# 75-07-63
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## ÉDITORIAL
### Jean XXIII le Pape de l'Agonie
LE PAPE JEAN XXIII avait décidé le jour de l'Ascension d'entrer en retraite jusqu'au jour de la Pentecôte. Et il a entraîné le monde entier avec lui dans cette retraite spirituelle, où l'univers s'est trouvé convoqué autour de sa mort, appelé à une longue méditation de la mort. Ce fut, selon le mot du Cardinal Siri, archevêque de Gênes, « *une sorte d'exercice spirituel pour le genre humain tout entier* »*.*
La confidence la plus émouvante, la plus impressionnante de ce Pape dont on en rapporte beaucoup, ce fut pour nous celle qu'il livra à tout le monde, et qui a déjà été relevée ici. Extraordinaire confidence, et frappante : et pourtant ni pendant sa vie, ni pendant sa mort, ni après, elle ne paraît nulle part avoir retenu l'attention. Mais nous savons qu'elle avait du moins retenu l'attention des âmes silencieuses, des âmes de prière.
L'année qui précéda sa maladie, il avait le 29 septembre 1961 publié une Lettre apostolique sur la récitation et la méditation du Rosaire, et y avait joint en « complément » un « petit essai de pieuses pensées pour chaque dizaine du Rosaire ».
Le mystère qu'il avait choisi pour demander que l'intention de prière s'élevât vers le Pape était le premier des mystères douloureux, le mystère de l'Agonie. Ce mystère, écrivait-il, est source de réconfort pour « *toutes les âmes qui endurent les peines les plus aiguës et les plus mystérieuses* »*,* et il ajoutait : « *L'intention de prière s'élève vers le Pape* » ; vers le Pape qui « *demande force et consolation pour ceux qui souffrent avec lui, ceux qui sont dans la tribulation et l'affliction* »*.*
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Cette communion se réalisa universellement dans les jours de la Pentecôte, dans les jours de l'agonie physique du Pape Jean XXIII, où les pensées et les prières vinrent de toutes les parties du monde l'accompagner dans sa souffrance et dans sa mort visibles.
Ce qu'avaient pu être l'agonie quotidienne de son règne, sa mort de chaque jour, ces « peines les plus aiguës et les plus mystérieuses », et la « tribulation », et l' « affliction » qu'il avait demandé aux âmes de « souffrir avec lui », cela reste en grande partie son secret. On écoutait peu ses paroles les plus graves, qui étaient aussi les plus discrètes, et l'on ne voulait voir que sa bonté, et son sourire.
Pour sourire ainsi, il faut d'ordinaire avoir beaucoup souffert, en communion avec l'Agonie du Christ.
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Le Pape Jean XXIII donnait l'exemple simple et spontané de la vertu la plus oubliée par le monde moderne, la piété. Il manifestait une grande piété naturelle envers ses parents, le village de son enfance, le diocèse de sa jeunesse, ses maîtres et ses supérieurs d'autrefois. Il manifestait une grande piété surnaturelle s'exprimant par les prières et les dévotions les plus traditionnelles. Le langage usé d'un monde vieilli n'emploie plus guère les mots de « piété » et de « bonté » qu'avec un accent péjoratif ou ironique. Le Pape Jean XXIII leur a rendu une vie nouvelle. Le monde contemporain n'a probablement pas bien compris ce que disait et ce que voulait ce Pape, mais le monde entier sentit qu'il était un Pape pieux et bon, et c'est pourquoi Jean XXIII fit une impression si grande sur ceux qui le virent prier et sur ceux qui le virent sourire.
Beaucoup disaient : -- Si le Pape sourit, c'est qu'il est content, et que tout va bien, et de mieux en mieux.
Aux heures les plus dramatiques du Concile, quand on pouvait s'inquiéter de voir un si puissant courant, un si puissant effort non point pour perfectionner mais pour démolir tout le travail de préparation des Commissions préconciliaires, on trouvait commode de se rassurer par la pensée qu'une telle démolition allait au-devant des désirs du Pape, puisqu'il se montrait en somme satisfait, dans ses déclarations publiques, de la marche du Concile.
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Seulement on oubliait, si même on y avait jamais prêté attention, qu'il s'était antérieurement déclaré satisfait du travail accompli -- sous sa direction et selon son orientation -- par les Commissions pré-conciliaires.
On ne prêtait pas non plus beaucoup d'attention à cette réception de quelques évêques, pendant le Concile, où le Pape Jean XXIII leur racontait d'après la Bible l'histoire de Jacob qui voyait ses fils se disputer : « *Et Jacob considérait ces choses en silence.* »
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Ce qu'il a semé dans la souffrance, d'autres le moissonneront dans la joie (mais nous ne savons ni le jour ni l'heure). La plus grande grâce peut-être dont il ait été l'instrument, c'est cette « détente », cette bienveillance, ce sentiment fraternel qui se sont établis dans les relations avec les chrétiens éloignés et avec diverses catégories d'incroyants de bonne volonté. Une grâce dont l'existence est presque démontrable historiquement. Car la pensée de Jean XXIII à l'égard de tous les frères éloignés est identiquement la même que celle qui avait été exprimée par Pie IX, par Léon XIII et par leurs successeurs. A cette pensée identique, Dieu semble avoir ajouté un supplément de grâce, et touché les cœurs. On ne sait pas davantage quand et comment les anciennes désunités majeures seront surmontées : mais on espère en commun y parvenir un jour, dans une prière commune qui s'en remet à la volonté divine.
La semence tombe en toute sorte de terrains qui embarrassent ou hypothèquent diversement sa croissance. L'espérance œcuménique est devenue ici ou là un « *œcuménisme* » *organisé* en système impérieux, -- en un système trop humain, trop malin, trop psychologique, calculateur en diable, susceptible et dominateur, stratégique et agité, quasiment une nouvelle église dans l'Église, avec ses dogmes particuliers, son inquisition propre, ses anathèmes et ses excommunications. « *Et Jacob considérait ces choses en silence.* »
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Comment, pourquoi ce pontificat de bonté, de charité, d'unité, vit-il à partir de 1960, et plus encore à partir de 1962, s'aggraver les déchirements internes du catholicisme ? Nous n'avons pas de réponse à cette question douloureuse, qui sans doute aura compté pour beaucoup parmi « les peines les plus aiguës et les plus mystérieuses » que le Pape Jean XXIII demandait aux âmes de prière de « souffrir avec lui » en communion dans l'Agonie du Christ.
C'est ordinairement à propos ou autour des questions sociales que les catholiques se divisent le plus : soit parce que ce domaine est celui où jouent le plus directement les passions ; soit parce que sur ce terrain se traduisent concrètement, et de manière mieux visible, des divergences qui ont une origine et des causes plus profondes.
Pourtant il y eut un bref moment, au lendemain de *Mater et Magistra*, où les divergences les plus manifestes qui opposent les catholiques dans le domaine social parurent en voie d'être atténuées et surmontées. L'Encyclique réalisait un équilibre des tendances et des pensées, en acceptant à la fois, d'une part, la propriété et la subsidiarité, d'autre part la socialisation : elle les définissait de manière à les articuler ensemble dans une synthèse unique. Elle intégrait la socialisation dans une vue de l'activité économique affirmant fondamentalement : « Qu'il soit entendu avant tout que le monde économique résulte de l'initiative personnelle des particuliers, agissant soit isolément soit associés de diverses manières à la poursuite d'intérêts communs » (§ 51). Défendant la nécessité absolue d'une propriété privée des biens de production, l'Encyclique faisait remarquer en substance que cette propriété privée peut être individuelle ou collective. Elle insistait sur le projet d'une diffusion effective de la propriété privée dans toutes les classes de la société. Elle réunissait les défenseurs de la propriété privée et les revendicateurs de la co-gestion, en ouvrant les voies à une co-gestion passant par la copropriété. Idées qui n'étaient pas neuves, mais inconnues méconnues, oubliées, auxquelles l'Encyclique donnait un relief exceptionnel en leur affectant un coefficient de priorité et d'urgence. Des protestants et des catholiques, des syndicalistes ouvriers et des représentants patronaux s'accordaient pour étudier ensemble les perspectives ainsi ouvertes ([^1]). Mais ce fut le catholicisme en tant que corps sociologiquement constitué qui ne suivit pas, qui déserta ces rencontres constructives, et qui enterra tout.
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La plupart de ceux qui dirigent les forces sociologiques et publicitaires du catholicisme ne voulurent retenir de *Mater et Magistra* que la socialisation. Au lieu de prendre la socialisation comme elle était dans l'Encyclique, c'est-à-dire intégrée à un ensemble et partie d'un équilibre, ils l'isolèrent, en firent un slogan privilégié, méconnurent la synthèse équilibrée et travaillèrent ainsi à accroître le déséquilibre des esprits, des tendances, des mouvements. Ils virent dans le concept de socialisation, ou plutôt dans le mot lui-même, l'idée neuve et hardie de l'Encyclique : sans s'apercevoir qu'il n'y avait, en soi, rien de hardi ni de neuf a parler de socialisation au moment où tout le monde socialiste et technocratique en parle. Le neuf, le hardi, c'était d'intégrer la socialisation à un projet social ayant pour but une diffusion effective et universelle de la propriété privée. Mais celle-ci a été mise entre parenthèses puis transférée aux oubliettes, en compagnie du principe de subsidiarité.
Ainsi l'Encyclique *Mater et Magistra* devint pratiquement, pour l'opinion de masse, même catholique, « l'Encyclique qui avait accepté la socialisation », -- au lieu de demeurer ce qu'elle était, l'Encyclique qui avait intégré la socialisation dans la doctrine chrétienne. De simple FAIT bon ou mauvais selon les cas, à juger et orienter en fonction de certains PRINCIPES, la socialisation devint elle-même une sorte de principe, voire de principe unique, s'intégrant tout le reste au lieu d'y être intégrée ; elle devint pour plusieurs « la solution chrétienne du problème social ». Dans l'Encyclique, la socialisation était un fait à juger et orienter en fonction du principe de subsidiarité : on prit la socialisation *sans* le principe de subsidiarité. On mit le principe de subsidiarité entièrement sous le boisseau ; dans certains pays on n'en parla aucunement, on n'en dit même pas un mot, malgré l'insistance de *Mater et Magistra* à son sujet (insistance réitérée dans *Pacem in terris*)*.* Et le mot « socialisation », ce mot qui ne figure d'ailleurs pas dans le texte authentique de l'Encyclique, mais seulement dans les traductions, ce mot isolé de tout le contexte doctrinal où il était placé dans *Mater et Magistra*, devint en pratique l'équivalent vague et mou de « marche au socialisme », de « construction du socialisme ». Cela s'est passé sous nos yeux, avec la tolérance et quelquefois l'approbation et l'appui de tant de notabilités du catholicisme, qu'il fut impossible d'empêcher un tel détournement.
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Un moment l'Encyclique *Mater et Magistra* avait donc procuré aux chrétiens et aux hommes de bonne volonté l'idée et les moyens de marcher, dans l'unité, ailleurs que sur les rails préfabriqués et totalitaires de la « construction du socialisme » : mais très vite on retomba dans l'ornière du totalitarisme économique, et cette retombée fut l'œuvre d'organisations catholiques. L'unité entrevue, l'unité esquissée n'y résista point : car l'on peut concevoir sans doute une sorte d'unité pour faire avancer une socialisation totalitaire, ce n'est plus l'unité dans la vérité, dans la justice, dans la charité.
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L'année 1962 balaya les virtualités, les perspectives, les possibilités d'unité qui avaient pris naissance en 1961 avec *Mater et Magistra*. Au moment où le Pape Jean XXIII faisait avancer l'espérance de l'unité retrouvée avec les chrétiens séparés, l'unité de la communauté catholique était éprouvée par de violentes tempêtes internes. L'année 1962 est celle où, d'un coup, le teilhardisme doubla ou tripla de volume et d'agressivité, cherchant non plus à se concilier avec la théologie traditionnelle, mais à la renverser de fond en comble, et à en anathématiser tous les représentants. L'année 1962 est celle où, simultanément, fut lancé dans deux ou trois continents, avec d'énormes moyens de presse et de radio, le mot d'ordre fratricide de guerre dans l'Église : « Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes » ; et l'on définissait les « intégristes » de manière à y englober la moitié au moins des catholiques, tous ceux qui ne considèrent pas comme un devoir sacré de collaborer « sans méfiance » avec le communisme, avec le socialisme, avec le laïcisme. Vannée 1962 est celle où une aile du catholicisme rompt brutalement toute esquisse de dialogue avec les autres catholiques et se mobilise en vue de la bataille et de l'assaut à lancer au mois d'octobre, date de convocation du Concile. Cette aile du catholicisme déclenche ouvertement la guerre dans l'Église, s'appuyant d'un bout à l'autre du monde sur toute la presse anti-catholique et spécialement sur la presse directement ou indirectement d'obédience communiste. C'est alors un débordement de passions furieuses, c'est un déchaînement de fausses informations, d'un volume matériel considérable, et qui n'a pas faibli depuis lors, créant un *climat psychologique artificiel* où toutes les paroles de Jean XXIII sont déformées, annexées ou annulées aussitôt qu'elles y pénètrent.
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Si bien que lorsque paraît *Pacem in terris,* en avril dernier, ce n'est pas en quelques mois comme pour *Mater et Magistra,* c'est immédiatement que l'Encyclique est passée au conformateur, mutilée sur le lit de Procuste publicitaire.
En ce qui concerne *Mater et Magistra*, il avait fallu des semaines et des mois pour arriver à ce que l'opinion publique n'en retînt quasiment qu'un mot, celui de « socialisation » qui n'est pas dans le texte. Pour *Pacem in terris*, c'est instantanément que l'opinion publique fut mobilisée à n'en retenir qu'un seul point, la collaboration avec le communisme, qui n'est, elle, ni dans le texte, ni dans les traductions, ni dans l'esprit, ni dans la logique interne de l'Encyclique.
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Dès que le Concile eût été ouvert, en octobre 1962, l'aile catholique qui avait déchaîné la guerre psychologique dans l'Église favorisa une ingérence systématique et continue des pouvoirs temporels dans les affaires religieuses, parce qu'elle trouvait en une telle ingérence sa principale force. Cette ingérence semble ne pas avoir été beaucoup remarquée en tant que telle, car elle n'était point de type classique, ce n'était pas directement une ingérence des États et des chefs d'État, comme cela s'était produit souvent pour les Conciles et les Conclaves du passé. C'est l'ingérence de nouveaux pouvoirs temporels, ceux de la presse, ceux de la radio, qui fabriquent l'opinion de masse, et qui au demeurant ne sont nullement indépendants des puissances d'argent et des puissances politiques. A la fin du mois de mai 1963, avant même la mort de Jean XXIII, ces nouvelles puissances temporelles ont en direction du futur Conclave lancé leur veto, comme le faisaient autrefois les Princes ; et, comme faisaient les Princes parfois, elles ont lancé ce veto en l'appuyant d'une menace de schisme : « *L'élection d'un Pape conservateur risquerait de provoquer un schisme.* » Nous avons tous lu cet ultimatum ; et beaucoup l'ont trouvé normal. Mais il en a toujours été ainsi : au temps où les Princes prétendaient jouir d'un droit de veto sur les choix des Conclaves et sur les décisions des Conciles, beaucoup trouvaient normale, ou tolérable, ou inévitable une telle prétention, C'est aujourd'hui seulement -- aujourd'hui où elle n'est plus revendiquée par les Princes -- que cette prétention est universellement tenue pour scandaleuse : et simultanément elle n'est pas tenue pour scandaleuse sous la forme nouvelle qu'elle revêt, au niveau de ceux qui -- dans la dépendance des puissances d'argent et des puissances politiques -- fabriquent l'opinion de masse.
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En 1962, en 1963, cette nouvelle forme d'ingérence des puissances temporelles a progressé à pas de géant, et elle n'a guère été *reconnue* pour ce qu'elle est. Elle est systématiquement appelée et favorisée par une faction dans l'Église. Mais plusieurs n'y ont vu, qu' « intérêt renaissant de l'opinion pour les questions religieuses », ou qu' « expression des aspirations populaires », plusieurs y ont vu un progrès des consciences et un progrès de l'Église...
Toute l'histoire montre que ce qu'il y a de plus grave dans les abus de toute sorte, et notamment dans les abus de cette sorte-là, c'est qu'ils puissent paraître normaux, admissibles ou tolérables, pendant un temps parfois très long, à l'opinion commune et au jugement de plusieurs de ceux qui seraient en mesure de les réformer.
Quelle a été la pensée véritable du Saint-Siège en face de ces abus ? Nous ne la connaissons pas. Les historiens sauront à coup sûr beaucoup de choses que nous ne savons pas encore. Nous voyons seulement qu'il n'y a pas eu de réaction perceptible ou décisive contre ces nouvelles formes d'ingérence temporelle ; ni contre la guerre psychologique déchaînée à l'intérieur de l'Église ; ni contre la déformation, l'utilisation, l'annexion de *Mater et Magistra* et de *Pacem in terris.* Mais nous pensons que tout cela aussi dut emplir et faire déborder la coupe d'amertume et de souffrances réservée au Pape Jean XXIII.
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Quant à l'existence, que tant de monde affirme, d'une nouvelle attitude à l'égard du communisme, elle consiste surtout en ceci : les journaux et les radios ont créé un fait psychologique parfaitement constatable, mais qui n'a pas grand'chose de commun avec l'enseignement religieux et moral de l'Église. Et même, ce qui caractérise le mieux ce fait psychologique, c'est qu'en cette matière l'enseignement religieux et moral de l'Église est passé en quelque sorte au second plan, ou au dernier plan, pour l'opinion publique. Il y a peu de chances de rencontrer réellement l'Église quand on la cherche ou quand on l'attend ailleurs que dans la perspective de son enseignement moral et religieux.
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Pour l'opinion publique, il n'est plus question d'une conversion des communistes ; il est question d'une conversion de l'Église au monde contemporain. Dans cette immense rumeur organisée, c'est l'Église qui doit se transformer, ce n'est pas le monde ; c'est l'Église qui doit changer pour se conformer à l'évolution du monde ; ce n'est plus le monde qui doit se convertir. C'est le monde qui est porteur de valeurs et qui a les promesses de l'avenir ; c'est l'Église qui doit se mettre à son école. Et la religion du monde, comme toujours quand un monde est en train de finir tout en se croyant désormais éternel, est une religion de Panthéon, de fourre-tout, d'accueil universel de tous les faux dieux dans le même temple, et du vrai Dieu ensemble avec les faux s'il se trouve qu'il y ait un vrai Dieu...
L'idée s'estompe que si l'Église de siècle en siècle se modifie, ce n'est pas pour se rendre conforme à l'évolution du monde, ce n'est pas pour entrer dans le Panthéon du monde, c'est pour se rendre davantage conforme à elle-même, et plus apte à conformer le monde au Christ. Les encycliques demeurent pourtant, et demeureront pour l'histoire, les huit encycliques de Jean XXIII, mais qui sont présentement recouvertes et sollicitées par la mise en circulation, publicitairement orchestrée, d'un nombre incroyable d'anecdotes invérifiables et de boutades que nul ne peut authentifier. Voici que « l'information de masse » -- qui a remplacé ou annexé pour le plus grand nombre l'éducation des consciences, et qui pourtant n'est rien d'autre que le commerce des magazines illustrés -- a créé un univers flou et irréel, où les mots perdent leur sens, où les décisions officielles perdent leur valeur, où les textes promulgués perdent leur consistance, où toute doctrine perd toute existence, où le oui et le non se confondent. Même parmi l'élite des séminaristes s'est répandue l'idée que ce n'est plus la peine d'étudier la théologie « du passé » puisque nous sommes à l'aube d'une théologie nouvelle. La confusion des esprits a gagné tous les domaines, il s'est partout répandu comme une eau trouble : à vues humaines, y jeter un peu d'eau claire ne la rend pas moins trouble. Comment affronter le communisme avec une opinion publique aussi désorientée ?
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Les progrès du communisme sont d'ailleurs la conséquence, et comme le baromètre, de l'affaiblissement du christianisme : or en 1962, en 1963, le communisme, malgré ses grandes difficultés internes, a repris ses progrès partout dans le monde. Ces progrès auront compté beaucoup au nombre des « peines les plus aiguës et les plus mystérieuses », des « tribulations » et des « afflictions » que les âmes de prière et de silence auront vécues, avec le Pape, en communion dans l'Agonie du Christ.
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Le désarroi des âmes ne s'inscrit pas dans les statistiques des journaux. Mais la vie profonde du christianisme n'apparaît pas non plus sur les écrans de télévision. Dans la lumière obscure de la foi nous vivons le mystère de l'Église. Par l'Agonie passe le chemin de la Résurrection.
J. M.
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## CHRONIQUES
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### Lettre à Jean Madiran
par André CHARLIER
Mon cher Madiran,
Tout à l'heure je me suis assis à mon vieux clavecin et j'ai joué *La Ténébreuse* de Couperin. Cela m'a fait penser à vous, si étrange que cela vous paraisse. Cette pièce de Couperin est d'une perfection absolue, au point qu'on redoute d'en faire un commentaire quelconque. Toute la gravité et la grandeur de la destinée humaine sont inscrites là, et exprimées dans ce style propre au génie français qui est devenu à peu près incompréhensible aujourd'hui, style de noblesse et de pudeur, sans un soupçon d'emphase ni d'ornement accessoire. Aucun de ces trous, aucune de ces redites qu'on rencontre si souvent chez Mozart et Beethoven. Tout est dit, absolument tout, en deux pages. Aucune recherche de l'effet à produire. La plénitude du sens dans la plus extrême simplicité de l'expression. On voit très bien tout ce qu'un musicien rompu aux roueries de l'école aurait pu tirer de telle idée mélodique ou de telle trouvaille harmonique. Mais Couperin dédaigne d'y descendre. Une œuvre de ce genre, un style de cette qualité sont impossibles à concevoir en dehors d'une civilisation chrétienne, simplement parce que le souci de la perfection y a un certain goût qui ne trompe pas, -- enfin qui ne devrait pas tromper si nous n'étions pas devenus des barbares.
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Alors vous comprenez pourquoi j'ai pensé à vous. Vous avez consacré à la civilisation chrétienne un gros cahier d'ITINÉRAIRES, très riche de principes très solides et d'aperçus pénétrants ; et notamment vous avez écrasé ceux qui ironisent à propos de la civilisation chrétienne en prétendant ne pas savoir ce que c'est, sous un paquet d'encycliques pontificales, qui parlent, je dirais innocemment, de la civilisation chrétienne comme d'une chose qui va de soi, qu'on ne saurait mettre en doute. Seulement les théologiens ont plus d'un tour dans leur sac. Ils vous rétorqueront que l'infaillibilité pontificale n'est pas engagée dans la question de savoir s'il y a ou s'il n'y a pas de civilisation chrétienne, que plusieurs papes de suite ont pu se tromper en répétant par habitude -- par une regrettable habitude -- ce substantif et cet adjectif ; mais même des papes peuvent avoir des habitudes regrettables. Alors voici ce que j'ai pensé (je ne sais pas comment vous apprécierez mon idée) : vous devriez gentiment suggérer au R.P. Avril qu'il devrait apprendre à jouer du clavecin ; ou, s'il sait jouer du clavecin, ce qui après tout n'est pas indigne d'un grand prédicateur, de jouer *La Ténébreuse*. Cela lui fera découvrir qu'il y a une civilisation chrétienne.
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Vous allez me répondre que je ne suis pas sérieux, que le débat est trop grave pour qu'on se permette de jeter dans la balance quelque chose d'aussi mince qu'une pièce de clavecin. Mais, mon cher ami, une pièce de clavecin peut n'être pas mince, elle peut même peser très lourd. Les arts sont très sérieux, aussi sérieux que la philosophie et la théologie. Les arts sont des *témoins* au même titre que toutes les plus hautes activités de la pensée.
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Eux aussi parlent de Dieu et ils se font peut-être aussi bien entendre sur les grandes vérités que beaucoup de sermons. Des amis très chers, dont l'opinion a pour moi une valeur éminente, m'ont déjà dit sur ce sujet que la civilisation moderne est quelque chose de tellement pourri qu'on peut se demander même si une civilisation peut être chrétienne, de sorte que leur opinion rejoint à peu près celle du P. Avril. Je sais bien que ce sont nos professeurs qui ont joué dans le monde entier les commis-voyageurs en marxisme, que nous avons exporté Gide, Proust et Sartre au même titre que les aspects les plus frelatés de la colonisation : c'est même une malfaisance qui nous coûtera cher, et que d'ailleurs nous avons déjà commencé à payer. Je le sais bien que notre civilisation est pourrie, je l'ai assez dit et écrit. Ce qu'il y a de bouffon, entre parenthèses, c'est que M. Krouchtchev est aujourd'hui le seul dans le monde à protester contre Picasso et l'art abstrait (qui ont la faveur de certains de nos Révérends Pères) ainsi que contre le twist. Nous sommes pourris, c'est entendu. Mais alors comment se fait-il que les deux plus grands poètes chrétiens de toute notre histoire aient illustré précisément ce vingtième siècle pourri : Claudel, dont le génie a une résonance universelle ; Péguy, plus strictement français et très visiblement fait pour nous, afin de nous faire reprendre conscience de notre vocation ?
La vie d'une civilisation est quelque chose de beaucoup plus complexe qu'on croit. Il y a la civilisation officielle, qui dans le monde moderne est presque toujours quelque chose de fabriqué et d'artificiel ; et puis la vraie civilisation, qui n'arrive pas toujours à percer la dure carapace de l'officielle, mais a parfois des revanches éclatantes. Il y a quelques noms d'écrivains et d'artistes qui feront pardonner au vingtième siècle ce qu'il a de pourri.
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Ils ont défendu, ils défendent encore ce que des hommes d'Église démolissent avec une incroyable légèreté. Je vais vous raconter une petite histoire. Le Dimanche de la Quinquagésime, j'assistais à la messe justement dans votre paroisse. On m'avait donné à la porte le Bulletin Paroissial. Je remarquai au bas de la page une ligne de musique : c'était le « Chant d'Entrée ». Car vous devez savoir qu'on ne dit plus « Introït », -- mot qui était pourtant passé dans la langue -- mais « Introït » sent le grégorien, et le grégorien, vous vous en doutez peut-être, est « bourgeois ». Ce n'est pas moi qui l'ai inventé, c'est un prêtre de la Mission de France qui me l'a dit. Or ce Chant d'Entrée était pour le texte un condensé, ce qui est tout à fait à la mode, car je ne vous apprendrai pas qu'il y a des revues qui ne publient que des condensés. Et vous imaginez ce qu'était ce condensé : un affadissement, un avachissement, un lamentable démarquage du texte sacré. Pour la musique, je n'ose pas en parler. Cela n'avait ni forme ni mélodie : c'était un zéro absolu. Mais, n'est-ce pas, la musique grégorienne doit être « de droite ». Et j'en conclus que par exemple le R.P. Gélineau, ou plutôt sa musique, doit être « de gauche ». Ce sont là de grands mystères. J'ai eu beaucoup de mal à m'y faire, mais je commence à m'y habituer. Il faudra sans doute nous habituer aussi à voir l'Église flanquer au dépotoir ses trésors les plus précieux, comme elle semble en avoir pris joyeusement le parti. Je commence à soupçonner que, quand on nous dit qu'il n'y a pas de civilisation chrétienne, on se donne simplement une raison d'opérer une liquidation générale de tout le passé. Vous dirai-je même une pensée secrète qui me tourmente ? J'ai l'impression que, si on pouvait faire que la messe catholique ressemble le plus possible à un culte protestant, on serait bien content. Il resterait une petite difficulté, qui est l'Eucharistie, mais vous ne croyez pas qu'on pourrait, en cherchant bien, trouver un accommodement ?
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Je ne vous cache pas que tous ces problèmes, que nous considérons maintenant avec un certain détachement, ont tout de même pour nous quelque importance ; car enfin je suis de ceux qui ont voulu consacrer leur vie à refaire une civilisation chrétienne. Non seulement cela nous paraissait possible avec la grâce de Dieu, mais il nous semblait qu'une pareille tentative était dans la vocation propre de la France ; nous voyions des signes incontestables d'un renouveau chrétien, une germination prodigieuse d'œuvres de toute sorte attestait que la vieille souche était encore verdoyante pour une floraison nouvelle. Cela ne consistait pas pour nous à remettre en honneur des valeurs situées « à droite », pour employer cet abominable langage qui ne fait pas peur aujourd'hui même à des clercs. Nous avions une grande ardeur et une grande ambition : il s'agissait de rendre une âme au monde, de rétablir nos frères humains dans la Vérité de l'Évangile. Cela supposait naturellement une remise en ordre des valeurs intellectuelles et morales. Notre seule erreur a été d'avoir des espoirs à trop court terme : nous avions cette faiblesse trop humaine de vouloir voir nos efforts aboutir. Aujourd'hui nous avons compris que les choses ont besoin de mûrir et que l'essentiel est que la semence ait été enfouie dans le sol : la Providence en fera ce qu'elle voudra. Que l'Église se détourne de ces efforts sans les comprendre, que même elle les repousse et les blâme sous prétexte qu'ils ne tiendraient pas compte de l'évolution d'une société si pleine de bonnes intentions, nous nous inclinons en attendant le jugement que la postérité rendra sur Picasso, Matisse, Le Corbusier et consorts, pour qui elle n'a que des complaisances.
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Comment et pourquoi ces signes d'un renouveau chrétien dont je parlais ont-ils avorté ? Ce sera un beau sujet pour un historien à venir, mais, comme je ne suis pas historien, je n'entrerai pas dans cette recherche. En cette première moitié du vingtième siècle la France vit naître autant de grands génies qu'aucun siècle en connut, qui répandirent à profusion des semences dont on pouvait attendre de riches moissons. Mais c'est ici que la parabole de l'ivraie et du bon grain trouverait une application éclatante. La France n'a rien su récolter, elle n'a rien vu ni rien compris parce que, en même temps que cette renaissance s'esquissait, les causes de dégradation morale et intellectuelle depuis longtemps à l'œuvre ne cessaient de jouer leur jeu. Au fond tout cela n'a rien d'extraordinaire. Il est normal que le monde joue son jeu, qui va dans le sens de la dégradation. Il est moins normal que les chrétiens aillent dans le sens du monde, comme on le voit aujourd'hui. Nous avions pris résolument le parti de nous arracher au marais moderne pour remonter vers des sources pures. Vous avez pu observer comme moi que, chaque fois qu'un mouvement de réforme ou de renaissance s'amorce dans la société humaine, il commence toujours par un retour vers les sources. Tout mouvement au contraire qui opère une rupture brutale avec le passé, qui commence par un refus radical de rien conserver de ce passé, se coupe par là même de la vie. L'astuce humaine d'ailleurs sur ce chapitre connaît des roueries incroyables : tantôt elle coupe brutalement, puis elle raccroche sans le dire, toutes les fois qu'elle y trouve son intérêt ; tantôt elle camoufle sa rupture sous un faux respect des traditions et, pour faire passer ses nouveautés se réfère à des traditions soi-disant plus anciennes.
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Nous obéissions donc à un mouvement naturel. Nous nous sentions périr d'asphyxie dans ce monde moderne et nous cherchions à redécouvrir la vie parmi les vestiges du passé. Je ne sais pas comment vous appréciez Simone Weil : c'est un écrivain avec qui on est souvent en désaccord ; on ne peut pas lire d'elle une seule page qui ne soulève des discussions infinies, cet cependant il faut reconnaître qu'elle a des observations fort pénétrantes. C'est ainsi que ses pages sur le déracinement sont d'une vérité profonde. « La perte du passé, collective ou individuelle, écrit-elle, est la grande tragédie humaine, et nous avons jeté le nôtre comme un enfant déchire une rose. » Et elle dit aussi : « Le passé détruit ne revient jamais plus. La destruction du passé est peut-être le plus grand crime. » C'est cette tragédie que nous vivions et que nous continuons à vivre. Nous avons souffert du déchaînement de la médiocrité et de la vulgarité à un point que je ne saurais dire. Cependant nous apprenions à lire le grand drame humain sur les genoux de notre Sainte Mère l'Église. Nous apprenions que rien n'est pur en ce monde, mais que rien de grand et de vrai ne se réalise, en quelque ordre que ce soit, sinon par la soif de la pureté. Et l'expérience que nous avions des choses nous révélait que cette soif se cache dans beaucoup de cœurs apparemment impurs et que c'est pour cette raison que des œuvres pures peuvent provenir d'hommes que le jugement commun proclamerait impurs. Aussi notre grand espoir était, -- et reste malgré tout -- qu'une Vérité vivante ne peut pas ne pas toucher les cœurs humains, si elle est annoncée purement et si elle est vécue. Et notre conviction demeure que, quelle que soit leur condition sociale, tous les hommes sont faits pour la même Vérité, qui est le pain de tous. Il faut estimer assez nos frères humains pour croire que rien jamais ne sera trop vrai ni trop beau pour eux.
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Et c'est ici le drame de notre temps. Ce qu'on appelle culture est une richesse, de l'âme autant que de l'esprit, et c'est l'âme qui la rend vivante. Mais il n'y a plus d'âme, donc plus de vie dans ce que nous appelons culture cela reste quelque chose de purement intellectuel, quelque chose qui s'apprend dans les livres. Cependant nous continuons à parler de notre culture comme si elle était vivante. Nous voudrions étendre le bienfait de cette culture, jusqu'à présent privilège envié de la bourgeoisie, à des couches sociales de plus en plus larges ; malheureusement ce qu'il en reste achève de s'évaporer sous nos yeux comme un parfum usé. Nous l'avons remplacée par une « information » qui se voudrait exhaustive, mais qui est juste le contraire d'une vraie formation de l'esprit. Aussi ce que nous appelons civilisation moderne ne mérite pas le nom de civilisation parce qu'elle est trop disparate, trop mêlée d'éléments d'une bassesse qui aurait répugné à un honnête païen : c'est pourquoi d'ailleurs elle se cherche un style sans pouvoir le trouver. Je n'ai pas besoin de vous analyser quelles sont aujourd'hui les causes innombrables de la dégradation du goût : elles se ramènent à une seule, qui est cette gigantesque démagogie par laquelle on flatte les instincts les plus bas de la foule tout en les éveillant chez ceux dont la sensibilité est plus délicate. L'État pourrait agir sur ces causes, mais il lui faudrait une autorité morale qu'il est loin d'avoir. Alors il se contente de flatter le peuple. Il n'est question dans les déclarations gouvernementales que de « promotion sociale » et de « niveau de vie ». En réalité on n'apporte au peuple rien de ce qui pourrait rassasier la faim de son cœur et de son esprit ; on lui procure des succédanés de la Vérité, mais jamais la Vérité pure, et la culture qu'on lui distribue n'est qu'une illusion de culture. C'est ainsi qu'on abaisse ceux qu'on prétend élever. Il est vrai que, dans l'état actuel de la société, la dégradation morale est devenue telle qu'il semble à peu près impossible de gouverner sans démagogie.
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Permettez-moi d'ouvrir à nouveau Simone Weil. Elle, qui avait un tel souci de pureté et de perfection, repoussait avec horreur ce fléau moderne qu'on appelle « vulgarisation » : « Ce qui rend notre culture si difficile à communiquer au peuple, écrit-elle, ce n'est pas qu'elle soit trop haute, c'est qu'elle est trop basse. On prend un singulier remède en l'abaissant encore davantage avant de la lui débiter par morceaux. » Mais elle ne se doutait pas que nous assisterions à la même dégradation dans l'Église ; car il faut bien reconnaître que, sous prétexte d'adaptation de la pastorale aux besoins du monde d'aujourd'hui, on fait simplement une vulgarisation de la doctrine religieuse, de la liturgie et de la spiritualité. Jamais on n'a tant affirmé, -- et on a raison de le faire -- la nécessité de proclamer la Parole, mais on nous la présente le plus souvent dans des traductions incolores, insipides, où le mot propre est presque toujours écarté, et qui sont de véritables trahisons. C'est ici que je vois un véritable mépris du peuple chrétien ; car enfin tout ce qui relève de la foi est mystère, mais le mystère de la religion est lumière, non pas directement pour la raison mais pour l'âme. C'est ce qu'expriment si profondément les paroles du psaume : *Et nox illuminatio mea in deliciis meis.* La foi est vraiment une nuit, et c'est d'elle que naît notre illumination. Or je vois dans les commentaires dont on enveloppe la Parole divine ou les cérémonies du culte un tel souci de tout expliquer qu'on en vient à éliminer le mystère et par là même on laisse tomber ces lumières, fruit du silence et de la contemplation, qui parlent à l'âme. La raison a sa lumière propre, qui est celle de la clarté logique ; l'âme a la sienne, qui est celle du mystère de la présence divine en elle, et dont elle n'est privée que si elle ne sait pas s'y rendre attentive.
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On explique les textes sacrés comme on explique à l'école les textes profanes. Ainsi après avoir fait une culture de primaires, on est en train de faire une religion de primaires, une religion à bon marché. On oublie que l'âme du chrétien, qui par le baptême est devenue le temple de l'Esprit Saint, est faite pour entendre les « *arcana verba* » dont parle saint Paul dans un texte célèbre, sans distinction de classes sociales ou de dons naturels, sans distinction de « mystiques » ou d' « actifs ».
Les églises romanes, la musique grégorienne, les merveilles de la liturgie ne peuvent être l'œuvre que d'une civilisation chrétienne. Nous qui avons tant besoin de pureté, c'est là que nous devons en prendre des leçons. On ne veut pas dire par là que le XII^e^ et le XIII^e^ siècles étaient des siècles sans ombre aucune. Toute l'histoire humaine est pleine de laideurs, en quelque temps que ce soit. La pureté est rare, mais elle existe, et une civilisation est chrétienne quand à travers la mer des péchés elle produit un courant d'eau pure. Simone Weil observe avec profondeur : « Les églises romanes, le chant grégorien n'ont pu surgir que parmi des populations où il y avait beaucoup plus de pureté qu'il n'y en a eu aux siècles suivants ». Car c'est une loi de la vie qu'il faut une infinité de pécheurs pour produire un saint et qu'un saint à son tour sauve une infinité de pécheurs. Mais il ne faut pas tout confondre. Un monde peut être, plein de péchés sans être ratissé, raboté, rabaissé au plan de la platitude la plus plate et de la médiocrité la plus médiocre comme nous voyons le monde d'aujourd'hui. Le monde du raplatissement ne peut produire ni de la sainteté ni du grand art. Nos âmes sont devenues si grossières que nous ne pouvons presque plus percevoir les délicatesses de la musique grégorienne : pourtant il ne saurait y avoir de meilleure introduction à la vie spirituelle, et on est étonné que tant de curés ne s'en aperçoivent pas.
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Ceux qui ont composé ces mélodies étaient certainement des âmes qui vivaient de la vie profonde des textes et des mystères qu'ils commentaient musicalement. Leur art est un art très raffiné et pourtant populaire, parce que la vie spirituelle affine les âmes, modelées qu'elles sont par le Saint-Esprit. Qu'on vienne aujourd'hui vous dire que la musique grégorienne est « bourgeoise », ce n'est pas seulement un jugement d'ordre esthétique et purement personnel, aussi sot qu'il soit, cela ne tirerait pas à conséquence -- ; ce n'est pas non plus un relent, dans un lieu où elle n'a que faire, de la misérable lutte des classes : c'est un signe extrêmement grave, qui témoigne qu'il y a quelque chose de désaccordé et de faussé dans la spiritualité moderne. Vous me direz sans doute qu'il serait souhaitable qu'on trouvât un équivalent moderne du chant grégorien pour la musique sacrée, et je serai de votre avis ; mais il faut retrouver un style en musique comme dans les autres arts, et l'expérience prouve que ce n'est pas facile, puisque jusqu'à présent nous y avons échoué. En dehors des pauvretés qu'on veut nous faire accepter pour de la musique populaire, des compositeurs ont écrit pour le sanctuaire ; mais leur musique n'est pas faite pour être chantée par le peuple. Je pense en ce moment à Francis Poulenc, qui vient de mourir et a écrit des œuvres religieuses fort dignes d'intérêt : seulement on y sent un langage de musicien et non le pur langage de l'âme.
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J'entends bien ce que certains me disent : une messe garde sa valeur infinie, qu'elle soit célébrée dans une grange ou dans la cathédrale de Chartres, et les arts ne sont qu'un accessoire. Que venez-vous faire ici avec, votre purisme épris de formes désuètes ? Naturellement la messe est toujours la messe, mais les arts ne sont pas un accessoire, parce qu'ils sont une réponse de l'homme à l'appel de Dieu et qu'il convient que cette réponse soit la plus pure possible. Les auteurs des Psaumes ont fait de la poésie, et de la plus sublime poésie. Les arts sont nécessaires parce qu'ils sont la Louange dont Dieu a besoin, et dont Il a tellement besoin qu'Il a suscité un ordre religieux, et non des moindres, qui a pour fonction spéciale la Louange divine. Si l'homme a été doué de la pensée et des moyens pour l'exprimer, je pense que c'est bien pour quelque chose. La cathédrale de Chartres n'a été possible que parce qu'il y a une infinité d'humbles églises de campagne qui chantent le plus pur cantique d'Amour. Dire qu'il n'y a pas de civilisation chrétienne nous dispense évidemment de chercher à en édifier une. Cela nous dispense aussi de nous poser des questions par trop gênantes sur les raisons de l'indigence moderne.
Comment dans un tel climat la spiritualité ne se dégraderait-elle pas à son tour ? Le socialisme marxiste nous a tellement imprégnés que pratiquement « l'action sociale » devient le tout du christianisme et que le souci du salut personnel nous est presque reproché comme un péché. Le marxisme croit bien avoir gagné la partie sur le christianisme et en fait il a remporté une grande victoire -- il a insidieusement obligé les chrétiens, et même les clercs, sans qu'ils s'en doutent, à adopter son langage et sa philosophie, à vider leur foi de la vie surnaturelle en leur faisant confondre les deux plans, le plan de la foi et celui de la vie naturelle. Il est encore question du salut et de la rédemption, qui sont des thèmes traditionnels dont on ne peut quand même pas se passer, mais l'accent est mis sur l'action sociale, comme si celle-ci avait en elle-même et par sa seule vertu un caractère surnaturel.
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Comment ne pas voir qu'une telle spiritualité à bon marché laisse les âmes sur leur faim ? On les tourne vers le dehors alors qu'elles demanderaient à être tournées vers ce Royaume de Dieu dont Jésus a dit qu'il était au-dedans de nous. Saint-Exupéry peu de temps avant sa mort se posait cette question : « Que faut-il dire aux hommes ? » En vérité je crois que nous avons perdu le sens de ce qu'il faut leur dire et qu'ils attendent.
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Il est incontestable que nous tournons le dos à ce que devrait être une civilisation chrétienne, et même à une civilisation tout court. C'est même pour cela que je me sens un peu étranger à la croisade occidentale contre le communisme, telle qu'elle s'est développée dans les pays de l'Alliance Atlantique. J'ai sous les yeux le dernier numéro de la Revue de l'OTAN. Une photo représente un soldat braquant un lance-fusée sur le lecteur, et on peut lire au-dessous la légende suivante : « *Les pays occidentaux jouissent de la prospérité. Ils défendent jalousement leurs différents modes de vie, leurs réactions individuelles, leurs sympathies et leurs antipathies. Ils continueront à défendre tout cela, si nécessaire, avec des canons et des fusées.* » Tout mon être se hérisse contre une telle déclaration de principe. Aucune prospérité ne vaut d'être défendue à ce prix, aucune sympathie, aucune antipathie, ni aucun mode de vie. Il n'y a qu'une chose qui importe, c'est que les hommes puissent être nourris de la Vérité dont ils ont faim : c'est à cela que s'évalue la qualité d'une civilisation. En vérité le monde moderne ne pourra jamais reconstruire une civilisation avant d'avoir fait une cure de pauvreté : or c'est sans doute la chose qu'il redoute le plus.
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Le jour où la France aura repoussé cette religion de la prospérité pour écouter une certaine voix qui pourrait se faire entendre au fond de son cœur, si elle savait entendre, elle pourrait avoir encore un rôle à jouer. Et c'est ici que nous retrouvons *La Ténébreuse* de Couperin, car c'est dans cette ligne qu'elle pourrait encore s'exprimer pour la gloire de Dieu et la consolation des hommes. Mais parler de la France est difficile, quand on n'a pas le goût d'insulter sa mère, de la défigurer et de l'avilir. Aussi je m'abriterai derrière une dernière citation de Simone Weil : « Le génie de la France ne réside que dans ce qui est pur. On a absolument raison de dire que c'est un génie chrétien et hellénique. »
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Vous avez pris courageusement parti, mon cher Madiran, dans un grave débat. Mais il y a une raison profonde pour que vous ne soyez pas entendu : c'est que le dialogue n'est pas possible quand les interlocuteurs sont sur des plans si différents. Nous sommes au milieu d'un monde sans péché. Je ne dirai pas qu'il se croit sans péché, parce que cela supposerait qu'il s'interroge sur son état spirituel. Il ne s'interroge pas, il ne s'inquiète pas, le problème du péché est situé hors de lui. J'ai été frappé de voir, dans un des derniers numéros de *La France Catholique*, une simple question posée en grosses lettres et en première page : « Le Carême a-t-il encore un sens ? » Naturellement *La France catholique* expliquait le sens du Carême ; mais qu'on soit obligé de l'expliquer est un signe grave. Il est très évident que le Carême est sorti des perspectives du monde moderne. Le monde moderne est pur, parce qu'il est scientifiquement stérilisé. Je ne me permets pas de le juger, car le jugement ne nous appartient pas. Mais je sais que ma place est parmi les pécheurs et je remercie Dieu qu'elle y soit -- je pense que c'est pour eux que Jésus est venu.
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Il me semble que le péché tient une fameuse place dans l'ascendance même de Jésus : *Ex ea quæ fuit Uriæ*. L'histoire se montre fort sévère pour Louis XIV et pour Louis XV. Or que dire de ce roi qui envoya à une mort astucieusement préparée le mari de la femme dont il avait envie ? Mais c'est ce Roi David, l'ancêtre selon la chair de Notre-Seigneur, qui a chanté le plus beau cantique de pénitence de toute la poésie sacrée. Encore une fois la pureté a crevé la carapace de l'impureté. Vous vous rappelez que Péguy, qui avait sur les choses de l'âme une pénétration étonnante, distinguait deux sortes de péchés, les péchés de tendresse et les péchés de sécheresse. J'espère, n'est-ce pas ? que Dieu nous gardera de la sécheresse et qu'Il voudra nous tirer du côté du bon larron ? Nous serons donc pécheurs. Pécheurs avec Villon. Avec Racine et Molière. Avec Gauguin. Avec Baudelaire et Verlaine. Avec Péguy bien sûr. Et, pourquoi pas ? pécheurs avec les croisés qui partirent en guerre, les imbéciles, pour reconquérir le tombeau de Jésus au lieu de défendre leur prospérité. Tout de même, la grâce de Dieu aidant, il n'est pas impossible que des œuvres pures sortent de nos mains.
André CHARLIER.
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### Correspondance romaine
par PEREGRINUS
#### La guerre psychologique : les décisions du Concile comme si elles existaient.
Une phrase du P. Rouquette condense admirablement la guerre psychologique menée par la manière dont on parle du Concile :
« De nombreux évêques sont conscients du péril que peuvent courir les décisions du Concile, si leur application est confiée aux seuls organismes de la Curie, dont de nombreux membres ne cachent pas leur hostilité au Concile. » (*Études*, numéro de mai 1963, page 249.)
C'est ainsi que le P. Rouquette contribue à créer une atmosphère de suspicion.
Mais il faut être attentif au *mécanisme* du procédé ainsi mis en œuvre. Ce mécanisme est ici entièrement à découvert.
Le P. Rouquette parle des *décisions* du Concile comme si elles étaient acquises. Il sait d'avance qui sera hostile à de telles « décisions », alors que le contenu de ces décisions demeure inconnu. On peut faire des pronostics, si l'on veut. Mais rien n'est arrêté. Rien n'a été sanctionné par le Pape. En fait de décisions, il n'existe *rien.*
De « nombreux membres » des « organismes de la Curie » sont « hostiles » sans doute, mais hostiles à quoi ? Point au Concile. Point à des décisions qui n'existent pas. Ils sont hostiles à certaines tendances soutenues par le P. Rouquette. Ils ont le droit d'y être hostiles : ils ont même à cela beaucoup plus de titres que ne peut en avoir le P. Rouquette. Car enfin, le Concile, *c'est eux aussi,* et ce n'est pas du tout le P. Rouquette. Les Cardinaux de Curie sont Pères du Concile. Ils sont habilités à opiner et à défendre le point de vue qui leur paraît le meilleur. Ils ne sont pas contre le Concile : ils sont *contre certaines tendances partisanes* qui se sont manifestées au Concile.
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Le mécanisme de déformation, de désinformation et de guerre psychologique mis en œuvre repose donc sur une cascade d'assimilations abusives :
1. -- Le P. Rouquette assimile certaines tendances à tout le Concile.
2. -- Il assimile le Concile encore en délibération à un Concile qui aurait déjà décidé.
3. -- Il assimile l'opposition élevée contre certaines tendances (qui se sont manifestées au sein du Concile) à une opposition qui s'élèverait contre l'institution, la juridiction ou les décisions du Concile.
\*\*\*
Cette cascade d'assimilations abusives repose en outre sur une série de suppositions arbitraires (données non point pour des suppositions, mais pour des certitudes)
1. -- Le P. Rouquette suppose que les tendances qu'il soutient ont d'ores et déjà au Concile une majorité des deux tiers : ce qui n'est aucunement prouvé.
2. -- Il suppose que cette majorité déjà acquise se maintiendra, ou se renforcera, au cours de la seconde session.
3. -- Il suppose que les décisions qu'il souhaite ayant été votées, le Pape leur donnera sa sanction.
Or le P. Rouquette n'en sait rien du tout. Veut-il donc *forcer* la main au Concile par la voie d'une intoxication de l'opinion ?
Quelques mots de trop
Mais le P. Rouquette, d'ordinaire beaucoup plus maître de lui et de sa rhétorique, s'est laissé entraîner trop loin. Il a écrit quelques mots de trop lorsqu'il a prétendu que *de nombreux membres de la Curie romaine ne cachent pas leur hostilité au Concile*.
Il est évident que de nombreux membres de la Curie romaine sont « hostiles » à certaines tendances aberrantes en général et aux écrits sans retenue du P. Rouquette en particulier.
Mais quelques tendances aberrantes ne sont pas le Concile.
Le P. Rouquette non plus n'est pas le Concile.
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Imprimer et répandre, dans la revue quasiment officielle de la Compagnie de Jésus en France, que *de nombreux membres de la Curie romaine ne cachent pas* leur hostilité au Concile, c'est utiliser une telle tribune à une besogne pour laquelle elle n'était manifestement pas faite.
\*\*\*
Le P. Rouquette ne s'en est pas tenu là. Il s'en est pris à « l'institution d'une commission pour la réforme du droit canon », annoncée par *L'Osservatore romano* du 30 mars. Il note que « cette commission aura la tâche de faire passer dans le droit de l'Église les principes qui seront posés par le Concile et approuvés par le Pape » : c'est dire, ajoute-t-il, « l'énorme puissance qu'aura la commission ». Là-dessus, il lance ce soupçon empoisonné : « *En fait, elle pourrait freiner, neutraliser et même tourner les décisions conciliaires, si elle le voulait*. » Ce soupçon est aussitôt transformé en certitude : « *Il n'est pas douteux* », prétend le P. Rouquette, « *que la composition actuelle de la commission de réforme du Code se présente comme une victoire anticipée de la Curie sur le Concile* ». Une victoire anticipée de la Curie sur le Concile ! Et qui a institué la commission, nommé ses membres ? Le Pape lui-même. Le tir du P. Rouquette est exactement ajusté.
Tout se passe comme si l'on voulait très consciemment :
-- *faire pression*,
-- *par le moyen de l'opinion publique*,
-- *sur le Pape*,
*-- pour l'amener à modifier la composition de cette commission*.
La science-fiction religieuse
C'est par une extrapolation analogue à celle du P. Rouquette que le P. Wenger a pu écrire dans La Croix des 24 et 25 mai :
« L'orientation apostolique, pastorale œcuménique qui s'est affirmée avec tant d'évidence au cours de la première session du Concile est la manifestation du dessein de Dieu sur l'Église et sur l'humanité. »
L'orientation de la première session du Concile, qu'est-ce à dire ?
Quelle orientation ?
Celle des uns, celle des autres ? Celle des Pères du Concile dont *La Croix* soutient la tendance particulière ? Celle des Pères du Concile auxquels *La Croix* marque une froideur appuyée ?
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On a pu voir, lors de la première session du Concile, que tous les Pères avaient une intention effectivement œcuménique, pastorale, apostolique ; on a pu voir aussi leurs incertitudes et leurs nettes divergences lorsqu'il s'agit de traduire cette intention en orientations. L'accord n'était pas fait sur la manière d'entendre et de mettre en œuvre cet esprit apostolique, pastoral, œcuménique. Ce n'est pas une orientation acquise, c'est un problème -- c'est même un désaccord -- à résoudre. On peut raisonnablement penser qu'un des résultats du Concile sera de clarifier, de préciser et d'enseigner les vraies normes œcuméniques, pastorales, apostoliques : mais ce n'est pas encore fait. On en est encore au stade de la recherche, de la confrontation, de la discussion. Le véritable esprit apostolique, pastoral, œcuménique pour notre temps sera celui, on peut l'espérer, qui sortira du Concile, de ses décisions, de ses orientations réellement adoptées, et sanctionnées par le Pape. Le P. Wenger anticipe. Il est toujours dangereux d'anticiper avec trop d'assurance sur le Saint-Esprit. Personne à l'heure actuelle, pas même le P. Wenger, ne sait ce qui sortira du Concile. Personne n'a le droit de donner des projets -- de simples projets, qui sont encore vivement et légitimement discutés -- pour une manifestation du dessein de Dieu sur l'Église et sur l'humanité. On peut, chacun selon ses moyens, tenter de scruter ce dessein : encore faut-il le faire avec modestie dans l'affirmation. Ce que nous savons de plus sûr, quant au dessein de Dieu, c'est la tradition de l'Église qui nous l'apprend. Dans cette tradition prendront place les décisions du Concile, quand elles existeront. Il y a, nous semble-t-il, un abus flagrant à présenter comme manifestation certaine du dessein de Dieu des tendances et des projets qui n'ont pas encore été avalisés par le Concile, et dont personne ne peut affirmer aujourd'hui qu'ils le seront un jour. De telles anticipations ne relèvent ni de l'information, ni de la théologie ; elles introduisent dans le domaine religieux les méthodes séduisantes mais incertaines du roman de science-fiction.
« Aggiornamento » et doctrine
Il n'y a aucune chance qu'un Concile promulgue une théologie nouvelle, comme certains s'en flattent imprudemment et même vont jusqu'à coupablement le faire croire à leurs étudiants.
Il est possible que le Concile aille très loin en matière d' « aggiornamento » : c'est-à-dire dans la mise à jour des modes d'expression, ou de certains d'entre eux. Mais la doctrine à exprimer ne changera pas. Elle sera tenue et enseignée identique et immuable, *eodem sensu eademque sententia*, ainsi que l'a dit le Pape Jean XXIII et ainsi que le diront forcément tous les Papes.
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Bien sûr, les nouvelles théologies prétendent à l'occasion qu'elles ne veulent pas changer la doctrine. Mais il y a « aggiornamento » et « aggiornamento ». Soit dit sans vouloir aucunement peiner les Pères Jésuites rédacteurs des *Études*, qui entre 1958 et 1962 sont devenus militants du teilhardisme ([^2]), il n'est absolument pas possible de considérer la doctrine de Teilhard comme un simple « aggiornamento » de la doctrine des Pères de l'Église.
Pas davantage il n'est possible de considérer le marxisme, fût-il dilué ou « complété », comme un simple « aggiornamento » de la doctrine sociale traditionnelle. Il n'est pas possible de considérer la technique communiste de l'esclavage comme un simple « aggiornamento » de la vie chrétienne.
Toute l'équivoque, parfois grossière, parfois subtile, où nous vivons présentement, consiste à faire passer, sous prétexte d' « aggiornamento », des idéologies qui ne sont pas une mise à jour mais un renversement de la doctrine chrétienne.
Il existe une crise doctrinale dans l'Église. Elle est grave. Elle est profonde. Elle met en cause la transmission du dépôt révélé, l'intelligence de la parole de Dieu, l'orientation surnaturelle de la vie chrétienne. Le Primat vécu, plus ou moins consciemment, mais réellement, de l'action sur la contemplation, fait obstacle à la grâce et défigure la nature. La subversion qui monte à l'assaut est une subversion totale.
Le calvaire de l'Église du silence
Le P. Werenfried, dont nous avons déjà parlé dans cette chronique, écrit dans le Bulletin de son œuvre d'*Aide à l'Église de l'Est*, numéro d'avril :
L'archevêque Joseph Slipyi, métropolite de l'Ukraine, a été mis en liberté après une détention injuste, inhumaine et arbitrairement prolongée. Il est le dernier survivant de l'épiscopat ukrainien, les dix autres évêques ayant été assassinés ou étant morts prématurément dans les prisons soviétiques.
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Le Saint Père l'a reçu en pleurant et a mis à sa disposition ce qu'il avait de meilleur, l'ancienne résidence du Cardinal Canali. C'est ainsi que l'ex-bagnard, en dépit de ses humbles protestations, vit maintenant dans les appartements tendus de damas rouge du défunt Cardinal. Il partage ses journées entre la prière et les études et s'oriente prudemment sur le terrain, si nouveau pour lui, d'une Église en pleine évolution.
Certes, il sera étonné d'entendre les conclusions grotesques tirées de sa libération par des catholiques coexistentialistes. Mais il garde le silence parce que, sans aucun doute, il a dû promettre de ne rien révéler de tout ce qu'il a vu et souffert, comme c'est le cas pour tous les prisonniers libérés par les Soviets. Il reste un membre de l'Église du silence, parce que sa place est en Union soviétique. Un vrai pasteur n'abandonne pas ses brebis et il est donc certain qu'il veut retourner au milieu d'elles pour partager leur sort. Pourquoi d'ailleurs parler de la persécution ? Il en porte les traces dans son corps affaibli, et les faits sont si évidents que seuls les aveugles peuvent les bagatelliser.
On sait que ce prélat martyr a une volonté de fer. Si son corps est exténué, son esprit reste intact. Il est le plus grand théologien de l'Église ukrainienne et, parmi tous les Uniates, le plus tenace défenseur de la tendance byzantine. C'est pourquoi il est un pont vers l'orthodoxie et le chef incontesté de toutes les Églises orientales unies à Rome. C'est une grâce que le Pape ait pu le sauver pour l'Église et pour le Concile. Pasteur intrépide, le métropolite a laissé, à travers tous ses camps de concentration, l'empreinte ineffaçable de son activité sacerdotale. Chaque fois que son influence devenait visible, il fut transféré vers un autre camp. C'est ainsi qu'en Russie il est devenu un symbole impressionnant, non seulement pour les catholiques, mais plus encore pour l'Église orthodoxe vivante, qu'on trouve bien moins auprès de Nicodème que dans les catacombes de Sibérie.
L'Église persécutée a effacé dans les larmes et dans le sang les péchés des ancêtres. Elle a préféré supporter d'invraisemblables sacrifices plutôt que de partager les avantages aléatoires avec des collaborateurs et des prêtres excommuniés. Cette Église du silence, bafouée et souvent volontairement oubliée, est le gage le plus certain de notre rachat. C'est elle que nous devons continuer à soutenir par la prière et le sacrifice, tant que le sort des millions de persécutés n'a pas été modifié.
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La tactique actuelle du régime est de frapper les ouailles et d'épargner les bergers. C'est pourquoi la libération d'un évêque ne prouve pas la liberté de l'Église. Tant que l'Église ne sera pas libre, la liberté de Slipyi n'est qu'une astuce des communistes. En effet, l'Église reste garrottée comme avant.
Il est possible que les communistes aient des raisons de mener une politique plus modérée à l'égard de l'Église. Il serait imprudent d'exclure cette éventualité. Mais il serait également imprudent d'oublier quarante-cinq ans de perfidie et de traiter avec eux comme avec des partenaires normaux.
Après que tous les diplomates ecclésiastiques, de Ratti à Wyszynski, ont été trompés par eux, qu'on ne les juge pas sur leurs paroles, mais sur leurs actes. Et ces actes visent toujours à la destruction totale de l'Église. Aussi longtemps que cela n'a pas radicalement changé, l'Église ne peut conclure de pacte avec Moscou sans perdre la confiance des persécutés. Et la confiance des persécutés est plus précieuse qu'un « modus vivendi » avec les persécuteurs.
Nous ne sommes pas opposés à un dialogue avec Moscou s'il est mené par des hommes qualifiés. Personne n'est plus qualifié que le Pape. Si le Saint Père, en effet veut parler avec Krouchtchev, il le fera seulement pour adoucir le sort intolérable de 63 millions de catholiques. Ce sera un acte courageux de père et que son nom soit béni ! De notre part toutefois il serait faux de préparer ce colloque en étouffant dans l'oubli la persécution. Ce serait un coup de poignard dans le dos de nos frères. Seule la vérité nous délivrera. C'est pourquoi notre témoignage doit continuer afin que vous aidiez les persécutés... et priez pour Krouchtchev et pour le Pape.
Rappelons que le P. Werenfried, âgé de cinquante ans, est le directeur de l'*Aide à l'Église de l'Est.* Depuis quinze ans il anime cette œuvre internationale. Il a plusieurs fois visité au péril de sa vie les Églises du silence. L'adresse de son œuvre est : Abbaye de Tongeren, Anvers, Belgique. En Suisse *Aide à l'Église de l'Est,* case postale 902, Lucerne. En France *Aide aux prêtres réfugiés,* 181, rue de la Pompe, Paris XVI^e^ (C.C.P. Paris 13.161.25). Nous recommandons vivement l'abonnement à son *Bulletin*. On s'abonne pour 2 F. français, pour 2 F. suisses, pour 20 F. belges.
36:75
#### Le rachat des esclaves dans l'empire des Soviets
Jadis un Ordre religieux avait été fondé pour racheter les chrétiens que les Musulmans avaient enlevés et réduits en esclavage.
Aujourd'hui, les Soviets vendent contre des dollars les prêtres-esclaves qui, malades, vieillis, épuisés, ne leur servent plus à rien. L'œuvre du P. Werenfried s'occupe de racheter ces malheureux. Le numéro déjà cité de son *Bulletin contient* cet avis :
Rachat des esclaves. -- Les communistes ont besoin d'argent. Pour 2.000 dollars la pièce, nous pouvons racheter des prêtres malades. Ils ont vieilli en prison. Toute activité sacerdotale leur est rendue impossible. Doivent-ils souffrir plus longtemps encore ? Pour 2.000 dollars ils sont expédiés en Occident. Délivrer les prisonniers est une œuvre de miséricorde. Participez à cette œuvre en versant votre obole à notre compte, avec la mention -- « Rachat des esclaves ».
Les versements pour le rachat des esclaves sont à faire, en Belgique, en Suisse et en France, aux adresses de l'œuvre du P. Werenfried que nous avons données plus haut.
Que cela existe, que la presse catholique n'en parle pas, ni les divers mouvements « pour la paix », ni « l'information », -- cela aussi est à coup sûr l'un des signes de notre temps.
PEREGRINUS.
37:75
### Autour du Prétoire
par J.-B. MORVAN
NOTRE temps est trop bon, trop pur pour respecter les juges, les films sur les jurés-assassins nous le démontrent assez. Par une doctrine contraire à celle du Père Ubu, mais non moins arbitraire, l'accusé est toujours innocent. Je crois même qu'il ne commence à devenir innocent qu'à partir du moment où il est accusé : autrement, il risquerait encore de devenir juré...
« Voilà qui n'est point tellement nouveau, pourrait-on me répliquer. Depuis les jurés d'Aristophane jusqu'à la « Robe rouge » de feu Brieux, on a connu les juges des fabliaux, ceux de Rabelais, les « Plaideurs » de Racine ; et nous retrouvons chez Pascal « leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s'emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet appareil auguste... ». Que dire de Voltaire, avec le procès de Zadig devant le grand Desterham, et de la « fo-orme » du Bridoison de Beaumarchais ? C'est un concert universel, et peu flatteur sans doute, pour le prétoire à travers les âges. »
Cette revue de marionnettes a au moins un premier avantage : c'est de manifester l'importance exceptionnelle du thème de la justice dans l'esprit occidental. On peut même dire qu'il est devenu folklorique et toute institution soumise périodiquement au commentaire du folklore ne peut pas receler uniquement de l'antipathie ; il y a aussi une secrète tendresse, du moins celle qui provient des habitudes tutélaires de l'esprit. Quand la révolution moderne s'attaque à une institution, c'est avec des intentions bien différentes des anciennes critiques : il ne s'agit plus de la satire d'une relative inefficacité des juridictions.
38:75
Elle en veut à l'âme, et peut-être tient-elle avec la démolition de l'idée de justice un moyen supérieur de parvenir à ses fins. Cette agression ne vise-t-elle pas l'idée même de vérité, et au-delà même de celle-ci, un certain nombre des modes essentiels de notre pensée ?
NOUS sommes partis de la littérature, ne nous en écartons pas trop vite. La Grèce a beaucoup emprunté au cadre de la juridiction : l' « agôn » de la tragédie et de la comédie lui doivent beaucoup, et la tragédie latine fait de nouveaux emprunts au style des contestations judiciaires par le biais de la rhétorique scolaire. L'obligation de parler selon les lois d'une démonstration articulée aide à mettre les événements en valeur, à les faire surgir de la continuité indifférenciée où le nouveau roman et le nouveau cinéma s'efforcent aujourd'hui de les replonger. Le fameux formalisme déjà raillé par Cicéron ; dans le plaidoyer pour Muréna, ces gestes rituels, ces formules sacramentelles tendent à prouver à la conscience humaine que le geste et l'acte peuvent prendre une importance, mais que tout geste et tout acte n'engagent pas également la responsabilité de l'individu. Nous, au contraire, nous sommes ballottés entre l'indifférence de l'absurde ou l'angoisse omniprésente ; nous avons même perdu jusqu'à la signification exacte du mot « sanction », communément employé à faux-sens, et nous regrettons les formules archaïques et apparemment saugrenues où se complaisait l'érudition du brave Servius Sulpiciis. La controverse précisait le vocabulaire, empêchait les mots de s'envelopper d'écharpes changeantes, flottant au vent de l'histoire ; elle contraignait les hommes à méditer sur les dénominations de leurs propres actes. Un tel bornage paraît peu engageant à l'âme romantique, mais le même mot « templum » n'a-t-il pas d'abord désigné un terrain délimité, avant d'être un temple ? Se connaître avant de construire : la lente et parfois agaçante fixation du droit rejoignait la devise delphique, le « connais-toi toi-même ». Il faut s'éprouver soi-même, comme accusé, comme juge ou comme témoin.
39:75
C'EST ainsi que le droit conquit une valeur éducative, pédagogique. Le prétoire est à la fois le berceau de l'éloquence et le réactif de l'emphase ou de la sottise. Il m'est arrivé souvent de rappeler à mes élèves que les « Plaideurs » de Racine n'étaient pas seulement le burlesque jugement d'un chien ou la satire d'une magistrature que le pouvoir royal s'efforçait de régénérer, mais aussi un excellent traité littéraire, Petit-Jean et L'Intimé présentant le modèle de tout ce qu'il ne faut pas faire ; et même le souffleur : « Si vous soufflez si haut, l'on ne m'entendra pas... » On a oublié, depuis Rousseau peut-être, que le risque du monologue littéraire est d'endormir et que le Moi ne peut parler tout seul que si le reste du monde est mort ou somnolent. Frein à l'imagination ? Pas nécessairement. Si le style juridique ancien tenait avec raison à ses axiomes « Non bis in idem », « Summum jus, summa injuria », la jurisprudence était un continuel effort de l'esprit pour s'approprier les réalités les plus extravagantes : « Un jeune homme a tué ses deux frères, l'un qui était tyran, et l'autre, surpris en adultère, sur la prière de son père. Pris par les pirates, il écrit à son père pour être racheté. Le père écrit aux pirates que, s'ils coupent les deux mains à leur prisonnier, il leur donnera double rançon. Les pirates relâchent le jeune homme. Il refuse de nourrir son père tombé dans la misère. » Si absurde que soit ce vieux plan de controverse latine, il impose l'idée d'une vigilance constante du droit, d'un choix raisonné des valeurs même dans les choses déraisonnables.
UN des caractères inquiétants de notre époque, sur des sujets analogues, c'est la substitution de l'interrogatoire policier au schéma dramatique de l'audience solennelle. Les questions posées sont impersonnelles ; finalement le rôle de l'accusé est unique : monologue d'un homme qui se débat dans l'ombre. Il y aurait beaucoup à dire sur les genres du roman, policier ou de la pièce policière : leur conformité intime avec la tentation de la violence, avec la paresse d'esprit qui aime les solutions rapides et simplistes. Le même public qui applaudit à l'humiliation du juge ou du jury se plaît au coup de revolver final et justicier de l'intrigue policière.
40:75
Le genre policier a son faux apparat d'étrangeté et de liqueurs fortes ; il est assez révélateur qu'il puisse revendiquer comme un de ses premiers maîtres Edgar Poe, le poète illuminé et la victime du « flot sans honneur de quelque noir mélange ». Monde d'exécutions sans confessions, de sanction sans apostolat. En comparaison, le prétoire, avec ses lenteurs, sa mise en scène immémoriale, apparaît comme baigné d'une rassurante lumière. La justice rapide et le juge en veston nous préparent aux procès à la Kafka et aux bonshommes exécutés dans des caves. Depuis Nick Carter, le monde a fait du chemin, et la justice s'est mise à ressembler au roman policier.
« Les hermines dont ils s'emmaillotent en chats fourrés... » Il est fort amusant et instructif d'opposer au passage célèbre des « Pensées » l'éloquente apologie des formes de la justice dans la Quatorzième Provinciale. «* Tout le monde sait, mes Pères, qu'il n'est jamais permis aux particuliers de demander la mort de personne, et que quand un homme nous aurait ruinés, estropiés, brûlé nos maisons, tué notre père... *» Profession de foi d'une justice royale et de droit divin ! Je l'ai peu entendu citer par nos pascaliens, d'ailleurs. Je leur reconnaîtrais pourtant le droit d'en juger l'enthousiasme un peu excessif... Du moins l'éloge des formes judiciaires suffirait à prouver que pour Pascal un tribunal n'était pas un « tribunal du peuple ». Et puis l'hermine, la toge et les boiseries dorées, n'est-ce pas l'apparat commun qui honore également les affaires de tous les plaideurs, manœuvres illettrés ou grands seigneurs ? Il n'y avait pas que Perrin Dandin. Toutes les anecdotes sur les bons magistrats, ou simplement sur les magistrats intransigeants sur la dignité de leur charge constituent un folklore plein de signes d'espérance ; tel le président de Harlay, traité entre haut et bas de « vieux singe » par la duchesse de La Ferté : «* Madame, je suis bien aise qu'un vieux singe ait pu faire quelque plaisir à une vieille guenon *», à la terrible algarade du Président de Meinières à un procureur insolent avec les pauvres gens et qui l'avait pris pour un plaideur besogneux. Ce petit monde de la justice orchestrait la vie quotidienne, amenuisait les rancunes personnelles, les drames de province, et il n'était pas mauvais qu'ils fissent payer cher aux maniaques leurs procès pour des bottes de foin. Les poules de mon voisin le fermier picorent indûment sur mon terrain ; si j'en éprouve un début d'humeur, il me suffit de me rappeler le vers des « Plaideurs » :
> « *Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille...* »
41:75
DÉMYSTIPIER la justice, c'est aussi s'attaquer, de près ou de loin, aux formes de notre vie intérieure qu'ont revêtu les traits de la juridiction : le tribunal de la pénitence, le Tribunal de Dieu. Et même l'examen de conscience : le siècle y substitue le flot monologué de la psychanalyse ; le freudisme représente par rapport à la psychologie d'expression classique, littéraire et religieuse, ce que la police secrète représente par rapport au tribunal ; et l'interprétation qui sera faite de l'aveu obéit à des lois inconnues du principal intéressé.
L'image du prétoire est, en fin de compte, un signe d'espérance. Il est temps de lui rendre sa valeur. Est-il vrai, comme l'a prétendu un « sondage d'opinion » évoqué à la Télévision, qu'une majorité de gens interrogés aurait trouvé naturel que les grands criminels n'eussent point d'avocats ? Nous serions alors infiniment plus bas, en ce temps si sensible et clément, que le Moyen Age qui savait dire, et faire dire à ses grands coupables : «* Eia ergo, advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nos converte... *»
Jean-Baptiste MORVAN.
42:75
Sur un livre de M. Bloch-Lainé
### Pouvoir et propriété dans l'entreprise
par Louis SALLERON
Voici un peu plus d'un an que M. Bloch-Lainé a lancé une campagne pour la réforme de l'entreprise. Ses conférences et ses interviews -- aux Jeunes Patrons, à l'Acadi, dans la revue *Entreprise* -- ont eu, dans les milieux industriels, un énorme retentissement.
On n'a pas oublié certaines expressions percutantes d'un exposé fait par lui devant les Jeunes Patrons et publié dans leur revue de mars 1962 (n, 153)
-- « A mon avis il est fatal que l'expropriation pour cause de médiocrité industrielle ou commerciale s'inscrive un jour dans notre droit. »
-- « Tous les individus ont droit à la vie, mais pas toutes les entreprises. »
-- « Tous les chefs d'entreprises ne sont pas légitimes. »
-- « C'est à partir de droits autres que le droit de propriété qu'on doit organiser la participation aux décisions et le partage des fruits dans l'entreprise. »
Les remous que ces propos provoquèrent amenèrent M. Bloch-Lainé à préciser sa pensée. En fait, il ne fit que la confirmer, en reprenant les mêmes idées presque dans les mêmes termes (cf. notamment les numéros 347 et 351 de la revue *Entreprise,* 28 avril et 26 mai 1962).
43:75
En publiant aujourd'hui *Pour une réforme de l'entreprise* ([^3])*,* M*.* Bloch-Lainé pose devant l'opinion publique un débat qui, jusqu'alors, n'avait pas dépassé le cercle des milieux professionnels. On peut être assuré que ce débat aura des suites, vu la personnalité de l'auteur et les conditions dans lesquelles l'affaire est menée.
Comme la question intéresse à la fois l'avenir de l'économie française et la doctrine sociale de l'Église, nous ne pensons pas inutile d'en dire quelques mots dans *Itinéraires.*
\*\*\*
Mais d'abord qui est M. Bloch-Lainé ? La couverture de son livre nous dit l'essentiel : né en 1912, inspecteur des Finances en 1936, présidant aux destinées de la Caisse des Dépôts et Consignations depuis 1953, il est ce qu'on appelle « un grand commis ». Il s'efforce de promouvoir une formule d' « économie concertée », dont il a inventé ou popularisé le nom qui signifie un mélange d'étatisme et de liberté par l'accord des grands « responsables », publics et privés, sur l'orientation à donner à la production par le moyen du Plan. Ajoutons, si nos renseignements sont exacts, qu'il est catholique, et même militant de l'Action catholique.
Comme tout le monde, M. Bloch-Lainé pense que le libéralisme pur est dépassé. Comme beaucoup, il croit que le communisme ou même simplement l'étatisme sont de mauvaises solutions. Il cherche, en somme, une voie tierce. C'est cette voie que son livre propose.
44:75
L'inspection des finances, nul ne l'ignore, recrute d'abord de bons écrivains. Tout inspecteur des finances ferait un parfait professeur de rhétorique supérieure ; et inversement. (La rue d'Ulm fournit indistinctement à tout poste éminent. La Banque Rothschild lui a demandé M. Pompidou, qu'elle prête obligeamment à la V^e^ République pour une aimable et transitoire présidence au conseil des ministres.) On ne s'étonnera donc pas que *Pour une réforme de l'entreprise* soit, dans son genre, un chef-d'œuvre. C'est tellement bien composé, tellement bien présenté, tellement bien écrit qu'il faut constamment revenir en arrière pour reprendre le fil d'une démonstration que le charme de la lecture vous fait perdre continuellement. Mais vous êtes seul coupable. L'exposé est d'une rigueur sans faille. Si vous l'abandonnez en route, c'est que vous aimez trop Voltaire, ou Anatole France. Or c'est la Caisse des Dépôts qui parle. C'est elle qu'il vous faut écouter. Écoutons-la donc ensemble.
\*\*\*
A vrai dire, M. Bloch-Lainé se défend d'être l'auteur de son livre. Il n'en est que l'écrivain.
« Ce livre, dit-il dans l'avant-propos, rassemble des idées qui sont dans l'air. »
Bien dit, et vrai (ce qui fait l'intérêt du livre).
« En formulant des observations et des propositions qui ont des origines diverses, je n'ai donné ni citation ni référence, par crainte de mal approprier ce qui tend fort heureusement à devenir un bien collectif. Les idées ne sont porteuses de réalisation à terme proche que quand elles sont parvenues à ce stade. »
Parfaitement exact, et qui ajoute à l'intérêt du livre.
« La synthèse que j'ai tentée n'est pas, non plus, un travail personnel. Rédigée en juillet-août 1962, elle a été soumise, durant les derniers mois de l'année, à la critique d'une centaine de personnes, opérant isolément ou par groupes : des dirigeants d'entreprises, des syndicalistes ouvriers, des universitaires, de hauts fonctionnaires appartenant aux administrations économiques. »
Une note précise que « le projet est né au club Jean Moulin dont la contribution a été particulièrement active ».
45:75
Ainsi rendu à Protée ce qui est à Protée, M. Bloch-Lainé, qui, selon l'usage, « assume seul la responsabilité » de ce qu'il signe, trace les grandes lignes d'une réforme de l'entreprise en 158 pages réparties en sept chapitres :
*Raisons d'innover ; II -- Lignes de conduite ; III -- Pour un gouvernement de l'entreprise ; IV -- Pour un statut du personnel ; V -- Pour un statut du capital ; VI -- L'entreprise, la profession, la région et l'État ; VII -- Pour une magistrature économique et sociale.*
#### La démocratie industrielle
De quoi s'agit-il ?
D'une manière générale, il s'agit de favoriser l'éclosion de la « démocratie industrielle » « qu'un nombre croissant d'employeurs, de salariés et de participants à la fonction publique souhaitent organiser et qui contribuera à donner un nouveau visage, une force nouvelle à la démocratie politique » (p. 7).
Plus précisément, il s'agit de donner à l'entreprise un statut nouveau, correspondant d'une part aux « idées qui sont dans l'air », correspondant d'autre part à une réalité dès maintenant inscrite dans les faits et que les normes anciennes n'arrivent plus à contenir.
Traditionnellement, et juridiquement l'entreprise est une personne morale régie par une ou plusieurs personnes physiques dont le pouvoir a pour origine la propriété. Son but est lucratif. Elle n'a de comptes à rendre, quand elle est constituée en société (cas général), qu'aux possesseurs du capital.
Or l'évolution des idées et des faits manifeste une séparation croissante entre le pouvoir (*management*) et la propriété, une pluralité de fins plus nobles que la poursuite des bénéfices (la production, le service, le progrès, etc.) des catégories sociales diverses intéressées et même intégrées à la vie de l'entreprise (le capital, le personnel, la collectivité, etc.).
Il n'y a plus, comme à l'origine, unité de l'entreprise et de la société de capitaux mais, dans les faits, distinction nette entre l'une et l'autre.
Il n'y a plus, face à face, le capital (tout puissant) et le travail (vendant son service au capital), mais un faisceau de forces concourant au succès de l'entreprise : le « gouvernement »*,* la hiérarchie des travailleurs, le capital, la collectivité (sous ses aspects divers : la nation, la région, la profession, etc.).
46:75
Il n'y a plus la seule réalité juridique de l'individualisme qui, au XIX^e^ siècle, définissait le droit interne et externe de l'entreprise ; il y a le développement d'une réalité sociale qui cherche ses formes juridiques, mais qui transforme profondément la nature de l'entreprise.
Il n'y a plus la seule réalité économique du libéralisme et de la concurrence, où l'entreprise était une unité autonome baignant dans la loi du marché ; il y a les concentrations, les monopoles, la nécessité d'une Direction d'ensemble à assurer aux activités particulières ; il y a concrètement le Plan, les nationalisations, le syndicalisme.
Il y a l'aspiration générale à la « démocratie industrielle »...
Ce sont des faits.
Les faits ne se contestent pas. On ne peut diverger que sur leur interprétation et sur les conclusions qu'il y a lieu d'en tirer pour les ordonner socialement en justice et en fécondité.
« En vue de donner à l'entreprise une nouvelle constitution », M. Bloch-Lainé propose :
-- « qu'elle ait à sa tête un véritable « gouvernement » ;
-- « que le statut de son capital soit révisé » ;
-- « qu'elle reconnaisse plus formellement à son personnel et à la force syndicale qui l'appuie, à la fois le droit de participer à ses actes et la liberté de les contester » ;
-- « qu'elle recoure, enfin, à une magistrature économique et sociale, afin d'accorder les intérêts qu'elle associe dans son sein et ceux qu'elle met en jeu autour d'elle » (pp. 42-43).
Ce sont ces quatre points qui sont développés dans les chapitres III, IV, V et VII (le chapitre VI formant un intermède, indispensable, sur le milieu dans lequel baigne l'entreprise, et qui la pénètre).
Il n'est naturellement pas question de reprendre ici ces quatre points pour les discuter. Dix articles n'y suffiraient pas. Nous nous bornerons à présenter quelques observations sur la relation du pouvoir à la propriété -- non sans une parenthèse préalable.
47:75
#### En... 1883, La Tour du Pin...
La parenthèse concerne l'idée même de la réforme et son orientation générale.
Qu'une réforme soit nécessaire, c'est l'évidence. Et qu'elle doive toucher à tout ce que nous venons de voir, tout le monde en tombera d'accord.
Ce qui étonne même, c'est qu'il ait fallu l'an 1963 pour que de hauts fonctionnaires et de grands industriels s'avisent de tout cela.
Il y a des précédents, dira-t-on. Je n'en vois guère dans *ces milieux-là.*
Sur la réforme de la société anonyme, les juristes ont certes toujours cogité, et le législateur n'a cessé de faire des lois. Mais déjà, sur l'ébauche d'un Droit de l'entreprise, il y a bien peu de choses. On ne voit guère à signaler que l'admirable ouvrage de M. Ripert (concernant les aspects juridiques du capitalisme).
Les seuls milieux qui se soient préoccupés de la réforme de l'entreprise, en l'associant généralement à la réforme de la profession et de l'État, ce sont les milieux catholiques.
Pourquoi la grande bourgeoisie industrielle, financière et administrative s'est-elle toujours désintéressée de la réforme de l'entreprise ? Tout simplement parce qu'elle n'en voyait pas la nécessité. S'il y avait à réformer quelque chose du côté de l'entreprise, c'était pour elle une réforme du droit des sociétés. Si on voulait aller au-delà, c'était la subversion, -- dont les noms usuels étaient (pour elle) *syndicalisme, socialisme* et *communisme.*
Lorsque j'eus terminé la lecture du livre de M. Bloch-Lainé, je n'ai pu m'empêcher de penser que si la Tour du Pin sortait de sa tombe, et le lisait à son tour, il dirait à l'auteur « Alors, il a fallu quatre-vingts ans pour en arriver là ! »
Ce n'est pas que les idées de M. Bloch-Lainé soient celles de la Tour du Pin, il s'en faut ! mais tout ce qui va paraître neuf et hardi dans Bloch-Lainé a exactement le contour de ce qu'on taxe (sans en rien connaître) de rétrograde et réactionnaire dans La Tour du Pin.
48:75
En réalité, la pensée de La Tour du Pin est d'une force et d'une audace extraordinaires. Mais, catholique et monarchiste, il était banni de la société démocratique. Tout ce qu'il écrivait devenait donc insignifiant.
Pour le plaisir, je citerai de lui quelques extraits qui ne manqueront pas de frapper ceux qui auront lu *Pour une réforme de l'entreprise.*
La Tour du Pin considère que le principe du régime corporatif est « la reconnaissance d'un droit propre tant pour l'individu de chacune des classes qui concourent à la production que pour chacun des degrés de l'association formée entre ces éléments depuis la corporation jusqu'à l'État ».
La corporation, c'est au fond, pour lui, l'entreprise. Il la fonde sur trois caractères :
-- « l'existence d'un patrimoine corporatif participant à la prospérité de l'industrie » ;
-- « la constatation de la capacité professionnelle de l'entrepreneur comme de l'ouvrier » ;
-- « la représentation de chaque élément intéressé dans le gouvernement de l'ensemble ».
Le premier caractère est complètement étranger à la réforme proposée par M. Bloch-Lainé. Nous allons y revenir. Il est essentiel aux yeux de La Tour du Pin, qui y voyait notamment la possibilité de « bien des arrangements tendant à substituer entre l'entrepreneur et l'ouvrier le contrat de société au contrat de louage ».
Le second caractère tend à affirmer que « le capital n'est pas... l'unique forme de propriété dont un homme puisse tirer légitimement avantage en vertu d'un droit propre. La possession d'une carrière, d'un métier peut aussi revêtir le caractère d'une propriété... ».
Enfin le troisième caractère procède de l'idée simple que tout ce qui concourt à produire l'œuvre commune doit concourir au gouvernement de la production. « Une société n'est pourvue de toutes les conditions d'existence indépendante nécessaire à son autonomie que si elle possède dans son sein même les trois pouvoirs qui, selon Montesquieu, constituent le mécanisme du gouvernement... Autrement dit, la corporation édicte ses règles, juge les contestations entre ses membres, et administre son patrimoine par des délégués choisis dans son sein. » Comme « dans la grande industrie on distingue aisément trois sortes d'agents : le capital..., la direction..., la main-d'œuvre », ce sont ces agents qui doivent déléguer leurs représentants au gouvernement de la corporation.
49:75
Le régime corporatif doit remplacer le « capitalisme » qui « ne tend uniquement, qu'à faire porter des rentes au capital ». Il remplacera du même coup le socialisme, qui a les mêmes racines. Le mal originel est, en effet, l'individualisme, dont les deux incarnations sont « le capitalisme qui en est la floraison bourgeoise et le socialisme qui en est le fruit populaire ». ([^4])
Ce n'est évidemment pas en quelques lignes qu'on peut résumer un ouvrage de cinq cents pages. Encore une fois, par ces citations, j'entends seulement rappeler que des *préoccupations qu'on croit neuves* ne le sont que dans le club assez fermé des « dynasties bourgeoises » (comme les appelle M. Beau de Loménie), mais qu'elles *sont presque centenaires chez les catholiques*. Si je m'en tiens à La Tour du Pin, c'est parce qu'il est le plus connu et que son œuvre est éditée, Mais Albert de Mun, Gailhard-Bancel, Milcent, Delalande, Le Cour Grandmaison et quantité d'autres ont développé des idées analogues aux siennes. Ce ne sont d'ailleurs que les idées chrétiennes, -- celles qui se déduisent de la doctrine du catholicisme sur l'homme et la société. Ce qu'on appelle la doctrine sociale de l'Église n'est que la reformulation et l'actualisation d'idées qui, pour l'essentiel, sont aussi immuables que l'homme lui-même et que la société. Les grandes encycliques *Rerum novarum, Quadragesimo anno, Mater et Magistra,* ont, chacune, pour seule nouveauté d'éclairer chaque fois des problèmes nouveaux. La lumière est la même.
Les *ressemblances* qui frappent entre les observations d'un La Tour du Pin et celles d'un Bloch-Lainé tiennent au fait que, dans beaucoup de cas, ce sont *les mêmes points* que notent l'un et l'autre comme les erreurs choquantes de la vie économique. Mais la *différence radicale* qu'il y a entre les solutions qu'ils préconisent respectivement, c'est que les unes -- celles de La Tour du Pin -- se réfèrent à une conception générale de l'ordre social qui fait leur vigueur et leur cohérence, tandis que les autres -- celles de Bloch-Lainé -- ne s'inspirent que de l'opportunité, laissant à des doctrines extérieures le soin d'en assurer l'orientation générale.
50:75
Si La Tour du Pin revenait sur cette terre, il applaudirait à *Mater et Magistra,* et il s'en ferait l'ardent propagandiste. Les catholiques français d'aujourd'hui applaudissent, certes, et combien tumultueusement ! mais ils s'empressent d'aller dans des directions opposées à celles qu'indique l'encyclique. Ils louent la doctrine sociale de l'Église, et ils puisent leur inspiration dans le marxisme. Ils aiment mieux se confier à la vérité du mouvement de l'Histoire qu'à celle de la Chaire de Saint-Pierre.
#### Reconnaître une évolution... sans prétendre déterminer sa fin ?
Critiquer le livre de M. Bloch-Lainé n'est pas chose facile. D'une part, quoiqu'il nous ait bien prévenus qu'il en assume seul la responsabilité, c'est tout de même une synthèse qu'il nous présente et l'on sent bien que ce ne sont pas nécessairement toujours ses propres idées qu'il exprime. D'autre part le sens des nuances qui le caractérise l'amène à présenter les réformes qu'il préconise en multipliant les facettes de la question, ce qui fait que si on voulait l'accuser de soutenir telle ou telle thèse ou de poser telle ou telle affirmation, il n'aurait souvent aucune peine à montrer une thèse différente ou une affirmation contraire dans d'autres passages que ceux d'où l'on aurait extrait les citations accusatrices.
Enfin ne nous arrêtons pas aux détails. Prenons M. Bloch-Lainé comme l'auteur du livre ; et plutôt que d'accumuler les discussions sur les pointes d'aiguille efforçons-nous de nous en tenir à l'essentiel.
Tout d'abord, puisqu'il s'agit de réformer l'entreprise, trouvons-nous une idée directrice nette de la réforme proposée ? Je pense qu'il faut répondre non, si nous donnons au mot « idée » son sens plein. Par contre il est incontestable qu'il y a un « sentiment » directeur qui, d'un bout à l'autre de l'ouvrage, n'est nullement douteux.
51:75
Ce sentiment directeur, je l'ai déjà nommé. On le résumerait bien dans le seul mot de « démocratie ». M. Bloch-Lainé propose en somme de *réformer l'entreprise en la rendant plus démocratique.*
Je pense qu'il s'agit là d'un *sentiment* plutôt que d'une *idée,* puisque nulle part la démocratie ne nous est définie. Il semble que le sens en doive être si clair et si certain qu'il soit absolument inutile de le préciser.
M. Bloch-Lainé arguerait sans doute que toutes les réformes de détail énumérées dans le livre constituent précisément les éléments de démocratie qu'il estime nécessaire d'introduire dans l'entreprise. On aurait tout de même aimé que fût indiqué ce qui constitue l'essence de la démocratie et comment par conséquent l'entreprise aussi bien que l'État peut devenir démocratique en s'en rapprochant.
« Pourquoi, écrit M. Bloch-Lainé, l'entreprise serait-elle plus allergique que la commune ou la nation à l'essence de la démocratie ? » (p. 40) Pourquoi ? Ma foi il peut y avoir des raisons, mais enfin pour se prononcer il faudrait d'abord savoir ce qu'est l'essence de la démocratie.
Donc dès le départ nous nous trouvons devant une lacune fondamentale qui, à mon avis, affecte toutes les démonstrations et propositions de M. Bloch-Lainé.
Ses objectifs sont-ils de *justice ?* ou d'*efficacité ?* L'un et l'autre, répondrait-il probablement. La « démocratie », c'est sans doute, à ses yeux, et la justice et l'efficacité. Mais sur la justice, chacun peut avoir son idée personnelle. Sur l'efficacité, il est difficile de faire mieux qu'en Amérique.
Pour étonnant qu'il puisse paraître, le premier chapitre, intitulé « raisons d'innover », ne nous renseigne pas sur ce point. Les « raisons » invoquées sont les contradictions, les anomalies et les abus (sur quoi on est bien d'accord), que révèle le statut actuel de l'entreprise. Il faut les supprimer en accordant les « idées » aux « faits » et les « institutions » aux « pratiques ».
Alors ? Replâtrer ? Consolider ? Conserver ? Que de mots dangereux !
Il faut lire de près l'ouvrage pour trouver par ci par là une précision concernant les buts poursuivis. Nous lisons par exemple, à la page 147 : « Quand on entreprend de mettre davantage à parité des groupes d'intérêts qui étaient jusqu'alors soumis les uns aux autres... » Il s'agit là de quelque chose de précis, qui allait peut-être de soi, mais qui enfin n'a été dit nulle part clairement comme constituant un objectif de la réforme désirée.
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Nous lisons à la page 138 : « Tandis que l'entreprise tend à être une institution... », ce qui semble signifier une évolution constatée qu'il y a lieu de mener à son terme. Mais nulle part dans le livre n'est présentée une théorie de l'institution, ce qui nous laisse sur notre faim.
Ici ou là -- cf. pp. 82-83 -- nous sentons aussi qu'il s'agit de faire une réforme pour éviter une révolution, mais ce n'est pas dit clairement.
Ces critiques, je crois d'ailleurs que M. Bloch-Lainé les prendrait comme des compliments, en ce sens qu'il y répondrait qu'il ne s'agit pas de réformer l'entreprise en fonction de principes, de doctrines ou de théories, mais qu'il faut au contraire saisir l'évolution dans ses traits dominants et mener à bien cette évolution par des innovations qui la favorisent et la rendent bienfaisante.
« Les verrous juridiques qu'il s'agit de faire sauter, écrit-il, libèreront des tendances dont l'aboutissement n'est pas encore connu. On ne saurait, à la fois, reconnaître une évolution et l'arrêter. L'entreprise est en pleine mue. C'est ce phénomène qu'il s'agit de favoriser, en modifiant ce qui l'entrave, sans prétendre déterminer sa fin. » (p. 12)
*Sans prétendre déterminer sa fin...*
Une telle attitude est aujourd'hui courante, c'est l'attitude « biologiste », l'attitude historique et pour tout dire l'attitude marxiste. On se soucie bien de la vérité et de la justice, mais à travers le mouvement de la vie, qui en est l'expression privilégiée. Au fond la démocratie c'est cela ; c'est la consécration de la poussée vitale qui va de bas en haut et qui est censément porteuse de catégories supérieures de l'esprit, pour autant que celui-ci en prend conscience et leur donne sa bénédiction.
#### La section syndicale d'entreprise
On distingue cependant dans la réforme proposée trois idées concrètes :
-- la promotion syndicale
-- un nouveau fondement du pouvoir dans l'entreprise
-- la suprématie du Plan,
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Ces trois idées peuvent être clairement distinguées, mais dans l'édification du nouveau type d'entreprise se retrouvent fatalement plus ou moins mélangées. Nous nous attacherons principalement à la seconde qui, elle, ne fait pratiquement qu'un avec la troisième.
Disons simplement quelques mots de la promotion syndicale parce que c'est la question qui aujourd'hui intéresse le plus tant les patrons que les syndiqués.
M. Bloch-Lainé fait les distinctions nécessaires entre le personnel et les syndicats. Il dit à ce sujet quantité de choses justes et intéressantes. Il se prononce en faveur de ce qu'on appelle « la section syndicale d'entreprise » sans d'ailleurs lui donner plus de place dans ses développements que ne lui permet l'examen de quantité d'autres sujets. (Cf. pp. 45, et 79 et s.)
On sait de quoi il s'agit ; les syndicats ou du moins certains syndicats demandent la reconnaissance légale dans l'entreprise de la section syndicale, qui serait habilitée à traiter directement avec la direction pour les questions dont la compétence lui serait attribuée.
Il faut, écrit M. Bloch-Lainé, « donner aux syndicats les moyens de s'implanter fortement, notamment en reconnaissant la « section syndicale d'entreprise »... M. Bloch-Lainé ajoute : « ...mais sans compromettre la liberté individuelle des salariés, en leur laissant le choix de s'exprimer par la voie syndicale -- voie privilégiée -- ou par la voie directe » (p. 45).
On peut avoir des idées très différentes sur la section syndicale d'entreprise. Pour M. Bloch-Lainé : « Toute section syndicale d'entreprise devrait être « reconnue » par l'employeur, dès lors que le nombre de ses adhérents est au moins égal à 10 p. 100 du personnel intéressé. Cette reconnaissance implique, notamment, l'attribution d'un local dans chaque établissement, la liberté donnée aux responsables de consacrer un temps suffisant à leur action et de circuler dans les ateliers ou bureaux, une protection efficace contre le licenciement. » (pp. 85-86.) A quoi doivent s'ajouter des mesures, d'une part pour permettre la formation des militants et des responsables, d'autre part pour accroître l'aisance et assurer l'indépendance financière des organisations syndicales.
C'est à peu près la position de la C.F.T.C. pour qui la reconnaissance de la section syndicale d'entreprise signifie : immunité des délégués syndicaux, droit de réunion, d'affichage, de diffusion de la presse, de collecte des cotisations, etc.
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Au départ, tout cela paraît très normal. A l'arrivée, on peut se demander si délégués du personnel, comité d'entreprise et section syndicale ne feraient plus qu'un -- cet *un* étant la section syndicale, et plus précisément encore le délégué syndical.
Alors ce serait le représentant de la C.G.T. ou de la C.F.T.C. qui deviendrait le seul défenseur des droits des salariés. Il ne serait plus le mandataire du personnel de l'entreprise, il serait le mandataire de l'organisation syndicale. On aurait dans l'entreprise un véritable pouvoir syndical qui serait celui des grandes confédérations et non pas celui des salariés eux-mêmes de l'entreprise.
Les patrons voient du plus mauvais œil une innovation de ce genre. Elle ne fait pas pour autant l'accord unanime des syndicalistes ; certains craignent le véritable saut dans l'inconnu qu'elle constituerait.
On voit mal en effet, si la section syndicale d'entreprise est instituée demain, qu'elle n'aboutisse pas nécessairement à faire sauter soit l'entreprise, soit le syndicalisme. Elle fera sauter l'entreprise si le pouvoir syndical est assez fort pour bloquer l'autorité patronale. Elle fera sauter le syndicalisme si le pouvoir syndical n'est plus, sur le tas, que la mise en œuvre de décisions confédérales, car le syndicalisme jouerait ainsi un rôle tout à fait analogue à celui que joue le Parti communiste en U.R.S.S. Les salariés non seulement s'en détacheraient mais seraient obligés de reconstituer des syndicats pour lutter contre les mammouths du syndicalisme.
La réforme envisagée serait beaucoup moins une réforme qu'une révolution -- la révolution de tout le système économique occidental. Cependant comme il n'y a guère de chances que les conséquences logiques de la section syndicale d'entreprise puissent se développer jusqu'au bout, il est probable que si elle est instituée, elle aura pour seul effet de créer du désordre pendant un certain temps, jusqu'au jour où elle trouvera une forme juridique et des modalités d'exercice compatibles avec la réalité de l'entreprise. C'est probablement ce que pense M. Bloch-Lainé.
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#### Pouvoir politique et pouvoir économique.
Nous en arrivons à la question fondamentale : celle du fondement nouveau du pouvoir dans l'entreprise.
Cette question se présente sous un double aspect : les rapports, dans l'activité économique, du pouvoir et de la propriété ; et, préalablement, les rapports dans la société du pouvoir économique avec le pouvoir politique.
Le pouvoir politique et le pouvoir économique ne font-ils qu'un, ou sont-ils deux ? Sont-ils de même essence ou d'une essence différente ? Plus généralement, la société politique et la société économique sont-elles distinctes ou non ?
Il s'agit là d'un problème très difficile à poser et qui à vrai dire ne peut l'être sans une philosophie générale de l'homme et de la société. M. Bloch-Lainé y consacre trois pages qu'il faut bien dire extrêmement confuses.
J'ai lu et relu ces trois pages (pp. 30-33). Il est difficile d'en tirer quoi que ce soit de certain.
M. Bloch-Lainé écrit : « La complète séparation de l'économie et de la politique est un leurre » et « il n'y a donc pas, dans la société, deux domaines distincts » -- mais, précise-t-il, « il peut et il doit y avoir deux appareils séparés : celui des administrations et celui des entreprises ».
En Russie les deux appareils sont confondus. « La liberté des personnes n'y gagne pas grand chose. »
Il n'y a donc pas pour M. Bloch-Lainé deux « domaines » distincts, mais il y a deux « appareils » distincts ou qui doivent l'être.
Et le « pouvoir » ? Je relève cette phrase : « La non confusion du pouvoir politique et du pouvoir économique nécessite que le dernier procède de forces diverses ayant chacune sa propre assise, son indépendance matérielle. » Donc le pouvoir politique et le pouvoir économique sont ou doivent être distincts ; mais des mots nébuleux -- « forces diverses », « assise propre », « indépendance matérielle » -- nous laissent ignorants de ce que peut être le caractère et la source du pouvoir économique. Les lignes qui suivent semblent l'indiquer :
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« On ne prétend pas traiter ici dans son entier le problème de l'appropriation des moyens de production. Les arguments qui militent en faveur du maintien de l'appropriation privée, quand elle n'a pas d'inconvénient majeur, comme les arguments contraires, sont très nombreux et la réflexion présente ne rejoint que l'un d'eux. Ne faut-il pas que les propriétaires restent divers pour que les gestionnaires n'aient pas qu'un seul mandataire, donc un seul maître ? La diversité des mandats reçus par les gestionnaires est la meilleure garantie de leur liberté. Elle risque de disparaître si la propriété est unique. Si les particuliers, isolés ou groupés dans les formes du droit privé, cessent d'être des mandants et abandonnent cette fonction aux seules collectivités publiques, la diversité des mandats ne devient-elle pas improbable ? Il faudrait que les collectivités publiques, devenues seules propriétaires, eussent, chacune une personnalité ancienne et solide pour qu'un collectivisme, détaché de la propriété privée, ne tournât pas inévitablement à l'étatisme et demeurât à l'échelle humaine. » (pp. 32-33.)
Ce paragraphe est révélateur.
Il est d'abord révélateur de ce mélange de clarté et de confusion qu'on retrouve dans tout le livre chaque fois qu'est abordé un problème tant soit peu délicat. Clarté -- car une lecture première donne l'impression de la limpidité du ruisseau. Confusion -- car si on lit ces lignes de près et si on les relit, on s'aperçoit qu'elles laissent un peu toutes les questions en suspens.
Mais ce paragraphe est bien davantage révélateur en ce qui concerne le fond du problème, car M. Bloch-Lainé évoquant la spécificité du pouvoir économique en vient tout de suite et comme malgré lui à parler de la propriété. Ce qu'il en dit demeure très vague mais enfin il prononce le mot. Est-ce par concession à la tradition ? ou par concession à ce qui s'observe *encore* dans l'économie occidentale ? La phrase finale nous laisse dans le doute.
Ainsi donc pour parler de la réforme de l'entreprise, qui est du domaine économique, M. Bloch-Lainé nous laisse dans l'incertitude absolue de ce qu'est réellement ce domaine et, devant parler bientôt du pouvoir dans l'entreprise, il nous laisse dans l'incertitude absolue de savoir de quelle nature pourra être ce pouvoir, puisque nous ne savons pas ce qu'est en réalité le pouvoir économique.
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Quand on lit et qu'on relit les trois pages intitulées « pouvoir économique et pouvoir politique », on reste dans l'incapacité totale de savoir ce qu'ils sont effectivement pour M. Bloch-Lainé, de savoir notamment s'ils sont distincts ou s'ils ne le sont pas. Une phrase semble dire oui, une autre phrase semble dire non ; une certaine insistance semble relier le pouvoir économique au phénomène de la propriété, mais toute la pente de l'analyse mène à la conclusion contraire. Nous sommes vraiment dans la confusion intégrale.
#### La doctrine de l'Église sur l'activité économique
On connaît la doctrine de l'Église sur l'activité économique, de l'encyclique *Rerum Novarum* à nos jours l'enseignement est constant et toujours plus insistant *l'activité économique est essentiellement d'ordre privé.* Quelles que soient les interventions nécessaires de l'État et quelle qu'en soit l'importance accrue, ces interventions s'appliquent à un domaine qui est par *nature extérieur au domaine politique,* extérieur au droit public.
Les textes de Léon XIII, de Pie XI et de Pie XII sont surabondants sur la question. Mais Jean XXIII, qu'on aime à opposer à ses prédécesseurs, et notamment à Pie XII, son prédécesseur immédiat, reprend et confirme cet enseignement avec une vigueur nouvelle dans l'encyclique *Mater et Magistra.* Rappelons que le chapitre 2 de cette encyclique commence par les mots suivants : « Il faut en premier lieu poser que, dans le domaine économique, la priorité revient à l'initiative privée des individus, agissant soit isolément, soit associés de diverses manières, à la poursuite d'intérêts communs. » (Traduction de l'Action populaire -- Spes, Paris, 1962, p. 55.)
Les Pères jésuites de l'Action populaire font à ce paragraphe le commentaire suivant (pp. 54 et 56) : « Le Pape n'oppose pas activité individuelle (ou initiative individuelle) et activité menée en commun (ou initiative commune, sociale, coopérative), mais initiative ou activité *privée* (individuelle on sociale) et activité *publique* (action de l'État). L'activité privée est celle des hommes pris un à un, agissant et décidant seuls (*soli*) mais tout autant celle d'hommes librement associés entre eux pour la poursuite en commun de fins économiques. La position de l'Église n'est donc nullement individualiste.
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Le seul souci du pape est d'insister sur le fait que la vie économique n'est pas, d'emblée ni directement, affaire d'État ; sans en être séparée, la *société* économique est distincte de la Société politique Souci que Jean XXIII hérite de ses prédécesseurs, particulièrement de Pie XII : « l'économie, disait celui-ci, -- pas plus d'ailleurs qu'aucune autre branche de l'activité humaine -- n'est de sa nature une institution d'État ; à l'inverse, elle est le produit vivant de la libre initiative des individus et de leurs groupements librement constitués. » (Allocution aux membres du 9^e^ congrès de l'Uniapac, 7 mai 1949, AAS 41, 1949, p. 285 ; DC 1949, col. 715.) Ce texte a été repris dans la lettre de Mgr Dell'Acqua à la 29^e^ semaine sociale italienne, septembre 1956, DG 1956, col. 1612). Pie XII jugeait inexacte l'hypothèse selon laquelle « toute entreprise rentre par nature dans la sphère du droit public » et ajoutait : « Que l'entreprise soit constituée sous forme de fondation ou d'association de tous les ouvriers comme copropriétaires, ou bien qu'elle soit propriété privée d'un individu qui signe avec tous les ouvriers un contrat de travail, dans un cas comme dans l'autre, elle relève de l'ordre juridique privé de la vie économique. » (*ibid.*) La dernière phrase de ce texte comporte l'emploi du terme « privé » dans ses deux sens distincts, qu'il ne faut pas confondre : *individuel,* par opposition à SOCIAL ; *autonome par rapport à l'État,* ce qui se dit par opposition à PUBLIC. »
L'intervention de l'État sur laquelle s'étend longuement l'encyclique ne fait que confirmer cette distinction radicale entre l'ordre économique et l'ordre politique.
Il y a donc entre les conceptions de M. Bloch-Lainé et celles de l'Église une différence qui va jusqu'à l'opposition, car il ne suffit pas d'admettre qu'il y a des activités économiques qui puissent être privées -- ce qu'admet. M. Bloch-Lainé -- il faut déterminer expressément le domaine propre de la société économique pour savoir en quoi il se distingue du domaine politique, et quelle peut être par conséquent la *source du pouvoir qui s'y exerce, notamment au sein de l'entreprise.*
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#### Pouvoir et Propriété
Quand on réfléchit à la nature de l'activité économique et à la manière dont se créent et se développent les entreprises qui en sont les cellules productrices, on a vite fait de s'apercevoir que la terre et le travail sont les deux sources de la production et que la propriété, le contrat et la responsabilité sont les grandes catégories juridiques qui permettent le développement de la vie économique comme de toute la vie privée elle-même.
Il en résulte qu'à la racine *c'est la propriété qui est la source du pouvoir économique, quelles que soient les mises au point qu'il y ait lieu de faire sur le contenu de ce pouvoir et sur les formes de cette propriété.*
C'est tellement vrai que si l'univers est aujourd'hui coupé en deux, cette coupure résulte principalement, on pourrait même dire exclusivement, de la relation que l'une ou l'autre des deux parties de l'univers établit entre le pouvoir et la propriété.
Le monde occidental continue de croire à une distinction de l'ordre économique et de l'ordre politique et distingue de ce fait le pouvoir économique du pouvoir politique en fondant le pouvoir économique sur la propriété.
Le monde communiste considère que l'ordre économique et l'ordre politique ne font qu'un. Il identifie pouvoir politique et pouvoir économique, supprimant la propriété comme source du pouvoir économique et soumettant ainsi le monde des activités productrices au seul pouvoir de l'État.
Marx avait fort bien établi cette confusion des deux pouvoirs dans la phrase célèbre du Manifeste : « Les communistes peuvent résumer leurs théories dans cette proposition unique : abolition de la propriété privée. » Abolition de la propriété privée, donc abolition d'un pouvoir économique spécifique, *donc* réduction du Pouvoir à l'unité entre les mains du seul État. Le totalitarisme c'est cela et ce n'est que cela : la confusion du pouvoir politique et du pouvoir économique entre les mêmes mains.
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M. Bloch-Lainé, en laissant dans le vague les notions de société économique et de pouvoir économique, est donc obligé de chercher d'autres fondements que la propriété au pouvoir du chef d'entreprise. Il écrit :
« Pour *fonder* le pouvoir dans l'entreprise, il faut consacrer trois évolutions :
-- Du côté des employeurs, les plus clairvoyants préconisent la substitution d'un « patronat de fonction » à un « patronat de propriété ». La propriété n'exclut pas de la fonction ; mais elle ne suffit plus à justifier son exercice.
-- Du côté des salariés, la plupart des responsables syndicaux ne prétendent pas davantage capter le pouvoir au bénéfice du personnel ; ils admettent un commandement, pourvu qu'ils puissent le surveiller et l'influencer. Tel est le sens concret de l'idée de « participation ».
-- Du côté des pouvoirs publics, un nombre croissant d'hommes politiques et de fonctionnaires s'efforcent de concilier la planification avec la liberté d'entreprendre. » (p. 41)
*Pour* « *fonder* » *le pouvoir de l'entreprise...* Fort bien, mais enfin il faut le fonder ; il faut une fondation : quelle sera-t-elle ? Nous sommes invités à constater « trois évolutions » et en effet nous les constatons bien, mais il faut que ces évolutions débouchent quelque part et il faut d'abord qu'elles débouchent dans des concepts philosophiques et juridiques susceptibles de *fonder effectivement le pouvoir* dans l'entreprise.
M. Bloch-Lainé nous dit : « Au débouché de ces trois parcours, il ne reste que quelques pas à faire jusqu'à la rencontre. Ce sont assurément les plus difficiles, mais à la diversité des situations peut correspondre une diversité de solutions. »
Une diversité de solutions, sans doute ; mais des solutions diverses doivent se référer à un principe premier non douteux. A l'heure actuelle aussi il y a diversité de solutions. Quel rapport y a-t-il entre une entreprise agricole, propriété familiale, une coopérative ouvrière de production, une société à responsabilité limitée avec une vingtaine d'employés, une société anonyme occupant trente mille salariés ? Mais derrière ces situations diverses, derrière ces solutions diverses aux problèmes de l'entreprise, il y a -- disons qu'il y a *encore* -- une conception philosophique et quelques principes juridiques.
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Si on refuse ces anciens principes et cette conception ancienne, que veut-on mettre à leur place ? M. Bloch-Lainé nous fournit un « schéma de la nouvelle entreprise » (pp. 73-74) :
« La nouvelle entreprise aurait un « collège des directeurs » et une « commission de surveillance ».
« Le *collège des directeurs*, plus ou moins nombreux selon l'importance de la firme et le parti pris par ses fondateurs, se recruterait, par cooptation, à partir de l'équipe initiale, constituée à la fondation. On y trouverait les « chefs principaux » de l'entreprise, issus de sa hiérarchie ou appelés du dehors. Pourraient s'y adjoindre des conseillers semi-permanents, pris dans des entreprises alliées ou parmi des experts.
« Ce conseil aurait un président : le *chef d'entreprise*, dont l'autocratie, plus ou moins marquée, dépendrait tant de lui-même que de ses « pairs », des usages propres à chaque firme ou de la conjoncture générale et pourrait avoir des degrés différents selon les types de décision. Il y a, en effet, des décisions fondamentales qu'un homme seul est seul capable de prendre -- dans la solitude du vrai chef après avoir dûment consulté et réfléchi.
« La *commission de surveillance,* dont les réunions pourraient être plus ou moins fréquentes, grouperait les « syndics » du capital et les « syndics » du personnel, auxquels s'adjoindraient, le cas échéant, des commissaires d'État, etc. »
Il semble que M. Bloch-Lainé aurait tendance à considérer que les chefs d'entreprise pourraient être peu ou prou désignés comme ils le sont aujourd'hui ; mais leur pouvoir ne deviendrait légitime que s'il est exercé correctement.
Autrement dit il n'y a plus de *source* du pouvoir dans l'entreprise. Il y a un pouvoir qui provient soit de la création de l'affaire, soit de l'héritage, soit de la nomination par l'État, soit de l'élection par les actionnaires, soit de la cooptation par des pairs (formule qui semble chère à M. Bloch-Lainé parce qu'il y voit la ratification de ce qui existe en fait aujourd'hui dans les sociétés), etc., et quand ce pouvoir existe il est légitimé par la bonne marche de l'entreprise, marche garantie par l'approbation des surveillants et contrôleurs divers placés au côté du chef d'entreprise.
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Le pouvoir n'est donc pas fondé par une conformité à un ordre juridique lui-même enraciné dans une conception philosophique de la société, il est fondé perpétuellement par un « permis de diriger » (l'expression est de M. Bloch-Lainé) perpétuellement révocable.
Fonder, dans le langage courant, signifie établir des fondations et construire sur des fondations. Dans le langage de M. Bloch-Lainé fonder signifie créer dans le temps par une action continue.
Dans le domaine politique la légitimité du pouvoir suprême est établie par deux critères principaux, la filiation dynastique ou l'élection, ces deux critères pouvant avoir des présupposés religieux ou philosophiques, comme aussi bien des modes de réalisation, très différents. Il semble que M. Bloch-Lainé, en assimilant tendanciellement sinon expressément l'ordre économique à l'ordre politique, admette à la fois le système de filiation et le système d'élection, auxquels il est bien forcé d'ajouter le système de propriété ; mais tous ces systèmes il les admet comme des reliques de l'histoire, comme des faits dont il faut partir puisqu'ils sont là, mais sans leur attribuer aucune valeur, ni de *légitimité*, ni de *fondation.* Un pouvoir pour lui n'est jamais légitime en tant que tel ; il n'est légitime que quand il est exercé conformément à des normes qu'on ne saurait qualifier autrement que d'existentielles.
Quel est le danger de cette conception de l'ordre économique ? C'est que, les idées menant le monde, qu'on le veuille ou non, ce qui serait détruit par la réforme de M. Bloch-Lainé le serait en effet ; mais la construction qui suivrait cette destruction se ferait dans le sens des « idées qui sont dans l'air ». Ces idées ne pourraient être que le communisme ou, si la résistance sociale était trop forte, l'étatisme -- commun dénominateur et débouché final de tous les réformismes dépourvus de conceptions doctrinales.
#### Au nom de l'État : le Plan
De toute évidence M. Bloch-Lainé ne veut pas du communisme, à quoi répugnent sa sensibilité, sa bonne éducation, son milieu social et, sans aucun doute, ses convictions personnelles.
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M. Bloch-Lainé dit qu'il ne veut pas non plus de l'étatisme. Nous n'avons pas de raison de douter de sa bonne foi, mais son affirmation est sans consistance.
Ce que veut M. Bloch-Lainé, c'est cette espèce de situation intermédiaire qu'on cherche un peu dans tous les domaines et qui, suivant les objets et les moments, s'appelle « troisième force », ou « neutralisme », ou « tiers monde » et qui donc n'est « ni étatisme, ni libéralisme », « ni communisme, ni capitalisme », etc. Bien entendu cette position n'est pas présentée par ceux qui la tiennent comme celle du compromis ou de la demi-mesure, mais au contraire comme la plus moderne, la plus neuve, la plus éclairée et, bien entendu encore, la plus démocratique.
Les désirs sont louables et les professions de foi sont sincères, mais en fait si la réforme de M. Bloch-Lainé ne conduit pas au communisme dans la logique interne de ses analyses et de ses démonstrations, *elle y conduirait dans la logique de la vie par le déséquilibre qu'elle crée entre les forces qu'elle détruit et les forces qu'elle libère, entre les principes qu'elle conteste ou qu'elle nie et le vide qu'elle y oppose.*
Ce communisme ne prendrait probablement pas les couleurs du communisme russe, il se contenterait d'être un étatisme et c'est pourquoi nous croyons qu'il faut retenir ce mot pour dire très simplement à quoi nous convie M. Bloch-Lainé. Précisons, s'il est nécessaire : étatisme *technocratique.*
Encore une fois nous ignorons dans ce livre ce qui est de M. Bloch-Lainé lui-même et ce qui est de la centaine de personnes dont il a recueilli les idées pour établir sous son nom ce qu'il nous offre, mais ce qui est bien certain c'est que la réforme est proposée en quelque sorte *au nom de l'État.*
M. Bloch-Lainé est un grand commis. Les grands commis d'aujourd'hui sont les légistes d'autrefois. Ils sécrètent l'État qu'ils servent. Ils ont secrété l'État souverain au temps de la monarchie ; ils ont secrété l'État libéral au XIX^e^ siècle et dans la première moitié du XX^e^ ; ils sécrètent aujourd'hui l'État socialiste et, s'il le faut, l'État communiste.
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Lisons M. Bloch-Lainé :
« L'une des attitudes nouvelles de l'État consiste à rendre l'entreprise plus consciente de sa responsabilité vis-à-vis des hommes qu'elle emploie et des hommes au milieu desquels elle vit. Dans la nouvelle optique, le destin de l'entreprise ne se limite plus à sa propre situation financière. L'évolution rapide des techniques et des marchés ne l'oblige plus seulement à équilibrer ses comptes. Elle lui fait un devoir moral de s'adapter pour survivre, parce que sa survie est devenue indispensable à la sauvegarde d'autres intérêts que ceux de ses propriétaires : au plein emploi de la population active dans la localité où elle fonctionne ; à la prospérité de cette localité et de sa région ; à la productivité maximale des moyens qu'elle immobilise, etc. L'État l'invite donc à se préoccuper constamment de ce qu'on peut appeler son « destin public. » (p. 129.)
M. Bloch-Lainé ne dit pas « l'État, c'est moi », mais, serviteur de l'État, il dit la volonté de l'État.
La volonté de l'État c'est que désormais le Plan soit le grand régulateur de l'économie et que l'entreprise se subordonne au Plan. Aussi bien dès maintenant l'entreprise n'a plus le choix et M. Bloch-Lainé nous le laisse entendre avec un accent dont je discerne mal s'il est ironique ou naïf :
« Quand l'État pratique, aussi largement qu'il tend à le faire, les « incitations », afin d'obtenir des entreprises les résultats qu'il souhaite, quand il détient des moyens aussi décisifs que les autorisations, les subsides, les crédits, les garanties, il « participe » à tant d'activités que le caractère plus ou moins rigoureux de ses édits, plus ou moins coercitif de ses armes, importe peu. Il est devenu suffisamment indispensable à la plupart des entreprises pour que la question de savoir s'il devrait ou non être plus contraignant perde beaucoup de son sens. » (p. 131)
Sur les rapports de l'entreprise et du Plan M. Bloch-Lainé est vraiment clair. Deux citations encore :
« Il faut des impératifs et des discussions antérieures aux décisions, qui fassent du chef d'entreprise le subordonné ou le partenaire, suivant les sujets, d'une autorité supérieure à la sienne. Le Plan qui se perfectionne, tend à être l'expression ordonnée des divers intérêts en cause, de cet intérêt général si souvent invoqué et fort équivoque tant qu'il est imprécis. » (p. 34,)
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« Plus le Plan se perfectionne, plus l'intérêt qu'il porte à une entreprise mesure l'importance de celle-ci pour la collectivité. Cet intérêt se manifeste, d'ailleurs, par les concours publics, qui lui sont apportés et par les facilités d'emprunt que lui donne l'autorité tutélaire (puisque celle-ci commande, en fait, dans la situation présente de la France, les principaux mécanismes du marché des capitaux).
« On embarrasserait sans doute beaucoup les services du Plan si on leur demandait aujourd'hui de ranger les firmes françaises en quelques catégories bien tranchées, selon que la réalisation des objectifs du Plan dépend plus ou moins d'elles. Mais il faudra, sans doute, un jour prochain, le leur demander.
« La combinaison de ces diverses références permettra d'appliquer à chaque firme le modèle de répartition des pouvoirs qui lui conviendra le mieux. La sociologie des centres de décision, à mesure qu'elle se perfectionne, montre déjà comment les sources de l'autorité et les conditions de son exercice diffèrent d'une entreprise à l'autre, bien que les mêmes règles de droit soient uniformément applicables. » (p. 59.)
Eh ! quoi, me diront certains, êtes-vous l'adversaire du Plan ? Je pourrais l'être, et ce serait mon droit ; en fait je ne le suis pas, j'en suis partisan. Je suis partisan du Plan dans la mesure où il est nécessaire que soit tracé un cadre général au développement de l'économie, car le libéralisme qui était déjà une folie au XIX^e^ siècle est, de plus, aujourd'hui, une impossibilité ; mais dans la mesure même où un plan est nécessaire avec tout ce qu'il comporte précisément d'intervention dans le domaine des investissements, du crédit et de la fiscalité, il doit, pour ne pas engendrer l'étatisme, la technocratie et finalement le communisme, résulter d'une conception claire et vigoureuse de l'ordre économique dans ses rapports avec l'ordre politique. Il doit, en particulier, pour ne pas absorber toutes les activités économiques, poser fortement l'autonomie de l'entreprise en définissant clairement sa nature, son pouvoir et les normes juridiques qui fondent ce pouvoir et son exercice.
Ce n'est hélas ! pas dans cette direction que se développent les pages fluides de M. Bloch-Lainé.
#### Conclusions
Il y aurait bien d'autres aspects de la réforme de l'entreprise à examiner ici, même en se cantonnant à la seule question du pouvoir. C'est ainsi qu'il est très difficile d'arriver à savoir si M. Bloch-Lainé est partisan de la direction unique ou de la direction collégiale.
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Il écrit : « L'exercice du pouvoir ne se partage pas, toute division l'affaiblit. Un condominium est presque toujours voué à l'impuissance. » (p. 39.) « Pour normaliser ce qui paraît conforme à la nature des choses il faut distinguer la direction, qui est une, du contrôle qui peut être plural. » (p. 41.)
Mais il écrit aussi : « Que l'équipe dirigeante ait un chef dont la forte personnalité s'impose alentour, ou qu'elle opère de façon concertée, la prudence commande de ne pas attribuer tout le pouvoir à un seul homme... » (p. 66.)
Malgré beaucoup d'explications tout cela n'est pas très clair.
De même, M. Bloch-Lainé écrit : « Il y a entre l'autorité et la responsabilité une différence fondamentale. L'autorité se délègue ; la responsabilité, au sens plein, ne se délègue pas. Les gouvernants se reconnaissent à la plénitude de la responsabilité plus qu'à l'exercice de l'autorité. » (p. 67.)
Ces fortes sentences sont peut-être vraies mais elles exigeraient des explications ; on intervertirait aussi bien les deux mots. En fait, ce qui se délègue ce n'est ni l'autorité ni la responsabilité, c'est le pouvoir. Il y aurait aussi à s'interroger sur les raisons pour lesquelles M. Bloch-Lainé est si discret au sujet des entreprises publiques. Il affecte de les placer sur le même plan que les entreprises privées. Mais ne souffrent-elles pas de maux qui leur sont propres ? Se sent-il incompétent pour en parler, alors qu'il parle si bien des autres ? J'aimerais savoir, pour ma part, ce qu'il pense, en tant que directeur de la Caisse des Dépôts, de cette gigantesque... duperie qui s'appelle les caisses d'épargne. Trouve-t-il bon que les porteurs de carnets de ces caisses, qui ne sont généralement pas des capitalistes, aient été... frustrés, en 1962, de 370 milliards de francs, parce que l'inflation joue contre eux ? Ils ont mis 100 francs à leur compte en janvier 1962 ; ils ont reçu 103 francs en décembre ; ces 103 francs ne valaient plus, en pouvoir d'achat, que 97,50. L'État se nourrissait de leur ignorance. Un tel scandale laisse-t-il indifférent M. Bloch-Lainé, si soucieux de justice sociale dans l'entreprise privée ?
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Il y aurait encore à souligner la suspicion dont M. Bloch-Lainé frappe la profession quand il écrit : « Entre l'entreprise qui est un pouvoir économique et la puissance publique qui en est un autre, on conçoit mal qu'il puisse y avoir un véritable pouvoir intermédiaire. » (p. 138.)
Il jette là en passant une idée qui chez lui est fondamentale. Pour lui il y a l'État, l'entreprise, et rien. C'est entre l'État et l'entreprise que doivent s'instituer et s'équilibrer ces grandes forces qui sont le capital, le syndicalisme et le gouvernement même de l'entreprise.
Laissons de côté tous ces points et quantité d'autres. Nous en avons dit assez pour faire comprendre que toutes les réformes de détail que propose M. Bloch-Lainé, pour logiques, normales, légitimes et souhaitables qu'elles puissent paraître, sont pour ainsi dire sans signification parce qu'il n'en fait pas les éléments d'un ordre institutionnel, juridique et philosophique cohérent.
Il s'inscrit non pas seulement contre les insuffisances et les injustices d'un ordre ancien très ébranlé mais contre cet ordre lui-même dans ce qu'il avait de valable, c'est-à-dire contre certains principes fondamentaux que le libéralisme suivi du socialisme a pervertis. Il n'ouvre ainsi la porte qu'à la force, force des hommes, force des idées, force des systèmes. Le communisme et le pouvoir de fait de l'État sont les seules deux forces cohérentes qui peuvent s'installer ou se développer sur la ruine des principes que consacrerait une tentative de mise en œuvre de la réforme proposée.
On sera curieux de voir si ceux qui se réclament du catholicisme opposeront aux idées de M. Bloch-Lainé la doctrine sociale de l'Église telle qu'elle s'étale en long et en large depuis trois quarts de siècle dans les grandes encycliques et quantité d'autres documents.
Car enfin que demandent les papes ? Ils demandent :
1°) La *diffusion de la propriété. --* Or M. Bloch-Lainé, constatant la séparation qui s'accentue entre le pouvoir et la propriété dans l'entreprise, n'en conclut pas qu'il faut étendre la propriété aux salariés, mais qu'il faut, au contraire, diminuer le phénomène propriétiste et asseoir le pouvoir économique sur de nouvelles bases (qu'il ne trouve pas et qui seront nécessairement de nature politique).
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2°) L'organisation de l'économie conformément au *principe de subsidiarité. --* Or M. Bloch-Lainé, s'il porte son attention sur l'entreprise, ne le fait que pour la subordonner étroitement au Plan. La logique de ses réflexions tend à faire de l'entreprise le simple organe d'exécution des décisions prises au Plan par l'accord tripartite de l'État, des Patrons et des Syndicats.
On est donc aux antipodes de la doctrine sociale de l'Église.
Alors, encore une fois, quelle va être la réaction des catholiques ?
La Semaine sociale de France qui se tient à Caen du 9 au 14 juillet a choisi pour thème de ses débats « la société démocratique ». L'enchaînement des mots et la mode feront probablement qu'on y applaudira chaleureusement les idées de M. Bloch-Lainé.
Ces idées, il le dit, « sont dans l'air ». Voilà qui est plus que suffisant en notre époque aérienne pour leur assurer le plus large succès.
Ce qui en résultera pour les patrons et pour les salariés ne concerne que les uns et les autres, mais ce qui en résultera pour la santé de la société et pour la liberté des personnes, nous intéresse tous. A cet égard, il nous paraît difficile d'être très optimiste.
Louis SALLERON.
Les principales études de Louis SALLERON sur ces mêmes sujets, précédemment publiées dans la revue « Itinéraires », sont les suivantes :
-- Le travail et l'argent : numéro 16.
-- Église et société économique : numéro 39.
-- La propriété et « Mater et Magistra » : numéro 59.
-- La participation des salariés à la propriété du capital des entreprises : numéro 60.
-- Voir aussi notre numéro spécial : La réforme Salleron : la propriété à ceux qui doivent être propriétaires : numéro 57.
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### Le chrétien otage et le communiste innocent
par Pierre BOUTANG
LES CATHOLIQUES ne veulent pas être des *dupes...* C'est le R.P. Wenger qui l'affirmait, en conclusion d'un article capital publié par *La Croix*. Personne, jamais ne veut être dupe, et pourtant presque tous le sont, selon l'ordre du monde ; les catholiques n'ont pas de recette particulière pour ne l'être point : au contraire, le risque d'être temporairement dupes n'ayant pas pour eux une importance infinie, les voilà exposés plus que les autres, pour qui l'habileté et la réussite sont *tout.* Cela importerait peu si le bien de la cité et le salut des âmes ne se trouvaient pas engagés dans la duperie. Ils le sont ; c'est pourquoi le R.P. Wenger était intervenu : dont il nous faut, d'abord, le remercier.
Les catholiques ne *veulent* pas ; disons qu'ils ne devraient pas vouloir, mais qu'ils *peuvent* être dupes : comme à Boulogne le 14 avril dernier où le *colloque pour le désarmement et la paix* inscrivait à son tableau de chasse un évêque, Mgr Parenty, dont l'autorité spirituelle avait contribué à appeler « tous les Boulonnais » à une réunion pratiquement communiste sur les *armements thermonucléaires*...
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Les catholiques peuvent être dupes, et le R.P. Wenger, qui ne se trompe pas sur l'identité de direction et de fins entre les campagnes qui suivirent *l'appel de Stockholm* et celle qui précéda les *états généraux du désarmement* -- ils se sont tenus à Paris le samedi 18 mai -- précisait pourquoi le danger est aujourd'hui plus grave que dans les années cinquante : « *les états généraux de Paris ne manqueront pas d'exploiter l'atmosphère créée par l'encyclique* « *Pacem in terris* »*.*
Notez que le R.P. Wenger n'a pas dit seulement que le *Mouvement de la paix*, dont il soulignait l'étroite filiation communiste, exploiterait cette *atmosphère ;* il écrivait *les états généraux*, etc. Ce qui signifie que ces états généraux ont coïncidé avec leur direction communiste, qu'ils constituaient un piège à chrétien dont les communistes possèdent le brevet, et l'usage.
Cela est si évident que *Témoignage chrétien* n'a pu, tout de même, leur accorder son patronage officiel. Il n'empêche, comme le relève le directeur de *La Croix*, que Jacques Chatagner avait garanti que *les chrétiens ont toutes les garanties nécessaires pour participer aux états généraux du 18 et 19 mai*.
Ainsi le problème était-il clairement posé : tout était prêt pour que les catholiques soient dupes ; comment arriveront-ils à ne pas l'être ? Que peuvent faire les clercs et les laïcs prévenus pour que leurs frères ne le soient pas ?
Que chacun s'examine\
soi-même...
La réponse du R.P. Wenger à ces questions peut ne nous satisfaire qu'à demi dans sa forme. *Que chacun s'examine donc soi-même*, si *l'atmosphère* dans laquelle cet examen a lieu incline à la duperie, si les forces tendant à duper sont à l'œuvre, risque d'être un conseil moins pratique, c'est-à-dire conforme à la profonde charité, que le rappel de l'enseignement pontifical sur la perversité intrinsèque du communisme, et l'interdiction de toute collaboration avec lui.
Certes le R.P. Wenger, pour cet examen personnel, insiste sur l'existence du mouvement *Pax Christi*, qui apporte la certitude d'un combat pour la vraie paix, conforme au droit naturel et à la charité surnaturelle.
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Pourtant cette précision *reporte* seulement la difficulté : le père renvoie en effet à des consignes données par *Pax Christi* qu'il résume ainsi : « Ces directives, nuancées, tendent à distinguer l'engagement personnel du chrétien et l'engagement du mouvement d'Église. » Mais si le mouvement d'Église ne s'engage point, parce que le *Mouvement de la paix*, sans être ouvertement communiste, *a toujours pris des initiatives favorables au communisme*, quelle *générosité* y aura-t-il pour le chrétien, personne privée, à s'y engager, lui qui possède moins de force de résistance ? Et quelle *prudence* y a-t-il pour l'Église à lui permettre, au nom de la liberté d'examen, de tourner autour d'un piège aussi clairement détecté ?
La brebis ira\
sans le pasteur
Sur le fond, sur le sens authentique de la réponse du Père Wenger, nous n'avons pas d'inquiétude. Son manque de décision, sinon de clarté, tient en effet à l'atmosphère même dont il parle, dont nous ne dirions pas, quant à nous, qu'elle a été créée par *Pacem in terris*, mais dont *Pacem in terris* a été le prétexte pour la restaurer, ou la condenser ; oui, pour la rendre épaisse, et presque intolérable.
Le texte de l'encyclique que citait notre confrère n'est d'ailleurs pas de nature à faciliter l'examen de chacun. Les rencontres, naguère inopportunes ou stériles, qui pourraient devenir fécondes y sont soumises à des conditions certes précises : la décision *appartient avant tout aux hommes les plus influents sur le plan politique et les plus compétents dans le domaine en question, pourvu que, fidèles aux principes du droit naturel, ils suivent la doctrine sociale de l'Église, et obéissent aux directives des autorités ecclésiastiques*.
Le dernier membre de phrase est évidemment le plus important : l'influence et la compétence que s'accorde chacun comptera pour rien dans cette *décision* si l'Église ne déclare pas la voie libre. Mais dans le cas concret des états généraux du 18 mai, quelles sont ces directives ? La prudence, la méfiance ? Ou la *générosité *? Cette générosité ne peut aller qu'à des personnes, non à leur erreur, à M. Villon, député communiste, mais à l'homme fait à l'image de Dieu, non à sa doctrine...
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Dans ce cas, pourquoi l'Église et ses diverses organisations ou dépendances, de *Pax Christi* à *Témoignage chrétien*, resterait-elle en dehors, plus prudente et moins généreuse que ses fidèles isolés ? Depuis quand la brebis doit-elle, peut-elle extravaguer à son propre péril, là où le Pasteur ne la suit pas ? En ce sens il vaudrait mieux alors suivre l'exemple de Mgr Parenty, et même ne point appeler seulement les fidèles à des réunions de lutte contre les armements atomiques par des affiches murales, mais siéger sur l'estrade aux côtés des chefs communistes et de leurs serviteurs du mouvement de la paix...
Une des deux hypothèses\
de Fatima
Les catholiques ne courent pas seulement le risque d'être *dupes : ils* courent celui d'assurer un siècle ou deux de victoire temporelle du communisme ; ils courent particulièrement ce risque en Europe occidentale, par la conjonction fortuite de leur jobardise, avec les erreurs de Mammon sur toute la planète et celles de César dans la direction des États de la coalition des pays dits libres.
Cette victoire communiste, après tout, est l'une des deux hypothèses faites dans la prévision ou prospective géopolitique la plus sérieuse du siècle, la plus conforme au *sens de l'histoire puisqu'elle* vient de Celle dont toute l'histoire temporelle, depuis l'Incarnation, est issue : la *prospective,* la prophétie, l'avertissement de Fatima.
Cela peut mettre en colère les imbéciles, et les chrétiens tièdes qui sont la pire espèce d'imbéciles, beaucoup plus dangereux que les athées. Mais enfin le fait de Fatima est beaucoup plus conforme à la raison historique que les vœux pieux et la croix devenue simple panneau signalisateur de l'évolution chez les épigones du Père Teilhard. Ou les chrétiens redeviendront sérieux, cesseront de croire que la *mondialisation* va produire un type d'homme non seulement plus sage que Socrate, mais plus *réussi* dans la véritable imitation du Christ que ses disciples contemporains et que les saints de nos vieilles chrétientés... On ils cesseront de *mondialiser* le mystère du salut qui est *à la fois* dans chaque âme et dans la totalité de l'Église, *ou bien* la pourriture de leur occident s'accroissant, la Russie ne se convertissant pas, le communisme reprenant sa marche un moment arrêtée, les submergera, et vouera leurs fils aux catacombes, aux maquis, aux mines de sel ; et recommencera le long voyage, avant le retour du Paraclet.
73:75
C'est en effet d'une *restauration*, d'une *réaction*, d'un *retour* du communisme qu'il s'agit aujourd'hui. Le communisme est une religion séculière, l'anti-religion des temps modernes, si l'on veut. Il a son clergé, ses fidèles, ses pratiquants saisonniers (aux urnes), ses schismes, ses hérésies. Le phénomène stalinien, auquel les libéraux ne comprennent toujours rien, est vu, vécu par les communistes d'aujourd'hui comme une sorte d'ère « constantinienne » où le vieil État, avec sa férocité, s'est identifié à la foi communiste. Cette foi elle-même doit donc être retrouvée, comme avant Staline, comme sous Staline lorsque les crimes échappaient au regard et qu'on les niait avec bonne conscience.
Particulièrement en France et dans tout le cap d'Occident, les contradictions, les bêtises du communisme stalinien, sont tenues, par les meilleurs des communistes, pour une phase qui peut être dialectiquement dépassée. L'innocence, et la conquête, sont de nouveau possibles. Budapest, événement qui aurait pu être décisif si les Occidentaux avaient été moins bêtes, parce que pour la première fois sérieusement le communisme avait dû briser une révolution ouvrière autant que nationale, est oublié. Un rapport rendu public par le Département d'État assure même que le régime de Kadar n'est plus ce qu'il était, que la distribution des vivres y a notablement progressé.
La tribune libre du *Monde* a publié, en avril, un article de Claude Roy. La stratégie de l'innocence retrouvée y est grossièrement, mais utilement accentuée ; dans tous les pays lutter pour la liberté, dit Claude Roy, c'est lutter *d'abord* pour les communistes emprisonnés. Et lutter pour la paix, c'est *d'abord* lutter avec les communistes.
Cela parce que *le communiste*, dans cette tentative de *restauration*, n'est pas le chef totalitaire et féroce, ni le militant révolutionnaire *par tous les moyens *: non, c'est l'*agneau*, l'homme qui non-juif a voulu se faire juif, blanc se faire noir, heureux accepter d'être persécuté. Il est le Pauvre, ou le Prolétaire en un sens devenu presque mystique, et annonce les temps nouveaux.
74:75
La conquête de l'innocence
Nous avons donc affaire là à une imposture à la lettre *réactionnaire,* spéculant sur l'oubli du contenu de l'histoire des trente dernières années, et qui a ses chances les plus sérieuses *hors* des partis communistes sclérosés et déchirés, mais à leurs frontières, par les mouvements de la paix, les états généraux du désarmement, et autres machines de guerre religieuse et politique.
Les catholiques, ai-je dit, en sont les victimes et complices privilégiés. En effet, la *coexistence pacifique,* c'est-à-dire la guerre révolutionnaire menée en évitant le conflit armé, et en tendant à le rendre inutile, permet déjà, lorsqu'elle est acceptée par l'adversaire, de le désarmer politiquement. Une démocratie, une société démocratique, lorsqu'elles ne se sentent pas menacées, ne trouvent pas la force de cohésion de leur défense.
Toutefois, cette coexistence entre deux types de société ne préjuge pas des sentiments qui y règnent. La morale capitaliste est pour le communisme une structure mensongère, la morale chrétienne le masque suprême de la propriété et l'aliénation bourgeoises. De même l'éthique communiste est pour un Occidental une dynamique de l'horreur, un renversement du pour au contre de la morale.
Cette situation de guerre spirituelle s'est révélée en Europe d'Occident comme le plus redoutable obstacle au progrès du communisme. Bien qu'en Italie certains succès eussent été obtenus par Togliatti dans l'*aménagement* de la *faccia feroce* du communisme, l'ensemble d'un Occident encore confusément chrétien s'en était tenu au refus.
Le communisme *intrinsèquement pervers*, cela continuait de signifier non seulement que son entreprise visait à écraser la chrétienté, asservir les chrétiens, mais que sa nature, sa raison d'être résidaient dans l'affirmation que le Christ *n'est pas* ressuscité, et que l'homme de l'avenir, qui naîtra du communisme, rejettera *toutes* les valeurs, toutes les vertus de l'homme chrétien.
Le communisme intrinsèquement pervers, cela voulait dire que les communistes sérieux nient « de bonne foi » le droit naturel, l'ordre de la Création, et que par suite toute entente avec eux sur la base de ce droit naturel est une duperie mortelle.
75:75
L'objectif du communisme post-stalinien est donc, grâce à la bruyante répudiation de crimes, condamnés en réalité par rapport à la seule éthique révolutionnaire, d'arracher aux défenseurs et doctrinaires du droit naturel les plus constants et fermes, les *catholiques*, la reconnaissance d'une sorte de « droit de bourgeoisie ». Non seulement ils sont *des hommes comme les autres*, mais, sans cesser d'être communistes, ils peuvent donner au mot «* paix *» le même sens qu'un militant de *Pax Christi*, sauf le couronnement surnaturel qui ne change pas, n'abolit pas la nature.
Rien dans *Pacem in terris* justement et prudemment n'autorise cette concession. La paix y reste la tranquillité de l'ordre, c'est-à-dire la transparence intelligible de l'ordre naturel voulu par Dieu.
Mais cet ordre, le païen, le barbare même peuvent en acquérir la juste notion. Le communiste *non ;* s'il reste communiste, cet ordre est spirituellement comme pratiquement ce qu'il veut détruire, et qui aliène l'homme.
Si donc il obtient que des chrétiens lui rendent cette antique place forte, le reçoivent comme intrinsèquement communiste, accidentellement pervers, mais *de volonté bonne*, il a gagné. Il n'est plus condamné en esprit, et possède la puissance, la foi en l'avenir. Le chrétien devient l'otage et l'*illustration* de la *pax sovietica.*
Pierre BOUTANG.
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### Le langage mou
par R.-Th. CALMEL, o.p.
J'AI TOUJOURS EU EN HORREUR les expressions molles, visqueuses on fuyantes, qui peuvent être tirées dans tous les sens, auxquelles chacun peut faire dire ce qu'il veut ; le technocrate par exemple pouvant y trouver l'approbation de son despotisme technocratique et l'ermite fabriquant des corbeilles une consolante bénédiction pour son travail de contemplatif. Et les expressions molles, visqueuses ou fuyantes, me sont d'autant plus en horreur qu'elles se couvrent d'autorités ecclésiastiques : des monseigneurs, des pères ou des abbés. Alors surtout ces expressions me paraissent une injure directe à Celui qui a dit : *Je suis la Vérité... Vous êtes la Lumière du monde... Que votre parole soit oui si c'est oui, non si c'est non.*
Voici donc un texte des *Informations catholiques internationales* (*I.C.I.*) du 15 mars 1963 ; un texte dont on a voulu qu'il retienne particulièrement l'attention puisqu'il est imprimé en gros caractères sur le verso de la page intérieure de la couverture ; un texte qui aura été lu par des milliers et des milliers de chrétiens puisque les I.C.I. connaissent un gros tirage et sont diffusées à la porte des églises (à quel titre ? je l'ignore) :
« L'Église est l'extension du Christ dans le monde et la consécration de l'humanité et de tous ses travaux. En absorbant l'humanité, l'Église en absorbe les instincts fondamentaux, l'instinct de conservation et l'instinct de progrès. Le premier est canonisé dans la tradition, le second dans l'apostolat.
77:75
La tension entre la préservation et le progrès est la dynamo du développement humain. Dans l'Église, la tension est entre tradition et apostolat. En eux-mêmes, ces deux éléments ne sont évidemment pas opposés, mais les hommes se débrouillent pour le faire croire. Certains invoquent la tradition pour préserver plus qu'il ne faut : les traditions humaines, caduques, aussi bien que les divines, qui ne passent pas. D'autres, au nom de l'apostolat, cherchent à changer, plus qu'il ne faudrait, le divin aussi bien que l'humain. La providence de Dieu, tout en veillant à ce que la vie de son Église ne soit jamais éteinte, permet à l'élément humain, dans l'accomplissement de la mission de l'Église, un large jeu, Sans ce jeu et ses conséquences bonnes ou mauvaises, l'Église ne serait pas une famille humaine. »
Mgr Denis E. HURLEY, *I.C.I,* 15 mars 1963.
Notez que le texte ne dit pas, ce qui serait une idée assez banale, mais irréprochable : *Qu'ils soient ou non, membres de l'Église les hommes ont partout des défauts ; dans l'Église comme partout il se rencontre des hommes installés et routiniers qui aspirent à ne pas bouger ; d'autres au contraire ne rêvent que mouvement, transformation, voire bouleversement qui s'attaquent à l'essentiel. Cependant, l'Église étant conduite par l'Esprit du Christ avec une sagesse divine, les défauts de ses enfants ne peuvent la faire chavirer. Bien plus, elle ne cesse de sanctifier ses enfants, les purifier, leur donner les grâces de la Rédemption ; elle les trend ainsi capables d'apporter toujours au monde le salut d'une manière vivante et ordonnée, parce qu'elle les préserve aussi bien de la paresse que de la manie des changements.*
Dire cela suppose une conception solide de l'Église comme société surnaturelle, médiatrice de Rédemption, qui ne cesse de sanctifier ses enfants. Mais cette conception n'apparaît pas dans le texte cité.
Il ne s'y trouve pas non plus, à propos de la permanence et du changement, quelque considération sur les rythmes de la vie de l'Église. Car les « grandes effusions de lumière et d'amour, accompagnées de miracles et de prophéties » ([^5]) ne se produisent pas toujours de manière égale. Intenses à certaines époques elles sont plus faibles à d'autres ; mais toujours elles sont très suffisantes pour que l'Église tienne et poursuivre sa mission surnaturelle.
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Le passage des *I.C.I.* ne dit pas cela. Il fait des considérations sur la permanence et le changement à partir d'une définition imprécise, qui distingue mal l'Église de l'humanité, qui tend à rabaisser l'Église à un plan naturel, qui garde le silence sur la Rédemption du péché.
« *En absorbant l'humanité, l'Église en absorbe les instincts fondamentaux* »*.* Qu'est-ce que cette résorption de l'humanité par l'Église, cette identification entre nature et grâce, culture et vie surnaturelle ? La distinction entre les choses de Dieu et les choses de César serait-elle dépassée ? Pour reprendre les termes des I.C.I. est-il donc vrai que l'apostolat de l'Église est l'instinct de progrès canonisé ? Lorsque Jésus-Christ prononçait les paroles apostoliques par excellence : « La paix soit avec vous. Comme le Père m'a envoyé moi aussi je vous envoie... Recevez le Saint-Esprit » (Jo. XX, 19-22) inaugurait-il un ordre absolument nouveau et irréductible, ou se bornait-il à absorber et *canoniser un instinct fondamental* de l'humanité ? La Tradition nous assure qu'il conférait aux apôtres et à leurs successeurs des pouvoirs nouveaux et inouïs : prêcher l'Évangile, absoudre les péchés, célébrer le Saint Sacrifice. Encore que ces pouvoirs mettent en jeu, en les purifiant, nos tendances naturelles de religion, de miséricorde, de pureté, ils les dépassent à l'infini.
Vous me direz que la première phrase sauve tout le passage, qu'elle donne la clé d'une interprétation correcte. Est-ce bien sûr ? Cette première phrase en effet qui prétend définir l'Église ne fait aucune allusion à la rédemption du péché, à la grâce, à la vie surnaturelle. « *L'Église*, est-il dit, *est l'extension du Christ dans le monde, la consécration de l'humanité et de tous ses travaux*. » C'est vrai sans doute ; mais à la condition expresse de savoir que le Christ est rédempteur du péché, que l'humanité est consacrée dans l'exacte mesure où elle reçoit la grâce et se laisse délivrer du péché. Or non seulement les termes de grâce, péché, rédemption ne sont jamais prononcés, -- et c'est une omission déjà grave, -- mais encore la pensée est orientée vers la soi-disant résorption des réalités naturelles dans les réalités de l'Église. Dès lors il est difficile de ne pas s'interroger sur le sens exact de la première phrase ; il est permis de se demander si elle doit s'entendre au sens traditionnel.
79:75
Sans la moindre allusion à la grâce, au péché, au droit naturel, à la purification du cœur vous me jetez à la figure que l'Église « *consacre tous les travaux de l'humanité... en absorbe les instincts fondamentaux* »* *: comment voulez-vous que je ne sois pas inquiet de votre discours ? Vous sous-entendez, je suppose, qu'il s'agit de travaux honnêtes. Je veux bien le sous-entendre avec vous. Je déplore cependant que dans votre contexte ne se trouve aucune allusion à l'honnête et au malhonnête, au juste et à l'injuste. Nous savons tous, nous savons trop bien qu'il est une foule de travaux commandés par un autre motif que l'amour du *bien honnête* et la Charité du Christ. *Les débauchés rentraient brisés par leurs travaux,* écrivait tristement le poète. Il ne songeait évidemment pas à une consécration. Et de même comment songer à consacrer tant de gigantesques travaux contemporains, inspirés par un orgueil babylonique et par une volonté féroce de soumettre les hommes au socialisme. Parlerez-vous encore de consécration de leur entreprise à ces magnats américains qui s'acoquinent avec les S.A.F.E.R. françaises pour enlever l'indépendance aux agriculteurs et les transformer en salariés ([^6]) ? C'est surtout en face de tentatives de ce genre qu'on aperçoit l'urgence de rappeler que l'Église condamne le péché et les institutions de péché, purifie les âmes, leur donne la grâce, leur précise le droit naturel, leur communique la force de s'y conformer pour l'amour de Dieu. C'est surtout quand on veut mettre en relief les rapports de l'Église avec notre humanité contemporaine, dévorée par l'orgueil et l'avarice, c'est surtout alors qu'il ne faut pas se taire sur le péché, la rédemption du péché, l'ordre propre de l'Église qui est celui de la rédemption du péché. Or il n'en est pas question dans le passage cité.
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Et combien d'autres textes sur l'Église et sur le donné révélé ressemblent à celui-là ; -- ou plutôt ils sont bien pires et vraiment irrecevables ; des textes où la transcendance de l'Église et du donné révélé ne sont jamais niées en face, clairement ou formellement ; toutefois le propos est infléchi de telle sorte que le surnaturel, la grâce et le péché se trouvent éliminés, avec beaucoup de politesse sans doute, mais aussi avec une volonté systématique et sans aucun recours. Reportez-vous plutôt au *Lexique Teilhard de Chardin* (dont les 89 demi-pages se vendent 850 frs aux éditions du Seuil).
Je relève quelques termes au hasard :
« *Surnaturel :* surcréation*,* par une initiative gracieuse de l'amitié divine, d'une sève qui doit être constamment fournie par l'effort naturel de la vie. Le monde ne peut être converti et sauvé que par le surnaturel, mais par un surnaturel accordé sur la tendance naturelle propre à chaque siècle.
*Église :* Phylum christique où s'édifie et se développe l'organisme surnaturel qu'on appelle le Corps mystique.
*Corps mystique :* organisme spirituel, animé et mouvant, dans lequel nous sommes unis biologiquement.
*Morale de cosmogénèse :* Morale sous-tendue par une vision foncièrement évolutionniste de l'univers, où le fondement initial de l'obligation c'est le fait d'être né et de se développer en fonction d'un courant cosmique. Dans ces perspectives le moraliste devient le technicien et l'ingénieur des énergies spirituelles du monde. C'est donc une morale de mouvement où la Charité s'exerce, en vue de la plus grande efficacité, avec la conscience de l'évolution universelle.
*Sainteté chrétienne :* le saint chrétien est celui qui cherchant à pousser la matière au-dessus d'elle-même réalisera devant nos yeux l'idéal du bon serviteur de l'évolution... »
Textes fuyants, textes vaseux. Mais il s'agit bien plus que l'interprétation de phrases ambiguës, trompeuses comme la vase du bord des fleuves ; il s'agit de savoir si oui ou non la grâce, la charité, l'Église représentent encore une réalité objective, détiennent une consistance réelle, relèvent de l'ordre surnaturel ou ne seraient plus que de simples clauses de style.
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Chrétiens que nous sommes, si nous ne devons plus reconnaître l'insertion dans l'histoire humaine d'une réalité transcendante, absolument surnaturelle et vraiment rédemptrice ; si nous ne devons plus admettre dans notre histoire la présence de la Rédemption et de l'Église en tant que *réalités surnaturelles,* je demande que les I.C.I. et les *lexiques teilhardiens* aient la loyauté de l'écrire. Mais si ce qui nous a été enseigné sur la transcendance de l'ordre surnaturel et de la sainte Église doit toujours être tenu comme vérité révélée, entièrement sûre, alors qu'on en finisse avec une phraséologie molle et mouvante, qui non seulement est un supplice pour l'intelligence, mais qui tend à désorganiser la vie et la pratique chrétiennes. Car enfin, si par exemple l'apostolat de la sainte Église n'est pas autre chose qu'un *instinct humain canonisé*, à quoi bon des apôtres ? Les pionniers de la grande recherche technique et scientifique pourront en tenir lieu ; les super-fakirs du *Matin des Magiciens* ([^7]) remplaceront avantageusement les Père de Foucauld ou les Prince Ghika. Si la différence n'est pas essentielle entre l'instinct de progrès et l'apostolat (même lorsque l'apostolat utilise l'aspiration au progrès) eh bien ! qu'on nous le déclare tout net ; mais de toute manière qu'on ne nous embrouille pas dans une phraséologie fluctuante et insidieuse.
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De même, que les spécialistes éminents des reportages théologiques dans *L'Express* (n° du 18-4-1963) au lieu de multiplier les insinuations, se décident à nous dire avec netteté si le communisme est seulement l'ennemi des mauvais chrétiens, ou bien s'il est animé par la haine de l'Église comme telle. Il s'agit de savoir si, oui ou non, l'Église comme telle n'a d'ennemis que par quiproquo ; si des organisations qui délibérément se seraient proposées d'en finir avec la religion véritable et la civilisation qu'elle fait naître existent bel et bien, ou n'ont pas d'autre réalité que les imaginations délirantes de pauvres êtres insatisfaits, affligés de la manie de persécution ? J'admets, c'est trop évident, que certains qui s'attaquent à l'Église le font en toute bonne foi, victimes d'une erreur non-coupable. En réalité ce qu'ils abhorrent ce n'est pas l'Église mais la caricature répugnante qui leur est offerte de l'Église par des chrétiens hypocrites, ou par des institutions faussées qui se réclament du nom du Christ.
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A l'égard des ennemis de la vraie religion un effort de discernement s'impose, un effort de justice et de compréhension. Et après ? L'Église par hasard ne compterait-elle parmi ses ennemis que des hommes droits mais illusionnés ? La contre-Église serait-elle un mythe sans consistance ? Parce que certains croient voir partout des hommes *en qui Satan est entré* ([^8]), Satan ne serait-il en réalité *entré dans aucun homme *? Ou bien aucun des *hommes en qui il est entré* n'aurait-il réussi soit à corrompre systématiquement une nation tout entière, soit à monter un groupe, à mettre sur pied une institution dont l'inspiration profonde est la haine de Dieu ([^9]) ? La prétention luciférienne de construire le monde et d'assurer le bonheur des peuples avec le propos bien arrêté d'écarter, par tous les moyens, Dieu et son Christ est-elle donc étrangère à certains mouvements contemporains et notamment au communisme ?
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Dans ce parti pris qui se généralise de ne voir jamais nulle part des ennemis de l'Église, de ne plus prononcer les mots de persécution ni de martyrs, j'aperçois une volonté d'avilir la créature humaine, un refus misérable de lui dénier toute grandeur. Ils prétendent nous réduire à n'être plus que des têtards informes ou des ectoplasmes sans cœur et sans passions. Ils n'admettent pas que nous soyons appelés par grâce à l'héroïsme des saints, mais aussi que nous soyons, de nous-mêmes, très capables de nous damner, de commettre des crimes abominables, d'inventer des organisations intrinsèquement perverses. Ils se figurent que par la vertu de « l'évolution christifiante » les pires crimes de l'esprit ne seraient plus à la portée de l'homme ; l'homme avec les siècles aurait tellement évolué qu'il serait désormais inapte à détester son Dieu et Seigneur, à s'attaquer de propos délibéré, en toute connaissance de cause, à la sainte Eucharistie, aux institutions normales et honnêtes. Il ne se rencontrerait plus d'enfants qui dès l'âge de 7 ou 8 ans se durcissent contre Dieu et le refusent ; de même que d'autres, dans un âge encore plus tendre, se consacrent à lui corps et âme. La psychologie de ces « évolutionnistes » radoteurs est aussi affinée que les énormes bulldozers américains.
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Mais si vous ne comprenez pas que l'homme peut porter l'Enfer dans son propre cœur, pourquoi donc lui parlez-vous du Ciel ? Et s'il est capable de mériter le Ciel pourquoi donc serait-il incapable de le perdre ? Pourquoi donc serait-il inapte à l'Enfer et aux péchés qui le préparent ? Il est vrai que vous ne lui parlez plus du Ciel ni de l'Enfer. Vous ne l'entretenez plus que de développement et sous-développement. Vous essayez de le convaincre que la divine charité consistera désormais à équiper notre planète, équilibrer consommation et production, étendre partout les progrès les plus récents du confort et de l'eugénisme, de l'euthanasie et du planning familial. Votre dernier espoir est de parquer les hommes dans quelque super-organisme planétaire dûment calculé, où le refus du vrai Dieu et le consentement aux sept péchés capitaux pourraient s'effectuer sans remords, insensiblement et comme à l'insu de l'âme préalablement anesthésiée. Vous vous acharnez, instruments du diable que vous êtes, à fabriquer une race d'hommes spirituellement dégénérés, sans cœur, privés de lumière intérieure, qui ne soient les amis ou les ennemis de rien ni de personne, immunisés tout à la fois contre la Charité du Christ et contre les frémissements anti-religieux, entièrement « planétisés » par les effets de je ne sais quelle messe inconnue de la religion chrétienne, « la messe teilhardienne sur le monde » ([^10]). Vous voulez que les esprits modelés par vos propagandes et les passions stérilisées par vos techniques psychologiques et sociologiques n'aient plus rien à voir avec la grâce et le péché, Satan et Jésus-Christ. Vous pourrez y travailler longtemps à la recherche de cette société sans fissure, où l'humanité en évolution serait close sur elle-même ; une société qui ne laisserait filtrer ni les rayons de la grâce, ni les ténèbres séduisantes du démon. Vous n'empêcherez pas Jésus-Christ, par son Église, son Évangile et son Eucharistie, d'être présent parmi les hommes jusqu'à la fin des siècles ; mais jusqu'à la fin des siècles également le diable se déchaînera contre les rachetés.
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Épouse très sainte du Christ, dépositaire très fidèle des secrets de son amour, l'Église parle un langage clair, défini, exempt d'ambiguïté, un langage ferme. Son application, à travers les âges, à fournir les hommes de définitions rigoureuses, qui ne puissent être trafiquées ni tournées, ne procède pas seulement de son respect pour l'intelligence humaine. Il y a beaucoup plus. De même que l'Église ne peut se tromper sur l'identité du Christ son Époux, de même qu'elle a une connaissance infaillible et par le dedans de tout ce qu'il lui a confié, de même elle ne supporte pas d'employer un langage qui tromperait sur cette identité du Christ, qui nous laisserait incertains sur les mystères qu'il a révélés. La rigueur formelle de ses définitions dogmatiques, la précision aiguë de sa réflexion théologique, la limpidité de sa prédication ne sont rien d'autre que le langage convenable de son amour. Nous le comprendrons dans la mesure même où nous serons ses fils ; -- alors nous aurons en horreur les expressions molles, fuyantes et trompeuses ([^11]) -- ces expressions qui fuient la vérité, qui tendent à « naturaliser » le surnaturel, à ravaler à un niveau d'évolution naturelle les mystères de l'Incarnation, de la Croix rédemptrice et du Royaume de Dieu.
Fr. R.-Th. CALMEL, o. p.
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L'Inde que j'ai vue (III)
### L'hindouisme et sa mystique
par Michel TISSOT
Les précédents articles de Michel TISSOT sur l'Inde ont paru dans les numéros suivants :
-- L'Inde, pays sous-développé : numéro 43.
-- L'Inde que j'ai vue (I) une morale païenne : numéro 65.
-- L'Inde que j'ai vue (II) Qui était Gandhi : numéro 69.
QUE FAUT-IL PENSER de l'hindouisme ? Répondre à une telle question n'est certes pas facile. Elle m'a été souvent posée, par des clercs, des croyants ou des hommes de bonne volonté en quête de Dieu, et ceci bien que de très nombreux ouvrages traitent déjà des religions non chrétiennes. Cette question se pose, d'après mon expérience propre, à deux titres fort divers. Tout d'abord, dans notre monde qui se rétrécit matériellement, le nombre des Français qui circulent en terres étrangères croît très rapidement, certains de ces voyageurs nouveaux s'intéressent aux pays qu'ils visitent, et cela est fort louable, d'autres se posent des questions sur ce qu'ils ont vu, et qui offre souvent à l'intelligence des problèmes difficiles. Mais ce genre de question reste encore, soit superficiel, soit intellectuel et n'atteint guère en profondeur. Il est d'ailleurs possible de constater que l'école dont J. Huby et Le Cour Grandmaison sont des représentants éminents, limitée à des descriptifs et à des études philosophiques relativement sommaires des autres religions, est en général suffisante dans ces cas particuliers.
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Tout autre est la question posée par l'homme en quête de Dieu. Il n'est pas rare de rencontrer des gens qui n'ont pas, ou pas encore, cette grâce de la foi, et qui n'en sont que plus exigeants sur le plan spirituel. Il est juste d'ajouter que ces gens, dont je fus à l'âge adulte, rencontrent fort peu d'interlocuteurs valables pour reprendre une expression à la mode, et que trop souvent pour eux, la religion des pratiquants et même de trop nombreux clercs est limitée précisément à une pratique insérée dans le siècle sous des formes diverses, et qui sait mal atteindre à la profondeur mystique. J'ai été frappé, non pas occasionnellement, mais très souvent, par le nombre de ces nouveaux Chevaliers du Graal qui, la plupart du temps, se heurtent au « non possumus » du clergé paroissial et même de religieux. Deux portes sont alors ouvertes, soit se tourner vers des philosophes chrétiens spécialisés tels que Massignon, O. Lacombe et d'autres encore, soit au contraire s'orienter vers des auteurs d'un genre plus particulier, comme Guénon, Herbert, ou d'une manière plus générale, les propagandistes soit de l'Occultisme, soit de la Théosophie, soit des multiples sectes ésotériques de disciplines variables.
On entend alors cette phrase répétée à satiété, et qui m'a été redite il y a moins d'un mois : « Toutes les religions se valent, l'essentiel est de trouver Dieu mais non pas d'appartenir à telle ou telle dénomination, le choix étant en réalité quelque chose de subordonné aux circonstances du moment on encore au goût personnel. » Force nous est de reconnaître en ce domaine l'influence prépondérante, quoique souvent non apparente, de Mmes Besant, Blavatski, de Gurdjief, Guénon et autres, et même parfois de Lanza del Vasto, bien que pour ce dernier, ce soit dans une certaine mesure abusif. Or ces écoles diverses et même opposées en certaines circonstances, se caractérisent par une commune référence à l'hindouisme, moins souvent à l'Islam, et peuvent trouver vis-à-vis de catholiques accrochés, des garants dans l'école thomiste déjà citée. Nous sommes ainsi en pleine confusion, que je voudrais essayer d'éclaircir en même temps que répondre à la question posée.
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Cette confusion doit être étudiée à deux niveaux fort différents, celui des transfuges du christianisme d'une part, et celui des philosophes chrétiens d'autre part, car les causes même en sont différentes selon le degré de fidélité à une doctrine religieuse et à ses conséquences métaphysiques et philosophiques. Il faut en effet remarquer dès l'abord de ces questions qu'il est totalement exclu, sous un fallacieux prétexte d'objectivité, de renoncer à sa doctrine propre pour examiner celle des autres.
Ce point mérite un examen particulier, car précisément tous les tenants d'un prétendu traditionalisme oriental émettent la prétention contraire. Ils tirent pour cela argument du fait que d'une part, le processus intellectuel de l'Orient est tout à fait différent de celui de l'Occident, que d'autre part, la métaphysique est d'une nature telle que le mode de raisonnement qui nous est propre ne lui est pas applicable. Ces deux propositions font, par exemple, la totalité du premier chapitre de « L'Homme et son Devenir selon le Védanta » de Guénon ([^12]). Le prétexte est faux en lui-même, c'est évident pour des chrétiens éclairés, mais il est bon de dire pourquoi. Tout d'abord, et même si cela est peu apparent dans notre société moderne, le christianisme est vie bien plutôt que simple processus intellectuel, faite de la connaissance de Dieu, tantôt confuse, tantôt éclairée, et simultanément, de l'adhésion plus ou moins constante et fidèle à une vocation. Ensuite, et ceci est d'autant plus clair que nous sommes en temps de concile, il est erroné de lier le christianisme au processus intellectuel de l'Occident, car selon cette proposition, toutes les communautés chrétiennes de l'Orient auraient changé de processus intellectuel, ou bien se trouveraient dans une situation d'absurdité ! De plus, on ne nous a jamais montré où était la supériorité de l'intellect oriental dans le domaine « traditionnel », ni même, sans plus parler de supériorité quelconque, ce qu'est spécifiquement l'intellectualité propre à l'Asie.
Au niveau de la métaphysique, cette proposition devient injuste, car en réalité elle dénie toute connaissance métaphysique à l'Occidental, et ceci d'une manière générale, et en fait constitue un véritable abus de confiance. Il faut dire toutefois à la décharge de ces prétendus sages, que l'Occident, dans sa déchristianisation présente, dissimule au mieux ses vertus, et mon espoir est que le concile sur ce point décillera bien des yeux, ici même tout comme au-delà de l'Euphrate.
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Ajoutons encore que le chrétien, même éclairé, est mal préparé à la confrontation avec l'Orient mystique. Il m'est arrivé de très nombreuses fois, en présence de ces hommes qui sont souvent de formidables « debaters », peu embarrassés des contradictions internes, et plus intuitifs que rigoureux dans leurs exposés, de me trouver désarmé et incapable d'exprimer la substance de notre foi.
Mais allons plus loin encore. Les mêmes traditionalistes se sont abstenus de nous dire quelle est l'origine de cette métaphysique. Il est évident que cette origine est dans les Védas, mais où est l'origine des Védas, est-ce Dieu, ou bien est-ce l'homme ? Si c'est Dieu lui-même, comment se fait-il qu'Il ait disparu quasi totalement et qu'il faille bien chercher, avec beaucoup de bonne volonté, pour trouver un vague théisme chez quelques rares Hindous ? Si c'est l'homme, pour quelle raison ontologique l'Occident et son processus intellectuel n'auraient-ils pas eu accès aux mêmes vérités ? Sauf évidemment à tomber dans une forme supérieure de racisme, ce qui s'est effectivement produit chez certains Hindous ; d'ailleurs rares, ceux du Mahasabha, ceux-là même qui ont armé le meurtrier de Gandhi.
Au plus profond enfin, nous rejoindrons temporairement cette école de pensée. En effet, à la limite, il est possible de prétendre que l'on ne peut connaître, suffisamment pour émettre un jugement de valeur, une métaphysique donnée que si l'on y a soi-même pénétré. Il est d'ailleurs bien certain que nous dénierions le droit à un non chrétien d'énoncer la doctrine catholique. Ceci étant il serait bon de nous expliquer pourquoi ce même Guénon, qui a tant parlé de l'hindouisme et tellement peu de l'Islam s'est fait musulman. La réponse est simple et tient dans ce que nous appelons le syncrétisme, mais ce que ces mêmes sages baptisent « l'unité transcendante des religions », titre exact de l'ouvrage de F. Schuon ([^13]). Là encore, je me demande pourquoi il a résolu de nous parler surtout d'hindouisme et d'Islam, plutôt que d'aller au fond du christianisme. Il nous a en effet présenté ce dernier sous la forme d'une métaphysique amoindrie, d'une religion limitée à un exotérisme qui ne serait qu'une dégradation du christianisme véritable de nature fondamentalement ésotérique, pour ceux tout au moins qui sont « aptes » à y parvenir.
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Nous sommes alors conduits à affirmer que cette dernière proposition est totalement fausse, que si le christianisme se présente momentanément aux yeux du monde comme affadi, cela n'est vrai que de l'extérieur et du fait, non pas du christianisme lui-même, mais de nos infidélités, et à la limite, des subversions absolues que nous avons subies avec le communisme et le capitalisme libéral. Il nous faut alors procéder à l'examen des doctrines orientales en pleine connaissance de la transcendance absolue du christianisme et en particulier du catholicisme, transcendance qui ne nous appartient pas et dont nous n'avons pas à tirer orgueil, mais tout au contraire la conscience du service (au sens du Jeudi Saint) que nous devons aux autres, non pas malgré nos faiblesses, mais en les portant avec courage comme la Croix.
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Notre époque, fortement matérialisée, et éloignée en un certain sens de la mystique, et de la mystique chrétienne en particulier, est aussi celle où bon nombre d'intellectuels non-croyants sont à la recherche de la foi qui leur manque, recherche souvent douloureuse. Or il est relativement facile de prendre contact avec les mystiques orientales dispensées sans aucun contrôle. Ces jours derniers je remarquais, exposés dans une librairie des Champs Élysées, six ouvrages consacrés au seul yoga, et plusieurs autres aux religions orientales, mais pas un seul ouvrage chrétien. Il y a là en premier lieu une question de « Relations Publiques ». Mais il y a aussi autre chose : La foi chrétienne dépend tout ensemble d'une grâce de Dieu dont nous ne sommes pas maîtres bien en tendu, mais aussi d'une conversion faisant suite dans la majorité des cas à un apostolat dispensé à bon escient. L'apostolat par le livre est très difficile, mais il peut, surtout pour les intellectuels, constituer un départ non négligeable. Or beaucoup de livres chrétiens sont faits plus pour l'approfondissement et l'étude de notre philosophie que pour une ouverture au désir de la foi chez le non-croyant, j'en ai fait l'expérience directe.
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En particulier, l'école thomiste, partant trop souvent du présupposé de la foi établie, se met dans les plus mauvaises conditions pour pousser à l'ouverture au Christ, et il est toujours irritant et agaçant pour le non-croyant de se heurter à ce présupposé qui ne l'éclaire pas. Cette lacune partielle peut expliquer par exemple le succès rencontré par le P. Teilhard, par de pseudo-philosophies telles que l'existentialisme, et par l'orientalisme.
Il arrive ainsi que le terme de comparaison chrétien manque pour le chercheur d'absolu, et c'est pourquoi l'un d'eux me disait tout récemment encore : « Vous me parlez de l'Église, mais elle n'est pas aussi grande, aussi belle que je l'aimerais. » C'était à Paris, mais sur les flancs de l'Himalaya, un Brahmine me disait, faisant allusion à la division des chrétiens : « Vous nous présentez un Dieu en plusieurs morceaux ». D'autres Indiens m'ont dit à de nombreuses reprises : « Ce que nous attendons de l'Occident, ce ne sont pas seulement des machines, une économie, mais aussi une règle de vie, un enseignement profond. » Et d'ajouter « Vous nous avez donné Rousseau, Diderot et Montesquieu (ces auteurs sont parmi les plus connus des Indiens, alors que Pascal et Maritain sont ignorés), qu'avez-vous à nous DONNER maintenant ? » Et lors de nos voyages en terres étrangères, il nous manque un enseignement de l'approche du païen bercé de métaphysique, car la fidélité au Christ est peu efficace lorsque les chrétiens sont peu nombreux ou présents trop peu de temps.
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Revenons à ceux qui cherchent au milieu de nous. Cette même lacune est d'autant plus grave que les mystiques orientales nous sont présentées tout comme si elles étaient l'intégralité de ces religions. L'exemple de Massignon avec Halladj est typique à cet égard. A le lire, on pourrait croire que Halladj a informé toute la pensée et toute la vie ultérieure de l'Islam, alors précisément qu'il a été condamné et exécuté comme hérétique et apostat. En réalité, le soufisme a pu survivre, mais en se condamnant à ne pas transformer l'Islam de l'intérieur et à être le privilège d'un petit nombre sans influence sociale aucune. A un point tel que l'on peut considérer que lorsque les tribunaux coraniques ont jugé et condamné Halladj, ils ont par là même rejeté pour des siècles la possibilité que l'Islam aurait pu avoir de se dépasser, de dépasser les limitations du Coran, et de devenir une aspiration profonde et peut-être authentique au surnaturel. Cette condamnation n'est au demeurant pas sans analogie avec celle de Jésus en ce qui concerne tout au moins les conséquences pour le peuple hébreu.
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De même, les Yogin hindous, indépendamment de toute autre considération, nous sont la plupart du temps présentés comme s'ils étaient tout l'hindouisme, ce qui est fort loin d'être le cas. Réciproquement, il serait vraisemblablement possible d'affirmer que si un auteur hindou voulait se lancer dans l'étude du christianisme en se limitant à Rose de Lima, Jean de la Croix ou Thérèse d'Avila et à leur mystique seule, son ouvrage ne pourrait aboutir qu'à une dénaturation. Non pas inévitablement par inexactitude mais tout simplement par omission. Pour éviter cet écueil, les réserves ne suffisent pas toujours, et il est nécessaire d'apporter les correctifs qui sont mis en évidence par la sociologie environnante, de même que par l'étude de l'origine et des fins de la mystique particulière.
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Au plan de la théologie spirituelle, la distinction entre vie naturelle et vie surnaturelle n'est plus à faire, et il est établi que les plus grands des Yogin hindous n'ont pas atteint au-delà de l'absolu humain, que leur recherche ne porte que sur la quête de ce que la Kabbale juive appelle l'Adam Kadmon. Mais si cela est clair pour les théologiens, la démonstration est loin d'être faite pour ceux qui cherchent, et n'est peut-être pas très convaincante pour le profane, sauf bien entendu si elle est acceptée de foi, ou résulte, ce qui est plus rare encore, d'une expérience mystique personnelle.
C'est pourquoi je voudrais l'aborder par un plus petit bout, celui de l'expérience directe qu'il m'a été donné d'avoir par la rencontre de quelques mystiques chrétiens et hindous. Cette même distinction m'est apparue en quelque sorte d'évidence, en ce sens que la mystique chrétienne est une vocation quand la mystique hindoue est un état. Je m'explique, en deux temps, celui de la quête d'une part, celui des fruits de l'autre.
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En Inde, il rôde de façon constante, une odeur de mystique exclusivement contemplative qui a sa source même dans l'enseignement habituel de la religion et qui tient à l'explication du monde donnée par l'hindouisme. Dans sa perspective exclusivement immanente, le monde n'est pas créé au sens où nous l'entendons, mais est une manifestation de l'absolu. De cet absolu, qui est l'Atman qui est lui-même le Brahman, nous ne savons rien, si ce n'est qu'il n'est connaissable que par l'expérience personnelle. La même question que tout à l'heure se pose encore : est-il Dieu, est-il homme ? L'hindouisme s'abstient de répondre à cette question, et pour les Hindous à qui je l'ai posée, elle est sans fondement et sans utilité, sans signification. Le monde est illusion, Maya, et l'expression même appartient à cette illusion, à chacun de chercher.
En laissant ce point d'interrogation de côté, il n'est possible de sortir de l'illusion que par la rentrée en soi, et c'est le but même de tout les Yogin : Il faut sortir du cercle infernal des réincarnations, et pour cela atteindre au Samadhi, au Nirvana (mot peu employé d'ailleurs par les Hindous, mais constamment par les bouddhistes), c'est-à-dire à l'identification avec le Grand Soi, qui est alors, comme le dit Vivekananda, le retour de la goutte d'eau à l'océan, *dans lequel elle se fond.* De cette proposition qui est la base du Yoga, quelle qu'en soit la dénomination, il résulte deux conséquences d'ailleurs liées en profondeur et qui marquent cette frontière du naturel et du surnaturel. En premier lieu, la quête du Yogi n'est pas un dialogue de l'homme avec son Créateur, l'amour même n'est qu'une sensibilité, une affection au sens de maladie, dont il faut se défaire car il est une entrave à l'achèvement de la quête, il appartient au monde manifesté. En deuxième lieu, lorsque le Yogi commence cette quête, et tout au long de sa poursuite vers l'absolu, il sera seul avec son Dharma, sans appui ni soutien autre que celui de son maître, de son Gourou, dont l'action est d'ailleurs fort limitée, et ne peut à vrai dire que le mettre sur la voie.
En d'autres termes, le Yogi ne répond pas à un appel de Dieu, appel fondé sur l'Amour du Créateur pour sa créature déchue, il ne fait que répondre à son Dharma, qui est sa loi cosmogonique de retour de l'être manifesté vers le non-manifesté et l'incréé. Il faut ajouter que, là encore, je n'ai pas trouvé, et pour cause, d'explication satisfaisante sur ce qu'est le monde incréé, à défaut de Créateur. La solitude du Yogi est effroyable et n'a rien à voir avec l'esseulement que nous ont décrit les mystiques chrétiens, qui n'est autre que l'attente par l'âme de l'Amour de son Créateur qui se dérobe momentanément pour un plus grand achèvement.
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Cette solitude est elle-même infinie, car non seulement elle dure tout ce que dure le Yoga, mais, parvenu au but, à l'Illumination Suprême, le Yogi se fond à l'océan comme une goutte d'eau, ce qui pour nous, veut dire qu'il n'est pas une personne au sens théologique du terme, personne créée dialoguant d'Amour avec la Personne même de Dieu. Et cette solitude se poursuivra encore indéfiniment : parvenu à cette illumination suprême, tout retour au monde serait un retour à l'illusion, et de même que ses frères n'ont rien pu pour lui au départ, il ne pourra rigoureusement rien pour eux à l'arrivée.
Cette frontière me serait certes contestée par des esprits comme Guénon, et même Lanza Del Vasto qui m'a pourtant beaucoup appris, et je lui en rends grâce. Dans leur perspective, nous autres Occidentaux, sommes polarisés par l'état d'esprit religieux qui n'a rien a voir avec la métaphysique hindoue, qui est exclusivement mystique, ou encore métaphysique, au sens donné par eux à ce terme. Mais c'est ici précisément que se situe la frontière, ou plutôt le critère. Une mystique, quelle qu'en soit la tenue, ne sert de rien si elle ne débouche pas sur quelque chose de plus grand que l'homme, ce quelque chose étant l'Amour que nous disons être Dieu Lui-Même. Ce critère ne se pose pas, en termes d'efficacité, ceci pour répondre à une objection qui m'a déjà été faite, mais en termes d'absolu que nous appelons la Communion des Saints, dont la projection en ce monde est l'Église en tant que réalité sociale, et la Charité de l'homme, pour Dieu d'abord, pour ses frères ensuite. Et de ce critère, je ne connais pas de meilleure expression que celle d'une mystique tellement simple qu'elle passe parfois pour être mièvre : Thérèse de l'Enfant Jésus, « Je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre ». Nous sommes ici bien au-delà de tous les yogin, et vraiment en mystique surnaturelle.
La conséquence en est simple, tout en étant totalement inconnue des Orientaux : la mystique a une fin propre, qui est, après l'expérience de Dieu dans son absolu, l'amour qui se réfléchit sur les autres humains, et qui œuvre pour eux. C'est dans ce sens que la mystique chrétienne se présente comme une vocation, appel de Dieu au départ, et œuvre dans le siècle par la suite.
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Nous rejoignons ici saint Paul : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je suis comme un airain sonnant ou comme une cymbale retentissante... et quand j'aurais toute la foi jusqu'à transporter les montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. »
Il est possible d'affirmer, à la limite, que la vocation prime sur la mystique, ce qui peut être assez facilement observé dans notre monde lorsque l'on ne se laisse pas trop volontiers aveugler par ses tiédeurs et ses infidélités.
Mais de plus, et ceci est peut-être plus important encore : j'ai souligné, d'une manière insuffisante d'ailleurs, les efforts considérables, les ascèses terribles auxquels doivent se soumettre les Yogin hindous pour parvenir à une certaine réalisation métaphysique. Or il suffit de regarder une fois de plus autour de soi, plus particulièrement en des lieux privilégiés de retraite et de méditation, pour s'apercevoir qu'une expérience spirituelle et contemplative, sous l'influence de la grâce qui devient presque palpable, est à la portée de bien des chrétiens, avec parfois une aisance qui déconcerte celui qui a fait la comparaison.
Cette fin de la mystique chrétienne, atteinte même parfois sans de telles expériences, se développe en conséquences sociologiques qui constituent ce que les papes appellent la « civilisation chrétienne », cette civilisation dont le R.P. Avril avait l'humilité de dire qu'il ne savait pas ce que c'est. Il suffit, en réalité, de faire quelques séjours en Inde par exemple, pour « sentir », de façon plus explicite encore que tous les raisonnements, ce qu'elle est ; je puis assurer que tous les Français qui ont séjourné sur notre chantier du Punjab s'en sont bien rendu compte, plus ou moins intuitivement selon les cas, et pourtant ils étaient loin d'être tous pratiquants, philosophes ou sociologues.
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Plus on connaît l'Inde, plus l'hindouisme est insaisissable. C'est véritablement un fourmillement de croyances, de pratiques et d'attitudes, qui semble vouloir définitivement résister à l'analyse. Cette impression première est renforcée par les Indiens eux-mêmes, car non seulement les faits religieux sont très variables des uns aux autres, mais encore parce qu'ils ne se soucient pas d'un exposé ordonné.
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Lorsque l'on rencontre des Yogin, Saddhous, Sannyasin, en un mot des mystiques, leurs expressions dépassent de peu l'énumération de leurs symboles favoris, dont la signification est d'ailleurs fluctuante du nord au sud et de l'est à l'ouest. Ils sont en outre tout aussi imperméables à nos questions d'Occidentaux que nous le sommes à leurs réponses d'Orientaux.
La seule solution est d'abord d'étudier par soi-même, puis d'observer longuement, et c'est alors que le dialogue devient possible. Ceci revient à dire que la curiosité ne paie guère et qu'il faut, en tout premier lieu, se mettre de plain-pied avec le pays et ses hommes.
La cause profonde de cet état de choses est l'absence totale d'unité de l'hindouisme. Tout d'abord, il se compose d'une très abondante littérature tenue pour sacrée, dont les Védas, les quatre livres les plus anciens, peuvent remonter jusque vers le XIX^e^ siècle avant N.S., bien qu'ils n'aient été couchés par écrit que beaucoup plus tard. Mais les Védas ont été surclassés par les Upanishads, rédigés en un âge très actif pour toute l'humanité et dont j'aurai l'occasion de parler plus longuement, c'est-à-dire entre les VIII^e^ et VI^e^ siècles avant N.-S. Plus tard encore, viendront s'adjoindre à cet ensemble déjà considérable les grands poèmes épiques, Ramayana et Mahabharata, et la délicieuse Bhagavad Gita, les deux premiers se caractérisant à la fois par leur immense volume et leur popularité. Plus tard encore (il est difficile de donner des dates car si un sens manque totalement à l'Inde, c'est bien celui de l'histoire et de la chronologie) viendront s'ajouter les Sutras de Patanjali, puis bien des gloses de diverses natures dans lesquelles il est difficile, sinon impossible de s'y retrouver. Dans cette masse énorme (le Mahabharata représente à lui seul environ sept fois l'Iliade et l'Odyssée ensemble), comment s'y retrouve celui que nous pourrions appeler l'homme de la rue, mon ami Parshotan le photographe, Rapila, le Brahmine ingénieur ou bien encore Ujjal, le Sikh fortuné modérément, industriel et gentleman farmer tout à la fois, et plutôt épicurien par nature ? Les uns et les autres connaissent bien sûr les légendes des épiques, et ne les tiennent pas pour autre chose que des légendes ; ils connaissent aussi les six modes d'expression spirituelle improprement appelés philosophies, les quatre Yogas, les trois dévotions principales, les nombreuses dévotions secondaires, les pratiques rituelles qui les accompagneront de leur naissance à leur mort. Mais tout cela est fort varié, de qualité inégale et de signification plus ou moins profonde, dans de très larges limites.
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Force nous est de rechercher les lignes de force principales, ou si l'on veut, le dénominateur commun de cette religion. Et l'on ne peut manquer d'être frappé par une sorte de gigantesque escroquerie spirituelle, à laquelle on a parfois donné le nom de Brahmanisme. La base de cette forme religieuse, et qui est de loin la plus répandue en Inde, est une double croyance, celle-là même à laquelle les Brahmines ont demandé à Gandhi de faire acte d'obédience, lorsqu'ils ont été conduits à mettre en doute son orthodoxie -- non sans raisons, semble-t-il. Cette double croyance est d'une part le caractère sacré de la vache et d'autre part, l'enchaînement aux cycles des renaissances. En ce qui concerne la première, et malgré de nombreuses recherches et questions, je n'ai rien pu trouver qui engage l'Hindou dans sa vie, si ce n'est de laisser vivre ces pauvres bêtes jusqu'à leur mort naturelle, même si elles sont malades à l'extrême ou blessées à mort.
Par contre, la doctrine de la transmigration des âmes a de très lourdes conséquences pour la vie individuelle et sociale de tout Hindou, croyant ou non, quelle que soit sa caste. Cette doctrine ne remonte pas aux premiers âges du Védisme qui, non seulement n'en parle pas, mais ne contient même pas la moindre allusion à sa possibilité. Par contre, elle est incluse dans les Upanishads, plus implicite qu'explicite, reprise définitivement dans la Loi de Manu, le fameux Code Hindou, d'où elle sera institutionnalisée ultérieurement par les Brahmines qui en feront un véritable moyen d'oppression sur tous ceux qu'ils considèrent inférieurs.
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Je ne connais pas d'expression plus concise et plus précise que celle de A.-C. Bouquet dans son ouvrage « Hinduism » et que je traduis mot pour mot :
« Premièrement, toute existence empirique en tant que telle est fondamentalement mauvaise. Deuxièmement, toute existence empirique de telle nature est la source d'une série indéfinie de naissances et de morts. Cette chaîne d'existences finies est appelée Samsara, et les circonstances de la renaissance de l'individu sont données par son Karma, c'est-à-dire par les conséquences inéluctables des actes qu'il a posés et auxquels il n'y a aucune échappatoire.
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Troisièmement, la délivrance de ce cycle est désirable, et appartient à la nature d'un salut (Moksha, qui veut dire libération). Quatrièmement, cette délivrance, ou ce salut, ne peut être atteint que par la connaissance de la *Suprême Vérité*, Brahman-Atman, qui donne à celui qui la possède la maîtrise de sa propre destinée. L'âme est conçue comme un pèlerin dont l'objectif final est l'évanescence absolue du désir. Cinquièmement, la discipline ascétique, la chasteté et la frugalité sont les conditions nécessaires à la réalisation de l'état de sur-conscience qui permet cette *Connaissance.* »,
Je dirai pas dans le détail de toutes les conséquences de ces principes, car cela nous entraînerait trop loin ; je ne prendrai que les plus marquantes pour le comportement individuel et social de l'Indien, en mettant l'accent sur le fait que ces conséquences ne sont pas des conclusions personnelles mais le fruit de très nombreuses conversations avec un certain nombre d'amis et de rencontres.
L'existence est fondamentalement mauvaise, dit le P. Bouquet, mais il n'apporte pas le correctif des faits que fort heureusement les Indiens ont toléré depuis des siècles, sans toutefois mettre en cause le principe lui-même qui garde sa valeur philosophique. Il implique comme le second un déterminisme absolu qui se développe d'ailleurs sur deux plans. Ontologiquement, l'individu est lié à la chaîne des morts et re-naissances ; instantanément, il l'est encore par son Karma, qui est la conséquence de tous les actes posés tant dans les vies antérieures que dans la vie présente. Il convient à ce propos de préciser que les intentions, les désirs, les pensées même appartiennent à ce monde de l'existence, et conditionnent de ce fait le Karma tout comme les actes.
Ce déterminisme total a de très lourdes conséquences. Il a donné une puissance considérable à la corporation des astrologues qui interviennent dans la vie des individus à toute occasion un peu importante, et tout autant dans la vie sociale et politique. J'ai personnellement eu des expériences de cet état de fait, certaines cocasses, d'autres bien irritantes. Je puis en déduire que même Nehru l'incroyant a dû faire usage de leurs services pour ses décisions, même dans le conflit sino-indien. Et si l'astrologue se trompe, ce qui n'est pas rare, cela ne surprend pas l'Indien, puisque l'on est dans le monde de l'illusion. Et après des heures de discussion, je n'ai jamais réussi à faire admettre à l'un d'eux la notion de liberté.
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Mais ceci n'est pas encore le plus grave. Voici où commence l'escroquerie dont j'ai parlé. Les Brahmines ont fondé la séparation des castes sur le Karma, de telle sorte que si l'Intouchable ou le Soudra est à plaindre, cela ne concerne pas le Brahmine, mais le Karma de l'intéressé. C'est donc entièrement de sa faute, de sa vie présente ou passée, et ceci explique la soumission des basses castes à qui l'idée ne serait jamais venue de se syndiquer ou de se révolter, de réagir d'une façon quelconque contre l'oppression. De plus, le Brahmine impose sa présence, car il est le dispensateur des rites et des purifications, par droit de naissance, sans le moindre contrôle d'une quelconque hiérarchie. Il est facile d'imaginer le véritable « colonialisme », au sens péjoratif du terme, qui a pu résulter de cette situation.
Ce déterminisme a d'autres conséquences tout aussi graves. La seule issue au cycle infernal étant la connaissance de la Suprême Vérité, atteinte par le seul Yoga, il n'y a pas de religion au sens propre du terme, car la seule voie est la voie mystique, qui reste inévitablement le privilège d'un petit nombre. Donc aucune unité, puisque chacun est seul absolument dans le monde de l'illusion : aucune hiérarchie, aucun enseignement systématique autre que celui de la mère ou du gourou, pas de prière des uns pour les autres, pas de grâce, pas de communion sous quelque forme que ce soit, pas d'aide fraternelle. C'est la raison pour laquelle il n'y a aucune unité de doctrine et pour laquelle aussi la contradiction ne choque personne.
Si nous revenons maintenant aux actes, dont un poète a dit que leurs conséquences roulaient et rebondissaient à l'infini dans l'éternité du monde manifesté, il est clair d'une part qu'ils ne peuvent être pardonnés par l'absolu, et de plus, qu'ils ne peuvent être rémunérés s'il s'agit de mérites, car l'acte appartient toujours au monde de l'illusion, à Mâya. Tout ceci suffit à terrifier le chrétien car nous sommes aux antipodes de notre conception de l'homme. Sur le plan de la philosophie de l'histoire, les inductions hindoues sont tout aussi pessimistes.
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L'existence étant mauvaise en soi, les actes étant suivis éternellement de leurs conséquences, sans pardon ni mérite, il s'ensuit que le monde va de façon perpétuellement descendante, et c'est la raison profonde de la doctrine cyclique de l'histoire du monde qui passe successivement de l'âge d'Or à celui d'Argent, puis à celui de Bronze et enfin de Fer, dans une accélération démentielle, jusqu'à un éclatement, et un recommencement tout pareil. Ici encore nous sommes exactement à l'inverse de notre histoire sainte, depuis le péché originel jusqu'à la Jérusalem Céleste.
Dans un tel climat, la notion de dignité de l'homme est totalement exclue, et là encore, il est bon de donner quelques exemples. Lorsque je me suis rendu au Cachemire en 1957, le gouvernement était, et cela n'a pas changé depuis, entre les mains des Hindous, alors que la population est musulmane dans sa quasi totalité. Était-ce par brimade, je ne sais, mais si l'on était coupable d'un meurtre, l'amende était de quelques centaines de roupies, l'emprisonnement de quelques semaines, de quelques mois tout au plus -- la vie humaine ne vaut pas grand chose en Inde. Par contre, blesser ou, à plus forte raison, tuer une vache était puni d'un emprisonnement sévère, et de l'obligation d'un pèlerinage aux sources du Gange ou à Bénarès, à pied en principe, et cela était tout autant de règle pour les Européens coupables d'un tel méfait que pour les Indiens, quelle qu'en soit la religion.
Il faut rappeler, pour être bien précis sur cette absence de respect de la vie humaine, deux traditions que l'on ne peut que tenir pour scandaleuses : Le Sâti et le Thugi. Il était naguère de tradition pour les veuves de se jeter toutes vives sur le bûcher de leur mari. Certes les femmes le savaient bien, et le mariage impliquait exactement une moitié de chances de mourir ainsi. Ce que l'on sait moins, c'est que très souvent les malheureuses se refusaient à ce sacrifice mais y étaient traînées de force après avoir été droguées plus ou moins correctement par les plus proches parents eux-mêmes. Et cela au milieu d'une exaltation que seul peut imaginer celui qui a vu ces foules indescriptibles. Et si malgré les lois, un Sâti se perpétue encore de nos jours, ce qui est bien rare, la presse ne manque pas d'en faire état, et les vieux d'opiner du bonnet : « Les traditions se perdent maintenant. » Quant aux veuves qui avaient réussi à échapper au supplice, ce n'était pas, hélas, pour un sort bien meilleur : vêtues de blanc, la couleur du deuil elles étaient rejetées parmi les Intouchables presque dans chaque cas, et traînaient derrière elle le mépris que l'on voue aux lâches.
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Le Thugi était encore autre chose. Kâli est à la fois la déesse de la vie et celle de la mort, et ses sectateurs pratiquant une sorte de Yoga inavoué, cherchaient l'extase en serrant contre eux la victime qu'ils étranglaient selon un « rite », c'est-à-dire une méthode enseignée sur mannequin : un foulard lesté dans un angle habilement jeté autour du cou de la victime prise derrière par surprise. Combien de temps sévirent-ils, combien y a-t-il encore dans la jungle de cimetières ignorés, nul ne le sait et ne le saura jamais. Les victimes étaient surtout les voyageurs et les pèlerins, il y en eut toujours beaucoup en Inde, en route vers leur destin, dans un chemin creux ou au passage de gué. Mais lorsque les Anglais, vers le milieu du siècle dernier, commencèrent à se douter de quelque chose, ils trouvèrent bouche cousue, non seulement auprès des Thugs eux-mêmes, mais auprès des paysans, des parents même des victimes pourtant très informés de la raison de ces disparitions mystérieuses. A tel point qu'il fallut qu'un Anglais, un officier je crois, profite de son teint et de sa connaissance du pays pour se faire Thug lui-même afin de découvrir les choses. Même à partir de ce moment, les Anglais eurent beaucoup de mal à faire disparaître cette pratique qui avait sinon la complicité tout au moins l'acceptation de tout un peuple.
Les Anglais ont éradiqué le Sâti et le Thugi, mais l'esprit est-il tellement changé ? Lorsque Boulganine et Krouchtchev visitèrent Calcutta, qui se soucia des dizaines ou centaines de morts étouffés ou piétinés par la foule, comme cela est presque de règle dans toutes les grandes occasions ? Et lorsque sur un chantier de barrage, un accident fit quelque cent morts, la presse en annonça tranquillement six ou sept, puis fit le silence. Et ceci se vérifie dans la rue ou sur les routes, où une circulation fort hétéroclite est très dangereuse sans que les intéressés y prêtent eux-mêmes la moindre attention. Le Narma toujours, qui engendre passivité et indifférence. On pourrait citer bien d'autres exemples mais ceux-ci suffisent à montrer que cet état d'esprit n'est pas exceptionnel ou fortuit.
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S'il est une question qui n'a aucun sens en Inde, c'est bien celle-ci : Quel est le sens, la signification, la raison de votre vie ? Serait-ce une question d'Occidental, dépourvue de toute réalité ? Pour l'Indien, sa vie ne sert de rien. S'il se consacre au siècle, ce qui est à tout prendre le cas le plus fréquent, il vit de et dans l'illusion, dans Màya la toute présente, il modifiera peut-être son Karma, dans un sens bon ou mauvais ; il ne le sait et s'en soucie assez peu. Mais s'il veut au contraire se donner à la recherche de la connaissance suprême, ce sera simplement pour aboutir à une dépersonnalisation totale dans la fusion avec le Brahman indifférencié, et probablement indifférent. L'Indien ignore ce qu'est une vocation, il ignore qu'il est né sur cette terre pour la réalisation d'un plan divin, ne serait-ce que par des tâches parfois fort simples, mais contribuant de toute façon à construire un monde. On comprend dès lors pourquoi de nombreux spécialistes des questions orientales ont hésité à définir l'hindouisme comme une religion.
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Cela nous conduit à examiner davantage le mysticisme hindou. Plusieurs des auteurs qui ont traité de l'hindouisme, et en particulier des auteurs catholiques, ont parlé du « théisme » de l'hindouisme, en soulignant d'ailleurs son caractère flou, et ceci surtout à propos (et chronologiquement à partir) des grands épiques. Ils ont également noté que l'idée que nous avons de Dieu est étrangère à la pensée hindoue. J'ai voulu sur ce point questionner plusieurs de mes interlocuteurs habituels. La conclusion que l'on peut en tirer est la suivante : certes l'Hindou, dans sa perspective de tolérance habituelle et de syncrétisme au fond indifférent, ne s'oppose pas, au sens propre, à la conception que nous pouvons avoir de Dieu. Mais s'il ne s'y oppose pas, cela tient essentiellement à ce que toute expression, toute formulation appartient au domaine de Mâya, n'est que relative et limitée aux limites de notre intellect, même au sens le plus large de ce terme.
Par contre, si l'on demande à un Hindou ce qu'il pense d'un Dieu qui intervient dans nos affaires, dans le sens de l'histoire sainte, pour la grande communauté des hommes, et dans nos vies personnelles tout en ménageant notre liberté, alors l'Hindou ne nous suit plus. Dans l'enseignement de la loi du Narnia, les conversions d'un saint Paul ou d'un Charles de Foucauld n'ont pas leur place, encore moins l'appel silencieux d'une Providence attentive agissant par pure dilection.
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Et c'est sur cette question précise que l'on se rend compte du fait que pour eux, ni Vichnou, ni Ishwara, ni Shiva ne sont Dieu ; ou plus exactement, si le mot peut être employé, c'est sous la réserve qu'ils soient bienveillants par et dans leur non-agir. La constatation est d'importance, car le Dyaus Pitar, qui veut dire Dieu le Père et qui est probablement l'étymologie sanscrite de Jupiter, est peut-être le père au sens ontologique, c'est-à-dire la source -- je ne dis pas le Créateur car cette notion est elle-même étrangère à la pensée hindoue ; mais Dyaus Pitar ne saurait être Celui qui, eschatologiquement, nous appelle à surmonter, dans la liberté, la connaissance du bien et du mal dans laquelle nous a entraîné le péché. Là encore, nous pouvons dire à la limite, que l'Hindou ne connaît pas, sur le plan de sa doctrine, le bien et le mal, il ne connaît que le bon et le mauvais, ce qui change très sérieusement les perspectives, et une fois de plus supprime toute possibilité d'appel personnel de Dieu, et tout effet extérieur d'un tel appel docilement écouté.
Nous allons retrouver cette disparité dans la comparaison de la mystique naturelle hindoue avec la mystique surnaturelle. L'école thomiste a marqué cette disparité de deux mots différents, l'extase hindoue par opposition à l'extase chrétienne, mais les explications philosophiques sont difficiles à pénétrer, tout au moins pour l'homme d'action que je suis, et je préfère rester au niveau de l'expérience, apportée principalement par le contact de mystiques de l'une et de l'autre religion.
Il faut bien remarquer en premier lieu, qu'il est impossible, sinon très difficile, de dire si l'Hindou qui prend la voie mystique le fait pour répondre à un appel particulier de Dieu, ou bien s'il ne fait que suivre une impulsion strictement personnelle résultant essentiellement d'une tradition fort ancienne et toujours imprimée dans la sociologie environnante. Mais dès que sa recherche est entreprise, elle est placée sous le signe de la volonté et ceci pour une très grande partie du chemin, puisque ce n'est qu'à l'ultime étape qu'il devra secouer cette volonté même pour la rejeter comme une enveloppe rendant impossible par sa seule présence le Samadhi, la fusion dans l'absolu.
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Cette volonté qui porte en premier lieu sur le détachement et le renoncement, doit tendre en fin de compte à s'annihiler dans un suprême effort pour que le « soi » se dépouille de lui-même afin de pouvoir accéder au Soi indifférencié, c'est-à-dire non personnalisé sous quelque forme que ce soit dans le monde manifesté. La recherche est donc un acte de la volonté libre jusqu'aux confins de son aboutissement, mais les Hindous l'appellent de préférence désir, qui doit tout autant s'abolir dans le non-désir, pour mieux marquer, sans doute, la maîtrise nécessaire des passions tout au long du chemin, ces passions devenant de plus en plus subtiles.
Cette lente remontée du contingent vers l'absolu n'est pas impossible par nature, bien au contraire, puisque la loi du Karma la pose comme seule voie de salut, de Délivrance, Elle n'est que difficile, très difficile même et pleine d'embûches et il était nécessaire à la doctrine de donner la cause de cette difficulté. C'est de là que procède le dualisme, enseigné par la Shamkhya, dualisme de Prakriti et de Purusha, dont la base est indispensable au Védanta qui, en lui-même, ne pourrait se suffire puisqu'il est moniste entièrement. Ce dualisme est celui de deux mondes, l'un reposant sur l'erreur originelle de la manifestation, c'est Prakriti, en opposition avec Purusha, la pure lumière intérieure, qui doit d'ailleurs être dépassée pour atteindre à l'Atman qui est le Brahman. Ce dualisme est ainsi posé comme un principe nécessaire du monisme ultime, non pas comme une contradiction de celui-ci, mais comme une réalité contingente inférieure. Il semble à ce propos que L. Gardet ait senti une difficulté sur ce point car il passe de la Shamkhya au Védanta sans explication concluante, en tenant simplement pour acquise cette simultanéité sans en tirer les conséquences. Voir sur ce point « Les Mardis de Dar El Salam » ou bien « Expériences mystiques en terres non-chrétiennes », pp. 60 et 36 respectivement ([^14]).
Pourtant, là se trouve le défaut de la doctrine. L'Hindou ne connaît pas Dieu comme nous le connaissons, c'est-à-dire par sa propre Révélation, il ne connaît du monde absolu que son approche par la base. Aussi n'est-il pas surprenant qu'il défaille sur l'explication du monde tel que nous le voyons et, en particulier, l'explication de la souffrance et de la mort. L'Hindou a bien découvert « une erreur » dans la cosmogonie, mais il ne connaît pas la nature de cette erreur, qui est le péché. C'est pourquoi sa quête d'absolu est toujours possible, sans qu'il se heurte à la barrière du péché non rédimé, à l'épée de feu que tient l'Ange à la porte d'Eden.
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Ne connaissant ni Dieu ni le péché, son approche ne peut être qu'un effort d'intériorisation toujours plus poussé dans un acte de volonté tendue à l'extrême, mais elle n'est pas l'abandon entre les mains de Dieu, abandon qui nécessite tout autant une volonté tendue, mais non pas pour s'abolir dans un ultime sursaut, pour s'accomplir au contraire dans une soumission parfaite.
Cette intériorisation va de pair avec un certain isolement, ou tout au moins avec la solitude, et lorsque l'on rencontre un ascète en Inde il est remarquable que l'on appartient, pour lui, au monde de Mâya. Non pas qu'il soit hostile ou même indifférent, c'est tout autre chose, le dialogue ou la simple présence est encore une extériorisation, donc une possibilité de recul. Il ne donne pas le sentiment de « présence » aux autres que j'ai toujours ressenti auprès des mystiques chrétiens, pour qui au contraire il semble parfois que le visiteur soit l'occasion d'un nouveau départ.
De même, l'humilité de l'ascète hindou n'est pas de la même nature. Elle est certes incontestable et très grande, mais elle ne contient pas cette reconnaissance de la faute ou de l'imperfection, que le chrétien mystique porte toujours en lui. En d'autres termes, l'ascète hindou s'enferme dans un monologue qui dure jusqu'à la même abolition du monologue toujours nécessaire dans l'absolu indifférencié, alors que le mystique chrétien vit dans et par un dialogue avec l'Autre, avec l'Interlocuteur divin, qu'il trouve d'ailleurs tout aussi bien en son propre intérieur que dans le visiteur impromptu, quel que soit le niveau de la vie spirituelle de ce dernier.
Il y a bien deux démarches différentes comme l'affirme Guénon, l'une métaphysique et l'autre religieuse, mais elles ne sont en aucune manière équivalentes. J'en arrive à cette explication à caractère d'hypothèse. La mystique naturelle est une démarche vers l'absolu qui n'est autre que l'Adam ontologique, ou si l'on veut, l'homme en son absolu intime. Avant ou après le péché, là est la question, et je pense « après » pour la raison suivante : l'ascète qui a atteint au Samadhi n'a que deux possibilités, ou bien rester dans le non-agir qui est tout autant condition nécessaire du Samadhi,
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ou bien redescendre dans le monde de Mâya, avec toutes les sujétions impliquées, et c'est sans doute la raison pour laquelle les commentateurs de l'école de J. Huby ([^15]) n'ont pu découvrir dans le Nirvâna autre chose que le néant, à cause même de cette négation totale de tout ce qui fait la vie extérieure. Mais je pense que cette vue est encore trop étroite, car il ne faut pas nier le caractère authentique à son niveau de l'expérience hindoue. Cela nous expliquerait en particulier pourquoi ceux qui ont atteint dans le passé le Samadhi, y ont, ils nous l'ont dit, retrouvé les autres hommes dans leur absolue intimité, mais, redescendus de leur Empyrée, ils n'ont toujours pas trouvé la Charité, celle de Dieu pour les hommes, celle qui fait la sainteté.
Ainsi, la mystique naturelle hindoue se présente comme un cul-de-sac, et non pas comme pourrait le faire croire la similitude des termes, comme un degré plus ou moins nécessaire vers la mystique surnaturelle. A un point tel d'ailleurs, que la conversion d'un Yogi au christianisme puisse paraître impossible. De cette limitation qui peut paraître inattendue, mentionnons deux aspects particuliers propres à l'hindouisme à ma connaissance, sans pour autant qu'ils soient spécifiques. Tout d'abord l'hindouisme, et plus spécialement l'ascète, tiennent le corps pour haïssable. Ceci se manifeste tant dans l'incinération du corps, que dans le mépris profond que l'ascète professe à son égard. Et lorsque j'ai voulu parler de résurrection des corps à des Indiens, ils ont définitivement cessé de me prendre au sérieux, sauf un seul qui m'a dit : « Mais alors, vous êtes Hindou, vous croyez à la réincarnation. » Or s'il est une chose qui est précisément le contraire de la réincarnation, c'est bien ce que nous « proclamons » tous les dimanches dans le Credo. Or il nous est facile de reconnaître que le corps est l'une des occasions majeures du péché, et les Hindous, ignorant ce dernier, ont purement et simplement assigné au corps le rôle d'un obstacle à éliminer définitivement. Ici encore, nous sommes aux antipodes de la mystique chrétienne dans laquelle le corps joue souvent un rôle de support presque essentiel, ce qui est le cas des stigmatisés par exemple, encore que le corps ne soit qu'un moyen.
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Une autre remarque m'a frappé par son absence dans tous les ouvrages qui traitent de mystique hindoue que j'ai lus. Pourquoi ne voit-on pratiquement jamais Satan intervenir spécialement dans la démarche des Yogin, alors qu'il est très fréquemment présent dans les expériences mystiques chrétiennes ? On ne peut, bien évidemment, imputer cela à la doctrine professée car la réalité de l'existence de Satan est indépendante des doctrines. Il me semble que le Yogi ne suivant pas la voie de la Rédemption, Dieu ne permet pas qu'il soit tenté. La tentation étant une voie déjà surnaturelle, Il devrait accorder les grâces correspondantes, d'où une orientation qui deviendrait totalement différente. Mais de plus, dans l'hypothèse que j'ai formulée, le Yogi reste en deçà du péché : il ne gêne pas Satan, ne participant pas à l'Amour Rédempteur, au mieux, il lui échappe simplement, au pire, il retombe dans le lot commun. Mais ce à quoi s'attaque Satan chaque fois qu'il le peut, c'est la Communion des Saints, l'armée qui lutte contre lui pour triompher à la fin. Satan mène donc le combat de retardement chez les mystiques chrétiens avec une énergie farouche, nous le voyons par exemple chez le Curé d'Ars.
Tout ce qui précède s'applique bien entendu aux diverses mystiques hindoues que l'on peut tenir comme droites. Mais à côté d'elles, il y a des Yogin qui n'ont pas cette droiture nécessaire, et qui tombent la plupart du temps dans un charlatanisme de bateleur de foire. Cela se produit chez ceux des Yogin qui suivent le Hatha Yoga, celui des exercices du corps, mais ne savent pas ou ne veulent pas en diriger la maîtrise vers des fins plus élevées. Mais il y a plus grave. Il y a dans l'hindouisme des contre-mystiques qui atteignent au satanisme. Une partie de la littérature sacrée de l'hindouisme, la plus récente, est constituée par les Puranas et les Tantrâs, dont la tenue est fort loin de celle des Upanishads et des Épiques. Cette littérature inférieure est du style fantastique, et dans une bonne mesure obscène. Les Tantrâs en particulier le sont presque de bout en bout. Il s'est bâti là-dessus d'abord le culte phallique, et la Shakti qui en est la réciproque, et le Chamanisme qui n'est autre qu'une sorcellerie de bas étage.
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A propos des Tantras, il n'est pas inutile de citer une fois encore le P. Bouquet ([^16]) : « Shakti est l'adoration du principe femelle dans la nature, personnifié par l'épouse de Shiva. En certains endroits, elle est accompagnée par les rites les plus sombres et les plus obscènes, survivances peut-être des troubles profondeurs des populations aborigènes, et parfois encore, associée au sacrifice humain, qui était certainement et jusqu'à des temps rapprochés des nôtres, offert dans le sinistre temple de Hamakhya, sur les berges du Brahmapoutre. Dans l'ensemble, Shakti est pratiquée dans le Nord-Est de l'Inde, par des populations principalement non-aryennes. Les plus respectables des Hindous la condamnent en même temps que ses écritures sacrées, les Tantras. C'est probablement cette adoration de la sexualité qui a donné mauvais renom à l'hindouisme... La pratique de la Shakti de Shiva sous la forme de Durga ou Kali (Déesse de la reproduction et de la mort) est accompagnée de cérémonies grotesques comme celles de Kalighat à Calcutta où des Hindous d'un certain rang peuvent être vus égorgeant des chèvres devant l'image monstrueuse et répugnante de Kali. »
Les Hindous de caste, comme ceux qui sont éduqués, ont tendance à rejeter ces pratiques comme non hindoues car elles heurtent leurs sentiments. Ils trouvent un argument assez facile dans le fait qu'elles sont surtout l'apanage d'éléments non aryens : Intouchables, Assamites de race jaune, aborigènes. Or, elles font bel et bien partie de cette forêt tropicale qu'est l'hindouisme. J'en prendrai pour preuve les temples de Raju Raho, situés à peine au sud de la plaine indo-gangétique, en pleine zone aryenne avant que cette région ait été presque totalement abandonnée. Ces temples sont de forme, d'agencement et d'architecture typiquement hindou. Pourtant, la plus grande partie de leur décoration est érotique, et constitue une illustration des Tantrâs et de la Shakti. Mais en bien d'autres temples hindous, on trouve également des sculptures érotiques quoique d'une façon moins systématique, et les Hindous expliquent alors que c'est un hommage à la noire Kali, présentée déjà comme déesse de la mort, mais qui, dans le dualisme de la Shamuya, est aussi celle de la fécondité. Ces formes portent en elles le signe de Satan, de même que les danses extatiques telles que la danse du feu par exemple.
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Avant de conclure, et pour ne pas dresser un bilan totalement négatif, il faut voir comment l'homme a réagi devant des formes religieuses insatisfaisantes, car quelles que soient ces formes, là ou ailleurs, l'homme reste une « capacité de Dieu », et cela ne peut manquer d'apparaître.
Tout d'abord, le Yoga a apporté à tous ceux qui le voulaient une voie certes difficile, mais qui est une réponse authentique, je le répète, à la soif d'absolu lorsque l'évangélisation n'est pas à portée.
Mais ensuite, l'Inde a trouvé d'autres correctifs, surtout à l'absence de direction sociale de la religion proprement dite. Le premier d'entre eux est la non-violence. Méthode de détachement pour les Yogin, inscrite à ce titre dans les Sûtras de Patanjali, elle atteignit toutes les couches de la population et finit par en être une caractéristique presque spécifique. Grâce à elle, par un adoucissement des mœurs et par un effet en quelque sorte anesthésique, le système oppressif dont j'ai parlé pouvait être acceptable à la limite. La non-violence résultait des faux principes du Karma, qui ouvraient aussi la porte aux deux autres correctifs les plus importants.
Si l'hindouisme implique le syncrétisme, il contient presque, de ce fait même, la tolérance, que les Indiens ont su porter très loin. Cette tolérance n'est pas indifférente. Elle est au contraire souvent faite d'une recherche de compréhension, d'une curiosité parfois gênante, mais plus souvent amicale, et aussi, il faut bien le reconnaître, d'une certaine inquiétude de l'Infini. J'ai eu l'occasion de le constater non seulement chez les élites non matérialisées, mais aussi chez des gens très simples, chez des villageois ne sachant ni lire ni écrire. C'est d'ailleurs pour cette raison que de nombreux Indiens non-chrétiens, ou non-musulmans, lisent le Nouveau Testament et le Coran. En complément, l'hospitalité que l'on rencontre est constante et particulièrement touchante, surtout lorsqu'elle est celle des pauvres. Et ceci compense cela, malgré les aspects effroyables que présente trop souvent la vie indienne, malgré les avanies professionnelles que l'Européen peut y rencontrer et dont certaines sont des croix ; ce peuple est extrêmement attachant, parce qu'il porte en lui d'énormes ressources, parce qu'il est humain, souvent de façon délicieuse.
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L'hindouisme est une religion et une mystique fausses parce que non révélées, parce que limitées à la nature, et à la nature pécheresse de l'homme qui, seul, ne peut atteindre à la Rédemption. Je ne dis pas cela pour condamner les Hindous, car je n'ai pas étudié la question du salut des non baptisés. Je le dis parce qu'une mise en garde sérieuse doit être faite contre les propagandistes de la mystique hindoue présentée comme une alternative équivalente à la mystique chrétienne. Ces propagandistes, qu'ils appartiennent à l'occultisme, à la théosophie ou à de quelconques sectes gnostiques, sont parfois des déçus de l'Église qu'ils n'ont pas trouvée assez belle, et ceci est certes le résultat d'un refus, mais n'y a-t-il pas de notre faute, à nous qui avons la grâce de la foi ? Nous n'avons pas le droit de laisser des gens en quête d'absolu tomber entre leurs mains, ce qui nous impose le premier de tous les devoirs, qui est de les avertir qu'ils ont mieux à faire que de chercher les Yogin les plus hauts. L'école thomiste d'avant guerre a fait un important travail. Il importe maintenant qu'il soit poursuivi, pour lever toutes les ambiguïtés qui rôdent encore, et qui font que des âmes se perdent ou tout au moins ne se trouvent pas. Il est souhaitable, voire nécessaire, que des théologiens continuent, non pas tant peut-être pour le parachèvement de l'étude philosophique, mais pour mieux armer ceux qui sont en contact constant avec le monde, dans ses diverses nations, et dans ses nombreuses aberrations.
Michel TISSOT.
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### Histoire de saint Louis (V)
par JOINVILLE
QUAND CE MALHEUR ADVINT à nos gens d'être pris à terre, autant il en advint à nous, qui fûmes pris sur l'eau ainsi que vous l'entendrez ci-après ; car le vent nous vint de Damiette, et nous ôta le courant de l'eau. Et les chevaliers que le roi avait mis sur ses bâtiments légers pour défendre nos malades, s'enfuirent. Nos mariniers perdirent le cours du fleuve et se mirent dans une anse, à cause de quoi il nous fallut retourner en arrière vers les Sarrasins.
Nous qui allions par eau, nous vînmes, un peu avant que l'aube ne perçât, au passage là où étaient les galères du soudan qui avaient empêché les vivres de venir à nous de Damiette. Là il y eut grand tumulte car, contre nous et contre nos gens qui étaient à cheval, sur la rive du fleuve, ils tiraient une si grande foison de traits, avec le feu grégeois, qu'il semblait que les étoiles du ciel tombassent.
Quand nos mariniers nous eurent ramenés du bras du fleuve là où ils nous avaient engagés, nous trouvâmes les bâtiments légers du roi, que le roi nous avait donnés pour défendre nos malades, qui s'en allaient fuyant vers Damiette. Alors s'éleva un vent qui venait de Damiette, si fort qu'il nous ôta le cours de l'eau. A l'une des rives du fleuve et à l'autre, il y avait une très grande foison de petits vaisseaux à nos gens qui ne pouvaient aller en aval, que les Sarrasins avaient pris et arrêtés ; et ils tuaient les gens et les jetaient à l'eau, et tiraient les coffres et les bagages des vaisseaux qu'ils avaient pris à nos gens. Les Sarrasins qui étaient à cheval sur la rive tiraient sur nous des traits parce que nous ne voulions pas aller à eux.
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Mes gens m'avaient mis un haubert de tournoi, que j'avais revêtu de peur que les traits qui tombaient sur notre vaisseau ne me blessassent. En ce moment mes gens, qui étaient au bout du vaisseau en aval, me crièrent :
« Sire, sire, vos mariniers, parce que les Sarrasins les menacent, nous veulent mener à terre. »
Je me fis lever par les bras, tout faible que j'étais, et tirai l'épée contre eux, et leur dis que je les occirais s'ils me menaient à terre. Ils me répondirent que je choisisse ce que je voudrais : ou ils me mèneraient à terre, ou ils m'ancreraient au milieu du fleuve jusques à tant que le vent fût tombé. Et je leur dis que j'aimais mieux qu'ils m'ancrassent au milieu du fleuve plutôt que d'être mené à terre, là où je voyais notre occision ; et ils m'ancrèrent.
#### Joinville prisonnier
Nous ne tardâmes guère à voir venir quatre galères du soudan, où il y avait bien mille hommes. Alors j'appelai mes chevaliers et mes gens, et leur demandai ce qu'ils voulaient que nous fissions : nous rendre aux galères du soudan ou nous rendre à ceux qui étaient à terre. Nous nous accordâmes tous à mieux aimer nous rendre aux galères du soudan parce qu'ils nous tiendraient ensemble, plutôt que nous rendre à ceux qui étaient à terre parce qu'ils nous éparpilleraient et nous vendraient aux Bédouins. Alors un mien cellerier, qui était né à Doulevant, dit : « Sire, je ne me rallie pas à cet avis. » Je lui demandai auquel il se ralliait, et il me dit : « Je suis d'avis que nous nous laissions tous tuer ; ainsi nous irions tous en paradis. » Mais nous ne le crûmes pas.
Quand je vis qu'il nous fallait laisser prendre, je pris mon écrin et mes joyaux, et les jetai dans le fleuve, et mes reliques aussi. Alors un de mes mariniers me dit : « Sire, si vous ne me laissez dire que vous êtes le cousin du roi, l'on vous occira tous, et nous avec. » Et je dis que je voulais bien qu'il dit ce qu'il voudrait. Quand les gens de la première galère qui venait vers nous pour heurter notre vaisseau en travers ouïrent cela, ils jetèrent leurs ancres près de notre vaisseau. Alors Dieu envoya un Sarrasin qui était de la terre de l'empereur ([^17]), vêtu de chausses de toile écrue ; et il s'en vint nageant jusqu'à notre vaisseau, et m'embrassa par les flancs, et me dit :
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« Sire, vous êtes perdu si vous n'y mettez de la résolution ; car il vous faut sauter de votre vaisseau sur la pointe de la quille de cette galère ; et si vous sautez ils ne vous regarderont pas, car ils pensent au butin de votre vaisseau. »
On me jeta une corde de la galère et je sautai sur la pointe de la quille ainsi que Dieu le voulut. Et sachez que je chancelais tellement que si le Sarrasin ne fût sauté après moi pour me soutenir, je serais tombé à l'eau.
On me mit dans la galère, où il y avait bien deux cent quatre-vingts hommes de leurs gens ; et il me tint toujours embrassé. Et alors les autres me jetèrent à terre et me sautèrent sur le corps pour me couper la gorge ; car celui qui m'eût occis eût cru en être honoré. Et ce Sarrasin me tenait toujours embrassé et criait : « Cousin du roi ! » De cette manière ils me jetèrent deux fois à terre et une fois à genoux ; et alors je sentis le couteau sur la gorge. Dans cette épreuve Dieu me sauva à l'aide du Sarrasin, lequel me mena jusques au château du navire, là où les chevaliers sarrasins étaient. Quand je vins au milieu d'eux ils m'ôtèrent mon haubert et, par pitié pour moi, ils jetèrent sur moi une mienne couverture d'écarlate doublée de menu vair, que madame ma mère m'avait donnée ; et l'un d'eux m'apporta une courroie blanche, et je me ceignis par-dessus ma couverture, où j'avais fait un trou, et que j'avais vêtue ; et l'autre m'apporta un chaperon que je mis sur ma tête. Et alors, à cause de la peur que j'avais, je commençai à trembler bien fort, et à cause de la maladie aussi. Et alors je demandai à boire, et l'on m'apporta de l'eau dans un pot ; et sitôt que je la mis dans la bouche pour l'avaler, elle me jaillit dehors par les narines. Quand je vis cela, j'envoyai quérir mes gens, et leur dis que j'étais mort, que j'avais un apostème dans la gorge. Et ils me demandèrent comment je le savais ; et je le leur montrai ; et sitôt qu'ils virent que l'eau me jaillissait par la gorge et par les narines, ils se prirent à pleurer. Quand les chevaliers sarrasins virent mes gens pleurer, ils demandèrent au Sarrasin qui nous avait sauvés pourquoi ils pleuraient ; et il répondit qu'il pensait que j'avais un apostème dans la gorge, à cause de quoi je n'en pouvais échapper. Et alors un des chevaliers sarrasins dit à celui qui nous avait sauvés qu'il nous réconfortât ; car il me donnerait quelque chose à boire avec quoi je serais guéri dans deux jours ; et ainsi fit-il.
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Monseigneur Raoul de Wanou, qui était de ma compagnie, avait eu les jarrets coupés à la grande bataille de carême-prenant, et ne pouvait se tenir sur ses pieds ; et sachez qu'un vieux chevalier sarrasin, qui était dans la galère, le portait à la garde-robe suspendu à son cou.
#### Massacre des malades
Le grand amiral des galères m'envoya quérir, et me demanda si j'étais cousin du roi ; et je lui dis que non, et lui contai comment et pourquoi le marinier avait dit que j'étais cousin du roi. Il me dit que j'avais agi en sage ; car autrement nous eussions été tous morts. Et il me demanda si je tenais en rien au lignage de l'empereur Frédéric d'Allemagne, qui vivait alors ; et je lui répondis que je pensais que madame ma mère était sa cousine germaine ; il me dit qu'il m'en aimait d'autant mieux. Tandis que nous mangions, il fit venir un bourgeois de Paris devant nous. Quand le bourgeois fut venu, il me dit :
-- Sire, que faites-vous ?
-- Que fais-je donc ? dis-je.
-- Au nom de Dieu, fit-il, vous mangez de la viande le vendredi.
Quand j'ouïs cela, je mis mon écuelle derrière moi. Et l'amiral demanda à mon Sarrasin pourquoi j'avais fait cela ; et il le lui dit ; et l'amiral répondit que Dieu ne m'en saurait pas mauvais gré puisque je ne l'avais pas fait sciemment. Et sachez que le légat me fit cette réponse quand nous fûmes hors de prison ; et pour cela je ne laissai pas de jeûner tous les vendredis de carême d'après au pain et à l'eau ; de quoi le légat se fâcha moult fortement contre moi, parce qu'il n'était demeuré auprès du roi que moi de riche homme.
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Le dimanche d'après l'amiral fit descendre sur la rive, du fleuve moi et tous les autres prisonniers qui avaient été pris sur l'eau. Pendant qu'on tirait monseigneur Jean, mon bon prêtre, hors de la soute de la galère, il se pâma ; et on le tua, et on le jeta dans le fleuve. Son clerc, qui se pâma aussi à cause de la maladie de l'armée qu'il avait, on lui jeta un mortier sur la tête ; et il fut tué, et on le jeta dans le fleuve. Tandis que l'on descendait les autres malades des galères où ils avaient été en prison, il y avait des Sarrasins prêts, l'épée toute nue, en sorte que ceux qui tombaient ils les tuaient et les jetaient tous dans le fleuve. Je leur fis dire par mon Sarrasin qu'il me semblait que ce n'était pas bien fait ; car c'était contre les enseignements de Saladin, qui dit que l'on ne devait occire nul homme après qu'on lui avait donné à manger de son pain et de son sel. Et l'amiral me répondit que ce n'étaient pas des hommes qui valussent rien, parce qu'ils ne se pouvaient soutenir à cause des maladies qu'ils avaient. Il fit amener mes mariniers devant moi, et me dit qu'ils avaient tous renié ; et je lui dis qu'il n'eût pas confiance en eux ; car aussi vite qu'ils nous avaient laissés, aussi vite les laisseraient-ils, s'ils voyaient ou temps ou lieu de le faire. L'amiral me fit cette réponse, qu'il était d'accord avec moi : car Saladin disait qu'on ne vit jamais devenir de bon chrétien bon sarrasin, ni de bon sarrasin bon chrétien.
Et après ces choses, il me fit monter sur un palefroi, et il me menait à côté de lui. Et nous passâmes un pont de bateaux et allâmes à Mansourah, là où le roi et ses gens étaient prisonniers ; et nous vînmes à l'entrée d'un grand pavillon, là où les écrivains du soudan étaient ; et là ils firent écrire mon nom. Alors mon Sarrasin me dit :
-- Sire, je ne vous suivrai plus, car je ne puis ; mais je vous en prie, sire, que vous teniez toujours par la main cet enfant que vous avez avec vous, de peur que les Sarrasins ne vous l'enlèvent.
Et cet enfant avait nom Barthélemy, et il était fils bâtard du seigneur de Montfaucon. Quand mon nom fut mis en écrit, alors l'amiral me mena dans le pavillon là où étaient les barons, et plus de dix mille personnes avec eux. Quand j'entrai là, les barons montrèrent tous si grande joie qu'on ne pouvait entendre goutte ; et ils en louaient Notre-Seigneur, et disaient qu'ils croyaient m'avoir perdu.
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#### Exécutions et menaces
Nous n'eûmes guère demeuré là, quand on fit lever un des plus riches hommes qui fût là, et on nous mena dans un autre pavillon. Les Sarrasins tenaient beaucoup de chevaliers et d'autres gens prisonniers dans une cour close d'un mur de terre. De ce clos où ils les avaient mis, ils les faisaient venir l'un après l'autre, et leur demandaient :
-- Veux-tu renier ?
Ceux qui ne voulaient pas renier, on les faisait mettre d'un côté et on leur coupait la tête ; et ceux qui reniaient, d'un autre côté.
En ce moment, le soudan nous envoya son conseil pour nous parler ; et ils demandèrent à qui ils diraient ce que le soudan nous mandait. Et nous leur dîmes qu'ils le disent au bon comte de Bretagne. Il y avait là des gens qui savaient le sarrasinois et le français, que l'on appelle drogmans, qui mettaient en français le sarrasinois pour le comte Pierre. Et les paroles furent telles :
-- Sire, le soudan nous envoie à vous savoir si vous voulez être délivrés.
Le comte répondit :
-- Oui.
-- Et que donneriez-vous au soudan pour votre délivrance ?
-- Ce que nous pourrions faire et supporter raisonnablement, fit le comte.
-- Et donneriez-vous, firent-ils, pour votre délivrance aucuns des châteaux des barons d'outremer ?
Le comte répondit qu'il n'avait pas de pouvoir sur ces châteaux, parce qu'on les tenait de l'empereur d'Allemagne qui vivait alors. Ils demandèrent si nous rendrions aucuns des châteaux du Temple ou de l'Hôpital pour notre délivrance. Et le comte répondit que ce ne pouvait être ; que quand l'on y mettait les châtelains, on leur faisait jurer sur reliques que pour délivrance de corps d'homme ils ne rendraient aucun des châteaux, Et ils nous répondirent qu'il leur semblait que nous n'avions pas envie d'être délivrés, et qu'ils s'en iraient et nous enverraient ceux qui joueraient avec nous de l'épée, comme ils avaient fait aux autres. Et ils s'en allèrent.
116:75
Dès qu'ils s'en furent allés, s'élança dans notre pavillon une grande foule de jeunes Sarrasins, l'épée au côté ; et ils amenaient avec eux un homme de grande vieillesse, tout chenu, lequel nous fit demander s'il était vrai que nous crussions en un Dieu qui avait été pris pour nous, blessé et mis à mort pour nous, et au troisième jour ressuscité. Et nous répondîmes : « Oui ». Et il nous dit que nous ne devions pas déconforter si nous avions souffert ces persécutions pour lui : « car, dit-il, vous n'êtes pas encore mort pour lui ainsi qu'il est mort pour vous ; et s'il a eu le pouvoir de se ressusciter, soyez certains qu'il vous délivrera quand il lui plaira ». Alors il s'en alla et tous les autres jeunes gens après lui ; de quoi je fus moult content, car je croyais qu'ils nous étaient venus trancher la tête. Et il ne se passa guère de temps après, quand les gens du sultan vinrent qui nous dirent que le roi avait négocié notre délivrance.
Après que s'en fut allé le vieil homme qui nous avait réconfortés, les conseillers du soudan revinrent à nous et nous dirent que le roi nous avait négocié notre délivrance, et que nous envoyassions vers lui quatre de nos gens pour ouïr comment il avait fait. Nous y envoyâmes monseigneur Jean de Valery le prud'homme, monseigneur Philippe de Montfort, monseigneur Baudouin d'Ibelin, sénéchal de Chypre, et monseigneur Gui d'Ibelin, connétable de Chypre, l'un des chevaliers les mieux doués que j'eusse jamais vus, et celui qui aimait le plus les gens de ce pays. Ces quatre seigneurs nous rapportèrent en quelle manière le roi nous avait négocié notre délivrance ; et ce fut ainsi.
#### Saint Louis est menacé de la torture
Les conseillers du soudan éprouvèrent le roi de la manière qu'ils nous avaient éprouvés, pour voir si le roi leur voudrait promettre de livrer aucuns des châteaux du Temple ou de l'Hôpital, ou aucuns des châteaux des barons dit pays ; et ainsi que Dieu le voulut, le roi leur répondit tout à fait de la manière que nous avions répondu. Et ils le menacèrent, et lui dirent que puisqu'il ne le voulait pas faire, ils le feraient mettre dans les bernicles.
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Les bernicles sont le plus cruel tourment que l'on puisse souffrir ; ce sont deux morceaux de bois pliant, munis de dents au bout, et ils entrent l'un en l'autre, et sont liés au bout avec de fortes courroies de cuir de bœuf. Et quand ils veulent mettre les gens dedans, ils les couchent sur le côté et leur mettent les jambes parmi les chevilles ; et puis alors ils font asseoir un homme sur l'un des morceaux de bois ; ensuite de quoi il ne demeure plus un demi-pied entier d'os qui ne soit tout brisé. Et pour faire du pis qu'ils peuvent, au bout de trois jours, quand les jambes sont enflées, alors ils remettent les jambes enflées dans les berniques, et les rebrisent tout derechef. A ces menaces le roi leur répondit qu'il était leur prisonnier, et qu'ils pouvaient faire de lui à leur volonté.
#### Négociation d'une rançon
Quand ils virent qu'ils ne pouvaient vaincre le bon roi par les menaces, ils revinrent à lui et lui demandèrent combien il voudrait donner d'argent au soudan, et avec cela il leur rendrait Damiette. Et le roi leur répondit que si le soudan voulait prendre de lui une somme raisonnable de deniers, il manderait à la reine qu'elle les payât pour leur délivrance.
Et ils dirent :
-- Comment est-ce que vous ne voulez pas dire que vous ferez ces choses ?
Et le roi répondit qu'il ne savait si la reine le voudrait faire, parce qu'elle était la maîtresse.
Et alors les conseillers retournèrent parler au soudan, et rapportèrent au roi que si la reine voulait payer un million de besants d'or, qui valaient cinq cent mille livres, il délivrerait le roi. Et le roi leur demanda sur leur serment si le soudan les délivrerait pour autant, au cas que la reine voulût le faire. Et ils retournèrent parler au soudan, et au retour firent serment au roi qu'ils le délivreraient ainsi. Et dès qu'ils eurent juré, le roi dit et promit aux émirs qu'il payerait volontiers les cinq cent mille livres pour la délivrance de ses gens, et Damiette pour la délivrance de sa personne ; car il n'était pas tel qu'il se dût racheter à prix d'argent.
Quand le soudan ouït cela, il dit :
-- Par ma foi, il est large le Franc de n'avoir pas marchandé sur une si grande somme de deniers ; or allez lui dire, dit le soudan, que je lui donne cent mille livres pour payer la rançon.
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#### Les prisonniers sont conduits au camp du soudan
Alors le soudan fit entrer les riches hommes dans quatre galères pour les mener vers Damiette. Dans la galère où je fus mis, fut le bon comte Pierre de Bretagne, le comte Guillaume de Flandre, le bon comte Jean de Soissons, monseigneur Imbert de Beaujeu, connétable de France ; le bon chevalier monseigneur Baudouin d'Ibelin et monseigneur Gui, son frère, y furent mis.
Ceux qui nous conduisaient en galère nous abordèrent devant un campement que le soudan avait fait tendre au bord du fleuve, de la manière que vous entendrez. Devant ce campement, il y avait une tour en perches de sapin et close à l'entour de toile teinte ; c'était la porte du campement. Et en dedans de cette porte, il y avait un pavillon tendu, là où les émirs, quand ils allaient parler au soudan, laissaient leurs épées et leur équipement. Après ce pavillon, il y avait une porte comme la première, et par cette porte on entrait dans un grand pavillon qui était la salle du soudan.
Après la salle, il y avait une tour telle que devant, par laquelle on entrait dans la chambre du soudan. Après la chambre du soudan, il y avait un préau, et au milieu du préau, une tour plus haute que toutes les autres, là où le soudan allait voir tout le pays et tout le camp. Du préau partait une allée qui allait au fleuve, là où le soudan avait fait tendre dans l'eau un pavillon pour aller se baigner.
Tout ce campement était clos de treillages de bois, et au dehors les treillages étaient couverts de toiles bleues, pour que ceux qui étaient dehors ne pussent voir dedans et les tours étaient toutes quatre couvertes de toile.
Nous vînmes le jeudi devant l'Ascension (28 avril 1250), en ce lieu où le campement était dressé. Les quatre galères où nous étions entre nous en prison, on les amena devant la tente du soudan. C'est dans un pavillon qui était assez près du campement du soudan qu'on descendit le roi. Le soudan avait ainsi réglé les choses : que le samedi devant l'Ascension on lui rendrait Damiette, et lui rendrait le roi.
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#### Conspiration des émirs : le soudan est assassiné
Les émirs que le soudan avait ôtés de son conseil pour y mettre les siens qu'il avait amenés de terres étrangères, tinrent conseil entre eux, et un sage Sarrasin parla en cette manière :
-- Seigneurs, vous voyez la honte et le déshonneur que nous fait le soudan, quand il nous ôte de l'honneur où son père nous avait mis. C'est pourquoi nous devons être certains que s'il se trouve dans la forteresse de Damiette, il nous fera prendre et mourir en sa prison, ainsi que son aïeul fit aux émirs qui prirent le comte de Bar et le comte de Montfort. Et pour cela, il vaut mieux, ainsi qu'il me semble, que nous le fassions occire avant qu'il nous échappe des mains.
Ils allèrent à ceux de la Halca, et leur requirent d'occire le soudan sitôt qu'eux auraient mangé avec le soudan, qui les en avait conviés.
Or il advint qu'après qu'ils eurent mangé, et comme le soudan s'en allait en sa chambre et avait pris congé de ses émirs, un des chevaliers de la Halca, qui portait l'épée du soudan, frappa le soudan de son épée même au milieu de la main, entre les quatre doigts, et lui fendit la main jusques au bras. Alors le soudan se retourna vers ses émirs, qui lui avaient fait faire cela, et leur dit :
-- Seigneurs, je me plains à vous de ceux de la Halca, qui me voulaient occire, ainsi que vous pouvez le voir.
Alors les chevaliers de la Halca répondirent tout d'une voix au soudan et dirent ainsi :
-- Puisque tu dis que nous te voulons occire, il nous vaut mieux t'occire que d'être occis par toi.
Alors ils firent sonner les timbales, et toute l'armée vint demander ce que le soudan voulait. Et ils leur répondirent que Damiette était prise, et que le soudan allait à Damiette, et qu'il leur mandait qu'ils y allassent après lui. Tous s'armèrent et piquèrent des éperons vers Damiette. Et quand nous vîmes qu'ils s'en allaient vers Damiette, nous fûmes en grand malaise de cœur, parce que nous croyions que Damiette était perdue.
120:75
Le soudan, qui était jeune et léger, s'enfuit dans la tour qu'il avait fait faire, avec trois de ses imans qui avaient mangé avec lui ; et cette tour était derrière sa chambre, ainsi que vous l'avez ouï ci-devant. Ceux de la Halca, qui étaient cinq cents à cheval, abattirent les pavillons du soudan et l'assiégèrent tout à l'entour et aux environs dans la tour qu'il avait fait faire, avec trois de ses imans qui avaient mangé avec lui, et lui crièrent qu'il descendît. Et alors il dit qu'ainsi ferait-il, pourvu qu'ils lui donnassent sûreté. Et ils dirent qu'ils le feraient descendre de force, et qu'il n'était pas dans Damiette. Ils lui lancèrent le feu grégeois, qui prit à la tour, qui était faite de planches de sapin et de toile de coton. La tour prit rapidement, en sorte que jamais je ne vis feu si beau et si droit.
Quand le soudan vit cela, il descendit à la hâte, et s'en vint fuyant vers le fleuve tout au long de la voie dont je vous ai parlé avant. Ceux de la Halca avaient défoncé toute la voie avec leurs épées, et comme le soudan passait pour aller vers le fleuve, l'un d'eux lui donna d'une lance parmi les côtes, et le soudan s'enfuit au fleuve, assez près de notre galère, là où nous étions. Un des chevaliers qui avait nom Faress-Eddin Octay, le fendit avec son épée et lui ôta le cœur du ventre, et alors il s'en vint au roi, la main tout ensanglantée, et lui dit :
-- Que me donneras-tu à moi qui t'ai occis ton ennemi, qui t'eût fait mourir s'il eût vécu ?
Et le roi ne lui répondit rien.
#### Nouvelles menaces et nouvelles négociations
Il en vint bien trente à notre galère, les épées toutes nues à la main, et au cou les haches danoises. Je demandai à monseigneur Baudouin d'Ibelin, qui savait bien le sarrasinois, ce que ces gens disaient ; et il me répondit qu'ils disaient qu'ils nous venaient trancher la tête.
Il y avait tout plein de gens qui se confessaient à un frère de la Trinité, qui avait nom Jean et était au comte Guillaume de Flandre. Mais, à mon endroit, il ne me souvint pas de péché que j'eusse fait ; mais je réfléchis que plus je me voudrais défendre et esquiver, et pis cela me vaudrait.
121:75
Et alors je me signai et m'agenouillai aux pieds de l'un d'eux, qui tenait une hache danoise à charpentier, et je dis : « Ainsi mourut sainte Agnès. » Messire Gui d'Ibelin, connétable de Chypre, s'agenouilla près de moi ; et le lui dis : « Je vous absous avec tel pouvoir que Dieu m'a donné. » Mais quand je me levai de là, je ne me souvins plus de chose qu'il m'eût dite ni racontée.
Ils nous firent lever de là où nous étions, et nous mirent en prison dans la sentine de la galère ; et beaucoup de nos gens crurent qu'ils l'avaient fait parce qu'ils ne nous voulaient pas assaillir tous ensemble, mais pour nous tuer l'un après l'autre. Là dedans nous fûmes dans une telle souffrance, le soir et toute la nuit, que nous gisions tout à l'étroit, au point que mes pieds étaient contre le bon comte Pierre de Bretagne, et les siens étaient contre mon visage. L'endemain les émirs nous firent tirer de la prison où nous étions, et leurs messagers nous dirent que nous allassions parler aux émirs pour renouveler les conventions que le soudan avait faites avec nous, et ils nous dirent que nous fussions certains que, si le soudan eût vécu, il eût fait couper la tête au roi et à nous tous aussi. Ceux qui purent y aller y allèrent ; le comte de Bretagne, le connétable et moi, qui étions grièvement malades, nous demeurâmes. Le comte de Flandre, le comte Jean de Soissons, les deux frères d'Ibelin et les autres qui se purent aider, y allèrent.
Ils s'accordèrent avec les émirs, en telle manière que sitôt qu'on leur aurait délivré Damiette, eux délivreraient le roi et les autres riches hommes qui étaient là ; car pour le menu peuple, le soudan l'avait fait emmener vers Babylone, excepté ceux qu'il avait fait tuer. Et cette chose il l'avait faite contrairement aux conventions qu'il avait avec le roi ; c'est pourquoi il semble bien qu'il nous eût fait tuer aussi, sitôt qu'il aurait eu Damiette. Le roi leur devait jurer aussi de les satisfaire de deux cent mille livres avant qu'il partît du fleuve, et de deux cent mille livres en Acre. Les Sarrasins, par les conventions qu'ils avaient avec le roi, devaient garder les malades qui étaient à Damiette, les arbalètes, les armures, les viandes salées, les engins, jusques à tant que le roi les enverrait quérir.
(*A suivre.*)
JOINVILLE.
122:75
### En haut les cœurs
LES JOURS DU TEMPS PASCAL s'enfuient dans le passé. Dans un mois à peine les jours diminueront, ramenant les fruits d'automne (si les pluies et les gelées du mois de mai en laissent), ramenant les neiges de l'hiver et le temps de l'Attente. Le temps est l'épreuve de la foi. Il faut que notre temps s'écoule en entier pour que notre foi trouve l'accomplissement des promesses et le temps éprouve sans cesse cette foi qui vise à l'éternité. Le glorieux jour de Pâques célèbre cette victoire de l'homme sur la mort. Sans doute cet homme victorieux était le Verbe éternel incarné ; mais c'est pour cela même qu'il était descendu dans notre chair. S. Paul dit : « Le Christ est ressuscité des morts comme prémices de ceux qui dorment. Car puisque c'est par un homme qu'il y a mort, c'est aussi par un homme qu'il y a résurrection des morts. Et comme en Adam tous sont morts, de même tous seront vivifiés dans le Christ. » (Cor. 15.)
123:75
Le baptême nous ensevelit dans la mort avec le Christ. Nous ressuscitons avec lui « grâce à la foi en l'opération de Dieu qui l'a ressuscité des morts. » La conséquence, S. Paul l'explique aux Colossiens : « Si vous êtes ressuscités avec le Christ, cherchez les choses d'en haut où le Christ est assis à la droite de Dieu. Goûtez les choses d'en haut, non celles de la terre. » (III, 1.) Hélas, les « choses d'en haut » sont peu recherchées par les chrétiens eux-mêmes. La grande tentation est de se laisser prendre aux choses de la terre en oubliant les choses d'en haut. Or elles sont liées étroitement ; comme choses matérielles mêmes qui concourent à l'achèvement de l'univers et le feront tel qu'il doit être pour sa transformation au jour du jugement.
Mais elles sont liées encore par l'intention qu'on y met et qui fait la valeur spirituelle d'un acte. Donner un verre d'eau est peu compliqué et peu coûteux. On peut le faire pour se débarrasser de l'assoiffé, ou par devoir, ou par amour. La seconde manière est bonne, elle vient de la loi naturelle qui commande cette solidarité entre les hommes, elle peut venir de la foi et de la crainte de Dieu qui est le commencement de la sagesse. Mais la dernière manière vient de la foi informée par la charité. L'assoiffé est assimilé au Christ lui-même. La conséquence est de nous faire entrer dès cette terre dans l'intimité avec le Christ et de nous faire vivre réellement dès ce temps dans l'éternité. S. Paul le disait beaucoup mieux à ses bons Colossiens : « Il nous a en effet arrachés à la puissance des ténèbres et nous a transportés dans *le royaume du fils de son amour.* »
Sur terre nous avons tous a accomplir des besognes terrestres. Notre devoir d'état, là où Dieu nous a placés, est notre obligation de chaque jour. C'est pour beaucoup une occupation pénible, pleine de préoccupations et de soucis graves. Mais nous pouvons être en même temps et par là même citoyens du ciel, enfants de la divine Providence qui nourrit les oiseaux et pare les fleurs d'un vêtement royal : « Votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Mais cherchez d'abord le Règne et sa justice ; le reste vous sera donné par surcroît. »
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La paix qui découle de la vraie sagesse vient donc de la connaissance de notre destinée. Qui néglige cette partie sur laquelle la foi nous instruit est malheureux. Depuis la Révolution la société entière est en pleine révolte pour négliger les enseignements de la foi. « Venez à moi vous qui êtes las et trop chargés ; et je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et recevez mes leçons, car Je suis doux et humble de cœur et vous trouverez dut repos pour vos âmes. Car mon joug est bénin et mon fardeau est léger. »
« Recevez mes leçons » ; « Je suis doux et humble de cœur ». Cela est fort oublié. Le monde contemporain, si fragile et transitoire, incapable même d'un semblant d'équilibre tombe (ce que disait Péguy de Taine et de Renan) « *dans la plus vieille erreur de l'humanité* » ; elle est de croire qu'on n'a jamais vu aussi intelligent que lui, aussi « averti », vraiment « adulte » enfin pour la première fois dans l'histoire ; adulte au point qu'il peut se passer de Dieu.
Nous assistons à une corruption générale de l'esprit dans les arts plastiques comme en théologie, en musique comme en philosophie. Les disputes acharnées entre catholiques, les anathèmes lancés contre d'autres chrétiens fidèles, ne rappellent guère la paix du Christ. Sous prétexte d'une transformation progressive des institutions dont personne ne nie la nécessité à chaque époque, on s'attaque à la nature des choses tant divines qu'humaines.
Or la nature des choses ne change pas : il y aura toujours deux sexes qui ne sont pas égaux mais complémentaires. En voulant faire de la femme l'égale de l'homme là où elle ne l'est pas, on tend à supprimer le rôle naturel où sa supériorité éclate : la femme est l'éducatrice du genre humain Une éducation manquée à dix ans l'est pour toute la vie, en dépit des études inférieures, supérieures, spéciales, moyennes ou secondaires et des diplômes y afférents. Or tout dans le comportement actuel détache la femme du rôle essentiel qui fait sa gloire.
125:75
Il y aura aussi toujours la famille. Les éducateurs savent qu'il est presque impossible d'avoir quelque influence sur les enfants dont la famille est médiocre ou mauvaise. Or tout concourt à dissocier la famille alors qu'il la faudrait renforcer et moraliser.
Les institutions ont une influence sur la vie morale elles peuvent même corrompre les hommes ; et nous avons depuis plus d'un siècle des institutions qui s'éloignent toujours davantage de l'esprit chrétien et de la simple loi naturelle. On veut les modifier dans un sens qui les en éloignera davantage encore. On croit que cette modification doit précéder la conversion. Mais la foi est un don surnaturel, gratuitement donné. C'est l'exemple de la foi et non un partage plus équitable des revenus qui peut communiquer la foi. Les saints sont les plus raisonnables et les plus pratiques des hommes, car le fond des choses, c'est « le mystère » qui est resté caché aux siècles et aux générations, mais qui maintenant a été révélé à ses saints. Car à eux, Dieu a voulu manifester quelle est la richesse de la gloire de ce mystère parmi les gentils, à savoir *le Christ en vous, lui, l'espérance de la gloire.*
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Nous ne rechercherons pas la nouveauté pour la nouveauté ; nous ne nous habillerons pas en civil pour nous voir appeler « joli cœur » (comme nous l'avons vu) à l'ombre d'une cathédrale. Nous savons que Dieu donne à certains hommes des aperçus neufs sur la création ou la Révélation ; nous désirons que toute nouveauté nous apprenne quelque chose sur l'ÊTRE ; mais les hommes ainsi doués sont très rares et ils sont en général rejetés par la société car celle-ci s'engoue facilement de modes nouvelles qui durent peu, et s'irrite des nouveautés réelles.
126:75
Nous avons entendu au Canada, dans les Pays-Bas, des prêtres, des religieux heureux de venir en France pour pouvoir porter la soutane dans les rues. Et chez nous on se bat pour être à la mode des laïcs -- qui donc se bat pour une nouveauté réelle (du moins en notre temps) comme la voie d'enfance de Thérèse, de Lisieux et son offrande à l'amour miséricordieux ?
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Mais nous sommes tous pécheurs, cette conviction devrait régler notre conduite. Quoi faire et comment faire ? Le Christ, ses apôtres et tous les saints nous l'enseignent. Il faut rechercher avant tout « les choses d'en haut » dans le train même de nos occupations journalières. C'est ce qui avec l'aide de Dieu a fait réussir S. Vincent de Paul dans les œuvres si nombreuses dont la Providence l'a chargé. Et il nous a donné son secret : « Ne voyant que Dieu dans toutes les personnes avec lesquelles je traitais habituellement, je me suis efforcé de ne rien faire devant les hommes que je n'eusse fait devant le Fils de Dieu si j'avais eu le bonheur de converser avec lui pendant les jours de ma vie mortelle. » « Béni » donc « soit Dieu, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ », nous dit S. Pierre, « qui selon sa grande miséricorde, nous a régénérés pour une *espérance vivante* par la Résurrection de Jésus-Christ d'entre les morts, en vue de l'héritage incorruptible, immaculé, inaltérable qui vous est conservé dans les cieux... »
S. Paul dans son épître aux Colossiens s'adresse par ricochet aux gens de Laodicée : « Je veux que vous sachiez le grand combat que je soutiens pour vous, pour ceux de Laodicée (ville toute proche de Colosse) et pour tous ceux qui n'ont pas vu mon visage en chair... » Nous avons voulu voir ce qu'était devenue cette chrétienté environ trente ans plus tard, quand S. Jean était à Pathmos.
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Hélas ! ne tombons pas dans « la plus vieille erreur de l'humanité » qui est de croire, comme dit Péguy, que nous sommes « ce qu'il y a de mieux dans le genre. » Baissons le nez et profitons des conseils : « Je connais tes œuvres, que tu n'es ni froid ni chaud. Que n'es-tu froid ou chaud ? Ainsi parce que tu es tiède, je vais te vomir de ma bouche. Tu dis : je suis riche, je me suis enrichi, je n'ai besoin de rien ; et tu ne sais pas que tu es malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu. Je te conseille de m'acheter de l'or éprouvé au feu pour t'enrichir, des vêtements blancs pour te vêtir et qu'on ne voie pas la honte de ta nudité, et un collyre pour oindre tes yeux afin que tu y voies... »
Ce n'est pas l'agitation qui est le contraire de la tiédeur ; on peut être tiède et agité. L'agitation pour les choses d'en bas est un signe de tiédeur. L'esprit de domination dans les affaires laïques est une chose d'en bas. On commence à apercevoir « les choses d'en haut » lorsque, comme S. Vincent de Paul, on « voit Dieu dans toutes les personnes avec lesquelles on traite habituellement ».
Baissons le nez, mes amis, baissons le nez et faisons ce qui est recommandé à l'Église de Laodicée : « Voici que je me tiens à la porte et que je frappe : si quelqu'un écoute ma voix et ouvre la porte j'entrerai chez lui et je dînerai avec lui et lui avec moi... Qui a oreille entende ce que l'Esprit dit aux Églises... »
Et si vous dites : Seigneur, quand as-tu frappé à ma porte ? Le Seigneur répondra : « Quand la parole de mes apôtres, ne fût-ce que par un semblant de hasard, est tombée sous tes yeux, comme aujourd'hui. »
D. MINIMUS.
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La grande inconnue de l'Orthodoxie
### L'Église orthodoxe russe hors frontières
par Alexandre TROUBNIKOFF
archiprêtre orthodoxe
Le P. Alexandre Troubnikoff est supérieur de la paroisse orthodoxe russe de la Résurrection, de N.-S. de Meudon (chapelle : 8 sentier des Bigots, Meudon). Il est directeur du Centre orthodoxe d'information et des « Nouvelles du monde orthodoxe » (15 rue des Capucins, Bellevue, Seine-et-Oise).
Il a bien voulu, à notre demande, exposer à nos lecteurs ce qu'est l' « Église orthodoxe russe hors frontières ».
C'est la première fois qu'en est faite une présentation complète dans une publication, française.
Ces frères chrétiens que la persécution, la séduction ou la corruption communistes cherchent à poursuivre, mais en vain, jusque dans les pays libres, nous leur exprimons notre vive et cordiale sympathie, et nous les assurons de nos prières.
1\. Généralités :\
Organisation de\
l'Église Orthodoxe
L'Église Orthodoxe attire actuellement à Elle les regards non seulement du monde religieux mais aussi du grand public. De nombreux ouvrages, en français, anglais, allemand et espagnol, décrivant cette Église sous tous ses aspects, paraissent en librairie.
129:75
La grande presse d'information lui accorde des lignes et même des colonnes. Les Patriarcats de Constantinople et de Moscou sont en vedette. Mais on a aussi beaucoup parlé de l'Église de Chypre, on parle de l'Église d'Hellade, de Roumanie et d'autres encore.
Le lecteur catholique peut être étonné de la diversité de ces Églises. Les orthodoxes se tiennent-ils à la conception protestante pour lesquels Église ou églises ou dénomination sont des termes équivalents ? Il nous faut donc indiquer dans ce préambule, que suivant la conception orthodoxe « l'unité organique de l'Église lui est donnée et elle se réalise dans les sacrements ». « Dans l'unité avec son évêque et dans l'unité de l'évêque avec son Église, chaque Église locale possède l'Église dans sa plénitude. Chaque évêque est dans son diocèse le locum tenens du Christ » (v. Exposition de la Foi orthodoxe des Patriarches Orientaux. Chap. I, Réponse 85). « C'est cette unité de l'épiscopat, cet accord dans la Foi, la vie et la charité qui constituent le fondement d'un groupement d'Églises réalisant ce que l'on appelle généralement une Église locale » (v. « Istina » publication catholique N° 1-1954).
On distingue donc 9 Églises autocéphales (Patriarcats) et 6 Églises autonomes, toutes unies dans une Foi commune.
2\. La grande inconnue
Nous avons dit que l'Église de Moscou est mise en vedette par la grande presse. Ses représentants voyagent à travers le monde libre et tiennent des conférences de presse. Ce monde libre invite avec insistance le Patriarcat d'envoyer ses délégués aux conférences religieuses et autres qui se tiennent si souvent de nos jours où on cherche à se connaître et s'unir. Que cette Église n'est pas libre, qu'Elle est asservie, de cela on n'en parle pas, à l'exception de quelques rares périodiques (des articles très détaillés sur ce sujet ont paru entre autres dans « Est et Ouest »). Encore moins n'est-il pas parlé de l'Église orthodoxe russe hors frontières, qui, dans le Monde encore libre, se dit représentant de l'Église Russe en communion avec l'Église clandestine qui existe en U.R.S.S. (comme durant la seconde guerre mondiale des groupements représentaient à Londres leurs pays asservis et occupés).
130:75
Cette méconnaissance volontaire ou involontaire s'est particulièrement manifestée lors de la première session du Concile Vatican II. Nous l'avons personnellement entendu exprimer par des spécialistes incontestés des questions religieuses orthodoxes et russes et lu sous leurs plumes.
Pour présenter cette Église libre, quelques mots d'histoire religieuse russe sont nécessaires.
3\. L'Église russe de 1917 à 1922.
En 1721, Pierre le Grand remplace la direction de l'Église du Patriarche par un Synode d'évêques. En 1917, le Concile pan-russe élisait un patriarche, Mgr Tikhon. Dès les premières semaines de sa réunion, le Concile publia des messages au peuple russe, messages qui condamnaient les premiers méfaits du régime communiste. Et, le 19 janvier 1918, le Patriarche Tikhon lançait l'anathème sur les communistes et leur pouvoir. « ...par l'autorité à nous donnée par Dieu... nous vous anathématisons... » Le Concile contresigna ce mandement le lendemain. Par cette sentence solennelle, sans réticences, portée par la plus haute autorité de l'Église Orthodoxe -- un Concile -- les communistes sont pour toujours excommuniés.
L'année 1918 vit se déclencher la guerre civile. Des armées « blanches » (par opposition aux « rouges ») se formèrent dans les provinces Nord, Sud et Est (en Sibérie) du pays. De ce fait, de nombreux diocèses se sont trouvés coupés du Patriarche et de son administration centrale. Ainsi, le 20 novembre 1920, par mandement N° 362, le Patriarche Tikhon, encore libre de ses actes et décisions, prescrivit à tous les évêques russes, séparés de lui « par des frontières d'État ou fronts militaires », de s'unir entre eux et de créer un organisme administratif pour diriger l'Église hors des frontières de la Russie, jusqu'au jour où la liberté de communication et la liberté d'action du Patriarche de Moscou seraient rétablies.
131:75
Ce mandement avait été déjà devancé dans son esprit en mai 1919, Mgr Agaphangel avait convoqué à Stavropol, au Caucase, un Concile du Sud de la Russie qui organisa une « administration supérieure ecclésiale ». Le Métropolite Antoine (théologien de premier plan de l'orthodoxie du XX^e^ siècle, premier candidat par le nombre de voix portées sur lui au trône patriarcal en 1917 ; le patriarche fut élu par tirage au sort parmi trois noms des candidats ayant eu le plus grand nombre de voix ; réformateur de l'Église Russe au début du siècle) fut porté à la présidence de cette administration en novembre 1919. Cet organisme administratif fut reconnu par le Patriarcat de Constantinople en décembre 1920.
En mai 1922, le Patriarche Tikhon, cette fois prisonnier et contraint (la persécution sanglante battant son plein en Russie : de 1918 à 1922, 25 évêques furent affreusement martyrisés, 6.775 prêtres martyrisés eux aussi, des dizaines d'évêques, des centaines de prêtres et religieux et des milliers de laïcs déportés) prescrivit de fermer l'Adininistration supérieure ecclésiale. Le 30 août 1922, les évêques qui avaient émigré avec leurs fidèles, décidèrent la dissolution de l'Administration et de confier la direction de l'Église à un Synode permanent d'évêques élus par un Concile d'Évêques qui se réunit tous les trois ans.
4\. L'Église russe dans l'émigration.
Mgr Antoine accompagné d'un groupe d'évêques, après un séjour à Constantinople se vit offrir l'hospitalité par l'Église Orthodoxe Serbe. C'est de Sremsky-Karlowtzy que l'Église Orthodoxe Russe Hors Frontières disséminée de par le monde entier sera dirigée jusqu'à la fin de la seconde Guerre Mondiale.
C'est en Yougoslavie qu'en 1921 s'est tenu le premier Concile de l'Église Hors Frontières auquel assistaient 155 délégués dont 24 évêques ou archevêques, venus de tous les pays du monde. Ce Concile, après avoir étudié l'organisation de la vie paroissiale, les divers courants hérétiques qui s'infiltraient dans la masse des fidèles (franc-maçonnerie, théosophie, spiritisme, -- tous condamnés) adressa un appel à la Conférence internationale de Gênes, appel dont certains termes sont prophétiques :
132:75
« ...deux cents millions de Russes ne peuvent y faire entendre leurs voix car on ne peut considérer en tant que ses représentants les délégués de ses oppresseurs, de même qu'au Moyen Age les Huns ne pouvaient pas être considérés comme les représentants légaux des peuples francs et germaniques... (état de chose exact de nos jours)... L'émigration russe réunie en Concile... s'adresse unanime à la Conférence Mondiale pour la supplier de sauver le peuple russe... Que d'énergies sont dépensées par les gouvernements pour lutter contre les éléments de désordre... La Conférence Mondiale en acceptant dans ses rangs des assassins, des tyrans, des ennemis de la liberté, donne une arme terrible à tous les éléments criminels, amoraux et antireligieux de leurs populations réciproques... Si les gouvernements rejettent toutes considérations morales... nous assisterons aux mêmes scènes de torture, persécutions sanglantes, violences et despotisme, qui eurent lieu en Russie, dans d'autres pays d'Europe et d'autres continents... »
La Conférence de Gênes n'accorda aucune attention à cet appel et le monde libre en a subi les conséquences.
Au point de vue administratif, l'Église Hors Frontières organisa 4 métropoles : Extrême-Orient, Europe Centrale, Europe Occidentale, Amérique. Elle apporta son expérience à la jeune Église Serbe et concourut à la restauration du monachisme serbe. Des monastères russes, centres d'édition et de spiritualité, s'organisèrent en Europe (surtout à Ladomirova en Slovaquie) et en Amérique. Des livres liturgiques sont édités et leurs volumes iront garnir les lutrins des églises qui s'ouvrent partout. (L'effort des orthodoxes russes pour avoir un lieu de culte fut admirable. Rien qu'en France près de 120 églises furent ouvertes : constructions en dur de grandes églises comme l'église Saint-Nicolas à Lyon et en plus petit, à Sainte-Geneviève des Bois près Paris, ou encore au cimetière militaire de Mourmelon, près Reims, dans des baraques, des locaux cédés par des administrations employant des orthodoxes, des locaux loués ou achetés.) En 1925-27 l'Église fut déchirée par la séparation du Métropolite Euloge qui s'en sépara pour reconnaître l'obédience de Moscou, puis celle de Constantinople, pour revenir encore à Moscou en 1945.
En 1936, Mgr Antoine meurt et le Concile d'évêques porte à la tête de l'Église Russe Hors Frontières Mgr Anastase, doyen du corps épiscopal russe, un des candidats lui aussi au patriarcat en 1917, prélat de très haute spiritualité en même temps qu'administrateur éprouvé.
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A la fin de la seconde Guerre Mondiale, l'avance des troupes soviétiques jusqu'à la Yougoslavie obligea les Russes « blancs » avec leurs évêques, de partir pour l'Autriche puis l'Allemagne. D'Allemagne, puis de Suisse partirent les mandements qui répondaient en les repoussant aux invitations du Patriarche de Moscou de reconnaître son obédience.
Actuellement le Synode d'Évêques siège à New York. C'est là que se réunira en 1966 le troisième Concile général de l'émigration, avec participation de délégués du clergé et des fidèles laïcs.
5\. Organisation statistique et activités\
de l'Église Russe Hors Frontières.
L'Église Orthodoxe Russe Hors Frontières est actuellement présente sur les cinq continents. Par son importance numérique elle vient immédiatement après l'Église d'Hellade et le Patriarcat de Constantinople, bien avant les antiques patriarcats d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem.
Le nombre de fidèles qui reconnaissent son obédience ne peut être indiqué avec précision, mais il est supérieur à 500 000. (Alexandrie, 150 000 ; Antioche, 300 000, et Jérusalem, 75 000.)
Administrativement elle est divisée en 15 diocèses et 6 doyennés, ces derniers soumis directement à l'autorité du Synode. Les diocèses sont administrés par 14 évêques (ou archevêques) assistés de 8 évêques vicaires. De par le monde elle dispose de 250 églises et compte 174 groupements de fidèles. (Chacun de ces groupements n'est pas suffisamment important pour avoir une église et un prêtre. Ils sont périodiquement desservis, le culte étant célébré dans des locaux privés, en location, ou prêtés par des groupements chrétiens non orthodoxes de la région. Presque toujours ce sont les protestants qui prêtent leurs temples.) Près de 400 prêtres (séculiers ou réguliers) desservent ces paroisses et groupements.
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Il va de soi que ces chiffres varient : des décès de prêtres et des ordinations ont lieu, l'ouverture d'une industrie dans un lieu donné ou l'arrivée d'un groupe de réfugiés dans un hospice ou une maison de retraite provoque la création d'un nouveau groupement et même d'une paroisse.
Ces paroisses et groupements se trouvent en Amérique, Alaska, Canada, États-Unis, Mexique, Venezuela, Brésil, Chili, Paraguay, Argentine (jusqu'en la Terre de Feu) ; en Australie : 2 diocèses englobent aussi la Nouvelle-Zélande et la Tasmanie. En Afrique des paroisses existent en Tunisie, Algérie, Maroc, Égypte, à Johannesburg, en Éthiopie ainsi que des groupements à Durban (Natal), à Capetown, en Angola. En Europe le diocèse de l'Europe Centrale est important par ses paroisses disposant souvent de belles églises datant de l'époque de l'Empire Russe. Le diocèse de l'Europe Occidentale comprend la France, le Benelux, la Grande-Bretagne et l'Irlande, la Suisse et l'Italie. En Asie Mineure, en plus des doyennés d'Iran, Liban et d'Inde (une mission orthodoxe russe au Malabar), la mission et les monastères de Jordanie jouent un rôle important. La mission possède 6 parcelles territoriales englobant des « lieux saints ». Le Monastère féminin de Béthanie comptant 34 religieuses possède un internat et une école comptant, suivant les années, de 60 à 100 élèves (jeunes filles arabes), un dispensaire recevant jusqu'à, 100 malades par jour, une école d'infirmières. Le monastère de l'Ascension compte 110 religieuses. Un atelier de confection d'ornements et de peintures d'icônes lui est adjoint. L'importance de la mission et des monastères peut être exprimée en disant qu'ils sont la conscience du monde orthodoxe du Proche Orient. On sait que le Proche Orient est très travaillé par la propagande soviétique qui utilise dans ces pays aux minorités autochtones orthodoxes très influentes par leur place dans la vie économique et politique, le canal religieux. Les visites de prélats soviétiques, les invitations de prélats locaux en U.R.S.S., dons en espèces souvent très importants, sont des faits fréquents et réguliers. Cette propagande par le canal religieux est facilitée par le fait que certains prélats et dirigeants orthodoxes arabes doivent leur formation à l'Église sœur russe, car avant la première guerre mondiale de nombreux orthodoxes du Proche-Orient se rendaient en Russie pour y faire ou compléter leurs études dans des séminaires et Académies Théologiques de l'Empire.
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Au milieu de ce monde ébloui par la largesse et la sollicitude d'une Église sœur dont on ne Peut au cours d'un voyage dirigé réaliser l'asservissement, la Mission et les deux monastères résistent avec fermeté. Vivant de privations, dans un état proche de la misère (les quêtes faites dans l'émigration arrivent avec peine à subvenir au strict nécessaire), la Mission et les monastères subissent des pressions morales des milieux religieux ou économiques. Ces pressions sont toutes repoussées et les moines et religieuses refusent obstinément de renier l'Église Orthodoxe Russe Hors Frontières, de quitter son obédience (ce qui leur aurait été matériellement très profitable) et d'avoir un contact quel qu'il soit avec Moscou.
Selon la conception spiritualiste orthodoxe, la vitalité d'une Église s'évalue d'après ses monastères. L'Église Orthodoxe Russe Hors Frontières en compte 10 pour hommes et 7 féminins. Ils se trouvent en Allemagne (un pour hommes, près Munich), en France (un féminin à Fourquex, près St-Germain-en-Laye). Ce monastère est un centre de spiritualité important recevant de nombreux pèlerins tant orthodoxes que non orthodoxes. Deux monastères (un pour homme et un pour femmes) se trouvent en Australie, un féminin est au Chili, trois ainsi que nous l'avons vu sont en Jordanie et les autres se trouvent aux États-Unis et au Canada.
L'activité de l'Église O.R.H.F. s'exprime en premier lieu par la desserte de ses fidèles et l'érection d'églises (une dizaine d'églises par an surtout en Australie et les Amériques). Mais pour célébrer les offices et nourrir spirituellement les fidèles, des livres sont nécessaires. L'Église Orthodoxe Russe Hors Frontières s'est donc mise à imprimer dès les premières années de son existence. Le monastère de St-Job de Potchaïev (en Slovaquie jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale et à Jordanville aux États-Unis actuellement) a fait paraître quatre éditions de recueils complets de livres liturgiques. La troisième édition a paru durant la guerre et ses exemplaires allèrent dans les églises des camps de réfugiés et celles réouvertes dans les territoires de l'U.R.S.S. occupés par les Allemands. Quant à la quatrième édition elle soutient tout à son avantage la comparaison avec les éditions d'avant la révolution. En plus de livres liturgiques ont paru et paraissent toujours des évangéliaires, des psautiers, des rituels et ordo, des livres de prières, des recueils de vies des saints, d'histoire sainte, des catéchismes, des brochures apologétiques, des œuvres des Pères et de spiritualité, d'histoire religieuse, etc. etc.
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A côté de l'imprimerie de Jordanville, de nombreux ouvrages sont édités par « Monastery Press » animé par Mgr Vitaly, actuellement au Canada, par « Looch Printing and Publishing C° » du monastère féminin de N.-D. de Vladimir à San Francisco, la « Diocesan Publishing House » à New York et les Éditions de St-Job de Potchaïev de Munich. Neuf périodiques dont deux en anglais et deux en français paraissent régulièrement sans compter de nombreux bulletins diocésains ou paroissiaux. Certains sont imprimés, d'autres ronéotypés. Certaines de ces éditions ont été reprises par des éditeurs orthodoxes grecs ou américains et éditées en anglais. Enfin il faut mentionner les publications d'ouvrages écrits par des membres du clergé ou des laïcs relevant de l'obédience de l'Église Russe Hors Frontières, édités par diverses éditions non ecclésiales.
L'importance des publications (ouvrages et périodiques) de l'Église Russe H.F. la met dans ce domaine aussi en première place (après l'Hellade et Constantinople) de l'Orthodoxie. Quant au Patriarcat de Moscou, son activité dans le domaine de l'édition est insignifiante. Chacun comprendra que ce n'est pas sa faute.
Indiquons qu'un séminaire, reconnu en tant qu'établissement d'enseignement supérieur, fonctionne au monastère de Jordanville (États-Unis).
6\. Bases canoniques\
de l'Église Russe\
Hors Frontières.
Il est certain qu'une importance numérique et même une grande activité spirituelle ne peuvent être des preuves de légalité canonique.
L'opposition absolue de l'Église R.H.F. à Moscou lui vaut d'être attaquée par le Patriarcat de Moscou (contraint à le faire), qui affirme à tous ceux qui veulent l'entendre que cette Église n'est pas canonique et qu'elle est même schismatique. A notre regret nous avons constaté que ce point de vue a été repris par des auteurs orthodoxes et catholiques connus en tant que spécialistes des problèmes religieux russes, mais adhérant aux tendances décrites par J. Madiran, dans *La Technique de l'esclavage* ([^18])*.* Tout au mieux, on insinue que la canonicité de l'Église R.H.F. peut être mise en doute.
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Parlant d'elle, ces auteurs la désignent sous le vocable, emprunté au vocabulaire de Moscou, de « Juridiction de Karlovtzy ». Les plus bienveillants parlent d'une « Église Synodale de New York ».
Sur quoi donc repose la canonicité de cette Église ?
Nous avons vu au début de cette étude qu'un anathème lancé dans des conditions absolument canoniques avait été proclamé contre les communistes. A la suite de quoi l'Église R.H.F. est tenue de respecter cet anathème et doit se garder de tout contact avec les communistes et ceux qui les servent.
Nous avons vu aussi que cette Église s'était organisée comme suite d'un mandement du Patriarche Tikhon, libre au moment où ce mandement était rédigé, dont la canonicité ne peut donc être mise en doute. Ce mandement prescrivait aux évêques en émigration de s'organiser entre eux, sans rapports avec le Patriarcat jusqu'à ce que ce dernier redevienne libre de ses activités administratives. Les personnes de bonne foi savent que ce Patriarcat n'est toujours pas libre (voir entre autres *Est et Ouest,* n° 292 paru en janvier 1963 : « L'Église orthodoxe (officielle) de Russie et la politique internationale de l'U.R.S.S. »). Les orthodoxes russes de la diaspora n'ont donc pas à changer leur position.
Mais il y a aussi, pour confirmer la canonicité orthodoxe de l'Église R.H.F., des décisions de conciles œcuméniques et de Synodes d'Églises autocéphales.
Le Synode de 692, appelé deuxième concile trullien (parce que réuni au palais impérial de Constantinople dans la salle de la Coupole -- en grec trullos), ou encore Synode Quini-Sexte parce qu'il compléta les V^e^ et VI^e^ Conciles œcuméniques, décidait dans ses 37^e^ et 39^e^ canons que :
138:75
« Dans le cas où un évêque avec son peuple est obligé de passer dans le territoire d'une autre Église autocéphale, l'évêque conserve par-devers lui sur ce nouveau territoire tous les droits qu'il avait sur son ancien territoire, tant dans l'administration intérieure que dans ses rapports entre les Églises. Il représente une Église indépendante de l'autorité (ecclésiale) locale. Cette Église restera autocéphale, si elle était autocéphale sur son ancien territoire. »
Ce canon avait été voté à la suite de l'arrivée dans le diocèse de l'Hellespont des chrétiens orthodoxes de Chypre avec leurs évêques, fuyant l'invasion turque.
Treize siècles plus tard, le 6 décembre 1927, le Concile d'évêques de l'Église Serbe déterminait que :
« D'après les canons de la Sainte Église Orthodoxe, lorsqu'une hiérarchie orthodoxe avec ses fidèles se voit obligée, par suite de persécutions, de se transporter sur le territoire d'une autre Église indépendante, elle (la hiérarchie) a droit d'organisation et d'administration propre. »
C'est dans une situation semblable à celle de l'Église R.H.F. que s'est trouvée l'Église de Grèce au début du XIX^e^ siècle.
Cette Église relevait de la juridiction du Patriarcat de Constantinople. Quand en 1819-20 une révolte contre la domination turque éclata en Grèce, le Gouvernement Turc en menaçant de mort sous tortures le Patriarche, exigea de lui l'excommunication des mutins. Le Patriarche se soumit. Les Grecs sachant parfaitement dans quelles conditions l'excommunication avait été proclamée, la déclarèrent non valable et décidèrent que l'Église d'Hellade serait autocéphale jusqu'au jour où le Patriarche de Constantinople deviendrait parfaitement libre et indépendant d'un pouvoir non orthodoxe et non chrétien. Lorsqu'à la suite des guerres du XX^e^ siècle, la Grèce s'est territorialement agrandie, la juridiction de l'Archevêque d'Athènes, qui porte le titre de Béatitude, s'étendit sur ces territoires qui relevaient précédemment de l'autorité de Constantinople.
Ainsi l'Église Orthodoxe reconnaît que la nécessité de conserver la liberté d'action et de se garder de toute influence d'un Pouvoir non orthodoxe, permet la séparation provisoire d'une partie de l'Église de l'Église Mère.
Signalons que la voie choisie par les Russes émigrés a été suivie par les Bulgares, qui ont aux États-Unis où ils sont les plus nombreux, une Église Orthodoxe bulgare libre. Les Roumains eux aussi ont une Église Orthodoxe roumaine libre, qui a des paroisses en Allemagne, en France, au Canada, aux États-Unis et en Amérique Latine. C'est dans cette Église Libre que s'est fait ordonner prêtre le jour de l'Ascension 1963, le célèbre écrivain roumain Virgil Georgiu.
139:75
On voit donc que l'existence d'une Église Russe indépendante dans la diaspora se justifie et a des précédents historiques.
Mais des questions d'ordre théologique nous avaient été posées : des personnalités du monde protestant nous ont demandé comment concilier notre opposition absolue au pouvoir de Moscou et le précepte de saint Paul « que chacun soit soumis aux autorités constituées » (Rom. XIII, 1), ainsi que l'affirmation de l'Apôtre que « celui-là qui s'insurge contre l'autorité se révolte contre l'ordre divin » (Rom. XIII, 2). On nous a montré l'exemple des nombreux prélats de l'U.R.S.S. parmi lesquels il y a des personnes de valeur morale indiscutable, reconnaissant ce pouvoir. Ne devons-nous pas, nous et nos vingt-cinq évêques, suivre l'exemple de cette masse de prélats et nos frères dans la Foi ?
Nos lecteurs savent que la théologie catholique a posé des limites au degré d'obéissance due au Prince. L'Encyclique *Pacem in terris* a rappelé que les décisions du Pouvoir ne sont pas toujours obligatoires aux fidèles. La théologie orthodoxe russe, elle aussi, a délimité la soumission due aux autorités établies. Au XVI^e^ siècle, saint Joseph de Volotsk écrivait « qu'il se doit d'obéir à César dans la mesure où César sert la Loi de Dieu, mais s'il se trouve que César régnant sur des hommes se laisse gouverner lui-même par des passions mauvaises, amour de l'argent, colère, tromperie et mensonges et surtout l'impiété et l'offense de *Dieu*, il n'est pas un serviteur de *Dieu,* mais c'est un diable, ce n'est pas César mais un Tyran. Un tel César ne doit pas être obéi... même sous la torture ou la mort ».
Quant au fait réel que de nombreux prélats se soumettent au Pouvoir, l'Histoire de l'Église montre que ce n'est pas ceux qui se soumirent ou qui se sont tus qui furent portés sur les autels, mais bien ceux qui se sont opposés :
Saint Ambroise de Milan s'est opposé à l'Empereur Théodose.
Saint Basile le Grand s'est opposé à l'Empereur Julien.
Saint Jean Chrysostome fut déposé par le Concile du Chêne dont les prélats étaient soumis au Basilius auquel s'opposait saint Jean.
140:75
Saint Philippe de Moscou est mort pour s'être opposé à Jean IV...
Tous ces saints sont pour nous des exemples et leurs actes justifient et expliquent qu'un servilisme inconditionnel est contraire à l'esprit de l'orthodoxie.
7\. L'Église R.H.F. dans ses rapports\
avec les Églises orthodoxes\
autocéphales et autonomes.
Les auteurs spécialisés dans les questions religieuses russes dont nous parlions plus haut étayent leur thèse de la non canonicité de l'Église R.H.F. par l'affirmation (sans preuves d'ailleurs) que cette Église n'est reconnue par aucune des Églises autocéphales et autonomes.
Il faut convenir qu'après la seconde guerre mondiale, lorsque le Patriarcat de Moscou a reçu du Pouvoir athée et militant contre la Religion, l'autorisation de sortir de l'U.R.S.S. et de distribuer de substantiels secours aux vénérables et antiques Églises démunies, certains hiérarques de ces Églises se retinrent d'afficher ouvertement des sentiments fraternels envers l'Église des émigrés. Mais nous pouvons affirmer que du premier jour de l'émigration à ce jour, la cocélébration et l'intercommunion ont toujours existé. Or de la cocélébration et de l'intercommunion sont exclus absolument ceux qui ne sont pas absolument canoniques et orthodoxes.
Nous croyons bon d'indiquer ici quelques faits soulignant la reconnaissance de l'Église Russe H.F. en tant que telle :
*Patriarcat de Constantinople :* Dès l'arrivée à Constantinople de l'Armée du Général Wrangel et de la masse des émigrés (novembre 1920), l'Administration Supérieure Ecclésiale chargea le Métropolite Antoine et l'évêque Benjamin de prendre contact avec le locum tenens du trône patriarcal de Constantinople, le Métropolite Dorothey « afin de mettre au point les rapports canoniques ». Le 2 décembre 1920 le Patriarcat faisait savoir que l'Administration Supérieure Ecclésiale des émigrés russes était reconnue en tant qu'ayant juridiction sur les émigrés résidant dans divers pays orthodoxes.
141:75
Lorsqu'en 1923 le Patriarche de Constantinople avait convoqué une première réunion anté-préparatoire d'un futur Concile Pan-orthodoxe, Mgr Anastase, représentant de l'Église R.H.F., y assista de plein droit et y joua par ses interventions un rôle de premier plan.
Des années plus tard, aux États-Unis, l'actuel Patriarche, alors archevêque cocélébra avec l'archevêque Vitaly de l'Église R.H.F. au sacre de l'évêque de Détroit, Jeronini (décédé en 1957).
Enfin, après le deuxième guerre mondiale, S. S. le Patriarche Athénagore a assisté à plusieurs reprises aux messes de l'Église russe de Constantinople. Ces visites eurent lieu en 1955, 57, 58 et 62. Chaque fois, Sa Sainteté a pris la parole pour féliciter les émigrés pour leur fidélité à la Foi et en 1962 a déclaré comprendre les motifs de rejet de son invitation à la chorale de venir chanter lorsqu'il recevra le Patriarche de Moscou Alexis.
Enfin, ses évêques en Europe Occidentale (France) cocélèbrent souvent avec les évêques et des prêtres de l'Église R.H.F.
*Patriarcat d'Alexandrie :* Des paroisses de l'Église R.H.F. se créèrent dès le début de l'émigration en Égypte, en Tunisie, en Algérie et en Éthiopie. Après la seconde guerre mondiale des paroisses se sont créées en Afrique du Sud et au Maroc. Tous ces pays se trouvent dans la sphère sur laquelle s'étend la juridiction du Patriarche d'Alexandrie. Les prêtres russes dès cette époque et à ce jour célèbrent souvent dans des églises grecques, lorsque celles-ci n'ont pas de prêtre. Réciproquement lorsque les Russes n'ont pas de prêtre à eux et qu'un prêtre grec se trouve à proximité, il ne manque pas de desservir les Russes. Actuellement dans certaines villes de l'Afrique du Nord les prêtres grecs et russes se concertent avant de fixer leurs vacances, se confiant à tour de rôle leurs ouailles.
En 1935 un évêque du Patriarcat d'Alexandrie a cocélébré au sacre de l'évêque de Détroit. En 1952 lorsqu'un archiprêtre de l'Église R.H.F. se rendit en Afrique du Sud, S. B. le Patriarche lui donna l'autorisation de desservir aussi les Grecs isolés qu'il rencontrerait. A Johannesbourg cet archiprêtre trouva auprès de l'archevêque grec un accueil paternel et fraternel.
142:75
*Patriarcat d'Antioche :* Un évêque du Patriarcat cocélèbre lui aussi au sacre de l'évêque de l'Église R.H.F. aux États-Unis en 1935. En 1936, S.B. le Patriarche d'Antioche s'adressa à l'archevèque Vitaly, qui était à la tête de l'Église R.H.F. aux États-Unis, et le pria de sacrer, assisté de ses évêques, un évêque syrien, Mgr Antoine Bachir. (Actuellement Mgr Antoine dirige les paroisses du Patriarcat en Amérique du Nord. En 1958 lors de l'élection du successeur du Patriarche Alexandre III décédé, Mgr Antoine fut une des personnalités les plus marquantes du Synode.)
Enfin, lorsqu'en 1956, un hiérarque du Patriarcat d'Antioche se rendit au Venezuela, il ne manqua pas de célébrer, assisté de prêtres russes, dans une église relevant de l'obédience de l'Église R.H.F.
*Patriarcat de Jérusalem :* S. B. le Patriarche actuel subit une forte pression de la part de Moscou, aussi se montre-t-il peu fraternel vis-à-vis de l'Église russe H.F., malgré qu'en 1921 cette Église ait rendu un grand service à l'Église qu'il préside. Après la première guerre mondiale, S.B. le Patriarche Damien s'était trouvé seul, sans évêques. Mgr Anastase (actuel président du Synode d'évêques de l'Église R.H.F.), qui venait d'arriver de Constantinople pour prendre en mains les biens russes en Terre Sainte, à la demande de Sa Béatitude cocélébra au sacre d'évêques pour le patriarcat. (Le sacre d'évêques exige un minimum de trois, ou à la rigueur deux évêques consécrateurs.) Ainsi grâce à l'Église R.H.F. Sa Béatitude put reformer un synode canonique.
*Patriarcat de Serbie :* Nous avons vu plus haut les termes d'une décision synodale du patriarcat Serbe. A la suite de cette décision l'Église R.H.F. a vécu en Serbie et de là administra tous ses diocèses, y convoqua des conciles généraux, y jouissait de tous les droits d'une Église autocéphale canonique. La cocélébration de ses prêtres avec des prélats et prêtres de l'Église R.H.F. sont choses courantes aujourd'hui.
*Opinion des délégués orthodoxes à la réunion pan orthodoxe de Rhodes* (automne 1961) : Des journalistes orthodoxes à Rhodes ayant interviewé tous les prélats de douze Églises locales présentes à la conférence, n'ont pas manqué de parler de l'Église R.H.F. qui, sur l'insistance de Moscou, n'avait pas été invitée.
143:75
Aucun n'a parlé de « juridiction de Karlowtzy », aucun n'a émis un avis défavorable sur son compte, ni exprimé un doute quant à sa canonicité. Bien plus, ce furent de nombreuses expressions de sympathie qu'il fut donné d'entendre.
8\. L'Église Orthodoxe Russe H.F.\
et les tribunaux civils.
Certes la décision d'un tribunal civil quel qu'il soit ne peut servir d'argument pour étayer la canonicité d'une Église chrétienne. Néanmoins les attendus de deux jugements valent d'être cités ici.
Deux procès, l'un en 1939 et l'autre en 1948, se plaidèrent aux États-Unis. Dans le premier cas c'est l'évêque qui fut obligé de plaider pour obtenir la restitution d'une église, dans le deuxième cas ce fut la paroisse constituée en association culturelle qui réclamait elle aussi son église. Les attendus occupèrent des pages entières. Les juges américains, avec une conscience exemplaire, entreprirent l'étude de l'histoire de l'Église orthodoxe et du droit canonique. Dans les deux cas, les conclusions furent les mêmes : l'Église orthodoxe R.H.F. est une Église « valable » du point de vue orthodoxe et peut se prévaloir de son titre d'Église russe libre dans le monde libre et par suite de posséder l'héritage de l'Église russe actuellement asservie.
9\. L'Église Orthodoxe R.H.F.\
et la chrétienté non orthodoxe.
*a*) Rapports avec les catholiques. Des rapports personnels d'amitié fraternelle existent dans certains endroits. Des catholiques viennent en aide à des groupements orthodoxes ainsi qu'à des personnes isolées et cela à titre purement fraternel. C'est ainsi que S. Exc. Mgr Beaussart, de regrettée mémoire, a rendu possible par son entremise active la venue en France du monastère féminin de N.-D. de Lesna (actuellement à Fourqueux), qui les premiers mois de son séjour en France fut hébergé par un couvent catholique de Saint-Cloud.
144:75
En province on commence à nous prêter usage d'églises ou chapelles pour y célébrer la messe ou donner une absoute. (Nous avons personnellement profité de cette aide à plusieurs reprises.) Des périodiques catholiques rendent compte de nos activités, comptes rendus souvent rédigés par des fidèles de l'Église R.H.F.
A l'échelon supérieur, l'Église R.H.F., dès réception de l'invitation d'envoyer des observateurs au Concile Vatican II, a accepté cette invitation et délégua en plus d'un archiprêtre, un évêque, Mgr Antoine, de Genève.
Le sermon prononcé par Mgr Antoine en l'église russe de Rome, le 14 octobre 1962 (c'est-à-dire après l'ouverture du Concile Vatican II) exprime très nettement, comment et dans quel domaine l'Église R.H.F. voit la possibilité de se rapprocher des catholiques.
Après avoir dit que : « L'Église a pour tâche de conserver la Vérité Divine révélée aux hommes par le Fils de Dieu incarné » et « que nous, chrétiens du XX^e^ siècle, n'avons pas été autorisés par personne de changer quoi que ce soit à la Vérité Divine, ni à la rogner », Monseigneur déclara :
« Dans tous les efforts d'unifier le monde chrétien, nous devons, sans nous laisser entraîner par la possibilité d'une réunion prompte et complète de tous en une seule Église du Christ, établir dès le début des limites possibles et réelles de notre rapprochement. Or ce rapprochement est possible et indispensable, surtout actuellement -- face à l'athéisme militant mondial qui menace le monde entier et toutes les religions, qui attaque sur tous les fronts, ne dédaignant aucun moyen, haïssant le Christ Sauveur et Le tuant dans des millions d'âmes chrétiennes. Quand donc, si ce n'est à présent que nous tous qui croyons en le Christ Sauveur, devrions-nous percevoir que nous sommes frères, que nous pouvons marcher la main dans la main, que nous pouvons nous assister mutuellement avec la charité que le Christ nous a léguée. Si nous ne le faisons pas maintenant, ce sera par notre faute que l'athéisme dans sa démence s'emparera de millions de nouvelles victimes, causera la perte de millions de nouvelles âmes... En réponse au bel élan du Pape (convocation du Concile) nous devons lui dire franchement que nous sommes prêts à chercher un langage commun, à commencer notre rapprochement, à travailler ensemble contre le danger commun, à devenir amis.
145:75
Ce sont là des limites jusqu'auxquelles nous pouvons et devons aller dans nos relations. C'est possible, c'est réel, à condition d'une sincère bonne volonté et de quelques efforts, mais ce n'est pas facile. Sur cette voie aussi il y a hélas beaucoup d'obstacles, de méchanceté humaine, d'envie d'exploiter le malheur d'autrui, d'incompréhension mutuelle, etc. Dieu veuille que nous puissions écarter ne fût-ce que tout ceci de notre chemin... Au-delà de ces limites se trouve notre « Saint des Saints », les Dogmes sacrés de la Foi chrétienne que nous conservons comme une vérité révélée par Dieu, l'idée de la perdre ou de la dénaturer nous fait peur, plus que tout au monde.
« Ce n'est pas pour rien que nous donnons à l'Église le nom d'Orthodoxe, c'est-à-dire glorifiant correctement le Christ -- la Vérité. Toutes tentatives émanant de n'importe quelle source, de nous persuader d'ajouter quoi que ce soit à notre doctrine orthodoxe ou de la modifier, seront vouées à l'insuccès. Voilà pourquoi elles ne sont ni réelles ni possibles... Ressentons la joie d'une confiance et d'un soutien fraternel. Professons franchement nos opinions et nos convictions, ne craignant pas de dire ce que nous pensons. Prions pour nos frères persécutés, ces nouveaux martyrs... pour ceux qui se trouvant en prison et en captivité ne peuvent être avec nous, comme l'a dit le Chef des catholiques dans son allocution lors de l'ouverture du Concile. Que notre amour et nos prières pour eux nous rapprochent, nous fassent trouver un langage commun et une compréhension mutuelle grâce aux prières, de la Sainte Vierge et de tous les Saints. Amen. »
Il faut dire pour être complet, qu'il est une ombre qui plane sur les possibilités de rapports autres que des rapports personnels et locaux. Cette ombre est décrite dans le mandement épiscopal du Concile des évêques de l'Église R.H.F. aux Russes orthodoxes en diaspora du 1^er^ décembre 1962. Il s'agit de la difficulté créée à nos yeux, par l'Institut catholique « Russicum » et par l'existence dans l'Église catholique romaine d'un « rite oriental ».
b\) Rapports avec les protestants. Deux documents exposent l'esprit et l'état de fait de ces rapports.
146:75
Lors de la réunion du Comité central du Conseil œcuménique des Églises à Paris en août 1962, le Centre Orthodoxe d'information a distribué à toutes les personnes présentes (membres du Conseil et journalistes) une édition spéciale des « Nouvelles du Monde Orthodoxe » dont nous extrayons les passages ci-dessous :
La circulaire commençait par indiquer que : « ...l'amour du prochain en détresse manifesté par le C.Œ.E., amour qui s'exprimait par l'aide aux réfugiés... sous toutes les formes... ainsi que l'aide apportée au clergé et à son activité pastorale... méritait gratitude et remerciements sans restrictions aucunes. » La circulaire indiquait plus loin que l'Église Orthodoxe ne peut se considérer comme une des « dénominations » chrétiennes. De même, elle ne peut admettre la théorie selon laquelle il n'y a pas, dans le monde moderne de réceptacle contenant la Vérité, pas plus qu'elle ne peut admettre le corollaire d'après lequel toutes les « dénominations » chrétiennes (l'Église orthodoxe étant comprise dans les « dénominations ») comportent des erreurs et des défauts. (Le lecteur catholique constatera que ce point de vue est semblable au sien.) Enfin plus loin, cette édition des « Nouvelles du Monde Orthodoxe » indiquait l'étonnement de nombreux orthodoxes devant les prises de position du C.Œ.E., ayant un caractère unilatéral et partisan. Car le Conseil tout en faisant des remontrances à diverses puissances occidentales, pour leur politique « colonialiste » ou « raciste », n'a jamais élevé sa voix en faveur des Églises chrétiennes persécutées en U.R.S.S. ou en Chine.
L'autre document émane du Concile d'évêques de l'Église R.H.F. que nous avons cité plus haut :
« Un troisième danger pour nous, nos enfants en Christ, c'est l'engouement actuel pour l'idée d'œcuménisme. C'est un désir mondial d'unifier toutes les religions comme si elles avaient également péché contre la Vérité, pour rétablir d'un effort commun et « à l'unanimité fraternelle » la Vérité dans une nouvelle église œcuménique. Vous chrétiens orthodoxes devez savoir fermement que notre Église, Une, Sainte, Catholique et Apostolique ne peut pécher contre la Vérité « Église de Dieu vivant, colonne et appui de la Vérité » (I Tim. III-15), selon les paroles de l'apôtre et nous croyons fermement et avec ferveur que l'Église orthodoxe garde intacte la Vérité Divine apportée sur terre par le Fils de Dieu incarné. Nous ne pouvons mettre notre Église dans une situation égale à celle de diverses fractions du protestantisme ou même des sectes...
147:75
Les Églises de derrière le rideau de fer y sont certainement entrées (au Conseil œcuménique des Églises) sous pression et sur l'ordre des gouvernants communistes de leurs pays. Ces gouvernements ont décidé d'utiliser la tribune du C.Œ. « des Églises » pour leur propagande... »
Mais en même temps ce mandement ne manque pas d'indiquer que « Nous aussi sommes reconnaissants au C.Œ. « des Églises » de l'aide matérielle qu'il accorde aux réfugiés et aux victimes de la guerre et nous collaborons avec lui lorsqu'il s'agit de secourir nos prochains. Nous attestons que cette aide est accordée avec amour et compréhension des besoins de nos réfugiés orthodoxes ; elle s'étend même jusqu'à la construction d'églises orthodoxes auprès de homes et de camps de réfugiés. Mais, malgré tout cela, nous ne pouvons résoudre ensemble avec eux des questions concernant la Foi orthodoxe. Nous ne pouvons adopter leur point de vue et dire que l'Église s'est divisée. Nous croyons en UNE SEULE ÉGLISE dont le chef est Jésus-Christ. De même qu'il n'y a qu'un chef il n'y a qu'un corps, -- l'Église... »
10\. L'Église Orthodoxe R.H.F.\
et le communisme.
Des périodiques français signalant à leurs lecteurs l'acceptation par l'Église O.R.H.F. de l'invitation d'envoyer des observateurs au Concile Vatican II, présentaient cette Église comme celle « qui se distingue par son anti-communisme farouche ». Dans le contexte, cette présentation avait parfois un sens de reproche.
Effectivement l'Église O.R.H.F, se flatte d'être une des seules à n'avoir jamais reconnu l'autorité de Moscou « ...ici réellement Satan tente de prendre l'aspect d'un ange de lumière pour tromper la vigilance des croyants et empoisonner les sources vraies de la vie religieuse. » (Mandement de Noël 1949 de Mgr Anastase.)
On pourrait faire un volume de toutes les proclamations, appels et mandements de la hiérarchie de l'Église O.R.H.F. publiés depuis 43 ans pour condamner le communisme en tant que doctrine et en tant que force animée du désir de conquérir le monde et d'en extirper le concept même de Dieu et de l'Église.
148:75
Chaque année, chaque mandement publié à l'occasion des fêtes de la Nativité et de la Résurrection, ou encore de la réunion d'un Synode d'évêques, traite de la nécessité imposée par l'enseignement et la doctrine de l'Église orthodoxe, de lutter contre ce danger, préfigure de l'Anti-Christ.
D'autre part, la hiérarchie de l'Église R.H.F. ainsi que son clergé à titre personnel, ne manquent pas d'élever leurs voix à chaque nouvelle persécution déclenchée en U.R.S.S. et d'appeler leurs troupeaux spirituels à prier pour que le Seigneur raffermisse le clergé et les fidèles de la Mère Patrie. Dans toutes les paroisses des offices à la mémoire des victimes de la persécution communiste sont régulièrement célébrés.
Cette opposition absolue explique le désir de certains milieux de tenir cette Église dans l'ombre, ainsi que nous l'avons indiqué au début de cette étude.
11\. Conclusion.
En face de l'Église Orthodoxe russe officielle prisonnière, subjuguée et persécutée,
-- en communion spirituelle avec l'Église Orthodoxe russe clandestine (dont l'existence a été démontrée par des études de spécialistes orthodoxes et catholiques, ainsi que par la presse soviétique, qui parle de procès contre « des véritables orthodoxes enfants spirituels du Patriarche Tikhon »),
-- matériellement pauvre mais
-- spirituellement absolument libre et indépendante,
-- L'Église O.R.H.F., rejette toute position conciliante ou neutraliste vis-à-vis du communisme et de ceux que le communisme a asservis,
-- conserve « dans son exil farouche » intact l'héritage spirituel de l'Église Orthodoxe Russe millénaire et
-- la représente dans le monde libre.
Alexandre TROUBNIKOFF.
149:75
Conte truffé de deux morceaux choisis
### Bossuet lecteur de Teilhard
*Depuis un certain temps, Monseigneur de Meaux entendait vanter fort un Jésuite nommé Teilhard dont les œuvres, toutes à la gloire de l'univers, édifiaient à ce point les séminaristes qu'ils en étaient très excités. La religion leur devenait un vin si capiteux que leurs supérieurs s'interrogeaient si l'Église, par leur apostolat, n'allait pas conquérir la Chine, la Tartarie et Cipangu, ou si, à l'inverse, quelque nouvelle Réforme plus âpre encore que la première n'allait pas faire de la France une Germanie nouvelle, et plus cruellement divisée.*
*Bossuet prit* Le Phénomène humain *qu'il n'avait pas encore eu le temps de lire, bien décidé cette fois à ne le quitter qu'après la dernière page.*
*Ainsi fit-il, consciencieux en sa lecture comme en tout.*
*Il se leva, fit quelques pas, s'assit de nouveau à sa table de travail, et comme il devait le lendemain prêcher au séminaire, il commença d'écrire le sermon que lui avait inspiré le livre du Jésuite.*
« Creavit Dominus novum super terram : fœmina circumdabit virum*. -- Le Seigneur a créé une nouveauté sur la terre : une femme concevra un homme.* (*Jérémie XXXI,* 22)*.* »
*Ayant inscrit les quelques mots de la Bible qui devaient servir de thème à l'idée qui lui était venue tout naturellement à l'esprit, il leva les yeux sur son crucifix, puis reprenant sa plume d'oie se mit à dérouler l'ordre de ses pensées avec l'aisance et le calme qui lui étaient habituels.*
150:75
« De ce grand et épouvantable débris, où la raison humaine, ayant fait naufrage, a perdu tout d'un coup toutes ses richesses, et particulièrement la vérité pour laquelle Dieu l'avait formée, il est resté dans l'esprit des hommes un désir vague et inquiet d'en découvrir quelque vestige, et c'est ce qui a fait naître dans tous les hommes un désir incroyable de la nouveauté. Cet amour de la nouveauté paraît au monde en plus d'une forme, exerce les esprits de plus d'une sorte. Il se contente de pousser les uns à ramasser dans un cabinet mille raretés étrangères, et les autres, qu'il trouve plus vifs et plus capables d'invention, il les épuise par de grands efforts pour trouver en quelque adresse inconnue dans les ouvrages de l'art, ou quelque raffinement inusité dans la conduite des affaires, ou quelque secret inouï dans l'ordre de la nature !... »
Arrivé à ce point, Bossuet se leva de nouveau comme si l'impatience le prenait ; de nouveau il fit quatre pas dans son cabinet, mais se rassit aussitôt et termina sa phrase : « ...enfin, pour n'entrer pas plus dans cette matière infinie, je me contenterai de vous dire du désir de la nouveauté, qu'il n'est point dans le monde d'appât plus trompeur, ni d'amusement plus universel, ni de curiosité moins bornée que celle de la nouveauté. »
*Sa plume s'arrêta. Décidément quelque chose n'allait pas. De fait, le saint évêque était mal à l'aise. Il craignait de donner trop d'importance à des pages qui lui avaient paru bien légères. Qu'allait-il risquer d'ancrer dans de jeunes cervelles l'idée qu'on se trouvait là devant un monument de science ? Et puis, Teilhard avait écrit d'autres livres qu'il ne connaissait pas. Il s'informerait complètement avant d'en parler.*
*Prenant son chapeau, il sortit et alla visiter des pauvres.*
151:75
*Quelques jours plus tard, tandis qu'il lisait sont bréviaire dans son jardin, son domestique vint lui dire que le R.P. Pétulant demandait à voir Son Excellence.*
*Quoique le R.P. n'eût point sollicité d'audience, Bossuet le fit introduire aussitôt. Un homme jeune, habillé en* « *jearycane* » *-- c'est ainsi que disaient les paysans des Meldeuses qui, mal informés de la mode, de l'œcuménisme et des langues étrangères, rapportaient à des souvenirs de l'armée américaine le mot* « *clergyman* » *qu'ils entendaient mal -- salua Monseigneur et, tirant de sa serviette les œuvres complètes du P. Teilhard, les lui remit en formant le vœu que le plus célèbre évêque de France tranchât une querelle qui divisait les théologiens et donnât enfin le feu vert au saint prêtre et au grand savant en qui une jeunesse enthousiaste et tout ce que le royaume comptait d'astronomes, de géomètres et de physiciens saluaient le Jean-Baptiste et le Paul des temps modernes.*
*Bossuet fut affable avec le R.P. Pétulant comme il était avec tout le monde, promit de lire, congédia bientôt le visiteur, et termina son bréviaire.*
*La semaine suivante, ayant quelque loisir, il lut d'affilée, comme il avait promis, les cinq ou six livres de Teilhard, s'étonnant en lui-même que des esprits religieux puissent y trouver quelque nourriture, sinon empoisonnée.*
*Les grandes visions cosmiques de l'auteur ne l'effrayaient pas.* Cœli enarrant gloriam Dei. *Que quelque système nouveau expliquant l'ordre des astres ou le déroulement de la vie fût une raison nouvelle de louer le Créateur lui paraissait bon. La Genèse fournira toujours au talent des peintres et des poètes. Mais quelle folie prenait Teilhard de se laisser aller, dans son amour du monde, à un tel renversement de tout que finalement le Dieu d'Abraham, de Jacob et d'Isaac disparaissait totalement et que le grand Pan ressuscité remplaçait Jésus-Christ.*
*Bossuet s'émut. Il murmura :* « *Les Réformés, du moins, croient au Christ. Mais lui, à qui, à quoi croit-il ? Son christisme est un panthéisme pur, aux antipodes du christianisme.* »
152:75
*Le R.P. Pétulant avait vivement plaidé auprès de lui, représentant que Teilhard, en restituant à l'homme sa place première dans l'univers, détruisait le matérialisme grossier du* XIX^e^ *siècle et tous les déterminismes qui tuaient l'esprit chrétien. Il avait beaucoup parlé de médiation, s'embrouillant un peu sur le rôle médiateur de l'homme et sur celui du monde, mais insistant sur le fait que Teilhard, en grandissant le Christ aux frontières de l'infini, le rendait accessible à l'esprit moderne et détruisait ainsi l'incroyance et le libertinage au bénéfice de la sainte Église.*
*Bossuet se remémorait cette conversation qui le laissait songeur. Rouvrant* Le Milieu divin*, il lut en tête du livre :* Sic Deus dilexit mundum*...*
*Une sainte colère empourpra son visage. Par une délibération subite, il s'assit à son bureau, prit sa plume, écrivit* « Sic Deus dilexit mundum, ut Filium suum unigenitum daret*.* » *-- Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné son fils unique.* (*Jean, III, 16.*)
*Ayant dit un* Ave*, il reprit sa plume et ne la quitta plus jusqu'à trois heures de la matinée.*
*Nous ne saurions transcrire ici toutes les pages admirables que son saint zèle lui inspira. Mais nous en détacherons quelques lignes :*
« ...Je voulais donc, Messieurs, vous représenter que Dieu pour rappeler toutes choses au mystère de son unité, a établi l'homme le médiateur de toute la nature visible : et Jésus-Christ Dieu-homme seul médiateur de toute la nature humaine. Ce mystère est grand, je l'avoue, chrétiens, et mériterait un plus long discours. Mais quoique je ne puisse en donner une idée bien nette, j'en dirai assez, si je puis, pour faire admirer le conseil de Dieu.
153:75
« L'homme donc est établi le médiateur de la nature visible. Toute la nature veut honorer Dieu et adorer son principe, autant qu'elle en est capable : la créature insensible, la créature privée de raison, n'a point de cœur pour l'aimer, ni d'intelligence pour le connaître : "ainsi, ne pouvant connaître, tout ce qu'elle peut, dit saint Augustin, c'est de se présenter elle-même à nous, pour être du moins connue, et nous faire connaître son divin Auteur". *Quæ cum cognoscere non possit, quasi immotescere velle videtur.* Elle ne peut voir, elle se montre ; elle ne peut aimer, elle nous y presse : et ce Dieu qu'elle n'entend pas, elle ne nous permet pas de l'ignorer. C'est ainsi qu'imparfaitement et à sa manière, elle glorifie le Père céleste. Mais afin qu'elle consomme son adoration, l'homme doit être son médiateur : c'est à lui à prêter une voix, une intelligence, un cœur tout brûlant d'amour à toute la nature visible, afin qu'elle aime en lui et par lui la beauté invisible de son Créateur. C'est pourquoi il est mis au milieu du monde, industrieux abrégé du monde, petit monde dans le grand monde ; ou plutôt, dit saint Grégoire de Naziance, « grand monde dans le petit monde » ; parce qu'encore que selon le corps il soit renfermé dans le monde, il a un esprit et un cœur qui est plus grand que le monde ; afin que, contemplant l'univers entier et le ramassant en lui-même, il l'offre, il le sanctifie, il le consacre au Dieu vivant : si bien, qu'il n'est le contemplateur et le mystérieux abrégé de la nature visible, qu'afin d'être pour elle, par un saint amour, le prêtre et l'adorateur de la nature invisible et intellectuelle.
« Mais ne nous perdons pas, chrétiens, dans ces hautes spéculations ; et disons que l'homme, ce médiateur de la nature visible, avait lui-même besoin d'un médiateur. La nature visible ne pouvait aimer, et pour cela elle avait besoin d'un médiateur pour retourner à son Dieu. La nature humaine peut bien aimer, mais elle ne peut aimer dignement. Il fallait donc lui donner un médiateur aimant Dieu comme il est aimable, adorant Dieu autant qu'il est adorable ; afin qu'en lui et par lui nous puissions rendre à Dieu notre Père un hommage, un culte, une adoration, un amour digne de sa majesté.
154:75
C'est, Messieurs, ce médiateur qui nous est formé par le Saint-Esprit dans les entrailles de Marie. Réjouis-toi, ô nature humaine : tu prêtes ton cœur au monde visible pour aimer son Créateur tout-puissant ; et Jésus-Christ te prête le sien, pour aimer dignement celui qui ne peut être dignement aimé que par un autre lui-même. »
*Le lendemain, Bossuet prêcha ces choses à ses séminaristes* ([^19])*. Il était heureux de pouvoir parler tout simplement, en reprenant les idées qu'il pensait qui les avaient séduits dans Teilhard, mais en les redressant et en les replaçant dans le fil de l'éternelle Vérité, Les jeunes gens étaient attentifs et apparemment respectueux. Il rentra à son évêché, pensant avoir dissipé facilement une confusion qu'il avait peine à imaginer réelle et profonde. Les séminaristes, pendant ce temps, jouaient en récréation. Ils devisaient avec gaieté et animation des paroles de leur évêque. Nul, grâce au ciel, ne pouvait les entendre. Ainsi la certitude et la satisfaction étaient ce jour-là dans tout Meaux.*
Louis SALLERON.
155:75
## NOTES CRITIQUES
### Édition et commentaires de « Pacem in terris »
Première édition sortie en volume : celle des Éditions du Centurion (Bonne Presse). Format et présentation « livre de poche » ; 125 pages ; avec un index alphabétique. La numérotation en paragraphes est bonne : elle compte un numéro par alinéa du texte latin.
Pas de commentaires. Seulement une introduction de Lucien Guissard (vingt pages). Il a l'heureuse idée (p. 15) de rattacher *Pacem in terris* à la doctrine du *Syllabus* de Pie IX.
Page 16, il fait allusion aux démarches de Benoît XV « dès 1917 » pour mettre fin à la première guerre mondiale. « Dès 1917 » ? C'est dès 1915, et selon une intention annoncée dans son message du 8 septembre 1914, de ne rien négliger « pour hâter la fin de cette calamité ».
Sur la collaboration pratique avec le communisme, Lucien Guissard ne s'engage pas trop :
« *Quand le Pape rappelle que c'est justice de distinguer entre l'erreur et ceux qui la commettent, il rappelle une règle de toujours. Une règle qui profite aux marxistes comme à quiconque. Or le paragraphe central de ce passage s'applique sans nul doute au marxisme comme à d'autres idéologies :* « *On ne peut, écrit le Pape, identifier de fausses théories philosophiques sur la nature, l'origine et la finalité du monde et de l'homme, avec des mouvements historiques fondés dans un but économique, social, culturel ou politique, même si ces derniers ont dû leur origine et puisent encore leur inspiration dans ces théories.* » (*...*)
« *Certains publicistes en concluent que Jean XXIII lève l'interdit de Pie XII sur le communisme ; on a même écrit que* Pacem in terris *annulait* Divini Redemptoris, *l'encyclique de Pie XI condamnant le communisme. Ces appréciations témoignent pour le moins d'une lecture hâtive, sinon tendancieuse.* »
Sans doute ; mais Lucien Guissard embrouille tout. Il lui a fallu une lecture bien « hâtive », ou plutôt pas de lecture du tout, pour pouvoir écrire que *Divini Redemptoris* est « l'encyclique de Pie XI condamnant le communisme » cela est contraire au texte même de cette Encyclique, qui expose fort explicitement que le communisme est *déjà* condamné, qu'il a été condamné plusieurs fois, que les condamnations n'ont pas suffi, et qu'en conséquence cette encyclique a un autre objet que de « condamner le communisme ».
156:75
Mais cette légende a la vie dure : « l'encyclique qui a condamné le communisme » ; presque tout le monde répète cela. Si Lucien Guissard lisait *Itinéraires* (à défaut de *Divini Redemptoris*), il aurait évité une telle bévue.
Pour le présent, Lucien Guissard n'explique rien, parce qu'il confond marxisme et communisme. L'idéologie du communisme soviétique n'est pas purement et simplement marxiste : elle est marxiste-léniniste (et, dans une certaine mesure, stalinienne). Le « marxisme » initial a été révisé (ou complété) par le marxiste Lénine ; le marxisme-léninisme lui-même a été à son tour révisé ou complété par le léniniste Staline.
L'Encyclique « Pacem in terris » ne nomme aucune doctrine ni aucun mouvement à cet endroit. Ce sont les commentateurs qui, à bon droit, en nomment. Seulement, quand ils parlent du marxisme, ou du communisme, ils devraient préciser chaque fois s'ils parlent du marxisme en général ou bien du communisme en particulier. Ces deux termes, « marxisme » et « communisme », n'ont pas même extension même compréhension. La S.F.I.O. française n'est pas communiste ; mais elle est marxiste ; et si on l'avait oublié (et si elle l'avait elle-même quasiment oublié) voici que les insanes déclarations de Guy Mollet, qui un moment promettait mieux, viennent nous le rappeler.
#### L'Action populaire : précisions et mises au point
L'Action populaire, ainsi que nous l'avons dit dans l'éditorial de notre précédent numéro, a publié Pacem in terris en version française dans le numéro 364-365 de ses *Cahiers d'action religieuse et sociale*. Dans le numéro 366, les commentateurs de l'Action populaire reviennent sur l'Encyclique avec leurs qualités habituelles : c'est-à-dire que si l'on peut ne pas être toujours d'accord avec leurs interprétations, on doit du moins leur reconnaître une très haute supériorité de science, de sérieux, d'intelligence, de mesure, d'honnêteté sur les bavardages publicitaires qui s'impriment couramment dans la presse, même catholique.
Dans la presse, on écrit de plus en plus n'importe quoi, et impunément. Et à un niveau qui s'enfonce chaque jour davantage bien au-dessous de toute possibilité de discussion sérieuse. L'avantage, qui devient rare, des Pères Calvez, Bigo, Heckel et de leurs collaborateurs, c'est d'abord qu'ils travaillent qu'ils pensent quelque chose, qu'ils expriment une pensée. On peut les approuver ou les contredire, car leurs écrits se situent à un niveau humain et non pas, comme les soi-disant « commentaires » parus dans la presse « de masse » ou « de grande information », à un niveau infra-humain.
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Le numéro 366 des *Cahiers d'action religieuse et sociale* contient une nette mise au point du P. Roger Heckel sur « Les catholiques et le communisme ». Il a d'abord le grand mérite -- fort rare aujourd'hui lui aussi -- de ne pas tout confondre et de ne pas tenir le « mouvement ouvrier », le « socialisme », le « marxisme » et le « communisme » pour une seule et même chose.
A propos de la distinction générale entre « idéologie » et « mouvement » le P. Heckel expose avec pleine raison, pour le cas particulier du communisme, que « tant que le communisme demeure conséquent avec lui-même, on ne peut sans illusion ni danger distinguer en lui idéologie et action ».
Il ajoute : « *Rien ne permet de penser que le pape entend se prononcer ici* (c'est-à-dire dans les paragraphes 159 et 160 de l'Encyclique) *sur le fait de savoir si des mouvements communistes accusent dès maintenant un sérieux décalage par rapport aux théories erronées et condamnées auxquelles ils se réfèrent ; encore moins si ce décalage est suffisamment marqué pour justifier de nouveaux types de relations entre les catholiques et des organisations communistes ou para-communistes. Ce serait forcer le texte que d'y lire un tel jugement de fait*. »
Et il conclut : « *Pour les rapports avec les organismes communistes ou para-communistes les directives des autorités religieuses demeurent inchangées : le passage de* « *Pacem in terris *» *que nous venons d'analyser n'y apporte aucune modification*. »
Telle était en substance notre propre conclusion sur ce point, dans l'éditorial de notre précédent numéro. Une telle rencontre nous paraît précieuse, au moment où il faut faire face à tant de confusions et tant de débandades.
#### Il faut savoir de quoi l'on parle
On se moque du monde, on se moque de nous, on veut nous embrouiller, quand on nous parle du « marxisme » et des « marxistes ». Le problème pour les catholiques n'est aucunement un problème de l'attitude envers le marxisme.
Ce qui est véritablement en cause, c'est d'une part l'attitude à l'égard des divers socialismes et D'AUTRE PART l'attitude pratique à l'égard des *organisations communistes et para-communistes*, comme l'a très bien précisé le P. Heckel.
S'agissant spécialement de « rencontres concrètes », il n'y a aucune possibilité de rencontre concrète avec le marxisme, car il n'y a aucune possibilité de rencontre concrète avec des abstractions. Mais il y a chaque jour rencontre concrète avec les *organisations communistes et avec les organisations para-communistes*.
158:75
#### La déclaration de Maurice Thorez
Prononçant le discours de clôture du Comité central du P.C.F. d'Ivry (8 au 10 mai), Maurice Thorez a déclaré, à propos de « Pacem in terris » (Humanité du 14 mai, page 5) :
« *On ne saurait sous-estimer l'importance du changement intervenu. Le socialisme* (*sic*) *a cessé d'être représenté par le Vatican comme intrinsèquement pervers, comme l'incarnation du mal. Le socialisme est un système avec lequel on doit compter et qui ne saurait plus être ignoré ou nié*. »
Pie XI n'a jamais dit : « Le socialisme est intrinsèquement pervers. » Pie XI a dit : « Le communisme est intrinsèquement pervers. » (Encyclique *Divini Redemptoris*, § 58.)
Maurice Thorez reprend à son compte la formule des catholiques crypto-communistes. Il dit « socialisme » au lieu de dire « communisme ». Il s'avance masqué, sous le même masque que les crypto-communistes catholiques. Et sous le même masque que le P. Chenu qui, au lieu de dire : « Les chefs communistes », dit à dessein : « Les responsables des économies marxistes. »
#### Les conclusions pratiques du P. Liégé
C'est, semble-t-il, pour appliquer à sa manière l'Encyclique *Pacem in terris*, que le P. Liégé était participant, et même rapporteur, aux « États généraux » organisés le 19 mai à Saint-Ouen par le Mouvement communiste de la Paix.
Selon *L'Humanité* du 20 mai (page 4), le P. Liégé y a déclaré :
« *Nous nous sommes mis en route en dépit de nos divergences, nos réticences, nos méfiances. Elles doivent être dépassées, pour accélérer le mouvement d'enthousiasme mondial pour la paix...*
« *Nous sommes venus ici sans méfiance. Nous nous faisons confiance les uns aux autres*. »
Il s'agit bien du mouvement pour la paix communiste, c'est bien au sein de cette organisation communiste, que la P. Liégé déclare être venu « sans méfiance ». Belle parole. Bel exemple.
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Le 31 mai, *Témoignage chrétien* a confirmé (dernière page du numéro), publiant « en exclusivité » le discours du P. Liégé.
C'est bien du « rapport d'orientation » que le P. Liégé était chargé aux États généraux du Mouvement communiste de la Paix.
159:75
Et le P. Liégé a bien dit :
« *Nous déclarons que nous sommes venus ici sans méfiance. Nous déclarons que nous nous faisons confiance les uns aux autres par-delà nos différences d'horizon.* »
A ces États généraux du Mouvement communiste de la Paix, le P. Liégé a dit en outre :
« *Que rien ne soit fait qui pourrait miner notre unité d'aujourd'hui, qui pourrait faire renaître entre nous des méfiances et des soupçons. Que rien ne soit fait qui puisse nous séparer...* »
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On ne doit tout de même pas s'exagérer les « réticences » que le P. Liégé a eu à surmonter pour en arriver là. Réticences fort minces, si on les compare à l'hostilité furieuse que le P. Liégé s'honore de vouer à ses frères catholiques. C'est en effet le P. Liégé qui enseigne, sous couleur de théologie missionnaire, que « les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes ». Conséquence logique d'une telle « théologie » : l'alliance avec les communistes.
#### En quoi le « Mouvement de la Paix » est un mouvement communiste : c'est une « courroie de transmission »
Sur le « Mouvement de la Paix », et à propos des « États généraux » où s'est illustré le P. Liégé, les *Informations catholiques internationales* du 1^er^ juin 1963 ont donné (page 7) cette « information » :
« *On sait que cet organisme, fondé en* 1948*, vise officiellement à rassembler sur les bases les plus larges tous ceux qui veillent militer pour la Paix, mais que les communistes y sont toujours, et de loin, les plus influents, et qu'il a pu apparaître* (sic) *souvent comme une* « *courroie de transmission* » *du Parti communiste.* »
Le Mouvement de la Paix a pu *apparaître* souvent comme une « courroie de transmission » du Parti ?
Ce qui est en cause est trop grave. Nous allons donc exposer -- une fois de plus -- quelle fut la genèse du Mouvement de la Paix.
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C'est le Comité central du P.C.F. d'octobre 1947 qui a décidé la création de cette « courroie de transmission ».
A ce moment il n'est pas encore question d'un mouvement « pour la paix » mais d'un mouvement de masse dont le Mouvement de la Paix sera l'aboutissement et la forme définitive.
Dans son rapport au Comité central (Humanité du 30 octobre 1947), Maurice Thorez montre la nécessité d'une « action de masse » dirigée par les communistes mais dépassant le cadre strict du Parti :
160:75
« *Il faut s'orienter davantage vers les masses. Il faut se souvenir que le Front unique, c'est l'action* (*...*)*. L'expérience positive du Front national peut aider à trouver de nouvelles formules pour le rassemblement de l'action des masses populaires.* »
Et Thorez invite à la formation de « *comités de rassemblement* » visant au « *rassemblement des masses populaires *» et « *unissant communistes et socialistes, libre-penseurs et catholiques* »*.*
Il s'agit pour le P.C.F., en 1947, de sortir de son isolement, et de constituer sur le plan *politique* une courroie de transmission analogue à celle que représente la C.G.T, sur le plan *social.*
En application des décisions du Comité central d'octobre 1947, le manifeste inaugural des « Combattants de la Liberté » est lancé en janvier 1948.
Or, au cours de l'été 1948 Moscou lance une nouvelle consigne : en raison de la tension diplomatique croissante entre les U.S.A. et l'U.R.S.S., les dirigeants soviétiques ordonnent à tous les partis communistes d'entreprendre une campagne « pour la paix » et « contre le bellicisme américain ».
En août 1948, à Wroclaw, en Pologne communiste, sur l'ordre de Staline, le Mouvement de la Paix est lancé par les Soviétiques à l'échelon international.
En France, pour appliquer les consignes staliniennes, on va *transformer* les « Combattants de la Liberté » en « Combattants de la Paix », afin que ce mouvement puisse entrer dans le Mouvement international lancé par les Soviets.
Les modalités de cette transformation sont intéressantes et significatives.
Au mois de novembre 1948, les *Combattants de la Liberté* deviennent les *Combattants de la Paix et de la Liberté.* Aucune explication n'est donnée au sujet de cette transformation -- qui comporte pourtant jusqu'à un changement d'objectif (ou de prétexte), puisque l'on passe de la politique intérieure (la liberté) à la politique extérieure (la paix). Le quotidien para-communiste *Libération* annonce seulement le 29 novembre 1948 que « par acclamations, les congressistes approuvèrent la Charte des Combattants de la Paix et de la Liberté ». *L'Humanité* du même jour, dans son compte rendu, passe sous silence cet événement et continue à donner au mouvement son ancien nom de « Combattants de la Liberté » comme s'il ne s'était rien passé. C'est seulement le 7 décembre 1948 que *L'Humanité* publiera un « premier communiqué » des « Combattants de la Paix », comme s'il s'agissait d'un nouveau mouvement. La *transformation* a été escamotée, afin de dissimuler que l'origine du « nouveau » mouvement est dans un mouvement préexistant créé par décision du Comité central communiste d'octobre 1947.
Depuis 1948 jusqu'à nos jours, le Mouvement de la Paix créé par Staline a constamment agi d'une manière *parallèle et subordonnée* à la politique soviétique. Il a connu quelques crises internes d' « intellectuels » qui ne comprirent pas cette subordination obligatoire, notamment au moment des virages les plus voyants. Avec quelques retards, quelques précautions, éventuellement quelques troubles, le Mouvement de la Paix s'est toujours comporté en fidèle instrument parce qu'il est *organiquement* une courroie de transmission.
161:75
Les « informateurs » des *I.C.I.* n'en savent rien, ou n'en veulent rien savoir. Ils croient ou feignent de croire que les communistes sont seulement « les plus influents » dans le Mouvement de la Paix, comme s'il s'agissait seulement d' « influence » et non de subordination organique (par le système du noyau dirigeant), et comme si les catholiques pouvaient éventuellement contrebalancer à l'intérieur du Mouvement cette « influence » communiste.
Il y a maintenant quinze ans que cela dure : et quinze années n'ont pas suffi aux I.C.I pour apercevoir que le fonctionnement du Mouvement de la Paix comme « courroie de transmission » n'est pas une *apparence*, mais une *réalité certaine et constante*.
#### Pour entrer dans le monde moderne il faut passer par Moscou
Poursuivant sa marche selon l'impitoyable et dévorante logique de son erreur, à Bruxelles, le 26 mai -- énonçant les « conclusions » des « journées » tenues par le périodique parisien *Informations catholiques internationales* -- le P. Liégé a enseigné, d'après le compte rendu d'Henri Fesquet dans *Le Monde* du 28 mai, que désormais *l'Église accepte totalement, sans tricher, le monde laïcisé.*
Il s'agit bien entendu de « sortir de l'ère constantinienne » : il paraît que l'Église n'en est pas encore sortie, mais que le Concile l'en fera sortir enfin.
On peut d'ailleurs se demander au nom de quoi le P. Liégé enseigne d'ores et déjà que « l'Église accepte totalement, sans tricher, le monde laïcisé » puisque lui-même déclare simultanément que cette même Église n'est pas encore sortie de l'ère constantinienne...
M. Giorgio La Pira (d'après le même compte rendu du *Monde*) a déclaré pour sa part : « *Il faut passer par Moscou pour entrer dans le monde moderne. *» La Pira ! que nous aimons bien, qui a si bien parlé de la France, qui -- mises à part ses interventions dans la politique intérieure italienne, que nous n'avons pas à juger -- a si bien énoncé tant de vérités théoriques sur la politique chrétienne (voir notamment *Itinéraires*, numéro 20, pages 118-121, et numéro 27, pages 112-120). La Pira ! emporté lui aussi par le courant ! La Pira ! qui avait pu faire quelques imprudences, quelques erreurs pratiques, mais qui n'en fait point ? La Pira lui aussi nous prend par la main pour nous conduire à Moscou ! Est-ce qu'il s'imagine donc sortir ainsi de l'ère constantinienne ? Mais il en établit une autre. C'est l'ère constantinienne, mais avec Néron à la place de Constantin. C'est l'ère néronienne. C'est fou.
162:75
On nous rendra cette justice qu'une telle évolution, nous l'avions *annoncée*. Cette manière de se ruer vers le communisme était selon nous logiquement impliquée dans tout ce que l'on nous racontait. Nous l'avons montré, entre autres, dans notre étude sur « Le Syllabus et la civilisation moderne » (numéro 70). Nous l'avons dit : on nous invite depuis des années à adhérer au « monde moderne », à la « civilisation moderne », mais en même temps les mêmes, anathématisaient et rejetaient pêle-mêle la civilisation chrétienne, la civilisation occidentale, le capitalisme, le nationalisme, le libéralisme. Alors nous avions posé la question qu'est-ce donc que le monde moderne sans libéralisme sans nationalisme, sans capitalisme, sans civilisation occidentale, sans civilisation chrétienne ? Il ne reste que le communisme. Nous y voilà donc. Ou plutôt, les y voici. Ils vont au monde moderne tel qu'ils l'entendent, c'est-à-dire au communisme. Ce monde moderne-là, *ils ne peuvent y entrer qu'en passant par Moscou*, et ils le disent enfin. Ils vont au communisme et ils y vont « *sans tricher *» et « *sans méfiance *», comme dit le P. Liégé.
Beaucoup d'entre eux n'ont pas encore bien compris que c'est au communisme qu'ils vont (sauf par exemple le P. Liégé qui sait bien, lui, où il est, quand il est aux États généraux du Mouvement communiste de la Paix). Beaucoup d'entre eux croient peut-être même qu'ils s'opposent au communisme, ou qu'ils n'en acceptent que « ce qu'il a de bon ». Beaucoup pensent sans doute que nos analyser, -- que leur comportement effectif vérifie en fait -- sont des analyses trop logiques, trop théoriques. Mais il ne s'agit pas seulement ici de la logique des idées (déjà importante) ; il s'agit de la logique de la vie, comme dit Louis Salleron.
Louis Salleron le dit, dans le présent numéro d'*Itinéraires*, à propos du livre de Bloch-Lainé sur la réforme de l'entreprise. Il met parfaitement en relief cette « logique de la vie » selon laquelle tout un mouvement catholique actuel -- catholique, oui, mais aberrant -- nous *conduit au communisme*. On nous conduit au communisme, selon la logique de la vie, précise Louis Salleron, *par le déséquilibre que l'on crée entre les forces que l'on détruit et les forces que l'on libère*. C'est véritablement un processus RÉVOLUTIONNAIRE. On nous conduit au communisme par le déséquilibre créé en *détruisant certains principes* que l'on ne remplace pas, et en n'opposant plus au communisme *que le vide*.
On a eu raison, certes, de combattre le capitalisme libéral et le nationalisme outrancier. Mais on a combattu *aussi*, pêle-mêle dans une complète confusion, les principes et les réalités de la patrie, de la propriété, de la culture occidentale, de la civilisation chrétienne. On a déchaîné *tous* les « anti », on a déchaîné et cultivé l'anti-capitalisme, l'anti-intégrisme, l'anti-paternalisme, l'anti-colonialisme, etc., oui tous *sauf* un : l'anti-communisme, déconseillé, discrédité, pratiquement frappé d'interdit. C'est le *déséquilibre* à la fois logique et vital dont parle Salleron, c'est le *déséquilibre entre les forces que l'on détruit et les forces que l'on libère*, c'est ce déséquilibre-là qui conduit au communisme.
163:75
Ce mouvement catholique qui, sans le vouloir pour la plupart mais en le sachant fort bien chez quelques-uns, conduit au communisme, s'est couvert de l'Encyclique Pacem in terris, où il a prétendu trouver approbation, encouragement, bénédiction pour lui-même. Il ne suffit pas de démentir verbalement. Il ne suffit pas de dire (avec pleine raison) que l'Encyclique n'a pas l'intention de conduire au communisme, et qu'elle a été mal interprétée. *C'est un fait psychologique* et social que ceux qui, par le déséquilibre que nous avons dit, nous conduisent au communisme, ont utilisé et utilisent l'Encyclique pour *accroître encore ce déséquilibre*. Prononcer incidemment à leur intention qu'ils exagèrent ou qu'ils se fourvoient ne sert à rien, ne change rien à rien.
Il faut encore, il faut d'abord, il faut surtout défendre, ou restaurer les principes, les réalités sociales, les forces morales et politiques qui résistent au communisme. On ne résistera pas au communisme avec *rien*, -- avec rien que des mots, avec rien que des dénégations théoriques et discrètes comme de simples clauses de style. On ne résistera, pas au communisme, non plus, avec une résistance *seulement spirituelle *: une résistance spirituelle qui n'inspirerait rien dans l'ordre temporel, rien dans l'ordre social, rien dans l'ordre politique, ne serait pas une « résistance », et ne serait même pas « spirituelle », mais ne serait que des mots et du vent. La résistance spirituelle est la principale, c'est la résistance de l'âme, mais une âme qui ne dirige aucun corps n'est pas de ce monde, *c'est l'âme des morts.* Veut-on donc abandonner toute l'étendue du temporel au communisme ? Si on ne le veut pas, il faut se battre dans le temporel, comme disait Péguy.
C'est-à-dire qu'il faut, dans l'ordre pratique, renverser la vapeur.
#### Le P. Calvez dans « La Croix »
Le P. Calvez, directeur adjoint de l'Action populaire, s'est exprimé lui aussi sur la « collaboration » dans *La Croix* des 26 et 27 mai.
Après avoir rappelé la teneur exacte des paragraphes 158 à 160 de « Pacem in terris », il remarque :
« *Jean XXIII ne désigne nommément aucun mouvement. Pourtant, il ne parle pas intemporellement ; on peut à bon droit lui prêter des allusions. On doit, bien davantage, s'efforcer de découvrir soi-même les applications actuelles de cet enseignement.* »
Le P. Calvez applique donc cet enseignement aux chrétiens séparés, puis aux divers socialismes et libéralismes contemporains ; et il met à part le communisme, parce que le communisme constitue effectivement un cas à part, ne se ramenant à aucun autre.
Et il énonce :
164:75
« *En France, par exemple, l'adhésion au Parti communiste ou la coopération globale et continue avec lui demeure impossible pour un chrétien ; une coopération limitée avec des communistes, utile pour l'obtention d'objectifs valables en eux-mêmes, et sans danger de débordement, est permise -- elle l'a toujours été, même si l'occasion en fut rare, sauf au plan local.* »
Il est douteux que le lecteur ordinaire ait trouvé dans un tel énoncé la lumière qu'il attendait -- ou les mises en garde dont il avait besoin ; et cela pour deux raisons.
1. -- La première est que le P. Calvez ne mentionne que les deux cas extrêmes, fort clairs en eux-mêmes et qui ne font pas problème :
-- coopération globale et continue avec *le Parti* communiste ;
-- coopération limitée avec *des* communistes.
Les problèmes réels se situent habituellement *entre* ces deux cas extrêmes. Aucun catholique sans doute ne refusera de coopérer avec « des » communistes lorsqu'il s'agit de sauver un homme qui se noie ou d'éteindre un incendie. Très peu de catholiques, autant dire aucun, n'imaginent que l'Église les invite à adhérer « au Parti » communiste lui-même ou à travailler en « coopération globale et continue avec lui ».
Les vrais problèmes sont posés par l'éventualité (et par la tentation organisée) d'une collaboration *limitée* avec *le Parti* ou avec des *organismes para-communistes,* selon l'exemple spectaculaire donné naguère par le P. Chenu, aujourd'hui par le P. Liégé. C'est aux di**vers types possibles de cette collaboration-là que la propagande communiste et cryptocommuniste s'efforce d'amener les catholiques, par tout un éventail de « courroies de transmission ».
2. -- La seconde raison tient à l'allusion pleinement ambiguë à des « *objectifs valables en eux-mêmes* »*.*
« En eux-mêmes », qu'est-ce que cela veut dire au juste, et pratiquement ? Cela veut-il dire sans considération du contexte social et politique, des possibilités, des conséquences ? Oui, l'ambiguïté est immense.
Car des objectifs valables et même excellents *en eux-mêmes* peuvent être inopportuns ou carrément funestes *dans une situation donnée.*
Par exemple : le désarmement est à coup sûr un « objectif valable en lui-même » ; mais cela ne veut point dire qu'il faille le réaliser à tout moment, sans réciprocité, sans garanties et sans contrôle.
\*\*\*
Or précisément l'agit-prop communiste excelle à proposer des « objectifs valables en eux-mêmes », -- mais choisis et calculés dans une situation donnée, pour affaiblir la capacité de résistance d'un pays au totalitarisme soviétique.
A ce propos, on nous dit que l'Encyclique *Pacem in terris* n'annule aucunement l'Encyclique *Divini Redemptoris.* On nous le dit de toutes parts et quant à nous, nous le croyons.
165:75
Mais justement -- l'Encyclique *Divini Redemptoris,* en ses paragraphes 57 et 58, nous, invite à *nous méfier du communisme surtout quand il nous propose des objectifs valables en eux-mêmes ; à* nous méfier du communisme surtout quand il propose « une collaboration humanitaire et charitable » et quand il « avance des projets en tous points conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église » : *car ce sont des tromperies.* Quand le communisme propose des crimes avérés, les catholiques ne sont pas tentés, on le suppose, de collaborer avec lui. Mais quand il dissimule ses desseins criminels sous le paravent de prétextes honorables et d' « objectifs valables en eux-mêmes », c'est alors que le danger est grand, et que les hommes de bonne volonté ont besoin d' « apporter la plus rigoureuse attention à se défier de ces pièges ».
Car le communisme *propose* des « objectifs valables en eux-mêmes »*, mais point pour les réaliser *; il les propose pour entraîner des non-communistes dans ce que nous avons nommé « la pratique de la dialectique ».
Pour le moment -- à part le P. Heckel -- les commentateurs paraissent préférer des vues globales, générales, fort vagues, dans lesquelles ils se réfugient, et qui leur permettent d'éviter de nous dire avec précision dans quelle mesure, à leur avis, les recommandations impératives des paragraphes 57 et 58 de *Divini Redemptoris* doivent être considérées comme étant ou comme n'étant plus de saison.
\*\*\*
Afin que la question posée aux commentateurs apparaisse dans toute sa netteté, voici comment s'exprime l'Encyclique *Divini Redemptoris* (paragraphes 57 et 58) :
« ...*Au début le communisme s'est montré tel qu'il est, plus criminel que ce qui a jamais existé de plus criminel ; mais ayant aussitôt compris qu'il écartait de lui tous les peuples, il changea ses méthodes de combat et s'efforça de gagner les foules par toute sorte de tromperies qui dissimulent leur dessein sous des idées en elles-mêmes justes et séduisantes.*
« *C'est ainsi, par exemple, qu'ayant remarqué le désir universel de paix, les chefs communistes feignent d'être les meilleurs partisans du mouvement pour établir la paix mondiale* (*...*)*.*
« *Il arrive en quelques endroits que, sans rien abandonner de leur doctrine, les chefs communistes proposent à des catholiques une collaboration humanitaire ou charitable ; ils avancent alors des projets en tous points conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église. Ailleurs, ils poussent le mensonge jusqu'à faire croire que, dans les pays plus chrétiens ou plus civilisés, le communisme se comportera avec plus de douceur* (*...*)*.*
« *Quelques-uns même, alléguant une légère modification récemment introduite dans la législation soviétique, en concluent que le communisme est sur le point de renoncer enfin à son dessein de lutte contre Dieu.*
« *Eh bien, Vénérables Frères, apportez la plus rigoureuse, attention à ce que les fidèles se défient de ces pièges. Le communisme est intrinsèquement pervers : il ne faut donc collaborer en rien avec lui...* »
On croirait que ce texte a été écrit en 1963... Il est pourtant bien de 1937.
166:75
#### Michel Dacier : La distinction des pouvoirs
Dans l'éditorial des *Écrits de Paris* du mois de mai, Michel Dacier soulève une intéressante question :
« *Je n'ai rien contre Montesquieu* (*...*)*, j'ai été cependant surpris de voir que sa séparation des pouvoirs était adoptée* (*...*) *par l'autorité pontificale en ces termes élogieux* : « *Nous estimons conforme aux données de la nature humaine l'organisation politique des communautés humaines fondée sur une convenable division des pouvoirs, correspondant aux trois fonctions principales de l'autorité publique.* »
La citation que fait Michel Dacier est extraite du § 68 de *Pacem in terris*. Au § 69, l'Encyclique précise explicitement qu'elle a bien en vue une division entre « pouvoir législatif », « pouvoir exécutif » et « pouvoir judiciaire ». Au § 67, ces trois pouvoirs se trouvaient déjà mentionnés en ces termes :
« *Il est impossible de définir une fois pour toutes quelle est la structure la meilleure pour l'organisation des pouvoirs publics, et selon quelles formules s'exerceront le mieux les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.* »
C'est bien la division de Montesquieu. Et c'est bien, de la part du Pape Jean XXIII, une *innovation* doctrinale, peut-être la seule de *Pacem in terris*.
*L'Esprit des lois* de Montesquieu a été publié en 1748. On se demandera quelle a été l'intention exacte de Jean XXIII en promulguant ces paragraphes 67-69 de *Pacem in terris*, et s'il faut réellement comprendre qu'il a voulu, deux siècles après coup, adopter une division qui était restée étrangère à la philosophie chrétienne et à la doctrine sociale de l'Église. Peut-être entendait-il faire référence seulement au *fait* que cette division est assez largement adoptée dans le monde contemporain, et prononcer simplement qu'elle n'est pas contraire aux « données de la nature humaine ».
#### La distinction des pouvoirs selon Taparelli
A première vue, nous n'apercevons dans tout l'enseignement pontifical aucun précédent qui permette d'éclairer ces paragraphes 67 à 69 de Pacem in terris. D'ailleurs ces paragraphes ne se réfèrent eux-mêmes à aucun précédent d'aucune sorte ni à aucune source.
167:75
L'une des sources habituelles de l'enseignement social des Papes est Taparelli, fondateur de la philosophie sociale moderne. De Léon XIII à Jean XXIII, beaucoup d'affirmations du Magistère trouvent leur origine et leur explication dans son *Essai théorique sur le droit naturel*, peu connu du public même cultivé, mais très connu et très utilisé par les rédacteurs des documents romains et par les Pontifes eux-mêmes (Pie XI l'avait recommandé, vivement mais vainement, aux étudiants, aux intellectuels, aux philosophes).
Or ici Taparelli n'apporte aucune lumière, car il était pour sa part radicalement hostile à la distinction de Montesquieu.
Taparelli proposait en effet une autre division, distinguant le « pouvoir constituant », le « pouvoir délibératif », le « pouvoir législatif » et le « pouvoir exécutif ». Pour lui le pouvoir judiciaire n'était qu'une subdivision du pouvoir exécutif : « Le pouvoir exécutif se subdivise en pouvoir gouvernemental, administratif, judiciaire et militaire ». Et surtout il ajoutait que ces « quatre grands pouvoirs politiques peuvent se combiner de diverses manières et prêter aussi à de nombreuses subdivisions ». Mais la division obligatoire selon Montesquieu en trois pouvoirs, et trois seulement, il l'accusait de simplisme : « C'est par un manque de largeur dans les vues et de profondeur dans les idées que Montesquieu n'a pu apercevoir que trois formes de pouvoir politique, et qu'il a cru voir l'esclavage partout où ces formes ne sont pas séparées. »
Remarquons que l'Encyclique *Pacem in terris* ne parle pas de leur SÉPARATION, Mais de leur DIVISION, ou DISTINCTION*.* Toutefois le problème demeure posé : le Pape Jean XXIII a-t-il voulu décréter comme un point de doctrine catholique l'obligation de distinguer partout et toujours ces trois-là, et ces trois-là seulement ?
S'il en était ainsi, ce serait assurément une sorte de révolution dans la philosophie sociale chrétienne. Ne plus distinguer un « pouvoir constituant », ne pas distinguer un « pouvoir délibératif », au sens où Taparelli en faisait la description, cela soulèverait, semble-t-il, de grandes difficultés.
Jusqu'à plus ample informé, il paraît en tous cas hautement invraisemblable que le Pape Jean XXIII ait eu l'intention de frapper d'interdit et de condamnation les thèses fortement motivées soutenues par Taparelli sur ce point capital.
J. M.
#### En pleine confusion
Le bulletin d'avril 1963 de l'A.C.A.D.I. (Association de cadres dirigeants de l'industrie) publie le texte d'un exposé fait à l'Association le 27 mars par M. Didier Lazard. Thème : D'où vient, où va l'Occident ? C'est le résumé d'un livre qui doit paraître prochainement sur la « Convergence des civilisations ».
On ne peut qu'être sensible à la chaleur humaine de M. Didier Lazard, mais ne va-t-il pas un peu fort quand il écrit :
168:75
« ...Le travail, vous le trouvez mis en valeur, et mis en vedette en des termes très comparables, dans les deux document fondamentaux que sont l'Encyclique « Mater et Magistra » d'un côté et le programme du Parti Communiste de l'autre. La convergence est d'importance » (p. 158-159).
« ...Je crois à la montée d'un homme global dans lequel sera harmonisé l'élément intellectuel et l'élément affectif, bien entendu l'élément culturel, et par là de proche en proche l'élément moral. En vous disant cela, est-ce que je me réfère à la pensée de Jean XXIII, ou à celle du Parti Communiste ? -- A cet égard encore une fois, textes en mains, la convergence est extraordinaire » (p. 161-162).
Teilhard est passé par là.
Distinguer pour unir, disait Maritain. Unir à tout prix, dit-on maintenant. Tout ce qui converge monte, etc. Ô confusion !
L. S.
### Notules diverses
- **Les corps intermédiaires. --** Sous ce titre, trois excellentes brochures de Michel Creuzet, bien connu des lecteurs de « Verbe ». Ces trois brochures sont éditées par les « Cercles Saint-Joseph », à Martigny, Suisse. On notera qu'elles sont recommandées et diffusées par l'Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien (Buenos-Aires, Londres, Madrid, Québec). La délégation générale de l'Office est à l'adresse suivante : Case postale 22, Sion 2, Suisse.
- **Économie concertée et corps intermédiaires. --** Une autre publication de « La Cité cutholique », rédigée par André Malterre, Jean Mérigot, Gilbert Tournier, J.-E, Eichenberger, H. Dannand, J. Labartie Ph. Ribot, A. Pierron, J. Malbranke. Avec les textes pontificaux sur la fonction économique des corps intermédiaires.
- **Le travail. --** Sous ce titre, l'ouvrage classique de Jean Ousset et Michel Creuzet, quatrième édition mise à jour en fonction de « Mater et Magistra ».
- **Saint-Denys :** « Saint-Denys dans l'histoire et dans l'art », numéro spécial des « Nouvelles de Chrétienté », illustré de vingt grandes photographies inédites des anciennes statues-colonnes des portails occidentaux d'après les sanguines originales conservées à la Bibliothèque nationale (« Nouvelles de Chrétienté »), 134 rue de Rivoli, Paris-1^er^).
- **Action catholique. --** « La qualification juridique de l'Action catholique », par l'abbé A. Mayence, dans la « Nouvelle Revue théologique » de Louvain, numéro d'avril 1963.
- **En relisant Thibon. --** Dans « Diagnostics », Librairie de Médicis 1940, pages 144-146 :
169:75
« ...Le primat outré de la personne entraîne un autre danger capital. Voici (...) des catholiques qui lient la foi en l'autorité pontificale à une sorte de culte enfantin de la personne du pape ; des peuples entiers que soulève l'engouement pour un dictateur... Les choses les plus universelles sont devenues des « questions de personnes », des « affaires privées ». On n'a plus d'yeux et de cœur que pour les individus. Ils portent à eux seuls tout le poids des institutions. Celles-ci s'édifient et s'éboulent avec eux. Ce personnalisme stupide est une des causes des catastrophes révolutionnaires des temps modernes : à mesure que le peuple s'habitue à confondre la personne des grands avec le principe éternel qu'ils représentent, sa rancœur à leur égard tend à se transformer en volonté de destruction universelle. Le passé savait distinguer les institutions des personnes : on pouvait mépriser un roi ou un pape (le Moyen Age ne s'en est pas privé !) sans mettre en question le moins du monde le principe de la monarchie ou de la papauté. (Les invectives d'une Catherine de Sienne contre le clergé de son époque ne seraient plus tolérables aujourd'hui : elles compromettraient dans les âmes la foi en l'Église Si pénible que cela paraisse, le soin des institutions commande aujourd'hui le ménagement des personnes et l'étouffement des scandales.) On savait qu'une institution saine -- une institution venue de Dieu -- restait féconde (...). Les chefs politiques et religieux étaient alors comme des traits d'union entre Dieu et les hommes : on attachait plus d'importance à ce qu'ils transmettaient qu'à ce qu'ils étaient. L'autel soutenait le prêtre, le trône le roi. Aujourd'hui on demande au roi de porter le trône, au prêtre de porter l'autel. Les institutions ne se justifient aux yeux des foules qu'à travers le génie ou le magnétisme de quelques individus. Cette exigence entraîne deux conséquences ruineuses : elle impose aux malheureux « suppôts » des institutions un degré de tension et d'activité proprement inhumain et, corrélativement, elle lie le sort des institutions aux misérables hasards individuels. Pitoyable anthropocentrisme qui confond le canal avec la source et qui tend à faire de la personne humaine le support absolu de ce qui, en réalité, ne fait que passer par l'homme et repose sur Dieu seul. »
- **Intégrisme. --** Selon, Étienne Borne au colloque universitaire de Strasbourg, cité par Lucien Ouissard dans « La Croix » du 30 mai :
« En dépit de son surnaturalisme agressif l'intégrisme affirme l'autonomie d'un ordre naturel qui lui permet de mettre ses complaisances dans des formes peu chrétiennes de nationalisme et d'anticommunisme. »
S'il affirme l' « autonomie » d'un ordre naturel, en quoi l'intégrisme est-il alors suspect de « surnaturalisme », agressif ou non ?
- **L'information. --** Le « Nouveau Candide », numéro du 30 mai, parlant de l' « Opus cœnaculi », ou Œuvre du Cénacle, a publié cette intéressante information :
« La plupart des prêtres mis en cause par les accusés du Petit-Clamart sont apparentés, de près ou de loin, au Cénacle. »
170:75
Or les accusés du Petit-Clamart n'ont nommé ni mis en cause aucun prêtre.
« La plupart », ça fait combien, quand le total est zéro ?
- **Amnistie. --** Michel de Saint Pierre a lancé une campagne en faveur de l'amnistie en France. Ses arguments -- et le récit de faits, atroces sont rassemblés dans son livre « Plaidoyer pour l'amnistie » (Aux Éditions de l'Esprit nouveau, 30 boulevard Magenta, Paris X^e^).
Cet ouvrage est dédié à la mémoire du chef d'escadron Robert Casati mort en prison le 2 mars 1963.
Dans ce livre on trouvera des précisions que n'a guère données la presse dite d' « information ».
Mis au courant des faits, le cardinal Gerlier a déclaré :
« M'associant de tout cœur aux démarches faites par une série de personnalités, je considère également comme nécessaire une amnistie qui s'appliquerait d'abord aux jeunes détenus politiques que l'on trouve si nombreux dans les prisons de France. Quand on songe que tant d'autres prisonniers, dont la culpabilité était avouée par eux-mêmes, ont été libérés, on ne saurait comprendre qu'un si grand nombre d'autres, et notamment tant de jeunes gens, demeurent encore internés. »
Un porte-parole du gouvernement français s'est alors empressé de déclarer qu'il ne faut espérer aucune amnistie pour le moment.
- **Le quotidien unique. --** Parlant de la presse quotidienne en général, et du fait que le nombre des quotidiens est restreint et peut se restreindre encore, Pierre Limagne remarque dans « La Croix » du 7 juin :
« Le grand journal qui aurait tué tous les autres en un lieu donné devrait, dans les circonstances ordinaires, affecter un certain respect des différentes opinions.
« Mais chacun comprend néanmoins sans peine de quel poids pèserait, dans les circonstances importantes de la vie nationale, son directeur, même s'il affectait de ne pas trop s'engager. »
Cette situation est pourtant bien celle qui existe dans le monde catholique français -- il y a un seul quotidien catholique à Paris.
« Un certain respect des différentes opinions » et « de quel poids pèserait... » ne sont pas de simples hypothèses, mais des considérations qui d'ores et déjà s'appliquent, ou devraient s'appliquer, à l'unique quotidien catholique français de diffusion nationale.
171:75
### Georges Dumoulin
GEORGES DUMOULIN est mort le 30 mai, muni des sacrements de l'Église. Depuis la première année, depuis 1956, il collaborait à la revue *Itinéraires ;* seuls son grand âge, sa fatigue, la maladie avaient espacé cette collaboration.
Georges Dumoulin fut une des grandes figures du mouvement ouvrier en France. Né dans le monde prolétarien, mineur du Nord, militant syndical, secrétaire confédéral de la C.G.T., il était ensuite revenu à la foi chrétienne et catholique de son baptême, et il l'avait dit. L'histoire du mouvement ouvrier retiendra que cela ne fit ni chaud ni froid au monde catholique dans son ensemble. D'ailleurs, aucune conversion personnelle n'a plus aucune valeur pour la nouvelle théologie missionnaire : « *Dieu ne cherche pas* (*...*) *à se rallier le plus grand nombre possible d'hommes. Il ne s'agit pas de se rallier des hommes ; il faut mettre le monde en état de contagion.* » ([^20])
La nouvelle pastorale, ainsi que le laissent entendre certains de ceux qui ont charge et mandat de l'enseigner, ne s'occupe plus de convertir des personnes. Elle veut convertir et baptiser des abstractions : l'opinion publique, les mouvements de masse, le monde moderne, l'évolution, le marxisme, le sens de l'histoire, la construction du socialisme. Et pour les convertir elle commence ordinairement Par se convertir elle-même à ces abstractions.
Ainsi la foi personnelle retourne aux catacombes. Non plus des catacombes matérielles, physiques, localisées mais des catacombes morales, psychologiques, sociologiques.
172:75
La presse catholique ([^21]) ignora complètement la conversion de Georges Dumoulin, ou plus exactement la connut mais décida de n'y point arrêter son attention. Le seul lieu catholique où il put s'exprimer fut la revue *Itinéraires.*
\*\*\*
Pourquoi vint-il à nous ? La sympathie personnelle n'explique pas tout. Je répète qu'il vint ici parce que c'était la seule publication catholique où il pouvait s'exprimer. La presse catholique est ouverte en permanence aux déclarations des chefs de la C.G.T. qui sont en fonction, qui sont marxistes, qui sont communistes, qui sont athées ; elle est fermée à un chef de la C.G.T. qui retrouve la foi chrétienne et catholique, qui dit pourquoi et comment : cela ne l'intéresse pas.
Georges Dumoulin n'était pas intéressant pour le monde catholique tel qu'il est sociologiquement constitué et installé aujourd'hui en France. Il n'avait d'ailleurs pas été un « bon » cégétiste : il ne fut ni de la tendance Jouhaux, ni de la tendance Frachon. « *Toute ma vie s'est passée dans le travail*, écrivait-il ([^22]), *dans la révolte et dans la défense des intérêts des travailleurs. La seule culture expérimentale dont je puisse me réclamer s'est développée dans le syndicalisme au sein duquel j'ai connu grandeur et servitude.* » Dans le syndicalisme, Georges Dumoulin ne rechercha ni la richesse ni la puissance. Il ne fit pas carrière comme Jouhaux. Il ne se rallia jamais à la puissance politique comme Frachon. Il demeura libre et pauvre. Et, crime irrémissible, que le monde installé du socialisme et du catholicisme ne lui a jamais pardonné, il fut toujours opposé à la colonisation communiste du mouvement syndical il y fut opposé non seulement aux moments où leur opportunisme commandait aux dirigeants catholiques et aux dirigeants socialistes d'être provisoirement anti-communistes, mais il y fut opposé en permanence, pour des motifs fondamentaux, et même aux moments où les dirigeants socialistes et les dirigeants catholiques pratiquaient diverses formes de compromis ou de collaboration avec le communisme.
173:75
Un tel homme est évidemment méprisable pour les sphères sociologiquement installées du catholicisme et du socialisme. Son humble conversion fut entourée du mépris silencieux des dirigeants catholiques, et du mépris exprimé des politiciens du syndicalisme socialiste : Georges Dumoulin « *a sombré dans la bigoterie* » ([^23])*.*
Ce mépris est une grâce, annoncée et promise par l'Évangile : « *Bienheureux serez-vous quand on vous insultera, quand on vous persécutera, quand on vous calomniera de toutes manière à cause de moi. Soyez dans la joie et l'allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux.* » (Mt., V, 11-12.)
\*\*\*
Sans y avoir eu aucune part, aucune initiative, ni aucun mérite, nous nous sommes trouvés dépositaires de ce qui constitue le testament social, moral et religieux de Georges Dumoulin. Nous nous en sommes trouvés dépositaires principalement parce que dans le monde catholique tel qu'il est constitué et organisé en France, il n'y avait personne d'autre pour le recueillir ; et, vérification a posteriori, la publication mois après mois des réflexions si émouvantes et si profondes de Georges Dumoulin -- nourries à la fois par la grâce et par son expérience du monde du travail et du monde syndical -- n'a éveillé aucun écho perceptible parmi ceux qui dirigent l'organisme social du catholicisme en France et parmi ceux qui fabriquent « l'opinion de masse » des catholiques.
Voici la liste des articles de Georges Dumoulin depuis 1956 :
-- *Retour aux vérités premières* (numéro 6).
*-- Retour aux vérités premières* (*II*) : *une religion, une Église* (numéro 7).
-- *Retour aux vérités premières* (*III*) : *les lettres que j'ai reçues* (numéro 9).
-- *Retour aux vérités premières* (*IV*) : *le jour de sa naissance* (numéro 10).
-- *Retour aux vérités premières* (*V*) : *les saisons de mon enfance* (numéro 11).
174:75
*-- Retour aux vérités premières* (*VI*) : *lumières sur l'autre monde* (numéro 13).
-- *Retour aux vérités premières* (*VII*) : *en présence du monde actuel* (numéro 14).
*-- L'exemple doit venir d'en haut* (numéro 22).
-- *Réponse à l'enquête sur la corporation* (numéro 23 et numéro 24).
-- *La scission de 1921 et l'avenir du syndicalisme* (numéro 27).
-- *Les métiers lourds* (numéro 34).
-- *Une croisade de vérité* (numéro 37).
-- *L'âge de la sagesse* (numéro 42).
-- *Paul Faure* (numéro 50).
-- *Réflexions sur la C.F.T.C.* (numéro 60).
\*\*\*
Avec tous ceux qui ont aimé Georges Dumoulin, avec ceux qui l'ont suivi et ceux qui ne l'ont pas suivi, croyants et incroyants, nous garderons la mémoire de cette haute figure du monde ouvrier et du mouvement ouvrier français, si différent dans sa substance profonde du portrait fabriqué qu'en donnent les bavardages de presse et de congrès.
Pour nous, catholiques, par-delà tous les flonflons du triomphalisme progressiste, c'est une invitation à mesurer notre misère, notre honte, notre déchéance. De 1956 à sa mort, Georges Dumoulin n'a trouvé parmi nous que ces amitiés dispersées, ces amitiés non organiques, ces amitiés de catacombes qui survivent à la désintégration intellectuelle du catholicisme. Cette désintégration est le mal de l'époque, le catholicisme n'en est sans doute pas responsable. Il n'est responsable que d'accepter de le subir, il n'est responsable que de consentir à se mettre à l'heure et à l'image du monde contemporain. Militant et dirigeant cégétiste, un Georges Dumoulin n'était ni du côté des Jouhaux ni du côté des Frachon. Catholique, un Georges Dumoulin ne pouvait davantage être accueilli à bras ouverts par ceux qui sont en quelque sorte les Frachon et les Jouhaux du catholicisme.
175:75
Il apercevait bien dans quel état regrettable se trouve le monde chrétien lui aussi, et il nous avertissait : « Cet état est provoqué par un fléchissement de la probité intellectuelle. » ([^24]) Il voyait très nettement que le monde catholique contemporain, dans ses sphères sociologiquement installées, est empoisonné par le consentement habituel au mensonge ; et aussi par cette lâcheté intellectuelle et morale qui le conduit à calculer quel est le plus fort du moment ou du lendemain, et à s'aligner sur « les nouveaux détenteurs de la force » :
« *Ne sommes-nous pas en train de constater que le mensonge est devenu le plus grand mal du siècle. Mentir est aujourd'hui une règle, une vocation, un art, une carrière, une profession, une habitude, une coutume, un sport, une culture. Au mensonge classique de la diplomatie, de la politique et du journalisme sont venus s'ajouter tous les mensonges médiocres, subalternes et sordides de la publicité... Au mensonge banal est venu se joindre le mensonge intellectuel, lequel est le plus dangereux, le plus malfaisant et le plus capable de corrompre les mœurs d'un pays, de pourrir les âmes et de tuer une civilisation.* » ([^25])
« *Ce siècle est celui du fléchissement de la civilisation occidentale. Alors mon retour aux vérités premières conduit vers ce qui s'affaiblit et non pas vers les nouveaux détenteurs de la force.* » ([^26])
« *Mon propos se situe sans doute plus loin que notre époque, au-delà du marxisme doctrinal et du communisme expérimental qui ne sont pas durables. Il vise à une réhabilitation, à une rédemption des métiers que les tendances de notre siècle ont frappés d'une sorte de malédiction.* » ([^27])
Aujourd'hui, Giorgio La Pira nous raconte : « Nous entrons dans une nouvelle phase de l'histoire de l'humanité : celle de la guerre impossible. » ([^28]) Georges Dumoulin disait plus exactement en 1959 :
« *Si les dirigeants des peuples, si les peuples eux-mêmes écoutent la voix de Dieu, si le Christ est entendu, si le Saint Père de Rome est écouté, il n'y aura plus de guerre sur la terre.* » ([^29])
« *Si...* ».
\*\*\*
176:75
A l'heure où le communisme n'est plus seul à dire que la religion est l'opium du peuple, à l'heure où la nouvelle théologie missionnaire nous enseigne elle aussi que *faire miroiter la vie éternelle, c'est donner de l'opium* ([^30])*,* Georges Dumoulin est entré dans la vie éternelle à laquelle il a cru.
Dans l'Église, par l'Église, quel que soit son état humain, et la misère de ses docteurs, continue à passer la grâce de Dieu, qui parle à chaque âme personnellement.
J. M.
============== fin du numéro 75.
[^1]: -- (1). Nous avons participé nous-même à l'une de ces réunions voir *Itinéraires*, numéro 62, page 205.
[^2]: -- (1). Sur la question des dates, voir *Itinéraires*, n° 67, pp. 313-318.
[^3]: -- (1). Aux Éditions du Seuil, Paris 1963.
[^4]: -- (1). Cette dernière citation date de 1903. Les précédentes sont de 1883. On trouvera les unes et les autres dans les premières pages de *Vers un ordre social chrétien -- Jalons de route 1882-1907*, Beauchesne, éditeur, 6^e^ éd. 1942.
[^5]: -- (1). Voir JOURNET, *L'Église du Verbe Incarné*, tome II, page 468 (chez Desclée de Brouwer, éditeur, Paris).
[^6]: -- (1). Sur cette question en particulier voir dans *L'Ordre Français* de mars 1963 (12, rue Chabanais, Paris-11^e^) l'étude très précise de Jean Coveil. *Les structures agricoles et les S.A.F.E.R.* Pour tous ceux qui s'intéressent aux intentions et visées du socialisme nous ne saurions trop recommander la brochure de Meugniot et Marchand, *Pour ou contre les S.A.F.E.R.* (Cercles ruraux d'action doctrinale, 8, Bd de Glatigny, Versailles (S.-et-O.). Prix : 1 F franco.
[^7]: -- (1). Sur cette question voir la fin de mon article : « La distinction des trois Ordres », *Itinéraires*, mars 1962.
[^8]: -- (1). Voir Jean XIII, 27 -- « Dès que Judas eût pris la bouchée, alors Satan fit son entrée en lui. »
[^9]: -- (2). Sur la haine de Dieu, voir IIa-IIae, question 34.
[^10]: -- (1). Voir *Lexique Teilhard* de *Chardin :* Messe sur le Monde, eucharistisation, pan-christisme, pan-communion, néo-christianisme, nouveau Dieu.
[^11]: -- (1). Nous comprendrons aussi que pour éviter de trahir les Écritures inspirées, pour en expliciter droitement le contenu, la sainte Église tout au long des siècles, loin de se borner au langage (et comme l'on dit) aux « catégories » bibliques et patristiques ait eu recours à une exposition scolastique, théologiquement élaborée. De ce point de vue les fameuses requêtes d'une « formulation pastorale » ne peuvent rien contre les principes et l'autorité de la grande encyclique doctrinale de Pie XII : *Humani Generis.*
[^12]: -- (1). Éditions Traditionnelles, Paris.
[^13]: -- (1). NRF, Paris.
[^14]: -- (1). Imprimerie Costa Tsouma, Le Caire, et Éditions Alsatta, Paris.
[^15]: -- (1). CHRISTUS, Éd. Beauchesne, Paris.
[^16]: -- (1). *Hinduism,* par A. C. BOUQUET, Hutchinson's University Library, Londres.
[^17]: -- (1). L'empereur d'Allemagne Frédéric II avait des possessions en Orient.
[^18]: -- (1). N.D.L.R. Voir La *technique de l'esclavage*, par Jean Madiran, pages, 3 F. franco (en vente aux bureaux de la revue.)
[^19]: -- (1). Les deux textes de Bossuet sont extraits des deuxième et troisième sermons pour l'Annonciation.
[^20]: -- (1). Luc Beauregard, exposant l'enseignement reçu du P. Liégé, dans *La Presse* de Montréal, 12 avril 1962.
[^21]: -- (1). A l'exception de *La France catholique.*
[^22]: -- (2). *Itinéraires*, numéro 37.
[^23]: -- (1). Forces ouvrières (organe de la C.G.T.-F.O.) du 23 janvier 1958, à la suite des premiers articles de Georges Dumoulin dans *Itinéraires*.
[^24]: -- (1). *Itinéraires,* numéro 37.
[^25]: -- (2). *Ibidem.*
[^26]: -- (3). *Itinéraires,* numéro 10.
[^27]: -- (4). *Itinéraires,* numéro 34.
[^28]: -- (5). *Vie catholique illustrée* du 29 mai 1963.
[^29]: -- (6). *Itinéraires,* numéro 37.
[^30]: -- (1). R.P. Liégé dans *La Presse* de Montréal du 30 mars 1963, cité par *Nouvelles de Chrétienté* du 23 mai (page 8).