# 73-05-63 1:73 ## Joseph Hours *IL VENAIT D'AILLEURS.* D'une autre génération. Et d'autres batailles. Mais il venait de France et il était du Christ. Et il est venu parmi nous si naturellement que je ne sais plus comment cela se fit. Il était avec nous et nous étions avec lui comme depuis toujours. Et pourtant ce n'était pas depuis toujours, puisque le commencement, c'est qu'il fut un peu accroché à la fin du numé­ro 10. Il m'écrivit, demandant à connaître la revue. Je la lui envoyai. Au bout de quelque temps, il me demanda de cesser, sans hostilité ni critique, mais trouvant *Itinéraires* en dehors de ses préoccupations. C'était en 1957. Et en 1960 il était des nôtres, tout en restant lui-même. Son premier article est dans le numéro sur Massis, en janvier 1961, écartant par un « à quoi bon » sur lequel il n'est jamais revenu, du moins avec moi, toutes explications personnelles. Je ne sais s'il en a donné ailleurs, s'il en a laissé quelque part. 2:73 A moi qui ne lui en demandais aucune, il n'en a pas donné. Il était là, il était avec nous, en un coude à coude familier, et définitivement. Il commençait son premier article par ces mots : « Des lecteurs de cette revue qui m'auraient fait l'honneur de retenir mon nom pourront être surpris de le voir figurer au sommaire de la présente livraison. Dois-je avouer que je le suis moi-même ? Des explications ? à quoi bon ? Le fait importe si peu ! Que signifient aujourd'hui les questions de personnes et les petits jeux des coteries littéraires, escarmouches, grandes polémiques, réconciliations ou ruptures ? Toute cette escrime est plus que jamais hors de saison et nous avons d'autres soucis. Tout ce à quoi nous croyons, tout ce que nous aimons et qui donne à la vie un sens, tout cela aujourd'hui est en danger. » *Il évoquait ainsi d'autres compagnonnages que je n'ai pas connus et sur lesquels je ne l'ai pas interrogé. De lui-même il m'en dit une fois ou l'autre quelques mots, avec l'accent de mélancolie, m'a-t-il semblé, ou de tristesse, que l'on a pour les amitiés que l'on n'a pas dénouées, mais qui se sont dénouées. Ce n'est point par lui que j'en ai connu le détail. C'est par les journaux que j'ai appris, ou qu'il m'est revenu en mémoire, qu'il avait collaboré à L'Aube et à la Vie intellectuelle ; qu'il était du Comité de la Chronique sociale ;* 3:73 *qu'il avait participé à la fondation dit M.R.P. et qu'on le considérait alors comme un gaulliste de gauche. Il m'avait seulement donné son livre Œuvre et pensée du peuple français, paru en 1945 chez Bloud et Gay, en me disant que j'y verrais moi-même ce qui était fondamental dans sa pensée, et ce qui avait été illusion circonstancielle. Il ne faisait guère de commentaires sur lui-même.* *Cher Joseph Hours. Il imaginait bien que son nom au sommaire d'*Itinéraires *provoquerait quelques mouvements. Il n'en avait pas prévu la violence passionnée, la fureur extrême. Aux démarches pressantes faites auprès de lui pour l'en détourner, il ne consentit que de brèves allusions, et là non plus, je ne l'interrogeai pas. Il comprit je crois que ce n'était point par indifférence mais par une volonté, qui s'accordait avec son propre sentiment, de tourner la page sur les misères accessoires. Il avait dit l'important :* « *Tout ce à quoi nous croyons, tout ce que nous aimons et qui donne à la vie un sens, tout cela aujourd'hui est en danger.* » \*\*\* *Plus de deux ans il a été des nôtres, et jusqu'au dernier jour. Il nous a donné ses deux dernières années. Il trouvait ici la liberté d'écrire selon sa conscience. Il nous apportait sa pensée et son cœur ; il m'écrivait en janvier :* 4:73 « *L'épreuve quotidienne que constitue la Revue représente un labeur écrasant. Je suppose que vous êtes soumis à la tentation de l'amertume. Je la connais bien et c'est pourquoi je vous propose de lutter ensemble contre elle, priant à cet effet l'un pour l'autre.* » *Malgré la différence des âges il était simplement fraternel, et toujours présent, avec délicatesse, aux soucis et aux peines, qu'il devinait. Il m'écrivait beaucoup de lettres et peu d'articles : ses articles dans Itinéraires étaient chacun une étude, une prise de position, longuement pesée, il m'en parlait des semaines et des mois à l'avance. Il était plein de projets nombreux ; je ne le pressais pas, je croyais que nous avions le temps. Il était attentif, méditatif et scrupuleux. Sensible aussi, infiniment. Très vite étaient devenues insurmontables les difficultés qui l'empêchaient de parler, dans la presse catholique du danger de l'Islam avec une exacte précision, et il en fut durablement assombri. Il m'en parlait souvent. Cela, c'est son mot,* « *l'affligea beaucoup* »* ; il y voyait d'une manière extraordinairement aiguë et douloureuse la marque d'une déchéance des consciences. Il aura terminé sa vie dans la souffrance, à laquelle il communiait de plus en plus intensément, du martyre des communautés et des églises d'Algérie ; dans la souffrance aussi de l'anesthésie où il voyait sombrer l'honneur, la fidélité, la piété nationale, la mémoire des morts, le culte du vrai, la charité fraternelle.* 5:73 *Il vivait passionnément la passion de la France crucifiée, de l'Église crucifiée, et son espérance était véritablement l'espérance sur la Croix. Je relis ce qu'il m'en écrivait, et ces trois phrases où, du ton égal et doux des âmes qui dominent une indicible douleur, il résumait notre commune conviction :* « *Au point où nous sommes, le mal paraît très grand à l'intérieur de l'Église et il semble ne rencontrer ni résistance ni même simple surveillance. Mais il y a l'assistance du Saint-Esprit. Le mal ne prévaudra point*. » \*\*\* *Oui, il venait d'ailleurs. Un jour, par exception, une de ses lettres parlait un peu en détail de lui-même, et c'était pour conclure :* « *Je suis au fond un vieux jacobin, disciple de Richelieu, obligé de me mettre en garde contre un penchant vers Voltaire et vers Robespierre, ayant horreur de Rousseau, Chateaubriand ou Lamennais. Je suis en un mot l'homme de l'ordre naturel qui reçoit à genoux et, tête baissée l'enseignement surnaturel. Je suis fils de mon père.* » *Angoissé par le trouble intellectuel qui est dans l'Église et par l'abaissement moral qui est sur la France, il n'était jamais las de servir et d'espérer. Ni d'étudier. Il faisait la redécouverte du trésor perdu de la doctrine pontificale, il découvrait la profondeur des messages de Pie XII.* 6:73 *S'il y eut changement dans sa pensée, ce changement n'est pas dû seulement au choc de l'événement : mais à la rencontre, dans une âme droite, de l'événement avec la lumière et la grâce propres de l'exacte doctrine plus studieusement et plus abondamment méditée. Il revenait aux grandes Encycliques. En 1961, en 1962, il étudiait Pascendi, et c'était encore une découverte, il m'en parlait comme s'il ne l'avait jamais lue auparavant, ou comme s'il l'avait complètement oubliée, il m'en disait la frappante actualité. Je ne sais dans quelle mesure ce cœur chrétien et catholique avait eu autrefois une connaissance directe du corpus doctrinal des grands documents pontificaux de Léon XIII à Pie XII : mais il y venait ou revenait, avec un regard neuf, une intelligence méthodique, une joie de toute l'âme. Il recevait l'enseignement de l'Église à genoux sans doute, la tête baissée peut-être, mais les yeux et le cœur ouverts.* *Des épreuves plus directement personnelles l'attendaient, pour le préparer et l'introduire à l'heure pour laquelle nous sommes venus en ce monde. Sa femme avait été rappelée à Dieu à la fin du mois de février.* « *Je suis écrasé, m'écrivait-il, et ma vie ne peut plus être que* SERVIR EN­CORE***.* »** *Il fit ce dernier article, paru le 6 mars dans La Nation française,* « *Le sang d'Alger* »*, où il se tourne vers* « *ces générations qui gran­dissent en notre temps* »*, espoir de la patrie, prin­temps de l'Église de France.* 7:73 *Il parle une dernière fois au* « *désarroi des consciences* » *qui s'est abattu sur les jeunes Français.* « *Si nous écrivons ces lignes c'est en pensant à eux.* » *Telles furent, graves et douces, les dernières paroles de Joseph Hours publiées de son vivant. Il était allé jus­qu'au bout, il avait achevé de* SERVIR**.** \*\*\* *Il n'aimerait point que l'on parlât trop longuement de sa personne. Nous devons à son affection d'être attentifs à sa voix, de garder mémoire de son témoignage, de relire ses articles ; et de lire les deux derniers.* *C'est par un acte qui avait pour lui valeur d'engagement ultime qu'il nous a donné ces études longuement et patiemment mises au point, dont chacune est un tout achevé, un examen de conscience et un message :* « *Massis en notre temps* » (*numéro 49*)*,* « *Histoire et marxisme* » (*numéro 56*)*,* « *Nation, État, civilisation* » (*numéro 67*)*, et la série d'articles sur* « *La conscience chrétienne devant l'Islam* » (*numéros 60, 65 et 69*)*. De ses études sur le christianisme face à l'Islam, qu'il avait dessein de continuer, nous formions le projet qu'il fît un livre ; un jour, plus tard, me disait-il. Un jour qui ne viendra plus. Il nous laisse la route à continuer sans lui, -- avec lui pourtant.* \*\*\* 8:73 *Son affection se partageait entre* Itinéraires *et* La Nation française *; ou plutôt ne se parta­geait pas, se situait au point de jonction.* « *J'aime beaucoup* La Nation française »*, me répétait-il. Ses deux derniers articles sont l'un dans La Na­tion française, l'autre dans Itinéraires.* *Le dernier article de Joseph Hours qui ait paru de son vivant est* « *Le sang d'Alger* »*, dans* La Nation française *du 6 mars.* *Le dernier article qu'il m'ait envoyé pour* Iti­néraires *n'a point encore paru. A la différence des précédents, c'est une brève recension, des* « *Notes pour servir à l'histoire du catholicisme en Chine* »*, publiées dans ce numéro.* *Avec ces* « *Notes* » *on retrouvera l'historien, -- dont le souci principal est l'extension du Royaume de Dieu à travers l'histoire des hom­mes, et qui avait écrit dans cette même perspective :* « *La conscience chrétienne devant l'Islam* »*.* *Dans* « *Le sang d'Alger* »*, on lira le dernier message d'un cœur français, d'un cœur chrétien qui s'est brisé à ce moment du mystère d'iniquité et du crucifiement.* \*\*\* *Que Dieu accueille Joseph Hours dans Sa paix.* *Que cet ami fraternel qui nous est enlevé nous soit rendu comme intercesseur.* Jean MADIRAN. 9:73 ### Le sang d'Alger Dernier article de Joseph Hours publié de son vivant : paru dans « La Nation française » du 6 mars 1963, onze jours avant sa mort. DANS CETTE SÉANCE de la Convention d'où il sortit pour aller à l'échafaud, comme Robespierre commençait à plier sous le poids de la fatigue, un de ses ennemis lui lança : « C'est le sang de Danton qui t'étouffe. » Justifié ou non, et peu importe, ce cri nous revient aujourd'hui en mémoire. Le sang des victimes du massacre d'Alger com­mence en effet d'étouffer leurs bourreaux. L'œuvre de jus­tice, désormais, se poursuivra jusqu'au bout. Cette fusillade d'Alger, elle put pourtant passer d'abord pour un succès. Machiavel, je crois, l'eût admirée. Ayant affaire à une population inquiète, passionnée, capable de multiplier les incidents avant de passer à la révolte ouver­te, la matraquer d'un seul coup, si dur, si atroce, que la victime fût jetée à terre pantelante, écrasée, sans pouvoir plus penser à autre chose qu'à sa douleur, cela pouvait passer pour habile, voire modéré, car plus nombreuses peut-être eussent été les victimes d'une longue guérilla... Un défaut à ce calcul, fondé sur le meurtre de victimes inno­centes : il était inhumain et injuste... De cela on n'a pas fini de voir les suites. Suivant le mot fameux : « La vérité est en marche, qui pourrait l'arrêter ? » \*\*\* Des multiples aspects de ce drame, il en est un auquel nous voudrions nous attacher aujourd'hui. La crise algé­rienne pose la question du catholicisme français. Mieux vaut peut-être ouvrir les yeux avant qu'il ne soit trop tard. 10:73 C'est avec douleur que l'on a entendu un témoin de la fusillade de la rue d'Isly décrire l'arrivée sur le lieu du mas­sacre de l'archevêque d'Alger, seul autorisé à y pénétrer et aussitôt entouré et couvert de crachats par la foule. Scène atroce qui contient en elle-même le résumé de tout ce dont nous portons aujourd'hui le poids. Le Christ déjà avait subi le même traitement et le ser­viteur n'est pas plus grand que le maître. Le Christ était innocent... et aussi l'archevêque d'Alger, mais pas tout à fait dans le même sens. « Le Bon Pasteur, dit l'Évangile, connaît ses brebis et elles le connaissent. » Pourquoi ici les brebis, n'ont-elles pas connu leur Pasteur ? L'évêque qui ne fut pas\ un défenseur S'étaient-elles senties « connues » c'est-à-dire compri­ses ? Le pasteur s'était-il fait « pied-noir », avec ses ouail­les, comme il devait se faire musulman avec les musul­mans, tout au moins jusqu'à la limite du possible ? Avait-il « défendu » son peuple (car l'évêque fut, aussi, *defensor civitatis*) contre ces abus du pouvoir qui lui retiraient l'un après l'autre les droits les plus sacrés comme si on avait voulu le réduire au désespoir et finalement l'exaspérer ? Avait-il devant l'effroyable incompréhension de la métro­pole, mêlée trop souvent d'une hostilité plus effroyable en­core, avait-il travaillé à ramener à la vérité et à la charité envers les Français d'Algérie ceux qui s'en écartaient trop ? Nous l'ignorons ; et c'est en quoi justement consiste le drame. Devant les cadavres des victimes, ses enfants, avant de venir, du côté des bourreaux et avec leur autorisation, por­ter des paroles de consolation, peut-être eût-il été nécessaire de faire face à ces bourreaux et de condamner leur barbarie avec l'autorité de l'évêque ? Terrible est en effet la puissance d'un évêque parce que reçue de Dieu. L'archevêque d'Alger n'avait pas l'intention d'être terrible. Peut-être ne savait-il pas qu'il l'était..., alors que tout le monde autour de lui le croyait... 11:73 Lorsque Ambroise, évêque de Milan, eut appris le mas­sacre ordonné à Thessalonique par l'empereur Théodose, sous couleur de répression d'une émeute, nous ne savons pas s'il envoya aux familles des victimes des paroles de consolation, mais nous savons qu'il défendit l'entrée de sa cathédrale à l'empereur meurtrier jusqu'à ce qu'il eût fait pénitence. Bien des évêques depuis, dans des circonstances analogues, ont agi autrement qu'Ambroise... mais Ambroise est un saint. C'est tout cela sans doute que le peuple d'Alger exprimait grossièrement du fond de sa douleur. L'archevêque d'Alger est aujourd'hui étranger à la Fran­ce par la loi, comme il l'était déjà par le cœur. Il est sorti de notre peuple. Nous ne saurions parler de lui davantage. C'est une égale douleur qui nous accueille de ce côté de la Méditerranée. Jamais dans le cours de l'histoire la partie catholique d'un grand peuple, prise dans son ensemble, n'a témoigné devant une catastrophe de l'ampleur de celle d'Al­gérie, d'une telle indifférence que celle dont a fait preuve le catholicisme français. « Aujourd'hui, l'Église devrait être en prières et la France devrait être en deuil. » L'appel angoissé de Mgr Rodhain est déjà acquis à l'histoire. Il ne cessera de tra­verser les siècles... Le silence dans lequel il est tombé en fait, bien contre le gré de son auteur, un acte d'accusation même en tenant compte des magnifiques dévouements sur­gis çà et là. Pas une manifestation nationale de « compassion ». Pas une parole collective d'accueil pour ce peuple chassé de ses foyers. Pas une cérémonie religieuse nationale (qui donc oserait aujourd'hui parler de nation dans une église ?), pas même des prières publiques. Il est juste de dire que par une coïncidence malheureuse, ces événements se produi­saient en pleines vacances et, d'autre part, la préparation du Concile se révélait plus absorbante qu'on ne l'eût cru. Où fut la charité ? La charité matérielle sans doute n'a pas manqué. En dehors du Secours catholique dont l'action force le respect, peut-être pourrait-on observer que la charité du cœur fut moindre. On secourut des indigents plus encore que des patriotes. On consentait à oublier leurs fautes, voire à les pardonner (car ici ou là le mot a été dit). Force est bien d'avouer que l'élan généreux provoqué par le raz de marée de Hollande ou le tremblement de terre d'Agadir ne s'est pas retrouvé devant cette destruction d'un peuple en tant que peuple. 12:73 Hélas ! que de paroisses où il n'en a jamais été parlé et où l'on s'est contenté de relire sans un mot per­sonnel des avis officiels ou des avertissements incitant à la charité... Une telle défaillance collective est sans précédent. Les raisons d'un tel état de choses ? Il faudrait pour aller jusqu'à leurs racines procéder à un vaste examen de conscience du catholicisme français. La tâche s'imposera bien quelque jour à l'histoire. On verra, n'en doutons point, des diplômes d'études supérieures sur « la politique algé­riennes de tel journal catholique (La Croix par exemple), de 1954 à 1962 ». Tel honnête étudiant découvrira un jour dans ses recherches l'article écrit par le R.P. Wenger au lendemain du massacre d'Alger du 26 mars et qui contient ces lignes : « Ce n'est pas à notre journal, ce n'est pas à l'auteur de ces lignes à réclamer justice. Mais le crime ap­pelle l'œuvre de la justice. Le pouvoir porte le glaive pour en user à l'encontre de ceux qui combattent la paix. » Notre étudiant admirera l'habileté avec laquelle le R.P. Wenger appelle une répression accrue contre le peuple d'Alger tout en disant qu'il ne le fait pas et l'image de Tartufe passera devant ses yeux. Il admirera sans doute moins l'impruden­ce avec laquelle le R.P. Wenger se solidarise ainsi pour toujours avec les massacreurs. On lira aussi de lourdes thè­ses dont nulle autorité ne pourra empêcher de rassembler les éléments... et d'en tirer les conclusions qu'ils compor­tent. Et il ne faut pas s'en plaindre, car le silence appliqué sur certains abcès infesterait bientôt le corps tout entier. Mais ce qui presse aujourd'hui ce sont les conséquences plus encore que les causes. Là où la charité n'est point, le Christ ne saurait maintenir sa demeure. Il faut tout faire aujourd'hui pour que le catholicisme français garde le Christ. Pour cette tâche nous sommes tous solidaires. Je pense ici à cette solidarité qui, comme chrétien, me lie au R.P. Wenger et fait que tous nous portons le poids de sa honte. De tout notre cœur nous demandons, non que le souvenir s'en efface (car ce qui a été fait le reste pour toujours), mais qu'il s'en purifie et nous aussi du même coup. 13:73 Mais surtout il nous faut *et rien n'est plus pressant* penser à ces générations qui grandissent en notre temps. Elles entendront, certes, l'enseignement doctrinal et théori­que de l'Église : sur le Vrai et le Faux, le Juste et l'Injuste, les devoirs envers la Patrie et la limite des droits du Pouvoir envers les citoyens, le respect de la loi, celui de la paro­le donnée et bien d'autres choses encore... Mais le compte tenu dans la pratique de tous ces enseignements, à la satis­faction apparente générale de tous, ne les surprendra-t-il pas ? Et par exemple le silence gardé sur l'étouffement de l'Église ici ou là, la destruction du catholicisme en Algérie, l'apostasie progressive des Coptes en Égypte (sans parler du sort de l'Église du silence), tout cela leur paraîtra-t-il bien logique en un temps où plus que jamais on parle d'œuvre missionnaire ? Cette épreuve qui à tout instant se présente à eux sous une forme nouvelle, ce grand désarroi des consciences, avides d'enseignement, nous souhaitons qu'ils puissent le surmonter et si nous écrivons ces lignes c'est en pensant à eux. 14:73 **Le témoignage de Joseph Hours** **La conscience** **chrétienne** **devant l'Islam** « Il est des dangers si pressants qu'il faut les signaler dès qu'on les aperçoit, fût-on le premier venu... Mon but n'est point d'ajouter à nos con­naissances, mais bien d'alerter mes concitoyens et mes frères en la Foi. » « Tout ce à quoi nous croyons, tout ce que nous aimons et qui donne à la vie un sens, tout cela aujourd'hui est en danger. » 15:73 ### Notes pour servir à l'histoire du catholicisme en Chine Voici le dernier article que Joseph Hours envoyait à la revue « Itinéraires », quelques jours avant sa mort. C'était une brève recension destinée aux « No­tes critiques ». On y retrouve sa préoccupation do­minante de l'extension du Royaume de Dieu à travers l'histoire des hommes. Sous la direction du R.P. Droulers, le R.P. Chih de la Compagnie de Jésus vient de présenter à l'Université Grégorienne une thèse sur L'Occident chrétien vu par les Chinois ([^1]). Ce titre suffit à montrer qu'il y a là une contribution de première importance à l'étude de ce grand problème : Pourquoi la Chine, jusqu'à ce jour, n'a-t-elle pas dans son ensemble, accueilli le christianisme ? \*\*\* Le P. Chih a pu, chose impossible aux Européens du fait de leur insuffisante connaissance de la langue, mettre en œuvre des sources de tous ordres et non seulement récits de voyages de Chinois en Europe, mémoires, recueils de correspondances privées, essais politiques, mais encore et surtout documents puisés dans les archives d'État, publiés avec l'autorisation du gouvernement et réunis en diverses collections que fait connaître l'auteur. Son ouvrage possède par là une valeur incomparable. 16:73 C'est au sortir de la grande insurrection Taï-Ping (1853-1864) au cours de laquelle se produisit l'expédition franco-anglaise de 1860, fameuse par le pillage du Palais d'été, que quelques hommes décidèrent, pour sauver la civilisa­tion chinoise, d'emprunter à l'Occident sciences et techni­ques nécessaires. Parmi eux, le prince mandchou Koung et surtout le général Tunng-Kono-Fan avec son disciple, col­laborateur et successeur Li-Hung-Chang. Pour connaître le secret de la force étrangère, on com­mença par fonder le célèbre Tsong-Li-Ya-Men, qui, bien plus qu'un Ministère des Affaires étrangères, était en réalité l'organe chargé d'interroger l'Occident, de déterminer ce qu'il convenait de recevoir de lui et d'adapter à la tradition chinoise les connaissances choisies. Là se décidèrent les envois de missions en Europe, les traductions de livres étrangers, bref toute cette « politique de l'Occident » qui se révélait le problème essentiel de ce Céleste Empire, bles­sé et humilié. Au contact de l'Europe et de l'Amérique (on ne dira jamais assez, en effet, que l'Occident fut connu des Chinois par l'intermédiaire quasi unique de l'Angleterre et des États-Unis, c'est-à-dire qu'il apparut d'abord comme pro­testant) la réaction des Lettrés chinois fut à peu près una­nime. L'Occident leur apparaissait comme matérialiste et ils se réfugièrent dans la supériorité de la culture chinoise en morale. Ils admirent la nécessité de se procurer des ar­mes ; ils comprirent assez vite que le coûteux armement moderne supposait une transformation de toute l'économie chinoise, enrichissement et industrialisation du pays. Mais plus dure fut l'étape ultérieure. \*\*\* Changer l'économie de la Chine supposait en effet la transformation de la mentalité même du peuple chinois et cela jusqu'à ses fondements. Il y fallait l'acquisition de qua­lités nouvelles, goût de la puissance, intérêt porté à la ma­tière et sens de la précision scientifique, confiance dans la nouveauté c'est-à-dire Foi au Progrès, affirmation de la per­sonnalité, sens des responsabilités, audace et affrontement du risque. Mais tout cela, n'était-ce pas la destruction de l'ancienne tradition chinoise qui enseignait à l'individu non l'expansion de la personnalité mais la soumission et l'effa­cement au sein du groupe ? Et si cette tradition disparais­sait, par quoi dès lors la remplacer ? 17:73 Sur cette question se produisit une rupture qui apparut très clairement dans les dernières années du siècle et dont le moment décisif est sans doute marqué par l'éphémère gouvernement du réformateur Kang-Yeou-Weï (gouverne­ment des Cent jours) appelé au pouvoir par l'empereur Kouang-Su en 1898. Si quelques esprits aventureux accep­taient la transformation morale dont nous venons de par­ler, le monde des Lettrés, dans son ensemble, la refusa. La civilisation européenne leur paraissait décidément matéria­liste et sans âme. Ils avaient porté ce jugement dès le début. Ils ne revinrent jamais sur lui. Jamais ils ne se demandèrent pourquoi ce désir d'expansion de l'individu, cette volonté de puissance, cette audace où ils voyaient (et non sans raison) autant de germes de mort pour la tradi­tion chinoise, avaient pu devenir chez les peuples d'Occi­dent une source de force, dont les dangers, sans doute im­menses, étaient pourtant maîtrisés. Quelle vigueur morale intime permettait donc à l'Occident de s'en accommoder sans plus de dommages et d'en tirer au contraire tant de profits ? Là se posait évidemment la question du christianisme. Elle ne fut jamais sérieusement abordée. Les Lettrés chi­nois méprisèrent le christianisme dès le début et préalable­ment à tout examen. Dans la liste des livres européens à introduire en Chine, les recommandations officielles pres­crivaient de n'en introduire aucun qui eût trait à la religion. \*\*\* Ici intervient une question grave sur laquelle la thèse du R.P. Chih apporte une lumière nouvelle et quelque peu troublante. On a beaucoup dit (et le P. Chih lui-même dans sa brève conclusion semble partager cette opinion) que la décision du Saint-Siège, condamnant au début du XVIII^e^ siècle l'usage des rites chinois que préconisaient les Jé­suites, était à l'origine de cette attitude défavorable. Force est pourtant de reconnaître que, parmi les nombreux docu­ments cités par le P. Chih (et que, dans une entière probité, il ne songe nullement à détourner dans tel ou tel sens) il n'en est pas qui fassent allusion à cette querelle des rites, alors vieille de cent cinquante ans. 18:73 Au surplus si le catho­licisme était mal vu des Chinois, souvent par suite de cri­tiques venues des milieux protestants anglo-saxons, le pro­testantisme lui-même, demeuré étranger aux décisions pon­tificales, n'attirait guère plus les sympathies. Dans la correspondance avec les gouvernement des am­bassadeurs ou des vice-rois, jamais il n'est question d'un ressentiment provoqué par l'affaire des rites. Le refus du christianisme est un a priori. Le positivisme foncier des lettrés confucianistes les rend incapables de voir dans la religion autre chose qu'une morale et celle de la Chine leur paraît sans conteste supérieure à la morale chrétienne parce que plus « naturelle » et plus « humaine ». Comment leur donner tort ? Ne croyons-nous pas de notre côté que la morale chrétienne est « surnaturelle » et « divine » ? Il y a là le drame, qui se situe bien plus haut que sur le plan de l'Histoire, de l'appel de la grâce et de l'adhésion ou du refus que cet appel rencontre. A cette raison fondamentale s'en ajoutent d'autres, di­gnes de remarque. Il semble bien que, très vite, les missions chrétiennes aient obtenu des « conversions » plus ou moins intéressées : pauvres hères, désireux d'aide matérielle (con­vertis du « bol de riz » comme disaient les Chinois) ou parfois aussi individus ambitieux ou brouillons soucieux de couvrir leurs activités de la protection des missionnaires et d'échapper ainsi à l'action des autorités locales (d'ailleurs peut-être malveillantes pour des chrétiens). Les réclama­tions à ce sujet sont dans les correspondances administra­tives d'une fréquence qui ne laisse pas de produire im­pression. \*\*\* Peu d'ouvrages peuvent aujourd'hui éveiller la réflexion autant que celui du P. Chih. En quarante ans, de 1860 à 1900 environ, la Chine a formé son jugement sur le reste du monde. Ses Lettrés dans leur ensemble ont discerné le chaos que pouvait provoquer en leur civilisation tradition­nelle l'irruption des sciences et techniques occidentales et surtout des dispositions d'esprit, qui étaient la condition de leur emploi. 19:73 Ils n'ont pas su ou voulu voir dans le chris­tianisme la force qui eût permis, par sa vérité, de réussir l'adaptation nécessaire et la chute massive de la Chine dans le communisme a eu lieu. Certes, dans ce tragique résultat, la responsabilité dès chrétiens est en cause et qui pourrait le nier ? Mais est-elle seule ? Le refus de la vérité est un fait de tous les temps et de tous les pays... Il n'est pas nécessairement de la faute de la vérité elle-même ni non plus de ceux qui parlent en son nom. Joseph Hours. 20:73 ## ÉDITORIAL ### La crise doctrinale SI ELLE L'EST TROP SOUVENT EN FAIT, de soi la doctrine n'est pas une formulation extrinsèque que l'on apprend et que l'on respecte dans la mesure ou l'on ne peut s'en dispenser, comme l'on fait du code de la route ou du règlement général des impôts. La doctrine est parole divine, et premièrement de vie intérieure. Chaque homme, dans la mesure propre à la particularité de son esprit, à l'étendue de son savoir, à la spécificité de ses talents, vit selon ce qu'il pense, ou bien finit par penser comme il a vécu. Et la pensée elle-même, de la plus simple à la plus savante, est d'abord une vie -- la vie de la pensée -- ou n'est que caricature et faux-semblant. \*\*\* Assurément il y a problème, et d'une urgence irrécu­sable, quand on constate que la doctrine n'est plus com­prise : soit parce que son langage traditionnel est deve­nu comme ésotérique, soit parce qu'une sclérose de la pensée prive son expression ordinaire d'accents con­vaincants et entraînants, soit pour tout autre raison. 21:73 Une telle situation n'appelle pas la fausse solution qui consisterait à remplacer la doctrine par une sous-doctrine supposée directement assimilable, sans peine ni effort, par les esprits sous-développés. Il convient plu­tôt de rechercher les causes et les remèdes d'un tel sous développement, et les moyens d'un développement nor­mal. A partir des talents intellectuels extrêmement di­vers, en qualité et en quantité, qui ont été départis à chaque âme, un développement intellectuel est néces­saire, qui réclame travail, et patience, et courage. Dans plusieurs cas, éventuellement nombreux, la doc­trine a pu devenir inaccessible en fait par inadaptation des méthodes d'enseignement et d'exposition. Ainsi se sont créés des obstacles gratuits, des difficultés artificielles. Mais dans tous les cas et à tous les niveaux, la doctrine restera toujours d'un accès difficile, à cause de la peine, de l'effort, de l'ascèse intellectuelle et morale qui y sont indispensables. La difficulté principale est celle du travail personnel et prolongé. \*\*\* Le critère pratique, en matière doctrinale, est bien connu de tous les éducateurs. Il est que les connaissances religieuses de chacun soient portées au niveau de ses connaissances profanes. Au niveau, formule assez générale, un peu vague sans doute, et qui laisse une grande (et nécessaire) marge d'interprétation selon les cas particuliers. Mais formule juste et riche. Elle signifie qu'il y a lieu d'inviter chacun à un effort doctrinal compa­rable, en étendue, en qualité, à l'effort dont il a été capable pour acquérir les connaissances profanes qui sont les siennes. Il n'est jamais « facile » d'acquérir les connaissances qui sont celles, à chaque niveau, à chaque âge, de l'ouvrier spécialisé, de l'ingénieur, du magistrat. Il ne leur est pas plus « facile » intellectuellement, et il peut leur être fort difficile moralement, d'acquérir des connaissances religieuses qui soient proportionnées à leur compétence professionnelle et à leur culture pro­fane. \*\*\* 22:73 Il nous semble que l'un des points climatériques de l' « aggiornamento », au stade actuel de l'humanité, sera d'exprimer en termes clairs, convaincants, exigeants, *la primauté de la contemplation sur l'action*. La primauté de la contemplation sur l'action est une vérité universelle. C'est une vérité inébranlable de la tradition philosophique naturelle, de la civilisation pro­fane. C'est une vérité de la tradition religieuse surna­turelle. Et c'est, de toute la tradition naturelle et surna­turelle de l'humanité, la vérité la plus hétérogène, du moins en apparence, au monde où nous vivons aujour­d'hui. Elle est pourtant au centre des valeurs absolues, et il n'y aura plus moyen de parler de valeurs absolues si l'on abandonne cette valeur-là. Elle commande la vie intérieure naturelle et surnaturelle, elle commande la vie active, elle commande l'apostolat. Elle est insépara­ble de la nature, de la destinée, de la dignité de l'homme. Nous y consacrerons bientôt un numéro spécial, qui sera probablement notre numéro 76. Cette primauté de la contemplation sur l'action s'est exprimée avec équilibre et santé surtout en Occident, elle est souvent visée parmi ces valeurs dites « occiden­tales », en réalité universelles, que l'on rejette impru­demment. Cette primauté a fait ses preuves dans l'his­toire, même pour le regard le plus pragmatique : car si l'Occident l'a souvent emporté dans l'ordre pratique -- par l'intensité et la justesse de l'action -- c'est dans la mesure où l'action était inspirée, guidée, nourrie par la contemplation. Les hommes de science, dans leur do­maine, n'ignorent pas que les découvertes scientifiques les plus riches en applications techniques sont habituel­lement issues d'une recherche « spéculative », désin­téressée : contemplative. 23:73 La contemplation est la forme la plus élevée et la plus féconde de l'action, et elle est la lumière de la vie active : dans l'ordre naturel et dans l'ordre surnaturel. Cette très ancienne, cette très constante « thèse » philo­sophique et théologique a sans doute besoin d'être ré­veillée, ranimée, rendue vivante. On va peut-être inven­ter d'autres manières de la formuler et de l'illustrer. On ne changera certainement pas la manière dont elle est formulée et illustrée par l'Évangile. Mais si on la laissait dormir, et si l'on abandonnait l'humanité dans l'ignorance ou dans le mépris de cette exigence fonda­mentale du monde naturel et du monde surnaturel, l'âge nouveau de l'histoire des hommes serait un nouvel âge de ténèbres, comme il y en eut déjà, et comme il peut y en avoir. \*\*\* L'opposition la plus totale, la plus décisivement in­surmontable entre ce que l'on appelle la « civilisation marxiste » et n'importe quelle forme existante, conce­vable ou possible de civilisation chrétienne, est une op­position qui se situe à ce niveau. Un tel langage paraît incompréhensible ou dérisoire à beaucoup d'esprits, et même éventuellement à des es­prits « formés » par la lecture de la presse ou par la fréquentation studieuse de certains instituts. Il est dans l'immédiat hors de notre pouvoir qu'il en soit autrement. Car si, simplement avec un peu de bonne volonté, de souplesse dans le vocabulaire et d'adaptation opportu­ne, il était en notre pouvoir de dire ces choses d'une manière qui soit universellement intelligible aux hom­mes de notre temps, alors, « on n'aurait pas eu besoin de réunir un Concile » ayant précisément pour but l' « aggiornamento » des méthodes d'exposition par les quelles on pourra annoncer et enseigner les vérités fondamentales. \*\*\* 24:73 L' « aggiornamento » n'est pas l'affaire d'une com­munauté catholique supposée parfaitement instruite et unie en sa doctrine, et seulement impuissante jusqu'ici à trouver un langage qui puisse, au-delà d'elle-même, at­teindre les incroyants dans leur ensemble. L' « aggior­namento » est tout autant à usage interne, car c'est d'a­bord la communauté catholique qui souvent ne s'entend pas elle-même, incertaine de sa doctrine, divisée sur ses principes, peu assurée de ce qui est vérité universelle et de ce qui ne l'est pas. Le « point de vue doctrinal » n'est pas une question réglée, mais une question de plus en plus souvent maltraitée, méconnue ou négligée. Les catholiques ne sont pas des hommes de nulle part et d'aucun temps, ils participent plus ou moins, et quel­quefois beaucoup, à cette inconsistance doctrinale, à cette désintégration de la pensée contemplative, qui est un trait majeur de notre époque. Inconsciemment, sub­consciemment, sans le savoir, sans imaginer même que la question puisse se poser, et se résoudre autrement, beaucoup de catholiques vivent mentalement et mora­lement une primauté de l'action sur la contemplation qui est une déchéance profonde et qui, dans cette me­sure, fait de la « dignité humaine » si fréquemment in­voquée une formule creuse. Qu'un aussi complet contre­sens naturel et surnaturel soit vécu sincèrement, qu'il soit vécu généreusement, cela n'atténue en rien cette inversion des consciences, mais alourdit encore la tâche de ceux qui, par état, par vocation, par fonction, ont la charge de réformer une aussi mortelle inversion. J. M. 25:73 ## CHRONIQUES 26:73 ### Encore Teilhard... par Louis SALLERON POURQUOI ai-je lu ce petit livre ? ([^2]) Je sais. J'avais la grippe. La poste m'a apporté ce paquet léger que m'envoyait la librairie Plon. J'ai défait le paquet. La couverture était d'un bleu Méditerra­née très séducteur. 190 pages, petit format. Caractères assez gros. Que voulez-vous, j'ai lu. En somme, il n'y a rien d'extraordinaire à lire un petit livre sur le Père Teilhard de Chardin quand on a la grippe et qu'on coopère ainsi innocemment à l'épanouissement de la noosphère. L'extraordinaire n'est donc pas là. L'extraordinaire est que ce livre m'ait beaucoup plu. Je dis que c'est extraordinaire (toutes proportions gardées) parce que les positions de M. Jean Onimus, auteur de ce Pierre Teilhard de Chardin, sont à peu près exacte­ment aux antipodes des miennes. Je m'interroge pour comprendre les raisons de ma sa­tisfaction. \*\*\* J'en vois bien ce qui est évident. Le livre est intelli­gent, bien écrit, allègre, dénué de tout pédantisme. Ce ne sont pas de minces qualités. Mais enfin je m'inscris contre tout ce que dit M. Onimus. Alors ? Il y aurait bien une explication. Ce serait que mon âme noire se délectât morosement d'une nourriture empoison­née contre laquelle je serais mithridatisé et que les clercs de choc se partageraient et dégusteraient avec volupté. Je ne crois pas avoir l'âme si noire, encore qu'on ne sache jamais. 27:73 A gratter un peu, j'aperçois clairement ceci : le P. de Lubac a écrit, l'an passé, un livre très teilhardien, dont j'ai dit un mot ici même ([^3]), et que je n'ai guère goûté. Je crois en avoir parlé avec une objectivité sereine. Il m'a pourtant déplu davantage que je ne l'ai laissé sentir, primo parce que je l'ai trouvé assez faible (je n'ai pas osé le dire, tant est grande la réputation du P. de Lubac), secundo parce que je n'aime pas les plaidoyers et que c'en était un. Jean Onimus, aussi teilhardien que le P. de Lubac et peut-être plus encore, ne plaide pas. Il dit les choses comme il les pense, avec honnêteté, et mieux qu'avec honnêteté : avec une sorte d'enthousiasme que j'appellerais volontiers naïf, ou candide, si ces épithètes n'avaient l'air de mettre en cause la rigueur ou la vigueur d'une intelligence qui me paraît, au contraire, très robuste et très équilibrée. 28:73 Oui, il s'agit d'un livre de bonne foi. Et je suis tenté de dire aux scrupuleux qu'attire Teilhard : « Lisez ce livre ; vous serez teilhardiens sans scrupule et vous garderez votre âme intacte. Quant aux erreurs passagères que vous aurez ainsi embrassées en toute confiance, eh ! bien, elles passe­ront d'elles-mêmes au moment voulu, Le mal n'aura pas été bien grand. » \*\*\* Mais a-t-on le droit de parler ainsi sans faire preuve d'un indifférentisme vraiment excessif ? Car on croit à la vérité ou en n'y croit pas. Et même on croit aux idées ou on n'y croit pas. Or, je crois à la vérité et je crois même aux idées (c'est-à-dire au droit et au devoir qu'on a de dé­fendre ses idées, sous peine de démission dans tous les domaines). Voici donc ce que j'aperçois, plus ou moins confusé­ment, dans le plaisir que j'ai pris à la lecture du livre de Jean Onimus. Ce livre, je viens de le dire, n'est pas un plaidoyer. Il n'est pas une apologétique. Directement, sans provocation, ni malignité, il présente avec santé, avec chaleur, la religion de Teilhard de Chardin. Le titre est sans équivoque : « Pierre Teilhard de Chardin ou la foi au monde ». En épigraphe à la première page, la citation suivante de Teilhard : « L'Amour de Dieu et la Foi au Monde, les deux composantes essentielles de l'Ultra-humain » (Le Christique, 1955). C'est net. La Foi au Monde sur le même plan que l'Amour de Dieu. Et l'Ultra-humain, qui viendra après l'humain. Dans tout ce qu'écrit M. Onimus, je ne vois rien qui ne soit l'expression, ou l'explicitation, ou l'interprétation la plus exacte de la pensée de Teilhard. Lisons : « L'idée que l'humanité actuelle n'est qu'une étape de la Vie de l'Esprit, nullement un état stable, est une consé­quence logique du fait de l'Évolution... » (p. 51). « Dans le corps agrandi de l'humanité, les hommes ne seraient pas de simples cellules vouées à leur fonction spécifique, ou plutôt ils n'échapperaient à cette servitude qu'à condition de se sur-personnaliser par le don de soi, par la charité. Et l'Évolution débouche ainsi en chrétienté. » (p. 52). 29:73 De cette citation d'un écrit (de 1948) de Teilhard : « Désintéressement croissant du passé et perception quasi éblouissante de ma pensée et de mon action encore en pleine croissance zoologique et par conséquent la foi chrétienne en Dieu doit développer une composante dans la ligne du progrès humain ce qui, incidemment, est la condition suffisante et nécessaire pour que cette foi chrétienne amenée à la bonne fréquence fasse de nouveau vibrer et résonner le monde ». (p. 59). « Ainsi la recherche du P. Teilhard a pour ainsi dire court-circuité la métaphysique ; elle a soudé l'une à l'autre science et foi comme si, venant de pôles opposés, elles étaient faites pour se rencontrer. » (p. 79). « Le P. Teilhard a été très frappé, en visitant les mis­sions d'Extrême-Orient, du contraste entre l'avidité avec laquelle on y accueille les inventions techniques et le dé­sintérêt à l'égard des valeurs religieuses de l'Occident. C'est que le christianisme étroitement occidentalisé qu'on y en­seigne a perdu sa signification cosmique. « *La foi au Christ, écrit-il en 1931, ne se maintiendra ou ne se propa­gera désormais que par l'intermédiaire de la foi au monde.* » Or cette foi est incluse dans le christianisme. Il suffit de la faire ressortir. » (p. 133). Aussi (citation de Teilhard) : « proprement pensé et repensé est-ce le christianisme qui contient en germe la religion que nous attendons, la Religion du Progrès » (Lettre inédite, mai 1949, p. 134). Mais je ne sais pourquoi j'isole ces phrases. Elles ne sont pas plus caractéristiques que toutes les autres phrases de toutes les autres pages de ce petit livre. Toujours et partout, nous y retrouvons ce que nous avons déjà lu indé­finiment dans Teilhard lui-même. Alors, encore une fois, je me pose la question : qu'est-ce qui me plait là-dedans ? Et il me semble que c'est la conviction. \*\*\* Teilhard croit à ses propres idées, bien sûr. Mais il les construit en apologétique. C'est de Saint Paul et du Plérôme qu'il tire son *Phénomène humain*, lequel n'est qu'une recomposition pseudo-scientifique d'une vision chrétienne. Rien que le phénomène, mais tout le phénomène, dit-il. Ce n'est pas vrai. Son transformisme élémentaire ne lui aurait jamais fait un nom, ni chez les savants, ni chez les igno­rants, s'il ne l'avait illuminé au foyer du point Oméga -- foyer qu'il a trouvé dans le christianisme, ce dont je le loue, mais qui suffit à démonter toute sa machinerie. 30:73 L'apologétique de Teilhard n'est qu'un concordisme pué­ril et qui ne retiendrait même pas l'attention s'il ne le paraît d'un verbalisme poétique tout frissonnant de prophétisme -- de ce prophétisme dont l'homme a besoin pour vivre. Jean Onimus l'a très bien vu. Chez Teilhard, écrit-il, « l'espoir temporel va à la rencontre de l'espérance. Pour espérer, il faut lire attentivement l'histoire de l'Univers tel­le que nous la révèle la science et la conjoindre aux révé­lations de l'Évangile : au point où les deux messages se rejoignent et, si l'on peut dire, se corroborent, naît une incoercible espérance » (p. 26). « Le monde moderne, écrit encore Onimus, attend un message de salut et c'est probablement le rationalisme mys­tique du P. Teilhard, objectivement fondé sur les faits qui « crèvent les yeux » pour peu qu'on consente à les regarder, c'est cette pensée cohérente, en accord avec nos instincts les plus profonds, qui peut le lui apporter. » (p. 62). A condition de s'entendre, c'est parfaitement exact. Je dis « à condition de s'entendre », parce que je pense que le succès du P. Teilhard de Chardin vient en effet de ce qu'il apporte à nos contemporains le message que ceux-ci attendaient. J'ai même écrit tout un article là-dessus ([^4]). Mais je ne pense pas que ce message soit celui du christia­nisme authentique. De même que Bergson (je crois) disait que le thomisme (ou peut-être la *philosophia perennis*) est la métaphysique naturelle de l'intelligence, je dirais que le teilhardisme est le christianisme naturel de la science-fiction. Mais peut-il y avoir un christianisme naturel ? Par rapport à Teilhard lui-même, embarrassé dans ses tensions intérieures, et par rapport à un Père de Lubac qui plaide pour Teilhard, par rapport à l'apologétique de Teil­hard et par rapport à l'apologétique de l'apologétique de Teilhard qu'est le livre du P. de Lubac, l'opuscule de Jean Onimus a le mérite d'être la projection simple, lumineuse, pénétrante de la pensée d'un croyant -- du croyant de la religion teilhardienne. 31:73 Et c'est ici que se pose l'immense question, la seule question : la religion teilhardienne est-elle, ou pourra-t-elle être, ou rester, ou devenir, ou redevenir la religion chré­tienne ? La question n'est nullement aussi simple qu'elle peut paraître de prime abord. La question n'est pas simple parce que le christianisme n'a jamais été, pour le grand nombre -- et souvent même pour le très petit nombre -- indemne de colorations diverses parfaitement étrangères à son essence propre. On ne peut pas dire simplement : le teilhardisme *est ou n'est pas* chrétien. La question est plus complexe. Le christianisme a toujours été accompagné de colorations qui ont aidé à son acceptation par le grand nombre. La croix est scandale ou folie à la nature humaine, et par conséquent intolérable. Au fond, il n'y a que le Christ qui en ait soutenu à la fois la vision et la passion. Après lui, derrière lui, ce n'est que le très petit nombre qui a pu y accéder, et généralement par une marche très lente. Il suffit de penser à saint Pierre. Et on peut penser que si saint Pierre a été choisi par Jésus comme le premier chef des chrétiens, c'est pour bien montrer à chacun que n'importe qui peut être chrétien. Il a cru et il a aimé ; c'est tout, et c'est suffisant. Mais il est le moins intelligent des apôtres, le premier à renier son maître et, vraisemblablement, celui dont la foi profonde se soutient, au début, des images temporelles les plus éloignées de la croix qui l'attend. Parmi les colorations qui accompagnent le christianisme, il en est une qui existe dès l'origine et qui n'a jamais cessé d'exister, c'est « l'espoir temporel à la rencontre de l'espérance », comme dit M. Onimus. Les disciples de Jésus croient au royaume de Dieu sous les espèces d'un royaume temporel. Les premiers chrétiens croient à l'imminence de la Parousie. Les chrétiens qui sui­vent, au cours des siècles, sont toujours soutenus par des images et des idées qui reviennent toujours à une confusion du spirituel et du temporel, qui nourrissent toujours l'Espérance théologale de l'espoir temporel. L'apologétique n'est-elle pas liée presque nécessairement à cette confusion ? Annoncer la bonne nouvelle de­vrait suffire. La seule explication à y ajouter, c'est celle que le Christ ressuscité donne aux disciples d'Emmaüs. *Et inci­piens a Moyse et omnibus Prophetis interpretebatur illis in omnibus scripturis quae de ipso erant.* 32:73 Mais l'homme n'en est généralement pas à ce point de réceptivité. Pascal fondait son apologie sur les miracles et les prophéties ; mais pour amener le libertin à l'entendre là-dessus, il com­mençait par l'ébranler sur son terrain même de libertin et de joueur. Certes le saint n'aura pas d'autre idée que de prêcher l'évangile. Mais le chrétien ordinaire parlant à l'incroyant ordinaire, ou à l'indifférent ordinaire, cherchera d'abord à le séduire. Il essaiera de redresser, d'orienter, d'amadouer des esprits enfoncés dans leurs préjugés, leurs erreurs, leurs habitudes. A cet égard le champ de l'apologétique est vaste comme la nature humaine. Et selon les époques, les milieux sociaux, les modes et les mentalités, l'apologète cherchera à établir la liaison entre le christianisme et un besoin, une aspiration, une opinion, une conviction qui marque tout un groupe. C'est pourquoi toute apologétique est toujours concor­diste. Ce concordisme peut concerner les objets (accord de la science et de la foi), comme il peut concerner les sujets (accord des sentiments, des opinions, etc., et de la foi) Et il y a toujours un fond de vérité dans le concordisme, en ce sens qu'il y a toujours une certaine correspondance en­tre le christianisme et la nature (même en ses explications successives), comme il y a toujours une certaine corres­pondance entre la Providence et la vue que nous en avons. Paganisme, superstition, idolâtrie sont contraires au christianisme, mais sont des approches lointaines du chris­tianisme. L'apologétique utilise paganisme, superstition, idolâtrie comme approches du christianisme qui les con­damne. Saint Paul prend les Grecs par le *Deo ignoto*. Saint Martin bâtit ses églises sur les temples. Les sibylles annon­cent le Christ à côté des prophètes ; c'est sans difficulté que les accueillent les mosaïques de Sienne ou la cathédrale d'Auxerre. \*\*\* François Mauriac s'irrite des bonnes femmes qui grat­tent le pied de saint Pierre ou mettent des cierges à saint Antoine de Padoue. Mais, aux yeux de Dieu, y a-t-il beau­coup de différence entre le christianisme de ces bonnes femmes et celui de François Mauriac ? 33:73 Je me rappelle que, déjeunant, un jour, à la campagne, l'ami qui me recevait me rapporta toute chaude l'anecdote suivante. Mon ami sortait de chez son curé. Tandis qu'ils conversaient tous deux, un paysan était entré pour demander au curé de dire des prières pour la pluie, car le temps était au beau fixe depuis des jours et des jours. Ayant remis son obole, le paysan sortit, puis, rouvrant la porte, il précisa : « Pas un grosse pluie : une petite bruine. » Mon ami, qui me connaissait bien, me dit : « Voilà une histoire qui doit vous ravir. » En effet je fus ravi, et je le suis encore. Les déli­cats diront que mon paysan n'était qu'un païen et sa démar­che superstition pure. Ils évoqueront les attitudes identi­ques des paysans de partout et de toujours, parleront des Étrusques, des Égyptiens, etc. Bien sûr, mais le baptême n'opère pas une mutation de la nature humaine. Les foules qui suivaient le Christ lui demandèrent aussi « une petite bruine », ou des choses analogues. Et nous lui faisons tous la même demande. La mutation est intérieure, et lente, et invisible. Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus demande de la neige, en est toute émue de joie et en remercie Dieu. Elle eût remercié Dieu avec la même joie s'il n'avait pas neigé. Tout est grâce et tout est Providence à qui vit dans la grâce et dans la Providence. Tout est nature et nécessité à qui vit dans la nature et la nécessité. \*\*\* Il y a donc, dans l'apologétique qu'on peut appeler « l'apologétique de séduction », une part de vérité. Il y a de la vérité dans le pari de Pascal, dans le *Discours sur l'Histoire universelle* de Bossuet, dans le *Génie du christia­nisme* de Chateaubriand, dans le *Phénomène humain* de Teilhard de Chardin. Tout cela, certes, n'est pas sur le même plan, ni de la même qualité. Ce que je veux dire, c'est que dès qu'on quitte le pur christianisme pour sim­plement en manifester la gloire, ou les effets, ou les impli­cations, ou, la nécessité, on est toujours contraint à quel­que concordisme de séduction. La noosphère, et le point Oméga, c'est la « petite bruine » de l'astronaute et du fouilleur d'atomes. Alors je me pose la question : faut-il condamner l'apo­logétique de Teilhard ? Quand je la vois si aimablement sereine sous la plume de M. Jean Onimus, je me sens plein d'indulgence et presque de joie, parce que le spectacle d'une harmonie intérieure a toujours quelque chose d'intellec­tuellement satisfaisant et de moralement réconfortant. 34:73 Oui, je pense que je tiens là la raison profonde du plai­sir que j'ai pris au livre de M. Onimus. D'une part il me confirme dans mes propres idées (contraires aux siennes) ; d'autre part, je me dis qu'il fera probablement plus de bien que de mal aux esprits de bonne volonté qui y trouveront réponse à leur inquiétude, sans que leur foi en soit atteinte parce que les raccords subjectifs qu'ils feront entre les explications de M. Onimus et leur christianisme seront assez illogiques pour que ce christianisme subsiste et soit peut-être même renforcé. La « petite bruine »... C'est subtil, dira-t-on. Est-ce vraiment si subtil ? N'est-ce pas tout simplement le raisonnement que font les Jésuites ? (Que les Jésuites fassent ce raisonnement ne signifie pas qu'il ne soit pas subtil ! Cela signifie qu'il n'est pas absur­de et qu'on peut en tirer quelque chose.) Pour bien situer la valeur de l'apologétique teilhardien­ne, ou du moins pour bien en comprendre l'actuel reten­tissement, il faut considérer deux points. En premier lieu, certains aspects de la pensée de Teil­hard sont parfaitement orthodoxes et se retrouveraient dans quantité d'œuvres antérieures à la sienne. Je pense notamment à l'éthique de la Recherche et du Travail. L'am­pleur qu'il donne à ses développements sur ce thème peut être excessive. Mais sur le fond il ne dit rien là-dessus que de parfaitement correct. Or c'est peut-être par là qu'il tou­che le plus les milieux qui lui réservent le meilleur accueil : ceux de la Science et de la Production. En second lieu, son concordisme évolutionniste, s'il est purement aberrant, a l'excuse d'être la réaction au concor­disme fixiste du XIX^e^ siècle ; le mouvement de pendule ex­plique cet excès. Plus généralement, le concordisme global qu'il établit entre la science et la foi n'est qu'une réponse, à la séparation (en forme de guerre, chaude ou froide) que les siècles précédents avaient consommée entre l'Église et les milieux scientifiques. « C'est presque uniquement la science qui a vidé les églises », disait Simone Weil. « C'est pour cela qu'aujourd'hui la religion est une chose du di­manche matin. Le reste de la semaine est dominé par l'es­prit de la science. » (L'enracinement, p. 210, et 209.) 35:73 Voilà la double raison du succès de l'apologétique Teilhardienne. D'une part, elle contient du vrai ; d'autre part, ce qu'elle contient de faux présente cet aspect de vrai de faire compensation au faux antérieur. Les Jésuites ne s'y sont pas trompés. Ce sont des hom­mes d'action, des soldats. Ils ont le goût de l'efficacité et connaissent bien les rouages de la société sur lesquels il faut agir pour obtenir le maximum de résultats. Au temps que les milieux sociaux étaient nettement différenciés, leur effort portait principalement sur l'enseignement secondaire et les grandes écoles. Ainsi formaient-ils une portion nota­ble de l'élite. Aujourd'hui où la société devient tout entière scientifique, technicienne et technocratique, ils abandon­nent l'enseignement secondaire et se répandent dans les milieux qui nous forgent le monde de demain. Quel meil­leur ambassadeur, pour leur apostolat, que Teilhard de Chardin ? Ils ne se sont pas décidés à la légère. Si quelques-uns d'entre eux préparaient les voies depuis le début, ce n'est que l'année dernière qu'ils ont vraiment adopté Teilhard dans l'ensemble de la Compagnie. Le *Monitum*, à cet égard, les sert plutôt qu'il ne les gêne. Il est, en effet, un cran d'arrêt qui leur permet en quelque sorte de confirmer les réserves qu'ils font eux-mêmes sur les aspects discutables et dangereux de Teilhard. Mais d'un autre côté il rend dif­ficile sinon impossible une condamnation générale qui ris­querait désormais de faire beaucoup de dégâts. Bref « l'o­pération Teilhard » a réussi. Faut-il s'en réjouir ? Faut-il le regretter ? S'il n'y avait que les savants, les chercheurs, les ingé­nieurs, les techniciens, tous ces princes qui nous gouver­nent en transformant le monde, je pense qu'il n'y aurait qu'à s'en réjouir. Ou bien ils sont baptisés et, sous la con­duite des Jésuites, trouveront des raisons de développer leur christianisme dans l'assurance qu'ils prendront que leur travail est en pleine concordance avec l'Évangile ; ou bien ils sont incroyants et seront sensibilisés à la réalité religieuse. Mais il y a les autres... Les autres sont très divers. Je pense à ceux d'entre eux qui ont le plus d'importance à ce point de vue, les clercs -- en entendant par « clercs » non seulement les hommes d'Église mais tous les intellectuels, philosophes, méditants, militants. L'intelligentsia, si on veut. 36:73 Tous ceux-là, qui sont en somme des métaphysiciens, ne se satisfont pas d'une unité de vie éthique, mais cher­chent l'unité de leur vie dans l'unité de leur pensée. S'ils commencent à être tentés par un système, ils ne l'adopte­ront qu'en lui donnant toute sa cohérence interne. La cohérence interne du teilhardisme est-elle chrétien­ne ? Pour ma part, je ne le pense pas. Je pense même qu'elle est anti-chrétienne, du moins au sens catholique, et éga­lement au sens protestant du mot « chrétien ». J'ouvre le « Catéchisme à l'usage des diocèses de Fran­ce » (nouvelle édition, Mame, 1947). Je lis : « Première partie -- Les vérités que Jésus-Christ nous a enseignées. » Son sous-titre : « Jésus-Christ a dit : « Je suis... LA VÉRITÉ. » Et en épigraphe -- « Celui qui écoute ma parole et croit à Celui qui m'a envoyé *a la Vie Éternelle*. » (Évangile de St Jean, V, 24.) On dira -- c'est le catéchisme, c'est pour les enfants. D'accord. Mais dites-le pour les « grandes personnes », comment voulez-vous le dire autrement ? On dira encore : la vérité révélée n'empêche pas l'in­telligence d'interpréter et de construire le monde. D'ac­cord encore : mais elle empêche, l'intelligence de trouver la révélation de la vérité (absolue) dans l'interprétation et la construction du monde ; et elle interdit à l'intelligence d'interpréter et de construire le monde dans un sens qui soit en contradiction avec elle-même (ce qui ne prive l'in­telligence d'aucune liberté dans son ordre propre). La Foi n'est pas la raison. L'objet de la Foi n'est pas objet de raison. La cohérence interne du teilhardisme tend à évacuer intégralement l'objet de la Foi pour en faire un objet de raison ; et comme son concordisme est fondé sur l'évolution et le temps, tout ce qui ressortit à l'Être, à la Transcendance, à la Création, à la Grâce, à la Gratuité finit chez lui par s'évaporer, en même temps que s'évanouissent la réalité profonde de l'Incarnation et de la Rédemption et toutes les réalités de l'homme créé, libre, pécheur, racheté, etc. L'Évolution même, poussée à ses dernières dimen­sions, perd son caractère réel ; l'évolution historique est, en effet, absorbée, chez lui, par l'évolution biologique et cosmique qui, bâtie en système sur des fondements scienti­fiques si frêles qu'on peut les dire inexistants, ne s'impose à l'esprit que par la voie de l'imagination. Un monisme « christique » élémentaire coloré d'un prophétisme poétique tient lieu à la fois de religion, de science et de philosophie. 37:73 Ce qu'on peut se demander, c'est quel est le degré de cohérence interne du teilhardisme. M. Jean Onimus le croit très élevé. Il écrit « Le propre de la pensée teilhardienne est d'être totalitaire ; on ne saurait en prendre et en laisser : il faut opter et, si l'on choisit le mouvement, tout le reste néces­sairement s'ensuit » (p. 65). Ce n'est pas une idée jetée en passant. Il y revient lon­guement dans sa conclusion : « En présence d'une religion coincée dans ses habitudes et d'un progrès scientifique et technique qui se poursuit aveuglément et mécaniquement, le P. Teilhard a joué le rôle de libérateur : il a « sauvé » le progrès en l'ouvrant sur un ultra-humain divinement atti­rant et, du même coup, il a enlevé les bandelettes dans les­quelles se laissait embaumer la religion. En y faisant circu­ler la vie, il a assoupli et rapproché ces deux forces que leur divergence épuisait. -- Mais, -- comme il arrive quand on veut surmonter des antinomies jusqu'alors insolubles, il faut consentir, pour suivre le P. Teilhard, à une véritable con­version de l'esprit. Cette conversion s'impose d'abord aux esprits religieux qui n'ont jamais pensé leur religion en termes de devenir. Tout paraît changer, glisser, se confon­dre dangereusement pour qui met en mouvement le donné de la foi et l'intelligence que nous pouvons en avoir : si tout change, où est la vérité ? Une gêne analogue touche de leur côté les incroyants qui font volontiers quelques pas avec le P. Teilhard, mais s'aperçoivent bientôt qu'ils ont affaire à une pensée « totalitaire » et qu'elle mène néces­sairement beaucoup plus loin qu'on ne voudrait. Aussi les uns et les autres hésitent-ils au bord du teilhardisme, crai­gnant de céder à un vertige. Son élan a de quoi faire peur en effet : tout est frôlé et incliné par son passage et, si l'on résiste sur quelque point, il faut, soit sortir du teilhardis­me, soit se laisser emporter : il n'y a pas de compromis possible avec les forces qu'il déchaîne. « L'intuition fondamentale du P. Teilhard, son hypothè­se de départ d'où sortent toutes les conséquences que nous avons dites, c'est que « nous sommes portés par une onde marchante de conscience ». L'hominisation n'est pas arrê­tée : elle continue et même s'accélère et, par conséquent, il y a en avant de nous un état supérieur possible » (p. 165-166). 38:73 On voit que, pour M. Onimus, la cohérence interne du teilhardisme est totale -- « totalitaire » même. S'il en est vraiment ainsi, le croyant du teilhardisme ne pourra plus être le croyant du catholicisme. Mais, pour ma part, je ne pense pas que le teilhardisme soit cohérent. Sa cohérence apparente est tout entière suspendue à son prophétisme. Ce sont les incantations du poète et son vocabulaire magique qui donnent consistance à la pensée la moins scientifique du monde. En fin de compte, c'est une sorte de maçonnerie nouvelle que crée Teilhard. Il fait des disciples parce qu'il rend religieux le Progrès et que les savants, surtout quand ils sont « producteurs », aiment donner une espérance reli­gieuse à leur labeur. Le saint-simonisme est, à cet égard, un des plus authentiques mouvements précurseurs du teil­hardisme. Ce sont les saint-simoniens qui ont fait l'indus­trie, française au XIX^e^ siècle. Les polytechniciens de l'époque étaient saint-simoniens. Les polytechniciens de 1963 seraient très étonnés si on leur citait les extraits de l'Exposé de la Doctrine de saint Simon ; ils y retrouveraient, non pas les idées de Teilhard, mais les idées qui font le succès de Teilhard ([^5]). Saint Simon, en effet, et ses disciples Ba­zard et Enfantin croyaient à l'alliance de la religion, de la science et de l'industrie. C'étaient là des optimistes, des en­thousiastes, des créateurs, tout comme les teilhardiens d'aujourd'hui. Une certaine gnose, un certain ésotérisme sont néces­saires au « Producteur ». L'évangile de saint Jean est celui des maçons, que la simplicité des synoptiques rebute appa­remment. Les épîtres de saint Paul fournissent aujourd'hui l'initiation cosmogénétique dont a besoin notre siècle. Peut-être est-ce une chance que Teilhard soit là pour ceux qui ne savaient plus à quel saint se vouer. \*\*\* Que conclure ? C'est l'avenir qui conclura. Mais il me semble qu'on peut avancer les propositions suivantes pour résumer et simplifier un difficile problème : 39:73 -- Le P. Teilhard de Chardin est chrétien. -- Le teilhardisme a des aspects chrétiens, mais sa co­hérence interne est anti-chrétienne. -- Le teilhardisme se séparera en deux branches, l'une qui deviendra chrétienne, l'autre qui se noiera dans un vague panthéisme humaniste. -- Le teilhardisme ne durera pas très longtemps parce que son concordisme le démodera assez vite. Voilà le probable. Et, à l'intérieur de ce probable, le bien qu'aura pu faire le teilhardisme l'emportera vraisem­blablement sur le mal, parce qu'il aura créé des courants d'air et des courants d'idées utiles à la science comme à la religion. On ne peut toutefois exclure totalement l'hypothèse d'un développement du teilhardisme qui, s'érigeant en religion vraiment nouvelle au sein d'une Église impuissante à le résorber, deviendrait alors une des grandes hérésies de l'Histoire. Cette hypothèse paraît très hasardeuse pour trois raisons : 1° Chez les producteurs (son terrain d'élection), il ne jouera que comme un saint-simonisme ; 2° Chez les clercs, il n'est qu'un baptême du marxisme ; il suivra donc les avatars du marxisme, soit pour se muer philosophique­ment en humanisme plus ou moins athée, soit pour s'incar­ner politiquement dans des églises nationales dont le carac­tère schismatique l'emporterait nécessairement sur le carac­tère hérétique ; 3° Le prodigieux ébranlement du monde moderne laisse présager des « mutations » qui donneront un simple caractère épisodique à des mouvements de pen­sée comme le teilhardisme. \*\*\* Voilà les réflexions auxquelles me conduit le livre de M. Jean Onimus. Je les arrête là, parce que s'il fallait les prolonger elles déboucheraient vite sur le problème même du christianisme et de son état au XX^e^ siècle. Les seuls re­mous du Concile nous avertissent que le « phénomène » Teilhard s'inscrit parmi tous les autres phénomènes hu­mains qui posent à l'Église le problème de l'aggiornamento. Il faut mettre à jour, il faut adapter -- mais quoi ? Mais comment ? *That is the question.* Louis SALLERON. Les diverses études précédemment publiées par la revue « Itinéraires » sur la pensée de Teilhard de Chardin et sur le teilhardisme sont les suivantes : -- Louis SALLERON : Sur « le Phénomène humain » (numé­ro 1 de mars 1956). -- Louis SALLERON : A propos du « Groupe zoologique hu­main » (numéro 3 de mai 1956). -- Louis SALLERON : Sur « Le Milieu divin » (numéro 26 de septembre-octobre 1956). -- R.P. CALMEL, o.p. : La distinction des trois ordres (nu­méro 61 de mars 1962). -- R.P. CALMEL, o.p. : Homme racheté ou phénomène extra-humain : examen critique de « Construire la terre » du P. Teilhard (numéro 62 d'avril 1962). -- Louis SALLERON : La pensée religieuse du P. Teilhard (le livre du P. de Lubac) (numéro 64 de juin 1962). -- DOCUMENTS : la bataille pour Teilhard (numéro 67 de novembre 1962). -- R.P. CALMEL, o.p. : Réponse au teilhardisme (numéro 71 de mars 1963). 40:73 ### La pensée utopique dans le catholicisme américain par Thomas MOLNAR. « Il y a si peu d'amour dans le mon­de, les cœurs sont si froids, si gelés, même chez ceux qui ont raison, les seuls qui pourraient aider les autres. Il faut avoir l'esprit dur et le cœur doux. Sans compter les esprits mous au cœur sec, le monde n'est presque fait que d'esprits durs au cœur sec et de cœurs doux à l'esprit mou. » Maritain ([^6]). COMME L'HISTOIRE DES HÉRÉSIES -- si bien exposée par Mgr Ronal Knox -- le prouve, la pensée utopique a exercé une influence importante et suivie sur la pensée chrétienne. Non pas que l'utopisme -- c'est-à-dire l'enthousiasme pour le paradis sur terre -- soit nécessairement radical et partant hérétique ; une certaine menta­lité, qui se manifeste partout, tant chez les catholiques que chez ceux qui ne le sont pas, tente depuis toujours et in­cline certains à croire à des transformations fondamentales dans la condition humaine et les pousse à s'allier avec ceux qui partagent cette conviction. 41:73 Qu'y a-t-il de plus naturel pour certains catholiques, spécialement ceux de l'intelligentsia, que d'essayer d'obte­nir des transformations radicales, d'abord à l'intérieur de leur propre église véritable société de par elle-même puis dans la nation, enfin dans la race humaine entière ? Les grandes lignes de cette transformation envisagée restent les mêmes à travers les âges : retour à la simplicité apostolique et relâchement de l'organisation et de la hiérarchie ecclésiastique. Les catholiques du type « enthou­siaste » estimeront ces conditions comme absolument né­cessaires en vue de la transformation de la Société confor­mément à la perspective véritable du christianisme. L'Église doit se trouver à l'avant-garde de l'Histoire, à l'avant-garde du Progrès, de façon à exercer une influence et se mêler aux forces matérielles et intellectuelles qui déter­minent la forme de l'Histoire à n'importe quel moment. Si l'Église elle-même, ancrée dans la tradition, lourde de toute une bureaucratie, distraite par la multiplicité de ses obligations séculières ne peut y atteindre, il appartient à certains laïcs, à certains prêtres agissant individuellement, de prendre contact avec ces forces historiques de façon à ne pas prendre de retard sur l'éternel dynamisme de l'évolution. Depuis plus d'un siècle, des « enthousiastes » parmi les catholiques ont réclamé que l'Église renonce à sa préten­due « alliance avec la bourgeoisie et le capitalisme » pour s'allier au prolétariat, et se laisser emporter par la vague de l'avenir. Ils ont exigé cette prise de position pour éviter que l'Église ne soit exclue de l'Histoire, repoussée en marge de celle-ci, pour éviter aussi qu'elle se voie dans l'obliga­tion de capituler devant le marxisme, première des « idéologies concurrentes ». Il n'entre pas dans notre propos de donner même une esquisse du socialisme chrétien (« ces traînards du marxisme », comme disait Bernanos). 42:73 Pour reprendre les paroles du Père Montuclard, l'Église, ayant failli dans sa mission auprès du prolétariat, devrait s'écarter, laisser la place au marxisme dont la mission consiste à restaurer la dignité matérielle, l'estime de soi des masses laborieuses ; cela fait, et alors seulement, l'Église, elle-même régénérée, pourrait occuper sa place véritable dans la société sans classes. Il est évident que les tenants de cette vue avaient le choix : ou de quitter l'Église et d'adhérer au communisme, -- dont la mission leur apparaissait plus efficace, ou de rester -- nominalement à l'intérieur de l'Église mais pour y militer en faveur d'une alliance avec le marxisme de façon à ne pas se laisser dépasser par l'Histoire. Nous avons esquissé là le drame des prêtres-ouvriers, le drame aussi de ceux qui, dépourvus de l'enthousiasme radical de ces derniers, sont prêts à les suivre jusqu'à mi-chemin, ou, de toute manière, à les approuver au fond du cœur. Ce qui est vrai du catholique « enthousiaste » sur le plan local et sur le plan national, est vrai également pour les affaires internationales et universelles. En fait, plus s'agrandit l'horizon et le champ d'action, plus il s'enthou­siasmera -- pour la bonne raison qu'il peut très bien ne jamais voir de ses yeux les conséquences désastreuses de sa pensée qu'emporte l'abstraction. Ce que les « masses laborieuses » représentaient naguère dans le contexte lo­cal, les « nations sous-développées » le représentent au­jourd'hui pour ce qui est des affaires étrangères. C'est le mythe préfabriqué d'application facile des puissances colonialistes qui exploitent les peuples victimes, généralement de couleur, et du juge inexorable qui donne raison à tous ceux à qui on a fait tort : les Nations Unies. Jusque là, c'est la vision « progressiste » de l'Histoire. Où l'euphorisme catholique intervient-il ? Il est si vrai que l'utopisme constitue une tentation universelle, qu'il est malaisé d'indiquer la formule de sa variété exclusivement catholique. Peut-être que c'est Le Père Teilhard de Chardin qui approche le plus près de celle-ci. Ce qui explique sans doute la prodigieuse réputation dont il jouit dans les mi­lieux catholiques de gauche et progressistes, et aussi, dans d'autres milieux, ni chrétiens ni même religieux. Où le P. Teilhard et Karl Marx se rencontrent c'est dans un monisme commun à l'un et à l'autre, dans un principe unitaire d'explication du monde, qui est, pour Marx, la Ma­tière et ses transformations par l'effort de l'homme ; pour Teilhard, la matière spiritualisée en évolution. 43:73 Marx enseignait que par l'organisation du monde du travail (et pour lui, il n'en existait pas d'autre), l'homme pouvait retrouver définitivement son bien et mettre fin à l'aliénation opé­rée par des mystifications telles que la religion, l'État, les lois, dont il était victime. Les besoins coïncidaient alors avec leur satisfaction, l'appétit avec le désir. L'abîme tra­gique existant entre ce qu'il veut et ce qu'il peut une fois comblé l'homme deviendrait véritablement dieu. Teilhard, lui, enseigne que l'Homme n'est qu'une phase de l'Évolution, et bien que la question des races futures et plus per­fectionnées ne l'ait point préoccupé, il n'en tient pas moins que le progrès spirituel « intériorisé » à présent, doit per­mettre à l'humanité de « *franchir le seuil de l'ultra-humain* ». Il est plus que probable que Marx et Teilhard n'eussent pas trouvé de terrain d'entente positif, sans parler d'une ligne d'action commune. Ils croyaient néanmoins l'un et l'autre à l'avènement éventuel d'une humanité nouvelle, désaliénée, socialement et économiquement intégrée dans le cas de Marx, spirituellement perfectionnée dans celui de Teilhard, avènement qui soulèverait la race des hommes hors de cette vallée de larmes afin de l'élever jusqu'à des cimes quasi divines. Ce qui, traduit dans le langage de la politique, signifie que la Société humaine (pas seulement l'âme individuelle) peut trouver son salut, et que ce salut, en fin ultime, est une affaire d'organisation et d'unité, non de conscience in­dividuelle, d'effort individuel. Cette conception contredit, bien sûr, la tradition augustinienne, selon laquelle le rôle de l'État consiste à ne pas empêcher mais à faciliter le passage de l'homme vers la Cité de Dieu. En dehors de cette exigence fondamentale qui est l'objectif permanent de l'Église catholique parmi les nations, « tout le temps que l'espèce humaine prolongera son histoire elle restera une espèce qui a été constituée une fois pour toutes, qui est une donnée invariable ; elle ne forcera pas le seuil de l'ultra-humain, quels que soient les renouveaux de la civi­lisation elle ne fera pas éclater son état de chute et de ré­demption » (R. Th. Calmel, o.p. *Itinéraires*, mars 1962). \*\*\* 44:73 Mon propos dans ces pages n'est nullement théorique, je désire traiter la question pratique de la conception que se font certains catholiques américains de la lutte contre le communisme ; mais je reste persuadé qu'il me fallait tracer d'abord cette vue sommaire de l'attitude catholique utopiste et de ce qu'elle possède en commun avec la pen­sée marxiste. Car, il faut encore le souligner, le marxisme ne constitue pas une doctrine étrangère, la philosophie du Kremlin et de quelques communistes faciles à identifier dans le monde occidental, mais la forme moderne d'une tentation permanente pour l'homme : celle de l'organisation, de la race humaine en vue de rendre celle-ci vertueuse ; celle de créer une humanité « morale » ; d'unifier la société humaine devenue une machine au fonctionnement parfait. Max Picard a écrit un livre intitulé *Hitler et nous-mêmes*. On peut affirmer de même qu'il existe un « Marx » au fond de notre âme, une impatience « radicale » devant le monde sans cesse imparfait. Et c'est éminemment le devoir du catholique de s'indigner des conséquences de cette imperfection, d'agir avec amour et charité dans tou­tes les situations, mais en ne perdant pas de vue la limitation de chacune de ces situations. De même que le mé­decin soigne les malades et cherche à les guérir, tout en sachant que l'organisme reste imparfait et sujet aux mala­dies, ainsi le catholique doit comprendre que le monde est imparfait, et non seulement le monde mais encore les ins­truments et les méthodes et les dispositions intérieures de l'homme, et que, en raison de tout cela, Bien et Mal se trouvent inextricablement mêlés. La tâche concrète de la lutte contre le communisme, dans ces conditions, doit se poser non sur le plan de l'ab­solu -- c'est-à-dire sur celui du combat pour un monde parfait -- mais dans le contexte de ce qui peut être fait en vue d'éviter un mortel danger. Ce qui n'empêche pas que dans une bonne partie de la pensée et des écrits catholiques des États-Unis, c'est la première conception qui l'emporte. C'est ce qu'on pourrait appeler « l'approche prophétique », parce que l'argumentation procède ainsi : le communisme est un mal que nous inflige Dieu en punition de nos pé­chés (occidentaux) : le colonialisme, le racisme, la richesse, le manque de générosité. 45:73 C'est pourquoi le premier devoir de la lutte contre le communisme consiste à nous régénérer, à nous approcher du Seigneur une fois de plus avec l'humi­lité des « simples en esprit ». Ce qui non seulement sera excellent pour notre conscience en tant qu'Américains, mais qui, de plus, permettra d'écarter les nations neutres du monde de la tentation du communisme. Une fois qu'on aura compris où se trouve la vertu, on se joindra à nous, et c'est ensemble, ensemble avec les repentants, que les nombreuses nations communistes célèbreront avec nous l'aube de l'ère nouvelle. Quand j'appelle cette conception « l'approche prophé­tique » du communisme, et, en général, de la politique étrangère, je veux dire qu'elle est pénétrée par la concep­tion juive et puritaine du « Peuple élu » : ce n'est qu'en retournant à Dieu et en devenant « bons » que nous pou­vons attendre le pardon divin et obtenir la victoire sur nos ennemis. Ce n'est qu'en éliminant la politique des affaires humaines et en lui substituant la morale que nous pourrons travailler efficacement pour la communauté des hommes. Cette façon de raisonner a égaré la politique étrangère des États-Unis depuis Wilson et Roosevelt, y a injecté une dose supplémentaire d'utopisme et d'amour de l'abstraction. Les écrivains politiques catholiques ont ac­cepté cette même façon de voir, et prêté peu d'attention au *non sequitur* qui sépare, trop souvent, les prémisses exactes des conclusions non fondées. \*\*\* Le célèbre tract du Père John F. Cronin en fournit un exemple typique. La première partie de « *Communism : threat to Freedom* » (Le Communisme : menace à la Liber­té) analyse correctement la nature du communisme et laisse ainsi prévoir qu'on va donner les remèdes après avoir posé le diagnostic. Cette promesse n'est pas tenue. Au moment décisif, il est déclaré en effet qu' « il est évident après l'analysé qui précède que la menace fondamentale du communisme est extérieure, non intérieure ». C'est la pre­mière phrase de la troisième partie où l'on explique com­ment combattre le communisme. Mais que contient la deuxième partie : « Le communisme aux États-Unis ? » Le Père Cronin s'y attache surtout à comparer l'importance intérieure du communisme, de 1930 à 1940 et à aujourd'hui ; il conclut ensuite que la situation a cessé aujourd'hui de lui être favorable. 46:73 Il y a quelque vingt-cinq ans, les États-unis sortaient de la crise. Le parti communiste était jeune, dynamique, il exerçait une puissante attraction, en même temps sur la masse mécontente des chômeurs et celle des intellectuels ennemis du capitalisme. Les syndi­cats étaient noyautés et, dans son ensemble, l'opinion igno­rait la nature véritable du communisme. En revanche, depuis quelque dix ans, on a vu le communisme montrer sa vraie face tant sur le plan national que sur le plan international, dans toute son horreur. Les États-Unis connaissent la prospérité, le syndicalisme s'est purgé des éléments communistes. La subversion n'a plus de secret pour le F.B.I. ; Alger Hiss, Sobel et les Rosenberg ont été rendus inoffensifs. Des dizaines de milliers de mi­litants déçus ont abandonné le Parti communiste américain et ce qui reste de membres du Parti est affaibli par l'appli­cation vigilante de la loi et, en particulier, par la Commis­sion des Activités non-américaines (qu'approuve le Père Cronin). Les dirigeants, le Syndicalisme, les Églises et les Uni­versités sont donc alertés au sujet des dangers du commu­nisme. Comme l'écrit le Père Cronin : « Même si les Amé­ricains constituent un peuple patient, ils n'aiment pas être brimés ou qu'on leur force la main. L'opinion, aux États-Unis, n'est nullement divisée pour ce qui est de la défense de notre liberté contre toute agression communiste mena­çant cette liberté. Les Américains peuvent ne pas être tous du même avis en ce qui concerne la tactique qu'il convient d'adopter dans cette lutte pour la défense de la liberté ; ils sont tous d'accord sur le but à atteindre en définitive. » C'est ici que pour la première fois nous ne sommes pas d'accord avec le Père Cronin. Déclarer que nous, Améri­cains, sommes tous d'accord sur le but, à savoir rejeter le communisme, cela ne veut pas dire qu'il faille minimiser notre désaccord sur la tactique à employer. Par exemple certains physiciens, comme le Dr Edward Teller, estiment qu'il est d'une nécessité absolue que nous expérimentions les nouveaux procédés nucléaires en ne tenant pas compte de ce qu'on appelle « l'opinion mondiale ». Certains autres savants, dont le roi non couronné est le Dr Linus Pauling, combattent du bec et de l'ongle contre la reprise des essais nucléaires et se déclarent, en fait, partisans du désarmement unilatéral au cas où aucun accord ne pourrait inter­venir entre l'Union Soviétique et nous au sujet de l'inspec­tion mutuelle des armes atomiques. 47:73 A supposer que Teller et Pauling soient d'accord sur le but final, est-ce que le Père Cronin serait prêt à écarter leur désaccord comme de peu d'importance ? Dirait-il que leur dissentiment sur « la tactique » disparaît eu égard à leur répulsion commune pour le communisme ? Ou alors ne conclurait-il pas plutôt que ces deux hommes nourrissent en réalité des conceptions très différentes en ce qui concerne la liberté et l'anti-communisme, et que leur but final diffère en définitive ? Mon deuxième point de désaccord avec le Père Cronin découle du premier. Comme je l'ai indiqué dans mon in­troduction, le communisme n'est pas simplement l'idéologie propre d'une puissance étrangère qui ne peut s'étendre que par la conquête armée. La longue et triste histoire de la « cinquième colonne » communiste, des « compagnons de route » et des dupes des communistes montre bien que c'est une doctrine qui peut toujours compter sur une lé­gion de sympathisants : certains parce qu'ils adhèrent à sa doctrine, certains autres parce qu'ils espèrent l'appri­voiser en s'alliant à lui, d'autres encore parce qu'ils sont impressionnés par son dynamisme, sa brutalité, et sa pro­gression d'apparence irrésistible. Comment le Père Cronin peut-il donc déclarer que le communisme est une « menace extérieure » seulement ? Si la démocratie n'est pas un vain mot, alors tous ceux qui dans nos rangs par la propagande consciente du « compa­gnon de route » ou l'appartenance aveugle à une organisa­tion de front pro-soviétique, militent en faveur de la cause communiste, exercent à coup sûr quelque influence au moyen de leurs votes, de leurs écrits, de leurs discours. Il se peut même que les pertes en effectifs et en argent du Parti communiste américain soient plus que compensées par l'apport de ceux qui, en 1960, ont découvert il « image nouvelle » d'une Russie soviétique « libéralisée » à qui l'on peut faire confiance autour du tapis vert d'une conférence du désarmement et qu'on peut admirer dans la me­sure où elle s'oppose à ces autres Rouges, vraiment impi­toyables ceux-là, les Chinois. Le véritable problème qui se pose n'est donc point celui, grossier et très improbable, qui occupe le Père Cronin, de façon exclusive, d'une prise du pouvoir aux États-Unis par les communistes, mais plutôt celui de l'influence interne de ceux qui par leurs prises de position menacent d'affaiblir notre résistance au communisme, à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur. 48:73 Le Père Cronin, s'étant convaincu que le communisme ne constituait plus une menace à l'intérieur, présente alors un programme dont le moins qu'on puisse dire est qu'il est enfantin. Car, au lieu de traiter ses lecteurs comme des adultes, il les exhorte à laisser le problème entier à nos dirigeants qui, nous le savons tous, savent comment il faut nous défendre contre la menace extérieure du communisme. Pour que ces dirigeants puissent agir efficacement, il faut qu'ils sentent une nation unie derrière eux. Serrons donc les rangs, nous conseille l'auteur. Faisons naître un « esprit de solidarité ». Échangeons nos points de vue différents au cours de « débats courtois », et de réunions contradictoires. « Aussi longtemps que nous sommes avertis du danger et informés de nos devoirs de citoyens, le pays ne craint rien de la subversion interne. » N'importe quel étudiant en première année de philo­sophie réfuterait facilement les conclusions du Père Cronin et prouverait que la mésentente entre les citoyens ne nuit point, comme il paraît le croire, parce que ces derniers forment une classe indisciplinée qui ne tient pas compte des avertissements du maître, mais parce qu'ils ne donnent pas la même définition de « avertis du danger », d' « infor­més », que leur conception de « devoir, sécurité nationale, subversion interne » n'est pas la même. Il est très probable, aussi, que ces conceptions contradictoires proviennent d'une compréhension insuffisante de la menace communiste, Dans ces conditions, à quoi sert d'organiser des discussions sans compréhension précise du péril communiste, de l'étendue de celui-ci, et de sa séduction ? D'ailleurs si, comme on nous l'affirme, nos dirigeants comprennent mieux le problème que nous, alors les dis­cussions par la masse non-initiée des citoyens seraient, se­lon les prémisses posées par le Père Cronin lui-même, des exercices futiles. Ainsi, le Père Cronin ne nous a pas aidés à comprendre ce qu'il appelle lui-même la « menace communiste » (telle­ment mieux analysée, évaluée par le *Redcliffe Report*, en Grande-Bretagne) et il a simplement développé le thème : que le plus vertueux remporte la partie (politique). 49:73 Et cependant, si on veut s'instruire, on doit lire le tract du Père Cronin pour une autre raison. Page 36, il dénombre sous la rubrique : « Ceux qui exploitent l'incertitude », quatre catégories d'extrémistes américains qui « présentent une vue inexacte et déformée de la menace communiste ». Il se trouve que je tombe d'accord dans une certaine me­sure avec le Père Cronin dans sa critique de ces catégories. Ce qui est important, toutefois, c'est que le Père Cronin critique exclusivement des groupements qualifiés « de droite ». Quiconque n'est pas de l'avis du Père Cronin appartient à ceux-là et, par conséquent, est un « réaction­naire ». (Le Père Cronin l'a avoué plus franchement au cours de la conférence de presse tenue après la publication de son tract.) Ce qui nous permet d'apercevoir la seconde phase de pensée de certains catholiques libéraux au sujet du pro­blème communiste d'aujourd'hui. La première phase est l'*incompréhension du communisme* d'une façon ou d'une autre. La deuxième, dont d'autres intellectuels catholiques donnent l'exemple, peut être appelée : l'*évasion hors de l'Histoire*. Ces phases relèvent l'une et l'autre de la pensée utopique. J'ai dit dans mon commencement que l'utopien con­damne le mal comme s'il était une entité séparable de notre condition de créature tombée du ciel, et qu'il essaie de réa­liser une société parfaite fondée sur la Vertu. Historique­ment, la chose n'a jamais été réalisable, ne fût-ce que pour cette raison que la création d'une seule société parfaite ne ferait qu'éveiller l'appétit des conquérants éventuels. Mais aujourd'hui, l'intellectuel utopien voit autour de lui un monde unifié par la rapidité des moyens de communication, l'uniformisation des conditions de vie, les informations de plus en plus faciles à échanger. C'est maintenant ou jamais, se dit-il, qu'il faut convaincre les peuples de coopérer et de construire ensemble un gouvernement mondial, garantis­sant ainsi la paix perpétuelle, la répartition des ressources naturelles et les pratiques démocratiques. En d'autres ter mes, l'humanité se trouve sur le seuil de la société sans classes, sur le seuil de l'ultra-humain. Mircea Eliade montre dans « Le Mythe de l'Éternel Retour » que les civilisations pré-chrétiennes (ainsi que les civilisations primitives jusqu'à ce jour) centraient leurs croyances sur le désir d'échapper à l'imprévisible, au contingent (c'est-à-dire à l'Histoire dans ce qu'elle a d'incal­culable, le prix de la liberté de l'Homme), et sur une image cyclique de la condition humaine. 50:73 C'est ainsi qu'on effaçait le passé (et ses propres malheurs) par des purifications pé­riodiques des individus et de la communauté (cérémonies de l'An Nouveau, par exemple) et qu'on recommençait un nouveau cycle en s'étant réconcilié les dieux. Le christianisme introduisit le sens de l'Histoire et rem­plaça la conception circulaire par une autre, linéaire. L'his­toire est l'œuvre d'hommes libres ; rien ne sert de tenter d'échapper aux conséquences de nos actes. Individuelle­ment, nous pouvons nous repentir et être sauvés, mais la société ne peut être définitivement et globalement purifiée. Au mieux, elle peut s'instruire des erreurs passées. Et pourtant, le nouvel utopiste succombe à la tentation ancienne : abolir l'Histoire et, au lieu de recommencer à tout jamais les cycles de celle-ci, en résoudre les problèmes une fois pour toutes. Cette doctrine de l'eschatologie sécu­lière enseigne qu'à notre époque les contradictions histo­riques traditionnelles sont devenues si aiguës qu'elles ne sont plus vivables. Les guerres, par exemple, constituent depuis toujours des contradictions entre le désir de paix et l'avidité de l'homme ; mais à présent que l' « holocauste nucléaire » menace de nous enterrer tous tant que nous sommes, cette contradiction doit être résolue d'urgence, et la guerre abolie à tout jamais. Voici comment M. John Cogley, éminent catholique libéral, exprime cette convic­tion : « La guerre a cessé d'être une entreprise logique quand elle a dépassé la dimension simple de l'attaque et de la défense. Il existait en effet une logique perverse dans les actes de ceux qui prenaient les armes en vue de s'emparer de ce qui ne leur appartenait pas -- la logique du criminel... Mais peu à peu, la politique internationale se lit plus com­plexe, la guerre devint pour l'opinion une sorte de façon de décider lequel des deux adversaires en présence avait la justice de son côté. C'est ainsi que la guerre perdit sa logi­que intrinsèque, étant donné que la guerre ne saurait dé­terminer qui a raison. » C'est pourquoi M. Cogley explique un peu plus loin : « Il nous faut commencer à penser à la vie dans un monde sans guerre. Avec la mise au point des armes modernes, la guerre a perdu jusqu'à son semblant de logique et il n'existe plus de raison sous le soleil pour que l'humanité y ait encore recours... 51:73 « Ce sur quoi nous devons tabler, c'est sur l'idée que la technique a obtenu ce que toute l'intelligence et la piété des moralistes à travers les âges n'a jamais réussi : elle a entièrement éliminé la lo­gique de la guerre. Une fois ce fait véritablement assimilé, la guerre pourra disparaître de la face du monde... Je tiens que tel est l'état actuel des affaires. En outre, je prétends que les militaires et les chefs d'État sont au courant dans le monde entier. Et pourtant, les Russes et nous continuons à construire des armements de plus en plus terribles. Cela n'a pas grand sens, n'est-ce pas ? » Notez l'abus que M. Cogley fait du mot logique : les guerres ne sont pas « logiques » ; elles découlent des pas­sions déchaînées de l'homme, de son manque de vertu. Mettons par conséquent la passion hors la loi et faisons des lois vertueuses. Le jacobin Robespierre n'aurait pas mieux dit. Ce n'est là qu'un exemple de l'eschatologie séculière. Mais qui illustre bien la croyance utopique selon laquelle les « grands problèmes » de l'humanité ont tous atteint un point à partir duquel l'humanité si elle veut survivre doit trouver une solution définitive pour chacun d'eux. C'est le « tout ou rien » : l'holocauste nucléaire ou le Gouvernement mondial. Il n'y a plus de place pour la politique, la diplo­matie, les intérêts particuliers, l'exploitation d'avantages locaux, d'avantages limités. \*\*\* Ce n'est pas une simple coïncidence si le marxisme qui -- lui a donné une forme mais qui n'a pas créé la pensée utopique de notre siècle -- atteint les mêmes conclusions. Marx enseignait que l' « ultime conflit » opposerait Capi­tal et Travail, Bourgeoisie et Prolétariat. Après quoi la société sans classe universelle abolirait l'Histoire et vivrait au Paradis. (Staline ajoutait dans un texte peu connu que les désaccords futurs seraient réglés au sein du Politbureau, terme communiste pour Gouvernement mondial.) Nos utopiens et les marxistes sont, au moins théorique­ment, d'accord sur la solution finale de tous les conflits. Le Père Cronin ne prête pas assez attention, je le crains, aux racines utopiques du marxisme. C'est ce qui lui fait se satisfaire de ce que le Parti communiste américain perde de son influence, et l'empêche de remarquer que « la cause » de la Russie soviétique est florissante, qu'une fois de plus elle est si appréciée des utopiens, pour qui « l'holo­causte nucléaire » a modifié toutes les données de l'His­toire et de la condition humaine. Ce prêtre sous-estime les nombreux déguisements de l'hérésie, ses dangereux en­thousiasmes, ses erreurs millénaristes. 52:73 Ce n'est donc pas un accident si le Père Cronin a écrit son tract non seulement pour élucider le problème du communisme (et en cela il a échoué), mais plus particulière­ment pour attaquer les « hommes de droite » qui, par leurs idées d'un autre âge risquent de renverser le char du Pro­grès dans sa marche vers la Grande Réconciliation et la Solution de tous les conflits. Reconnaissons que le père Cronin reste relativement modéré dans ses attaques ; de nombreux autres publicistes catholiques, toutefois, sem­blent plus hostiles à la gauche qu'aux marxistes mêmes. Pourquoi ? Parce que pour eux, les marxistes ne sont que des progressistes trop intransigeants mais qui, en temps utile, reviendront s'unir à la grande famille, alors que les hommes de droite sont des partisans de la guerre, des égoïstes condamnés par l'histoire, des cyniques qui « veu­lent faire tourner les aiguilles de l'horloge de l'Histoire à contre sens ». Il est en vérité très difficile de distinguer entre les écrits des libéraux sans religion et ceux des catholiques li­béraux au sujet des grands problèmes politiques actuels. Il est difficile même de distinguer leurs terminologies respec­tives quand ils dénoncent la « Droite et ses publications ». De ce point de vue, *The Commonweal* et *America* relèvent du conformisme libéral au même titre que le *New York Times* et le *New Leader :* ces derniers excommunient la *National Review* comme « réactionnaire », les précédents condamnent les rédacteurs de la *National Review* en tant que « réactionnaires » et intégristes. Ainsi, la lecture suivie de la presse catholique libérale aux États-Unis nous fournit du communisme et de l'anti­communisme une image identique à celle que donnent les publications libérales non-catholiques. Qui pourrait préciser par exemple dans quel journal conformiste on a fait la distinction suivante concernant la gauche et la droite en Amérique : la droite subit l'infiltration d'extrémistes véri­tables (la John Birch Society) alors que la gauche n'entre­tient aucune relation avec ses extrémistes (les communistes) ? Il en résulterait donc que la gauche serait plus sé­rieuse et conséquente dans ses activités que la droite. Est-ce dans le *New York Times ?* Non, c'est dans un éditorial de. *The Commonweal ;* et cela pourrait se trouver sous la plume du Père Cronin tout aussi bien. 53:73 On peut se poser la question : *Qui influence qui ?* Mais ce ne serait pas la bonne question. En vérité, la presse libérale de gauche, qu'elle soit catholique, protestante ou non-confessionnelle, appartient au même conformisme. Mes amis du *Commonweal*, par exemple, esquisseront un sou­rire ironique à l'idée d'une telle appartenance, ils feront valoir les épreuves qu'ils connaissent et qui ne caracté­risent pas, généralement, ceux qui sont « arrivés » et « ad­mis ». Toutefois, la participation à un conformisme quel­conque n'emporte pas nécessairement la reconnaissance in­conditionnelle, pour ne même pas mentionner les avantages financiers, elle se traduit avant tout par l'emploi d'une phraséologie admise et la communion dans les « *idées reçues* », diffusées par les nouveaux moyens de communi­cation de masses, pénétrant l'esprit public et descendant des sphères supérieures du gouvernement, avec additions et articulations et insistance des universités, des fondations culturelles et des organisations syndicales. La presse libé­rale catholique se contente d'ajouter un peu d'eau bénite sur le flot des clichés orthodoxes, après quoi on découvre gravement que, ceux-ci ne sont pas en contradiction avec telle ou telle déclaration pontificale. Et s'il n'y a pas contradiction, c'est seulement parce que ces clichés libéraux sont d'habitude si vagues et si abstraits et généraux que la confrontation avec un texte prudent émanant du Pape reste non concluante. Les Papes sont partisans de la paix, les libéraux le sont aussi ; la Papauté se déclare contre la misère, la presse progressiste également ; le Vatican met en garde contre les armes d'ex­termination, la presse catholique libérale emboîte triom­phalement le pas aux confrères pacifistes avec leurs lettres de créance refourbies. Avec cette différence toutefois que le Pape proclame des principes moraux éternels destinés aux enfants de Dieu alors que la presse libérale expose et recommande des mouvements politiques. Les écrits éma­nant du Vatican n'ont jamais suggéré que mieux valait ca­pituler que mourir, qu'il fallait désarmer et reculer face à l'ennemi et coopérer avec le communisme athée. 54:73 La presse catholique libérale ne conseille pas exactement tout cela. Mais trop souvent, comme nous l'avons déjà indiqué, on atteint des conclusions issues des sables mouvants de l'ir­réalité. \*\*\* « Irréalité », « utopisme » sont des accusations que les libéraux et progressistes rejettent. Selon eux, leur prise de Position serait réaliste en ceci qu'elle s'opposerait à tout changement radical, qu'elle serait évolutionnaire et non révolutionnaire. Mais examinons plutôt cet éditorial de *The Commonweal* (4 mai 1962). « Désarmement et Sacri­fice » : Il affirme, pertinemment, que le désarmement serait une réalité dans le meilleur des mondes possibles, mais que « dans le monde où nous vivons... chacun possède des ar­mes et personne ne paraît disposé à renoncer à leur pos­session. Entre la vision du Bien et la réalité tombe l'ombre de la peur, de l'intérêt et de la volonté d'agression. » L'éditorial enregistre ensuite la mauvaise volonté, l'opiniâtreté, la volonté de refus des Soviets en ce qui concerne les exigences raisonnables en matière d'inspection mutuelle des armements atomiques. Comme chez le Père Cronin, en ce qui concerne l'analyse du communisme, la discussion est menée de façon correcte jusque là. Mais de même que les conclusions du Père Cronin ne suivent pas logiquement sa description de la nature du communisme, de même *The Commonweal* donne une conclusion qui ne suit pas la re­connaissance faite dans l'éditorial de la situation réelle dans laquelle « la peur, l'intérêt et la volonté d'agression » sont partie inhérente de la réalité. En d'autres termes, nous assistons là encore au bond dans l'utopie : « Quelqu'un doit briser l'impasse nucléaire. Les besoins de la défense légitime ne doivent pas faire que l'on s'aveugle sur tout le reste. S'il est évident que l'on ne peut attendre des Russes qu'ils ouvrent la marche et prennent la direction du désar­mement, cela signifie que le fardeau doit retomber en con­séquence sur les épaules des Américains. Si les États-Unis ne reprennent pas la charge, qui le fera ? Il faudra que ce pays soit toujours prêt à modifier sa propre position. Dans tous les domaines de la politique extérieure, l'Amérique doit témoigner à n'importe quel moment de ce que son désir de paix prime tout, reste décisif. Les Soviets ont opposé un mépris décidé à chacune de nos démarches. Ce serait une dérision que le souci de notre propre intérêt et de notre défense exclusive nous amène à adopter une attitude iden­tique. » 55:73 L' « irréalité », c'est la reconnaissance verbale des faits désagréables assortie d'une conclusion tendant à une action désastreuse, la recherche impossible de la vertu, même unilatérale, qui mettrait fin à tous conflits. Dans un débat qui m'a opposé à lui dans les colonnes de *Worldview*, M. Michael Harrington, socialiste catholique, dénonçait le fait pour les États-Unis de tenir prête leur défense, mili­taire et de s'en servir comme arme de politique étrangère. Au nom de la « vertu » M. Harrington se déclare, généra­lement, contre la force armée, tant pour ce qui est de l'éta­blissement d'une défense que pour l'alliance avec d'autres puissances. Il paraît adhérer à l'opinion de cette étudiante de Berkeley qui refusait notre pauvre monde en déclarant que « s'armer est immoral ». Quoi qu'il en soit, Harrington paraît tenir pour admis que le désarmement devrait constituer notre objectif principal qui nous permettrait de ga­gner le cœur des neutres. « Depuis une dizaine d'années, écrit-il, l'institution militaire a comporté un service du désarmement ; il faut qu'à l'avenir, les chefs militaires et les savants, et les groupements, qui leur sont inféodés soient subordonnés à ce service du désarmement. » Visible­ment en accord avec John Cogley, Harrington, en utopien conscient et systématique, pose ses conclusions pour ce monde qui n'existera jamais nulle part et dans lequel le militaire sera confiné au muséum à côté du dinosaure. Cette exaspérante habitude d'irréalisme radical, cette manière de nous exposer gratuitement aux coups d'un en­nemi armé de pied en cap, c'est le stigmate indélébile que porte le front de l'utopiste. Churchill le distinguait sur celui d'un Attlee et d'un Chamberlain, et l'Angleterre en­tière sur ceux des étudiants d'Oxford qui jusqu'en 1936 chantaient : « Nous ne mourrons pas pour le Roi et la Patrie. » Quatre années plus tard, ils figuraient parmi ces héros de la Bataille d'Angleterre, « la Poignée d'hommes auxquels jamais un peuple n'eut si grande dette ». De même qu'Attlee (en 1935) pérorait sur les bienfaits du désarmement avec Hitler faisant planer sa menace sur l'Angleterre, de même ces partisans de notre désarmement poursuivent leurs rêves millénaristes qui paralysent l'Occident, le prédisposent à l'inaction. 56:73 Derrière le désarmement, bien sûr, il y a un autre rêve, la construction d'un monde nouveau au moyen des Nations Unies. M. Harrington envi­sage les modifications devant intervenir grâce à cette der­nière institution à travers le rideau de fumée de la déma­gogie du Monde Uni : en supportant les Nations Unies, nous pouvons nous assurer la sympathie et la confiance des nations sous-développées ; sacrifions par conséquent nos alliances (œuvres de ces répugnants militaires) sans quoi, nous dit-il méprisant, nous risquons d'introduire la confu­sion dans nos idées : accorder plus de valeur à un Tchiang Kai-shek qu'à un Nehru ! A aucun moment, il ne vient à l'esprit de Harrington que notre position de première puissance mondiale devrait normalement nous valoir une influence exceptionnelle aux Nations Unies, où, comme dans n'importe quelle assemblée humaine, la puissance est comprise, respectée, et redoutée. Au lieu de quoi, il distingue « le spectre d'une coalition anti-américaine à l'intérieur même d'une institution qui comptait une majorité pro-américaine assurée naguère en­core ». La conclusion qu'il tire de ce renversement, ce n'est pas que nous pratiquions la politique de notre puissance -- idée qu'il ridiculise positivement -- mais que nous suivions la pente et que « nous brisions avec les restes des puis­sances colonialistes du pacte militaire ». En d'autres termes, nous devrions nous séparer de nos amis puissants et nous mettre à faire les yeux doux aux nations à demi constituées, faibles et inconsistantes dont la force passagère n'est que le prestige menteur que nous leur prêtons, et qui peuvent profiter aujourd'hui de l'occasion unique qui s'offre à eux en raison de la guerre froide, de bénéficier du secours des deux camps à la fois. La politique à longue échéance du Kremlin, poursuivie avec persévérance, consiste naturellement à détruire le Pacte Atlantique, à persuader les Européens de ce que l'Amérique ne viendra jamais à leur secours, à convaincre le « tiers monde » que l'Amérique et l'Occident battent eu retraite. En face de cette stratégie conduite de main de maî­tre, le Professeur C. K. Yearley Jr. dans *The Commonweal* envisage tranquillement que, pour l'avenir, « nous nous trouverons fréquemment dans l'obligation de choisir entre le vœu de l'Assemblée (générale) d'une part, et la loyauté à nos alliés, de l'autre ». L'abandon de nos alliés se justifierait par la nécessité où nous nous trouverions de faire notre cour aux neutres des Nations Unies. 57:73 Et pourquoi leur faire la cour ? Parce que « nos alliés et nous-mêmes sommes entachés de colonialisme et de racisme, et ne pouvons agir assez rapidement et de façon suffisamment massive en sur­montant les difficultés, en vue de l'aide à l'économie en croissance des régions sous-développées. » \*\*\* Notons au passage la terminologie acceptée de ce super­conformisme, celui des Nations Unies : nous sommes enta­chés de colonialisme et de racisme, dont nous devrons nous repentir à tout jamais et pour lequel même la destruction de notre système d'alliance n'est pas un prix trop élevé à payer. Nous acceptons, en d'autres termes, le langage des Nations Unies et ainsi nous nous soumettons implicitement à leurs condamnations pharisaïques, à leur condamnation unilatérale de l'Occident, à leur façon de jouer sur les deux tableaux à la fois. En revanche, ce langage des Nations Unies ne s'applique pas aux Russes, qu'on n'oblige à aucune contrition pour le plus horrible des systèmes colonialistes, qui tient en esclavage de vraies nations civilisées parfaite­ment constituées ; il ne s'applique pas davantage à un Nehru qui n'a jamais dû faire pénitence pour Haïderabad, le Cache­mire ni Goa ; ni à un Nasser, qui persécute et déporte les Juifs et les Grecs ; ni à un Nkrumah, qui fait condamner les membres de son opposition parlementaire à vingt-cinq ans de « garde préventive ». \*\*\* Mais l'espoir ne s'éteint jamais dans les milieux pro­gressistes que les Russes, après tout, ne consentent jour à faire amende honorable, c'est-à-dire qu'ils se mettent à tenir compte de ce qu'on nomme l'opinion mondiale conve­nable. « Visiblement », écrit M. Donald Mc Donald dans *America* du 5 août 1961, « même une nation qui n'est pas sincère au sujet de ses intentions de désarmement, ne ris­quera pas... de s'aliéner l'opinion mondiale en rompant les négociations à ce sujet. » 58:73 Vous avez noté la date ? Moins d'un mois plus tard, Krouchtchev faisait partir la première de ses cinquante bombes, ayant pleinement mis à profit le temps de la trêve atomique, alors que ses envoyés participaient aux négocia­tions en vue du désarmement à Genève. Visiblement, il accorde aussi peu d'attention à l'opinion mondiale qu'au vœu de l'Assemblée Générale ou à la Conférence des neutres, ouverte à Belgrade la veille de la reprise des essais ato­miques. En d'autres termes, Krouchtchev n'ignore pas que les peuples respectent la force, non la vertu. \*\*\* Nos progressistes, catholiques ou autres, fondent leur politique étrangère sur la « Vertu ». Si les Russes se con­duisent mal, ils demandent : Faut-il les imiter ? Ne pou­vons-nous être meilleurs, ne pouvons-nous faire preuve de plus d'imagination, ne pouvons-nous faire plus confiance qu'eux aux bonnes intentions des peuples ? Comme l'écrit l'éditorialiste d'*America :* « Une grande partie de ce que dit le Dr Fred Schwarts ([^7]) est hors de conteste, d'une vérité faite pour glacer : les Communistes sont effectivement des ennemis inflexibles, qui désirent notre destruction. Mais il faut insister sur bien d'autres choses encore -- nous pré­tendons qu'il faut agir, que certaines réformes et prises de position s'imposent de façon nécessaire et terriblement urgente si l'on veut remporter la victoire contre le Com­munisme : mettre un terme à l'injustice envers les Noirs ; faire preuve de charité envers notre prochain et plus parti­culièrement envers les déshérités, etc. » Ce qui consiste à dire à un de nos amis menacé par un bandit : « N'oubliez pas que vous n'avez jamais donné un sou à la Croix-Rouge, d'ailleurs vous vous disputiez souvent avec votre femme. » Que fait alors votre ami ? Il vide sa poche dans le tronc des pauvres le plus proche et il envoie des fleurs a son épouse. Mais la question se pose ; est-ce une protection suffisante contre son agresseur ? Autre exemple. Au cours de l'automne 1961, peu après que les communistes eussent construit le mur traversant la capitale allemande : étant donné que selon les raisonne­ments progressistes, l'Occident ne devrait prendre aucune initiative de crainte de provoquer les Russes, l'attitude la plus logique eût consisté à supprimer toute provocation en décampant purement et simplement de tous les points névralgiques. 59:73 Le Manchester Guardian, qui n'est pas le moindre parmi ceux qui prêchent l'apaisement à tout prix, proposait alors la construction d'un nouveau Berlin, quel­que part à l'intérieur de l'Allemagne de l'Ouest, ce qui au­rait permis en même temps de céder Berlin-Ouest à l'Alle­magne orientale. Cet exemple d'absurdité éhontée était pré­sentée non seulement comme un marché politique avanta­geux (« qui réduirait la tension mondiale »), mais aussi comme une démonstration du savoir-faire architectural de l'Occident ! *The Commonweal*, qui venait de changer de locaux, était également d'humeur à supporter le déména­gement des Berlinois de l'Ouest à destination d'un nouveau paradis architectural. Ses éditorialistes estimaient que le projet méritait au moins d'être étudié. Nous pourrions multiplier les exemples. L'important n'est pas de citer telle ou telle manifestation, mais d'en comprendre les motifs. La presse progressiste, catholique ou non, trouve dans l' « apaisement » la promesse d'un monde où la démocratie serait sauvegardée, d'un monde vivant dans une paix perpétuelle et consistant en banlieues innombrables à l'américaine à travers une Russie et une Chine où régneraient la prospérité et l'abondance. Un Her­bert Matthews ajoute à cette peinture idyllique la destruction de Franco, un Sulzberger l'exécution de Salan, plus, l'un et l'autre, une épuration générale comprenant Tchiang Kai-shek, Tchombé et Salazar. Et quel est l'apport catholique progressiste ? J'admets que je ne vois pas grande différence entre les positions philosophiques du communiste Karl Marx, de l'évolutionniste Julian Huxley, du moniste scientifique Ber­trand Russel et du Jésuite Teilhard de Chardin. Leur but commun est le collectivisme et l'homme changé en dieu. A courte échéance, il serait stupide, bien sûr, de ne pas pré­férer Teilhard à Marx, Huxley et Russell, étant donné que, à travers les interstices de son enthousiasme pour les potentialités spirituelles de la Matière, nous pouvons nour­rir en sa compagnie le dialogue sur la foi en Jésus-Christ et la liberté humaine. Il ne risque pas de répondre comme Marx que la religion est le monde du rêve des insatisfaits, ni comme Freud que c'est une illusion, ni comme Huxley que c'est un « refuge contre l'isolement » que l'homme écartera dès qu'il n'aura plus besoin d'une ombrelle d'autorité divine le protégeant de la responsabilité des décisions per­sonnelles. 60:73 Pour ces mêmes raisons, nous préfèrerions la compa­gnie des catholiques même les plus marqués à gauche à celle des utopistes purs. Après tout, les catholiques de gau­che sont plus raisonnables que leurs congénères sans reli­gion, leur idéal est défini en des termes plus traditionnels. En fait, l'utopiste laïque, sauf s'il est un communiste à vue bornée, ne possède que la vue la plus vague sur les objectifs à atteindre. Avec Julian Huxley et d'autres évolutionnistes et sociologues, il espère voir se réaliser la phase prochaine, de l'évolution au cours de laquelle l'Humanité se fondra « dans une unité psychosociale unique... possédant les rudi­ments d'un cerveau collectif », et qui, toutefois, sera le siège « des plus hautes manifestations de la nature humaine en art, en amour, en compréhension intellectuelle et en puissance d'adoration ». Nous pourrions citer paragraphe sur paragraphe d'absurdités analogues extraites des œu­vres du Père Teilhard ; et cependant, la plupart des catho­liques progressistes ne conçoivent pas le Bien Suprême sous la forme d'une « théosphère » qui émerge mais sous la forme d'un Dieu personnel, et le jour dernier comme celui de l'*Ecclesia triumphans*. Cela dit, il n'en reste pas moins que ceux qui applaudissent Teilhard sont souvent prêts à suivre toute initiative de la fantaisie progressiste. De crainte qu'on ne leur recon­naisse aucun droit à une part de cette bonté que l'Évolu­tion fait descendre à présent sur l'Humanité, nombreux sont ceux d'entre eux qui joignent dans l'action les disci­ples de Marx ou de Lord Russell : ils manifestent dans Times Square avec les partisans du désarmement unila­téral, font le piquet devant la Maison Blanche contre la reprise des essais atomiques, admirent l'opposition de Dorothy Day à la défense civile, et exaltent l'Organisation des Nations Unies même quand les soldats de cette dernière massacrent les religieux au Congo belge. \*\*\* 61:73 L'apport du catholicisme progressiste à l'Utopie est donc son refus de distinguer entre les fins (spirituelles) de l'Église et celles (politiques) de la Société. Les vérités religieuses et les enseignements moraux de l'Église sont uni­versellement valables, présents et actifs dans la vie des sociétés. Cependant, dans la coexistence sociale et politique, c'est-à-dire dans la Société, nous ne pouvons, en raison de notre condition déchue, accomplir tous les préceptes mo­raux simultanément, même si nous les reconnaissons en tant que règles de conduite. Et le corps politique le peut encore moins : il a ses empêchements en fait de morale, il lui faut accorder une priorité à certains enseignements au détriment de certains autres. Par exemple, l'autodéfense, c'est-à-dire, la protection des citoyens doit passer avant l'entreprise du désarmement. Mais fasciné par les mots de passe de la propagande pacifiste, le progressiste catholique accepte la vision d'un Jugement Dernier séculier qui serait imminent, fin de l'Église, rideau tombé sur le drame de l'Homme. Il souscrit avec ce qu'il appelle « un optimisme ayant ses racines dans la foi religieuse », à la notion fondamentalement désespé­rée que le conflit mondial d'aujourd'hui comporte une so­lution d'une façon ou d'une autre, quelque part. Notion dé­sespérée, parce qu'elle n'est pas fondée sur l'espérance chrétienne et l'acceptation des voies insondables du Sei­gneur, mais sur une modification de la Nature humaine, sur un salut collectif soudain. Il s'empare à ce moment de formules généreuses d'apparence et qui doivent fournir la solution magique : engager des crédits, tenir une nouvelle conférence de plus, consulter l'opinion mondiale, projeter une image véritable de nous à l'étranger, faire des propo­sitions acceptables à nos ennemis, et le reste de la litanie. L'on touche là, du reste, à l'erreur centrale de la politique étrangère américaine, dénoncée par Henry Kissinger en ces termes : « Une part trop importante de la discussion donne l'impression que nous nous acheminons par nos efforts vers un état statique appelé la paix. Nous discutons parfois, comme si une seule initiative de plus ou un seul mouvement brillant se trouvait entre nous et la normale. Beaucoup d'entre nous croient que nous pouvons dans un mouvement dramatique écarter tout ce qui est devant nous dans une atmosphère d'approbation universelle. » 62:73 Ce que Kissinger appelle « une initiative de plus », et que j'ai appelé « Jugement Dernier séculier », correspond à la même critique. Les progressistes catholiques, comme tous les progressistes, croient aujourd'hui que l' « holocauste nucléaire », les aspirations des peuples sous-dévelop­pés, l'O.N.U. comme noyau d'un gouvernement universel, etc., marquent le temps du baisser de rideau, et que le Vieil Homme, même racheté par le Christ, doit être rebap­tisé, totalement reconditionné, avant de pouvoir jouer dans la nouvelle pièce. Le progressiste catholique qui étudie plus attentivement les théologies existentialistes que les ency­cliques de Léon XIII ou de Pie XII (qui mettait en garde contre l'illusion d'une transformation véritable de la con­dition humaine), conclut que le progrès technique, la cen­tralisation administrative et l'augmentation du niveau de vie ont créé des « situations-limites » sous les yeux de la Conscience mondiale. Et que ces situations-limites rendent désormais obligatoires les alternatives suivantes : plus de guerre mais la paix universelle ; plus de discrimination mais la fraternité ; plus de division mais un seul État mondial. \*\*\* Faut-il donc conclure en condamnant nos frères en rai­son de leur utopisme impatient, de leur enthousiasme à projeter un avenir abstrait alors qu'ils négligent les périls immédiats ? Je n'oublierai jamais le rédacteur en chef de cette revue catholique libérale qui, avec le ton angoissé, convenable, demandait à l'auditoire : « Comment vivre avec la menace d'holocauste nucléaire qui plane sur l'Humanité ? » Il est caractéristique qu'il ne lui soit pas venu à l'idée de demander : « Comment pouvons-nous vivre (et poser des questions théoriques) alors que des millions d'hommes sont en cette même heure torturés en Chine, en Hongrie, à Cuba ? » On nous dit de ne pas juger notre prochain, car Dieu seul connaît les mobiles qui l'inspirent. Mais dans l'ordre politique temporel, nous devons continuer à peser les actions des hommes à la lumière des conséquences de leurs actes, et à les avertir, avec Pascal, que « qui veut faire l'ange, fait la bête ». Thomas MOLNAR. Thomas MOLNAR est né à Budapest en 1922. Américain, pro­fesseur à New-York, il est l'auteur en langue anglaise d'un livre sur la pensée Politique de Bernanos et a naguère publié un ou­vrage intitulé « Decline of the Intellectual » et tout récemment un autre ouvrage intitulé « The two faces of American foreign policy ». Il est membre du comité de rédaction de la revue amé­ricaine « National Review ». Il collabore à plusieurs publications de langue française, principalement « la Nation Française », « Accent grave », « la Table ronde », « Écrits de Paris ». 63:73 ### Images d'Algérie *II. -- Du cessez-le-feu à l'indépendance,* par Dominique DAGUET La première partie de ces « Images d'Algérie » a paru dans notre numéro 72. DONC il y eut chez nous proclamé par un cessez-le-feu, la radio, la télévision, la grande presse, la voix du chef de l'État... Et avant l'heure officielle de la victoire de nos ennemis, les longues heures de l'attente, an­xieuse, car il fallait maintenir jusqu'au bout ce semblant d'autorité que chaque jour de négociation réduisait un peu plus, couvrait un peu plus de ridicule. Encore faisait-on des projets : notre machine, bien huilée, continuait son mouvement, malgré l'amertume et l'angoisse. (Ainsi ai-je tenté à ce moment-là de réunir tous les éléments nécessaires à la construction d'un foyer sportif dans un village du Djurdjura...) Mais la certitude de la capitulation -- et cette palabre déjà avec l'assassin, avec le repris de justice, n'était-ce pas une manière de capitulation ? -- cette certitude d'une signature honteuse et prochaine nous enlevait tout courage, tout espoir... 64:73 Et le jour vint où notre présence centenaire, qui pesait un poids héréditaire sur nos épaules, qui rendait la terre solidaire de nos pas et de nos actes, car elle était terre de France, et donc complice de nos aventures, de nos joies, de nos prières comme de nos amertumes, cette présence fut déclarée abusive, et désuète, fait d'histoire à mettre dans les livres : elle fut donc marchandée autour d'un tapis vert, et les preneurs de l'héritage sont les mêmes gens qui met­taient dans les lampadaires de la rampe Bugeaud à Alger des bombes qui n'éclataient qu'aux moments de la plus grande affluence... Ah ! comme en ces soirs de mars 1962 furent lourds les regards posés sur l'ample marée immobile des crêtes kabyles. Nous savions engagé le processus du malheur, commencée la marche inexorable vers la ruine, le chaos, la misère et la mort, cette marche qu'hélas tout laissait deviner, « fatale » ! Les faux prophètes qui lais­saient entendre que tout permettait d'espérer un avenir de paix et de prospérité, qu'ils soient militaires, civils ou archevêques, furent des imposteurs et pour des millions d'êtres dans la peine et l'horreur des objets de scandale. Nous avons trop entendu des hommes de Dieu donner leur bénédiction aux assassins : alors il nous reste au fond du corps beaucoup de haine, et nous savons cependant que nous n'avons pas le droit de haïr. Mais nos frères nous ont trahis, et ils ont compromis dans le sang et leur haine un vêtement et une dignité qui ne doivent être portés que par des hommes d'amour. \*\*\* Un grattement de plume suffit-il à faire oublier les heures sombres des luttes où les nôtres avaient dû peser de toutes leurs forces de sueur et de sang contre le destin ? Oublier la lente ardeur d'une race à soustraire cette terre sauvage et misérable, à la soustraire à cette séculaire pa­resse sous le soleil, à cette séculaire hantise des cavaliers barbares, des hordes de voleurs comme des vols de saute­relles ou des officiers de l'impôt... Oui elle est bien oubliée cette leçon cependant mémorable de nos héros et de nos saints, cette œuvre qu'ils firent grande par souci et vérita­ble amour de leur patrie. 65:73 Oublié cet exemple qui donne aux peuples les raisons de vivre et de grandir et de travailler. Oubliées ainsi les gestes de ces gens soucieux avant toutes choses de semailles et de moissons, que ces moissons fus­sent de blé ou de celles que l'on dit spirituelles. Et c'est ainsi que les chemins couverts par les pas du père Charles de Foucauld, et les paysages qu'il a contemplés imaginant contempler des paysages de nouvelle France, il faut les abandonner, en laisser le soin jaloux à des gens qui ne savent rien d'une telle beauté, arracher de notre corps et de notre esprit cet attachement à de tels symboles : et ces terres aux frontières de la méditation, veillées jour et nuit dans sa tombe par le martyr de Tamanrasset, étaient pour nous le pays nécessaire, le grand horizon de sable et de pierre où la présence humaine révèle sa prodigieuse signi­fication au contraire du grouillement des plaines industriel­les. Terres de haute prière, où l'homme ensuite s'efface pour une contemplation alors possible... « Il est mort pour nous tous » disait le Tébeul Moussa Ag Amastane, améno­kal du Hoggar, et « Charles le Marabout n'est pas mort que pour vous seul, il est mort pour nous tous... ». Cependant même cela nous est ôté. \*\*\* Ainsi malgré nous vint le temps où ceux qui n'avaient jamais fait qu'égorger, piller, rançonner, purent sortir au grand jour, lavés devant l'histoire, glorieux de leurs cri­mes, puisque leurs crimes les avaient rendus vainqueurs, et prêts à nous demander des comptes. Ce fut le commence­ment du temps où nos amis, tant d'hommes engagés à nos côtés, connurent la grande peur, la grande crainte pour les lendemains. C'est qu'ils se souvenaient : sept ans de lutte, dont l'histoire s'écrit désormais, contre le crime, le chaos, contre l'absurde divorce de deux terres faites à l'évidence pour vivre ensemble le même destin. Sept ans de lutte qu'ils vécurent avec cette passion que fait surgir cette terre où le soleil lui-même exige l'ardeur, la violence, et avec le sang un peu de folie. Ils se souvenaient, et avec eux ces anciens rebelles ralliés en grand nombre dont la mort seule pouvait être le prix d'une telle loyauté, d'images très fortes, ces femmes et ces enfants allongés côte à côte, la gorge ouver­te ; ces écoles tout à coup remuées d'explosions, et c'était un pupitre, puis un autre, qui s'ouvraient sous la poussée des bombes ; ces villages à la naissance du jour tout à coup proies pour les flammes vengeresses ; cette peur enfin de vivre, même de parler, d'aller à son travail. 66:73 Et un matin, on découvrait son père, la gorge tranchée, le sexe mutilé, le ventre gonflé de cailloux et d'ordures ; ou bien son fils, le visage tailladé, le corps lacéré ; ou bien sa femme, en croix. Ils se souvenaient : les marches de tant de jours dans les enfers caillouteux des djebels, les coups de feux tout à coup, la poursuite d'un ennemi invisible, insaisissable, lé­ger, qu'ils ont cependant réduit à merci. Au terme des longues courses ponctuées de ces découvertes devant les­quelles les plus rudes eux-mêmes ne pouvaient retenir leurs larmes, et c'étaient d'atroces charniers ou bien au détour d'une piste des êtres lamentables, encore vivants mais portant les marques d'odieuses mutilations, au terme de ces fatigues et de ces peines et de ces deuils innombra­bles, leur victoire a été changée, par une trahison sûre, en défaite : l'ennemi triomphe tandis qu'il était écrasé, et ce seront nos fidèles qui demain connaîtront seuls le prix lamentable d'une politique absurde, inhumaine, criminelle. On leur avait tant promis, et voici que par une dérision dont l'esprit reste encore aujourd'hui confondu, « on » lais­sait s'armer ces ennemis vaincus dans le temps même où par des méthodes quelquefois honteuses on les désarmait : cette harka de Mechtras, à laquelle on promit l'échange des armes. « Tu rends ton arme ancienne... aujourd'hui. De­main, tu auras... une arme neuve. »... Oh ! ruse qui faisait sourire de plaisir et d'orgueil les colonels, quand les lieu­tenants pleuraient, de honte et de désespoir. Pauvres har­kis, pauvres êtres confiants en la parole de ceux qui étaient « la France »... Il est vrai, comment dire sans larme, com­ment pouvoir reconnaître pour la centième fois que mon pays sans même une hésitation s'est engagé ainsi dans la voie du crime et du parjure ? Et l'arme neuve le lende­main ? Il fallait attendre... Un jour, le colonel de Dra-el-Mizan rassemble les hommes de la harka. Un grand dis­cours, mon colonel, voilà qui fait accepter certes le pire des destins ! Mais qu'avez-vous fait de ces médailles mili­taires jetées à vos pieds, vous mon colonel qui les aviez distribuées pour récompenser des exploits et des hauts faits, comment avez-vous chassé de votre mémoire ces ges­tes silencieux qui portent la main à la poitrine et rayent du monde du réel, en un mouvement très digne, et las, des années de lutte sous vos ordres ou ceux de vos semblables ? 67:73 Bien sûr afin de diminuer les remords, combien de fois vos émules se sont-ils plaints, combien de fois ont-ils lâche­ment sali ces gens qu'ils ont en définitive livrés : « *Ils ne se donnent pas à fond, ils sont trop réservés... Ils jouent le double jeu, c'est bien arabe çà, le double jeu. Ils pensent trop à leurs frères dans la montagne ; ils savent trop que les ombres de la montagne appartiennent au même sang*. »*...* Et Pilate ainsi se lavait les mains, car enfin qu'avait-il à faire dans cette histoire où le Juste allait trouver la mort ? Et nous-mêmes, de métropole, qu'avons-nous à faire dans cette histoire où des innocents, du fait de leur confiance naïve en notre parole -- *alors que nous autres savons très bien que la parole n'a pas de sens, ni de valeur, et que le mensonge et que la vérité et que la Justice ne sont que des mots et que des illusions et que des chaînes --* vont eux aussi trouver la mort ? Ah ! pour assurer au moins les rêves et le repos, que n'avons-nous fait, nous drapant, ridicules, dans les grands plis de mots absurdes, dans « *le sens de l'histoire* » et l' « *irréversible marche des événements* »*,* nous drapant, dérisoires, dans la machination du mensonge. Oui, il existe chez nous des hommes qui sont allés jusqu'à nier la grande œuvre obscure accomplie par ces silencieux soldats. Quelle impudeur, quand des milliers de tombes té­moignent du courage et du don. Il est vrai, les tombes là-bas, dans la lumière qui efface les lointains, dans la chaleur qui met un voile sur toute pensée, ne pèsent pas le même poids qu'en nos pays. Lorsqu'on veut oublier les morts, et du même coup les droits que ces morts ont acquis sur les vivants... Je sais cependant que lorsque le chef était franc avec eux, ils l'étaient avec lui, jusqu'au dévouement le plus hum­ble, et jusqu'à la mort. Si le chef se laissait aller à la ruse, eux-mêmes se retranchaient en elle : et plus habiles que nous en ce métier, car fils de la terre, et fils d'une histoire où chaque jour de vie demandait l'aide de cette vertu. Ces hommes se donnaient, ces hommes seraient allés au bout du monde : il fallait simplement que le chef voulut les y conduire : ainsi de ces maghzens splendides de Bouh-Nouh, d'Aomar dans les années 1959, de Tighilt-Oukerrouch, et de ces maghzens gangrenés, habiles au double jeu, à la prudence, à la dissimulation dans les S.A.A. où le chef déjà se trouvait dans le sens de l'histoire : Dra Sachem, Mech­tras, Téniet-el-Haad... 68:73 Cependant, il me reste à dire, de ces hommes, une der­nière admiration : comment se fait-il que devant les renie­ments de la France rendus plus amers par ceux, particu­liers, de quelques officiers, ils aient si peu songé à prendre le vent et à nous insulter ? Comment se fait-il que si peu en définitive aient déserté ? Si peu, massacré leurs officiers comme d'autres qui les trahissaient l'auraient fait en d'au­tres circonstances, se trouvant encore de magnifiques excu­ses ? Comment se fait-il qu'un si grand nombre d'entre eux soient parvenus à passer la mer, malgré la longue obstina­tion dont ils durent faire preuve ? Malgré les difficultés sans nombre qu'on s'ingénia à semer sur leur chemin ? \*\*\* La veille de la proclamation officielle du cessez-le-feu, j'eus le plaisir qui ne se retrouvera pas de sitôt, de faire une longue « promenade » dans les monts du Djurdjura : vers la Khedidja en passant par le lac Goulmine... Le temps était peu favorable, beaucoup de brouillard, encore beau­coup de neige dans les hauteurs : mais le plaisir si mani­feste de ceux que j'emmenais, la joie aussi que j'éprouvais cette sorte de provocation, passer encore en « patron » dans les villages, recevoir les saluts des gens, écouter quel­ques instants les nouvelles du lieu, et puis s'enfoncer dans ces paysages immenses de rocher et de cèdre, de vent et de neige tandis que par place se laissent voir des grottes, des trous qui furent le siège de combats durs et obstinés -- tout cela contribua à faire de cette journée de marche, fatigan­te tout de même, une journée unique, une oasis de soleil dans la grisaille triste de nos préoccupations quotidiennes. Mais au soir, à l'heure du retour, quand le corps ne connaît plus qu'un désir, celui de l'allongement et du som­meil, quelle est la dernière joie ? Quel est cet homme, dans le dernier village sur le chemin du retour, au milieu de la piste, avec ces verres, ces galettes ? Que me veut-il ? De­main, sonnera l'heure officielle du cessez le feu Et ce­pendant, il marque à sa manière notre fraternité il offre le thé chaud et les galettes préparées avec quel soin, il accueille avec des mots de grande simplicité, il est heureux lui-même du plaisir et du souvenir qui distingue désor­mais d'un signe différent cette journée entre toutes. \*\*\* 69:73 Le lendemain, ce fut l'heure des cris et des « you-yous » des femmes, des hurlements dans les montagnes, des cor­tèges des épouses, des veuves et des enfants. L'heure d'un temps nouveau sonnait, une ère autre chassait l'ancienne : les rites sont immuables cependant, et il fallait conjurer par de grands efforts et de grands cris les mauvaises disposi­tions des nouveaux dieux. Je ne sais si je m'en indigne encore depuis ce temps il y eut tellement d'événements graves, la mort prit de tels visages... Donc il y eut, afin de célébrer « *la fête* »*,* des musiciens de place en place : un moment, je vis, celui qui était à ce moment-là mon chef hiérarchique s'avancer vers un groupe en délire, et lui-même se mêlant aux danseurs esquisser des mouvements, battre des mains. De loin j'a­perçus quelques jeunes gens tenant un long bâton au bout duquel ils avaient fixé un drapeau vert et blanc : ils s'approchèrent du groupe des danseurs et firent flotter au-dessus de lui l'emblème qui pendant sept ans avait symbolisé pour nous l'ennemi. Le capitaine continua sa danse, comme si rien ne se passait, et il s'arrêtait afin de boire le thé, et il reprenait en frappant dans ses mains. Des moghaznis étaient en armes, honteux certes, et avec eux je m'avançai vers l'emblème. Qui disparut aussitôt. \*\*\* Les événements ayant pris l'orientation que l'on sait, il fallut bien envisager d'interrompre l'action des Affaires Algériennes, action qu'il eut fallu cependant poursuivre encore au moins dix ans, avec des moyens de plus en plus importants, si l'on avait voulu en faire mûrir tous les fruits ; mais alors se posait la délicate question des person­nels employés, et notamment celle des moghazni. On nous envoya des circulaires remarquablement imprimées, des notes de services, on nous dépêcha des commandants et des personnages afin de nous expliquer le proces­sus de « *l'affaire* », afin de « *convaincre *» de la bonté de cette opération les principales victimes : nous devions pro­poser aux moghazni trois solutions, qui n'en étaient que deux, partir en métropole, ou rester. Mais il y avait de tel­les restrictions dans les termes des notes de services qu'il fallait avoir une vraie mauvaise volonté pour proposer le départ en métropole. 70:73 Il vint un jour où je me décidai à prendre un par un les moghaznis, et tout d'abord le « *mokkadem* »*,* c'est-à-dire le sous-officier responsable du maghzen. Cet homme compte parmi les rares que j'ai estimés sans réserve : strict pour tout ce qui touchait à l'honneur, à l'observation sans équivoque de la parole donnée, exact dans son travail, insensible à la fatigue, et dévoué à l'extrême. Encore, disant de lui ces quelques mots, il me semble rester très en deçà de ce qu'il faudrait dire. Surtout aujourd'hui où il a payé du prix du sang la fidélité qui fut sienne. Donc, lui ayant expliqué les trois « solutions », je l'adjurais de partir pour la France où il pourrait certes trouver un métier et conser­ver la vie. Deux heures de temps, il resta dans mon bureau, pleurant comme un enfant, pitoyable de détresse, mais refu­sant d'envisager son salut quand tant d'autres resteraient « ici », qu'il fallait bien ou défendre ou accompagner dans les heures noires. Tant d'autres qui avaient été ses compa­gnons de combat, qu'il avait eus dans le maghzen, envers lesquels il se sentait responsable. Il pensait aussi qu'il pourrait avec un autre moghazni préparer le « *referendum d'autodétermination* »*,* et faire voter ses pays pour « *l'Algérie Française* »*...* Nous lui disions que cette partie était perdue, que l'avenir aussi sombre qu'il fût ailleurs l'était moins qu'il ne le serait ici... « *Mais mon lieutenant*, *c'est mon pays et mes terres et mes amis : il faut aller jusqu'au bout pour les aimer.* » Les sauver, oui, mais seul ? Quand en novem­bre j'ai pu avoir de ses nouvelles, j'ai su qu'il avait été fouetté sur la place publique, et mutilé. S'il est encore vivant, il le doit à une sœur qui occupait dans le F.L.N. un poste assez important. Un jour, il l'avait fait arrêter, et devant nous l'avait giflée, lui reprochant de ternir son honneur. Cela dans les derniers mois de 1961. Quant à l'au­tre moghazni qui voulait faire campagne pour l'Algérie Française, cuisinier de la S. A. S. que je quittais bien avant sa fermeture, homme très droit, ayant d'ailleurs un bon métier, qu'il avait exercé longtemps en France, j'ai su, tou­jours en novembre, qu'il avait été *égorgé.* Les meilleurs des nôtres ainsi moururent : mais je parlerai plus loin de ces massacres qu'il y eut de nos fidèles, massacres qu'hélas nous fûmes quelques-uns à prévoir, mais sans moyens pour nous faire entendre, mais sans moyens pour tenter un sauvetage. 71:73 Ah ! certes, les services officiels auraient moins pala­bré sur les ondes, moins semé les paroles lénifiantes et hypocrites, ils auraient mis à notre disposition des moyens plus considérables, certes ces massacres, faute de chair et d'âmes, n'auraient pu voir le jour, n'auraient pu éclater dans ce temps de paix mensongère... \*\*\* Il y avait autre chose : l'indépendance n'était pas encore venue : déjà cependant la mort aiguisait ses armes. L'armée française, sauf en de rares endroits, se repliait sur elle-même, évacuant les innombrables cantonnements qu'elle avait édifiés, fermant les A.M.G. et les écoles qui étaient les incomparables parures de tous les postes. Elle qu'on avait vue soucieuse de progrès social, de scolarisation, de médecine et de justice, voici qu'elle n'était plus préoccupée que des problèmes d'intendance, des désertions multiples qu'elle enregistrait, et prise par des opérations de basse police, On avait changé d'ennemi, et à poursuivre cet ennemi suscité par le désespoir et une suite interminable de men­songes et de duperies, on mettait une énergie rarement vue dans la poursuite engagée, quelques temps auparavant, contre le F.L.N... Alors des populations épouvantées prê­taient une oreille complaisante aux dires des hommes de trouble : des complots se nouaient, dont le peuple se fai­sait le complice désespéré. Et pour le rassurer, il n'y avait que les C.R.S., les gendarmes mobiles, toutes les forces des polices, les régulières, les secrètes, les parallèles -- ces nouvelles venues, davantage « gang » de bourreaux que force soucieuse de justice -- et jamais les Français, cette race nouvelle née du referendum, ne pourront imaginer les brutales interventions de ces multiples polices. Il n'y avait encore pour rassurer ce peuple au bord du malheur que les sourires de l'homme du Rocher Noir sur les écrans de la Télévision : sourires à eux seuls plus sinistres que toutes les faces noires des « barbouzes ». Des jeunes sans équilibre encore étaient pris par le tourbillon et ce fut la lutte odieuse, inutile, passionnée, sur­tout mal dirigée, où tant d'innocents connurent la mort : lutte que la peur rendit plus aveugle, et dans le dernier instant, quand on imagine que tout va sombrer, on se raccroche aux plus éphémères espoirs, aux plus inutiles expé­dients. 72:73 Lutte odieuse : ce fut la fusillade de la rue d'Isly, avec ses 90 morts, soudaine, vengeresse, ignoble : et tout laisse craindre que c'est à dessein que les mesures prises pour empêcher la manifestation ne furent que des demi-mesures, afin de laisser une « chance » à la catastrophe : on laissait monter une certaine exaltation, on laissait passer un cer­tain nombre de manifestants, on organisait une véritable nasse dans laquelle venait buter le gros de ceux «* qui ve­naient manifester en faveur des opprimés de Bab-el-Oued *» *;* et au fond de la nasse on mettait des tirailleurs exténués, inexpérimentés dans ce métier, et certes dangereux à cause de ce trouble que mettait dans les esprits l'atmosphère du cessez-le-feu (qui fut plutôt un « *ouvrez-le-feu* »*,* tant la paix qu'il y avait partout en Algérie, relative certes, encore fragile, mais de plus en plus certaine, fut du jour au lendemain brisée). Et ce furent l'irritation raciste, inévitable dans ce temps de désordre et de déséquilibre, avec ses assassinats rapides au coin des rues, le tir au pigeon des policiers sur les bal­cons et les terrasses : on savait ainsi qu'une petite fille, sur un balcon, au champ de manœuvre, fut tuée parce qu'elle venait chercher du linge qu'on avait mis à sécher ; une autre fois ce fut une femme... Un soir, le soir de l'arresta­tion du général Salan, une patrouille d'aviateurs passait sur le grand boulevard de la Redoute. Des balcons, quelques personnes crièrent des injures certes, qui n'étaient qu'un masque mis pour ne plus contempler cette plaie au fond des yeux. Il a fallu se retirer bien vite en arrière, sous les rafales de pistolets mitrailleurs... Mais dans la grande presse qui nous venait de métro­pole on ne parlait que des attentats de l'O.A.S. ; rien des abominables procédés de police. Rien des crimes quotidiens dont le F.L.N. se rendait à nouveau coupable. Et rien de ce qui va suivre : dans les yeux, me reste l'image hallucinante de cadavres blancs comme linge, -- et je sais bien que l'image est commune, inexpressive parce que trop usée cadavres retirés de l'Harrach, cette rivière près d'Alger. Ces gens-là avaient été saignés à blanc par les gens du F.L.N. pour les besoins de leurs infirmerie... Quatre-vingt-seize cadavres, comme cela fait beaucoup de monde, alignés cote à côte, et comme ils étaient immenses, et seuls, les uns à côté des autres, les cadavres exsangues de l'Harrarch. Com­bien d'autres sont demeurés dans les fonds cependant ? Et qui va pleurer sur ces tombes jamais creusées, sur ces corps jamais reconnus ? 73:73 Ce fut encore un temps de folie, à la mesure de cette autre qui se consommait lentement, la mutilation de notre patrie. Alors, les souvenirs de ces jours remontent en dé­sordre, fous eux-mêmes, composent des images halluci­nantes qui ne me quittent plus, où les cadavres par cen­taines pleuvent comme des larmes. Mais il arrive qu'au milieu de trop de malheur on ne puisse plus pleurer. Il arrive que la mort elle-même perde de sa grandeur et de sa dignité. Les événements les plus tragiques comme les plus chargés d'injustice ne parviennent plus à arracher les mots de l'émotion et du deuil. Et le silence n'est plus qu'une prostration : en ai-je vu de ces gens entre deux âges qui butaient d'une façon têtue leur front contre des portes imaginaires, l'esprit perdu dans un souvenir ancien, mais les yeux chargés d'un poids insoutenable ; oh ! que de morts, et que d'êtres désormais perdus dans un univers sans assise ni pôles. Un ami de Blida dans le mois de mai, fut arrêté par des musulmans armés, sur la route de Chréa, où se trouve l'an­tenne de l'émetteur de télévision d'Alger. C'est déjà la montagne et il est seul ; ces gens semblent féroces : il s'estime perdu. Or on le conduit fort civilement devant la porte d'un grand garage : l'odeur qui se dégage est insou­tenable. On ouvre les portes, on lui demande de regarder afin de pouvoir raconter, en ville, ce qu'il aura vu. Et ce qu'il dit est encore violence : cent cinquante corps, cer­tains nus et mutilés, d'autres déjà décomposés. Il s'agissait du résultat de « *règlements de comptes* »* *entre gens du M.N.A. et du F.L.N. Tout cela n'est que peu de chose peut-être... Ai-je dit l'essentiel ? La peur en chaque poitrine ? La douleur de proches et d'amis tous les jours perdus ? L'arrachement d'un peuple entier, son exil loin d'une terre passionnément aimée ? Il me semble impossible de suivre un plan, une suite d'idées, ou d'images. Je me sens trop concerné : aussi je ne tâche que de dire ce qui est venu jusqu'à moi. Là-bas donc, je me suis mis à cueillir des rumeurs, comme l'écho qui ramassait le son des balles depuis trois quarts d'heure en ce soir du 7 juin 1962... Je me suis mis à puiser dans ma mémoire à pleines pages les rumeurs de la ville assiégée par la mort. 74:73 Alger, deuxième ville de Fran­ce, grande ville, où la promenade entre les jardins et les ruelles chargées d'odeurs laisse l'esprit en constante alerte -- encore n'ai-je vu d'Alger que son visage de femme à l'agonie -- ville où se perdre, dédale au travers de maisons qui respirent des mystères, éblouissante et sombre, lugubre et ouverte, offerte et distante, tout cela à la fois, ville dont le corps s'étire dans une lumière tendre et que l'on voit du haut du balcon Saint-Raphaël, mais qui n'est peut-être qu'une succession harmonieuse de bourgades, de petites cités, de préfectures et de villages, et l'on ne va d'une cité à l'autre que dans les occasions ou parce qu'on est un touriste... Rumeurs de ville assiégée dans ma tête... Non qu'une rumeur vaille en soi quelque chose, ou qu'elle dise une part de vérité. Je ne suis qu'un témoin. Mais puisque, tout le monde est devenu fou, à commencer par les nota­bles et tous les grands responsables, ceux qui ont fait naître ce temps d'absurdité et de crainte, si l'on veut prévoir le futur, il faut écouter aux portes et aux meurs : faire en sorte que les gens vous disent les mots essentiels. Ou livrent leur âme, pour être plus précis. Car ici point de frontières opportunes qui permettent de se masquer, laissant dans l'ombre ce qui seul compte. Or tout cela paraît vain, puis­que la ville peu à peu s'est vidée de sa substance humaine, de sa force remuante, de sa chair, par une dérisoire imitation des temps de loisir. Vacances de la vie. Elle, la ville, s'est donc vidée : et avec elle le pays tout entier. Un jour j'ai rencontré un homme que ces messieurs de Paris auraient pris sans doute pour un imbécile, eux qui considéraient de loin, et confortables dans leur fauteuil, ce «* fameux problème algérien *». Moi je contemplais ce noble, qui était parti en « *France* » accompagner les siens pour « l'exil ». Il est revenu, seul, mais déterminé. A quoi ? Est-il bon de le dire aujourd'hui ? « *Nous mourrons, s'il le faut,* dit-il, *mais nous mourrons Français.* » Est-ce que mainte­nant mourir français est encore désirable ? Et je savais pourtant qu'il était convaincu que tel était son désir. Sa seule grande idée. Son grand dessein. Ce n'était pas qu'il avait oublié la vie facile et bonne « *d'autrefois* »*.* Non pas qu'il éprouvait une haine définitive contre le musulman : mais il voulait au contraire reprendre un rêve interrompu, qu'on l'avait d'ailleurs obligé à formuler, un certain 13 mai, ce jour qui fut rempli du son des tambours et des trom­pettes. 75:73 Et puis « *que feront-ils sans nous ? Ils se battront entre eux, sauvagement, comme ils l'ont fait pendant des siècles. Car il semble que ces gens ne savent que la violence et les chants de guerre. Et ils laisseront mourir une terre trop aimée pour qu'elle puisse vivre sans nous* »*...* Il ne pouvait accepter, cet homme qui revenait pour mourir peut-être, qui du moins allait courir le risque de la mort, il ne pouvait accepter que le gang des tueurs, des massacreurs de femmes et d'enfants, que les Krimistes, que les assassins couverts de la poussière de huit années d'hor­reurs, devinssent les patrons, les puissants, les légaux. Qu'ils devinssent l'État. Et que par ce tour de passe-passe ils paraissent blanchis devant l'histoire, eux les triomphateurs, et qu'ils puissent, eux les brigands, se muer en accusateurs et en personnes respectables. En personnes qui rendent la justice. Car « *ils useront de la parole, des lois et des hommes comme ils ont usé du couteau, des mines sur les pistes, des grenades dans les pupitres d'écoles, des mitrailleuses dans les embuscades où sont tombés nos frè­res, des bombes dans les bals, dans les stades, dans les hôpitaux, dans les rues* »*.* Il y avait bien d'autres rumeurs qui me venaient ainsi : on parlait des exécutions, des jugements : «* Ils ont con­damné un gosse de seize anis, de dix-huit ans, de dix-sept ans... *» Plainte partout retrouvée. « *Au moins, ils sont condamnés politiques ?* » Mais non, mis au régime des droits communs, soumis à la rude éducation des criminels, des assassins pour la bassesse ; alors qu'ils l'étaient peut-être devenus par orgueil blessé, par amour trop incompris, par l'aveuglement que fait cette plaie profonde : une terre débaptisée... « *Et si les bouchers des charniers chaque jour découverts ont, raison, si demain le F.L.N. obtient ce qui pendant huit ans lui a été refusé, par la fatigue, la généro­sité, l'amitié et la mort des nôtres, eh ! bien il faudra se dire que c'est ainsi qu'il faut faire... Il faudra tirer les conséquences de l'événement, et faire comme eux.* » Ru­meurs de la ville, du pays, que ces bruits qui montent dans les soirs, tandis qu'explosaient un peu partout les pains de plastie. Ces mots sans raison peut-être et que l'on accepte cependant parce que le monde est fou. 76:73 Et faire comme eux hélas, c'était perdre l'esprit, c'était renier cette flamme humaine et qui nous distingue. C'était rejoindre la folie, l'ombre, la tombe. *Mais peut-être réussir --* Ah ! comme il se fait que la folie ait pu être si tentante Comme il se fait que puisse venir ce délire de la foule devant l'université incendiée, ces propos allègres, ces rires vengeurs ? Cela, qu'ils auront en moins. Et comme elle a bien brûlé ! Et ceci, et cela, il faut le faire sauter, encore ceci qui est à détruire ! Oui, tout le monde en était là et nous trouvions cela normal : une explosion, c'était un point en plus. J'ai vu un homme qui réduisait en miette sa mai­son : ce peuple tout entier, pris hier par la passion de construire, qui était à ce moment-là chaviré d'une ivresse terrible, presque mythologique, sans joie certes, mais avec toutes les apparences de la joie. Avec cette ombre seule­ment, cette fixité parfois du regard d'un désespéré. Mais ce haut fonctionnaire, que j'ai vu passer très vite de la sérénité à l'abattement le plus triste : or cependant son destin n'était point tragique, dans l'ordre matériel de la vie. De l'autre côté il y avait ce qu'il faut pour se loger et pour vivre. Une maison, demain une retraite. L'exil com­mencé sera calme. Mais l'âme ne se satisfait point de ces choses : il faut abandonner ses tombes, ses souvenirs si chèrement entretenus dans les paysages coutumiers. Il fal­lait alors se laver de tout un amour trop pesant en ce temps de bêtes et de reniements. Alors l'être se prend à la douleur. Tout cela dit, redit, mille fois, écrit encore, par­tout, ce poids d'humanité qu'un chef eût ressenti comme tel, s'il avait appartenu à notre race, s'il avait seulement été un chef, un roi pour les siens. Il y avait de ces gens en grand nombre qui loin de la violence ne trouvaient aucun mot pour condamner les éga­rés qui s'y livraient. On les disait, on les dit encore égarés, mais quelle justification à ce jugement ? Et pouvait-on trouver des mots pour renier ce suicide épouvantable d'une ville, d'un pays tout entier ? J'en reviens à cette frénésie d'une autre terre qui a pris tout un peuple avant son exil loin de sa terre : ou le salut ou la destruction, ou l'accord ou l'apocalypse. Il ne pouvait y avoir d'île médiatrice. Il n'y en a point eu : l'exil a marqué tout un peuple. Quel étrange pouvoir a possédé un seul homme, qui fut capable de susciter une telle haine, de susciter une telle passion. Tout un peuple, orgueilleux hier de construire et de semer des villes comme des récoltes, devenu glorieux des ruines qu'il massait sur le chemin de son départ. 77:73 « *A l'écoute de ce monde à nous, de cette terre à nous qui divague et s'en va, et s'en retourne vers on ne sait quelle tombe, une prière vient au regard et réclame comme un miracle salutaire le départ de l'étranger qui est venu chez nous pour notre perte, le départ seulement comme, un nau­frage, rien de plus, de cet homme, signe de honte dans la dispersion de notre patrie et de notre peuple, rocher d'ab­surde et de mensonge, et dont la* *maintenance de plus en plus signifie la mort de notre pays.* »... Ces mots qui m'é­taient venus en juin et que j'avais notés sur mon carnet, comment les renier aujourd'hui ? Qui me semblent vrais plus que jamais. \*\*\* Il y avait dans les rues d'Alger des attentes intermina­bles aux guichets des départs. Combien de gens ont campé dans la rue, des jours de suite, pour obtenir une place hypothétique dans un bateau ou un avion. Peu importait d'ailleurs, dans l'un et l'autre cas les bagages permis étaient réduits au strict minimum, à presque rien. On a vu des femmes sous le soleil de juin, quelquefois de vieilles fem­mes, s'évanouir pour être restées debout des heures trop nombreuses. Mais au guichet, toujours fermé, apparaissait quelquefois un fonctionnaire qui venait dire que ce bureau était inutilisé depuis déjà plusieurs jours, ou bien qu'on allait transférer les bureaux... Le hall de Maison Blanche était devenu un havre de salut surpeuplé. Mais un peuple ainsi s'accrochait tout entier à l'espoir d'un billet, d'une place, ou encore d'une entrée dans cette antichambre de l'exil. Toute une ville, tout un pays se repliait, abandonnant sur place, navré, le lieu d'amours vécues, tant de biens, tant de tombes... Mais encore, comment dire l'angoisse du lendemain ? Cependant, les avions qui partaient sur la France étaient chargés de cargaisons d'êtres exacerbés de haine : et qui n'aurait connu cette haine formidable ? Qui ainsi spolié de sa terre, n'aurait été soulevé du même sentiment ? Il faut le dire, bien de ces pauvres gens avaient dépassé les forces de la haine. Ils survivaient. Il est vrai, tant de peines, de douleurs, de deuils ont accablé ces gens, nos compatriotes sur la terre d'Algérie. Ces Français de là-bas dont près d'un million ont dû fuir le sol natal, le sol tombal si l'on peut dire. Une fuite que de ce côté de l'eau on considérait comme improbable : impensable. Ces Français dont on imaginait naïvement qu'ils accepteraient de vivre étrangers sur une terre dépos­sédée du nom qui la faisait plus belle. 78:73 Et qui pourrait condamner (ou bien même se montrer indifférent simplement) cette violence du reproche aujour­d'hui, cette amertume qui éclate ? Qui pourrait condam­ner, n'ayant pas vécu le même drame ? Le même temps étouffé par les fils de la haine, de la mort brutale et cyni­que, le même temps corrompu par le mensonge, l'hypocri­sie, la bestialité. Et comment les yeux d'enfants hier té­moins de ces excès ne se souviendraient-ils pas ? Mais qui leur fera croire qu'il ne s'agit là que de péché, du plus grand crime, qui leur fera dire que ce temps ne fut l'œuvre que de cette part monstrueuse du cœur de l'homme, la part de l'ombre ? En tous cas, point ceux qui furent les auteurs ou les complices. Mais des milliers de mères aujourd'hui s'interrogent, et regardent avec angoisse le visage de leur enfant : quelle marque a laissé ce déchaînement frère con­tre frère ? Est-ce que leur âme au sortir de ces spectacles ne demeurera pas blessée à mort, comme dénaturée ? Et tout cela qui me fait souvenir de cette parole de Léon Bloy, que j'ai longtemps crue excessive : « *Léon Bloy, qu'espères-tu ? J'espère ce qu'il est raisonnable d'espérer, à savoir que Dieu ressuscitera la France qui est le royaume de sa mère, mais après une mort affreuse qu'elle ne peut éviter.* » Eh ! bien, nous l'avons peut-être cette mort affreu­se : non plus celle prévue par Léon Bloy, mais une mort sans doute plus affreuse que tout ce que l'on pouvait ima­giner : la mort par démission (car il y eut crime du fait de cette démission). Ainsi pour nous voici le temps des morts, (celui des morts sans sépultures, comme en Algérie, de ces morts dont les cendres s'éparpillent chaque jour un peu plus dans les djebels), et il ne nous reste plus qu'à œuvrer pour hâter le jour où notre pays reverra la vie, où sa faute sera enfin non pas oubliée mais rachetée. \*\*\* Mais les images les plus dures restent à dire ; c'est le chaos connu après l'indépendance, cette démence sans me­sure, ces crimes innombrables, quotidiens, d'une cruauté inconnue, commis devant une armée française dont l'immobilité donnait à penser qu'elle n'était qu'un otage... Et nous avons vu le travail d'un siècle, qui est chose précieuse, car sueur et sang d'homme, en quelques jours ruiné. 79:73 « *La France peut être heureuse sans Québec...* » Mais elle ne peut l'être que sans Québec. L'honneur, par son exigence, rend le bonheur difficile, peut-être inaccessible. Non la joie cependant. Car la joie de l'honneur conservé est très différente de la canaille gaîté de ce que l'on appelle aujourd'hui le bonheur. C'est pourquoi chez tant de jeunes maintenant il y a ce long désespoir, cette longue rumination, cette souffrance nouvelle que rien ni personne ne peut éteindre ni apaiser. Le temps sans doute. Par faiblesse. Mais nous n'avons pas fini de sentir en notre esprit cette humiliation, cet abais­sement. Surtout la honte d'une complicité. Car nous avons bien lutté, et bien marché contre le crime, mais qui fera que nous ne fassions plus partie de ce peuple cependant criminel ? Et nous savons bien que nous aussi sommes responsables, qui cependant chacun comme nous le pouvions avons marché contre le crime. Mais il me reste à dire encore les pages les plus dures peut-être de ce dur livre d'images. (A suivre.) Dominique DAGUET. 80:73 La fille du maître d'école (VI) ### Les deux jardins de curé par Claude FRANCHET Les précédents épisodes de ce récit ont paru en mars 1962 (numéro 61), en mai (numéro 63), en juillet (numéro 65), en décembre (numéro 68) et en février 1963 (numéro 70). C'ÉTAIT À BELLEVILLOTTE. Au vrai, de ces deux pièces, ma­man se regorgeait. Mon père faisait le modeste. Et à moi, dès l'âge de connaissance, comme la maison me parut belle avec son jardin ; non pas seulement parce que c'était chez nous et l'une des premières merveilles sous mes yeux, mais j'en suis sûre parce qu'elle était en elle-même pleine de charme. Un ancien presbytère -- la paroisse n'avait plus qu'un desservant -- avec des moulures au plafond de la salle de classe qui avait dû être la chambre-salon de monsieur le curé ; un long corridor et ses deux portes dont l'une, l'entrée de la maison, donnait sur le jardin, l'autre « celle de derrière » sur quelques champs joignant des fermes. Et à gauche en entrant, la cuisine avec sous la fenêtre un grand fourneau potager aux faïences blanches à fleurs bleues, un immense placard, Dieu soit loué, qui fit pousser des exclamations à ma mère avant qu'elle n'en eût décou­vert l'étonnant et multiple emploi. Il y avait place aussi pour le lit des époux comme en toute maison de campagne, en face d'une cheminée. 81:73 Puis, « la chambre », comme chez mon grand-père, les tantes, les cousines. La chambre avec le plus beau lit et ses plus beaux rideaux, l'armoire, plus tard mon petit lit, au-dessus de la cheminée la glace devant laquelle mon père se faisait la barbe deux fois par semaine entre les photo­graphies de famille ; enfin la table de nuit qui, bien cou­verte d'une serviette blanche, servait de desserte aux récep­tions de collègues parce qu'on était plus au large dans la chambre que dans la cuisine, et que c'était aussi plus distingué. La porte au fond du corridor était celle de l'entrée des écoliers. Mais elle servait aussi à aller dans le bûcher qui donnait sur le petit chemin entre les champs et la maison. Et de ce bûcher partait l'escalier du grenier. J'aimais le grimper à quatre pattes à la suite de ma mère parce que les greniers sont toujours attirants. Il y avait dans celui-ci ma voiture de bébé, une sorte de fauteuil d'osier à roues, dou­blé de bleu, où à trois ans je pouvais me hisser, l'ébranlant de presque un mètre : et je croyais voyager quasi miraculeusement. Déjà la malle en bois. Et tout au fond le buste de Napoléon III que j'aimais voir parce qu'il me faisait peur avec son grand trou dans la tête ; au grenier d'une mairie je l'ai revu depuis avec le même trou : le peuple brise ses idoles quand elles ne lui plaisent plus, il paraît que dans chaque commune, à l'avènement de la République, le malheureux empereur avait été descendu de son socle à coups de marteau. Mais pour moi, dès ce moment Napoléon III fut un personnage de l'Histoire qui avait un trou dans la tête. \*\*\* Le jardin aussi était un jardin de curé. Très grand, en­fermé de murs. Si grand que toute une moitié était en herbe à lapins. Le reste en potager bordé de larges plates-bandes des fleurs de saison. Il y avait aussi le puits entouré de juliennes et de lis jaunes, et des arbres sur le côté en un petit verger, mais dont la plupart devait périr après l'arrivée de mes parents en ce terrible hiver de 79, où la sève gelée des noyers les faisaient éclater en coups de canon qu'on entendait de loin, à travers la campagne. Dans un hameau de Bourgogne où il y en avait beaucoup, chacun valant une fortune d'alors à cause du beau bois de menui­serie, les bonnes femmes s'épouvantaient l'une l'autre : 82:73 « Les Prussiens qui reviennent ! Les Prussiens qui revien­nent ! » Maman avait grand'peur de me voir geler dans mon berceau. Du côté des champs le mur de clôture était à moitié écroulé, elle y jetait ses débris de vaisselle ; elle m'y em­mena jeter mon biberon objet de fol amour si longtemps gardé qu'à chaque rencontre ma grand'mère en était hon­teuse, et un jour elle avait dit : « Surtout, que ton prochain voyage à Vorancher ne m'amène pas ta fille avec ce ridi­cule biberon ! » Alors ma pauvre maman s'était résignée à me briser le cœur, et un matin qu'assise sur sa descente de lit -- je m'y revois, je revois les fleurs rouges sur les­quelles j'étalais mon tablier, et la chère femme rabattre les couvertures au-dessus de moi -- je tenais précieusement sur ce cœur l'objet aimé, elle eut une inspiration et me dit d'une voix assez réussie pour être persuasive : « Je vais t'apprendre un beau jeu : tu prends ton bibe­ron par le goulot et tu tapes un bon coup sur le carreau ! » J'ai toujours été *croyotte *; je fis ce qu'elle me disait et on devine le résultat. Mais ce fut un chagrin plus effrayant qu'elle n'avait pensé ; pour me consoler elle imagina en­core de m'emmener « enterrer » les tristes restes au mur. Ce qu'elle ne sut ni personne, c'est que pendant longtemps, chaque matin, j'allai comme à un petit pèlerinage honorer les débris miroitants entre les pierres moussues, et parfois pleurer. Peut-être tout de même la pauvre maman s'en est-elle aperçue : mais elle ne me l'a jamais fait savoir, par délicatesse pour mon secret de peine. S'il en fut ainsi elle pensait sûrement me devoir cette délicatesse, et je me demande aujourd'hui comment pas un instant il ne me soit venu à l'esprit qu'elle ait pu organiser le malheur. J'étais donc *croyotte* comme on disait, crédule. Pourtant je n'ai pas toujours été moi-même si ingénue, les plus transparentes petites cervelles sont encore pleines de malice cachée. Ce pouvait être au temps du biberon brisé ; et plus tard j'appris sans doute les circonstances de l'histoire, mais le fond, ce qui se passait en moi, personne ne l'a su parce que je ne l'ai pas dit : je devais sentir que ce n'était pas joli, joli. Et ainsi j'allais à la main de mon père et par moments dans ses bras, le long de la petite rivière de Vorancher et *ses peupliers* (soleil, feuilles, ronds d'ombre légère et tout près de nous, l'un après l'autre, les troncs droits et hauts) bordant le chemin qui nous menait chez mon grand-père, en pleurant parce que j'avais mal mais me disant quelque chose dont la traduction familière serait à peu près : 83:73 « Qu'est-ce qu'ils vont raconter, quand nous serons par­tis, sur ceux du presbytère ! » Voilà : c'était *leur* chien qui m'avait mordue. Il avait beaucoup aimé maman jeune fille et subissait, lui peu commode, ses fantaisies à la Sainte-Anne, se laissant emmener chez la vieille Nanette avec un petit bouquet de fête au bout de sa queue relevée ; même il devait passer le seuil le premier. De mon père fiancé il fut affreusement jaloux sans oser se venger ; de moi pis encore, mais il garda son coup de pied jusqu'à ce jour où me trouvant seule il me mordit la main que peut-être j'avançais vers lui. Grand émoi au presbytère. Mais on ne faisait pas alors venir le médecin pour une morsure, et les tisanes de mon parrain n'en pouvaient mais ; on avait alors songé au petit pot de pur saindoux réservé par maman Julie aux cas de ce genre. Je ne sais pas si c'était le « ouint vieux » dont j'entendis parler par la suite. Ce que je sais, c'est que j'al­lais donc sous les peupliers, souffrant vraiment et reniflant et me consolant en jouissant d'avance des exclamations de la bonne Julie : j'avais parfaitement senti et depuis long­temps, la rivalité d'amour et de défiance à mon sujet entre le presbytère et la maison au bas des bois. Et autant avouer que des années après je me retrouvai en l'esprit quelque chose d'approchant, et il y avait encore des peupliers, mais sur la route de Bellevillotte où devait s'arrêter à un carrefour la patache qui emmènerait mon parrain venu en visite. C'étaient les dernières minutes à passer ensemble et comme à l'ordinaire en ce cas personne ne disait rien parce qu'on croyait avoir tout dit. Mais on se regardait mieux. J'en profitai pour me couler tout doucement vers l'un des gros arbres et m'y livrer à mon jeu favori : tourner autour, toujours plus vite, en m'y retenant d'une main. Quand on s'en aperçut papa m'appela mais j'étais lancée ; une secon­de fois n'eut pas plus de succès ; à la troisième -- « Viens dire au revoir à ton parrain ! » -- il bondit vers moi et me tira par l'autre bras d'une telle force que celui de l'arbre retomba le long de mon corps en me faisant très mal. Bien entendu plus tard maman contait « qu'un peu plus, ce mal­heureux bras restait accroché au tronc ». En attendant, même celui qui nous quittait regardait le responsable d'un air gêné, ma désobéissance oubliée devant mon malheur d'ailleurs pas aussi grand qu'il n'en avait l'air. 84:73 Et lui, mon malheureux père, penaud une fois de plus, me ramena vers la maison en me portant avec des précau­tions de nourrice. Et cependant je ruminais avec satisfac­tion ce qu'allaient dire une fois de plus les voisines « Être si vif avec une petite fille, sa fille unique encore ! » En vérité elles m'apportèrent, trois ou quatre à la file, chacune un bel œuf frais pour le manger à la coque, comme dans les grandes maladies. Je me vois les recevoir dans le lit de mes parents, comme à la parade. \*\*\* Mais le mur et le biberon m'ont fait envoler ailleurs, Et j'en veux revenir au jardin parce que là, grâce au maître d'école jardinier, s'est ému pour la première fois mon amour du monde. Je me souviens de sensations très vives, ineffaçables, même les plus douces ou mélancoliques puis­que tout petit d'homme est cet homme tout entier aussi bien dans l'esprit que dans le corps. Et dans l'âme. De bonne heure j'aimai les couleurs des fleurs, je humai leur odeur et tout autour celle de l'air, de la terre et des feuilles. J'en suis sûre, à y penser à cette heure je m'y retrouve encore. Et sûre d'autant que personne ne me l'a appris. Je ne dis pas que l'un ou l'autre de mon père ou ma mère ne m'ait approchée d'une rose ou l'ait approchée de moi pour me la faire admirer. Mais ce n'était pas aux roses que j'en avais, c'était à mes fleurs à moi, mes décou­vertes personnelles, ce à quoi comme pour les personnes s'en va d'abord le cœur et après on trouve des raisons. Et ainsi mes fleurs, chose étonnante pour une petite enfant, étaient celles d'automne, les dahlias, les phlox, les asters, les reines-marguerites. Même, l'écrivant, je me dis que ce n'était pas possible, qu'il ne pouvait y avoir d'affi­nité entre elles et une marmotte de combien ? deux ans et quelques mois quoique j'aie déjà, images fugaces mais vives, des souvenirs au-delà. Et puis si ; pour une raison très simple ; justement, « vu mon âge », ces fleurs de sep­tembre devaient être *les premières* que je remarquais moi-même, qui me frappaient les sens, entraient en tout moi. 85:73 Quoi qu'il en fût, l'étrange est peut-être que m'en soit resté le goût profond. Je suis amoureuse des phlox, des asters, des reines-marguerites surtout ; je les aime infini­ment dans l'infinie tendresse de septembre. J'ai dû m'en passer longtemps, elles se refusaient obstinément à bien pousser dans mon jardin d'aujourd'hui ; cette année, il y en a partout. Je m'interroge sur ce cadeau tardif : s'il était le dernier ? En attendant de le savoir je les tiens dans mes mains et elles y laissent leur odeur un peu triste comme celle de leurs compagnes d'arrière-saison, mais plus subti­le ; elles fleurissent la table, la cheminée ; je lève aussi les yeux et j'en vois une qui de l'étagère du bureau où j'écris se penche vers moi, semblant me voir comme si souvent les choses. Elle est rose et j'aime mieux les violettes ; mais celle-ci essaie d'y tourner, au violet rosé. Ce tantôt elles étaient dans le soleil, pleines d'abeilles, de vent secouant, et moi au milieu écoutant les bruits. Les bruits de septembre, différents de ceux de ma jeunesse ; il n'y a plus le ronronnement des machines à battre le seigle ou le blé, mais la forte respiration, le lourd passage des tracteurs qui vont, reviennent, revont, tout se fait si vite ; pourtant les voix et d'autres sons restent comme dorés, d'un bel or fauve clair s'il faut insister sur l'image. Et au soir tombant tout sera de la mélancolie, avec des paquets de feuilles jaunes qu'on verra mieux dans les pru­niers, et tout contre terre, déjà, une odeur de choses qui vont mourir. Peut-être aussi, au fond du jardin, de la brume bleue. Peu à peu, à partir de deux ans, j'ai senti cela. Encore une fois, toute seule, parce que mon père et ma mère ne me ressemblaient pas tout à fait et ne se doutaient pas, quel­ques années après, que pour échapper à cette mélancolie consciente je me faisais petit prince jouant avec les oiseaux d'or des feuilles de framboisiers, les agitant en l'air au bout de leur tige coupée, comme si elles volaient. Peut-être aussi j'aime les marguerites reines, ainsi les appelait une vieille amie et je trouvais cela si charmant que je ne l'en ai jamais détrompée, en ce qu'elles sont res­tées vraies fleurs campagnardes ; telles que jadis à l'entrée de jardins de bonnes femmes, le plus près possible du puits pour le seau d'eau qui pouvait être jeté sans presque inter­rompre les besognes. J'en revois chez tante Joséphine, chez d'autres. 86:73 Aujourd'hui encore on n'en voit guère que là ; peut-être elles se prêtent mal, dans les jardins arrangés, aux ensem­bles décoratifs ; leur assemblage à elles garde quelque chose d'intime, de presque quant à soi. Et même aux champs on a commencé à généralement leur préférer glaïeuls et bégo­nias monstrueux. Mais elles restent donc chez moi, bonne femme d'autrefois. \*\*\* De toute façon j'aimais plus que tout les plates-bandes en septembre : quand elles faisaient la nique, on peut dire, à mon cher papa les bras au ciel à cause de la discipline devenue l'indiscipline. C'est qu'il avait si bien au printemps aligné ses jeunes plants, comme de petits soldats à la para­de, soignés dans leur mine, corrects et obéissants, et plus petits que les buis essayant chaque jour de se hausser jus­qu'à eux, mais sans perdre le bon esprit. Et puis un beau matin ce fut fait, ils avaient vraiment grandi et les voilà tout en feuilles à la hauteur de ce buis luisant à la forte odeur, taillé lui-même à merveille et miséricorde. Jusque là ce n'était rien, c'était bien, au contraire. Le pauvre papa en avait fait, de l'arrosage ! « Mes enfants c'était sa femme et moi et vingt après s'y ajoutait son gendre -- mes enfants, pendant que vous dormirez encore j'aurai déjà mis quarante seaux d'eau dans le jardin ! » Quarante seaux d'eau tirés au puits. Car c'était vrai. L'été, il se levait à quatre heures pour avoir bien jardiné avant sa classe. Il réalisait le « loisir » rêvé dans le cahier de l'École Normale... Et il était fier de son monde bien venu il croyait tout de bon que c'était sa création. Il se pavanait un peu devant ses carrés et ses plates-bandes, les faisant naïvement admi­rer. Au vrai, là où il a passé, il a enseigné aux uns et aux autres à tirer meilleur parti des jardins ; et même dans l'une de ces communes il a fait connaître les épinards. C'était donc son vrai goût. Mais j'écrivais : pauvre papa ; c'est que, si ce goût n'allait pas sans gloriole, notre bon jardinier n'allait à rien de moins qu'à souhaiter la gloire. Il fut bien déçu. Un jour, longtemps après mes émois d'en­fants et il en était alors au temps des épinards, l'inspecteur était venu, assez jeune tandis que le maître d'école commençait à grisonner. Maman écoutait à la porte, comme à l'ordinaire en ces occasions, ladite porte, de même qu'au Val, faisant communiquer sa cuisine avec la salle de classe (on disait plutôt « la classe » tout court comme j'ai déjà dû l'écrire). 87:73 Ces visites d'inspecteurs, ils ne les aimaient guère, j'ai dû déjà le dire aussi ; ni l'un ni l'autre, au moins la jeunesse relative de celui-ci diminuait l'appréhension. Mais qu'entend-elle, malheureuse femme aux écoutes une voix fâchée qui répète sur tous les tons : « Je ne suis pas content ! Non, je ne suis pas content ! » Elle s'apeure. « Mon Dieu, qu'est-il arrivé ? Qu'a bien pu faire mon pauvre homme ? » Puis la première émotion passée, elle reconnaît la voix c'est celle du Maître d'école qui avait passionnément sou­haité le ruban vert (du mérite agricole) couronnant à la fois lui-même et son jardin ; ne l'avait pas obtenu, n'était donc « pas content » et s'en prenait à son inspecteur qui selon lui aurait dû appuyer sa demande. Et les fameux épi­nards venaient renchérir, et les petits pois, et les fleurs et tout. C'était tout juste si les brouettées d'herbe aux lapins, que j'évoquerai plus tard, n'y passaient pas. Il paraît que le jeune inspecteur baissait la tête comme un coupable, mais c'est maman qui l'a dit ; quant à mon père, il était soulagé. Cela se passait, bien entendu, après le départ des écoliers. \*\*\* Pour en revenir à la nique de septembre, il avait de quoi s'indigner. C'était la débandade, l'indiscipline, la révolution. On ne voyait plus les buis, les anciens gentils plants débordaient par-dessus. Je revois les ageratum avec leurs fines houppes d'un bleu de lin, les reines-marguerites, les dahlias, les pétunias s'en donner à cœur joie. Je vois cette vague de toutes couleurs dans le vent doux, cette floraison du midi ou du soir dans le soleil vif ou pâli, dans l'odeur aussi des asters buissonnant en leur coin un peu plus que l'année d'avant. On ne peut plus passer dans les petites allées ; ou alors j'y trempe mes jupons, mes bas d'été trico­tés de coton blanc qui reviennent vers maman jaunes de pollen ou verts de feuilles. Et papa qui se scandalise à grands cris, non à cause de mes bas tachés mais du désordre végétal : « C'était bien la peine de me donner tant de mal ! » 88:73 Mais oui, mon petit papa, c'en était la peine... Puisque c'est encore plus beau de la sorte. Puisque bon maître d'école minutieux, conformiste, ami de l'ordonnance, élèves et plants si bien menés, si bien veillés, ont pris après vie si bien vivante. \*\*\* Jardin de maître d'école, jardin de curé : j'en eus de bonne heure un autre qui était tout de curé, celui de mon parrain à Vorancher. Je dus le recevoir en moi en même temps que celui-ci et il ne pouvait m'étonner, lui ressem­blant dans l'esprit et en beaucoup de détails. Près de la maison des parterres aux ceintures de buis, des plates-bandes au-devant des carrés de légumes. Le tout bien bêché, biné, soigné, rangé même jusqu'en septembre ce qui était un comble. Un poirier grimpant à la façade ; des pruniers au verger pour les tartes et les conserves au soufre, pour le petit verre aussi à offrir aux confrères en fin des dîners de conférences. Dans la plate-bande face aux deux fenêtres de la salle à manger qui donnait sur le jardin, fleurissait une sorte de violettes qu'en toute ma vie je n'ai retrouvées qu'une seule fois, très doubles comme les Parme mais très sombres et odorantes. Je revois leurs grosses têtes qui m'avaient ga­gné le cœur ; je leur trouvais, sans savoir le nommer, du mystère. Mais c'était là aussi que sans aucun mystère, dans l'es­pace entre les fenêtres et la plate-bande, chauffait aux va­cances d'été, dans un cuveau, l'eau pour mon bain. Je n'aimais pas ce bain ; j'en pensais l'institution déplacée et les rites désagréables, les belles fins d'après-midi m'en étaient gâtées. Aussi il y avait des scènes, des implorations, et des cris. Un seul jour, sur cette manière de terrasse, je fus hé­roïque, mais ce n'était pas pour le bain, c'était à cause de mon respect des lois. Au bout il y avait un petit tas de bri­ques auxquelles mon parrain m'avait défendu de toucher. Et ce jour-là une petite fille de mon âge, trois à quatre ans, vint en visite avec ses parents ; une petite citadine assez gâtée, assez pomponnée. On nous présenta l'une à l'autre en nous disant d'aller jouer : je savais depuis longtemps que les grandes personnes, avant leurs conversations, envoyaient les enfants jouer ; j'emmenai donc la jeune demoi­selle au jardin, décidée à lui en faire les honneurs. 89:73 Malheureusement je voulus commencer par les violettes qui étaient de toute saison et dont elle se soucia peu, mais elle avait vu les briques qu'elle commença à déplacer pour aller bâtir plus loin. Je lui dis alors que mon parrain le défendait, et pour mieux l'empêcher de continuer, je posai délibérément un pied sur le tas qui ne devait pas être bien haut. Ah, je ne savais pas ce qui allait m'arriver : la double sensation m'est restée longtemps d'une petite furie s'élan­çant vers moi, et me mordant si fort à la jambe que le sang en coula. Et je craignais la violence et le mal, pourtant malgré sa menace de recommencer je restai là les mâchoi­res serrées, sans crier, me retenant même de pleurer, victi­me du devoir sous forme de ce dévouement aux lois. C'est l'arrivée de la compagnie qui m'a délivrée. Mais le pis pour mon entendement est que la maligne me fit alors des grâces, puis aux grandes personnes, alors que je devais paraître assez renfrognée. J'en fus dans un étonnement sans bornes, et je me souviens avoir cheminé du côté de mes fleurs comme pour, obscurément sans doute et ensemble presque sûrement, y retrouver l'innocence et la vérité naïve qui venaient de se dérober devant moi. Et après, ce monde en allé, il y eut mon parrain qui lisait son bréviaire au long des buis, ange de blancheur dans sa soutane noire, et cela aussi était une rassurance contre les choses au moins étranges capables d'arriver. #### Bellevillotte J'ai peut-être insisté, dans cette histoire de mon père, sur ces jardins de curé, c'est qu'ils en faisaient vraiment partie avec d'autres encore, familiers ou visités en passant, et ils m'enchantaient. Je ne savais pas alors pourquoi et je comprends aujourd'hui que c'était à cause de leur arran­gement composé et ingénu ensemble, et ce qu'ils avaient déjà d'un peu suranné. Je dirais même bien aujourd'hui que leur air vieillot s'est encore accusé, mais ce serait ima­gination plus que vérité à La Palisse : il n'y en a plus. J'ai vu les derniers voilà quelque trente ans et au-delà. Il n'y a presque plus de presbytères, les communes les ont repris au moment des lois de séparation et les ont loués à n'importe qui, les curés sont partis ou se sont logés comme ils ont pu. 90:73 Mais même là où ils sont et à supposer que ce fût dans l'ancien presbytère, ils n'ont plus le temps de jardi­ner ; ils ont trop d'œuvres, de réunions, de conférences, de voyages organisés, et presque toujours plusieurs paroisses. Ce temps est donc bien fini comme celui de tous mes souvenirs, quand au-delà de certain mur et en deçà -- mon père avait derrière l'église un verger dont il cultivait une partie -- monsieur le curé et le maître d'école, au premier printemps, bêchaient presque en cadence, lançant de temps à autre des questions amicales ou des encouragements. Ce monsieur le curé-là était d'un pays de vignes ; et c'étaient les premiers soleils, il faisait chaud : « Monsieur B. avez-vous soif ? -- Oh oui, monsieur le curé ! -- Eh bien, venez donc vous rafraîchir avec mon petit 14 juillet ! Ce 14 juillet était une déjà vieille histoire au cours de laquelle, en tout bien tout honneur, ces deux messieurs s'étaient porté le défi d'honorer la République et sa fête en chantant l'un la *Marseillaise* et l'autre *Minuit chrétiens ;* seulement c'avait été le baryton du maître d'école, qui fai­sait voler le cantique par les airs et la basse du curé qui grondait l'hymne national. J'ai su depuis que le cher pas­teur n'était pas si républicain que cela ; quoiqu'il en fût, mon père se gardait bien de refuser l'invitation malgré d'autres inconvénients : mademoiselle Pauline, la sœur toute bonne de son hôte avait l'amour des bêtes, poussé très loin. Alors, sans compter les chiens aux aguets, il y en avait plein la maison ; chats, poules -- et même plus tard au coin du feu et tournant le dos à la porte une vieille bique en mante et capeline à qui de nouveaux paroissiens, la tenant pour une mère malade, faisaient des révérences -- serins, et une perdrix qui censément chantait les oremus. Or, passe pour la perdrix et ses oremus, passe encore pour la douzaine de chats, mais il y avait que toujours quelque poulaille était juchée sur la table et s'y conduisait sans honnêteté. Pourtant, les yeux fermés, le petit vin blanc coulait bien... 91:73 C'était donc le temps des bonnes relations entre l'école et la cure. On s'entendait, on se faisait des révérences à la rencontre, et de petits cadeaux de légumes et de fruits. Monsieur le curé nous faisait le premier sa visite de bonne année (c'était alors en ce village où nous sommes restés trente ans, celui du verger derrière l'église) la veille au soir du premier janvier, et on le recevait dans la chambre où ma mère avait exprès allumé du feu en apportant sur sa pelle-à-main la dernière bûche du poêle de l'école avec sa dernière flamme et un panache de fumée. La fumée, bien sûr, s'était répandue tout au long de son passage et nous étions encore à tousser quand notre visiteur arrivait avec son chapeau des dimanches et ses gants tricotés. Puis, après avoir offert ses vœux, il faisait avec simplicité « chapelle » au coin de la cheminée en troussant sa soutane sur ses gros mollets. Je revois cela et sur la table ronde les livres rouges à tranches dorées que papa glisserait le len­demain dans chaque panier venu aussi lui souhaiter la bon­ne année, la bonne santé, avec dedans une poule piaillante. Nous rendions cérémonieusement la visite le lendemain dans l'après-midi, au cours de notre tournée car nous en faisions une, agrémentée de cerises à l'eau de vie. Monsieur le curé, lui, offrait à maman et à moi des dragées de ses baptêmes. Oui, c'était ainsi avec la cure, un temps de bonhomie courtoise. Il a brusquement cessé à la séparation, où les maîtres d'école ont cru remplir leur devoir civique en tour­nant presque littéralement le dos aux curés. Mon père comme les autres. Et ce fut grand dommage à cause de quel­que chose de rompu dans la vie sociale des campagnes, une entente qui subtilement étayait celle de tout le monde, et c'était maintenant comme si les rues, les maisons, la place avec les tilleuls étaient devenues moins familières à chacun, et entre elles. Je sais ce que je dis. Pauvre papa, qui n'a pas senti cela, même avec son cœur. Mais au temps de Bellevillotte tout s'y passait encore bien ; et « bien en allait » parce que le contraire n'eût pas été supportable. Et voilà le moment de parler du placard de notre cuisine : j'allais dire : de maman, mais c'eût été mal parler. Car, pauvre maman, si on pouvait l'accuser d'exagérer en assurant à ses amies et connaissances que sa cuisine-salle-à-manger-chambre-à-coucher était par surcroît mairie et sacristie (encore que pour la mairie j'y aie vue célébrer au moins un mariage, porte ouverte sur le cor­ridor, un jour de grand hiver où sans doute le poêle de l'école s'était éteint avant midi) en vérité vraie le vaste placard servait non seulement de réserve d'épicerie et au­tres provisions ménagères, mais aussi, en un rayon, de cabinet des archives de la commune, et en un autre, de dépôt des registres paroissiaux avec fond de cierges et objets bénits que le desservant d'alors se refusait à laisser à l'église en semaine. 92:73 Cette dernière destination était celle qui m'intéressait le plus. Si j'avais fini par découvrir deux fonctions à mon père, l'une qu'il « faisait » la classe, l'autre qu'il était chan­tre le dimanche, je n'avais aucune idée de la vie municipale et qu'il était secrétaire de mairie ; je ne savais pas ce que c'était, ni un maire, tout en voyant celui de Bellevillotte venir à la maison, des papiers en main. Tandis qu'une église et un monsieur le curé, je le savais. Je ne puis dire que celui-là et mon père étaient de grands amis, ils ne se ressemblaient tout de même pas assez. Le prêtre était bien plus pittoresque, même physiquement : grand, fort, les cheveux drus en plusieurs batailles, la sou­tane envolée sur les routes et plus dangereusement tout au­tour de notre cuisine, comme dans le chœur et l'allée de la grande nef qu'il arpentait à longues enjambées. Et l'esprit à l'avenant. « Il est un peu fou », disait papa quand il croyait que je ne l'entendais pas. Cependant, si je n'avais eu autant de respect pour tout ce que disait ce cher papa, j'en aurais un peu haussé l'épaule. Mon grand ami, car c'est avec moi qu'il le devint sitôt tout défini et classé au­tour de moi, n'était pas fou du tout ; seulement original. Et comme j'aimais cela. Parce que nous avions chaque dimanche matin occasion de nous rencontrer. Je crois bien que c'était là aussi l'un des agacements de mon père à son sujet : que le cher homme -- l'abbé B. car il était B. aussi -- arrivant de sa paroisse se précipitait chez nous pour venir prendre la clé de l'église pendue dans le corridor ; puis revenant cher­cher de la braise pour l'encensoir et quelque chose dans son rayon ; l'hiver, en toute simplicité, pour se réchauffer les mains et les pieds à notre fourneau. Mais c'était justement l'heure où la maisonnée s'éver­tuait pour la toilette avant la messe. Papa enfilait son pan­talon habillé qu'il n'avait osé mettre plus tôt de peur de le salir ; maman devait s'enfermer dans la chambre pour bou­tonner son corsage. Et il y avait moi qui vaguais en petit jupon en attendant qu'on me passe ma robe. 93:73 Eh bien, mon Dieu, maman prit peu à peu l'habitude de confier ce soin à l'hôte du feu et du placard. C'était lui, les doigts désengourdis, qui fermait les derniers boutons, me passait, pas trop malagauche, mon manteau, mon « mi­non » de lapin blanc et nouait les brides de la belle capote à plumes bleues si c'était l'hiver. Il regardait si j'avais les mains propres. Et tout ce temps me contait des histoires, surtout sur ses neveux un peu plus âgés que moi et qui habitaient Vincennes. Étrangeté de la mémoire qui m'a fait retenir ce détail ; aussi bien je l'avais tout de suite gardé, et, ces neveux, c'étaient comme si je les avais connus. Natu­rellement, des garçons sages au-delà de tout ce qu'on pou­vait imaginer ; et qui savaient si bien leurs prières et leurs leçons, et gentils et tout. Ces perfections me faisaient grand effet. Je pensais souvent à eux. J'y pense encore en évoquant parfois le souvenir de mon premier ami, et je me demande si mes héros sont couchés entre leurs pères, ou restés de vieux messieurs chenus, toujours bien sages, et savants et tout comme dans les contées de l'oncle. Mais moi aussi j'avais beaucoup à raconter, ce qui ne laissait pas d'inquiéter maman, surtout si mes confidences se rapportaient à la maison, avec la sauce où je la mettais. Elle tendait l'oreille et plus d'une fois, paraît-il, crut devoir, hors de ma présence, donner des explications réparatoires. Je donnais aussi mon opinion sur la vie en général, et mes gens de connaissance en particulier. J'entendais alors mon habilleur glousser au-dessus de moi, et les autres der­rière la porte ; mais je n'en faisais pas le rapport avec ce que je venais de dire, j'y allais trop bonnement pour cela. Pas plus je n'aurais songé qu'on pût se divertir à mon vocabulaire, emprunté au voisinage. On me recevait dans les fermes en arrière de la maison comme on reçoit les en­fants, avec gentillesse. Je m'y plaisais, j'allais un peu par­tout aux trousses des aimables femmes, je connaissais leur travail de cour et de maison, j'en parlais comme elles ; j'avais comme elles des *nœurs* (des nœuds) à mes ceintures de tabliers, je suppliais papa d'avoir le dimanche comme leurs hommes d'étroites *gravates* de soie noire, et conseil­lais à maman d'acheter de la *gigorée* quand l'épicier pas­sait. Et des *arrié* qui étaient des explétifs, et tant d'expres­sions de terroir. Mes parents me laissaient dire pensant que cela passerait. Ils devaient même en rire tout maîtres d'école qu'ils étaient. Une seule fois maman se fâcha alors que je revenais éblouie de chez une voisine faisant, elle, la dame, et qui avait pris devant moi un *boullion* avant de partir en voyage ; alors moi aussi je voulais du *boullion* tant le mot m'avait paru distingué ; mais maman me fit comprendre si c'était manière ou distinction. 94:73 Ce qu'il y avait pourtant, c'est qu'au rebours de mon érudition courante, beaucoup de mots plus relevés ou moins souvent employés m'étaient inconnus. J'essayais alors cou­rageusement de les assimiler, mais il m'arrivait, les con­fondant, de m'en tirer assez mal, et il y eut plus d'une mé­prise. Mais la plus désastreuse fut celle de ce dimanche d'hiver, dédiée, hélas, à mon cher curé ayant trouvé à l'église l'eau bénite gelée dans le pot de bronze destiné aux aspersions avec le goupillon pris dans la glace comme il le fit voir à la famille réunie. Là-dessus je fus mise à sur­veiller le dégel devant le feu, ce dont je m'acquittai avec toute la conscience d'une petite bonne femme chargée de mission sérieuse. Mais, encore hélas, et qu'on m'excuse sur la simplicité du récit qui veut toujours placer mon jeune père, si j'ose dire, dans son cadre, le « goupillon » cet inconnu m'avait échappé et je n'ignorais rien pas ailleurs de l'anatomie d'un poulet rôti : quand mon noble ami des dimanches reparut sur la porte, je lui criai joyeusement que... son « croupion » était bien dégelé. Il y eut dans la maison un instant de silence, Suivi d'au­cun commentaire. Mais quand au cours de la messe la rubri­que voulait que le célébrant se tournât vers l'assistance, il avait soin d'éviter les yeux du chantre qui de son côté s'était mis bien vite à les modestement baisser. Quant à ma mère, elle n'avait pas su au malheureux moment si elle allait mourir de honte ou de rire rentré. \*\*\* Et j'allais maintenant en venir au véritable métier de mon père enfin découvert par sa petite fille, mais comme celle de chantre l'emportait de beaucoup en ce jeune esprit tant à cause de l'apparat (il y avait cette place seule au milieu du chœur devant l'aigle doré du lutrin, et la belle chape brodée de couleurs des jours de fête) que de la ma­jesté du lieu, j'en resterai d'abord à nos matins des dimanches. 95:73 Monsieur le curé se retirait le premier, emportant ce qu'il était venu chercher. Mon petit papa le suivant de près en frisant sa moustache et se frottant les mains de son mou­choir parfumé au sent-bon dont il y avait toujours un fla­con sur la table de toilette, enfin secouant la tête en faisant à mi-voix quelqu'une des supputations dont il était coutu­mier et qui amusaient maman. Elle, m'avait donné la main après avoir bien fermé les portes de la maison, devant et derrière, et coincé un petit bâton entre le mur et celle de la rue du côté des gonds : celle-ci s'ouvrant et se fermant seulement comme dans le conte de Perrault par une bobi­nette et chevillette, qui faisaient bien rire nos amis de la ville. En vérité jamais le conseil municipal n'avait songé à la dépense d'une serrure et mes parents pas davantage. Pour moi je trouvais tout naturel de tirer la bobinette comme le Petit Chaperon rouge, tout en ayant un peu peur que le loup ne la tirât aussi : il y en avait encore quelque passage de mon temps. Maman m'emmenait donc après tous ces soins, nous tra­versions la petite place et faisions notre entrée dans l'église, nous pensant bien belles, en descendant les marches. ...Car il y avait des marches à descendre. Pendant long­temps, vers le milieu de mon âge, j'ai rêvé d'une église que je visitais. Elle était en contre-bas du chemin ; grande, belle, sombre, avec de gros piliers. Le silence y était extra­ordinaire et prenait au cœur ; il venait peut-être des tom­beaux que j'avais trouvés en entrant, pressés, l'un contre l'autre. Je n'allais guère plus loin, je restais près d'eux comme en attente, guettant l'ombre de la nef ; mais je m'éveillais toujours avant que rien n'arrivât. Parce que, je l'ai compris ensuite, *c'était arrivé*. Cependant la persistance du rêve me faisait croire qu'un jour je verrais vraiment l'église, y entrerais et la reconnaî­trais telle que je la hantais du dedans. Assez loin dans le temps je l'ai doublement reconnue sa beauté, ses piliers, son large sanctuaire, autre qu'une église de nos campagnes. Et s'il n'y avait pas les tombeaux c'est qu'ils étaient dans mon cœur, de tous ceux que j'avais aimés là et d'aucuns si chèrement, et tous en allés, mon père et ma mère, mon habilleur-conteur des dimanches, ceux du voisinage, d'autres qui s'étaient attachés au maître et à sa jeune femme, et même une partie de mes compagnons de jeux sur la place quand on me le permettait, et qui avaient devant moi lu le b-a-ba et récité leurs fables : ces garçons en étroit sarrau noir avec une ceinture de cuir, et celui des filles était froncé, et la ceinture était de même étoffe avec un nœud derrière, qu'eux tiraient en passant et ces filles piaillaient. 96:73 C'était elle, mon église de Bellevillotte, des dimanches de mon enfance où je traversais la place en dansant parce que je dansais et sautais toujours, puis prenais un air grave en entrant parce que ma petite maman l'avait eu aussitôt. Les deux places sur l'allée centrale nous étaient réservées au second banc près de l'entrée. L'une honorait la maîtresse d'école comme on disait parfois, l'autre servait à ma grand'­mère quand elle était avec nous. Car pour moi, les pre­mières années au moins, il n'en était pas besoin, je n'y au­rais pas tenu. Sitôt mes dévotions finies, maman m'installait sur le petit banc, le genouiller, où je jouais avec les glands de mes souliers mordorés, ou regardais les images de son livre, qu'elle me passait. Elles étaient presque toutes entou­rées de dentelle de papier, et l'une d'elle représentait une communiante qui par un ingénieux système de tirettes se détachait du fond avec son voile en papier de soie et sa couronne posée dessus. Je l'ai toujours et toujours je la revois avec mes yeux d'enfant. A l'élévation maman me redressait pourtant en me montrant l'autel, les cierges et le bon Jésus dans un rond blanc ; j'avais grande révérence. Puis elle me faisait maintenant asseoir à côté d'elle, pour varier les positions, en me disant de ne pas bouger à cause de Croquemitaine, juste au premier banc devant nous. Croquemitaine était une vieille fille en robe noire, tablier de soie puce et bavolet blanc brodé à merveille. Je ne sais ce qui avait passé par la tête de mon inventive maman en la personnifiant ainsi, peut-être tout simplement ce fait qu'elle était la plus proche, quoique devant, de sa fille bougeante, et qu'aussi les dos sont toujours un peu inquiétants De toute façon l'idée avait du succès, j'osais à peine respirer et j'aurais bien voulu retourner à mon genouiller : mais le dos me verrait quand même, il avait un œil. Et les choses allaient ainsi avec Croquemitaine, quand un jour arriva une chose singulière. Maman mit des pots de grès dans un panier et me dit : « Viens avec moi chercher du miel. » J'en étais friande, je partis en gambadant. Nous arrivâmes devant une petite maison que je n'avais jamais vue, couverte de chaume et précédée d'un jardin plein de fleurs moins belles que les nôtres mais qui sentaient bon, bon ! 97:73 Ce devait être de la mélisse, du mélilot, du sainfoin d'Espagne, de l'arnica et d'autres. Il me semble revoir aussi une longue plate-bande de corbeille d'argent, mais je dois me tromper, elle fleurit bien avant celles-là. Au-dessus du toit il y avait un grand tilleul, et sur un côté du jardin de drôles de petites maisons de paille, dont maman me dit que c'étaient des ruches. Tout, autour de nous, n'était qu'un bourdonnement. Et voilà que dans les odeurs fortes, le soleil et le bruit incessant des petites ailes, sous le mouchoir à carreaux bleus lui enserrant étroitement la tête, avec les pans roulés en arrière autour du chignon (la masemotte de nos pays) je vis paraître sur sa porte la dame des mouches à miel : Croquemitaine ! Aimable, un fin sourire aux lèvres, une révérence à ma­man. Je n'ai pas dit un mot, la vie était trop compliquée. Je remerciai seulement pour la tartine offerte. Maman ne dit rien non plus sur le chemin du retour. Ni le dimanche sui­vant ; aucune allusion à l'œil dans le dos ; elle avait bien tort, je l'aurais encore crue puisque j'étais ainsi faite. \*\*\* Que mon père fît la classe presque tous les jours de la semaine alors que le seul dimanche était celui de sa gloire, je l'avais appris peu à peu ; et compris qu'il s'agissait de quelque commerce avec les enfants de Bellevillotte, garçons et filles, en voyant le matin leur double file à la porte des champs, ouverte par le maître au visage terrifiant. Sur quoi ils passaient devant lui un à un en le saluant et lui présen­tant leurs deux mains tendues, le dessus et la paume, espé­rant qu'il ne retrousserait pas les manches du tablier. C'est qu'il fallait arriver ses mains propres sous peine de les laver au seau d'eau dans lequel les étourdis trébu­chaient et il y avait à côté un savon et un torchon quoique ma mère y vit des largesses ; et même un tuilot chargé de gratter les peaux les plus récalcitrantes à l'hygiène et au bel aspect. Et ce maître impitoyable faisait aussi baisser la tête -- « baisse la coette ! » -- pour examiner le cou et les oreilles. Et enfin son regard s'abaissait aux sabots qu'il voulait bien cirés. Je ne sais ce qu'en pensaient les mères, peut-être que monsieur B. était un bon instituteur puisqu'on le disait, mais qui enseignait aussi aux enfants à faire bel et bien d'embarras. 98:73 J'assistais avec beaucoup d'intérêt au défilé des écoliers dans le corridor, mais avant que le dernier eût disparu par la porte de la classe, maman m'avait happée par le fond du jupon et récupérée à la cuisine. Pourtant quand j'eus à peu près trois ans je fus admise à connaître ce qui m'intri­guait si fort : ce commerce en face de « chez nous ». Je l'appris avec grand intérêt tout en me demandant à quoi cela pouvait bien servir, et les premiers temps j'apportais ma poupée, la faisant tenir sage et moi avec comme les autres enfants. Mais un jour y joignant son lit je voulus en­treprendre de lui faire une chambre avec les bûches entas­sées autour du poêle ; mon père me vit, sursauta, et courut à la porte : « Vite, emporte ta fille et son attirail ; si l'inspecteur venait ! » \*\*\* Toujours cette idée d'inspecteur qui gâta nos joies. D'ailleurs vint un moment où je me mis au rang de la marmaille et avec elle je répétai en cadence devant le ta­bleau noir -- b-a-ba, b-e-be, b-i-bi et reliqua. Puis nous assem­blâmes des syllabes. Toute la classe riait en dessous de m'entendre, et mes parents entre eux, quand un beau jour il leur fut révélé que je lisais pour de bon quoiqu'à tâtons une petite histoire que je ne connaissais pas. Ce n'était pas merveille, c'est arrivé à d'autres enfants d'instituteurs et à l'une de mes amies entendant sa sœur aînée. Seulement, si ç'avait été pour moi sans peine d'appren­dre à lire, ce ne le fut pas pour apprendre à écrire. J'usai des cahiers en bâtons tortus, comme je l'avouais avec humi­lité à grand-mère et parrain. Mon maître était excédé, ou­tré ; à la vérité je n'ai jamais pu dessiner un beau trait. Il faut croire cependant qu'il montra à l'épreuve beaucoup de patience et moi tirai la langue avec une grande bonne volonté, puisque j'ai trouvé dans ses papiers un dernier ca­hier témoin, très réussi, avec un *bien* en rouge au bas de chaque page. En ce temps-là j'ai dû vouloir le montrer plus d'une fois. \*\*\* Mais notre vie ? La vie en ménage du jeune maître d'école, quelques années après son mariage. Elle se menait de notre mieux à tous les trois ; même parfois ce mieux tournant mal, nous étions encore si jeunes ces trois, que chacun faisait ses sottises, disons plus noblement commet­tait des erreurs. 99:73 La plus grosse de mon père, du moins à ma connais­sance, fut cet achat de l'Encyclopédie, un gros trou dans la dot s'il y avait encore de quoi faire ce trou. Il y eut aussi l'histoire du pantalon proposé avec tant de politesses et sourire par un marchand ambulant ; si gracieux et promet­teur (pantalon comme marchand) et donné pour rien. Quand l'heureux acquéreur le mit, rien ne sembla se passer d'abord ; mais après une promenade en temps humide les deux jambes en devinrent quatre pans volants : l'objet n'était pas même cousu, il était collé, et l'étoffe tant apprê­tée qu'il n'en restait rien dans la main et peu sur le fond du pauvre papa. Il fallut bien rire, mais maman se vanta trop haut de ne pas l'avoir acheté elle-même. Parce qu'elle aussi faisait ses expériences. Elle dut apprendre ainsi à ne pas confondre four et four. Une voi­sine achetait à l'épicier une barre de savon de Marseille : « Il est beau », dit cette femme ; maman acheta la même. « Mais un peu mou, je le mettrai dans mon four. » Elle parlait de son four à cuire le pain, qui restait bien sec du­rant les quinze jours entre deux fournées. Maman qui fai­sait son profit de toute parole se dit : « Je vais l'y mettre aussi. » Seulement c'était celui de sa cuisinière bien chaude et il faut imaginer la belle cascade que ce fut par la maison avec mon père sans voix devant et levant les bras au ciel. On imagine aussi qu'en cet ordre de choses j'avais le record, les « erreurs » m'étant naturelles. J'en commettais beaucoup, depuis les innocentes feuilles de julienne ajou­tées gravement à la soupe à l'oseille et la rendant amère comme chicotin, jusqu'aux fâcheuses confidences sur le remariage de ma grand-mère à des commères très excitées. J'avais à peine fini la dernière que maman me dit, prise tout à coup d'inquiétude : « Surtout, puisque tu le sais, n'en dis rien à personne ! » Je n'osa pas avouer que c'était fait mais j'étais bien honteuse. Ma grand-mère en effet devait se remarier avec un veuf très bien, assez riche, qui avait une villa, point d'enfant, qui trouvait sa future bien plai­sante et elle l'était. Mais ce fut elle qui à la fin ne lui trouva pas assez de plaisance, et en donna à sa fille cette seule explication : « Il était bon, brave et tout, mais trop petit et son chapeau aussi. » En fait la fidèle Flavie comparaît avec son beau gendarme, et jamais elle ne regretta la villa et la vie aisée. 100:73 Ce fut mon père qui un petit temps s'en trouva frustré comme un enfant qu'il était parfois ; mais il put garder selon le vœu du beau-père, le fume-cigarettes à bout d'ambre qui lui avait été offert ; et maman son serre-cou et moi ma poupée. Grand-mère ne garda rien. Et les commères furent déçues, mais moi bien aise d'en avoir fini d'avance avec les questions fâcheuses. \*\*\* Sottises à part, notre vie était très simple ; celles des petits artisans, petits cultivateurs et même journaliers. Sans doute il y avait comme légère auréole la considération accor­dée en ce temps aux instituteurs (dont j'espère qu'elle n'est pas tout à fait perdue) et celle qu'attirait la double person­nalité de mon père et ma mère et dont j'ai déjà parlé. Mais cela dit, dans le train des jours, de même que ces hommes leur travail fini, mon père fendait le bois pour les feux, fai­sait d'autres besognes qu'une femme ne peut faire, allait faucher dans un petit pré loué ou prêté sur deux largeurs l'herbe pour les lapins. Il y allait aussi au verger derrière l'église où, comme ses légumes, elle poussait drue : c'était une partie de l'ancien cimetière. Rien qu'à conter je retrouve l'odeur d'herbe fraîche coupée, de carottes sauvages, et de panais dont la large ombelle blanche avait en son milieu un pistil rouge dépassant un peu, comme se serait posée une bête à bon Dieu que j'imaginais toujours prête à s'envoler. Et il avait aussi son fameux jardinage. Maman lavait comme toutes les femmes son linge au lavoir où elles faisaient une belle jacasserie. Elle en rappor­tait les nouvelles, dont quelques-unes devant moi : mais je me doutais bien qu'il y en avait d'autres. Pourtant aux grandes lessives, deux ou trois fois par an, elle prenait les deux laveuses de Bellevillotte ; elles allaient toujours par paire dans les villages. Je ne jurerais pas que celles-ci ne s'appelaient la Tine et la Fait-tout. Leur importance à la maison m'enchantait, comme ces lessives elles-mêmes, dont le train durait bien trois jours. La veille il fallait d'abord les « couler » dans le grand cuvier sur son trépied, avec le chaudron d'eau bouillante sur le feu, puis versée par casserolées sur le lit de cendres étalé tout au long du char­reau, la pièce de grosse toile recouvrant le linge entassé et servant à charrier l'eau au travers ; qui gouttait au fond par des pailles en un cuveau ; puis quand celui-ci était plein, on la portait rebouillir au chaudron. Les cendres de­vaient être pures, de toute l'année on ne jetait au feu rien qui eût pu tacher le linge ; et si on leur ajoutait un chape­let de racines d'iris, toute la lessive sentait bon. De ces chapelets on en voyait pendus, séchés, à côté des portes des bonnes maisons. 101:73 Le coulage durait presque une journée au cours de la­quelle maman allait et venait, la casserole en main, et le bonnet de travers (elle portait le matin et les jours de grand ménage un bonnet blanc empesé que j'allais chercher chez la lingère en le rapportant respectueusement du bout des brides) signe de presse et soucis relevés d'une pointe d'hu­meur : ainsi le voulait le rite et certain dicton. Il ne fallait pas se frotter à une femme en lessive. Ici, comme je me frottais toujours à ses jambes au risque d'être ébouillantée, l'humeur se déversait sur moi. Comme il se disait aussi qu'une bonne lessive devait être causée, c'est-à-dire reposée de temps en temps, maman causait volontiers si quelqu'un se présentait, ou se reposait elle-même. On mangeait des haricots ce jour-là parce qu'ils cui­saient tout seuls. Mais le lendemain on offrait un bon déjeuner aux laveuses dont papa était allé après sa classe remonter du lavoir les lourdes charges de linge mouillé ; et déjà vers dix heures, si le temps était trop frais, maman leur avait porté du cidre chaud bien sucré. Mais ces fem­mes de journées à vrai dire bien lassantes, devinrent de plus en plus difficiles, et à la veille de la retraite de mon père elles exigeaient du chocolat le matin, ce qu'il y avait alors de plus luxueux ; du vin au lieu de cidre, et la goutte après le café. Longtemps mes parents n'avaient pris de café que le dimanche, et je ne suis même pas sûre que les premières années de leur ménage ç'eût été tous les di­manches. Claude FRANCHET. 102:73 ### Histoire de saint Louis (III) par JOINVILLE #### Saint Louis s'empare de Damiette Quand le roi ouït dire que l'enseigne de Saint-Denis était à terre, il traversa à grands pas son vaisseau, et mal­gré le légat qui était avec lui, jamais ne voulut la laisser, et sauta dans la mer, où il fut dans l'eau jusqu'aux ais­selles. Et il alla l'écu au col, le heaume en tête et la lance en main jusqu'à ses gens qui étaient sur le rivage de la mer. Quand il vint à terre et qu'il aperçut les Sarrasins, il demanda quelles gens c'étaient ; et on lui dit que c'étaient des Sarrasins ; et il mit la lance sous son aisselle et l'écu devant lui, et il eût couru sus aux Sarrasins, si ses prud'hommes, qui étaient avec lui, l'eussent souffert. Les Sarrasins annoncèrent par trois fois au soudan, par des pigeons messagers, que le roi avait abordé, sans que jamais ils en eussent de message, parce que le roi était dans sa maladie ; et quand ils virent cela, ils crurent que le soudan était mort, et laissèrent Damiette. Le roi y envoya savoir par un messager chevalier. Le chevalier s'en vint au roi, et dit qu'il avait été dedans les maisons du soudan, et que c'était vrai. Lors, le roi envoya quérir le légat et tous les prélats de l'armée, et on chanta à haute voix : *Te Deum laudamus*. Lors le roi monta à cheval, et nous tous, et nous allâmes loger devant Damiette. 103:73 Ce fut maladroitement que les Turcs partirent de Damiette sans faire couper le pont qui était de bateaux, ce qui nous eût fait grand embarras ; mais ils nous firent grand dommage en partant : ils mirent le feu au bazar, là où étaient toutes les marchandises et tout ce qui se vend au poids ; aussi advint de cette chose comme si quelqu'un demain (dont Dieu le garde !) mettait le feu au Petit-Pont ([^8]). Or disons donc que le Dieu tout-puissant nous fit grande grâce quand il nous préserva de mort et de péril au débarquement, là où nous abordâmes à pied et courûmes sus à nos ennemis qui étaient à cheval. Le Seigneur nous fit encore grande grâce pour Damiette qu'il nous livra, la­quelle nous n'aurions pas dû prendre sans l'affamer ; et nous pouvons le voir tout clairement, puisque c'est par famine que le roi Jean la prit au temps de nos pères ([^9]). #### Désordres et débauches Notre-Seigneur peut dire autant de nous qu'il dit des fils d'Israël, là où il dit : « Ils ont considéré comme rien une terre digne d'envie. » Et que dit-il après ? Il dit qu'ils oublièrent Dieu qui les avait sauvés. Et moi je vous dirai ci-après comment nous l'oubliâmes. Je vous parlerai premièrement du roi, qui fit quérir ses barons, les clercs et les laïcs, et leur requit qu'ils l'aidas­sent à décider comment on partageait ce qu'on avait gagné dans la ville. Le patriarche fut le premier qui parla et il dit ainsi : -- « Sire, il me semble qu'il sera bon que vous reteniez les froments, les orges et le riz, et tout ce de quoi on peut vivre, pour approvisionner la ville ; et que l'on fasse crier dans le camp que tous les autres meubles soient apportés à l'hôtel du légat, sous peine d'excommunication. » A ce conseil se rangèrent tous les autres barons. Or il advint ainsi que tous les meubles que l'on apporta à l'hôtel du légat ne montèrent qu'à six mille livres. Quand ce fut fait, le roi et les barons firent quérir mon­seigneur Jean de Valery le prud'homme, et lui dirent ainsi : 104:73 -- « Sire de Valery, dit le roi, nous sommes convenus que le légat vous baillera les six mille livres à partager, là ou vous croirez que ce soit le mieux. » -- « Sire, fit le prud'homme, vous me faites grand hon­neur, grand merci à vous ! mais cet honneur et cette offre que vous me faites, je ne l'accepterai pas, s'il plaît à Dieu, car je déferais les bonnes coutumes de la Terre sainte qui sont telles, que quand l'on prend les cités des ennemis, sur les biens que l'on trouve dedans, le roi doit en avoir le tiers et les pèlerins doivent en avoir les deux tiers. Et cette coutume le roi Jean la tint bien quand il prit Damiette ; et ainsi que les anciens le disent, les rois de Jérusalem qui furent avant le roi Jean tinrent bien cette coutume. Et s'il vous plaît que vous veuillez me bailler les deux tiers des froments, des orges, du riz et des autres vivres, je m'entre­mettrai volontiers pour les partager aux pèlerins. » Le roi ne se décida pas à le faire, et l'affaire demeura ainsi ; d'où maintes gens se tinrent pour mal satisfaits de ce que le roi défit les bonnes coutumes anciennes. Les gens du roi, qui auraient dû par leur débonnaireté retenir les marchands, leur louèrent, comme l'on disait, aussi cher qu'ils purent les boutiques pour vendre leurs denrées ; et pour cela le bruit en courut en pays étranger ; d'où maints marchands renoncèrent à venir au camp Les barons, qui auraient dû garder le leur pour le bien em­ployer en temps et lieu, se prirent à donner de grands re­pas avec excès de viandes. Le commun peuple se prit aux folles femmes, d'où il advint que le roi donna congé à tout plein de ses gens quand nous revînmes de captivité. Et je lui demandai pourquoi il avait fait cela ; et il me dit qu'il avait su certainement qu'à la distance du jet d'une menue pierre autour de son pavillon, des lieux de débauche se tenaient par ceux à qui il avait donné congé, et cela au temps des plus grandes misères où l'armée eût jamais été. #### Mort de Gautier d'Autrèche Or revenons à notre matière, et disons ainsi qu'un peu après que nous eûmes pris Damiette, toute la chevalerie du soudan vint devant le camp et assiégea notre camp du côté de la terre. 105:73 Le roi et toute la chevalerie s'armèrent. J'allai tout armé parler au roi, et le trouvai tout armé assis sur une chaise, et avec lui, tout armés, plusieurs des prud'hom­mes chevaliers qui étaient de son corps de bataille. Je lui requis la permission pour moi et mes gens d'aller jusque hors du camp pour que les Sarrasins ne se jetassent pas au milieu de nos tentes. Quand monseigneur Jean de Beau­mont ouït ma requête, il cria moult fort après moi, et me commanda de par le roi que je ne partisse pas de ma tente jusques à tant que le roi me le commanderait. Je vous ai parlé des prud'hommes chevaliers qui étaient avec le roi, parce qu'il y en avait avec lui huit, tous bons chevaliers, qui avaient eu de beaux faits d'armes en deçà de la mer et au-delà ; et de tels chevaliers s'appelaient ordinairement bons chevaliers. Les noms de ceux qui étaient chevaliers auprès du roi sont tels : monseigneur Geoffroy de Sargines, monseigneur Matthieu de Marly, mon­seigneur Philippe de Nanteuil, monseigneur Imbert de Beaujeu, connétable de France, qui n'était pas là, mais était au dehors du camp, lui et le maître des arbalétriers avec la plupart des sergents d'armes du roi, à garder le camp de peur que les Turcs n'y fissent dommage. Or il advint que monseigneur Gautier d'Autrèche se fit armer en son pavillon de tous points, et quand il fut monté sur son cheval, l'écu au cou, le heaume en tête, il fit lever les pans de son pavillon, et piqua des éperons pour aller aux Turcs ; et au moment où il partait de son pavillon tout seul, toute sa suite s'écria : Chatillon ! Or il advint ainsi qu'avant d'arriver aux Turcs il tomba, et son cheval s'en alla, couvert de ses armes, à nos ennemis, parce que la plupart des Sarrasins étaient montés sur des juments ; et pour cela le cheval tira vers les Sarrasins. Et ceux qui le virent nous contèrent que quatre Turcs vinrent sur le seigneur Gauthier, qui gisait à terre, et en passant devant lui, ils lui donnaient de grands coups de leurs masses là où il gisait. C'est alors que le délivrèrent le connétable de France et avec lui plusieurs des sergents du roi qui le ramenèrent sur leurs bras jusques à son pavillon. Quand il vint là, il ne put parler : plusieurs des chirurgiens et des médecin, du camp allèrent à lui, et parce qu'il leur semblait qu'il n'y avait point de péril de mort ils le firent saigner des deux bras. Le soir, très tard, monseigneur Aubert de Narcy me dit que nous l'allassions voir, parce que nous ne l'avions pas encore vu, et c'était un homme de grand nom et de grande valeur. 106:73 Nous entrâmes dans son pavillon, et son chambellan vint à notre rencontre, pour que nous allas­sions doucement et pour que nous n'éveillassions pas son maître. Nous le trouvâmes gisant sur des couvertures de menu vair, et nous approchâmes tout doucement de lui, et le trouvâmes mort. Quand on le dit au roi, il répondit qu'il n'en voudrait pas avoir mille pareils, puisqu'ils voudraient agir sans son commandement, comme l'avait fait celui-là. #### Le camp retranché Les Sarrasins à pied entraient toutes les nuits dans le camp et tuaient les gens là où ils les trouvaient dormant ; d'où il advint qu'ils tuèrent la sentinelle du seigneur de Courtenay, et le laissèrent gisant sur une table, et lui cou­pèrent la tête, et l'emportèrent ; et ils firent cela parce que le soudan donnait de chaque tête de chrétien un besant d'or. Et cette persécution advenait parce que les corps de bataille gardaient le camp, chacun sa nuit, à cheval ; et quand les Sarrasins voulaient entrer dans le camp, ils attendaient que le bruit des chevaux et des troupes fût passé ; alors ils s'introduisaient dans le camp par derrière le dos des chevaux et ressortaient avant qu'il fût jour. Et pour cela le roi ordonna que les corps de bataille qui avaient coutume de faire le guet à cheval le feraient à pied, en sorte que tout le camp était en sûreté par nos gens qui faisaient le guet, parce qu'ils étaient répandus de telle manière que l'un touchait l'autre. Après que cela fut fait, le roi prit la décision de ne pas partir de Damiette jusques à tant que fût venu son frère le comte de Poitiers, qui amenait l'arrière-ban de France. Et pour que les Sarrasins ne s'élançassent pas dans le camp à cheval, le roi fit clore tout le camp de grands fossés ; et sur les fossés faisaient le guet, tous les soirs, des arbalé­triers et des sergents, et aux entrées du camp aussi. Quand la Saint-Rémy fut passée, sans qu'on ouït nulles nouvelles du comte de Poitiers (de quoi le roi et tous ceux de l'armée étaient en grand trouble, car ils craignaient que quelque malheur ne lui fût advenu), alors je rappelai au légat comment le doyen de Maurupt nous avait fait trois processions en mer, par trois samedis de suite, et comment avant le troisième samedi nous abordâmes en Chypre. 107:73 Le lé­gat me crut et fit prier les trois processions dans le camp par trois samedis. La première procession commença en l'hôtel du légat, et ils allèrent au moustier Notre-Dame en la ville ; lequel moustier était fait en la mosquée des Sarrasins, et le légat l'avait dédié en l'honneur de la Mère de Dieu. Le légat fit le sermon par deux samedis. Là fut le roi et les riches hommes de l'armée, auxquels le légat donna indulgence plénière. Avant le troisième samedi vint le comte de Poitiers, et il n'était pas besoin qu'il fût venu auparavant ; car dans l'intervalle des trois samedis, il y eut une si grande tem­pête en la mer devant Damiette, qu'il y eut bien deux cent quarante vaisseaux, tant grands que petits ; brisés et perdus, avec les gens qui étaient dedans noyés et perdus. Si donc le comte de Poitiers fût venu auparavant, et lui et ses gens eussent été tous abîmés. Quand le comte de Poitiers fut venu, le roi manda tous ses barons de l'armée pour savoir dans quelle voie il mar­cherait, ou vers Alexandrie ou vers Babylone. D'où il advint ainsi, que le bon comte Pierre de Bretagne et la plupart des barons de l'armée furent d'accord que le roi allât assiéger Alexandrie, parce que devant la ville il y avait un bon port là où les nefs arriveraient, qui apporteraient les viandes à l'armée. A cela le comte d'Artois fut contraire, et dit qu'il ne conseillerait pas qu'on allât ailleurs qu'à Babylone, parce que c'était la capitale de tout le royaume d'Égypte ; et il dit que qui voulait tuer tout d'abord le serpent, il lui devait écraser le chef. Le roi laissa tous les autres conseils de ses barons et s'en tint au conseil de son frère. #### L'armée fait mouvement En l'entrée des Avents, le roi se mit en mouvement avec l'armée, pour aller vers Babylone, ainsi que le comte d'Ar­tois l'avait conseillé. Assez près de Damiette, nous trouvâ­mes un cours d'eau qui sortait de la grande rivière, et il fut décidé que l'armée séjournât un jour pour boucher ledit bras, afin qu'on pût passer. La chose fut faite assez facilement, car on boucha ledit bras tout contre la grande rivière, en sorte que l'eau se détourna assez facilement dans la grande rivière. Au passage de ce bras, le soudan envoya cinq cents de ses chevaliers, les mieux montés qu'il put trouver dans toute son armée, pour harceler l'armée du roi et retarder notre marche. 108:73 Le jour de la Saint-Nicolas (6 décembre 1249), le roi commanda qu'on se préparât à chevaucher, et défendit que nul ne fût si hardi que de faire une pointe sur ces Sarrasins qui étaient venus. Or il advint que quand l'armée s'ébranla pour chevaucher, et que les Turcs virent qu'on ne ferait pas de pointe sur eux, et surent par leurs espions que le roi l'avait défendu, ils s'enhardirent et attaquèrent les Templiers, qui formaient le premier corps ; et l'un des Turcs renversa un des chevaliers du Temple à terre, juste devant les pieds du cheval de frère Renaud de Vichiers, qui était alors maréchal du Temple. Quand il vit cela, il cria aux autres frères : « Or à eux, de par Dieu ! car je ne le pourrais plus souffrir. » Il piqua des éperons, et toute l'armée aussi : les chevaux de nos gens étaient frais, et les chevaux des Turcs étaient déjà fatigués ; d'où j'ai ouï rap­porter que nul n'y avait échappé, mais que tous y périrent, et que plusieurs d'entre eux étaient entrés dans le fleuve et y furent noyés. #### Le Nil Il nous faut d'abord parler du fleuve qui vient par l'Égypte et du Paradis terrestre ; et je vous raconte cela pour vous faire comprendre certaines choses qui touchent à ma matière. Ce fleuve est différent de toutes les autres rivières ; car plus les autres rivières viennent en aval, plus il y tombe de petites rivières et de petits ruisseaux ; et en ce fleuve il n'en tombe aucune ; au contraire il advient ain­si qu'il vient par un seul canal jusqu'en Égypte, et alors il fait sortir de lui sept branches, qui se répandent parmi l'Égypte. Quand a passé la Saint-Rémy, les sept rivières se répandent par le pays et couvrent les plaines ; et quand elles se retirent, les laboureurs vont chacun labourer dans sa terre avec une charrue sans roues, avec quoi ils retour­nent dans la terre les froments, les orges, les cumins, le riz ; et tout cela vient si bien que nul ne saurait quoi y amender. 109:73 Et l'on ne sait pas d'où cette crue vient, sinon de la volonté de Dieu ; et si elle ne se faisait, aucun bien ne viendrait dans le pays à cause de la grande chaleur du soleil, qui brûlerait tout, parce qu'il ne pleut jamais dans le pays. Le fleuve est toujours trouble ; aussi ceux du pays qui en veulent boire prennent de l'eau vers le soir, et écrasent quatre amandes ou quatre fèves, et l'endemain elle est si bonne à boire que rien n'y manque. Avant que le fleuve n'entre en Égypte, les gens qui sont accoutumés à le faire jettent leurs filets déployés dans le fleuve au soir ; et quand on vient au matin, ils trouvent dans leurs filets les denrées qu'ils vendent au poids, que l'on apporte en ce pays, c'est à savoir le gingembre, la rhubarbe, le bois d'aloès et la cannelle. Et l'on dit que ces choses viennent du Para­dis terrestre, que le vent abat des arbres qui sont en Para­dis ainsi que le vent abat dans les forêts de ce pays le bois sec ; et ce qui tombe de bois sec dans le fleuve, les marchands nous le vendent en ce pays. L'eau du fleuve est de telle nature, que quand nous la suspendions aux cordes de nos pavillons dans des pots de terre blancs que l'on fait au pays, elle devenait à la chaleur du jour aussi froide qu'eau de fontaine. Ils disaient au pays que le soudan de Babylone avait maintes fois essayé de savoir d'où le fleuve venait, et qu'il y envoyait des gens qui emportaient une espèce de pains que l'on appelle biscuits parce qu'ils sont cuits par deux fois ; et ils vivaient de ce pain jusqu'à ce qu'ils revinssent près du soudan. Et ils rapportaient qu'ils avaient remonté le fleuve, et qu'ils étaient venus à un grand tertre de roches à pic, là où nul ne pouvait monter. De ce tertre tombait le fleuve ; et il leur semblait qu'il y avait une grande foison d'arbres sur la montagne en haut ; et ils disaient qu'ils avaient trouvé des merveilles de diverses bê­tes sauvages et de diverses façons, lions, serpents, élé­phants, qui les venaient regarder de dessus la rive du fleuve, pendant qu'ils allaient en amont. Or revenons à notre première matière, et disons ainsi que quand le fleuve vient en Égypte il fait sortir ses bran­ches, ainsi que je l'ai déjà dit ci-devant. L'une de ses bran­ches va à Damiette, l'autre à Alexandrie, la troisième à Tanis, la quatrième à Rexi. C'est à cette branche qui va à Rexi, que vint le roi de France avec son armée, et il campa entre le fleuve de Damiette et celui de Rexi ; et toutes les forces du soudan campèrent sur le fleuve de Rexi, d'autre part, en face de notre armée pour nous défendre le pas­sage ; laquelle chose leur était facile, car nul ne pouvait passer l'eau pour aller par-devers eux, sinon en la passant à la nage. 110:73 #### Construction d'une chaussée Le roi prit le parti de faire faire une chaussée parmi la rivière pour passer vers les Sarrasins. Pour protéger ceux qui travaillaient à la chaussée, le roi fit faire deux beffrois que l'on appelle chats-châteaux ([^10]) ; car il y avait deux châteaux devant les chats et deux maisons derrière les châteaux, pour garantir ceux qui feraient le guet contre les coups des engins des Sarrasins, qui avaient seize engins tout dressés. Quand nous vînmes là, le roi fit faire dix-huit en­gins, dont Jocelin de Cornaut était maître ingénieur. Nos engins tiraient contre les leurs et les leurs contre les nô­tres ; mais jamais je n'ouïs dire que les nôtres fissent beau­coup. Les frères du roi faisaient le guet de jour, et nous, les autres chevaliers, faisions le guet de nuit auprès des chats. Nous vînmes à la semaine devant Noël. Aussitôt que les chats furent faits, on entreprit de faire la chaussée, parce que le roi ne voulait pas que les Sarra­sins, qui tiraient sur nous à découvert à travers le fleuve, blessassent ceux qui portaient la terre. Pour ce qui est de cette chaussée, le roi et tous les barons agirent en aveugles ; car parce qu'ils avaient bouché l'un des bras du fleuve, ainsi que je vous l'ai dit (ce qu'ils firent facilement parce qu'ils entreprirent de le boucher là où il se séparait du grand fleuve), par cette raison ils crurent pouvoir boucher le bras de Rexi, qui était séparé du grand fleuve depuis une demi-lieue. Et pour empêcher la chaussée que le roi faisait, les Sarrasins faisaient faire des trous en terre du côté de leur armée ; et sitôt que le fleuve arrivait aux trous, il se précipitait dans les trous et refaisait une grande fosse. D'où il advenait ainsi que tout ce que nous avions fait en trois semaines, ils nous le défaisaient en un jour, parce que tout ce que nous bouchions du fleuve devers nous, ils le rélar­gissaient devers eux par les trous qu'ils faisaient. 111:73 Au lieu du soudan qui était mort de la maladie qu'il prit devant la cité d'Émesse, ils avaient fait leur chef d'un Sarrasin qui avait nom Scecedin, le fils du scheick. L'on disait que l'empereur Frédéric l'avait fait chevalier, Celui-ci manda à une partie de ses gens qu'ils vinssent assaillir notre armée du côté de Damiette, et ainsi firent-ils ; car ils altèrent passer à une ville qui est sur le fleuve de Rexi, qui a nom Sharmesah. Le jour de Noël 1249, moi et mes chevaliers nous mangions avec monseigneur Pierre d'Avallon : tandis que nous mangions, ils vinrent piquant des éperons jusqu'à notre camp, et occirent plusieurs pauvres gens qui étaient allés dans les champs à pied. Nous allâmes nous armer. Nous ne sûmes jamais revenir assez tôt pour trou­ver monseigneur Pierre, notre hôte, qui était en dehors du camp et qui s'en était allé après les Sarrasins. Nous pi­quâmes des éperons et le délivrâmes des Sarrasins qui l'avaient jeté à terre ; et nous ramenâmes de là au camp lui et son frère le seigneur du Val. Les Templiers, qui étaient venus au cri d'alarme, firent l'arrière-garde bien et hardiment. Les Turcs vinrent nous harcelant jusqu'en no­tre camp ; c'est pourquoi le roi commanda que l'on fermât notre camp de fossés du côté de Damiette jusqu'au fleuve de Rexi. Les Sarrasins lancent une attaque générale Scecedin, que je vous ai ci-devant nommé, le chef des Turcs, était le plus prisé de tous les païens. Sur ses ban­nières il portait les armes de l'empereur Frédéric II, qui l'avait fait chevalier. Sa bannière était bandée, et une des bandes était aux armes de l'empereur qui l'avait fait che­valier ; sur l'autre étaient les armes du soudan d'Alep ; sur l'autre étaient celles du soudan de Babylone. Son nom était Scecedin le fils du scheick, autant vaut dire le vieux fils du vieux. Ce nom ils le tenaient pour chose moult importante parmi les païens, car ce sont gens qui honorent le plus les gens âgés, du moment où il se trouve que Dieu les a préservés de vilains reproches jusqu'en leur vieillesse. Scecedin, ce vaillant Turc, ainsi que les espions du roi le rapportèrent, se vanta qu'il mangerait le jour de la fête de saint Sébastien dans les pavillons du roi. 112:73 Le roi, qui sut ces choses, disposa son armée de telle manière que le comte d'Artois son frère garderait les chats et les engins ; le roi et le comte d'Anjou, qui depuis fut roi de Sicile, furent établis pour garder le camp du côte de Babylone ; le comte de Poitiers et nous autres de Cham­pagne devions garder le camp du côté de Damiette. Or il advint que le prince des Turcs ci-devant nommé fit passer ses gens dans l'île qui est entre le fleuve de Damiette et le fleuve de Rexi, là où notre armée était campée ; et fit ran­ger ses corps de bataille de l'un des fleuves jusqu'à l'autre. Le roi de Sicile attaqua ces gens et les déconfit. Il y en eut beaucoup de noyés dans l'un et l'autre fleuve ; et toute­fois il en demeura une grande partie qui n'osa attaquer, parce que les engins des Sarrasins tiraient entre les deux fleuves. A l'attaque que le roi de Sicile fit contre les Turcs, le comte Guy de Forez traversa l'armée des Turcs à cheval, et attaqua lui et ses chevaliers un corps de bataille de ser­gents sarrasins qui le renversèrent à terre ; et il eut la jambe brisée, et deux de ses chevaliers le ramenèrent sur leurs bras. C'est à grand peine que l'on fit retirer le roi de Sicile du péril là où il s'était mis, et il fut moult prisé pour cette journée. Les Turcs vinrent au comte de Poitiers et à nous, et nous leur courûmes sus et les poursuivîmes longtemps ; et il y eut de leurs gens occis, et nous revînmes sans pertes. Le feu grégeois Un soir où nous faisions le guet de nuit près des chats-châteaux, il advint qu'ils nous amenèrent un engin qu'on appelle pierrière ([^11]), ce qu'ils n'avaient pas encore fait, et qu'ils mirent le feu grégeois dans la fronde de l'engin. Quand monseigneur Gautier du Cureil, le bon chevalier, qui était avec moi, vit cela, il nous dit ainsi : 113:73 -- « Seigneurs, nous sommes dans le plus grand péril où nous ayons jamais été ; car s'ils brûlent nos châteaux et que nous demeurions, nous sommes perdus et brûlés : et si nous laissons nos postes qu'on nous a baillés à garder, nous sommes honnis ; c'est pourquoi nul ne nous peut dé­fendre contre ce péril, excepté Dieu. Je suis donc d'avis et vous conseille que toutes les fois qu'ils nous lanceront le feu, nous nous mettions sur nos coudes et nos genoux, et priions Notre-Seigneur qu'il nous garde de ce péril. » Sitôt qu'ils lancèrent le premier coup, nous nous mimes sur nos coudes et nos genoux, ainsi qu'il nous l'avait en­seigné. Le premier coup qu'ils lancèrent vint entre nos deux chats-châteaux, et tomba devant nous sur la place que l'armée avait faite pour boucher le fleuve. Nos hommes chargés d'éteindre furent préparés pour éteindre le feu ; et parce que les Sarrasins ne pouvaient tirer sur eux à cause des deux ailes des pavillons que le roi y avait fait faire, ils tiraient tout droit vers les nues, en sorte que les traits leur tombaient tout droit vers eux. La nature du feu grégeois était telle qu'il venait bien par-devant aussi gros qu'un tonneau de verjus, et la queue du feu qui en sortait était bien aussi grande qu'une grande lance. Il faisait un tel bruit en venant qu'il semblait que ce fût la foudre du ciel ; il semblait un dragon qui volât dans les airs. Il jetait une si grande clarté que l'on voyait parmi le camp comme s'il eût été jour, pour la grande foison de feu qui jetait la grande clarté. Trois fois ils nous jetèrent le feu grégeois ce soir-là, et ils nous le lancèrent quatre fois avec l'arbalète à tour. Toutes les fois que notre saint roi entendait qu'ils nous jetaient le feu grégeois, il se revêtait sur son lit, et tendait ses mains vers Notre-Seigneur et disait en pleu­rant : « Beau Sire Dieu, gardez-moi mes gens ! » Et je crois vraiment que ses prières nous rendirent bien service dans le besoin. Le soir, toutes les fois que le feu était tom­bé, il nous envoyait un de ses chambellans pour savoir en quel état nous étions, et si le feu nous avait fait quelque dommage. L'une des fois qu'ils nous le jetèrent, il tomba près le chat-château que les gens de monseigneur de Cour­tenay gardaient, et frappa sur la rive du fleuve. Et voilà un chevalier qui avait nom l'Aubigoiz : « Sire, me dit-il, si vous ne nous aidez, nous sommes tous brûlés, car les Sar­rasins ont tant lancé de leurs traits qu'il y en a tout com­me une grande haie qui vient brûlant vers notre château. » Nous nous élançâmes et allâmes là et trouvâmes qu'il disait vrai. Nous éteignîmes le feu et, avant que nous l'eussions éteint, les Sarrasins nous chargèrent tous de traits qu'ils lançaient au travers du fleuve. 114:73 Les frères du roi faisaient le guet des chats-châteaux de jour, et montaient au château en haut pour tirer contre les Sarrasins, avec les arbalètes, des carreaux qui allaient parmi le camp des Sarrasins. Or le roi avait arrangé que quand le roi de Sicile faisait le guet de jour pour les chats-châteaux, nous devions faire le guet de nuit. A cette jour­née que le roi de Sicile fit le guet de jour et que nous de­vions faire le guet de nuit, nous étions en grand malaise de cœur, parce que les Sarrasins avaient tout fracassé nos chats-châteaux. Les Sarrasins amenèrent la pierrière au grand jour, ce qu'ils n'avaient encore fait que de nuit, et lancèrent le feu grégeois sur nos chats-châteaux. Ils avaient approché leurs engins si près des chaussées que l'armée avait faites pour boucher le fleuve, que nul n'osait aller aux chats-châteaux, à cause des engins qui lançaient les gran­des pierres qui tombaient sur la voie. D'où il advint que nos deux châteaux furent brûlés, et le roi de Sicile en était si hors de sens qu'il se voulait aller lancer dans le feu pour l'éteindre ; et s'il en fut courroucé, moi et mes cheva­liers nous en louâmes Dieu ; car si nous eussions fait le guet le soir, nous eussions été tous brûlés. Quand le roi vit cela, il envoya quérir tous les barons et les pria que chacun lui donnât du bois de ses nefs pour faire un chat pour boucher le fleuve ; et il leur montra bien clairement qu'il n'y avait pas de bois dont on pût le faire, si ce n'était le bois des nefs qui avaient amené nos bagages en amont du fleuve. Ils en donnèrent ce que chacun voulut, et quand ce chat fut fait, le bois fut prisé à dix mille livres et plus. Le roi décida aussi que l'on n'avancerait pas le chat sur la chaussée jusques à tant que le jour viendrait où le roi de Sicile devait faire le guet, pour réparer le malheur arrivé aux autres chats-châteaux qui furent brûlés pendant son guet. Ainsi que l'on avait réglé, ainsi fut fait ; car sitôt que le roi de Sicile fut venu à son guet, il fit pousser le chat jus­qu'au lieu où les deux autres chats-châteaux avaient été brûlés. Quand les Sarrasins le virent, ils arrangèrent que tous leur seize engins tireraient sur la chaussée où le chat était venu. 115:73 Et quand ils virent que nos gens redoutaient d'aller au chat à cause des pierres des engins qui tombaient sur la chaussée par où le chat était venu, ils amenèrent la pierrière, et lancèrent le feu grégeois sur le chat, et le brûlèrent tout. C'est une grande courtoisie que Dieu fit à moi et à mes chevaliers ; car nous eussions le soir fait le guet en grand péril, ainsi que nous eussions fait à l'autre guet dont je vous ai parlé ci-devant. #### Passage du fleuve ; mort du comte d'Artois Quand le roi vit cela, il manda tous ses barons pour tenir conseil. Or ils tombèrent d'accord entre eux qu'ils ne pourraient faire de chaussée par où ils pussent passer du côté des Sarrasins, parce que nos gens ne savaient autant boucher d'une part que les Sarrasins en débouchaient de l'autre. Alors le connétable, monseigneur Imbert de Beau­jeu, dit au roi qu'un Bédouin était venu qui lui avait dit qu'il enseignerait un bon gué, pourvu qu'on lui donnât cinq cents besants. Le roi dit qu'il consentait qu'on les lui donnât, pourvu qu'il tint en vérité ce qu'il promettait. Le connétable en parla au Bédouin, et il dit qu'il n'enseigne­rait pas le gué si l'on ne lui donnait les deniers d'avance. Il fut convenu qu'on les lui baillerait, et ils lui furent donnés. Le roi décida que le due de Bourgogne et les riches hommes d'outre mer qui étaient dans le camp garderaient le camp ; et que le roi et ses trois frères passeraient au gué à l'endroit que le Bédouin devait enseigner. Cette entreprise fut préparée pour se faire le jour du mardi-gras (8 février 1250), à laquelle journée nous vînmes au gué du Bédouin. Comme l'aube du jour paraissait, nous nous préparâmes de tous points, et quand nous fûmes préparés, nous allâmes au fleuve et nos chevaux furent à la nage. Quand nous fûmes allés jusqu'au milieu du fleuve, alors nous trouvâ­mes le fond où nos chevaux prirent pied ; et sur la rive du fleuve, nous trouvâmes bien trois cents Sarrasins tous mon­tés sur leurs chevaux. Alors je dis à mes gens : « Seigneurs, ne regardez qu'à main gauche pour que chacun tire par là les rives sont mouillées ; et les chevaux tombent sur le corps des gens et les noient. » 116:73 Et il était bien vrai qu'il y en eut plusieurs de noyés au passage, et entre autres fut noyé monseigneur Jean d'Orléans, qui portait une bannière vivrée. Nous nous arrangeâmes de telle manière que nous tournâmes contre le courant de l'eau, et trouvâmes la voie essuyée ; et passâmes de telle manière, Dieu merci, que nul de nous n'y tomba ; et dès que nous fûmes passés, les Turcs s'enfuirent. L'on avait ordonné que le Temple ferait l'avant-garde, et que le comte d'Artois aurait le second corps de bataille après le Temple. Or il advint ainsi, que sitôt que le comte d'Artois eût passé le fleuve, lui et tous ses gens se lancèrent sur les Turcs qui s'enfuyaient devant eux. Les Templiers lui mandèrent qu'il leur faisait grand affront quand, devant aller après eux, il allait devant ; et ils le priaient qu'il les laissât aller devant, ainsi qu'il avait été réglé par le roi. Or il advint que le comte d'Artois ne leur osa répondre, à cause de monseigneur Foucaud du Merle qui lui tenait le frein de son cheval ; et ce Foucaud du Merle, qui moult était bon chevalier, n'entendait rien de ce que les Templiers disaient au comte, parce qu'il était sourd ; et il s'écriait : « Or à eux ! or à eux ! » Quand les Templiers virent cela, ils pensèrent qu'ils seraient honnis s'ils laissaient le comte d'Artois aller devant eux ; ils piquèrent donc des éperons qui plus plus et qui mieux mieux, et poursuivirent les Turcs qui s'enfuyaient devant eux, tout à travers la ville de Man­sourah jusqu'aux champs du côté de Babylone. Quand ils pensèrent retourner en arrière, les Turcs leur lancèrent des poutres et des bois parmi les rues, qui étaient étroites. Là fut tué le comte d'Artois, le sire de Couci que l'on appelait Raoul, et tant d'autres chevaliers qu'ils furent estimés à trois cents. Le Temple, ainsi qu'on me le dit, y perdit deux cent quatre-vingt hommes armés, et tous à cheval. #### Joinville en danger Moi et mes chevaliers nous décidâmes que nous irions courir sus à plusieurs Turcs qui chargeaient leurs bagages à main gauche dans leur camp, et nous leur courûmes sus. Pendant que nous les poursuivions parmi le camp, j'aperçus un Sarrasin qui montait sur son cheval un sien chevalier lui tenait le frein. 117:73 Au moment où il tenait ses deux mains à la selle pour monter, je lui donnai de ma lance par-dessous les aisselles et le renversai mort ; et quand son cheva­lier vit cela, il laissa son seigneur et son cheval, et me frappa, à mon passage, de la lance entre les deux épaules, et me coucha sur le cou de mon cheval, et me tint si pressé que je ne pouvais tirer mon épée que j'avais à la ceinture ; il me fallut donc tirer l'épée qui était après mon cheval, et quand il vit que j'eus mon épée tirée, alors il ramena sa lance à lui et me laissa. Quand moi et mes chevaliers vînmes hors du camp des Sarrasins, nous trouvâmes bien six mille Turcs, par éva­luation, qui avaient laissé leurs tentes et s'étaient retirés dans les champs. Quand ils nous virent, ils nous vinrent courir sus, et occirent monseigneur Hugues de Trichâtel, seigneur de Conflans, qui était avec moi, portant bannière. Moi et mes chevaliers piquâmes des éperons et allâmes délivrer monseigneur Raoul de Wanou, qui était avec moi, qu'ils avaient jeté à terre. Pendant que j'en revenais, les Turcs me frappèrent de leurs lances ; mon cheval s'age­nouilla sous le faix qu'il sentit, et je m'en allai en avant par-dessus ses oreilles. Et je me redressai l'écu au cou et l'épée à la main ; et monseigneur Érard de Sivery (que Dieu absolve !) qui était près de moi, vint à moi et nous dit de nous retirer près d'une maison ruinée, et que là nous at­tendrions le roi qui venait. Comme nous nous en allions à pied et à cheval, une grande troupe de Turcs vint nous heurter, et ils me renversèrent à terre, et passèrent par-dessus moi et firent voler mon écu de mon cou. Et quand ils furent passés outre, monseigneur Érard de Sivery revint sur moi et m'emmena, et nous nous en allâmes jusqu'aux murs de la maison ruinée ; et là revinrent à nous monsei­gneur Hugues d'Escoz, monseigneur Frédéric de Loupey, monseigneur Renaud de Menoncourt. Là les Turcs nous assaillirent de toutes parts ; une partie d'entre eux entrè­rent dans la maison ruinée, et nous piquaient de leurs lan­ces par-dessus. Alors mes chevaliers me dirent que je les prisse par le frein ; et ainsi fis-je, de peur que les chevaux ne prissent la fuite, et ils se défendaient contre les Turcs si vigoureusement qu'ils en furent loués de tous les pru­d'hommes de l'armée, et de ceux qui virent le fait et de ceux qui l'ouïrent conter. Là fut blessé monseigneur Hu­gues d'Escoz de trois coups de lance au visage, et monseigneur Frédéric de Loupey d'un coup de lance entre les épaules ; et la plaie fut si large que le sang lui venait du corps ainsi que par la bonde d'un tonneau. 118:73 Monseigneur Érard de Siverey fut frappé d'un coup d'épée, au visage, tellement que le nez lui tombait sur la lèvre. Et alors il me souvint de monseigneur saint Jacques, que j'invoquai : « Beau sire saint Jacques, aidez-moi et me secourez dans ce besoin. » Aussitôt que j'eus fait ma prière, monseigneur Érard de Siverey me dit : -- « Sire, si vous croyiez que ni moi ni mes héritiers n'en eussions de reproche, je vous irais quérir du secours au comte d'Anjou que je vois là au milieu des champs. » Et je lui dis : -- « Messire Érard, il me semble que vous vous feriez grand honneur si vous nous alliez quérir de l'aide pour sau­ver nos vies ; car la vôtre est bien en aventure. » Et je disais bien vrai, car il mourut de cette blessure. Il demanda conseil à tous nos chevaliers qui étaient là, et tous approuvèrent l'avis que je lui avais donné ; et quand il ouït cela, il me pria de lui laisser aller son cheval, que je lui tenais par le frein avec les autres ; et ainsi fis-je. Il vint au comte d'Anjou, et le pria qu'il me vînt secourir moi et mes chevaliers. Un riche homme qui était avec lui le déconseilla ; et le comte d'Anjou lui dit qu'il ferait ce que mon chevalier requérait : il tourna son frein pour nous venir aider, et plusieurs de ses sergents piquèrent des épe­rons. Quand les Sarrasins les virent, alors ils nous laissè­rent. Avant ces sergents arriva monseigneur Pierre d'Aube­rive, l'épée au poing ; et quand ils virent que les Sarrasins nous eurent laissés, il courut sur tout plein de Sarrasins qui tenaient monseigneur Raoul de Wanou, et le délivra moult blessé. #### Saint Louis et son corps de bataille Comme j'étais à pied avec mes chevaliers, blessé ainsi, qu'il est dit ci-devant, vint le roi avec tout son corps de bataille, à grands cris et à grand bruit de trompettes et de timbales ; et il s'arrêta sur un chemin en chaussée. Jamais je ne vis si beau chevalier : car il paraissait au-dessus de tous ses gens, les dépassant à partir des épaules, un heaume doré sur la tête, une épée d'Allemagne à la main. 119:73 Quand il fut arrêté là, ses bons chevaliers qu'il avait dans son corps de bataille, que je vous ai ci-devant nommés, se lancèrent au milieu des Turcs. Et sachez que ce fut un très beau fait d'armes ; car nul n'y tirait de l'arc ou de l'arbalète, mais c'était un combat à la masse et à l'épée entre les Turcs et nos gens, qui tous étaient mêlés. Un mien écuyer, qui s'était enfui avec ma bannière et était revenu à moi, me bailla un mien roussin sur quoi je montai, et allai vers le roi tout côte à côte. Pendant que nous étions ainsi, monseigneur Jean de Valery, le prud'homme, vint au roi et lui dit qu'il lui conseillait qu'il se portât à main droite sur le fleuve, pour avoir l'aide du duc de Bourgogne et des autres qui gar­daient le camp que nous avions laissé, et pour que ses ser­gents eussent à boire ; car la chaleur s'était déjà fort élevée. Le roi ordonna à ses sergents qu'ils lui allassent quérir ses bons chevaliers qu'il avait auprès de lui pour le con­seiller, et il les nomma tous par leur nom. Les sergents les allèrent quérir dans la mêlée, où la lutte était grande entre eux et les Turcs. Ils vinrent au roi, et il leur demanda conseil ; et ils dirent que monseigneur Jean de Valery le conseillait moult bien ; et alors le roi commanda au gon­fanon de Saint-Denis et à ses bannières de se porter à main droite sur le fleuve. Quand l'armée du roi s'ébranla, il y eut de nouveau grand bruit de trompettes et de cors sarrasinois. Il n'avait guère marché quand il reçut plu­sieurs messages du comte de Poitiers, son frère, du comte de Flandre et de plusieurs autres riches hommes qui avaient là leurs troupes, qui tous le priaient qu'il ne fît pas mouvement, car ils étaient si pressés par les Turcs qu'ils ne le pouvaient suivre. Le roi rappela tous ses pru­d'hommes chevaliers de son conseil, et tous furent d'avis qu'il attendit ; et un peu après revint monseigneur Jean de Valery qui blâma le roi et son conseil de ce qu'ils étaient arrêtés. Après, tout son conseil fut d'avis qu'il se portât vers le fleuve ainsi que le sire de Valery l'avait conseillé. Et à l'instant le connétable monseigneur Imbert de Beaujeu vint à lui et lui dit que le comte d'Artois, son frère, se défendait dans une maison à Mansourah, et qu'il l'allât secourir. 120:73 Et le roi lui dit : -- « Connétable, allez devant, et je vous suivrai. » Et je dis au connétable que je serai son chevalier, et il m'en remercia beaucoup. Nous nous mîmes en chemin pour aller à Mansourah. Alors un sergent à la masse vint au connétable tout effrayé, et lui dit que le roi était arrêté, et que les Turcs s'étaient mis entre lui et nous. Nous nous retournâmes et vîmes qu'il y en avait bien mille et plus entre lui et nous ; et nous n'étions que six. Alors je dis au connétable : -- « Sire, nous ne pouvons aller au roi à travers ces gens ; mais allons en amont, et mettons ce fossé que vous voyez devant vous entre nous et eux ; et ainsi nous pour­rons revenir au roi ». Ainsi que je le conseillai, le connétable le fit, et sachez que s'ils eussent pris garde à nous, ils nous eussent tous tués ; mais ils ne pensaient qu'au roi et aux autres gros corps de bataille ; c'est pourquoi ils croyaient que nous étions des leurs. La retraite ;\ la défense du pont Tandis que nous revenions en aval sur la rive entre le ruisseau et le fleuve, nous vîmes que le roi était venu près du fleuve, et que les Turcs ramenaient les autres corps de bataille du roi, frappant à grands coups de masses et d'épées, et ils rejetèrent sur le fleuve tous les autres corps de bataille avec le corps de bataille du roi. La déconfiture fut alors si grande que plusieurs de nos gens pensèrent repasser à la nage du côté du due de Bour­gogne, ce qu'ils ne purent faire ; car les chevaux étaient fatigués, et le jour était devenu très chaud ; en sorte que nous voyions, pendant que nous venions en aval, que le fleuve était couvert de lances et d'écus, et de chevaux et de gens qui se noyaient et périssaient. Nous vînmes à un petit pont qui était sur le ruisseau, et je dis au connétable que nous demeurassions pour garder ce pont, « car, si nous le laissions, ils s'élanceront sur le roi par deçà, et si nos gens sont assaillis de deux côtés, ils pourront bien succomber ». Et nous fîmes ainsi. 121:73 Et l'on dit que nous étions tous perdus dès cette jour­née, n'eût été le roi qui paya de sa personne. Car le sire de Courtenay et monseigneur Jean de Saillenay me contèrent que six Turcs étaient venus saisir le cheval du roi par le frein et qu'ils l'emmenaient prisonnier ; et lui tout seul s'en délivra à grands coups d'épée qu'il leur donna. Et quand ses gens virent la défense que faisait le roi, ils pri­rent courage, et plusieurs d'eux laissèrent le passage du fleuve et se portèrent vers le roi pour l'aider. Tout droit à nous qui gardions le pont vint le comte Pierre de Bretagne, qui venait tout droit de Mansourah, et était blessé d'un coup d'épée au visage, en sorte que le sang lui tombait dans la bouche. Il était sur un cheval bas bien membré ; il avait jeté ses rênes sur l'arçon de sa selle et le tenait à deux mains, de peur que ses gens qui étaient derrière, qui le pressaient fort, ne les jetassent hors du passage du ponceau. Il semblait bien qu'il prisât peu les Turcs : car quand il crachait le sang de sa bouche, il disait : « Hé, bien ! par le Chef-Dieu ! avez-vous vu de ces gou­jats ? » A la fin de son corps de bataille venait le comte de Soisson, et monseigneur Pierre de Neuville, que l'on ap­pelait Caier, qui avait essuyé assez de coups cette journée. Quand ils furent passés et que les Turcs virent que nous gardions le pont, ils les laissèrent parce qu'ils virent que nous avions le visage tourné vers eux. Je vins au comte de Soissons, dont j'avais épousé la cousine germaine, et lui dis : -- « Sire, je crois que vous feriez bien si vous demeuriez à garder ce petit pont ; car si nous laissons le pont, ces Turcs que vous voyez ici devant vous se lanceront par là ; et ainsi le roi sera assailli par derrière et par-devant. » Il me demanda si en cas qu'il demeurât, je demeurerais aussi ; et je lui répondis : -- « Oui, bien volontiers. » Quand le connétable ouït cela, il me dit que je ne par­tisse pas de là jusques à tant qu'il revînt, et qu'il nous irait quérir du secours. (*A suivre*.) JOINVILLE. 122:73 ### Révélation divine sur l'histoire humaine par R.-Th. CALMEL, O.P. ON NOUS PARLE BEAUCOUP de sens de l'histoire, de crois­sance de l'histoire ; souvent on fait honneur à l'hom­me du XX^e^ siècle d'avoir découvert la dimension histo­rique du monde ; de nombreux ouvrages s'appliquent à nous retracer les étapes historiques de notre décadence ; l'un des meilleurs est sans doute celui de Jacques Mari­tain : *Trois Réformateurs* ([^12]) ; il représente, me semble-t-il, ce que le grand thomiste a écrit, sinon de plus déve­loppé, du moins de plus sage en matière de philosophie de l'histoire. -- Or donc pour me retrouver au milieu des idées sur l'histoire, j'ai rouvert mon Nouveau Testament, j'ai relu les textes qui nous apportent la révélation de Dieu lui-même sur l'histoire des hommes. Car, ce n'est pas douteux, il existe une révélation du Seigneur sur le devenir historique de l'humanité. Le Sei­gneur Jésus nous a d'abord révélé l'amour surnaturel qu'il a pour nous, *son trop grand amour,* et notre vocation surna­turelle : *Je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en surabondance* (Jo. X, 10)*. -- Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole et mon Père l'aimera, et nous viendrons en lui et nous ferons notre demeure chez lui* (Jo. XIV, 23)*. -- Le Fils de l'homme est venu... donner sa vie en rédemp­tion pour la multitude* (Math. XX, 28). Cependant le Sei­gneur Jésus nous a encore enseigné à porter un regard sur­naturel sur le déroulement de l'histoire. On ne peut faire tenir la Révélation dans les paroles relatives à la vie intérieure et à la sainte Église ; à ces paroles inspirées il faut joindre les paroles non moins inspirées relatives à l'his­toire. 123:73 J'y remarque l'annonce de quelques événements ma­jeurs, et surtout l'explication de la durée du monde : le pourquoi et le comment. J'énumérerai tout de suite, pour n'avoir plus à y revenir, les quelques événements majeurs qui nous sont prophétisés dans les Écritures infaillibles. Premièrement : la prédication de l'Évangile dans toute la terre, et alors viendra la fin (Mt., XXIV, 14). Secondement : la destruction de Jérusalem et la dispersion du peuple élu, parce que, à l'exception *d'un petit reste*, il a refusé d'ac­cueillir le Fils de Dieu (Luc XXI et lieux parallèles) ; l'époque est même précisée : « Cette génération ne passera pas, déclare Jésus à la veille de sa Passion et de sa Mort, que toutes ces choses n'arrivent. » ([^13]) -- Troisième événe­ment prédit, et celui-là non point particulier à un peuple mais absolument universel : la ruine du monde, l'abolition du *cosmos* actuel, la résurrection générale et le jugement dernier lors de la Parousie du Seigneur, lors de son second avènement de justice et de gloire ; ici, absolument aucune détermination *du jour ni de l'heure.* (Toujours Luc XXI et lieux parallèles ; mais aussi fin de la première aux Corin­thiens, fin de la seconde épître de saint Pierre, et Apoca­lypse XIX 19-21 et XX, 9-15). 124:73 -- *La quatrième prédiction* se rapporte à l'événement effroyable qui précèdera de peu la Parousie : l'apostasie généralisée (II Thessal. II ; Luc XVIII, 8 ; Matthieu XXIV, 12) et l'apparition de *l'homme du péché, du fils de perdition, de celui qui s'élève contre tout ce qui porte le nom de Dieu ;* nous l'appelons ordinai­rement l'Anté-Christ (II Thessal. II). -- La grande apos­tasie elle-même sera précédée ([^14]) ou peut-être immédiate­ment suivie (c'est bien difficile à établir) par la conversion du peuple juif : telle est la *cinquième prédiction* (Rom. XI). -- *Enfin deux autres prophéties particulières à l'Apoca­lypse :* le renversement de Rome persécutrice et auparavant l'entrée en scène de la seconde Bête, la Bête de la terre ; elle désigne les docteurs de mensonge qui, après la mort de l'apôtre Jean, se mettront au service du César romain divinisé, au service de l'idolâtrie et de la persécution. Le voyant de Patmos, qui nous donne comme des prophéties déterminées et particularisées la chute de Rome persécu­trice et l'action de la seconde Bête, nous les présente égale­ment comme des figures de ce qui doit se renouveler jus­qu'à la fin du monde. \*\*\* Or la Sainte Écriture ne renferme pas seulement des prédictions sur quelques événements décisifs ; *elle nous fournit encore les principes d'une théologie de l'histoire.* Et d'abord celui-ci : la grande date n'est plus à attendre ; avec la naissance, la mort, la glorification de Jésus-Christ, la date suprême est déjà arrivée ; de cet ordre-là il n'y en aura pas d'autre. Il y aura, il y a, un déploiement de ce qui fut accompli en ces heures ineffables du temps humain, mais il n'y aura jamais le début d'une autre ère, d'une ère qui pourrait apporter quelque chose de radicalement nou­veau par rapport à l'Incarnation rédemptrice. Péguy le chantait dans sa méditation devant la Crèche : « Le solennel débat du jour et de la nuit « Marquait dans ce silence une invisible trêve « *Et le temps suspendu dans cet humble réduit* « Découpait les contours d'une heure unique et brève. 125:73 Oui, le temps était suspendu, en ce sens que l'ancien cours du temps venait s'arrêter là. C'est là qu'il aboutis­sait : « Et les routes d'hier, et celles d'aujourd'hui « Ensemble aboutissaient *à ce pauvre berceau.* C'est aussi de là que partait un temps que l'on peut dire immuablement nouveau, en ce sens que cette nouveauté de l'incarnation rédemptrice, cette nouvelle « économie » se­rait à jamais permanente, ne serait pas remplacée par une autre plus magnifique, plus débordante de générosité, comme avait été remplacée l'économie de la Loi ancienne ([^15]). Et sur la Croix, le sang qui devait être versé est *le sang du testament nouveau et éternel *; comme je le dis chaque jour sur le calice du vin, comme tous les prêtres le rediront jusqu'au dernier jour, jusqu'à la Parousie : *donec veniat.* Ainsi *la Plénitude des temps* est arrivée avec la nais­sance, la mort et la résurrection du Seigneur. C'est pour­quoi St Paul écrivait aux Galates, IV, 4 : « Quand vint *la plénitude des temps,* Dieu envoya son Fils né d'une Femme, né sujet de la Loi, afin de racheter les sujets de la. Loi, afin de nous conférer l'adoption filiale. Et la preuve que vous êtes des fils, c'est que Dieu a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père. » Saint Paul écri­vait encore aux Corinthiens (Ia Cor. X, 11) : « *Nous, qui touchons à la fin des temps*. » Et Jésus déclarait à ses disciples (Luc X, 24) : « Combien de prophètes et de rois ont voulu voir ce que vous voyez et ne l'ont pas vit ; entendre ce que vous entendez et ne l'ont pas entendu. » Car si « la Loi a été donnée par Moïse, la Grâce et la Vérité ont été faites par Jésus-Christ. » (Jo. 1, 17). Nous sommes entrés dans les derniers temps, les temps du Verbe de Dieu incarné, de l'Esprit Saint envoyé, de l'Église fondée. Sans doute y a-t-il un début à ces derniers temps, -- lorsque Élisabeth étant parvenue à son sixième mois l'ange Gabriel fut envoyé de la part de Dieu à la Vierge Marie. Ainsi les derniers temps sont ouverts par le *Fiat* de Notre-Dame. Ils connaîtront une floraison dernière, « lorsque paraîtra dans le ciel le signe du Fils de l'Homme, lorsque le Seigneur viendra sur les nuées, avec une grande puissance et une grande gloire » pour nous ressusciter, nous juger tous, instaurer les cieux nouveaux et la terre nouvelle, réduire les démons et les hommes damnés à une impuissance totale *et les fermer dans l'étang de la seconde mort* (Matthieu XXIV ; I^re^ Corinthiens XV ; Apocalypse XX.) 126:73 Or, encore que les derniers temps soient marqués par un début et une conclusion ils restent bien les derniers ; ils ne seront pas remplacés par des temps nouveaux ; nous nous trouvons à jamais dans les temps messianiques, les temps de l'Incarnation rédemptrice, et de Marie Mère de Dieu et des hommes. Toute la succession de l'histoire jusqu'à la consomma­tion des siècles n'est là que pour expliciter ce qui fut donné une fois pour toutes, non pas pour inventer un nouveau genre de don. La succession des siècles est dans une dépen­dance que l'on peut qualifier *d'intrinsèque* à l'égard de l'Incarnation rédemptrice ([^16]), -- pour en déployer les ri­chesses, pour permettre aux élus de se multiplier, pour manifester la variété multiforme de leur participation d'amour à la croix de Jésus, pour rendre témoignage à la maternité spirituelle de la Sainte Vierge. Du fleuve de l'histoire qui se déroule aux pieds de Notre-Dame on pour­rait dire en reprenant les vers de Péguy : « Et ce fleuve de sable et ce fleuve de gloire « N'est là que pour baiser votre auguste manteau. *Donc, première vérité révélée sur la théologie de l'his­toire : les temps sont accomplis* ; l'heure a déjà sonné de la miséricorde et de la libéralité indépassables du Père des Cieux à l'égard de l'espèce humaine. « Lui qui n'a pas épar­gné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous, comment ne nous aurait-il pas également donné toutes choses avec lui ? » (Rom. VIII, 32.) Sans doute la Parousie, le second avènement du Fils de l'Homme, doit apporter une modifi­cation inimaginable. Comment imaginer en effet le corps glorifié, entièrement transparent à une âme toute sainte ? Comment imaginer cette terre nouvelle où les hommes se­ront comme des anges, ne se marieront plus et ne se donne­ront plus en mariage ? (Matth. XXII, 30.) Mais quelles que soient les propriétés de l'état qui fera suite au jugement dernier, pour l'essentiel il ne se produira pas de change­ment. 127:73 Car l'essentiel est la vision de Dieu, épanouissement plénier de la grâce sanctifiante ; or, à ce comble de bon­heur et de gloire nous avons accès depuis le Sacrifice du Christ. Ce qui nous sera donné après la Parousie ce ne sera pas plus que le Christ qui nous fut donné depuis la Crèche, le Calvaire et la Résurrection. Simplement, le Christ qui nous fut donné une fois pour toutes fera éclater sa victoire en plénitude ; il laissera déborder toute la puissance de son amour dans chacun de ses frères et dans le Corps mystique qu'il se sera formé au cours des âges, *au milieu de la gran­de tribulation.* \*\*\* *La seconde vérité révélée au sujet de la théologie de l'histoire nous explique le pourquoi et le comment de sa durée.* Pourquoi le déroulement des siècles et leurs vicissi­tudes ? Non certes pour une transmutation de l'humaine nature, pour nous rapprocher de je ne sais quel *ultra-hu­main christogénétique.* Ces rêveries du Père Teilhard sont étrangères aux paroles de Jésus et à l'enseignement de son Église. Le Seigneur prolonge le cours des siècles non pas afin que l'homme s'achemine vers un changement de natu­re ; pas davantage afin que la croix -- la nécessité du sa­crifice et de l'épreuve -- soit progressivement diminuée jusqu'au point d'être à peu près abolie. Si le Maître de l'histoire fait durer l'histoire et retarde son retour glorieux (Marc, XIII, 33 ; Matth., XXIV, 32 ; Luc, XXI**,** 34) c'est pour permettre aux fidèles d'atteindre leur nombre complet et de lui devenir semblables en acceptant de porter sa marque, c'est-à-dire de vivre à son imitation, de participer à son sacrifice et à sa victoire. Il est en effet « le premier-né d'une multitude de frères. » (Rom. VIII, 29.) Voici du reste ce que dit l'Apocalypse au chapitre VII -- « Quand l'Agneau ouvrit le sixième sceau... j'aperçus quatre anges debout aux quatre coins de la terre qui retenaient les quatre vents de la terre, pour qu'il ne souffle point de vent sur la terre, sur la Mer, ni sur aucun arbre. Puis j'aperçus un autre ange qui montait du côté du lever du soleil et portait le sceau de Dieu vivant. Il cria d'une voix forte aux quatre anges à qui il a été donné de nuire à la terre et à la mer : « Gardez-vous de nuire à la terre, à la mer et aux arbres, jusqu'à ce que nous ayons marqué au front les serviteurs de notre Dieu. » 128:73 Et j'appris combien furent alors marqués du sceau : cent quarante-quatre mille ([^17]) de toutes les tribus des enfants d'Israël... Après quoi je vis une foule immense, impossible à dénombrer, de toute nation, de toute tribu, de tout peuple et de toute langue, debout en face du trône et de l'Agneau, vêtus de robe blanche et des palmes à la main... ce sont ceux qui viennent de la grande tribulation ; ils ont lavé leurs robes et ils les ont blanchies dans le sang de l'Agneau. » Une autre vision est particulièrement éclairante sur le pourquoi de la durée de l'Histoire ; elle se trouve au cha­pitre VI de l'Apocalypse : « J'aperçus près de l'autel les âmes de ceux qui furent égorgés pour la Parole de Dieu et le témoignage qu'ils avaient rendu. Ils se mirent à crier d'une grande voix : « Jusques à quand, Maître saint et vrai, tarderas-tu à faire justice, à tirer vengeance de notre sang sur ceux qui habitent la terre ? » Alors on leur donna à chacun une robe blanche et on leur dit de se tenir en repos encore un peu de temps, jusqu'à ce que fussent au complet leurs compagnons de service et leurs frères qui doivent être mis à mort comme eux. » Si l'on entend les paroles révélées *prout sonant,* alors on portera sur l'histoire un regard vraiment surnaturel : je veux dire que l'on saisira à plein, non seulement la présence indestructible du Seigneur au milieu du monde (*Je ne vous laisserai pas orphelins... je suis avec vous chaque jour jusqu'à la fin des siècles*) mais aussi la persistance de l'ac­tion du démon ; une action dont la rage et la perfidie ne sont pas en voie de disparition du fait que l'Église perdure et qu'elle s'étend aux quatre coins de la planète. L'Adver­saire sera toujours à l'œuvre, quelles que soient ses méta­morphoses imprévisibles ; la convoitise renaîtra avec cha­cun des mortels qui voit le jour -- la convoitise et le de­voir d'en triompher. La Bête vaincue en tel pays, telle ville, telle paroisse, ira recruter des adeptes et les regrouper en d'autres lieux. 129:73 Certes depuis la venue du Seigneur, Satan *est tombé du Ciel comme la foudre* (Luc X, 18)*, le Prince de ce monde a été jeté dehors* (Jo. XII, 31). Mais il reste à chacun de nous à le faire *tomber* de la citadelle de notre âme dont il cher­che à se rendre maître ; il reste à l'Église *à le jeter hors* des âmes, hors des institutions temporelles, afin que règne Jésus-Christ (et il règne par la croix dans les béatitudes). Le Prince de ce monde est jeté dehors parce que son pouvoir est brisé, les portes du Ciel sont ouvertes, la source de grâce et de vérité jaillit désormais définitive et intaris­sable ([^18]). Cependant le Prince de ce monde n'est pas jeté dehors en ce sens que chacun de nous n'aurait pas à briser personnellement son pouvoir par la grâce du Christ ; ni en ce sens que nous entrerions par la porte du Ciel sans pren­dre la voie étroite ; pas non plus en ce sens que nous ap­procherions de la source des eaux vives sans mener un rude combat contre les espions et les guetteurs de Satan qui veulent nous en interdire l'approche et nous détourner vers des sources de pestilence. A travers ces images c'est une vérité capitale de la Révélation qui transparaît : la victoire sur le démon et le péché, remportée par le Seigneur une fois pour toutes, demande à s'actualiser en chacun de nous et dans l'Église entière. Pour que cette victoire soit ainsi actualisée, le vaste déroulement des siècles ne sera pas de trop. Or que pourrait signifier l'actualisation de cette victoire si toute nécessité de lutte contre le démon et le péché était, sinon supprimée, du moins progressivement réduite avec la prolongation de l'histoire ? Le sens du pé­ché, le sens de la lutte toujours recommençante contre le démon et le péché est inséparable du sens chrétien de l'histoire humaine. Qui n'a pas le sens du péché, le regard qu'il porte sur l'histoire n'est pas surnaturel, ne s'accorde pas avec la Révélation. Or dans notre époque on amoindrit, on exténue autant que possible le sens du surnaturel et du péché. Des voix doctorales et qui se servent d'amplifica­teurs assourdissants, placés dans tous les coins, nous clai­ronnent sans relâche de remplacer l'intelligence surnatu­relle du péché par le mythe de l'évolution marxiste ou teilhardienne, ou même par n'importe quoi, pourvu que ce soit évolutif et naturaliste. Vaine tentative d'ailleurs. Com­me l'Église sera toujours vivante et toujours enseignante, il ne risque pas d'arriver que l'interprétation « évolution­niste » de l'histoire se substitue à la considération surnaturelle chez les fidèles de bonne volonté. 130:73 Les défaillances peu­vent se multiplier ; l'Église nous donnera toujours de croire au surnaturel, à la grâce et au péché ; de considérer l'his­toire à cette lumière. -- Au reste, nous ne mettons pas sur le même plan, c'est bien sûr, la grâce de Dieu et les tenta­tions de Satan, la puissance cachée de l'Évangile et les prestiges du Dragon, la victoire du Fils de l'homme et les assauts de la Bête. Il n'y a pas symétrie. D'un côté c'est la victoire certaine. De l'autre ce sont des tentatives formida­bles et parfois hallucinantes mais implacablement vouées à l'échec. « Mes brebis nul ne les arrachera de ma main. » (Jo. X, 28). (Comme disent les thomistes ([^19]), les réalités dans la ligne du mal ne sont pas symétriques des réalités dans la ligne du bien ; ce principe vaut analogiquement dans l'ordre surnaturel.) Il n'en demeure pas moins que les tentations de Satan, les prestiges du Dragon, les as­sauts de la Bête recommencent à chaque génération. Il ne faut pas rêver de « manger le diable peu à peu » soit par je ne sais quelle vertu de « l'évolution historique », soit par une heureuse combinaison économique ou politique. \*\*\* Ici se présente pour certains l'objection d'une société chrétienne et du rempart solide qu'elle oppose à la Bête et à ses suppôts. En effet la protection assurée par des insti­tutions conformes au droit naturel chrétien est vraiment considérable. Mais enfin une chrétienté n'en devient pas pour autant une société confortable dans laquelle serait dépassée l'étape de la prière, de la vigilance et de la lutte. Dans une chrétienté c'est à l'intérieur d'institutions hon­nêtes, conformes à notre nature voulue de Dieu, que l'homme continue de lutter et de souffrir, mais évidem­ment il continue de souffrir et de lutter. D'autre part des institutions honnêtes, tournées au vrai bien de l'homme et qui ne l'exposent pas au scandale supplémentaire et formi­dable de l'iniquité ayant force de loi, de telles institutions ne se mettent debout et ne parviennent à tenir que grâce à l'héroïsme des personnes. 131:73 Que m'importe de le redire encore une fois ([^20]) si du moins je fais comprendre à mon lec­teur que nous devons préparer des institutions saines (en accord avec les leçons des Papes depuis un siècle) non pas afin de nous reposer ensuite et de dormir, mais afin de res­ter vigilants et de tendre à l'héroïsme dans des conditions qui fassent honneur à Dieu et aux hommes ; au lieu des conditions présentes qui sont bien souvent une honte et un scandale. En tout cas, même dans les temps et les pays de chrétienté, l'Église demeure militante. Elle le sera jusqu'à la fin. Toujours elle sera l'Église des martyrs et des con­fesseurs. A certains moments les martyrs sont plus nom­breux ; elle est tout vermeille du sang des martyrs. En d'au­tres temps elle compte davantage de confesseurs ; elle est resplendissante dans une blanche parure de confesseurs. Mais vêtue de pourpre ou de lin blanc, elle marche toujours dans les douleurs et les travaux, dans les peines et les tra­verses. -- Il est vrai, le Seigneur détruira les cités qui s'acharnent dans la persécution de ses élus. Le Seigneur décrète le sac et la destruction des Babylones persécutrices. C'est là un enseignement formel de l'Apocalypse ([^21]). Mais enfin, dans toutes les cités, l'Église est militante. La vo­lonté expresse du Seigneur c'est que la société, dans la­quelle elle accomplit ses travaux et offre ses souffrances, soit honnête et chrétienne ; mais en fait c'est souvent dans une société renégate ou ennemie qu'elle doit poursuivre son pèlerinage, heureuse si elle n'est pas abandonnée par ses enfants et trahie par ses chefs. (Cependant le Seigneur a prié pour Pierre avant son péché afin que sa foi ne défaille point.) Ainsi n'allons point rêver qu'avec la suite des temps le Démon ne serait plus à l'œuvre, la Rédemption ne rencon­trerait plus d'obstacle, la damnation éternelle ne serait plus un risque. Je sais bien que certains s'imaginent que l'hom­me moderne serait moins méchant ; d'après eux, avec la succession des siècles, la rage de Satan s'est apaisée, le péché se raréfie, l'urgence de la conversion s'atténue, ce­pendant que le devoir de l'ascèse est dépassé. Ces faciles imaginations témoignent de beaucoup de mollesse, mais elles mentent. 132:73 Vous pensez peut-être qu'elles ressemblent à la bonté et à la miséricorde évangélique ; elles y ressemblent en effet comme le Saint-Sulpice à Fra Angelico ; caricature par l'intérieur, la pire de toutes, la plus répugnante. Du dehors presque rien n'est changé ; mais en réalité, pour ces chrétiens, la miséricorde s'est muée en re­lâchement, la compréhension en connivence. La douceur et la charité que nous propose l'Évangile ils ne les retiennent pas dans leur vérité, ils en tirent une contrefaçon flasque, une sophistication. Surtout ils ne retiennent pas de l'Évan­gile cette prudence si avertie du mal, cette sagesse étonnante dans la perception du péché, ces recommandations si claires, si poignantes, d'avoir toujours *à veiller, à prier, à se détourner des faux messies et des faux prophètes*. Ils estiment, ces chrétiens, dans leur candeur déconcertante, dans leur infantilisme, que ces enseignements seraient aujourd'hui périmés à cause de l'évolution du monde et des « mutations de la conscience ». Vont-ils préférer longtemps encore des candeurs infantiles aux vives clartés de la Révélation chrétienne et de la Lumière éternelle ? \*\*\* Ainsi, jusqu'à la fin le démon est à l'œuvre dans l'his­toire des hommes, pendant *les douze cents soixante jours ou les trois ans et demi, au les quarante-deux mois* que dure cette histoire, selon les données allégoriques des chiffres de l'Apocalypse. *Or, révélation non moins importante, l'Apocalypse nous instruit encore sur la méthode de Satan*, sur le mode de son combat contre l'Église, notamment son mode social, ou plus exactement politique, politiquement organisé. L'Église étant une cité surnaturelle, à la fois intérieure et visible -- (et dans laquelle tout le visible : les sacrements, la doctrine, se situent au niveau du secret des cœurs) -- il est naturel que les attaques contre l'Église ne se limitent pas au for intérieur mais qu'elles prennent une forme visible et politique. Lisons l'Apocalypse au chapitre XIII. « Je me tenais sur la grève de la mer. Alors je vis surgir de la mer une Bête... Le Dragon lui transmit sa puissance et son trône avec un empire immense... émer­veillée, la terre entière suivit la Bête. On se prosterna de­vant le Dragon, parce qu'il avait remis l'empire à la Bête : et l'on se prosterna devant la Bête en disant : « Qui est pa­reil à la Bête et qui peut guerroyer avec elle ? » 133:73 On lui donna de proférer des paroles d'orgueil et de blasphème ; on lui donna le pouvoir d'agir durant quarante-deux mois ; alors elle se mit à proférer des blasphèmes contre Dieu, à blasphémer son nom et son tabernacle, ceux qui ont leur tente dans le ciel... Et tous l'adoreront, tous les habitants de la terre dont le nom ne se trouve pas écrit dès l'origine du monde dans le livre de vie de l'Agneau immolé... « Je vis ensuite surgir de la terre une autre Bête, portant deux cor­nes comme un Agneau, mais parlant comme un dragon. Au service de la première Bête, elle en établit partout l'em­pire, amenant la terre et ses habitants à adorer cette pre­mière Bête... Par ses manœuvres, tous, petits et grands, ri­ches ou pauvres, esclaves et hommes libres se feront mar­quer sur la main droite ou sur le front ; et nul ne pourra acheter ni vendre s'il n'est marqué ; s'il ne porte le nom de la Bête ou le chiffre de son nom. » Semblables allégories ont de quoi surprendre une ima­gination occidentale, et surtout latine ou languedocienne. En tout cas ce genre d'expression n'était pas hermétique pour les premiers lecteurs de saint Jean, familiarisés avec le genre apocalyptique ; par ailleurs il nous a été bien tra­duit par les Pères de l'Église et par les exégètes tradition­nels ; je songe surtout au Père Allo, o.p. et à son commen­taire magistral. La Bête de la mer, disent-ils avec raison, nous représente Rome en premier lieu, mais aussi tous les pouvoirs politiques idolâtres et persécuteurs, jusqu'à la fin des siècles. Par rapport à Patmos, en effet, par rapport à cette île toute petite où l'apôtre en exil écrivait ses visions, Rome était située à l'autre bout de la mer latine ; le pou­voir politique de l'époque, un pouvoir idolâtre et hostile, apparaissait dès lors sous les traits d'une Bête de la mer. Quant à la Bête de la terre elle était le symbole en premier lieu du syncrétisme divagant qui devait se développer sur la terre d'Asie et de là se répandre dans tout l'Empire pour justifier le culte de l'empereur divinisé, pour faire adorer la Bête de la mer ; mais la Bête de la terre symbolisait aussi toutes les fausses doctrines et les mystiques perverses qui devaient au cours des âges, d'une manière ou d'une autre, favoriser un pouvoir, un État qui veulent usurper la place même de Dieu. Cette tactique démoniaque, -- car les deux Bêtes tiennent leur puissance du démon -- fut inau­gurée peu après la mort de saint Jean ; elle se poursuivra, avec des reculs et des progrès, mais inéluctablement, jus­qu'à la fin de l'histoire. 134:73 Une lecture attentive de l'Apoca­lypse nous montre en effet que la chute de Rome persécu­trice (la grande Babylone) et la débâcle du faux-prophète ne supprimera pas radicalement l'action et la malfaisance des deux Bêtes, Leurs troupes maudites chercheront à se reformer ; elles y réussiront, mais qu'importe ; elles sont maudites et vouées à l'échec. Il arrive que des âmes intérieures, exercées à repérer les manœuvres invisibles du Démon, ses artifices secrets, tien­nent pour négligeables ses machinations quand elles sont politiquement organisées. De telles âmes, malgré leur ou­verture à la vie spirituelle, demeurent partiellement aveugles et sont victimes d'une grave illusion. Elles ne lisent pas la Révélation comme elle est écrite, car les textes de l'Écriture sont formels qui dénoncent les manœuvres collectives et politiques du Dragon infernal, et non seulement les ten­tations privées. Du reste la Vierge Marie, dans les appari­tions de ces derniers temps nous précise, en paroles brèves mais très nettes, que nous sommes assaillis sur deux fronts à la fois. A Fatima la Vierge n'a pas dit : « Le communisme est une question sans importance ; ce qui compte c'est la conversion personnelle. » Elle n'a pas dit non plus : « Tout le mal vient du communisme ; qu'on le supprime et la sanc­tification des chrétiens est assurée. » Mais réunissant deux propositions que l'on sépare trop souvent, et montrant leur corrélation nécessaire, Notre-Dame a déclaré en paroles équivalentes : « Le communisme est un mal horrible, il ne faut pas se leurrer, or il puise une part de sa force dans la tiédeur, la lâcheté des chrétiens. Pour que le monde soit guéri du communisme il faut de toute nécessité que les chrétiens se convertissent. Comme chemin pour y parve­nir, je leur recommande la dévotion et la consécration à mon Cœur Immaculé. » Si je ne craignais de transformer cet article eu une sorte de thèse, je développerais encore beaucoup d'autres points. Je me contente d'en noter quelques-uns. Celui-ci d'abord : l'incarnation moderne des deux Bêtes se réalise avant tout dans le communisme. Ce mouvement en effet a réussi la fu­sion des deux Bêtes à la fois ; il amalgame dans son essence la mystique la plus idolâtre, la plus complètement inversée, et l'organisation politique la plus perverse ; d'un côté la mystique de la collectivité humaine se divinisant elle-même par le travail collectif et par la révolution ; d'un autre côté l'organisation politique inflexiblement totalitaire du « noyau dirigeant » ([^22]). 135:73 Il faudrait encore mettre au jour cette tactique du Dra­gon dans les temps modernes, qui est de susciter des so­ciétés occultes, véritables contre-sociétés qui s'infiltrent comme un virus dans les sociétés saintes pour les dénatu­rer. Les chrétiens qui vous accueillent avec un sourire in­dulgent lorsque vous évoquez les sociétés secrètes et leurs projets de subversion mondiale montrent surtout qu'ils ont une idée bien courte de la malice du Démon et de ses mé­thodes de combat. Ce n'est point parce que certains ouvra­ges sur les sociétés secrètes témoignent d'un simplisme af­fligeant qu'il est raisonnable et chrétien de tenir ces socié­tés comme quantité négligeable, proche de zéro. Il faudrait aussi dénoncer la collusion fréquente au cours de l'histoire entre les deux Bêtes de l'Apocalypse et ceux que *la première Épître de saint Jean* désigne comme les *Anti-Christ ;* l'alliance entre ceux qui font la guerre à l'Église de l'extérieur et ceux qui s'attachent à la gâter, à la falsifier de l'intérieur, à fabriquer une Église vide du Christ ; soit qu'ils rejettent la divinité du Christ et son unique personnalité divine à l'exemple d'Arius et de Nesto­rius ; soit que, à l'exemple de Calvin, ils nient la présence réelle du Christ dans son Eucharistie. De toute façon, avec les grands hérétiques, et autant qu'il est en leur pouvoir, le monde devient vide de Jésus-Christ. Et ce vide effrayant les deux Bêtes cherchent à le remplir avec une divinité nouvelle, l'humanité transformée en idole ; et de préférence l'humanité collective en évolution. « Petits enfants c'est la dernière heure ([^23]). Vous avez appris qu'un Anti-Christ doit venir, et maintenant beaucoup d'Anti-Christ sont surve­nus : à quoi nous reconnaissons que c'est la dernière heure. Ils sont sortis de chez nous, mais ils n'étaient pas des nôtres (Ia Jo, II, 18)... Tout esprit qui ne confesse pas Jésus n'est pas de Dieu ; c'est là l'esprit de l'Anti-Christ dont on vous a annoncé la venue, et qui dès maintenant est dans le monde (*ibid.*, IV, 3). » 136:73 Je compte reprendre ces thèmes une autre fois, expli­quer aussi à cette occasion le rôle des bons anges dans l'histoire et pourquoi la sainte Vierge multiplie, depuis la Révolution française, les apparitions de portée universelle. \*\*\* En terminant je veux seulement faire saisir la vérité de l'*erkhomaitakhy,* du *je viens sans tarder* qui est l'un des refrains de l'Apocalypse. *Le Seigneur vient sans tarder* parce que, quoi qu'il semble, sa Parousie n'est pas loin ; « pour lui mille ans sont comme un jour » affirme l'apôtre saint Pierre à la fin de sa seconde Épître. -- *Le Seigneur vient sans tarder* parce qu'il s'empresse de visiter son Église ; chaque fois qu'elle est sur le point d'être submer­gée par les ténèbres de l'hérésie, il fait lever des docteurs, il inspire des conciles ; chaque fois qu'elle est sur le point de succomber sous les coups de la persécution, il soutient le courage des martyrs et confond la superbe des persé­cuteurs ; (quelquefois même en les convertissant.) -- (De nos jours où le brouillard épais des mythes évolutionnistes et communistes est encore plus aveuglant que les ténèbres, franches des hérésies d'autrefois, le Seigneur n'abandon­nera pas son Église, lui permettra de dissiper la brume par l'ostension de *l'admirable lumière.*) *Le Seigneur vient sans tarder* par l'accomplissement des rites efficaces de la sanctification qui nous appliquent la vertu de sa Passion rédemptrice, ou même qui le rendent lui-même présent comme immolé lorsque nous célébrons l'Eucharistie. -- Le *Seigneur vient sans tarder* parce qu'il répond, serait-ce à leur insu, *aux préparations du cœur des justes* (Psaume IX, 38) : il nous envoie son Saint-Esprit chaque fois que nous grandissons dans l'amour (un amour crucifié) et afin que nous grandissions dans l'Amour. (C'est dit dans le Discours après la Cène.) 137:73 D'aucuns répugnent à ce que l'on parle de la venue du Seigneur en puissance tout le long de l'histoire, quand il châtie les persécuteurs et renverse les préfigurateurs de l'Anté-Christ. Sans doute ce qui, nous importe avant tout c'est la venue dans le secret de l'âme, sa visite intérieure et cachée. Toutefois, en de certaines époques, où les âmes sont comme asphyxiées par la puissance du mensonge et sous la pression des propagandes et des polices, comment la venue intérieure du Seigneur Jésus serait-elle encore pos­sible s'il ne desserrait l'étau, s'il ne faisait éclater sa puissance contre l'une et l'autre Bête, s'il ne jetait bas les sup­pôts de Satan, ? Les chrétiens ne doivent donc pas se scan­daliser de cette venue du Christ comme justicier redoutable, et les prédicateurs doivent leur enseigner aujourd'hui comme hier, appuyés sur l'autorité des saints Livres, que la venue du Seigneur se réalise *aussi* par le déploiement de sa puissance justicière. *Fecit potentiam in brachio suo, dispersit superbos mente cordis sui,* chantons-nous aux vêpres, dans le Cantique de la Vierge Marie. Que l'on prê­che certes une religion de l'amour, une religion intérieure, mais on la prêcherait de travers si on la confondait avec une religion énervée, qui ne voudrait rien savoir du juge­ment sur les Bêtes, qui se refuserait à prier pour que ce jugement soit rendu. La Liturgie ne fait pas ainsi la petite bouche ; dans les Litanies des saints, elle nous invite à supplier Dieu *pour que nos désirs tendent aux biens célestes* et aussi *pour que les ennemis de l'Église soient humiliés.* En attendant le suprême retour, le Seigneur *fait coopé­rer toute chose au bien de ceux qu'il aime* (Rom. VIII, 28), la trahison, le dénuement, la persécution et la mort. Il fait coopérer tous ces maux au bien de son Église. Il ne les supprime pas progressivement mais les fait tourner à son bien, c'est-à-dire à la pureté, à l'ardeur de son amour et à la rédemption des âmes. « C'est ici la patience des saints. » (Apocalypse XIII, 10 et XIX^e^ 12.) *Il dit* (*le Seigneur*) : *oui je viens sans tarder, -- Amen ! Viens Seigneur Jésus.* » R.-Th. CALMEL, o. p. 138:73 ## CORRESPONDANCE ### Lettre à un ami 16 mars 1963. Vous pensez à des amis qui nous sont communs, vous avez pour eux estime et sympathie. Sans acrimonie aucune, avec tristesse plutôt, et avec le sentiment d'un obstacle insurmontable, vous me dites à leur sujet : « Maurras a été condamné en 1926, et je ne puis imaginer que l'Église se soit trompée. » Cela me paraît abrupt et excessif pour deux raisons principales. La première est que la condamnation de l'Action française a été levée en 1939. La seconde concerne la nature, l'étendue, la portée de cette condamnation. **I. --** Quand vous dites ne pouvoir supposer que l'Église et le Pape se soient trompés en 1926, sous-entendez-vous qu'en revanche le Pape et l'Église se seraient trompés en 1939 ? Ce n'est certainement pas votre pensée. Mais alors je ne vois pas bien en quel sens vous invoquez, contre ceux qui aujourd'hui se réclament de Maurras, la seule décision de 1926, sans leur accorder le bénéfice de la décision de 1939. Ils pourraient faire davantage que se réclamer de Maur­ras : si l'Action française existait encore aujourd'hui, ils pourraient lire ce journal et s'y abonner, adhérer à cette organisation, ils seraient en cela sans reproche du point de vue religieux. La condamnation de 1926 ne leur serait évi­demment pas opposable. Nous laissons ici de côté le point de savoir si l'Action française, après 1939, a ou non commis des fautes politiques. 139:73 Nous sommes au plan de la doctrine et de la discipline catholiques. En 1939, l'interdit sur l'Ac­tion française a été levé, et l'Action française ni Maurras n'ont été recondamnés jusqu'à la disparition du journal en 1944 ou jusqu'à la mort de Maurras en 1952. Et depuis lors, rien n'est venu, dans l'ordre religieux, atténuer ou annuler la décision de 1939. Se réclamer, s'inspirer plus ou moins de Maurras et de l'Action française, aujourd'hui que sont morts Maurras et son Action française, c'est de toutes façons en faire beau­coup moins que d'adhérer à ce mouvement, s'abonner à ce journal, suivre ce chef politique ou ce chef d'école : choses qui n'étaient plus interdites aux catholiques depuis 1939. Donc la condamnation de 1926 ne me paraît pas pure­ment et simplement opposable à ceux qui se réclament ou s'inspirent de Maurras. Il faut au moins distinguer et aller plus avant dans l'examen. La condamnation ne leur serait opposable que dans la mesure où il serait évident ou dé­montré qu'ils s'inspirent spécialement des attitudes ou des pensées de Maurras qui ont entraîné la condamnation de 1926. Je n'examine pas s'il est malhabile, infécond, mal vu, inefficace de se réclamer de Maurras. Je me place sur le terrain religieux qui est le vôtre, et de plain-pied avec votre conviction que l'Église n'a pas pu se tromper en 1926. Je prends les décisions de l'Église de 1926 et de 1939, je n'omets ni l'une ni l'autre, et je conclus, sur ce premier point, qu'il n'existe pas (qu'il n'existe plus) l'interdiction globale que vous paraissez élever. \*\*\* D'autre part, il est impossible de ne pas tenir compte de la manière dont l'Église en use aujourd'hui avec ses con­damnations et ses interdits. Voyez la condamnation, non levée celle-là, du Sillon : or un parti composé de catholi­ques se réclame et déclare s'inspirer -- sans réserves ni restrictions formulées -- du Sillon lui-même. La collection de *Forces nouvelles*, hebdomadaire officiel du M.R.P., en apporte la preuve fort explicite. L'autorité ecclésiastique ne dit rien contre cet acte public et répété de filiation proclamée. Je n'en tire aucunement la conclusion que les inter­dits et condamnations de l'Église auraient pour cette raison perdu toute valeur. 140:73 J'en tire une double conclusion d'une part, la distraction ou l'insoumission spectaculaires de plusieurs ne nous dispensent pas d'essayer d'être plus attentifs et plus soumis aux enseignements de l'Église ; mais aussi, d'autre part, nous devons avoir beaucoup de modération dans notre manière de rappeler aux maurrassiens la condamnation de 1926. Il est impossible de leur opposer, de manière tranchante et absolue, la condamnation de 1926, levée en 1939, alors que des condamnations qui n'ont, elles, jamais été levées, sont couramment traitées, au vu et au su de l'autorité ecclésiastique, comme si elles n'existaient pas. Je répète que je ne plaide pour aucun laxisme, mais pour beaucoup de douceur, de modération, de compréhension et s'il y a lieu d'indulgence. Il y aurait un paradoxe monstrueux à ce que, dans le catholicisme français, la seule condamnation qui soit brutalement rappelé soit précisément la seule aussi qui ait été levée. **II. --** La condamnation de 1926, me direz-vous, n'était tout de même pas sans existence et sans motifs, et elle n'a pas été levée entièrement ; sept ouvrages de Charles Maurras demeurent inscrits au catalogue de l'Index, ce sont : *Les Amants de Venise, Anthinéa, L'Avenir de l'intelligence, Le Chemin de Paradis, La Politique religieuse, Si le coup de force est possible, Trois idées politiques.* On peut penser que le contenu ou quelque chose du contenu de ces sept ouvrages constitue la base et la raison la plus profonde de la condamnation de 1926. On peut en outre regretter, si cela se produit, que des maurrassiens catholiques citent ou recommandent l'un ou l'autre de ces sept ouvrages sans prévenir leurs lecteurs de leur inscription à l'Index et des autorisations qu'il faut demander, des précautions qu'il faut prendre, pour les lire si l'on y est incité par quelque rai­son sérieuse. Ici encore on ne peut exprimer ce regret, ou formuler ce rappel, qu'avec beaucoup de modération, et une mansuétude infinie, à cause des mœurs actuelles. Vous avez vérifié comme moi qu'un peu tout le monde se moque pratiquement de l'Index : il y aurait injustice, surtout de la part de laïcs sans mandat, à urger brutalement les pres­criptions disciplinaires de l'Index à l'encontre d'un seul auteur, alors que tous les laxismes, au vu et au su de l'au­torité, ont cours pour des auteurs beaucoup plus gravement condamnés. 141:73 Beaucoup plus gravement condamnés : c'est-à-dire ins­crits à l'Index avec la mention : « opera omnia ». C'est le cas de Gide, C'est celui de Sartre. Vous savez comment on recommande leur lecture, dans tel organisme d'éducation catholique, aux garçons de 16 ans de tous les milieux. Vous vous souvenez comment j'ai protesté contre cette situation sans soulever aucun écho, et sans obtenir d'autre résultat pratique que de vérifier que le consentement à cette situa­tion -- consentement actif ou consentement passif -- est quasiment unanime du côté des responsables mandatés et des autorités compétentes. Cette situation ne supprime point à mes yeux l'obligation de conscience où se trouve chacun de nous de tenir compte néanmoins des décisions de l'Église : mais si nous entreprenons en outre d'y éveiller notre prochain, il est impossible de le faire avec une rigueur qui n'est dans les mœurs actuelles ni du public ni de l'au­torité ; il serait encore plus impossible de le faire unilatéralement à l'encontre du seul Maurras, par une discrimination qui serait une injustice manifeste. Dans une perspective plus générale, il est notable que sept livres désignés de Maurras soient à l'Index, et non ses « opera omnia » comme pour Gide, Sartre et tant d'autres. En 1926, Maurras avait déjà publié plus de vingt-cinq ou­vrages. Il ne faut pas réputer qu' « une œuvre est condam­née », encore moins qu' « un auteur est condamné » parce que quelques-uns de ses livres le sont. Le nom de Pascal figure à l'Index pour ses *Provinciales *: va-t-on dire que « Pascal » est condamné ? Comment, pourquoi pourrait-on dire que « Maurras » est condamné ? \*\*\* On peut rechercher, sous sa responsabilité et sans y en­gager l'autorité de l'Église, quelles idées d'un auteur font difficulté. Une telle recherche est légitime lorsque -- et c'est le cas pour Maurras -- le Magistère de l'Église n'a pas précisé en doctrine les motifs de sa décision. 142:73 Quand le Saint-Office a lancé l'avertissement que les œuvres de Teilhard « fourmillent d'erreurs graves », un article de *L'Osserva­tore romano*, qui n'a pas valeur officielle, mais qui a fonction de note officieuse, a décrit les erreurs en cause, ou du moins leurs principes généraux, et d'une manière qui ne supprime pas la recherche et la discussion, mais plutôt y invite et les oriente. Il n'y a pas eu d'explication semblable lors de la condamnation de l'Action française. Il y a eu sans doute des travaux de philosophes et de théologiens privé dont on sait que le Pape les a vus d'un œil favorable. Il est donc utile de ne pas les ignorer ; leur contenu n'est pas pour autant garanti par le Magistère dans toutes ses parties tous ses aspects et tous ses détails. Il y a certainement, en ce domaine, une large marge de recherche et de discussion. Cette recherche et cette discussion, nous les avons ten­tées pour notre part, Marcel Clément et moi-même, dans *Iti­néraires*, lors de cette longue « enquête sur le nationalisme » ouverte d'abord, comme il se devait, aux avis des natio­nalistes maurrassiens. L'enquête a paru en un fort volume aux Nouvelles Éditions Latines, dans lequel Marcel Clément apporte des compléments et développements qu'il n'avait qu'esquissés dans la revue. Pleinement d'accord avec lui sur le fond, j'ai moi-même mis l'accent, dans divers articles de la revue en cours ou en marge de l'enquête, et dans un cha­pitre de cinquante pages de mon livre intitulé *Brasillach,* sur quelques points qui me tiennent à cœur. Il y eut pas mal d'éclaboussures et de violences verbales. Du moins les écrivains catholiques les plus représentatifs d'une inspi­ration plus ou moins maurrassienne, Henri Massis, Gustave Thibon, Pierre Boutang, Henri Rambaud -- et le cher Michel Vivier, mort prématurément depuis lors -- manifes­tèrent avec cordialité et sympathie qu'ils admettaient la légitimité de notre recherche, même s'ils demeuraient libres, et parfois réticents, à l'égard de nos conclusions. Elles étaient radicales : elles remettaient en cause non pas l'une ou l'autre ou l'ensemble des *observations* de Maurras, mais la *systématisation* qu'il leur avait donnée et qui s'organisait à nos yeux autour de ses maximes célèbres : « physique sociale », « empirisme organisateur », « politique d'abord ». Nous avons donné les raisons pour lesquelles il ne nous paraissait plus possible, du point de vue de la philosophie chrétienne vers laquelle Maurras lui-même avait puissam­ment contribué à nous orienter, de continuer à accepter tels quels ni le « politique d'abord », ni l' « empirisme organi­sateur », ni la « physique sociale » ; ni le « nationalisme intégral » fondé sur eux. 143:73 **III. --** Depuis lors, et plus de six années ayant passé, dans l'étude et la méditation continuées de la philosophie chré­tienne, et dans l'expérience continuée des choses et des êtres au siècle où nous vivons, je n'ai pas changé sur le fond (Marcel Clément non plus), je crois même avoir approfondi cette révision. Révision, non pas du « maurrassisme », qui selon Maurras n'existe pas ou ne devrait pas exister, révi­sion non pas des principes d'une école de pensée politique à laquelle je n'appartiens pas, mais révision de ma propre pensée. Je n'ambitionne pas d'être le réformateur des autres, mais de me réformer moi-même, et s'il plait à Dieu d'aider ceux qui ont un dessein semblable. Ce qui me conduit à donner mon avis quand on me le demande et même quel­quefois, sur ma lancée, quand on ne me le demande pas : mais dans ce dernier cas avec des fortunes tellement diverses, et si souvent amères, que je m'en dispense de plus en plus. En six années on s'instruit, du moins on s'y efforce : et si, sur le fond, je soutiendrais aujourd'hui, dans l'ordre proprement doctrinal et philosophique, substantiellement la même position, avec plus de détermination encore, j'y apporterais beaucoup de nuances et de modération dans l'ordre plus circonstanciel des personnes, des attitudes con­crètes, des jugements historiques et actuels. Des esprits profondément catholiques donnent des for­mules maurrassiennes -- physique sociale, empirisme orga­nisateur, politique d'abord, nationalisme intégral -- une in­terprétation qui, en intention à coup sûr, et peut-être en fait, est entièrement acceptable du point de vue de la philoso­phie chrétienne. Ils ajoutent que cette interprétation est la seule bonne, conforme en tous points à la véritable pensée de Maurras. Je ne suis pas de leur avis : mais je ne vois au­cune nécessité de combattre leur opinion ou de leur impo­ser la mienne. Un tel débat n'aura ni fin ni solution : il n'en a point eu pour Aristote, qui demeure à travers les siècles un éternel sujet de contestation parmi les thomistes ; les uns tiennent que saint Thomas prolonge, complète, accomplit dans le même sens, la philosophie naturelle d'Aristote ; d'autres assurent que saint Thomas utilise le vocabulaire et les concepts d'Aristote, mais en leur faisant subir une secrète et totale transsubstantiation ; et entre ces deux positions il y a quantité de positions intermédiaires. 144:73 Le vocabulaire et les concepts de Maurras peuvent-ils en plus ou moins grande partie être intégrés à la philosophie chrétienne, apte par vocation à prendre son bien partout où elle le trouve ; et pour une telle intégration, doivent-ils subir non seulement un tri, mais encore une révision sur certains points fondamentaux ? Je crois la révision néces­saire. Je crois même que ceux qui en nient la nécessité ont souvent fait eux-mêmes plus ou moins suffisamment, mais spontanément, à leur insu, dans le mouvement même de leur vie intérieure chrétienne, ce tri et cette révision (et c'est pourquoi ils sont restés résolument -- voire furieuse­ment -- rebelles à nos argumentations). Mais enfin, nous leur avons trop demandé. Non pas en droit peut-être ? En fait, certainement. Nous leur avons dit -- par exemple -- qu'il fallait exclure et rejeter le *nationalisme*, la chose et le mot ; sans nier que, les définitions de mots étant libres, il demeurait théoriquement possible de définir une sorte de nationalisme qui soit de tous points en accord avec la morale chrétienne. -- C'est précisément le cas de notre nationalisme, disaient-ils. -- Alors, renoncez au mot, leur répondions-nous, et tout sera clair. Ce mot a un sens couramment péjoratif dans les documents pontificaux, déjà chez Pie XI, plus nettement chez Pie XII. Si vous êtes en accord avec la pensée que Pie XII exprime en condamnant la *politique nationaliste*, n'allez pas défendre et enseigner cette même pensée sous le nom de *nationalisme politique*, c'est un paradoxe, c'est une inconvenance, c'est une indiscipline. Or la suite des événements m'incline à croire que nous péchions là par excès, et en somme par « intégrisme ». Il semble parfaitement licite -- du moins en notre siècle, en notre temps, probablement à cause de l'effondrement sémantique des grandes langues vivantes -- de prendre pour éti­quette et pour drapeau un mot énergiquement condamné par le Pape, et de travailler, contre l'usage catholique, à l'imposer. Cela, je ne le croyais pas du tout. Mais je me trompais. Peu de mots ont été rejetés par le Magistère suprême avec une énergie aussi radicale que le mot « socialisation ». Pie XII proclamait solennellement que « la socialisation » est un « abîme terrifiant » et une « horrible réalité ». 145:73 Contre la socialisation, il proclamait que « l'Église » -- il parlait explicitement au nom de l'Église -- livrerait « bataille avec la dernière énergie », parce que dans cette bataille sont en jeu « des valeurs suprêmes ». Cela se passait non point avant le déluge, mais il y a moins de onze ans (message du 14 septembre 1952). Au moment même où Pie XII parlait ainsi, et dans les années suivantes, des catholiques très bien intentionnés et très fidèles (fidèles sauf sur ce point appa­remment facultatif) s'appliquèrent, avec la dernière éner­gie eux aussi, à faire de la « socialisation » un terme admis, une étiquette honorable. En un autre sens, bien sûr, que le sens condamné. Mais enfin, par la même sorte de paradoxe, d'inconvenance, d'indiscipline que nous reprochions aux nationalistes. Nous avions tort. Il n'y a dans une telle atti­tude ni indiscipline ni inconvenance ; leurs efforts furent avalisés et couronnés, d'abord à la Semaine sociale de Grenoble en 1960, avec une lettre d'approbation du Cardi­nal Secrétaire d'État ensuite et surtout par l'Encyclique *Mater et Magistra :* non par son texte latin, mais par ses traductions en langues vivantes, et par de nombreux épis­copats qui à partir de là ont adopté le terme de « sociali­sation ». Du même coup, d'ailleurs, ceux qui s'étaient im­prudemment hâtés d'adhérer à la solennelle parole pontifi­cale sur la bataille contre la socialisation, se retrouvèrent quinauds ; car s'ils entendent bien qu'on leur parle aujour­d'hui d'une autre socialisation, ils se demandent toutefois où est donc passée celle dont parlait Pie XII, qu'est devenue l'horrible réalité, et l'abîme terrifiant, et la bataille au nom des valeurs suprêmes, et ce péril majeur a tout d'un coup disparu, ou de quel nom, il convient désormais de le dési­gner. Ce changement de vocabulaire, cette promotion de la « socialisation » ont été obtenus par ceux qui, au moment même où le Pape Pie XII enseignait ce que je viens de rap­peler s'employaient pour leur part à faire admettre qu'une autre notion du même ternie de « socialisation » est telle qu'elle comporte « de nombreux avantages ». Ce que l'on a fait pour « socialisation », on peut manifestement le faire, si l'on y tient, pour « nationalisme ». Vous me demanderez si c'est utile ou opportun. Je n'en sais rien. (Je pourrais seulement constater que, dès qu'il a été question non plus d'un nationalisme français, mais d'un nationalisme arabe, on a découvert que le nationalisme n'était plus condamné, mais encouragé.) je ne suis pas « nationaliste ». 146:73 Mais ceux qui en France tiennent à ce mot -- par un attachement qu'en tous cas j'ai toujours estimé compréhensible et res­pectable -- il n'y a pas lieu de leur reprocher quoi que ce soit, il me semble, au nom de la doctrine ou au nom de la discipline. Ce que je souhaite, c'est que leur « nationalisme », puis­que « nationalisme » il y a, soit en continuité, conformité et s'il se peut coïncidence avec les vertus chrétiennes de *piété nationale*, de *justice sociale* et de *prudence politique*. Ces trois vertus composent, dans la charité, la vérité subs­tantielle de ce que l'on nomme, assez mal à mon avis, « patriotisme » ou « nationalisme ». **IV. --** Quand nous pensons à Maurras, spécialement à l'occa­sion de nos rencontres ou de nos discussions (si discussions il y a, puissent-elles être amicales, et même fraternelles) avec ces prêtres et ces fidèles qui, nombreux encore dans les générations anciennes, assez nombreux à nouveau dans les jeunes générations, se réclament de lui, nous ne devons oublier ni la condamnation de 1926, levée en 1939, ni les sept ouvrages inscrits à l'Index. Mais cela nous invite à quoi ? A quelle méfiance ? A quelle prudence ? A quel refus éventuel ? Certainement pas à rejeter en bloc « l'œuvre » ou « l'auteur ». Chacun, si le cœur lui en dit, peut les reje­ter sans doute en son nom et pour ses raisons ; mais non pas au nom de l'Église, de sa doctrine, de sa discipline. Maurras aujourd'hui, c'est une histoire et c'est une œuvre. Une histoire qui s'éloigne (et si elle doit renaître, ce sera d'une autre manière). L'histoire de l'Action fran­çaise est déjà un sujet de thèse universitaire aux États-Unis d'Amérique. Les controverses quittent le domaine politique pour entrer dans le domaine historique. Point tout à fait, pourtant. La condamnation de 1926, dans la forme et les modalités qu'elle a prises, dans les conséquences pratiques qui à tort ou à raison en ont été tirées, a eu pour résultat, non voulu, non attendu, mais aujourd'hui constaté aussi bien par ceux qui s'en félicitent que par ceux qui le déplorent, de déplacer radicalement le centre de gravité intellectuel et moral du catholicisme français -- et peut-être du catholicisme mondial dans la mesure où les idées fran­çaises ont souvent eu, en bien ou en mal, un retentissement et une influence dans l'Église entière. 147:73 Un tel déplacement du centre de gravité de la « mentalité » catholique n'était pas voulu, ou du moins pas dans ce sens-là, ou pas aussi radical, par le Pape qui allait faire les Encycliques *Quadra­gesimo anno*, *Mit Brennender Sorge* et *Divini Redemptoris*. Et puis, quels qu'aient pu être les défauts, les lacunes ou les excès de l'Action française, on se dit que certains effondre­ments moraux et politiques de notre pays eussent été im­possibles s'il avait existé depuis 1945 l'équivalent ou l'ana­logue de l'Action française de 1914 ou de 1924. Cet ana­logue, cet équivalent, vous pouvez le concevoir très diffé­rent, vous pouvez l'imaginer bien meilleur : mais son absence n'a pas été remplacée. L'œuvre écrite de Maurras demeure. Le souvenir de sa personne aussi. Je ne puis croire qu'il n'ait rendu aucun service majeur, -- je parle ici non pas même de politique, mais d'orientation des esprits et de vie intérieure. Marcel Clément, qui n'est pas suspect de complaisance coupable pour l'auteur de *L'Avenir de l'intelligence*, a écrit lors de sa mort un « Je dois à Maurras » d'autant plus impressionnant. J'ai écrit moi aussi mon « Je dois à Maurras » dans ce chapitre de cinquante pages dont je vous parlais plus haut. D'autres ne lui doivent rien, ou ressentent à son égard une vive aversion. Si l'on dépasse cette sphère des sentiments et des comptes personnels, pour considérer l'œuvre dans son objectivité et dans sa substance, on peut, on doit se souvenir que le Magistère de l'Église avait notifié, et avec quelle rigueur dramatique, qu'il y avait des diffi­cultés graves. Remarquez que théologiens, canonistes, histo­riens ne sont pas pleinement d'accord entre eux sur le sens de la condamnation de 1926 ; et d'autre part l'inscription à l'Index de quelques ouvrages de Maurras (dont plus de la moitié sont de littérature et d'esthétique) comporte le point d'interrogation habituel, le *pourquoi ?* qui n'est pas donné tout fait, mais qui est à chercher. Vous me l'accordez, il n'y a aucun risque aujourd'hui que la lecture de Maurras soit imprudemment recomman­dée aux jeunes gens de seize ans qui sont pris en mains par les organismes d'éducation laïque ou confessionnelle. 148:73 On recommande plutôt Marx et Aragon. D'aventure, au titre de « valeurs sûres » qu'il ne faut absolument pas ignorer, on recommande Gide, Sartre et Montherlant. Les jeunes gens qui lisent Maurras le font de leur propre mouvement, à l'encontre de tous les conformismes existants : ce n'est le résultat ni d'une pression sociologique, ni d'une routine installée, ni d'un courant de vogue et d'emballement collec­tif. S'ils lisent Maurras, c'est alors parce que Maurras « leur parle » en raison d'une certaine réponse à l'objet de leurs préoccupations, d'un certain goût de la recherche et de la réflexion personnelles ou, plus intimement, plus sub­jectivement, en raison d'une certaine correspondance entre les formes d'esprit, les caractères intellectuels. Dans un contexte psycho-sociologique qui n'est plus celui de 1926. Quel est l'éventuel « danger » de Maurras ? Pour des esprits qui n'ont aucune formation intellectuelle sérieuse, il y aura danger partout : mais Maurras, plus que les Gide, les Sartre et les Montherlant qu'on leur conseille, est susceptible de leur faire entrevoir, désirer, rechercher une formation ordonnée de l'esprit. Pour des esprits formés aux disciplines de la philosophie chrétienne, l'apport de Maurras ne sera-t-il pas, à un moindre niveau d'abstraction, à un plan plus proche de l'observation concrète et historique, un réactif utile dans l'ordre intellectuel et dans l'ordre na­tional ? Autant de questions qui appellent une autre ré­ponse que la réponse inexacte et inopérante : « Maurras est condamné ». Je me sépare de Maurras, je vous l'ai dit, sur trois points fondamentaux. Je précise, en résumant : 1. -- Sur la « physique sociale » : les sciences sociales sont des sciences morales, et non pas physiques ; les lois sociologiques naturelles sont des lois morales. Tout ce que Marcel Clément a exposé et développé sur ce point -- et qu'il m'a aidé à comprendre -- me paraît essentiel. 2. -- Sur l' « empirisme organisateur » : contre de faus­ses abstractions, Maurras avait raison de ramener l'esprit à une méthode expérimentale. Mais sa démarche demeure inadéquate ou insuffisante en face de la crise moderne de finalité au sein de la conception et de l'action politiques. Le bien commun temporel qui n'est pas naturellement or­donné à Dieu, auteur de la loi (morale) naturelle, et surna­turellement ordonné au Christ-Roi, est un bien commun condamné à dégénérer -- même s'il s'en défend, et Maurras s'en défendait, mais on ne peut s'en défendre réellement sans Dieu -- à dégénérer en absolutisme. A mon avis, qui n'engage que moi, là se situe la racine des difficultés dont l'Église a marqué l'existence sans définir exactement la nature. 149:73 3. -- Sur le « politique d'abord » : c'est la question de la simultanéité, de l'interdépendance et de l'intercausalité des quatre causes. Déjà au seul niveau de la philosophie naturelle, ce « d'abord » me paraît irrecevable, même quand c'est Thibon qui me l'explique. Je me *sépare* de Maurras parce que, dans le développe­ment même de ma réflexion, c'est en *me séparant* de Maur­ras que je suis arrivé à saisir la nature morale des lois naturelles, le rôle indispensable de la fin dernière dans l'or­ganisation hiérarchique des fins intermédiaires, et la simul­tanéité des causes. Ce qui importe, c'est le réalisme et la consistance de ces trois principes, et c'est de les concevoir clairement. J'y suis parvenu « contre » Maurras. Si l'on me dit que d'autres y sont parvenus « avec » Maurras, et que je l'ai mal compris, c'est un débat secondaire, ou même à mes yeux ce n'est plus un débat du tout, car il ne porterait en définitive que sur mes propres limites et infirmités men­tales. Ma voie pour retrouver ces principes universels de la philosophie chrétienne a passé par une critique de Maurras. Si d'autres les ont retrouvés soit dans Maurras lui-même, soit grâce à lui, je ne vois aucune raison de leur arracher Maurras des mains. On va à la vérité avec toute son âme, -- et comme on peut. En outre, la pensée de Maurras ne m'apparaît pas comme systématiquement destructrice des trois principes dont je parle : mais plutôt comme restée en deçà. Si on le com­pare là-dessus à certains auteurs, à certains systèmes fort soutenus aujourd'hui parmi les catholiques, si on le com­pare à tout ce que l'on veut nous faire avaler maintenant au nom du « sens de l'histoire » et de la « construction du socialisme », on retrouve alors en Maurras, au moins, ce que modestement il se proposait d'être : pour la pensée chrétienne, nullement « un maître », mais un « allié du dehors ». 150:73 J'ai donc tous les motifs les plus impérieux de contre­dire un « maurrassisme » ou un « maurrassisme » qui nierait la nature morale des lois sociologiques naturelles ; ou qui nierait la considération indispensable, même dans l'or­dre temporel, des fins dernières naturelles et surnaturelles ; fou qui nierait la simultanéité des causes. Je n'ai aucune raison de souhaiter ou d'accepter un raidissement qui ban­nirait automatiquement, au seul prononcé de son nom, par réflexe conditionné tout ce qui se réclame de Maurras ou qui s'inspire de sa pensée. **V. --** Mais d'autres motifs, à un autre niveau, peuvent venir plus ou moins consciemment influencer les jugements et les attitudes. Ils se résument je crois en ceci : *Maurras est inutilement et terriblement compromettant*. Il l'est auprès des cercles et « noyaux » dirigeants installés dans le catholicisme, dans la société profane, dans l'enseignement. Il l'est auprès des habiles qui, pavés de bonnes intentions, *composent* non pas extérieurement, et en vue du bien commun, mais jusque dans leur conception intellectuelle et dans leur vie intérieure, et en vue de leur propre inscription temporelle, avec les circonstances. Il est vrai que Maurras est compromettant. Mais « com­promettant », qu'est-ce à dire ? Ce sentiment de malaise et de crainte, et d'inhibition, quelle est sa nature ? On risque de le subir d'autant plus qu'on évitera de le regarder en face. Si j'en crois le Nouveau Littré, c'est-à-dire celui de Paul Robert, compromettre c'est « mettre dans une situation critique en exposant au jugement d'autrui ». Mais tout m'expose au jugement d'autrui, et tout me met dans une situation critique à cet égard. Maurras n'y ajoute rien. Avec ou sans lui, nous sommes complètement « compromis », aux yeux de l'écume installée. Garder mémoire de saint Pie X et de Pie XII, se souvenir de l'Encyclique *Divini Redemp­toris*, refuser de traiter les intégristes comme « les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes », voilà qui suffit déjà pour atteindre le comble de la compro­mission. Avoir eu, sans pourtant le connaître, Bastien-Thiry au nombre de ses abonnés, quelle autre compromission. Et avoir osé dire qu'un crime contre la loi naturelle a été commis en Algérie. 151:73 Et tant d'autres choses. Et tout. Et moi-même en tant que tel. Peut-être ne suis-je pas très doué pour apercevoir et éviter ce qui est compromettant. Mais le comportement de deux ou trois amis vient m'éclairer. Dans leur regard sympathique et attristé, au détour de leurs paroles de commisération, dans la tonalité même de certai­nes rencontres, je vois bien que le compromettant est dans chaque mot que j'écris, dans chaque geste que je fais, dans ma signature même, dans ma personne enfin. Or il ventait devant ma porte, selon Rutebeuf, et c'était le vent de la compromission. Étant moi-même, et à ce point, compromettant, comment pour­rais-je en outre être compromis ? Qu'aurais-je encore be­soin, à supposer que j'en aie jamais eu le dessein, d'y pren­dre garde ? J'observe d'ailleurs que si j'avais voulu n'être ni com­promettant ni compromis, il m'aurait fallu courir à toutes jambes dans la voie des reniements, sans jamais arriver au bout de l'innombrable collection de vivants et de morts qu'il faudrait feindre de ne pas connaître ni reconnaître. A quelque Rastignac, ou Rubempré, qui débarquerait à Paris pour faire carrière dans l'écume de la société installée, ce n'est pas seulement ni spécialement Maurras qu'il faudrait déconseiller. Surtout si la société installée où il veut faire carrière est le monde de l'intelligence catholique, la liste est quasiment sans fin. De Salleron à Jean Ousset, de Fabrè­gues à Henri Massis, de Fabre-Luce à l'amiral Auphan, de Michel Dacier à Tixier-Vignancour, du Père Delarue à Mgr Marcel Lefebvre, il faudrait un Bottin pour n'oublier aucun des personnages « compromettants » dont il convient de ne jamais prononcer le nom sauf pour le flétrir. Et chez les morts, pêle-mêle, ce sont Pie XII et saint Pie X, Brasillach et Gérard de Cathelineau, Albert de Mun et Augustin Co­chin, le P. Pègues et Louis Veuillot, La Tour du Pin et Frédéric Le Play, Ernest Psichari, et le P. Ducatillon, et le Cardinal Pie, et cent autres, -- sans parler du culte des saints et des saintes de France, aujourd'hui considéré com­me un culte païen, que va-t-on s'embarrasser encore de vieux souvenirs périmés, de sainte Clotilde et de saint Rémi, de sainte Geneviève et de saint Louis, et de sainte Jeanne d'Arc, traités désormais comme les « ci-devant » de la sainteté. 152:73 La route est fort longue et il faut du souffle et de l'es­tomac dans le reniement pour n'être pas « compromis ». C'est que l'on était mal engagé dès le départ, sur la route qui est mauvaise aux yeux du monde, et qu'il aurait mieux valu ne jamais connaître tous ces gens-là, ou les mépriser d'emblée, en bloc. Le spectacle des mœurs actuelles contribue fortement à m'incliner plutôt vers ceux qui sont compromettants, en qui je vois les plus proches de mes prochains. Certains d'entre eux sont de relations difficiles, car ils s'imaginent que la compromission qu'ils constatent est seulement sur leurs voisins, et non sur eux-mêmes, sinon par malentendu, et ils espèrent s'en démarquer au prix d'un certain nombre de « nescio vos ». Qu'ils fassent comme ils veulent. Si c'est la sacro-sainte efficacité qu'ils recherchent ainsi, et surtout si c'est leur efficacité propre, ils auront d'atroces déceptions, qui viendront s'ajouter, on le suppose, à quel­ques remords mal étouffés. Nous vivons dans une société où règnent le mensonge et la contrainte psychologique. On ne peut ni composer, ni s'en libérer à demi. Quand la grâce de Dieu est d'avoir fait que nous soyons pleinement compromis aux yeux des gens installés de cette société-là, pleinement méprisés par eux et par ceux qui aspirent à prendre place au milieu d'eux, alors la porte s'ouvre pour nous sur une pleine vérité, sur une pleine liberté. La porte seulement. Il dépend encore de nous de ne pas mésuser de ce don merveilleux. Du moins avons-nous été débarrassés, initialement et pour toujours, des entraves de la tactique, du respect humain, de l'efficacité immédiate et de toutes les considérations de cet ordre qui chaque jour sous nos yeux fabriquent en série des serfs quelque temps corusquants, bientôt éteints. Sans aucun mérite de notre part, nous avons été merveilleusement dé­barrassés de l'ignoble primauté de l'action sur la contem­plation, qui est la plus radicale atteinte à la dignité de l'homme. Aller d'abord aux pauvres n'est pas chose si simple. Dans la vie sociale, qui sont les pauvres, et les plus pau­vres ? On s'y trompe souvent. On trouve pour le niveau de vie des mineurs, que l'on soutient avec intrépidité, les con­sidérations, les accents et les gestes que l'on n'a pas trouvés pour la survie d'une communauté tout entière, qu'on a laissé écraser sans un mot. 153:73 Mais dans l'ordre intellectuel, au point de vue de la démarche intellectuelle et de l'action intellec­tuelle, qui sont les pauvres ? Sans doute, du moins je le crois, ceux que l'intelligentsia installée d'une société de mensonge et de contrainte place publicitairement au ban de l'opinion morale et politique. Cette situation-là fait leur pauvreté spécifique : et la source de leur parfaite liberté ; de la seule liberté. Mais c'est ici que les vocations intellec­tuelles se divisent : on se tourne du côté de Lavisse et de Lanson ; ou l'on se tourne du côté de Péguy. Il faut de tout pour faire un monde. Jean MADIRAN. 154:73 ## NOTES CRITIQUES ### Le culte du Saint-Sacrement A Paris, au 22 de la rue des Archives, l'édifice qui est devenu un temple protestant depuis Napoléon I^er^ est une ancienne église du XVIII^e^ siècle, dédiée à la réparation. Cette église elle-même en remplaçait une beaucoup plus ancienne, qui remontait à la fin du XIII^e^ siècle et commémorait le grand miracle eucharistique des *Billettes.* (Les *Billettes* était le nom de la rue au Moyen Age). -- Au 23, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, adossé au temple protestant actuel et au cloître qui lui est contigu, le *Cours secondaire libre des Billettes* est le siège d'une œuvre répara­trice, cependant que le culte de la réparation se célèbre aux dates prescrites dans l'église *Saint-Jean-Saint-François.* Dans cette dernière église d'ailleurs, au bas de la nef, à gauche, on trouve une plaque commémorative avec cette inscription : « En souvenir du Miracle des Billettes, 1290. En réparation des ou­trages faits à Jésus vivant dans l'Hostie, venez prier, adorer, expier. » On trouvera un récit de ce miracle, un récit fidèle et qui fait droit aux exigences de la critique la plus rigoureuse, dans la belle brochure de Mlle Suzanne Moreau-Rendu : *A Paris, rue des Jardins* ([^24])*. --* C'était le jour de Pâques 1290, 12 avril, dans la boutique de Jonathas. Ce marchand juif avait fait pression sur une chrétienne indigente pour qu'elle lui apporte l'hostie de sa communion pascale. Il ne l'eût pas plutôt entre les mains qu'il la jeta dans une chaudière d'eau bouillante pour la faire dissoudre. Vainement. Au-dessus de la chaudière le Christ en. Croix apparut aussitôt. Tandis que la femme et les enfants de Jonathas tombaient à genoux et commençaient de prier, lui s'obs­tinait dans sa résolution exécrable, se déchaînait férocement ; saisissant un canivet (petit canif) il s'efforçait de transpercer l'hostie. Mais voici que l'hostie laissait couler des filets de sang ; une chrétienne, entrée dans la boutique et tremblante à la vue du miracle, s'approchait alors, recueillait pieusement l'hostie et la portait au Curé de sa paroisse à Saint-Jean-en-grève. -- La femme et les enfants de Jonathas ne tardèrent pas à se convertir ; lui-même demeura, hélas ! irréductible, refusa de se reconnaître coupable et fut puni selon les lois de l'époque. Bientôt sa bou­tique fut transformée en église de la réparation. 155:73 Une liturgie réparatrice y fut instituée, quotidiennement célébrée, et demeu­ra, populaire jusqu'aux jours sinistres de 1792. En entrant dans ce lieu saint on pouvait lire : « Fondé en l'honneur et révérence du St-Sacrement de l'autel, où le précieux sang miraculeux de la sainte hostie a été répandu ». Et encore : « Ci-dessous le Juif fit bouillir la sainte hostie ». \*\*\* De nos jours, ce n'est plus du côté de la réparation que se tourne ordinairement la piété eucharistique. Il est bien vrai que la réparation ne peut pas être l'attitude première et fondamentale à l'égard du Sacrement de la présence réelle. Le Seigneur se rend présent sur l'autel avant tout pour renouveler sacramentellement le Sacrifice du Calvaire et se donner à l'Église en nour­riture, comme le pain vivant des âmes. Il reste que le Seigneur est offensé dans l'Eucharistie ; offensé plus souvent et plus gra­vement qu'on ne le pense d'ordinaire. Il est donc normal de demander pardon ; et la réparation est une attitude qui con­vient, même si elle n'est pas la plus importante. Ce qu'il faut d'abord c'est communier et autant que possible communier très fréquemment : saint Pie X nous l'a dit avec toute l'insistance et la clarté désirable ([^25]). Le Saint-Père a-t-il été suffisamment entendu ? En France du moins le Jansénisme n'a-t-il pas laissé des séquelles tenaces ? Je n'ose pas l'affirmer. J'ai souvent observé avec grande tris­tesse (et dans l'impuissance) que l'on retardait beaucoup la com­munion des petits enfants, alors qu'ils sont vraiment prêts et qu'ils brûlent du désir de recevoir l'Hostie. Par ailleurs, en des régions très pratiquantes, il arrive que les prêtres qui insistent beaucoup sur la communion du premier vendredi et du pre­mier dimanche du mois, s'opposent à la communion hebdoma­daire, ou en tout cas la déconseillent fortement. Pourquoi ? Parce que, disent-ils, avec la même confession, on ne peut com­munier plus d'une semaine, (exceptionnellement quinze jours). Mais où donc ont-ils vu cela ? *État de grâce*, *intention droite,* déclare S. Pie X ; c'est tout. *Pateat* dit le décret du 16 décembre 1905 (n° 1985 de Denzinger) *pateat*, que soit ouverte, que soit permise la communion fréquente et quotidienne à tous les fidèles du Christ quel que soit leur ordre ou leur condition, de telle sorte que personne ne puisse être empêché (de communier souvent ou tous les jours) s'il est en état de grâce et s'il approche de la Sainte Table avec une intention droite et pieuse ([^26]). 156:73 Qu'il faille recommander de se confesser assez souvent même aux fidèles qui ne commettent pas de fautes graves et chez qui l'aspiration est bien réelle à aimer Dieu de tout leur cœur, c'est là une chose certaine. Pourtant ce n'est pas une raison pour exi­ger des fidèles que « avec la même absolution » ils ne commu­nient pas plus de huit jours, à la rigueur pas plus de quinze jours. Comment des prêtres qui eux communient quotidienne­ment puisqu'ils célèbrent la Messe chaque matin (ou chaque soir) peuvent-ils rendre si difficile à leurs frères bien disposés l'accès de la Sainte Table ? Car enfin, une clause aussi rigou­reuse, quand on sait la difficulté de faire coïncider les heures entre le pénitent et le confesseur, surtout dans les villages de campagne (et même à la ville), une clause aussi rigoureuse obtient le beau résultat de détourner de la communion bien des chrétiens qui étaient en état de la recevoir. Ce n'est point pour arriver là que le Seigneur a donné à son Église le Pape de la Communion fréquente et ses décrets libérateurs. Cependant si nous comprenons l'urgence de la communion fréquente, cela ne nous empêche pas de demander pardon et miséricorde (bien au contraire) pour les péchés qui offensent le Seigneur dans son eucharistie, le Seigneur en tant qu'il est réel­lement présent et qu'il se donne à chacun de nous dans ce sacre­ment de l'amour. -- Sans doute n'y a-t-il pas beaucoup de fu­rieux qui s'acharnent à poignarder l'hostie, comme le malheu­reux Jonathas au XIII^e^ siècle, ou comme certains forcenés de la Révolution française ou de la Révolution espagnole. En revan­che les messes noires continuent de se perpétrer. Mais il y a surtout les communions reçues en état de péché mortel. Et ne pensons pas seulement, -- car c'est là une manière de voir très insuffisante -- à ceux qui commettent l'infamie de communier en demeurant attachés à leurs fautes de luxure ; il est d'autres infamies que les communions des impudiques sans repentance ; il est des sacrilèges d'une autre forme, apparemment d'une forme plus correcte, mais en réalité plus noire et plus horrible ([^27]). 157:73 Certes les imitateurs de l'enfant prodigue qui osent s'approcher de la table sainte sans aucun propos d'amender leur conduite se rendent coupables d'un grand péché ; mais quelle ne sera pas la grandeur de l'offense faite au Seigneur lorsque celui qui ose le recevoir en communion est un imitateur invétéré de Caïphe ou de Ponce-Pilate ? La culpabilité de Caïphe et de Ponce-Pilate est quand même autrement lourde que celle de l'enfant prodigue, encore que tous soient coupables. -- C'est une des misères du peuple chrétien de notre temps que les péchés contre la vertu de justice, ou contre la vertu de force n'y soient presque jamais considérés comme graves. Ils ne le sont pas toujours évi­demment, mais ils peuvent l'être. Il est des péchés mortels de lâcheté, des péchés mortels de félonie, des péchés mortels de trahison. Et c'est une chose inadmissible que des chrétiens osent tranquillement s'approcher de l'Eucharistie alors qu'ils ont ins­tallé leur existence dans la trahison de leur prochain, l'oppres­sion des faibles, la délation et la calomnie. C'est une chose intolérable de parler de sacrilège seulement pour ceux qui com­munient sans vouloir se corriger de leurs fornications et de leurs adultères. Il n'en a pas toujours été ainsi dans l'Église de Dieu. Et lorsque saint Ambroise écartait de la sainte table et même de la basilique de Milan l'empereur Théodose ce n'était pas à cause de ses fornications. Théodose n'avait pas de maî­tresses ; mais il avait péché gravement par cruauté et dureté. De toute manière, de nos jours, on est devenu trop inconscient non seulement sur la signification de l'état de grâce qui est requis pour communier mais encore sur le respect, la véné­ration, l'attitude digne et adorante qui s'imposent comme la chose la plus élémentaire pour recevoir le Corps du Christ. Il est quand même incroyable qu'un prédicateur soit obligé de dire au début de son sermon -- « Je ne veux humilier personne ni causer aucun trouble ; mais je suis obligé de prévenir que je refuserais la communion aux dames ou jeunes filles qui s'appro­cheraient de la Sainte Table dans la tenue indécente et provo­cante qu'elles se permettent d'avoir, même pour venir à la Messe. » Quand on assiste à la Messe en certaines églises, cer­tains dimanches d'été, on éprouve l'impression horrible que l'on « bazarde le Saint-Sacrement », comme disait Léon Bloy. Le renouveau liturgique dont nous bénéficions depuis une quinzaine d'années devrait insister davantage, ce me semble, sur la foi vive, le respect, l'adoration, la tenue religieuse. \*\*\* 158:73 Telles sont quelques-unes des pensées qui me sont venues en méditant sur le miracle *des Billettes.* J'ajoute, pour finir, que la brochure de Suzanne Moreau-Rendu, encore une fois incom­parablement documentée, ne contient pas, quoi que l'on ait pré­tendu, la plus petite trace d'antisémitisme. Mais la déliques­cence des esprits, la lâcheté des cœurs, le refus d'appeler les choses par leur nom, atteignent un tel degré que, de même que l'on ne peut évoquer la persécution communiste sans être accu­sé par là même de manquer à la charité, de même l'on ne peut rappeler soit l'effrayante infidélité du peuple juif (à l'exception d'un « petit reste »), soit les méfaits incontestables de tel Juif en particulier, sans être dénoncé comme un abominable anti­sémite. Eh ! bien donc, je conclurai avec Suzanne Moreau-Ren­du : « Notre dernier souvenir sera pour Jonathas... Que Dieu lui fasse paix », et qu'il lui plaise de hâter la conversion de son peuple. R.-Th. CALMEL, o. p. ### Le bien commun de la patrie a-t-il une valeur divine ? Dans son Message de Nouvel An, Monseigneur l'Archevêque d'Alger a déclaré notamment, selon *Témoignage chrétien* du 1^er^ janvier, page 13 : « *Le bien commun de l'Al­gérie réclame non le dénigre­ment, mais la coopération de chacun. Se consacrer au bien commun de la patrie, qui a une valeur divine, car il est au service des personnes, est une des formes les plus éle­vées de amour fraternel.* » Selon la *Documentation ca­tholique* du 17 février, col. 268, le même texte se présente un peu différemment quant à l'or­dre littéral, mais avec les mê­mes formules : « *La personne humaine a une valeur divine.* *Le bien commun de la patrie, lui aussi, a valeur divine, parce qu'il est au service des per­sonnes.* *Se consacrer au bien com­mun de la patrie est une des formes les plus élevées de l'amour fraternel.* » Des observations, et même de vives contestations, ont été formulées par plusieurs à ce propos, d'une manière acerbe mais surtout désolée. En subs­tance, on a fait remarquer que si le bien commun de la patrie *a une valeur divine*, il n'appa­raît pas clairement pourquoi cela est énoncé au sujet de la patrie algérienne et non de la patrie française. 159:73 En outre, lorsque l'Algérie et la France métropolitaine formaient une seule patrie, et une patrie me­nacée, et une patrie attaquée, pourquoi n'était-il point pro­clamé pareillement que le bien commun de cette patrie-là avait *une valeur divine ?* On peut éventuellement re­gretter sous un rapport que de telles questions aient été publi­quement posées avec vivacité. Mais c'est qu'elles sont réelle­ment posées aux consciences : et l'on ne peut empêcher les consciences de se les poser. \*\*\* Une, autre question se pose, sur un autre plan et à un autre niveau, à la raison philoso­phante et théologienne. Selon la tradition de la philosophie chrétienne et de la théologie catholique, et pour autant que nous sachions, l'at­tribution d'une *valeur divine* au bien commun de la patrie apparaît comme n'étant ni ab­solument indue, ni absolument obligatoire. Ainsi que la plu­part des formules du langage discursif, cette formule-là est susceptible d'être entendue de plusieurs manières. Les uns et les autres l'acceptent ou la re­jettent selon le sens qu'ils lui reconnaissent. \*\*\* La raison naturelle, chez les païens, attribuait souvent une valeur divine au bien commun de la cité. C'est ce que fait Aristote au premier chapitre de l'*Éthique.* Plusieurs auteurs anciens et modernes ont ratta­ché au paganisme cette affir­mation d'Aristote, y dénonçant une idolâtrie de la communauté politique. Pourtant saint Thomas allè­gue fréquemment cette affirma­tion d'Aristote, sans exprimer aucune réserve. Il l'allègue surtout, il est vrai, pour signi­fier simplement la primauté du bien commun sur le bien par­ticulier. \*\*\* La nuance exacte de la pen­sée de saint Thomas, nous croyons la trouver dans le pas­sage très dense, et très sugges­tif, où il expose que ce n'est pas la foi seule qui fait les martyrs, mais aussi la justice et toutes les vertus : « L'Église célèbre le martyre de saint Jean-Baptiste, dit-il, qui fut mis à mort non point pour avoir refusé de nier la foi, mais pour avoir condamné l'adultè­re ». Au même endroit (*Somme théologique*, II-II, 124, 5), il mentionne l'objection : « *Parmi les œuvres des ver­tus autres que la foi, les meil­leures sont celles qui sont or­données au bien commun* (*de la cité*) : *le bien de la cité est meilleur que celui d'un seul. Si donc quelque autre bien était cause du martyre, ce serait sur­tout le cas de ceux qui meurent pour défendre la cité. La cou­tume de l'Église ne l'admet pas ; elle ne célèbre pas le martyre de ceux qui meurent en une juste guerre.* » Or voici la réponse que fait saint Thomas à cette objec­tion ; et c'est cette réponse sur­tout qui peut éclairer la ques­tion de savoir en quel sens le bien commun de la patrie a véritablement une valeur divi­ne : 160:73 « Le bien de la cité est le principal parmi les biens HUMAINS. Mais le bien divin, qui est la cause propre du marty­re, est SUPÉRIEUR au bien hu­main. Cependant LE BIEN HUMAIN PEUT ÊTRE RENDU DIVIN S'IL EST RAPPORTÉ A DIEU, il peut se faire que le bien hu­main soit cause du martyre se­lon qu'il est rapporté à Dieu. » Ainsi saint Thomas : 1. -- maintient très ferme­ment la distinction entre le bien « humain » (le bien commun politique étant le plus élevé des biens humains), d'une part, et d'autre part le bien « divin » ; 2. -- admet que le bien humain peut être rendu divin : *bonum humanum potest effici divinum ;* 3. -- précise à quelle condi­tion : S'il est rapporté à Dieu (*si referatur in Deum*). \*\*\* Pour saint Thomas, donc, le bien commun de la cité n'est pas de soi, automatiquement, forcément, un bien divin ; mais il peut le devenir dans la mesure où il est rapporté à Dieu. La pensée de saint Thomas sur ce point n'est évidemment pas obligatoire au même titre qu'un article de foi. Mais il est permis de s'y reporter si l'on veut approfondir de quelle ma­nière il peut se faire que le bien commun politique revête une valeur divine. Nous avons essayé d'élucider ces questions, et quelques autres questions connexes sur le bien commun, dans notre ouvrage : *Le principe de tota­lité*, qui vient de paraître dans la « Collection Itinéraires » (Nouvelles Éditions Latines). 161:73 ## DOCUMENTS ### La « socialisation » pivot de « l'ouverture à gauche » Sous ce titre, Louis Salleron a publié dans l'hebdomadaire « Carrefour », le 13 mars, un important article, dont voici de larges extraits. On se rappelle que, dans l'encyclique « Mater et Magistra », du 15 mai 1961, il était question de la « socialisation ». Le mot avait fait couler beaucoup d'encre. Rappelons les éléments du débat, et essayons d'en montrer les conséquences. Qu'est-ce que\ la « socialisation » ? « Un des traits caractéristiques de notre époque est, sans aucun doute, la socialisation, dit l'encyclique ; ces interdépen­dances, chaque jour plus nombreuses, qui ont entraîné dans la vie et dans l'action des hommes de multiples formes de liens sociaux, reconnus généralement en droit public ou privé, on peut en attribuer l'origine à un certain nombre de facteurs pro­pres à notre temps : progrès scientifique et technique, accrois­sement de la productivité, progrès de la civilisation. » Bref, la socialisation est le développement de la vie sociale en tant que celle-ci est considérée comme un tissu de rapports sociaux. Ces rapports deviennent de plus en plus nombreux. L'individu est de plus en plus en relation et en dépendance : Le milieu social devient plus dense, le réseau social plus serré. A la Semaine sociale de Grenoble (juillet 1960), la socialisa­tion avait été définie comme « le mouvement économique, social, culturel par lequel, depuis la révolution industrielle et la révolution agricole, avec le progrès des moyens de transport et de communication, tout homme tend à devenir le siège de relations sociales toujours croissantes en nombre et en étendue, sinon en intensité ». C'est l'idée qu'a retenue l'encyclique. 162:73 *Le texte latin n'en parle pas* Ainsi définie, la socialisation est, si l'on peut dire, neutre. Elle nomme un fait -- un fait incontestable et incontesté. Mais, dans le langage courant, « socialisation » veut dire tout autre chose ; « socialisation » veut dire, à peu de chose près, « étatisation », « nationalisation », « collectivisation » ; bref implique une marche vers le socialisme de type étatique, voire communiste. Aussi l'émoi fut grand dans certains milieux de voir le pape parler tout tranquillement de la socialisation pour en dire certes les inconvénients et les risques, mais pour en dire aussi les avantages (« *A n'en pas douter, un tel progrès de la socialisation comporte bien des avantages et rend beaucoup de services* »*,* dit un passage de l'encyclique.) Comment donc concilier ces vues sereines sur la « sociali­sation » avec la condamnation, renouvelée dans l'encyclique même, du socialisme, tant « modéré » que radical. La conciliation apparut quand on sut que le texte latin de l'encyclique -- le seul qui soit officiel -- ne parlait nulle part de socialisation. Ce mot traduisait des périphrases latines où il était question de *socialium rationum incrementa*, de *socialis vitae processus*, de *socialium rationum progressus*, de *socialis vitae incrementa*, etc., bref du développement du phénomène social et de la multiplication des rapports sociaux. *Pourquoi ce silence du texte latin ?* Pourquoi le texte latin -- c'est-à-dire le seul texte officiel de l'encyclique ne parle-t-il pas de la socialisation ? La première idée qui vient à l'esprit, c'est que le mot « socia­lisation » n'existe pas en latin. Il est possible que cette considération ait joué. Mais ce n'est pas certain. Car l'Église n'hésite pas à créer des mots latins nouveaux pour correspondre aux réalités nouvelles. Peut-être même qu'en fouillant bien dans toutes les encycliques, dans tous les discours, dans tous les messages, dans toutes les allocutions qui font l'enseignement des papes depuis près d'un siècle, on trouverait « *socialisatio* ». Seulement, si on trouvait le mot latin « *socialisatio* », on le trouverait dans le sens où les mots correspondants en italien ou en français -- *socializzazione*, *socialisation* -- ont été, effecti­vement, déjà utilisés parfois, c'est-à-dire dans le sens de « collectivisation » et de « réalisation du socialisme ». 163:73 C'est ainsi que, le 14 septembre 1952, parlant au Katholikentag de Vienne, Pie XII déclarait : « *Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l'abîme où tend à les jeter la SOCIALISATION de toutes choses, SOCIALISATION au terme de laquelle la terrifiante image du Léviathan deviendrait une horrible réalité. C'est avec la dernière énergie que l'Église livre­ra cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes : dignité de l'homme et salut éternel des âmes.* » Que ce fût en allemand ou en latin, en italien ou en français, la « socialisation » était un mal à dénoncer et à combattre. Le texte latin de l'encyclique « Mater et Magistra » n'allait donc pas créer un néologisme avec une signification nouvelle. Toute équivoque était dissipée en parlant très simplement des rapports sociaux et de leur multiplication. Le mot « socialisation »\ a été employé à dessein Le texte français emploie le mot « socialisation ». Mais, ce faisant, il copie purement et simplement le texte italien, qui, lui aussi, parle de la « socializzazione ». On pourrait dire, et on a dit : c'est une traduction abusive. Mais les familiers de Rome nous révèlent -- et on peut tenir la confidence pour certaine -- que l'encyclique a été rédigée d'abord en italien, que c'est sur le texte italien qu'on a travaillé, et que c'est simplement quand l'encyclique a été terminée qu'elle a été traduite en latin par les latinistes distingués du Vatican. Alors, que penser ? Ce qu'il faut penser, tout d'abord, c'est que quand un texte officiel existe, il n'y a que lui qui compte. Que des groupes de travail aient utilisé l'italien ou le fran­çais, ou l'allemand, ou le volapuk, cela les regarde. Un seul texte fait foi, et le reste est littérature. On est donc en droit de dire, texte latin en main, que l'Église ignore la socialisation. Cependant, il ne nous est pas indifférent de savoir pourquoi les traductions en langues modernes emploient toutes le mot « socialisation » -- qui ne s'imposait pas. Or on peut faire une hypothèse ; et cette hypothèse, il faut bien le dire, a toutes les apparences de la certitude. L'hypothèse est la suivante : le mot « socialisation » a été employé non pas *malgré* l'équivoque qu'il recelait, mais très précisément à cause de cette équivoque. Autrement dit, des clercs zélés se sont dit qu'en parlant de socialisation ils ne risquaient rien, puisqu'ils pouvaient dire que le contexte des paragraphes, et le texte latin naturellement, mon­traient bien qu'il s'agissait du développement des phénomènes sociaux mais en même temps, par ce mot, ils inclinaient les esprits au socialisme -- et c'est ce qu'ils voulaient. 164:73 On peut être, en effet, absolument assuré que quand un mot est entendu par 99 personnes sur 100 dans un sens qui est de surcroît son sens habituel, 80 pour 100 continueront de l'enten­dre dans ce même sens, même après avoir écouté religieusement toutes les explications nécessaires sur le sens nouveau qu'il faut lui donner. Bref, l'emploi du mot « socialisation » a été utilisé pour favoriser « l'ouverture à gauche ». Pourquoi\ « l'ouverture à gauche » ?\ Et qui la veut ? A ces questions parfaitement claires, il n'est pas possible d'apporter une réponse aussi claire. Si, en effet, le mot « socialisation » a été employé dans tous les textes en langues modernes de l'encyclique, ce n'est pas par la décision d'une seule personne toute-puissante. Même si c'est une seule personne qui a tenu la plume pour écrire le mot italien « socializzazione », ou le mot français « socialisation », cette personne n'a pu le faire qu'avec l'accord exprès ou tacite d'un certain nombre d'autres personnes, sans oublier le pape lui-même. Voici donc ce qu'on peut conjecturer, sans grande chance de se tromper. Ceux qui désiraient placer le mot « socialisation » -- à cause de son sens équivoque -- avaient beau jeu d'expliquer que le moment était venu de s'abstenir de recourir à des périphrases compliquées pour nommer une réalité désormais essentielle et incontestée. Puisque la Semaine sociale française de Grenoble avait donné droit de cité à ce mot, le plus simple était de le reprendre et de le populariser, d'autant plus que, le texte latin usant des seules périphrases, nul ne pourrait, sans mauvaise foi patente, insinuer qu'on jouait sur... le mot, Et puis, quoi ! peut-être que des socialistes de bonne volonté, alléchés par tant d'honnêteté et de simplicité, seraient amenés à reconsidérer le contenu du socialisme en fonction du contenu de la socialisa­tion. Bref, ce serait faire œuvre pie, en même temps qu'œuvre scientifique, d'innover sans timidité dans le domaine du voca­bulaire. 165:73 Moyennant quoi, dans leur for intérieur, les malins se disaient que ce mot bienheureux débloquerait un certain nombre d'obstacles du côté socialiste. En Italie, l'opération avait un sens politique immédiat. En Allemagne, le nouveau courant socialiste, qui accepte la propriété, pourrait rejoindre le christianisme. En France, le mot et la chose renforceraient la gauche catholique. Dans les milieux intellectuels de tous les pays, les lecteurs innombrables de Teilhard de Chardin seraient heureux de re­trouver dans l'encyclique un vocable auquel le grand prêtre du point oméga les a habitués. Enfin, les communistes, connaissant la valeur des moindres nuances de la parole de l'Église, y distingueraient un signe de bonne volonté rendant plus facile, au jour venu, le dialogue devenu nécessaire. Bref, la candeur des uns et l'astuce des autres autorisaient ou recommandaient l'usage du mot « socialisation » (...). Le mot « socialisation » ne figure donc pas dans l'encyclique par suite d'une surprise. Ce n'est pas un homme ou une minorité qui l'a glissé dans les traductions à l'insu d'une majorité. Non, cela s'est fait, si l'on peut dire, en plein jour. C'est bien une minorité qui l'a imposé, sachant ce qu'elle faisait -- c'est-à-dire « l'ouverture à gauche », grâce à une équivoque volontaire -- mais les autres, ou bien n'y voyaient que du feu dans leur innocence, ou bien, un peu inquiets bien sûr, mais séduits par la hardiesse de l'opération et rassurés par le texte latin, y con­sentaient en se disant : « Après tout, peut-être, en effet, que ce n'est pas une mauvaise chose... » Les Justes sont sans malice. *La tâche surhumaine de Jean XXIII* Poursuivant l'œuvre de ses prédécesseurs, notamment des deux derniers, Pie XI et Pie XII, le pape Jean XXIII s'efforce de sensibiliser aux vérités chrétiennes les milieux qui les ignorent ou s'en font une image déformée. Un des buts principaux du concile est celui-là. La tâche est rude. Car la pensée du pape, c'est que le mes­sage évangélique doit pénétrer partout, sans rien perdre de sa pureté et en trouvant les modes de présentation qui correspon­dent le mieux à l'attente et à la psychologie contemporaines. Or beaucoup de clercs et de laïcs pensent que c'est la religion elle-même qui doit être adaptée, dans son essence, à la réalité de l'époque. A la limite, c'est une véritable religion nouvelle que certains rêvent de construire. L'éventail des idées, des senti­ments, des intentions est, à cet égard, ouvert au maximum. Mais l'aile marchante est, naturellement, l'aile extrémiste, c'est-à-dire celle qui, progressiste jusqu'aux dernières conséquences, joue le triomphe du marxisme, sur le plan philosophique, et du com­munisme, sur le plan politique. 166:73 C'est pourquoi les mots ont tant d'importance dans cette ba­taille. La « socialisation » est un fait, bien sûr, *mais puisque c'est le substantif du verbe* « *socialiser* »*, qu'attend-on pour socialiser ?* Et si on socialise, pourquoi ne pas socialiser de la manière la plus moderne et la plus efficace, qui est bien évidem­ment la manière communiste ? Que des scribes diligents soient fort avertis de la puissance des mots, on s'en aperçoit à quantité de petits détails dont un des plus curieux est la traduction dans laquelle parut dans toute la presse française, sans excepter « la Croix », le discours pro­noncé par Jean XXIII, le 10 octobre dernier, pour l'ouverture du concile. Parlant de la doctrine chrétienne, « *cette doctrine cer­taine et immuable, à laquelle on doit une fidèle soumission* »*,* le pape disait qu'elle doit être « *étudiée et exposée de la maniè­re que requiert notre époque* » (*ea ratione pervestigetur et ex­ponatur quam tempora postulant, nostra*)*.* Or la traduction pu­bliée partout disait : « ...*étudiée et exposée suivant les méthodes de recherche et la présentation dont use la pensée moderne* »*.* Simple nuance, dira-t-on. Peut-être, mais si cette nuance est analysée on s'aperçoit que le pape dit : il faut présenter la doctrine d'une manière appropriée à l'époque actuelle, et qu'on lui fait dire : selon la méthode employée par la pensée moderne. Le cheminement, dans le subconscient, de l'une ou l'autre for­mule, n'est pas le même. Alors, évidemment, la « socialisation », ce n'est pas grave la traduction du discours du pape, ce n'est pas grave ; l'usage constant du vocabulaire de Karl Marx et de Teilhard de Char­din, ce n'est pas grave. Chaque fait n'est qu'un petit fait. Mais la totalité des faits constitue une masse de pression énorme sur l'Église pour la faire basculer ; et, s'il est bien évident que l'Église ne basculera pas, il est, en revanche, moins certain qu'elle puisse maintenir dans la ligne droite les plus excités de ceux qui veulent la « moderniser ». La patience, la souplesse, la fermeté et la charité de Jean XXIII ne seront pas de trop pour y parvenir (...). Le teilhardisme coule à pleins bords. Qu'on lise, par exemple, dans le dernier numéro (mars) de la « Revue de l'Action popu­laire », l'article de Joseph Thomas, s.j., sur les « *Perspectives d'une théologie du travail* »*.* Deux noms figurent seulement dans cet article : celui de Marx et celui de Teilhard. Marx et Teil­hard, voilà les deux piliers de la nouvelle théologie du travail. Nous y apprenons que l' « *amour des autres passe toujours par la médiation d'un amour du monde : c'est le caractère spécifique du travail* »*.* Nous y apprenons également qu' « *en transformant le monde pour notre meilleur usage, nous nous attachons davan­tage à lui, nous en devenons plus solidaires* »*.* C'est bien ano­din, n'est-ce pas ? Eh ! oui, comme la socialisation. 167:73 Autrefois et naguère, nous croyions que Jésus-Christ était le médiateur. Maintenant, c'est le monde. Et ce n'est plus Jésus-Christ qui sauve le monde, c'est plutôt le monde qui sauve Jésus-Christ -- qui le sauve dans nos consciences, en en faisant une idée à la « dimension » de l'esprit moderne. Drôle de christianisme, tout de même ! L'U.R.S.S. au Concile :\ Le rôle de Mgr Nicodème L'assaut contre l'Église n'est pas seulement mené de l'inté­rieur ; il l'est aussi de l'extérieur. On sait que deux observateurs moscoutaires siègent au concile. Ce qu'on sait moins, c'est à la suite de quelles négociations ils y ont été introduits. Le négociateur fut Mgr Nicodème, archevêque orthodoxe de Iaroslav et Rostov, et directeur des « relations extérieures » du patriarcat de Moscou. « Itinéraires », dans son numéro de février dernier, nous apporte d'intéressantes informations sur la carrière de ce haut personnage, qui n'a que 33 ans. Moine orthodoxe à 18 ans, prêtre à 20 ans, supérieur à 25 ans de la cathédrale de Iaroslav, chef à 26 ans de la mission en Terre Sainte, évêque et chef des relations extérieures du patriar­cat de Moscou à 31 ans, Mgr Nicodème est évidemment une personnalité -- et un personnage sûr (aux yeux des autorités soviétiques). En novembre 1961, il fait admettre le patriarcat de Moscou au conseil œcuménique des Églises, pourvu qu'elles n'attaquent pas son pays. Et toute attaque contre le communisme est une attaque contre l'U.R.S.S. L'été dernier, il rencontre, en Lorraine, le cardinal Tisserant et lui déclare que Moscou accepte d'envoyer des observateurs soviétiques au concile, mais à condition qu'aucune attaque ne soit lancée contre le communisme. Les deux observateurs sovié­tiques n'arriveront au concile que quelques jours après l'ouver­ture. Il fallait d'abord vérifier que le discours inaugural de Jean XXIII respectait la consigne. Par la suite, il n'a jamais été question au concile de l'Église persécutée pour éviter de les froisser. Les quelque soixante évêques d'au-delà du rideau de fer souffrent de ce silence. La plupart regrettent qu'il ne soit pas rompu. Certains, cependant, accordent qu'il vaut mieux patien­ter pour ne pas aggraver encore la situation des chrétiens dans les régions communistes. Voilà où nous en sommes. Il faut toute la foi et l'intrépidité du pape pour faire front à une offensive aussi générale. D'autant que, pour accentuer les divisions intérieures de l'Église, Moscou, faisant chorus avec nos progressistes, essaye de le compromettre en affectant de croire que s'il était libre de ses mouvements, c'est-à-dire débarrassé du cardinal Ottaviani, de la Curie et des « intégristes », (qui englobent naturellement tous les catholiques non progressistes), la réconciliation du communisme et du chris­tianisme serait la chose la plus facile du monde. 168:73 A Rome, le 28 février dernier, M. Adjoubei, rédacteur en chef des « Izvestia », déclare : « *Le pape Jean XXIII n'est pas seulement le chef d'une Église, mais il est aussi le chef d'un État. C'est en tant que tel qu'il s'est exprimé à plusieurs reprises con­tre la guerre, et a souhaité que tous les pays s'entendent paci­fiquement. Nous ne pouvons ignorer ses appels, et c'est à la suite de ces appels que Nikita Krouchtchev a envoyé à Jean XXIII un message de vœux. Sur le plan humain, tout cela a provoqué un grand intérêt dans l'opinion publique soviétique* »*.* Le lendemain, le pape recevait le prix Balzan « de la Paix et de la Fraternité », à l'unanimité des trente sept membres du jury, parmi lesquels figurent quatre Soviétiques. L'un de ceux-ci, le professeur Sissakian, s'est réjoui « *au nom du gouvernement soviétique et de son premier ministre* » de voir ainsi récompen­sés « *les efforts déployés par le pape en faveur de la cause de la paix entre tous les peuples* »*.* On sait la suite. Le pape observe, remercie, n'est pas dupe. Il sait bien que ces amabilités n'ont pour but que d'ébranler le monde libre. Mais il sait bien qu'elles peuvent aussi ébranler le monde com­muniste. Et comme il ne cesse de penser aux dizaines de mil­lions de chrétiens qui sont derrière le rideau de fer, et aux centaines de millions d'athées qui sont privés de l'Évangile, il poursuit sa tâche apostolique, confiant dans le Saint-Esprit pour mener la barque de saint Pierre à travers les écueils innombra­bles. *La France, plaque tournante* De cette immense conjuration contre le christianisme, la France est la plaque tournante. Dans aucun autre pays, en effet, le progressisme n'y a davan­tage contaminé l'Église. Tout a commencé à la Libération, époque où les progressistes prirent les places, qu'ils ont su garder. Ils ont su se servir de la presse, de la radio, des tribunes, des congrès. Ils ont lancé Teilhard de Chardin. Ils ont fait un immense battage autour des prêtres-ouvriers. Ils sont parvenus à paralyser l'épiscopat. Leur formule est celle du R.P. Liégé, o.p. : les intégristes sont « *les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes* »*.* Qu'est-ce donc que cet intégrisme dont ils par­lent toujours ? Nul ne le sait, car Rome n'a jamais défini, n'a même jamais employé ce mot. Mais, comme ils cataloguent par­mi les intégristes Pie X, Pie XII, le cardinal Ottaviani, peut-être même -- il faut attendre la fin du concile -- Jean XXIII, nous voyons en gros de quoi il s'agit. Les intégristes, ce sont tous ceux à qui le modernisme, le progressisme et le communisme semblent particulièrement dangereux (...). 169:73 M. « K » suit ces événements avec attention et, évidemment, sans déplaisir. Il ne serait pas, on s'en doute, contre une Europe de l'Oural à l'Atlantique où, face aux Anglo-Saxons, au protestan­tisme et à la maçonnerie, le communisme donnerait un coup de main au catholicisme. Que le Vatican à Rome, que la Cinquiè­me République à Paris fassent preuve d'un peu de bonne volon­té, on verra que le présidium à Moscou est compréhensif. Une bonne Europe unie, catholico-communiste, quoi de mieux pour assurer la paix du monde ? La socialisation, en somme, sur une grande échelle... Oui, Jean XXIII est à rude besogne. Mais il sait l'Église éter­nelle. Les portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre elle. ============== ### La foi et la patrie : *discours du Cardinal Ottaviani* Le 15 mars, à l'Angelicum -- devenu par décision de Jean XXIII « Université pontificale de saint Thomas » -- le Cardinal Ottaviani prononçait, de­vant les officiers de la place de Rome un discours sur « la foi et la patrie ». Cardinal de la sainte Église, secrétaire du Saint-Office, le Cardinal Ottaviani ne pense pas, lui, que la religion catholique ait pour but principal de transformer les hommes en apatrides. On a d'ailleurs assez souvent reproché au Cardi­nal Ottaviani, par exemple en France, d'être un Cardinal « italien ». Eh ! bien, justement : les Officiers italiens ont, eux, un Cardinal italien qui est capable de leur parler, et qui ose leur parier. \*\*\* Voici la traduction intégrale de ce discours, telle qu'elle a été établie par Pierre Boutang et publiée, pour la première fois en France, par « La Nation française » du 27 mars (les intertitres sont du tra­ducteur) : 170:73 Avant même que surgît le christianisme qui, avec la Rédemp­tion, a apporté aussi la Révélation, lumière de vérité pour la doctrine de la foi et des mœurs, les peuples, barbares ou civi­lisés, savaient avec certitude ce que la simple religion naturelle ajoute au bonheur des peuples. Personne, en effet, n'ignore, disait Cicéron, « combien de promesses sont assurées par le serment ; de quel avantage sont *fœderum religiones*, c'est-à-dire les alliances dans leur carac­tère sacré ; combien d'hommes sont arrachés au crime, *divini supplicii metu,* c'est-à-dire par la crainte du châtiment divin ; et comme elle est sacrée, la société civile elle-même, *diis im­mortalibus interpositis tum judicibus tum testibus*, c'est-à-dire avec la garantie des dieux, comme juges et témoins. » (Cicéron, *De legibus*, 11, 7, 16.) Enfin selon Plutarque, il est plus facile de fonder une cité sans une terre qui la supporte, que d'établir et d'affermir la société civile en faisant abstraction de la religion (Plutarque, adv. Colot. Epicur). *La doctrine du Christ et l'État* Si des païens pouvaient parler ainsi, avec quelle force plus grande et quel pouvoir de persuasion, avec quelle évidence accrue, les premiers apologistes chrétiens ne devaient-ils pas l'af­firmer. Saint Augustin dans sa lettre *Ad Marcellinum* écrivait : « Ceux qui prétendent que la doctrine du Christ est nuisible à l'État, qu'ils nous donnent des soldats tels que la doctrine du Christ leur fait devoir d'être ; qu'ils s'essayent à rendre les ma­ris, les femmes, les parents, les fils, les patrons, les esclaves, les rois, les juges, les contribuables et les receveurs du fisc, tels que la doctrine chrétienne leur commande d'être : et qu'ils osent déclarer nuisible à l'État cet enseignement ! Bien plutôt qu'ils le proclament, en vérité, une grande aide et un grand bienfait pour l'État dès qu'il est mis en pratique. » Observez que dans le choix qu'il fait, saint Augustin commen­ce par les soldats et finit avec les percepteurs de l'impôt. Le vrai chrétien accomplit ses devoirs envers la patrie en bon soldat, et ne devient pas objecteur de conscience ; le percepteur de l'impôt, qui sent en lui l'aiguillon de la crainte de Dieu, n'empoche pas l'argent du trésor public, et ne soustrait rien des contributions recueillies pour l'État. 171:73 En ce qui regarde ensuite les catégories dénombrées par saint Augustin, en plus des soldats et des gens du fisc -- les maris, les femmes, les parents, les fils, les patrons, les esclaves, les rois, les juges, les contribuables -- voici comment, dans quelle synthèse efficace, le même saint Augustin, en son œuvre *De mo­ribus catholicae Ecclesiae* (cap. 30, n. 63) exalte l'influence formatrice de la religion catholique : *tu pueriliter pueros, fortiter juvenes, quiete senes exerces et doces :* tu enseignes et tu exerces les enfants selon l'esprit d'enfance, les jeunes gens selon la vertu de force, les vieillards dans l'esprit de paix ; et il pour­suit : « Tu soumettras les femmes à une obéissance chaste et fidèle à l'égard de leur mari, non pour rassasier le désir, mais en vue de la naissance des enfants, et de la communauté fami­liale. Tu mettras à la tête de la famille l'homme, non pour qu'il se prévale de la faiblesse du sexe fragile, mais selon les lois d'un amour pur. Tu subordonneras les enfants à leurs parents selon un libre respect, et pour les parents, tu les feras com­mander à leurs fils avec une autorité douce. Tu indiqueras avec une tendresse pressante à qui sont dus les honneurs, à qui l'af­fection, à qui le respect, qui il faut craindre, qui il faut récon­forter, à qui convient le reproche ou l'exhortation, à qui le châtiment, la menace ou la peine, montrant ainsi que tout n'est pas dû également à tous, mais qu'à tous est due la charité, et à personne l'injustice. » Hélas, l'ignorance religieuse de notre temps, et la propagan­de du matérialisme dialectique et historique font négliger et même rejeter le formidable apport de l'Église au bien de la société jusque dans l'ordre civil ; et voilà pourquoi tant d'hom­mes, parce qu'ils l'ignorent, la condamnent et la combattent. Tertullien, un des apologistes les plus vigoureux et les plus pénétrants du christianisme, dans les premiers siècles de la vie de l'Église, siècles de lutte, de martyres et de couronnes triom­phales, Tertullien a enrichi le patrimoine littéraire, polémique et apologétique, amassé par les écrivains chrétiens de l'époque, d'un fascinant opuscule qui a pour titre *Apologeticum*. Il vivait à la fin du deuxième siècle et au début du troisième et il a écrit l'*Apologeticum* au temps de la persécution de Septime Sévère. Tous les persécuteurs, vous le savez, de Néron à Staline, ont toujours tenté de justifier leur insolente et féroce lutte contre les fidèles du Christ en les accusant d'agir contre le bien de la société civile. D'ailleurs, si chaque chrétien est vraiment tel, au point le plus haut, celui de la Croix, il ne faut pas s'étonner qu'il soit condamné au châtiment de la Croix pour les motifs mêmes qu'allègue la politique de Pilate lorsqu'elle veut justifier la condamnation du Rédempteur. Tertullien donc, dans son *Apologeticum,* réduit en miettes et balaie les accusations de ce genre contre le christianisme ; il expose en un style concis, nerveux, mais clair et pénétrant, les bienfaits que la religion du Christ apporte à l'individu, à la famille, à la société civile, par ses préceptes de foi et de morale. Il pouvait alors dire en une phrase sculpturale, passée dans l'histoire comme un axiome célèbre : « *Unum gestit Ecclesia, ne ignorata damnetur* »* :* l'Église ne veut qu'une chose : qu'on ne la condamne pas sans la connaître. 172:73 Quiconque étudie avec conscience les enseignements doctrinaux de l'Église, qui en consi­dère sans passion les fastes dans l'ordre de l'action, ne peut que reconnaître le bienfait de son influence sur la société civile. *Un temps extraordinaire* Cette connaissance est plus que jamais nécessaire pour une orientation heureuse au point crucial où se trouve aujourd'hui l'humanité. Le temps où nous vivons est extraordinaire : non seulement par les conquêtes de la science et par le bien dont nous som­mes les témoins, mais plus encore par le mal qui déborde, sous l'action du matérialisme, fauteur d'un nouveau paganisme plus détestable que l'antique, parce qu'il est aggravé d'apostasie. D'une part, que de martyrs pour la cause du Christ dans les pays de l'oppression, que de sacrifices héroïques, quelles mer­veilleuses initiatives pour le bien ; de l'autre, quelle lutte contre le Christ et contre son Église ! Il semble que nous nous tenions au carrefour le plus manifeste de l'histoire du christianisme et même de l'humanité tout entière ; nous sommes à une époque d'événements extraordinaires : la célébration du Concile œcu­ménique, la victoire sur les distances les plus gênantes ; le viol des frontières du ciel ; et les efforts pour convertir en instru­ments de paix les armes terribles capables de destructions apo­calyptiques ; mais en même temps, quelle dissolution dans la famille, quelle corruption des mœurs, quelles menaces contre l'ordre social ! Et pourtant nous devons avoir confiance grâce aux paroles du divin Rédempteur : « *Confidite, ego vici mun­dum*. » Comme il est arrivé plusieurs fois au Moyen Age, et comme au XVI^e^ siècle, quand il semblait que tout allât vers le pire -- et alors on s'orientait vers le meilleur -- comme sur le Calvaire où la mort de Jésus coïncidait avec notre Rédemption... Pour faciliter ce passage des soucis d'aujourd'hui à la sécurité de demain, il y a tant de moyens à employer et parmi eux l'évaluation et la mise en œuvre de l'apport de la religion pour le bien des peuples. La formation du bon citoyen de la cité terrestre a son pré­lude dans la formation du citoyen de la cité céleste. *L'enseignement de l'Église* A cette fin, l'Église dispose non seulement de la supériorité de ses préceptes face à la morale laïque, mais aussi de la subli­mité de l'aide divine, des sources de la grâce que le Rédempteur lui a confiées. 173:73 En ce qui concerne l'élévation de ses enseignements et de ses préceptes, il suffira de rappeler quelques traits des Saintes Écritures. Par-dessus tout, il faut se bien souvenir que l'ensei­gnement évangélique fait surgir l'autorité, même humaine, d'un principe suprême : de l'autorité divine. Saint Paul écrivait aux Romains : « Que chacun se soumette à l'autorité qui appartient au pouvoir ; il n'y a pas en effet d'autorité qui ne vienne de Dieu. » « Celui qui, donc, se dresse contre l'autorité, s'oppose à l'or­dre établi par Dieu ; les rebelles attireront sur eux la condam­nation... Il faut donc se soumettre non seulement par crainte du châtiment, mais aussi par motif de conscience. » (*Ad Rom.* I, 2, 5.) Qu'on retienne ces derniers mots : « Non seulement par crainte du châtiment mais aussi par motif de conscience. » Il importe que l'homme se persuade qu'il doit obéir aux lois en conscience, mais cette obligation de conscience n'aurait pas son efficacité pratique si elle n'était fondée sur l'amour et sur la crainte de Dieu, et sur la religion qui l'enseigne. A la légalité bien des petites choses échappent, mais non à la conscience ; on peut échapper aux sanctions des lois humaines, mais non à la sanction divine ; faire appel à la *pure conscience civile* ne suffit pas pour ceux qui aiment leur propre intérêt ; faire appel aux *raisons* pourrait en quelque mesure servir, si sou­vent cette raison n'était enténébrée par les passions, l'égoïsme ou l'ignorance ; l'idée du *bien commun* s'oppose souvent à la pesanteur de l'intérêt individuel immédiat, et à l'esprit utilitaire de ceux qui veulent jouir du bien commun sans sacrifice indivi­duel. Finalement, l'homme est tiré vers son propre bonheur, et, sans Dieu, il le cherchera en lui-même ou dans les choses créées, faisant de son égoïsme une idole. La religion, avec les dons de la grâce, donne la force de mettre en pratique, dans les rapports sociaux, les vertus qui fondent le respect mutuel selon la justice et la charité. En d'autres termes, la famille humaine se sent liée par les liens de fraternité qui la font se tourner vers Dieu lorsqu'elle dit : « Notre Père qui êtes aux cieux. » D'où il résulte que celui qui aime vraiment sa patrie veut aussi qu'elle soit enrichie­des biens que la religion peut lui donner. *La mère-patrie* Comme il est beau de voir appliquer l'idée de la maternité jusqu'à la patrie : la *mère-patrie.* Par cette analogie, le poète pouvait s'offrir à la patrie lorsqu'il chantait : « *La vie que tu m'as donnée voici que je te la rends.* » 174:73 Au nom de la patrie, c'est tout un ensemble de biens que le Seigneur a donnés en nous liant à un pays déterminé par le liens de la naissance, de la langue, des traditions et de l'histoire. Par-là, nous aimons la petite patrie, colle du pays de nais­sance, dont le nom fait souvenir du clocher qui se dresse parmi les maisons couvertes de verdure, un foyer, des parents, des amis de notre jeunesse, des habitudes chères et tendres. Par là nous aimons la plus grande patrie, celle des frontières nationales, dont le souvenir fait tressaillir l'exilé lorsqu'il sou­pire après un retour. Et que dire lorsque dans cette patrie, des cieux admirables comme ceux de l'Italie se reflètent dans l'azur des mers, et quand les douces et vertes collines rivalisent en beauté avec la majesté superbe des cimes neigeuses et des glaciers des Alpes : une terre heureuse à laquelle fut à bon droit attribué le nom de « jardin de l'Europe ». Comme nous devons la vouloir toujours plus belle, cette mère-patrie, toujours plus riche et moralement parée ; toujours plus robuste grâce à la trempe vigoureuse de ses fils que n'a pas amollis le vice. A elle, ses fils doivent, avec la générosité du cœur italien, la lumière du génie méditerranéen et la solidité de la foi chrétienne, déjà exaltée par Paul dans son épître aux Romains. Le soldat italien sait quel blâme mérite celui qui se refuse à la servir sous le spécieux prétexte d'une objection de conscience. Le soldat italien sait qu'il porte son glorieux uniforme non pour offenser ou attaquer les autres mais pour la seule défense des frontières de la patrie ; et l'institution même dont il dépend ne porte plus le nom de ministère de la Guerre, mais de la Défense. L'objecteur de conscience, alors qu'il refuse son éventuel concours à ce devoir légitime et sacré de la défense, cache sous ce prétexte l'égoïsme qui l'empêche de concourir à tant de bien­faits civils que l'armée produit en assurant l'ordre et la paix sociale contre la subversion, et en donnant une aide efficace à nos frères frappés par des désastres nationaux ou collectifs. *L'œuvre des ennemis de la Croix* Cela, sans parler des périls créés par les « cinquièmes colonnes » au service de l'étranger : hélas, il y en a aussi dans notre Italie. Avec les dogmes du matérialisme, elles ont divisé les fa­milles, les communes, les villes en semant la haine, elles ont dressé une classe contre l'autre, elles ont orienté les cœurs et les espérances vers une autre patrie. 175:73 Dans notre Italie, où l'on peut dire qu'il n'y a pas une mai­son où la douce image de Marie, avec son Divin Fils dans ses bras, n'ait, dans le passé, illustré l'union familiale au nom du Christ et de sa Mère, où les plus hautes montagnes des Alpes au Lilybée sont surmontées du signe de notre Rédemption, où tant de carrefours des chemins de campagne invitent par leurs images saintes le passant à élever sa méditation vers la fin éternelle, où la poésie et l'art ont dressé des monuments de gloire à l'expression du sentiment religieux, c'est là que les enne­mis de a Croix du Christ voudraient avilir la dignité humaine au niveau de leurs idoles : la technicité, les plaisirs du ventre, basse sensualité. On n'avait jamais vu tant d'impureté déborder des specta­cles des livres et des informations. On dit que c'est la réalité. Oui, c'est aussi la réalité, mais ça ne l'est pas toute. Ce n'est pas la plus grande, ce n'est pas la meilleure. Avec un tel critère, pourquoi ces messieurs ne font-ils pas couler tous les égouts dans les rues de Rome ? C'est *aussi* la réalité ; il faudrait au moins la maintenir à sa place, et ne pas en infecter l'air que l'on respire. Mais malgré l'erreur de ceux qui pensent pouvoir composer en chemin, en vue du bien commun, avec les métho­des et les moyens des idéologies adverses, le bon sens du peu­ple italien saura marcher dans la bonne voie, inspiré par ce double idéal : la religion et la patrie. *Dans les bras des auxiliaires de la tyrannie ?* Je m'adresse à des cœurs généreux, dont dépend la fleur de la jeunesse de l'Italie ; qu'il me soit permis de terminer en évoquant pour leurs jeunes hommes l'exhortation que j'adres­sais à une foule d'étudiants il y a quelques années, pour les mettre sur la voie droite. Je termine en m'exprimant non seulement comme chrétien et comme prêtre, non seulement comme un homme qui a étudié le droit public ; je pense pouvoir dire aussi quelques mots, comme Italien, des mots que je formulerai en cette interroga­tion : même sans tenir compte de votre baptême et de votre confirmation, même en considérant les choses du simple point de vue historique, est-ce que cela vaut la peine que nous, nous chrétiens, nous catholiques italiens, nous qui avons créé la civilisation la plus brillante, la plus splendide, nous qui avons fait dans nos cités tant de miracles de grandeur et de beauté ; nous qui avons toujours voulu que nos magnifiques palais muni­cipaux se dressent aux flancs de nos cathédrales, nous qui dans nos campagnes avons répandu les chapelles, les images, les sanctuaires, en avons fait une terre de Dieu ; nous qui avons élevé notre poésie dans le voisinage des cieux avec Dante ; nous qui n'avons été à l'origine d'aucune hérésie ; qui avons aimé avec une fidèle dévotion notre clergé ; qui l'avons voulu le plus intègre et l'avons placé si haut ; 176:73 nous qui des vertus chrétiennes avons tiré notre héroïsme et qui comptons quelques-uns des plus grands saints, François d'Assise et Catherine de Sienne ; nous qui des vertus humaines avons aussi voulu faire un idéal modelé sur les principes du christianisme, comme nous aimons la beauté de notre mère et l'austérité de la femme italienne ; nous qui avons toujours ouvert notre cœur, nos maisons, nos villes, notre patrie à ceux qui voulaient jouir de notre soleil, nous, catholiques italiens, est-ce que cela vaudrait la peine que nous allions emprunter les paroles de la liberté, de la justice, de la paix, et du rachat de la société, chez les ennemis de la Croix du Christ ? Nous, fils de Dieu à qui a été confié la cité la plus sainte, la plus belle, la plus glorieuse, dans cette Rome qui est nôtre, la capitale du Royaume de Dieu, la capitale de l'Église et du pape, devrions-nous abandonner notre liberté, notre dignité, de catho­liques et d'Italiens, en tombant dans les bras de ceux qui apla­nissent les voies pour la plus féroce des tyrannies ? A vous de répondre. Et vous savez que votre réponse, vous ne la donnez pas seulement à vos consciences, à vos familles, à vos supérieurs, mais aussi et par-dessus tout, à la religion et à la patrie. ============== fin du numéro 73. [^1]:  -- (1). Aux Presses Universitaires de France. [^2]:  -- (1). *Pierre Teilhard de Chardin ou La foi au monde*, par Jean Onimus (Plon, 1963). [^3]:  -- (2). Cf. *Itinéraires* de juin 1962. [^4]:  -- (3). Le message du P. Teilhard de Chardin dans la *Revue des Deux mondes* du 1^er^ mai 1962. [^5]:  -- (4). Rappelons la célèbre formule saint-simonienne : « Dieu est un. Dieu est tout ce qui est. Dieu, l'Être infini, universel, exprimé dans son unité vivante et active, c'est l'Amour infini, universel, qui se manifeste à nous sous deux aspects principaux, comme esprit et comme matière. » [^6]:  -- (1). Jacques Maritain, *Réponse à Jean Cocteau*, Stock 4^e^ éd, p. 50. [^7]:  -- (1). Australien, directeur d'une « croisade anti-communiste » qui parcourt les États-Unis en organisant réunions et sessions d'études. [^8]:  -- (1). Il y avait alors des boutiques sur le Petit-Pont, à Paris [^9]:  -- (2). Jean de Brienne, roi de Jérusalem, avait pris Damiette en 1219. [^10]:  -- (1). Les « chats » sont des galeries couvertes où l'on peut circuler à l'abri ; devant ces galeries on construit des « châteaux » ; d'où le nom de l'ensemble : « chat-château ». [^11]:  -- (1). Engin servant ordinairement, comme son nom l'indique, à lancer des pierres. [^12]:  -- (1). Plon*.* [^13]:  -- (1). Je suppose que les lecteurs d'*Itinéraires* se servent de la *Synopse* du P. Lagrange, o.p. et du *Commentaire* qu'il en a donné dans *L'Évangile de Jésus-Christ* (les deux ouvrages chez Gabalda, Paris). Ce qui confère au Père Lagrange une place privilégiée parmi les exégètes contemporains c'est ceci : son érudition patiente, affinée, singulièrement perspicace, est toujours soutenue et guidée par de grands principes théologiques incontestables. Son érudition possède une armature. On s'aperçoit d'autre part dans maintes remarques de son *Commentaire* que ce savant aimait profondément le Seigneur dont il essayait de retracer l'histoire terrestre. -- Sa docilité à la sainte Église, sa tendresse pour Notre-Dame s'expriment dans son testa­ment d'une manière saisissante. -- Puisque je parle d'exégèse je veux signaler l'un des plus grands livres parus ces dernières années : *Exégèse et Théologie* du P. Benoît, o.p. (2 vol., Éditions du Cerf, Pa­ris). Ce qu'il explique notamment sur le péché du peuple juif est parfaitement sûr et nuancé -- et conforme aux exposés de la IIIa Pars. Le Père Benoît s'oppose avec raison à tout un courant contem­porain qui s'obstine, malgré l'autorité des textes sacrés et de la tra­dition, à innocenter le peuple juif. D'une façon générale, c'est une mode ridicule et malfaisante, sous prétexte de charité et de com­préhension, de ramener les péchés à de simples malentendus, de sup­poser qu'il n'existe pas de coupables mais seulement des égarés. [^14]:  -- (1). Voir JOURNET, *l'Église du Verbe incarné*, tome second (Des­clée de B. éditeur, Paris), page 1296. -- ALLO, o.p. *L'Apocalypse* (Ga­balda édit. Paris), pages CXVIII et suivantes. [^15]:  -- (1). Sur les divers régimes du salut (loi de nature, loi mosaïque, loi de grâce) voir : « Athalie racinienne et biblique » (in fine), dans *Itinéraires* numéro 72. [^16]:  -- (1). Cette doctrine est illustrée par saint Jean, au chapitre V de son Apocalypse, quand Il nous montre dans un tableau grandiose comment les destinées du genre humain sont remises à Jésus-Christ, immolé et glorifié ; comment lui seul est capable d'ouvrir le livre aux sept sceaux. [^17]:  -- (1). Douze étant un chiffre parfait, cent quarante-quatre étant le carré d'un chiffre parfait, cent quarante-quatre mille est encore la perfection du carré d'un chiffre parfait ; perfection de perfection c'est-à-dire multitude prodigieuse. [^18]:  -- (1). Voir IIIa qu*.* 48 et 49 -- les effets de la Rédemption. [^19]:  -- (1). Voyez Maritain : *De Bergson à Thomas d'Aquin* (édit. Hart­man, Paris) le chapitre sur le mal ; et surtout le grand livre de Journet : *Le Mal* (Desclée de B., Paris). [^20]:  -- (1). Voir notamment : *École chrétienne renouvelée* 3^e^ partie (Téqui édit. Paris) et *Sur nos routes d'exil, les Béatitudes,* 3^e^ partie (Nou­velles Éditions Latines, Paris). [^21]:  -- (2). Dans la deuxième partie, surtout chapitres, 13, puis 17 à 20. [^22]:  -- (1). Relire le tiré à part de Madiran : *La technique de l'esclavage.* [^23]:  -- (2). Dans le sens où St Paul disait : « Nous pour qui sont arrivés les derniers temps » Ia Cor. X, 11 ; nous avons expliqué ce texte et d'autres semblables au début de cette étude. [^24]:  -- (1). 75 pages. Éditions Alsatia, Paris-VI^e^, 17, rue Cassette. [^25]:  -- (1). Voir les décrets sur la *Communion quotidienne* du 16 décem­bre 1905 dans l'Enchiridion de Denzinger (édit. de 1952 ; Herder, Barcelone, numéros 1.985 et suivants).. [^26]:  -- (2). Voici la traduction d'une partie des décrets suivants (1986 à 1989 de *Denzinger*) : « L'intention droite pour s'approcher de la Sainte Table consiste en ceci : ne pas céder à la routine, à la vanité *ou* à des motifs humains, mais vouloir satisfaire *au* bon plaisir de Dieu, *lui* être uni plus étroitement par la charité et, par ce divin remède, guérir des faiblesses et des défauts que l'on a. -- Encore qu'il importe au suprême degré que ceux *qui* communient souvent et même chaque jour soient libres de péchés véniels au moins pleine­ment délibérés, et libres de l'attachement à ces péchés, il suffit néanmoins qu'ils n'aient pas de péchés mortels et qu'ils aient le ferme propos de n'en jamais commettre à l'avenir... Il faut veiller aussi à ce que la communion soit précédée d'une préparation appli­quée et suivie d'une action de grâce convenable, selon les forces, la condition et les charges de chacun... Que les confesseurs prennent garde de ne détourner de la communion fréquente ou quotidienne aucun fidèle qui se trouve en état de grâce et s'approche avec l'inten­tion droite ». [^27]:  -- (3). Voir IIIa Pars, question 80, la réception de l'eucharistie ; no­tamment art. 5 ad 2.