traité de la justice reste souvent incertaine. Dans les écoles catholiques où l'enseignement religieux traditionnel tient une place raisonnable, la doctrine sociale de l'Église n'a pas encore, sauf exception, conquis la place qui lui revient : elle n'est pas partie intégrante de nombre de manuels en usage. En ce qui concerne l'enseignement dispensé dans les paroisses, et en dépit d'efforts récents et pourtant remarquables de renouvellement, il demeure, sauf exception, assez éloigné des soucis nouveaux qu'apporte l'étude méthodique de la doctrine sociale de l'Église. Dans certains cas, il faut en dire autant des groupements d'apostolat laïcs : même lorsqu'ils ont des préoccupations sociales, ils ne sont peut-être pas toujours suffisamment informés de l'enseignement diffusé par les Encycliques. Enfin, la presse d'inspiration chrétienne elle même, en dépit de la publication des documents pontificaux, a sûrement un effort à faire pour traduire quotidiennement cet enseignement. » ([^3])
6:72
Mais, dira-t-on, qu'est-ce qu'un laïc peut bien y faire ?
Ce qu'un laïc peut y faire, il n'est certes pas besoin de l'expliquer à ceux qui ont compris à quoi répond la « promotion des laïcs » dans l'Église. Il n'est pas besoin de l'expliquer à ceux qui ont la mémoire des choses, et se souviennent du rôle social chrétien qui fut celui, dans l'ordre de la pensée et dans l'ordre de l'action, d'un Le Play, d'un La Tour du Pin, d'un Albert de Mun, d'un Marius Gonin. Au demeurant, Marcel Clément explique ainsi son livre sur LE TRAVAIL :
« Nous espérons avoir réalisé un instrument -- 1. -- d'information pour le grand public cultivé ; 2. -- de travail pour ceux qui, dans la vie professionnelle, syndicale, patronale, en éprouvent le besoin ; 3. -- de référence, enfin, pour le grand nombre de ceux qui veulent rester en contact avec l'évolution sociale contemporaine. Nous espérons aussi donner de cette manière le témoignage d'un écho déférent aux paroles du pape Jean XXIII : « Nous pensons que nos fils du laïcat peuvent contribuer à une diffusion de plus en plus étendue de la doctrine sociale de l'Église s'ils ne se contentent pas de l'apprendre pour eux-mêmes et d'y conformer leur action, mais s'ils mettent tous leurs soins à en faire saisir la valeur par les autres. » ([^4])
\*\*\*
C'est Marcel Clément qui a révélé au public de langue française, longtemps distrait sur ce point, l'existence d'une « économie sociale selon Pie XII ». Son livre, paru en 1953, avait marqué une date, ouvert une porte ([^5]). La chronologie montre que s'il n'eut pas de prédécesseurs il eut -- après un temps de réflexion et de maturation -- beaucoup d'imitateurs.
Dix ans plus tard, son livre sur LE TRAVAIL a toutes chances de marquer à nouveau une date et d'ouvrir l'accès à un stade nouveau de l'action sociale.
7:72
*L'économie sociale selon Pie XII* était un ouvrage scientifique et demeure le principal ouvrage de référence pour la recherche, l'érudition, l'étude approfondie de la pensée de Pie XII.
Aujourd'hui LE TRAVAIL s'annonce comme un ouvrage de même importance, mais au plan de l' « aggiornamento », de la diffusion pratique, des réalisations concrètes. *L'Économie sociale selon Pie XII* était davantage le livre de l'homme d'étude. LE TRAVAIL est davantage le livre de l'homme d'action.
\*\*\*
Dans la pensée et dans la manière de Marcel Clément, ce qui est peut-être le plus caractéristique est une attitude très fortement finalisée : c'est-à-dire que la considération de la CAUSE FINALE est toujours et partout présente, Or c'est la cause finale qui est *causa causarum,* cause des causes. Quand elle est omise, oubliée, négligée, la pensée et l'action se désintègrent. D'où la crise actuelle, qui est une crise de finalité, c'est-à-dire une crise de l'espérance.
Fortement et constamment finalisée, la pensée de Marcel Clément en est à la fois synthétique et orientée : orientée vers le Christ Notre-Seigneur dans chacune de ses démarches les plus particulières. Autrement dit : orientée vers la Fin dernière à travers les plus humbles fins intermédiaires. A chaque moment, on sait où l'on est et où l'on va, et pourquoi. On n'est ni « perdu » ni « noyé » : ni pédagogiquement, ni moralement. Les articulations, interdépendances et correspondances, de la pensée sont mises en relief par leur être le plus intime et le plus dynamique, qui est la finalité. De là un commentaire qui éclaire le lecteur au lieu d'un commentaire qui embrouille le lecteur, l'unité vivante de la pensée anime chacune de ses parties : chaque aspect particulier de la doctrine sociale est vu dans son rapport à l'histoire de l'humanité, au salut des âmes, au retour du Christ.
\*\*\*
8:72
Si *L'Économie sociale selon Pie XII* en 1953 était davantage le livre de l'homme d'étude, et si dix ans plus tard LE TRAVAIL est davantage le livre de l'homme d'action, d'autre part, simultanément, Marcel Clément a changé le point d'application de son effort principal. Après quinze années d'enseignement de la doctrine sociale, il est passé à cette forme d'action qui ne quitte pas complètement l'enseignement, mais qui lui donne des prolongements concrets d'une résonance plus immédiate : l'action PAR LE JOURNAL.
L'année dernière, Marcel Clément était appelé par l'abbé André Richard à la rédaction en chef de *L'Homme nouveau*. Depuis lors, progressivement, il imprime sa marque, son style, son allure à ce journal dont la vocation paraît triplement extraordinaire.
Bi-mensuel par sa parution, mais ressemblant par sa formule à un hebdomadaire, *L'Homme nouveau* est premièrement l'organe du « Mouvement pour l'Unité », l'héritier de la pensée et de la pédagogie du P. Fillère ([^6]).
Secondement, *L'Homme nouveau,* sous l'impulsion ardente de son Directeur, l'abbé Richard, présente cette caractéristique rare d'être un JOURNAL MARIAL MILITANT : à cet égard on trouve dans chacun de ses numéros ce que l'on ne trouve dans aucun autre journal, et qu'il faudrait aller chercher dans des bulletins spécialisés. *L'Homme nouveau* est au point de jonction entre la piété mariale populaire et la recherche mariologique savante : il informe, il éclaire la première par la seconde ; il nourrit, il anime la seconde par la première. Et sur ce chapitre aucun autre journal ne lui fait concurrence. La presse catholique éprouve trop souvent une pudeur -- qui est plutôt respect humain -- à parler clairement de la dévotion à Marie, de la pratique quotidienne du Rosaire médité, de la consécration au Cœur Immaculé de Notre-Dame selon Pie XII, et selon saint Grignion de Montfort canonisé par Pie XII pour notre temps ([^7]). Les formes modernes de dévotion mariale, qu'un préjugé de dénigrement voudrait enfermer dans la catégorie « œuvres de piété », ont en réalité un dynamisme apostolique exceptionnel, elles constituent en elles-mêmes un aggiornamento de l'apostolat traditionnel, et que l'on peut « Juger à ses fruits » : la « Légion de : Marie », l' « Armée bleue », la « Prière des hommes à Marie », les « Congrégations mariales », etc., dans le silence le plus souvent, parfois dans l'incompréhension, portent quotidiennement des fruits incomparables. *L'Homme nouveau* permet au grand public catholique de se tenir exactement en contact avec ces diverses formes, vivantes et adaptées, de l'apostolat moderne.
9:72
Troisièmement, Marcel Clément. Militant marial tout autant que militant social, il était en quelque sorte prédestiné à devenir l'éditorialiste et le rédacteur en chef de *L'Homme nouveau*. Son arrivée a été un événement dans la presse catholique : c'est, au plan du commentaire de l'actualité et de l'apostolat direct de l'opinion publique, l'apparition d'un ton différent, d'un style neuf, d'une autre pensée, dont son ouvrage sur LE TRAVAIL offre une synthèse et un portrait. Et cela à un moment où l' « apostolat de l'opinion publique » revêt dans l'Église une sorte d'urgence prioritaire.
*L'Homme nouveau* ne ressemble à aucun autre journal. Nous le croyons appelé à devenir tôt ou tard, et nous lui souhaitons de devenir le plus tôt possible, ce qu'il est à moitié : un hebdomadaire.
\*\*\*
Nous n'avons en France que deux « hebdomadaires catholiques d'opinion » ([^8]) : *Témoignage chrétien* et *La France catholique.* En théorie, et dans la mesure, incertaine et variable, où ces dénominations signifient quelque chose, l'un est « de gauche », l'autre « de droite ». Selon le slogan subtilement agressif et médisant répandu par les amis du premier des deux, *Témoignage chrétien* serait l'organe des jeunes, des militants, des catholiques d'action, et *La France catholique* des bourgeois aisés et des conservateurs tranquilles. Les amis de *La France catholique* n'ont pas mis en circulation un slogan inverse. Mais le tirage et la diffusion de *La France catholique surclassent* de plus en plus nettement le tirage et la diffusion de *Témoignage chrétien,* malgré toutes les pressions, finalement inopérantes, en sens contraire.
10:72
Il y a là un phénomène positif, encourageant, montrant et démontrant que l'opinion catholique conserve, dans les matières libres, une grande part d'autonomie et de spontanéité. Elle ne se laisse pas fabriquer ni mécaniquement téléguider. Le succès du non-conformisme discret de *La France catholique* est la manifestation d'une liberté de l'esprit qui échappe aux pressions sociologiques organisées.
Mais l'inconvénient de cette situation est celui-là même de tous les dualismes. Le dualisme n'est pas la pluralité, ou n'en est qu'une esquisse infirme et dangereuse : deux tendances, deux camps, deux blocs... Beaucoup de paroisses pensent montrer leur impartialité en affichant côte à côte les hebdomadaires « des deux tendances », *Témoignage chrétien* et *La France catholique,* et en recommandant la charité mutuelle. Or la charité c'est l'amour, et l'amour, comme l'enseignent aussi bien l'expérience naturelle de la famille et la contemplation surnaturelle de la Sainte Trinité, veut normalement être trois. « Deux » risque toujours d'être le chiffre de l'affrontement dialectique et du combat. « Trois » est la loi normale de l'amour et de la vie.
Ainsi *L'Homme nouveau* se trouve en position de devenir ce qu'en termes politiques on appelle couramment la « troisième force » ou le « tiers-parti ». Ce que Marcel Clément y apporte de neuf, c'est notamment d'être dans la presse un des très rares laïcs qui correspondent à la définition du journaliste catholique selon Pie XII, possédant « *une culture générale* SURTOUT *philosophique et théologique* » ([^9]). La vocation originelle de *L'Homme nouveau* du P. Fillère, la vocation du mouvement marial dont *L'Homme nouveau* de l'abbé Richard est la traduction au plan journalistique, la vocation personnelle de Marcel Clément, constante dans ses travaux les plus divers, sont toutes trois directement RELATIVES A L'UNITÉ. Unité des catholiques. Unité chrétienne. Unité des hommes dans le Christ. Comme on ne peut donner que ce que l'on a, les catholiques ne travailleront à l'Unité qu'à la mesure de leur propre unité déjà vivante. L'action de *L'Homme nouveau,* dans sa formule actuelle, à la fois intégralement fidèle à ses origines et progressivement renouvelée en fonction de l' « aggiornamento » dont Marcel Clément est l'un des plus lucides militants, peut devenir une action décisive.
\*\*\*
11:72
Nos plus anciens lecteurs se souviennent sans doute de l'article-programme de Marcel Clément : « *Les conditions de l'unité des catholiques de France* » (numéro 9 de janvier 1957). Depuis lors les problèmes d'UNITÉ ont fait l'objet d'une prise de conscience de plus en plus aiguë et active. Le service rendu à la communauté chrétienne par *L'Homme Nouveau* peut se résumer en deux mots, qui résument aussi, semble-t-il, les deux préoccupations principales et connexes du Concile de Jean XXIII : « aggiornamento » et « unité ».
J. M.
*L'Homme nouveau* entreprend (de mars à juillet 1963) une campagne « Pour l'Unité ». On peut demander des numéros-specimen à *L'Homme Nouveau*, 1, place Saint-Sulpice, Paris VI^e^.
12:72
### "Le Travail" de Marcel Clément
par A. DAUPHIN-MEUNIER
Professeur à la Faculté de droit de l'Institut catholique de Paris, Achille DAUPHIN-MEUNIER a publié, en français et en espagnol, plus d'une vingtaine d'ouvrages d'économie politique et de doctrine sociale (voir note bibliographique page suivante). C'est lui qui, dans l'Encyclopédie catholique du XX^e^ siècle, a été chargé du volume sur « l'Église et les structures économiques du monde ».
CE N'EST ASSURÉMENT PAS aux lecteurs de la revue « Itinéraires » qu'il y a lieu de présenter M. Marcel Clément. A la lecture de ses articles, en suivant ses grandes enquêtes, ils ont appris à mesurer la finesse de son esprit, la sûreté de ses jugements, l'ampleur de sa culture et la générosité de sa foi. Mais peut-être ne savent-ils pas que ce scrupuleux exégète des textes pontificaux contemporains est aussi un économiste de profession dont les savants ouvrages font autorité. M. Marcel Clément, quand il faisait partie de l'école de M. François Perroux, a publié, entre autres, un excellent traité *Salaire et rendement* et un rapport au gouvernement français sur *L'exploitation de la main-d'œuvre française par l'Allemagne ;* et si j'évoque ici ces travaux qui n'intéressent que les spécialistes, c'est qu'ils ont singulièrement préparé notre auteur à la rédaction d'un exposé d'ensemble des problèmes économiques contemporains : *Le Travail, une réponse chrétienne, un dialogue avec le Capital* (Librairie Académique Perrin, Paris, 1963).
\*\*\*
13:72
On pourrait chicaner M. Marcel Clément sur le titre de cet exposé, et plus encore sur sa présentation des classes laborieuses et des groupes d'apporteurs de capitaux comme deux hypostases antagoniques, le Travail et le Capital. Au vrai, la critique ne serait guère fondée car si, par commodité logique et sans doute pour mieux forcer l'attention du lecteur par un rappel du jargon marxiste, M. Marcel Clément personnifie, avec majuscules, des forces multiples et disparates, il n'ignore rien des réalités sociales et économiques positives, du comportement des travailleurs, de la situation des entreprises, du rôle des actionnaires et des administrateurs et des données de l'économie générale.
Au reste, ce n'est pas à suivre les péripéties d'un combat entre catégories économiques ou classes sociales hypostasiées, mais à participer à un dialogue de l'homme et de l'événement qu'il nous convie.
Cet homme n'est pas l'individu rationnel et cupidement intéressé des économistes libéraux classiques ni l'hypothèse de travail des marginalistes. C'est l'homme réel, pécheur et enfant de Dieu, membre d'une famille, d'une profession, d'une nation et, pour reprendre l'expression de Jean XXIII, « fondement, but et sujet de toutes les institutions où se manifeste la vie sociale ». Cet homme a une histoire et est aux prises avec l'histoire. Il lui faut s'adapter, pour vivre, au développement des formes de l'échange et de la production ; il ne peut maîtriser les forces de la nature qu'en adaptant ses techniques aux mouvements mêmes de l'évolution.
14:72
L'événement le contraint au dialogue. Et là se trouve l'explication, sans doute, de la progression historique de la doctrine sociale catholique. Quelques grands noms l'illustrent : Saint Augustin, au V^e^ siècle ; Grégoire VII au XII^e^ siècle ; saint Thomas d'Aquin au XIII^e^ siècle ; Francisco Suarez et Boters au XVII^e^ siècle ; plus près de nous Léon XIII, Pie XI et Pie XII. Géants de la pensée et de la foi, ces hommes n'ont point inventé de toutes pièces la matière de leurs enseignements ; ils ont simplement exprimé avec une force singulière les réponses fournies par l'Évangile aux exigences et aux sollicitations de leur temps. Comme le rappelle M. Marcel Clément « La doctrine sociale catholique n'est point sortie d'une manière abstraite, théologique, de la pensée des Papes et de leurs collaborateurs. Elle est née de la rencontre de la pensée et de l'événement, de la rencontre surtout d'une souffrance et d'un amour. »
A l'époque contemporaine, cette souffrance est d'abord celle, à l'intérieur de chaque nation industrielle, des classes laborieuses ; elle est encore, à l'échelle de l'univers, celle des « peuples prolétaires », des peuples victimes à la fois de l'explosion démographique et de l'insuffisance des ressources alimentaires, des peuples qui ont faim.
A chaque nouvelle expression de cette souffrance, se manifeste la sollicitude des Papes. A chaque fois, ils répètent la parole de Jésus. « *Misereor super turbam* », car l'Église cesserait d'être Mère si elle restait sourde aux cris d'angoisse de l'humanité.
L'encyclique *Rerum Novarum* de Léon XIII est parue en 1891, à l'occasion de la grande crise économique qui mit un terme au capitalisme libéral et individualiste ; *Quadragesimo Anno* de Pie XI s'inscrivait, en 1931, dans la « grande dépression » ; le *Message* de Pie XII en 1941 était transmis au monde, par la radio, au moment où s'ouvrait une nouvelle ère de l'histoire avec l'affrontement des grands impérialismes pour la domination du monde ; en 1961, Jean XXIII, saisi par la rapidité de l'évolution technique actuelle, énonce dans *Mater et Magistra,* en vue de l'évangélisation du monde d'aujourd'hui, les solutions à apporter à quelques problèmes aigus.
15:72
Le ton et le style des textes varie. Ici, ils sont doctrinaux ; ailleurs, d'allure pastorale. Les solutions concrètes d'application sont naturellement variables et diverses selon les circonstances et les régimes économiques. Les principes restent immuables, puisqu'ils sont ceux mêmes de l'Évangile et de la loi morale naturelle. « L'Église, dans son enseignement, rappelle opportunément M. Marcel Clément, prend la défense de l'homme, avec tous les droits qui sont inscrits par le Créateur dans sa structure même. Logiquement, elle lui rappelle les devoirs qui lui incombent dans la vie économique et sociale. Il y a donc, dans cet enseignement, la plénitude d'une doctrine sociale naturelle que, même sans partager la foi chrétienne, toute conscience droite pressent et qu'elle est appelée à reconnaître pour vraie. Cette doctrine, enseignée par Léon XIII puis par ses successeurs, n'est pas dissociée par eux des lumières de la Révélation. Elle est, dans tous ses aspects, pénétrée des principes et de l'esprit même, de l'Évangile, comme dit le texte latin de *Mater et Magistra.* »
L'encyclique *Mater et Magistra* oriente l'évolution sociale. M. Marcel Clément fait justement observer qu'à des problèmes d'hier elle fournit les réponses efficaces d'aujourd'hui et qu'aux problèmes d'aujourd'hui, elle suggère les réponses de demain.
Problèmes d'hier, ceux du respect des libertés essentielles, de la multiplication progressive des relations dans la vie commune, de la promotion humaine dans l'économie, de la propriété privée. A ces problèmes, libéraux et socialistes de toutes écoles se sont attachés à donner des solutions partisanes. Leur échec est patent. La libre concurrence a tué la concurrence et du régime libéral ont surgi la domination des groupes et la tyrannie de l'État ; le socialisme, même dans sa présentation la plus modérée, méprisant ou ignorant les fins dernières de l'homme, subordonnant initiative et responsabilité personnelles à une organisation de la production dont l'efficience est la règle suprême, compromet tout véritable ordre social fondé sur la justice et le respect des libertés essentielles de l'homme.
*Mater et Magistra* n'a plus à condamner, comme les textes pontificaux antérieurs, deux doctrines dont l'expérience a amplement démontré la fausseté et la vanité. Elle n'a pas à s'acharner sur des cadavres. Elle n'a plus à opposer ; elle expose. Elle développe les principes qui assurent la libération de l'homme, en dehors du libéralisme économique, qui la garantissent la satisfaction des exigences de la justice sociale, en dehors du socialisme.
16:72
Le principal de ces principes semble bien être celui de subsidiarité dont M. Marcel Clément donne une remarquable formulation. « De même, écrit-il, que la personne est première responsable de son entretien, de celui de sa famille, des initiatives qu'elle peut prendre dans la vie économique, de même les libres groupements des personnes qui se forment pour atteindre des buts particuliers sont les premiers responsables des efforts à faire pour atteindre leur objectif. Il y aurait donc une injustice grave, lorsque des citoyens ont constitué des organisations économiques, des institutions ou des œuvres sociales, etc., à leur arracher leur légitime autonomie dans la poursuite des buts qui leur sont propres. Cette tentation de retirer aux groupes d'ordre inférieur les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes, pour les confier à une collectivité plus vaste, et souvent à l'État, n'en est pas moins largement répandue aujourd'hui. » L'action des organisations professionnelles, le rôle de l'État doivent être conformes à l'esprit de subsidiarité. Alors, croissance économique et progrès social pourront aller de pair, conformément aux exigences du bien commun. Alors, seront effectivement garanties la promotion des travailleurs dans l'entreprise et la promotion collective des travailleurs dans chaque nation.
\*\*\*
Mais l'originalité de *Mater et Magistra* n'est pas dans la réponse aujourd'hui donnée, aux problèmes déjà posés hier. Elle est dans l'affrontement des problèmes neufs, surgis depuis la seconde guerre mondiale.
Ce qui émeut Jean XXIII, ce n'est plus seulement l'exploitation et la misère des salariés du capitalisme ; c'est, au sein d'un capitalisme de groupes organisé sur le plan mondial (et dont les régimes d'économie centralisée de type soviétique ne sont qu'une des expressions), le déséquilibre permanent entre secteur agricole et secteur industriel, une croissance démographique anarchique, l'existence de pays sous-développés. « L'Église affronte aujourd'hui une fâche immense, relève à cet égard Jean XXIII : donner un accent humain et chrétien à la civilisation moderne, accent que cette civilisation même réclame, implore presque, pour le bien de son développement et de son existence même ! »
17:72
Les désordres dont nous souffrons sont bien discernés. Personne n'essaie même d'en contester l'analyse. Par contre, les moyens de correction préconisés par le Souverain Pontife, parce qu'ils sont d'abord d'ordre spirituel et moral, paraissent à beaucoup, et d'abord dans les milieux catholiques, sans rapport avec leur objet. Faut-il dire qu'ici l'ignorance de nombreux théologiens, prêtres et journalistes catholiques va de pair avec leur outrecuidance ? Ils négligent d'une part que « la doctrine sociale chrétienne est partie intégrante de la conception chrétienne de la vie » (Jean XXIII), d'autre part que la cause fondamentale des déséquilibres contemporains est le relâchement des ressorts spirituels et moraux.
« Ils sont encore nombreux ceux qui, étant catholiques de foi ou de pratique, ne connaissent la doctrine sociale que de nom, l'inventent à leur guise plus qu'ils ne l'étudient, ou encore s'imaginent qu'elle est une sorte de prolongement facultatif n'intéressant que quelques spécialistes. » Ce propos de M. Marcel Clément permet de comprendre l'attitude du journal officieux de la Hiérarchie, catholique en France prétendant qu'il « n'y a jamais eu de doctrine économique de l'Église » ou l'affirmation d'un religieux (que certains évêques récemment s'adjoignirent comme expert au Concile) que les encycliques sociales n'ont aucun fondement théologique sérieux ni aucune valabilité scientifique...
Mais plutôt que d'engager sur ce point un dialogue avec des sourds, je voudrais rappeler deux faits bien connus de tous les sociologues et historiens.
L'extraordinaire développement économique du Japon après l'ère du Meïji a été dû à la mise en pratique dans le monde des affaires du code moral (le *bushido*) des samouraïs. Les vertus enseignées par les écoles religieuses dont le bushido réunissait les préceptes en un véritable catéchisme de l'honneur ont pénétré le peuple japonais et lui ont permis de réaliser une croissance économique harmonisée et d'accéder aux premiers rangs dans le concert mondial.
Par ailleurs, de nos jours, ce qui donne au communisme son dynamisme et sa puissance d'attraction, c'est qu'il est générateur d'héroïsmes, de sacrifices. C'est qu'il est une religion. Sans doute dans le monde communiste est-ce le diable qui distribue les sacrements. Mais personne ne peut nier les sacrements eux-mêmes.
18:72
Certes l'adaptation structurelle de l'entreprise agricole ou l'équipement des peuples en voie de développement posent des problèmes techniques et exigent des solutions techniques. Mais celles-ci, pour être pleinement valables, doivent tenir compte de la loi morale. Selon le mot de Bergson, la technique appelle la mystique. « Notre époque, note M. Marcel Clément, expérimente jusqu'au drame que le développement des pouvoirs physiques devient un épouvantable fardeau quand il n'est pas ordonné de façon dynamique par la maturation de la sagesse. » Et encore. « Les hommes ne découvrent pas encore que c'est l'apostasie des nations qui, en se détournant de Dieu et de sa foi, ont brisé la source de l'unité et l'efficacité de la sagesse. Mais l'inflexible conséquence de cette faute centrale de l'humanité contemporaine nous a conduits jusqu'aux portes qui se font face, d'un monde de fer ou d'un monde de l'absurde. »
A nous de comprendre et de réagir.
Le commentaire exhaustif de *Mater et Magistra,* que nous donne M. Marcel Clément nous fournit tous les éléments d'information nécessaires et nous suggère toutes les interventions compatibles avec les leçons de l'Évangile. « Il faut, répète l'auteur après Jean XXIII, maintenir vivante la conscience de la hiérarchie des valeurs dans la poursuite des activités temporelles. Les progrès scientifiques, les applications techniques, le bien-être matériel sont des valeurs sans doute, mais des valeurs instrumentales. Ils doivent être eux-mêmes ordonnés vers la fin supérieure qui consiste à faciliter et à promouvoir la perfection spirituelle des hommes dans l'ordre naturel et dans l'ordre surnaturel. »
\*\*\*
Le livre de M. Marcel Clément est un travail d'érudit. Ce n'est pas une œuvre d'érudition. Instrument d'information pour le public cultivé soucieux de pénétrer, dans leur complexité, les phénomènes contemporains ; instrument de travail pour les responsables d'entreprises et d'organisations syndicales, ce livre tend d'abord à la précision et à la clarté.
Cependant, et pour la plus grande satisfaction des spécialistes, il est accompagné d'une judicieuse anthologie (présentée sous forme de dictionnaire) des textes pontificaux relatifs au sujet. On s'y reportera avec fruit.
Achille DAUPHIN-MEUNIER.
19:72
### Bibliographie
La bibliographie complète des ouvrages publiés par Marcel CLÉMENT a paru dans notre numéro 47 de novembre 1960 (pages 88 à 94).
Depuis lors, Marcel CLÉMENT a publié en outre :
-- *Éducation familiale du jeune homme.* Éditions du Pélican. 206 pages. Québec 1960.
-- *Le guide de l'administrateur des sociétés coopératives agricoles.* Édit, par le Syndicat national d'études et de recherches pour les coopératives agricoles (Synercau), 20 bis rue Lafayette, Paris. 40 pages (s.d.).
*-- Traité de formation sociale.* Éditions du Pélican. 444 pages. Québec 1961.
-- *Le Travail.* Librairie Académique Perrin. 340 pages. Paris 1962.
Parmi les ouvrages d'Achille DAUPHIN-MEUNIER :
-- La doctrine économique de l'Église (Nouvelles Éditions Latines 1950).
-- Histoire de la Banque (Presses Universitaires de France 1951),
-- Albert de Mun (La Scuola, Brescia 1952).
-- La Cité de Londres et les grands marchés internationaux (Nouvelles Éditions Latines 1953).
-- l'Église en face du capitalisme (Fayard 1955).
-- Le Cambodge (Nouvelles Éditions latines 1955).
-- Principes de science économique (Dunod 1957).
-- l'Église et les structures économiques du monde (Encyclopédie catholique du XX^e^ siècle, Fayard 1957).
Dans la revue *Itinéraires*, Achille Dauphin-Meunier a précédemment publié :
-- L'Église et l'organisation professionnelle (numéro 31 de mars 1959).
-- La planification et « Mater et Magistra » (numéro 68 de décembre 1962).
20:72
## CHRONIQUES
21:72
### L'atome d'abord, l'Évangile ensuite ?
par Pierre BOUTANG
ÊTRE ALIÉNÉ, c'est perdre la conscience et la maîtrise de soi ; c'est le sort commun des peuples, quand Dieu les abandonne à leur idolâtrie naturelle, à leur faim de puissance que les mesures de la naissance et de la mort ne limitent point.
L'exemple moderne de cette aliénation est le mythe du *développement*, c'est-à-dire de la croissance indéfinie de la production et de la consommation dans une société, indéfinie dans le temps, indéfinie quant à la qualité et à la hiérarchie des besoins à satisfaire. Ce *développement* coïncide avec ce que le monde « ancien, l'âge classique, appelaient démesure. En divinisant une croissance que la justice et l'équilibre ne règlent plus, il aliène peu à peu tous les hommes, et toutes les fonctions à une seule : la prévision économique monstrueusement chargée de dicter les fins, non plus d'établir les moyens.
Ainsi, la réaction moderne au socialisme, pour qui la production devait être ordonnée selon la justice, débouche-t-elle sur une idolâtrie de la production où l'homme est réinventé à chaque moment par les moyens de masse et la publicité.
Ainsi, le recteur Capelle en venait, l'autre jour, à définir l'éducation elle-même comme un service de *production,* propre à figurer comme tel dans la comptabilité nationale.
Ce propos répondait à la meilleure des volontés ; il n'en traduit pas moins ce sacrifice à l'idole goulue du développement : si, en éducation, il s'agit de produire un type d'homme ou de citoyen conforme à la demande ou au *préjugé* de ce qu'exige une société moderne, et non de former, d'aider à se former, des personnalités, et des vocations, alors la barbarie est proche...
22:72
Les décisions\
atomiques
C'est pourtant dans l'ordre de la survie nationale que l'aliénation est la plus évidente.
Rien n'a été plus réellement important, quant à cette survie, que le dénouement de la tragédie algérienne : l'honneur perdu, l'armée brisée, l'espace nécessaire à une politique d'indépendance cruellement réduit... Or, la décision n'a tenu qu'à un seul homme, lui-même aliéné au mythe d'une nouvelle grandeur, d'une dernière ruse pour l'âge de la décolonisation. Et, certes, il a su associer au crime tout le pays, son écrasante majorité, donnant ainsi une signification neuve au mot de Gambetta. « Le plébiscite est le pourboire qu'on donne à un peuple pour le réduire à la domesticité. » Pas seulement à la domesticité, qui n'est pas nécessairement ignoble : à la *complicité.*
Rien, toutefois, n'est plus important, après l'Algérie perdue, pour cette survie, que le choix de la France en matière atomique.
Or, ce choix s'est d'abord fait dans la nuit.
En 1946, devant l'O.N.U., M. Alexandre Parodi venait jurer que la France consacrait ses efforts atomiques à la seule recherche pacifique. En avril 1955, M. Edgar Faure, sachant déjà sans doute qu'il mentait, proclamait que les recherches spécifiquement militaires seraient *éliminées* par son gouvernement.
A cette heure déjà, comme le remarque le R.P. Dubarle (*La civilisation et l'atome*)*,* le plutonium allait être produit, des techniciens et des militaires agissaient en vue de son usage stratégique.
La IV^e^ République n'a donc pas eu besoin de tête pour laisser se faire un choix, dont de Gaulle fut l'héritier. Sans doute, ayant fait ce choix, eût-elle reculé devant les conséquences et, aujourd'hui, cédé à la pression américaine. Mais il y a ceci de commun entre la voie qu'elle avait prise, presque malgré elle et en *mentant,* et celle où de Gaulle nous a délibérément engagés : l'inconscience, la nullité de \[lacune\] générale et nationale. Comment ose-t-on, après cela, prononcer les syllabes déshonorées, désaffectées, de *démocratie.*
23:72
N'étant pas démocrate, je ne trouve pas étrange cette incapacité commune d'un peuple à méditer les conditions de sa survie.
L'aliénation ne me choque qu'en ceci, qui est monstrueux : ce peuple que la décision gaulliste de créer une puissance atomique expose à de nouveaux périls -- si *nécessaires* qu'ils soient --, n'en prend pas la moindre conscience ; il accepte de n'être pas défendu, bégaie la *frappe* sans songer à l'abri ! Il faut un clerc comme le R.P. Dubarle pour lui rappeler qu'il conviendrait de s'inquiéter des moyens de défense, y compris ceux de la défense civile, et que « la possession même de la force de frappe exige un certain nombre d'organismes (pas seulement ceux de l'armée), de difficiles et épineuses réformes, mal accordées avec le caractère moyen des Français ».
\*\*\*
Le livre du R.P. Dubarle, que je viens de citer, est en effet capital. Il devrait être le point de départ d'une discussion entre tous les groupes de Français qui n'acceptent pas l'aliénation de leur peuple. Après une première lecture, je commencerai d'indiquer les points d'accord, où le livre me semble précieux et sûr, et ceux d'un désaccord très vif, et même violent.
Le savant dominicain ne porte pas de condamnation morale ni théologique contre les armements atomiques. D'une part, il sait trop que la recherche atomique pacifique et sa forme guerrière sont une *même* aventure, à partir d'une science unique ; d'autre part, il ne confond pas les monstrueuses destructions d'une guerre nucléaire avec l'heure du Jugement dernier.
Sur le cas particulier de la bombe française -- contre laquelle il se prononçait en 1955, -- il estime qu'elle peut avoir son bon usage moral et politique, en mettant en question le « club atomique » des trois. Je regrette toutefois cette justification : « *Quoi qu'il en soit, la France n'est pas une puissance anglo-saxonne* (certes). *Elle peut se découvrir un beau jour des intérêts fort proches de ceux du partenaire russe.* »
24:72
Cette noce m'inquiéterait peu si la théologie même de la guerre atomique, que le Père va esquisser, ne lui faisait se découvrir des intérêts fort compatibles avec ceux du communisme.
L'affirmation historique sur laquelle se fonde « la civilisation de l'atome » est d'ailleurs la suivante : la querelle mondiale présente est celle du matérialisme libéral, modifié par les traditions, et du matérialisme marxiste, qui a « réussi à créer sur la planète un système humain en état de polémique philosophique avec celui du matérialisme libéral ».
Ce qui est étrange, c'est que le R.P. Dubarle ne s'accorde pas la facilité de les renvoyer dos à dos. Il sait qu'il y a des différences, quand ce ne serait que la liberté religieuse, ici refusée, là permise. Ces différences lui semblent pourtant accessoires quant à l'essence des deux systèmes. En cela, il rejoint la pensée chrétienne, dite réactionnaire, et ne dissimule pas la continuité dialectique du libéralisme au marxisme.
La science, médiatrice\
entre l'Est et l'Ouest ?
S'il ne rejette pas ensemble, voyant leur lien, le monde atlantique et celui du communisme, le R.P. Dubarle va, au contraire, jusqu'à les *justifier* également.
Tous deux, en effet, reposent, pour lui, sur un fondement, unique : la science moderne dans sa forme accomplie, magique, en blanc comme en noir, de la discipline atomique. Cette science, avec sa finalité de calcul et de bonheur, ses ressources indéfinies pour le malheur, aurait atteint sa plénitude grâce à un ensemble de circonstances non prévisibles, et constituerait le substrat véritable des deux civilisations, ainsi réduites à l'unité. De telle sorte que la monstrueuse accumulation des arrhes de mort pourrait prendre fin sur un éclat de rire (p. 67), « devant le grotesque d'une surenchère » entre « partenaires » qui devraient trouver dans la science, et le matérialisme scientifique, qui leur sont communs, les chances de la paix.
25:72
Le R.P. Dubarle est certainement le contraire d'un pacifiste niais. Il n'écarte pas l'hypothèse du pire ; il corrige celle du *meilleur* en observant que le grand clivage entre l'Est et l'Ouest n'a pas encore aboli les réalités nationales. Mais il croit, comme Heidegger, que l'âge dit atomique est celui où le *principe de raison suffisante,* cher à Leibniz, fondement de la science moderne, porte son fruit universel, après une longue incubation. Et comme Heidegger, il a certainement une idée derrière la tête -- pas la même -- sur la nécessité d'aller au terme de cette unification, de ce nivellement planétaire et technique, pour qu'ait enfin sa chance l'être réel, qu'il sait être (et que Heidegger ne sait pas) le Christ.
« Ce qui est vraiment nouveau », écrit-il, « avec la bombe atomique, c'est que la question de la guerre se pose à un univers proche de son unité civilisée. » Cela n'est pas du Teilhardisme, ce n'est pas une vérité chrétienne, celle de la *nouvelle naissance,* devenue *folle ;* plutôt serait-ce une vérité chrétienne devenue radicale-socialiste, demeurant prudente : la science fonde l'espérance raisonnable du P. Dubarle non la machine à vapeur, comme Ferdinand Buisson le faisait apprendre aux enfants de 1905, mais une science plus exacte, capable d'être appliquée à toute sorte de merveilles pratiques, et qui serait beaucoup plus un lien entre le communisme et l'Amérique que son aînée, par exemple, entre l'Angleterre et l'Allemagne industrialisées : d'abord parce qu'il n'y a plus de vraies différences, de couleurs du monde non atténuées, entre l'Est et l'Ouest ; ensuite parce que ce substrat scientifique commun peut, à la rigueur, anéantir les deux empires.
Bref, pour le R.P. Dubarle, « le progrès scientifique » serait « devenu l'arbitre des initiatives de préparation à la guerre », donc arbitre de la paix.
L'Évangile ensuite
Là, mon dissentiment devient très vif. En fait et en droit. Pour le fait que constitue la science à l'Ouest et à l'Est. Pour le droit tenant au conflit entre les deux « mondes », et particulièrement pour la *théologie* que le R.P. Dubarle en propose.
26:72
D'abord, en fait, le progrès scientifique, la science, n'arbitrent rien du tout. Aliénés, hallucinés, entre tous, les savants, à l'Est comme à l'Ouest, se sont soumis au pouvoir politique, les seuls actes d'indépendance et d'arbitrage ayant consisté à trahir, à changer quelquefois de camp.
Habitué à la pastorale des chercheurs, le Père propose bien un moyen pour que cet arbitrage ait enfin lieu : les savants devraient « désacraliser les objets temporels nés de leurs appartenances nationales » mais ces « objets temporels » sont la science et la recherche elle-même, vécues avec une idolâtrie spontanée, et associées du dehors, par la décision transcendante des États, à la volonté de puissance.
Certes, Kennedy et son brain trust ne sont pas loin de penser là-dessus comme notre dominicain. C'est que leur « matérialisme » n'a pas d'autre contenu que la science et la technique. Il en va autrement de Krouchtchev ou de Mao, dont le matérialisme athée est certitude que la science, nominalement et apparemment identique chez les capitalistes et les socialistes, est *en réalité* radicalement autre : instrument d'aliénation, survivance du passé à l'Ouest, prophétie de l'avenir et *libération* chez eux.
Voilà pourquoi le P. Dubarle -- malgré des intentions très pures et une *arrière-pensée* chrétienne incontestable conclut *objectivement* en allié du marxisme, pourquoi son livre peut devenir un bon outil de propagande communiste.
La science, comme projet d'universalisation, réceptacle de valeurs chrétiennes secrètes, devrait en effet servir de base à la reconnaissance réciproque des deux moitiés (atomiques) de l'humanité. Si cette reconnaissance avait lieu, la civilisation de l'Ouest accepterait le fait du communisme, le tenant pour une forme objective de la science. Le P. Dubarle s'imagine-t-il que le communisme, lui, accepterait le fait capitaliste, renoncerait à l'enterrer ?
Il est vrai que sa médiation provisoire par la science conduit la théologie du Père en de curieux chemins. Je renvoie, là-dessus, à la page 243 de son livre. Nous y sommes prévenus que ce serait une erreur, pour le croyant, «* de se figurer qu'il n'y a pas d'autre obligation, ni d'autre moyen de tenir les hommes pour destinataires de la filiation divine que de les prendre pour sujets immédiats de la prédication religieuse et d'un effort persuasif de conversion *». Nous apprendrons ensuite qu'il peut exister une participation non consciente à l'Église de Jésus-Christ, non du côté du cœur, du baptême du désir : « Cette participation a pour origine, sur le plan en apparence naturel et non religieux -- l'accueil aux valeurs de la science, non dans le sens étroit du mot *science,* mais en tant que système humain... »
27:72
Il y a donc un sens où la science, est plus « catholique » que l'Église elle-même, qui devrait s'adapter à cette nouveauté. La philosophie aurait pour tâche de dire le *préalable,* « l'accord des pays de matérialisme marxiste et de machinisme libéral ». La théologie, venant après, tenterait de faire reconnaître la *filiation divine* implicite dans l'humanisme scientifique, Mais en prenant garde : « Il faudra cependant qu'avant d'énoncer les propositions opportunes de l'Évangile, le chrétien sache attendre patiemment que le travail spirituel se soit fait au plan de la participation humaine à la science. »
Je m'arrête là, ayant l'impression de blasphémer, ce qui n'était pourtant pas l'intention du trop savant Dominicain. Certes, ce n'est pas lui qui s'encombrerait du message de Fatima, rêverait du Christ russe, ou de la conversion de la Russie. Les savants, vous dit-il, la science seule, seule d'abord ! Le Christ après, l'Évangile *après,* et encore dans ses propositions *opportunes.*
Pierre BOUTANG.
28:72
### Correspondance romaine
par PEREGRINUS
Les précédentes chroniques intitulées « Correspondance romaine » ont paru dans les numéros 68, 69 et 70. La présente chronique comporte huit chapitres :
I. -- Autour du « néo-vétéranisme ».
II. -- Comment le Concile continue.
III. -- De la Juridiction collégiale.
IV. -- Du Pape Jean XXIII.
V. -- De l'enseignement de la théologie.
VI. -- D'une formation intellectuelle.
VII. -- De la vie de l'esprit dans l'enseignement du thomisme.
VIII. -- La question du communisme silencieusement présente au Concile.
Autour du\
« néo-vétéranisme »
Le Concile continue sans guère de communiqués ni d'indiscrétions. La première session avait manifesté une opposition plus ou moins mesurée aux résultats du travail accompli par les commissions préparatoires. Une expression modérée d'une opposition différente fut celle du Cardinal Montini, dans l'une de ses lettres aux fidèles de son diocèse (dont un passage fut reproduit à l'époque par quelques journaux français, voir notamment *Le Monde* du 5 décembre) :
29:72
« Il s'agit d'un matériel immense, excellent, mais hétéroclite et inégal, qui aurait réclamé une réduction et un classement courageux *si une autorité non pas seulement extrinsèque et disciplinaire avait dominé la préparation logique et organique de ces magnifiques volumes et si une idée centrale, architecturale, avait polarisé ce travail considérable.* Le respect du principe de liberté et de spontanéité dont est né le Concile a éclipsé le point central du programme de Vatican II qui a cependant été tracé solennellement et avec sagesse par les paroles du Saint Père. »
C'était implicitement regretter que le Pape n'ait pas fait sentir davantage son autorité. Le Cardinal Montini suggère ainsi une conception plus active, plus autoritaire, et si l'on peut dire plus « interventionniste » du rôle du Souverain Pontife. Il est apparu d'autre part qu'aux alentours proches ou lointains du Concile, une grande confusion des esprits s'est manifestée, non sans explosions agressives, depuis le mois d'octobre 1962. On a laissé créer dans l'opinion chrétienne une « attente » qui ne paraît correspondre ni aux intentions exprimées de Jean XXIII, ni à ce qu'un Concile peut faire. Cette « attente » sera inévitablement « déçue », parce qu'elle est *orientée* d'une manière aberrante, et que le Concile apportera autre chose que ce qui est postulé par cette attente-là. Si « nouvelles » que soient éventuellement les décisions finales du Concile, elles ne peuvent pas être la sorte de nouveautés qu'attend une opinion publique orientée à contresens. L'attente artificiellement créée dans l'opinion a des nuances et des résonances diverses qui se laissent malaisément schématiser. Néanmoins on peut la situer « grosso modo » en reprenant une remarque du professeur Marcel De Corte déjà citée dans cette revue. L'éminent universitaire belge rappelait simplement, d'après l'*Encyclopedia of Religions and Ethics* de Hastings, les quatre raisons pour lesquelles le groupe des « Vieux Catholiques » se sépara de l'Église au Premier Concile du Vatican :
« 1. -- Parce qu'ils refusaient l'infaillibilité pontificale, n'accordant au Pape que la préséance du « *primus inter pares* » ;
« 2. -- Parce qu'ils déniaient toute portée et toute vérité au *Syllabus* ;
« 3. -- Parce qu'ils étaient démocrates, et que l' « autocratie » romaine les révoltait ;
« 4. -- Parce qu'ils étaient partisans de la liturgie en langue vulgaire. »
D'une manière à coup sûr *beaucoup moins nettement définie* -- et beaucoup moins nettement consciente -- c'est bien, « grosso modo », dans cette direction fort ancienne qu'on a tourné l' « attente » des « nouveautés ». C'est en somme ce « *néo-vétéranisme* » diffus qui a été infiltré dans l'opinion par beaucoup de journaux. La création artificielle d'un tel climat était-elle inévitable ?
30:72
Les historiens en discuteront. Toujours est-il que nous avons présentement un tel climat sur les bras, ce qui n'arrange rien -- en un temps où une partie de ceux qui devraient éclairer ou guider l'opinion se laissent influencer par elle.
\*\*\*
Le Frère Yves M-J. Congar avait exprimé -- parmi beaucoup d'autres choses -- un jugement analogue à celui du Cardinal Montini :
« ...Jusqu'ici, le Concile a travaillé sans programme défini, sans ordre du jour connu d'avance. Un certain manque de direction s'est fait sentir. » ([^10])
Cela était sans doute nécessaire pour que la première session du Concile puisse permettre à tous les mécontentements, à toutes les récriminations, à tous les griefs, fondés ou non, accumulés depuis des années, de s'exprimer en pleine liberté.
L'écho de ces griefs et de ces récriminations, tantôt assourdi et tantôt amplifié, s'est répercuté non sans dommages dans tous les secteurs de l'opinion.
Dans la marge d'incertitude, et parfois d'équivoque, laissée à elle-même sans direction, ont pu être agencés des conditionnements de l'opinion publique inspirés du « néo-vétéranisme » et susceptibles de fausser la résonance et d'annexer la signification des paroles les plus simples. Il serait chimérique de croire que ces phénomènes sont l'effet du hasard, n'ont aucune importance, n'appellent aucune attention.
\*\*\*
Comment le Concile\
continue
Les commissions conciliaires qui sont actuellement au travail -- du 6 janvier au 8 septembre -- ont été composées en tenant compte notamment de la faveur manifestée par l'assemblée conciliaire, lors de la première session, à certaines personnalités plutôt qu'à d'autres : en conséquence il est sinon assuré, du moins très possible que la seconde session soit d'enregistrement des conclusions auxquelles aboutira le travail actuellement en cours.
31:72
Si l'on se place au point de vue des tendances humaines, il n'y a ni vainqueurs ni vaincus dans la composition des commissions conciliaires. Du même point de vue humain, les résultats de leurs travaux seront le fruit de l'accord entre ceux qui à tort ou à raison sont souvent présentés comme les chefs de file des tendances divergentes. Leur accord devrait donc, humainement parlant, entraîner l'approbation unanime par la seconde session.
Selon le discours prononcé le 8 décembre par le Saint Père, le travail continue d'une manière qui est maintenant « presque silencieuse », notamment grâce à « l'institution d'une nouvelle Commission, composée de membres du Sacré Collège et de l'épiscopat, et *représentant l'Église universelle* » : « Le Concile reste donc bien ouvert durant les prochains mois où se trouveront suspendues les assises œcuméniques proprement dites ». La seconde session, qui commencera en septembre 1963, sera, dans l'intention de Jean XXIII, la dernière, et tout devrait être terminé pour Noël. Grâce au travail des commissions accompli pendant l'intersession, la seconde et dernière session aura « *un rythme assuré, ininterrompu et plus rapide* »*.*
Cette seconde et dernière session aura tout le temps nécessaire pour approuver ce qui aura été élaboré par les commissions conciliaires (compte tenu des remarques, avis et suggestions envoyés par les évêques depuis leurs diocèses respectifs). Elle n'aura pas le temps de le modifier profondément : si telle était néanmoins sa volonté, il y aurait alors, pour la seconde fois, le risque d'une impasse, et un rebondissement.
\*\*\*
De la juridiction\
collégiale
Dans sa lettre aux Pères du Concile, écrite le jour de l'Épiphanie et publiée dans *L'Osservatore romano* du 8 février, le Saint Père rappelle entre autres la doctrine commune de l'Église et les principes du droit canon : le Concile reçoit son orientation générale du Pape qui l'a convoqué ; il sera nécessaire que le Pape sanctionne les décrets qui recevront de son autorité apostolique valeur et force de loi : « *Necessarium erit, ut quae in Concilio constituta fuerint, postremo a Summo Ecclesiae Pastore comprobentur*, E CUJUS APOSTOLICA AUCTORITATE TANDEM DECRETA OMNIA VIM LEGIS HAURIRE DEBEBUNT. » Il semble bien que le Saint Père ait voulu par là trancher la question disputée de la source de l'autorité dans la juridiction collégiale, ou du moins rappeler la doctrine tenue par l'Église à ce sujet. Large ou restreinte, rare ou fréquente, épisodique ou permanente, la « collégialité » des évêques ne tire pas d'elle-même son autorité.
32:72
Cette autorité -- qu'elle a, certes, aptitude à recevoir -- est celle qui lui est communiquée par le Souverain Pontife, et dans la mesure où elle lui est communiquée : mesure limitée dans le temps et limitée quant à l'objet sur lequel elle s'exerce ([^11]).
S'il en est bien ainsi, cela comporte des conséquences nécessaires, et d'ailleurs évidentes pour la juridiction, à chaque niveau, des divers collèges épiscopaux existants ou possibles, ainsi que nous l'avons laissé entrevoir ([^12]).
Du Pape Jean XXIII
C'était en 1961. Dans sa Lettre apostolique du 29 septembre, Jean XXIII recommandait la récitation et la méditation du Rosaire. Comme « complément à cette lettre apostolique », le Souverain Pontife y joignait « un petit essai de pieuses pensées pour chaque dizaine du Rosaire » : méditations et intentions de prière.
Le mystère que choisit Jean XXIII pour demander que l'intention de prière s'élevât vers le Pape est le premier des mystères douloureux, celui de l'Agonie.
Voici en quels termes ([^13]) :
« On se représente avec émotion le Sauveur à l'heure du suprême abandon : « Sa sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à terre » (Lc, XXII 44). Cela exprime la souffrance intime de l'âme, l'amertume extrême de la solitude, l'accablement du corps. L'agonie est déterminée par l'imminence de ce que Jésus voit bien clairement la passion qu'il doit subir.
« La scène de Gethsémani encourage l'effort de volonté pour accepter la souffrance : « Que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la vôtre » (Lc., XXII, 42). Paroles bouleversantes qui apprennent comment on souffre et couronnent les mérites éminents que l'on s'est acquis. Mais elles sont aussi un véritable réconfort intérieur pour *toutes les âmes qui endurent les peines les plus aiguës et mystérieuses*. Dans cette lumière, quels accents de confiance et de tendresse revêt la prière à Marie qui a éprouvé ces douleurs atroces en union avec son Fils !
33:72
« *L'intention de prière s'élève vers le Pape*, en considérant ses responsabilités universelles qui sont un objet de vive préoccupation pour son cœur. Il a cependant confiance dans la continuelle assistance promise par le Christ à son Vicaire ; *et il demande force et consolation pour ceux qui souffrent avec lui, ceux qui sont dans la tribulation et l'affliction*. »
\*\*\*
De l'enseignement\
de la théologie
La crise des études théologiques, la crise générale de la théologie dans le monde moderne, peut être analysée à partir de plusieurs points de vue qui ne sont d'ailleurs pas exclusifs les uns des autres. Voici l'un d'eux. C'est celui de l'histoire, donné par un historien, et il concerne la France. Mais ce point de vue est valable aussi, à différents degrés, pour d'autres pays.
Plusieurs chapitres de la *Vie de Mgr d'Hulst*, écrite par Mgr Baudrillart avant la guerre de 1914, montrent d'où et comment est venue cette crise contemporaine de la théologie. C'est un vieux livre, peu connu aujourd'hui. Il n'est pourtant pas inutile d'en parcourir, ou même, d'en méditer attentivement, les chapitres X, XI, XII, XIII, XIV et XV du tome premier ([^14]).
Au XIX^e^ siècle, les Facultés de théologie sont en France dans une situation lamentable :
« L'Empire avait bien, dans l'organisation de l'Université impériale, en 1808, fait une place à des Facultés de théologie (...). Elles n'étaient plus que l'ombre de celles qui existaient en 1789, et qui déjà n'apparaissaient elles-mêmes que comme des institutions vieillies et dépourvues d'activité scientifique. » (p. 279)
Le Premier Empire voulait en outre avoir complètement la main sur tout l'enseignement, y compris la théologie : c'est pourquoi « le Saint-Siège vit de très mauvais œil les nouvelles Facultés ». Mais « les évêques n'y tenaient pas davantage, et n'eurent point de peine à se laisser persuader par le Supérieur général de Saint-Sulpice qu'il était « de leur intérêt et de leur autorité de demeurer entièrement les maîtres de l'enseignement dans leurs séminaires, en ce sens qu'ils pussent destituer à leur gré les professeurs et régler seuls les objets de l'enseignement ». La destinée des Facultés officielles de théologie au XIX^e^ siècle était marquée d'avance en ces quelques lignes (...). Elles ne seront jamais que de plus ou moins brillantes « catéchèses » où un public lettré entendra disserter agréablement des choses de l'Église et de Dieu, elles ne deviendront pas un instrument de formation supérieure pour le clergé français. Et ce sera un malheur ; car, par la force des choses, dans les séminaires diocésains on inclinera toujours à se contenter des éléments indispensables à l'exercice du ministère paroissial. » (pp, 279-280)
34:72
Après la guerre de 1870 se pose la question de fonder en France des Universités catholiques. Quel en sera l'esprit, quelle en sera la méthode intellectuelle ? Mgr Baudrillart cite un article prophétique du P. Didon écrit à ce moment :
« Ce que redoutait le P. Didon, c'était que nos Universités ne fussent *la simple copie des Universités d'État,* soucieuses sans doute de respecter le dogme, mais sans autre originalité et sans esprit doctrinal infusé partout. « Dans les Universités que nous avons en vue, il n'y a de changé que le maître seul ; j'en conclus que ce sont des *Universités fondées et régies par des catholiques plutôt que des Universités catholiques proprement dites.* Ce qu'il nous importe de fonder, ce ne sont pas des succursales de l'Université d'État dirigées par -- des catholiques, mais des Universités catholiques vraiment dignes de ce nom. » Que (fallait-il) donc ? Une Université *éminemment théologique,* c'est-à-dire en premier lieu, une Université dont la pierre angulaire fût une Faculté de théologie dans laquelle seraient largement enseignées toutes les sciences de l'ordre divin ; c'est-à-dire, en second, lieu une Université dont tout l'enseignement fût dominé par la doctrine chrétienne, refît en la rajeunissant la synthèse doctrinale du XIII^e^ siècle et constituât la synthèse nouvelle de tout le savoir humain. Les Universités libres, concluait le P. Didon, sont la preuve la plus décisive que le catholique puisse donner aujourd'hui de sa vitalité. C'est dans ces foyers lumineux qu'il révélera sa doctrine souvent si peu connue de ceux-là mêmes qui la professent et la défendent. » (pp. 320-321)
\*\*\*
L'épiscopat français était incertain et divisé à suivre. « Les évêques hésitaient (...) sur la ligne de conduite. Beaucoup d'entre eux, et cela n'a rien de fort surprenant, ne se rendaient qu'imparfaitement compte de ce qu'est une Université et de ce qu'un tel corps exige comme maîtres, comme ressources, comme installations ; ils étaient portés à n'y voir qu'un plus grand séminaire ou qu'un plus grand collège. » (p. 322)
Le jeune évêque de Tarentaise, Mgr Turinaz, plus tard évêque de Nancy, voyait bien ce qui était en question :
« Pour lui comme pour le P. Didon, la raison majeure des nouvelles Universités, c'était la restauration, depuis si longtemps désirée, des hautes études catholiques, des sciences sacrées, de la théologie, de la philosophie, de l'exégèse, de l'histoire ecclésiastique ; mais comme toutes ces sciences sont aujourd'hui étroitement liées aux sciences profanes, il importait de les maintenir toutes en contact dans un établissement d'enseignement supérieur, afin qu'elles vécussent et se développassent en perpétuelle réaction les unes sur les autres.
35:72
« Ce qui manque évidemment au clergé français, disait Mgr Turinaz, ce n'est pas la science commune, la science qui peut suffire dans les travaux ordinaires du ministère pastoral, ce qui lui manque, c'est une science supérieure. Il faut multiplier sur cette terre de France les prêtres savants, les théologiens consommés (...). Ce que réclament en ce moment le clergé et les catholiques de France, c'est un enseignement vraiment supérieur, un enseignement dont la valeur, l'autorité, l'influence ne puissent être discutées, et qui fasse de nouveau apparaître au milieu de nous ces écoles illustres vers lesquelles accouraient autrefois les élèves de toutes les nations. » (pp. 322-323)
Mais la tendance prédominante dans l'épiscopat était différente :
« Les évêques se décidèrent à fonder plusieurs Universités et à les organiser *sur le modèle* des Facultés de l'État, *pour la même fin :* l'obtention des grades. » (p. 326)
\*\*\*
Question capitale, celle des FACULTÉS DE THÉOLOGIE :
« Rien de plus naturel et en apparence de plus simple que de constituer une Faculté de théologie dans une Université catholique. De fait la question était, surtout en France, beaucoup plus complexe (...).
« Une Faculté de théologie peut être *l'organe ordinaire de l'enseignement théologique*, le séminaire n'étant plus en ce cas que l'institution où se *donne la formation* sacerdotale et où se *répète l'enseignement reçu ailleurs.*
« La Faculté de théologie peut, au contraire, n'être destinée qu'à compléter, pour un certain nombre de sujets d'élite, l'enseignement du grand séminaire.
« De ces deux conceptions, la première est la plus ancienne, et elle est restée la conception romaine ; la seconde, plus récente, est celle qui prévaut en France (...).
« Dès lors la Faculté de théologie ou, pour mieux dire, les Facultés canoniques (théologie, droit canon, philosophie) uniquement vouées à l'enseignement supérieur, ne doivent-elles pas se borner à jouer par rapport aux séminaires le même rôle que les Facultés des lettres ou des sciences par rapport aux collèges d'enseignement secondaire ? Mais ici une difficulté se présente : il n'est ni juste ni possible d'assimiler les grands séminaires à de tels collèges. En effet, les jeunes gens entrent au grand séminaire après avoir terminé leurs études secondaires, qui ont duré de sept à dix ans ; on leur demande cinq ou six ans de grand séminaire, et ils parviennent ainsi à l'âge d'homme. Réclamer d'eux, d'une manière générale, qu'ils ajoutent deux, trois ou quatre ans de Faculté à des études déjà si prolongées, c'est risquer de les rebuter, voire de les irriter par cette interminable carrière de scolarité.
36:72
« Si l'on veut assurer la prospérité des Facultés canoniques, ne risque-t-on pas de décapiter les séminaires, en leur enlevant leur élite (...) ?
« Si, au contraire, on veut sauvegarder intégralement l'organisation des grands séminaires, le rôle des Facultés ne sera-t-il pas très réduit, et le nombre de leurs étudiants infime ?
« Ces objections se présentaient naturellement à l'esprit des évêques, lorsqu'ils se réunirent pour fonder les Universités catholiques. En outre, les Facultés de théologie de l'État existaient encore ; si elles exerçaient peu d'action sur la formation des clercs, cependant (...) elles remplissaient honorablement leur mission apologétique devant le grand public. Elles ne jouissaient point, il est vrai, de l'institution canonique ; mais, en ce moment même, elles cherchaient à l'obtenir du Saint-Siège, et le gouvernement négociait à cet effet. « Pourquoi, disait le doyen de la Sorbonne, Mgr Maret, créer à grands frais des Facultés autonomes, quand l'État offre de pourvoir à l'entretien de celles qui existent, en les transformant d'accord avec Rome ? » Et ce raisonnement ne paraissait pas sans force à bon nombre d'évêques. La plupart d'entre eux craignaient surtout de nuire à leurs séminaires diocésains (...). C'est ce qui explique qu'en 1875 ils aient, en si grand nombre, paru borner leurs ambitions à faire des Universités catholiques la simple continuation des collèges chrétiens pour les laïques et les aspirants aux grades, remettant à d'autres temps l'institution des Facultés de théologie.
« Mais Rome ne l'entendait pas ainsi. A Rome on estime que le premier devoir d'une Université catholique est d'enseigner les sciences sacrées et de faire profiter de cet enseignement tous les clercs qui y sont aptes. On juge en outre que, si une Université n'a pas à sa tête un corps chargé d'enseigner la doctrine et de veiller sur celle des autres Facultés, cette Université sera fatalement exposée à beaucoup d'écarts. Elle pourra bien être un agrégat d'hommes savants et croyants ; l'esprit du christianisme, la vie catholique n'y circulera pas de manière à tout animer du haut en bas. Voilà pourquoi le Saint-Siège fait de l'existence d'une Faculté de théologie la condition sine qua non de l'institution canonique d'une Université. Dès, le mois de décembre 1875, le cardinal-préfet de la Congrégation des études le rappelait par une lettre catégorique aux évêques français : « Une Université sans Faculté de théologie, disait le document romain, serait un corps sans tête. »
37:72
« Parmi les évêques, il en était d'ailleurs quelques-uns qui sentaient l'importance, pour le progrès des études sacrées, de la création de ces Facultés de théologie, dont l'enseignement serait supérieur à l'enseignement moyen qui demeure, par la force des choses, celui des séminaires. De ce nombre étaient le cardinal Régnier, à Cambrai ; le cardinal Pie, à Poitiers, tous deux résolus à se mettre à l'œuvre sans retard ; et, parmi les fondateurs de l'Université de Paris, le coadjuteur, Mgr Richard, l'évêque de Saint-Brieuc, Mgr David ; et le futur évêque de Nancy, Mgr Turinaz.
« Sans ces foyers de haute culture, comment, se disaient-ils, assurer aux professeurs des grands séminaires une formation adéquate ? Comment fournir à l'Église les spécialistes capables de réfuter les savants qui attaquent la doctrine dans ses sources philosophiques et historiques ? Comment même procurer à chaque diocèse l'élite intellectuelle qu'il faut, à tout clergé, dans un temps où l'étude et le savoir sont si privés et si répandus ? A supposer que chaque évêque voulût transformer son séminaire en une petite Faculté, comment le pourrait-il ? Trop de professeurs et trop, de chaires sont aujourd'hui nécessaires, et on ne compte en chaque matière qu'un petit nombre de maîtres éminents (...).
« Au printemps de 1877, Mgr Richard se rendit à Rome et traita la question avec le cardinal Martinelli, préfet de la Congrégation des études, et le secrétaire, Mgr Czacki. Le cardinal Guibert, de son côté, profita d'un voyage à Rome, à l'occasion d'un Consistoire tenu en juin, pour présenter à la Congrégation et au Saint Père les raisons qui lui faisaient désirer de retarder l'institution de la Faculté de théologie. De guerre lasse, Pie IX finit par lui dire : « Nous tenons beaucoup à cette Faculté ; mais, après tout, vous êtes sur les lieux, vous êtes à même de voir ce qui presse le plus et ce qui est possible. » La Congrégation n'en invita pas moins les évêques à vaincre les difficultés exposées, et cela en termes si pressants que l'assemblée générale des 25 et 26 juillet 1877 vota à l'unanimité la résolution suivante : « La commission exécutive devra présenter à la prochaine assemblée générale un projet d'école de théologie. » (...)
« Qu'il fallût aboutir à quelque chose pour répondre au désir de Rome, cela paraissait évident (...). Le cardinal Guibert rappela les raisons qui avaient fait temporiser jusqu'alors, et l'archevêque de Sens tira la conclusion de ces paroles en disant que ni la situation financière de l'Université, ni les événements politiques, ne permettaient quelque fondation nouvelle que ce fût. Plusieurs évêques se montrèrent même tout prêts à renoncer à l'institution canonique, ajoutant que « cette institution serait mal vue du gouvernement » (...).
« Le cardinal Guibert coupa court à la discussion, il fit décider que les membres de l'assemblée emporteraient chez eux le projet de statuts, l'annoteraient et adresseraient leurs observations à une commission qui fut nommée sur-le-champ (...).
« De là sortit un projet que le coadjuteur porta lui-même à Rome, avec tout le dossier de l'affaire, au mois de juillet 1878.
38:72
« Devant l'insistance des évêques français, le Saint-Siège consentit, bien qu'à contre-cœur, à accepter le principe qui servait de base à ce projet, à savoir que les cours diocésains seraient maintenus dans leur intégrité ; mais il estima que la règle avait été formulée de façon trop absolue, et il exigea que les évêques gardassent la liberté d'envoyer, quand et comme ils le voudraient, leurs sujets suivre les cours de l'Université. En conséquence on devait, en quatre ans, enseigner tous les grands traités de la théologie (...).
« Le 31 juillet 1878, Mgr Richard présenta sur tous ces points au conseil supérieur des évêques un rapport fort étendu (...).
« A l'évêque d'Évreux qui posait cette judicieuse question :
« *Comment la philosophie prépare-t-elle à la théologie, si les deux enseignements sont donnés par des professeurs appartenant à des écoles différentes ?* », le coadjuteur répondit -- et dans cette réponse il faut reconnaître l'inspiration de l'abbé d'Hulst, car c'était l'une de ses idées les plus familières -- que « la philosophie serait surtout enseignée en vue de relier entre elles les études scientifiques ». Il ajouta que les jeunes gens qui viendraient à l'Université « ayant déjà suivi les cours du séminaire ne recommenceraient guère leurs études philosophiques ». On ne saurait se le dissimuler, *cette réponse contenait en germe les raisons qui expliquent que la Faculté de philosophie ait si longtemps végété* » (pp. 36-371).
\*\*\*
La Faculté de théologie ne fut pas moins gênée dans sa croissance qu'elle ne l'avait été dans sa naissance (...) Un conflit avait éclaté, dans le courant de 1880, entre l'archevêché de Cambrai et la Faculté de théologie de Lille, précisément à l'occasion du recrutement des étudiants. L'affaire avait été portée à Rome qui, en juin 1881, avait donné raison à la Faculté. L'archevêque de Cambrai et l'évêque d'Arras, protecteurs de l'Université de Lille, avaient été invités par le Saint-Siège à envoyer chaque année aux Facultés de philosophie et de théologie un nombre suffisant d'étudiants, et cela *au terme de leurs études secondaires ;* ils devaient en même temps se préparer aux saints ordres dans le séminaire universitaire, sans qu'il leur fût besoin de passer par le séminaire diocésain. La Congrégation des études avait non seulement adopté les conclusions de la Faculté, mais même les motifs qu'elle avait fait valoir, entre lesquels figuraient certaines critiques dirigées contre l'enseignement des grands séminaires.
« Divers indices permettaient de penser que la Congrégation étendrait à toutes les Universités catholiques le Principe posé à Lille. A Lyon et à Paris, on s'en montra fort ému. Mgr d'Hulst reçut mission de se rendre à Rome (juin 1882) afin d'obtenir qu'aucune résolution n'y fût prise avant que les évêques fondateurs n'eussent de nouveau fait valoir leurs raisons (...).
39:72
A son retour, en juillet, Mgr d'Hulst présenta son rapport au conseil supérieur des évêques ; il concluait au maintien de l'enseignement à deux degrés, pourvu que (...) les sujets qui le voudraient pussent réellement faire à la Faculté leurs études entières. Système de conciliation qui avait déjà été imposé par Rome comme un minimum, mais que certains évêques continuaient à déclarer impraticable (...). » (pp. 431-432)
Il eût fallu au moins, écrivait Mgr Baudrillart, « que les évêques consentissent à envoyer à la Faculté un nombre suffisant de sujets au sortir du grand séminaire. Et là on se heurtait aux inconvénients de la longueur des études et des exigences du service ecclésiastique dans les diocèses. *C'est pourquoi, pratiquement, Rome avait raison :* toute l'histoire de la Faculté de théologie de Paris l'a prouvé, elle n'a jamais eu qu'une clientèle peu nombreuse et hétéroclite.
« Rome avait raison. Rome céda pourtant. Elle ne voulait pas aller contre le vœu des évêques français, vœu renouvelé par l'assemblée de janvier 1883 et transmis au préfet de la Congrégation des études par les cardinaux Guibert et de Bonnechose qui profitèrent de l'occasion pour faire l'apologie de l'enseignement des séminaires diocésains (...). En 1887, l'archevêque de Paris, Mgr Richard, put constater que dans un acte émané de la Sacrée Congrégation le système de l'enseignement à deux degrés n'était plus combattu... » (p. 434).
« Rome avait son type d'Université, où dominait et de beaucoup l'enseignement de la philosophie, de la théologie, du droit canon (...) Rome se demandait si la doctrine ne souffrirait pas de *cette prédominance donnée* (en France) *à l'histoire et à la critique ;* si la philosophie et la théologie ne perdraient pas, dans l'esprit des catholiques et du clergé lui-même, le rang auquel elles ont droit. » (pp. 435-436).
« La vraie pensée de Léon XIII, disait alors Mgr Richard, est de restaurer la *philosophie* thomiste et d'en faire *la base* de l'enseignement *théologique.* » (p. 436)
Beaucoup de choses ont changé depuis lors. Cette histoire ancienne que nous venons de relire est bien entendu l'histoire d'un autre temps. Et pourtant l'histoire d'un autre temps peut contribuer parfois à éclairer le nôtre.
\*\*\*
D'une formation\
intellectuelle
Si l'on considère la formation actuelle du clergé et du laïcat, on remarque tout d'abord, comme il est normal, un grand soin apporté à la formation spirituelle ; mais aussi un grand désordre ou une grande négligence dans la formation intellectuelle.
\*\*\*
40:72
Considéré dans son ensemble institutionnel, et sauf exceptions, l'enseignement catholique enseigne *la* théologie catholique ; mais il enseigne *quelles* philosophies ? Il enseigne, quand il l'enseigne, une théologie certaine, mais sans bases philosophiques assurées.
Bien entendu, l'Église ne va pas jusqu'à imposer, comme partie intégrante de la foi, l'adoption d'un système philosophique à l'exclusion des autres. Mais elle préfère qu'au stade de la formation intellectuelle, la philosophie thomiste soit la base de la théologie. Or on s'efforce trop souvent d'enseigner la théologie de saint Thomas, quand on l'enseigne, en mettant sa philosophie entre parenthèses : c'est le meilleur moyen de vider une pensée théologique de sa substance, de sa vie, et de la réduire à un formulaire squelettique.
Détail remarquable : il existe des traductions très accessibles et abondamment commentées de la *Somme théologique.* Il n'en existe pas des œuvres philosophiques de saint Thomas (à part celle du *De ente et essentia* et celle du *De Regno*)*.*
De la vie de l'esprit\
dans l'enseignement\
du thomisme
Autre point de vue. Il existe d'excellents docteurs thomistes : excellents par leur érudition précise et sûre, par leur connaissance des grands textes théologiques, par l'interprétation savante qu'ils en donnent. Mais beaucoup d'entre eux deviennent radicalement dissolvants dès qu'ils touchent terre. Quand ils abordent le concret, ils ruinent ce qu'ils ont établi dans la haute et sereine sphère où est installée leur entreprise d'usinage des concepts.
En face de livres qu'ils tiennent, au regard de leur théologie morale, pour immoraux, les voici tout à fait intimidés si ces livres prétendent se réclamer de la science. Ils considèrent en bloc ce qui se réclame de la « science » comme assurément « irréversible » et trouvent que le plus important *serait --* pieux optatif -- d'en *assainir le climat.*
Cette attitude est pratiquement étendue à tout. L'expansion du socialisme est sans doute ambiguë : mais elle est irréversible, et le plus important serait d'en assainir le climat. En attendant je vais vous faire un cours parfaitement orthodoxe sur la notion de justice, abstraitement considérée.
41:72
L'expansion du planning familial est sans doute ambiguë mais c'est irréversible et le plus important serait d'en assainir le climat. Cependant je vais vous faire un cours pleinement orthodoxe sur le sacrement de mariage.
Laissez tout courir -- teilhardisme, socialisme, érotisme. Il serait important d'en assainir le climat. Mais ne vous y opposez pas de front -- c'est irréversible.
Une pensée qui se résout en une telle dissolution, en une telle désintégration au moment de prendre concrètement position, est une pensée sans poids et sans vie. Elle ne tire pas à conséquence pratique. Elle est comme morte.
\*\*\*
Nous avons nous-mêmes suivi de ces cours orthodoxes dans l'abstrait, et néanmoins cet usinage de concepts a pour nous tiré à conséquence pratique, parce que nous l'avons retraduit nous-mêmes au niveau de la vie quotidienne ; nous avons opéré pour nous-mêmes cet *aggiornamento.* Et nous sommes reconnaissants à ces docteurs thomistes de leur érudition exacte et de leur orthodoxie théorique. Mais nous constatons chaque jour qu'ils ne « mordent » pas sur la plupart de leurs élèves -- leur enseignement ne *prend* pas, « ça ne prend pas comme un mordant prend ou ne prend pas sur un vernis », ainsi que s'exprimait Péguy dans *Notre jeunesse.* Comment la plupart des élèves prendraient-ils au sérieux et voudraient-ils traduire concrètement la leçon orthodoxe de l'usinage à concepts, quand le maître qui les enseigne leur dit en substance : *Le développement des aberrations est irréversible, le plus important serait d'en assainir le climat.*
\*\*\*
Une certaine théologie parfaitement thomiste et très méritoire croit devoir, d'autre part, emprunter un langage ahurissant, un langage énormément bouffon, du moment qu'il est celui d'un scientisme en vogue. Donner comme remarque frappante et admirable, parce que « scientifique », une assertion telle que : « *L'organe sexuel principal de l'homme est son cerveau* »*,* c'est une bouffonnerie. Vanter un auteur parce que *scientifiquement* il « fait remarquer que si l'homme et la femme sont sexués... toutes leurs activités ne sont pas pour autant *sexuelles* »*,* c'est simplement prudhommesque ; il aurait donc fallu attendre un maître en théologie sacrée du XX^e^ siècle pour authentifier ce progrès de la science, cette découverte inouïe -- que labourer un champ ou enseigner les mathématiques ne sont pas des activités sexuelles...
\*\*\*
42:72
On s'étonne que l'enseignement de la doctrine thomiste, fait pourtant -- parfois -- par les meilleurs spécialistes, paraisse frappé d'infécondité. Avec un tel langage et une telle pédagogie, c'est le contraire qui serait étonnant.
Cette érudition et cette science si précieuse resteront infécondes aussi longtemps qu'elles ne seront pas capables de montrer par l'exemple, et en langage clair, comment la doctrine inspire des attitudes pratiques dans la vie individuelle et sociale de tous les jours. Face à l'immoralité, à l'erreur, aux idéologies perverses, aux crimes, aux impostures, le docteur thomiste doit parler net, -- sans quoi son enseignement abstrait sera tenu par ses élèves pour un luxe bizarre et inutile.
\*\*\*
Le P. Fessard a naguère attaqué les docteurs thomistes d'une manière qui appellerait bien des observations philosophiques, Mais plusieurs auteurs d'*Itinéraires* ont eu raison de remarquer ce qu'il y avait de très fort dans son livre : le constat de la carence, pendant presque un demi-siècle, de la plupart des docteurs thomistes contemporains en face du communisme. Sur le communisme, ils n'avaient donc rien à dire ! Ils ont fait des cours sur le temporel et le spirituel, sur les droits de l'homme, sur la justice et la charité, etc., sans se soucier de ce qui se passe tous les jours sous leurs yeux ; sans montrer à leurs élèves comment les principes se traduisent en actes, en refus, en attitudes dans la vie quotidienne. D'une manière plus générale, ils vivent *dans un monde abstrait qui n'est pas la vraie abstraction *: c'est un monde d'éditions, de recensions bibliographiques, d'auteurs en vogue pour leur « modernité » et leur « esprit scientifique », un monde d'enquêtes statistiques et de modes intellectuelles. C'est un monde qui n'est ni celui de la vie quotidienne, ni celui de la vérité universelle, ni celui de leurs rapports. C'est un monde d' « intellectuels » au sens péjoratif du terme. La doctrine thomiste qu'ils enseignent défend savamment, et à juste titre, la valeur épistémologique du « sens commun » : mais le sens commun n'est plus pour eux qu'un sujet de cours, chapitre de la critique de la connaissance, ils ont eux-mêmes perdu tout contact vivant avec le sens commun, avec les réalités quotidiennes, avec le monde de la nature et même, souvent, avec le droit naturel. Ils sont les archivistes du thomisme ; sortis de leurs archives, ils béent comme les plus badauds des naïfs devant n'importe quel prestidigitateur du bonneteau idéologique et scientiste contemporain. Ils ne laisseront sans doute pas falsifier leurs archives, qui sont en ordre et bien tenues, mais cela ne suffit pas à faire de l'enseignement du thomisme une pensée vivante.
\*\*\*
43:72
La question du communisme\
silencieusement présente\
au Concile
Il a été rappelé dans cette revue quelle est la personnalité de Mgr Nicodème, l'un des membres les plus en vue du noyau dirigeant du Patriarcat de Moscou, commis-voyageur et diplomate très efficace du pouvoir soviétique ([^15]). C'est Mgr Nicodème qui avait publiquement posé les conditions soviétiques à l'envoi au Concile d'observateurs du Patriarcat : qu'il n'y ait pas de «* déclarations hostiles contre le pays que nous aimons *» ([^16]). On sait que, pour Mgr Nicodème, toute protestation contre les crimes et la tyrannie du communisme est considérée comme hostile à son « pays » et insupportable pour son « patriotisme ».
*France nouvelle,* l'hebdomadaire central du Parti communiste français, a publié sur le Concile plusieurs articles importants dans son numéro du 16 au 22 janvier 1963. Voici comment y est présentée la même question (p. 15)
« Parce que le système socialiste mondial manifeste d'une façon incontestable sa supériorité et qu'il est fort de l'approbation de centaines et de centaines de millions d'hommes, l'Église ne peut plus se satisfaire de l'anticommunisme grossier. *Elle a même pris l'engagement, à l'occasion de son dialogue avec l'Église orthodoxe russe, qu'il n'y aurait pas dans le Concile d'attaque directe contre le régime communiste*. »
Ailleurs dans le même journal, et un peu partout dans la propagande communiste au sujet du Concile, la même formule est « répétée, comme s'il s'agissait de la clause littérale d'un accord explicite qui aurait été formellement conclu «* Pas d'attaques directes contre le régime communiste *».
Il est remarquable que cela soit dit et répété ouvertement sans susciter -- du moins apparemment -- aucune émotion. Supposons qu'une Église protestante américaine ait publiquement posé comme condition à l'envoi d'observateurs : *pas d'attaques directes contre le style de vie américain et le régime capitaliste*. Supposons qu'une propagande se soit ensuite vantée d'avoir obtenu un engagement à ce sujet. Cela ferait un beau tapage dans la presse catholique.
44:72
Et un tapage encore plus grand si le « style de vie » américain et le « capitalisme » avaient été LES SEULS à réclamer et à prétendre avoir obtenu une faveur aussi énorme, aussi exclusive, aussi limitative de la liberté du Concile.
En face des affirmations communistes, on s'est tenu enfermé dans une grande discrétion. Il y a eu seulement un entrefilet en page 5 de *La Croix* du 15 février :
« Le journal *Le Lorrain* du 9 février publie le compte rendu d'une conférence faite aux journalistes par Mgr Schmitt. Des précisions intéressantes ont été apportées par l'évêque de Metz sur les antécédents de la présence à Rome d'observateurs de l'Église orthodoxe russe :
« *C'est à Metz que le cardinal Tisserant a rencontré Mgr Nicodème, archevêque chargé des affaires étrangères de l'Église russe, et c'est là que fut préparé le message que Mgr Willebrands a porté à Moscou. Mgr Nicodème qui était venu à Paris dans la première quinzaine du mois d'août, avait en effet manifesté le désir de rencontrer le cardinal Tisserant. La rencontre eut lieu chez M. l'abbé Lagarde, aumônier des Petites Sœurs des Pauvres aux Bordes, qui s'est toujours attaché aux problèmes internationaux. A la suite de cet entretien, Mgr Nicodème accepta que quelqu'un se rende à Moscou pour porter une invitation*, A CONDITION QUE SOIENT DONNÉES DES GARANTIES EN CE QUI CONCERNE L'ATTITUDE APOLITIQUE DU CONCILE. »
Cela n'est pas précisément un démenti aux affirmations communistes. L'existence de « garanties » paraît plutôt confirmée. La formule : «* à condition que soient données des garanties en ce qui concerne l'attitude apolitique du Concile *» est assez obscure et risque d'être équivoque. En un sens l'Église, sa doctrine, ses Conciles sont effectivement « apolitiques », et le proclament assez haut, et assez constamment. En un autre sens, l'Église professe une *morale* politique, et cette morale condamne *directement* le régime communiste. Il est difficilement concevable que l'Église puisse renoncer à toute morale politique. Et il est impossible qu'une morale politique se mette tout d'un coup à être neutre ou indifférente en face du communisme.
Au sens -- légitime, consistant, certain -- où l'Église est « apolitique », l'Encyclique *Divini Redemptoris* est une Encyclique « apolitique ». C'est une Encyclique religieuse et morale. Il est douteux que Mgr Nicodème ait exigé des « garanties » seulement pour un « apolitisme » de cette sorte. Il est dommage qu'on laisse courir l'affirmation, non pas chuchotée, mais proclamée, que l'Église a pris l'engagement qu'il n'y aurait «* pas d'attaques directes contre le régime communiste *».
45:72
Bien sûr, on peut jouer sur les mots : l'Église en effet n' « *attaque* » jamais rien ni personne. Elle *défend* les droits naturels et surnaturels de la personne humaine. Mais ce n'est pas une telle distinction qui est susceptible de contenter le noyau dirigeant soviétique du Patriarcat de Moscou.
\*\*\*
On comprend aisément la manœuvre soviétique. Elle voudrait compromettre et discréditer l'Église. Elle voudrait que l'Église s'alignât sur cette tendance dite « progressiste » qui, au nom de la dénonciation de l'injustice, est farouchement militante de tous les « anti » : anti-capitalisme, anti-colonialisme, anti-paternalisme, anti-corporatisme, anti-intégrisme, etc., etc., -- *de tous les* « *anti* » *sauf un seul :* pas d'anti-communisme.
Dans leur initial Message au monde, les Pères du Concile ont solennellement affirmé qu'il *est du rôle de l'Église de dénoncer les injustices criantes.* Comment l'Église le pourrait-elle si, ce faisant, *elle se taisait sur les injustices* LES PLUS *criantes du monde contemporain ?* si elle se taisait sur L'EXPLOITATION DE L'HOMME PAR L'HOMME la plus perfectionnée qui ait jamais existé, et qui est celle du régime communiste ? Elle y perdrait toute autorité morale auprès des incroyants de bonne volonté. Elle jetterait le trouble dans l'âme de ses propres fidèles. Cela est absolument impossible et cela ne sera pas. Quelques églises locales ont pu parfois, sous l'influence de diverses causes, être enténébrées par ce silence unilatéral et systématique sur la plus grande de toutes les injustices contemporaines. Il peut toujours y avoir, il y a souvent eu dans l'histoire de l'Église, quelques membres du corps ecclésial, quelques églises locales provisoirement plus ou moins malades. L'Église universelle réunie en Concile, c'est autre chose.
Mais les communistes, pour ruiner l'influence morale de l'Église dans le monde actuel, veulent témérairement faire croire que l'engagement aurait été effectivement pris : « *Pas d'attaques directes contre le régime communiste* ».
\*\*\*
Le Père Werenfried van Straaten écrit en février 1963 dans son *Bulletin d'aide à l'Église de l'Est :*
« Environ 60 évêques de l'Église persécutée étaient présents au Concile. Plusieurs d'entre eux étaient l'objet d'une pression inhumaine. J'ai vu des évêques s'attrouper comme des petits oiseaux timides, redoutant toute conversation et craignant les surveillants que le gouvernement leur avait imposés comme « secrétaires ».
46:72
Leurs lèvres demeuraient closes mais leur silence était une accusation terrible. Notre silence serait une trahison. Cela me fut affirmé par nombre d'entre eux. Ils m'ont conjuré de continuer à prêcher la passion de l'Église persécutée. Ils m'ont assuré que leurs fidèles désespérés seraient choqués si nous ne criions pas du haut des toits la vérité sur le communisme. Ils m'ont supplié de combattre la dangereuse illusion d'un compromis avec le démon. Les larmes aux yeux, ils m'ont demandé de vous remercier pour vos prières et pour votre appui matériel et moral. Je leur ai solennellement promis que nous ne les abandonnerions pas. »
A ces lignes, il n'est besoin d'ajouter aucun commentaire.
Mais quelques précisions.
Le P. Werenfried, âgé de cinquante ans, est le directeur de l'*Aide à l'Église de l'Est.* Depuis quinze ans il anime cette œuvre internationale. Il a plusieurs fois visité au péril de sa vie les Églises du Silence. L'adresse de son œuvre est : Abbaye de Tongerio, Anvers, Belgique. En Suisse *Aide à l'Église de l'Est,* case postale 902, Lucerne. En France *Aide aux prêtres réfugiés*, 181, rue de la Pompe, Paris XVI^e^ (C.C.P. Paris 13.161.25). On s'abonne à son Bulletin pour 2 F français, pour 2 F suisses, pour 20 F belges.
PEREGRINUS.
*Annexe*
### Les deux versions du discours du 11 octobre
Nous avons fait connaître à nos lecteurs les différentes versions existantes d'un passage capital du discours prononcé par le Saint-Père à l'ouverture du Concile, le 11 octobre 1962 : voir *Itinéraires,* numéro 68, éditorial ; et numéro 70, pages 100-105. ([^17])
47:72
Un fait nouveau est survenu avec le discours du Saint Père aux Cardinaux, le 23 décembre 1962. Nous avons attendu pour en parler que ce discours ait été publié aux *Acta :* il a paru dans le numéro daté du 30 janvier 1963, qui est arrivé aux abonnés à la fin du mois de février.
Pour faire le point de la question, nous publions à nouveau ici les différentes versions existantes.
Le discours du 11 octobre 1962 avait été prononcé en latin. Le texte parut dans *L'Osservatore romano* du 12 octobre et dans les *Acta* du 26 novembre 1962. Le passage en question fut à nouveau cité, toujours en latin, dans l'*Ordo* édicté par le Saint Père pour l'activité conciliaire pendant l'intersession et remis aux Pères du Concile à la fin de la première session. Ces trois reproductions du même texte latin sont rigoureusement identiques les unes aux autres :
« Neque opus nostrum quasi ad finem primarium, eo spectat, ut de quibusdam capitibus prœcipuis doctrinae ecclesiasticæ disceptetur, atque adeo fusius repetantur ea, quæ Patres ac theologi veteres et recentiores tradiderunt, et quæ a vobis non ignorari sed in mentibus vestris inhærere merito putamus. Etenim ad hujusmodi tantum disputationes habendas non opus erat, ut Concilium Œcumenicum indiceretur. Verumtamen in prœsenti oportet ut universa doctrina christiana, nulla parte inde detracta, his temporibus nostris ab omnibus accipiatur novo studio, mentibus serenis atque pacatis, tradita accurata illa ratione verba concipiendi et in formam redigendi, quæ ex actis Concilil Tridentini et Vaticanî Primi prsesertim elucet ; oportet ut, quemadmodum cuncti sinceri rei christianæ, catholicæ, apostolicæ fautores véhementer exoptant, eadem doctrina amplius et altius cognoscatur eaque plenius animi imbuantur atque formentur ; oportet ut hæc doctrina certa et immutabilis, cui fidele obsequium est præstandum ea ratione pervestigetur et exponatur, quam tempora postulant nostra. Est enim aliud ipsum depositum Fidei, seu veritates, quæ veneranda doctrina nostra continentur, aliud modus, quo eædem enuntiantur, eodem, tamen sensu eademque sententia. Huic quippe modo plurimum tribuendum erit et patienter, si opus fuerit, in eo elaborandum ; scilicet eæ inducendæ erunt rationes res exponendi, quæ cum magisterio, cujus indoles preesertim pastoralis est, magis congruant. »
Nous avions compris que cela voulait dire, en français :
« Notre tâche n'a pas non plus pour premier objet de discuter de certains articles fondamentaux de la doctrine de l'Église, et ainsi de répéter plus abondamment ce que les Pères et les théologiens anciens et récents nous ont transmis : cela, Nous pensons que vous ne l'ignorez pas, mais que vous l'avez fixé dans l'esprit.
48:72
En effet, pour de telles discussions, un Concile Œcuménique n'était pas nécessaire. Mais au contraire ce qu'il faut actuellement, c'est que toute la doctrine chrétienne, sans en trahir aucune partie, soit reçue par tous les hommes d'aujourd'hui avec une nouvelle ardeur à l'étude, dans un esprit de sérénité et de paix : doctrine transmise avec cette soigneuse précision des concepts et des termes qui brille particulièrement dans les Actes du Concile de Trente et du Premier Concile du Vatican. Il faut, comme le souhaitent ardemment tous les sincères militants de la réalité chrétienne, catholique, apostolique, que la même doctrine soit connue plus largement et plus profondément, et que les esprits en soient plus pleinement imprégnés et formés. Il faut que cette doctrine certaine et immuable, à laquelle on doit une fidèle soumission, soit exposée et étudiée selon la méthode postulée par les circonstances actuelles. En effet c'est une chose que le dépôt de la Foi, c'est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine, et c'est autre chose que la manié de les énoncer en conservant le même sens et la même pensée. C'est à cette manière de s'exprimer qu'il faudra travailler beaucoup et avec patience s'il en est besoin ; c'est-à-dire qu'il faudra mettre en œuvre les méthodes d'exposition qui conviennent le mieux à un magistère dont la nature est principalement pastorale. »
Voici au demeurant la traduction française, substantiellement identique à la nôtre, qui avait été établie par la *Documentation catholique* du 4 novembre 1962 :
« Nous n'avons pas non plus comme premier but de discuter de certains chapitres fondamentaux de la doctrine de l'Église, et donc de répéter plus abondamment ce que les Pères et les théologiens anciens et modernes ont déjà dit. Cette doctrine, Nous le pensons, vous ne l'ignorez pas et elle est gravée dans vos esprits.
En effet, s'il s'était agi uniquement de discussions de cette sorte, il n'aurait pas été besoin de réunir un Concile œcuménique. Ce qui est nécessaire aujourd'hui, c'est l'adhésion de tous, dans un amour renouvelé, dans la paix et la sérénité, à toute la doctrine chrétienne dans sa plénitude, transmise avec cette précision de termes et de concepts qui a fait la gloire particulièrement du Concile de Trente et du premier Concile du Vatican.
49:72
Il faut que, répondant au vif désir de tous ceux qui sont sincèrement attachés à tout ce qui est chrétien, catholique et apostolique, cette doctrine soit plus largement et hautement connue, que les âmes soient plus profondément imprégnées d'elle, transformées par elle. Il faut que cette doctrine certaine et immuable, qui doit être respectée fidèlement, soit approfondie et présentée de la façon qui répond aux exigences de notre époque. En effet, autre est le dépôt lui-même de la foi, c'est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine, et autre est la forme sous laquelle ces vérités sont énoncées en leur conservant toutefois le même sens et la même portée. Il faudra attacher beaucoup d'importance à cette forme et travailler patiemment s'il le faut à son élaboration ; et on devra recourir à une façon de présenter qui correspond mieux à un enseignement de caractère surtout pastoral. »
Mais dès le 11 octobre, des traductions notamment italienne et française étaient distribuées à Rome ([^18]) ; traductions qui, à notre avis, et selon la remarque faite par la *Documentation catholique* elle-même ([^19]), *différaient notablement, sur plusieurs points, du texte latin officiel qui a été prononcé par le Pape.*
La traduction italienne parut dans *L'Osservatore romano*, à la suite du texte latin, le 12 octobre. La traduction française est apparemment établie sur la traduction italienne, elle a été reproduite par la plupart des journaux français, et notamment par *La Croix* du 16 octobre ; elle s'exprime ainsi :
« L'objet essentiel de ce Concile n'est donc pas une discussion sur tel ou tel article de doctrine fondamentale de l'Église, discussion qui reprendrait largement l'enseignement des Pères et des théologiens anciens et modernes ; celui-ci est toujours supposé assez présent et familier aux esprits.
Pour pareille reprise on n'avait pas besoin d'un Concile. Mais de l'adhésion renouvelée, dans la sérénité et le calme, à tout l'enseignement de l'Église dans sa plénitude et sa précision, tel qu'il continue de briller dans les actes conciliaires de Trente à Vatican 1^er^, l'esprit chrétien, catholique et apostolique, dans le monde entier, attend une nette avance dans le sens de la pénétration de la doctrine et de la formation des consciences, en correspondance plus parfaite avec la fidélité professée envers la doctrine authentique, celle-ci étant d'ailleurs étudiée et exposée suivant les méthodes de recherche et de présentation dont use la pensée moderne.
50:72
Autre est la substance de la doctrine antique contenue dans le dépôt de la foi, autre la formulation dont on la revêt, en se réglant pour les formes et les proportions, sur les besoins d'un magistère et d'un style surtout pastoral. »
On voit donc en quoi consistent les « différences notables ». Nous les avons commentées, d'ailleurs non exhaustivement, dans nos précédents numéros, nous n'y revenons pas.
\*\*\*
Quel était notre point de vue ?
Celui-ci : premièrement, le texte latin est le seul officiel. Secondement, il était le seul *existant* réellement. Il s'agit en effet non point d'un document écrit pouvant avoir diverses versions simultanées en différentes langues, mais d'un *discours prononcé :* les seules paroles de ce discours qui *existent* sont donc celles qui ont été *dites,* c'est-à-dire les paroles latines.
On peut faire l'hypothèse soit d'un « lapsus » oral, soit d'une erreur dans la première transcription du discours. Mais en ce cas, le texte est corrigé pour sa publication, plusieurs jours ou même plusieurs semaines plus tard, aux *Acta* : il y a des précédents. Or aucune correction n'est intervenue ; c'est bien le même texte qui a paru aux *Acta* et qui ultérieurement a été inséré dans l'*Ordo* déjà mentionné.
Dans ces conditions, il nous parut nécessaire de nous attacher à la version authentique, exacte, précise, du discours du Saint Père, et de la faire connaître à nos lecteurs.
\*\*\*
Mais voici le fait nouveau.
Le 23 décembre 1962, le Saint Père déclare, en italien, dans son discours en réponse aux vœux du Sacré-Collège ([^20]) :
« Il punctum saliens -- dicevamo in quel discorso di apertura solenne del Concilio. -- non è, quindi la discussione di questo o quel tema della dottrina fondamentale della Chiesa, in ripetizione diffusa dell'insegnamento dei Padri e dei Teologi antichi e moderni, quale si suppone debba essere già ben presente e familiare allo spirito. Per questo in verità non occorreva un concilio.
51:72
Dalla rinnovata, serena e tranquilla adesione a tutto l'insegnamento della Chiesa nella sua interezza e precisione, cosi come ancora splende negli atti conciliari da Trento al Vaticano I, lo spirito cristiano, cattolico ed apostolico del mondo intero attende un balzo innanzi verso una penetrazione dottrinale e una formazione più vive delle coscienze, in perfetta fedeltà alla autentica dottrina ; ma questa studiata ed esposta attraverso le forme della indagine e della formulazione letteraria del pensiero moderno... tutto misurando nelle forme e proporzioni di un magistero a carattere prevalentemente pastorale (cfr. *L'Osservatore romano,* 12 ottobre 1962, p. 3). »
La *Documentation catholique* du 20 janvier 1963 en donne (col. 101) la traduction suivante :
« *L'objet essentiel* -- disions-Nous dans ce discours d'ouverture solennelle du Concile -- n'est donc pas une discussion sur tel ou tel article de la doctrine fondamentale de l'Église, discussion qui reprendrait largement l'enseignement des Pères et des théologiens anciens et modernes ; celui-ci est toujours supposé assez présent et familier aux esprits. Pour pareille entreprise, en vérité, on n'avait pas besoin d'un Concile. Mais de l'adhésion renouvelée, dans la sérénité et le calme, à tout l'enseignement de l'Église dans sa plénitude et sa précision, tel qu'il continue de briller dans les actes conciliaires de Trente à Vatican I, l'esprit chrétien, catholique et apostolique dans le monde entier, attend une nette avance dans le sens de la pénétration de la doctrine et de la formation plus vivante des consciences dans une parfaite fidélité à la doctrine authentique ; mais celle-ci doit être étudiée et exposée suivant les modes de recherche et de formulation littéraire de la pensée moderne, en se réglant, pour les formes et les proportions, sur les besoins d'un magistère, dont le caractère est surtout pastoral. (cf. *L'Osservatore romano,* 12 octobre 1962, p. 3).
La *Documentation catholique* ajoute en note cette remarque :
« Le Saint Père a cité ce discours, avec quelques légères variantes, d'après la traduction italienne, laquelle comme nous l'avons fait remarquer, est notablement différente du texte latin. »
Remarquons à notre tour :
1. -- Il y a en effet « quelques légères variantes », et la « citation » est faite *sans guillemets ni italiques.* Grammaticalement, c'est donc plutôt une paraphrase ou un commentaire -- encore que la reproduction du texte italien du 11 octobre soit le plus souvent littérale.
52:72
2. -- La référence est donnée, par ce discours du 23 décembre 1962, au texte du 11 octobre paru dans *L'Osservatore romano* et non pas au texte publié par les *Acta*. Il est inhabituel, et donc remarquable, que pour un document pontifical, celui du 11 octobre, DÉJÀ PARU aux *Acta*, la référence donnée ne soit pas une référence aux *Acta*, comme on s'y attendrait normalement, mais une référence à *L'Osservatore romano.* On doit sans doute y voir le désir sinon de disqualifier radicalement le texte latin des *Acta*, du moins de valoriser et d'authentifier le texte italien de *L'Osservatore romano*.
3. -- La valeur indicative de la référence est soulignée par la mention de la page. En effet, le numéro de *L'Osservatore* romano du 12 octobre 1962 contient, dans ses deux premières pages, le texte latin effectivement prononcé le 11 octobre ; en page 3 commence la traduction italienne. L'indication de la page souligne l'invitation à se référer non pas au texte latin des deux premières pages, mais à la traduction italienne de la page 3. La précision de la page paraît être l'indice d'une intention précise, -- car dans les *Acta*, les références à *L'Osservatore romano* indiquent d'habitude seulement la date du numéro et non la page (cf., par exemple *Acta* de l'année 1962, pages 391, 459, 511).
4. -- Il y a toutefois un précédent. A la page 403 des *Acta* de l'année 1962, une citation en italien de l'Encyclique *Mater et Magistra* renvoie à *L'Osservatore romano*, AVEC L'INDICATION DE LA PAGE. Le cas est analogue : il s'agit de bien préciser que l'on se réfère à la traduction italienne. Cependant le texte latin de l'Encyclique n'est pas pour autant déclassé, puisque la même note ajoute ensuite une référence au passage correspondant, en latin, paru aux *Acta*.
Que dans le discours du 23 décembre 1962, la référence soit semblablement à *L'Osservatore romano* avec indication de la page, mais sans l'indication complémentaire de la référence correspondante au texte latin des *Acta*, semble donc avoir une portée indicative que met en relief la comparaison avec la manière habituelle de mentionner les références dans les *Acta*.
5. -- On doit sans doute attacher une valeur également indicative à un fait d'une autre sorte : l'article du P. Sorge dans la *Civiltà cattolica* du 16 février 1963. Cet article tend à donner en fait, pour *Mater et Magistra*, aux traductions (et notamment à l'italienne) une valeur égale ou même supérieure au texte officiel latin.
6. -- Il y aurait donc, sinon en droit, du moins en fait, une évolution tendant à déclasser plus ou moins la valeur officielle du texte latin : ce dernier conserve une primauté non révoquée, mais semble-t-il, cette primauté devient peu à peu davantage protocolaire que pratique ; *en fait*, on voit se multiplier les cas où le texte latin n'est plus considéré et utilisé comme *le seul qui fasse foi.*
53:72
Si cette évolution, à première vue paradoxale se confirmait, on se trouverait en présence de complexités et de difficultés qui ne seraient pas minces.
7. -- La traduction du discours du 23 décembre 1962 publiée par la *Documentation catholique* nous paraît exacte. Un point peut-être mériterait réflexion. En effet, la *Documentation catholique* traduit : « ...suivant les modes de recherche et de formulation littéraire de la pensée moderne ». L'italien dit : « *attraverso* ». Faut-il considérer qu' « *attraverso* » doit être tenu pour l'équivalent exacte de « *per mezzo* », « *per virtù* » ou « *per via* » ? Mais nous n'entrerons plus dans ce genre de considérations sémantiquement trop précises, et apparemment hors de saison.
\*\*\*
Mgr Jean Villot, archevêque-coadjuteur de Lyon et membre du Secrétariat du Concile, a évoqué ce point dans son allocution au 70^e^ anniversaire de la *Chronique sociale*. Ses paroles ont été rapportées en style indirect par l'*Écho-Liberté* de Lyon du 12 janvier 1963 :
« Le pape lui-même a précisé, dans son discours d'ouverture, quelle serait la tâche doctrinale du Concile.
Ce passage du discours de Jean XXIII ayant suscité une controverse, Mgr Villot tient à faire remarquer que le Pape, dans son allocution de Noël aux cardinaux, a cité son propre discours (du 11 octobre 1962) d'après le texte italien, avez différent du texte latin. »
En fait, le texte du discours du 11 octobre 1962 a été cité *par le pape,* ou sous son autorité directe, *trois fois*.
Résumons :
1. -- Le texte latin effectivement prononcé par le Saint Père le 11 octobre 1962, et publié dans *L'Osservatore romano* du lendemain, a été reproduit tel quel, une première fois, dans les *Acta* du 26 novembre 1963. C'est en principe la seule publication officielle et celle qui fait foi.
2. -- Ce même texte latin a été reproduit une *seconde* fois, dans l'*Ordo* promulgué par le Pape et remis aux Pères du Concile à la fin de la première session. *Mais* le texte de cet *Ordo* n'a pas été publié tel quel ; il a été publié seulement en italien par *L'Osservatore romano*, et avec la version italienne du discours du 11 octobre. Il n'a pas, jusqu'à présent tout au moins, été publié aux *Acta*.
54:72
3. -- Enfin, *troisième* fois*,* celle-là contraire aux deux précédentes, le Saint Père a reproduit littéralement, à quelques variantes près, sans guillemets, la version italienne du passage en question, dans son discours du 23 décembre 1962 ; et, comme nous l'avons dit, la référence explicite est une invitation positive à se reporter au texte italien de *L'Osservatore romano* et non au texte latin des *Acta*. Ce discours du 23 décembre a lui-même été publié par les *Acta* : faut-il aller jusqu'à lui donner une valeur de CORRECTION ou de RECTIFICATION implicite ?
\*\*\*
Dans le même sens de valorisation exclusive du texte italien, et en quelque sorte d'annulation pratique du texte latin effectivement prononcé et officiellement publié, on retiendra l'avis du P. Sorge, dans l'article de la *Civiltà cattolica* déjà cité, 16 février 1963, page 337, note 25 :
« Questo passo dell'allocuzione del Sommo Pontefice per l'apertura del Concillo Ecumenico Vaticano II è stato poi ripreso ancora dallo stesso Santo Padre con le stesse parole italiane sopra riportate, in occazione degli auguri natalizi al S. collegio. »
Voilà donc sous les yeux de nos lecteurs le nouvel état de la question, et le texte même des deux versions désormais existantes.
La signification globale des deux versions peut en somme être tenue pour analogue. La signification précise de l'une et de l'autre est « notablement différente », selon la *Documentation catholique*, ou « assez différente » selon Mgr Jean Villot cité par l'*Écho-Liberté.* Cette différence notable n'est donc pas un rêve de notre part, mais un fait objectif.
Le passage qui a ainsi deux versions différentes est celui qui définit la tâche d' « aggiornamento » du Concile. On peut penser, que cet « aggiornamento » (n'étant pas, pour parler comme les philosophes, quelque chose de « tout fait », mais quelque chose qui est « à faire » et qui est « se faisant ») n'est pas susceptible de recevoir dès maintenant une définition absolument rigoureuse, scientifique, précise et ne varietur. Sa description est en partie « prospective » et comporte donc pour cette raison une part d'incertitude et d'approximation, qui se traduit par l'existence de deux versions distinctes. Hypothèse plausible, mais simple hypothèse. Éventuellement, les citations ultérieures du même passage viendront éclairer ou confirmer le sens qu'il convient de lui reconnaître.
55:72
### Images d'Algérie
par Dominique DAGUET
Né en 1938, Dominique DAGUET fut en Algérie, au titre d' « appelé » du « contingent », de décembre 1961 à novembre 1962. Sous-lieutenant, volontaire pour les S.A.S. Il y fut versé dès son arrivée en Algérie ; et reversé dans son arme d'origine à partir de l'indépendance.
LORSQUE vient enfin le temps du retour, on ouvre chaque fois le livre intérieur dans lequel reposent les souvenirs, ces découvertes quelquefois fixées en une image, en un geste, en un mot ; il en est d'autres encore qui ne sont que des cris -- les plus dures. On s'écoute donc à dire une vie surprise, à rappeler des visages, dressant sur les hauts ciels nouveaux des silhouettes admirées, des voix au timbre dur dont l'oreille s'est charmée : aussi remonte sur les lèvres le récit de ces événements plus grands, dont quelquefois on a pu être le témoin, dont les manifestations se sont immobilisées dans la mémoire tout à coup plus grave...
De ce voyage qui vient d'être le mien, je sais bien des pages cependant que je voudrais tenir cachées comme on tient sous l'ombre ou le silence la douleur ou bien la honte.
Il est vrai, je suis revenu chez moi chargé de honte et de peine : devenu objet de surprise, car lorsque je fais retour en parole dans cette Algérie crucifiée, je ne puis empêcher ce trouble et ce tremblement qui sont à la voix ce que les larmes sont au regard.
56:72
Mais comment se fait-il que mon pays semble si lointain, épris de chimères et de rires quand de l'autre côté d'une mer qui fut nôtre une ancienne province meurt dans la terreur et le sang, l'angoisse et l'abominable défaite d'un amour perdu ? Mais comment se peut-il que tant de crimes aient pu paraître au soleil sans que mon pays un instant se révolte, sans que le vieil instinct de justice et de pitié prenne plus haut la parole que les assassins de notre terre, d'une part de notre peuple, de notre honneur ?
Et je pose ainsi des questions absurdes, violentes, les seules qui puissent vivre dans cette passion qui est la nôtre, tandis que lentement nous mûrissons notre détermination : car tout n'a pas été dit, l'histoire n'est point achevée, nous le savons, une fois que de cette girouette les habiles ont fait un dieu, et ce n'est point parce qu'un peuple, le mien, est tombé dans la boue de sa lâcheté qu'il ne pourra plus connaître des lendemains enfin délivrés de l'hypocrisie.
\*\*\*
Mais aujourd'hui, voici : notre pain est moins pétri d'espoir que de tristesse ; la lourde main de misère continue pour notre déshonneur encore et notre honte toujours, notre remords, à peser sur ce peuple au sein duquel nous sommes noyés : aussi bien viennent-elles avides de lumière et de cris les images glanées là-bas, en ce pays d'une aurore luciférienne pour mon pays, aurore dont nous attendons avec angoisse les suites bouleversantes. Et peuvent-elles s'oublier ces images de la sereine confiance d'hommes que j'ai connus, des larmes d'hommes que je ne pouvais secourir, de leurs gorges ouvertes dans la suite ?
Ainsi vais-je dévider l'écheveau des jours : si peu de temps sur cette terre, et déjà tant de liens. Cet attachement charnel venu si naturellement, cette profonde résonance en moi d'une terre et d'un peuple qu'un acharnement absurde et ridicule et criminel a faits une terre autre, un peuple autre, sans racines, désormais comme détachés du temps, branches pleines de vigueur que l'on a séparées du tronc, un peuple hagard, une terre dénaturée. Ah ! certes, je m'y sentais à l'aise, c'est-à-dire chez moi, dans les débuts de mon séjour : parmi les miens tant étaient venus qui l'ont marqué de leur âme ce pays d'un autre âge dans le nôtre. D'une terre autrefois hostile ils ont fait une province de ma patrie, inaliénable, malgré les discours officiels et les lâches renoncements de ceux qui tiennent encore des postes de responsabilité.
\*\*\*
57:72
Il est vrai, où retrouver mon pays à nouveau, que reste-t-il en dehors de cette détresse qu'on éprouve devant tant de sources taries ? Il me semble que je retrouve un peuple de calculateurs, un peuple au bas de laine et aux lunettes en gros sous : or la patrie n'exige-t-elle pas un don semblable à celui de la foi, est-ce que la chair héritée ne crie pas jusque dans la nôtre le vertige de cette beauté antique qu'il nous appartient de perpétuer, de conserver afin de la transmettre, et surtout de la sauver en notre temps comme elle le fut en d'autres de plus grande foi et de plus grandes œuvres ?
Mais encore qu'avons-nous à faire d'un peuple esclave, attentif aux voix seules du bien-être, de Mammon et de la tranquille assurance dans une vie sans heurt ? Que nous importe un peuple de lassitude ? Un peuple sur lequel passe depuis vingt ans le souffle de la défaite ? Un peuple sans révolte, habitué qu'il est à plier l'échine et à poser le genou en terre devant l'idole en signe d'adoration ? Que nous importe un peuple prêt à toutes les humiliations ?
Disant ces mots, j'en devine aussitôt l'excès : mais il aurait fallu ici connaître autre chose que ce goût de mort dans notre bouche. Affaire de jeunesse peut-être... Les vieillards sans doute ont-ils les yeux secs ? Et ne comprennent point ces passions folles ? Or, où avons-nous connu le goût de vivre ? Qui nous a parlé de grandeur véritable, d'œuvres communes, de siècles d'or à ouvrir, de civilisation à bâtir, de peuple à sauver de la faim, de la crasse, qui nous a dit qu'existaient pour notre pays autre chose que l'abaissement, le recul chaque jour, l'abandon chaque fois qu'une aventure de beauté se précisait à notre horizon ? Où avons-nous entendu l'appel pour l'épopée ? Ombres que tout cela, la politique a tout ruiné.
Nous sommes nés avec le temps de la discorde, et depuis vingt ans les Français se déchirent ; de Vichy à Londres, de Paris délivrée, d'Hanoi abandonnée, d'Alger assiégée et mourante, de Paris aujourd'hui siège nouveau de la dictature, quel est l'appel qui monte (hormis celui du 13 mai) ?
58:72
Quel est le signe vainqueur ? La haine, la poursuite, la vengeance, les exécutions, la division proclamée, recherchée, le mensonge affirmé comme principe de gouvernement, voilà les fruits de vingt ans de vie nationale, et l'on voudrait que nos voix se mêlent, qu'il n'y ait point de disharmonies dans le chœur vociférant et appelant la mort pour les abandonnés, la mort pour les faibles et les désarmés, la mort pour le Pauvre qui n'a pas voulu jurer ?
\*\*\*
Maintenant, que de distance parcourue, que d'événements, que de coups reçus, dont le destin semble prodigue ! Où allons-nous ? Est-ce que nous sommes faits pour marcher en tremblant sur une route de cadavres, fruits de nos reniements, de nos parjures, de nos forfaits ? Il y avait tant de joie dans nos promesses : tant d'amour. Étions-nous si faibles, si peu nombreux ? Quelle puissance a eu la haine des triomphateurs ! Ils ont voulu nous retirer cet amour qui nous a possédé, de tant d'arbres et de pierres remués. Ils ont voulu que fussent vains les jours vécus dans l'ardeur et le souci du soleil tandis que du sang jusqu'à la pointe des tiges et des feuilles la force des nôtres passait en signe de grandeur et de renouveau. Ils l'ont voulu, et les triomphateurs semblent avoir eu cette puissance, pouvoir de mort, puissance barbare, luciférienne. Est-ce que ce peuple de France acceptera toujours de s'avilir et de goûter chaque jour les fruits innommables de leur obscure bassesse ?
\*\*\*
Cependant lorsque j'arrivai en Kabylie je fus accueilli par une terre de cent visages : et cette diversité me surprit, d'un pays que je croyais habitué à la routinière violence de la lumière et de la brûlure. Terre d'orgueil dans l'été et de plaisir l'hiver, sous l'ombre violette de vifs nuages poussés par le vent. Ainsi tout à coup brouillard ou pluie torrentielle, des vagues de boue, des pistes creusées par des masses d'eau surgies on ne sait d'où, disparues sous des coulées de glaise, et par là-dessus un soleil qui sèche tout en vingt-quatre heures : dans la clarté retrouvée, les murs passés à la chaux éclatent d'une lumière presque blessante.
59:72
Aussi contemplation, comme devant ce sentier qui descend en droite ligne, sans considération pour la pente selon le vieux réflexe des Romains, sentier large comme un torrent de boue séchée. Cela fait des ombres et des formes étranges que foule légèrement le pied d'enfants porteuses d'eau ou de paniers pleins d'olives. Il y a dans le bas un tel miroitement de la terre, avec les arbres, que l'on croit à un mirage, une impossible réalité, que dénient cependant la leçon plus austère du squelette gris d'un figuier kabyle -- l'hiver cet arbre est ainsi, les os de cendre, lisses et tendus vers le ciel. Un jour, j'ai vu à ses branches un chacal pendu, l'œil ouvert et sans reproche.
\*\*\*
Il y a bien sûr la misère et la crasse du paysan, qu'une certaine dignité rend élégantes et muettes... Ces gourbis, de roseaux et de boue, couverts toutefois par la splendide tuile romaine -- il me souvient ainsi de cette mechta dans les hauteurs au-dessus de Tizi Réniff, comme suspendue devant la grande vallée qui descend vers les Issers, et dans le bas, sur un éperon entre deux versants plus élevés, sous cette forme de proue que faisait le toit fier de la mechta, brillait et fumait, dans un contre jour rasant et une auréole d'herbe très jeune, le touchant village d'Ibsghizen, aux extrémités duquel veillaient deux tours d'autodéfense ; village fidèle -- et donc devant les gourbis ces linges de couleur presque excessive et qui captent le regard et le détournent ; ces olives étalées devant la tanière ; encore le verbe haut et volubile tandis que sur les pentes d'invisibles tambours battent et hurlent contre les étourneaux, ces oiseaux sauterelles qui par milliers s'abattent dans les branches vert de cendre pour ruiner la récolte. Quand vient le soir, les étourneaux regagnent les hauteurs et tournent inlassablement, écharpes vivantes autour des collines mais dans l'ombre le braconnier aux longues moustaches de gaulois prépare les lacets et les pièges....
Enfin odeurs venant de partout : celle de l'oranger tout d'abord, puis avec le temps vient celle de l'amandier, déjà en fleurs à la naissance de février, voisin d'un mimosa : mais celle, âcre, violente, presque voluptueuse, d'une robe rouge et or, odeur de femme, d'huile rance et de gosses sauvages.
\*\*\*
60:72
Je n'aurai donc passé que peu de mois dans cette Kabylie, fille du plus beau visage. C'est-à-dire simplement quelques jours, quelques heures : juste le temps de poser mes yeux et de dire : amen, que ce pays est beau ! Ce fut là presque mon premier mot, lorsque de Tizi-Ouzou je pris la route qui mène au Djurdjura. Je n'en retire rien : mais il est tellement facile, expression d'une simple émotion de touriste, me dit-on, qui ne sait rien encore du pays le plus secret. Et de fait il restait à reconnaître la gravité de certains visages, marqués par les dures conditions d'existence qu'impose cette terre difficile, de certains gestes aussi, comme celui si ordinaire des enfants porteuses d'eau, l'amphore sur la tête, un bras en forme d'anse ; des vieillards qui se saluent et portent la main à hauteur de bouche et de poitrine ; de ces vieilles femmes levant peu à peu jusqu'à leurs épaules des faix de bois si vastes qu'elles disparaissent dessous, ploient et trébuchent sans jamais renoncer cependant ; encore de ces jeunes mères d'Aït-Idja, au pied même du Djurdjura, qui sanglent sur leur dos des barils d'au moins vingt à trente litres qu'elles remplissent à la toute neuve borne fontaine... (Combien de fois dans la suite ai-je arrêté mon véhicule auprès d'hommes assis, le long de murs en pierres, face au soleil, tandis que de ces femmes passaient sur le chemin vers la montagne ; quelles colères me prenaient, sourdes, qui me faisaient, sous mon képi, leur tenir des discours violents que ces hommes respectaient cependant, mi goguenards, mi sérieux...)... ou bien encore de ces vieilles femmes courbées sur la terre en forte pente pour ramasser les olives dans les branches, les garçons à longs coups de bâtons font tomber les fruits ; un peu plus loin de minuscules petites filles gardent deux ou trois maigres bestioles, chèvres ou moutons...
Peu à peu, il m'a fallu deviner, à d'imperceptibles signes -- car les terres qui ont beaucoup vécu deviennent très discrètes -- cette histoire partout présente, ces mots à chaque détour, ces regards que personne n'évite, ces bouches d'ombres que l'on sait peuplées... Tout cela qui fait un remuement comme souterrain et l'on marche sur une fourmilière sans presque le savoir ; mille beautés de visages, inattendues, vous surprennent à tout moment, mille blessures aussi, et cette avidité de paroles qui saisit, cette explosion de gestes, tout à coup, de vie affamée, criarde, lorsque devant la mairie se fait une distribution. Dans les villages, ces cafés préparés sur le foyer au milieu de la mechta : la fumée embrume les yeux mais tant de ferveur dans cette hospitalité vous bouleverse et vous retient.
61:72
Ah ! quel charme, quel envoûtement dans cette vie un moment aperçue ! L'obstacle de la langue, incompréhensible, m'empêchait cependant d'aller au plus intime. Mais dans cette Kabylie privilégiée tant de gens savaient du français les quelques mots indispensables, même quelques mots superflus, de bon voisinage...
\*\*\*
On me dit : mais ce ne sont que des signes extérieurs ! L'âme des gens, l'avez-vous connue ? C'est trop demander, quand l'on sait qu'un être est toujours indéchiffrable, fut-il du même sang.
\*\*\*
Mais je continue ainsi ce rappel ; qui me redonne pour quelques instants cette terre à ce moment-là toujours française. Des disputes y éclatent à propos de tout, à propos de rien. Si cela s'envenime, il faut alors s'armer de patience et aller apaiser ces colères subites, dont les cris emplissent la vallée comme fait dans le lugubre le cri du hibou ou du chacal.
\*\*\*
C'est que l'on peut se battre pour trois pouces de terrain -- la terre sacrée -- des murs à moitié tombés : ainsi les héritages sont-ils sujets infinis de disputes oratoires : mais aussi on s'égorge pour une erreur de femme, on prend le maquis pour un arbre brûlé... (Il y a de cela plus de vingt ans -- mais c'est déjà une légende dont les gens du lieu sont fiers -- un homme était devenu l'amant de la femme du caïd au village d'Imanden : ce fut là, puisque le secret de ces sortes d'affaires fut ici fort mal gardé, l'occasion d'une sublime épuration. Et dans la légende on parle encore de soixante-quinze morts qui en tout état de cause ne pouvaient tous être coupables envers le caïd ou bien sa femme...)
Voilà comment ils sont chez eux, ivres de vie, et donc de mort, de soleil et d'adoration, (On les a fait musulmans -- et les Français y ont contribué plus que tout autre, les imbéciles -- mais ils s'en moquent bien : la vieille religion des cavaliers Numides est encore vivace dans l'humus de leur mémoire, et leur Islam doit bien s'accommoder des génies et des démons auxquels on rend un culte...)
62:72
Ah ! mais l'aventure est leur âme, et sans elle, qu'elle soit course dans le monde ou bien guerrière encore brigandage, ils ne se tiennent pas pour satisfaits : il leur faut le souffle des épopées de rapines et de repaires défendus jusqu'à la mort pour le seul plaisir. (Encore à Imanden on prétend que se cache près du village un trésor fabuleux -- vaisselle d'or, lingots, pièces de monnaie -- qu'une bande de pillards fameux en leur temps avait accumulé en dévalisant par exemple les pères blancs de Fort-National... Au reste tout ce pays est semé de « routes des voleurs », de « maisons des voleurs », encore de lieux classiques de « coupe-gorges », de rendez-vous suspects : les enfants s'agitent à ces sombres évocations et rêvent de remettre les temps en marche : hélas, la guerre a mis un autre temps en marche, et les voleurs, facilement contentés, ont fait place aux brigands les plus assoiffés, toujours inassouvis de crimes et de tortures.)
\*\*\*
Ce sont des paroles sans écho de joie qu'il me faut continuer : paroles resouvenues de ce temps avant le cessez-le-feu où malgré toutes les apparences, tous les raisonnements les plus subtils, malgré les évidences les plus écrasantes, il me restait un peu d'espoir fou, une illusion pitoyable.
Je reprends ainsi ce qui me servait de carnet de bord, au début de février 1962. « *La tristesse nous a saisis, et nous ne sommes plus que des hommes attendant chaque jour une nouvelle part de malheur. Et la voix de Paris sème le malheur comme elle sème les mots, les vanités et les bêtises. Il y a en un événement que nous ne comprenons pas encore, c'est que l'on nous a donné un vieillard obstiné dans le ressentiment pour diriger notre marche de jeunesse Et nous ne comprenons pas encore que ce vieillard ait pu à ce point épuiser notre sang et notre pouvoir d'enthousiasme.*
« *Ici en grande Kabylie, le pays était calme. Enfin livré à la grande paix de sa beauté : l'horizon, borné par la haute muraille du Djurdjura que l'hiver vient de recouvrir de neige, les pentes multipliées à l'infini que varient sans cesse les oliviers chargés de fruits, d'hommes et d'étourneaux, les figuiers en cette saison symboles ésotériques, les frênes avec leurs branches énormes terminées de gros poings malhabiles...*
63:72
« *Et, voici que ce furent des mouvements de troupes, en ce temps de mauvais discours, et les effectifs diminuent, des postes militaires disparaissent. Et l'on se trouve dans la nécessité de replier des harkas, des maghzens, sur d'autres centres, pour n'en pas faire des proies trop tentantes aux loups que cette faiblesse va faire renaître. Les zones sans aucune implantation des forces de l'ordre grandissent dangereusement, la peur réapparaît que notre présence avait effacée, que notre lâcheté et notre bassesse font ressurgir. L'horrible signe sur la gorge que les gens font lorsqu'on leur parle des rebelles redevient coutumier. Mais avec la peur pour ces gens est venu pour nous le remords. Était-il donc si utile de laisser compromettre ce peuple de braves gens ? Était-il donc si utile de préparer pour demain tant de gorges à ouvrir, tant de sexes à couper, tant de ventres à emplir de pierres ?* »
\*\*\*
Je jette les mots pêle-mêle, parce qu'ils dansent dans ma tête un horrible cauchemar, où les rires et les sourires rencontrés se transforment peu à peu en cadavres, en gorges tranchées éclatant d'une interminable grimace folle d'une oreille à l'autre. Voici que je vais dire une autre épopée : oh ! peu de mots suffiraient : il ne va être question que de vaincus. Et je ne veux pas faire le compte des morts, hier attendus dans une expectative douloureuse, aujourd'hui certains, atrocement sûrs ; il me suffit de savoir qu'ils souffrirent cette violence à cause de serments trahis. (Mais j'entends aujourd'hui que l'on m'assure qu'il n'y a plus ni serments ni trahison ; ainsi dans ce conte, hélas vrai : c'était au beau temps de l'Algérie Française, au pied du Djurdjura. M. Messmer, en cette année 1960, était donc venu à Bour-Nouh, lieu célèbre abritant le tombeau de Sidi Abderahmane, pour armer l'une des dernières auto-défenses constituées. En cette région, cela devait être le trois centième fusil d'autodéfense... Un commandant, attaché au cabinet de M. Messmer, accompagnait le ministre. Donc on arma l'autodéfense, et l'on fit de grands discours, comme il convient en une occasion aussi digne. M. Messmer, et même le commandant qui l'accompagnait et qui est aujourd'hui lieutenant colonel.
64:72
Dans ces discours, certains se souviennent très bien, qui me l'ont répété, qu'il avait été dit : « La France reste, la France ceci, la France est fidèle, la France cela, pour toujours, toujours... ». MM. le ministre et son commandant d'attaché firent ensuite un bon repas et mouvement vers Paris. Des gens qui ont la mémoire patiente, et le goût de la vérité, sont allés au début de 1962 interroger ce commandant devenu lieutenant colonel : ils ont demandé s'il se souvenait des promesses de Bou-Nouh ; il a répondu ceci, qui est ineffable : « Mais à l'époque déjà, nous n'y croyions pas... »)
\*\*\*
Un jour je fus invité, dans une mechta : comme je le fus de nombreuses fois, comme je l'aurais été le lendemain, si le lendemain je n'étais parti. J'ai donc eu la faiblesse de m'y rendre. Il est vrai que cela est si plaisant ; le feu au centre de la pièce, qui illumine les grandes jarres contre le mur, et les robes, très larges, couleur d'orange et de citron, qui font de grands mouvements dans le clair-obscur... Une jeune fille accroupie préparait le café : d'un geste lent, d'une grâce millénaire, elle nourrissait la flamme brindille par brindille. Elle s'excusait pour la fumée : dans la mechta on riait de mon manque d'habitude. On parlait peu, car j'étais venu sans interprète : mais je buvais ce café enfin, aimant cette ombre secouée de grands éclats, les robes qui s'animent, la lumière qui passe avec des nuances comme des caresses sur les jarres ornées où l'on range le grain, l'huile, les réserves de sucre et de café.
La jeune fille, à la demande de sa mère, m'offrit une double lampe à huile, un homme et une femme stylisés, unis dans la chair de cette terre séchée comme dans la vie : tandis que j'éprouvais une joie très simple et très lente à contempler cet objet couvert de dessins kabyles dont les gens eux-mêmes ont oublié la signification, dessins dont l'origine est aussi ancienne peut-être que le peuple le plus ancien de cette terre, je ne pouvais m'empêcher de songer au lendemain, au temps de notre absence, et j'avais peur ainsi en acceptant cette tranquille hospitalité d'appeler la mort la plus affreuse sur cette famille.
\*\*\*
65:72
Bien sûr, cette évocation par bribes, et raccourcis peut sembler arbitraire. Et cependant, au travers de ces quelques mots il me semble que revivent ces jours où malgré les précises menaces de la politique nous goûtions comme une joie plénière dans nos hauteurs de Tighilt-Oukerrouch...
Nous avions un vieux Kabyle, que nous appelions « le Madhy », très noble, qui nous servait de cuisinier, depuis que les Français l'avaient trouvé pendu dans une mechta en ruine : il avait pu revenir et s'attacher à la vie...
J'aimais l'interroger souvent sur son histoire, ses croyances : ses récits, émaillés de proverbes, avaient de ces allures de bois gravés... Il avait une façon dans la voix, des accents rauques et sombres, souvent incantatoires...
Au temps de sa jeunesse il avait épousé la femme parfaite, celle qu'on ne peut désirer qu'une fois et c'est pour la vie entière. Si elle se trouve, il faut avoir la main heureuse et plus précise que celle de tous les rivaux. Or cette femme vint à mourir très jeune -- et mon Kabyle inconsolable se replonge aussitôt dans l'hymen, encore aveuglé par le souvenir et s'imaginant renouveler la merveille passée. Las, ce n'était que femme brutale : il la répudie, épouse en troisième noce une nouvelle femelle, qui est dépensière, s'en sépare, reprend une autre femme, bavarde et chicanière : il l'échange contre une paresseuse qui délaisse le ménage pour le lit ; toujours guidé par le souvenir de sa première femme, chasse la dernière contre une sixième, hélas femme très légère et peu regardante sur le nombre de ses amants, ce qui ne peut plaire qu'à peu de maris ; la suivante était affectée d'un défaut plus grave encore : elle ne faisait que de mauvaise cuisine. Enfin il eut tant de malheurs que dix-huit femmes passèrent dans son lit. Lassé et ruiné, il s'arrêta à la dix-neuvième. «* Ah ! mon lieutenant, c'est un caporal cette femme. Mais je sais bien me faire sergent. *»
Encore il était source de proverbes et de maximes aimait particulièrement répéter : « Nous ne connaissons pas notre chance ni celle du renard », lorsqu'il rentrait bredouille de l'inspection de ses lacets et colliers. Et parlant des rebelles : « *Quand l'on rit avec les lèvres, les dents coupent dans le même temps* » ; ou bien : « *Il ne faut pas que l'œil du méchant te regarde dans le secret, car alors il fait venir la hyène et le chacal* »*...*
66:72
Un autre jour, tout heureux de notre insistance, après nous avoir raconté des épisodes de la vie de Mahomet, qui ressemblaient fort à des épisodes de la vie du Christ, il se mit à psalmodier des prières : au milieu d'elles, le «* Notre Père *» avec le « *Je vous salue Marie* » : devant notre étonnement : « *Bah ! les prières, quelles soient des Français ou des Arabes, c'est la même chose.*
\*\*\*
Mais ce vieux dont se retrouve la figure, n'était-il pas aussi bien le symbole de tant d'autres visages de cette terre obscure et attachante ? Mais fière et vite dressée dans une révolte orgueilleuse et naïve. Je n'en veux pour preuve que cette déclaration de M..., député-maire d'une petite ville dans la montagne, lorsque le général ayant autorité sur la Kabylie, vint le voir dans son fief : « *Mon général, nous attendons que vous veniez nous enlever nos armes. Et certes, vous les aurez ces armes : nous ne voudrions pas nous servir d'armes volées. Mais vingt jours après nous en aurions d'autres, car il nous faut encore nous battre, peut-être même contre vous. Mais alors nous le ferions le drapeau français à la main, et vous devrez relever peut-être mon cadavre enveloppé d'un drapeau tricolore.* » Qu'est-il devenu aujourd'hui ? En quelle France inhospitalière a-t-il élu domicile ? Dans quelle peine, au milieu de quelles larmes et de quelles douleurs ? Et lorsque M... parlait de cadavres il savait de quoi il parlait : vingt et un membres de sa famille ont franchi le pas entre la vie et la mort, aidés par les rebelles aujourd'hui les maîtres, pour que demeure et grandisse l'Algérie, province de France.
En face d'une telle grandeur, qu'accompagnait certes une multitude de défauts, dont je ne veux pas faire abstraction, mais qui ne sont pas décisifs, qu'y avait-il ? Aux côtés de nos meilleurs officiers, dévoués jusqu'à l'âme à la cause qu'ils servaient, que trouvait-on, surtout dans les derniers temps, une fois qu'une politique patiente eût éloigné la plupart des « purs », dont le nom quelquefois servait à une tribu entière -- ainsi de ce capitaine du côté de Bouira, que ses « administrés » avaient pris comme « père » au point de s'appeler entre eux les « ouled Gaston » ? Je pense ici à cet autre qui avant le 22 avril se disait partisan de l'intégration : après l'échec, il a viré, juste à temps ; c'est qu'il était en âge de porter quatre barrettes. Mais il n'a pas été à la hauteur, sans doute, dans sa nouvelle foi : ainsi rejeté par ses anciens compagnons, il n'a pu avoir de nouveaux amis parmi ceux qu'il a eu la sottise de rejoindre.
67:72
Mais encore : ce sous-lieutenant était heureux ; le pays lui plaisait, le travail qu'il accomplissait était bon. Cette grande Kabylie l'avait séduit, et d'un village hostile il avait fait un « fief » de l'Algérie Française. La S.A.S. dont il était le patron pouvait être fière : un coin de France véritable, plus pur sans doute, car on y avait foi en une œuvre, en un avenir, et on l'exprimait, et on savait se battre, pour cela. Là encore, seulement des harkis et des moghaznis dans les derniers temps. Mais le commandement, tenu par les consignes venues de plus haut, prend ombrage de ces résultats trop favorables à nos couleurs : et voilà ce sous-lieutenant muté, alors qu'il avait repris du service pour six mois. On l'envoie ailleurs : mais ce devait être dans son tempérament, il fait encore merveille. (Et c'est étonnant cet acharnement sur celui-là qui mettait haut le nom de France tandis qu'à peu de distances des officiers poursuivaient sans le moindre blâme et sans la moindre pudeur une politique favorable à ceux qui demeuraient nos ennemis, qui chaque jour tuaient des nôtres et chaque jour manifestaient leur volonté d'effacer de cette terre tous les signes de notre long effort, de notre peine et de notre sang.) Ainsi donc le maire de la petite ville exerce sagement son autorité, conseillé et aidé par le chef de la S.A.S. : à eux deux ils forment une bonne équipe, pour le plus grand bien de leur petit peuple kabyle. Mais les ennuis que peut faire naître un commandement hostile sont innombrables : fatigué, le sous-lieutenant démissionna... Un de nos meilleurs quittait, signe encore de la lente dégradation, signe encore du lent désespoir qui allait venir sur nous.
Quelques temps après son retour « à la vie civile », il revient en Algérie défendre un de ses anciens moghaznis : c'est une occasion pour revoir ses amis, M... par exemple, que peu d'officiels portent dans leur cœur. Par politesse, il va saluer le général : qui le questionne, lui demande ce qu'il compte faire pendant son séjour.
68:72
Et lui conseille bien de ne pas aller revoir ses anciens pays, ces terres qu'il avait contribué à transformer, de ne pas accomplir cette sorte de pèlerinage sur la terre d'un mirage (d'une ardente passion, dans les yeux lue et par ce regard communiquée, d'une émouvante compassion, qui disaient les gestes, la fatigue d'une œuvre immense et jamais renoncée, l'amoureuse patience afin d'effacer peu à peu les rides de la peur, de la faim, de la misère, de l'abandon...) ; sur le sol même donc où l'action qu'il a menée n'est qu'une illusion qu'un autre travail, travail de honte que des hommes de honte seulement pouvaient accepter de faire, sape, détruit, ridiculise. Et le général fait couper les routes conduisant aux anciennes S.A.S. du sous-lieutenant par des patrouilles et des contrôles. Terre interdite que celle de notre grandeur : l'amour d'elle est devenu passion suspecte.
Et demain, il y aura des tables rondes, et des rencontres de diplomates, et des négociations, et des traités proclamés, des feuilles de papier dont on feindra de croire qu'elles sont quelque chose ; demain il y aura, revenu, le temps du grand sourire d'une oreille à l'autre ; demain, il y aura dans mon bureau ce magnifique Kabyle, mokkadem de mon maghzen, effondré, en larme, mais refusant l'aumône d'une fuite afin de ne pas abandonner « ses hommes ». Demain il y aura sa mort, après un long supplice.
Dominique DAGUET.
(*A suivre*)
69:72
### Les changements dans la société soviétique
*et dans le mouvement communiste international*
par Branko LAZITCH
APRÈS AVOIR ÉTÉ STATIQUE et en apparence monolithique dans les dernières années de la vie de Staline, le communisme est devenu depuis lors *dynamique* et *contradictoire*. Tout comme dans la forme primaire de dialectique qu'il enseigne à ses militants pour leur expliquer le monde et l'histoire, le communisme a désormais « sa thèse », son « antithèse », sans pouvoir réaliser dès maintenant sa « synthèse ».
Selon le secteur que l'on envisage, le communisme présente aujourd'hui un visage différent. Il n'y a plus désormais « *une* » seule vérité sur sa situation. Il y en a plusieurs. Trois d'entre elles paraissent prédominantes : la vérité sur l'évolution de la société communiste, la vérité sur les rapports à l'intérieur de ce bloc et la vérité sur les possibilités -- ou l'impossibilité -- d'imposer le communisme au monde libre.
La seconde génération
La plus ancienne société communiste, celle de l'U.R.S.S., était inévitablement exposée à subir la première les effets de la nature humaine et de l'usure du temps.
70:72
Elle aurait dû les subir beaucoup plus tôt, déjà sous Staline, mais cette « poussée de l'herbe », dont parle B. Pasternak, a été retardée : Staline avait fauché l'herbe, c'est-à-dire à la fois la vieille garde bolchevique et la première génération du régime soviétique. Plusieurs millions de victimes dans la grande purge à partir de 1934 (précédées par les sacrifices du premier plan quinquennal et la famine de 1932) et plus de 30 millions de morts dans la guerre ont réussi à empêcher que se manifeste, vingt ans après octobre 1917, la première génération soviétique. *Le phénomène que nous constatons aujourd'hui est celui de la deuxième génération.*
Certes, ce qui n'a pas changé depuis la mort de Staline en U.R.S.S. ce sont les structures et les buts du régime soviétique. La structure reste totalitaire : le Parti unique, la police secrète, la subordination de toutes les activités aux intérêts et aux ordres du Parti, l'interdiction de la moindre opposition politique, la planification « administrative » dans l'industrie et la collectivisation forcée dans l'agriculture. Les buts restent également les mêmes : « enterrer le capitalisme » et imposer le communisme au reste du monde. La doctrine demeure aussi : le marxisme-léninisme en son état le plus rudimentaire. La morale ne change pas non plus : le mensonge est toujours inhérent au système ; lors de la crise cubaine, Krouchtchev, Gromyko, Castro et les autres communistes du monde entier en ont administré la preuve éclatante. A cet égard, Djilas avait raison quand il écrivait à la fin de son livre *Conversations avec Staline* qu'en dépit des attaques contre Staline, celui-ci vivait encore dans les fondements sociaux et spirituels de la société soviétique.
Études et articles précédemment publiés par la revue « Itinéraires » sur les changements dans la société soviétique et dans le mouvement communiste international :
-- La Crise interne du communisme (éditorial du numéro 59 de janvier 1962).
-- Le communisme incohérent (éditorial du numéro 70 de février 1963).
-- Branko LAZITCH : Mao se prend pour Lénine (numéro 71 de mars 1963).
-- DOCUMENTS : l'échec économique du communisme (même numéro).
71:72
Deux sortes de changements :\
-- à l'intérieur du système\
-- à l'encontre du système
Mais en même temps les successeurs de Staline ont appliqué ou essayé d'appliquer de nombreuses *réformes* qui n'ont certes pas pour objectif *le changement du système,* mais *des changements dans le système*, qu'il s'agisse des excès pathologiques liés à Staline ou des insuffisances et des tares dans l'agriculture, l'industrie, la législation sociale et civile, le fonctionnement du Parti, etc. Un autre fait est encore plus important : à la différence de ces réformes qui n'ont pas pour but d'entamer les structures du système, de nombreux phénomènes sociaux nouveaux ont déjà commencé à s'attaquer à cette structure.
Dans son livre sur la nouvelle classe, Djilas avait longuement insisté sur la toute-puissance du Parti communiste dans l'État, phénomène sans précédent dans l'histoire, du fait que le Parti cumule un triple pouvoir : politique, économique et spirituel. Or, dans l'Union soviétique d'aujourd'hui, si le pouvoir politique n'est pas publiquement contesté au Parti communiste, *les deux autres pouvoirs, l'économique et le spirituel, le sont déjà en fait.*
Un « passage »...\
du « communisme »\
au « capitalisme » ?
*Sur le plan économique,* des forces qui échappent au contrôle absolu du Parti se manifestent avec de plus en plus de vitalité. L'économie domestique prospère à la campagne (à l'encontre des propriétés collectives). Le marché noir devient une partie intégrante de l'économie. Le marché local fonctionne selon les règles classiques de l'économie dite capitaliste. L'initiative, le profit et autres stimulants « capitalistes » obtiennent lentement droit de cité.
*Sur le plan spirituel,* la doctrine du marxisme-léninisme est de plus en plus lettre morte pour les uns, alors que les autres rejettent déjà certaines de ses exigences, comme le réalisme socialiste dans l'art, le mépris des valeurs occidentales dites « capitalistes » et l'attitude vis-à-vis des questions religieuses.
72:72
De nombreuses couches sociales agissent de manière peu conforme aux préceptes du marxisme-léninisme : la jeunesse universitaire, le monde des arts et des lettres, la paysannerie, ce « talon d'Achille » du système communiste. En outre, la classe dirigeante subit ce processus de « dégénérescence » dont on parlait autrefois, à l'époque de la guerre Staline-Trotski. Incapable de renouveler la doctrine communiste bien qu'elle sente l'urgence de le faire -- comme le démontrent les textes à la fois ennuyeux et médiocres du « *Programme du Parti communiste de l'U.R.S.S.* » et « *Les fondements du marxisme-léninisme* »*,* ce dernier ouvrage comptant 700 pages ! -- la classe dirigeante soviétique se préoccupe de plus en plus de profiter de sa position privilégiée, quitte à développer la corruption, ce qui est pour elle le moyen d'accroître ses ressources normales.
Ainsi, tout en introduisant ou simplement en tolérant de plus en plus de nouveaux éléments non communistes dans la société, les chefs soviétiques proclament, *d'autant plus fort qu'ils en sont eux-mêmes moins convaincus*, qu'ils sont en train d' « édifier la société communiste ». Par ce procédé paradoxal ils ne peuvent que compliquer la solution du problème existant depuis la victoire bolchevique : le Parti, efficace pour conquérir et conserver le pouvoir, a toujours été incapable d'apporter la prospérité au peuple.
Les deux terrains\
de la lutte pour le pouvoir
La guerre pour la succession de Lénine ne s'était déroulée qu'en un seul endroit : le Kremlin. Devenu maître à Moscou, Staline l'était automatiquement dans l'Internationale communiste.
Au contraire, la guerre pour la succession de Staline s'est déroulée sur deux terrains différents : au Kremlin et dans le mouvement communiste international. Au Kremlin, elle a débuté dès la mort de Staline en 1953 et a fini en 1957 par l'élimination du « groupe antiparti » : Krouchtchev en est sorti gagnant. Mais la victoire dans cette première bataille n'a pas assuré à Krouchtchev le même avantage qu'autrefois Staline s'était acquis. Au lendemain de sa victoire au Kremlin, Krouchtchev dut commencer la guerre dans l'Internationale, guerre qui bat son plein aujourd'hui et que Krouchtchev n'est pas sûr de gagner définitivement.
73:72
Cette deuxième bataille a sa raison à la fois dans la situation « objective » et dans la situation « subjective », pour employer le jargon communiste.
Situation objective : la Russie n'est plus la seule puissance communiste, la Chine revendiquant également ce titre. Au V^e^ Congrès de l'Internationale communiste, en 1924, A. Thalheimer, chef communiste allemand, déclarait : « *L'hégémonie du Parti russe dans l'Internationale est une nécessité historique. Les autres partis ont d'abord à instaurer dans leur pays la dictature du prolétariat.* »
Cet événement s'étant produit depuis lors, la « nécessité historique » devait commencer à s'effacer.
Situation subjective : elle se résume dans la personnalité de Mao Tsé-toung qui se croit un théoricien de la lignée de Marx et de Lénine et pour qui Krouchtchev n'est qu'un clown et un usurpateur du titre de chef de l'Internationale et de détenteur de la vérité marxiste-léniniste.
Le fait que la société soviétique commence à s'embourgeoiser et que le peuple chinois, pour la première fois après une longue absence, réapparaît sur la scène de l'histoire non plus comme figurant mais comme protagoniste, ne sont que des atouts complémentaires dont veut se servir Mao Tsé-toung.
De toute façon, la question du rôle dirigeant des Russes dans l'Internationale est désormais posée. Et Krouchtchev, -- arriviste rusé, sans aucune conscience historique, sauf l'A.B.C. du marxisme-léninisme, qui ne parle évidemment pas de ce problème -- a essayé de s'en tirer par des pirouettes et des manœuvres de tout genre. Il tenta en 1959 de noyauter le Comité central chinois. Il interrompit l'aide économique et militaire. Il rappela les techniciens soviétiques. Maintenant il essaie d'isoler les Chinois dans l'Internationale en retardant la nouvelle conférence communiste mondiale. Il propose une trêve dans la polémique. Il se sert de l'épouvantail de la guerre atomique destructrice de l'humanité. Mais il n'a pas réglé le problème.
74:72
Psychologies, situations\
et générations
Les dirigeants soviétiques sont aux prises avec un double problème de générations : les jeunes en Union soviétique commencent à s'échapper hors du communisme et les jeunes militants de l'Internationale leur échappent également, mais au nom du communisme.
Par contre, Pékin ouvre des perspectives révolutionnaires aux militants mécontents ou jeunes (souvent ce sont les mêmes) de l'Internationale. Alors qu'à l'époque stalinienne, ces éléments risquaient d'être exclus et réduits à néant, cette fois, recueillis et aidés par Pékin, ils peuvent faire de la concurrence aux cadres bureaucratisés au service de Moscou.
Moscou donne comme directive aux communistes étrangers de suivre la ligne de la « conquête démocratique du pouvoir » et d'appuyer les gouvernements « neutralistes », quitte à perdre pour cela le pouvoir (comme à Kerala dans l'Inde) ou périr dans les prisons (comme en Égypte). Pékin met l'accent sur la nécessité de la violence révolutionnaire : en face de ces mots d'ordre contradictoires, la réaction est différente selon qu'il s'agit d'un dirigeant communiste occidental ou d'un révolutionnaire du tiers-monde, d'un dirigeant de soixante ou soixante-dix ans ou d'un chef communiste de trente ou quarante ans. Un Thorez ou un Togliatti choisiront sans hésitation la formule de Moscou, qui coïncide avec leurs intérêts personnels (villas, voitures, domestiques, standing de vie supérieur à celui d'un ministre « bourgeois ») et leurs intérêts politiques (existence des municipalités, des syndicats et des autres institutions communistes). Un jeune dirigeant communiste, arabe, asiatique ou latino-américain qui, au nom de la ligne soviétique, devrait non seulement aller en prison mais se proclamer partisan de ses geôliers, préférera la solution chinoise.
75:72
De même lorsque Krouchtchev déclare que le dilemme est « la lutte pour la paix ou la lutte par les fusées », il a raison en ce qui concerne l'U.R.S.S. (et les U.S.A,), mais il a tort en ce qui concerne le mouvement communiste international. Celui-ci dispose d'une troisième solution : la lutte avec les fusils et les mitraillettes, moyen par lequel les révolutions communistes ont partout triomphé, du Palais d'Hiver à Pétrograd jusqu'à Cuba, en passant par la Chine, l'Albanie et la Yougoslavie. Car les bombes atomiques n'y changent pas grand-chose. Elles n'ont pas empêché la Chine de devenir communiste ni Cuba de glisser vers ce régime.
Ainsi, Moscou et Pékin se livrent la guerre à l'intérieur de l'Internationale pour la conquête de sa direction et, à l'extérieur, s'efforcent de démontrer la supériorité de leurs tactiques opposées, supériorité dont les frais, dans l'un et dans l'autre cas, doivent être payés par le monde non-communiste.
Mais le communisme\
poursuit ses conquêtes
La société soviétique peut accentuer sa dégénérescence, le bloc sino-soviétique approfondir ses fissures, mais en même temps, en dépit de tous ces phénomènes nouveaux, le monde libre peut sentir de nouvelles menaces peser sur lui. L'empire communiste a été secoué lourdement à plusieurs reprises depuis la mort de Staline : en 1953, en 1956, à l'heure actuelle. Pourtant, *non seulement il n'a perdu aucun pays soumis à son régime, mais il en a conquis deux autres :* l'Indochine du Nord et Cuba. C'est dans ce sens que Krouchtchev, de même que Mao Tsé-toung, répètent que le temps travaille pour le communisme : depuis la mort de Staline il y a des pays « pro-occidentaux » qui sont passés au neutralisme plus ou moins pro-soviétique (comme le Laos), mais on n'a nulle part vu le mouvement en sens inverse : un pays communiste devenir libre ou un pays neutraliste passer à l'alliance avec l'Occident (à l'exception du Guatemala).
Aujourd'hui, le problème posé, à la fois pour Moscou et pour Pékin, consiste à gagner un nouveau trophée dans la course de vitesse engagée entre les deux grandes capitales : quel sera le prochain pays qui tombera sous le joug communiste ?
Deux vastes régions paraissent à l'heure actuelle les plus exposées à la pression communiste, ce sont l'Asie du Sud-Est et l'Amérique, latine.
76:72
En Asie, nous assistons déjà à une conquête pseudo-pacifique du pouvoir (Laos), à une tentative vers la conquête insurrectionnelle (Vietnam Sud) et à une intégration croissante des communistes dans le gouvernement (Indonésie). Au-dessus de ces trois efforts déjà passablement avancés, se profile l'ombre de la Chine sur l'Himalaya : il n'est pas impossible que les récents combats n'aient été qu'une péripétie dans le cadre de l'objectif décidé par Pékin : mettre à exécution la dernière prophétie de Lénine datant de 1923, sur l'adhésion au communisme des trois populations les plus nombreuses du globe : celles de Russie, de Chine et de l'Inde. Cette opération serait promise alors à un long développement qui pourrait s'étaler sur cinq ou dix ans. A juger par l'inquiétude manifestée après la cessation des combats par Krouchtchev, Ulricht, Tito, etc., on peut penser qu'ils craignent eux-mêmes que l'objectif chinois ne soit exactement celui-là. S'il en était autrement, l'arrêt des hostilités aurait amené le silence sur cette affaire.
Le second continent menacé est l'Amérique latine : Cuba va tenter de jouer le rôle que le Yenan de Mao avait tenu pour la Chine, puis pour l'Extrême-Orient tout entier. Sur ce continent également, s'effectue la mise en œuvre de deux tactiques, alternées ou simultanées : l'une chinoise et insurrectionnelle, l'autre soviétique et pseudo-démocratique. Selon le pays, on tente soit la conquête légale du pouvoir (comme au Chili), soit l'action insurrectionnelle (des partisans armés et des terroristes castro-communistes ont fait leur apparition dans plusieurs États latino-américains), et, selon le cas, on passe d'une solution à l'autre dans un même pays (comme au Venezuela).
Ce n'est pas une coïncidence purement fortuite si, dans deux des régions les plus menacées par la subversion communiste, les Chinois sont en passe ou bien d'avoir la majorité à l'intérieur des cadres dirigeants (Asie du Sud-Est), ou bien de gagner de l'influence par rapport à leurs position initiales (Amérique latine). Ce n'est également pas l'effet d'un pur hasard si, en Amérique latine, les vieux agents du Komintern, comme Codovilla et Prestes, sont alignés sur la position soviétique, mais incapables de déclencher aucun mouvement communiste d'importance sous leur bannière, alors que non seulement à Cuba, mais dans d'autres pays, des éléments castristes et communistes se rapprochent de la position chinoise. Et si, en Afrique, les Soviétiques essaient de remédier à leurs premiers échecs en réadaptant leurs méthodes, rien ne garantit que les Chinois n'aillent pas plus vite qu'eux et qu'ils n'établissent sur ce continent des positions sérieuses, qui leur ont manqué jusqu'à maintenant.
77:72
Le même phénomène de clivage à l'intérieur de l'Internationale apporte cette fois à Krouchtchev le plus sûr appui des pays où la révolution communiste n'a pas eu lieu ou n'aura pas lieu. Le premier groupe se compose de l'Europe orientale, devenue communiste par sa situation géographique, par l'entrée de l'armée rouge et par les erreurs occidentales, mais nullement par la capacité révolutionnaire des communistes locaux, souvent d'ailleurs inexistants à l'époque. Le second groupe se compose des partis communistes de l'Occident « capitaliste » installés dans la légalité et la prospérité capitalistes et incapables de la moindre action révolutionnaire. Car entre un militant communiste français, qui manque de volonté pour aller assister à un simple meeting et préfère, regarder à la maison la « télévision gouvernementale », et un paysan indochinois ou un étudiant latino-américain, qui sont prêts à risquer leur vie, l'abîme est à tel point profond qu'aucun vocabulaire marxiste-léniniste commun ne pourrait le combler.
Stupide, l'Occident\
va-t-il y passer lui aussi ?
Après dix ans d'expédients, de palliatifs et de « combinaisons » les successeurs de Staline doivent enfin se rendre compte que la minute de vérité approche et qu'ils ne pourront la retarder indéfiniment. Le jour viendra où ils ne pourront plus à la fois se mettre à la remorque de l'économie capitaliste (tout en proclamant qu'ils édifient la société communiste) et conserver le monopole du rôle dirigeant dans l'Internationale.
78:72
Les Chinois, de leur côté, auront à décider si, un jour, au lieu de leur travail fractionnel à l'intérieur du monde communiste, la situation n'exigera pas une scission ouverte avec Moscou, qui refuse de leur céder le flambeau de la révolution mondiale.
Quant au monde occidental, il aura les yeux fixés à la fois au-dedans et au dehors du bloc communiste divisé. Il y a déjà plus de quinze ans Georges Orwell, dans « 1984 », prédisait que le monde communiste serait polycentrique, divisé et en proie à des guerres fratricides. Car, dans cette vision, trois empires communistes se partageaient la terre le monde libre n'existait plus.
Branko LAZITCH.
79:72
### Un point de repère : « L'islam » de l'abbé Moubarac
par Paul AUPHAN
A cet article que l'amiral Auphan nous donne sur « L'Islam » de l'abbé Moubarac, nous avons ajouté en titre : « Un point de repère ». Voilà en effet jusqu'où a pu aller une pensée chrétienne, catholique, sous la plume d'un ecclésiastique, dans un livre revêtu de l' « Imprimatur ». L'abbé Moubarac est dans une certaine ligne intellectuelle déjà connue, mais il dépasse notablement ses devanciers. Il n'y a pas de raison que d'autres, poursuivant dans la même ligne, ne le dépassent à leur tour.
DEPUIS ce que tant de nos compatriotes appellent le réveil de l'Islam, les publications abondent sur la religion fondée au VII^e^ siècle par Mahomet. L'intelligence moderne -- peut-être faudrait-il dire moderniste -- est attirée par un syncrétisme où il suffirait, pour que tous les croyants s'y rencontrassent, qu'ils fussent sincères et de bonne foi. Il y a de tout dans ce flot. Aussi, a priori, ouvre-t-on avec sympathie le livre qu'un prêtre à la vive intelligence et au grand cœur vient de consacrer à l'Islam ([^21]).
80:72
L'abbé Yoachim Moubarac, de la communauté des prêtres de Saint-Séverin, porte un nom célèbre dans son pays, le Liban. Sauf erreur, un prince de ce nom est déjà mentionné dans l'histoire maronite au XIII^e^ siècle, où il eut des difficultés avec le sultan Bibars ; l'abbé Moubarac est modeste quand il se laisse qualifier lui-même par son éditeur de simple chrétien du Proche Orient. La particularité éminente de l'ouvrage est donc d'avoir été écrit par quelqu'un qui sait ataviquement de quoi il parle, par un esprit oriental dont la langue maternelle a été celle du Coran et qui a été nourri de culture arabe avant de connaître la nôtre. Nous autres, chrétiens d'Occident, ignorant la langue -- que je n'ai fait pour ma part que baragouiner juste assez pour déchiffrer un journal -- devrions nous taire devant une supériorité aussi définitive. Et pourtant la lecture du livre de l'abbé Moubarac laisse un tel sentiment de malaise qu'il est difficile de garder le silence quand on l'a refermé.
\*\*\*
Comme tout ouvrage de vulgarisation sur l'Islam, le récit commence par trois ou quatre pages sur la vie de Mahomet. Elles nous font apercevoir aussitôt la méthode, sans doute involontaire, qui sera pratiquée par l'auteur tout au long de son exposé : cacher ou minimiser ce qui est défavorable à l'islamisme, valoriser ce qu'on y trouve de bon, en premier lieu son sens profond d'un Dieu transcendant.
81:72
C'est ainsi que, traitant de Mahomet, on n'insiste guère sur les pillages de caravanes ou les massacres de prisonniers qui ont jalonné partiellement la vie du prophète et que l'on se garde d'évoquer ses quatorze où quinze mariages, dont un l'obligea même, assure-t-on, à insérer dans le Coran une dérogation spéciale en sa faveur à la loi commune. On souligne au contraire comme un « sommet » sa prise de position contre le paganisme.
Une simple comparaison de la vie terrestre de Mahomet avec celle du Christ eût suffi, pour un public chrétien, à mettre chaque religion à son plan.
On ne conduit pas des fidèles en effet seulement par ce qu'on leur recommande de faire, mais par l'exemple qu'on leur donne. A cet égard l'Islam a une « hérédité » que l'abbé Moubarac, dans sa grande charité, paraît un peu trop sous-estimer au détriment de la vérité.
\*\*\*
Résumant l'histoire médiévale de l'Islam, il la divise en sept périodes correspondant chacune à des changements intérieurs de dynastie ou d'obédience, alors que le dénominateur commun entre toutes ces phases, leur marque essentielle, à mon avis, est le djihad, la guerre sainte, que l'Islam a faite pendant mille ans à la chrétienté méditerranéenne. Cela, les chrétiens d'Occident qui ne connaîtraient l'histoire qu'à travers le livre de l'abbé Moubarac l'ignoreront toujours -- le mot n'est même pas prononcé -- ou ne le considéreront que comme un détail, une scorie négligeable dans ce qu'il appelle « Les grandes heures de l'Islam ». On est stupéfait, quand le récit débouche sur les temps modernes, de le voir commencer par cette phrase : « Depuis le XVI^e^ siècle, l'Islam se trouve démantelé par l'Occident » (p. 127). Comme s'il n'y avait pas eu démantèlement antérieur de la chrétienté par les musulmans, comme si la bataille de Lépante ([^22]) et le siège de Vienne, qui se situent précisément au XVI^e^ siècle, étaient des agressions chrétiennes...
Ce mot péjoratif de démantèlement n'est d'ailleurs appliqué qu'aux chrétiens se défendant contre l'Islam, car, quand il s'agit des conquêtes musulmanes, on utilise le terme plus distingué et plus savant de « processus historiques » (p. 137).
82:72
Cependant, malgré ces nuances de vocabulaire, la probité de l'auteur fait jaillir tout à coup la vérité de sa plume : « c'est par la conquête que l'Islam s'est installé... et c'est un régime de vexations et d'impôts qui l'a finalement rendu majoritaire » (p. 170), ce qui ne l'empêche pas de conclure : « nous sommes de ceux qui croient que la tradition de l'Islam est une noble tradition de tolérance » (p. 17 6).
Sans doute, nous autres, Occidentaux, sommes trop « cartésiens », trop fermés aux subtilités d'une dialectique qui permet aux contradictions de se côtoyer sans se nuire, nous voulons des idées nettes, des conclusions précises et motivées ; à cet égard les propos de l'abbé Moubarac nous laissent un peu sur notre faim.
\*\*\*
Intuitivement, l'auteur a bien vu que ce qu'il appelle la « renaissance » de l'Islam remonte à l'expédition de Bonaparte en Égypte (1798). On eût aimé que, creusant le problème, il en eût indiqué la raison qui est, selon moi, la politique inaugurée par l'armée révolutionnaire vis-à-vis de l'Islam, politique anti-chrétienne et pro-musulmane poursuivie ensuite tout le long du XIX^e^ siècle par la France et l'Angleterre sur les rives de la Méditerranée. Défiguré par de sordides intérêts capitalistes et répandant les idéologies modernes dans des pays qui n'avaient pas le contrepoids de nos traditions, l'Occident ne s'est pas présenté sous un jour fidèle à ses origines ; malgré maint témoignage privé compensateur, il a nui au christianisme par son exemple. D'où la fameuse « renaissance », c'est-à-dire l'incapacité où l'Occident laïcisé a été de mordre spirituellement sur l'Islam et le recul actuel du monde chrétien.
C'est cependant commettre une erreur ou, au moins, prendre un raccourci trop rapide que d'écrire : « l'Islam commence alors (c'est-à-dire après l'expédition d'Égypte) à secouer, avec sa torpeur, l'occupation étrangère » (p. 127).
Dans l'esprit de l'auteur, occupation étrangère signifie occupation occidentale. Or ce qui a été secoué au XIX^e^ siècle, c'est d'abord l'empire ottoman, autrement dit l'Islam, obligé de libérer, après une occupation tyrannique de plusieurs siècles, les chrétiens des Balkans dans un bain de sang.
83:72
La prise d'Alger, rendue nécessaire par les pirates qui s'en prenaient sans scrupule, depuis également plusieurs siècles, aux navires désarmés rencontrés sur les mers, et la pénétration française subséquente en Algérie ont fait beaucoup moins de victimes que la guerre de l'indépendance hellénique, par exemple, ou que les massacres périodiquement organisés des chrétiens dans le Proche Orient, Liban compris. A ne pas le dire, on fausse l'histoire et par conséquent les consciences.
En balance avec un récit édulcoré, l'auteur met en relief, à l'éloge de l'islamisme, quelques belles prières musulmanes empruntées pour la plupart au Coran et souligne la part éminente qui est faite dans plusieurs sourates au patriarche Abraham. C'est un des passages les plus curieux et les plus intéressants de son livre. L'abbé Moubarac est un spécialiste. Il a déjà consacré à l'étude de la question sa thèse de doctorat en théologie à l'Institut Catholique de Paris. Vénéré dans le Coran, Abraham est cité au canon de la messe. Il était et il reste bon de rappeler la source lointaine commune des trois grandes religions monothéistes. C'est même peut-être en partant de là qu'on pourrait un jour élargir leur foi aux dimensions de la Révélation chrétienne. Mais, à trop centrer la réflexion sur Abraham en minimisant la suite, on en vient à parler d'un « Islam ni juif, ni chrétien, mais abrahamique » (p. 34), comme si Mahomet n'avait pas existé, et l'on finit par écrire que le dit Islam serait « en quelque manière antérieur » (p. 3) au christianisme, ce qui donne à penser au lecteur inattentif que celui-ci pourrait bien être l'agresseur... Ce n'est certainement pas ce que l'auteur professe et a voulu exprimer ([^23]). C'est cependant l'impression qui se dégage d'une présentation trop subtile de la réalité.
\*\*\*
D'ailleurs le livre de l'abbé Moubarac est dédié à un religieux dont j'ai goûté naguère maintes conférences et pour lequel tout chrétien ne peut qu'éprouver une déférente sympathie : le R.P. Abdel Jalil, de nationalité marocaine, converti de l'Islam, devenu franciscain. Avec tout le respect qu'on doit à l'intimité des consciences, j'imagine les pensées que leur connaissance commune de la mystique musulmane et le sacrement de l'Ordre qu'ils ont tous deux reçu peuvent faire naître dans l'âme d'amis nourris à la fois de littérature orientale et de culture occidentale.
84:72
On est tout de même un peu étonné de voir en exergue que l'un dédie son livre à l'autre « dans la fraternité abrahamique de l'Islam », sans aucune allusion à la foi chrétienne.
\*\*\*
Les différences dogmatiques entre l'islamisme et le christianisme sont traitées en deux lignes : « l'Islam semble rejeter les données chrétiennes fondamentales : avec la divinité de Jésus, sa crucifixion et, auparavant, le dogme de la Trinité » (p. 156).
En tête de ces deux lignes, le mot « *semble* » commence par suggérer au lecteur qu'il y a doute dans le rejet, alors qu'il n'y a aucun doute. Ensuite et surtout, aucune conséquence explicite n'est tirée de cette petite phrase. Il était facile pourtant de souligner, d'une part que la négation de la Trinité supprime en partie le fondement de la charité puisque celle-ci n'est qu'un reflet de l'amour surnaturel unissant entre elles les personnes divines, d'autre part que sans le péché originel et la Rédemption (le mot de crucifixion ([^24]), purement physique est bien pâle...), à laquelle nous devons la possibilité de racheter nos fautes, le monde que nous voyons serait sans explication et sans espérance, ce qui motive d'ailleurs le fatalisme de l'Islam. L'auteur, théologien, est bien plus qualifié que moi pour exposer ces différences. S'il ne l'a pas fait, c'est qu'il ne l'a pas jugé bon. Comme si l'on voulait faire croire aux lecteurs occidentaux auxquels le livre est destiné que l'islamisme n'est pas tellement différent du christianisme...
85:72
Visiblement l'abbé Moubarac est un disciple spirituel de Louis Massignon. Comme lui, il voudrait voir les deux religions se rapprocher et peut-être se confondre ([^25]). Mais ce ne saurait être en cachant la vérité. Pour montrer la profondeur du fossé à combler, Massignon a eu la probité de rapporter dans un petit livre ([^26]) la déclaration fracassante que lui fit un jour un intellectuel arabe avec lequel il s'était lié d'amitié : « Je ne me pardonne pas de vous avoir aimé... vous avez été pire que ceux qui ont brûlé nos maisons ou violé nos filles... vous m'avez désarmé en me laissant croire qu'il y avait une possibilité de réconciliation et d'entente entre un Français qui est chrétien et un Arabe qui est musulman. »
Venant du tréfonds de la métaphysique et de l'histoire, ce refus qui est aussi un cri d'angoisse, doit d'abord aiguiser notre charité. Comme Massignon, comme l'abbé Moubarac, comme tous les chrétiens cohérents, je désire ardemment la conversion des musulmans par l'éducation et par l'exemple, non par la violence comme ils l'imposèrent jadis aux chrétiens. L'auteur paraît croire que c'est impossible : « Jusqu'à ce jour, écrit-il, l'histoire n'offre aucun exemple d'un peuple d'abord converti à l'Islam qui se serait tourné en masse vers une autre religion » (p. 140). A-t-on vraiment jamais essayé ? Depuis Bonaparte, tous les régimes successivement ont interdit le moindre apostolat religieux, si bien que *l'Occident* s'est présenté à l'Islam vidé de son contenu spirituel et sous son aspect matériel le plus déplaisant : laïcistes, capitaliste, égoïste jusque dans son nationalisme. C'est de cela que nous cueillons aujourd'hui les fruits.
Avant la Révolution, à l'époque médiévale (où la rupture de l'unité chrétienne entre l'Est et l'Ouest a été catastrophique pour toute action sur l'Islam), on ne cite que quelques tentatives, toujours les mêmes, que l'abbé Moubarac reproduit : saint François, Raymond Lulle... Peut-être pour ne pas chagriner les musulmans, il ne dit pas comment celui-ci a fini. Tertiaire, franciscain et philosophe d'une puissance intellectuelle peu commune, il avait passé sa vie à essayer de convertir ses amis musulmans et voilà qu'à la fin de ses jours il y réussissait presque. En 1315 il dédie son dernier livre au mufti de Tunis et plusieurs intellectuels de la capitale musulmane se font chrétiens. Aussitôt Lulle en est chassé. Il va poursuivre sa prédication à Bougie. L'Islam ne peut le tolérer et la foule, excitée par les ulémas, lapide à mort ce vieillard de quatre-vingts ans.
86:72
Le temps n'est pas loin où tout musulman se convertissant au christianisme était passible légalement -- c'est-à-dire selon la loi traditionnelle de l'Islam -- de la peine de mort. Au moment où ces lignes sont écrites, la presse annonce que plusieurs adeptes du bahaïsme -- secte qui vise précisément à une sorte de syncrétisme universel -- viennent d'être condamnés à mort au Maroc.
Pour reprendre la question aujourd'hui et « aborder l'Islam sans peur, autrement que les armes à la main », comme le propose à juste raison l'abbé Moubarac (p. 161), il faudrait que les chrétiens témoignassent avec charité, mais aussi avec une conviction motivée, de la supériorité éminente de la religion du Christ. Le moins qu'on puisse dire est que le livre de l'abbé Moubarac ne paraît pas de nature à leur donner ce sentiment.
\*\*\*
Enfin, l'auteur, comme toute l'intelligentsia française, me semble nourrir quelques illusions sur la possibilité d'une cohabitation pacifique durable, à égalité, entre musulmans et chrétiens dans un pays de tradition islamique.
Écrivant à un moment où l'opinion publique pensait à la guerre algérienne, l'auteur *semble suggérer* pour celle-ci une solution à la Libanaise : « la voie est ouverte et, dans un pays comme le Liban, il semble que malgré un équilibre instable, ce soit chose acquise, dans les faits comme au regard du droit, que la possibilité d'une cohabitation pacifique entre musulmans et chrétiens sur un même plan de citoyenneté » (p. 151).
La réserve de l' « équilibre instable » nuance habilement le jugement. Qui ne se rappelle en effet qu'il y a quatre ans a peine le Liban, où les chrétiens regardaient vers l'Occident et les musulmans vers l'étoile de Nasser montant au firmament syrien, a failli éclater ? Mais il faut reconnaître qu'actuellement et jusqu'à nouvel incident, le Liban -- grâce peut-être à la multiplicité de ses religions et rites, moins désagrégatrice qu'une dualité, grâce aussi à la solidité des Maronites -- est comme une sorte de petite Suisse dans le Proche Orient. Seulement, à mon avis, c'est tromper le lecteur, comme, tant de journalistes l'ont fait naguère, que de suggérer qu'une solution à la libanaise pourrait être viable ailleurs qu'au Liban.
87:72
Le Liban est en effet le seul pays du pourtour méditerranéen où le bloc chrétien, numériquement, du même ordre de grandeur que le bloc musulman, soit constitué d'êtres humains de même race, de même langue arabe, de même culture orientale que lui. Il y a là-bas une littérature arabe d'esprit chrétien. Même si nos malheureux « pieds noirs » d'Algérie avaient tous appris l'arabe, ils n'auraient pu être de la même race et, à cause de leur formation occidentale, de la même culture arabe que leur entourage musulman. Sans discuter ici de la stabilité, que je souhaite éternelle, de l'État libanais (cohéré surtout par le dénominateur commun de la prospérité matérielle), l'application de la formule libanaise à des pays islamiques comme solution de « coexistence pacifique » est un leurre.
Tentant le lecteur par un autre côté, on cherche à le persuader que les États musulmans *seraient maintenant* tous devenus démocratiques et libéraux : « Si l'on excepte l'Afghanistan et le Yémen, écrit l'auteur sans ironie, le régime parlementaire est pratiquement instauré dans tous les pays musulmans », où, ajoute-t-il, « l'idée de califat sommeille » (p. 151).
Sous sa forme ancienne, l'idée de califat, c'est-à-dire d'union spirituelle et temporelle contre les « infidèles » de toute l'oumma musulmane est en effet en veilleuse, au moins jusqu'à apparition d'un fédérateur à poigne. Soigneusement entretenu au cœur des masses, le panarabisme pourrait un jour aider à sa résurrection. En attendant, l'Islam est plus désuni que jamais, donnant une chance nouvelle à la chrétienté qui, elle, tend à refaire son unité, tant politique (par la reconstruction de l'Europe) que religieuse (par l'esprit d'œcuménisme)... Mais écrire que le régime parlementaire fonctionne dans les États musulmans est prendre son désir pour une réalité. La plupart d'entre eux (sauf précisément le Liban et peut-être, dans une certaine mesure, la Syrie ou la Jordanie) sont sous régime totalitaire. Sans même parler de l'Arabie d'Ibn Seoud, de l'Égypte de Nasser ou de l'Irak, qui ne sait, par exemple, que les « députés » algériens ont pratiquement tous été nommés par le parti unique auquel nous avons livré le pays ? Laisser croire à l'opinion chrétienne qu'on trouve dans les États musulmans les mêmes garanties politiques que dans les vieux pays occidentaux (au moins en principe, car il y aurait beaucoup à dire sur la France actuelle...), c'est la tromper et faire à l'Islam une propagande jusqu'à maintenant imméritée.
88:72
Pour conclure d'un mot -- et la remarque s'étend loin au-delà du livre de l'abbé Moubarac -- ce n'est pas servir la cause chrétienne que de mettre ses fidèles en position mentale de moindre résistance, je ne dis pas devant les musulmans qui sont nos frères dans la Création et la Rédemption, même s'ils n'y croient pas, mais devant l'islamisme.
Paul AUPHAN.
Sur l'Islam et le christianisme la revue « Itinéraires »\
a précédemment publié les articles suivants [^27] :
-- R.P. CALMEL O.P. : Vrai Mohammed et faux Coran (numéro 53 de mai 1961).
-- R.P. CALMEL O.P. : Par Moïse vers Jésus-Christ (numéro 55 de juillet-août 1961).
-- R.P. CALMEL O.P. : Le judaïsme du Coran (numéro 57 de novembre 1961).
-- Joseph HOURS : La conscience chrétienne devant l'Islam (numéro 60 de février 1962).
-- Joseph HOURS : Précisions sur la conscience chrétienne devant l'Islam (numéro 65 de juillet-août 1962).
-- Paul SERANT et Joseph HOURS : Christianisme et Islam (numéro 69 de janvier 1963).
89:72
### L'intellectualisme théologique contre saint Joseph
par l'Abbé Jacques VAUTHRIN
L'abbé Jacques Vauthrin est aumônier diocésain pour les non-catholiques. Il se dévoue notamment à l'Œuvre du Kremlin-Bicêtre, fondée en 1952 par un marxiste converti, en faveur des « pauvres d'esprit des milieux pauvres » (déficients mentaux sans moyens). On peut au sujet de cette œuvre écrire à l'abbé Jacques Vauthrin, 15, rue de la Pompe, Paris 7°
Dans l'article qu'il nous donne, l'abbé Jacques Vauthrin examine les « préventions excessives et superficielles » mises en circulation par un « éminent religieux » contre le culte de Saint Joseph et son inscription par le Pape au Canon de la Messe. Le titre de l'article est de notre rédaction.
DANS LE « bloc-notes » qu'il publiait durant le Concile pour une Revue catholique, un éminent religieux s'inquiétait des dangers du culte de saint Joseph, à propos de l'insertion de celui-ci au canon de la Messe.
Cet article nous semble présenter un gros intérêt car s'il nous met en garde très heureusement contre les déviations possibles de notre culte de saint Joseph, il témoigne également de préventions excessives et manifestement superficielles.
Le souci d'éviter certains abus ne doit point jeter le discrédit sur des formes authentiques de spiritualité, pas plus qu'un capitalisme désordonné ne doit faire rejeter le droit de propriété ni l'intégrisme les exigences de l'intégrité doctrinale.
90:72
Le R.P. commence par citer, non sans quelque ironie, la réflexion d'un observateur protestant au théologien protestant Oscar Cullmann : « Vous avez écrit une Christologie, il ne vous reste plus qu'à faire une Josephologie. » A quoi nous dit-il, Cullmann répondit : « Inutile c'est déjà fait ; j'ai vu un gros livre de ce titre à l'université grégorienne. »
Ce sourire nous semble excessif, car s'il est exact que sont édités présentement au Canada, à l'Oratoire de saint Joseph, principal haut-lieu mondial de la dévotion, des cahiers de josephologie, comme s'édifie ailleurs une mariologie, c'est-à-dire une théologie de la Vierge, nous n'entendons nullement hausser saint Joseph ou la Vierge Marie à la hauteur du Christ. Le culte d'hyperdulie, dû à la Mère de Dieu, et le culte spécial de dulie voué à saint Joseph, comme représentant du Père des Cieux auprès de l'Enfant-Dieu et époux privilégié de l'Immaculée n'ont rien de commun avec le culte de latrie, c'est-à-dire l'adoration envers l'Incarnation de Dieu Lui-même qu'est Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il n'y a donc rien là qui puisse véritablement scandaliser ou faire sourire.
Et le R.P. note que « beaucoup se sont étonnés que le Saint-Père ait fait cela » (son adjonction) « de sa seule et propre autorité, au moment même où le Concile, assemblé tout près de lui, discutait ces « questions ».
« Peut-être », pense le R.P., a-t-il voulu rappeler « par ce geste » son autorité propre indépendamment du Concile. »
Peut-être, mais son intention première, il l'a dit lui-même, visait à laisser un témoignage du patronage de saint Joseph sur ce Concile. Mais poursuivons la citation : « En soi le fait » (d'avoir mis saint Joseph au canon de la Messe) « n'offre aucune difficulté pour un cœur catholique. Nous avons personnellement une vision biblique et qui ne le diminue nullement de saint Joseph, comme homme appelé à une foi héroïque, dans la ligne d'Abraham et des prophètes. Une dévotion bibliquement éclairée envers saint Joseph n'attirait que notre accord joyeux. »
Nous ne contesterons pas que saint Joseph doive être contemplé dans une perspective biblique, à la lumière des grands exemples de l'Ancien Testament, mais pourquoi les méditations des Saints et des Théologiens de la Nouvelle Alliance sur saint Joseph, leurs interprétations et leurs formulations des relations intimes de saint Joseph avec Jésus et Marie ne pourraient-elles pas nous éclairer encore plus ?
91:72
Le R.P. s'inquiète « du fait qu'il existe présentement dans certains pays ou dans certaines Congrégations une dévotion à saint Joseph qui se situe dans la ligne de tout un courant dont la place et le rôle historiques sont bien déterminés. Ce courant marque le XIX^e^ siècle catholique ».
Le XX^e^ siècle se doit de ne rejeter du XIX^e^ que ce qui ne mérite pas de durer, parce que lié à des modes de pensée ou d'expression désormais dépassés, ou provisoirement au moins, inadaptés. Est-ce véritablement ce que vont suggérer les explications du R.P. ?
« Innombrables sont alors les Congrégations qui se fondent sous le vocable de saint Joseph, de la Ste Famille, de l'Enfant Jésus, de Nazareth, etc. Il s'est alors affirmé un immense intérêt pour les aspects humains de l'Incarnation, avec une insistance sur les valeurs sentimentales. Toute une iconographie, encore très répandue, accompagnait ce mouvement de dévotion dont il serait instructif d'étudier les origines et la part qu'y a pris l'ultramontanisme, c'est-à-dire l'influence italienne. »
En parlant d'insistance sur les valeurs sentimentales, le R.P. nous met en garde contre une dévotion à saint Joseph qui se montrerait trop exclusivement affective et qui dégénérerait en mièvrerie et en fadeur. Nous sommes pleinement d'accord avec lui. Nous ne méconnaissons pas les abus qui ont pu se produire au XIX^e^ siècle et qui peut-être continuent de se manifester dans certains pays et dans certaines congrégations. Mais de même que l'art du quartier Saint-Sulpice a pu se rénover et se libérer de sa fadeur sans rejeter ses sujets traditionnels, pourquoi la dévotion à saint Joseph et à la Sainte Famille ne pourrait-elle pas se mûrir et se viriliser sans renier sa valeur profonde. Une satire de la dévotion à saint Joseph de l'Enfant Jésus ressemblerait fort aux critiques qui s'acharnaient naguère contre la dévotion à sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. Que de fois n'a-t-on pas reproché à la petite fleur de Lisieux d'être une sainte à l'eau de rose ! Grâce à Dieu, des théologiens éminents au premier rang desquels se situait le R.P. Petitot, dominicain, se sont élevés avec vigueur contre cette interprétation. L'iconographie de la patronne des missions avec ses figurations douceâtres, qui allaient parfois jusqu'au rouge à lèvres, a caricaturé sa vraie figure et les roses, promises à la Terre, nous ont caché les épines qui lui méritaient le Ciel.
92:72
Saint Joseph de l'Enfant Jésus n'était pas plus sentimental au sens romantique ou romanesque de ce terme que ne l'était la si patiente et si héroïque âme victime du Carmel de Lisieux. Pour être le protecteur de la Vierge Marie et l'éducateur de Jésus, Dieu n'avait pas choisi très certainement un homme efféminé ou un bellâtre.
Quant au terme d'ultramontanisme, il ne signifie pas habituellement influence italienne, mais très précisément influence romaine. Celle-ci a pu être excessive, mais elle est substantiellement bonne. Méfions-nous du retour du gallicanisme.
Continuons la citation :
« Les mystères de l'enfance et de l'humanité de Jésus sont imprescriptiblement chers à l'âme religieuse, incontestablement bienfaisants pour la vie chrétienne. Cependant ils peuvent risquer d'occuper toute la place et de voiler, de ce fait, la primauté absolue du mystère rédempteur qui est le mystère pascal : mort, ensevelissement, résurrection des morts, ascension, pentecôte. »
D'accord, encore, mais voici la suite :
« Dans une perspective vraiment biblique et paulienne, l'attention se porte essentiellement sur Jérusalem dont Bethléem et Nazareth ne forment qu'une préparation et un présupposé. »
Ici, il faudrait préciser. La perspective biblique et paulienne se porte d'abord sur Jérusalem, en tant que lieu de la mort, de l'ensevelissement, etc. mais elle n'omet pas la Passion, et je ne vois pas pourquoi elle omettrait davantage Bethléem et Nazareth, c'est-à-dire l'enfance humiliée et le labeur généreux qui furent le commencement de la Passion rédemptrice. La Sainte Famille à Bethléem et à Nazareth commençait de mourir dans sa chair, par une mortification quotidienne, aussi pratique comme enseignement que la mort sanglante du Calvaire. Par ses sacrifices journaliers dans le devoir d'état et l'acceptation des croix de l'existence, elle commençait de jeter dans l'Éternité de Dieu des mérites d'amour quotidiennement accumulés et qui font à tout jamais partie de sa Gloire.
« Saint Paul, poursuit le R.P., dit qu'il ne veut pas connaître le Christ selon la chair -- selon la chair, selon qu'il est né d'une femme, sous la Loi, le Christ est mort. Il est ressuscité selon l'Esprit et c'est ce Christ ressuscité qui nous vivifie, qui est le principe propre de tout le salut, de la sainteté, de la vie dans l'alliance. »
93:72
Bien sûr, mais si, dans ce texte, saint Paul nous demande de ne plus penser au Christ en tant que passé, en tant que mort comme meurt toute chair née de la femme dans une humanité déchue par ses péchés contre la Loi, il ne nous interdit pas de contempler dans le Christ ressuscité et glorieux, tous les aspects de sa vie mortelle. Le Christ glorifié n'est pas seulement le Grand Supplicié du Calvaire mais le petit Jésus de la Crèche et l'Adolescent de Nazareth. Son corps ne porte pas seulement les stigmates sanglants de sa Passion, mais les traces de ses fatigues et de son labeur d'adolescent. Et si sa couronne d'épines rayonne de tout l'éclat de sa Gloire, il reste dans l'expression de son visage quelque chose de l'innocence du sourire de l'enfant de Bethléem.
« Ramener trop exclusivement l'attention, poursuit le « Bloc-notes », sur les aspects humains, et même enfantins de la vie de Jésus, développer avec une prédilection envahissante les aspects de l'histoire humaine de Jésus, risque de changer cet équilibre de la foi qu'appelle une véritable fréquentation du Nouveau Testament et singulièrement de saint Paul.
« Peut-on se nourrir à la fois de saint Paul et de « Mois de saint Joseph », ? N'est-ce pas l'un ou l'autre ? »
On peut très bien se nourrir en même temps de saint Paul et d'un « mois de saint Joseph ». Car s'il est des livres sur saint Joseph ou des mois de saint Joseph fades et insipides, il en est de profonds et de vigoureux. Les plus grands spirituels, depuis le XVII^e^ siècle, ont écrit sur saint Joseph des élévations qui approchent du génie de saint Paul s'ils ne rejoignent pas son inspiration.
La contemplation des mystères joyeux, source de l'esprit d'enfance, n'est pas moins importante que celle des mystères douloureux, source de l'esprit de sacrifice. On peut tout aussi bien éviter le sentimentalisme et l'infantilisme dans la première que le dolorisme et le romantisme dans la seconde.
Ce serait tomber dans un purisme et un angélisme condamnables que de nous priver des exemples de la Sainte Famille et de la douceur du spectacle de son harmonie sous prétexte d'échapper à la gourmandise des consolations. Les Quiétistes aussi supprimaient l'espérance sous prétexte de mieux pratiquer la charité.
94:72
Nous avons plus besoin que jamais de contempler la Sainte Famille en ce temps où l'orgueil intellectuel et la confiance de l'homme en sa seule raison raisonnante triomphent dans tous les domaines de la pensée et de l'action. L'humilité intellectuelle, le détachement des biens de l'esprit, la défiance de la pure raison raisonnante, quelquefois si peu raisonnable, tant elle appauvrit l'homme de toutes les valeurs d'inspiration et d'intuition, nous en trouvons le modèle en St Joseph, l'homme qui avec l'Enfant-Jésus devait souvent bénir le Père qui a caché tant de choses aux sages et aux prudents de ce monde pour les révéler aux petits.
Abbé Jacques Vauthrin.
95:72
### Histoire et générations
par J.-B. MORVAN
CHAQUE époque se sert du genre littéraire de l'Histoire comme d'un miroir. Elle y retrouve ses idées ou son insignifiance, ses rêves de chevalerie, son idéal féminin ou ses ennuis de logement. Notre siècle aura vu en cette matière à peu près toutes les méthodes et tous les procédés, depuis les « envers » des grandes époques, tracés d'une plume égrillarde, jusqu'aux vastes synthèses humaines et spirituelles. Les trente dernières années auront-elles éveillé des vocations, des ferveurs, donné aux curieux de l'Histoire ce frisson et parfois ce vertige ressentis comme une initiation ? Et s'il y a un appauvrissement, n'atteint-il qu'une discipline isolée ou au contraire notre idée de l'homme et de la destinée ?
CERTAINS ont pris leur parti d'affronter sans timidité le sourire amer ou les longues figures réprobatrices des historiens officiels ; la « petite histoire » leur a semblé finalement garder le privilège de l'humain : elle seule contient encore ce pouvoir d'émotion supplémentaire qui permet d'accéder à autre chose, à la méditation du sacré lentement dévoilé dans les existences. Mais trop souvent le récit d'un événement déjà lointain est conçu par eux comme un article d'actualité, vêtu de photographies et de sous-titres comme un fait divers de la veille. L'histoire officielle, elle, se veut scientifique, et subit par contagion le pragmatisme sceptique des sciences : la science voit dans toute considération un peu générale une théorie, c'est-à-dire à ses yeux un instrument vite usé, d'une valeur éphémère.
96:72
On ne songe guère que si le premier travail de l'histoire est scientifique (ce qui n'est vrai qu'en partie), les théories qu'elle enfante peuvent être d'une nature différente de celles qui naissent dans les laboratoires. Avec Marc Bloch et ses successeurs, l'histoire renonce sans doute à être un catéchisme révolutionnaire à la Michelet, mais elle tend à rester timidement cadastrale, à se réduire à une mosaïque d'archives notariales et d'inventaires de succession. Les personnes ne sont plus bien souvent que l'étiquette qui permet de répertorier les biens ou d'en baliser les flux, les reflux et les échanges. Cette histoire veut une étude générale des groupes humains, mais comment étudier les hommes sans retracer des visages d'hommes ? Reboux et Muller se sont moqués dans leurs pastiches des fameuses notes où Lenotre, à la fin de ses livres dans le bas de ses pages, esquissait, l'épilogue biographique de quelque personnage déjà oublié du lecteur un peu distrait ; mais le sort du geôlier, du postillon, du garde-chasse ou de la concierge, ainsi que leur descendance, n'était pas inutile pour relier les « époques » aux « périodes », les grandes bourrasques de l'histoire aux périodes de somnolence et d'oubli. Ces gloses parfois naïves nous replaçaient en face du problème des destinées, de la valeur des actes et du salut. Les humbles aussi ont participé à l'histoire ; mais ceux qui proclameraient volontiers qu'ils l'on faite tout entière sont peu portés à leur reconnaître le droit d'y avoir participé individuellement.
UNE certaine forme de sincérité, celle de Gide par exemple, peut recéler des traquenards ; ne faut-il point aussi se méfier, dans l'ordre, des études historiques, d'une « probité » qui tient pour futile l'appropriation personnelle, le choix des épisodes, la confrontation des âmes ? J'émettais plus haut un doute relatif au caractère uniquement scientifique du travail de base : la matière de l'histoire, à la différence des sciences physiques, est une matière consciente. Nous trouvons un portrait digne d'être étudié, un épisode capable d'élucider une idée, un sentiment ; nous en avons le droit, car les hommes que l'histoire nous présente n'ont pas seulement vécu pour être les rouages d'un ensemble mécanique ; l'auraient-ils voulu, comme certains héros du marxisme, que leur volonté même ressuscite l'individuel, le situe et le localise assez étroitement.
97:72
En fait, la plupart ont vécu aussi pour être tel ou tel jour le visage d'une tristesse ou le miroir d'un automne. Napoléon lisait Ossian, Plutarque et la « Nouvelle Héloïse ». On a raillé le parallèle établi par Chateaubriand : « Napoléon et moi ». Il n'est pas inutile : qui saurait dire si dans l'existence de tout homme, il n'y a pas un moment où l'écrivain commence ? L'Histoire, une science ? alors, la science d'être plus au moins hantés par un désir d'imitation. Si l'Histoire est une science, elle ne peut être que la science de faits où l'art est déjà présent ; et l'art est, dès l'origine, partie intégrante de sa recherche.
RAMENÉE à la seule notion de science, confinée dans une technique, l'Histoire devient simplement l'image servilement conforme des tyrannies intellectuelles de ce demi-siècle. Ainsi conçue, elle nous paraît plus capable de fermer des portes que d'en ouvrir. Une méthode marxisante peut bien re-cimenter les ensembles avec la même pesante désinvolture que Sir Arthur Evans coulant son béton dans les ruines de Cnossos ; nous n'en sommes pas moins tenté de réserver notre intérêt à tel mur, à telle pierre. La photographie même, partie de la réalité la plus massive, la moins sélectionnée, cherche sa vocation dans le choix personnel de l'angle et de l'éclairage.
NOUS voulons que les voix de l'Histoire soient perceptibles, et non pas noyées dans une rumeur confuse et neutralisée. Ce n'est pas de l'Histoire ? Alors trouvons un autre nom pour cette quête des présences et des harmonies secrètes dont nous avons besoin, pour un jour ou pour un an ; nous les trouvons dans le mot d'un homme d'esprit, puisant sa formule dans sa tabatière aussi bien que dans l'appel d'une marchande d'herbes ou d'une harengère, réuni avec tant d'autres sur quelque image d'Épinal des métiers et des cris de Paris au temps jadis. Ces affinités, le chrétien ne les recherche pas seulement pour lui-même. Nous sommes les courtiers, les colporteurs de l'Histoire, exposant sur leur éventaire tous ces thèmes d'imitation qui, paradoxalement, nous sauvent de la collectivisation. Intellectuelle.
98:72
L'IMITATION du prochain nous paraît toujours affectée d'un certain coefficient d'obéissance, voire de servilité. L'imitation des morts, des hommes de jadis nous semble plus digne de notre vocation humaine ; ne serait-ce pas parce qu'elle s'inscrit dans un destin terrestre accompli, dont les qualités accessoires de richesse, de puissance ou d'autorité ne pèsent plus sur nous ? Nous avons l'impression d'obéir à un appel, non à une poussée. Et dans le monde qui nous environne, le prochain reconquiert sa dignité par une comparaison implicite ; s'il doit être secouru, il n'est plus seulement une bouche à nourrir, mais un passé, un avenir, un destin inscrit comme le nôtre dans le domaine du méritoire. Tous les morts sont pauvres, au plus haut sens du mot. Nous ne sommes pas obligés de remettre les élégantes de jadis en bleu de travail, ni de raisonner comme le gardien de Musée qui veillait sur de précieux ameublements du XVIII^e^ siècle. « C'est bien beau, tout cela » dit la visiteuse. « Oh oui, ils savaient exploiter le peuple » répondit le cerbère. L'Histoire est en partie infidèle à sa vocation profonde quand elle se conduit parmi les morts comme si elle était chargée d'une statistique chez les vivants.
UNE certaine conception anecdotique de l'Histoire est, il faut bien le reconnaître, aussi décevante que celle-là. J'ai toujours été grand amateur de monographies d'histoire locale, mais l'impression de présence qui s'en dégage est parfois trompeuse. Nous y trouvons les factures des ébénistes d'église, le taux des dîmes de pommes ou de pieds de mouton, la mention des grands hivers ou des morts violentes ; mais si souvent la tristesse y apparaît, la joie nous échappe : les lampions de villes, les feux de la Saint-Jean des villages ne sont plus qu'un refrain monotone. On finirait par s'imaginer que ces gens ont pu vivre sans joie, parce qu'il n'y a pas de joie dans les inventaires et que les livres de raison eux-mêmes ne l'évoquent qu'avec pudeur et maladresse. La tentation serait alors de penser que la joie n'est pas nécessaire non plus à nos contemporains.
99:72
L'histoire cordiale est difficile à retracer ; elle le sera peut-être tout particulièrement pour les cent dernières années. Le monolithisme des grands ensembles paraît s'imposer ; mais leur nature psychologique, les idées et les sentiments dont ils paraissent marqués sont étrangers aux harmonies, aux sympathies et aux tendresses des univers en miniature où chaque homme en particulier a pu vivre. Dispersion et émiettement : ce n'est pas la majestueuse harmonie, idéal de Bonald : Dieu dans sa création, le roi dans son royaume, le père dans sa maison, l'amour en haut et en bas, avec une seule et même justification. L'histoire du pouvoir ressemble à une partie de quilles, nos ascendances sont mêlées de croyants et d'incroyants, et nous sommes les enfants du code civil, qui avons eu trop de demeures. Pourrons-nous compenser le caractère éphémère des séjours, et la dispersion des affections par la plénitude de la conscience et de la mémoire ? Le traditionaliste chrétien doit se garder d'un réflexe de lassitude, ainsi que des synthèses et des épurations arbitraires ; il ne succombera pas à la tentation de tirer un trait sur une période qui politiquement ou religieusement le déçoit. La fidélité de la sympathie envers un temps d'émiettement consiste à étudier attentivement cet émiettement lui-même. On y trouvera autre chose bien souvent que des vestiges d'ordre en proie à une décadence rongeuse : une multiplicité de défenses instinctives et secrètes.
CETTE histoire précieuse est humble et pauvre ; nous ne trouverons guère chez les historiens. Il faudrait pouvoir écouter les mots qui se sont dits autour des tables familiales pour comprendre comment on se fit un monde à soi à travers l'incohérence des événements et des pouvoirs ; retrouver les résonances folkloriques des mots « loyer », « notaire », « gaz », « chemin de fer », « pétrole », « machine à coudre ». Les romanciers nous offrent quelques lumières, mais incertaines et équivoques : un Duhamel, un Jules Romains. Pour ce dernier surtout il conviendrait sans doute d'appliquer la méthode de Joubert qui ne gardait des livres que, les feuilles qui lui plaisaient. On peut s'en scandaliser, mais il faut reconnaître que cette fidélité filiale à travers les désarrois quotidiens apparaît mieux dans les Souvenirs d'un Guéhenno que dans certaines rhapsodies freudiennes, ouvrage de plumes chrétiennes trop manifestement guidées par le souci de défendre les enfants contre l'oppression des parents ; dans ce cas, ce n'est pas le socialiste qui fait table rase du passé.
100:72
CAR un péril menace cette méditation salutaire de l'histoire qui nous concerne. Après la guerre de 1914 une offensive nihiliste trouvait le terrain déblayé, les foyers désolés par les deuils, et tant de gens humiliés ! Les victimes des emprunts russes n'avaient plus assez de voix et de fierté pour pouvoir couvrir le discours des charlatans, l'impure mythologie d'un Freud, les glapissements des surréalistes communistes ou communisants, un Aragon, un Prévert. A l'enfant qui était riche d'écouter, à la table familiale, on substitua l'enfant lourd et hostile, petit Rimbaud caricatural, en attendant les innocentes jeunes brutes sans passé que la technocratie des âmes rêve de multiplier. La possession de l'histoire et sa dignité individuelle ne résidait plus guère que dans une tradition orale : d'où un effort pour tuer les morts et pour tuer le récit. L'enfant lui-même a été spolié au nom de l'enfance : son âme intime et son rêve étaient déjà un héritage. L'enfant est historien, il écoute, retient, exalte et il est apte à retrouver dans les propos du père ou de l'aïeul ce que les parents d'autrefois savaient garder de jeunesse inemployée. L'opposition des générations n'était que le revers de leur continuité. L'enfant n'avait pas moins de plaisir à voir et écouter les parents qu'il n'en a aujourd'hui à regarder la télévision. Les tables qui étaient rondes seront peut-être demain en fer à cheval. Tout le monde y perdra ; les parents que les enfants ne regardent plus sont des parents diminués, et l'enfant ne formera plus ses images, mais en subira d'autres qui ne seront plus les images de personne. Sans langage, sans tradition, on ne pourra même plus parler d'opposition de générations. C'est la notion même de génération qui disparaîtrait dans une uniformité, non plus enfantine, mais infantile. Quelque chose me dit pourtant que la nature humaine se défend, et que Dieu travaille...
Jean-Baptiste MORVAN.
101:72
### La Résurrection
*L'AMOUR DE DIEU suffit à tout, dans toutes les traverses qu'apporte la vie, les contradictions, les injustices, la maladie et même la mort. De toutes ces misères inhérentes à la vie sur terre, Dieu fait des richesses, non seulement pour la vie éternelle, mais dès cette vie, par un accord d'amour avec la volonté de Dieu :* « Ni la langue ne saurait dire, ni l'écriture retracer, seul celui qui en a l'expérience peut croire ce que c'est que vous aimer » (*Hymne du S. nom de Jésus*)*.*
*Mais c'est au milieu d'un combat que l'âme acquiert cette paix surnaturelle. Ce combat Jésus l'a mené pour nous durant sa vie terrestre ; il le mène avec nous pendant le cours de notre vie ; il est à nos côtés alors que nous peinons et souffrons. Il offre sa grâce à tous ; il aide même ceux qui ne pensent pas à Lui, même ceux qui sont ou se croient contre Lui* (*il en fut ainsi pour S. Paul*)*. Il y a même des flambées de ce qui peut devenir la charité surnaturelle chez les plus simples des communistes ; ce sont là des amorces de la grâce.*
102:72
*Et Jésus n'est pas venu seulement pour nous sauver du péché ; il a travaillé pour nous* « *préparer une place* » *dans la maison du Père où* « *il y a beaucoup de demeures* »*, celles des grands saints probablement et celles du petit monde de la sainteté, celles des Larrons, celles des convertis du dernier instant.*
*Aussi a-t-il voulu donner la preuve de sa victoire sur la mort et, de l'autre vie en ressuscitant ce troisième jour* « *comme il l'avait dit* »*. Les Évangiles rapportent trois annonces de la Passion par Notre-Seigneur, et en même temps de la Résurrection. Mais les apôtres avaient l'esprit fixé sur un royaume temporel du Messie. Et S. Luc ajoute :* « *Et ils ne comprirent rien à cela. Et cette parole leur était cachée. Et ils ne savaient pas ce qu'il leur disait.* » *Lors de la dernière montée à Jérusalem, craignant avec juste raison les princes des prêtres, ils suivaient en rechignant.*
« Or ils étaient en route, montant à Jérusalem.
Et Jésus marchait devant eux.
Et ils étaient saisis d'étonnement.
Et ceux qui suivaient avaient peur. » (Marc*.*)
*Si bien que malgré les prophéties très explicites de Notre-Seigneur, ils passèrent le samedi qui suivit son supplice* « dans le deuil et dans les larmes » (Marc) *et lorsque Madeleine vint*, *aux premières lueurs du jour qui suivit, le sabbat, leur annoncer qu'elle avait vu Notre-Seigneur ressuscité* « *ils ne la crurent pas* » (*Marc*)*. S. Luc ajoute :* « *Jeanne et Marie mère de Jacques et les autres qui étaient avec elles en disaient autant aux apôtres. Et ces paroles leur parurent un radotage et ils ne les en croyaient pas.* » *Dans la soirée, lorsque les disciples d'Emmaüs, revenant en hâte* « *annoncèrent aux autres qu'ils l'avaient vu, ils ne le crurent pas non plus* »*.*
*On ne peut pas dire qu'il y avait chez les disciples un sentiment de crédulité préalable les disposant à accepter une fable. Ils furent même durs à la détente lorsque le soir de ce jour-là, les portes étant fermées, Jésus se présenta devant eux et leur dit :* « *Paix à vous* »*.* « *Stupéfaits et saisis de crainte, il leur semblait contempler un fantôme* »*.*
*De même lorsque Jésus vint les rejoindre dans leur barque en marchant sur les eaux, comme les hommes de tous les temps depuis la chute, comme aujourd'hui encore, ils préféraient croire à quelque phénomène préternaturel qu'au surnaturel authentique.*
103:72
*Et Jésus leur dit :* « *Voyez mes mains et mes pieds ; oui, c'est bien, moi. Touchez-moi et rendez-vous compte qu'un esprit n'a pas de chair et d'os comme vous constatez, que j'en ai... Et comme ils étaient encore incrédules à force de joie et dans l'étonnement, il leur dît :* « *Avez-vous ici quelque chose à manger ?* » *Et ils lui donnèrent un peu de poisson grillé, qu'il prit et mangea en leur présence.* »
*S. Thomas était un homme courageux et résolu. Lorsqu'il fut question de monter à Jérusalem pour la Pâque en passant par Béthanie où Lazare se mourait S. Thomas* « *dit aux autres disciples : Allons nous aussi pour mourir avec lui* »*. Son incrédulité bien connue, lorsque les autres disciples lui dirent :* « *nous avons vu le Seigneur* »*, fut permise, disent les Pères, pour augmenter notre foi :* « *Le Seigneur dît à Thomas* « *Donne ton doigt ici. Et voici mes mains. Et donne ta main et mets-la dans mon côté. Et ne sois pas incrédule, mais croyant* »*. Et Jésus ajoute :* « *Parce que tu as vu, tu as cru ? Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru !* »
*Voilà ce que Notre-Seigneur a dit pour nous. Mais jusqu'à quel point croyons-nous ? C'est pour cet examen que nous écrivons. Si nous croyons, ce qui s'appelle croire, il faut être prêt au martyre ; et la foi étant un don de Dieu, il faut la demander sérieusement. A l'époque où nous vivons, nous pouvons être appelés à nous décider au martyre en une minute ou en quelques secondes. Souvenons-nous de l'Espagne : ce n'est pas loin. Le martyre est le chef-d'œuvre de la persévérance finale. Il faut donc demander celle-ci, car elle implique la fidélité du martyr. Or nous sommes de bien pauvres gens, incapables sinon par la force de Dieu.*
*Continuons l'examen de la conduite des apôtres. Jésus avait dit* « *Je vous précéderai en Galilée* »*. Il semble que les apparitions à Jérusalem aient été assez brèves et même fugitives comme celle qui bouleversa les disciples d'Emmaüs. Ce sont les premières et les plus surprenantes. Au bout de huit jours les apôtres, pour gagner leur vie, retournèrent en Galilée, à leurs barques et à leurs filets. Le Seigneur les y avait précédés. En ce pays témoin des premières prédications de Jésus, les apôtres étaient loin des princes des prêtres, ils étaient tranquilles et presque tout le* *monde était pour eux.*
104:72
*Isaïe l'avait annoncé ; nous le lisons dans la nuit de Noël :*
« Comme le premier temps a couvert d'opprobre
le pays de Zabulon et le pays de Nephtali
le dernier temps remplira de gloire
le chemin de la mer
l'au-delà du Jourdain et la Galilée des nations. »
*Les tribus de Zabulon et de Nephtali occupaient primitivement la Galilée ; elles avaient subi les premières toutes les invasions venant de la Syrie et Galilée veut dire contrée des nations.*
*Notre-Seigneur y passa presque un mois avec eux, à les instruire sur leur rôle :* « ...*Allez donc enseigner toutes les nations...* » *Seul Jean raconte en détail une des apparitions auprès du lac de Tibériade. Au matin après une nuit de pêche, les apôtres trouvent sur la berge Jésus, qui leur a préparé un petit feu, du poisson grillé et du pain. Heureux pêcheurs ! Quel festin, préparé par Jésus, au petit matin, dans la fraîcheur de l'aube ! Mais Jésus continue, chaque messe est un festin préparé par Jésus.*
*C'est ce jour-là qu'il affirma la prééminence de Pierre en lui disant :* « *Pais mes agneaux, pais mes brebis* »*.*
*Ces apparitions répétées de Jésus en Galilée sont attestées par S. Paul lui-même qui expose dans la première aux Corinthiens que* « *le Christ est apparu à plus de cinq cents frères à la fois, dont la plupart vivent encore maintenant, mais quelques-uns sont morts. Puis il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. Et en dernier de tous, comme à l'avorton, il est apparu aussi à moi.* »
*Le Christ avait bien vaincu la mort, pour lui et pour nous ; il avait accompli les Écritures qu'il reprochait aux Saducéens de ne pas comprendre, car Isaïe avait dit* (XXVI, 19) :
« Vos morts vivront ; mes cadavres ressusciteront.
Réveillez-vous et chantez, vous qui êtes couchés dans la poussière
Car votre rosée, Seigneur, est une rosée de lumière
Et la terre rendra les trépassés. »
105:72
*Et les apôtres prêchèrent la résurrection. Le jour de la Pentecôte, revêtu de la force d'en haut, Pierre s'écria :* « *Hommes d'Israël, écoutez ces paroles : Jésus de Nazareth, homme autorisé de Dieu près de vous par les miracles, prodiges et signes que Dieu a faits par lui et au milieu de vous, comme vous-mêmes le savez, cet homme livré par le dessein arrêté et la prescience de Dieu, vous l'avez fait périr, en le crucifiant par la main des impies... C'est ce Jésus que Dieu a ressuscité, nous en sommes tous témoins... Qu'elle sache donc, toute la maison d'Israël, que Dieu l'a fait et Seigneur et Christ, ce Jésus que vous avez crucifié.* » *Ceci se passait le 28 mai de l'année 30 de notre ère entre 10 heures et midi, cinquante et un jours après le vendredi saint. Tous les auditeurs avaient connu Jésus et ses miracles, et trois mille âmes se convertirent.*
*Quelque temps après, Pierre et Jean guérirent le paralytique qui mendiait auprès de la Belle Porte du temple. Tout le peuple en émoi s'assembla autour d'eux sous le portique de Salomon, et Pierre prit la parole :*
« *Pourquoi vous étonner de cela et pourquoi fixer votre regard sur nous comme si c'était par notre propre puissance ou notre piété que nous l'avons fait marcher ? Le Dieu... de nos pères a glorifié son serviteur Jésus, que vous avez livré et renié devant Pilate, alors qu'il décidait de le relâcher ; mais vous, vous avez renié le Saint et le Juste et vous avez demandé la grâce d'un assassin. C'est le chef de la vie que vous avez fait mourir, et que Dieu a ressuscité des morts, nous en sommes témoins* » (*Actes, III*)*.*
*Cinq mille hommes se convertirent. Les princes des prêtres auraient bien voulu empêcher les apôtres de prêcher en la personne de Jésus la résurrection des morts.* « *Mais voyant debout en leur compagnie l'homme qui avait été guéri, ils n'avaient rien à répliquer* » (*Actes, IV*)*.*
*Enfin quand à la suite d'une révélation Pierre consentit à recevoir dans l'Église le premier païen converti à la suite d'une autre révélation, le centurion Corneille* (*un Romain vraisemblablement*)*, le prince des apôtres déclara :*
« *Et nous, nous sommes témoins de tout ce qu'il a fait, soit dans le pays des Juifs, soit à Jérusalem. Eux l'ont mis à mort en le suspendant au bois. Dieu l'a ressuscité le troisième jour, et a bien voulu faire qu'il soit apparu visiblement, non à tout le peuple, mais aux témoins choisis antérieurement par Dieu, à nous, qui avons mangé et bu avec lui après la résurrection des morts* »*,* (*Actes X*)*.*
106:72
*Nous devrions donc désirer le ciel, et si nous ne le désirons pas, nous rendre compte que nous sommes pauvres en foi ; qu'il nous faut demander à Dieu de l'augmenter en nous, de nous donner le désir du ciel. Car c'est là notre vraie patrie, où nous retrouverons nos saints protecteurs, nos bons anges et notre bienheureuse parenté : car nous ne comprendrons que là-haut tout ce que nous avons reçu d'elle en soins physiques, en soins moraux, en héritage de vertus. Puissions-nous chanter de bon cœur avec le psaume* 119 : « Hélas mon exil a été prolongé, j'ai demeuré avec les habitants de Cédar, mon âme est exilée. » *Puissions-nous répondre effectivement à l'invitation de S. Paul aux Colossiens :* « Si vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d'en haut, non celles de la terre. »
D. MINIMUS.
107:72
## NOTES CRITIQUES
### Un livre
Ce livre a 41 pages de texte. « Achevé d'imprimer le 20 février 1963, cet ouvrage, publié sous la direction de René Wittmann, a été tiré sur les presses des Éditions d'Histoire et d'Art ; son tirage a été limité à 3.800 exemplaires dont 800 sur alfa. » Le dépôt légal a été effectué conformément aux règlements en vigueur. A l'heure où j'écris ces lignes, l'auteur vient d'être condamné à mort, mais le livre n'a pas, été saisi, il est en vente aux Éditions de l'Esprit nouveau, 39, boulevard Magenta à Paris.
Ce livre a pour titre : « *Déclaration du colonel Bastien-Thiry, 2 février 1963* »*.*
\*\*\*
Cette « *Déclaration du colonel Bastien-Thiry* » *reproduit* le texte qu'il a lu à l'audience de la Cour militaire de justice. Elle est très différente de ce que nous en avions connu par la rumeur des radios, des articles, des commentaires, des communiqués. A aucun moment elle n'invoque cette théorie du « tyrannicide » dont on a tant parlé. Journalistes et docteurs catholiques, n'écoutant que leur bon cœur, ont été fort nombreux à attester solennellement dans leurs publications que l'inculpé Bastien-Thiry avait tort. Il est exact que la tradition et la doctrine catholiques, si elles admettent dans certains cas la résistance active à l'oppression, et l'insurrection, n'admettent point le « tyrannicide ». Mais Bastien-Thiry n'a allégué aucune forme ni aucune espèce de tyrannicide. Il a invoqué saint Thomas d'Aquin au sujet de la définition du tyran et nullement au sujet de l'assassinat du tyran. Lui-même n'a ni tué ni voulu tuer. Il n'a versé le sang de personne, encore qu'il en ait assumé le risque. Sa tentative, qui a échoué, était d'un enlèvement à main armée du chef actuel de l'État.
108:72
On a beaucoup parlé du procès de Vincennes à la radio et dans les journaux. Ce que l'on en a dit, ce que l'on en a imprimé, est fatalement très succinct. Deux grandes pages de journal, sans doute, mais là où un compte rendu suffisant en aurait demandé huit ou dix. Au manque de place vient s'ajouter l'orientation du lecteur. Dans *La Croix,* les impressions d'audience, pendant tout le procès, sous la plume de M. Dupire furent souvent hostiles, et même satiriques, couvrant de quolibets les inculpés, cherchant à les ridiculiser et à faire passer leurs propos pour un bavardage incohérent. M. Dupire avait parfaitement le droit, bien sûr, d'exprimer son opinion, de rejeter avec horreur toute idée d'atteinte portée à la personne, à la majesté, à la souveraineté du pouvoir actuellement établi, et de présenter les accusés, s'ils lui ont semblé tels, comme verbeux, détraqués, menteurs. Ce qui est regrettable, c'est que, le faisant le plus souvent au niveau de la caricature, il se soit finalement révélé incapable, et d'ailleurs peu soucieux, de comprendre les accusés. S'il est vrai qu'à l'origine de leurs actions illégales et violentes se trouve un drame extraordinaire au plus profond des consciences, les libres et courtes caricatures de M. Dupire auraient pu être équilibrées dans *La Croix* par d'autres articles, plus sereins, plus compréhensifs et -- pourquoi pas ? -- plus compatissants. Cela n'a point été.
C'est regrettable ; c'est grave. Car plusieurs de nos évêques, et même beaucoup d'entre eux, nous ont dit et répété que *La Croix* est le journal le mieux informé, le meilleur informateur, le plus pondéré, le plus exact, celui où ils puisent eux-mêmes en toute sûreté leur propre information sur les événements de la vie profane. Ce n'est pas tout. Il nous a été dit, par une lettre publique de la Secrétairerie d'État, dont *La Croix* a tiré un grand parti, que le Saint-Siège lui-même trouve dans *La Croix* une bonne information sur les événements qui marquent l'actualité journalière ([^28]). Sur la réalité et sur la nature exacte du déchirement des consciences qui est à l'origine des actions illégales entreprises par le C.N.R., *La Croix* n'a pas véritablement informé ses lecteurs ordinaires ou éminents.
109:72
Parmi les inculpés, qui sont aujourd'hui des condamnés, il y a une forte prédominance d'hommes d'une singulière qualité personnelle, sociale, morale ; chrétiens, catholiques ; pères de famille ; occupant avec honneur des postes importants ; ayant derrière eux une carrière professionnelle brillante, et devant eux un avenir assuré et plus brillant encore, si seulement ils ne se mêlent pas de combattre le pouvoir établi. Rien ne les préparait, rien ne les disposait, rien ne les inclinait à mener une vie d'aventuriers et à entreprendre des coups de main. La noblesse de leurs sentiments, leur sens du devoir, parfois même leur austérité scrupuleuse, ont été décrits par ceux qui les connaissent. Pour les moquer -- il est tout de même étrange que des plumes chrétiennes aient cru pouvoir trouver dans une telle affaire occasion et matière à moquerie -- on a parfois imaginé de les présenter comme des rétrogrades enfermés dans un passé révolu : mais plusieurs d'entre eux, et notamment Bastien-Thiry sont au contraire des « techniciens » informés et compétents, parfaitement au courant, ou même à la pointe, des « progrès techniques » et du monde nouveau que ceux-ci nous préparent.
Le Procureur, il est vrai, a écarté toute question de ce genre, les définissant comme des arrivistes, mus seulement par la haine (et par une haine qui n'aurait aucun motif intelligible). Le Tribunal a suivi le Procureur, en refusant d'admettre la moindre circonstance atténuante. Mais la conscience chrétienne est-elle liée par l'avis du Procureur et par le jugement du Tribunal ?
\*\*\*
Quand la pensée devient sommaire, la conscience le devient aussi. Pour l'opinion de masse, et pour ceux qui la fabriquent, obligatoirement à gros traits et sans nuances, il n'y a plus aucun intermédiaire possible entre la condamnation totale et la totale absolution. Quand ils veulent flétrir un crime, il leur semble indispensable de refuser toute circonstance atténuante au criminel. Ils confondent « circonstances atténuantes » et « circonstances absolutoires ».
Dans un article retentissant du *Figaro,* antérieur au procès de Vincennes, mais visant les « activistes », le P. Riquet avait exposé que, selon lui, ils n'ont et ne peuvent avoir aucune espèce de circonstances atténuantes.
110:72
Dans un article non moins retentissant de *La Nation française*, Louis Salleron avait répondu que si le drame national vécu depuis 1958, les attentats, les tortures, les massacres, les femmes et les jeunes gens réduits à l'esclavage le plus total dans les lupanars du F.L.N., l'exil forcé, les serments rompus, ne constituent pas des « circonstances atténuantes », alors il faut dire qu'il n'y en aura jamais plus, et que c'est la notion même de « circonstances atténuantes » qui a été abolie ou mise hors la loi.
\*\*\*
La divergence n'est pas sur l'appréciation des faits. Elle est d'abord sur la connaissance que l'on en a. Il existe certes des divergences au niveau du raisonnement, du jugement moral : il en existe peut-être moins qu'il n'y paraît. C'est au niveau de l'information que s'enracine la divergence. Tout le monde le sent confusément, sans en avoir clairement conscience, et c'est pourquoi « la presse » et les « journalistes » se trouvent si souvent et si violemment « mis en cause » par les gouvernements, par les groupements ou par les particuliers : et mis en cause non pas pour leurs opinions, mais pour leur « information ».
Je ne crois pas que personne ait explicitement soutenu qu'un officier avait le devoir de renier sa parole et de violer son serment. C'est sur l'existence même du serment qu'il y a divergence, c'est une divergence au niveau de « l'information ».
Les hommes qui sont aujourd'hui frappés de condamnations capitales, couverts d'injures et livrés au mépris public, disent unanimement, en substance, ceci : le chef du pouvoir établi s'était personnellement, solennellement engagé ; il avait invité les officiers d'Algérie à donner leur parole aux Musulmans que, quoi qu'il arrivât, l'armée française resterait pour les protéger. Leur drame n'est sans précédent que par son ampleur. Il avait été déjà le drame personnel de Lyautey, dont un télégramme, produit par Tixier-Vignancour sans parvenir plus qu'autre chose ou que n'importe quoi à émouvoir la fermeté du Tribunal, disait avant 1914 au gouvernement de la République :
111:72
« M'étant engagé personnellement vis-à-vis population, au nom de la France, que nous ne les abandonnerions pas et les protégerions, et les ayant ainsi amenés à se grouper et à retrouver sécurité, inconnue depuis sept ans, je ne pourrais sans manquer à l'honneur procéder moi-même à celle mesure... »
Non, je ne crois pas qu'aucun de nos moralistes ait demandé aux officiers d'Algérie de manquer à l'honneur, ou ait prétendu qu'ils ne manqueraient pas à l'honneur en reniant leur serment, ou ait affirmé que la raison d'État est supérieure à l'honneur. On a seulement, au plan de l'information, nié l'existence du serment ; ou l'on en a nié la validité, mais cette validité elle-même, c'est au plan du fait, et non du droit, c'est au plan de l'information et non du jugement qu'on l'a contestée. On a dit et écrit que s'il y avait eu parole donnée, c'était fantaisie individuelle, sans que l'État le sache ni ne l'assume, et que jamais le pouvoir établi n'avait invité ni autorisé les officiers d'Algérie à prêter un tel serment aux populations musulmanes.
Dans *La Croix*, dont je suis un abonné fidèle et un lecteur attentif, obtempérant ainsi au conseil très pressant et très insistant qui est donné aux catholiques français, je n'ai point trouvé une information, sur la question du serment, qui soit conforme au témoignage porté, devant les tribunaux et face à la mort, par ceux-là mêmes qui avaient prêté serment en Algérie. Mais j'y ai trouvé une autre information, surtout incidente ou allusive il est vrai, où ce serment est évoqué comme n'ayant pas existé ou n'ayant eu aucune validité, et où il est assimilé en substance, si je comprends bien, à une légende, à un mythe, à un mauvais prétexte artificiellement fabriqué après coup, ou enfin à un épisode sans portée.
Alors beaucoup de choses, peut-être, s'expliquent par là. Le Saint-Siège estimant, selon les termes de la Lettre de la Secrétairerie d'État déjà mentionnée, que par *La Croix* on est assuré d'être « *bien informé des événements qui marquent l'actualité journalière* », il est fort possible que l'on n'ait pas été INFORMÉ à Rome de l'EXISTENCE et de la NATURE, exacte du tragique cas de conscience où se débattent, et peut-être se perdent, sans un mot à leur adresse, tant d'hommes de bonne volonté et tant de fils de la sainte Église. De solennelles paroles de compassion et de bonté, au cours de la dernière année de la guerre d'Algérie où le malheur s'est abattu sur tout le monde à la fois, ont été adressées à la partie de la population musulmane qui trouvait dans l'indépendance l'aboutissement triomphal de ses sacrifices, de ses peines, de ses douleurs.
112:72
Les autres, ni les Musulmans torturés et massacrés par milliers pour leur fidélité à une France qui ne les protégeait plus, ni la communauté française d'Algérie qui a été, en tant que communauté, rayée de la carte par la violence, et sans avoir eu aucun moyen légal de participer aux négociations qui décidaient de son sort, ni tous ces officiers et tous ces citoyens qui ont cherché à tâtons où était, humainement, chrétiennement, leur devoir d'officier et leur devoir de citoyen, tous ceux-là n'ont reçu ni la parole adéquatement précise qui éclaire la conscience ni même la parole doucement compatissante qui console ou réchauffe le cœur. Ils ont été voués à l'écrasement dans la nuit, abandonnés par tous.
Et voilà qu'*ils se perdent,* avec leur conscience déchirée C'est la seule chose dont on les ait avisés, et sans autre explication, et avec quelle dureté : *ils se perdent. Mais s'ils se perdent,* qui donc avait charge de ces âmes, pour qu'elles ne se perdent point, qui donc en est comptable et responsable devant Dieu ?
Non, ils ne seront pas *perdus.* Notre foi chrétienne et catholique nous enseigne depuis deux mille ans, d'une manière non encore révoquée, l'espérance en une miséricorde de Dieu infiniment plus grande et plus exacte que celle de ses ministres eux-mêmes.
\*\*\*
Il est difficile aux hommes d'Église de condamner, ou de soulager trop ostensiblement, des injustices qui sont commises par l'État lui-même ? Difficile, non impossible. Difficile, car le pouvoir spirituel peut alors être soupçonné d'empiéter indûment sur les prérogatives du pouvoir temporel. Un tel soupçon est prompt à naître, surtout en France, -- aussi prompt que le soupçon inverse, celui de soumission excessive, -- et il vient embarrasser ou hypothéquer la mission propre de l'Église, qui est d'apporter à tous les hommes les paroles et les sacrements du salut.
Mais aux jours mêmes de la condamnation à mort de Bastien-Thiry, on a vu des évêques braver l'éventuel soupçon et la trop possible rancune du pouvoir, en prenant position pour les mineurs en grève. Position humaine, morale, sociale, nullement politique, en faveur d'une population laborieuse dont le niveau de vie est devenu insuffisant. Position qui comporte un risque : toute position en comporte, et l'abstention aussi.
113:72
Pour une communauté d'un million de Français qui était atteinte non pas seulement dans son niveau de vie, mais dans sa vie même, sa vie physique souvent, et en tous cas sa vie de communauté nationale, ce fut l'abstention.
Y a-t-il sensibilisation là, et moindre sensibilisation ici ? Dans une publication officielle de l'A.C.O. ([^29]), il était exposé récemment qu'à cette organisation revient le mérite d'avoir « *sensibilisé* » la Hiérarchie à certains problèmes ouvriers. Dans la mesure où cela est vrai, c'est l'honneur de l'A.C.O. ; c'est aussi*,* c'est surtout sa chance. Ce sont là des choses qu'il ne suffit pas d'entreprendre pour réussir. D'autres n'ont pas eu la même chance, d'autres n'ont pas pu, ou pas su, « sensibiliser » pareillement leurs interlocuteurs à d'autres problèmes, plus dramatiques encore.
Dans un « conflit social », défendre les ouvriers contre les patrons ne comporte aujourd'hui aucun risque. Mais les défendre contre l'État-patron, c'est une toute autre affaire. Surtout quand l'État lance un ordre de réquisition, en appelle au principe (bien connu) de l'obéissance aux pouvoirs établis, et que les ouvriers -- comme d'autres l'ont fait pour des motifs beaucoup plus graves encore -- refusent l'obéissance.
Les nobles et courageuses paroles prononcées avec force en faveur des mineurs sont des paroles qui entraînent l'adhésion des cœurs. Mais faut-il donc beaucoup d'imagination pour apercevoir comment ces paroles, tombant dans certaines âmes blessées, peuvent par leur formulation même y creuser un sillon insupportablement douloureux ?
Écoutons le son, le poids, le sens des paroles :
« *A-t-on suffisamment pesé les motifs qui les ont acculés au moyen extrême de la grève ? Pour en venir là, malgré les durs sacrifices qu'elle exige, malgré les sanctions qui les menacent, il faut bien que leurs raisons soient sérieuses, et elles méritent, dès lors, d'être examinées attentivement.* »
114:72
A-t-on suffisamment pesé les motifs de ceux, chrétiens et catholiques, honnêtes et patriotes, qui se sont sentis acculés à des moyens beaucoup plus extrêmes qu'une grève, et qui y ont fait le sacrifice de leur vie ? Ne fallait-il pas que leurs raisons soient sérieuses, ne méritaient-elles pas d'être examinées attentivement ? On a supporté au contraire, sans un mot sur ce point, que toute une communauté nationale n'ait même pas voix délibérante ou consultative aux négociations qui aboutirent à la rayer de la carte. Était-ce conforme au droit naturel ?
Écoutons encore le son, le poids, le sens des paroles :
« *Comment ne serait-on pas frappé par le témoignage de l'unanime solidarité qui s'exprime en cette circonstance douloureuse.* »
En une circonstance infiniment plus douloureuse, il y eut l'unanime solidarité de toute une communauté. Pourquoi n'en fut-on pas frappé ?
Écoutons ces paroles si fortes et si nobles, pesons leur sens, leur poids, leur portée :
« *A des problèmes humains, il faut des solutions humaines. Celles-ci doivent être cherchées dans un dialogue loyal entre les deux parties. Il est nécessaire que les représentants des syndicats puissent être reçus et écoutés. Le bien commun lui-même de la nation, dont les pouvoirs publics ont le souci et la charge, ne demande-t-il pas que les citoyens soient traités en personnes humaines et qu'on leur donne les moyens d'agir en hommes libres, responsables, associés à la libre entreprise, capables de défendre leurs droits ?* »
Ces paroles-là ont été passionnément attendues et espérées par d'autres hommes, par d'autres chrétiens, dans un autre drame, à coup sûr plus atroce que le drame des mineurs.
Dans cet autre drame, c'est le poids, c'est le sens, c'est la force protectrice de ces paroles-là qui ne sont pas venus.
\*\*\*
C'est d'abord au niveau de l'information que tout a été brouillé : j'y reviens, j'y insiste. Brouillé de manière souvent presque imperceptible, mais innombrable. Brouillé par une information déformée. Il reste chez le lecteur, une impression d'ensemble.
115:72
Le public aura reçu jour après jour l'impression vague que tout ce qui touchait à l' « Algérie française » était affaire de fanatiques, de criminels, de politiciens « sans vergogne », de gens louches à un titre ou à un autre. Au moment où la communauté française d'Algérie était privée de tout moyen légal d'expression et luttait pour sa vie, on lui adressa, l'histoire l'enregistrera, l'admonestation solennelle qu'*il est légitime de manifester son opinion dans la légalité, mais interdit de prétendre la faire prévaloir par la violence.* La communauté française d'Algérie était alors préoccupée de tout autre chose que de faire prévaloir une opinion. Qu'une admonestation tellement dépourvue d'impact réel, tellement étrangère à la situation existante, ait pu être formulée, ce sera sans doute une question troublante pour les historiens. Ils n'y comprendront rien s'ils recherchent trop des motifs conscients et des arrière-pensées. La clé, croyons-nous, est dans la nature de *l'information* qui était parvenue à la connaissance des auteurs de l'admonestation.
*L'information* avait discrédité, caricaturé, faussé à peu près tout ce qui touchait au drame moral et vital de l'Algérie. Quand le Père Louis Delarue déposa -- comme témoin -- au procès Salan, le compte rendu des journaux laissa entendre ou même déclara formellement qu'il avait prononcé une « justification morale » de la torture. On peut se reporter au texte intégral des débats du procès publié d'après la sténographie ([^30]) : le Père Delarue n'a rien dit de semblable ou d'approchant. Mais « l'information » le lui imputa, et l'on se mit un peu partout à le *juger* à partir d'une telle « information ». La déposition du Père Delarue, avec questions et incidents d'audience, occupe quatre pages de texte très serré (du huit plein) dans le livre du procès ; dans les journaux, elle fut « citée », mentionnée ou résumée en une quarantaine de lignes, et quelquefois beaucoup moins. On ne rapporta ni ne discuta (et pour cause) les arguments que le P. Delarue aurait produits en faveur de la torture : pourtant, s'il y avait eu apologie morale de la torture, il eût été capital de reproduire, de dénoncer, de réfuter les arguments. On s'en tint au « fait » brut : le P. Delarue a justifié la torture. Toute une presse catholique fit campagne contre lui.
116:72
Les rectifications qu'il envoya furent jetées au panier ou couvertes de clameurs indignées : un homme qui a défendu la torture ose de surcroît ergoter, et prétendre qu'il ne l'a pas fait, au lieu de se taire dans sa honte et dans son infamie ! Il avait justifié la torture ; il était déshonoré ; on le déshonora devant l'opinion.
Le Père Delarue est ce religieux des Oblats de Marie-Immaculée que son apostolat conduisit à devenir aumônier de parachutistes à l'âge de 41 ans, au début de l'année 1954, en Indochine, où il « sauta » pour la première fois. Il resta aumônier de parachutistes jusqu'au mois de janvier 1961. Il fut en Algérie. En 1956, il était à Suez, et il en a écrit : « *Pour la première fois, nous réalisions que l'héroïsme, les souffrances, la victoire de nos soldats seraient inutiles, si...* »*.* Son livre ne dit presque rien sur lui-même ([^31]). On y devine pourtant la trempe de l'homme et l'âme du prêtre. Ceux qui l'ont connu ne l'oublieront pas.
Mais un autre ecclésiastique, homonyme du Père Delarue, a tenu à publier, dans la partie non-officielle d'une *Semaine religieuse,* un très long et très hautain « je ne connais pas cet homme », précisant avec une grande abondance de détails qu'il n'était ni son frère, ni son cousin, ni d'aucune manière membre de sa famille, seulement victime d'une déplorable homonymie. Le Père Louis Delarue, selon « l'information », avait justifié la torture dans sa déposition au procès Salan. « L'information », souveraine, tranchait tout, et le mettait au ban de la société.
\*\*\*
Je ne vais point jeter la pierre à ceux qui se laissent tromper par l'information des journaux. Je leur demande seulement pourquoi, par la suite, ils ne rectifient pas. Se laisser tromper, dans un premier temps, cela peut arriver à n'importe qui. Il m'est arrivé de m'y laisser prendre tout comme un autre. Même en y apportant une circonspection très éveillée, non dépourvue de méfiance et d'expérience.
117:72
J'ai raconté comment ([^32]), étant moi-même journaliste à cette époque, j'ai tenu pour véritable un fait qui était attesté par le témoignage de Georges Suffert publié dans *Témoignage chrétien* sous sa signature, rapporté en termes identiques et d'après d'autres témoignages par les journaux les plus divers, de *L'Humanité* à *L'Aurore* en passant par *Le Monde* et le *Figaro*, et qui ne fut contesté par personne pendant toute une semaine. Ce fait, survenu non pas aux antipodes ou dans un pays d'accès difficile, mais à Paris même, était exposé de manière identique par tous les journaux parisiens qui en parlaient. C'était donc un fait indiscutablement établi « au plan de l'information ». Il ne fut démenti que huit jours plus tard. Comme quoi il ne suffit pas de suspendre son jugement jusqu'au lendemain ou pendant quarante-huit heures. Ceux qui, par impulsion naturelle, ou par obligation professionnelle dans le cas du journalisme quotidien et du journalisme hebdomadaire, se mettent à commenter sur l'heure l'événement qui leur est apporté par « l'information », sont condamnés, même dans la meilleure des hypothèses possibles, à se mouvoir en permanence dans l'approximatif et dans l'incertain. C'est l'une des raisons qui m'empêchent de regretter, ou du moins qui me consolent, d'avoir quitté depuis plus de cinq ans maintenant, et peut-être sans retour, le journalisme.
\*\*\*
Quand on s'est trompé, quand on s'est laissé tromper, la rectification va de soi, Elle est peut-être désagréable, elle n'est pas héroïque. De toutes façons, elle est due en justice. Elle appartient à ce minimum moral qui est manifestement et universellement obligatoire pour le journaliste, quels que soient son humeur, son habit, sa robe, son rang, ou son titre. D'autre part, il semble que le lecteur devrait accorder sa confiance et son estime davantage au journaliste qui rectifie volontiers ses erreurs qu'au journaliste qui s'en dispense.
Mais il n'en va pas ainsi dans les mœurs actuelles. Le journaliste qui esquive les rectifications dues conserve souvent, auprès de son public et parmi ses pairs, le bénéfice du doute. Il n'a pas rectifié, c'est donc que son erreur n'est pas certaine, que la question demeure controversée, que la chose se discute. Il n'est pas décisivement convaincu de s'être trompé, tant qu'il n'a pas lui-même, en la rectifiant, déclaré son erreur.
118:72
Celui qui rectifie, haro sur lui. On ne va pas le remercier : ce qui peut se comprendre, puisque la rectification est due en justice. Mais on ne va même pas lui en donner acte purement et simplement. On le couvre d'invectives et de mépris. On imprime et répute partout qu'il a été *contraint* de rectifier, qu'il a été *acculé à l'aveu* et que si, de son propre aveu, *il s'est trompé sur un point, c'est la preuve qu'il n'est digne de foi sur aucun autre*. Si bien que nos mœurs intellectuelles présentes inclinent fortement les journalistes à adopter la maxime des politiciens du mensonge et des criminels : « *N'avouez jamais* »*.*
Je sais de quoi je parle, et je parle selon mon expérience. Sachant qu'une rectification est souvent moins remarquée que l'article rectifié, il m'est arrivé de réitérer spontanément des rectifications que j'avais déjà faites j'aggravais manifestement mon cas. Concernant le fait rapporté plus haut, je réitérai ma rectification en l'incluant dans mon livre sur *Brasillach.* Ce scrupule ne m'a pas valu l'estime universelle, mais un redoublement d'injures et de mépris -- et cela non point au niveau d'âmes vulgaires, mais à un niveau fort supérieur à celui du vulgaire puisque c'est le niveau du critique littéraire des *Études.* Dans ce livre je racontais l'affaire, évidemment point, comme on peut bien le penser, pour en tirer gloriole, mais pour montrer par un exemple personnel combien nous sommes tous, moi le premier, susceptibles de nous laisser induire en erreur par les « informations » de presse. Le critique littéraire des *Études* en prit occasion pour consacrer la moitié de la brève recension qu'il fit de mon livre à me couvrir d'infamie. De quoi je ne lui garde point rancune ; mais je garde la mémoire d'un épisode où il a été un exact témoin des réflexes, à mon avis contre nature, qui sont installés dans nos mœurs intellectuelles.
Si l'on se guidait sur ces réflexes, sur le désir de gagner l'estime des gens en place dans la société intellectuelle, sur le souci du qu'en dira-t-on, on serait certainement conduit à ne jamais consentir aucune rectification, quelque erreur, ou quelque sottise que d'aventure on ait écrite.
\*\*\*
119:72
Or cela se sait. Il y a là sans doute, par suite, des « circonstances atténuantes » -- mais nullement des circonstances absolutoires -- pour les journalistes et les journaux qui se dispensent de rectifier leurs erreurs, même si elles portent atteinte à l'honneur de leur prochain. Ils craignent, s'ils rectifient, d'en être déconsidérés et méprisés dans le milieu artificiel et clos sur lui-même de la société intellectuelle installée. Je suppose que ces « circonstances atténuantes » doivent être largement accordées aux quatre religieux directeurs de *Parole et Mission* qui, depuis bientôt une année, et malgré toutes demandes, instances, lettres et démarches, continuent à refuser de rectifier leurs calomnies manifestes ([^33]).
Autre circonstance atténuante pour ces quatre religieux : l'exemple leur vient parfois de plus haut qu'eux-mêmes. Il me souvient qu'en 1955, une *Semaine religieuse* avait, par prévention et précipitation, publié dans sa partie non officielle des accusations inexactes et offensantes à mon endroit, mettant en cause ma bonne foi, ma foi et mon honneur. Après une longue correspondance, il me fut enfin reconnu -- par écrit, j'ai la lettre -- qu'il y aurait lieu sans doute de me « donner acte » de la pure et simple vérité, mais que, « pour sauvegarder le bien suprême de la paix », beau prétexte à l'égard d'une dette de justice, on n'en ferait strictement rien.
J'ignore dans quelle mesure la théologie morale et le droit canon peuvent éventuellement reconnaître à certains organes, parce qu'ils sont « religieux », l'exorbitant privilège, contraire à la morale couramment enseignée, de ne pas rectifier et réparer les atteintes graves injustement portées aux réputations. J'ignore si le droit canon, si la théologie morale justifient vraiment, au profit d'organes et d'institutions ecclésiastiques, une sorte d'extrapolation, ou de transposition, de ce que l'usage de la « raison d'État » peut avoir de plus intempérant et de plus arbitraire dans l'ordre profane. J'ai tendance à croire que ce privilège n'est guère fondé en droit ; j'ai eu maintes occasions depuis huit ans de constater qu'il est assez solidement établi en fait dans certaines mœurs ecclésiastiques. Et que, de proche en proche, cette morale-là s'étend, sans doute par la voie de l'exemple, et par le prestige de la commodité, jusque dans des publications qui ne sont pas « strictement religieuses » et ne paraissent avoir aucun titre direct à bénéficier elles-mêmes du susdit privilège de droit ou de fait.
120:72
Il me restait à poursuivre devant les tribunaux canoniques. Je suis, c'est peut-être un tort, d'un naturel peu procédurier. Et, tout en me gardant de manquer de respect la aucun magistrat, je n'ai pas tellement, d'attirance pour la justice des hommes. Au demeurant, si l'on en est réduit à devoir faire des procès pour qu'une presse chrétienne, catholique, religieuse, consente aux requêtes les plus simples, les plus ordinaires, les plus universellement évidentes et obligatoires de la justice et du droit, c'est que l'on est en présence d'une situation morale telle que les tribunaux canoniques pourraient à grand'peine la contenir, mais non point la guérir.
Anecdotes bien personnelles ; et bien refroidies. Je les évoque non par digression ou complaisance, mais comme un point de repère. J'aurais pu en mentionner de plus récentes. Mais en 1955, en 1956, les circonstances étaient beaucoup moins passionnées et dramatiques qu'elles ne le sont devenues en 1961, en 1962, en 1963. Pourtant les mœurs en matière d' « information » étaient déjà celles-là, embrouillant tout, inextricablement ; et se dispensant habituellement du devoir de rectifier. Quand est venue s'y ajouter la tragédie où nous sommes, avec le malheur, la honte, le désespoir de quelques-uns et l'indifférence de tant d'autres, et l'aigu remords algérien que l'on s'efforce d'endormir par tous les moyens, c'était déjà fait : « l'opinion » et « l'information » qui l'oriente étaient livrées à un somnambulisme sans remède immédiat. Dans les crises majeures sont mises à l'épreuve les vertus que l'on avait eu tout loisir précédemment de cultiver -- ou d'abandonner.
\*\*\*
Mais le silence, mais le mensonge ne sont pas tranquilles.
Il y a Tixier-Vignancour.
Tout avait préparé Tixier-Vignancour à devenir ce qu'il est aujourd'hui, à l'éclat et à l'honneur avec lesquels il va *au-delà de son devoir, au bout de sa mission*. La force exubérante de sa jeunesse, il l'a peu à peu maîtrisée, et rendue plus forte en apprenant à en user avec tempérance et mesure. Ce qu'il ne mesure pas, c'est son cœur, sa générosité, son courage.
121:72
Dans le silence des grandes voix que la mort a fait taire, et des autres qui se taisent parce qu'elles ne sont pas grandes, voici qu'un autre protagoniste est apparu, voici qu'un autre discours s'élève. Cher Louis Salleron, vous me disiez, et vous avez dit au procès de Vincennes, où vous étiez cité comme témoin, que le mensonge, le malheur, l'imposture, n'ont plus aujourd'hui en face d'eux les grandes voix de la justice et de l'espérance que nous avons entendues naguère, ou que l'histoire nous a transmises ; un Péguy ; un Bernanos. Une grande voix s'est élevée pourtant. Ce n'est pas celle d'autres époques. Ce n'est pas celle d'un grand évêque ; ce n'est pas celle d'un saint roi ; ce n'est pas celle d'une jeune fille de Lorraine ; ce n'est pas celle d'un écrivain de génie. Nous n'avons plus ces choses-là. Une autre voix pour un autre temps s'est élevée parmi nous, et cette fois c'est la voix de *la défense*, ô symbole, ô nécessité exacte. Le mystère d'iniquité qui enveloppe l'Algérie est un des plus opaques de l'histoire, un de ceux qui s'éloignent le moins du mystère de la Croix, un mystère de déréliction. Le monde entier a condamné d'abord, puis abandonné la communauté française d'Algérie. Le monde entier de nos ennemis, de nos alliés, de nos amis, le monde entier et la France elle-même, la France des plébiscites et du pouvoir temporel. Le monde entier et plus que le monde : l'Église même. Ces condamnés à mort, tout se retourne contre eux, et contre eux l'on retourne jusqu'à eux-mêmes. Ces Français patriotes on les condamne au nom de la patrie ; ces officiers, au nom de l'armée ; ces chrétiens, on les accable au nom de Dieu. *Dieu lui-même n'essuiera pas vos larmes*, disait le Procureur au procès Salan. Au procès de Vincennes, le Procureur a invoqué Pie XII et Jean XXIII, et en leur nom proclamé les accusés infidèles à leur religion, exclus de leur foi. On leur aura tout pris. On ne leur laisse rien. On a fouillé jusqu'à leur âme, pour y répandre la désolation et le déshonneur ; pour les charger par procuration de tous les péchés qui ont été commis. Ce mystère d'iniquité est effroyable. Dieu a permis ce mystérieux sacrifice, et qu'ainsi peut-être s'accomplissent, ou commencent, les châtiments prédits par saint Pie X sur la France, apostate, prix et prologue de sa conversion. Une déréliction aussi complète alerte les antennes les plus délicates de l'âme, une déréliction aussi totale ne peut être que surnaturelle, dans un dessein surnaturel. Mais Dieu ne les a pas laissés sans défense humaine, non pour éviter le sacrifice, mais pour manifester quels hommes sont sacrifiés. Et la seule grande voix qui désormais s'élève dans notre pays, et qui soit de vérité, est celle de *la défense.*
122:72
Tixier-Vignancour était l'homme de cette heure historique, *hora et potestas tenebrarum,* et il n'y est point inégal. Le discours que la France se tient à elle-même et le témoignage qu'elle apporte au monde aura selon les heures de l'histoire revêtu tous les styles et toutes les apparences, celles des grands, celles des héros, celles des saints, celles des humbles, celles des petits ; celle du roi qui meurt à la croisade ; celle de la bergère qui récite son chapelet devant la grotte de Massabielle ; celle du fils de la rempailleuse de chaises qui écrit l'un après l'autre ses cahiers ; il y a tant d'états de vie, il y a tant de métiers où tout d'un coup s'exprime une des voix de France, et l'histoire de France n'est pas finie, il y en aura d'autres, indéfiniment ; fidèles à leur vocation ; ou infidèles, comme l'on sait, et tenant alors le discours de la tromperie, lui conférant l'éclat et la force qui avaient été données pour proclamer la parole que l'on tient, pour servir le serment que l'on ne renie pas, pour rétablir l'honneur de la foi jurée. A l'heure des réquisitoires et des condamnations, c'est au tour de *la défense* de prêter à la France sa voix.
\*\*\*
On recouvre la voix. Mais on ne supprime pas ses résonances. Quand Tixier-Vignancour est au poste de la défense, une onde de choc fait trembler sur leurs bases -- les juridictions répressives et les pouvoirs établis. Il arrive même que la condamnation d'avance la plus inéluctable, la plus certainement acquise, hésite, bafouille, renonce. Il a fallu changer la procédure. Même condamnés à mort, les condamnés auront été exemplairement défendus, *c'est-à-dire compris, expliqués, manifestés dans leur vérité.*
On ne laisse guère sortir de la salle d'audience cette manifestation. On brouille l'explication. On ne peut annuler l'extraordinaire puissance de percussion d'une défense assurée par Tixier-Vignancour ; on ne peut en dissimuler tout à l'opinion. Alors on la maquille ; on la caricature. On ameute contre elle les réflexes conditionnés de l'opinion de masse. On y dénonce des procédés « dilatoires » et des arguments « politiques ». Des ministres en exercice « flétrissent » officiellement, en cours de procès, le « scandale » de l'avocat.
123:72
Ce faisant, ils ne peuvent que porter témoignage de la force sans précédent d'un tel avocat, puisqu'il faut en venir à de tels moyens pour contrebalancer le poids de sa parole. Et surtout, pour en cacher la signification.
Tixier-Vignancour plaide inlassablement le contraire de ce que les journaux lui font dire. Pour le frapper de suspicion préalable dans l'esprit des masses, ils l'accusent de prononcer des réquisitoires politiques, alors que sans cesse il défend des hommes ; ils l'accusent de mener un combat partisan, alors qu'il plaide la réconciliation et la paix. Les paroles de paix qui n'ont pas été dites ailleurs, notre pays les aura entendues néanmoins, dans les prétoires, à la barre de la défense, face au Tribunal. Les paroles d'une paix qui ne soit ni de faux semblant, ni de capitulation, ni d'humiliation ; d'une paix de justice équitable et de charité fraternelle, et non l'ordre d'une faction victorieuse, reposant sur l'écrasement d'une partie de la nation. Devant chaque Tribunal, Tixier-Vignancour fait entendre la voix même de la justice, son premier principe moral, sa condition essentielle, en répétant sans faiblir : « *Votre justice, Messieurs, n'a pas à être mise au service du pouvoir.* » On peut tourner le dos à ce principe ; on peut le mépriser ; on peut le négliger. On ne peut l'abolir, il n'y aura pas prescription, parce qu'il y a Tixier-Vignancour qui se lève dans le prétoire : «* Votre justice, Messieurs, n'a pas à être mise au service du pouvoir. *» A cette apostrophe, le temps présent de la France, le cours présent des choses sont confrontés incessamment, et incessamment jugés.
Il se peut bien que Tixier-Vignancour ait été ou soit un partisan, il se peut que le député hier, l'homme privé aujourd'hui, ait un avis peu favorable sur la politique des pouvoirs établis. Mais quand il plaide, quand il exerce sa fonction, quand il remplit la mission de la défense, il se dépasse lui-même, et une inspiration souveraine le revêt alors d'une grandeur, d'une puissance, d'une vérité d'un ordre supérieur. Grandeur de la parole humaine, « honneur des hommes, saint langage », notre temps aura entendu Tixier-Vignancour :
124:72
« *Plus tard, quand nous aurons prononcé tous notre* « *nunc dimittis* »*, plus tard lorsque les passions comme les opinions seront ensevelies dans la poussière des générations*, *quand l'injure et la louange ne retentiront plus dans le cœur des hommes neufs de ce temps, alors la postérité se lèvera pour juger et, comme toujours, elle jugera d'abord les juges, ceux qui ont rendu jugement en période de drame de la Nation, ceux qui ont versé ou n'ont pas versé le sang des frères sur le pavé comme un verglas trop dur, ceux qu'on fusille ou qu'on ne fusille pas aux fossés de nos villes, ceux qui ont conservé de l'indulgence pour les mérites illustres et pitié pour les chutes.*
*Dans votre réquisitoire, Monsieur l'Avocat général, vous avez un moment été trop loin. Vous avez affirmé, par souci littéraire je l'espère, que, la peine capitale que vous réclamez de ce Tribunal prononcée, nul n'essuierait les larmes du condamné au Tribunal de Dieu.*
*Vous ne pouviez pas le dire. Et pas davantage ne pouviez-vous évoquer les morts des guerres. Ce n'est pas possible. Je vous réponds en adjurant le Tribunal de m'entendre. Depuis que j'assiste en cette salle d'audience le général Salan, jour et nuit, j'entends monter des grandes nécropoles militaires, des petits cimetières de ce qui fut le front, de Lorette ou de Douaumont, de Cassino, de Mulhouse ou de Cao-Bang, j'entends monter l'innombrable oraison de ceux qui ne sont plus, mais qui ne sont plus parce qu'ils ont tout donné à la patrie. Ceux-là qui savent sont aux côtés de celui qui pendant des années fut leur camarade avant d'être leur chef, ceux-là savent, Monsieur le Procureur général, le prix du sang, et certains sont couchés auprès de leur fils pour avoir une double fois accompli l'ouvrage et avoir refusé d'amener le drapeau.*
*Ils ne peuvent pas comprendre, eux, les méandres dans lesquels nous nous trouvons. Et alors ils prient dans la communion des héros et des martyrs de notre patrie pour qu'un jugement n'ajoute pas à l'ensemble des malheurs le malheur qui dure plus que les autres.*
*Vous avez parlé, Monsieur l'Avocat général, et vous ne le pouviez point, du Tribunal de Dieu. Nous sommes devant le Tribunal des hommes et aujourd'hui, dans ce mois qui est consacré à la Mère de tous les hommes, je dis au Haut Tribunal militaire qu'il ne faut pas jeter une ombre de deuil dans le printemps de Marie, qu'il ne faut pas placer dans l'avenir qui est devant nous le germe fondamental d'une discorde éternelle.*
125:72
*Vous avez Messieurs, ce soir, entre vos mains, le moyen d'accomplir un geste pour que se réalise, au bout de la nuit, la fragile et difficile unité des vivants.* »
J'ignore si l'on publiera ce qui fut dit à Vincennes. On a publié ce qui fut dit au procès Salan. On a publié en disque la plaidoirie de Tixier-Vignancour, deux disques trente-trois, tours, LVA 1001 et 1002, « LVA », 23, avenue de la Dôle, Lausanne, en vente chez tous les disquaires. Et aussi le disque « Plaidoirie pour la défense », édité par « S.E.R.P. », 6, rue de Beaune, à Paris.
On peut, bien sûr, en penser ce que l'on veut. Mais au moins, et d'abord, l'avoir entendu. *Ne pas condamner sans entendre* devrait être la règle des autorités de toute sorte, et des autorités morales elles-mêmes, aussi bien que des autorités judiciaires. Le drame de ceux qui, abandonnés de tous en ce monde, sont écrasés dans la nuit, a trouvé une voix digne et capable de le dire. Et il me semble, en l'écoutant, que cela fut dit, pour l'histoire, au nom de la France.
\*\*\*
Grandeur du travail. La réponse à une vocation ne s'improvise pas, elle se prépare. Tixier-Vignancour est un homme comme nous les aimons parce qu'il est un homme de métier, l'homme de son métier. Son métier, difficile et dangereux, n'est pas d'abord d'éloquence, mais d'expérience et de labeur, de lente connaissance des hommes et des choses, d'étude patiente et toujours recommencée, de méfiance de soi, de vérification, de haute culture intellectuelle et en même temps de méditation sur le concret. Le défaut le plus ordinaire de l'orateur est de faire confiance à son don, et de négliger le reste. Et l'orateur, chez Tixier-Vignancour, est armé de tous les talents de l'improvisation. Je l'ai entendu dans les circonstances les plus diverses, les plus imprévues, faire face à toutes les contradictions, avec les ressources infinies d'une spontanéité jamais en défaut. Et, le 6 février, pour l'anniversaire de l'exécution de Brasillach, plaidant pour Jacques Isorni frappé à l'improviste, il lui a bien fallu improviser l'admirable *plaidoirie pour la défense.* La tentation la plus immédiate serait de se reposer sur un don aussi précieux, et d'aventure aussi trompeur. Mais Jean-Louis Tixier-Vignancour est d'abord un homme de métier, c'est-à-dire un grand travailleur.
126:72
Lorsqu'il se lève à la barre pour la plaidoirie finale, il a étudié avec minutie les hommes et les faits, l'histoire et la jurisprudence, passé des journées à chercher et à comprendre, imposé tout au long du procès un développement suffisant des éléments du dossier et de l'audition des témoignages. Ce qu'il y a de plus brillant dans sa manière n'est que la surface de ce qu'il y a de plus solide dans son caractère.
Et puis, dans un tel drame, à un tel poste, pour ne pas perdre cœur, pour être *la défense* qui jamais ne renonce et jamais ne désespère, il faut sans doute la rencontre d'une force d'âme et d'une grâce d'état exceptionnelles.
\*\*\*
Je n'ai rien dit du livre qui fut le point de départ de mon propos. Je n'ai rien à en dire, sinon ceci : il faudrait qu'il soit lu, et avec une grande ouverture du cœur, par ceux qui ont spécialement le souci et la charge des consciences. Et qu'au moins ils pressentent l'existence du drame s'ils ne peuvent décidément le comprendre. Je n'en appelle pas à « l'ouverture d'esprit », dont on nous parle tant, et qui va de soi sans qu'on ait besoin de tant en parler, parce qu'elle n'est pas autre chose que l'exercice même de l'intelligence (et si l'on est dépourvu d'intelligence, on n'arrivera jamais à l' « ouvrir »), -- ou qui alors devient cette chose dégoûtante, cette dissolution innommable de tout principe et de toute pensée, à quoi l'on nous incline, en fait, sous le même nom. J'en appelle à l'ouverture du cœur, qui ne va pas de soi, qui demande un effort et peut-être une grâce, et qui est capable de respecter, d'aimer, de secourir même ce qu'éventuellement l'on n'arrive pas à comprendre. Des hommes honnêtes, vertueux, religieux, compétents dans leur profession, dévoués à leur prochain, bons citoyens, intellectuellement formés et cultivés, ont été conduits à des actes extrêmes, violents et illégaux. La thèse officielle, sanctionnée par la décision des tribunaux, sauf dans le cas du général Salan, est qu'ils n'eurent aucun mobile, aucun motif, aucune excuse, aucune circonstance atténuante, et que néanmoins ils ne sont pas fous, mais pleinement équilibrés et responsables de leurs actes. Psychologiquement, cette thèse est absurde. Judiciairement, elle est atroce. Humainement, elle est inacceptable.
Jean MADIRAN.
127:72
### Racine et le sens de l'histoire
*Athalie racinienne\
et biblique*
RACINE NOUS EXPLIQUE dans la préface d'*Athalie* qu'elle « a pour sujet Joas reconnu et mis sur le trône ». De fait les deux premières scènes du premier acte, qui constituent un rare chefs-d'œuvre d'exposition, lancent la pièce dans la direction de la restauration de la royauté davidique, par le secours du vrai Dieu. Cependant la pièce est également lancée dans la direction d'une vengeance, et même de deux vengeances ([^34]) qui s'affrontent : d'un côté Athalie et son renégat de Mathan, de l'autre le vrai Dieu et le grand-prêtre. Sans nul doute les deux directions convergent car la succession davidique ne serait pas assurée si Dieu ne brisait pas la fille de Jézabel. Seulement c'est la restauration davidique avec l'attente du Messie que nous voudrions voir au premier plan. Or ce n'est pas surtout l'attente du Messie, les prérogatives du Messie qui nous seront montrées dans le déroulement de l'action ; c'est bien plutôt l'affrontement de deux vengeances. Ce thème est sans doute très racinien ; il ne s'oppose pas à la Bible pour autant ;
128:72
il n'était pas déplacé qu'il figure dans une pièce qui se voulait biblique ; mais il était alors nécessaire qu'il fut assumé à la hauteur de la Bible. Il l'a été sans doute ; mais d'une manière fort insuffisante ; nous le saisirons mieux en réfléchissant sur la prophétie de Joad, à l'acte III.
Cependant le sacré est présent et sensible dans *Athalie,* non pas tellement dans l'action, puisque l'action est mue par des ressorts psychologiques qui n'ont pas été suffisamment restitués dans la lumière divine ; puisque les passions raciniennes suffisent presque toujours à expliquer l'action, bien loin que le Seigneur Dieu soit l'acteur principal, comme l'écrivent à tort les manuels scolaires. -- Le sacré dans *Athalie,* un sacré authentique et plein, même s'il ne traduit pas assez la religion de l'Ancien Testament, je l'admire surtout (en plus des chœurs évidemment) dans l'amour maternel de Josabeth, ensuite dans l'éducation donnée par le grand-prêtre Joad (le mari de Josabeth) au futur roi Joas.
Lorsque Racine composait sa dernière pièce il était déjà marié depuis une quinzaine d'années, et père de six ou sept enfants. De la vie de famille, des charges, des soucis, de la prière qui sont propres aux parents il avait une expérience vécue et de l'intérieur, et non plus seulement une expérience plutôt imaginée que vécue comme dans la période d'*Iphigénie* ou d'*Andromaque*. Dès lors il n'est pas surprenant que ce grand poète ait su nous traduire, dans une certaine mesure, la profondeur sacrée de l'amour d'une mère et des soucis d'un père.
\*\*\*
Mais commençons par la prophétie du grand-prêtre, scène VII de l'acte III.
JOAD.
Est-ce l'Esprit divin qui s'empare de moi ?
C'est lui-même. Il m'échauffe. Il parle. Mes yeux s'ouvrent,
Et les siècles obscurs devant moi se découvrent...
Cieux, écoutez ma voix ; terre, prête l'oreille.
Ne dis plus, ô Jacob, que ton Seigneur sommeille.
Pécheurs, disparaissez : le Seigneur se réveille.
Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé
Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé ?
129:72
Pleure, Jérusalem, pleure, cité perfide,
Des prophètes divins malheureuse homicide...
Où menez-vous ces enfants et ces femmes
Le Seigneur a détruit la reine des cités :
Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés...
AZAIRIAS.
Ô saint temple !
JOSABETH.
Ô David !
LE CHŒUR.
Dieu de Sion, rappelle,
Rappelle en sa faveur tes antiques bontés.
JOAD.
Quelle Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert brillante de clartés,
Et porte sur le front une marque immortelle ?
Peuples de la terre, chantez.
Jérusalem renaît plus charmante et plus belle.
D'où lui viennent de tous côtés
Ces enfants qu'en son sein elle n'a point portés
Lève, Jérusalem, lève ta tête altière ;
Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés
Les peuples à l'envi marchent à ta lumière...
Cieux, répandez votre rosée,
Et que la terre enfante son Sauveur !
C'est ici le plus haut sommet de la pièce ; lorsque, envahi par l'Esprit des prophètes, le grand-prêtre nous parle dans les perspectives messianiques, la pièce est alors portée à une hauteur proprement biblique et mérite pleinement son titre de « tragédie tirée de l'Écriture Sainte » ; elle apparaît alors conforme à la grande intention de l'ancienne alliance, qui est de préparer la venue de Jésus-Christ. Comme disait Pascal : « Jésus-Christ que les deux testaments regardent, l'ancien comme son attente, le nouveau comme son modèle ; tous deux comme leur centre. »
Cieux répandez votre rosée
Et que la terre enfante son Sauveur.
130:72
Cependant sur la sainteté de ce Sauveur, Joad garde le silence ; par ailleurs la sainteté de la nouvelle Jérusalem, l'Église du Christ, est sans doute suggérée par des images de lumière, mais de façon très lointaine et indécise :
« Quelle Jérusalem nouvelle
« Sort du fond du désert brillante de clarté
« Et porte sur le front une marque immortelle ?
« Peuples de la terre chantez,
« Jérusalem renaît plus charmante et plus belle
Le psalmiste, dans un seul verset, nous en disait beaucoup plus, quand il annonçait la beauté intérieure, la splendeur de sainteté de la Jérusalem messianique, quand il ajoutait que toutes les merveilles visibles dérivaient de cette grâce cachée : *Omnis gloria ejus, filiæ regis, ab intus -- in fimbræis aureis circumamicta varietatibus*. Quoi qu'il en soit, l'espérance qui est ouverte par la prophétie du Grand-prêtre est franchement messianique. Or cette espérance ne se retrouvera presque plus dans la pièce, même pas dans les chœurs, et c'est là une carence grave.
Je sais que le racinien ne s'oppose pas au messianique, qu'il est même très capable de s'y égaler, comme le démontre la scène de la prophétie. Même avec des psychologies et des péripéties raciniennes la pièce pouvait être messianique : il ne s'agissait pas d'exclure l'un pour obtenir l'autre ; d'exclure une poétique et une dramaturgie affinée, assurées, et pleine possession de leurs moyens pour obtenir une évocation au niveau du sacré messianique ; il suffisait que les moyens raciniens soient captés, soulevés par l'attraction de l'esprit messianique et se maintiennent ordinairement à ce niveau. Dans l'ensemble cela n'est pas. -- La comparaison avec Péguy pourrait ici nous éclairer. Pourquoi donc Péguy est-il un si grand poète chrétien ? Parce que les moyens qui lui sont propres, et l'influence qu'il a visiblement reçue d'un Corneille ou d'un Victor Hugo, et son amour de la patrie, ne sont pas laissés à eux-mêmes ; au contraire, ils sont tout illuminés, vivifiés par la lumière de la Révélation ; dans les *Mystères* et les *Tapisseries,* le chrétien n'est pas juxtaposé au poétique, mais il le pénètre de toute part et le transfigure. C'est ainsi que chez les saints, la grâce divine ne se tient pas à côté des ressources naturelles et de leur maturation mais les purifie, les délivre, permet d'acquérir en Dieu l'expérience humaine et de mûrir *in conspectu Domini.*
131:72
La grande question au sujet d'*Athalie* n'est pas précisément que la situation et la psychologie soient raciniennes à souhait ; par exemple une grand-mère qui veut tuer son petit-fils ; un courtisan renégat
(*Qui*) *prodigue surtout le sang des misérables ;*
la grande question est que l'ensemble de la situation et la psychologie des personnages se présentent de telle manière que généralement nous ne pouvons percevoir la grande supplication :
*Cieux répandez votre rosée*
*Et que la terre enfante son Sauveur.*
Songez plutôt à la place occupée par le *songe* et à son horreur très spéciale, puisque la grand-mère se voit assassinée par un enfant candide :
« Dans ce désordre à mes yeux se présente
« Un jeune enfant couvert d'une robe éclatante
« Tel qu'on voit des Hébreux les prêtres revêtus.
Sa vue a ranime mes esprits abattus.
« Mais lorsque revenant de mon trouble funeste
« J'admirais sa douceur, son air noble et modeste,
« J'ai senti tout à coup un homicide acier
« Que le traître en mon sein a plongé tout entier...
« Deux fois, mes tristes yeux se sont vu retracer
« Ce même enfant toujours tout prêt à me percer.
Souvenons-nous par ailleurs du chantage au sujet de cet enfant, au sujet du petit roi Joas, chantage qui sera exercé, tout le long du drame ; souvenons-nous enfin du dénouement atroce et de la proposition tranquille du grand-prêtre au petit Joas, à peine couronné :
*Roi je crois qu'à vos yeux cet espoir est permis*
*Venez voir à vos pieds tomber vos ennemis.*
Et le premier de ces ennemis n'est autre que sa grand-mère. Bientôt un lévite annonce :
*Le fer a de sa vie expié les horreurs.*
*Jérusalem...*
*Avec joie en son sang la regarde plongée.*
On ne saurait dire que, tous ces traits, nous fassent beaucoup approcher de l'attente messianique. La cruauté si particulière à la dramaturgie de Racine ne semble guère avoir été reprise et intégrée dans un climat messianique.
132:72
De toute façon il fallait être Racine pour imaginer avec autant de force le chantage sur un enfant ; il fallait avoir écrit *Andromaque,* cette pièce hallucinante où non seulement le roi vainqueur, Pyrrhus, harcèle sa captive, la veuve Andromaque, mère d'un fils unique tout petit, mais encore s'applique à la réduire et veut la faire céder en exerçant une pression abominable : « deviens ma femme ou je tue ton petit ».
*Le fils me répondra des mépris de la mère*. (I, 1)
Les sentiments d'Hermione ne sont pas moins vils, pas moins méchants. Du moment que le roi Pyrrhus qu'elle convoite est avide de prendre Andromaque, elle rêve de supprimer et la mère et son petit. Quelle faune, et quelle perfection de cruauté, et comme les analyses de Péguy tombent juste. « La cruauté naturelle, profonde, des (personnages) raciniens est sans limite... ils sont venus au monde blessants et un constant exercice aiguise leur cruauté, maintient l'aigu, la pointe de leur cruauté. » (*Victor-Marie Comte Hugo* dans l'édition des *Œuvres en prose* de la Pléiade, 1957, pages 772 et 777 ; mais il faudrait tout citer de la page 770 à 792)*.*
Le poète qui a conçu certaines situations d'*Andromaque*, de *Britannicus*, d'*Athalie*, qui a fait du meurtre des petits enfants ou des jeunes filles (je pense à Iphigénie) l'un des grands ressorts de son théâtre, le poète qui a frappé certains vers d'une cruauté diaboliquement intelligente, je me suis demandé parfois s'il n'avait pas dans son âme quelque tendance, quelque besoin monstrueux. En tout cas, la raison, le sens inné de la mesure, la domination prestigieuse des moyens d'expression, une grande pudeur, l'ont toujours empêché, à la différence d'un Rousseau ou même d'un Baudelaire, de faire servir à l'empoisonnement public les composantes maudites de son caractère, assumées par son génie. Il aurait pu faire d'immenses dégâts. Il portait en lui, en son caractère, en son art, une possibilité certaine de dissoudre, de faire craquer les résistances naturelles que nous opposons au mal et à l'horreur. A la différence d'autres écrivains, s'il n'est pas chargé de ces méfaits, ce n'est point faute de génie certes ! mais parce que son génie n'a point consenti à la démesure ni refusé la tenue ; c'est aussi sans doute parce qu'il fut muni et protégé par d'admirables éducateurs. Son œuvre ne nous aide pas beaucoup à nous construire, elle ne peut, dans l'ensemble, nous aider que de manière indirecte ; du moins est-elle en grande partie préservée de nous démolir.
\*\*\*
133:72
J'ai hâte d'en venir au plus beau d'Athalie. De par leur nature même, l'amour maternel, l'amour paternel rejoignent les sources sacrées, se relient au *Père de Jésus-Christ Notre-Seigneur, dont toute paternité aux cieux et sur la terre tire son nom.* (Éphésiens 3, 14 et 15.)
« Quand elle me disait : mon père
« Tout mon cœur redisait : mon Dieu.
Ces vers de *Pauca meæ* dans les « Contemplations » nous traduisent avec toute la justesse désirable une des lois vitales du cœur humain ; le sentiment d'être père soi-même éveille naturellement chez un homme le sentiment d'avoir Dieu pour père. *Notre Père qui êtes aux cieux...* Mais avant Victor Hugo, le poète d'*Athalie* avait manifesté la portée religieuse de l'amour des parents pour leurs enfants ; il nous avait donné un modèle accompli de l'oraison d'une mère.
JOSABETH.
> En baignant son visage,
Mes pleurs du sentiment lui rendirent l'usage
Et, soit frayeur encore, ou pour me caresser,
De ses bras innocents je me sentis presser.
Grand Dieu ! que mon amour ne lui soit point funeste !
Du fidèle David c'est le précieux reste.
Nourri dans ta maison, en l'amour de ta loi,
Il ne connaît encor d'autre père que toi.
Sur le point d'attaquer une reine homicide,
A l'aspect du péril si ma foi s'intimide,
Si la chair et le sang, se troublant aujourd'hui,
Ont trop de part aux pleurs que je répands pour lui,
Conserve l'héritier de tes saintes promesses,
Et ne punis que moi de toutes mes faiblesses.
Et plus loin, ce cri du cœur qui fait rebondir dans la direction du Messie, dans la direction des promesses messianiques faites à David, une péripétie toute racinienne
*Souviens-toi de David, Dieu qui vois mes alarmes.*
134:72
En dehors de la prophétie de Joad, c'est l'une des rares illuminations messianiques de cette tragédie tirée de l'Écriture :
« Ah ! de nos bras sans doute elle vient l'arracher
« Et c'est lui qu'à l'autel sa fureur vient chercher
« Peut-être en ce moment l'objet de tant de larmes...
« Souviens-toi de David, Dieu qui vois mes alarmes.
Est-ce que l'admiration pour la prière de Josabeth aurait fini par m'aveugler ? En tout cas il me semble que, de tous les personnages féminins de Racine, elle est seule à être véritablement femme : maternelle, tendre, pieuse, aimante de son époux et docile envers lui. Je n'oublie pas Andromaque ; mais je trouve en Josabeth une autre plénitude, et d'autres dimensions que celles d'Andromaque, La plupart des héroïnes raciniennes me font l'effet de petites tigresses déchaînées ; petites, ou parfois grandes et bien mûres, comme Phèdre ou Agrippine. Cependant, même blettes, elles restent aussi féroces, aussi perfides. Et jusque dans les héroïnes les moins inhumaines je trouve une science de la cruauté qui les rend odieuses. Je pense à Iphigénie, à la prière qu'elle adresse à son père Agamemnon ([^35]). Or dans la bouche de Josabeth, jamais une parole méchante ; elle ignore la cruauté ; elle est au-delà de toute méchanceté ; et son amour maternel n'a rien d'intéressé ou d'égoïste.
Les amants ou les fiancés de Racine présentent tous cette limite incroyable de ne pouvoir parler de leur amour en termes religieux. Ils ignorent le langage sacré de l'amour parce que leur amour ne procède pas de l'âme et des sources sacrées. La profondeur religieuse de l'amour entre l'homme et la femme est étrangère au théâtre de Racine ([^36]) ; c'est là un manque fort grave dans son analyse des sentiments ([^37]).
135:72
Corneille, au moins une fois, aura su nous dire que l'amour humain plonge dans le sacré ; il nous aura fait entendre quelques-uns des accents de l'amour quand il prend conscience de sa nature profonde. C'est la supplication de Polyeucte pour sa femme ([^38]), lorsqu'il est sur le point de verser son sang pour Jésus-Christ :
« Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière
« Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière,
« *S'il y daigne écouter un conjugal amour*,
« Sur votre aveuglement il répandra le jour
« Seigneur, de vos bontés il faut que je l'obtienne...
Inapte à manifester la valeur religieuse de l'amour entre l'homme et la femme, Racine a du moins exprimé d'une manière très sûre et très simple l'âme religieuse d'un amour maternel profond et pur. Une mère éprouve vivement que son propre amour est trop limité, que pour faire à son petit tout le bien qu'elle voudrait, son propre amour est très vite impuissant ; elle sent beaucoup que l'amour de Dieu est, en définitive, le seul qui soit parfaitement adapté à son enfant ; or elle-même peut déplaire à Dieu et devenir un obstacle à ce que Dieu bénisse celui qu'elle a porté et mis au monde ; alors elle implore le Seigneur à cause de sa bonté, à cause de son nom et de ses promesses :
« Grand Dieu, que mon amour ne lui soit point funeste...
« A l'aspect du péril si ma foi s'intimide
« Si la chair et le sang se troublant aujourd'hui
« Ont trop de part aux pleurs que je répands pour lui.
« Conserve l'héritier de tes saintes promesses
« *Et ne punis que moi de toutes mes faiblesses*.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur la dimension sacrée des sentiments humains. Je remarquerai seulement, pour cette fois, que nos écrivains classiques l'avaient généralement méconnue et qu'elle reparaît de nouveau, magnifiquement, dans l'œuvre des classiques chrétiens contemporains.
136:72
De nouveau dans leur œuvre on voit sourdre le sacré ; les passions ne sont plus l'objet d'une analyse artificielle, et comme en un laboratoire en dehors de la grâce et du péché ([^39]), la continuité est retrouvée avec l'inspiration religieuse de notre littérature à ses débuts, cependant que le lien n'est pas brisé avec la perfection littéraire de l'âge classique. -- Il reste que le diagnostic de Maritain porte juste : « Un homme classique drapé dans sa personnalité au pied de la Croix, un équilibre, un ordre, une paix, une béatitude de la pure nature... C'est le grand mensonge auquel une civilisation robuste, et un art admirable, porté à son point de perfection, nous avaient fait croire au jeune temps de l'histoire moderne. » (page 702 des *Degrés du Savoir*.)
« A l'aspect du péril, si ma foi s'intimide
« Si la chair et le sang se troublant aujourd'hui
« Ont trop de part aux pleurs que je répands pour lui...
On ne peut tout dire à la fois. Or, dans cette tirade (et elle est bien loin d'être la seule), toutes les perfections se présentent à la fois : la perfection dans l'analyse des sentiments, la perfection dans la facture des vers. De cette musique du vers racinien ([^40]) j'oserai dire quelques mots ; quelques mots très insuffisants ; trop heureux si je peux donner le goût de lire Racine à haute voix. La musique du vers est aérienne, et si fine, si subtile ; et cependant non dépourvue de solidité ; elle est douce, sans mollesse ; elle charme, elle n'entête point. Les auteurs parlent des « anapestes »... : deux brèves, une longue, deux brèves, une longue, et ainsi de suite jusqu'à la dernière retombée. D'autres nous prient de noter la quadruple césure qui revient de temps à autre et dont on trouve un exemple fameux dans Iphigénie :
*Mais tout dort -- et l'armée -- et les vents -- et Neptune*
Quoi qu'il en soit, et pour subtile que se veuille l'analyse, il reste un secret réservé de la prosodie racinienne. Tant bien que mal nous essayons de l'expliquer ; mais le premier devoir est de la sentir. (On dirait la même chose pour la cadence de la prose chez un Pascal, un Joseph de Maistre ou un Bernanos.)
137:72
Le langage de Racine, me semble-t-il, est tout à la fois abstrait et musical ; nous devons prendre garde que le charme de la musique nous fasse oublier la justesse aiguë, la pénétration de ce langage abstrait. D'autres écrivains éveillent en nous un univers d'idées et de sentiments par le moyen de termes retentissants et colores, par de vastes tableaux et des orchestrations somptueuses ; Racine au contraire use de moyens beaucoup plus simples ; de moyens délicats, dépouillés, nous dirions même pauvres s'il n'y avait la richesse de la musique ; cependant par de tels moyens il touche sûrement à l'essentiel, il atteint la pointe de l'esprit et du sentiment, il fait lever en nous tout un monde poétique. (Comme exemple de ce que j'avance on peut relire le cantique quatrième des Cantiques spirituels.)
\*\*\*
Le sacré dans *Athalie,* si caractéristique de l'amour maternel de Josabeth, n'est pas moins manifeste à travers l'éducation politique du futur roi par le grand-prêtre. Sans doute le sentiment que Joas prépare la venue du Roi-Messie n'est-il pas assez profond au cœur de Joad ; cependant la formation politique qu'il donne au petit enfant héritier de David est toute pénétrée de religion. Écoutons plutôt la réponse de Joas à la question de son père adoptif :
Vous souvient-il mon fils, quelles étroites lois
Doit s'imposer un roi digne du diadème ?
-- Un roi sage, ainsi Dieu l'a prononcé lui-même
Sur la richesse et l'or ne met point son appui
Craint le Seigneur son Dieu, sans cesse a devant lui
Ses préceptes, ses lois, ses jugements sévères
Et d'injustes fardeaux n'accable point ses frères.
L'interrogatoire de Joas par Athalie nous avait déjà révélé le jaillissement et la pureté de sa vie intérieure.
Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin ?....
Il est le défenseur de l'orphelin timide
Il résiste au superbe et punit l'homicide...
Le bonheur des méchants comme un torrent s'écoule.
Mais les réponses de Joas au grand-prêtre nous montrent que la vie intérieure de ce futur roi n'est pas étrangère aux charges et aux responsabilités de la vie publique.
138:72
Les responsabilités, du gouvernement royal sont présentes à son oraison, assumées dans sa prière :
Je promets d'observer ce que la loi m'ordonne
Mon Dieu punissez-moi si je vous abandonne.
De cette loi divine le grand-prêtre va rappeler à l'héritier de David le caractère absolu, en même temps qu'il évente les deux pièges où risque de tomber ceux qui gouvernent : s'enivrer de leur propre excellence et s'en faire une idole ; se laisser prendre aux flatteries au point de haïr la vérité et de se fausser complètement la conscience. Dans une vingtaine de vers le grand-prêtre, magistralement, fait tenir tout l'essentiel d'un traité de politique tiré de l'Écriture Sainte. Ce que Racine avait déjà dit sur les flatteurs, notamment dans *Britannicus,* dans *Esther,* dans *Phèdre :*
« Détestables flatteurs, présent le plus funeste
« Que puisse faire aux rois la colère céleste...
toutes ces analyses implacables sont ici reprises et situées dans une lumière définitive, d'abord en présence de Dieu, qui doit « faire le premier soin des rois » et qui sera leur juge, ensuite dans le souvenir bouleversant du péché de Salomon qui se laissa égarer et corrompre par les flatteurs.
*Hélas ! ils ont des rois égaré le plus sage.*
Relisons cette grande leçon sur le gouvernement royal et que la musique des vers, discrète mais si pénétrante, ne nous fasse pas oublier les idées, leur progression, leur terrible conformité avec le cours ordinaire des choses :
Ô mon fils, de ce nom j'ose encor vous nommer
Souffrez cette tendresse et pardonnez aux larmes
Que m'arrachent pour vous de trop justes alarmes.
Je parlais d'une leçon sur le gouvernement royal. Mais éprouvons l'atmosphère dans laquelle elle est proposée ; une atmosphère familiale et non point scolaire ou prédicante. Joad est père encore plus que docteur. Sans doute à la différence de Josabeth le tendre amour pour l'enfant n'est-il pas toujours sensible chez le grand-prêtre ; il est voilé par ce qu'il y a, dans son caractère, de dominateur, d'impérieux, de rusé ; il reste que Joad est père et cela se sent.
139:72
De toutes les créations de Racine, celle qui possède le plus de densité, qui s'impose le plus fortement, qui a tiré à soi le plus vivant de la substance poétique du dramaturge, ce n'est pas la mère, ni le père, c'est l'amante, là *fille de Minos et de Pasiphaé,* Phèdre la possédée. Cependant lorsque la mère est Josabeth, lorsque le père est Joad ils ne manquent pas de relief et leur amour, du moins l'amour de Josabeth, est-il admirablement pur et religieux.
JOAD.
Ô mon fils, de ce nom j'ose encor vous nommer,
Souffrez cette tendresse, et pardonnez aux larmes
Que m'arrachent pour vous de trop justes alarmes.
Loin du trône nourri, de ce fatal honneur,
Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur
De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse,
Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.
Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,
Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois ;
Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même
Qu'il doit immoler tout à sa grandeur suprême ;
Qu'aux larmes, au travail le peuple est condamné,
Et d'un sceptre de fer veut être gouverné ;
Que s'il n'est opprimé, tôt ou tard il opprime
Ainsi de piège en piège, et d'abîme en abîme,
Corrompant de vos mœurs l'aimable pureté,
Ils vous feront enfin haïr la vérité,
Vous peindront la vertu sous une affreuse image.
Hélas ! ils ont des rois égaré le plus sage.
Promettez sur ce livre, et devant ces témoins,
Que Dieu fera toujours le premier de vos soins
Que, sévère aux méchants, et des bons le refuge,
Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge,
Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin,
Comme eux vous fûtes pauvre et comme eux orphelin.
Cette finale évoque l'humilité évangélique, préfigure la douceur du Roi-Messie : « *Dites à la fille de Sion, voici venir ton roi ; il monte une ânesse et un ânon petit d'une bête de somme.* » (St Matthieu, XXI, 4 et 5.)
Je voudrais maintenant indiquer d'un mot en quoi la chose politique est la même qu'au temps de Racine, en quoi elle est différente sur une grande partie du globe.
140:72
Avec le communisme l'*ivresse de l'absolu pouvoir* est aussi capiteuse qu'en dehors du communisme ; les flatteurs ne sont pas moins insinuants, pas moins habiles. Cependant la tentation de prépotence se fait sentir dans un climat très particulier, très nouveau, dans un climat irrespirable, à cause de « l'idéologie » *intrinsèquement perverse.* Krouchtchev est tenté par l'orgueil autant que Jézabel, Achab ou Nabuchodonosor. Mais Jézabel, Achab et Nabuchodonosor évoluaient dans un univers où les dieux étaient reconnus et, avec les dieux, une certaine acceptation de la transcendance et de l'objectivité de la loi morale ; donc une possibilité de modération pour la volonté de puissance. Le pouvoir des tyrans tendait à les grandir eux-mêmes sans mesure en écrasant les peuples ; leur pouvoir ne tendait pas à déifier par la production et la révolution une humanité substituée au Dieu Créateur et Rédempteur. Du fait que la divinité et son absolu était admise, vaille que vaille et avec toute sorte de corruptions, mais admise quand même, le tyran et le peuple gardaient une certaine possibilité de retrouver la lumière et l'ordre ; ils pouvaient à partir de la divinité et de la sagesse qui fondent toute, règle et toute loi retrouver une loi et une règle. Mais lorsque l'idéologie révolutionnaire décide de conférer la divinité à la collectivité humaine par le moyen du travail et de « la construction de la terre » alors quelle sagesse, quel ordre, quelle loi demeurent encore possibles pour le chef et pour le peuple ? Gouvernants et gouvernés s'enfoncent alors, inconscients et abrutis, dans les ténèbres, le chaos *et l'ombre de la mort.*
Lorsque Joad donnait ses instructions au futur roi, lorsque Racine faisait jouer sa pièce en 1691, ni la France, ni aucun autre pays du monde ne connaissait les sociétés occultes révolutionnaires ; elles ne seraient montées, du moins elles ne fonctionneraient à plein que cinquante ou cent ans plus tard. Or ces sociétés occultes révolutionnaires ne constituaient elles-mêmes que le prélude du parti communiste. Trois siècles après *Athalie* ce parti existe, il est puissant, il est à l'œuvre presque partout sur la face de la terre habitée. Dans une telle conjoncture l'exposé politique de la pièce de Racine demeure toujours valable, puisque la nature humaine n'a pas changé. Cependant il convient de lire cet exposé en tenant compte de la conjoncture nouvelle, car la nature humaine est en butte à de nouvelles tentations, beaucoup plus redoutables que les précédentes.
141:72
Le flatteur classique faisait tous les dégâts décrits par le grand-prêtre et en se servant de la méthode qu'il expose. Et le flatteur classique se retrouve encore auprès des chefs communistes. Cependant comme sa malfaisance est petite, comme son art de corrompre et de fausser les hommes apparaît limité en comparaison de l'appareil du « Parti », avec sa tyrannie étouffante, qui s'insinue partout, qui ne laisse vacante, autant que cela est possible, aucune zone de la vie intérieure.
« De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse
« Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.
« Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois
« Maîtresses du vil peuple obéissent aux rois.
Eh ! bien, l'engin communiste commence par rendre impensable la notion pourtant si naturelle d'une loi morale sacrée, d'une sainteté de l'ordre moral. De son point de vue l'expression : *les plus saintes lois* est un pur non-sens. Ensuite l'engin communiste amène ses victimes à imaginer que les lois obéissent à la dialectique ; non pas à l'arbitraire des puissants mais à la dialectique et au vent de l'histoire révolutionnaire ; plus exactement les lois se confondent avec la dialectique révolutionnaire. C'est une falsification démoniaque de l'intelligence et du cœur ; les notions de vrai ou de faux, de bien ou de mal, sont vidées de toute signification. -- Plus sûrement, plus radicalement que les flatteurs, le « Parti » parvient au résultat effroyable :
« Bientôt de piège en piège et d'abîme en abîme
« Corrompant de vos mœurs l'aimable pureté
« Ils vous feront enfin haïr la vérité.
« Un roi n'a d'autre frein que sa volonté même
« Il doit immoler tout à sa grandeur suprême.
Or en pays communiste le chef est non seulement égaré par sa volonté de puissance, par son orgueil, mais plus encore par l'orgueil du « Parti », -- le « Parti » étant conçu et organisé pour faire exécuter aux chefs et aux populations des consignes proprement diaboliques, puisqu'il tente de promouvoir la divinisation révolutionnaire de la collectivité. -- Beaucoup d'honnêtes gens ne le croient pas possible. Ils n'arrivent pas à concevoir semblable perversion. C'est sans doute faute d'avoir suffisamment le sens chrétien du péché et de l'action de Satan. En tous cas les faits sont là, la Constitution soviétique est là avec son article 126 ; les théories de Lénine sont exposées au grand jour.
142:72
Que veulent-ils de plus ? Qu'ils ouvrent les yeux, il leur faut oser croire enfin que le démon non seulement s'attaque aux hommes rachetés par des tentations individuelles, mais encore qu'il a monté cette formidable machine de guerre, cette institution contre nature, qui est le communisme ; de même qu'il faut oser reconnaître l'action du démon dans la Révolution française non seulement sous la forme des carnages et des infamies inséparables de toute guerre civile, mais plus encore sous la forme des sociétés occultes qui menèrent cette guerre civile d'un genre nouveau et qui imposèrent, au moins en partie, la laïcisation de la France. Il est possible d'oser regarder en face l'action du démon lorsque l'on croit à Jésus-Christ Sauveur. Et d'autre part une foi vive dans la Rédemption nous empêche d'avoir au sujet de l'action de Lucifer aucune sorte d'illusion douce et reposante.
Pourquoi ces considérations sur le communisme à l'occasion d'une pièce classique, à l'occasion d'un exposé sur le gouvernement royal dans une tragédie de Racine ? Est-ce, que par hasard les pièces classiques ne se suffiraient pas en elles-mêmes ? Quel besoin de leur rajouter des considérations sur l'histoire actuelle ? Je répondrai que les pièces classiques se tiennent suffisamment en elles-mêmes -- c'est du reste pour cela qu'elles sont classiques, parce que grâce à la perfection dans la forme, et plus encore grâce à la pénétration psychologique, grâce à la profondeur de l'analyse morale elles prennent une consistance pour tous les siècles ; elles révèlent « l'homme éternel ». Mais justement « l'homme éternel », pour reprendre le mot de Chesterton, est situé dans l'histoire ; c'est pourquoi je crois bon, j'estime nécessaire de ne pas omettre la réflexion sur l'histoire, alors que nous prenons conscience de l'homme à travers nos auteurs classiques qui négligent l'histoire.
Ils la négligent à une profondeur beaucoup plus grande qu'on ne dit communément. Car on leur reproche surtout le manque de couleur historique ; alors que l'histoire va beaucoup plus loin que la couleur et le décor ; elle affecte l'homme dans son âme même ; négliger l'histoire c'est beaucoup plus que faire évoluer Andromaque dans l'atmosphère de Versailles et le Cid dans l'atmosphère de Louis XIII ;
143:72
négliger l'histoire c'est oublier que la captive Andromaque a souffert, a lutté, s'est débattue dans une Grèce de la gentilité ; c'est ignorer que le Cid campeador a mené le combat au sein de la chevalerie chrétienne et contre les ennemis farouches du nom du Christ : or selon que la situation historique de l'homme et de la femme est d'avant ou d'après le Christ c'est évidemment son âme qui en est affectée jusqu'en ses profondeurs dernières.
L'histoire, c'est, avant tout, l'économie du salut ; c'est le devenir de l'humanité (des personnes et des sociétés) à l'intérieur d'une économie de salut, dans un état de chute et de rédemption. De ce point de vue qui est suprême, car c'est le point de vue du secret surnaturel révélé par Dieu dans le Christ, de ce point de vue l'histoire se divise en deux : avant le Christ et après le Christ ; et de nouveau l'histoire d'avant le Christ se divise en deux : le régime de la gentilité et de la loi de nature (à quoi ne font pas défaut les visites de la grâce) ; le régime du judaïsme et de la loi mosaïque, qui prépare par soi et d'une façon directe la venue du Fils de l'homme et le régime de la Grâce.
Pour l'histoire d'après le Christ, elle est une et indivisée ; c'est le régime unique : -- parce qu'il est définitif et insurpassable, -- de la loi de grâce et des dons parfaits que le Père, dans son Fils Jésus-Christ, a départis à tous les hommes et à tous les peuples jusqu'à la Parousie ; -- laquelle sera précédée par la conversion d'Israël. Ne comportant qu'un seul régime cette histoire d'après le Christ est cependant scandée par des vicissitudes diverses ; notamment par l'effort des cités charnelles à se conformer à la loi de grâce de façon à édifier une civilisation chrétienne, ou par le refus qu'elles opposent au Christ sauveur et Roi et à la Sainte Église. Et ce refus lui-même connut une profondeur nouvelle et jamais encore atteinte lorsque fut instaurée une organisation révolutionnaire et athée, un messianisme dialectique de la divinisation de l'homme : le communisme.
Eh ! bien, ces grandes lignes de l'histoire humaine, elles sont étrangères à nos classiques, et c'est surtout en ce sens-là qu'ils négligent l'histoire. Leur négligence la plus grave en matière d'histoire c'est là qu'il faut la chercher, et non pas dans la couleur ou le cadre. L'analyse qu'ils nous apportent de la nature humaine avec ses tares, ses vices, ses manies, sa grandeur, cette analyse est aiguë, perçante, subtile, vaste, équilibrée. Le malheur est qu'elle est conduite trop souvent en dehors des grandes lumières sur la condition humaine, sa situation historique.
144:72
Il serait ridicule, il serait barbare de passer outre à cause de cela à leurs élucidations et à leurs œuvres, car elles nous parlent puissamment de notre immuable nature. Mais enfin cet homme qui est immuable dans ses passions et ses aspirations quelle que soit la position historique, avant ou après le Christ cet homme qui n'évolue pas progressivement en direction de l'ultra-humain comme le raconte un jésuite du XX^e^ siècle ([^41]), cet homme dont l'essence ne varie pas, manifeste, cependant d'une façon bien différente ses virtualités -- ses passions et ses sentiments jouent d'une façon bien différente -- selon qu'il est venu au monde avant le Christ ou après, selon que avant le Christ il grandit à l'époque d'Homère dans le palais de Buthrote, ou bien à l'époque d'Élie dans l'enceinte du temple de Jérusalem ; ou bien après le Christ, selon qu'il défend la civilisation chrétienne par le glaive consacré comme le Cid Campeador, ou qu'il propage, la révolution et l'athéisme social avec toutes les hypocrisies de la dialectique comme tel dirigeant communiste.
Si l'on tient compte plutôt de l'intention générale que de quelques merveilleuses exceptions, il ne semble pas exagéré de dire que notre littérature classique dans son étonnante évocation de notre nature est marquée par une double limite : ce qui lui échappe d'abord c'est la profondeur sacrée de nos passions, leur dimension dans la grâce et le péché, dans la prière ou le blasphème ; par ailleurs la situation historique de l'homme ne l'intéresse pas, sa situation dans l'histoire telle que Dieu nous l'a révélée, telle qu'Il la conduit par le Fils de l'homme.
L'origine de cette double limite il faut sans doute aller la chercher dans le fléchissement de la Renaissance, Le caractère dominant de la Renaissance sous l'angle de la culture me paraît être celui-ci : les facultés créatrices, qu'il s'agisse de poésie, de philosophie ou de politique, n'ont plus accepté de se laisser illuminer et vivifier par la Grâce. De là d'abord un affaissement du sens du sacré, ensuite un oubli trop réel de la Révélation de Dieu sur l'histoire, de la signification de cette histoire. Notre littérature classique, malgré cette double lacune, n'a pas fini de nous instruire.
145:72
Toutefois, si nous voulons que cet enseignement prenne toute sa fécondité, nous permette de nous construire à l'époque ou nous sommes (nous permette aussi de travailler pour notre faible part à l'instauration d'une cité chrétienne) il est indispensable de lire nos classiques (du XVI^e^ au XIX^e^ siècles) en nous souvenant que nos passions mettent en cause Dieu même ; en nous souvenant aussi que le Seigneur Dieu nous a révélé son secret sur l'histoire et qu'il est *le Roi immortel des siècles.*
Il serait barbare de nous couper de la tradition classique, de rejeter cet héritage. Il est pieux ([^42]) de recueillir cette tradition en la redressant, en nous rappelant que nous sommes du Christ. C'est pour cela que j'ai voulu relire *Athalie.*
R.-Th. CALMEL, o. p.
146:72
### Commentaire cursif du cantique quatrième de Racine
*Sur les vaines occupations des gens du siècle\
tiré de divers endroits d'Isaïe et de Jérémie*
*Quel charme vainqueur du monde*
*Vers Dieu m'élève aujourd'hui ?*
*Malheureux l'homme qui fonde*
*Sur les hommes son appui !*
*Leur gloire fuit, et s'efface*
*En moins de temps que la trace*
*Du vaisseau qui fend les mers,*
*Ou de la flèche rapide*
*Qui loin de l'œil qui la guide*
*Cherche l'oiseau dans les airs.*
*De la Sagesse, immortelle*
*La voix tonne, et nous instruit*
« *Enfants des hommes, dit-elle,*
*De vos soins quel est le fruit ?*
*Par quelle erreur, âmes vaines,*
*Du plus pur sang de vos veines*
*Achetez-vous si souvent,*
*Non un pain qui vous repaisse,*
*Mais une ombre qui vous laisse*
*Plus affamés que devant ?*
147:72
« *Le pain que je vous propose*
*Sert aux anges d'aliment :*
*Dieu lui-même le compose*
*De la fleur de son froment.*
*C'est ce pain si délectable*
*Que ne sert point à sa table*
*Le monde que vous suivez.*
*Je l'offre à qui veut me suivre*
*Approchez. Voulez-vous vivre ?*
*Prenez, mangez, et vivez.* »
*Ô sagesse, ta parole*
*Fit éclore l'univers,*
*Posa sur un double pâle*
*La terre au milieu des mers.*
*Tu dis, et les cieux parurent,*
*Et tous les astres coururent*
*Dans leur ordre se placer.*
*Avant les siècles tu règnes,*
*Et qui suis-je, que tu daignes*
*Jusqu'à moi te rabaisser ?*
*Le Verbe, image du Père,*
*Laissa son trône éternel*
*Et d'une mortelle mère*
*Voulut naître homme et mortel.*
*Comme l'orgueil fut le crime*
*Dont il naissait la victime,*
*Il dépouilla sa splendeur,*
*Et vint, pauvre et misérable,*
*Apprendre à l'homme coupable*
*Sa véritable grandeur.*
*L'âme heureusement captive*
148:72
*Sous son joug trouve la paix*
*Et s'abreuve d'une eau vive*
*Qui ne s'épuise jamais.*
*Chacun peut boire en cette onde*
*Elle invite tout le monde,*
*Mais nous courons follement*
*Chercher des sources bourbeuses*
*Ou des citernes trompeuses*
*D'où l'eau fuit à tout moment.*
Je me suis redit bien souvent les strophes merveilleuses de ce Cantique quatrième ; je me suis enchanté de leur musique, j'ai médité l'enseignement chrétien qu'elles dispensent -- car elles dispensent un enseignement chrétien, mais à la manière de la poésie, c'est-à-dire non seulement en touchant l'intelligence par des idées mais encore en éveillant les sources secrètes de notre âme, au confluent mystérieux de l'intelligence et de l'amour, à ce point caché où nous communions aux profondeurs du monde de la nature et du monde de la grâce. Les strophes ailées de la poésie racinienne expriment lumineusement, et avec une grande douceur, certaines données fondamentales de notre foi ; elles en passent d'autres sous silence ; de toute manière elles provoquent à la réflexion. J'ai donc considéré ce qu'elles exprimaient, mais aussi les vérités complémentaires qui seraient à énoncer pour que l'enseignement trouve un meilleur équilibre et atteigne sa plénitude ; de là ces quelques gloses marginales.
\*\*\*
*Malheureux l'homme qui fonde*
*Sur les hommes son appui.*
C'est par ce cri désolé que vient s'ouvrir la première strophe. Comment le comprendre ? -- Depuis toujours, depuis que Dieu a créé le premier homme et la première femme Adam et Ève, l'être humain cherche appui dans soit semblable. Cette recherche, qui dérive de nos limitations et de notre infirmité, s'avère bien souvent décevante.
149:72
En effet, dans la mesure où l'être en qui nous pensions trouver appui, et dont nous attendions le secours, n'est pas relié à Dieu -- ou bien dans la mesure où nous voulions recevoir soutien et réconfort autrement que selon Dieu, -- dans cette mesure le secours s'épuise très vite ; la force et la consolation de Dieu ne peuvent nous parvenir par cette créature.
On insiste beaucoup de nos jours pour prêcher au chrétien son devoir capital de venir en aide au prochain, travailler en collaboration, s'appliquer à former une communauté. Cette insistance est bonne sans doute. Encore ne faut-il pas omettre de rappeler le primat de la recherche de Dieu, de l'amour de Dieu, le primat de l'oraison. Si la prière, la recherche de Dieu ne viennent pas en premier, d'une manière ou d'une autre, et selon des styles différents avec les états de vie, alors le chrétien qui veut aider son frère n'aboutit qu'à le décevoir. La collaboration tourne court la communauté s'empoisonne.
Le recours de la créature humaine en la créature humaine s'établit à deux niveaux ; d'abord au niveau de l'être et des biens suprêmes comme dans l'amitié, ou dans l'amour conjugal ; ce recours, qui est voulu de Dieu au même titre que notre nature, n'est cependant assuré que s'il est selon Dieu. Le deuxième niveau, et qui est beaucoup plus inférieur, est celui des grandeurs sociales : prospérité, pouvoir, situation, influence. Dans ce domaine le recours de l'homme en son semblable est également voulu de Dieu comme la société elle-même ; toutefois ce recours est incertain et mal assuré à cause de la comédie et du pharisaïsme qui se mélangent si facilement avec le social. C'est seulement lorsque les institutions sont droites et honnêtes et surtout lorsque prévalent, chez les clercs et chez les laïques, les mœurs de l'honneur chrétien, c'est alors seulement que l'homme peut recourir à son frère sans être trop souvent malheureux. Sinon, si l'ambition, la gloire, l'avarice, la lâcheté l'emportent sur l'honneur :
*Malheureux l'homme qui fonde*
*Sur les hommes son appui.*
\*\*\*
150:72
*La Sagesse immortelle* parle au cœur « des enfants des hommes » pour les détourner de leurs « vaines occupations », leur faire prendre conscience de l'insatisfaction de leur âme, La Sagesse immortelle parle avec force et suavité mais -- du moins dans le cas présent -- il ne semble pas qu'elle retentisse d'une voix tonnante. (*La voix tonne et nous instruit :* que Racine m'excuse, mais cette tournure me paraît forcée.)
Quoi qu'il en soit, c'est un grand bien pour les âmes, rien n'est encore perdu et le salut peut venir très vite lorsque, dans leur culte des idoles, elles se sentent irrassasiées, lorsqu'elles peuvent dire qu'elles ont trouvé
*Non un pain qui* (*nous*) *repaisse*
*Mais une ombre qui* (*nous*) *laisse*
*Plus affamés que devant.*
Le grand malheur commence avec la paix dans le péché, la tranquillité dans l'idolâtrie, la satisfaction intime dans la préférence des biens terrestres. Alors plus de chance de se convertir ; l'enfer est déjà commencé et de la pire manière, d'une manière indolore. Que l'on songe à la parabole du mauvais riche ; cet homme était très content de sa position sociale, de ses plaisirs et de sa dureté ; il ne demandait pas autre chose ; il avait réussi à se faire une fausse bonne conscience, une conscience faussée d'une « imperméabilité métallique », il avait perdu son âme ; en quelque sorte il l'avait tuée. Aussi quand il mourut, ce fut pour tomber dans les tourments éternels (Luc XVI, 19-31 ; voir également Luc, XII 13-21).
Quel que soit l'état de la civilisation et non seulement en régime totalitaire et laïciste, mais même en régime de chrétienté, les hommes sont exposés à l'idolâtrie ; ils sont tentés de méconnaître l'amour de Dieu, de rechercher les biens terrestres en dehors de la loi de Dieu, de mettre leur bien suprême dans les réalités d'ici-bas. Quel que soit l'état du monde, la sagesse éternelle nous avertit :
*Par quelle erreur, âmes vaines,*
*Du plus pur sang de vos veines*
*Achetez-vous et souvent*
*Non un pain qui vous repaisse*
*Mais une ombre qui vous laisse*
*Plus affamés que devant*
Il est cependant un état du monde et une organisation de la cité, qui anesthésient les consciences, endorment les âmes, suppriment autant qu'il est possible la faim et la soif de Dieu.
151:72
L'injustice, au sens le plus large, se trouve pour ainsi dire institutionnalisée ; le scandale se fortifie de la force des institutions et des coutumes, au point que la plupart des âmes, bien que privées de Dieu, ne se sentent pas du tout *affamées*. *Elles sont assises dans les ténèbres et l'ombre de la mort et* trouvent cela confortable. Comment, par quel moyen, la société arrive-t-elle à se pervertir à ce degré, à devenir un immense appareil pour étouffer les âmes sans même qu'elles en éprouvent de la souffrance ? Trois moyens sont utilisés : laïcisation systématique de la pensée et de l'enseignement qui empêchent, autant que possible, de croire en Dieu et à sa loi, d'appeler péché le péché, d'avoir le sens du péché ; ensuite fonctionnarisation illimitée qui diminue au maximum l'initiative personnelle, abaisse le caractère, réserve de se sentir responsable et coupable ; enfin détournement du progrès technique au service des convoitises et de l'orgueil, de sorte que l'homme puisse pécher sans souffrir, et donc sans être rappelé par la souffrance à la conversion et à la réparation. Songez à ce qu'on appelle *birth control*, à l'euthanasie, et à toutes les pressions publicitaires mises en œuvre chaque jour pour enseigner aux humains à pécher sans porter les conséquences de la faute. Société sans Dieu, société sans responsabilité personnelle, société sans souffrance dans la perpétration de l'iniquité, une telle société véritablement monstrueuse tend, par elle-même, à perdre les âmes. Or c'est l'idéal de la société totalitaire et laïciste qui s'élabore sous nos yeux. Si nous avons conscience de ce qui est en cause, et qui n'est rien de moins que la vie des âmes, nous nous opposerons de toutes nos forces, nous essaierons d'instaurer une cité qui soit le contraire de celle-là, une cité chrétienne.
Évidemment dans une cité chrétienne l'homme demeure pécheur, et beaucoup continuent de s'engager *dans la voie large qui mène à la perdition.* Il existe cependant une différence, comme infinie, avec la cité totalitaire et laïciste. L'homme, en effet se trouve dans des conditions normales pour ne pas perdre son âme, dans les conditions que la société peut normalement fournir pour que l'âme demeure vivante. Car Dieu et son Christ sont reconnus et le péché est appelé par son nom. Par ailleurs le refus de l'étatisme et l'existence des corps intermédiaires préservent la liberté, permettent à chacun d'être responsable pour le bien et le mal, et de le savoir. La science enfin et la technique ne sont point intentionnellement utilisées pour violer impunément la loi morale.
152:72
L'objection que j'ai entendu maintes fois adresser à la civilisation chrétienne est la suivante -- « Mais l'homme sera toujours pécheur ». Certes. Mais la question est de savoir si la société, par les institutions qui lui sont propres et par les coutumes doit l'enfoncer dans le péché ou l'éduquer dans le sens de la piété et de l'honneur ; la question en outre est de savoir si la société doit être construite pour procurer à l'homme un sommeil tranquille dans le péché. Je ne vois pas comment un chrétien, ayant réfléchi sur ces idées, et étant de bonne foi, peut continuer de dire que, pour la vie et le salut des âmes, civilisation chrétienne et système laïcistes sont à peu près équivalents.
*Non un pain qui vous repaisse*
*Mais une ombre qui vous laisse*
*Plus affamés que devant.*
Nous ne voulons pas d'une société diaboliquement calculée pour contraindre les âmes à se nourrir de ténèbre et de mensonge et en outre pour les « conditionner » au point de ne pas ressentir la faim.
\*\*\*
La volonté de Dieu, confondante d'amour et de miséricorde, est de rassasier nos âmes de lui-Même, de se faire lui-même notre nourriture sous un mode approprié à notre condition terrestre ; c'est pourquoi il se donne réellement sous des espèces matérielles, sous l'apparence du pain. Bien plus, le Verbe de Dieu incarné et rédempteur ne se fait notre pain vivant qu'en ayant renouvelé sous un signe efficace le sacrifice de notre Rédemption. Cette doctrine de l'Eucharistie est exposée au chapitre sixième de saint Jean et dans la première aux Corinthiens. Or la troisième strophe du Cantique de Racine nous la rappelle au moins en partie :
*Le pain que je vous propose*
*Sert aux anges d'aliment...*
*Je l'offre à qui vent me suivre*
*Approchez, voulez-vous vivre.*
*Prenez, mangez et vivez.*
\*\*\*
153:72
Après avoir suggéré la majesté infinie de Dieu par l'évocation de l'univers matériel (*Tu dis et les cieux parurent, Et tous les astres coururent, Dans leur ordre se placer*) la quatrième strophe du Cantique constate très humblement :
*Avant les siècles tu règnes.*
*Et qui suis-je que tu daignes*
*Jusqu'à moi te rabaisser ?*
Cette considération de l'éternité de Dieu et de notre petitesse rend très sensible la miséricorde de l'incarnation (*Et qui suis-je que tu daignes, Jusqu'à moi te rabaisser ?*) Cependant cette miséricorde est encore plus sensible si nous nous souvenons non seulement que Dieu s'abaisse vers un être chétif, mais encore vers un être coupable et qui s'était détourné de lui.
\*\*\*
L'avant-dernière strophe célèbre l'incarnation du Verbe et nous rappelle ce qui fait notre grandeur : imiter l'abaissement de Jésus-Christ.
*Comme l'orgueil fut le crime*
*Dont il naissait la victime*
*Il dépouilla sa splendeur,*
*Et vint pauvre et misérable*
*Apprendre à l'homme coupable*
*Sa véritable grandeur.*
Si nous cherchons à situer exactement la *véritable grandeur de l'homme coupable,* nous dirons qu'elle consiste en ceci : être uni au Christ Jésus, lui être conforme dans son état humilié en attendant de participer à son état glorieux. (Voyez l'Épître aux Philippiens, III, 8-12.) Une analyse intégrale, une vue en profondeur nous découvre quatre degrés dans la dignité de l'homme et sa grandeur véritable : porter la ressemblance divine du fait que nous sommes créatures spirituelles ([^43]) ; (*Signatum est super nos lumen vultus tui, Domine*) ; ensuite participer à la vie intime de Dieu par la grâce et lui être uni par l'amour ;
154:72
troisièmement et puisque nous sommes pécheurs, être unis à Dieu par l'amour en nous purifiant du péché, donc, en voulant bien, à cause de lui, une condition humble, pauvre et souffrante ; enfin puisque nous sommes des pécheurs rachetés, puisque c'est dans le Christ et par lui que nous avons part à la vie intime de Dieu, notre grandeur est de vouloir, dans le Christ et en nous conformant à son image, notre condition humble, pauvre et souffrante, avec l'espérance de la résurrection bienheureuse. Autrement dit : former dans le Christ « le royaume de Dieu pérégrinal et crucifié » (Journet, le Corps mystique). Racine n'explicite pas tout cela, mais sa strophe demande normalement d'être ainsi développée ([^44]).
En passant je dirai mon regret que, dans ces vers qui célèbrent l'incarnation, Notre-Dame soit désignée très imparfaitement et seulement comme une *mortelle mère*. Il était aussi facile et beaucoup plus juste d'écrire par exemple :
*Le Verbe image du Père*
*Laissa son trône éternel*
*Pour nous, d'une Vierge Mère*
*Il naquit homme et mortel.*
Il a voulu naître de la femme, mais dans sa naissance il a consacré sa virginité. On ne méditera jamais trop sur l'abaissement de l'Incarnation, mais la méditation demeure trop incomplète et finalement déformante si l'on néglige le grandissement prodigieux (encore qu'il soit dans l'humilité) que l'abaissement du Verbe divin confère aussitôt à *la femme bénie ;* le grandissement conféré à l'humanité ne vient qu'ensuite. Le mystère de l'Incarnation inaugure cette merveille incomparable ([^45]) qui surpasse comme à l'infini l'univers des anges et des saints et qui du reste ne cesse d'influer sur cet univers : une femme devient mère de Dieu ; et parce qu'elle est une digne mère de Dieu, parce qu'elle lui est associée aussi étroitement que possible, elle demeure vierge en étant mère.
155:72
-- La première gloire de l'Enfant de la crèche, n'est pas d'unir l'humanité rachetée pour l'élever à la dignité de Corps mystique, mais bien de conférer à *la femme bénie* d'être une digne mère de Dieu en signe de quoi il consacre sa virginité.
*Gloria tibi Domine*
*Qui natus es de Virgine*
Gloire à vous, Seigneur, parce que dans votre naissance, vous avez consacré la virginité de Marie ([^46]).
\*\*\*
La dernière strophe s'achève assez tristement. A cette retombée *parmi les citernes trompeuses d'où l'eau fuit à tout montent,* j'aurais préféré l'invocation pleine, d'espérance du *Te lucis* :
*Ne mens gravata crimine*
*Vitae sit exsul munere...*
*Cœlorum pulset intimum*
En tout cas il était réservé au poète, au dramaturge des chaînes et des fers de la passion amoureuse, de chanter la servitude sainte qui est bonheur, paix et liberté.
« Prenez sur vous mon joug, dit le Seigneur... et vous trouverez le repos de vos âmes. Mon joug est doux et mon fardeau léger. » Nos âmes sous le joug du Christ sont captives sans doute ; elles n'ont plus la liberté d'aller courir à la suite des convoitises et de Satan ; mais cette captivité fait leur bonheur, elles sont *heureusement captives,* parce que en se rendant prisonnières de l'amour de Dieu et de sa volonté, elles suivent leur attrait le plus véritable, leur loi la plus foncière, le penchant le plus intime de toute volonté créée.
156:72
Là où est l'amour de Dieu, *là où est l'Esprit de Dieu, là est la liberté*. (Seconde aux Cor. III, 17.) ([^47]).
*L'âme heureusement captive*
*Sous ton joug trouve la paix*
*Et s'abreuve d'une eau vive*
*Qui ne s'épuise jamais.*
*Chacun peut boire en cette onde*
*Elle invite tout le monde...*
R.-Th. CALMEL, o. p.
============== fin du numéro 72.
[^1]: -- (1). Marcel Clément : *Le Travail*, un volume de 340 pages, Librairie Académique Perrin, 116, rue du Bac, Paris (6^e^).
[^2]: -- (2). Voir *Itinéraires*, pour la première : numéro 60, pages 151-152 pour la seconde : numéro 61, pages 166-167 ; pour la troisième numéro 63, pages 132-139.
[^3]: -- (1). *Le Travail*, pp. 223-224.
[^4]: -- (2). *Ibid.*, p. 11.
[^5]: -- (3). Marcel Clément : *L'Économie sociale selon Pie XII*, deux volumes aux Nouvelles Éditions Latines.
[^6]: -- (1). On peut relire aujourd'hui l'opuscule passionnant et prophétique publié en 1945 par le P. Filière : *Mystique d'unité et apostolat moderne* (aux éditions de *L'Homme nouveau*, 1, place Saint-Sulpice, Paris VI^e^).
[^7]: -- (2). Voir sur ces questions le numéro spécial d'*Itinéraires :* « La royauté de Marie et la consécration à son Cœur Immaculé », numéro 38 de décembre 1959, avec une bibliographie et cent pages de documents pontificaux.
[^8]: -- (1). Comme on le sait, *La Vie catholique illustrée* et *Le Pèlerin* (à parution hebdomadaire) se présentent non comme des « hebdomadaires d'opinion », mais comme des « magazines pour la famille ». *L'Ami du clergé* et les *Nouvelles* de *Chrétienté* (également à parution hebdomadaire) relèvent pour leur part de la formule « revue » davantage que de la formule « journal ».
[^9]: -- (1). Pie XII, Discours « sur l'opinion publique ». Texte intégral reproduit dans *Itinéraires,* numéro 71.
[^10]: -- (1). *Informations catholiques internationales* du 15 décembre 1962.
[^11]: -- (1). Voir « Correspondance romaine » : *D'une juridiction collégiale de l'Épiscopat,* numéro 70, pages 84 et suiv.
[^12]: -- (2). *Ibid.*
[^13]: -- (3). D'après la *Documentation catholique* du 15 octobre 1961, col. 1273 et 1274. C'est nous qui soulignons.
[^14]: -- (1). Nous citons la seconde édition du tome premier, parue en 1912 chez J. de Gigord.
[^15]: -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 68, page 30.
[^16]: -- (2). *Ibid.*
[^17]: **\*** -- cf. aussi 19:77-11-63.
[^18]: -- (1). Sur l'origine de ces traductions, voir la lettre de Georges Daix parue dans *Itinéraires*, numéro 70, pages 100-102.
[^19]: -- (2). Documentation catholique du 4 novembre 1962, note à la col. 1317.
[^20]: -- (1). *Acta Apostolicæ Sedis*, 30 janvier 1963, pages 44-45.
[^21]: -- (1). Abbé Y. Moubarac : *L'Islam*. Éditions Casterman. Le livre est revêtu de l'imprimatur.
[^22]: -- (1). On sait qu'en action de grâce de la victoire remportée par les chrétiens à Lépante (7 octobre 1571), l'Église a institué au jour anniversaire la fête du Très Saint Rosaire.
[^23]: -- (1). Cent pages plus loin, on lit « L'islam, qui vient après le Christ et qui ne l'ignore pas... », contradiction désarmante des propos précédents.
[^24]: -- (1). Il est vrai que c'est le terme du Coran. Les musulmans croient que le prophète Jésus n'a pas été crucifié, mais qu'à sa place ce fut un sosie.
[^25]: -- (2). Dans un charitable désir de rapprochement, l'auteur écrit par exemple : « L'Islam attend le retour du Christ » (p. 155). Sans doute on lit dans le Coran que « Jésus sera un jour témoin de la résurrection », mais ce n'est qu'une incidence, non un pôle de l'islamisme, et la comparaison avec l'espérance chrétienne que suggère le mot d'attente n'est pas sans équivoque.
[^26]: -- (3). *L'Occident devant l'Orient.*
[^27]: **\*** -- Figure page 80 dans l'original.
[^28]: -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 68, page 30.
[^29]: -- (1). Action Catholique Ouvrière.
[^30]: -- (1). *Le procès du général Raoul Salan*, Nouvelles Éditions Latine 1962, pages 271 et suiv.
[^31]: -- (1). Louis Delarue, *Avec les paras du 1^er^ R.E.P. et du 2^e^ R.I.Ma.*, Nouvelles Éditions Latines, 1961.
[^32]: -- (2). Dans mon livre sur *Brasillach* (Nouvelles Éditions Latines, 1958), pages 133-134. -- Dans ce livre, passim, et notamment au chap. IV, j'ai donné en détail mon sentiment sur ces questions de pesse et d'information (et aussi sur la question de parole donnée et de serment en politique nationale).
[^33]: -- (1). Voir l'article intitulé « Parole et Mission », dans *Itinéraires*, numéro 64. -- Un tiré à part de cet article, sous le titre : « Parole et Mission », est en vente à nos. bureaux, 1 F franco.
[^34]: -- (1). Abner à Joad, I, I. :
> Je tremble qu'Athalie à ne vous rien cacher
>
> Vous-même de l'autel vous faisant arracher
>
> N'achève enfin sur vous ses vengeances funestes...
>
> Je l'observais hier et je voyais ses yeux
>
> Lancer sur le lieu saint des regards furieux
>
> Comme si, dans le fond de ce vaste édifice,
>
> Dieu cachait un vengeur armé pour son supplice.
>
> Joad à Josebeth, I, II :
>
> Et comptez-vous pour rien Dieu qui combat pour *nous ?...*
>
> Dieu qui hait les tyrans et qui dans Jezraèl
>
> *Jura l'exterminer* Achab et Jézabel...
>
> *Dieu dont le bras vengeur* pour un temps suspendu
>
> Sur une race impie est toujours étendu.
[^35]: -- (1). Voyez Péguy, passage cité de son *Victor-Marie, Comte Hugo.*
[^36]: -- (2). A l'époque de Racine le sens religieux de l'amour entre l'homme et la femme s'exprimait merveilleusement dans les rituels français du sacrement de mariage. Voyez : Doncœur, *La Naissance, Le Mariage, La Mort*, aux Éditions d'Ile-de-France, 1951.
[^37]: -- (3). Comment être d'accord avec Henry Ghéon lorsqu'il affirme tranquillement : « Racine saura *tout dire de l'amour* » (p. VIII de sa présentation d'*Andromaque et Britannicus* dans la collection L.A.C., 58, rue Victor-Lagrange, Lyon, 1942). Non, Racine ne saura pas tout dire de l'amour ; en particulier il ne saura pas traduire sa qualité la plus noble qui lui permet d'être consacré par un sacrement. Il reste que la présentation d'*Andromaque* par Henry Ghéon est d'autant plus excellente que, distinct en cela de la plupart des critiques, Ghéon comme Racine était un homme de théâtre. Il parlait avec l'expérience du métier.
[^38]: -- (1). Voyez l'étude très remarquable de Roger Pons dans le recueil *D'Yseult à Violaine,* éditions du Feu Nouveau, 9, rue G. Flaubert, Paris-XVII^e^.
[^39]: -- (1). Sur ce point, voir l'étude capitale de Bernanos dans la première partie du *Crépuscule des Dieux* (Gallimard, Paris).
[^40]: -- (2). Voyez Paul Claudel, *Positions et propositions* (2 volumes, éditions Gallimard, Paris), le chapitre sur le vers français.
[^41]: -- (1). On connaît les rêveries aberrantes du Père Teilhard de Chardin
[^42]: -- (1). *Itinéraires,* novembre 1962 : article de Madiran sur la civilisation *dans la perspective de la piété.*
[^43]: -- (1). Relire Pensées de Pascal, n° 347 : « L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature... »
[^44]: -- (1). Sur la grandeur de l'homme alors qu'il est humilié et comme anéanti en participation de la croix du Seigneur Jésus il faut lire le commentaire de Maritain à propos du *Nada* de Saint Jean de la Croix, pages 658 et suivantes des *Degrés du Savoir.*
[^45]: -- (2). Sur l'étagement des trois merveilles de la Toute-Puissance de Dieu, relire dans la Ia Pars, l'ad quartum de la question 25.
[^46]: -- (1). Voir l'hymne des premières Vêpres de Noël, au rite dominicain : « Venez rédempteur des nations, manifestez (non pas d'abord que vous délivrez les nations du péché mais) que vous naissez d'une vierge. » Et dans le salut des nations l'intercession de cette Mère qui est digne de vous, qui est la Vierge Mère, ne sera jamais séparée de votre sacrifice
> *Veni Redemptor gentium*
>
> *Ostende partum virginis...*
[^47]: -- (1). Voir Ia-IIae, question 108, art. 1, ad. 2, l'admirable commentaire de saint Thomas sur ce verset de St Paul et l'explication de cette vérité que la loi nouvelle, la loi d'amour est loi de liberté. -- Voir aussi, toujours *Ia-IIae,* question 93, art 6, ad. 1 -- Voir encore *Contra Gentes* IV, 22, bien traduit par Maritain (dans un livre dont les vues politiques sont contestables) : *Du Régime temporel et de la liberté* (Paris, Desclée de B., 1933) pages 44 et 45.