# 74-06-63 4:74 ## ÉDITORIAL ### Sur l'Encyclique Pacem in terris I. -- Une Encyclique politique ; sur l'ordre naturel ; construite sur le principe de subsidia­rité ; affirmant l'unité de la famille humaine dans la dépendance de Dieu. II. -- Une question pratique : la collaboration. III. -- La collaboration avec le communisme. IV. -- Un accent différent, une seule pensée. IL N'Y AURA PAS de paix sur la terre sans un respect absolu de l'ordre naturel créé par Dieu. C'est la première parole de « Pacem in terris ». C'est la substance de l'Encyclique, son affirmation essentielle, plusieurs fois répétée. La paix ne pourra régner entre les hommes si elle ne règne en chacun d'eux, c'est-à-dire si chacun n'observe en lui-même et dans ses relations avec son prochain l'ordre moral voulu par Dieu. Si elle n'est pas fondée sur cet ordre, la paix n'est plus qu'un mot vide de sens. La réalisation de la paix sur la terre est hors du pouvoir de l'homme laissé à ses seules forces, fût-il animé de la plus louable bonne volonté. *Durus est hic sermo :* mais présenté sous une apparence facile qui séduit au premier abord les sensibilités chétives ; et sans doute est-il aujourd'hui opportun qu'il en soit ain­si. La première impression passée, si l'on médite le contenu substantiel de la parole livrée au monde, on s'aperçoit que ses exigences sont sévères, et même totales. 5:74 Quoi d'étonnant ? C'est le même Pape qui dans « Mater et Magistra » disait gravement : quel que soit le progrès technique et économique, il n'y aura dans le monde *ni justice ni paix* tant que les hommes ne retrou­veront pas le sens de leur dignité de créatures et fils de Dieu. Car, ajoutait-il, l'homme séparé de Dieu devient inhumain envers lui-même et envers les autres : *l'hom­me contre lui-même* comme dit Marcel De Corte ([^1]). \*\*\* 6:74 L'Encyclique « Pacem in terris » déploie des trésors de souplesse sémantique et stylistique pour ne pas heurter la sensibilité profane. Elle y a parfaitement réussi. Elle a été d'emblée reçue, accueillie, acclamée avec en­thousiasme par ce monde dont elle contredit absolu­ment l'esprit. Ayant à contredire son esprit, elle a d'abord voulu, semble-t-il, franchir sans le hérisser le seuil de sa sensibilité. Elle a fait mine de dire comme tout le monde. Et tout le monde a donné son assenti­ment. Tout le monde s'est promis d'étudier en détail un document si avenant et apparemment si facile ; si com­mode ; si accommodant. Quand on se met à y regarder de plus près, et précisément à l'étudier, alors commence l'examen de conscience. L'Encyclique « Pacem in terris » renverse quelques-unes des manières de penser (ou des omissions de pen­ser) aujourd'hui les plus courantes : -- c'est une Encyclique politique ; -- c'est une Encyclique sur l'ordre naturel c'est une Encyclique construite sur le principe de subsidiarité ; -- c'est une Encyclique affirmant l'unité de la fa­mille humaine, le bien commun universel, la société in­ternationale dans la dépendance de Dieu. \*\*\* **1. --** Une Encyclique politique. Nous voici loin des discussions théoriques ou plutôt passionnelles, pour savoir si l'Église fait ou non de la politique, a ou non une doctrine politique. D'un bout à l'autre, l'Encyclique « Pacem in terris » parle de problèmes politiques, et d'emblée tout le monde écoute, d'emblée personne n'élève d'objection de principe, quel que soit pourtant le laïcisme ambiant. Et où sont donc passés les chrétiens honteux mais passionnés qui suppliaient l'Église de ne point s'occuper de la politique ? 7:74 L'Église ne défend pas d'intérêts politiques : elle enseigne une doctrine morale sur les choses de la politique. Cette doctrine avait été énoncée par Léon XIII, pape « périmé » ; puis par *Divini Redemptoris,* ency­clique méconnue ; puis évoquée par Pie XII, rejetée par la « dépacellisation ». Voici cette doctrine politique de nouveau énoncée, en faisant explicitement référence à Léon XIII, à *Divini Redemptoris*, à Pie XII, et les laïcistes les plus endurcis déclarent qu'ils trouvent cela fort bon : les uns parce qu'ils ne savent plus à quel saint se vouer ; les autres, parce qu'ils ont été pris à contre-pied. \*\*\* **2. --** Une Encyclique sur l'ordre naturel. Qui n'exis­tait plus, disait-on. Qui se dissolvait dans le flux de l'histoire ; qui ne résistait pas à l'évolution ; qui ne fai­sait point partie de l'enseignement intangible de l'Église. Or voici que le droit naturel apparaît non plus com­me un codicille annexe, et supposé facultatif : il cons­titue la substance même de l'Encyclique. La nature hu­maine ne change pas ; sur elle, telle que Dieu l'a créée, se fondent des droits universels, inaliénables, hors des prises du mouvement de l'histoire de l'évolution des mentalités ou des sociétés et de tout ce qui relève de l'arbitraire humain ([^2]). La consistance immuable et universelle de la loi na­turelle est (avec la primauté de la contemplation sur l'action, qui en fait partie) ce qui oppose le plus radi­calement la vie chrétienne à la pratique communiste de la dialectique. 8:74 Le communisme est une forme d'athéisme, dont la particularité caractéristique est d'étendre sa négation jusqu'à l'ordre naturel inscrit par Dieu dans le cœur de l'homme. D'ailleurs tout l'effort et tout le résultat de la propagande communiste infiltrée en milieu chrétien avaient été, beaucoup plus que de s'en prendre directement à la croyance en Dieu, d'estomper le sentiment nécessaire de la consistance, de l'universa­lité, de l'immuabilité de la loi naturelle. Une Encyclique sur l'ordre naturel, cela portera, en profondeur, des fruits qui ne sont pas exactement ceux que les journaux se sont hâtés d'escompter. \*\*\* Lisons à ce propos une page de Bossuet ([^3]) : « *C'est un effet admirable de la Providence qui régit le monde que toutes les créatures vivantes et inanimées portent leur loi en elles-mêmes. Et le ciel, et le soleil, et les astres, et les éléments, et les animaux, et enfin toutes les parties de cet univers ont reçu leurs lois particuliè­res qui, ayant toutes leurs secrets rapports avec cette loi éternelle qui réside dans le Créateur, font que tout marche en concours et en unité suivant l'ordre immua­ble de sa sagesse. S'il est ainsi, chrétiens, que toute la nature ait sa loi, l'homme a dû aussi recevoir la sienne ; mais avec cette différence que les autres créatures du monde visible l'ont reçue sans la connaître, au lieu qu'elle a été inspirée à l'homme dans un esprit raison­nable et intelligent, comme dans un globe de lumière dans lequel il la voit briller elle-même avec un éclat encore plus vif que le sien ; afin que la voyant, il l'aime, et que l'aimant il la suive par un mouvement volontaire.* 9:74 *C'est en cette sorte, âmes saintes, que nous portons en nous-mêmes et la loi de l'équité naturelle, et la loi de la justice chrétienne. La première nous est donnée avec la raison en naissant dans cet ancien monde ; selon cette parole de l'Évangile, que* « *Dieu illumine tout homme venant en ce monde* » (Jean*,* 1, 9) ; *et la seconde nous est inspirée avec la foi, qui est la raison des chré­tiens, en renaissant dans l'Église qui est le monde nou­veau ; et c'est pourquoi le baptême s'appelait dans l'ancienne Église le mystère, d'illumination, qui est une phrase apostolique tirée de la divine Épître aux Hé­breux* (VI, 4). *Ces lois ne sont autre chose qu'un extrait fidèle de la vérité primitive qui réside dans l'esprit de Dieu ; et c'est pourquoi nous pouvons dire sans crainte que la vérité est en nous. Mais si nous ne l'avons pas épargnée dans le sein même de Dieu, il ne faut pas s'étonner que nous la combattions en nos consciences. De quelle sorte, chrétiens ? Il vous sera utile de le bien entendre ; et c'est pourquoi Je tâcherai de vous l'expliquer...* » \*\*\* **3. --** Une Encyclique construite tout entière sur le principe de subsidiarité. Pour la seconde fois. La pre­mière était « Mater et Magistra » : et l'on avait feint -- du moins en France, et aussi dans d'autres pays, de ne pas s'en apercevoir. On avait mis le principe de subsidiarité sous le boisseau. On refusait de seulement en parler. Voici qu'à nouveau toute une Encyclique est visiblement construite sur ce principe, et qu'à nouveau ce principe est explicitement nommé et désigné comme celui qui régit tous les rapports humains, familiaux, sociaux, nationaux, internationaux ([^4]). 10:74 Les docteurs qui passent systématiquement sous si­lence le principe de subsidiarité seront de plus en plus distancés, sinon immédiatement dans l'ordre de l'opi­nion de masse et de ses sables mouvants, du moins dans l'ordre durable de la pensée. L'idée d'avenir, c'est l'idée qu'ils n'ont pas, c'est l'idée dont ils n'ont pas voulu, c'est le principe de subsidiarité : par lequel, dans le monde de la socialisation, nous avons entrepris de *dissocier le spirituel du totalitaire.* \*\*\* **4. --** L'unité de la famille humaine : nous n'avons pas besoin, ici non plus, de commenter longuement pour nos lecteurs ces principes fondamentaux qui leur sont connus ([^5]). L'Église affronte à nouveau le problème d'une autorité publique mondiale (qui fut une fois déjà approchée avec le Saint-Empire) ; c'était au XIII^e^ siècle la préoccupation de Roger Bacon dans son *Opus majus ;* c'était au XIV^e^ siècle le projet de Dante dans son *De Monarchia ;* c'était l'objet de la recherche curieuse du cardinal Nicolas de Cuse dans son *De pace fidei* au XV^e^ siècle ; et l'objet des divagations, au XVII^e^ siècle, de Cam­panella dans sa *Cité du soleil.* C'est au XIX^e^ siècle l'objet des fortes analyses et déductions du thomiste Taparelli, fondateur de la philosophie sociale moderne dans son *Essai théorique sur le droit naturel.* Et c'est l'objet de la question que Gilson, en historien et en philosophe, posait récemment aux théologiens ([^6]). Le monde moderne réalisera, CONFORMÉMENT à l'or­dre naturel, et AVEC l'Église, cette société des États ; ou bien... 11:74 #### Une question pratique : la collaboration Mais l'attention des journaux s'est portée principa­lement sur un passage de la V^e^ partie de l'Encyclique : les paragraphes 158, 159 et 160, numérotation obtenue en comptant un numéro par alinéa du texte latin ([^7]). Au paragraphe 158, l'Encyclique distingue entre l'erreur et ceux qui la commettrent. Au paragraphe 159, elle distingue entre la fausse philosophie qui inspire un mouvement historique et l'évolution ultérieure de ce mouvement lui-même. Au paragraphe 160, elle déclare que certaines rencontres au plan des réalisations pra­tiques, qui jusqu'ici avaient paru inopportunes ou sté­riles, peuvent maintenant présenter des avantages réels ou en promettre pour l'avenir. Ces énoncés généraux ne nomment aucune erreur ni aucun mouvement en particulier. On a unilatéralement considéré qu'ils s'appliquent au communisme, point c'est tout. D'un Pontife qui ouvre ainsi les bras à tout le monde, on a fait le portrait d'un Pontife qui n'ouvri­rait qu'un bras, d'un seul côté, et ferait sélectivement une ouverture à gauche, ou plutôt une ouverture à l'Est. Certes, une interprétation aussi restrictive, et aus­si tendancieusement orientée, est manifestement celle de certains exécutants, et à ce titre, dans cette mesure, elle devient un fait objectif dont il faut tenir compte. Mais un simple fait : qui n'a en lui-même aucune auto­rité morale, qui ne s'impose pas aux esprits, qui ne lie pas les consciences. 12:74 Ni dans « Pacem in terris », ni dans aucune parole de Jean XXIII, nous ne voyons rien qui justifie l'étrange tableau, artificiellement mis en scène par des *politicanti* qui ne sont pas tous des laïcs, d'un Souverain Pontife qui ouvrirait son bras gauche, la main tendue au communisme, et qui simultanément fer­merait son poing droit pour le brandir menaçant contre ceux qui résistent au communisme. Selon le premier commentaire de l'Action popu­laire ([^8]), ces paragraphes 158 à 160, tout en énonçant des principes généraux, feraient une allusion favorable, à l' « ouverture à gauche » organisée en Italie au profit du parti marxiste, para-communiste et philo-soviétique de Nenni. Rien dans le texte n'impose ou ne suggère une telle interprétation. Les principes énoncés pour ré­gler la collaboration pratique avec les non-catholiques sont, en eux-mêmes, selon leur formulation et selon leur logique interne, plus directement favorables à une ou­verture en direction des néo-fascistes italiens du M.S.I. et des tenants du néo-libéralisme qui existent partout en Occident. En effet, le parti libéral italien, qui représente la droite constitutionnelle, et le M.S.I., qui regroupe le principal de la droite anti-constitutionnelle, ont l'un et l'autre donné leur adhésion solennelle à la doctrine sociale de « Mater et Magistra » ; ils offrent donc l'un et l'autre un exemple spectaculaire de ces mouvements dont parle l'Encyclique : mouvements qui, tout en prenant leur origine dans une fausse philosophie (libéra­lisme, fascisme), ont manifesté une évolution existen­tielle qui les met « en accord avec les sains principes de la raison ». On aurait beaucoup plus de mal à trouver des signes aussi nets d'une telle évolution dans le parti philo-sovié­tique et para-communiste de Nenni -- ou à plus forte raison dans le parti communiste de Togliatti. 13:74 Si bien que, appliqués d'abord au cas de l'Italie, comme on le fait, au moins à titre d'exemple, les para­graphes 158 à 160 de « Pacem in terris » -- tels qu'ils sont formulés -- ont besoin de subir une étrange et ma­nifeste torsion pour en arriver à tolérer une « *ouverture à gauche* » avec les marxistes nenniens non repentis. Ces paragraphes 158 à 160 peuvent beaucoup plus sûre­ment permettre une éventuelle « *ouverture à droite* » avec des libéraux et des fascistes ralliés à la doctrine sociale de « Mater et Magistra ». Mais l'exemple de l'Italie montre aussi quelle utilisa­tion opportuniste, unilatérale, tordue, on peut (et on veut) faire de principes d'action qui dans leur énoncé demeurent purs et limpides. #### La collaboration avec le communisme Puisque la plupart des commentateurs ont appliqué les paragraphes 158 à 160 de l'Encyclique uniquement, ou principalement, à la collaboration des catholiques avec les organisations communistes et para-communis­tes, voyons nous-même comment ils peuvent s'appliquer à ce cas particulier. Une telle collaboration relève « *avant tout* » (§ 160) de la « *décision* des hommes les plus influents sur le plan politique et les plus compétents dans le domaine en question », -- « pourvu que, fidèles aux principes du droit naturel, ils suivent la doctrine sociale de l'Église et obéissent aux directives des autorités ecclésiastiques ». On connaît les directives des autorités ecclésiastiques interdisant toute collaboration politique avec le Parti communiste et ses organisations annexes. On ne connaît aucune directive publique, explicite et formelle en sens inverse. 14:74 En ce qui concerne « les hommes politiques les plus influents », nous ne sommes évidemment pas du nom­bre, et à ce titre nous n'avons rien à dire (encore que la décision des hommes politiques, fussent-ils les plus in­fluents, ne soit pas hors des prises de la libre apprécia­tion que peut formuler chaque citoyen). Au titre de la « compétence dans le domaine en question », c'est-à-dire en l'occurrence le communisme et la collaboration avec lui, la longue suite de travaux déjà publiés par nous sur ce sujet nous permet peut-être d'exprimer notre opinion. Nous la résumerons en trois observations. \*\*\* 1. -- La distinction entre l'erreur et ceux qui la com­mettent (§ 158) s'applique *généralement* à toutes les er­reurs, -- et donc elle s'applique aux communistes. Mais elle ne s'applique point à eux *adéquatement*, car en ce qui les concerne il faut DISTINGUER DAVANTAGE. Il faut premièrement, avec le Magistère de l'Église, distinguer non seulement entre « le communisme » et « les communistes », mais encore entre TROIS CATÉGORIES DE COMMUNISTES : *a*) ceux qui ne servent l'entreprise communiste de domination mondiale que contraints et forcés les peu­ples colonisés, exploités, réduits en esclavage ; *b*) ceux qui sont communistes parce qu'ils sont abu­sés par des promesses trompeuses ; *c*) les criminels qui sont les auteurs, les responsables, les profiteurs du système d'esclavagisme totalitaire. Telle est la triple distinction enseignée par *Divini Redemptoris* (§ 24). 15:74 Il faut secondement, avec le sens commun, faire la distinction parallèle et conjointe entre l'*erreur* et le *cri­me*. La collaboration politique avec le communisme, ce n'est pas seulement une rencontre pratique avec des communistes qui sont sincèrement dans l'erreur, et qui suivent aveuglément les consignes de leurs chefs ; c'est d'abord, inévitablement, une collaboration avec ces chefs eux-mêmes, auteurs de crimes systématiques et monstrueux, qui travaillent à poursuivre leurs crimes et à en étendre l'empire au monde entier. Pour ces raisons, le paragraphe 158 de « Pacem in terris », tel qu'il est énoncé, ne nous paraît pas suffire à autoriser une collaboration politique avec les organi­sations communistes et para-communistes. \*\*\* 2. -- La distinction entre une fausse théorie philoso­phique et l'heureuse évolution du mouvement historique qui en est issu (§ 159) ne s'applique pas au mouvement communiste. Certes, le mouvement communiste a évolué depuis le « Manifeste communiste » de Marx et Engels. Nous avons d'ailleurs toujours évité de définir le communis­me soviétique comme purement et simplement « mar­xiste ». Il est marxiste : mais d'un marxisme révisé une première fois par le marxiste Lénine, révisé une seconde fois par le léniniste Staline ; et présentement plongé dans les tâtonnements, les incertitudes, les contradictions d'une troisième révision, nommée « déstalinisa­tion », entreprise par les staliniens authentiques et con­firmés qui dirigent l'U.R.S.S., combattue par les stali­niens non moins authentiques qui règnent à Pékin. 16:74 Cette évolution doit être suivie avec la plus exacte attention ([^9]). Elle ne permet aucunement de croire que le mouvement communiste serait devenu aujourd'hui un mouvement *d'accord avec les sains principes de la raison,* ni un mouvement qui *répond aux justes aspira­tions de la personne humaine,* selon les deux formules-critères énoncées par l'Encyclique (§ 159). Pour ces raisons, nous pensons que le paragraphe 159 de « Pacem in terris », tel qu'il est énoncé, *exclut* toute collaboration politique avec le mouvement communiste tel qu'il est aujourd'hui. \*\*\* 3. -- D'ailleurs, l'Encyclique a en vue des « rencon­tres au plan des réalisations pratiques » (§ 160) qui jus­qu'ici avaient paru *inopportunes* ou *stériles* (qui « *ante­hac ad nullam partem utiles visae sint* », dit le texte latin). Or la collaboration avec les organisations commu­nistes et para-communistes n'entre pas dans la catégo­rie des rencontres précédemment jugées « stériles » ou « inopportunes ». La collaboration avec les organisations communistes et para-communistes a été jugée par le Magistère dan­gereuse et criminelle : une atroce duperie, et une trahi­son. Pie XII y appliquait explicitement le mot de saint Paul : « On ne peut s'asseoir à la table de Dieu et à celle de ses ennemis. » Cela est donc tout autre chose que simplement « inopportun » ou simplement « sté­rile ». 17:74 Pour cette raison, nous ne pensons pas que le para­graphe 160 de « Pacem in terris », tel qu'il est énoncé, puisse concerner une éventuelle collaboration avec le communisme. \*\*\* Diverses formes de socialisme, théoriquement ou ori­ginellement marxiste, mais ayant évolué, sont candidats désignés à bénéficier d'une application prudente des pa­ragraphes 158 à 160 de « Pacem in terris ». Diverses formes de néo-libéralisme, dans la plupart des pays occidentaux, y sont également candidats dési­gnés. Et même le néo-fascisme italien du M.S.I., puisqu'il adhère à la doctrine sociale de « Mater et Magistra ». Mais le communisme, on ne voit absolument pas comment il pourrait invoquer à bon droit, pour obtenir la collaboration des catholiques, les paragraphes 158, 159 et 160 de « Pacem in terris ». Tels qu'ils sont formu­lés, ces trois paragraphes maintiennent substantielle­ment les raisons fondamentales de refuser et d'exclure toute collaboration politique avec les diverses organisa­tions du mouvement communiste. #### Un accent différent, une seule pensée L'accent de Pie XII était, si l'on peut ainsi parler, d'allure quasiment révolutionnaire : « *C'est tout un monde qu'il faut refaire depuis ses fondations*. » Cela choquait à angle droit l'orgueil moderne, qui est si fier du monde qu'il construit, ou croit construire, sur l'arbi­traire de l'homme sans Dieu. 18:74 L'accent de Jean XXIII est, si l'on peut ainsi parler, d'allure quasiment conservatrice et conformiste. Ce monde qui est à refaire depuis ses fondations, il semble, d'abord le trouver assez bien comme ça et en somme l'accepter tel qu'il est. Apparence qui rassure et même qui séduit ceux qui n'aiment pas être convoqués à un examen de conscience. Les « signes des temps » explici­tement relevés dans « Pacem in terris » sont tous des signes favorables. Mais la substance de la pensée est identique à celle de Pie XII, si la méthode d'approche et d'exposition diffère radicalement. Car la substance de la pensée, par-delà les tempé­raments des hommes, c'est la pensée de l'Église, hétéro­gène définitivement aux totalitarismes modernes, et qui les fera voler en éclats d'une manière ou d'une autre, et sûrement par le sang de ses martyrs, plus nombreux déjà en notre temps qu'à aucune autre époque de l'his­toire. J. M. L'Encyclique Pacem in terris a été publiée, dans son texte authentique en langue latine, par *L'Osservatore romano* du 11 avril. Le même numéro de *L'Osservatore romano* en a publié à la suite une version italienne, présentée explicitement comme *una nostra traduzione*, c'est-à-dire une traduction non officielle. La traduction française a été manifestement établie à partir de la traduction italienne. Elle a paru dans *L'Osservatore romano*, édition hebdomadaire en langue française du 12 avril ; dans *La Croix*, *La France catholique*, *L'Homme nouveau*, etc. ; dans les *Cahiers d'Action religieuse et socia­le* (de l'Action populaire), numéro 364-365, avec les premiers commentaires ; dans la *Documentation catholique*, numéro 1398 du 21 avril ; dans *Nouvelles de Chrétienté* du 25 avril, etc. Nous donnerons ultérieurement une recension critique des éditions en volume annoncées par la Bonne Presse, l'Action populaire, etc. 19:74 ## CHRONIQUES 20:74 ### Aux jeunes Français par Henri CHARLIER. VOICI DONC LA France qui parle de défendre l'indépen­dance de l'Europe. Nous sommes de trop petits per­sonnages pour être au courant de la manière dont elle peut le faire. Et ce qui s'est passé en Algérie n'inspire pas confiance. Ce qui a été fait en Algérie, criminellement c'est sûr, était pour pouvoir jouer ce rôle en Europe. Mais « le diable porte pierre » ; l'indépendance de l'Europe doit être défendue ; et l'occasion est peut-être la dernière à s'offrir. Car il ne faut pas se faire illusion sur l'état du monde. L'esprit des Anglo-Saxons, les mœurs sociales qu'ils ont adoptées et qu'ils veulent nous imposer, ne valent pas beau­coup mieux que la société marxiste ; la liberté qu'ils ont à la bouche est la liberté de l'argent, elle est aussi démoralisante que la contrainte bolcheviste. Pour tout dire ce sont là deux sociétés matérialistes. \*\*\* Il y a donc à fonder une société politique, économique, sociale, d'après les principes du droit naturel et d'après les principes chrétiens. *Comment pourrait-elle se fonder s'il n'y a pas au moins une nation indépendante et de préférence un groupe de nations capables de se défendre économiquement ?* Car une charte du travail faisant régner (autant que possible en ce bas monde) un ordre social chrétien se mettra forcé­ment, au début, en état d'infériorité non pas *économique* mais *concurrentielle* vis-à-vis de sociétés où toutes les puissances de l'argent se ligueront (même par le dumping et les artifices du crédit) pour la détruire. 21:74 Ce serait le rôle de l'Europe. Le chancelier Adenauer le comprend certainement, et mieux qu'on ne le comprend chez nous. Nous étudierons plus loin les conditions politiques du moment présent, mais tout de suite nous disons à la jeu­nesse de France : ceignez vos reins, prenez le bouclier de la foi et le casque du salut. Il y a pour votre génération un glorieux travail à entreprendre. Beaucoup des meilleurs de cette jeunesse sont décontenancés, désolés et même déses­pérés (si jeunesse pouvait l'être) par tous les malheurs qui ont frappé la France depuis plus de vingt ans et particulière­ment par les derniers en date. C'est l'expiation des fautes de vos pères ; profitez-en : devant vous s'ouvrent les conditions d'une glorieuse entreprise. Vous n'avez pas en ce moment de chefs sur la terre, ni chez les laïcs, ni dans le clergé. Vos chefs sont au ciel : ce sont saint Louis et Jeanne d'Arc. Réussirez-vous ? Comme eux. Saint Louis est mort sur un lit de cendres au pied des murailles de Tunis, Jeanne sur la place du Vieux-Marché à Rouen. Mais saint Louis a créé spirituellement la France que ses pères lui avaient préparée dans la foi ; Jeanne a empêché la chrétienté de tomber sous le régime anglo-saxon qui eût mené la France au schisme et à l'hérésie. Au demeurant nous mourrons tous, il s'agit d'abord de mourir saintement. \*\*\* Nous trouvons d'ailleurs un allié dans le plus grand des esprits anglais de notre temps, Chesterton, Parlant de l'*Iliade,* il dit que les sympathies de l'auteur vont au vaincu plus qu'au vainqueur : « Hector grandit d'âge en âge ; il devient l'un des paladins de la Table Ronde, et c'est son épée que la Chanson met au poing de Roland à son dernier combat, dans la pourpre et la gloire de son propre désastre, La figure d'Hector, tracée en lignes archaïques sur le crépus­cule du matin, est l'image prophétique du premier chevalier ; le nom d'Hector présage des défaites sans nombre que devaient subir notre race et notre foi et le triomphe de sur­vivre à toutes les défaites. » (*L'Homme éternel.*) Et parlant de Jeanne d'Arc il a écrit : « Tolstoï ne fit que l'éloge du paysan ; elle fut le paysan. Nietzsche n'a fait que l'éloge du guerrier ; elle fut le guerrier. Elle les a battus tous deux sur le terrain de leurs idéals opposés ; elle fut plus douce que l'un, plus violente que l'autre. 22:74 Elle fut une per­sonne parfaitement pratique qui fit quelque chose, eux ne sont que d'extravagants spéculateurs qui n'ont rien fait. Or, il était impossible que cette pensée ne traversât pas mon esprit que Jeanne et sa foi avaient eu peut-être quelque secret, maintenant perdu, d'unité et d'utilité morale... L'amour d'un héros est plus terrible que la haine d'un tyran. La haine d'un héros est plus généreuse que l'amour d'un philanthrope... » (Orthodoxie*.*) Jeunes gens, si la France veut réellement, si vous voulez effectivement être le bras droit du Christ pour aider l'Europe à se sauver des deux périls matérialistes qui la menacent à l'Est et à l'Ouest, vous aurez des alliés partout dans le monde, ceux à qui la grâce de Dieu a fait entrevoir la lumière d'un salut. En voici un, en Angleterre même, et de quelle taille ! Mais, suivant le conseil d'un de nos poètes du temps lointain où saint Louis était un petit garçon : *Veilleur de la tour,* *Guette à l'entour des murs* *Si Dieu te garde !* Seriez-vous las du bien ? C'est cela le pessimisme ; car le mal n'a qu'en apparence une existence réelle. Elle lui vient de la privation d'un élément essentiel du bien. Ce qui nous paraît mauvais ne peut subsister que par le bien qui demeure en dessous ; l'existence est un bien, le plus grand après la grâce. La force de Dieu qui soutient les justes dans l'être soutient aussi les autres, et ses ennemis mêmes pour leur laisser l'occasion de découvrir ce bien. \*\*\* Jeunes filles, votre vocation est d'être les éducatrices du genre humain. Tous les enfants dépendent de leur mère jusqu'au temps où l'éducation est réussie ou manquée, vers dix ans. Vous serez le modèle de vos enfants, de vos filles pendant longtemps. De vos fils toute votre vie. Soyez donc modestes, pudiques, et prenant conscience des hautes des­tinées de l'homme, voyez votre tâche ; vous avez à former l'humanité héroïque de demain, capable de dominer par la raison l'attrait des plaisirs défendus ou même vains, et capable de faire des sacrifices pour l'établissement du règne de Dieu dans les âmes et d'une société chrétienne dans les travaux et les jours. 23:74 La vertu des chefs dépendra de la vôtre, car vous les aurez formés ; le courage de tous dépendra des vertus domestiques dans lesquelles vous les aurez élevés. Car la famille est la société fondamentale et les vertus domes­tiques sont les vertus de la vie en commun en toute société. N'ayez crainte, car Dieu le veut. C'est cela qu'Il veut. Vous ne Le décevrez jamais car Il sait tout, mais vous serez con­frontées au modèle qu'Il a donné de toutes les vertus en son fils Jésus-Christ. La France doit faire l'effort d'être véritablement indépen­dante pour que vous puissiez rendre à notre société un ordre naturel normal, c'est-à-dire conforme à la loi naturelle et au décalogue, et s'il se peut, en faire profiter l'univers. Beaucoup vous suivront qui ne croient pas, à cette heure, ces buts possibles ; ils sont sur les ruines d'une société chré­tienne, et il ne s'en aperçoivent même pas, bien qu'ils vivent encore de ses restes. Il faut leur apprendre, par votre con­duite même, que tout est possible à Dieu. Les Maccha­bées, jadis, ont arrêté en Judée l'invasion de la pourriture grecque et préparé au Seigneur un peuple qui L'attendait. Ici, de même, un peuple attend. Il ne sait pas quoi, c'est à la jeunesse de le lui apprendre par sa conduite et par ses actes, par son obéissance à Dieu. Vous n'êtes pas seuls ; une multitude de saints dans le ciel « *qui désirent ardemment,* disait Pie X aux évêques français, *avoir pour compagnons dans la gloire céleste les frères bien-aimés de leur patrie* », vos pères tombés en si grand nombre pendant la guerre mondiale et ces Allemands aussi qui revenaient six fois de suite à l'assaut dans le ravin de la Mort ou sur la redoute devant Damloup ; sans illusion mais par devoir... Que font dans le ciel, dans la paix de Dieu, ceux qui sont morts ainsi pour leurs frères, sinon désirer qu'on connaisse et aime davantage ce Dieu qui les a sauvés ? Quelle tâche magnifique s'offre à la génération présente... si elle veut ! \*\*\* Ceci est un prologue. Il nous faut en venir aux faits précis. Nous lisions récemment, après l'échec de la conférence de Bruxelles, dans un excellent hebdomadaire catholique, sous le titre *Une Erreur,* une critique de la conduite de nos repré­sentants. On y lisait que les pourparlers avaient été rompus *pour des motifs de peu d'importance.* Peu d'importance, l'agriculture ! Voilà qui montre bien l'ignorance des citadins. 24:74 Cela nous a remis en mémoire une étude que nous avons écrite il y a vingt-cinq ans, à la suite d'un voyage au Canada. Elle rappelle deux textes importants, l'un de 1886, l'autre de 1901. Quand un problème reste *soixante-quinze ans sans que les dirigeants s'aperçoivent de son existence*, il y a bien des chances pour qu'il soit devenu de plus en plus difficile à résoudre. C'est le cas pour l'agriculture européenne. Voici ce texte : #### Note sur la culture du blé, et la situation de l'Europe (juin 1937) On s'étonne quelquefois des difficultés que cause la surproduction du blé ; on se demande comment cela peut se faire. La mise en valeur désordonnée des terres neuves en est la raison. Nous désirons montrer que ces conditions dureront longtemps, qu'il faut nous en accommoder, et comment. Quelques chiffres vont donner une idée de ce qui se passe. Jusqu'en 1880 on ne récoltait au Canada, que 7 millions d'hec­tolitres de blé ; les importations de blé et de farine dépassaient les exportations de plus de 3 millions d'hectolitres. En 1898 la récolte était de 18 millions et l'exportation de 9 millions. En 1928, trente ans après, la récolte atteignait 205 millions d'hectos, plus du double d'une bonne récolte française pour un pays de 10 millions d'habitants, et les trois États canadiens qui récoltent ce blé n'ont ensemble que 2.300.000 habitants. On cultive ce blé dans la région qu'on appelait autrefois « les prairies ». Le long des Montagnes Rocheuses, depuis le sud des États-Unis jusqu'au nord du Canada, s'étendait une région cou­verte d'herbe, où les buffles sauvages allaient et venaient suivant les saisons en immenses troupeaux. Le climat dans l'ensemble est sec, surtout l'hiver, à ce point que les premiers éleveurs qui occupèrent ces régions se contentaient de laisser paître en hiver l'herbe qui avait séché sur pied. Et cela se pratique encore. 25:74 Cette région a été défrichée aux États-Unis avant de l'être au Canada et exploitée de façon intense sans qu'on laissât un pouce d'herbe. Or ces régions sont abritées des pluies par les Montagnes Rocheuses. Il y a des périodes sèches qui peuvent durer dix ans. L'herbe des prairies n'en souffrait guère, sa racine allait au fond du sol et y demeurait. Mais le blé n'occupe pas le ter­rain toute l'année, sa racine est annuelle : il n'a pu supporter (aux États-Unis du moins) ces longues sécheresses. Le sol s'est desséché peu à peu ; le vent, comme au Sahara le simoun, a emporté la terre au loin. New York était parfois huit jours de suite dans un brouillard fait de la terre des anciennes prairies allant se perdre dans l'Océan. Ces contrées deviennent des déserts que le cultivateur abandonne. On calcule qu'il faudrait cent jours de pluie continue, c'est-à-dire un véritable déluge, pour rendre au sol l'humidité nécessaire à la culture. On a essayé d'y mettre à nouveau de l'herbe, mais elle ne pousse plus. Voilà le type d'une exploitation sauvage : la création d'un désert. Le Canada n'a pas les mêmes misères, sauf dans l'extrême Sud des États de la Prairie, à la frontière des États-Unis. Ce n'est qu'une petite partie de la prairie canadienne qui est ainsi désolée, La neige reste si longtemps dans les terres canadiennes (jusqu'en avril et jusqu'en juin dans les bois de la province de Québec) qu'elle fournit longtemps de l'eau quoique l'été soit très chaud. D'ailleurs la province de Québec elle-même serait aride en partie si elle n'avait conservé ses bois, et si sa population, d'origine française, n'y avait mené son train de vie paisible, pour vivre et non pour s'enrichir. Les Américains et les Canadiens de l'Ouest ont exploité la terre comme on exploite une mine, On mettait du blé tous les ans sans engrais dans la même terre, où il venait plus haut qu'un homme. Lors de la crise le gouvernement interdit ces pratiques. Les Canadiens, avertis par le désastre américain, sont plus prudents que leurs voisins. Enfin si les pluies sont relativement peu abondantes dans cette région, il y a beaucoup de rivières et de lacs dont l'eau sert aux irrigations. Que tirerons-nous de ce bref exposé ? Pour comprendre notre situation vis-à-vis de ces pays neufs, il faut se dire que les Cana­diens vivent à 10 millions sur un pays aussi grand que l'Europe, dont ils écrèment les ressources avec tous les moyens de l'in­dustrie moderne. Il n'y a pas de beaux arbres au Canada, à moins de s'enfoncer où il n'y a plus de routes. Car tout a été coupé le long des rivières, des routes et des lacs pour envoyer aux papeteries, qui exportent les trois quarts de leur production. 26:74 Nous ne pouvons lutter avec des contrées si neuves et si riches et qui ont si peu d'habitants à nourrir. Les terres à blé du Canada ont dans la partie cultivée 2 à 3 habitants par kilomètre carré. En France la moyenne est de 70. Tout arrivant au Canada (aujourd'hui après un an de séjour) y reçoit gratuitement 54 hec­tares de bonne terre. Sans doute ces pays ont plus que nous leurs crises. La monoculture rend leurs profits extrêmement variables. Que faire du blé quand personne n'en veut ? Et comment vivre si on ne récolte rien autre chose ? Les Canadiens viennent de passer par une crise très grave, auprès de laquelle les ennuis de nos paysans sont peu de chose. Le Brésil aussi est fort embar­rassé de son café. On le brûle dans les locomotives, et son gou­vernement cherche quelles cultures il pourrait introduire pour remplacer le café en excès. Il y a dans ces pays d'Amérique une fureur de gagner qui leur fait gâcher des trésors. Et les dix mil­lions de chômeurs des États-Unis, s'ils voulaient vivre comme nos parents vivaient, ne seraient pas chômeurs, il y a de la place. En résumé, la prospérité de ces pays neufs qui se protègent d'ailleurs contre l'immigration, durera longtemps. Ils se peu­pleront petit à petit, la terre coûtera plus cher à acquérir, elle s'appauvrira aussi, et les laboureurs retrouveront des conditions analogues aux nôtres ; mais ce n'est pas de sitôt. Et ces pays resteront toujours des pays de grosse production. Il faut nous arranger pour n'en pas souffrir. \*\*\* Nous touchons aux problèmes de politique économique et de politique générale qui sont à l'heure actuelle livrés aux mains des hommes d'affaires et des aventuriers. Mais si les bons citoyens s'en étaient préoccupés en temps voulu, ils auraient ainsi préparé les solutions politiques. Voici ce qu'écrivait en 1886 LA TOUR DU PIN : « La surproduction en denrées coloniales et continentales provenant de l'agriculture de l'Amérique, de l'Australie et des Indes, est un phénomène aussi inéluctable et aussi considérable pour les anciens États civilisés que l'a été pour eux la découverte des richesses métalliques du Nouveau Monde. 27:74 « Ce rapprochement historique qui s'impose et qui est même déjà banal, mène à des conclusions qui ont été tirées à Pest avec beaucoup de netteté : *a*) La reconnaissance d'une infériorité agricole non pas acci­dentelle et passagère, mais normale, destinée à s'accroître encore, ouvrant une nouvelle ère agronomique pour l'Ancien Monde en face du Nouveau ; *b*) L'utilité d'une entente internationale entre les nations euro­péennes pour conserver leurs marchés respectifs, à l'exception de la Russie, considérée elle-même comme un pays de surpro­duction agricole, et de l'Angleterre, qui l'est en partie par son empire indien ([^10]) ; *c*) Le caractère provisoire et forcément insuffisant de la pro­tection douanière même ainsi pratiquée ; *d*) L'urgence d'une transformation de l'assiette agricole par une connaissance plus complète du marché, un meilleur équi­libre entre ses diverses branches et l'amélioration des cultures ; *e*) Le besoin d'une organisation du crédit agricole qui le pro­tège contre la spéculation tout en lui fournissant des ressources suffisantes ; *f*) Enfin, d'une manière générale, la nécessité d'organisations économiques au sein des populations agricoles, qui, basées à la fois sur l'organisation spontanée et sur une législation protec­trice, soient aptes à préserver les existences sociales aujourd'hui menacées de disparaître et de tomber dans le prolétariat ; *g*) Le devoir pour les grands et moyens propriétaires de prendre l'initiative de ces formations, et pour les gouvernements celui de les soutenir. » \*\*\* Ce programme si juste et qui eût été si fécond a été publié il y a cinquante et un ans. Les événements nous ont cependant sur­pris comme si ces paroles n'avaient jamais été prononcées. On voit le mal que cause à un pays d'être séparé par les institutions de ses élites, de ses autorités sociales naturelles. Il est vrai que les différents gouvernements se sont ingéniés à empêcher de naître les vraies associations agricoles qui eussent jugulé la spéculation et organisé la production ; l'histoire des Chambres d'Agriculture est instructive à cet égard ; 28:74 l'office du Blé est un nouveau moyen d'empêcher de naître des association, agricoles indépendantes de l'État. Le petit peuple des campagnes est au fond satisfait de l'Office du Blé parce que, pour reprendre les paroles du congrès de Pest, « il organise le marché, le protège contre la spéculation tout en lui fournissant des ressources suffi­santes ». Il *semble* organiser le marché, il représente une spécu­lation politique qui, *la chute du franc étant prévue*, devait empêcher les paysans de se défendre contre la dévaluation en élevant les prix. Et bien d'autres inconvénients plus graves qui se montreront à l'usage, aux années d'abondance. Mais là où il n'y a rien, l'Office du Blé n'a pas de peine à paraître quelque chose. Or ces associations spontanées sont d'une extrême importance pour la vie économique d'un pays, et pour sa réorganisation. La réussite de Dollfuss, celle de Mussolini, la facilité relative avec laquelle cet homme politique a pu réorganiser son pays tiennent en grande Partie au consentement général sans doute, mais aussi à ce fait que l'organisation avait spontanément commencé, Si on ne m'en croit, qu'on écoute les paroles écrites en *1902* par Georges Sorel, et publiées dans les cahiers de Péguy. L'article avait pour titre *Socialismes nationaux :* « L'Italie est, encore plus que la France, un grand pays agri­cole ; et on oublie trop souvent que l'agriculture est de quelque poids dans l'économie des nations ; il me semble vraisemblable que *l'évolution du socialisme devra subir très fortement l'in­fluence d'institutions rurales qui étaient à peu près inconnues il y a trente ans.* « Les associations agricoles ont pris chez nous un énorme développement ; on a eu la sagesse de les laisser fonctionner à leur guise et de se contenter des formalités qu'elles remplissent en se constituant sous forme syndicale. Les auteurs de la loi de 1884 ne se doutaient en aucune façon des applications que l'agriculture allait en faire ; quand on examine l'extrême com­plexité des relations qui auraient dû être réglées par une loi complète sur la matière, on doit se féliciter de l'erreur commise en 1884 ; l'expérience a montré une fois de plus, contre les socia­listes de la chaire et les professeurs de l'École de Droit, que la meilleure manière de protéger les associations c'est de les laisser tranquilles. ...... 29:74 « L'association agricole est l'association par excellence, celle qui réalise le plus complètement la notion ; la société la plus parfaite n'est pas, en effet, celle qui réunit des hommes, mais celle qui met la volonté au second plan pour faire passer au pre­mier les intérêts communs existant entre des biens : c'est faute d'avoir compris cette vérité si simple que les théoriciens de la coopération tombent si souvent dans le bavardage philanthro­pique, l'union entre les hommes est toujours précaire ; elle ne se maintient (après les premiers mouvements d'enthousiasme) que par routine, indifférence, soumission ou par intérêt ; et nulle part les intérêts ne sont combinés d'une manière aussi forte, aussi stable, aussi claire que dans les sociétés qui ont pour objet l'amélioration des exploitations rurales. « Dans l'agriculture on trouve tout ce qui peut donner de la force à l'association ; les associés ont des intérêts communs d'une nature autrement plus concrète que ne sont les intérêts des actionnaires ; cette coalition d'intérêts se révèle dans la pratique de la vie économique journalière et se rapporte tout au moins à l'achat ou à la vente de produits semblables ; -- ils sont d'un même lieu et on ne saurait trop insister sur l'importance de cette considération, car l'unité de résidence crée non seule­ment un usage commun et continuel de choses collectives, mais à la campagne force presque tout le monde à s'intéresser à la gestion de ces choses collectives ; -- enfin des héritages voisins gagnent tous beaucoup à la multiplicité des services fonciers réciproques ; c'est ce qu'on voit se manifester à un degré éminent dans les pays d'arrosage. ...... « L'Italie possède, depuis des siècles, de grandes associations de dessèchement, de défense et d'irrigation ; depuis quelques années des sociétés de toute nature se sont constituées pour per­mettre à l'agriculture de suivre la voie progressive ; MM. Mabil­leau, Rayneri et de Recquigny en ont décrit plusieurs types remarquables dans leur livre sur la prévoyance sociale en Italie. M. Gatti a la bonne fortune de vivre dans une région où les institutions coopératives et les nouvelles méthodes de culture ont pris le plus grand développement ; 30:74 c'est dans l'Émilie que le député Guerci et le professeur Bizzorezo ont accompli une des œuvres qui prouvent le plus l'énergie de nos voisins ; c'est éga­lement là que le célèbre agronome S. Solari a inauguré son sys­tème d'assolement qui semble destiné à exercer une influence si considérable sur l'avenir de l'Italie ([^11]). Ramener l'accord entre la doctrine et la conduite, voilà ce que devrait réaliser le socialisme pour vaincre la crise ; il une semble pas que l'on ait fait encore de pas décisifs dans cette voie. Il ne serait pas impossible que l'Italie fût appelée à résoudre le conflit, grâce à la pratique de ses institutions rurales ; elle a été déjà plusieurs fois l'éducatrice de l'Europe ; elle pourrait l'être encore une fois de plus ; car elle semble être arrivée à une situation qui lui permettrait d'élaborer des doc­trines qui revivifieraient le socialisme. » Nous avons fait cette longue et étonnante citation pour faire réfléchir, pour apprendre à penser et pour bien faire remarquer plusieurs points : 1° Les réformes corporatives accomplies par Mussolini étaient préparées de longue main en Italie par une organisation sociale à laquelle le clergé lui-même avait participé ; 2° Sorel, qui a écrit ces pages prophétiques en 1901, est l'homme dont Mussolini a dit : « Ce que je suis, je le dois à Georges Sorel. » Or c'est un Français, nous l'avons coudoyé ; qui l'a connu ? Nous sommes pourris d'intellectuels qui ne savent que lire et compiler. Les intellectuels catholiques comme les autres. Mais ils ignorent la nature des choses ; 3° Sorel était socialiste pour les conservateurs, réactionnaire pour les socialistes ; c'était tout simplement un penseur. On voit le tort immense que nos institutions ont fait à la France en la divisant en deux camps rendant impossible la réunion des élites ; 4° La population agricole a été coupée de ses élites naturelles ; 5° C'est ce qui a empêché de se développer les unions agri­coles. Elles se sont contentées de menus progrès, comme l'achat en commun des engrais par exemple, mais n'ont point su être les organisatrices des marchés et de la Production que réclamait en 1885 le congrès de Pest. 31:74 Au moment où elles s'y fussent peut-être décidées (trop tard évidemment) l'État démagogique a créé l'Office du Blé. Et le peuple mal informé, séparé de ses élites par les passions poli­tiques, est content de son asservissement. N'y aura-t-il donc que les malheurs pour donner aux Français le goût d'une union qui leur est si nécessaire ? Il faut être fort pour pouvoir dire : Non, sans qu'on s'y frotte. *Sommes-nous sûrs qu'on ne nous imposera pas de recevoir quelque jour en franchise, ou presque, les blés ou d'autres marchandises américaines, en reconnaissance d'un service militaire ou financier ? ou simplement parce qu'on le voudra ?* Il faut créer des débouchés dans nos colonies et coloniser ; on a fait de lourdes erreurs. On a laissé (surtout depuis la guerre) produire à l'Algérie des vins analogues aux nôtres, au lieu de lui demander de faire ceux que nous achetons à Porto ou en Grèce. Il va y avoir bientôt surproduction de légumes au Maroc et en Algérie, c'est le Conseil d'administration de la banque d'Algérie qui donne cet avertissement ; le Maroc ne sait pas tou­jours quoi faire de son blé. En somme, nous imitons dans nos colonies la manière des Américains, Or nos colonies, en particulier notre Afrique du Nord, ne sont pas en terres neuves, et elles doivent rester complémentaires de la mère patrie. On parle d'économie dirigée comme d'un monstre. Mais Sully et Colbert ont dirigé l'économie. Il y a la manière, voilà tout. Les partisans du libéralisme écono­mique y sont fort opposés parce qu'ils ne désirent qu'exploiter à fond, pour leur intérêt personnel, les richesses naturelles. L'économie algérienne a été dirigée en dépit du bon sens, Puisque aujourd'hui Méridionaux et Algériens bloqués l'un par l'autre ne savent que faire de leur vin, et le gouvernement leur fait arracher des vignes. C'était si facile à prévoir que j'ai averti de la chose il y a trente ans dans la revue de viticulture. La colonisation a été mal comprise, elle aussi ; depuis notre enfance nous entendons dire qu'il ne faut laisser aller dans notre Afrique du Nord que les colons largement munis de capitaux, pour y faire de grands domaines en utilisant les indigènes. C'était en effet la loi du moindre effort gouvernemental : on ne voulait que des colons capables de se débrouiller tout seuls. 32:74 Beaucoup de parlementaires et d'amis des parlementaires ont obtenu à bon compte de grands domaines qu'ils n'ont évidemment jamais eu l'intention d'exploiter eux-mêmes et d'habiter. Or l'intérêt natio­nal est le même dans les colonies de peuplement que dans la mère patrie. Une politique nationale agricole consiste à nourrir le plus de monde possible sur le sol du pays. Elle était d'attirer en Afrique du Nord le plus de Français possible. Le problème étant ainsi posé, il fallait trouver le moyen de le résoudre. L'effroyable démagogie dont nous jouissons ne s'en soucie guère. Sans doute les grands colons armés de capitaux ne sont pas à dédaigner, au contraire. Sous Louis XIV et Louis XV, au Canada, il était créé pour les colons riches, pour les officiers des garnisons qui demandaient à demeurer au Canada, des sei­gneuries dont les droits seigneuriaux subsistent encore, c'est-à-dire qu'on demandait aux principaux colons, en échange de certains droits, de prendre les charges d'administration ou d'or­ganisation de ces pays neufs, La fortune avait ainsi des charges régulières, charges sociales, dont l'a libérée la Révolution. Mais s'il n'est pas douteux que Mussolini accepte avec joie tous les capitaux et les colons riches qui voudront s'installer en Abyssinie, il mettra tout en œuvre pour y installer le plus de colons pauvres qu'il pourra, en créant les institutions coopéra­tives et les associations qui leur permettront de tenir. Or nous avons laissé quitter la terre et tomber dans le prolétariat une foule d'excellents laboureurs ou vignerons dont nous eussions mieux fait de faire des colons ; nous y eussions gagné en puis­sance de toutes manières, car nos colons algériens ont plus d'enfants qu'on en a en France ; il faut seulement diriger l'éco­nomie de manière à ne pas faire des colons les concurrents de leurs frères restés en France : or c'est ce qui se ferait de soi-même si on n'y pense pour eux. La première idée d'un vigneron du Midi s'installant en Afrique sera d'emporter des plans de vigne de son pays et non d'en demander à Porto ou à Samos. Je désire seulement montrer, par ces exemples, la nécessité de diriger la production, mais qu'elle ne peut l'être que par des gens très renseignés et compétents, capables de vues générales ; montrer d'autre part la nécessité d'unions agricoles très fortes pour résoudre à l'avantage des agriculteurs, et en somme à l'avantage de tout le pays, les questions extrêmement graves qui nous sont posées par la mise en valeur des pays neufs et Ceux connexes ou semblables de notre propre colonisation. 33:74 La question agricole reste la principale dans le monde entier. Elle est masquée en Europe par la prépondérance de l'industrie, par la prépondérance aussi des idées mercantiles des Anglo-Saxons, que le triomphe de leurs hommes d'affaires dans le règlement de la guerre de 1914 a fait admirer au monde entier. Ces idées mercantiles, étroites et inhumaines, n'ont pas tardé à amener la fameuse crise dont nous ne sommes pas encore sortis, et dont nous ne sortirons que par une réorganisation générale. Les erreurs de pensée, et dans l'expression de leur pensée, chez les dictateurs des pays d'Europe, ne doit pas nous cacher que sous des noms divers ou sous des appellations philosophique­ment et chrétiennement insoutenables (racisme, totalitarisme) ces hommes substituent une économie faite du point de vue du bien commun à l'économie dont la révolution française a assuré le règne et dont la base est la liberté de l'individu. Ce libéralisme économique aboutit à l'enrichissement extraordinaire de quelques nations privilégiées ; mais il aboutit aussi à la création d'une classe prolétarienne dont les membres n'ont plus ni bien, ni maison, ni métier, ni patrie, et qui sont à la veille, partout où des hommes clairvoyants n'ont su l'éviter, de détruire sauvagement la branche qui les porte. L'œuvre de quinze siècles de christia­nisme avait été de faire de l'esclave, puis du serf, un pro­priétaire ou un ouvrier irremplaçable et, par la corporation, propriétaire de son métier. L'œuvre de cent ans de révolution a été de refaire de ce peuple une foule de manœuvres inter­changeables, comme au temps où les entrepreneurs romains traînaient dans leurs mines ou sur leurs chantiers des troupes d'esclaves transportant du béton. Le socialisme a été un effort pour réagir là contre. Cet effort a été conçu comme une lutte de classes : on peut aisément montrer que c'est une idée fausse, mais elle ne faisait que répondre à une autre idée fausse, le libéralisme économique, qui a probablement causé plus de désastres moraux que le socialisme même. Ne peut-on espérer que, dans la réorganisation qui s'impose, les Français sauront *former librement des associations libres ?* Cette note sur la culture du blé a pour but de leur en montrer la nécessité. La connaissance du marché, sa surveillance sont œuvre collective, et aussi les mesures de défense. 34:74 Les dictateurs nos voisins, Salazar, Dollfuss, Mussolini, ont été formés par des penseurs français. L'article de G*.* Sorel que nous avons cité a presque certainement été lu par Mussolini, car il a servi de préface en 1902 à l'ouvrage d'un député au parlement italien, G. Gatti, sur « le socialisme et l'agriculture ». Les paysans fran­çais commencent à comprendre que tout ce qui se fait sans eux se fait contre eux ; et contre la France par là même. « *Les associations rurales*, continue Sorel, *deviennent singulièrement importantes pour les socialistes*. » (Mettons à la place si vous voulez : « hommes d'État ») : « *deviennent singulièrement importantes pour les hommes d'État le jour où ceux-ci com­prennent que tout, changement social suppose l'élaboration de nouvelles formes d'association et l'éducation juridique du peuple.* » -- Je fais une nouvelle parenthèse pour demander à mes lecteurs où ils croient qu'étaient les vrais hommes d'État en 1902, et s'ils pensent toujours que Waldeck-Rousseau en était un ? « *C'est à la campagne* -- continue Sorel -- *bien plutôt qu'à la ville qu'ils doivent aller chercher des exemples capables d'éclairer la notion d'association. D'autre part les associations agricoles se présentent à nous comme les facteurs directs et indispensables du progrès technique actuel dans les campagnes : elles agissent donc dans le sens du socialisme. Elles ont d'autant plus de valeur pour nous qu'il est souvent difficile de savoir si certaines pratiques assurent le progrès économique dans l'in­dustrie, taudis qu'ici il ne peut, y avoir de doute dans les appréciations. S'il existe donc dans un pays un socialisme rural* (Sorel entend par socialisme un ordre social dépendant de la nature des choses, et on n'eût pas, eu de difficulté à lui faire dire que la nature des choses pour l'homme comporte la morale ; l'édu­cation juridique du peuple, dont il parle, est un fait moral)*, un socialisme rural lié d'un côté aux forces qui produisent l'édu­cation juridique et de l'autre à une organisation du travail où le progrès est facile à mesurer, il ne peut être exposé à tomber dans l'utopie, il ne peut être que réaliste*. » Les forces ou, pour mieux dire, les courants de pensée qui produisent l'éducation juridique viennent des cours de justice, y compris les plus humbles, comme la justice de paix, puis des législateurs, des philosophes, des éducateurs et du clergé, qui jugent les faits du point de vue de la morale. 35:74 Au Moyen Age, une nouvelle *société intermédiaire* se créa, celle des artisans et des marchands habitant les villes. Elle réclama ses *libertés* et les obtint surtout par l'intervention des rois de France. Car il y eut conflit, bien entendu. Il s'est produit de nos jours un conflit du même genre avec les syndicats ouvriers ; une nouvelle société intermédiaire prenant conscience de son existence, il lui fallait ses libertés. Dans l'anarchie géné­rale, la solution n'a pas encore été trouvée. Il ne s'agit pas, comme on l'a dit, d'un *droit nouveau *: la justice ne change pas. La justice ne change pas, mais l'usage de la liberté humaine jointe au labeur incessant des hommes produit des cas nouveaux qui ont l'air de fonder un droit faussement appelé nouveau. En examinant de près ces solutions pacifiantes, on n'y peut trouver que la justice ; mais il y faut, suivant l'expression profonde de Sorel, une éducation juridique. L'étonnement de l'Amérique et de l'Angleterre devant l'Europe vient de ce que leur éducation juridique n'est pas faite au sujet des nouvelles formes d'association qui se fondent. Leur situation ne leur en a pas encore fait éprouver le besoin. L'Angleterre a l'esprit commerçant et par conséquent l'idée d'un gain fondé sur le risque, la chance et la demande, L'Europe a l'esprit du producteur ; le gain y repose sur le coût de l'objet produit et le juste prix : l'entente n'est pas aisée. L'Amérique exploite avec un petit nombre d'hommes par rapport à l'étendue de son territoire des richesses naturelles immenses qu'elle peut gâcher sans inconvénient, et chacun y court la chance d'une trouvaille qui peut l'enrichir. L'Amérique est un pays neuf où il y a de la place pour tous. Un individu énergique qui veut arriver n'y prend la place de personne, n'y gêne que des gens ayant exactement les mêmes idées que lui, à savoir d'arriver à tout prix ; et son succès ouvre généralement une voie nouvelle dans une communauté qui s'enrichit constam­ment en hommes et n'a pas exploré encore tout le sol dont elle jouit. Une demi-heure après être sorti de New York, où il y a quelque cinq ou six millions d'habitants, un Français habitué aux innombrables petits champs cultivés de son pays peut se croire au lac Tchad. Au Canada français, où les familles comptent souvent de dix à douze personnes, les parents n'ont jamais, jusqu'à ces dernières années, eu d'inquiétude pour l'avenir de leurs enfants. Pour des motifs très différents de ceux de l'Angleterre, l'Amérique est donc aussi, à l'intérieur de ses frontières (car elle est fort protectionniste), partisan de l'économie libérale. 36:74 Mais les pays de l'Europe continentale, où la terre est cul­tivée depuis mille, deux mille, trois mille ans et qui sont sur­peuplés, ne peuvent gâcher plus longtemps leurs forces dans cette concurrence effrénée où, même à l'intérieur d'un pays, aboutit l'économie dite libérale. Tout y appartient à quelqu'un, bien peu ont de trop ; l'homme d'affaires qui veut s'enrichir ne peut guère que prendre aux autres, ou nuire aux autres. Par exemple, un capitaliste peut être tenté d'établir de grands mou­lins dans un port de l'Océan. Les bateaux lourds de milliers de tonnes se déchargeront directement au-dessus de ses cylindres. Il aura plus de bénéfices et moins d'ennuis qu'à ramasser le grain dans les fermes par dix, trente ou cent sacs. Mais quel gouvernement vraiment soucieux de la vie des dix-huit millions d'agriculteurs français qui vivent pauvrement, mais avec dignité, sur leurs terres, pourra supporter cette excellente combinaison capitaliste qui aboutirait à dépeupler promptement nos cam­pagnes ? Des associations d'agriculteurs et des règlements pro­fessionnels s'ensuivront nécessairement. La liberté les aven­turiers de l'économie sera diminuée, la liberté de mal faire sera supprimée, mais au profit de l'*indépendance économique* de chacun. Enfin, une autorité forte et indépendante à la tête du pays peut seule assurer la liberté de ces associations et le respect des règlements. De là naissent ces « nouvelles formes d'associa­tion » qui demandent une « éducation juridique nouvelle ». Elles font horreur, bien entendu, aux associations patronales qui dirigent les affaires en Amérique et en Angleterre et voudraient bien garder pour elles le pouvoir que donne l'union. Elles restent ainsi seules indépendantes devant la masse de leurs concitoyens économiquement soumis. Mais l'Amérique et l'Angleterre y viendront aussi. Les États-Unis ont dix millions de chômeurs. Le vice de l'économie libé­rale est ici bien visible. Elles devront, elles aussi, enlever la direction de la politique aux hommes d'affaires, car le bien commun ne coïncide que très rarement avec le bien des hommes d'affaires. Le bien commun a pour base des conditions morales, et l'économie libérale, depuis plus de cent ans qu'elle règne sans conteste, n'a fait qu'abaisser d'une manière incroyable la valeur morale de l'humanité qu'elle régit en asservissant tout à l'argent. 37:74 Elle a dépouillé les pauvres de leur métier, de leurs maisons, de leurs champs, de toute indépendance économique. Ils n'ont plus rien à conserver et l'on voudrait qu'ils soient conservateurs. Les anciennes corporations ont été supprimées pour laisser le champ libre aux forts et aux riches. Il était fatal qu'il s'en crée d'autres lorsque la prospérité ou la facilité cesseraient. Les peuples d'Europe ont pu, tant qu'ils fournissaient sans concurrence le monde entier de produits manufacturés, sup­porter sans inquiétude l'accroissement de leur population et le désordre de l'économie libérale. Mais l'Europe ayant elle-même outillé le reste du monde pour la production industrielle, ne sait plus que faire de la sienne, ses peuples sont sans ouvrage et sa terre toute occupée. Seules les nations européennes possédant des colonies pour y loger l'excédent de leur peuple et y vendre les produits de leur industrie peuvent s'en tirer. Mais il faut se souvenir de ceci : il est de droit naturel que la terre est faite pour tous les hommes et pour les nourrir tous. L'idée absolue qu'on se fait de la propriété dans le monde entier est une idée très, fausse ; non seulement dans le droit chrétien pour qui la richesse est une charge publique destinée à soulager les pauvres, mais dans le droit naturel que le droit chrétien ne détruit pas mais hausse jusqu'au monde de la charité. Tout n'est donc pas sans raison dans les demandes des peuples européens. Seul un chef indépendant peut dire comme Louis XV : « Je fais la paix en roi et non en marchand », envi­sager ces questions et les résoudre pour le mieux de la paix uni­verselle. Aussi nous n'en dirons pas plus long ; il n'est presque personne qui soit en ce moment capable d'en discuter sans pas­sion. Il nous suffit d'attirer l'attention des esprits réfléchis. \*\*\* L'Angleterre se croit elle-même très libérale car elle laisse volontiers leur « chance » aux pays producteurs, mais parce qu'elle regagne dans le commerce et la banque ce qu'on peut lui prendre en production, Elle modifie d'ailleurs son attitude depuis qu'elle a des chômeurs. L'Angleterre et l'Amérique doi­vent comprendre que l'ordre nouveau qui cherche à naître en Europe est une nécessité dérivant de la nature des choses ; *chaque peuple l'élabore suivant son caractère particulier*. 38:74 La véritable civilisation est très inégalement répartie, même en Europe. Nous mettons de côté en ce moment la valeur morale des actes qui peut être très répréhensible pour étudier leur ori­gine naturelle qui peut obliger non pas au mal mais à l'action. Car la nature des choses atteindra aussi l'Amérique et l'Angle­terre, et l'Amérique avant l'Angleterre si celle-ci peut maintenir sa prééminence dans le commerce et la banque. Avoir tant de chômeurs dans un pays aussi fortuné que les États-Unis est le signe d'une mauvaise économie. Viendra le jour où la richesse partira en impôts, en emprunts, voire en canons, et où les États-Unis demanderont des experts à l'Europe. Quant à l'Angleterre, son libéralisme ne nous fait pas illusion. Elle a toujours, au cours de son histoire, réagi avec une grande brutalité quand son intérêt seulement se trouvait menacé. Cela nous promet pour l'avenir ; à ce moment nous comparerons les actes. Car l'Angleterre, représentée souvent comme très tradi­tionaliste parce qu'elle conserve aux « mangeurs de bœuf » de la Tour de Londres les hallebardes du temps de Marie Tudor, a été la nation la plus révolutionnaire d'Europe, celle qui a rejeté la première l'ordre social chrétien, qui la première a coupé le cou de ses rois, inauguré le règne de l'argent, dans un monde soumis encore au juste prix, à l'honneur, à la charité. \*\*\* La France paraît, par la faiblesse de ses gouvernants, faire actuellement partie du même clan mercantile que l'Angleterre, mais il n'en est rien. Les penseurs français, en particulier La Tour du Pin, Maurras, Georges Sorel et Péguy, ont précédé de vingt, trente, quarante ans les réformateurs du reste de l'Europe. Mais leur idée du bien commun est une idée chrétienne ; le socia­lisme de Sorel, un ordre naturel dérivant de la nature des choses ; et la nature des choses, quand l'homme y est compris, comporte non comme accessoire mais comme règle, la famille, la patrie, la justice. Tel est l'ordre nouveau qui se prépare en France. Le parlementarisme seul empêche son établissement : il remplit son rôle normal d'évincer les élites naturelles. Le socia­lisme et le communisme en sont les enfants ; ce sont des maladies nées du libéralisme. 39:74 Si les penseurs français sont écoutés et compris des hommes d'action, alors il sera possible de rendre eu corps social l'équilibre et la santé ; peut-être même à l'Europe entière. Cela ne se fera que par de grands changements, avec une autorité ferme et indépendante. En Amérique, les efforts de Roosevelt, ses essais, ses projets contrariés ou contradictoires, sont ceux d'un homme qui com­prend la nécessité d'un ordre nouveau mais ne peut ni dire la vérité, ni même la laisser entendre, car le suffrage universel est le règne du mensonge. Roosevelt est obligé toujours de choisir les solutions qui lui assurent le plus de voix et non celles qui feraient le plus de bien. Les livres américains et les romans même, ceux de Pearl Buck et d'autres, montrent bien que si l'Amérique s'est enrichie, elle ne s'est peut-être pas amé­liorée. Comprendra-t-elle ? Il y a dans son peuple simplicité, générosité et bonne foi. Mais chez ses maîtres ? « A bon entendeur, salut ! » (Achevé en 1938.) NOUS N'AVONS RIEN AJOUTÉ ni retranché à ce texte écrit il y a vingt-cinq ans. Nous avons seulement souligné un passage prophétique sur l'action des États-Unis. Si prophétique que le président Kennedy a déclaré l'an passé. « *Nous voulons garder la porte du Marché Commun ouverte à l'agriculture américaine et l'ouvrir encore davan­tage.* » NOUS VOULONS ! Il était temps de défendre notre indépendance. Comme l'Amérique vend *à perte* ses produits agricoles, elle veut faire endosser le plus qu'elle pourra de cette perte aux agriculteurs européens au profit des siens. \*\*\* Aujourd'hui un bon ministre de l'Agriculture apparaît comme un phénomène parce qu'il applique les idées de La Tour du Pin (1886) et de Sorel (1901), malheureusement il rompt le bel équilibre de la liberté et de l'association voulu par ces deux maîtres ; la funeste habitude prise par l'État de vouloir *administrer* lui-même ce qu'il ne devrait que *diriger* enlève toute liberté réelle aux associations néces­saires. 40:74 Voici comment La Tour du Pin voyait la situation agri­cole. Il fait remarquer que les importateurs, après avoir spéculé entre eux et échangé vingt fois la même marchan­dise sans qu'elle ait quitté les ports américains d'embar­quement, sont néanmoins maîtres des prix en Europe pour les raisons que nous avons dites dans l'article ci-dessus. Et il ajoute : « *Et pourtant il faut remarquer que l'importation ainsi maîtresse du marché, ne fournit qu'une faible part de la consommation, et que l'Europe pourrait se suffire mieux que jamais aujourd'hui, si elle n'était tenue en échec, sur ses propres marchés, par suite de sa transformation en marché exotique où l'on traite d'*ELLE, CHEZ ELLE ET SANS ELLE ». Comment se fait-il qu'à la conférence de Bruxelles nous étions seuls ? Nous étions seuls en apparence à cause des idées politiques qui faisaient le fond du conflit, et dont nous traiterons plus loin. Mais aussi la Belgique a toujours sacrifié son agriculture à son industrie. Grande seulement comme quelques départements français, son bassin houiller est presque aussi important que celui du Nord de la France, qu'il continue. Son industrie est celle d'un vaste pays : elle est nécessairement exportatrice pour vivre. Si nos départe­ments du Nord étaient indépendants, si la Ruhr formait un État, ces régions sacrifieraient pareillement leur agriculture ; et les grands industriels de la Ruhr se moquent de l'agri­culture allemande autant que de la française. En quoi ces hommes qui représentent le plus gros de la fortune allemande confondent le bien commun avec leur propre enrichissement. Ils seraient très disposés à suivre l'exemple des États-Unis et de l'Angleterre où l'agriculture ne vit que de subventions. Or la France est un pays agricole autant qu'industriel. Elle possède 50 % des terres cultivables des six pays du Marché Commun. Sa population est faite pour un quart d'agriculteurs. Ceux-ci représentent seulement 15 % de la population allemande, et 4,5 % de la population anglaise. L'Angleterre vit à bon marché de denrées coloniales et de céréales bradées au rabais par l'Amérique du Nord. Elle veut bien entrer dans le Marché Commun mais ne veut pas payer le prix, c'est-à-dire étendre le Marché Commun à l'agriculture. 41:74 #### Les raisons politiques. La France avait donc de très sérieuses raisons, nulle­ment secondaires mais fondamentales, de ne vouloir du Marché Commun avec l'Angleterre comme avec ses parte­naires qu'en y comprenant l'agriculture. Elle a même attendu trop longtemps pour s'en apercevoir. Elle a trop lâché sans rien recevoir sur ce point. Mais les raisons politiques aggravaient le conflit. Il s'agis­sait tout simplement de l'indépendance de l'Europe. L'An­gleterre a renoncé à son indépendance pour gouverner l'Europe sous la direction des États-Unis. Tel est le résultat de la conférence des Bahamas. Les faits eux-mêmes mon­trent que le fond de la pensée était politique : la France lui offrait l'association, c'est-à-dire un traité de commerce réduit à l'industrie en excluant l'agriculture. L'Angleterre a refusé avec hauteur parce qu'elle voulait faire partie *politiquement* de l'Europe. Maintenant qu'elle a perdu cette manche, elle négocie un traité d'association, car les indus­triels de Grande-Bretagne ont beaucoup de chômeurs ; ils tiennent à entrer à tout prix dans le Marché Commun et l'Amérique *investirait aussitôt de gros capitaux en Angle­terre pour les faire travailler sous nom anglais dans le Marché Commun.* Leur monnaie n'est pas en bonne situation, et *ce sont les six du Marché Commun qui la soutiennent.* Les Anglo-Saxons voulaient entrer dans le Marché Commun pour soutenir à nos dépens un système économique et social parfai­tement fou et ne pouvant aboutir qu'à quelque catastrophe à laquelle nous serions associés. Et c'est pourquoi la France négociait avec ses partenaires une entente pour limiter ou contrôler l'entrée des capitaux américains dans le Marché Commun, et cela *avant que l'Angleterre n'en fît partie.* On voit qu'il s'agit bien, même économiquement, de l'indépendance de l'Europe. On critique notre gouverne­ment au sujet de ses dépenses atomiques. Mais nous dépen­serions autant pour acheter aux États-Unis ce qui peut faire marcher une industrie atomique. Jusqu'à ce que l'usine de Pierrelatte soit achevée, nous leur demandons eau lourde, hélium, uranium enrichi. Et les États-Unis ont exigé un droit de contrôle très strict sur l'emploi fait de ces matières. Le dernier de ces contrôles a eu lieu du 22 octobre dernier au 5 novembre. Il portait sur l'emploi de l'uranium enrichi pour les réacteurs de recherche et les moteurs de navire, et sur l'emploi de j'eau lourde dans dos piles atomiques. 42:74 Continuer ainsi, qu'est-ce autre chose qu'un état de sujé­tion dans lequel l'Amérique voudrait nous maintenir, car l'Amérique veut bien vendre des matériaux atomiques, mais tient secrètes les manières de s'en servir. Elle en a communiqué une partie à l'Angleterre. Celle-ci en Europe y jou­erait le rôle des États-Unis. Or déjà le gouvernement canadien a été renversé pour avoir montré trop peu d'indépendance vis-à-vis des États-Unis. Et cependant son chef avait déclaré publiquement que le canada ne voulait pas être une nation satellite. Si notre gouvernement réussit, il n'aura pas que l'Europe avec lui. Pourquoi donc l'acharnement de la Belgique et de la Hollande lors de la conférence de Bruxelles ? Ces pays n'ont jamais été indépendants que par l'antagonisme des grandes puissances qui les entouraient. L'Allemagne les garantissait contre la France, la France contre l'Allemagne ; et l'Angle­terre veillait sur les bouches de l'Escaut. Ils pouvaient se permettre d'économiser sur leurs dépenses militaires. L'en­tente de l'Allemagne et de la France les jette, pour se pro­téger, dans les bras de l'Angleterre. Pour se protéger de quoi ? D'être de vrais Européens ayant une vraie politique européenne. Ils prônent une Europe parlementaire où par les intrigues de couloir un Spaak pourrait devenir premier ministre d'Europe. C'est-à-dire une Europe totalement impuissante et livrée d'avance aux bons vouloirs des Anglo-Saxons. Ils le savent et c'est leur but. La position des Allemands et des Italiens est plus nuancée. Les Italiens baignent dans la Méditerranée et c'est la flotte américaine qui les protège. Les Allemands sont face à face avec l'armée russe et ce sont les Américains qui font les trois quarts de leur défense (comme de la nôtre). Il n'y a encore aucun traité de paix signé entre l'Allemagne et ses anciens adversaires. Une indépendance trop marquée atti­rerait des conflits diplomatiques avec les Russes. Enfin leur industrie se sent compétitive et capable de battre Américains et Anglais sur leur terrain même, surtout s'ils n'ont pas à faire les frais militaires de leur propre indépendance. 43:74 Enfin Belges, Italiens, Hollandais sont en régime parle­mentaire, ce régime est très soumis aux influences exté­rieures, les socialistes y gouvernent et ont toujours louché du côté du Labour Party. Le président du Conseil belge, un catholique démocrate, allié aux socialistes, déclarait -- « Il n'y a plus de grande puissance en Europe, il y a ceux qui le savent et ceux qui ne le savent pas. » Ils oublient que s'ils voulaient être Européens, l'Europe serait une grande puis­sance. #### Les raisons sociales. Mais pour cela, au lieu de faire de la démagogie, il faut se ceindre les reins et accepter les conditions de la liberté. Bien entendu, si on se contente de faire une Europe imitant l'Amérique, ce n'en est pas la peine. Car nous sommes entre deux régimes : celui de l'Est, le régime de la contrainte (qui amène non seulement un désastre moral mais économique aussi ; les pays qui le subissent sont en particulier incapables de faire prospérer l'agriculture) ; et le régime anglo-saxon qui est un régime mercantile. Les Anglais, comme tous les Européens, ont été en majorité des agriculteurs jusque vers la fin du dix-huitième siècle. Cependant, comme dans tous les pays protes­tants, les cultivateurs avaient perdu la propriété de la terre. L'aristocratie anglaise, en s'emparant des biens de l'Église, n'avait pas respecté les contrats de tenure perpétuelle qui laissait aux tenanciers une possession héréditaire de la terre par eux cultivée, et protégeait la propriété foncière contre l'extrême division qui chez nous a suivi la Révolution. Mais à partir du dix-septième siècle le commerce avait pris une extension rapide, et la minorité qui le dirigeait et dont l'aristocratie anglaise faisait partie, donna à toute l'Angleterre cet esprit mercantile. Aujourd'hui les agricul­teurs ne sont plus dans ce pays qu'un nombre infinie et sont formés eux aussi par l'esprit public qui est mercantile. Copions-en la description chez un autre Anglais, Hilaire Belloc, dans son livre *Pour bien comprendre l'Angleterre contemporaine :* « Il existe une profonde différence entre l'esprit mercan­tile et l'esprit producteur dans le caractère économique d'une nation. Une communauté où le ton est donné par les paysans et les artisans considère la richesse comme une chose qui est en relation avec la personnalité, comme la récompense de l'industrie individuelle... Tandis que là où l'idée économique primordiale est l'idée d'échange, la faculté créatrice est reléguée à l'arrière-plan... 44:74 Dans l'État producteur, « être quelqu'un », réussir, c'est être excellent artisan, excellent cultivateur, même si le bénéfice est mince. Dans un État mercantile au contraire, le succès ne peut se mesurer que d'après la richesse ; d'où il résulte que la richesse, dans cet État, devient à peu près le seul critère de la valeur civique... » (p. 49-51.) « Et voici de cet état de choses les conséquences : « 1° Quand l'intérêt qu'un homme apporte aux *choses* réelles et concrètes vient à diminuer, son intérêt pour la richesse abstraite (c'est-à-dire pour l'argent) augmente en proportion. L'homme qui fabrique une table ou qui récolte du blé fait de la réussite de la table ou de la récolte de son blé une question de compétence et d'habileté. Mais pour l'intermédiaire qui achète et qui revend la récolte ou la table, la qualité de la récolte ou de la table est bien indif­férente ; il ne se préoccupe, lui, que du profit réalisé par la revente de ce qu'il a acheté... « ...Certes tous les hommes partagent plus ou moins cette illusion (que le plus riche doit être meilleur) et on la retrouve dans tous les pays ; mais elle est singulièrement forte dans les sociétés mercantiles. Tous les hommes voient dans les richesses un attribut ; mais l'esprit mercantile en fait une qualité ; il la considère exactement comme on con­sidère ailleurs le courage, la beauté, la force. « 2° Il est clair que l'esprit mercantile lutte contre l'exis­tence ou la survivance d'une classe agricole... Dans l'État agricole, les mœurs commerciales seront grossières, mala­droites et perpétuellement contrecarrées. Dans l'État mer­cantile, la classe agricole est vouée à la destruction. » (pp. 115-118.) \*\*\* L'esprit mercantile a fait beaucoup de progrès en Europe depuis la dernière guerre, et c'est contre lui, sous des formes diverses, que se sont heurtés nos représentants à Bruxelles. L'économie est dirigée uniquement pour la pro­duction, c'est-à-dire pour le bénéfice de ceux qui en détien­nent les moyens, et non pour l'homme. Et de ce fait elle est dirigée *contre l'homme.* Il en est un exemple dans le travail de nuit ; celui-ci peut être indispensable : il a toujours fallu un « quart » de nuit sur les voiliers. 45:74 Il en faut un dans la chaufferie des vapeurs. Un haut fourneau qui s'arrête devient inutilisable. Mais dans la fabrication des bas et des chaussettes ? On a introduit le travail à trois équipes dans ces industries pour amortir plus vite les machines. Un pro­grès mécanique peut les rendre commercialement inutili­sables, très rapidement, et bonnes pour la ferraille (notre société est très gâcheuse). Mais comme ce sont surtout des femmes qui sont employées dans ces usines, on voit ici clairement comme cette organisation est inhumaine, elle détruit la famille (et aussi la santé). L'organisation mer­cantile est pour l'argent, mais contre l'homme. Il en est bien d'autres exemples. En 1945 nous nous trou­vions chez un grand fabricant de bonneterie (homme par ailleurs très bon et très juste), La femme d'un autre indus­triel dit : « Je ne sais ce que nous allons devenir si le nylon prend : il est inusable, nous n'aurons plus de travail, » La solution a été rapidement trouvée : on a fait des fils de nylon si fins, si fins, que le bas est forcé de céder quand même, et les usines tournent. Vous voyez, Mesdames, l'ori­gine d'une mode. \*\*\* Autre chose. Je lis dans *La Forêt française*, journal des propriétaires, des exploitants et des experts forestiers, un article sur la situation internationale du marché du bois. On y reproduit les réflexions d'un journal étranger. La situation est très bonne, mais les industriels se méfient : « La consommation accrue de meubles en Angleterre ne semble pas résulter du fait que le consommateur dépense proportionnellement plus pour son ameublement que pour d'autres biens de consommation, mais provient d'un simple accroissement de la population comme du plus d'argent liquide dont disposent présentement les travailleurs. Ceci est le seul point faible, disent les journaux anglais, dans le développement actuel des affaires. *En Grande-Bretagne, l'acheteur moyen d'un ameublement l'achète pour une durée de vingt ans ; l'Américain, lui, renouvelle son mobilier tous les dix ans. Aussi va-t-on entreprendre des efforts en Grande-Bretagne pour* « *éduquer* » (*sic*) *le public dans cette voie.* Un renouvellement plus accéléré des mobiliers d'usage serait, disent les promoteurs de cette idée, un bien pour le commerce des bois durs ! » 46:74 Il n'est pas tenu compte de l'utilité commune ni du bien commun, mais du *développement des affaires*, c'est-à-dire gagner toujours plus. Le rédacteur français de l'article s'indigne, bien qu'il soit intéressé à la vente du bois : il a l'esprit producteur. Il est clair qu'on ne peut pas espérer une bonne fabrication d'un mobilier destiné à durer dix ans. Ni à plus forte raison la création d'un *style* capable d'honorer tout un règne ; tout au plus un changement de *modes* qui poussera à renouveler le mobilier. \*\*\* D'autre part l'usine elle-même est organisée de manière supprimer tout l'intérêt que l'ouvrier pourrait porter à son travail. Il s'ennuie du matin au soir sur des besognes quasi mécaniques, et il y a entente générale pour en faire le moins possible. Ceux qui n'ont que *productivité* à la bouche la verraient certainement augmenter si l'ouvrier avait le moindre intérêt psychologique et pécuniaire à organiser lui-même au sein d'une grande entreprise son fragment d'ate­lier. Il est très concevable de voir un groupe d'ouvriers se concerter pour entreprendre une chaîne de montage, tout en respectant exactement les indications du bureau d'étude. Ils joueraient ainsi le rôle des sous-traitants ; ils devien­draient des hommes ayant une initiative dans l'organisation de leur travail (et de leur journée), dans le choix de leurs compagnons, au lieu d'être des robots ennuyés. Il se déga­gerait ainsi une élite ouvrière, élite aujourd'hui brimée par la masse des manœuvres qu'excitent les politiciens du monde ouvrier. On trouvera dans les œuvres de H. Dubreuil (*L'exemple de Bata ;* *L'équipe et le ballon ;* *A chacun sa chance*) les exemples utiles pour entrer dans ces pensées qui ne sau­raient se discuter dans l'abstrait. Les communistes ont voulu mener l'agriculture comme une usine : l'ennui, la passivité, la diminution du rendement s'en sont suivis aussitôt. Une longue habitude empêche de remarquer que c'est tout pareil à l'usine, malgré les chrono­métrages et probablement aussi à cause des chronométrages. Rendre à l'homme *l'intérêt personnel, moral et pécuniaire qu'il peut trouver dans le travail est moralement la pre­mière des réformes sociales à entreprendre*. Elle est indispensable. L'ouvrier finirait par aimer son usine comme l'artisan aime son établi. 47:74 Aujourd'hui, malgré toutes les institutions qui s'acharnent à détruire la famille, et malgré l'organisation du tra­vail qui la dissocie, la famille reste le dernier bastion où peut se réfugier la loi naturelle des sociétés. Car, on aura beau faire, à moins d'accoupler les hommes comme des lapins et d'enlever les enfants à leur mère (ce qui se voit en Chine), la famille demeure la cellule indispensable de toute société humaine. Qu'elle se défende donc ! Pour prouver qu'en proposant à la jeunesse française la tâche admirable de construire une société normale nous ne sommes pas seuls, nous avons cité des auteurs anglais. Voici maintenant un Belge, dans ce pays dont les dirigeants se sont montrés si acharnés à laisser mener l'Europe par l'esprit mercantile des Anglo-Saxons. Voici un texte de Marcel De Corte, Professeur à l'Université de Liège et dont le titre est significatif : *L'homme contre lui-même* ([^12]) : « *C'est dans le christianisme et le foyer que les exemples vécus de vie totale se retrouvent encore, inaltérables. A la persistance de leur conjugaison est suspendu tout notre destin. La famille chrétienne est désormais le seul lieu de la terre où, si nous le voulons, se maintiennent les élites. Si nous le voulons ! Tout est là... Il faut que le père et la mère soient aujourd'hui tels que leurs enfants puissent les admirer, leur accorder leur approbation, les imiter, décou­vrir en eux des modèles d'homme et de chrétien, des exemples de finalité vécue, tant naturelle que surnaturelle ; la subordination des moyens à la fin n'est plus qu'un jeu lorsque la fin s'incarne, lucidement, volontairement.* « *Ainsi naîtront de nouvelles élites, humbles, solides et vraies, par la contagion de l'exemple, dans le secret du cœur qui prie sans lassitude, dans le secret du foyer dont la lumière brille.* » Nous ne vivons pas dans l'illusion. Nous savons que la famille est attaquée de toutes parts, même dans les œuvres ecclésiastiques qui la dissocient sans y prendre garde, et avec les meilleures intentions. Mais n'ayant jamais élevé de famille, nés eux-mêmes, s'il se trouve, dans des familles déjà dissociées, les ecclésiastiques qui s'occupent de ces œuvres ne se rendent pas compte qu'elles sont indispensables là où la famille n'existe plus, mais deviennent nui­sibles lorsqu'elles séparent les pères et les mères de leurs enfants dans les familles chrétiennes. 48:74 #### Restaurer tout dans le Christ. Que la jeunesse se persuade donc que sa tâche demeure, comme le disait saint Pie X après saint Paul, de tout res­taurer dans le Christ. En commençant par la famille. Car les enfants élevés dans une famille désunie par un ordre extérieur défectueux ignorent les principes élémentaires : entraide, subordination des tâches, et subordination de tous aux autres, dans l'amour. Tout enfin de ce qu'ils devront apprendre (trop tard) au régiment et dans la vie, et qu'ils ne sauront peut-être jamais faire, par la faute d'une pre­mière éducation manquée. Péguy disait : « Il faut que France, il faut que chrétienté continue. » C'est la volonté de Dieu et elle s'accomplira certainement. Par qui ? Je ne sais. Par vous, si vous voulez. Profitons donc de ce que notre gouvernement s'engage, probablement sans le savoir, dans une voie qui permettra à notre pays (et à l'Europe) de tenter l'expérience d'un ordre social vraiment naturel et par là même susceptible d'être chrétien. Car l'état d'esprit mercantile y est aussi opposé que l'état d'esprit marxiste. Il subordonne l'homme, sa vie sur terre et sa fin éternelle au profit. Bien entendu l'esprit mercantile aboutit toujours à quelque catastrophe, car l'appât du gain, la tentation d'un profit, sont plus forts que la sagesse, et à force de tirer sur la ficelle, elle casse. On l'a vu en Amérique en 1929. On le reverra et peut-être plus tôt qu'on ne le croit. Quand sont apparues les machines à laver, il s'en est vendu vingt-cinq en un an dans notre petit village. Aujourd'hui il ne s'en vend pas autant qu'il se crée de nouveaux ménages, car on se les prête en famille. La dernière guerre avait fait tant de ruines qu'à la fin les besoins furent immenses. Mais le terme arrive. Si la France veut s'appliquer à cette tâche raisonnable de limiter les droits de l'argent au profit de l'homme, bien qu'elle paraisse isolée elle sera soutenue par tous les bons esprits de l'Eu­rope. Et voici décrit par un Anglais même le sort des sociétés mercantiles. Chesterton parle de Rome et de Car­thage : « Rien au monde ne menaçait plus Carthage que Carthage elle-même. Il lui restait le mauvais génie des puissances marchandes, qui est, pour nous autres, une vieille connais­sance ; il restait le ferme bon sens et l'esprit pratique des grands financiers, les gouvernements de techniciens, les recommandations des experts, il restait le point de vue positif de l'homme d'affaires. (*L'Homme éternel*, p. 203.) 49:74 « ...De leur côté les brasseurs d'affaires de Carthage, avec le coup d'œil infaillible qui distingue les véritables réali­sateurs, voyaient clair dans la situation ; il y a, comme chacun sait, des races qui montent et d'autres qui descen­dent, et elle des Romains était bel et bien finie. Toute résistance était sans espoir, donc la guerre était terminée, vu que les gens, en pareil cas, ne sont pas assez bêtes pour résister. Tel étant le bilan, il restait maintenant à donner au gros bon sens commercial une nouvelle série d'appli­cations concrètes. Les guerres se font avec de l'argent, et, par conséquent, coûtent cher ; peut-être même sentaient-ils confusément, comme nombre de leurs pareils, qu'il doit y avoir quelque chose de contraire à la morale dans un exercice aussi coûteux. L'heure était donc venue de mettre un frein aux généraux et aux frais généraux, c'est-à-dire aux continuelles exigences d'hommes et d'argent de cet Annibal, qui ne se lassait pas de réclamer du renfort, anachronisme ridicule en un moment où la reprise des affaires demandait la plus vigilante attention... (pp. 264-265.) ...... « Comment se fait-il donc qu'il y ait toujours des gens pour nourrir l'étrange pensée que le sordide, en tant que tel, doit l'emporter sans faute sur le magnanime, et qu'il est indifférent d'être sot, pourvu que l'on ait soin d'être à la fois canaille ? Et pourquoi s'obstinent-ils à confondre cheva­lerie et sentiment, sentiment et faiblesse ? Parce que tous les hommes sont mus par leur religion, leur conception de l'univers, et que ceux qui ne croient qu'à la peur ne peuvent croire qu'au mal. La mort étant, d'après eux, plus forte que la vie, les choses inertes seront plus fortes que les créatures vivantes ; l'or, l'acier, les machines, les montagnes, les rivières et les puissances aveugles de la nature ne peuvent manquer d'imposer leurs lois à l'esprit. » (pp. 266-267.) Le seul moyen d'éviter cette catastrophe est d'inaugurer une économie politique faite *pour l'homme.* #### Les moyens d'une grande tâche. Nous conseillons donc à la jeunesse de s'examiner d'abord au sujet de la famille. Car si comme le disait Péguy « la *réforme sociale sera morale ou ne sera pas* »*,* il est clair qu'il faut la commencer par soi-même. 50:74 Peu de jeunes gens se rendent compte que leurs parents se sont subordonnés à eux pendant la plus grande partie de leur vie active, et que l'obéissance qu'ils demandaient à leurs enfants était une nécessité du bien commun pour eux-mêmes, et une nécessité dans toute société. Vous obéirez et vous comman­derez tour à tour, et c'est par nécessité qu'on doit com­mander. Je me souviens d'une attaque pendant la grande guerre où tous les gradés étaient tombés, un sergent dut prendre le commandement de la compagnie. C'était un ins­tituteur, il commença un discours comme quoi il restait notre égal, et les hommes l'arrêtèrent en lui disant : « F... s-nous la paix : commande ! » La « Liberté » qui brille dans l'esprit des adolescents comme un idéal à atteindre est une illusion. Elle n'existerait que pour l'homme vivant seul au fond des bois. Elle est donc contraire à la nature même qui comporte l'union des sexes. Dès que ce pas est fait, la « Liberté » n'existe plus. La justice au contraire n'est pas une illusion, nulle part, en aucun temps. La « Liberté » en est une. Partout vous retrou­verez, aux champs, à l'usine, les conditions de la famille : subordination de tous à tous, intérêt commun, et dette d'amour. Il est donc nécessaire d'apprendre à fond le métier que vous aurez choisi : il vous enseignera qu'il y a une *nature des choses* contre laquelle les discours ne peuvent rien, Les gouvernements qui veulent importer des pommes de terre quand il gèle à moins 20 degrés ne savent pas que les pommes de terre gèlent à moins, et que s'ils voulaient s'en rapporter aux gens compétents, aux hommes de métier, ils ne commettraient pas d'erreurs de ce genre. Il y a une nature des choses qui diffère de métier à métier ; elle oblige le travailleur ; il y a des conditions sociales par­ticulières à chaque métier. Vous éviterez donc les erreurs des technocrates et des idéologues qui veulent tout rassembler sous une idée simple, disons simpliste, et appliquer les mêmes règles à cinquante métiers et cinquante millions d'hommes. Il vous faut donc observer soigneusement et lire les ouvrages qui peuvent vous éclairer. D'une manière générale, il faut *éviter de faire trop tôt des règlements universels*. Il y a mille essais à faire en divers métiers pour y organiser le travail et les profits d'une manière conforme à la justice. Un événement imprévu peut être une occasion à saisir pour commencer une œuvre par le biais que l'événement présente, et non autrement. 51:74 Par exemple, les livres de Louis Salleron dont des extraits ont été publiés par cette revue ([^13]) préconisent une solution excellente en elle-même. Elle consiste à attribuer aux salariés une part *du capital en formation* en créant une société pour la gérer, dont les ouvriers seraient actionnaires. Le capitalisme a en effet créé une forme nouvelle de pro­priété sans possession directe des biens réels, la société par actions. Les énormes abus des directeurs de ces sociétés ne doivent pas cacher qu'en soi cette innovation est bonne. Elle permet une propriété commune qui reste néanmoins attachée à la *personne ;* car celle-ci garde une libre disposition de sa part de cette propriété commune. La fausse idée de liberté qui règne depuis la Révolution française n'a en fin de compte laissé de liberté qu'à l'argent et aux manieurs d'argent, non aux actionnaires eux-mêmes. Car la Révo­lution a voulu sciemment dissocier toutes les associations naturelles qui pouvaient s'opposer au pouvoir de l'argent. D'où les méfaits du capitalisme. La solution proposée par L. Salleron est donc bonne. Les distributions gratuites d'actions représentent des bénéfices épargnés et réinvestis dans l'entreprise. Il est juste que tous les membres de l'en­treprise, cadres et ouvriers, en aient leur part. Il y a un autre problème, l'intérêt psychologique de l'ouvrier à son travail, qui paraît purement moral, mais dont la solution dépend de l'organisation du travail. Il touche aussi à la justice, car la valeur technique et morale de chaque ouvrier sera mise en valeur. Ce sont les livres de Hyacinthe Dubreuil, cités plus haut, qui vous expliqueront ce pro­blème. Ils sont d'autant plus importants que Hyacinthe Dubreuil fut mécanicien ajusteur et secrétaire du syndicat des métaux avant 1914 ; il a de la condition ouvrière une expérience irremplaçable. Mais par où commencer ? Par ce qui se présente : par la patte, la queue ou les cornes. Nous avons donné l'exemple de l'un de ces commencements dans le numéro 20 de cette revue : *Naissance d'une corporation.* Ceux qui auraient du mal à trouver ce numéro pourront se procurer le texte de la conférence qui en est l'origine : *La Corporation du textile de Tarare,* par M. Marcel Doligez, président d'honneur de la Fédération nationale des Syndicats patronaux de la Branche Teinture et Apprêts. (12, rue d'Anjou, Paris -- 16^e^) 52:74 C'est en 1939, deux mois après l'entrée en guerre, que démar­rèrent les institutions destinées à parer à toutes les diffi­cultés provoquées par cette guerre -- manque de matières premières, chômage, difficultés de ravitaillement, etc. Il s'en est suivi la constitution d'une caisse corporative, « *propriété commune à tous les participants d'une profession, apportant aux salariés, au-dessus des entreprises, cette augmentation de sécurité qu'ils réclament, et ceci sans toucher aux pré­rogatives patronales ; les entreprises restent à l'intérieur de la corporation absolument indépendantes et libres de régler leur activité sous leur entière responsabilité. Les employeurs et les salariés versent mensuellement leurs cotisations à une caisse professionnelle locale, administrée paritaire­ment*. » Tout est à lire dans cette brochure ou cet article. C'est là l'embryon d'une corporation. Conséquence heureuse et inattendue, les patrons eux-mêmes, qui sont très indivi­dualistes, qui ne songent guère à s'unir que contre les ouvriers, qui sont obsédés par la lutte à outrance contre leurs concurrents (et par des moyens parfois qui répugnent à l'honnêteté naturelle), les patrons eux-mêmes se sont rapprochés les uns des autres, car ils consentent pour cette œuvre d'importants sacrifices. Comme quoi la réforme des mœurs est fondamentale, et inextricablement liée (l'homme n'étant ni ange ni bête) à des formes d'organisation matérielle. L'association entre gens d'un même métier est aussi natu­relle qu'entre personnes d'une même famille. S'opposent à la corporation tous ceux qui vivent de la lutte des classes, comme les dirigeants des grands syndicats ouvriers et les imbéciles de droite, de gauche, du Nord, du Sud, qui croient à une fatalité de l'histoire en ce sens. Il n'y a pas de fatalité pour l'homme. Et voici une anecdote qui montre à quel point ces syn­dicats sont opposés à la paix sociale et, d'une manière géné­rale, à toute organisation légale d'une profession. Le directeur d'une coopérative agricole avait fait accepter à tous les coopérateurs l'attribution aux ouvriers de la coopé­rative d'une part des bénéfices. La loi socialisante qui régit ces institutions fait une obligation aux ouvriers, en ce cas, d'être syndiqués. On choisit la C.F.T.C. : après les pre­miers pourparlers avec les responsables locaux de ce syndicat, ceux-ci, voyant qu'il n'y avait aucune chance d'augmenter les contingents de la guerre sociale avec ces ouvriers satisfaits, déclarèrent. « Oh ! ils ne nous intéres­sent guère : ils ne revendiquent pas ! » 53:74 La fondation de la Corporation du textile de Tarare est significative par autre chose que sa réussite même. Elle est l'exemple d'une occasion saisie par les cheveux. Elle montre que l'événement toujours imprévu (et qui vient de Dieu), jamais commandé, doit guider l'action. On ne peut imposer aux circonstances l'ordre logique des vues de l'esprit ; il faut adapter les principes aux circonstances. L'administration en commun, par les employeurs et les employés, d'un bien de la corporation forme et dégage une élite ouvrière bien différente, et bien supérieure à celle qui dirige les syndicats ; celle-ci n'est qu'une élite de politiciens vivant des passions qu'ils excitent dans la masse. Si les syn­dicats voulaient représenter réellement les intérêts écono­miques et moraux de la classe ouvrière, il n'y en aurait qu'un par profession, et ce serait la véritable élite ouvrière qui serait à sa tête. Élite aujourd'hui réduite à l'impuis­sance par la démagogie des syndicats. Les circonstances dans lesquelles fut planté cet arbris­seau qu'est la corporation de Tarare, furent les mêmes par­tout en France. Pourquoi n'y eut-il qu'un arbre de planté ? Encore un mystère. Il suffit de deux ou trois hommes, peut-être d'un seul qui ait la vue claire... et des idées. C'est, comme on le voit, plutôt rare. \*\*\* On trouvera rassemblés dans le numéro 67 d'*Itinéraires* sur LA CIVILISATION CHRÉTIENNE tous les textes des papes la concernant. Enfin le livre de M. Marcel Clément : *Le sens de l'histoire*, est certainement l'ouvrage qui résume le mieux et la situation de la civilisation contemporaine depuis la Révolution, les erreurs qui provoquent sa lamentable ins­tabilité, ses injustices, et les remèdes à y apporter dans l'esprit et dans la pratique. « Le sens de l'histoire, dit-il, ce n'est pas la réalisation d'un régime politique idéal ni le régime économique parfait, c'est le salut des âmes, la réalisation du plan divin jusqu'à ce que le nombre des élus soit complet... L'efficacité certaine et universelle de la réforme des institutions n'est qu'une illusion. » (p. 156.) 54:74 Mais l'homme est un ; la réforme des mœurs n'est pas non plus un *préalable ;* à le dire nous tomberions à nouveau dans les erreurs de logique que faisaient en même temps Maurras et ses adversaires et que nous avons relevées dans l'appen­dice de notre livre *Culture, École, Métier* sur les *Quatre Causes* ([^14])*.* Les créateurs de la Corporation de Tarare étaient des hommes de bien, désireux dans le commun malheur de vivre en paix avec leurs ouvriers ; et de les sou­tenir, mais en même temps des hommes profondément versés dans tout ce qui concerne leur métier. Des hommes d'une haute moralité mais sans expérience technique et sans expérience humaine peuvent se tromper lourdement au sujet des réformes à faire. C'est le cas de beaucoup de pro­gressistes. A l'heure actuelle une réforme du syndicalisme aurait certainement une heureuse influence morale, mais il faudrait que nos chefs eussent la pensée de l'interdépen­dance des causes morales, sociales et politiques. #### Au-dessus des gouvernements. Nous invitons donc la jeunesse à s'intéresser à l'indépen­dance de l'Europe, occasion à saisir, la seule peut-être, qui permette de rendre viable un ordre social fait *pour l'homme* et non contre lui. Nous savons qu'il y a beaucoup d'idées fausses, dans les têtes de nos dirigeants. La plus grave, nous l'avons dénoncée dans le second numéro de cette revue même, c'est *la confu­sion du gouvernement et de l'administration.* Elle est si grave qu'elle causa la chute de l'Empire romain. Elle est grave parce que les principes du gouvernement sont opposés à ceux de l'administration : leur confusion aboutit à créer des difficultés de gouvernement. Ce qui est bien visible dans les conflits de l'État avec le secteur nationalisé ; car il y perd le rôle d'arbitre et n'est plus qu'un patron débordé par une tâche qui n'est pas la sienne. 55:74 Les gouvernements sages évitent le plus possible d'admi­nistrer eux-mêmes ; ils laissent les groupes sociaux s'admi­nistrer à leurs frais. Mais lorsque les administrations ont réussi à dominer l'État, les administrations prolifèrent dans leur unique intérêt, au détriment de la nation ; une bonne administration consiste en effet à établir les règles les plus simples et les plus générales ; un bon gouvernement à sus-citer, protéger les initiatives les plus diverses pouvant con­tribuer au bien commun. Sous peine de succomber à la complexité des cas divers, *l'administration doit être régio­nale et limitée à des cas simples*. Si l'État veut administrer au lieu de gouverner, il épuise les hommes qui sont à sa tête à résoudre (mal, faute de compétence) ce qu'il devrait laisser à l'initiative des corps intermédiaires. Notre gouvernement actuel hérite d'un lourd passé d'erreurs et d'incurie (en France comme en Algérie, d'ail­leurs). Il hérite en somme de soixante-dix ans d'anarchie. Il y a cinquante ans, que les musulmans instruits auraient dû avoir part à l'administration de l'Algérie : notre admi­nistration, qui gouvernait en l'absence d'institutions ren­dant le gouvernement possible, a gardé les places pour elle. Il y a cinquante ans que devrait exister un enseignement agricole sérieux (il n'existe pas encore). On aurait alors des paysans aptes à tenir leur rôle non seulement dans leur métier, mais dans l'État. Ils sont aujourd'hui ceux des citoyens les plus proches de la révolte. Et il en est de même dans le monde entier. L'État est alors obligé de suppléer à l'absence d'initiatives cohérentes chez les hommes, de la terre. C'est un cercle vicieux. Les citoyens actifs et compétents se forment dans les corps intermédiaires. En supprimant la liberté de ces derniers, on empêche de se former l'élite capable de con­seiller l'État, et de s'administrer elle-même. Ainsi ce Fonds d'Organisation des Marchés agricoles est alimenté par le budget de l'État, mais dirigé *administrati­vement*, il est toujours en retard pour l'action, indifférent aux profits et pertes. En même temps les associations de producteurs qui doivent fonctionner grâce aux cotisations de leurs membres, assises sur la valeur des produits, doivent recevoir l'agrément de l'État, agrément qui *peut leur être retiré par simple décret*. C'est-à-dire que l'administration décourage d'entreprendre quoi que re soit sans elle. Et comme pour favoriser le monde ouvrier l'État fixe arbitrairement le prix des produits agricoles, comment les cultivateurs auraient-ils des économies à placer dans les associations de producteurs et des œuvres propres à leur profession ? Tout se passe comme si on voulait nationaliser l'agriculture. On connaît le résultat dans les pays qui ont donné dans cette erreur. \*\*\* 56:74 Aujourd'hui trop de gens ne pensent qu'à gagner de l'argent pour vivre (qu'ils croient) dans la béatitude. Nos parents ne demandaient qu'à gagner leur vie pour élever leurs enfants convenablement. « *Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît*. » Cette parole de Jésus est une vérité entière, certaine, expérimentalement vérifiée ; mais, la justice du royaume de Dieu demande non l'insouciance, mais une stricte fidélité au devoir d'état. S'il y a une jeunesse qui ait le désir de *bien faire* (et nous savons qu'elle existe), elle ne manquera pas de besogne, à savoir : entreprendre la réforme de soi-même, tâche univer­selle et condition de la vie ; connaître le mieux possible son métier ; travailler à l'indépendance de l'Europe par son application à instaurer un ordre juste et humain apte à faciliter la vie morale dans toute la société. Le Play disait (*Organisation du travail*, p. 180) : « Ces écrivains (les économistes) ont assimilé les lois *sociales* qui fixent le salaire des ouvriers, aux lois *économiques* qui règlent l'échange des marchandises. Par là ils ont introduit dans le régime du travail un germe de désorganisation ; car ils ont amené les patrons à s'exempter en toute sûreté de conscience des plus salutaires obligations de la coutume. » Cette erreur est toujours celle du monde anglo-saxon. Il disait encore (p. 15) : « La corruption provient, en général, des classes dirigeantes ; elle peut avoir parfois sa source dans le personnel des ateliers... Mais au milieu de cette diversité d'origine, le mal n'a à vrai dire, qu'une seule cause première : la transgression de la loi morale. » L'indignité possible du gouvernement des États n'est pas une raison suffisante pour s'abstenir. Sully fut le grand ministre d'un grand roi. Ce grand roi fut jusqu'à la fin de sa vie incapable de maîtriser une très basse passion pour le cotillon. La fortune de Sully commença au sac d'une petite ville du Midi de la France, par la bande protestante dont il faisait partie. Il s'y empara d'une cassette contenant 75.000 écus d'or. Avec cet argent il fit le commerce de che­vaux pour la remonte de la cavalerie des révoltés. 57:74 Nous citerons un passage de Le Play. Personne n'ose parler de cet écrivain. C'est lui pourtant le grand économiste du XIX^e^ siècle ; nous avons cité dans le numéro 50 d'*Itiné­raires* (p. 80) la préface prophétique qu'il écrivait en juillet 1870 sur l'avenir de l'Europe, dans son ouvrage sur *L'Organisation de la Famille*. Voici un extrait de *L'Orga­nisation du Travail* (1870) « *Ceux qui croient à la chute fatale de certaines nations voient dans nos catastrophes réitérées une nouvelle vérifi­cation de leur fausse théorie. Les uns et les autres se per­suadent de plus en plus que les Français sont désormais incapables de remonter le courant qui, depuis deux siècles* (*Le Play compte le XVIII^e^ siècle*)*, les entraîne vers la déca­dence. Pour moi, j'ai été soutenu dans tous mes travaux par la conviction opposée, et je m'y assure davantage à mesure que je connais mieux les hommes et les choses de mon pays. Je suis porté par les considérations suivantes à penser que la réforme est loin d'être impossible ; je vois même qu'elle pourrait être prochaine, si les bons citoyens qui aperçoivent le mal se concertaient et se dévouaient pour revenir au règne du bien.* » Là-dessus est arrivée la III^e^ République ; elle a accru le désordre, créé une guerre civile endémique, et avancé la décadence. Mais aujourd'hui où le régime parlementaire soulève le dégoût de tout le monde (sauf des parlementaires, bien entendu), où il s'installe petit à petit un vrai régime représentatif (celui des syndicats professionnels), on peut se reprendre à espérer comme le faisait Le Play : « *Même après les deux siècles funestes qu'ils viennent de traverser, les Français ne se sont point tous résignés à subir la décadence... Il est vrai qu'ils se sont constamment égarés dans leurs tentatives de réforme, soit avec les lettrés du siècle passé, soit avec les révolutionnaires et les légistes de l'ère actuelle ; mais du moins ils ont toujours manifesté un vif désir de restaurer un meilleur ordre de choses.* « *D'un autre côté, en se livrant à ces tentatives, les Fran­çais n'ont point montré cette légèreté et cette inconstance qu'on se plaît parfois à leur reprocher. On peut même dire qu'à certains égards ils ont eu trop de suite dans leurs idées et dans leurs actions. Ils ont supporté pendant un siècle les désordres de l'ancien régime en décadence, attendant avec une patience inaltérable que la monarchie absolue nous ramenât enfin, comme au temps de Louis XIII, à la pros­périté. Désabusés après une si longue attente, et tombant aussitôt dans une erreur nouvelle, ils ont demandé aux révo­lutions, avec la même constance, ce que l'ancien régime ne leur donnait plus. Jamais peuple ne fut plus longtemps fidèle à deux idées fausses, après avoir persisté pendant huit siècles dans une idée juste.* 58:74 « *Ce zèle pour la réforme, cette fidélité pour les principes, ne sont point éteints à notre époque. Ils porteront leurs fruits dès que la France sera rentrée dans les voies de la prospérité, c'est-à-dire quand la distinction du bien et du mal aura été généralement rétablie dans les esprits et dans les cœurs.* » Les livres de Le Play ont vieilli, bien entendu, puisqu'ils datent de plus de cent ans ; le mal s'est beaucoup accru sous toutes ses formes, mais jamais les observations fondamen­tales n'ont été faites avec plus de force et de précision, même dans les encycliques pontificales qu'elles précèdent de trente, ou quarante, ou cent ans. Un contact étroit avec les réalités journalières du travail est nécessaire pour en parler avec précision. Les encycliques sont particulièrement utiles pour permettre de *distinguer parmi les penseurs appliqués à l'étude de ces questions ceux dont la pensée est conforme à la doctrine de l'Église.* Le Play fut continué par La Tour du Pin. Voici un extrait de ce dernier pris presque au hasard dans ses œuvres : « Les peuples ont probablement le gouvernement qu'ils méritent, et certainement celui qu'ils peuvent. Autrement dit, il y a une relation certaine entre la constitution de la société civile et celle du pouvoir. Les transformations de l'une s'imposent à l'autre ; et lorsqu'il y résiste, une révo­lution vient faire l'œuvre de l'évolution retardée. Sans même évoquer les exemples historiques qui s'offrent en foule à la pensée, celle-ci se figure difficilement la société du Moyen Age sans un pouvoir féodal, la République oligarchique de Venise sans un patriciat, une société désorganisée sans une démagogie césarienne. « Lorsqu'on touche, comme la France actuelle, à ce der­nier stade, on est porté à le croire fatal, tant il correspond au nivellement, à l'émiettement actuel de la société ; à moins que de se demander si cet état social est lui-même aussi fatal qu'il le paraît, ou s'il n'est pas heureusement modi­fiable jusqu'au point d'être capable de se prêter à un autre principe de gouvernement et même d'en favoriser l'établissement... (p. 421). 59:74 Nous avons voulu montrer dans le déve­loppement du mouvement syndical et dans son extension à toutes les conditions comme à toutes les professions le point de départ des organisations corporatives de l'avenir -- modernes en leur formation, car la classe ouvrière, devenue plus nombreuse en même temps que le patronat lui devenait moins accessible, y doit avoir, à l'égal de toute autre, son droit propre et y trouver ses garanties ; -- antiques en leur principe d'association, car c'est celui même de la société chrétienne auquel s'attaqua tout d'abord la Révolution. » (*Vers un ordre social chrétien*, p. 422 ; article daté de 1896.) Or un jeune prêtre de trente-cinq ans environ m'avouait n'avoir jamais entendu parler au séminaire ni de Le Play ni de La Tour du Pin. Ces textes cependant nous relient à la vraie tradition chrétienne, qui respecte la nature humaine des sociétés, et sans quoi rien ne peut se faire qui soit fructueux. Ils nous apprennent aussi que nous n'avons pas inventé grand-chose, que les maux contemporains viennent de loin et qu'ils ont été, avant nous, exactement jaugés. Il n'est pas jusqu'à l'endettement du monde agricole au crédit national qui n'ait l'air voulu par l'administration. Car il existait et il existe toujours un *Crédit agricole mutuel* prospère, que l'État n'a pas réussi à éliminer malgré les avantages puisés dans le budget qu'il alloue à son propre crédit agricole. Nous avons des illustrations très anciennes de cette manière de faire dans la Genèse : « Les pays d'Égypte et de Chanaan étaient épuisés à cause de la famine. Joseph recueillit tout l'argent qui se trouvait dans les pays d'Égypte et de Chanaan, contre le blé qu'on achetait, et il fit rentrer cet argent dans la maison de Pharaon... » Joseph leur donne alors du blé en échange de leurs trou­peaux, et l'année suivante, la famine continuant, les Égyptiens vinrent à nouveau vers Joseph : « Il ne nous reste devant mon Seigneur que nos corps et nos terres : achète-nous ainsi que nos terres pour du pain... Joseph acquit ainsi toutes les terres à Pharaon. » Mais le Pharaon ne prit ensuite que le cinquième de la récolte. Trois mille cinq cents ans après, en Algérie, les grands propriétaires musulmans s'adjugent les quatre cinquièmes et ne laissent qu'un cinquième à leurs fermiers. \*\*\* 60:74 Les jeunes gens ont donc en face d'eux un travail de relèvement moral et social dont on peut dire qu'aujourd'hui les principes ont été posés par nos grands devanciers, avec clarté, et par les encycliques. Il s'accorde avec l'essai d'indépendance de l'Europe sans laquelle il n'est pas d'indé­pendance économique possible et par suite pas de réforme sociale. Que fera l'Europe ? Et comment se fera-t-elle ? Nous n'en savons rien. Il a toujours fallu un fédérateur pour fédérer des pays dissemblables. Ce sont par exemple les Bernois qui ont fédéré les cantons suisses. Thésée a fédéré les petits chefs de l'Attique. Nos rois ont fédéré les Bretons, les Basques et les Provençaux, Picards et Bourguignons ; et les carac­tères de ces différentes provinces, loin d'être nivelés par cette union, après tant de siècles sont toujours aussi marqués. Personnellement nous désirons voir se faire l'Europe dans une parfaite égalité de tous les groupes et sans vouloir dominer qui que ce soit. Cependant nous nous sentons archi-français, probablement avec les défauts attachés à cette qualité. Adenauer qui, toute sa longue vie, fut partisan de l'entente avec la France, est sans doute archi-allemand. Les seuls vrais Européens qui existent encore sont les membres des anciennes familles royales de d'Europe qui sont toutes alliées entre elles. Blanche de Castille fut la mère de saint Louis (et quelle mère !). Elle était fille d'une mère française. Catherine de Médicis était à moitié ou aux trois quarts auvergnate. Seul un membre de ces familles nous semble avoir l'autorité morale et l'indépendance politique lui permettant d'être accepté dans toute l'Europe et d'être un fédérateur pacifique. Il faut remarquer que l'Europe des Six actuelle est tout entière de formation intellectuelle et morale catholique. Elle est capable de comprendre ou d'admettre un ordre social chrétien. Elle devrait s'adjoindre l'Espagne. Contre ces deux points travailleront de toutes leurs forces l'Angle­terre et les socialistes de partout, en particulier les socia­listes belges et hollandais. 61:74 Pauvres hommes politiques ! quelle tâche est la leur qu'ils paient chèrement leur autorité d'un jour ! N'essayez pas de la leur enlever, Dieu les mène malgré eux. Il tire le bien du mal. Et vous, jeunes gens qui fondez une famille, qui prenez un métier, vous avez une tâche bien claire, sim­plement en élevant vos enfants chrétiennement, en paci­fiant votre métier, vous transformerez la constitution de la société civile. Il faut résister à l'État pour le débarrasser lui-même de la sujétion où il est vis-à-vis d'une administration oublieuse de sa vraie fonction, pour défendre l'autonomie des corps intermédiaires. Comme le dit La Tour du Pin (et l'expé­rience historique) : « *Les transformations de la société civile finissent par s'imposer à l'État... et lorsqu'il y résiste, une révolution vient faire l'œuvre de l'évolution retardée.* » Il s'agit de retrouver les conditions normales d'une société, faite pour l'homme et non pour l'enrichissement des spécu­lateurs. Elle ne peut se faire au moment du temps où nous sommes que par la restauration des mœurs chrétiennes, car depuis cent cinquante ans toutes les idéologies ont échoué. Elles ont échoué parce qu'elles étaient toutes matérialistes et voulaient oublier ou étouffer la grande aspiration de l'humanité vers Dieu : que votre règne arrive ! Henri CHARLIER. 62:74 ### La religion démocratique par Louis SALLERON ON A BEAUCOUP ÉCRIT sur la démocratie. Et on continue. On en a donné mille définitions. On a dit ce qu'elle était, ou ce qu'elle devait être, ou ce qu'on espérait qu'elle serait. On a distingué la « vraie » démocratie de la fausse. Enfin bref, on a dit à son propos tout ce qu'il est au monde possible de dire, mais on ne s'est jamais posé (à ma connaissance) la question suivante : *pourquoi tout le monde se dit-il démocrate ?* A première audition, la question étonne. Elle provoquera une réponse qui sera du genre de celle-ci : « Parce que la démocratie, c'est la vérité. (Ou : c'est la civilisation.) Parce que celui qui refuse la démocratie est un barbare, un ré­actionnaire, un vampire, un fasciste, un intégriste. » (Que sais-je encore ?) La réponse serait très satisfaisante s'il y avait le moindre accord sur la définition de la démocratie, sur son contenu. Or il y a désaccord. Un désaccord qui ne semble pas porter sur des points de détail, mais sur des points essentiels -- de ceux qui engagent toute la conception de l'homme et de la société. Par exemple, vous interrogez deux personnes, demandant à l'une et à l'autre, sans malice et sans piège : « Êtes-vous démocrate ? » -- « Oui, bien sûr », répond la première. « Si je suis démocrate ? Et comment ! » répond la seconde (qui ajoute : « Pour qui me prenez-vous ? »). Ces deux personnes étant françaises, vous vous permettez de leur demander si elles appartiennent à un parti politique. La première vous dit qu'elle est M.R.P. et la seconde, qu'elle est communiste. 63:74 Voilà donc deux démocrates, qui professent de l'être, et qui pourtant divergent profondément sur toutes les ques­tions économiques, politiques, religieuses et autres. Dans une réunion internationale, posez la même question à différentes personnes. Toutes se diront démocrates. La même réponse viendra d'un Allemand, d'un Américain, d'un Russe, d'un Chinois (voire de deux Chinois, l'un de chez Tchang, et l'autre de chez Mao). « Ils sont tous démocrates, me dira un contradicteur agacé ; mais, simplement, ils n'ont pas la même conception de la démocratie. » *Recte ! Optime !* Je sais bien qu'ils n'ont pas la même con­ception de la démocratie. Mais ils *sont* tous démocrates. On ne peut le nier, puisqu'ils l'affirment. Mon contradicteur (agacé) peut alors hausser les épaules et rectifier sa position dans les termes suivants : « Ils se disent tous démocrates, mais ce n'est pas vrai. X et Y sont des démocrates. Z n'est pas démocrate. Du moins ce n'est pas un « vrai » démocrate. » Je veux bien. Mais pourquoi se disent-ils tous démocrates ? Quel avantage y ont-ils ? On peut faire une concession de vocabulaire dans un milieu où on veut se faire bien voir, par intérêt ou par cour­toisie. On peut dire, chez des socialistes : « Au fond, je suis socialiste », et chez des Américains : « Je chine les Améri­cains, mais je me sens plus américain que Kennedy lui-même. » Ce sont amabilités courantes. Mais un communiste du Kremlin ne cherche pas à séduire un capitaliste de Wall Street ; ni réciproquement. Or l'un et l'autre se disent, se proclament démocrates. Tandis que j'écris ces lignes, j'ai deux livres sur ma table et sous mes yeux. Le premier s'intitule : *La Démo­cratie à refaire,* compte rendu d'un « colloque » autour de rapports présentés par MM. R. Rémond, G. Vedel, J. Fauvet, E. Borne. Préface de M. Duverger. Tous démocrates, évi­demment. (Depuis combien de temps, d'ailleurs, ce serait amusant à savoir. Car plusieurs d'entre eux ont appartenu naguère, sauf erreur, à l'Action française ou au P.P.F. de Doriot. Il serait intéressant de savoir s'ils se disaient démo­crates en ces temps anciens, ou de quelle grâce ils se sont sentis frapper quand ils ont abandonné leurs premières amours politiques et qu'ils ont songé à faire ou à « refaire » la démocratie.) 64:74 Le second livre est *L'État et le Citoyen,* que j'ouvre, et dont l'introduction s'intitule : « La démocratie en vue. » Il s'agit d'une œuvre collective rédigée par le Club Jean Moulin, c'est-à-dire par quelques-uns des centaines de fonctionnaires, syndicalistes et intellectuels qui composent ce club. Tous démocrates, évidemment. Aussi bien le club nous informe qu'il souhaite qu'on trouve dans *L'État et le Citoyen* les éléments d'un « dossier sur la démocratie au XX^e^ siècle, et précisément sur la démocratie en France » (p. 21). Mais quoi ! Je perds mon temps. Personne ne conteste qu'il n'y a, en politique, que la démocratie qui vaille. La seule question est de la faire, ou de la « refaire », ou de la restaurer, ou de substituer la « vraie » à la fausse. C'est à quoi s'emploient les démocrates, c'est-à-dire tout le monde. C'est à quoi ils s'emploient partout, en France, en Alle­magne, en Italie, en U. R. S. S., en Algérie, en Égypte, au Yémen, aux Indes, en Chine, à Monaco. Tous démocrates. Et tous en désaccord entre eux avec un grand clivage international entre l'Ouest et l'Est, que sépare un rideau de fer. Mais leur désaccord porte sur tout, sauf sur le mot et la profession de foi : « Nous sommes des démocrates. Nous sommes les vrais démocrates. » Pourquoi ? *Pourquoi tout le monde se dit-il démocrate ?* \*\*\* MA DÉMONSTRATION pèche par un point. Je le sais. Il n'est pas exact, en effet, que « tout le monde » se dise démocrate. J'ai dit « tout le monde » pour faire court. Au sens cou­rant de l'expression, qui veut dire : « Presque tout le monde. Mais la minorité est si petite et si négligeable qu'on peut effectivement la négliger. » Je l'ai donc négligée pour simplifier. Compliquons donc, maintenant. Laissons de côté les individus mineurs, comme vous ou moi (ou moi seulement), et jetons un regard sur la vaste scène internationale pour découvrir et examiner ceux qui ne sont pas démocrates. Ici, il va falloir distinguer. Comme mon enquête porte sur le « se dire démocrate » et non pas sur l' « être démocrate », il faudrait savoir s'il y a des hommes politiques importants, disons par exemple des chefs d'État, qui se disent non-démocrates. 65:74 Cependant, ici, la profession de foi personnelle a moins d'importance que le jugement des autres. Elle peut, en effet, s'inscrire dans cette règle de jeu de l'intérêt ou de la courtoisie à laquelle nous faisions allusion plus haut. Mais si tous les autres, quoique en désaccord entre eux, sont d'accord sur ce point que tel chef d'État n'est pas démo­crate, c'est probablement qu'il ne l'est pas. Un chef d'État qui se dit démocrate mais qui est considéré comme non-démocrate par Kennedy, par Krouchtchev et par les autres, n'est pas démocrate, malgré qu'il en ait. Franco et Salazar se disent-ils démocrates ? Je l'ignore. C'est possible, après tout. Mais ni Kennedy, ni Krouchtchev, ni M. Nehru, ni le roi d'Arabie, ni le président de la Guinée, ni aucun chef d'État blanc, noir, jaune ou rouge (s'il en reste) ne les considèrent comme des démocrates. Ils ne sont donc pas démocrates. Voilà qui est intéressant. Pourquoi ? Parce que cet accord révèle que *dans les professions de foi démocratiques il y a effectivement adhésion à un dogme*, à un principe -- en tout cas à un objet. Quand M. Kennedy et M. Krouchtchev se disent l'un et l'autre démocrates, ils sont apparemment en opposition sur tout. Eh bien ! en fait, leur profession de foi est bien la profession d'une *foi commune*. Ils croient, au-delà de leurs discussions et de leurs disputes, à une même vérité -- ou du moins à *un même objet qui pour eux est la vérité.* La preuve en est, c'est qu'ils seront d'accord pour refuser, par exemple à Franco, l'accès au club démocratique. Alors, quelle est cette foi commune ? Quel est cet objet identique de la profession de foi démo­cratique ? Pour répondre à ces questions il faut faire un petit détour. Quand nous considérons l'histoire des nations, nous cons­tatons qu'au-delà de leurs rivalités et nonobstant des règles intérieures de fonctionnement parfois très différentes, elles se considèrent -- ou du moins des groupes d'entre elles -- comme faisant partie d'une même famille supranationale, parce que confessant certains principes communs. Il s'agit d'autre chose que la civilisation. Il s'agit d'une sorte de supra-constitutionnalité internationale, qu'on pourrait appeler la « légitimité » internationale. 66:74 Cette proposition varie beaucoup, cela va de soi, selon les siècles. Mais il nous suffit de la prendre au moment où elle devient aussi claire qu'indiscutable, c'est-à-dire à partir de la Révolution française. Le succès de la Révolution française crée, face à l'ancienne légitimité -- qui s'appelait précisément le « principe de légitimité » -- une nouvelle légitimité qui est celle de la souveraineté populaire, affirmée par l'élection face au Droit divin et à la filiation dynastique. Tout le XIX^e^ siècle marquera le recul progressif du principe de légitimité. Le Traité de paix de 1919, pendant du Congrès de Vienne, fonde l'ordre européen et international sur la légitimité nouvelle : la *légitimité démocratique*. Wilson en est le grand-prêtre au nom de la puissante Amé­rique, dont c'est l'entrée sur la scène internationale. La France, l'Angleterre, toutes les nations victorieuses et toutes les nations vaincues adhèrent à cette légitimité. *Toute nation désormais se dit démocrate.* *Tout chef d'État se dit démocrate.* Quel est le contenu de la légitimité démocratique ? Il est assez vague. On peut dire, comme Lincoln, que c'est le gouvernement du peuple, *par* le peuple et *pour* le peuple. Les voies et moyens de réalisation sont divers, et le club démocratique est assez coulant sur les détails. Néanmoins, en toute hypothèse, il faut l'*élection*. Un régime ne peut être dit démocratique que s'il a reçu l'onction électorale. C'est le seul sacrement exigé. Dans l'entre-deux-guerres, diverses nations d'Europe menacées par l'anarchie ou le communisme eurent recours à la dictature. Elles devinrent peu à peu de plus en plus suspectes à la France, à l'Angleterre et aux États-Unis, ce qui les marquait expressément ou virtuellement d'anti-démocratisme. La guerre finit par éclater. L'Allemagne, l'Italie et le Japon furent vaincus. Avec leur défaite, leurs régimes respectifs, quoique très divers, furent condamnés comme antidémocratiques. L'U. R. S. S., beaucoup plus proche à tous égards de l'Allemagne nazie que des nations occidentales, fut proclamée au contraire démocratique. Les nations qu'elle mit en servitude furent déclarées par elles démocratiques. Ce qui fait que *l'univers entier se trouva régi par le principe de la légitimité démocratique*. Les élections, en tous pays, garantissaient le principe. 67:74 Après la guerre, les États-Unis décidèrent la « décoloni­sation » de la planète. Ceci pour quatre raisons : 1° parce qu'ils se considèrent comme une colonie qui s'est libérée de la tutelle européenne, et qu'ils se sentent, à cet égard, solidaires de toutes les colonies non encore émancipées ; 2° parce qu'ils estimaient que désormais le leadership mon­dial leur appartenait et que les colonies européennes y fai­saient obstacle ; 3° parce qu'ils pensaient qu'ils feraient plus facilement des affaires avec des colonies devenues des États libres ; 4° parce qu'ils craignaient, s'ils ne prenaient les devants, que l'émancipation des colonies se fasse sous la houlette soviétique. Ainsi successivement la Hollande, la Grande-Bretagne et la France perdirent toutes leurs colonies. L'Algérie aurait pu avoir un sort à part et donner au monde l'exemple d'un pays ayant surmonté, dans une cohabitation pacifique, les querelles nationalistes, raciales et religieuses. L'Amérique ne le voulait pas et, dans un bain de sang assorti d'un des exodes les plus massifs de l'histoire, l'Algérie fut à son tour proclamée indépendante. Ces dizaines d'anciennes colonies devenues États indé­pendants sont des pays démocratiques. Le fait de renverser une ancienne légitimité aurait suffi à leur donner ce carac­tère. Mais parce qu'ils ont la bénédiction et le parrainage soit des États-Unis, soit de l'U.R.S.S., ils sont démocra­tiques. On leur demande simplement des élections. C'est vraiment la moindre des choses. Et les plébiscites ont tou­jours fait plaisir, aux élus comme aux électeurs. Voilà donc ce qu'est la démocratie, sur le plan inter­national. C'est le régime de n'importe quel État qui, moyen­nant le baptême d'une élection populaire, se dit libre, avec l'accord des États-Unis et de l'U.R.S.S., ou de l'une de ces deux puissances. Un pays *se dit* démocratique parce que c'est la seule manière pour lui d'adhérer au Club international, soit par adhésion directe à l'O.N.U., soit par sa capacité à y adhérer grâce au parrainage des U.S.A. ou de l'U.R.S.S. Le droit d'entrée, encore une fois, se réduit à la désignation du gou­vernement par la voie électorale. \*\*\* 68:74 CETTE ANALYSE, pour sommaire qu'elle soit, suffit ample­ment à fournir la réponse à la question que nous nous posions. « *Pourquoi tout le monde se dit-il démocrate ?* ». Sur la scène internationale, tout le monde se dit démocrate parce qu'il est impossible, ou du moins très risqué de faire autre­ment. La légitimité internationale est celle des puissances qui font la loi au monde. Puisque les U.S.A., l'U.R.S.S., les principaux pays de la vieille Europe sont tous et se disent tous démocrates, tous les autres pays sont obligés de se dire également démocrates. Resterait tout de même à définir la démocratie. Mais nous voyons bien qu'il suffit, à ce niveau élevé, de s'en tenir au sens vague de l'étymologie. Tout gouvernement étant tou­jours le gouvernement du peuple, et tout gouvernement prétendant gouverner *pour* le peuple, le seul critère de la démocratie demeure la désignation du gouvernement *par* le peuple. Il suffit de l'inscrire dans une constitution et de procéder à quelque opération plébiscitaire pour que naisse un État démocratique. Si une révolution donne le jour à l'État nouveau, il a déjà de ce fait l'onction populaire. Une révolution, surtout si elle verse beaucoup de sang et détruit beaucoup de choses, signifie une volonté populaire. Secouer l'ordre ancien pour installer l'ordre nouveau, c'est imiter l'exemple américain, l'exemple français, l'exemple russe. C'est donc s'inscrire déjà dans la légitimité démocratique internationale. *Révolution, élection, parrainage des grandes puissances* et singulièrement des U.S.A. ou de l'U.R.S.S., voilà qui fait l'État démocratique. Voilà qui permet à une nation d'exister sur la scène internationale. *Voilà qui explique pourquoi tout pays et tout chef d'État se dit démocrate.* Le choix est : la démocratie ou la mort. \*\*\* CEPENDANT, pour qu'une religion existe, il ne suffit pas d'une liturgie, de rites, de sacrements. Il faut aussi et d'abord une *foi* -- cette foi ne résidât-elle plus que dans le cœur d'un petit nombre. 69:74 La démocratie est une religion. Nous venons de le voir sans avoir prononcé le mot, mais nous étions obligés de parler d'onction, de sacrement, etc. L'homme est un animal religieux, qu'il se dise déiste ou athée. Il ne peut vivre sans une foi. Le caractère sacral du pouvoir démocratique est évident. On le voit admirablement à l'intronisation de tous les États nouveaux qui poussent sur la planète depuis la dernière guerre. Mais il n'y a pas que les *États* qui soient démocratiques, et il n'y a pas que les *chefs d'État* qui soient démocrates. Des centaines de millions d'*hommes* sont et *se disent démocrates.* C'est-à-dire qu'ils *adhèrent à une foi*. Il semble bien difficile d'expliquer leur foi et leur profession de foi par la légitimité internationale. On serait plutôt tenté de penser que c'est leur foi qui fonde celle des chefs d'État et la structure de l'ordre politique. La foi précède nécessai­rement et anime toute structure. En fait, il y a interaction. Par exemple, dans les États nouveaux, des dizaines de millions d'hommes croient à la démocratie dans la mesure où ils se croient appelés à béné­ficier personnellement du changement. D'autre part, dans les vieux pays, tous les hommes dont la carrière et la répu­tation dépendent peu ou prou du Pouvoir, ont intérêt à se dire démocrates ; et ces hommes sont extrêmement nom­breux du fait de la structure étatiste de la plupart des nations. Pourtant, en dehors de ces deux catégories d'hommes -- qui constituent d'ailleurs l'immense majorité -- il y a encore des esprits libres et vivant dans des conditions de liberté d'existence suffisantes pour qu'ils se prononcent sans être rigoureusement influencés par l'intérêt ou la peur. Or, parmi eux, beaucoup se disent démocrates. Pourquoi ? Si on y réfléchit, il faut bien convenir que quand des esprits libres se disent démocrates, c'est qu'ils le sont Je veux dire : c'est qu'ils ont *foi dans un dogme* que le nom de démocratie désigne à leurs yeux de la manière la plus correcte. Aussi bien, même parmi les hommes inté­ressés à se dire démocrates, on peut penser que leur pro­fession de foi n'est pas pur mensonge. Leur foi est extrême­ment vague, extrêmement pâle. Mais, tout compte fait, ils croient plutôt à quelque chose qui pourrait s'appeler la démocratie qu'à n'importe quoi d'autre qui s'appellerait autrement. 70:74 Alors à quoi donc croient tous ces hommes ? Quelle est leur religion ? Quel est l'objet de leur foi ? Et pourquoi pro­clament-ils cette foi ? J'ai dit tout à l'heure que ce n'est pas la légitimité inter­nationale qui peut expliquer la foi démocratique des indi­vidus. C'est peut-être un peu vite dit. Certes, en tant que telle, la légitimité internationale est extérieure à cette foi individuelle. Mais l'*origine* est la même, et finalement le *contenu* aussi. Dans les deux cas -- dans le cas des consciences indivi­duelles comme dans le cas de la « conscience » inter­nationale -- c'est *l'Histoire qui explique tout.* Jusqu'au XVIII^e^ siècle, le christianisme est l'ordre *total* de la civilisation occidentale -- l'ordre de la société comme des personnes, l'ordre des États comme des individus. En ren­versant la monarchie, la Révolution française entend ren­verser et renverse effectivement la totalité de l'ordre chré­tien. Ce qui pouvait n'être qu'une révolution *politique* se trouve être et se veut être une révolution *religieuse.* En tant que système de désignation des gouvernants, la démocratie avait toujours été acceptée à l'égal de l'aristo­cratie et de la monarchie, par tous les théologiens et tous les philosophes. Mais la Révolution n'instaurait pas un régime politique nouveau ; elle instaurait une philosophie nouvelle, une religion nouvelle. A travers la monarchie, elle visait le principe chrétien que « toute autorité vient de Dieu ». Désormais *toute autorité venait de l'homme --* de l'homme électeur, de l'homme peuple, de l'homme nombre. L'autorité ne venait plus *d'en haut,* elle venait *d'en bas.* La sainte ampoule, comme dit Proudhon, était remplacée par l'urne électorale. La Révolution est un bloc, disait Clemenceau. Peut-être aurait-elle pu ne l'être pas. Mais le fait est qu'elle le fut et qu'elle l'est demeurée dans son essence. Essentiellement elle fut et elle demeure l'*instauration d'un ordre contraire à l'ordre qu'elle renverse.* Comme l'ordre qu'elle renversait était très ancien et qu'il imprégnait les institutions, les mœurs et les esprits, la Révo­lution française ne s'est pas implantée d'un seul coup. Elle a pu être, elle a dû être un mouvement permanent, un combat constant. La chance historique ayant voulu qu'elle éclatât au moment d'une autre révolution qui était celle de la science et de l'industrie, elle s'est identifiée à elle. *La religion démocratique est devenue la religion du Progrès, la religion de l'Avenir.* 71:74 Le bloc Révolution avait engendré le bloc Démocratie. Tout ce qui, sur un plan ou sur un autre, représentait *le Passé,* était automatiquement *condamné au nom de la Démocratie.* Aux États-Unis, la Révolution ayant été essentiellement politique, et les hommes de la Révolution étant des puri­tains, la Démocratie a pris une couleur toute différente. Elle est bien aussi une religion du Progrès et de l'Avenir, mais qui baigne dans un déisme chrétien. Preuve qu'il n'y a pas de relation nécessaire -- pas plus au XX^e^ siècle qu'autrefois -- entre tel ou tel système de désignation des gouvernants et le christianisme. Mais, dans tous les pays d'Europe et d'ailleurs, où la démocratie naissait d'une révolution contre un ordre antérieur généralement très ancien, les valeurs intégrées à cet ordre étaient d'autant plus répudiées qu'elles se confondaient étroitement avec lui et que la révolution prenait son inspiration en France. La Révolution russe, puis la Révolution chinoise ont renouvelé et accentué le caractère antichrétien et antireligieux de toutes les autres révolutions qu'elles ont déclenchées en chaîne. Se présentant, plus encore que la Révolution française, comme des philosophies totales de l'homme et de la société, c'est-à-dire comme des religions nouvelles -- les religions de l'athéisme, -- les régimes démocratiques qu'ils ont suscités sont tous, profon­dément religieux, religieux d'un athéisme militant. Cet athéisme militant, c'est la religion du Progrès et de l'Avenir. \*\*\* CE PANORAMA RAPIDE permet, croyons-nous, de se retrouver dans la confusion démocratique. On peut compter quatre pôles d'attraction démo­cratique : -- le pôle communiste ; -- le pôle français ; -- le pôle américain ; -- le pôle britannique. La démocratie communiste est intégralement religieuse. Elle est la religion totalitaire de l'athéisme militant, sous les espèces du matérialisme dialectique. 72:74 La démocratie française est d'origine et d'essence reli­gieuse. Mais fondée, au départ, sur l'individualisme, elle laisse place à des courants de pensée qui peuvent l'affecter, tant du côté chrétien que du côté communiste. La démocratie américaine est d'origine politique et baignée d'esprit religieux de référence chrétienne. La démocratie britannique est uniquement politique. Tempérée d'aristocratie et de monarchie, elle plonge ses racines dans le christianisme. Dans la mesure où la démocratie est liée au christianisme, c'est-à-dire chez les Anglo-Saxons, ce christianisme est protestant, ce qui implique, dans une tradition déjà ancienne, un aspect révolutionnaire, le protestantisme ayant été une première, révolution sociale contre le catholicisme. La foi démocratique est donc historiquement et géographiquement anticatholique. Dans la mesure où elle est militante, elle est également antichrétienne et plus généralement antireligieuse (au sens déiste du mot « religion »). Cependant le caractère individualiste de la démocratie française, son ancienneté (presque deux siècles) et la con­vergence d'intérêts qui a fait des pays anglo-saxons et des pays européens une société politique assez unie, ont peu à peu donné à la « démocratie occidentale » des traits com­muns où certains idéaux de vie personnelle et sociale ont prévalu sur les conceptions purement philosophiques. La démocratie du « monde libre », face au totalitarisme com­muniste, est redevenue en grande partie un système politique dont les principes se résument assez bien dans les Droits de l'Homme et dont les règles de fonctionnement se réduisent à la séparation des pouvoirs, à la désignation des gouvernants par des élections régulières, à la possibilité pour les minorités d'exister et de se manifester, etc. L'avantage du caractère tolérant de la démocratie occi­dentale, c'est qu'il a partiellement désarmé les sectarismes anticléricaux et antireligieux. Son inconvénient, c'est que la faiblesse de son syncrétisme a ouvert les portes au commu­nisme. Les esprits sociologiquement formés par le catho­licisme ne se contentent pas facilement d'une vague reli­giosité. Quand ils ont perdu leur foi première, ils en cherchent une autre aussi vigoureuse. C'est pourquoi les masses populaires des pays catholiques sont beaucoup plus réceptives au communisme que celles des pays protestants. \*\*\* 73:74 ON POURRAIT multiplier indéfiniment ces analyses. Elles fourniraient toujours plus amplement les raisons pourquoi chacun se dit démocrate et pourquoi chacun peut effectivement se dire démocrate en professant des idées différentes de celles de son voisin. Au-delà des différences et des oppositions, le fait que les démocraties modernes sont d'origine révolutionnaire crée une foi démocratique commune qui est une certaine contra­diction au passé et un pari pris sur l'avenir. La concomi­tance de l'avènement des démocraties et de l'avènement de la science a puissamment contribué à charger la foi démo­cratique d'un contenu plus religieux. D'où l'attrait commu­niste. Nous sommes vraiment en présence d'*une religion nou­velle, religion qui est, à l'ensemble de la planète, ce qu'a été le christianisme à l'Occident pendant quinze cents ans*. La foi du démocrate peut aller de la conviction totale et militante jusqu'au scepticisme subjectif intégral, comme il en était de la foi du chrétien au Moyen Age. Mais les incroyants déclarés de la démocratie moderne sont aussi rares que l'étaient les incroyants déclarés du christianisme médiéval -- et pour la même raison : l'inconfort de la situation d'incroyant. \*\*\* UNE QUESTION SE POSE alors : *la démocratie peut-elle prendre un sens concret recevable au catholique ?* A la question ainsi posée la réponse ne peut être qu'affirmative, mais à condition de bien s'expliquer. Tout d'abord, nous l'avons déjà dit, la *définition* pure­ment politique de la démocratie fait de celle-ci une réalité parfaitement indifférente au catholicisme. Que les gouver­nements soient élus est un mode tout à fait normal de dési­gnation de l'autorité politique. C'est même le mode le plus normal à mesure que les individus sont plus capables de connaître et d'estimer les choses de la politique. D'autre part, le *contenu* de la démocratie, s'il est histori­quement chargé de valeurs anticatholiques, peut changer. C'est une question de temps, et c'est une question de force spirituelle. Le protestantisme a fait la couleur de la démo­cratie anglo-saxonne. L'athéisme a fait la couleur de la démocratie soviétique. Rien n'empêcherait qu'il y eût une couleur de la démocratie faite par le catholicisme. 74:74 Aussi bien, quand, en Europe, le contenu passionnel anti­religieux de la démocratie a commencé à décliner, les papes ont rappelé la différence qu'il y a entre la démocratie *stricto sensu,* c'est-à-dire purement politique, et la fonction antireligieuse que la Révolution et ses héritiers lui assi­gnaient. Ils se sont employés à préciser les caractères de la « vraie » démocratie, c'est-à-dire les caractères que doit revêtir un régime démocratique concret pour corres­pondre, autant qu'il se peut, aux idéaux élevés qu'affichent les démocrates. En fin de compte, l'encyclique *Pacem in terris* est une sorte de résumé de la doctrine « démocra­tique » de l'Église -- un résumé des principes de l'ordre social tels que la loi naturelle les indique, tels que l'Église les admet et tels qu'elle invite tous les démocrates et toutes les démocraties à les reconnaître. Néanmoins un courant historique est toujours difficile à remonter ou à rectifier. Le démocrate catholique se sent un nouveau venu dans la famille démocratique. Il éprouve comme un besoin de se faire pardonner une longue erreur historique. C'est pourquoi il n'est admis qu'après un stage durable où il est invité à montrer sa sincérité. Et comment la montrerait-il mieux qu'en critiquant hautement, dans le catholicisme, tout ce qui lui paraîtrait un héritage socio­logique du passé ? D'où l'équivoque qui ne cesse de planer sur le démocratisme catholique. En France, l'équivoque a pris un caractère spectaculaire depuis la Libération. Les catholiques, en effet, ont cru pou­voir se montrer plus démocrates que les démocrates tradi­tionnels de leur pays en rejoignant directement, par-dessus le radicalisme et la franc-maçonnerie, le communisme. Bien sûr, ils n'acceptaient pas le communisme en tant que tel, mais ils acceptaient les vues du communisme sur la société économique et politique et voyaient dans les communistes des frères dont il fallait accepter la main tendue pour tra­vailler en commun à la promotion du prolétariat et à l'établissement de la paix dans le monde. Ce démocratisme catholique est devenu le « progressisme » qui, sous sa forme déclarée, ne rassemble qu'un très petit nombre de catho­liques, mais dont l'esprit imprègne tout le catholicisme français et tend à imprégner tout le catholicisme mondial. 75:74 Comment une telle erreur Peut-elle s'expliquer ? Avant tout par la diminution de la foi chrétienne. Mais, psycholo­giquement, par le fait que le catholicisme ayant été une réalité sociale incarnée dans quinze cents ans d'histoire, le catholique se sent comme un besoin d'une nouvelle chré­tienté populaire ; il n'hésite pas à épouser la cause du mou­vement le plus puissant et le plus nombreux pour se créer ce confort spirituel dont il est privé au plan purement reli­gieux. Rien ne lui est plus facile que de s'imaginer à la fois qu'il va baptiser le communisme et que d'ailleurs le com­munisme est déjà virtuellement l'Église de Dieu parce qu'il est le nombre souffrant. Quelle est l'importance, quel est le poids réel du progres­sisme ? C'est bien difficile à discerner. Mais il gagne chaque jour du terrain. Le succès prodigieux du P. Teilhard de Chardin en est le signe. « Sur le grand fleuve humain, écrit Teilhard, les trois courants (oriental, humain, chrétien) s'opposent encore. Cependant, à des signes sûrs, on peut reconnaître qu'ils se rapprochent. L'Orient paraît avoir déjà presque oublié la passivité originelle de son panthéisme. Le culte du Progrès ouvre toujours plus largement ses cosmogénies aux forces d'esprit et de liberté. Le Christianisme commence à s'in­cliner devant l'effort humain. Dans les trois branches, travaille obscurément le même esprit qui m'a fait moi-même. « Mais alors la solution que poursuit l'Humanité moderne ne serait-elle pas essentiellement celle-là précisément que j'ai rencontrée ? « Je le pense et dans cette vision s'achèvent mes espé­rances. « Une convergence générale des Religions sur un Christ-Universel qui, au fond, les satisfait toutes : telle me paraît être la seule conversion possible du Monde, et la seule forme imaginable pour une Religion de l'avenir ([^15]). » *Cette profession de foi, c'est vraiment celle de la religion démocratique.* 76:74 Foi au monde, au progrès, à la science, à l'avenir ; foi à la vie, foi à tout ce qui pousse, à tout ce qui monte, à tout ce qui vient d'en bas et qui va à la fois en haut et en avant. -- voilà la foi démocratique. Voilà la foi qui peut être celle de l'Américain, du Russe, de l'Européen, de l'Africain et de l'Asiate. Voilà la foi qui peut être celle de l'athée, du déiste et du chrétien. Voilà la foi qui peut se réclamer indifféremment de la Matière, de l'Esprit et du Christ -- tout cela pour Teilhard étant la même chose. Voilà la foi qu'en somme quasiment tout le monde professe aujourd'hui. Qu'un catholique puisse professer cette foi laisse rêveur, puisqu'elle est très exactement le contraire de la foi chré­tienne et catholique. S'il fallait penser que cette foi qui anime la religion démo­cratique est vraiment profonde, il ne suffirait pas de dire que nous sommes à la veille de la plus grande hérésie de l'histoire du catholicisme ; nous serions bien plutôt à la veille d'une apostasie générale où sombrerait tout l'appareil social de l'Église pour ne plus laisser subsister que l'Église du Christ réduite aux catacombes dans une humanité rede­venue idolâtre. Il faut bien dire que si l'on devait s'en tenir à tout ce qui se voit et se manifeste, cette vision apocalyptique n'en serait pas moins la prévision la plus logique et conséquem­ment la plus probable. Mais il y a, Dieu merci ! tout ce qui ne se voit pas, qui est la vie intense et cachée du Christianisme. Il est permis d'espérer que le tumulte progressiste s'apaisera un jour et que la démocratie, de religion, redeviendra forme institu­tionnelle de la société politique. C'est à quoi, en tout cas, il importe de travailler. Louis SALLERON. 77:74 ### Correspondance romaine par PEREGRINUS Les précédentes chroniques intitulées « correspondance romaine » ont paru dans les numéros 68, 69, 70 et 72. #### Les élections italiennes : L'Église est plus écoutée et moins suivie. Le résultat le plus important des élections italiennes du 28 avril aura été de rappeler -- cruellement -- la différence entre l'être et le paraître. Dans le domaine du « paraître », l'influence de l'Église semblait plus grande que jamais depuis 1945. Dans le domaine de l' « être », du réel, jamais depuis 1945 elle n'avait autant reculé. Nous parlerons ensuite de l' « ouverture à gauche ». Il faut d'abord apercevoir un phénomène plus général. En Italie, la voix de l'Église paraît manifestement PLUS ÉCOUTÉE, les appa­rences sont nombreuses et convergentes ; et simultanément, elle est, on vient de le voir, MOINS SUIVIE. Les consignes ecclésiastiques bloquant toutes les voix sur la D.C. (démocratie-chrétienne) étaient fort nettes et furent rappe­lées avec une insistance extrême par *L'Osservatore romano* et par tous les « moyens de diffusion ». Aucun Italien n'en pou­vait douter : les évêques, les organes du Saint-Siège, certains dirent même en substance, voire explicitement : le Saint-Esprit en personne, demandaient impérativement à tous les catholiques italiens de voter pour la D.C. ; indépendamment d'ailleurs de tout jugement sur l' « ouverture à gauche », et quoi qu'il en soit des préférences de chacun à ce sujet, il fallait en tous cas -- disaient les consignes ecclésiastiques -- maintenir l'unité politique des catholiques et rassembler tous les suffrages sur le parti catholique. 78:74 Du point de vue des apparences, aucun moment n'était plus propice au succès de telles consignes. Le Saint-Père venait de promulguer, vingt jours avant les élections, l'Encyclique « Pacem in terris », qui assurait à l'Église une audience extraordinaire. Que l'Église parlât des choses politiques n'était plus ouvertement contesté par personne, ou quasiment. Son influence paraissait atteindre son zénith. Cette influence cette audience, plus larges qu'elles ne le furent jamais à l'époque moderne, l'Église s'en servait pour donner des consignes claires, formelles, nullement difficiles à entendre et à appliquer : il existe en Italie un parti catholique admettant le pluralisme interne, réunissant en son sein les tendances de droite, du centre et de gauche. Il ne faudrait point comparer la D.C. italienne par exemple au M.R.P. français, où d'importantes tendances politiques ne peuvent trouver place. Toutes les tendances politiques des catholiques trouvent place au sein de la D.C. : des monarchistes, des conservateurs, des progressistes figurent dans ses rangs et même dans ses éléments dirigeants. Cette sorte d'unité dans la pluralité est passée dans les mœurs ; la coexistence organique est devenue habituelle. Demander aux catholiques de cohabiter à l'intérieur de la D.C. n'est pas en 1963 leur proposer une nouveauté choquante ; ils y sont accoutumés depuis des années. En outre, les consignes de l'Église ne leur demandaient rien d'autre, rien de plus : unité autour de la D.C. ; mais elles le demandaient avec une insistance impérative rarement égalée, comme on peut s'en rendre compte par la lecture de *L'Osservatore romano.* Répétons-le : l' « ouverture à gauche » n'était pas en question. Un certain nombre de chefs et d'élus de la D.C. y sont hostiles. Les catholiques ont la liberté de la combattre. L'Église demandait aux catholiques non point de se rallier à une option politique, mais de défendre leur option politique *à l'intérieur* du parti catholique, en maintenant, en renforçant leur habituelle unité autour de ce parti. Le système électoral italien permettait, au demeurant, de voter pour la D.C. en avantageant, sur la liste des candidats, ceux dont on préférait la tendance. Or la D.C. a obtenu aux élections du 28 avril le plus faible total et la plus faible proportion de suffrages qu'elle ait jamais connus. \*\*\* C'est là le fait capital des élections italiennes. Les consignes ecclésiastiques n'étaient (dans le climat italien) ni exorbitantes ni inhabituelles. Et c'est au moment où l'Église bénéficie d'une audience plus étendue que, précisément, son influence réelle tombe au plus bas. 79:74 Un tel résultat a valeur indicative, et surtout valeur de question posée et de problème à résoudre, pour d'autres domaines que la seule politique italienne. Les apparences existent pourtant : elles existent à titre d'apparences. Il est vrai que l'accueil fait à l'Église, les éloges, publics qu'on lui décerne, la disparition presque complète des oppositions systématiquement sectaires, sont des phénomènes réels. Il est vrai que l'Encyclique « Pacem in terris » a eu dans l'opinion publique un écho sans précédent. Ce sont là des faits bien constatés. Mais ces faits bien constatés ont quelle *consis­tance,* et quelle *valeur *? Le nombre d'Italiens qui crient : « Vive le Pape ! » a spectaculairement augmenté. Le nombre d'Italiens qui suivent les consignes formelles de l'Église a si­multanément diminué. Cette occurrence apporte, au moins, une matière à réflexion et qui dépasse de beaucoup les limites d'un problème électoral. \*\*\* Une meilleure connaissance des phénomènes de « l'opinion publique » semble nécessaire. Cette connaissance est encore à acquérir. Quelques jalons pourtant existent déjà, et quelques lumières. On a coutume de dire dans les milieux de presse que l'influence réelle d'un journal est en proportion *inverse* de son tirage. Bien entendu, si l'on prend cette boutade pour un théorème, elle devient excessive, et fausse. Néanmoins elle renferme l'intuition encore confuse, et obscure, d'une vérité subtile à laquelle aujourd'hui on omet d'attacher une attention suffisamment, précise. Personne ne doute que l'influence du *Monde* ne soit plus profonde et plus consistante, avec ses 250 000 exemplaires, que celle de *France-soir* avec plus d'un million d'exemplaires. Et si *Le Monde* se mettait en état d'être le journal favori d'un million de lecteurs, les transformations qu'il lui faudrait consentir ne feraient pas augmenter, mais décroître, son influence réelle. Sur un autre plan, l'expérience de la III^e^ et de la IV^e^ République en France a souvent montré qu'un gouvernement (et le régime lui-même), pouvait être solide et durable avec une voix de majorité, tandis que les gouvernements qui réunissaient une quasi-unanimité s'effondraient très vite. Ici encore, ce n'est pas un théorème ; et l'unanimité des cœurs et des esprits est en soi un bien qu'il faut rechercher dans la mesure du possible. Mais ici encore les faits doivent bien comporter leur part de vérité et leur leçon. 80:74 En matière d'influence sur les esprits, l'être et le paraître ne coïncident pas nécessairement, et même, sans doute, ne coïncident presque jamais. Non que le *paraître* n'ait aucune importance, surtout en un tel domaine : s'agissant d'opinion publique, le *paraître* est créateur d'*être*, si l'on peut ainsi par­ler ; celui qui paraît influent, qui est tenu pour très influent par tout le monde, reçoit de ce seul fait une influence réelle, *de nature publicitaire*. Et la publicité, qu'elle soit commerciale ou politique, l'a fort bien compris. On ne vante pas un denti­frice en inscrivant sur les affiches : « Personne ne s'en sert, mais nous vous révélons que c'est le meilleur. » On inscrit au contraire : « Quatre-vingt pour cent des usagers reconnaissent que c'est le meilleur. » Dans l'ordre de la publicité, le *paraître* est plus important que l'*être*. Dire qu'un produit est le meilleur est de peu d'effet publicitaire, quelles que soient les preuves techniques et scientifiques alléguées. Mais dire qu'il est re­connu par tous (c'est-à-dire qu'il *paraît*) le meilleur est d'un excellent rendement. Seulement, quel que soit l'empire sur les esprits de *l'influence de type publicitaire*, il faudrait encore sa­voir si toute influence sur les esprits se ramène on se réduit à ce type-là d'influence. Un tel problème dépasse de beaucoup le cadre d'une simple chronique. Au demeurant les lecteurs de cette revue en ont déjà été plus ou moins directement entretenus, notamment par l'étude si suggestive de Louis Salleron, qui ouvre les voies à quantité de réflexions : *L'opinion publique, tentation moderne du christianisme* ([^16])*.* L'influence la plus grande, LA PLUS RÉELLE, n'est pas du côté que l'on croit. Encore faudrait-il distinguer entre l'influence pour le bien et l'influence pour le mal, qui ne sont pas symétriques (parce que le bien et le mal ne sont pas symétriques par rapport à l'être). Un pays où augmente la po­pularité personnelle de Krouchtchev, ou du chef communiste local, verra normalement, et pour cette seule raison, augmen­ter aussi le nombre de voix données au Parti communiste. Mais un pays où augmente la popularité personnelle du Souve­rain Pontife peut voir simultanément le recul électoral du parti catholique pour lequel l'Église demande instamment de voter. Il n'y a pas -- pour le bien -- coïncidence nécessaire entre celui que l'on *applaudit* et celui que l'on *suit*. Plus généralement, même en notre temps publicitaire, radio­phonique, journalistique, il n'est pas vrai que l'influence réelle demande nécessairement de « se faire accepter » et de « se faire bien voir ». Le communisme a un influence très certaine sur des gens qui ne veulent pas du tout l'accepter. Pendant un demi-siècle en France, on a eu l'exemple de l'Action française, jouissant d'une influence considérable bien au-delà de la sphè­re de ses adeptes, sur des gens qui ne l'aimaient aucunement et que de surcroît elle couvrait d'insultes. 81:74 On ne trouvera point là une invitation à insulter les gens, et encore moins à adopter les méthodes intrinsèquement perverses du communisme : mais une matière à réflexion. Le *caractère*, qui peut se manifester par toute sorte d'excès, mais qui peut aussi s'en garder, a une influence par son *être *: influence profonde et mystérieuse, échappant aux mesures phénoménologiques de la sociologie. L'homme de caractère a une influence même sur ceux qui, ne l'aiment pas ou qui le vomissent. La publicité a une influence par le *paraître*, c'est une influence réelle en son ordre, mais superficielle et mouvante, décevante souvent. \*\*\* Le caractère, oui. Et la qualité. Le « tirage » des *Cahiers* de Péguy, ou même, plus exactement encore, le nombre des abonnés, était de neuf cents (900) à mille cinq cents (1500). Insignifiant. Parfaitement négligeable dans l'ordre du *paraître* et même de la parution. Mais dans l'ordre de l'*être *? Son in­fluence réelle ? Qui prétend l'avoir mesurée ? \*\*\* Ce serait sans doute trop schématiser de dire que l'influence se réduit à deux formes : -- l'influence par le caractère, qui est une influence par l'*être *; -- l'influence de type publicitaire, qui est une influence par le *paraître*. La vie est plus complexe, elle mélange un peu tout, les dif­férences n'y sont pas aussi tranchées. En outre, il n'y a aucune impossibilité, du moins en théorie, à ce que le *paraître* soit une manifestation exacte et authentique de l'*être*, et qu'ainsi les deux types d'influence se renforcent l'un l'autre. L'influence de « l'exemple » tient à la fois de l'*être* et du *paraître* : mais « donner l'exemple » est tout autre chose que le dessein de « se donner en spectacle », l'accent mis sur le *paraître* truque « l'exemple » en diminuant son *être*. Il y a peut-être des choses que l'on ne pourra jamais obtenir par une influence de type publicitaire, parce que la nature propre de ce type d'influence comporte une primauté du *paraître* sur l'*être.* Par une influence de ce type, on n'obtiendra peut-être aucune conversion du monde : devenir chrétien en dou­ceur, sans effort, sans peine. Il n'y a pas symétrie entre le bien et le mal : l'influence publicitaire peut faire des apostats, sans peine, sans effort, en douceur ; et une telle influence doit être combattue (même publicitairement s'il se peut). 82:74 L'Église d'aujourd'hui, dans son ensemble, est probablement en face d'une tentation ; ou au moins d'une difficulté : discerner exac­tement l'importance relative des domaines de l'*être* et du *pa­raître* dans le discours qu'elle adresse au monde pour l'influen­cer vers le bien. Ce discernement est nécessaire pour toute en­treprise naturelle. Pour une entreprise essentiellement surnatu­relle, à plus forte raison. #### L'ouverture à gauche : politique américaine. Il faut maintenant se souvenir des scrupules et des calculs affichés depuis quelques années par certains diplomates ecclé­siastiques : -- L'Église a condamné le communisme, concédaient-ils mais il est déplorable que l'Église puisse *paraître s'aligner sur l'anti-communisme américain.* Encore le souci du « paraître »... L'anti-communisme politique a été un peu partout freiné parmi les catholiques, pour cette raison notamment. Non que l'Église, bien sûr, ait à prendre elle-même en charge le soin d'un anti-communisme politique : il lui suffit d'inviter les ci­toyens catholiques à prendre librement leurs responsabilités en ce domaine. Or une telle liberté a été systématiquement res­treinte. Le courant souvent dominant dans l'Église ces dernières années, du moins en Europe occidentale, spécialement dans les deux pays ayant le plus fort Parti communiste, était de *détour­ner* les citoyens catholiques de pratiquer un anti-communisme politique. On peut se reporter à toutes les mentions qui furent faites de l' « anti-communisme » dans la presse des organisa­tions mandatées, voire dans certaines lettres pastorales. Ce fut toujours pour « mettre en garde » contre les dangers de l'anti­communisme négatif, partisan, obsessionnel, etc. ; en revanche on ne voit pas qu'en regard de ces dangers à éviter, on ait ajouté : *mais voici quel est le véritable anti-communisme, né­cessaire et légitime, dans le domaine politique.* On ne parlait de l'anti-communisme politique que pour en dire du mal. On parlait bien d'une opposition spirituelle au communisme : et c'est évidemment la principale ; sous réserve cependant que la condition humaine ne connaît point en ce monde d'âme sans corps. On faisait comme s'il n'existait aucune raison politique légitime de refuser le communisme, aucun moyen politique légitime de le combattre. Les causes d'un tel comportement sont multiples et com­plexes. Mais parmi elles revenait souvent, soit motif véritable, soit prétexte commode, le refrain : *-- Le monde est divisé en deux blocs. L'Église ne doit point paraître intégrée à l'un des deux. La propagande communiste n'a déjà que trop tendance à* *accuser l'Église d'être aux ordres de la politique américaine.* 83:74 Et pourtant, dans le cas de l'Italie, et de l' « ouverture à gauche » italienne, on n'a eu aucune vergogne à *paraître* en conjonction politique avec la politique américaine. Nul n'ignore plus, en effet, que la très spéciale « ouverture à gauche » pratiquée par Fanfani (en direction des marxistes para-communistes et philo-soviétiques de Nenni) a été puis­samment soutenue, à la fois, par la politique américaine et par celle de la Secrétairerie d'État (ou de certains éléments de la Secrétairerie d'État). Nul n'ignore plus que c'est la Secrétaire­rie d'État qui a positivement empêché l'Épiscopat italien de déconseiller cette « ouverture à gauche » : le P. Rouquette l'écrit tranquillement dans les *Études* de mai. Plus exactement, le P. Rouquette écrit que c'est le Pape lui-même. Le Pape lui-même ? Nous n'en savons rien, et le P. Rouquette n'en sait rien non plus, -- encore qu'il soit conforme à l'usage, et de bonne guerre de sa part, d'attribuer au Pape toute la politique de la Secrétairerie d'État. Bien malin qui pourrait dire, en toute certitude et précision, la pensée exacte du Souverain Pontife à l'égard de l'ouverture à gauche italienne. *Omnia videre, multa dissimulare, pauca mutare*, telle était l'une des devises dont aimait à se réclamer un Nonce apostolique que les Français ont bien connu. *Multa dissimulare...* Le nombre de personnes qui, à Rome même, pourraient se vanter de vérita­blement savoir ce que le Pape pense de l'ouverture à gauche, est extrêmement réduit : et ce ne sont probablement pas celles qui s'en vantent. Quoi qu'il en soit, on a bien voulu *apparaître* comme favo­risant l'ouverture à gauche, sans crainte cette fois de *paraître* aligné sur la politique américaine. Mais ce ne fut ni pour le meilleur, ni pour le succès. \*\*\* La chimère américaine est que, pour faire reculer le communisme en Europe occidentale, il faut des gouvernements et des programmes socialistes. (Nous ne sommes plus au temps de Foster Dulles, comme dit fort bien le P. Chenu.) Cette chimère américaine a séduit plusieurs de ceux qui portent la charge de la diplomatie de l'Église. Seulement, la chimère américaine comporte aussi un aspect très cyniquement réaliste. Avec des gouvernements et des pro­grammes socialistes, pensent les Américains, les États euro­péens retomberont dans un déficit budgétaire permanent, et donc dans une étroite dépendance à l'égard des crédits améri­cains. 84:74 Ce que l'on comprend mal, c'est que des diplomates d'Église puissent soit ne pas apercevoir, soit accepter ce calcul améri­cain, et consentir à la dépendance d'une Europe qui est, tout de même, une Europe catholique. #### Comment le communisme ne recule pas. Il a fallu que s'exerce sur le catholicisme italien une très forte pression pour l'entraîner dans l'ouverture à gauche avec le parti para-communiste de Nenni. Car on peut constater que le phénomène communiste est en général très correctement ana­lysé par la pensée catholique italienne et, entre autres, par le *Quotidiano,* organe de l'Action catholique. L'idée de faire re­culer le communisme par une simple élévation du niveau de vie des travailleurs y est constamment dénoncée comme une erreur. Les élections du 28 avril ont au demeurant montré que les pro­grès communistes s'étaient produits dans les régions qui avaient le plus directement bénéficié de l'essor économique et social italien, et non pas dans les régions qui demeurent misérables, On voit très clairement dans le catholicisme italien (beaucoup plus clairement que dans le catholicisme français) qu'il faut *d'une part* améliorer le sort matériel des travailleurs, c'est un devoir de justice et de charité, mais qu'il faut *d'autre part* s'oc­cuper aussi de combattre le communisme, et qu'aucune éléva­tion du niveau de vie n'est suffisante, en soi, pour contraindre le communisme à reculer. Supprimer les causes du communisme ? Mais le communisme n'a pas seulement une *cause matérielle* (qui est quelquefois la misère, mais qui est plus généralement toute insatisfaction, dé­pendance, privation). Il a une *cause formelle : l'idéologie* du matérialisme dialectique. Il a une *cause efficiente* -- la « pra­tique de la dialectique » et la « technique de l'esclavage », au­trement dit les méthodes d' « agit-prop » et d'encadrement du Parti communiste. Il a aussi une *cause finale*, il faut bien qu'il en ait une, et cette cause finale est *causa causarum :* nous lais­sons aujourd'hui à la sagacité de nos lecteurs le soin de la découvrir. Pour parler moins philosophiquement, disons, comme l'ont dit le *Quotidiano* et d'autres organes catholiques italiens, que le communisme a non seulement des causes matérielles, mais aussi des causes MORALES ET POLITIQUES. Sous prétexte de supprimer les causes matérielles -- et il faudrait encore démontrer que le socialisme est le meilleur moyen d'y parvenir -- l' « ouverture à gauche » de Fanfani avait complètement détourné la D.C. italienne de s'occuper activement des causes morales et poli­tiques du communisme. 85:74 A la démobilisation de l'anti-communisme politique et mo­ral a normalement correspondu un succès moral et politique du Parti communiste italien. #### Mais échec de qui et de quoi ? L'échec est complet, et décisif, si l'on retient le motif avoué de l' « ouverture à gauche » de Fanfani : isoler le commu­nisme, réduire sa base électorale, le faire reculer. Mais l'opération avait peut-être un autre but, moins avoué, plus réel : établir de « nouveaux rapports » entre le catholicisme et le communisme, préparer progressivement leur colla­boration. En ce cas, la péripétie du 28 avril n'est pas un échec. Ceux qui voulaient *réellement* faire reculer le communisme auront compris la leçon des élections. Ceux qui veulent *à tout prix* établir une collaboration pra­tique avec le communisme vont, bien sûr, persévérer dans le même sens. PEREGRINUS. 86:74 ### Église, intellectuels et hiérarchies par J.-B. MORVAN LA soutane aurait-elle été, en fin de compte, une victime de Pascal ? « Si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authen­tique. » On a fini par croire que tout signe extérieur de hié­rarchie ne pouvait être que menteur. Nous n'aurions aucun scrupule à ne point partager l'opinion de Pascal. Mais lui-même a-t-il été bien compris ? Il ne pensait pas que l'homme, toujours sous l'emprise du péché originel, puisse échapper à l'humiliation intellectuelle d'un cérémonial, même s'il n'y avait là que simple, grimace, Les gens habiles, selon Pascal, l'acceptent sans y croire, mais ne pensent pas pouvoir en libérer l'humanité. Je me suis d'ailleurs parfois étonné de cette perpétuelle restriction de con­science chez les « habiles » ; je vois mieux dans ce rôle un Renan qu'une âme dévorée de la passion de la Croix, Et le système ter­naire qui distingue dans les hommes (et, dans les chrétiens) le peuple, les demi-habiles et les habiles n'est peut-être pas un excellent exercice préparatoire à la charité. Sans doute l'ordre de l'esprit n'est pas celui de la sainteté : mais ce classement reste un peu gênant. SI l'on veut vraiment prendre rang parmi les habiles, il ne faut pas rester à mi-chemin dans la critique, et il doit être clair (même pour les demi-habiles) que si le cérémonial et l'habit ne sont pas la sainteté, la sainteté ne résulte pas néces­sairement d'une renonciation au cérémonial. 87:74 On me répondra sans doute qu'il ne s'agit nullement de cela, mais que l'Église s'éloigne du cérémonial, ou plus exactement du cérémonial extérieur au sanctuaire, dans la mesure même où la Société tend elle-même à ignorer de plus en plus l'expression vestimentaire des hiérarchies. Le militaire s'habille en mécanicien ou en léo­pard, la casquette remplace la plume d'autruche et devient un attribut commun au préfet et au vérificateur des compteurs à gaz. Il serait peut-être intéressant de savoir si la disparition des plumes d'autruche n'a pas coïncidé avec une décadence du sens de la responsabilité, tout au moins de certaines responsabilités, et si les minutes consacrées par l'homme officiel à s'admirer dans la glace n'étaient pas salutaires à une dignité d'ensemble de la société. Admettons cependant qu'il n'en soit rien. Il reste à se demander si la formulation des hiérarchies est aussi exté­rieure à l'homme, à son destin et à son salut que l'ont cru Pascal et ses disciples. LE mot de « hiérarchie » est religieux dans son origine : hiéros, sacré. Mais ne serait-ce point seulement au sens païen ? Le devoir du chrétien ne consisterait-il pas précisément à enlever tout aspect de sacré aux structures adminis­tratives militaires et civiles, et à effacer du magistère religieux, autant que possible, tout ce qui pourrait l'assimiler aux « hié­rarchies » profanes ? Il me semble que c'est bien au fond l'atti­tude des pascaliens : mais cette « purification » est-elle possible, surtout pour nos pascaliens modernes qui, non sans quelque paradoxe, se veulent « communautaires » ? Pascal a délimité trois ordres : les puissances, le monde intel­lectuel, le sacré. L'effusion mystique qui le portait vers le sacré, la verve austère et satirique qui lui inspirait d'étonnantes esquisses des puissances juridiques et militaires, ont donné lieu à des textes célèbres. Mais l'ordre intellectuel a été vu surtout par lui à travers l'exemple du mathématicien ; c'est-à-dire avec une netteté, une autonomie parfois excessives. L'écrivain, l'homme de lettres amateur qui s'intéresse aux problèmes de « l'esprit de finesse » et des « raisons du cœur » dans ce domaine mal connu qui touche à la politique, à la religion, à la vie quotidienne, découvre d'autres difficultés. Comme il n'est point Pascal, et n'a pas de compétences théologiques, il ne fait qu'élaborer un peu les conditions de ces problèmes ; mais il ne peut s'en dispenser. 88:74 UN esprit pascalien voit surtout les pouvoirs dans leur dis­continuité, dans leurs mécanismes successifs de lois et de décrets au jour le jour ; il n'est que de connaître un peu ces pouvoirs pour comprendre que leur action se réfère plus souvent à des nécessités immédiates qu'à une doctrine, et à plus forte raison à « un fondement mystique de leur autorité ». S'il n'y avait que cela, l'état politique se ramènerait à une activité technique qui laisserait la voie spirituelle fort libre chez les assujettis. Mais si les décisions des pouvoirs obéissent souvent aux nécessités d'une simple technique, voire parfois d'un brico­lage empirique, il n'est pas d'état qui ne rêve de créer un certain style humain, pas de chef, quel que soit son grade, qui ne se propose de donner un exemple et non seulement des ordres. Si l'homme privé avait la faculté de dire au pouvoir : « Je te paye mes impôts, je ne te dois rien d'autre », nous pourrions réunir Alain et Pascal dans une philosophique « défense des gou­vernés » sur le plan humain et sur le plan métaphysique. Mais l'homme privé n'y consent pas vraiment. Les raisons du cœur interviennent ; des décisions politiques trouvent alors des échos inattendus. Ainsi, lors de la Révolution, bien des abbayes n'abri­taient plus que des communautés fort réduites en nombre et en prestige ; la spoliation indigna pourtant les âmes croyantes bien au-delà des motifs immédiats, des raisons proches et utilitaires. A la limite, une abbaye sans moines restait dans le paysage inté­rieur de l'âme quelque chose d'absolument différent d'une abbaye sécularisée et transformée en manufacture. Dans le sens opposé, nous avons tous connu de ces familles d'hommes poli­tiques, dynasties républicaines et parfois anticléricales, dont l'anticléricalisme s'amollissait tandis que croissait leur rôle de présence patriarcale. Les bonnes gens célébraient ces piliers de la république avec une tendresse toute féodale ! La part humaine des pouvoirs réserve des surprises, et j'ai connu assez de des­cendants de conventionnels régicides à l' « Action Française » ou dans des groupements similaires pour ne pas me voiler la face devant certains visiteurs du Saint-Père. 89:74 L'HOMME, dans le cours de sa vie quotidienne, recherche un supplément d'âme qui confine au sacré. Les faits, les détails auxquels il accroche cette secrète espérance sont parfois déconcertants. Mais c'est la part de l'homme de lettres de réfléchir à ce domaine confus, sans hâte excessive. Bien sûr, cette interprétation des réalités politiques par le sujet ou le citoyen est souvent une surestimation ; celle surestimation peut se prêter dangereusement à l'illusion, jusqu'à aboutir à une fausse conception du sacré, à un néo-paganisme plus encore qu'à une hérésie, car en cette matière l'illusion ne s'arrête guère en route. On peut avoir alors le culte robespierriste de l'Être Suprême ou la « religion » nazie. Mais ignorer délibérément le problème, et la vocation du pouvoir vers les avenues du sacré, non en vue d'un intérêt bassement matériel, mais par son propre mouvement et l'encouragement du public, cette ignorance voulue n'arrangerait rien. LE pouvoir éprouve une tentation (parfois impure) du sacré ; les hiérarchies religieuses peuvent-elles, à l'inverse, se réserver pour un rôle uniquement spirituel ? La charité, si elle veut être efficace, et si elle s'étend à toute la terre, doit obli­gatoirement accepter des bureaux, des budgets, des prises de contact avec des milieux étrangers qui réclament ses secours. D'où un pouvoir supplétif que le pouvoir ne peut ignorer. Si l'Église en est privée, je doute fort que l'État puisse prendre sa succession. Il ne réussira pas aussi bien, et à si bon marché : il le sait. Mais il est obligé de le savoir, et de s'adresser à qui de droit. « Qui de droit » peut bien ne plus porter de soutane, il constituera cependant une valeur hiérarchique dans l'État, et le Pouvoir ne pourra guère se dispenser de l'inviter à ses céré­monies officielles. Quand, après 1914, on invita à nouveau les autorités religieuses, où fallait-il les placer ? Grave problème, résolu fort paresseusement et fort normalement en rendant aux représentants des Églises la deuxième place, après le préfet... Je crois que les discriminations absolues entre l'univers de Dieu et celui de César ne peuvent correspondre qu'à des réalités transi­toires, dans des situations anormales de persécution ou d'hosti­lité, ou à des cas d'Églises très minoritaires, ce qui revient souvent au même. 90:74 EXISTE-T-IL, en pays catholique, une Église du Silence qui ne soit ni persécutée ni complice ? Si un peuple catholique accepte la situation, c'est parce qu'il n'est plus vraiment catholique, ou parce qu'on lui a pris ses fusils. La remarque est déplaisante, je le sais ; mais qu'une intensité de vie religieuse brûle dans un peuple sans qu'il en passe rien dans les institu­tions, dans les manifestations esthétiques de sa vie publique, cela me paraît impossible, Nous avons connu nos Églises du Silence : je les ai retrouvées dans l'édition illustrée des *Grandes Heures de la Vendée*, d'Émile Gabory ; ciboires et calices, dont l'un percé d'une balle, drapeaux blancs ornés de devises reli­gieuses, retrouvés dans des coffres d'horloge. Cette Église du Silence aspirait de toute son âme à l'éclat doré du cérémonial, et non au dépouillement neutralisé, gris, terne et froid d'une sorte de protestantisme. POURQUOI ai-je été tellement frappé par la vue de ces reliques vendéennes ? Non pas certes par un romantisme de guerre civile, mais par l'éclat d'une poésie réfrénée, visible jusque dans les images naïves des scapulaires et des emblèmes patiem­ment brodés. Cette poésie n'est peut-être pas indispensable au salut mais pour tout un peuple chrétien je crois à l'existence d'une zone poétique entre la vie quotidienne, civique, et les hautes méditations du sanctuaire, d'un lieu mystérieux où se manifestent en couleurs, en symboles, en dessins, en costumes, les activités intellectuelles qui rattachent le pouvoir, dépositaire des espérances nationales et d'une part de notre temps vital, à l'éternité de la révélation divine. L'esprit chrétien d'un vieux peuple de culture antique ne peut se dépouiller d'une certaine vocation ornementale, artisanale et artistique. Les bourgeons des fins d'hiver ont leur poésie subtile, mais leur nature est de fleurir. Encore une fois, je ne suis pas théologien, c'est l'homme de lettres français qui proteste aujourd'hui contre un certain assombrissement, contre la création d'une zone morte du cœur et du sentiment. Et cela d'autant plus fortement que ce domaine des émotions spirituelles est propre à effacer la discrimination entre habiles, demi-habiles et peuple. Nous sommes assez loin de la soutane, pour laquelle je ne nourris pas une affection for­melle ; mais j'ai l'impression que la nécessité d'un signe bien distinctif dans le vêtement du prêtre reparaîtra : la croix, peut-être ? Jean-Baptiste MORVAN. 91:74 ### Déifier ou diviniser l'amour par François SAINT-PIERRE AU DÉBUT DE MA CAPTIVITÉ, le 14 septembre 1940, dans un petit cahier installé sur mes genoux, j'écrivais cette phrase : « Te souviens-tu, mon amour, avant le lever du soleil, nous cherchions déjà la lumière. » En soi-même, en certains êtres, avec la nature, dans nos œuvres, nous cherchons la lumière et parfois nous trouvons de grandes clartés avant de trouver la totale lumière, et j'aimerais aujourd'hui, avec vous, dégager le sens de ces clartés. Je voudrais aider les autres à ne pas tomber dans un piège mortel. N'y en aurait-il qu'un seul qui soit aidé que mon temps ne serait pas perdu. Je ne me fais pas grande illusion pour le temps qui précède, « car on ne prie pas contre l'amour » ([^17]), tout au moins contre son premier amour. Et l'expérience des autres peut-elle nous secourir avant que nous soyons à secourir ? Avant, nous pouvons seulement supplier tel ou tel être de ne pas vendre son âme -- est-il en notre pouvoir de la vendre ? -- de ne pas la vendre, de la louer seulement et de ne marcher que d'un « pied boiteux » dans des chemins interdits. 92:74 Mais après -- cet après est obligatoire, inévitable, et là est tout son tragique -- Comment ne pas se révolter lorsque nous nous réveillons dans l'obscurité de la terre que nous ne voulons plus, que nous ne pouvons plus supporter. Que le refus de cette obscurité ne nous jette pas dans la nuit. Le jour où nous constatons que notre amour n'est pas Dieu, qu'en notre amour nous ne sommes pas Dieu, ce jour-là nous sommes pris à la gorge par une réalité impla­cable, nous sommes blessés, mais il ne faut pas que cette blessure soit mortelle. Le jour où nous constatons que notre amour, qui nous a écartés un court instant de notre nuit, ne peut vaincre la mort, est essentiel dans notre vie ; à ce moment il faut choisir entre la vie et la mort. Jour affreux, mon amour, où j'ai osé m'avouer que tu ne pouvais combler ma soif pour éternellement toujours, et jour bienheureux où ma raison, au-delà de ta lumière, que Dieu ne me permet pas d'éterniser, a retrouvé la Lumière qui l'a créée. Vois-tu, mon amour, il ne faut pas t'en vouloir de cette blessure effroyable que tu m'as faite, par laquelle je perce­vais la mort après avoir connu la vie la plus belle, par laquelle je percevais tout autour de moi un vide, un gouffre, et dans mon effroi je ne voyais plus la possibilité de le combler. Je ne voyais plus d'autres issues que la mort. Mais celle-ci, je ne l'ai jamais acceptée, même lorsque je ne voyais plus rien en dehors d'elle ; c'est peut-être pour cela que l'Amour a remplacé, mon amour, et je suis là confiant, à m'éclairer de la lumière divine, à me tranquilliser dans la paix de Dieu, de Dieu le seul amour éternel. Il ne faut pas t'en vouloir, mon amour, tu ne pouvais pas ne pas me blesser, tu ne pouvais pas me maintenir dans tes bras où nous aperçûmes l'infini, pour me remettre directe­ment dans ceux de l'éternité. Il fallait que je repasse par la terre. Tu ne pouvais me dire, petite païenne, comme Esterel à Calendal : « Va, chemine vers l'astre qui t'éclaire, le mien ne brille point assez... gravis la montagne escarpée et fuis, quoique fleurie, la clématite, qui au fond des ravins nous entrave ([^18]). » En me donnant un instant d'infini, toi qui fus ma lumière, tu as fait, tout de même, que plus jamais la terre ne pourra me satisfaire, me combler, et ma recherche ne pourra plus s'arrêter avant d'avoir trouvé un infini qui soit également éternel. 93:74 Les voies de Dieu sont si souvent impénétrables que, peut-être, toi aussi, c'est vers Lui que tu me menais, en me prenant par la main, à travers la nature, bercés de ton chant et portés à l'infini par notre amour. Nous n'avions peut-être pas le droit de jeter ce regard vers l'au-delà, tout au moins de cette façon, mais il ne faut jamais désespérer ou alors il ne nous serait plus possible de retrouver l'infini perçu. N'oublions pas que le plus grand péché est sans doute celui que l'on commet contre l'espé­rance. Regardez saint Pierre marchant sur l'eau pour rejoindre Jésus, il perd la foi et s'enfonce, mais ne perdant pas l'espérance, il est sauvé et rejoint tout de même Jésus. Ne souffre pas ou que notre souffrance soit digne de notre amour, qu'elle ne soit qu'une marche de plus vers la vie, vers l'amour que là-bas nous avons entrevu, dans ce pays où l'on ne savait plus que par ailleurs la haine pouvait exister, dans ce pays où je ne veux pas que notre vie ait trouvé son dernier instant, serait-ce le plus beau, le plus infini, car c'est aussi l'éternité que nous cherchions. En toi, je me suis cherché -- c'est Dieu que je cherchais et je n'en savais rien, -- en toi, petite fille aux pieds nus et aux cheveux longs qui à genoux apportait des fleurs pour son amour, dans une contradiction seulement connue des femmes, à une petite chapelle qu'une foi sublime de mon­tagnard avait élevée entre ciel et terre, entre le créé et le Créateur. Après cette blessure, ce sera pour beaucoup la révolte, l'impossible refus, ou bien la soumission totale en acceptant, sans combat et sans espoir, une réalité insuffisante, comme si elle devait être notre mesure de toujours. Si nous ne devons pas accepter pour toujours cette réalité, nous devons par contre l'admettre. Elle ne nous oublie pas, même si nous, nous l'oublions. Cette reconnaissance qui n'est pas une acceptation définitive doit nous permettre de dépasser, de transcender notre moi actuel qui fait son pos­sible pour rentrer dans son unité. Lorsque nous constatons que nous ne sommes pas Dieu, il faut avouer notre défaite pour ne pas nous tourner contre Dieu. Après, nous serions obligatoirement conscients, puisque nous ne pouvons plus ne pas savoir qu'un jour, il faudrait perdre de nouveau. On arrive peut-être à s'isoler du temps une fois, mais pas plus. Après on ne peut plus tricher sincèrement. Ce qui prend la place de Dieu nous écarte de Dieu, Rien n'est Dieu sur terre, mais tout doit nous y mener. Il ne faut pas qu'un amour humain nous empêche d'atteindre l'éternité qu'il recherchait. 94:74 Il faut que le poids insupportable d'une absence se transforme en une recherche infatigable d'une Présence qui, cette fois, doit être éternelle pour pouvoir nous combler. Pour ne pas être condamné à retomber de nouveau. Cette absence, au lieu d'être un germe de mort, peut devenir une aide pour nous mener par le chemin de l'Éternelle Présence. Elle nous dira, elle nous répétera inlassable­ment jusqu'à la mort, jusqu'à la Vie, que si Dieu est distinct de nous, en dehors de Lui nous ne sommes pas. \*\*\* Dans l'obscurité claudélienne jaillit parfois un rayon de lumière. Ce qui ne veut pas dire que la lumière vient de l'obscurité, ce qui serait absurde. Je veux simplement dire qu'intercalée dans une suite d'obscurités si regrettables, se trouve parfois une lumière, et je ne puis m'empêcher de vous citer deux phrases, l'une de Dona Prouhèze : « *Puisque je ne puis lui donner le ciel, du moins je puis l'arracher à la terre. Moi seule puis lui fournir une insuffisance à la mesure de son désir.* » Et l'autre de Rodrigue : « *Le paradis que Dieu ne m'a pas ouvert et que tes bras pour moi ont refait* un *court moment, ah ! femme, tu ne me le donnes que pour me communiquer que j'en suis exclu.* » Je me laisse aller à vous dire une troisième phrase du *Soulier de Satin* qui est dite par le Père Jésuite : « *Faites de lui un homme blessé parce qu'une fois en cette vie il a vu la figure d'un ange.* » Cette vision quasi divine que quelques-uns ont eue dès cette terre. Après la blessure, lorsque vous vous trouverez seul, il ne faut pas que vous vous enfermiez dans votre solitude, sinon elle serait un prélude de mort. Il n'y a pas de solution pos­sible pour l'isolé, il ne faut pas qu'elle fasse de vous un monstre contre nature. Nous nous sommes rapprochés de l'infini en en faisant plus totalement partie, mais ne prenons pas ces instants pour Dieu Lui-même. Ne confondons pas la lumière et ses reflets. Ceux qui ont vécu ces instants jusqu'à l'amour, jusqu'au beau, peuvent-ils éviter que leur expérience ne se perde dans la mort ? Non, la mort n'est pas l'aboutissement obliga­toire de ceux qui entrevoient Dieu par des chemins interdits, par des chemins terrestres. N'oublions jamais que peut intervenir une grâce de Dieu parfois si totalement gratuite. 95:74 De toutes façons, nous devons tâcher de provoquer cette grâce en aimant et en servant Dieu. Pour les autres, nous pouvons seulement tenter de leur montrer la voie sur laquelle Dieu se trouverait obligé de les aider. Non, il ne faut pas pécher contre l'espérance, surtout au moment où l'on vient d'apercevoir la vie. Il ne faut pas que l'infini perçu tue l'éternité sans laquelle il perd tout son sens. Il ne faut tout de même pas oublier la contradiction qui subsiste entre ces deux mots : instant d'infini. Les chemins terrestres parcourus peuvent être très beaux, nous sommes, tout de même, enfants de Dieu, mais le bonheur qu'ils nous procurent sera toujours intercalé de souffrances qu'il ne faudra jamais aimer comme le font nos romantiques, ou alors, comment guérir ? Et il faut guérir. Les seuls qui périront seront, sans doute, ceux qui auront accepté de ne pas guérir, qui auront abandonné la lutte et auront accepté la mort. Je ne suis guère inquiet pour ceux qui n'abandonnent jamais la recherche. Pour ceux-là, comme le disait saint Thomas, Dieu enverrait plutôt un ange que de risquer de les abandonner. Il faut des années pour admettre cette idée si vraie, mais tout d'abord si cruelle, pour un être qui a aimé avec tout ce qu'il a de plus beau en lui-même, avec toute sa pureté, avec toute sa certitude dans le beau et dans le bien. Cette certi­tude ne doit pas cesser, mais son objet ne doit plus être le même. Voici l'idée si vraie que nous dit Charles Maurras dans *L'Avenir de l'Intelligence :* « Il arrive qu'un de ces frag­ments éphémères, hypertrophiés, devient *le meurtrier des autres* ([^19]) ; il ne peut même plus supporter la pensée des instants à vivre s'ils ne sont identiques à lui, s'ils sont autre chose que son propre prolongement, et l'être à ce degré de despotisme n'aspire plus qu'à s'anéantir... On y peut voir, toucher comment une anarchie profonde défait une per­sonne aussi exactement qu'elle décompose un style ou un art, une pensée ou un État. » Il faut retrouver la vie, la vraie, et non les apparences fugitives qui nous échappent sitôt créées. 96:74 Au fond de nous-mêmes, tout au fond, croyez-vous que nous n'avons pas toujours su que pour gagner sur terre, il fallait tricher un tant soit peu ? Chez tous les grands tricheurs du monde qui ont gardé une certaine sincérité, il est rare de ne pas trouver au moins une ligne dans leurs œuvres qui ne les trahisse, qui n'avoue leur échec, impossible à cacher totalement. Zarathoustra lui-même nous dira : « Va dans la solitude avec mes larmes, ô mon frère, j'aime celui qui veut créer plus haut que lui-même et qui périt ainsi. » Dans cette recherche de l'éternel, il ne faut pas s'arrêter trop tôt en croyant les réponses terrestres, procurées par l'Art ou par l'Amour, suffisantes, valables pour éternelle­ment toujours. Pour les croire suffisantes, il faut tricher. Rien n'est absolu sur terre, mais on peut obtenir le maxi­mum de ce que le créé peut nous faire entrevoir de son Créateur. Par moment, il est possible d'obtenir beaucoup plus que l'ensemble des hommes et que dans l'ensemble de notre vie. On entrevoit l'infini, on en fait momentanément partie ? La chose est, je crois, certaine ; il ne s'agit pas d'illu­sion. La clarté de certaines nuits est inoubliable. Ceux qui ont vécu de ces instants ne peuvent le nier si ce n'est par un sentiment de haine pour ce qui les a détruits. Là est le danger. Ayant vécu par ces instants plus que, le commun des mortels, plus que ce que l'on avait pu connaître soi-même précédemment, on est ébloui. « Là est la vérité », dit-on. C'est une extase de demi-dieux. Et l'on se croit Dieu, on oublie que deux demi-dieux ne sont pas Dieu. Ils ne sont pas *un* pour éternellement toujours, malgré la plainte de « l'ombre double » des deux amants du *Soulier de Satin :* « Et pourquoi, m'ayant créée, m'ont-ils ainsi cruellement séparée, moi qui ne suis qu'*une*... comme si en moi, par un côté, d'eux-mêmes, ils n'avaient pas cessé de connaître leurs limites ? » On est condamné à renouveler ces instants pour ne pas s'être trompé, et pourtant demain ces instants ne seront plus. Rien à faire à cela. Il aurait fallu que ce soient des instants éternels, que ce soit un perpétuel présent. L'amour nous complète horizontalement, si je puis dire, en repoussant nos limites, à un moment donné. Il ne répond tout de même pas totalement à notre question, il ne nous complète pas personnellement dans le temps, et un jour nous nous retrouverons seuls. Dans l'ordre de l'homme, c'est tout de même la plus belle réponse pour ceux qui savent garder la pureté dans l'amour. 97:74 C'est l'amour qui nous donne le plus de clarté sur l'éter­nité ; parfois, nous touchons au mystère de la vie. Il ne nous donnera pas l'explication, la connaissance de l'énigme, mais il nous rend complice de l'éternité. On n'en comprend rien de plus et là est le danger, mais on en fait plus totalement partie. Le jour où l'on tient un être aimé dans ses bras et qu'il vous dit qu'un enfant sera, ce jour-là, notre temps lui-même est vaincu. Qu'y a-t-il de plus beau pour un homme que de sentir dans sa large main le ventre d'une femme aimée où il perçoit les premiers mouvements d'un être ? Il n'y a rien de plus simple, rien de plus pur, rien de plus infini que cette complicité avec l'Éternité. On est écrasé par tant de simplicité. Toujours en nous, nous pouvons garder cette lumière. Heureux celui dont le plus doux mot de sa femme aura été celui-là, ce don de vie. C'est à genoux qu'il faut se mettre et avouer que nous faisons partie de quelque chose de splendide, que nous en sommes seulement un instrument sans en être l'auteur. Ici, même verticalement, nous avons vaincu nos limites, c'est pour cela que l'amour est ce qui éternise le plus sur terre, mais pour nous-mêmes la question n'a pas eu toute sa réponse. L'amour doit être la vie elle-même. Il ne faut pas réduire l'amour à un simple plaisir, à un simple dégoût. L'acte charnel dépasse la chair. Ce n'est pas étonnant puisqu'il provoque la naissance d'une âme. Nos deux corps ne pre­naient-ils pas la forme de l'esprit ? « C'est folie de croire que l'acte par lequel nous vivons, par lequel s'exprime l'amour et se perpétue la race, est un acte honteux ([^20]). » Il est certain, tout de même, que les hommes ont la liberté de transformer l'amour en un acte de mort. Comme chaque chose peut être soit le bien, soit le mal ! L'amour doit être et peut être l'acte le plus simple, le plus complet, le plus pur, le plus beau, le plus plein de vie. Mais aussi, il peut être le plus impur, le plus rempli de vide, de néant et de mort. Quel dégoût ! L'odeur de la mort qui rôde, contourne sa proie, la lèche, la suce jusqu'à l'os du sque­lette et qu'on entrevoit dans des actes ou la beauté devient laideur, où l'esprit devient matière, où la vie se transforme en mort. 98:74 Même lorsque nous avons su vivre bellement l'Art et l'Amour, il ne faut pas oublier qu'ils n'ont pas leurs propres fins en eux-mêmes. Ils peuvent être un moyen, un chemin au moment où l'on reconnaît qu'ils sont cela et seulement cela. Tout amour mène à la mort lorsqu'il contredit la fin pour laquelle nous avons été créés. C'est une alternative. Il n'y a pas de solution intermé­diaire : ceux qui n'ont pas rencontré Dieu, tôt ou tard, ne trouveront que la mort. Quelle que soit la beauté de leur chant, ils ne pourront totalement cacher ce qui leur manque. L'amour humain ne pourra pas finalement nous retirer du clan de la mort si nous ne le rattachons pas au char qui mène à l'Éternel. Je préfère ceux qui s'accrochent à une « bouée de sauvetage » pour ne pas périr tout de suite, mais c'est insuffisant. Il faut se fier à Dieu pour vivre éternelle­ment en Lui. Vouloir vivre seul, c'est accepter de mourir, et cela on ne doit jamais l'accepter. François SAINT-PIERRE. 99:74 ### Mort d'un activiste par Jean MADIRAN CE TITRE EST ANODIN et n'attire même plus l'attention. Il en est mort tellement, depuis deux ans, et de tant de manières. Des morts volontairement inaperçues, on détourne la tête, on parle d'autre chose. Il ne faut pas réveiller l'aigu remords algérien, que l'on a refoulé dans le subconscient. On nous invite à tourner la page ; et en même temps on proclame qu'elle est tournée : mais jamais assez tournée sans doute. Cette page déclarée tournée, c'est une page qui ne tourne guère, qui demeure ouverte sous nos yeux, et l'on baisse les yeux, on n'ose y porter le regard. Refoulé dans le subconscient, l'aigu remords algérien y pourrit silencieusement. Silencieusement, il empoisonne les consciences. C'est la maladie honteuse de la France, qu'on ne veut même plus nommer. Il serait si commode de se laver du péché sans le reconnaître : en l'oubliant. Et puis, qu'est-ce donc qu'un activiste ? L'activiste peut bien mourir n'importe comment, on ne veut point avoir souci de ces gens-là. Ils ont une lèpre, et qui s'attrape. Per­sonne n'est à l'abri. On peut devenir « activiste », aux yeux de l'opinion de masse, par contagion imprévue, d'ailleurs organisée. Nous vivons sous le régime de la *loi des suspects,* dont le propre est que personne n'y est invulnérable. Mais non pas un régime juridique de loi des suspects : un régime psychologique, un régime de suspicion psychologique, de menace Psychologique, de contrainte psychologique. Avec des ramifications et adaptations diverses selon le temps et le lieu. Dans la communauté chrétienne, ce qui fait accro­cher, au cou la clochette des lépreux, pour organiser le vide et la crainte autour du contagieux, C'est plutôt l'étiquette « intégriste ». La suspicion d'intégrisme est l'équivalent psy­chologique du lynch. « Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes » : cette maxime de la pastorale nouvelle et de la théologie mission­naire telle que les enseigne l'École du Serf a son analogue dans la société civile. Les activistes sont les pires ennemis de l'État, plus dangereux que les communistes. Partout les communistes cessent ainsi d'être l'adversaire principal. 100:74 Par un emprunt manifeste, et d'ailleurs conscient, aux méthodes communistes elles-mêmes, on désigne partout un plus grand péril qui ne soit pas le communisme. Les communistes deviennent des alliés possibles contre cet ennemi principal, explicitement déclaré « plus dangereux que les commu­nistes ». Même quand elle s'accompagne de mesures con­crètes, inquisitoriales dans la société ecclésiastique, policières dans la société profane, néanmoins c'est dans son essence une guerre psychologique : elle tend à frapper d'intimidation, d'inhibition morale, de paralysie mentale ceux qui voudraient résister, au moins mentalement, à l'immense conformisme du « sens de l'histoire » marxiste et de la « construction du socialisme ». Cet immense confor­misme est tombé comme une chape de plomb sur les esprits d'Occident. Il n'est pas tombé du ciel comme une pluie d'orage : il a été fabriqué de main d'homme par « l'infor­mation » -- l'information de masse, bien entendu, la nou­velle forme de l'obscurantisme et du despotisme. Il ne faut même pas nommer l'intégrisme, il ne faut même pas nommer l'activisme, sinon pour les flétrir comme intrinsè­quement pervers, leur refuser toute circonstance atténuante, leur ôter tout visage humain. Par réflexe conditionné, l'intégriste et l'activiste sont considérés comme sans droits, méritant par définition les pires traitements sans que jamais l'on puisse dire qu'une injustice ou un excès a été commis à l'encontre de tel d'entre eux. Supposer qu'un activiste, ou qu'un intégriste, puisse encore être « sujet de droits », c'est une vue toute théorique qui ne doit évidemment avoir aucune conséquence pratique. Supposer qu'un activiste, ou qu'un intégriste, puisse être victime d'une injustice, c'est un non-sens, et celui qui s'aventure à l'énoncer est aussitôt englobé, lui-même dans la suspicion mortelle d'intégrisme, ou d'activisme. Tout ce que l'on continue à raconter sur la morale, le droit, la justice, la charité s'entend *exception faite des plus pauvres,* le pauvre le plus pauvre, le plus méprisé, le plus abandonné de notre société étant aujourd'hui l'acti­viste dans la société profane, l'intégriste dans la société religieuse. La charité, la justice, le droit, la morale sont devenus en fait cette abominable et pharisienne clause de style, qui vaut au profit de ceux qui s'en moquent mais qui ne vaut pas pour la protection de ceux qui en auraient le plus besoin. Cette déréliction, honte de la communauté chrétienne, déshonneur de la communauté nationale, nul ne sait d'avance quand et comment il peut en être frappé ; mais personne n'est assuré d'y échapper. 101:74 Voici par exemple que le professeur Mandouze, triom­phant dans la défaite de la France, et par elle rentré en maître dans l'Université d'Alger, désigne et dénonce des activistes nouveaux. Je lis dans *La Nation française* du 27 mars que ce penseur et prophète de la défaite algérienne se transforme en visiteur apostolique, montre du doigt *La France catholique* et *L'Homme nouveau* sur la table de presse de l'église, et apostrophe le curé : « Comment se fait-il que vous vendiez encore des journaux activistes ? » Il est parfait, ce professeur Mandouze, dans ses applica­tions personnelles de l'augustinisme politique. Oui, comment se fait-il que l'on n'ait pas « encore » interdit, emprisonné ou fusillé les « activistes » déchaînés, subversifs et assassins qui manifestement dirigent *L'Homme nouveau* et *La France catholique*. Quand le professeur Mandouze sera devenu, à Paris, ministre des Cultes et de la Police d'un gouvernement d'ouverture à gauche, on terminera sans doute, non sans bénédictions venues de haut, la besogne si bien commencée. \*\*\* Mort d'un détenu activiste... C'est le titre anodin paru dans un coin de *La Croix* du 5 mars ; et l'on n'en parle plus. C'était le commandant Casati. L'éditorial de *La Nation française* disait le 6 mars : Malade depuis la mi-février, à la Santé, où il avait été détenu treize mois sans que le Pouvoir osât faire son procès, il n'y reçut aucun soin (...). Une nuit, sur intervention de ses camarades, on décida enfin de le transporter à Fresnes. Là il reçut des soins normaux et parfois dévoués. Mais samedi la gravité de son cas parut exiger le trans­port à l'hôpital Cochin. Ce *prévenu* (supposé innocent), ce grand malade était si dange­reux qu'une escorte motocycliste devait l'accompagner ! L'escorte fut demandée à 1 heure de l'après-midi ; elle arriva à 7 heures. A 7 h. 1/2 notre ami, reconnu en danger, maintenu en danger faute d'escorte, rendait sa belle âme à Dieu (...). *La Croix* de lundi écrivait pudiquement à son propos : « Nous savons que les formalités administratives se concilient mal parfois avec certaines urgences. » 102:74 Reportons-nous donc à *La Croix* de ce lundi-là, c'est-à-dire datée du mardi 5 mars : *Mort d'un détenu activiste*. -- Le com­mandant Casati, arrêté l'an dernier dans une affaire d'activisme, en même temps que le colonel de Sèze, M^es^ Pirche et Martin-Dupont, est mort samedi soir à l'hôpital central des prisons, à Fresnes, où il avait été transféré quarante-huit heures auparavant. Il avait quarante-deux ans. Nous avons peu de renseignements sur les conditions dans lesquelles a été décidé l'envoi du malade à l'hôpital, mais nous savons que les formalités administratives coïncident mal, parfois, avec certaines ur­gences, et qu'en plusieurs circonstances récentes, l'hospitalisation des détenus ou détenues a été trop tardive. Ce n'est donc pas un accident, mais plutôt une habitude. *La Croix* le sait. Elle écrit : « Nous savons. » Elle le constate et elle l'énonce : « En plusieurs circonstances récentes, l'hospitalisation des détenus ou détenues a été trop tardive. » C'est une habitude qui ne mérite certainement pas un communiqué des autorités morales. Ni un sermon à Notre-Dame. Il ne s'agit que d'activistes. \*\*\* Si l'on traite ainsi des hommes qui sont de simples prévenus, c'est-à-dire *obligatoirement présumés innocents*, comment donc traite-t-on ceux qui ont été *à tort ou à raison reconnus coupables ?* A moins qu'ils ne soient condamnés à mort ; dans ce cas c'est probablement Philippe Ariès qui a raison : « Condamné à mort, toutes les ressources de la médecine auraient été vite requises afin qu'il ne meure pas avant qu'on puisse le tuer à froid dans une aube clandestine ([^21]). » Il y a, en effet, des précédents. \*\*\* 103:74 Qu'avait *fait* le commandant Casati ? Nous n'en savons rien. Nous ne le connaissions pas -- et nous regrettons de ne l'avoir pas connu. Nous savons qu'après treize mois de détention il n'était pas encore jugé. Quand on se souvient des ressources de certaines procédures actuellement en vigueur, on peut au moins supposer que son crime n'était pas absolument manifeste. De toutes façons, il ne sera plus jamais jugé maintenant. Devant la justice des hommes, il est éternellement non condamné, éternellement innocent. Le chef d'escadron Robert Casati ne m'avait jamais écrit. Mais, quelques jours avant sa mort, le 12 février 1963, il écrivait aux « Compagnons d'Itinéraires » : MESSIEURS, Actuellement détenu à la Santé, je suis abonné à *Itinéraires* depuis 1958. J'ai fait connaître notre revue à pas mal de camarades qui l'ont considérablement appréciée, Mais je ne puis faire circuler ici le numéro que je reçois autant qu'il serait souhaitable, le prêtant depuis longtemps à plusieurs amis, libres. Aussi je viens bien simplement vous de­mander si je puis bénéficier d'un abonne­ment supplémentaire, gratuit celui-là, des­tine à la prison. Cet abonnement me serait également envoyé à mon domicile privé en raison des chikayas de la censure. Je vous demande de dire \[à ceux qui rédi­gent *Itinéraires*\] toute ma gratitude pour tout ce qu'ils m'apportent. Dans certaines circonstances on est particulièrement sen­sible à l'essentiel. Je vous prie, Messieurs, de croire à ma sincère union de pensée et de prières avec les Compagnons d'Itinéraires. Voilà un ami que nous ne nous connaissions pas. Nous avons appris en même temps et son existence, et qu'ils nous l'ont tué. Officier de la Légion, il avait fait l'Indochine et l'Algérie. Il était officier de la Légion d'honneur, croix de guerre 1939-1945, croix de guerre des T.O.E., croix de la valeur militaire. Il avait quarante-deux ans. 104:74 Abonné d'*Itiné­raires* depuis 1958, il pensait de la revue ce qu'on vient de lire et, même prisonnier, malade, à quelques jours de mourir faute de soins, il s'occupait de la faire lire autour de lui, dans le monde de ceux qui sont prisonniers et dans le monde de ceux qui ne le sont pas. \*\*\* Jean Bastien-Thiry était un abonné à peine plus récent : depuis mars 1959. De lui je ne puis rien dire, je ne sais rien. Je sais seulement qu'il s'était réabonné en 1960, en 1961, en 1962. En mars 1963, au moment de l'aviser mécanique­ment que son abonnement arrivait à échéance, nous avons découvert et reconnu son nom. Je ne vais pas l'annexer, j'ignore ce qui l'intéressait dans la revue, ce qu'il y approu­vait, ce qu'éventuellement il y désapprouvait. Mais je ne vais pas renier cet abonné inconnu et fidèle, surtout à cette heure où il n'y a pas tellement de monde pour le réclamer. Je cons­tate simplement qu'il se réabonnait avec régularité : à ce titre il était et demeure des nôtres, il était et il demeure membre de notre communauté de prière. Pour entrer dans cette famille spirituelle, il n'est demandé ni billet de con­fession ni diplôme officiel d'obéissance inconditionnelle. Le dernier vendredi de chaque mois les rédacteurs, les lecteurs, les amis de la revue *Itinéraires* vont à la messe dans leur paroisse, ou là où ils se trouvent, priant les uns pour les autres et aux intentions de l'œuvre de réforme intellectuelle et morale entreprise par la revue. J'informe ici tous nos amis que Jean Bastien-Thiry a droit à nos prières à ce titre et ce jour-là aussi. Nous ne le renions pas ; nous ne l'annexons pas, car sa mort exemplaire, le chapelet à la main, appartient à la France, et à l'Église. *Memento etiam Domine famuloruin famularunique tuaruin qui nos praeces­serunt cum signo fidei...* \*\*\* Souvenons-nous aussi des prisonniers, de la grande misère des prisonniers. Dans *La Nation française* encore -- c'est un journal qu'il faut lire, si l'on veut savoir -- je lis le 27 mars la lettre d'un jeune homme de DIX-NEUF ans condamné à VINGT ans de réclusion. Il se nomme Patrick Edel. Dans une lettre qui fait honneur aux Scouts de France, il écrit (au Garde des Sceaux) : 105:74 Je vous écris pour vous faire part de ma stupéfaction devant un verdict qui me condamne à vingt ans de bagne, soit cinq ans de plus que le général Challe. Vingt ans de réclusion criminelle, plus d'années que je n'en ai vécu, puisque je viens d'avoir dix-neuf ans. Je tiens à faire connaître que pour moi cette condamnation est la négation absolue de toutes les valeurs morales, de toute l'édu­cation scoute et chrétienne que j'ai reçue : formation qui m'avait donné le sens de la patrie, de l'honneur, de la loyauté, de la cha­rité, de la solidarité, de l'engagement pro­fond et total. « Aimer c'est participer », a écrit Saint-Exupéry. SERVIR est la devise des Routiers Scouts de France. Et ce que j'ai fait pour l'Algérie française -- gestes symboliques, nullement meurtriers -- nous l'aurions fait pour l'Alsace-Lorraine comme nos pères l'ont fait pour la France de 1940 à 1944. M. l'Avocat général lui-même n'a pas hé­sité à rejeter d'emblée les valeurs dont je me réclame, en me jugeant -- il l'a dit -- (me condamnant par là même) « irrécupérable » pour la société, une société où ces valeurs sont certainement abolies, puisque vingt années de réclusion criminelle ont été re­quises pour me « rééduquer ». Je ne serai donc jamais saint-cyrien, comme je l'avais toujours souhaité, mais puisque vingt ans de réclusion criminelle ont paru nécessaires à ma rééducation, j'espère quand même « m'instruire pour vaincre ». Encore faudra-t-il que ce jeune homme de dix-neuf ans, condamné à vingt ans de réclusion criminelle pour avoir accompli des gestes symboliques et nullement meurtriers, ait une bonne santé. Le chef d'escadron Robert Casati, qui avait fait la guerre 1939-1945, et l'Indochine, et l'Algérie, qui avait survécu aux fatigues, aux combats, aux blessures, n'a pas survécu à l'efficace absence de soins lorsqu'il fut malade en prison. Et *La Croix* le sait et nous en a avisés : « En plusieurs circonstances récentes, l'hospitalisation des déte­nus ou détenues a été trop tardive. » \*\*\* 106:74 J'ai lu comme vous avez lu, ou comme vous allez lire, dans le présent numéro, la grande étude d'Henri Charlier, où il rassemble toute sa pensée sociale en forme d'appel aux jeunes Français. Son esprit est l'esprit même de la revue *Itinéraires*. C'est un esprit pacifique, et de travail, nullement un esprit de combat politique. C'est l'esprit même de la ré­forme intellectuelle et morale à laquelle nous travaillons, et qui consiste à commencer par soi. Ce que dit Henri Charlier, nous le croyons profondément : «* Jeunes gens qui fondez une famille, qui prenez un métier ; simplement en élevant vos enfants chrétiennement, en pacifiant votre métier, vous transformerez la constitution de la société civile. *» Nous croyons ce que dit La Tour du Pin, cité par Henri Charlier : «* Les transformations de la société civile finissent par s'imposer à l'État. *» Nous suivons Henri Charlier quand il dit : «* Pauvres hommes politiques ! Quelle tâche est la leur, qu'ils paient chèrement leur autorité d'un jour ! N'essayez pas de la leur enlever, Dieu les mène malgré eux. Il tire le bien du mal. *» Nous ne sommes pas des hommes politiques. Notre travail est de contribuer à la restauration de mœurs chrétiennes dans la pensée et dans la vie de chaque jour. Placés où nous sommes placés, nous n'avons pas autre chose à apporter au lecteur. Et un homme d'action comme le chef d'escadron Robert Casati nous écrivait à la veille de sa mort que cela est bien « l'essentiel ». A cet officier de la Légion, à ce combattant de toutes les batailles, l'étude attentive et la diffusion ardente de la revue, auxquelles il apportait tant de soin et de générosité, ne paraissaient nullement Une tâche chimérique, inutile ou inactuelle. Mais nous vivons dans une société d'injuste contrainte, quelquefois physique, toujours psychologique ; et dans une société de mensonge. Le mensonge et la contrainte injuste viennent d'en haut, empoisonnant de proche en proche jus­qu'à l'air que nous respirons. Saint Jean-Baptiste, qui avait la mission sacrée de préparer les voies du Seigneur, ne s'en détourne qu'en apparence lorsqu'il s'élève contre le crime de son temps, le crime au sommet qui scandalise et pervertit le peuple entier : il fut exécuté pour cela, il fut martyr pour cela, et ce n'était point en dehors de sa vocation et de sa tâche. Ceux qui aujourd'hui sont nos guides spirituels ne suivent pas en cela l'exemple de saint Jean-Baptiste ; ni celui de saint Ambroise ; ni celui de tous les saints qui se sont trouvés en face d'une situation semblable. Nous sommes certes « trop petits personnages », comme dit Henri Charlier, pour pouvoir suppléer leur carence. Nous pouvons du moins exprimer notre pensée telle qu'elle est. 107:74 Nous tenons pour faux-semblants, illusions ou impostures les « valeurs » de la politique actuelle, qu'il s'agisse de la poli­tique du pouvoir temporel ou de la politique ecclésiastique qui lui est conjointe. Ce sont tantôt de fausses valeurs, et tantôt de vraies valeurs invoquées faussement. Dans l'ordre des idées générales qui sont imposées à l'opinion de masse comme les grandes vérités de la politique présente, nous ne croyons à peu près rien de ce que l'on nous dit officiellement. Nous ne faisons aucun procès politique à la politique du jour, c'est sa conscience et c'est son âme qui nous sont étrangères. Nous ne prêchons aucune insoumission révolu­tionnaire. Nous voyons assurément qu'il peut sortir quelque bien du mal lui-même. L'abaissement des factions politiques, et des syndicats fonctionnant comme des factions, fait le vide : un vide où peut s'installer un totalitarisme plus ou moins durable ; ou bien un vide où pourront enfin se déve­lopper de véritables corps intermédiaires. L'ambiguïté, pour le moment, est totale. De même, le relâchement dangereux de l'alliance atlantique peut aider par accident à l'unité et à l'indépendance nécessaires de l'Europe ; il peut aussi la livrer, désunie et non défendue, au communisme. Les nations chrétiennes d'Europe sont menacées de l'intérieur : elles sont travaillées, du côté catholique, par l'organisation systématique d'une ouverture à gauche qui est calculée, comme en Italie, pour une symbiose monstrueuse avec le marxisme. L'Allemagne d'Adenauer est le pays le mieux dé­fendu contre ce péril : mais l'Allemagne d'Adenauer s'efface, et l'Allemagne d'après Adenauer, avec un visage inconnu, est pour la fin de l'année. La France d'après le présent laminage moral est pour quand, et avec quel visage ? Nous ne plaçons aucune espérance en un pouvoir amoral, asocial et cruel. Nous le considérons comme un châtiment sur la France, et nous prions Dieu d'abréger l'épreuve. Sans le vouloir, car il ne connaît et ne veut ni l'un ni l'autre, ce pouvoir aura pré­paré les voies du meilleur ou celles du pire : les deux d'ail­leurs peuvent survenir ensemble, étroitement mêlés, comme il arrive souvent. Maintenant c'est le temps de l'épreuve et le temps de l'attente. Dure vigile. Dans l'Église aussi, d'une autre manière. *Resistite fortes in fide*. A la grâce de Dieu. Jean MADIRAN. 108:74 ### Images d'Algérie *III. -- L'Indépendance* par Dominique DAGUET Les deux premières parties de ces « Images d'Al­gérie » ont paru dans les numéros 72 et 73. L'INDÉPENDANCE. Quel éclatement de folie, quel roule­ment dans toute la ville, l'explosion d'un délire fanatique, les chants multipliés qui mettaient sur les visages accumulés comme des pierres sèches au bord des chemins les rides de la haine enfin victorieuse, la tristesse des âmes hagardes ballottées de rues en rues par les cris et les hurlements, la fixité étrange sur les lèvres de l'hébé­tude mêlée à la densité des cris, l'angoisse hallucinée et triomphante dans les yeux tandis que les gorges et les bouches clamaient une sauvage rumeur. Ah ! l'indépendance, oui, le jour était venu, et cette ivresse, dans le même temps, suscitée par sept ans de persuasion et de violence, sept ans de retenue et de crainte... 109:74 Ah ! comme ce flot humain déferlait, dans l'éclaboussement des corps frénétiques tels des pantins de cuivre, le ruissellement des couleurs sous le soleil solidifié, vagues nombreuses et agitées de mouvements multiples, dans le grand et incessant vacarme scandé d'explosions et de rafales, de ces you-you des femmes, barbares et lointains comme des mirages, durs et lancinants tout à la fois. L'Indépendance. Nous avons fui sous le soleil, nagé dans cette eau libre où le bruit enfin s'apaisait, exercé jusqu'à la fatigue nos forces ; nous avons tenté de nous retrouver, de boire : qu'y avait-il ? Cette agitation, ce tumulte de mots, cette frénésie nôtre pour conquérir dans l'ivresse ou la fatigue comme un oubli, un éloignement. Le monde autour de nous se figeait dans le bourdonnement de la folie, et nous savions que l'aube se levait, mais nos yeux n'apercevaient que l'ombre et la nuit. Les larmes proches de nos yeux comme proches des yeux de femmes. Au fond de nous, informulées, la honte, l'angoisse. Ainsi, nous en étions là ? Tant de morts, tant de fautes, tant de péchés, mais aussi et surtout tant de vivants blessés, tant d'enthousiasmes trompés, tant de vies rendues dérisoires. Mais aussi, et sur­tout, cette plaie ce jour-là venue sur le visage de la patrie. Nos mains impuissantes, et la femme aux fleurs de lys mutilée, sacrifiée à des idoles mensongères. Palpables dans l'air respiré, la haine, les paroles de mépris, les rires de dérision ; évidents les signes de notre abaissement. Ou bien nos yeux et nos lèvres sont d'une autre couleur ou d'une autre voix : pourquoi en nous si sensibles la défaite et l'humiliation, si fort le sentiment d'être témoins d'un crime, si vibrante la certitude née un jour de fête de la Vierge, et maintenant sûre aux larmes d'une mort dont la foi et la simple jeunesse auraient pu avoir raison ? Que faire de tant d'amertume -- j'écris des litanies, je dresse des listes, je dis des supplices, et seuls me croiront ceux qui savent déjà, et qui n'ont pas besoin encore qu'on leur dise, ceux qui avaient prédit, dans un désespoir prémonitoire, ceux qui ont été témoins et qui de même l'ont écrit. Le petit nombre de ceux qui n'oublient rien et dont la voix encore fêlée agace les dents de tout un peuple, sen­sible aux variations du temps et de l'or, mais sourd aux rumeurs sanguinaires, mais aveugle devant les monceaux de cadavres, mais sans mémoire lorsqu'il y eut promesse. \*\*\* 110:74 On va me dire sans doute que je me laisse emporter, que ce n'est que violence d'inexpérimenté : mais écoutez ce harki, dans la région de Miliana, qui repartit chez lui dans le mois de juillet afin de voir sa famille et de la protéger et qui connut une atroce torture, n'est-ce pas violence abusive ? Saisi par les gens du F.L.N., attaché au centre d'une place publique, il eut la chair découpée au-dessus des seins : et l'on venait mettre les mains dans ces plaies jusqu'à toucher les os. Ensuite on découpait des lanières de chair dans ses cuisses, on les lui faisait manger, et pour éviter l'infection des plaies -- cela se passait au mois de juillet, dans le fort de l'été, et que l'on pense aux vols de mouches, aux guêpes et autres insectes -- on cautérisait au fer rouge. Ce harki vécut ainsi presque une semaine, témoin épouvantable de la barbarie -- mais dans quel désert ! -- victime affreuse de l'abandon ; cet homme nous avait donné sa confiance, et son supplice doit être pour nous le signe de notre honte. Il avait été un excellent harki. Voilà ce que nous avons laissé faire. Il y en eut tellement... On pourrait raconter de ces faits des centaines de pages. Près d'Orléansville, un sous-officier musulman, bon sous-officier, bon Français, part en per­mission, malgré les mises en garde, pour lui aussi tenter de sauver sa famille : les fellaghas le prennent, lui arrachent les yeux, l'attellent à une charrette d'âne qu'il traîne pendant quatre jours, sous les coups, les crachats, sans même un peu de nourriture. La foule est là qui contemple cette passion : frère contre frère, sous la pression de la crainte, devant la gueule avide des canons. A la fin l'épuisement de ce sous-officier est tel qu'on l'achève d'une rafale. Je donne cet exemple, mais ceux-ci sont aussi tragiques ces anciens harkis flagellés sur les places publiques ; ceux qui furent, les yeux crevés, promenés nus attachés sur des ânes pendant qu'une foule de fanatiques venait, quelquefois sous la menace, cracher sur eux et les fouetter ; ceux qui furent sodomisés, fouettés et jetés les mains liées au fond des oueds ; ceux qui virent leur femme et leurs enfants souillés et massacrés avant que de tomber sous les balles ou les couteaux, tous ceux-là, dont le nombre est immense, et qui forment la couronne d'épines d'un pays dont l'âme est tenue sous les fers... Un pays qui n'a pas l'esprit libre ni les mains, quoi que les satisfaits puissent dire. Un pays qui, s'il est ressaisi par le génie du renouveau, l'est bien plus, et hélas ! par le génie morbide de l'humiliation. \*\*\* 111:74 Ainsi voici venu le temps du chaos : et varient les spec­tacles. La contemplation de la mort est dure et il faut porter ailleurs le regard, mais il nous faudra redire les tortures et les supplices. Les militaires français ont commencé par se croiser les bras : alors ceux de l'A. L. N. ont déboutonné leur ceinture, célébré force mariages. Il se connut ainsi comme une sorte de racket à la vierge (des enfants de treize ans que parfois ils attachent pour mieux les violer : bêtes de somme, à la merci du mâle, esclaves dociles et sans défense). En regard me vient le souvenir de moghaznis qui commençaient, sous l'influence du chef de S. A. S., à respecter leur femme, à lui accorder quelques droits : même à en être fiers... Étrange période : on y volait des voitures à tour de bras, on mitraillait sans retenue, on enlevait pour rire et se dis­traire quelques Européennes, on massacrait du roumi et du harki, on contrôlait les forces françaises sur les routes, on se montrait insolent, superbe, bravache ! Eh quoi ! n'étaient-ils pas vainqueurs ? Vainqueurs, oui, ils l'étaient, quoi que disent les Ponce-Pilate qui se lavent les mains dans l'eau décolonisatrice. On se trouve impuissant, alors c'est le temps, ou bien les raisins sont trop verts. Raisons de lâches, ou d'imbéciles. Mais les morts, qui nous dira la raison de leur sacrifice ? Alors la terre du soleil s'est vidée de sa vie première : de l'abondance de ses hommes acharnés à l'ouvrage dans le sol. J'aurais voulu parler des récoltes, de la saisie de tout l'alimentaire par les soldats de l'A. L. N., de l'inquiétude sourde et craintive du peuple qui se souvenait... Souvent ce peuple se disait : nous allons aller dans la rue, et nous prendrons un drapeau français, et sur ce drapeau nous mettrons un morceau de pain. Devant nous, nous porterons le drapeau du F.L.N. et nous le lacérerons, tandis que nous marcherons derrière le drapeau français tenu bien haut et bien droit. Il disait cela, mais les rafales des mitraillettes avaient tôt fait de disperser ces pauvres gens -- à l'image de ce que des soldats français avaient fait un 26 mars, rue d'Isly. 112:74 Devant ces faits, les questions que nous nous posons ne sont que des questions bien décourageantes : mais à qui avons-nous livré cette Algérie, terre de chez nous et pri­sonnière désormais, et à qui profitera en définitive cette indépendance ? Oh ! certes pas au peuple, et c'est pourquoi nous crions à l'infamie. \*\*\* Mais tout allait bien, comme on va encore le voir : on a mis des pistolets ou des mitraillettes dans les mains d'en­fants d'à peine seize ans ; et ce qui restait de médecins a vu affluer les pseudo-soldats à balle dans le tibia, à balle dans le poumon, à balle dans la tête... Dans le même temps des mechtas se signalaient par de sourdes explosions de joie pour l'état de choses nouveau ; et le lendemain, en allant voir, on s'apercevait de cinq nouveaux cadavres ; quelque­fois c'était le fait de l'ignorance, plus souvent quelque ven­geance ou quelque exemple politique... Encore tout n'est pas dit -- sur les routes, puisque c'était la liberté, on y allait de tout son cœur et de tout son fata­lisme sur l'accélérateur. Et voici une histoire qui serait pleine d'humour dans d'autres pages : un véhicule verse, ô fatalité ! et voilà les occupants plus que blessés et presque morts. Ce véhicule transportait un chargement de pommes de terre et de melons : inexplicablement surgie du sol, toute une troupe se précipite vers le lieu de l'accident, ignore superbement les malheureux occupants, ratisse en un clin d'œil tout le comestible et disparaît sans plus attendre. Il est vrai : ce fut un temps bien singulier où l'on voyait tous les kilomètres quelques cadavres de voitures enroulés autour de pylônes, ou stupidement les roues en l'air au fond de quelque fossé... Mais la vie des gens, en dehors des crimes, des brutalités, des exactions ? -- Eh bien ! la vie des gens, comme vous dites, n'était guère facile : les nouveaux maîtres ne connais­saient que le langage de l'arrogance, de l'intérêt, de la bru­talité ; et du moindre employé de bureau au plus important responsable, chacun se croyait devenu « roitelet » investi et s'ingéniait à rendre difficile l'existence de ses « sujets », par des promesses honteuses, des négligences incroyables, une avidité sans mesure. \*\*\* 113:74 A nouveau, des images de douleur : de longues pages de mort et de larmes. Mais on me dit : une mort, c'est émou­vant, mais un si grand nombre, c'est déjà de la statistique. Mille morts ne touchent plus guère. Alors il y eut tellement de morts au-delà de mille, ces morts incalculables dont les cris au dernier souffle forment un long murmure sur les pentes sèches des djebels... Et je relis à nouveau une lettre envoyée à Paris au début de septembre, longue lettre qui redit avec d'autres mots la même lamentation : « *Nous voici plongés dans la nuit la plus noire, et cette nuit est traversée de cris et de larmes : cris et larmes dans le désert, dans ce pays aride et dévorant où manquent le cœur et la plus humble charité. Ainsi le pauvre, tout chargé de sa misère, physique, morale, engoncé qu'il est dans un abandon tel qu'il ne connaît plus ni l'espoir ni le rire, ainsi le pauvre, cet élu que notre peuple aurait dû accueillir les bras ouverts, le pauvre n'a rencontré et ne rencontre que mépris, injure et haine. De l'autre côté de l'eau, il se commet un péché si grave que le châtiment ne pourra man­quer de s'abattre, formidable sur notre peuple.* « *Ainsi personne, sauf quelques-uns perdus dans l'im­mense troupeau, ne veut entendre la terrible agonie des fidèles que nous avons trompés, la mort peu à peu de toute une partie lamentable d'une population qui avait osé croire en notre grandeur, réelle dans le passé quand saint Louis donnait tout ce qu'il avait promis, aujourd'hui trahie par le mépris des mots, par les deux visages de nos actes, par le mensonge, par la froideur inhumaine.* « *Aujourd'hui, 24 août, en la Saint-Barthélemy, veille de la Saint-Louis, voici ce qu'il me faut dire, ce qu'il me faut reconnaître, illustration monstrueuse de l'indifférence de notre nation. Il me faut parler d'un massacre, immense pré­lude peut-être au grand massacre qu'à tort ou à raison nous attendons ici : sept cent cinquante harkis, anciens mili­taires, goumiers et autres moghaznis, viennent de payer de leur vie, ces trois dernières semaines, dans la région de Téniet-el-Haad, le fait d'avoir servi la France.* » (On avait parlé, à ce moment-là, des jugements popu­laires qui avaient lieu dans cette ville, et la grande presse avait bien souligné que ceux qui passaient en jugement n'étaient condamnés qu'aux travaux forcés. Ce qui, paraît-il, n'est pas bien grave ! Mais ces travaux forcés-là ressem­blent aux bagnes barbaresques du temps de la course ! Et l'on oubliait à dessein que pour les condamnés à mort, il n'était pas besoin de jugement populaire...) 114:74 « *On les a donc rassemblés en cette ville, afin de les exé­cuter : certains furent promenés nus sur des jeeps, le visage taillé à coups de couteau, fouettés tout au long des rues, à la fin égorgés hors de la ville. D'autres l'ont été directe­ment dans les mechtas ; la plupart, après de multiples tortures, furent exécutés au pistolet mitrailleur, ensuite égorgés.* « *Sept cent cinquante gorges ouvertes d'une bouche in­humaine crient sur nous aujourd'hui ; une douleur forte de sept cent cinquante égorgements, mutilations de chair, a poussé une affreuse lamentation. Or notre peuple ne l'a pas entendue. La plainte n'a point franchi la mer.* « *Et je ne veux pas charger avec d'autres morts, avec d'autres violations du droit des hommes, cette nouvelle qui se suffit. Il y aurait encore cependant tellement à dire : quelle litanie fera l'horreur au terme du calvaire de cette province dans les chaînes !* « *Or sur la route, ce matin, un vieillard m'a salué. Quel signe dans la boue ! Chaque jour je me souviendrai de sa démarche hautaine quoique courbée, de son visage sombre, d'une gravité si douloureuse que son salut m'a paru d'outre-tombe. Un enfant, de sept ans peut-être, a imité son geste, plus loin, refusant ceux obscènes de ses compagnons et com­pagnes... Quelquefois en passant la grâce nous est faite ainsi d'un visage hors du réel, si beau qu'il est à lui seul une prière, un espoir ; mais ce matin je ne pouvais oublier, der­rière le salut du vieillard ou de l'enfant, les sept cent cin­quante gorges qui riaient leur mort nouvelle, d'un rire d'épouvante, râle, supplication, et pour nous silencieuse accusation. Que pour eux la parole du Coran ne soit point : l'âme des égorgés n'entre pas au paradis d'Allah.* » \*\*\* Il y eut un temps ainsi où les fossés de certains pays débordaient de cadavres, par exemple dans ce que l'on appelle la région des « trois B », près d'Orléansville. Ah ! quel silence alors il y aura, quand tous ceux qui tenaient à la France auront connu le prix de cet attachement ! 115:74 Cependant, quoi que nous en ayons, nous répéterons sans cesse cette histoire de peur et de sang dont nous avons été quelquefois les témoins. Et nous avons pu voir l'épouvante qui demeurait encore dans les yeux de revenants, d'échap­pés, enfin de sauvés, Cet ancien harki des environs de Téniet-el-Haad qui fit en une nuit, portant ses deux enfants, plus de quatre-vingts kilomètres afin d'éviter l'atroce sup­plice de nos fidèles... Celui-là qui vint un jour jusqu'à un cantonnement français, poursuivi par des gens du F.L.N. qui tirent sur lui sans l'atteindre, l'attrapent cependant au pied même des barbelés français ; un adjudant sort alors avec un maréchal des logis, empoigne le malheureux, le tire des mains meurtrières, pendant qu'au-dessus des têtes les Français tiraient pour impressionner et faire fuir les assas­sins... (On dit même que dans leur précipitation les fel­laghas, afin de mieux échapper, grimpèrent dans les arbres d'un cimetière voisin, abandonnant leurs armes et se dis­persant avec une vélocité remarquable ; tout de même, à la nuit tombée, ils enterrèrent deux des leurs, accompagnant la cérémonie de rafales d'honneur.) Mais encore comment oublier les sept cent cinquante gorges ouvertes criant leurs lamentations inhumaines dans les montagnes de Téniet-el-Haad ? A nous de faire franchir la mer à cette plainte, à tant de douleurs. Ainsi moururent les anciens harkis des Beni-Boudouane, l'ancien fief du Bachaga Boualam ; entre le 15 et le 22 juillet, vingt-huit d'entre eux furent égorgés. Près d'Affreville fut découvert un charnier de quarante cadavres. (Ce sont des renseignements donnés par des musulmans qui permirent cette découverte.) Mais encore un autre à Zeddine, à Lamar­tine : ainsi tout le long du Chéliff des restes de corps, sans compter tous ceux que firent disparaître les chacals. (Voici une image entre autres : deux cadavres dans l'oued Chéliff, l'un dans l'eau, gonflé comme une outre, pourrissant, les mains attachées derrière le dos ; l'autre sur la rive, exposé au soleil depuis au moins vingt jours, sec comme une momie, le crâne déjà découvert, mais la chair, sur le reste du corps, desséchée, repliée, tassée sur elle-même, le ventre ouvert par le bec des oiseaux. Ces deux cadavres, les mains attachées derrière le dos, avec une pierre au bout de la corde.) 116:74 Mais il y a autre chose : dans cette litanie du malheur, il me semble que je n'aurai jamais fini. On dit que dans toute l'Algérie, il y a eu peut-être vingt mille exécutions. Mais ce nombre est calculé par les prudents, les optimistes. Aussi ceux qui ne veulent pas faire de peine à Ben Bella. (Je me souviens ici de la parole d'un officier de l'A. L. N. à Téniet, après les grands massacres : que la révolution algérienne ne pouvait se faire sans quelques égorgements, que d'ailleurs la Révolution française, la Libération en France, etc. Et je connais des Français qui ne sont pas loin de penser ainsi : d'ailleurs ceux qui sont exécutés...) Vingt mille... Vingt mille morts : mais ce nombre n'est calculé que par ceux qui ne veulent pas croire au malheur, ou bien par ceux qui veulent vivre tranquilles leur vie sans remords ; mais il y a tant eu de victimes que les chiffrer paraît une gageure. Ces nombres certains que l'on pourrait donner ne sont presque rien. Nous n'avons plus d'informa­teurs sur la plus grande partie du territoire algérien. Tous les djebels nous sont interdits, et l'armée française de plus en plus réduite (aujourd'hui 85.000 hommes) se trouve de plus en plus en situation d'otage. Alors que préciser ? Nous savons seulement que, certes, il y en a eu vingt mille, puis­que les plus tranquilles l'avouent d'eux-mêmes. Mais je crois qu'il y en a eu beaucoup plus. \*\*\* Or cependant l'été resplendissant faisait monter de la terre toute une vapeur rose et légère qui effaçait en trem­blant la rigueur un peu sèche des monts de l'Ouarsenis, qui élevait comme des vagues les amples mouvements de la terre du Chéliff, et le soir venait une douceur après l'écra­sement brutal du jour... Nos yeux et notre esprit oubliaient l'horreur devenue pain trop quotidien, l'habitude d'elle nous était venue comme l'habitude du soleil et de son insou­tenable ardeur. Ainsi un jour ai-je vu le lac turquoise derrière le grand barrage de l'oued Fodda, au cœur des montagnes de l'Ouarsenis, et l'horizon était borné par les étranges den­telles d'une chaîne ironiquement appelée « la Brosse à Dent », et tout au-dessous, des pentes brûlées, des arbres secs, isolés comme de grands corps tragiques, un vert sombre ou de cendre, des plages d'un rose devenu pâle à force de chaleur ; encore n'était-ce que l'écrin pour cette beauté ardente dans le bleu, semée d'un soleil éclaté en mille gouttes de feu... Paysage trop vif et cependant tout en vibrante contemplation de soi-même ; qu'est-ce qu'une mort au centre d'un tel éclat, même un cri, fût-il de terreur, même ce jet de sang ? Ah ! certes, pays trop fort pour notre regard, trop dur pour notre tendresse : nous y devenions barbares. 117:74 Mais que dire de ces nuits sans lune, c'est-à-dire nuits de voie lactée, où je partais jusqu'au bassin dont l'eau nou­velle tenait toute la fraîcheur de la terre ? Un bain à ces heures, seul, dans une nage sans bruit, la fraîcheur elle-même bienfait, tandis qu'au-dessus paraît seulement cette pâleur des étoiles... Tout cela plaisir de roi, certes. C'est par tableaux que ma mémoire m'offre à nouveau ces terres devenues sépultures pour notre amour. Ainsi : une fillette d'une finesse extrême et tranchante, d'environ cinq ans, pieds nus, quelques vêtements très propres, son plus jeune frère sur le dos ; ou bien ce visage d'une jeune fille berbère vue entre deux feuilles de figuiers de barbarie ; encore ces gamins apeurés sur le chemin, serrés les uns contre les autres, et leur sourire quand ils virent que nous n'étions point si méchants ; à quoi bon ces rappels ? Ainsi que faire de cette image qui me revient souvent au regard des incendies de chaumes dans le Chéliff : une mul­titude de flammes courtes, à ras de terre, et qui progressent très vivement. La nuit en est toute bouleversée. De temps à autre un olivier s'enflamme, que le musulman, dans sa hâte et sa paresse, avait oublié de protéger ; et l'odeur étrange se répand, enivrante tel un encens. Le lendemain on s'aperçoit que le paysage est nouveau, offrant le con­traste entre les champs seulement brûlés par le soleil, et donc roses et mauves, et les autres, brûlés par le feu ; avec cette particularité : la cendre est plus abondante sur les lignes des anciens sillons, si bien que tous ces champs sont comme une peau de zèbre jetée sur le dos de la terre. Mais le présent ne permettait que rarement cette évasion irréelle : les nouvelles, les missions, tout venait nous redire la perpétuelle et lente agonie de notre ancien domaine... \*\*\* Ainsi à la radio entendions-nous parler de ceux d'Alger, et par exemple d'un certain Yacef Saadi -- aujourd'hui dis­paru de la scène politique et peut-être mort -- qui avait publié, nous disait-on, un livre sur les atrocités de la bataille d'Alger : lui, le bourreau d'Alger, venir sur les cadavres des nôtres cracher sa morale et son indignation, quand tant de gosses lui doivent le silence, quand tant d'hommes et de femmes lui doivent ou la mort ou la mutilation ! 118:74 Voilà que l'inventeur des attentats sur la Corniche, de la Cafétéria, du Milk Bar, des attentats sur les stades, des bombes dans les lampadaires, voilà qu'il accusait la France et son armée voilà que la radio de France reprenait sans même un com­mentaire l'accusation monstrueuse ! Nous avons il est vrai les accusateurs que nous méritons. Mais cet homme disait-il au moins pourquoi il était encore en vie ? Rappelait-il les noms des frères qu'il avait livrés pour sauver sa peau ? Cela aurait été un trop beau geste... Mais un matin encore une nouvelle presque dérisoire : en plein été, à la grande période où il faut conserver l'eau comme une denrée précieuse, les fellaghas de la Willaya IV avaient ouvert les vannes du barrage du Ghrib et presque vidé le barrage de retenue, dont la splendide réserve s'éta­lait sur presque vingt kilomètres... Ce lac alimentait en eau la vallée du Chéliff jusqu'à Oued Fodda ; mais ils avaient des cadavres à évacuer, il fallait un fort courant : on ouvre les vannes... Cruauté, bêtise, tout cela mêlé inextricablement. Ce qui justifie cette parole d'un responsable du mouve­ment pour la coopération à Affreville : « Les gens du F.L.N. en sept jours ont fait plus de mal au pays que sept ans de guerre... » Et celui-là qui prononçait ces paroles amères avait cependant lutté pour le F.L.N... Et on peut dire qu'en Algérie sept ans de guerre civile n'ont marqué, sur le sol, que des progrès. Que l'on m'en­tende bien : il n'est pas question de dire ici que la guerre ne fut pas une longue souffrance pour le peuple, une épreuve interminable, dont enfin on commençait à voir le terme avant le cessez-le-feu. Mais au point de vue des réalisations sociales, du progrès matériel, économique, ces années furent bénéfiques. Ce bénéfice ne compense certes pas les souf­frances et les malheurs ; au moins ne les rend-il pas plus fortes. Et aussi ce progrès économique assurait-il en partie ce que Gaston Bouthoul appelle, dans son livre *Sauver la guerre,* la « relaxation démographique », que n'assurait pas, loin de là, la guerre civile. Ce fut même le contraire, à cause des progrès spectaculaires de la médecine et de l'hygiène pendant ces sept ans de malheurs -- hôpitaux nouveaux, médecins militaires très nombreux et dispersés sur tout le territoire, infirmiers et postes d'assistance médicale gra­tuite jusque dans les coins les plus reculés de la montagne, efforts des S. A. S., des péfats, des assra, etc. -- Si bien que la mortalité, malgré la guerre, ou à cause d'elle, a diminué ; le pourcentage des enfants sauvés, augmenté ; de même le nombre des adultes soignés et guéris, ce qui explique qu'au­jourd'hui la population algérienne compte plus de cinquante pour cent de moins de vingt ans... 119:74 Ce livre de Gaston Bouthoul me suggère d'autres idées, que je dis pêle-mêle, et qui auraient besoin certes d'être analysées et soutenues : est-ce que le mythe de l'indépen­dance ne peut pas être considéré comme un moyen, dont l'efficacité apparaît ici douteuse, de provoquer cette violence relaxatrice que l'excès de la démographie appelle ? Dans un pays sans jeunesse, ce mythe ne pourrait prendre avec une telle force. (Et les professionnels de la guerre subversive doivent bien savoir ces choses.) On peut donc conjecturer sans grands risques d'erreur que la « guerre » demain en Algérie est « fatale ». Inscrite dans les astres : l'épuration en cours ne pourra longtemps jouer ce rôle modérateur qu'elle joue en ce moment. Et ces messieurs les maîtres de l'Algérie n'auront pas les « moyens » de la faire à l'extérieur : ils la feront donc chez eux, dans le Maghreb. La guerre civile après tout peut tout aussi bien qu'une autre, une autre forme de guerre, pro­voquer cette « émigration vers l'au-delà », nécessaire selon G. Bouthoul. Ah ! il faut dire alors que Ben Bella n'est pas un imbécile lorsqu'il parle d'envoyer cent mille hommes contre Israël. Même non armés ; il ne tient pas tant que cela à les voir revenir, ces cent mille hommes, surtout vainqueurs. Et cela ferait une bonne occasion de se débarrasser d'un surplus trop gênant ; au pire, qui pourrait être ici le mieux, ils ne seront que massacrés. Car il se fait que Ben Bella est dans une situation plus que délicate, et plus que celle que nous connaissions : la situation économique en régression dra­matique, libérant un flot tragique de bras, alors que l'ex­pansion que nous faisions connaître à l'Algérie en absorbait. Or nous avons lâchement renoncé : Ben Bella parviendrait-il à faire mieux ? (Et l'émigration vers la France ne saurait être sans danger pour nous toujours tolérée.) Si bien que l'Algérie est prête pour les aventures de la violence, mais les aventures du pauvre. (La guerre contre d'autres indépendants étant un luxe de nations favorisées dixit G. Bouthoul.) L'Algérie donc, province française, livrée à cette incer­titude, à cette folie : je repense encore à ces « mains libres » dont il nous était parlé il y a peu, et il me semble que seule la bouche d'un cynique ou la voix d'une âme morte a pu songer de telles paroles. 120:74 Alors je me souviens à nouveau d'un rêve du mois de juillet : je voyais des files de maisons, et tout à coup une foule avec des gens en armes qui se précipite. Des maisons on arrache des harkis -- je savais qu'il s'agissait de harkis -- avec leurs femmes et leurs enfants. Tous ceux-là sur la place mêlés : coups de pieds, de bâtons, jets de salive et de pierres. Assassinats bien réglés, à la chaîne. Et au-dessus des maisons, je vis s'inscrire, le nom de Tablat ; je ne savais même pas l'existence de ce village. Or en novembre, dans un journal, je lis la scène, décrite par un témoin : sem­blable, aussi cruelle, de même ampleur. Où ? A Tablat. \*\*\* Ce qui rendait la vie difficile, c'était par exemple les enlè­vements... Combien de fois avons-nous entendu : un tel de Miliana, un tel de Palestro... Certains que je connaissais, à Alger, disparaissaient, ou bien d'autres tout à coup deve­naient fébriles, affreusement inquiets ; je les interrogeais un ami enlevé, un corps retrouvé... Il n'y avait pas de lieu dans toute l'Algérie où les Européens pouvaient se sentir en sécurité. Après la fusillade d'Oran, par exemple, le mouvement de fuite s'était accentué. La grande presse avait raconté, pour calmer tout le monde mais personne, qu'il n'y avait eu que quarante morts : c'est un nombre qui s'avoue aujourd'hui sans trop de honte. Mais d'après ceux qui étaient sur place -- car bien souvent les envoyés de la grande presse restaient dans les hôtels chics (L'Aletti, le Saint-Georges) à attendre les communiqués officiels -- il y en aurait eu près de cinq cents : et cela, c'est un nombre choquant. Il restait tout de même quelques Européens dans le bled si peu, mais des gens qui restaient le plus longtemps pos­sible, de quoi amasser un peu d'argent pour ne pas se retrouver démuni de tout de l'autre côté de l'eau. Mais chaque jour quelques-uns disparaissaient : la pharmacienne des Attafs, un agriculteur d'Orléansville, le directeur d'une banque, toujours à Orléansville, un chauffeur. La liste est longue ; les cadavres peu à peu se retrouvaient. Un jour j'accompagnai à la morgue d'Orléansville le père d'une jeune femme de vingt-cinq ans enlevée une dizaine de jours avant, avec son mari et son fils de quinze mois. On avait découvert trois corps d'Européens dont le signalement cor­respondait, mais il ne s'agissait point des siens. 121:74 Des instituteurs, des fermiers, des gens de partout étaient enlevés, alors qu'ils passaient en voiture sur la route, ou bien chez eux. Alors les derniers qui tentaient de « main­tenir », un à un s'en allaient... Dans un village du Chéliff, une dizaine de familles sont parties ensemble, au mois d'octobre ; elles ont chargé leurs meubles sur les camions, aidées par les militaires. Des musulmans sont venus, qui avaient les larmes aux yeux. Ils demandaient : « Pourquoi partir, on peut vivre en­semble... » Ils avaient tellement déjà l'habitude de vivre en­semble. Il y avait quelque chose ici que les doctrinaires n'arriveront pas à faire disparaître : cette passion charnelle pour la même terre travaillée en commun, et pour laquelle croyants et roumis mêlés avaient versé la même sueur, avaient connu le même attachement et les mêmes angoisses. Les Européens sont partis de ce village, et les terres sont demeurées pour la plupart en friche. Un moment on fit un grand bruit autour de l'opération labours, lancée à grands renforts de propagande par l'équipe de Ben Bella ; nous qui étions dans le bled avons vu les résultats de cette opéra­tion : du vent, du papier, mais rien de réel. Quand j'ai quitté l'Algérie, toutes les terres auraient dû être labourées ; or il n'y avait peut-être que dix pour cent des surfaces de tra­vaillés. Et la terre est une femme qu'il faut travailler plu­sieurs fois ; dans le Chéliff certains colons passaient près de dix fois sur leurs champs, mais aussi quelles récoltes ! Aujourd'hui trop d'espace à l'abandon. Près de Blida, un gros fermier abandonna son exploitation vers juin, et le gérant qu'il avait laissé sur place lui avoua fin juillet qua­rante tracteurs en panne sur les cinquante-trois de l'exploi­tation. Mais si on avait moins songé à piller les réserves dans les fermes -- celle de grains, celles de gas-oil, celles de bêtes, -- si on avait moins maltraité le matériel, si on avait moins songé au meurtre, à la vengeance, à l'injustice, au viol, à la paresse sous le soleil, au rêve, encore à l'égor­gement, aux supplices ignobles sur les places publiques, si... Mais ils se sont précipités avec leur haine dans le chaos et la monstrueuse agitation sanguinaire ; ils ont oublié les qua­lités peu à peu apprises d'ordre, de calme, de travail. C'est qu'il n'y avait pas besoin d'opérations labours avant : cela allait sans dire. Et la Mitidja, de marais pestilentiels était devenue comme une Californie, selon l'expression d'un nigaud de journaliste américain, qui ne se posait pas de questions sur l'existence aujourd'hui des pionniers dont il aurait fait dans son pays des demi-dieux. 122:74 Et Ben Bella prétend avoir des chiffres, dire qu'il fait quelque chose... La scolarisation, par exemple ; ah ! pendant une demi-journée, certes, le pays fut scolarisé. Les cours des écoles étaient remplies de gosses étonnés. Mais les maîtres ? Ce n'est pas un petit qui a tout juste son certificat d'études, et encore, et que l'on a baptisé « instituteur » pour la cir­constance, qui peut prétendre l'être. Une demi-journée, on a vu les adultes garder les moutons. Mais dès la première après-midi les petits bergers et les petites bergères repre­naient leurs libres déambulations au travers des vastes étendues de chaumes... Du temps de nous autres, chaque petit poste militaire tenait à honneur de construire une école et de faire la classe, l'école fût-elle une simple rangée de bancs sous les oliviers ou une tente. Et la scolarisation, petit à petit, prenait une ampleur magnifique : c'était une œuvre solide. (Il y avait encore le progrès sanitaire, excep­tionnel : mais nous avons vite revu des gosses aux yeux mangés de croûtes et que nul médecin n'allait soigner...) Je reviens à la scolarisation. Les instituteurs qui auraient les connaissances et les aptitudes nécessaires se voient dépouillés peu à peu par une populace affamée et rendue : de plus en plus hostile. Car la faim fait monter la colère ; pour détourner cette colère, il faudra une bête biblique. Ce sera le Français encore assez naïf pour être resté. Ce sera l'armée, trop inhibée par la propagande, le doute, trop péné­trée par les brebis galeuses, pour résister. A la radio on entendait la propagande faite pour le retour des enseignants ; on parlait même des garanties... Quelle dérision ! Une toute jeune fille voulut suivre ce que le jour­naliste de la radio disait : à son arrivée à Alger elle fut enlevée. Est-elle morte ? A-t-elle été emmenée comme tant d'autres femmes européennes -- et je pense ici à cette maison dans la région de Dupleix où l'on savait tenues enfermées près de soixante femmes -- dans une maison close pour soldats de l'A.L.N. ? Le journaliste qui s'est prêté à cette propagande est donc un assassin, ou un proxénète. 123:74 D'autres instituteurs ont vu leurs biens pillés, à peine avaient-ils débarqué. Ainsi à Orléansville deux instituteurs, un couple de tout jeunes mariés, se présentent à l'école ; on leur montre un logement, on leur dit que c'est là qu'ils habiteront, mais qu'il faut tout d'abord qu'ils se restaurent ; on leur indique un restaurant. Le repas pris, ils veulent remonter dans leur voiture, où se trouvaient tous leurs effets. Plus de voiture. Ils sont donc revenus en France avec juste ce qui leur restait sur le dos. Mais ce n'est qu'une péripétie. D'autres ont vu la soldatesque, comme à Dupéré, envahir leur appartement et mettre tout à sac : avec une mitraillette dans le dos on laisse tout faire. Pour d'autres, c'est le retour de la classe qui fut pénible : l'appartement vidé, et que faire ? A Dupéré, un ancien commandant des affaires algé­riennes, qui gardait on ne savait pourquoi sa tenue, voulut convaincre les instituteurs spoliés que ce n'était qu'une péripétie justement, et qu'il fallait rester... Avec tout cela, le manque de professeurs, d'instituteurs, de maîtres enfin est catastrophique, et le magnifique effort de la France dans les dernières années risque d'être irrémédiablement com­promis. \*\*\* Il y a peu de jours je recevais une lettre où l'on me disait que le cimetière de Sainte-Monique, près des Attafs, avait été profané : croix brisées, tombes retournées, arbres coupés. La grande croix qui dominait le cimetière, ils l'ont fait tomber le 4 mars. J'avais déjà vu cet aboutissement de la haine, du fanatisme sans frein qui ne sait plus rien que le langage de la mort et de l'insulte : à Rouina, là aussi, les croix brisées et jetées à terre, les tombes creusées, la paix des morts atteinte dans le cœur des vivants. Il y eut une atteinte plus grave : deux Pères Blancs furent tirés de leur presbytère, à Saint-Cyprien des Attafs. (Il y en avait un troisième, venu depuis peu de jours, car dans la région qu'il desservait auparavant il ne pouvait plus tenir ; il parvint cette nuit-là à s'échapper. Il fut soigné quelque temps à Alger, pour que s'efface le choc. Ses deux frères dans le Christ sont morts.) On a dit que ce n'était pas par haine religieuse. On a dit que ce n'était pas par vengeance. On a dit que ce n'était que pour les voler. Ah ! il faut admirer la prudence et le zèle de ces âmes chrétiennes qui vont jusqu'à amoindrir le crime pour que le ressentiment ne puisse trouver place. Pour que la politique puisse suivre le cours évident que lui trace l'histoire. Mais ici il ne s'agit point de politique, de prudence, de zèle : deux prêtres sont morts, et nous savions leur charité, leur foi et leur simplicité. Aussi, dans les derniers temps, leur inquiétude. 124:74 Dix jours avant la dernière nuit, les fellaghas leur avaient volé une voiture, et depuis longtemps le blé, le sucre, la semoule qui servaient aux secours avaient été réquisitionnés en faveur des troupes de la Willaya IV... Et je sais bien que certains petits chefs locaux voyaient d'un mauvais œil la confiance que leur avait conservée la population. Le P. Bernard Chassigne et le P. Paul Py savaient bien qu'un jour la chape de souffrance leur tomberait dessus. Ils restèrent cependant. Et une nuit, ils ont dû se lever, et après quelques palabres suivre leurs bourreaux. C'est dans le Chéliff qu'ils furent retrouvés, la tête dans l'eau. L'un portait la trace d'un coup de crosse sur la tête. L'autre avait été abattu d'une rafale de pistolet mitrailleur. Quand j'ai quitté Alger je n'ai pu m'empêcher de penser à eux lorsque j'appris la mort de Sœur Marie-Madeleine Bardin, assassinée à Hydra. Directrice d'une école technique de jeunes filles, elle fut retrouvée mortellement blessée dans sa voiture, que deux Algériens occupaient et qui prirent la fuite... \*\*\* Voici une question que peu se posent, satisfaits que sont les autres de savoir que l'on arrête : combien de tueurs la justice en Algérie a-t-elle châtiés ? On parle beaucoup de ceux que l'on arrête justement, jamais des peines dont on les frappe. A Rouina, un de ces tueurs avait été arrêté par des éléments de l'A.N.P. : un mois après il était relâché ; il s'en est revenu comme si de rien n'était... \*\*\* Quelques pauvres gens semblaient cependant avoir trouvé dans des cantonnements militaires le salut éperdument cherché... Le temps passait, mais ils étaient toujours là, dans ces camps d'hébergement, vivant une vie précaire et même pas assurée ; en décembre, cela faisait cinq mois qu'ils attendaient l'hypothétique bateau qu'une armée devenue impuissante semblait dans l'impossibilité d'affréter... Au­jourd'hui enfin on les a embarqués. 125:74 Et c'est cette constante histoire, cette bataille à mener chaque fois qu'il s'est agi de transporter des harkis, des supplétifs. En juin déjà M. Joxe suspectait des officiers français qui tentaient par tous les moyens possibles de faire franchir la mer à leurs hommes qu'une administration inhumaine refusait de prendre en compte. (Il paraît qu'il n'y avait pas d'argent. Ah ! la belle réponse : là-dessus on sait ce qu'il faudrait dire.) Et il fallut la publication dans *Combat* et dans *La Nation française* de la lettre très secrète, de M. Joxe à M. Christian Fouchet, où le premier demandait au second de mettre un terme à ces activités quasiment sub­versives et de faire tout ce qui était en son pouvoir pour retarder au maximum le départ des musulmans ayant opté pour la France. Et cela dans le silence, dans le secret, afin qu'il ne puisse y avoir de révolte de l'esprit. Et dans l'espoir que ceux qui avaient choisi la France finiraient par se lasser : le beau calcul, qui honore l'homme qui l'a conçu. Il fallut ce scandale, ô bien petit cependant, pour que quel­que chose fût entrepris. (Et ce qui fut le plus admirable en cette affaire : le vent de panique qui souffla dans les bureaux de la sécurité militaire, et les enquêtes auxquelles on soumit tous ceux qui auraient pu avoir eu connaissance des fameuses lettres ; il s'agit du même vent qui agitait ce corps d'élite quand la presse française publiait sur l'Algérie des renseignements qui n'avaient cependant aucun caractère militaire...) Or ce départ sur la France faisait bien partie du choix que tous les officiers commandant des musulmans supplétifs eurent à proposer à leurs hommes ! Là encore, cette ten­tation permanente de ne pas tenir nos promesses. En décembre, à la base aérienne de Mouafékia, près d'Orléansville, ils étaient cinq cents à attendre. De même à Bou Zéhar, près de Dupéré. Il y en avait en Algérie à ce moment-là peut-être cinq à six mille. Ils furent donc, dès ce mois-là, embarqués ; mais depuis ce temps il en arrive chaque jour qui de mandent notre protection ; l'organisation militaire s'est perfectionnée et ils sont immédiatement dirigés vers Zéralda, où en principe ils n'attendent pas trop longtemps. Mais quelle joie tragique pour eux lorsque la terre d'Algérie s'éloigne, témoins ces clameurs qui, il y a peu, saluaient la France et maudissaient les nouveaux maîtres d'Algérie sur un bateau de réfugiés musulmans. (Et l'on sait bien que, si on le voulait, c'est toute l'Algérie qui aujourd'hui se viderait pour fuir l'oppression, la bêtise, et pour réclamer le retour de la France ; cette France qui était le second visage de leur patrie et que des Français incon­scients leur ont arraché. 126:74 Voilà pourquoi tant sont devenus aveugles, l'âme dévorée par un lent désespoir, un long doute une sûre déroute.) \*\*\* L'écheveau des jours est presque dévidé ; il faut conclure, peu importe la manière. Il reste tant de faits à dire, tant de souffrances. Tant de révoltes, de questions qui brûlent la gorge. Tant d'amertume qui nous jetterait presque dans la haine. A quoi bon ? Du moins mon voyage va-t-il se ter­miner ; je me souviens de ces paysages si beaux au centre desquels la mort prenait visage tragique. De ces fugitives visions d'enfants porteuses d'eau, de ces vieilles femmes courbées sur la terre en forte pente pour ramasser des olives. De ce cri cependant, de cette immense détresse dont cette voix de femme que je vais dire exprime la dureté jusqu'au sang : une jeune mère kabyle, de Sétif, vint au début du mois d'octobre solliciter l'assistante sociale européenne encore présente ; elle la conduisit jusque dans son gourbi, lui montrant son enfant, lamentablement chétif -- et je n'ajoute pas cela pour faire plus misérable, mais simple­ment parce que c'était vrai, -- exprimant la faim de toutes les pointes d'os s'aillant sous la peau. La jeune mère prend son enfant et le tue devant l'assistante sociale, horrifiée mais impuissante. Et que répondre à la mère qui criait sa douleur ? L'enfant de toutes manières serait mort de privations ; la mère ajoutait ceci : voilà ce qu'il me faut faire, car tous partent, il n'y a plus de travail, et je n'ai plus rien à donner à mon enfant. Voilà ce que nous avons fait ou laissé faire : nous avons livré l'Algérie à une bande de maudits, et elle est devenue aujourd'hui terre maudite. Mais il y a eu trop de sang, qui pourrait oublier ? Toutes ces terres, hier, le Chéliff, la Mitidja, la plaine de Bougie, admirablement cultivées, por­tant des moissons comme les meilleures de France, aujour­d'hui livrées à l'anarchie, pillées, à peine travaillées... Ah ! il y eut trop de violences, trop de morts, et déjà le peuple commence à ressentir les douleurs de la faim, de la maladie et du désespoir. Demain, il n'y aura plus de récoltes et les ventres affamés pousseront à de nouvelles violences. (On sait que quatre millions d'Algériens ne vivent aujour­d'hui que des rations de nourriture que l'on peut distri­buer...) Il faudra oublier la famine, alors on tuera la bête expiatoire. 127:74 Ces amusements, ces manœuvres de camouflage que sont les nationalisations, ces réformes agraires et autres opérations labours n'auront qu'un temps ; déjà dans les maquis se sont regroupés des « ombres » armées, des mécontents, tous partisans de la violence. Un signe, entre mille : le corps des infirmiers de la Willaya III est resté dans la clandestinité... A tout hasard... Malheur alors aux derniers Européens, aux derniers Français. Et quand il n'y aura plus de boucs émissaires, ils se retourneront les uns contre les autres ; mais de cela nous ne saurons presque rien, car l'Algérie aura définitivement quitté l'âge que nous lui avions donné. \*\*\* Mais il faut dire -- et il me semble que c'est notre devoir de le dire et de le redire -- ce poids si lourd de notre res­ponsabilité, celui même de notre complicité. Un crime aux proportions énormes s'est commis et continue de l'être, et de ce crime, dont nous sommes les témoins, nous pouvons dire que nous en sommes aussi les co-auteurs. Et il ne ser­virait à rien d'accuser notre armée, et de l'accabler, et de dire qu'après tout elle n'avait qu'à ne pas rester l'arme au pied ; on ne peut demander à l'armée d'une nation d'être différente de la nation elle-même, On aurait aimé certes que s'exprime par elle le meilleur de notre patrie ; comment dire cependant quelques mots qui accusent, quand tout a été fait pour que le ressort le plus fort et le plus tendu soit brisé ? Et c'est brisée que de cette aventure sort la nation fran­çaise : elle est aujourd'hui au fond du gouffre. Quels seront les chemins qu'il faudra suivre pour revenir à plus de lumière et de beauté ? Dominique DAGUET. 128:74 ### Histoire de saint Louis (IV) par JOINVILLE LA OÙ JE DEMEURAI ainsi sur mon roussin, demeura avec moi le comte de Soissons à droite et monseigneur Pierre de Neuville à gauche. Alors voilà un Turc qui vint des environs du corps de bataille du roi, qui était der­rière nous, et frappa par derrière monseigneur Pierre de Neuville d'une masse, et le coucha sur le cou de son cheval du coup qu'il lui donna, et puis se précipita outre le pont et s'élança parmi les siens. Quand les Turcs virent que nous ne laisserions pas le pont, ils passèrent le ruisseau et se mirent entre le ruisseau et le fleuve, comme nous avions fait pour venir en aval ; et nous nous portâmes vers eux de telle manière que nous étions tout prêts à leur courir sus, soit qu'ils voulussent passer vers le roi, soit qu'ils voulussent passer le pont. Devant nous, il y avait deux sergents du roi, dont l'un avait nom Guillaume de Boon, et l'autre Jean de Gamaches, contre lesquels les Turcs qui s'étaient mis entre le fleuve et le ruisseau amenèrent tout plein de vilains à pied qui leur lançaient des mottes de terre : jamais ils ne purent les jeter sur nous. En dernier lieu, ils amenèrent un vilain à pied qui leur lança trois fois le feu grégeois : une fois, Guillaume de Boon reçut le pot de feu grégeois avec sa rondelle ; si le feu eût pris à rien sur lui, il eût été brûlé. Nous étions tous cou­verts des traits qui n'atteignaient pas les sergents. Or il advint que je trouvai une veste rembourrée d'étoupes à un Sarrasin ; je tournai le côté fendu vers moi, et fis un écu de la veste qui me rendit grand service ; car je ne fus blessé de leurs traits qu'en cinq endroits, et mon roussin en quinze endroits. Or il advint qu'un mien bourgeois de Joinville m'apporta une bannière avec un fer de lance ; et toutes les fois que nous voyions qu'ils pressaient les sergents, nous leur courions sus et ils s'enfuyaient. 129:74 Le bon comte de Soissons, au point où nous en étions, plaisantait avec moi et me disait : -- Sénéchal, laissons huer cette canaille ; car par la Coiffe-Dieu (c'était son juron), nous en parlerons encore de cette journée dans les chambres des dames. #### Saint Louis apprend la mort du comte d'Artois Le soir, au soleil couchant, le connétable nous amena les arbalétriers à pied du roi, et ils se rangèrent devant nous ; et quand les Sarrasins virent mettre le pied à l'étrier des arba­lètes, ils s'enfuirent. Et alors le connétable me dit : « Sénéchal, voilà qui est bien ; maintenant allez-vous-en vers le roi, et ne le quittez plus jusques à tant qu'il sera descendu dans son pavillon. » Sitôt que je vins au roi, monseigneur Jean de Valery vint à lui, et lui dit -- « Sire, monseigneur de Châtillon vous prie que vous lui donniez l'arrière-garde. » Et le roi le fit moult volontiers, et puis se mit en chemin. Pendant que nous nous en venions, je lui fis ôter son heaume, et lui baillai mon chapeau de fer pour qu'il eût de l'air. Et alors vint à lui frère Henri de Ronnay, prévôt de l'Hôpital, qui avait passé la rivière, et lui baisa la main toute armée. Et le roi lui demanda s'il avait quelques nouvelles du comte d'Artois, son frère ; et il lui dit qu'il en savait bien des nouvelles, car il était certain que le comte d'Artois était en paradis : -- Hé ! sire, ayez-en bon réconfort ; car si grand honneur n'advint jamais à roi de France que celui qui vous est advenu ; car pour combattre vos ennemis vous avez passé une rivière à la nage, et les avez déconfits et chassés du champ de bataille, et pris leurs engins et leurs tentes, là où vous coucherez encore cette nuit. Et le roi répondit que Dieu fût adoré de ce qu'il lui don­nait ; et lors lui tombaient des yeux de grosses larmes. 130:74 #### Fuite des Sarrasins Quand nous vînmes au camp, nous trouvâmes que les Sarrasins à pied tenaient d'un côté une tente qu'ils avaient détendue, et nos menues gens de l'autre. Nous leur courûmes sus, le maître du Temple et moi ; et ils s'enfuirent, et la tente demeura à nos gens. En cette bataille, il y eut bien des gens de grand air qui s'en vinrent moult honteusement fuyant par le petit pont dont je vous ai parlé avant, et ils s'enfuirent avec effroi, et jamais nous n'en pûmes faire rester aucun près de nous ; j'en nommerais bien, desquels je m'abstiendrai de parler car ils sont morts. Mais de monseigneur Guion Mauvoisin, je ne m'en abstiendrai pas ; car il s'en vint de Mansourah honorable­ment ; et tout le chemin que le connétable et moi nous fîmes en amont, il le faisait en aval ; et de la manière dont les Turcs ramenèrent le comte de Bretagne et son corps de bataille, ils ramenèrent aussi monseigneur Guion Mauvoisin et son corps ; il eut grand honneur, lui et ses gens, de cette journée ; car l'on me dit (ceux-là qui savaient bien ses dis­positions) que tout son corps, ou guère s'en fallait, était composé de chevaliers de son lignage et de chevaliers qui étaient ses hommes-lige. Quand nous eûmes déconfit et chassé les Turcs de leurs tentes, et que nul de nos gens ne fut demeuré dans le camp, les Bédouins se précipitèrent dans le camp des Sarrasins et emportèrent tout ce que les Sarrasins avaient laissé ; et je n'ai jamais ouï dire que les Bédouins, qui étaient sujets des Sarrasins, en valussent pis pour leur avoir rien pris ou dérobé parce que leur coutume est telle et leur usage, qu'ils courent toujours sus aux plus faibles. #### Les Bédouins Parce que cela importe à la matière, je vous dirai quelles gens sont les Bédouins. Les Bédouins ne croient point en Mahomet, mais ils croient à la loi d'Ali, qui fut oncle de Mahomet ; et ainsi ils croient au Vieux de la Montagne, celui qui nourrit les Assassins ([^22]). 131:74 Et ils croient que quand un homme meurt pour son seigneur ou à quelque bonne inten­tion, son âme s'en va dans un corps meilleur et plus heureux que devant ; et à cause de cela les Assassins se soucient peu si on les occit quand on exécute le commandement du Vieux de la Montagne. Nous nous tairons quant à présent du Vieux de la Montagne, et parlerons des Bédouins. Les Bédouins ne demeurent ni en des villages, ni en des cités, ni en des châteaux, mais couchent toujours aux champs ; et ils établissent leurs ménages, leurs femmes et leurs enfants, le soir pour la nuit, ou de jour quand il fait mauvais temps, dans une espèce de logement qu'ils font avec des cercles de tonneaux liés à des perches, comme sont les chars des dames ; et sur ces cercles ils jettent des peaux de moutons que l'on appelle peaux de Damas, apprêtées à l'alun : les Bédouins eux-mêmes en ont de grandes pelisses qui leur couvrent tout le corps, les jambes et les pieds. Quand il pleut le soir et qu'il fait mauvais temps la nuit, ils s'enveloppent dans leurs pelisses, et ôtent les freins de leurs chevaux, et les laissent paître près d'eux. Quand vient le matin, ils étendent leurs pelisses au soleil et les frottent et leur donnent un apprêt ; et ensuite il ne paraît en rien qu'elles aient été mouillées le soir. Leur croyance est telle que nul ne peut mourir qu'à son jour, et pour cela ils ne veulent pas mettre d'armure ; et quand ils maudissent leurs enfants ils disent : « Ainsi sois-tu maudit comme le Franc qui met une armure par crainte de la mort. » En bataille ils ne portent rien que l'épée et la lance. Presque tous sont vêtus de surplis ainsi que les prêtres ; leurs têtes sont entortillées de toiles qui leur vont par-dessous le men­ton ; à cause de quoi ce sont de laides gens, et hideux à regarder ; car les cheveux de la tête et la barbe sont tout noirs. Ils vivent du lait de leurs bêtes et achètent dans les plaines des riches hommes les pâturages de quoi leurs bêtes vivent. Leur nombre, nul ne le saurait dire ; car il y en a au royaume d'Égypte, au royaume de Jérusalem, et en toutes les autres terres des Sarrasins et des mécréants, à qui ils rendent de grands tributs chaque année. 132:74 J'ai vu en ce pays, depuis que je revins d'outre-mer, quelques déloyaux chrétiens, qui suivaient la loi des Bédouins, et qui disaient que nul ne pouvait mourir qu'à son jour ; et leur croyance est si déloyale qu'il vaut autant dire que Dieu n'a pas pouvoir de nous aider ; car ils seraient bien fous ceux qui serviraient Dieu, si nous ne croyions qu'il eût le pouvoir d'allonger nos vies et de nous garder de mal et d'accident ; aussi devons-nous croire qu'Il a le pouvoir de faire toutes choses. #### Attaque de nuit. Le prêtre de Joinville, qui a déconfit huit Sarrasins. Or disons qu'à la nuit nous revînmes de la périlleuse bataille dessus dite, le roi et nous, et que nous logeâmes au lieu d'où nous avions chassé nos ennemis. Mes gens qui étaient demeurés dans notre camp d'où nous étions partis m'apportèrent une tente que les Templiers m'avaient donnée, et me la tendirent devant les engins que nous avions pris aux Sarrasins ; et le roi fit établir des sergents pour garder les engins. Quand je fus couché dans mon lit, là où j'eusse eu bien besoin de reposer pour les blessures que j'avais eues dans la journée, il ne m'en advint pas ainsi ; car avant qu'il fut bien jour, on cria dans notre camp : « Aux armes ! Aux armes ! » Je fis lever mon chambellan, qui cou­chait devant moi, et lui dis qu'il allât voir ce que c'était. Et il revint tout effrayé et me dit : « Sire, or sus ! or sus ! car voici les Sarrasins qui sont venus à pied et à cheval, et ont déconfit les sergents du roi qui gardaient les engins, et les ont repoussés jusque dans les cordes de nos pavillons. » Je me levai et jetai une veste rembourrée sur mon dos et un chapeau de fer sur ma tête et criai à nos sergents : « Par saint Nicolas, ils ne demeureront pas ici ! » Mes chevaliers me vinrent, tout blessés qu'ils étaient, et nous repoussâmes les sergents des Sarrasins hors des engins, jusque devant un gros corps de Turcs à cheval qui étaient tout contre les engins que nous avions pris. Je mandai au roi qu'il nous secourût, car moi ni mes chevaliers ne pouvions vêtir nos hauberts à cause des plaies que nous avions eues ; et le roi nous envoya monseigneur Gaucher de Châtillon, lequel se logea entre nous et les Turcs, devant nous. 133:74 Quand le sire de Châtillon eut repoussé en arrière les ser­gents à pied des Sarrasins, ils se retirèrent sur un gros corps de Turcs à cheval, qui était rangé devant notre camp pour empêcher que nous ne surprissions l'armée des Sarrasins, qui était campée derrière eux. De ce corps de Turcs à cheval étaient descendus à pied huit de leurs chefs moult bien armés, qui avaient fait un retranchement de pierres de taille, pour que nos arbalétriers ne les blessassent pas : ces huit Sarrasins tiraient au hasard dans notre camp, et ils bles­sèrent plusieurs de nos gens et de nos chevaux. Moi et mes chevaliers nous nous concertâmes et nous convînmes que quand serait venue la nuit, nous emporterions les pierres dont ils se retranchaient. Un mien prêtre, qui avait nom Jean de Voyssei, fut à ce conseil, et n'attendit pas tant ; mais il partit de notre camp tout seul, et se dirigea vers les Sarra­sins, ayant vêtu une veste rembourrée, un chapeau de fer sur la tête, une lance (dont le fer traînait) sous l'aisselle pour que les Sarrasins ne l'aperçussent pas. Quand il vint près des Sarrasins, qui le méprisaient parce qu'ils le voyaient tout seul, il tira sa lance de dessous l'aisselle et leur courut sus : il n'y en eut aucun des huit qui se mit en défense, mais ils prirent tous la fuite. Quand les Sarrasins à cheval virent que leurs seigneurs s'en venaient fuyant, ils piquèrent des éperons pour les délivrer, et il sortît bien de notre camp jusques à cinquante sergents ; et les Sarrasins à cheval vinrent piquant des éperons et n'osèrent engager le combat avec nos gens de pied, mais gauchirent devant eux. Quand ils eurent fait cela ou deux fois ou trois, un de nos sergents prit sa lance par le milieu, et la lança à un des Turcs à cheval, et lui en donna parmi les côtes ; et celui qui était frappé emporta la lance traînante dont il avait le fer parmi les côtes. Quand les Turcs virent cela, ils n'osèrent plus aller et venir, et nos sergents emportèrent les pierres. Dorénavant, mon prêtre fut bien connu dans le camp, et on se le montrait l'un à l'autre, et on disait : « Voici le prêtre de monseigneur de Joinville, qui a déconfit les huit Sar­rasins. » #### Les Sarrasins préparent une attaque générale du camp. Ces choses advinrent le premier jour de carême (9 fé­vrier 1250). Ce jour même, un vaillant Sarrasin que nos ennemis avaient fait chef à la place de Scecedin le fils du Scheick, qu'ils avaient perdu à la bataille le jour du mardi gras, prit la cotte d'armes du comte d'Artois, qui avait été tué à cette bataille, et la montra à tout le peuple des Sarra­sins, et leur dit que c'était la cotte d'armes du roi, qui était tué. 134:74 « Et je vous montre ces choses, ajouta-t-il, parce que corps sans chef n'est pas à redouter, ni peuple, sans roi. Donc, s'il vous plait, nous les attaquerons samedi ou ven­dredi, et vous y devez consentir, ainsi qu'il me semble ; car nous ne devons pas manquer de les prendre tous, parce qu'ils ont perdu leur chef. » Et tous convinrent qu'ils nous viendraient assaillir vendredi. Les espions du roi qui étaient dans le camp des Sarrasins vinrent dire au roi ces nouvelles, et alors le roi commanda à tous les chefs des corps qu'ils fissent armer leurs gens dès la minuit, et se portassent hors des pavillons jusques à l'enceinte qui était telle qu'il y avait de longues pièces de bois pour que les Sarrasins ne se jetassent pas dans le camp ; et elles étaient attachées en terre de telle manière que l'on pouvait passer parmi le bois à pied. Et ainsi que le roi l'avait commandé, il fut fait. Juste au soleil levant, le Sarrasin devant nommé, dont ils avaient fait leur chef, nous amena bien quatre mille Turcs à cheval, et les fit ranger tous autour de notre camp, et cela depuis le fleuve qui vient de Babylone jusques au fleuve qui partait de notre camp et s'en allait vers une ville que l'on appelle Rexi. Quand ils eurent fait cela, ils nous ramenèrent une si grande foison de Sarrasins à pied, qu'ils nous envi­ronnèrent derechef tout notre camp ainsi qu'ils l'avaient environné de gens à cheval. Après ces deux corps de troupes que je vous conte, ils firent ranger toutes les forces du sou­dan de Babylone, pour les aider, si besoin était. Quand ils eurent fait cela, le chef vint sur un petit roussin voir la disposition de notre camp, et selon qu'il voyait que nos corps de bataille étaient plus gros en un lieu qu'en un autre, il retournait quérir de ses gens et renforçait les corps de bataille opposés aux nôtres. Après cela, il fit passer les Bédouins, qui étaient bien trois mille, par-devers le camp que le duc de Bourgogne gardait, qui était entre les deux rivières ; et il le fit parce qu'il croyait que le roi aurait envoyé une partie de ses gens au duc pour l'aider contre les Bédouins ; par quoi l'armée du roi en eût été plus faible. 135:74 #### La bataille du premier vendredi de carême (11 février 1250) Il mit jusques à midi à arranger les choses ; et alors il fit battre ses tambours qu'on appelle *nacaires*, et alors ses gens de pied et de cheval nous coururent sus. Je vous parlerai d'abord du roi de Sicile (qui était alors comte d'Anjou), parce qu'il était le premier du côté de Babylone. Ils vinrent à lui de la manière que l'on joue aux échecs ; car ils lui firent courir sus par leurs gens de pied de telle manière que les gens de pied lui jetaient le feu grégeois ; et les gens de cheval et les gens de pied les pressaient tant qu'ils décon­firent le roi de Sicile, qui était au milieu de ses chevaliers à pied. Et l'on vint au roi et on lui dit le danger où son frère était. Quand il ouït cela, il piqua des éperons parmi les troupes de son frère, l'épée au poing, et se lança entre les Turcs si avant qu'ils lui jetèrent sur la croupière de son cheval du feu grégeois. Par cette pointe que fit le roi, il secourut le roi de Sicile et ses gens ; et ils chassèrent les Turcs de leur camp. Après le corps de bataille du roi de Sicile était le corps des barons d'outre-mer, dont messire Gui d'Ibelin et messire Baudoin, son frère, étaient chefs. Après leur corps était le corps de monseigneur Gautier de Châtillon, plein de pru­d'hommes et de bonne chevalerie. Ces deux corps se défen­dirent si vigoureusement que jamais les Turcs ne les purent ni percer ni repousser. Après le corps de monseigneur Gautier, était frère Guil­laume de Sonnac, maître du Temple, avec ce peu de frères qui lui était demeuré de la bataille du mardi. Il avait fait faire des défenses en face de lui avec des engins des Sarra­sins que nous avions pris. Quand les Sarrasins le vinrent assaillir, ils jetèrent le feu grégeois sur le retranchement qu'il avait fait faire, et le feu y prit facilement ; car les Templiers y avaient fait mettre de grandes planches de sapin. Et sachez que les Turcs n'attendirent pas que le feu fût tout brûlé, mais qu'ils allèrent courir sus aux Templiers parmi le feu ardent. Et à cette bataille frère Guillaume, le maître du Temple, perdit un œil, et l'autre il l'avait perdu le jour de carême-prenant ; et il en mourut ledit seigneur, que Dieu absolve ! Et sachez qu'il y avait bien un journal de terre, derrière les Templiers, qui était si chargé des traits que les Sarrasins leur avaient lancés, qu'il n'y paraissait point de terre à cause de la grande foison de traits. 136:74 Après le corps du Temple était le corps de monseigneur Guion Mauvoisin, lequel corps les Turcs ne purent jamais vaincre ; et toutefois il advint que les Turcs couvrirent mon­seigneur Guion Mauvoisin de feu grégeois, qu'à grand-peine ses gens purent éteindre. A partir du corps de bataille de monseigneur Guion Mau­voisin, l'enceinte qui fermait notre camp descendait et venait vers le fleuve bien à un jet de pierre moyenne. De là, l'enceinte se redressait par-devant le camp du comte Guillaume de Flandre, et s'étendait jusques au fleuve qui s'en allait vers la mer. En face de celui qui venait vers mon­seigneur Guion Mauvoisin était notre corps de bataille ; et parce que le corps du comte Guillaume de Flandre faisait face aux Sarrasins, ils n'osèrent venir à nous, en quoi Dieu nous fit grande courtoisie ; car moi ni mes chevaliers n'avions ni hauberts ni écus, parce que nous étions tous blessés de la bataille du jour de carême-prenant. Ils coururent sus au comte de Flandre moult aigrement et vigoureusement, et à pied et à cheval, Quand je vis cela, je commandai à nos arbalétriers de tirer sur les gens à cheval. Quand les Sarrasins à cheval virent qu'on les blessait de notre côté, ils prirent la fuite. Quand les gens du comte virent cela, ils laissèrent le camp, et se lancèrent par-dessus l'enceinte, et coururent sus aux Sarrasins à pied et les déconfirent. Il y en eut plusieurs de tués, et plusieurs de leurs targes furent prises. Là se montra vigoureusement Gautier de la Horgne, qui portait la bannière de monsei­gneur d'Apremont. Après le corps du comte de Flandre était le corps du comte de Poitiers, le frère du roi, lequel corps du comte de Poitiers était à pied, et lui tout seul était à cheval ; lequel corps du comte les Turcs déconfirent tout net, et ils emme­naient le comte de Poitiers prisonnier. Quand les boucliers et les autres hommes du camp, et les femmes qui vendaient les denrées, ouïrent cela, ils poussèrent le cri d'alarme dans le camp, et avec l'aide de Dieu ils secoururent le comte et chassèrent du camp les Turcs. 137:74 Après le corps du comte de Poitiers était le corps de mon­seigneur Josserand de Brancion, qui était venu avec le comte en Égypte, l'un des meilleurs chevaliers qui fût dans l'armée. Il avait disposé ses gens de manière que tous ses chevaliers étaient à pied ; et lui était à cheval, ainsi que son fils monseigneur Henri, et le fils de monseigneur Josserand de Nanton ; ceux-là, il les retint à cheval parce qu'ils étaient enfants. Par plusieurs fois, les Turcs lui déconfirent ses gens. Toutes les fois qu'il voyait déconfire ses gens il piquait des éperons et prenait les Turcs par derrière ; et ainsi les Turcs laissèrent par plusieurs fois ses gens pour lui courir sus. Toutefois cela ne leur eût pas servi à empêcher que les Turcs ne les eussent tués sur le champ de bataille, n'eût été monseigneur Henri de Cône, qui était dans le camp du duc de Bourgogne, sage chevalier, et preux, et réfléchi ; et toutes les fois qu'il voyait que les Turcs venaient courir sus à mon­seigneur de Brancion, il faisait tirer les arbalétriers du roi contre les Turcs à travers la rivière. Et toutefois le sire de Brancion échappa aux dangers de cette journée ; mais de vingt chevaliers qu'il avait autour de lui, il en perdit douze, sans compter les autres gens d'armes ; et lui-même fut si mal arrangé que jamais depuis il ne se tint sur ses pieds, et qu'il mourut de cette blessure au service de Dieu. Je vous parlerai du seigneur de Brancion. Il avait été, quand il mourut, à trente-six batailles et combats d'où il avait remporté le prix de vaillance. Je le vis dans une expé­dition du comte de Challon, dont il était cousin ; et il vint à moi et à mon frère, et nous dit le jour d'un Vendredi saint : « Mes neveux, venez m'aider, et vous et vos gens ; car les Allemands brisent l'église. » Nous allâmes avec lui, et leur courûmes sus, l'épée à la main ; et à grand-peine, et à grande lutte, les chassâmes de l'église. Quand ce fut fait, le prud'homme s'agenouilla devant l'autel et s'écria à Notre-Seigneur à haute voix et dit : « Sire, je te prie qu'il te prenne pitié de moi, et que tu m'ôtes de ces guerres entre chrétiens là où j'ai vécu longtemps, et que tu m'octroies de pouvoir mourir à ton service, pour que je puisse avoir ton royaume de Paradis. » Et je vous ai raconté ces choses parce que je crois que Dieu le lui octroya, ainsi que vous pouvez l'avoir vu ci-devant. Après la bataille du premier vendredi de carême, le roi manda tous ses barons devant lui et leur dit : -- Grande grâce, fit-il nous devons à Notre-Seigneur de ce qu'il nous a fait deux fois en cette semaine un tel honneur que mardi, le jour de carême-prenant, nous les chassâmes de leur camp là où nous sommes logés ; et que le vendredi sui­vant, qui vient de passer, nous nous sommes défendus contre eux, nous à pied, eux à cheval. Et moult autres belles paroles il leur dit, pour les réconforter. 138:74 #### Mœurs des Soudans La Halca, garde du Soudan Parce qu'il nous faut poursuivre notre matière, il nous la faut un peu entremêler pour faire comprendre comment les soudans tenaient leurs troupes en ordres et en arroi. Et il est certain qu'ils avaient composé la plus grande partie de leur cavalerie d'étrangers que des marchands pre­naient en terres étrangères pour les vendre ; et ils les ache­taient moult volontiers et chèrement. Et ces gens que les marchands menaient en Égypte, ils les prenaient en Orient, parce que quand l'un des rois de l'Orient était déconfit par l'autre il prenait les pauvres gens qu'il avait conquis et les vendait aux marchands ; et les marchands les revenaient vendre en Égypte. La chose était tellement ordonnée que le soudan élevait ses enfants dans sa maison jusques à tant que la barbe leur venait, de telle manière que selon ce qu'ils étaient, le soudan leur faisait faire des arcs à leur taille ; et sitôt qu'ils se ren­forçaient, ils jetaient leurs faibles arcs dans l'arsenal du soudan, et le maître artilleur leur baillait des arcs aussi forts qu'ils les pouvaient tendre. Les armoiries du soudan étaient d'or ; et les armoiries que le soudan portait, ces jeunes gens les portaient aussi ; et ils étaient appelés bahariz. Dès que la barbe leur venait, le soudan les faisait cheva­liers. Et ils portaient les armoiries du soudan, excepté qu'il y avait une brisure, c'est à savoir des pièces vermeilles, des roses, ou des bandes vermeilles, ou des oiseaux, ou d'autres pièces telles qu'il leur plaisait, qu'ils ajoutaient sur les armoiries d'or. Et ces gens que je vous nomme s'appelaient *de la Halca ;* car les bahariz couchaient dans les tentes du soudan. Quand le soudan était au camp, ceux de la Halca étaient logés autour de la demeure du soudan, et établis pour garder le corps du soudan. A la porte de la demeure du soudan étaient logés dans une petite tente les portiers du soudan et ses ménétriers, qui avaient des cors sarrasinois, des tambours et des timbales ; et ils faisaient un tel bruit au point du jour et à la nuit que ceux qui étaient près d'eux ne se pouvaient entendre l'un l'autre ; et on les entendait clai­rement parmi le camp. 139:74 Et les ménétriers n'auraient pas été si hardis que de sonner de leurs instruments pendant le jour, sinon par l'ordre du maître de la Halca ; d'où il adve­nait que quand le soudan voulait donner un ordre, il envoyait quérir le maître de la Halca et lui faisait son com­mandement ; alors le maître faisait sonner les instruments du soudan, et alors toute l'armée venait pour ouïr le com­mandement du soudan : le maître de la Halca le disait, et toute l'armée le faisait. Quand le soudan combattait, les chevaliers de la Halca, selon qu'ils se montraient bien dans la bataille, étaient faits émirs par le soudan, et il leur baillait en leur compagnie deux cents chevaliers ou trois cents ; et mieux ils se mon­traient, plus le soudan leur en donnait. Le prix réservé à ces chevaliers, c'est que quand ils sont si preux et si riches qu'il n'y a rien à dire, et que le soudan a peur qu'ils ne le tuent ou qu'ils ne le dépossèdent, il les fait prendre et mourir en sa prison, et ôte à leurs femmes ce qu'elles ont. Et c'est ce que fit le soudan de ceux qui prirent le comte de Montfort et le comte de Bar ([^23]), et autant en fit Bondocdar de ceux qui avaient déconfit le roi d'Arménie ; car parce qu'ils croyaient avoir une récompense, ils descendirent de cheval et l'allèrent saluer pendant qu'il chassait les bêtes sauvages. Il leur répondit : « Je ne vous salue pas » ; car ils lui avaient troublé sa chasse. Et il leur fit couper la tête. #### Conspiration des émirs contre le nouveau Soudan Or revenons à notre matière, et disons que le soudan qui était mort avait un sien fils de l'âge de vingt-cinq ans, sage, adroit et malicieux ; et parce qu'il redoutait qu'il ne le dépossédât, il lui donna un royaume qu'il avait en Orient. Dès que le soudan fut mort, les émirs l'envoyèrent quérir, et sitôt qu'il vint en Égypte, il ôta et enleva au sénéchal de son père, et au connétable, et au maréchal, les verges d'or et les donna à ceux qui étaient venus avec lui d'Orient. 140:74 Quand ils virent cela, ils en eurent fort grand dépit, et tous les autres aussi qui étaient du conseil du père, à cause du déshonneur qu'il leur avait fait. Et parce qu'ils redoutaient qu'il ne fît d'eux comme son père avait fait de ceux qui avaient pris le comte de Bar et le comte de Montfort, ainsi qu'il est dit auparavant, ils négocièrent tant avec ceux de la Halca (qui sont nommés plus haut, qui devaient garder le corps du soudan), que ceux-ci leur promirent qu'à leur requête ils leur occiraient le soudan. #### La maladie et la famine Après les deux batailles devant dites commencèrent à venir les grandes misères dans l'armée ; car au bout de neuf jours, les corps de nos gens qu'ils avaient tués vinrent au-dessus de l'eau (et l'on dit que c'était parce que les fiels en étaient pourris), et ils vinrent flottant jusques au pont qui était entre nos deux camps, et ne purent passer, parce que le pont touchait à l'eau. Il y en avait si grande foison que tout le fleuve était plein de morts depuis une rive jusques à l'autre, et en long à la distance du jet d'une menue pierre. Le roi avait loué cent goujats, qui y furent bien huit jours. Les corps des Sarrasins qui étaient circoncis, ils les rejetaient de l'autre côté du pont, et les laissaient aller outre au cours de l'eau ; et les chrétiens, ils les faisaient mettre dans de grandes fosses, les uns avec les autres. Je vis là les chambellans du comte d'Artois, et beaucoup d'autres, qui cherchaient leurs amis entre les morts ; et jamais je n'ai ouï dire qu'aucun y eût été retrouvé. Nous ne mangions nuls poissons dans le camp pendant le carême, excepté des bourbettes ; et les bourbettes mangeaient les gens morts, parce que ce sont des poissons gloutons. Et à cause de ce malheur, et à cause de la malignité du pays, où il ne tombe jamais une goutte d'eau, nous vint la maladie de l'armée, qui était telle que la chair de nos jambes séchait toute, et la peau de nos jambes devenait tachetée de noir et de couleur de terre ainsi qu'une vieille botte, et à nous qui avions telle maladie, il venait de la chair pourrie aux gencives, et nul ne réchappait de cette maladie, mais il lui en fallait mourir. Le signe de la mort était tel, que quand le nez saignait, il fallait mourir. A la quinzaine après, les Turcs, pour nous affamer (de quoi bien des gens s'émerveil­lèrent), prirent plusieurs de leurs galères au-dessus de notre camp, et les firent traîner par terre et mettre, à une bonne lieue au-dessous de notre camp, dans le fleuve par où on venait de Damiette. 141:74 Et ces galères nous donnèrent la famine ; car nul n'osait venir à nous de Damiette pour nous apporter des provisions en remontant l'eau, à cause de leurs galères. Nous ne sûmes aucune nouvelle de ces choses jusques à tant qu'un petit vaisseau du comte de Flandre, qui leur échappa par force, nous le dit ; et il nous dit que les galères du soudan avaient bien pris quatre-vingts de nos galères qui étaient venues de Damiette, et tué les gens qui étaient dedans. Il advint par là une si grande cherté dans le camp que tantôt que la Pâque fut venue, un bœuf valait dans le camp quatre-vingts livres, et un mouton trente livres, et un porc trente livres, et un œuf douze deniers, et un muid de vin dix livres. Quand le roi et ses barons virent cela, ils convinrent que le roi ferait passer son camp, qui était du côté de Babylone, dans le camp du duc de Bourgogne, qui était sur le fleuve qui allait à Damiette. Pour recueillir ses troupes plus sûre­ment, le roi fit faire un réduit devant le pont qui était entre nos deux camps, de telle manière que l'on pouvait entrer de deux côtés à cheval dans le réduit. Quand le réduit fut arrangé, tout le camp du roi s'arma, et il y eut un grand assaut des Turcs contre le camp du roi. Toutefois le roi ni ses gens ne bougèrent jusques à tant que tous les bagages furent portés outre ; et alors le roi passa et son corps de bataille après lui, et tous les autres barons après, excepté monseigneur Gautier de Châtillon, qui fit l'arrière-garde. Et au moment d'entrer dans le réduit, monseigneur Érard de Valery délivra monseigneur Jean son frère, que les Turcs emmenaient prisonnier. Quand toute l'armée fut passée, ceux qui demeurèrent dans le réduit furent en grand danger ; car le réduit n'était pas haut, en sorte que les Turcs à cheval tiraient sur eux en plein, et les Sarrasins à pied leur jetaient des mottes de terre au milieu du visage. Tous étaient perdus ne fût le comte d'Anjou (qui depuis fut roi de Sicile) qui les alla délivrer et les emmena sains et saufs. L'honneur de cette journée, c'est monseigneur Geoffroi de Mussambourc qui le remporta, entre tous ceux qui étaient dans le réduit. 142:74 La veille de carême-prenant, je vis une merveille que je vous veux raconter ; car ce jour-là même fut mis en terre monseigneur Hugues de Landricourt, qui était avec moi portant bannière. Comme il était en bière dans ma chapelle, six de mes chevaliers étaient appuyés sur des sacs pleins d'orge ; et parce qu'ils parlaient haut dans ma chapelle et qu'ils faisaient du bruit au prêtre, je leur allai dire qu'ils se tussent, et leur dis que c'était vilaine chose que des che­valiers et des gentilshommes qui parlaient tandis que l'on chantait la messe. Et ils commencèrent à rire, et me dirent en riant qu'ils lui remariaient sa femme. Et je les réprimandai et leur dis que de telles paroles n'étaient ni bonnes ni belles, et qu'ils avaient bientôt oublié leur com­pagnon. Et Dieu en tira telle vengeance que l'endemain fut la grande bataille de carême-prenant, où ils furent tués ou blessés à mort ; à cause de quoi leurs femmes durent se remarier toutes six. A cause des blessures que j'eus le jour de carême-prenant, la maladie de l'armée me prit dans la bouche et aux jambes, et une fièvre double tierce et un rhume de cerveau si grand que le rhume me coulait dans la tête par les narines ; et pour lesdites maladies, je me mis au lit malade à la mi-carême ; d'où il advint que mon prêtre me chantait la messe devant mon lit en mon pavillon ; et il avait la maladie que j'avais. Or il advint qu'en faisant la consécration il se pâma. Quand je vis qu'il voulait choir, moi qui avais vêtu ma cotte, je sautai de mon lit sans être chaussé, et je le pris dans mes bras, et lui dis qu'il fît tout à loisir et tout bellement sa con­sécration, que je ne le laisserai pas jusques à tant qu'il l'eût toute faite. Il revint à lui, et fit sa consécration et acheva de chanter la messe bien entièrement ; et jamais depuis il ne la chanta. \*\*\* Après ces choses, le conseil du roi et le conseil du soudan prirent jour pour s'accorder. Les conditions de l'accord furent que l'on devait rendre au soudan Damiette, et que le soudan devait rendre au roi le royaume de Jérusalem ; et le soudan lui dut garder les malades qui étaient à Damiette, et les chairs salées (parce qu'ils ne mangeaient pas de porc), et les engins du roi, jusques à tant que le roi pût renvoyer quérir toutes ces choses. Ils demandèrent au conseil du roi quelle sûreté on leur donnerait de ravoir Damiette. Le conseil du roi leur offrit qu'ils détinssent un des frères du roi jusqu'à la remise de Damiette, ou le comte d'Anjou ou le comte de Poitiers. Les Sarrasins dirent qu'ils ne traiteraient pas si on ne leur laissait la personne du roi en gage ; à cause de quoi monseigneur Geoffroy de Sargines, la bon chevalier, dit qu'il aimerait mieux que les Sarrasins les eussent tous tués ou pris que de s'entendre reprocher d'avoir laissé le roi en gage. 143:74 La maladie commença à empirer dans le camp de telle manière qu'il venait tant de chair morte aux gencives de nos gens qu'il fallait que les barbiers ôtassent la chair morte, pour leur donner moyen de mâcher les aliments et d'avaler. C'était grand-pitié d'ouïr crier dans le camp les gens auxquels on coupait la chair morte ; car ils criaient ainsi que les femmes qui sont en mal d'enfant. #### Tentative de retraite Quand le roi vit qu'il ne pouvait demeurer sans qu'il lui fallût mourir lui et ses gens, il ordonna et arrangea qu'il partirait le mardi 5 avril 1250 au soir, à la nuit, après les octaves de Pâques, pour revenir à Damiette. Il fit dire aux mariniers qui avaient les galères, comment il leur fallait recueillir tous les malades et les mener à Damiette. Le roi commanda à Josselin de Cornaut, à ses frères, et aux autres ingénieurs, qu'ils coupassent les cordes qui tenaient les ponts entre nous et les Sarrasins ; et ils n'en firent rien. Nous embarquâmes le mardi dans l'après-midi, après dîner, moi et deux de mes chevaliers que j'avais de reste, et mes serviteurs. Quand vint l'heure où il commença à faire nuit, je dis à mes mariniers qu'ils levassent leur ancre et que nous descendissions le courant ; et ils dirent qu'ils n'oseraient pas, parce que les galères du soudan, qui étaient entre nous et Damiette, nous occiraient. Les mariniers avaient fait de grands feux pour recueillir les malades dans leurs galères, et les malades s'étaient approchés de la rive du fleuve. Tandis que je priais les mariniers de partir, les Sarrasins entrèrent dans le camp, et je vis à la clarté du feu qu'ils tuaient les malades sur la rive. Pendant que mes mariniers levaient leur ancre, les mariniers qui devaient emmener les malades coupèrent les cordes de leurs ancres et de leurs galères et avancèrent tout près de notre petit vaisseau et nous entourèrent les uns d'un côté, les autres de l'autre, en sorte que peu s'en fallut qu'ils ne nous coulassent à fond. Quand nous fûmes échappés de ce péril, et que nous allions en aval du fleuve, le roi, qui avait la maladie de l'armée et la dysenterie moult fort, se serait bien sauvé dans les galères s'il eût voulu ; mais il dit que s'il plaisait à Dieu il ne laisserait pas son peuple. 144:74 Le soir, il se pâma par plusieurs fois, à cause de la forte dysen­terie qu'il avait, et il lui fallut couper le fond de ses chausses, tant de fois il descendait pour aller à la garde-robe. On nous criait, à nous qui naviguions sur le fleuve, que nous atten­dissions le roi ; et quand nous ne le voulions pas attendre, on tirait sur nous avec des carreaux ; à cause de quoi il nous fallait arrêter jusques à tant qu'ils nous donnassent congé de naviguer. #### Saint Louis est fait prisonnier Or je vous laisserai ici et vous dirai comment le roi fut pris, ainsi que lui-même me le conta. Il me dit qu'il avait laissé son corps de bataille et s'était mis, lui et monseigneur Geoffroy de Sargines, dans le corps de monseigneur Gautier de Châtillon, qui faisait l'arrière-garde. Et le roi me conta qu'il était monté sur un petit rous­sin, vêtu d'une housse de soie ; et il dit que derrière lui il ne demeura, de tous les chevaliers et de tous les sergents, que monseigneur Geoffroy de Sargines, lequel amena le roi jusques au village là où le roi fut pris ; de telle manière que le roi me conta que monseigneur Geoffroy de Sargines le défendait contre les Sarrasins ainsi que le bon valet défend le coupe de son seigneur contre les mouches ; car toutes les fois que les Sarrasins l'approchaient, il prenait sa pique, qu'il avait mise entre lui et l'arçon de sa selle, et la mettait sous son aisselle, et recommençait à leur courir sus, et les chassait d'auprès du roi. Et il mena ainsi le roi jusques au village ; et on le descendit dans une maison et on le coucha au giron d'une bourgeoise de Paris presque comme mort, et on croyait qu'il n'irait pas jusqu'au soir. Là vint monseigneur Philippe de Montfort, et il dit au roi qu'il voyait l'émir avec lequel il avait traité de la trêve ; que s'il voulait il irait à lui pour refaire la trêve de la manière que les Sarrasins voulaient. Le roi le pria d'y aller, et dit qu'il le voulait bien. Il alla au Sarrasin ; et le Sarrasin avait ôté son turban de sa tête, et il ôta son anneau de son doigt pour assurer qu'il tiendrait la trêve. 145:74 Pendant cela il advint un très grand malheur à nos gens ; car un traître sergent, qui avait nom Marcel, commença à crier à nos gens : « Seigneurs chevaliers, rendez-vous, car le roi vous le mande ; et ne faites pas occire le roi ! » Tous crurent que le roi le leur avait mandé, et ils rendirent leurs épées aux Sarrasins. L'émir vit que les Sarrasins amenaient nos gens prisonniers. L'émir dit à monseigneur Philippe qu'il ne convenait pas qu'il donnât une trêve à nos gens ; car il voyait bien qu'ils étaient prisonniers. Or il advint ainsi à monseigneur Philippe que nos gens étaient tous pri­sonniers, et que lui ne le fut pas parce qu'il était messager. Or il y a une autre mauvaise coutume au pays chez les païens, c'est que quand le roi envoie des messagers au sou­dan ou le soudan au roi, et que le roi meurt, ou le soudan, avant que les messagers reviennent, les messagers sont pri­sonniers ou esclaves de quelque part qu'ils soient, ou chré­tiens ou sarrasins. (A suivre.) JOINVILLE. 146:74 ### Le temps et l'Éternité NOUS sommes incapables par nous mêmes, d'avoir aucune bonne pensée, les qualités naturelles elles aussi sont des dons de Dieu, et pour s'en servir naturellement bien, selon la loi naturelle, il faut une aide de Dieu qui est toujours surnaturelle. Saint Paul à Lystres dit aux habitants du pays : «* Dieu dans toutes les géné­rations passées a permis à toutes les nations de suivre leurs voies ; cependant il n'a pas laissé de se ren­dre témoignage, en faisant le bien, vous accordant du ciel pluies et saisons fertiles, rassasiant vos cœurs de nourriture et de joie. *» Nous serions bien misérables sans l'aide constante de Dieu et nous nous entretenons avec nos amis de cette misère pour nous encourager mu­tuellement à la supporter, nous oublions trop les grâces journalières innombrables dont la première est de gar­der la présence de Dieu ; elle nous rend notre misère sensible. 147:74 Cependant il n'est pas d'homme vivant, si dé­gradé soit-il, dont la vie même ne soit pas une amorce de grâce, le signe d'un appel à l'espérance, un bien ab­solu puisqu'il permet de connaître le Seigneur. \*\*\* Aussi est-ce un grand mystère de notre liberté que de voir l'homme refuser l'amour de Dieu et son propre bonheur. Pourtant beaucoup de ceux qui agissent ainsi ont encore quelque idéal altruiste, amorce ou reste d'une grâce, trace respectable de l'action divine chez un peu­ple trompé et probablement peu coupable aux yeux de Dieu. Mais Dieu respecte notre liberté ; il a respecté celle de Judas traître. Comment ce malheureux qui avait vu pardonner à la Femme adultère, vu Notre-Seigneur ou­vrir la bouche pour proférer : « Un homme avait deux fils... » ne s'est-il pas reconnu dans le fils prodigue ? Pour faire comme lui ? Dieu a créé les hommes impar­faits et faillibles pour qu'ils ne puissent l'atteindre que dans l'humilité, par l'amour et non par science, pour qu'ils puissent mettre en jeu leur liberté, car c'est l'a­mour qui a créé la liberté, afin que l'homme puisse li­brement aimer l'Amour. Et la Toute Puissance s'est ap­pliquée à sauver la liberté de sa créature, cette liberté sans laquelle il n'y aurait rien à sauver. Quelle joie de vous tout devoir, ô mon Dieu, la vie, l'intelligence ! la liberté ! le salut ! \*\*\* Ce mystère n'est pas qu'un mystère du temps, c'est un mystère de l'éternité, car Dieu sait tout ; rien de ce qui se passera ne lui est inconnu. 148:74 La raison nous dit que Dieu ne peut être soumis au temps. Le temps que lui-même a créé fait nécessaire­ment partie d'une éternité dont nous savons seulement que tout l'écoulement du temps lui est comme un tableau instantané qu'elle a précédé et le temps s'accomplit dans l'éternité. Mais le Verbe éternel est créateur du monde dans le temps. Par amour, pour donner lieu à la foi et à l'espé­rance, Dieu a créé le temps. Puis il s'est incarné pour faire partie de sa création ; connaissant tout sous l'as­pect de l'éternité, il a voulu le vivre dans le temps. « Avant qu'Abraham fut, je suis. » Étant ainsi passé de l'éternité au temps, il donne aux hommes le modèle du passage du temps à l'éternité. La foi en l'éternité est nécessaire, elle fait partie du Credo, aussi est-elle donnée. La fin de l'homme est dans l'éternité, elle est obligatoire. Telle est la nature de l'homme. Jésus a parlé maintes fois de cette vie éternel­le, si mystérieuse, qui n'est autre que la vie divine ; il l'a promise à ses disciples. \*\*\* Jésus est donc au centre des temps, venant de l'éter­nité. Il assure pour tous les hommes le passage du temps à l'éternité par la mort. Car la mort est liée au temps. Jésus la légitime et la transfigure. La création est mys­térieuse et sanglante, à cause du temps. Nous n'en con­naissons que des bribes, le fin mot nous restera toujours caché. Même au ciel nous ne pouvons espérer connaître comme Dieu connaît ; mais nous aimerons, de son amour même, et tout sera noyé dans l'amour. 149:74 Avant la création d'Adam, avant la faute, les bêtes s'entredévoraient. Par sa faute Adam s'est rangé au rang des bêtes, et pour le ramener lui et sa descendance à sa dignité primitive, Jésus a souffert injustement tout ce qu'avait mérité la multitude des hommes, afin qu'ils puissent le suivre où Il est dans l'éternité bienheureuse Tant d'hommes ont péri et périssent chaque jour par des crimes atroces ! Jésus a voulu périr par un crime atroce. Vivant dans l'éternité par l'union à Dieu, entière­ment maître de son âme, Il l'a laissée montrer des senti­ments d'âme humaine devant la cruauté de ce passage du temps à l'éternité. Son âme souffrait en même temps des péchés de tous les hommes qu'Il rachetait, ceux du passé, du présent et de l'avenir, les nôtres en particu­lier. Il les voyait sous l'aspect de l'éternité et en souffrait dans le temps. Jésus a dit (Jean, XII) : «* Maintenant mon âme est troublée. Et que dirai-je ? Père, délivrez-moi de cette heure ! Mais c'est pour cela que je suis venu jus­qu'à cette heure. *» Or tout homme est né pour cette heure où se fait le passage du temps à l'éternité. Et la connaissance expéri­mentale en est si nécessaire au plan de l'amour divin que Jésus a voulu passer par cette connaissance expéri­mentale de ce qu'il imposait aux hommes comme Verbe éternel. L'épître aux Hébreux dit que Jésus est devenu parfait par la souffrance : « Lui qui aux jours de sa chair, ayant offert prières et supplications avec grands cris et larmes à Celui qui pouvait le sauver de la mort, et ayant été exaucé à cause de Sa piété a, tout Fils qu'il était, appris parce qu'il a souffert, l'obéissance, et rendu parfait, est devenu pour tous ceux qui lui obéissent au­teur d'un salut éternel. » 150:74 Et puis S. Paul parle aux « durs d'oreille ». Hélas nous le sommes tous. Ô grandeur ! ô puissance ! dans quel état vous mettez-vous ? Quel mystère de voir le Verbe incarné souffrir ainsi des offenses faites à la Très Sainte Trinité ! Vous avez dit : « Tous les péchés sont payés depuis longtemps, les péchés de l'enfant et ceux du vieillard, les péchés de la chair et ceux de l'esprit. Je vais parachever dans la mort le modèle que je laissé aux hommes. » Ô modèle incomparable ! Une pensée et un acte éternel passent dans le temps pour l'expliquer ; Jésus paie pour les hommes et passe par où ils doivent passer pour que les hommes puissent le suivre du lieu où le temps les a fait naître, là où Il s'est placé, en dehors du temps. « Ils sont faits fils de Dieu, étant fils de la résurrection. » Ce n'est pas un apôtre, c'est Notre-Seigneur lui-même qui le dit. (Luc, XX, 36.) \*\*\* Aussi Jésus est-il l'héritier de la création dont il est l'auteur. Il vient en personne la recueillir au dernier jour. L'Apocalypse nous dit : « Alors l'ange que j'avais vu se tenant sur la mer et sur la terre, leva sa main droi­te vers le ciel, et il jura par celui qui vit pour des siècles des siècles qu'il n'y aurait plus de temps... » « ...Et l'Es­prit et l'Épouse disent : Viens ! et que celui qui entend dise : Viens ! Que celui qui a soif vienne, et qui veut prenne de l'eau de vie. » 151:74 Ce sont là les derniers en date des textes de la Révé­lation. S. Paul qui décrivait notre espérance une quaran­taine d'années avant S. Jean, et vingt-cinq ans seulement après la mort de Notre-Seigneur, disait aux Corinthiens. «* C'est pourquoi ne perdons pas courage ; mais si notre homme extérieur se dissout, du moins notre homme in­térieur se renouvelle de jour en jour. Car la légèreté de l'affliction du moment nous prépare en dehors de toute mesure un poids éternel de gloire. Étant donné que nous ne considérons pas ce qui se voit ; car ce qui se voit est transitoire, mais ce qui ne se voit pas est éternel. *» (Cor. 4.) Et Notre-Seigneur pour nous instruire et nous conso­ler, a conclu la Révélation en montrant à S. Jean « ce qui ne se voit pas et est éternel ». D. MINIMUS. 152:74 ## NOTES CRITIQUES ### Deux livres sur Monseigneur Ghika #### 1. -- Vladimir Ghika, prince et berger, par Suzanne-Marie Durand Parmi les beaux livres de Suzanne-Marie Durand, celui-ci ([^24]) est assurément le plus beau. Vivacité, charme et finesse du récit, profonde discrétion dans l'évocation des personnages et de leur mystère, équilibre et grand bon sens : tous ces dons si précieux qu'on admirait dans les autres ouvrages (notamment dans *Les amis de Saint-Césaire*) se retrouvent dans ces *souvenirs vécus* sur le prince Ghika. Mais ici les dons de l'auteur se grandissent encore et deviennent plus attachants du fait de s'appliquer à cet homme d'une qualité extraordinaire que fut le Père Ghika ; c'était un véritable prince dans l'ordre de la naissance et dans l'ordre de la grâce ; et ce prêtre qui devait mourir martyr, dans sa patrie roumaine, le 16 mai 1954, fut le père spirituel et le guide de celle qui nous retrace une partie de sa merveilleuse histoire. C'est dire que dans ces pages S.-M. Durand s'adresse à nous en un langage qui nous atteint au meilleur de nous-mêmes, le langage de la piété filiale. Pourquoi le cacher ? Je n'ai pu avancer la lecture sans déchi­rement ; en effet, depuis les premières rencontres, à l'été de 1925, entre le Père et sa fille spirituelle, le monde catholique a trompé tristement les espérances qu'il avait fait naître ; quant au monde en général il s'est enfoncé en chute verticale dans le totalitarisme ; de sorte qu'il est bien difficile d'évoquer certains souvenirs sans un coup au cœur. « L'après-guerre amène le prince Vladimir Ghika à séjourner de plus en plus fréquemment à Paris... 153:74 Mêlé aux diplomates, il est également mêlé et plus étroitement encore, à cette génération d'intellectuels et d'artistes qui se sont tournés vers le Christ et vers son Église, et parmi lesquels les glorieux morts semblent encore plus vivants que les vivants eux-mêmes. Il n'est question, en ce temps-là, que des Péguy, des Psichari, véritables chefs de file ; et Jacques Mari­tain, et Henri Massis, et Paul Claudel et Francis Jammes, et tant d'autres. C'est une fermentation prodigieuse. Ceux qui ont vécu cette époque se souviennent de l'immense espoir, -- naturel et surnaturel -- qui s'est emparé alors des plus de vingt ans, et même des plus de quarante. Il nous semblait que l'Esprit Saint allait renouveler la face de la terre, et déjà délivrer l'Europe de l'anté-Christ, qui, menaçant, se manifestait à l'Est. Ce monde bouillonnant de l'après-guerre, riche en intellectuels et en artis­tes, recelait aussi des mystiques... » (p. 47 -- Voir aussi pages 95 à 98 et 112, 113). Dans ce milieu très fervent le prince Vladimir Ghika songe à « fonder une sorte de milice religieuse -- l'œuvre de saint Jean -- qui rassemblerait ceux et celles qui avaient été tou­chés par la grâce..., et cela non pour les enfermer dans un cloître, mais pour les jeter aux quatre coins du monde dans un grand élan missionnaire ». (p. 47 et 48). Un premier essai de fondation est tenté en Roumanie, mais il n'aura pas de suite. A ce propos, S.-M. Durand nous retrace les épisodes captivants de son rapide séjour à Bozieni et à Bucarest. « Nombreuses sont les femmes qui accourent (à l'égli­se) portant sous le bras un berceau, simple tronc d'arbre évidé, où repose leur dernier-né. Bientôt l'église est comble, les hom­mes d'un côté les femmes de l'autre. Quant aux berceaux garnis de bébés ils sont alignés dans l'allée centrale, perpendiculaire à la rangée de bancs. Chaque maman du bout du pied les balance d'un rythme assez rapide... Après la Messe vient la danse ; une grande danse pleine d'allégresse et à laquelle tous participent... Unanimité des loisirs et de la prière, unanimité de la Foi... Qu'en est-il advenu depuis que ce malheureux pays est derrière le rideau de fer ? » (p. 54 et 55). Après les souvenirs de Roumanie voici les souvenirs d'Aube­rive, ce petit village des bords de l'Aube, au pays de Langres, où le Père Ghika voudrait enraciner l'*Œuvre Saint-Jean,* dans une immense abbaye abandonnée. A mesure qu'on lit les incro­yables péripéties *en trois actes* de cette fondation évidemment très fervente mais pas assez organisée, on se laisse gagner par l'impression qu'il est impossible que cela tienne. En effet vers la fin du *troisième acte* nous entendons la déclaration du der­nier collaborateur que le Père avait essayé de s'adjoindre, le Père Nassoy, des Missions Étrangères de Paris : « Persuadé que le prince Ghika est un saint, je suis non moins persuadé qu'il me paraît impossible de collaborer avec lui. J'ai tout essayé pour arriver à quelques précisions indispensables... J'ai tenté de déterminer les attributions respectives, les coordinations et subordinations nécessaires. Et même les questions temporelles doivent être abordées. Or tous mes efforts pour établir cette base de départ sont restés vains... Étant donné mon caractère il m'est impossible d'aller de l'avant dans de telles conditions. » (p. 145). 154:74 En quelques phrases d'une grande pudeur, S.-M. Durand nous laisse alors entrevoir l'échec du prince Ghika et sa propre dé­ception. « En quête des préférences divines je partis. » (p. 148). Échec apparent en vérité ; déception qui n'annule pas les pre­mières promesses mais les consacre et les éternise. « Je partis... trois de nos sœurs courageusement essayèrent de maintenir l'œuvre... l'heure vint où elles aussi partirent... (Mais) elles sont *encore* occupées à louer Dieu et à sauver des âmes, conservant dans leur cœur la flamme allumée ou attisée à Auberive. » Cette finale est d'une étonnante beauté. Elle permet de saisir que *Dieu fait tout coopérer au bien de ceux qu'il aime,* et que « les épreuves (acceptées) de bon cœur sont capables... de renouveler la jeunesse de celui qui les accueille ». (p. 149). « Qui nous séparera de l'amour de Jésus ? Est-ce l'épreuve, ou l'angoisse, ou le délaissement, ou la crainte du danger ou la persécution ? *Est-ce tout ce qui peut briser notre vie ?* Non. Car je suis assuré que ni la mort ni la vie ni les anges, ni ce qui mène le monde ou nous régit, ni les choses présentes ni les choses futures, ni les violences du sort, ni tout ce qu'il y a de plus élevé, ni tout ce qu'il y a de plus profond, ni aucune autre chose créée ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu dans le Christ Jésus Notre-Seigneur. » -- Telle était « la prière qui se récitait fréquemment à la maison de Saint-Jean à Auberive » et dont tout nous permet de dire qu'elle a été exaucée avec magni­ficence. R.-Th. CALMEL, o. p. #### 2. -- L'apôtre du XX^e^ siècle, Monseigneur Ghika, par Jean Daujat ([^25]) L'auteur nous en avertit, il n'a pas la compétence d'un histo­rien. Aussi, bien qu'ayant vécu treize ans dans l'intimité de Mgr Ghika, ne nous donne-t-il pas une biographie. Il en révèle assez cependant pour que se grave en notre mémoire un admirable portrait de cet apôtre né prince roumain, petit-fils de roi, bap­tisé dans le schisme orthodoxe, et qui, après avoir quelque temps brillé aux premiers rangs dans le monde, se convertit au catholicisme, devint prêtre du diocèse de Paris, fut l'instrument de Dieu pour de nombreuses « conversions-éclair », se consa­cra à l'évangélisation de la « zone » entre Villejuif et Gentilly, et là, installé dans une baraque misérable, après avoir d'abord attiré les enfants qui l'appelaient le Père Noël -- il avait la grande barbe du bonhomme légendaire -- créa une nouvelle paroisse dont l'église se remplit des parents conquis à leur tour. Il semblerait qu'il eût atteint alors les sommets de la cha­rité si, reparti pour la Roumanie lors du deuxième conflit mon­dial, il n'y avait été emprisonné par les Rouges dans le fort de Jislava où il mourut en 1954. 155:74 Cet apôtre hors série, d'où lui venait donc son efficacité ? Voilà la question à laquelle le théologien Jean Daujat a voulu répondre, et d'autant plus volontiers qu'avant d'être ordonné prêtre, le prince Wladimir Ghika avait été laïc-théologien, com­me notre auteur, et cela pendant vingt ans. Rencontre qui nous vaut cette étude, en tous points remarquable, d'un « type de sainteté ». L'efficacité de cet apôtre venait de ce que, d'ailleurs fervent admirateur de Jeanne d'Arc, Mgr Ghika appliquait de tout son cœur, de tout son esprit, de tous ses moyens, la fameuse devise de la Sainte : *Dieu premier servi.* « Cette devise lumineuse, si brève et si frappante, écrit-il, nous devons la retracer partout et surtout l'écrire en nos cœurs. Dieu n'est pas encore assez premier servi parmi nous. Descen­dons en nous-mêmes et jurons entre les mains de cette enfant bienheureuse de le servir comme elle, vraiment premier. » (*Place et rôle de sainte Jeanne d'Arc entre nous et le ciel.*) Brûlant d'amour pour Dieu, Mgr Ghika voue naturellement au prochain une charité tout aussi brûlante. Mais attention ! L'amour du prochain en Dieu et pour Dieu, remarque Jean Daujat, est une conséquence et une dérivation de l'amour de Dieu pour Lui-même, qui en est la source. Aussi, écrit Mgr Ghika, « c'est un abîme, ou plutôt c'est tout un ciel qui sépare la bienfaisance, distraction d'économie politique, la philanthro­pie bornée, la simple pitié humaine, de cette autre chose venue d'un autre monde, l'Amour éternel de Dieu, l'Amour éternel incréé, le Saint-Esprit caché dans l'âme des hommes et opérant par leurs mains humbles, fragiles, faibles, mais sanctifiées ». (*La visite des pauvres.*) Et c'est pourquoi, lorsque nous récitons la dizaine du Rosai­re consacrée à la Visitation, nous demandons pour fruit l'esprit de charité. Quel don en effet la T.S. Vierge apportait-elle à sainte Élisabeth, et de quel don la remercions-nous encore avec celle-ci ? Le don de Dieu, Jésus-Christ. Et c'est aussi pour­quoi S.S. Pie XI, définissant les buts de l'Action catholique, en rappelait l'essentiel, l'indispensable, celui sans quoi nulle action n'est catholique, c'est-à-dire l'évangélisation. 156:74 De ces principes, Mgr Ghika tira une *Liturgie du prochain* qu'on ne peut méditer sans bonheur. Dans une vie aussi active, dans un apostolat qui revêtit des formes si variées, c'est sans doute cette acception de la charité surnaturelle appliquée dans l'action jusqu'à l'héroïsme -- charité véritable, à ne jamais confondre, précise Jean Daujat, avec la simple bienfaisance -- qui lui mérite le mieux d'être appelé l'Apôtre du XX^e^ siècle. Mais tout dans cette expérience si riche est enseignement précieux pour nos contemporains. Et si dans cet ouvrage ce qui est souvenirs et récit se lit avec tant de plaisir, ce qui est spiri­tualité compose une source abondante de fructueuses méditations. A notre avis, voilà vraiment un « livre de chevet ». Joseph THÉROL. ============== ### A propos d'un livre du P. Wenger A plusieurs reprises, en plusieurs endroits d'un livre qu'il vient d'écrire sur la première session du Concile, le P. Wenger critique avec une grande énergie certains des points de vue qui ont été exposés ici à ce sujet. C'est parfaitement son droit. Et nous ne voyons aucun incon­vénient, bien au contraire, à ce que les points de vue divers soient confrontés dans la clarté et la simplicité. Pourtant, dans l'attitude du P. Wenger, une chose nous intrigue sans nous surprendre, et une autre nous surprend sans nous intriguer. \*\*\* Une chose nous intrigue sans nous surprendre. La revue *Itinéraires* est, dans le monde entier, la seule publi­cation catholique que le P. Wenger critique dans son ouvrage, de cette manière et avec cette énergie. On pourra voir, dans ce privilège dont il nous fait ainsi béné­ficier, soit un hommage rendu à l'importance intellectuelle, véri­tablement unique à ses yeux, de la revue *Itinéraires ;* soit la manifestation d'une animosité préférentielle. Soit les deux à la fois. \*\*\* 157:74 Une chose nous surprend sans nous intriguer. Le P. Wenger ne mentionne la revue *Itinéraires* que pour la contredire : il ne nous concède rien sur aucun point, ni par conviction, ni par courtoisie. Il ne se connaît avec nous -- ou du moins il ne veut reconnaître -- que des désaccords. Peut-être le P. Wenger a-t-il voulu nous signifier ainsi qu'il n'a aucunement goûté que nous ayons pour notre part rendu hommage à tels de ses travaux (voir par exemple *Itinéraires*, n° 45, pp. 16 et suiv.), ou que, malgré nos divergences notoires, nous nous soyons associés à la défense de son journal *La Croix* quand sa qualité de journal catholique lui a valu de subir les procédés discriminatoires de la R.T.F. gouvernementale (*Itiné­raires*, n° 64, pp. 154-155). En diverses occasions, nous avons dit en toute liberté ce qui (une partie de ce qui) nous paraît bon ou mauvais sous la plume du P. Wenger ou dans les colonnes de *La Croix*. En revanche, *La Croix* et le P. Wenger n'ont jamais parlé de la revue *Itinéraires* que pour en dire du mal. \*\*\* Quoi qu'il en soit, nous ne saurions manquer de signaler à nos lecteurs curieux de connaître les pensées du P. Wenger que son livre de 346 pages s'intitule : *Vatican II première ses­sion*, et qu'il a paru aux Éditions du Centurion (Bonne Presse). Nous ne saurions non plus manquer de leur signaler, pour les mettre en appétit, que l'éloge de ce livre a été fait dans *La Croix* du 3 mai par M. Jean Guitton qui, « pour parler le langage de la critique évangélique », dit-il, avance avec mesure que « le P. Wenger serait assez analogue à saint Luc ». J. M. ============== ### Savoir expliquer Georges Suffert a interviewé, dans *L'Express* du 18 avril, celui qu'il appelle : « Chenu, dominicain ». Voici l'une des déclarations du « dominicain Chenu » : « *A quel point tout a changé ? Tenez, je vais vous raconter une histoire. Cela se passe à Rome, durant la première partie du Concile. Une petite réunion privée. Il y a là une délégation d'évêques et de cardinaux américains, des Italiens, des Espa­gnols, des Polonais, le cardinal Wyszynski en tête. Spellman est en train de faire son numéro. Avec une tirade sur* « *l'Église du silence *»... 158:74 (Parenthèse. Contrairement à ce que pourrait laisser supposer cette manière de s'exprimer, « Spellman » est tout autant car­dinal que « le cardinal Wyszynski ». Quant à l'expression : « faire son numéro », c'est en langage néo-dominicain l'équi­valent d' « exprimer sa pensée », lorsqu'il s'agit d'un cardinal. Si la stylistique néo-dominicaine paraît ainsi fixée en ce qui concerne les cardinaux américains et polonais, nous demeurons dans l'incertitude au sujet de la France. Nous ne savons pas en­core s'il convient de dire désormais : « Le Cardinal Liénart prononce une déclaration » ou bien : « Liénart fait son numéro ».) « ...*Avec une tirade sur* « *l'Église du silence* »*. Il parle comme au temps de Foster Dulles. Soudain, le cardinal Wyszynski de­mande la permission d'interrompre l'évêque de New York. Et il déclare simplement :* « *Il n'y a pas, en Pologne, d'Église du silence, car nous parlons fort et clair ; il y a une Église de sourds, c'est la vôtre.* » \*\*\* Au même endroit, Georges Suffert affirme premièrement : « *Les intégristes ont détesté cinq hommes en France : Maritain et Mauriac d'abord, de Lubac et Chenu ensuite, Congar pour finir.* » Et secondement, un peu plus bas, il raconte : « *En 1950, parution de l'Encyclique* « *Humani generis* », *sont visés directement : de Lubac, Daniélou, Chenu et Congar.* » Occurrence... \*\*\* Sans doute à cause de la mythologie actuelle sur le sens de l'histoire, l'avenir en marche et la nouveauté à tous les étages, Georges Suffert a trouvé commode de rajeunir sensiblement son héros : « Entre cinquante et soixante ans », écrit-il. La vérité est pourtant que le « dominicain Chenu », à l'heure actuelle, a soixante-huit ans et demi. Georges Suffert écrit sur « Chenu » avec les coquetteries que l'on emploie ordinairement pour écrire sur une grande actrice prolongée. \*\*\* Autre déclaration de « Chenu, dominicain » : « *A partir de 1950, toute la pensée de Pie XII est dominée par la peur du communisme, voire de la socialisation généralisée.* *Cette hantise annulait, pour l'opinion publique, ce qu'avait de positif le contenu littéral de ses messages.* » 159:74 Intéressante explication. Intéressante, aussi, cette manière d'invoquer « l'opinion publique ». L'opinion de ceux qui ne veulent pas du commu­nisme (si nombreux soient-ils) ne fait pas et ne peut pas faire partie de ce que l'on appelle globalement « l'opinion publique ». \*\*\* Citons encore un bon passage du même « Chenu domini­cain » : « *Jean XXIII a voulu le changement, il l'a préparé. Et une fois qu'il a eu ouvert les vannes, l'eau s'est mise à couler. Parce qu'en réalité, le mouvement était préparé dans le monde entier depuis des années. A la minute même où Jean XXIII a ouvert le Concile, la suite était prévisible. Et le mouvement est irréver­sible. Comment voulez-vous que tous ces évêques qui ont pris le goût de la discussion, qui ont pris la mesure de leur puis­sance collective, qui ont mesuré l'effet produit par leurs déci­sions, reviennent en arrière ?* » Voilà bien, sur la théologie de l'épiscopat, la vue décisive qui nous manquait encore. \*\*\* Redevenu le Révérend Père M.-D. Chenu, maître en théologie, et « expert le plus en vue du Concile » dans *Témoignage chré­tien* du lendemain, il y développe les mêmes pensées, notamment contre les « blocages » déplorables opérés par Pie XII : « *Pie XII, jalousement inquiet du salut des personnes, mar­quait une vive réticence face à une* « *socialisation* » *générali­sée, dans laquelle Jean XXIII verra au contraire le champ déci­sif d'un progrès de l'humanité* (...) *Dans sa ligne, Pie XII répu­gnait à toute distinction dans son jugement sévère contre les doctrines socialistes comme dans les possibilités de dialogue avec les responsables des économies marxistes. Jean XXIII, dans un texte que tous ont immédiatement commenté, se dégage explicitement de ce blocage.* » Si le P. Chenu n'existait pas, il faudrait l'inventer. Il est des choses, comme on le voit, qu'il est seul à savoir expliquer clai­rement. Quant aux CHEFS POLITIQUES DU COMMUNISME INTERNATIONAL, les voici devenus simplement : « les responsables des économies marxistes ». C'est plus gentil comme ça. Il fallait y penser. ============== 160:74 ### Notules bibliographiques #### Yves Berger : « Le Sud » (Grasset) Un éditeur accepterait-il au­jourd'hui la « Sylvie » de Nerval ou l' « Adolphe » de Constant ? Trop court, bien trop court ! Il faut dépasser les deux cents pa­ges. Je ne puis me déprendre de l'idée que le roman d'Yves Ber­ger ait souffert de cet impératif catégorique. Les amours inces­tueuses du héros et narrateur avec sa sœur Virginie me paraissent représenter une laborieuse pro­longation d'un mythe qui méritait mieux. Je recommande toutefois la recette aux auteurs érotiques menacés d'essoufflement ; quand les ressources de la technique paraissent en voie d'épuisement, vous faites acheter à l'intéressée un lot de chemises raides, pudi­ques et rêches, ce qui renouvelle un instant l'intérêt. Elle peut aus­si se farder l'épiderme de cou­leurs diverses ; j'avouerai toute­fois que le rapprochement ainsi établi avec les Peaux-Rouges de l'Amérique d'autrefois m'a paru bien gratuit, et même un peu forcé. Et le mélange des expé­riences intimes et des expérien­ces littéraires est parfaitement as­sommant. Pourtant l'histoire du père, no­taire provençal pour qui le temps s'est arrêté en 1842, qui vit en proie à la douce obsession de l'ancienne Amérique des Indiens et du style colonial, confondant son paysage quotidien avec celui du Mississipi, c'était la matière d'un conte, et elle aurait suffi au li­vre. L'angoisse du temps, la dé­couverte passionnée des mots dans les arcanes des vocabulaires exoti­ques ou anciens, l'enrichissaient au point que l'on regrette de ne pas en subir plus souvent le pres­tige. Mais Yves Berger a voulu un roman, et que ce roman eût pour thème la « démystification » de l'univers enchanté que Virginie considère finalement comme un esclavage. Cette intention est-elle une originalité, ou un sacrifice à l'esprit du temps ? C'est pourtant le père mort qui, aux dernières lignes, semble avoir « eu raison » car « il a les mots, les images ». « Le Sud » est-il un duel entre la fiction la plus vraie, celle qui touche aux profondeurs de l'âme parce qu'elle l'exprime librement, et la fiction érotique et romanes­que qui attaque l'autre, s'en nour­rit, puis la délaisse ? Un duel en­tre le conte et le roman, ou le roman révélerait finalement ses insuffisances ? Ainsi envisagé, « Le Sud » présente un problè­me digne d'être médité... Le ro­man, c'est le loup qui a tout man­gé, la mère-grand et le petit Cha­peron rouge. Mais il n'a fait que les avaler, et on les retrouve heu­reusement parfois à l'intérieur. Jean-Baptiste MORVAN. 161:74 #### Michel Garder : « Une guerre pas comme les autres » (Éditions Table ronde) C'est la guerre germano-sovié­tique. L'historien Michel Garder respecte dans son nouveau livre les principes qui l'ont guidé dans ses ouvrages précédents (« Histoi­re de l'armée soviétique », Plon, 1959, etc.) : recherche des faits essentiels, éclairage permanent sur l'aspect humain du drame. Le récit est exempt de parti pris en faveur de l'un ou de l'autre ad­versaire ; la connaissance des événements est puisée aux sour­ces les plus récentes, tant alle­mandes que soviétiques ; les gran­des lignes de la bataille sont éclairées par des détails concrets qui ramènent l'attention du lec­teur vers le combattant, vers l'homme, ses souffrances, sa gran­deur. Là se situe l'intention pro­fonde du livre. Soldats russes et soldats allemands sont également victimes des idéologies barbares et de l'orgueil des tyrans. Ce li­vre conduit l'esprit à contempler l'humble grandeur du soldat et la miséricorde de Dieu. P. B. - **Histoire sainte. --** « Le prophète Daniel », par Dom Jean de Monléon, un passionnant volume de 230 pages aux Éditions de la Source (Abbaye Sainte-Marie de Paris, 5, rue de la Source, Paris XVI^e^). - **Théologie morale. --** La « Revue thomiste » annonce que le P. La­bourdette publie en fascicules ro­néotypés son cours de théologie morale. Parus : les traités du pé­ché, de la loi, de la grâce, de la foi, de l'espérance, de la charité, de la prudence, de la justice, de la force et de la tempérance. Pour tous renseignements écrire au P. Labourdette, Couvent des Domi­nicains, avenue Lacordaire, Tou­louse. - **Newman. --** « Le cardinal Newman », par G.-M. Tracy, un volume de 152 pages dans la col­lection « Conversions célèbres », Wesmael-Charlier éditeur. - **Fabrègues. --** Son nouveau li­vre : « La conversion d'Édith Stein, patronne de l'existentialis­me ». Le livre qu'il faut avoir lu, a écrit Mauriac. Même collection, même éditeur. - **Daujat. --** « Psychologie con­temporaine et pensée chrétienne » (Desclée). A ne pas confondre avec son précédent ouvrage, si­gnalé ici : « Le christianisme et l'homme contemporain ». Dans son nouveau livre, Jean Daujat étudie la science psychologique, la psychiatrie contemporaine et la psychologie surnaturelle. - **Simone Weil.** « Simone Weil ou la transparence », un volume de 188 pages de Victor-Henry De­bidour, chez Plon. 162:74 - « **Angelicum ». --** Revue trimes­trielle de l'université pontificale Saint-Thomas d'Aquin. Numéro 1 de 1953 : « La hiérarchie axio­logique des Vertus morales selon saint Thomas », par le Père L.­B. Gillon. Et la suite de « La substance sensible », par le Père Guérard des Lauriers. - **Intellectuels catholiques. --** Paru chez Fayard : le volume « Tra­vail et condition humaine », re­cueil des discours prononcés à la dernière Semaine des intellectuels catholiques (novembre 1962). La plus significative intervention est à nos yeux celle d'Henri Rollet, président de l'A.C.G.H. (Action catholique générale des hommes), où l'on peut lire notamment : « L'Assemblée plénière de l'É­piscopat en 1960 a fait un devoir aux chrétiens de France d'expri­mer à "ceux qui sont loin" le plus violent de leur amour (...). « L'appel de l'Épiscopat nous oblige donc à une démarche au­près des marxistes. Or cette dé­marche est vouée à l'échec si ceux qui l'accomplissent refusent de si­tuer Marx à sa place dans l'his­toire et de reconnaître l'apport des marxistes. On n'atteint pas les vivants en récusant leurs morts (...). « Et d'abord nous rendrons à Marx et à Engels une justice his­torique : comment un chrétien ne se sentirait-il pas profondé­ment d'accord avec le refus qu'ils opposèrent à la condition proléta­rienne telle qu'ils la connurent (...). « Cet accord s'étend sans peine à l'analyse du labeur prolétarien : celle que fit Marx d'un regard pénétrant a été ratifiée par l'Histoire (...) » Après avoir énuméré « quelques-unes des valeurs que nous pouvons reconnaître dans la conception marxiste de la lutte de classe », Henri Rollet déclare en­core : « Les marxistes ont été le fer de lance de l'action ouvrière de­puis près d'un siècle. A l'avant-garde dans innombrables con­flits, ils n'ont cessé de combattre et d'entraîner. Et, qu'on le veuil­le ou non, c'est ainsi que se sont réalisées la plupart des conquêtes sociales et l'immense transforma­tion des conditions du travail dont elles se sont accompagnées. La misère imméritée a pris fin, *au* moins à notre porte, et c'est un peu plus loin maintenant que le riche doit chercher Lazare. A ce progrès les catholiques sociaux ont pris une noble part que nous n'avons le droit ni d'oublier, ni de sous-estimer, mais ce fut une part d'appoint. » Il faut lire le texte entier (pp. 87 à 94 du volume) pour en me­surer exactement l'originalité -- significative. - **L'Église et l'État. --** Un bon ar­ticle, à verser dans la bibliographie du sujet, publié par le Père Jean-Yves Calvez dans la « Re­vue de l'Action populaire » de mai. - **La définition philosophique de l'État. --** Importante étude de philosophie sociale du P. Salva­tore Lener dans la « Civiltà cat­tolica » du 20 avril : « Sul con­cetto di Stato sociale : Stato di diritto o stato di giustizia ». 163:74 ## CORRESPONDANCE ### Une lettre de Colin Clark Cette lettre fait suite à l'étude sur « Le mythe de la conscience collective », publiée par Michel Brésard dans notre numéro 68. CHER MONSIEUR BRÉSARD, C'est avec beaucoup d'intérêt que j'ai lu votre article sur la « Conscience collective ». Je suis d'accord avec vous : c'est un mythe, et de plus, un mythe dangereux. Vous me demandez s'il existe des textes vraiment signi­ficatifs en langue anglaise sur la question. L'Anglais s'inté­resse beaucoup moins aux idées abstraites que le Français. C'est parfois fâcheux lorsque par exemple il n'a pas saisi la nature du nazisme ; c'est parfois une bonne chose, lors­que dans ce cas particulier, il ne prend que peu d'intérêt à la « conscience collective ». La pensée politique dans notre pays a été très marquée par Burke. Quoiqu'il soit générale­ment considéré comme un penseur conservateur, le Parti Travailliste a largement subi son influence, sans doute à son insu. Burke n'était pas Anglais, mais Irlandais -- un politicien « whig » du XVIII^e^ siècle, qui devait prendre vio­lemment parti contre la Révolution française. Quoique pro­fondément opposé à Rousseau, il devait néanmoins prôner sa propre vision (conservatrice) de la conscience collec­tive. Dans ce pays, la pensée philosophique et académique a été largement influencée par Platon et Aristote. Une cer­taine divinisation de l'État et de la collectivité était implicite dans toute la pensée du monde antique et a profondé­ment marqué nos penseurs contemporains, sans qu'ils en soient pleinement conscients. 164:74 Quittons les écrivains académiques pour les auteurs populaires : H. G. Wells, au plus haut de sa gloire de ro­mancier, écrivit en 1920 un ouvrage « Outline of History », qui exerça une influence nocive sur un très grand nombre d'esprits et pèse encore de nos jours sur certaines manières de penser populaires. Wells enseignait avec une grande élo­quence que le but vers lequel tend toute l'histoire est la fusion de tout le genre humain en une seule communauté de connaissance et de vouloir. Quant à Stapledon, que vous citez dans votre article (p. 78), je l'ai eu comme collègue à l'Université de Liver­pool. C'était un zélateur de Wells, et en 1929 il publia « Last and First Men », la fantaisie utopique que Ruyer décrit. Cet ouvrage eut un certain retentissement à l'époque, mais quel­ques années plus tard, on le jugeait ridicule. Les idées de Wells continuèrent néanmoins à attirer l'attention autour des années 1930. Je n'ai pas lu Teilhard de Chardin, dont certains textes, semble-t-il, ne peuvent être qualifiés que de panthéistes. J'ai été intéressé par vos critiques, notamment celles por­tant sur sa conception de « l'Ultra-Humain ». Pour en terminer, j'ai été heureux de vous voir plaider pour la décentralisation du pouvoir politique et économique partout où cela est possible. Ce problème est beaucoup trop négligé de nos jours. Dans le processus de centralisation du pouvoir politique (mais non économique) la France a don­né un mauvais exemple au monde. De Jouvenel, dont les points de vue semblent se rappro­cher des vôtres, a publié récemment une critique intéres­sante et originale de Rousseau dans le magazine anglais « Encounter » (...). Colin CLARK. ============== fin du numéro 74. [^1]:  -- (1). Marcel De Corte : *L'homme contre lui-même,* neuvième volume la « Collection Itinéraires », Nouvelles Éditions Latines. [^2]:  -- (1). Sur la loi naturelle selon saint Thomas, voir : « La civilisa­tion dans la perspective de la piété », *Itinéraires,* numéro 67*,* pages 144 et suiv. -- Sur les vertus naturelles dans l'enseignement du Christ, voir R.P. Calmel : « Note sur la morale évangélique »*, Itinéraires,* numéro 65*,* pages 122 et suiv. [^3]:  -- (1). Troisième sermon pour le dimanche de la Passion : sur la haine des hommes pour la vérité. [^4]:  -- (1). Voir notre numéro spécial sur *le principe de subsidiarité :* numéro 64 de juin 1962. [^5]:  -- (1). Voir notamment notre opuscule : *De la justice sociale* (Nou­velles Éditions Latines, 1961), III^e^ partie « L'unité du genre hu­main », *Itinéraires*, numéro 56, pages 21-27 : l'article de Luc Baresta : « La société des États », *Itinéraires*, numéro 57 ; etc. [^6]:  -- (2). Gilson : *Les métamorphoses de la Cité de Dieu,* Vrin, 1952. [^7]:  -- (1). Seule numérotation ayant une valeur universelle de référence. Ce système de référence que nous avions si longtemps réclamé a été adopté par l'Action populaire pour son édition de *Mater et Magistra,* et pour sa publication de *Pacem in terris* dans le numéro 364-365 des *Cahiers d'action religieuse et* sociale. [^8]:  -- (1). *Cahiers d'action religieuse et sociale*, numéro cité, page 313, note 43. [^9]:  -- (1). Sur l'évolution actuelle du communisme soviétique, la revue *Itinéraires* a publié notamment les études suivantes : -- « La crise interne du communisme », éditorial du numéro 59. -- « Le communisme incohérent », éditorial du numéro 70. -- Branko LAZITCH : « Mao se prend pour Lénine », numéro 71. -- « L'échec économique du communisme », documents du même numéro. -- Branko LAZITCH : « Les changements dans la société soviéti­que et dans le mouvement communiste international », numéro 72. [^10]:  -- (1). On voit que dès 1886, les esprits clairvoyants voyaient la néces­sité d'une entente européenne continentale au point de vue écono­mique (Note de 1938). [^11]:  -- (1). Il existe une très importante littérature populaire destinée à vulgariser la méthode Solari ; le clergé catholique s'est fait l'ardent propagateur de la nouvelle agriculture. (Note de Sorel) [^12]:  -- (1). Neuvième volume de la « Collection Itinéraires » (Nouvelles Éditions Latines). Le passage cité est extrait du chapitre intitulé « La crise des élites », publié dans *Itinéraires*, numéro 71. [^13]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 57 : « La réforme Salleron ». [^14]:  -- (1). N.D.L.R. -- Premier volume de la « Collection Itinéraires » (Nouvelles Éditions Latines) : *Culture, École, Métier,* par Henri CHARLIER. [^15]:  -- (1). « Comment je crois », 1935. (Cité par A. Monestier, in « Pour comprendre Teilhard », seconde édition, Paris « Lettres modernes », 1962). -- voilà la foi démocratique. Voilà la foi qui peut être celle de l'Américain, du Russe, de l'Européen, de l'Africain et de l'Asiate. Voilà la foi qui peut être celle de l'athée, du déiste et du chrétien. Voilà la foi qui peut se réclamer indifférem­ment de la Matière, de l'Esprit et du Christ -- tout cela pour Teilhard étant la même chose. Voilà la foi qu'en somme quasiment tout le monde professe aujourd'hui. [^16]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 68. [^17]:  -- (1). Charles Morgan. [^18]:  -- (1). MISTRAL, *Calendal*. [^19]:  -- (1). C'est moi qui souligne. [^20]:  -- (1). Charles Morgan. [^21]:  -- (1). *La Nation française* du 13 mal. [^22]:  -- (1). Le nom d' « assassins » vient du mot « haschisch », qui dési­gne le chanvre. Les Assassins sont des Ismaëliens de Syrie, dont le chef, le Vieux de la Montagne, résidait à Alamout. [^23]:  -- (1). Le comte de Bar et le comte de Montfort avaient été faits pri­sonniers dans un combat livré à Gaza en 1239, au cours de la croisade dont Thibaut 1^er^, roi de Navarre, était le chef. [^24]:  -- (1). Suzanne-Marie Durand : *Vladimir Ghika, prince et berger,* Casterman, 1962. [^25]:  -- (1). Nouvelles Éditions Latines.