# 77-11-63 9:77 ## ÉDITORIAUX ### Le Concile et le jeu normal de l'opinion publique QUELQUES JOURS avant l'ouverture de la seconde session du Concile, M. l'abbé Haubtmann, directeur du Secrétariat de l'information religieuse en France, tenait une conférence de presse où il annonçait qu'à Rome, sous sa direction, allait fonctionner un Centre français d'information. Selon *Témoignage chrétien* du 19 septembre, M. l'abbé Haubtmann déclara qu'il s'efforcerait de «* donner une information exacte et complète pour que le jeu de l'opinion publique puisse s'exercer norma­lement *». Il a donc dû apparaître, et en tous cas il apparaît à nos yeux, que « le jeu de l'opinion publique », depuis l'ouverture du Concile en octobre 1962, s'était exercé d'une manière tout à fait anormale. Nous voudrions essayer de dire comment et pourquoi, principalement à partir de la situation française. DEPUIS LE MOIS D'OCTOBRE 1962, le « jeu de l'opinion publi­que » s'est traduit en fait par une pression unilatérale. Quand on parle du « jeu de l'opinion publique », on entend -- du moins nous le supposons -- l'examen des diverses positions en présence. L'opinion publique implique liberté et diversité. Dans les régimes de parti unique, l'idéologie officielle ayant le monopole des moyens d'expression, on ne parle pas d'opinion publique, sinon par imposture on par dérision. Si l'on se reporte au discours de Pie XII dit « sur l'opinion publi­que » ([^1]), on y voit dénoncer l'abus des propagandes et organi­sations de masse qui « étouffent toute spontanéité de l'opinion publique et la réduisent à un conformisme aveugle et docile des pensées et des jugements ». 10:77 Nous avons vécu et nous vivons sous la pression d'un tel conformisme. L'information sur le Concile a été dominée par trois correspondants romains : le P. Wenger dans *La Croix*, M. Henri Fesquet dans *Le Monde,* le P. Rouquette dans les *Études.* Une publicité sans contre-partie (assurée d'abord par eux-mêmes, mais aussi par d'autres) les a imposés à l'attention d'une ma­nière quasiment exclusive. Chacun d'eux a explicitement recom­mandé les deux autres comme étant, en dehors de lui-même, les meilleurs « informateurs ». Or, quels que soient leurs talents et leurs mérites, et quelles que soient les nuances de pensée qui les distinguent, cela fait en définitive non point trois voix, mais une seule. Ils ont développé en substance les mêmes arguments au profit des mêmes tendances élogieusement présentées, taisant ou caricaturant les arguments des autres tendances qui se sont ma­nifestées au Concile. Ils ont soutenu les mêmes projets et sont tombés d'accord pour les présenter à l'opinion comme pratique­ment adoptés, bien que le Concile n'eût encore pris aucune déci­sion et que la discussion continuât. Ils ont tous trois une position réellement convergente par rapport au projet fondamental -- l'une des clés de notre temps -- qui consiste à « teilhardiser » l'Église : le P. Rouquette et M. Henri Fesquet sont ouvertement « pour », le P. Wenger évite soigneusement de rien écrire qui puisse aller « contre ». Tous trois font croire à l'opinion que l'*irréversible* s'est déjà produit et qu'il va *dans leur sens,* gros­sièrement présenté comme étant celui, tout à la fois, des évêques français, de l'aile marchante, de l'avenir, du progrès, de la vie, de l'histoire. On a eu plusieurs fois l'occasion, dans cette revue, de montrer sur pièces à quelle sorte de « forcing » a été sou­mise l'opinion publique. Cela a-t-il été « jeu normal *de* l'opinion publique », ou au contraire pression unilatérale et abusive *sur* l'opinion publique ? Nous pensons que l'on peut, au moins, poser la question. CERTES, il y avait à Rome d'autres correspondants de presse. Pour nous en tenir aux journaux catholiques les plus connus, il y avait ceux de *La France catholique* et ceux de *L'Homme nouveau* qui apportaient d'autres informations et d'autres points de vue, dont bénéficièrent leurs lecteurs. Mais, pour l'opinion publique dans son ensemble, ils étaient comme n'existant pas. Il y avait les « trois grands » plus haut cités, flanqués et soutenus par ceux des *Informations catholiques in­ternationales* et ceux de *Témoignage chrétien* poussant à la même roue dans le même sens. Et en outre il y eut une alliance de fait (on veut supposer qu'elle est seulement de fait) entre ces publications catholiques et la quasi-totalité des publications profanes, neutres on anti-catholiques. La présentation des points de vue étaient substantiellement les mêmes ; et aussi les pas­sions, car tout cela est très passionné. L'accent a été mis unilatéralement sur le rejet du traditionalisme et sur l'ouverture au monde moderne, cette ouverture étant elle-même sélective et unilatérale. 11:77 Nous avons déjà eu l'occasion de faire remarquer que le « monde moderne » comporte beaucoup de choses que les plus bruyants partisans de l' « ouverture au monde » rejettent expressément, d'emblée, et avant tout examen. Ils rejettent pêle-mêle le capitalisme, le nationalisme et la civilisa­tion occidentale. Alors notre question demeure, et prend de plus en plus d'actualité : le *monde moderne* auquel vous voulez vous « ouvrir », ce n'est pas le monde moderne tel qu'il est. C'est un monde moderne dont vous excluez préalablement le capitalisme moderne, les nationalismes modernes, la civilisation occidentale moderne. Un monde moderne sans civilisation occidentale (celle qui pour le meilleur ou plus souvent pour le pire est en train, de s'étendre au monde entier), un monde moderne sans nationalisme, un monde moderne sans capitalisme, qu'est-ce donc ? et que reste-t-il à embrasser ? Le socialisme ? Le communisme ? Les « trois grands » de l'information religieuse, et les *Infor­mations catholiques internationales,* et *Témoignage chrétien,* et avec eux quasiment toute la presse profane, neutre ou anti-catho­lique, ont conditionné l'opinion publique à croire que le Concile était tout d'ouverture avec un monde moderne dont on aurait simultanément exclu le capitalisme, les nationalismes et la civi­lisation occidentale. Ils ont conditionné l'opinion publique à attendre du Concile l'ouverture à gauche, le dialogue amical avec le communisme, la socialisation et la teilhardisation. Les voix divergentes n'ont pas été admises dans le concert, ou le « jeu », de l'opinion publique. Elles ont été insultées, dis­créditées, mises en quarantaine, -- disqualifiées comme « inté­gristes ». Dès l'ouverture du Concile en octobre 1962, on a publi­quement dressé des listes nominatives de cardinaux et d'évêques notés d'infamie une fois pour toutes d'avance suspects, d'avance écrasés, d'avance *à ne pas écouter* et d'ailleurs l' « informa­tion » ne rapportait pas leurs propos, sinon tronqués et défor­més, et pour s'en gausser ou pour les livrer à l'indignation publi­que. Quand des cardinaux, au retour de la première session du Concile, donnaient des articles à *Témoignage chrétien*, c'était un événement décisif, partout répercuté comme tel. Quand d'autres cardinaux confiaient des propos différents à *La France catholique*, c'était un événement négligeable, passé sous silence, ou présenté comme suspect. A suivre les brillantes chroniques de M. Henri Fesquet, on pourrait croire -- et d'ailleurs beaucoup de ses lecteurs finissent par le croire -- qu'il y a d'un côté la haute pensée des « réformistes », exempts de toute « manœuvre », et d'un autre côté les manœuvres des « intégristes », incapables de la moindre pensée. 12:77 Pour les uns, c'est leur théologie, leurs pro­fondes conceptions, leur œcuménisme généreux, et cetera ; pour les autres, ce n'est que « pamphlet (sic) anonyme (sic) », qui « n'impressionne guère », car « les intégristes agissent dans l'ombre, répandent de faux bruits, agitent l'épouvantail » ([^2]). Le vocabulaire est littéralement le même chez le P. Rouquette, et substantiellement (et plus finement parfois) le même chez le P. Wenger. A notre avis, il n'y a plus de « jeu normal de l'opinion publi­que » dans un tel climat et quand de telles forces publicitaires s'emploient à systématiquement discréditer les personnes plu­tôt que d'examiner les idées. Une pression aussi puissante, aussi passionnée, aussi rigoureusement unilatérale, exercée sur les consciences par le moyen de la presse, crée un conditionne­ment et abolit la liberté. Seuls les esprits les plus solides, et déjà personnellement informés des questions en cause, peuvent sauver leur liberté d'appréciation. ILS LE PEUVENT dans une certaine mesure ; ils n'y arrivent pas toujours. Ils ne sont pas insensibles eux-mêmes à la pression formidable qui s'exerce sur eux. On en a eu la preuve quand *L'Osservatore romano* consacra un article à l'attitude de la presse française devant le Concile, le 15 novembre 1962. On y parlait de *La Croix*. On y mention­nait, sans aucune réserve formulée, *Le Monde* et, sans plus de réserve, *Témoignage chrétien*. On y nommait *L'Écho-Liberté* et *L'Essor* de Lyon, et le *Courrier français* de Bordeaux ; et enfin *La Vie catholique illustrée, Le Pèlerin*, *La Croix-Dimanche et* la *Documentation catholique*. Et c'est tout. Ni *L'Homme nouveau,* ni *La France catholique* n'étaient cités : comme s'ils n'avaient aucune existence. Et de fait, tout se passait au niveau de l'opinion publique comme s'ils n'exis­taient pas. *L'Osservatore romano,* dont la prudence, l'objecti­vité et la courtoisie sont bien connues, enregistrait là en quel­que manière, un fait objectif -- mais un fait artificiellement machiné. Devant l'opinion s'était constitué une sorte de mono­pole implicite qui rejetait les réfractaires et les non-confor­mistes dans le ténébreux néant de l' « intégrisme ». Pour sur­prenante que fût à certains égards la discrimination acceptée par *L'Osservatore romano,* à d'autres égards elle était expli­cable. Il y avait d'un côté ceux qui faisaient un vacarme toni­truant, avec toutes les ressources du capitalisme de presse et tous les moyens de la publicité commerciale, lançant en substance à tous les échos : 13:77 -- *C'est nous qui donnons une information sûre. C'est nous qui représentons l'opinion publique. C'est nous qui sommes modernes. C'est nous l'avenir. Abonnez-vous à notre journal pour la durée du Concile, vous saurez tout. Nous marchons à la victoire de nos idées,* et cetera. Il y avait d'un autre côté ceux qui, comme *La France catholique* et *L'Homme nouveau*, parlaient posément, discrètement, sans élever la voix, sans chiqué ni publicité obsessionnelle, essayant seulement d'être exacts dans leur information et raisonnables dans leurs com­mentaires : au milieu du vacarme, on ne les entendait pas. Même à *L'Osservatore romano --* dont on ne peut supposer qu'y soit ignorée jusqu'à l'existence de *L'Homme nouveau* et de *La France catholique* -- on oubliait qu'ils existaient. Le bruit recouvrait tout. Si vous entrez dans une salle où tout le mondé crie à tue-tête en lançant confettis et serpentins dans toutes les directions, vous n'entendrez pas la voix de ceux qui, assis à leur place, parlent sur le ton de la conversation. Seulement, un tel vacarme unilatéral est incompatible avec le « jeu normal de l'opinion publique ». L'opinion est assaillie, prise d'assaut et violentée. UN AUTRE EXEMPLE, qui nous concerne plus directement, peut contribuer à manifester quelle sorte de gauchisse­ment est infligée à l'opinion publique. Le P. Wenger a publié un gros ouvrage sur la première session du Concile. Au prestige et au renom de l'auteur, rédacteur en chef de *La Croix,* est venu s'ajouter le fait que son livre a été partout recommandé comme le meilleur, le plus complet, le plus sûr, le mieux infor­mé : un ouvrage du P. Wenger sur le Concile, c'est presque une communication officielle de la Hiérarchie, si vous ne lisez qu'un livre sur le Concile, c'est celui-là qu'il faut lire, et cetera. Dans cet ouvrage, le P. Wenger prend vivement à partie une seule publication catholique au monde, et c'est la revue *Itinéraires*. Dans l'ordre personnel, nous n'avons aucune raison de nous plaindre d'une aussi flatteuse attention, d'un privilège aussi écla­tant. C'est un hommage (d'ailleurs fort excessif) rendu à notre importance intellectuelle jugée sans pareille par le P. Wenger. De tous les organes catholiques qui, à travers le monde, ont exprimé à propos du Concile un point de vue différent du sien, seule la revue *Itinéraires* a paru gênante au P. Wenger, seule la revue *Itinéraires* lui a paru devoir appeler une contradiction, une réplique, nous dirions même une contre-attaque (car il s'en prend à nous avec une énergie remarquable). Au demeurant la contradiction ne nous chagrine pas ; cet hommage un peu vif, nous l'avons reçu tel qu'il est. 14:77 Mais ce n'est aucunement cet aspect personnel qui appelle la réflexion. Admettons par hypothèse de raisonnement que le P. Wenger ait entièrement raison contre nous et que nous ayons entièrement tort : même dans ce cas, sa polémique contre la seule revue *Itinéraires* comporte de déplorables conséquences pratiques. En effet, depuis le mois d'octobre 1962, et à propos du Concile, toute sorte de journaux, même catholiques, ont avancé toute sorte d'idées et de jugements qui portent objec­tivement atteinte à la foi et à l'Église. Ils ont traîné dans la boue la mémoire et la doctrine de plusieurs Papes, ils ont calomnié les Conciles antérieurs, ouvertement attaqué des dogmes définis par l'Église (notamment les « dogmes mariaux »), discrédité la théologie spéculative, caricaturé, les Ordres religieux voués à la contemplation, proposé des réformes et changements concer­nant non pas seulement les lois positives de l'Église, mais la doctrine chrétienne elle-même ; ils ont un peu partout prêché plusieurs de ces *erreurs graves,* et contraires à la foi, dont, au jugement de l'Église, *fourmillent* les écrits de Teilhard de Char­din. Contre tout cela, le P. Wenger n'a pas estimé utile de faire front par une contradiction explicite et nominale. C'est donc, pensera logiquement le lecteur de son livre, que tout cela est beaucoup moins dangereux que les erreurs, réelles ou supposées, relevées à l'encontre de la revue *Itinéraires,* seule désignée à la désapprobation du public. Si l'Église en état de Concile connaît quelque danger méri­tant d'être appelé par son nom et d'être explicitement contredit, c'est uniquement du fait que la revue *Itinéraires* : 1. -- a osé remarquer que le Patriarcat de Moscou est la seule institution soviétique ayant échappé à toute « déstalini­sation » ; 2. -- a préféré lire un discours de Jean XXIII dans son texte latin authentique, et effectivement prononcé, plutôt que dans une traduction vaticane qu'avait reproduite *La Croix*, -- tra­duction, dont l'exactitude nous paraissait contestable ([^3]). Tels sont les deux chefs d'accusation qui, à propos du Concile, dans un livre exclusivement consacré au Concile, et qui est l'ouvrage le plus recommandé et le plus diffusé à ce sujet, nous valent d'être les seuls à subir un procès public en règle de la part du P. Wenger. Même si nous avons tort sur les deux points en question, on supposerait que l'Église et le Concile connaissent tout de même des dangers plus graves que celui-là. Mais non : on ne le suppo­sera pas ; on ne le saura, pas. Il est *a priori* évident que le P. Wenger porte sa plus forte attaque (son unique contre-atta­que) contre l'adversaire principal, contre le danger primordial, ou unique. 15:77 La vigilance la plus rigoureuse est contre nous : ou plutôt la seule vigilance explicite. De périls venant d'ailleurs, l'opinion publique n'entend point parler, elle peut en toute con­fiance continuer à somnoler, au son des berceuses teilhardiennes. AINSI SE DÉPLACENT le *centre de gravité et l'orientation* de l'opinion catholique. Ils ne se déplacent pas tout seuls : on les déplace ; des puissances temporelles les déplacent. Le P. Rouquette a pu parler des « *maîtres de la pensée collec­tive* » ([^4]) : il ne les désignait pas davantage, mais le contexte montre qu'il ne faisait aucunement allusion à des « maîtres à penser », des philosophes, des professeurs, des Socrate ou des Gandhi, qui persuaderaient l'opinion par voie d'influente in­tellectuelle et morale. Le P. Rouquette faisait clairement allu­sion à ceux qui ont le pouvoir matériel de prédéterminer l'opi­nion publique, du jour au lendemain, dans un sens ou un autre. La valeur et l'importance d'une telle allusion sous la plume du P. Rouquette proviennent du fait que ces « maîtres de la pensée collective » ont, au moins à propos du Concile (et d'une inter­prétation tendancieuse de *Pacem in terris*)*,* dirigé l'opinion dans les mêmes perspectives que le P. Rouquette lui-même. Ce n'est donc point de sa part une allusion polémique ou malveil­lante, mais plutôt un témoignage sur un fait qu'il a des raisons de bien, connaître et qui lui a été fortement favorable. Nous ajouterons seulement à ce sujet que la plus grande partie de la presse contemporaine, même catholique, est à peu près le dernier secteur économique qui soit encore organisé selon un authentique et pur CAPITALISME LIBÉRAL, au sens précis où le capitalisme libéral a été condamné par *Rerum novarum* et *Qua­dragesimo anno.* Bien entendu, cette presse économiquement organisée selon les normes immorales du capitalisme libéral est pleine de proclamations anti-capitalistes, et elle pourchasse partout -- sauf chez elle-même -- les dernières survivances du libéralisme économique. Dans quelle mesure le capitalisme de presse parvient-il à fausser ou empêcher le « jeu normal de l'opi­nion publique », c'est encore une question qu'il est au moins implicite, croyons-nous, de poser. AUTREFOIS les Princes (plus ou moins chrétiens) faisaient pression sur les Conciles. Aujourd'hui les nouveaux Princes (chrétiens ou non) exercent leur pression par d'autres voies. Par le moyen de l'opinion publique, les « maîtres de la pensée collective » s'efforcent actuellement d'exercer sur le Concile une influence indue. 16:77 Car enfin, quoi qu'il en soit par ailleurs de la promotion du laïcat et du progrès des lumières c'est toujours *une pression de pouvoirs temporels sur le magistère spirituel.* Cette pression ne semble pas avoir encore été reconnue et identifiée EN TANT QUE TELLE. Elle ne manque d'ailleurs pas de « bonnes raisons ». Mais les Princes chrétiens du passé avaient eux aussi leurs « bonnes raisons », et leurs légistes, et leurs théologiens. Et leurs vues politiques étaient parfois -- à leur place -- licites et hon­nêtes. Tout cela renaît sous une autre forme, et sera dangereux aussi longtemps qu'on n'aura pas aperçu que, par des voies différentes, c'est essentiellement un abus de même nature. LE DÉPLACEMENT ARTIFICIEL, par des puissances temporelles, du centre de gravité de l'opinion catholique, peut être situé en termes grossiers. Il est lui-même sommaire et sim­pliste, travaillant surtout au niveau de l' « opinion de masse » ; si bien que des termes fondamentalement impropres pour dé­crire la vie de l'Église deviennent assez adéquats pour marquer dans quel sens on conditionne l'opinion de masse -- il s'agit d' « ouverture à gauche », de « pas d'ennemis à gauche », de « combat contre la droite », de « construire », au nom du pro­grès, -- « le socialisme ». Ces expressions ne veulent RIEN dire, ne désignent RIEN, si on les rapporte à la vie spirituelle, à la structure divine de l'Église ou aux grands thèmes de la pensée théologique. Mais ces expressions correspondent à ce que l'on s'efforce de faire croire à l'opinion. La formule la plus exacte demeure d'ailleurs celle qui a été lancée par le P. Liégé, dont la première partie est apparemment religieuse, mais la seconde partie très réellement et très explicitement politique : « *Les inté­gristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes*. » C'est en invoquant un souci apostolique que l'on combat les intégristes ; mais c'est pour atteindre un but politique : réintroduire le communisme dans le circuit (puis­qu'il n'est décidément pas le pire ennemi). De fait, les informa­tions et commentaires sur le Concile ont manifesté une cons­tante polémique contre l'intégrisme et une aussi constante absence de polémique contre le communisme. A l'égard du com­munisme, on ne veut entendre parler que d'ouverture et de dialogue ; et l'on ne veut entendre parler d'aucun dialogue ni d'aucune ouverture en direction de l'intégrisme. Krouchtchev a toutes les excuses et le Cardinal Ottaviani n'en a aucune. Le Cardinal Ottaviani est l'homme à abattre tandis que Kroucht­chev n'est même plus à combattre. La pression multiforme unilatéralement exercée en ce sens détruit toute possibilité d'un « jeu normal de l'opinion publique ». 17:77 Le rajeunissement de l'Église consiste à débarrasser plus ou moins l'Église d'une bonne moitié de ses fidèles, de ses prêtres et de ses docteurs, représentés comme des « intégristes » qu'il faut purement et simplement réduire au silence et mettre hors d'état de nuire ; et à emprunter au dehors de l'Église les nouveaux secrets de jeu­nesse. Certes, les catholiques, et surtout le peuple chrétien, ne le croient pas vraiment : mais comme ils entendent la plupart des organes d'opinion parler, implicitement ou explicitement, toujours dans ce sens, ils demeurent en quelque sorte médu­sés, désorientés, et finalement silencieux. D'AUTRES ENCORE se sentent contraints au silence, estimant que la liberté d'expression et de jugement n'existe *mo­ralement*, n'existe *psychologiquement* plus dans un tel climat et un tel déferlement. Des hommes compétents, voire éminents renoncent à exposer devant l'opinion, même sans polémique simplement ce qu'ils croient être la vraie doctrine concernant l'Écriture, la Tradition, l'Église, le Magistère, la Foi. Mesurant le degré d'orientation unilatérale et de passion exacerbée atteint par le conditionnement actuel de l'opinion publique, ils jugent que même un exposé serein et impersonnel est présentement inopportun, n'aurait aucune chance d'être compris, ne ferait qu'exciter les passions encore davantage. Ils ont tort ou ils ont raison, mais enfin telle est leur appréciation, telle est la situa­tion. Nous n'en parlons pas seulement par ouï-dire : nous avons eu entre les mains tels ou tels de ces exposés, destinés à paraî­tre dans la revue *Itinéraires,* et qui n'ont finalement paru ni ici ni ailleurs. Leurs auteurs s'étant ravisés et jusqu'à nouvel ordre enfermés dans le silence et la prière. Ce silence unilatéral con­tribue lui aussi, à accentuer le déséquilibre, le déplacement du centre de gravité de l'opinion catholique. Mais cet état de fait a été voulu, machiné, organisé par les « maîtres de la pensée collective » : ils ont créé un conditionnement de l'opinion tel que plusieurs des « intégristes » les plus éminents et les plus consciencieux en arrivent à estimer, inopportun, et psychologi­quement impossible, de s'exprimer publiquement. Une telle situa­tion, morale est essentiellement *subversive,* et elle est aux anti­podes des conditions d'un « jeu normal de l'opinion publique ». NOUS EN PARLONS DISCRÈTEMENT et modérément, le lecteur le comprendra : nous en disons beaucoup moins que nous ne pourrions en dire sur ce chapitre. Nous pour­rions multiplier les précisions publiques ou moins publiques, connues ou moins connues. Nous avons, quoi qu'en aient dit certains, observé cette discrétion durant la première session du Concile, et nous l'observerons plus encore. 18:77 Nous ne promettons pas à nos lecteurs : -- *Vous allez tout savoir, nous allons tout vous dire*. D'abord parce que nous ne prétendons pas savoir tout ce qui se passe au Concile. Ensuite parce que nous ne croyons pas utile -- ni même licite -- de dire à tout moment tout ce que nous savons. Enfin parce que notre tâche propre est beaucoup plus modeste et en tout cas différente. Notre tâche se situe au niveau de la réflexion personnelle et de la vie intérieure. Nous voulons aider notre lecteur à trouver en lui-même les moyens de n'être pas esclave de l' « informa­tion » qui lui est plus ou moins donnée par la presse -- que cette « information » soit bonne ou détestable. Il ne peut y avoir un « jeu normal de l'opinion publique » que s'il y a formation du jugement personnel : c'est-à-dire, selon les termes du dis­cours de Pie XII sur l'opinion publique déjà cité, s'il y a des hommes « marqués du sceau d'une vraie personnalité », et qui « à la lumière des principes centraux de la vie, à la lumière de leurs fortes convictions, savent contempler Dieu, le monde et tous les événements ». De tels hommes deviennent « chaque jour de plus en plus rares », disait Pie XII, tandis que se multiplient les êtres « sans consistance ni caractère, aisément manœuvrés par quelques maîtres du jeu », -- les êtres sans défense inté­rieure contre « la propagande astucieuse qui s'arroge le privi­lège de façonner (l'opinion) à son gré ». Quel étonnant discours, quelle profondeur du trait, et quelle actualité... Pie XII y disait : « L'homme moderne affecte volontiers des attitudes indépen­dantes et désinvoltes. Elles ne sont le plus souvent qu'une façade derrière laquelle s'abritent de pauvres êtres vides, flasques, sans force d'esprit pour démasquer le mensonge, sans force d'âme pour résister à la violence de ceux qui sont habiles à mettre en mouvement tous les ressorts de la technique moderne, tout l'art raffiné de la persuasion, pour les dépouiller de leur liberté de pensée et les rendre pareils aux frêles roseaux agités par le vent. » Les moyens de résistance aux conditionnements de l'opinion publique se trouvent aux sources de la vie intérieure et de la réflexion personnelle. C'est à cela que nous travaillons, et non à changer le rapport des forces dans le domaine du capitalisme, de presse qui tôt ou tard achèvera de pourrir sur pied, entraî­nant alors dans son effondrement des pans entiers de faux-sem­blants et des contingents complets de puissants du jour, qui sont les impuissants du lendemain. L'actuel climat de l'opinion pu­blique est empoisonné, eh ! bien, chacun à sa place, il faut prier et travailler, *ora et labora*, « à la lumière des principes centraux de la vie ». 19:77 ### Appendice : la définition de l' « aggiornamento » On se souvient que le passage du discours où Jean XXIII, le 11 octobre 1962, avait donné une définition de l' « aggiornamento », existait en deux versions, tenues pour « notablement différentes » par la *Documentation catholique*, pour « assez différentes » par Mgr Villot. Nous avons résumé l'état de la question dans *Itinéraires*, nu­méro 72, pages 46 à 54, en reproduisant les textes (latin, italien, fran­çais). Nous avons dit pourquoi le texte latin effectivement prononcé par Jean XXIII le 11 octobre 1962 nous paraissait constituer la version authentique. Nous avons remarqué aussi comment l'état de la ques­tion laissait planer quelque obscurité. Le P. Wenger, dans son livre sur la première session du Concile, a manifesté sur cette question un sentiment différent du nôtre (voir notamment sa page 48). Sur le fond, les deux versions marquaient, selon nous, une véri­table divergence d'orientation. L'une des principales différences entre les deux versions était la suivante. Le texte latin effectivement prononcé par Jean XXIII, tel que nous le comprenions, tel que l'avait également compris la *Docu­mentation catholique*, et tel que le comprend aussi le P. Wenger, puisqu'il nous donne acte du fait que notre traduction était « plus littérale et plus fidèle », signifiait que la doctrine catholique doit être exposée et étudiée *selon la méthode postulée par les circons­tances actuelles*. Selon la version italienne et la version française, il faudrait que la doctrine catholique soit désormais *étudiée et exposée suivant les méthodes de recherche et de présentation dont use la pensée moderne*. Nous disions alors : « S'agit-il de méthodes adaptées, proportionnées, adéquates à la mentalité et aux circonstances contemporaines ? Ou s'agit-il des mé­thodes employées par la pensée moderne ? Ce n'est pas du tout la même chose. 20:77 Pour prendre un exemple, ce n'est pas la même chose de préconiser une méthode *adaptée au* communisme, ou de préconiser *les méthodes employées par* le communisme. La version française que nous contestons engage très nettement les chrétiens à adopter les méthodes *employées par* la pensée moderne. Le texte latin, tel que nous le lisons et le comprenons, recommande une *méthode adaptée aux* circonstances présentes. » Telle est la question qui, vu l'état complet de la question, nous paraissait demeurer pendante (*Itinéraires*, n° 72, pp. 46-54). On re­marquera que cette question se situe au cœur de beaucoup des confusions actuelles. \*\*\* A cet état de la question il faut maintenant ajouter le discours prononcé par Paul VI à l'ouverture de la seconde session du Concile, le 29 septembre 1963. Dans ce discours est cité le passage en question de Jean XXIII. Le discours de Paul VI étant en latin, le passage est également cité en latin. Mais le fait nouveau est que cette fois l'on semble avoir tenu la main aux traductions italienne et française, pour les empêcher de vagabonder et pour les aligner sur le latin. *L'Osservatore romano* du 30 septembre, qui donne pages 1 et 2 le texte latin du discours de Paul VI, en donne une traduction ita­lienne pages 3 et 4. Or les citations de Jean XXIII n'y ont pas été traduites : *elles demeurent en latin*, avec référence au texte latin des *Acta.* Quant à la traduction française donnée par *La Croix* du 1^er^ octo­bre, elle est cette fois conforme au latin : « *Que cette doctrine soit approfondie et exposée de la façon qui répond aux exigences de notre époque.* » 21:77 ### Une pause dans la décolonisation Si l'on en croit des jugements apparemment qualifiés, et apparemment unanimes, « la décolonisation est pratique­ment achevée ». Les grands empires coloniaux ont vécu. Il reste quelques possessions portugaises en Afrique, de peu d'im­portance à l'échelle mondiale, et qui disparaîtront tôt on tard. Le colonialisme est un stade dépassé par l'évolution des peuples, et il n'est question de tolérer, désormais, sous quelque forme que ce soit, aucun « néo-colonialisme » éventuel, si pâle soit-il. Ceux qui le disent, c'est-à-dire à peu près tout le monde -- bref un immense conformisme, dont les tenants ont en outre la prétention d'être d'audacieux non-conformistes -- ceux qui le disent en sont assurément persuadés. Cela leur paraît aussi abso­lument certain qu'une évidence mathématique ou qu'une croyance religieuse. Et pourtant... \*\*\* Il y a une carte de la décolonisation accomplie dans les dix-huit années de l'après-guerre. C'est une carte restrictive, com­portant de très nettes frontières. La décolonisation, s'est accomplie partout où -- et seulement où -- les deux puissances domi­nantes, U.S.A. et U.R.S.S., étaient d'accord pour qu'elle soit accomplie. Une telle remarque paraît d'abord latérale, en marge de l'essentiel. Facile ou difficile, la décolonisation passe pour avoir été le résultat d'une évolution irréversible, la prise de conscience des peuples, leur aspiration grandissante à l'indépendan­ce, leur accession à un niveau de maturité qui les mettait en état de vouloir et de pouvoir se diriger eux-mêmes. Tel fut le fac­teur déterminant, -- quels que soient les secours extérieurs qui ont pu seulement accélérer cette évolution historique. 22:77 Pour croire qu'il en fut ainsi, il faut oublier, comme on l'ou­blie, que l'Empire colonial qui était déjà le second du monde en 1914, et qui s'est considérablement agrandi depuis lors, existe toujours en tant qu'empire et en tant que colonial. \*\*\* La maturité politique des nations colonisées, cela compte aussi, bien sûr. Mais enfin, on ne peut tout de même pas supposer que le peuple de Roumanie n'aurait pas au moins autant de maturité que les peuples du Congo ; ou que le peuple polonais serait inférieur en conscience nationale au peuple nigérien. Selon le jugement de Lénine en personne, la Russie était en 1916 le second empire colonial du monde par la superficie, le troisième par la population ([^5]). L'Empire colonial russe, dési­gné comme tel par Lénine, comportait notamment l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan, la Kirghizie... Depuis 1916, l'Empire colonial russe a englobé la Mongolie extérieure, la Finlande de l'Est, l'Estonie, la Lettonie, la Litua­nie, la Moldavie, l'Ukraine occidentale, la Ruthénie blanche occidentale, la Pologne, l'Allemagne orientale (dite R.D.A.), la Tchéco-Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, la Transcarpathie, Sakhaline (sud) et les Kouriles (sud). Huit de ces pays colonisés sont réputés indépendants, recon­nus comme tels et représentés à l'O.N.U. : l'Ukraine, la Biélo­russie, la Mongolie extérieure, la Hongrie, la Pologne, la Bulga­rie, la Roumanie et la Tchéco-Slovaquie. Depuis longtemps, les Américains ont consenti à l'U.R.S.S. cette reconnaissance indi­recte, implicite, mais déjà réelle, du système colonial soviétique. Comment parler à l'O.N.U. de libérer des peuples qui y sont « représentés » au titre d'États souverains ? A l'issue de la seconde guerre mondiale, lorsque l'Amérique pensait pouvoir s'entendre avec les Soviets pour établir une domination à deux sur le monde, elle leur donnait déjà quitus de leur empire colonial. Aujourd'hui où l'Amérique espère à nouveau établir cette domination partagée, maintenant fondée sur le double monopole nucléaire, elle recommence à donner le même quitus. Ces quitus successifs s'ajoutent les uns aux autres pour consolider progressivement l'Empire soviétique. \*\*\* Entre Roosevelt et Kennedy, il y eut la guerre froide et ce que l'on pourrait approximativement appeler la période Foster Dulles. 23:77 Foster Dulles disait en substance : -- Nous ne reconnaîtrons jamais la domination soviétique sur les nations d'Europe orientale et nous ferons, la guerre ex­ceptée, tout ce qui est en notre pouvoir pour les libérer. Il était déjà bien tard pour prétendre « ne reconnaître ja­mais » un état de fait qui se trouvait reconnu, ou plus exacte­ment absout, par la présence à l'O.N.U., au titre d'États indé­pendants, des gauleiters soviétiques. En tous cas, les forces prétendument indomptables et le mou­vement soi-disant irréversible qui opèrent par leur propre vertu la libération des peuples n'ont pas libéré les peuples colonisés d'Europe. Les histoires moralisantes ou héroïques que l'on raconte sur les peuples se libérant eux-mêmes sont peut-être bien jolies. Elles n'ont, sauf exceptions assez rares, pas plus de consistance réelle que la légende selon laquelle Paris insurgé se serait libéré lui-même, et tout seul, de l'occupation allemande en 1944. Paris « s'est libéré » au moment où l'avance des armées alliées assu­rait de toutes façons cette libération (et Paris fut sauvé de la destruction non point par l'insurrection, mais par la négociation), D'une manière non pas identique mais assez largement analo­gue, les peuples aujourd'hui décolonisés sont ceux -- et seule­ment ceux -- dont. Moscou et Washington étaient d'accord pour imposer la décolonisation. \*\*\* Ce n'est pas la décolonisation qui est aujourd'hui « prati­quement terminée ». C'est seulement le programme limité de décolonisation sur lequel Roosevelt et Staline étaient d'accord en 1944, et sur lequel l'Amérique et l'U.R.S.S. sont toujours de­meurées fondamentalement d'accord même pendant les périodes de plus vive tension dans leurs rapports. Ce programme de dé­colonisation, et seulement celui-là, a été accompli non point parce qu'il était le plus juste, mais parce qu'il était imposé par la loi du plus fort. Le projet d'une domination du monde exer­cée en commun par Washington et Moscou s'est parfaitement réalisé chaque fois qu'il pouvait s'opérer au seul détriment de l'Europe. Le Président Salazar est le seul chef d'État qui en ait pris acte publiquement, dans son discours du mois d'août ([^6]). A l'extrême pointe occidentale de notre continent, une voix res­ponsable, une seule, une voix qui est celle de la raison mais qui n'est pas celle de la puissance, et qui pour ce motif, n'est guère écoutée, a dit ce que la France aurait pu dire, aurait dû dire, en Europe, à l'Europe, et qu'elle n'a pas dit. \*\*\* 24:77 Théoriquement, une autre politique que celle de Salazar était possible. Et il n'est pas exclu que cette politique ait été rêvée un moment quelque part. Au lieu de contredire « le mouvement de l'histoire », c'est-à-dire en fait le diktat américano-soviétique, la France pouvait, dans la ligne de ce « mouvement » et dans la perspective de ce droit nouveau, devenir le champion de l'auto-détermination et de la liberté des peuples. Ayant accordé partout chez elle le droit à l'auto-détermination démocratique, elle était bien placée pour en réclamer le respect chez les au­tres. Alors l'idée de renoncer à l'Afrique pour jouer un rôle en Europe pouvait avoir un sens politique. Exiger hautement pour la Pologne et pour la Hongrie ce que l'on donnait soi-même à l'Algérie, ce n'était évidemment pas l'obtenir à coup sûr, mais c'était se placer en une situation morale qui aurait en un im­mense retentissement, qui aurait embarrassé les deux puissances dominantes et qui, pour une part au moins, aurait pesé sur leur comportement. Il y aurait fallu une diplomatie et une propa­gande actives, conduites avec une farouche énergie. *L'auto­détermination démocratique et la décolonisation, oui, mais pour l'Europe aussi *: une telle politique pouvait assurer à la France cette place en Europe qu'elle recherche par des moyens chimériques. Ni l'Allemagne, ni l'Italie, ni le Benelux n'auraient pu alors, même s'ils l'avaient désiré, tourner le dos à la France. Quand l'armée française était engagée en Algérie, il lui fut dit qu'elle devait se dégager en vue des « grandes tâches guer­rières » qui l'attendaient en Europe. Parole dérisoire. Mais, dans la ligne d'une politique de décolonisation, il y avait en Europe de grandes tâches pacifiques pour la France : par une réclamation incessante, et formulée avec éclat, ne pas laisser prescrire le droit des nations d'Europe orientale à leur liberté. \*\*\* L'Amérique ne défend pas l'Europe pour ses beaux yeux. L'Amérique veille seulement à ce que l'U.R.S.S. ne prenne pas, en Europe, un avantage supplémentaire. Nous sommes pour Washington non des partenaires mais des objets. Dans la politique américaine de Foster Dulles, si décriée, il y avait pourtant une vue morale, une vue de la justice et du droit : ne pas reconnaître le fait accompli, et chercher par tous les moyens, la guerre exceptée, à supprimer l'injustice qui écra­se l'Est de l'Europe. Il n'y a plus aucune vue morale dans la politique américaine de Kennedy à l'égard de l'Europe. 25:77 Ni d'ail­leurs aucune vue intelligente. Il accepte le principal objectif immédiat de la politique soviétique, qui est aussi la plus grande injustice politique du monde contemporain : la colonisation de l'Europe orientale. Ce faisant, il n'obtient aucune garantie véri­table que la colonisation soviétique renonce à étendre à d'au­tres pays (par exemple en Amérique latine). Comme l'a exacte­ment montré Pierre Boutang en une série d'articles parus l'été dernier dans *La Nation française*, le double résultat de l'actuelle politique américaine est de RENFORCER d'une part la domination soviétique sur ses possessions déjà acquises, et de LAISSER OU­VERTE d'autre part la voie à la soviétisation de nouveaux terri­toires. \*\*\* Un autre aspect de la politique américaine est de pousser partout à une « ouverture à gauche » justifiée par de pseudo-raisons morales. C'est cette politique qui a fait Castro, qui finance Tito, qui ravage l'Italie. On ne connaît guère d'exemple, dans le monde occidental on dans le tiers-monde, d'expérience plus ou moins « socialiste » qui ne doive son existence à des subventions « capitalistes ». A quelques exceptions près (le so­cialisme algérien qui se « construit » dans la mesure où il est financé par la France), *c'est le capitalisme américain qui sub­ventionne le socialisme* ([^7]) : et lorsque ce « socialisme » lui échappe et se retourne contre lui, comme à Cuba, il se trouve toujours une grande quantité de psychanalystes géo-politiques, de théologiens futuristes, et M. Georges Hourdin en personne, pour expliquer gravement que la cause d'un tel mécompte, c'est de n'avoir pas subventionné davantage encore le socialisme. De hautes considérations idéologiques et éventuellement teilhar­diennes viennent avantageusement orner une tactique aussi in­croyable. Mais cette tactique trouve sa véritable origine dans une vue beaucoup plus simple, beaucoup plus pragmatique : les Américains pensent (notamment à l'égard de l'Europe) que tout gouvernement socialiste conduit au déficit ; que tout déficit conduit à quémander les crédits américains ; et donc à se pla­cer dans leur dépendance. 26:77 Pour ces motifs, il est normal que l'on ne considère plus aujourd'hui « l'alliance atlantique » exactement du même œil qu'au temps de Foster Dulles. \*\*\* En outre, à partir du moment où l'Amérique accepte d'en­visager la négociation avec l'U.R.S.S. d'un *traité de non-agres­sion entre les pays de l'OTAN et ceux du* « *pacte de Varsovie* »*,* c'est-à-dire une équivalence entre les libres partenaires de l'al­liance atlantique et les colonies soviétiques d'Europe orientale, il est inévitable que l'on commence à se demander où se trouve donc l'analogie entre le regard que l'Amérique jette sur la France et celui que l'U.R.S.S. jette sur la Hongrie. \*\*\* La *pause* actuellement observée dans la « décolonisation » est le *test* le plus décisif pour distinguer, dans la politique mon­diale depuis 1945, l'apparence et la réalité. Si la politique de décolonisation a comporté des crimes effroyables (parmi les­quels le plus caractéristique est celui qui a été perpétré contre le peuple français d'Algérie, avec le consentement actif ou tacite de la plupart des autorités politiques et morales, dans le monde), du moins cette politique pouvait se comprendre dans son inspiration alléguée, dans son intention proclamée. On pou­vait même comprendre que, par scrupule moral ou par tactique, l'on demandât aux puissances coloniales d'Europe de s'avancer les premières et, de donner l'exemple avant d'adresser à autrui des réclamations. On pouvait concevoir, au moins dans l'abs­trait, que les nations européennes libèrent leurs colonies avant d'exiger la décolonisation de l'Europe orientale -- bien qu'il y ait d'immenses différences objectives entre ce que fut la colo­nisation européenne et ce qui est le colonialisme soviétique. Mais enfin la « civilisation de masse » oblige, paraît-il, à des raccourcis aussi brutaux et aussi inexacts. On pouvait d'ailleurs y introduire les nuances nécessaires, elles ne faisaient que ren­forcer l'argument : *si la colonisation européenne était désormais intolérable, le colonialisme soviétique l'était à plus forte raison.* Tout cela pouvait avoir sa cohérence propre et sa justification : à condition de ne pas s'arrêter en chemin. La *pause,* actuelle est une révélation des cœurs, et le test de l'imposture. D'autant plus que cette *pause* est acceptée comme définitive : « La décoloni­sation est pratiquement achevée ». Les mêmes qui nous ont im­posé le devoir moral de décoloniser en ont dispensé les Sovié­tiques. Et le principal Empire colonial demeure intact. 27:77 Un « socialisme »\ de droit divin ? Les consciences apparemment les plus morales, les plus exigeantes, sont absolument hébétées dès qu'on parle de « socia­lisme ». Colonialisme soviétique ? Mais non, voyons, c'est impossible, ce sont «* les pays du socialisme *». Esclavage économique, exploitation de l'homme par l'hom­me, régression sociale dans le système communiste ? Impensa­ble ! C'est le progrès en marche par « *le socialisme* »*.* Entreprises, pays subventionnés par ce « capitalisme amé­ricain » que l'on fait profession de combattre ? Qu'importe : c'est la « *construction du socialisme* »*.* Disons hautement que ce « socialisme » n'a plus RIEN de commun avec la tradition de Proudhon, de Sorel, de Guesde ; ni même rien de commun avec la tradition de Jaurès ; ni même avec celle de Léon Blum. Tous ces socialistes avaient une con­ception du vrai et du faux, du juste et de l'injuste : ils en avaient une conception que nous croyons erronée, du moins en partie, mais une conception réelle. *Ce qui leur paraissait injuste et illicite, ils n'imaginaient pas que cela deviendrait licite et juste à partir du moment où ce serait* « *le socialisme* » *qui le ferait.* Ce qu'ils reprochaient, à tort ou à raison, au capitalisme et à l'impérialisme, ce n'était point pour le permettre au socia­lisme. C'est le communisme qui a changé tout cela, qui a per­verti les doctrines et les comportements socialistes, en réputant que le même acte est mauvais *quand* il sert « le capitalisme » et devient bon *quand* il sert « le socialisme ». Avec ce « socialisme » nouveau, le colonialisme, le totali­tarisme policier, l'exploitation de l'homme par l'homme sont mauvais seulement chez les autres, mais fort bons pour soi-mê­me. Ce nouveau « socialisme » porte à un degré de férocité ja­mais atteint encore l'exploitation de l'homme par l'homme, le totalitarisme policier et le colonialisme. Lui, parce qu'il est « le socialisme », il en a le droit ; lui, il est au-dessus de toute mo­rale, ou il est lui-même la seule morale ; il a tous les droits, il est de droit divin. La conscience contemporaine, la conscience laïque, et une grande partie de la conscience chrétienne, elle-même, sont plon­gées dans cette hébétude complète en face du mythe socialiste, en face des soi-disant « pays du socialisme », en face de toute prétendue « construction du socialisme ». 28:77 Oui*,* le *test* le plus décisif est celui de la décolonisation. « La décolonisation est pratiquement achevée », c'est-à-dire que le colonialisme « socialiste », celui qui soumet les nations chré­tiennes d'Europe orientale à l'Empire des Soviets, est tenu pour légitime et définitif par les inflexibles champions de la décolo­nisation. \*\*\* Depuis 1945, ce sont les excès, les erreurs et les difficultés internes du communisme qui ont ralenti sa progression, davan­tage que les efforts sporadiques du monde occidental pour le contenir. Le monde occidental est moralement pourri par le commu­nisme (ou par ses sous-produits publicitaires) dans la majeure partie de ses élites intellectuelles, sociales et politiques. En revanche le monde soviétique commence à pourrir lui aussi par la contagion de ce que l'univers capitaliste a de plus bas, le désir immodéré des richesses, l'art soi-disant abstrait, les loisirs dégradants et toutes les confitures sucrées du crépus­cule de l'esprit. « C'est tout un monde qu'il faut refaire depuis ses fondations », disait Pie XII. Aujourd'hui les élites installées du monde occidental veulent partout et à tout prix se persuader que « le danger communiste est négligeable ». A supposer qu'il soit négligeable pour nous, et qu'il n'y ait par exemple aucun risque de voir le Brésil ou l'Italie devenir au cours des cinq prochaines années une « dé­mocratie populaire » à parti unique, il resterait encore mons­trueux d'abandonner ainsi au colonialisme soviétique, et en quelque sorte pour toujours, les nations chrétiennes d'Europe orientale. Mais la manière dont on croit rendre « négligeable » le communisme dans les pays qu'il ne domine pas encore con­siste en cette merveilleuse tactique qui lui livre d'avance et progressivement tout ce qu'il peut réclamer. De cette attitude on a fait un théorème passe-partout, indéfiniment répété pour conditionner l'opinion publique. Un exemple parfait : voici ce qu'on lit dans un grand hebdomadaire réputé anti-communis­te ([^8]) : « Le danger communiste est négligeable au Brésil qui est gouverné par un parti *socialiste* dont le programme très radical *réalise gra­duellement les réformes demandées par les marxistes*. » Ce socialisme financé par le capitalisme américain, fourni en verbalisme révolutionnaire par la nouvelle théologie, « réali­sant graduellement les réformes demandées par les marxistes », et riche à crever -- d'ailleurs il crève -- est le dernier stade de la dégradation occidentale. 29:77 ### Pour l'apaisement : la compréhension LE MOUVEMENT INSURRECTIONNEL qui s'appelait hier l'O.A.S. n'existe plus. Son échec de fait suggère qu'il lui man­quait l'une des conditions que la théologie catholique fixe à l'insurrection légitime : les chances raisonnables de succès. Ou plus exactement, quelle que soit l'appréciation subjective que chacun ait pu avoir sur le moment, et par avance, de ces chances de succès, il apparaît après coup que cette insurrection est demeurée très en deçà du succès. Le cynisme opportuniste qui approuve les insurrections qui réussissent et désapprouve celles qui échouent ne devient opportuniste, et cynique, que dans la mesure où il fait de l'échec au du succès le seul critère de la légitimité d'une insurrection. Mais l'horreur que suscite un tel cynisme, un tel opportunisme, finalement un tel rallie­ment automatique à celui qui est le plus fort, ne doit pas faire oublier que l'échec ou le succès constituent bien *l'un des* critè­res *moraux* selon lesquels, on juge du bien-fondé d'une insur­rection. Il y la tous les autres critères. Il y a aussi le principe radical qui a été le plus fréquem­ment invoqué pour condamner moralement l'O.A.S. : l'anathème à « la violence d'où qu'elle vienne », lancé de manière univer­selle et plusieurs fois explicitement appliqué à ce cas parti­culier. Contre la violence\ d'où qu'elle vienne Toute la discussion a tourné autour de ce principe, qui fut admis en fait par les grands organes d'opinion catholique. Il ne rencontra guère qu'une objection latérale, formulée d'ailleurs non point dans l'intention de justifier l'O.A.S., mais de récla­mer un minimum de cohérence morale dans le comportement : -- Puisque, disait cette objection, vous condamnez la violence, d'où qu'elle vienne, il vous faut condamner d'abord le F.L.N. ; il vous faut en tout cas refuser de traiter avec le F.L.N. et le rejeter aussi absolument que vous le faites pour l'O.A.S. 30:77 A cette objection, il fut répondu en substance : -- Nous n'approuvons pas la violence du F.L.N. : mais nous n'y pouvons rien. Ces violents-là n'écoutent pas nos homélies, n'appartenant point à notre religion. Leurs crimes peuvent être épouvantables, ils n'autorisent pas des chrétiens à devenir eux-mêmes criminels. Quoi que fassent ces misérables, rien ne sau­rait nous dispenser de demeurer fidèles à la loi de Dieu, qui interdit toute violence. On préférait parler de « violence » plutôt que d' « insurrec­tion » : car le terme d'*insurrection* évoque des précédents nom­breux, dont nos manuels d'histoire font en général l'apologie. Et d'autre part on se souvenait plus ou moins vaguement que la théologie chrétienne reconnaît, à certaines « conditions », certaines formes « légitimes » d'insurrection. On se contenta de dire incidemment, une fois ou l'autre, qu' « aucune » de ces conditions n'était « de près ou de loin » réalisée, et l'on évita de s'engager plus avant dans un tel examen. Il était beaucoup plus net de *condamner la violence d'où qu'elle vienne*. Mais cet été, un article de La Croix a tout remis en question. Un point de vue nouveau Cet article a paru en première page de *La Croix* du 24 juil­let. Il porte la signature du Père Jean-Yves Calvez, directeur adjoint de l'Action populaire. Il déclare : « Ni la morale ni le droit ne se désintéres­sent de la violence. Leur effort le plus général tend à endiguer violence humaine et injustice. Ils ne peuvent pourtant pas -- et surtout la morale ne peut pas -- ne pas laisser place pour certains actes de violence légitimes com­me recours *ultimes* devant l'injustice. Toutes les procédures pacifiques doivent avoir été épuisées, et la violence ou ses conséquences demeurer proportionnées au tort à redresser. » C'est prendre carrément le contre-pied de la thèse jusqu'a­lors la plus fréquemment soutenue dans le catholicisme fran­çais : *condamner la violence d'où qu'elle vienne ; considérer la violence comme étant dans tous les cas un* «* moyen intrin­sèquement pervers *». 31:77 Pourtant les affirmations du P. Calvez nous paraissent conformes, en substance, à la théologie morale en général, et en particulier à la doctrine de saint Thomas d'Aquin. Seulement, si le P. Calvez a raison, la conséquence est que la plupart des considérations catholiques les plus solennelle­ment invoquées pour condamner moralement l'O.A.S. furent moralement inadéquates. Dans la ligne du P. Calvez Ce qu'il fallait dire c'était, si on suit le P. Calvez : 1. -- vous n'êtes victimes d'aucune injustice ; 2. -- ou bien : vous n'avez pas épuisé toutes les procédures pacifiques ; 3. -- ou bien encore : sans doute vous vous trouvez dans le cas d'employer la violence comme « recours ultime », mais celle que vous employez ne demeure pas proportionnée aux torts à redresser. Le dire, c'eût été engager l'Église dans une analyse de la situation politique ? Elle aurait eu dès lors l'apparence de pren­dre position dans un débat temporel ? Mais c'était inévitable. Et d'ailleurs l'on n'a pas évité pour l'Église l'apparence d'avoir soutenu, ou facilement admis, une certaine politique -- qui est un désastre pour l'Algérie, pour la France, pour l'Église. Et plus généralement, si le P. Calvez a raison, il devient manifeste qu'il est impossible de « condamner la violence » dans un cas particulier tout en prétendant néanmoins demeurer dans la zone de la doctrine, de la seule morale universelle, sans rien connaître de la situation concrète et sans rien trancher qui soit d'ordre politique. Approuver ou condamner une entre­prise politique violente comporte forcément un jugement sur la situation concrète de cette entreprise : il faut savoir en toute certitude si elle n'est pas un « recours ultime ». Ce ne peut pas être un pur jugement doctrinal. C'est, à la lumière de la doctrine, un jugement « politique ». Le contexte Mais le passage de *La Croix* est cité hors de son contexte. Rétablissons donc le contexte. L'article s'intitule « Grève, droit, morale ». En fait de « violence », il parle de la grève, il ne parle pas de l'O.A.S. 32:77 Donc son jugement ne saurait, sans extrapolation indue, être appliqué à l'O.A.S., puisque, dans la pensée de son auteur, et dans le contexte de son propos, c'est la grève qu'il concerne. Voilà ce que l'on va répondre. Eh ! bien, si l'on répondait cela, il n'y aurait plus ni doc­trine, ni principes, ni morale. La palinodie A propos de l'O.A.S., et pour la condamner, on a énoncé un principe général : *rejeter la violence d'où qu'elle vienne.* A propos de la grève, et pour l'autoriser, on invoque l'asser­tion exactement contradictoire : la *violence est quelquefois légitime, comme recours ultime, à certaines conditions.* C'est l'un ou c'est l'autre. Mais pas les deux. Ceux qui ont professé à propos de l'O.A.S. qu'il faut con­damner la violence d'où qu'elle vienne devront condamner la violence qui vient de la grève. Ceux qui professent à propos de la grève que la violence est légitime comme recours ultime ne pouvaient pas condamner l'O.A.S. du seul fait qu'elle était violente, il leur fallait dire comment et pourquoi sa violence était soit non fondée, soit pré­maturée, soit disproportionnée. Ce n'est pas du tout à cela que nous assistons... Mis à part le P. Calvez, qui n'a pas personnellement, du moins à notre con­naissance, pris à son compte une telle palinodie, ce sont sou­vent les mêmes qui ont dit en substance, mais successivement : -- *Nous condamnons l'O.A.S. parce que la violence n'est jamais permise. Nous approuvons la grève parce que la violence est quelquefois légitime.* Cette position contradictoire, ils l'ont soutenue en invoquant la loi de Dieu et les exigences de l'Évangile. On ne devrait pas s'étonner que cela ait produit de pro­fonds dégâts moraux et religieux ; que beaucoup de conscien­ces aient été révoltées on désespérées ; que certains cœurs se ferment aujourd'hui, avec un sombre et farouche mépris, quand ils entendent invoquer les exigences de l'Évangile et la loi de Dieu d'une manière qui leur paraît trop opportunément chan­geante. On pouvait dire... Il n'était pas impossible de tenir l'un ou l'autre des deux discours suivants : -- Voici la doctrine. A chaque conscience, éclairée par cet­te doctrine, d'examiner gravement et devant Dieu quel est son devoir dans la situation où elle se trouve, et de prendre elle-même ses responsabilités. 33:77 -- Ou bien : voici non seulement la doctrine, mais encore son application au cas particulier. Vous vous dites victimes d'une injustice majeure, vous affirmez avoir épuisé en vain toutes les procédures pacifiques, vous prétendez n'user que de violences proportionnées. Or l'examen des faits montre que vous vous trompez. Vous vous trompez en ceci, sur ce point, pour cette raison. Nous vous en avertissons. Le premier des deux discours ne pouvait comporter par définition aucune condamnation morale de l'O.A.S. ; seul le second était susceptible de formuler d'une manière légitime et convaincante une telle condamnation. On a voulu néanmoins, dans la plupart des cas, formuler une condamnation morale de l'O.A.S. tout en demeurant au plan doctrinal, universel et non politique du premier discours. En conséquence on n'a con­vaincu personne, sinon ceux qui étaient convaincus d'avance, on n'a en tout cas ni éclairé ni persuadé ceux des catholiques qui étaient déjà engagés dans l'O.A.S. ([^9]) ; et l'on a donné l'impression que « la doctrine » était fâcheusement ployable en sens divers selon la diversité des circonstances. Conséquences En condamnant « toute violence » comme étant forcément un « moyen intrinsèquement pervers » et « contraire à la loi de Dieu », on transformait les catholiques engagés dans l'O.A.S en *pécheurs publics manifestes*. On rendait coupables et pé­cheurs, également, ceux des catholiques qui sans participer eux-mêmes à aucune action violente, nourrissaient, fût-ce dans le secret de leur cœur, quelque sympathie ou quelque approbation pour l'O.A.S. ; on rendait même coupables les catholiques qui, n'approuvant pas l'O.A.S., s'abstenaient de participer au combat contre elle et se dispensaient de contresigner les commu­niqués et déclarations la condamnant. 34:77 Une partie du clergé français a milité en faveur d'une telle position, y employant à l'occasion jusqu'à ses pouvoirs ecclésiastiques et surnaturels. On cite même le cas de quelques aumôniers qui, avec beaucoup de zèle apostolique, et une énergie illimitée, ont dans les pri­sons tout fait pour arriver à convaincre les détenus qu'ils de­vaient se reconnaître pécheurs publics coupables d'actes et de conceptions intrinsèquement pervers. Or la situation morale des violents, de l'O.A.S. apparaît maintenant toute différente à la lumière de la doctrine qu'ex­pose le P. Calvez dans *La Croix*. Ce n'est pas « toute violence » qui est automatiquement et manifestement coupable : c'est, pour le dire d'un mot, la violence injuste. Il ne suffit donc plus, pour condamner, de constater qu'il y a violence : il faut encore juger qu'il s'agit d'une injuste violence. On aurait pu le dire. Même si l'on tenait à parler courtement. Il aurait suffi de dire non plus que l'on condamnait toute *violence d'où qu'elle vienne,* mais que l'on condamnait toute *violence* INJUSTE *d'où qu'elle vienne*. Cela ne faisait qu'un mot de plus, ce n'est pas beaucoup, et pourtant ce seul mot suffit à exprimer une différence morale considérable dans la doctrine et dans le comportement. \*\*\* A partir du moment où cette précision aurait été formulée, la condamnation morale portée contre l'O.A.S. n'aurait plus transformé les activistes en *pécheurs publics manifestes*, elle les aurait considérés seulement comme des *égarés* ayant une appréciation erronée de la situation concrète à laquelle ils réagissaient par la violence. Car ce qui peut condamner mora­lement les violents de l'O.A.S., selon la doctrine du P. Calvez et de *La Croix* du 24 juillet, c'est SEULEMENT d'avoir estimé à tort qu'ils subissaient une injustice insupportable, ou d'avoir négligé des procédures pacifiques qui leur auraient été encore ouvertes réellement, ou enfin d'avoir employé des violences sans proportion avec le tort à redresser. Donc, selon la doctrine du P. Calvez dans *La Croix,* pour que la condamnation morale de l'O.A.S. fût adéquate et suffisante, il fallait que l'on démon­trât ces trois points ou au moins l'un des trois. Il fallait néces­sairement prendre parti sur l'un ou l'autre aspect fondamental des événements eux-mêmes dans leur réalité concrète. Il fallait démontrer aux Français d'Algérie soit que l'injustice qui les privait de leur terre natale n'était pas tellement grave en soi qu'elle pût justifier une insurrection ; soit qu'il leur restait des moyens pacifiques de défendre efficacement leurs droits ; soit que leur violence, ou que les conséquences de leur violence, étaient sans commune mesure avec la réalité de l'injustice subie. 35:77 Ou encore, si l'on ne pouvait démontrer aucun de ces trois points, il fallait avoir la loyauté de *leur en donner acte en plei­ne clarté*, et leur dire que néanmoins leur insurrection demeu­rait moralement interdite parce qu'elle n'avait pas de chances suffisantes de succès ; mais cette dernière considération eût été évidemment la plus faible pour la raison que l'on sait : elle eût été sans grand effet sur des hommes ayant la conviction de défendre, le dos au mur, leur honneur et leur vie ; et aussi pour une autre raison que l'on n'a pas suffisamment remarquée : c'est que l'un des facteurs qui modifiait grandement les chances réelles de l'insurrection était précisément qu'elle soit ou qu'elle ne soit pas d'emblée moralement condamnée, moralement tolé­rée ou moralement approuvée par l'Église catholique. Ainsi, même ne le voulant pas, l'Église joue un rôle actif dans l'évé­nement politique ; et le gouvernement y est singulièrement attentif... Si, en 1936, au lieu d'approuver unanimement l'in­surrection espagnole, l'Église d'Espagne avait condamné mora­lement la violence de Franco d'une manière aussi absolue que la violence de l'O.A.S. s'est trouvée condamnée dans l'Église de France, il est infiniment probable que cette insurrection aurait alors perdu ses meilleures chances de succès. On en revient donc principalement aux trois points énoncés par le P. Calvez dans *La Croix.* La perspective doctrinale du P. Calvez, si elle est vraie, comme nous le croyons, aurait eu en outre l'avantage de permettre un langage et un comporte­ment *humains,* et non pas frénétiques. Les violents de l'O.A.S., leurs complices actifs, leurs sympathisants inactifs, et enfin ceux qui sans les approuver refusaient de les combattre, n'au­raient pas été placés artificiellement en situation de monstrueuse hérésie morale, comme on l'a fait. On n'aurait plus eu affaire à des consciences accusées de monstrueusement tenir pour un bien ce qui est *intrinsèquement mauvais *: on n'aurait plus dès lors considéré comme indispensable que les activistes, en plus de toutes les formes temporelles de répression, aient encore à subir le malheur suprême d'être placés en quelque sorte au ban de la chrétienté, dans un état de complet déshonneur religieux et de totale déréliction. On aurait compris que l'on se trouvait en présence de consciences qui demeuraient fidèles à la même religion chrétienne et qui, tout en ayant la même conception du bien, appliquaient différemment cette conception au juge­ment moral à porter sur une situation concrète. \*\*\* Puisque l'on parle enfin d'APAISEMENT, il nous semble que la contribution qu'y pourraient apporter aujourd'hui les catholiques dans leur ensemble serait d'abord d'atteindre à ce modeste degré de COMPRÉHENSION au moins objective -- et s'il se peut fraternelle. \*\*\* 36:77 L'amnistie, c'est autre chose. Si nous comprenons bien ce qui en a été dit, l'amnistie veut très délibérément se manifester comme une aumône aussi méprisante, aussi parcimonieuse, aussi tardive que possible. De toutes façons, cette amnistie légale ne dépend pas de nous. Elle ne dépend même pas de tous ceux de nos évêques qui, à la suite et en compagnie de Mgr Gerlier et de Mgr Guerry, l'ont publiquement demandée au nom de la charité. Il leur a été répondu brutalement que cela ne les regar­de point, qu'ils ne portent pas la charge et la responsabilité de la République. On ne leur avait point notifié qu'ils n'étaient pas chargés de la République quand ils condamnaient l'O.A.S. : mais maintenant on leur signifie que l'on n'a plus besoin d'eux sur ce chapitre ; et à cette occasion l'on prend bien soin de ne plus parler du sacro-saint « État » si majestueusement invoqué en toutes autres circonstances, mais bien, précisément, de « la République », -- celle qui s'honore constitutionnellement de ne connaître aucun « culte », aucun Dieu, pas même le Dieu de la loi naturelle, le sous-entendu est assez évident. Ce n'est donc point de cette amnistie que nous parlons, mais de l'apaisement des cœurs, de l'apaisement civique, en souhaitant la révision (oh ! implicite, cela suffirait) d'une condamnation morale qui apparaît aujourd'hui, et selon la doctrine du P. Calvez dans La Croix, avoir été inadéquate et trop brutale en sa forme uni­verselle, et par suite excessive en ses conséquences psycholo­giques et spirituelles. Parler à « tous »\ c'est savoir parler\ à chaque conscience personnelle A un niveau plus profond encore que celui de l'apaisement civique, il demeure des blessures d'ordre spirituel. Nous ne voudrions pas y insister lourdement. Notre propos a pu chemin faisant y faire quelque allusion. En apparence, c'est-à-dire aux yeux d'un grand nombre, la doctrine morale du catholicisme a été mise à rude épreuve et elle a pu paraître même mise en pièces. Le désir peut-être de s'exprimer et d'être compris « au niveau des masses » a conduit à des simplifications excessives qui étaient propices à une propagande d'ensemble, mais qui perdaient d'autant le pouvoir de parler à chaque conscience personnelle d'une manière persuasive, véritable, charitable. C'est pourtant ce pouvoir qu'il faudra retrouver. \*\*\* 37:77 Le 29 septembre, en la fête de saint Michel, il y eut simul­tanément deux démarches distinctes et d'inégale importance. D'une part *les évêques* se rassemblaient à Rome pour la se­conde session du Concile œcuménique. D'autre part tout *un peuple chrétien* en prière, celui du pèlerinage national de la réconciliation française, à l'appel de ses animateurs laïcs, était aux pieds de Notre-Dame de Chartres. Le Concile ne peut avoir pour souci ni pour fonction de secourir le malheur français dans ce qu'il a de spécifique. Mais du Concile on peut espérer des évêques qui nous reviennent revêtus de la force et de la charité de l'Esprit Saint et qui alors, avec un cœur nouveau, trouveront les paroles, les gestes, les actes qu'attendent tant d'âmes blessées en notre pays. 38:77 ## CHRONIQUES 39:77 ### Ce monde parfait... par J.-B. MORVAN « WIE LIEBER GOTT IM FRANKREICH », « Heureux comme Dieu en France » dit un proverbe allemand, cherchant peut-être à réunir en cette formule naïve l'idée d'un maxi­mum de béatitude imaginable avec la suprême possibilité d'en jouir. Un esprit chagrin pourrait se demander si actuellement c'est bien Dieu qui est heureux en France ou si les Français sont en passe de se pren­dre pour des Dieux. Cette croyance ne serait pas due seulement à une certaine euphorie économique, mais aussi à un solide confort moral. La société s'est réservé tant d'initiatives dans tous les domaines que nous ne voyons plus nettement quelles responsabilités nous incombe­raient encore, ni où pourraient se placer les interrogations de la conscience. Quand il y aura assez de subventions pour tout le monde, la charité devrait normalement s'avérer aussi inutile que les attaques de diligence. Notons toutefois que les attaques de diligence, un peu modernisées, ne semblent pas près de disparaître. Mais s'il nous pre­nait fantaisie de nous faire blousons-noirs pour rompre la monotonie des jours et la facilité de la vie, nous trouverions encore des jurys in­dulgents à nos complexes La « démystification » des barrières morales ne nous laisserait plus rien à casser. Je ne suis point envieux de nature et ne tiens pas à mettre mes compatriotes au pain de douleur et à l'eau d'angoisse pour leur ap­prendre à vivre, et avoir le délicat plaisir de la charité. Mais je me méfie. Paul-Louis Courier trouvait des accents enthousiastes en célé­brant l'abolition des chartes seigneuriales et l'avènement d'un temps où chacun désormais vivait bien, sur sa terre, dans une médiocrité dorée et déjà radicale-socialiste. La douceur tourangelle lui cachait sans doute les canuts de Lyon et les caves de Lille, tandis qu'un « réactionnaire chagrin » comme Villeneuve-Bargemont possédait là-dessus des lumières un peu supérieures. 40:77 A supposer que l'hexagone français ne présente plus aucune cause sérieuse d'inquiétude, et que le pessimisme soit absolument indésirable dans cet ordre d'idées, il reste néanmoins une curieuse mollesse intellectuelle. Ce conformisme serra secoué un jour, en vertu des nécessités éternelles de la vie de l'esprit ; si les catholiques apportent à l'euphorie une adhésion spirituelle trop généralisée, ils risquent de faire les frais d'une réaction. LA CULTURE est toujours, d'une certaine manière, contradictoire à l'état de choses. Elle est l'œuvre de « cavaliers français partis d'un bon pied », comme disait Péguy à propos de Descartes -- voire de fantassins comme Péguy lui-même, pour qui la métaphore est encore plus exacte. Or nous vivons en un temps où la notion même de « démarche » s'atténue, s'exténue. Pour marcher, il faut quitter quelque chose ; alors, comment partir, dans un monde en proie aux for­mules unifiées ? Le progressiste de bonne foi passe d'un Castro n° 1 pour retrouver ailleurs un Castro n° 2, et ainsi de suite. Le mouve­ment n'est que provisoire ; la similitude des révolutions, de Cuba à Alger, traduit en fait la présence dans l'esprit d'un schéma préalable conçu comme un carrelage uniforme de castrismes. La répétition d'actions tracées selon un modèle unique ne correspond pas à ce be­soin profond, à cet appel qui sommeille au fond de nous-mêmes, et qui est différent de l'odyssée d'un commis voyageur en révolutions. Un chrétien peut s'imaginer, en s'associant à ces circuits révolution­naires, qu'il part pour une entreprise de régénération spirituelle, qu'il est un nouveau Wesley, « l'homme à cheval ». Mais dans le monde qu'il tend ainsi à créer, le cheval sera inutile, et le prédicateur aussi. ON PEUT BLAGUER Billy Graham. Si j'en juge par la télévision, il me paraît avoir les qualités d'un bon orateur et son succès tient moins peut-être à sa physionomie avenante et à son jeu élégant au golf qu'à la façon dont il dit : « Vous êtes des pêcheurs, il faut changer ! » Le simple mouvement accompli pour s'avancer vers la tribune prend, de l'aveu de ses auditeurs, une immense importance. Il rend ainsi à l'homme quelque chose : une démarche qui soit per­sonnelle. Dans l'euphorie du Second Empire un malade, mystificateur et amer, condamné en Cour d'Assises, appelé Baudelaire, voyait par­tout « le spectacle ennuyeux de l'immortel péché » ; le Curé d'Ars, dans le même temps, était du même avis. 41:77 Mais pour nous voici la dif­ficulté : nous ne péchons plus. Nous avons tellement bien expliqué le péché par les complexes, les parents et les maléfices de la société que nous sommes replongés la tête la première dans l'innocence baptismale, par la poigne énergique de nouveaux casuistes bien laïques au moins à l'origine. Le scandale est mort, et nous avons remplacé la Croix par une éponge. Le scandale est assimilé à l'expression d'une indignation pha­risienne. L'humanité un instant satisfaite sent pourtant confusément un autre scandale : l'inaptitude de ce monde à combler les virtualités insatisfaites de l'âme, l'absolue condamnation logique qu'il porte contre le désir d'une démarche vraie. Les cosmonautes ne peuvent, malgré tous les efforts de la propagande, réaliser ce type d'enfance idéale et de découverte qui reste au fond de nous. L'apesanteur n'est pas cette aisance intemporelle où nous voudrions que nos silhouettes humaines puissent un jour se mouvoir. Il appartenait à notre temps de fournir une caricature du Corps glorieux ; il est en train de réussir cette ca­ricature démonstrative au-delà de nos espérances, il en rajoute. Il ne restera plus après cela qu'à retrouver la vraie légèreté dans une cer­taine acceptation préalable de la pesanteur. Les intellectuels et les créateurs littéraires surtout, si obtus et engraissés qu'ils puissent être, s'en apercevront nécessairement : il n'y a pas de roman du cosmo­naute, à moins que sa machine ne se détraque. ILS NE FERONT d'ailleurs, ces intellectuels, que saisir un besoin sourd et latent des sociétés civiques et politiques : le besoin d'un style. Or le style n'est point fonctionnel. Un théâtre de ciment armé pourvu de l'éclairage le plus perfectionné est moins riche d'inspira­tion, d'émotion pour le spectateur et peut-être pour l'acteur lui-même, qu'une salle enfumée, éclairée de chandelles dignes de l' « Illustre théâtre » de Molière. Le style part de l'homme isolé et de son initia­tive improvisée ; le cosmonaute est le moins isolé des hommes et le moins autonome. On le guette, on le calcule, on l'enregistre ; et la Russie qui compte sur lui pour créer le style de son temps sait bien qu'il faut joindre aux statistiques la photo de la vieille mère ou des petites filles mangeant leurs tartines. Les évolutions de l'échantillon humain aseptisé sur un circuit terriblement semblable aux précédents n'émeuvent guère. 42:77 LE style part d'un consentement à l'idée du péché originel. On fait un style architectural avec des fautes et des lacunes, du vide et de l'inutile. L'imperfection le souligne et le caractérise. A Versailles on n'avait pas prévu d'abord un office, et le jeune roi pas­sait noblement devant les bassines à vaisselle. On est tenté d'appliquer à la notion de style ces vers de Valéry : Regarde-toi !...Mais rendre la lumière Suppose d'ombre une morne moitié. Le style Louis XIV coïncide avec l'idée lancinante du péché. Cette coexistence fut-elle accidentelle ? Apprécions l'ensemble du paysage esthétique et moral qu'il nous offre. Il n'est pas seulement dans les volutes, les arcs de triomphe et les dorures ; il est dans les présences concomitantes de la lumière de la vie et de la difficulté de vivre conti­nuellement ressentie. Un style doit supporter et inclure la vieillesse, la maladie, la con­tradiction -- souvenons-nous de Louis XIV insulté par l'écervelé Lau­zun, et jetant sa canne par la fenêtre pour ne pas frapper un gen­tilhomme. La Mère Angélique voulait naïvement des églises nues et laides ; mais Philippe de Champaigne fait son portrait, et concilie ainsi, mystérieusement, nécessairement, l'art et l'ascèse. On a juste­ment remarqué qu'il n'y avait pas de Grand Siècle sans Saint Vin­cent de Paul. Et même les peintures et les sculptures tant critiquées me paraissent beaucoup moins gênantes que l'art non-figuratif : celui-ci n'obéirait-il pas à la crainte secrète de faire apparaître l'homme souffrant ? La Vénus la plus rayonnante et la plus juvénile reste un corps de femme promis à la maladie et à la vieillesse. Nous sommes frappés, par contre, de la faiblesse intime de certains styles impressionnants qui se veulent dépouillés : le style usine-para­dis, le style caserne-pour-jeunesse-virile-et-joyeuse, le style défilés-de-Nuremberg. Nous croyons d'abord y reconnaître le vrai visage de l'hom­me, parce qu'il nous plaît de croire l'homme inaltérable et invulné­rable. Quand tombe la fiction passagère, le prestige s'en va. Il faut la part de l'hôpital, et peut-être de la chaise percée. C'est pourquoi Molière était indispensable au classicisme. « Ferons-nous accroire à notre peau que les coups d'étrivière la chatouillent ? et à notre goût que l'aloès soit du vin de Graves ? » dit Montaigne en raillant les stoïciens. Le style est l'œuvre de ceux qui ont apprécié de la vie même les coups d'étrivière, et l'aloès des heures d'angoisse et d'atonie, en tant que tels. 43:77 L'épicurisme superficiel était impuissant à éloigner le mal et la douleur, et pratiquait sans trop y croire à leur égard une politique d'autruche. Un épicurisme plus conforme à l'esprit d'Épicure, le matérialisme, mélange et noie l'aloès et le vin de Graves dans la même bouillie indifférente. Il installe dans l'âme un jugement mécanisé aboutissant à une aliénation complète de notre humanité, à un état indolore, à une fatalité acceptée. Spi­noza aussi voulait que la vie ne fût pas une méditation de la mort, mais de la vie. Étrange naïveté ! la méditation est une démarche, et la démarche ne peut être le fait d'un être promis au moins virtuelle­ment à une perfection imposée de l'extérieur. Si nous ne voulons pas perdre la vie de l'intérieur nous sommes contraints de revenir à l'épineuse méditation de la mort et du péché, car la mort et le péché sont le point de départ, il n'y a plus de tombes dans nos sanctuaires ; mais les statues des gisants donateurs des monastères donnaient à la mort et au repentir une forme d'espérance et un signe de fécondité. Jean-Baptiste MORVAN. 44:77 ### A propos de l'Orthodoxie russe par PEREGRINUS POUR LA PREMIÈRE FOIS dans une publication de langue fran­çaise, une présentation complète de l'Église orthodoxe russe hors frontières a paru dans le numéro 75 d'*Itinérai­res* (juillet-août 1963). Son auteur, le P. Alexandre Troubnikoff, archiprêtre ortho­doxe, soulignait en commençant, avec discrétion mais avec netteté, qu'une « méconnaissance volontaire ou involontaire » s'est manifestée chez des « spécialistes des questions religieuses orthodoxes et russes ». De cette « méconnaissance », un exemple est donné par l'article que le P. Wenger a publié dans *La Croix* du 17 sep­tembre sous le titre : « Le Patriarche Alexis -- 50 années au service de l'Église orthodoxe russe ». Cet article du P. Wenger est en effet plusieurs fois inexact, tant en ce qui concerne l'histoire récente qu'en ce qui concerne la situation actuelle. Le P. Wenger énonce une contre-vérité quand il écrit : « L'Église de Russie, pendant les années 1917-1925, hésitait entre l'opposition directe ou l'acceptation du nouvel état de choses. » Dès le 19 janvier 1918, le Patriarche Tikhon anathématisait le pouvoir communiste, et sa décision était aussitôt ratifiée et contresignée par le Concile (la plus haute autorité de l'Église orthodoxe). La présentation faite par le P. Wenger du métropolite Serge, qui dirigea en Russie l'Église officielle de 1927 à 1945, est édul­corée au point de devenir un portrait déformé. Il nous est dit pudiquement qu'il « publia une déclaration de loyalisme » envers le pouvoir communiste. En réalité le métropolite Serge avait renié tous les martyrs par sa déclaration monstrueuse publiée dans les *Izvestia* du 16 février 1930 : 45:77 « *Il n'y a jamais eu de persécutions religieuses en Russie... Certes, quelques égli­ses ont été fermées, mais non pas sur l'initiative du gouvernement : par la volonté de la population, et même dans certains cas par décision des fidèles eux-mêmes.* » Successeur de Serge à la tête de l'Église officielle, Alexis a lui aussi, quoi qu'en dise le P. Wenger, manifesté beaucoup plus que du « loyalisme » ou qu'une « complaisance à l'égard du pouvoir soviétique ». Alexis fut un stalinien militant. Sa lettre à Staline du 19 mai 1944, publiée dans les Izvestia du 21 mai, déclarait : Cher Joseph Vissarionovitch (Staline), Une rude épreuve a frappé notre Église or­thodoxe : le Patriarche Serge, qui a dirigé pendant dix-huit ans l'Église orthodoxe russe, est décédé. Nous, ses aides immédiats, nous connaissons fort bien le sentiment du plus sincère amour qu'il éprouvait à votre égard, ainsi que son dévouement au Guide (Vojd) si sage préposé par Dieu aux peuples de notre grande Union soviétique. Ce sentiment s'est manifesté avec une force particulière lorsque le Patriarche fit votre connaissance personnel­le, et après notre entrevue inoubliable avec vous, le 4 septembre de l'année passée. Plus d'une fois, j'ai eu l'occasion de l'enten­dre dire à quel point il aimait évoquer cette entrevue et quelle haute signification histori­que il attribuait à l'attention soutenue que vous vouez aux besoins de l'Église comme à l'amour que vous vouez aux hommes ortho­doxes. Ma future activité sera *invariablement gui­dée par vos remarques historiques* et par les préceptes du Patriarche défunt. En agissant *en union complète avec le Conseil pour les affaires de l'Église russe orthodoxe,* je serai à l'abri, avec le Saint Synode établi par le Pa­triarche, de toute erreur et de tout faux pas. Je vous prie, hautement estimé et cher Jo­seph Vissarionovitch, d'agréer ces assurances et de croire aux sentiments de profond amour et de fidélité qui animent tous les travailleurs ecclésiastiques que je dirige. En tant que « chef des travailleurs ecclésiastiques », ainsi qu'il se nommait lui-même, le Patriarche Alexis a été l'un des principaux complices des crimes staliniens. 46:77 Le P. Wenger remarque prudemment : « Il est difficile à l'observateur de l'extérieur de porter sur l'Église de Russie un jugement définitif. » Certes : et nous ne savons pas quels furent hier et quels peuvent être aujourd'hui les sentiments intimes du Patriarche Alexis ou du stalinien Nicodème. Mais il ne s'agit pas de porter des jugements, définitifs ou non, il s'agit d'abord de donner une information exacte. L'Église officielle de Russie, sous la direc­tion de Serge puis sous celle d'Alexis, a été l'auxiliaire de la tyrannie policière et de la persécution. Ses dirigeants demeu­rent des staliniens authentiques qui ont fait carrière sous Sta­line et qui doivent leurs postes au régime stalinien. Hors de Russie et en Russie, un grand nombre d'orthodoxes russes consi­dèrent avec horreur les « travailleurs ecclésiastiques » stali­niens placés à la tête de l'Église officielle pour l'opprimer et pour servir les visées du pouvoir totalitaire. Il existe une *Église orthodoxe russe hors frontières,* canoni­quement instituée, et dont la légalité canonique est reconnue par les autres Églises orthodoxes. Cette Église O.R.H.F. a d'ail­leurs été invitée par le Saint-Siège à envoyer des observateurs au Concile du Vatican, et elle y a délégué un évêque et un archiprêtre. Le P. Wenger semble l'ignorer. En Russie même, il existe une Église orthodoxe clandestine, qui *anime la résistance spirituelle au totalitarisme communiste :* le P. Wenger semble pareillement l'ignorer. En tout cas, la présentation unilatérale qu'il fait de l'Ortho­doxie russe manifeste de sa part une information incomplète et une attitude négative. \*\*\* Et irréaliste. On est en effet de plus en plus conduit à se demander si les positions très réservées que manifestent parfois plusieurs Églises orthodoxes *libres* à l'égard du Concile ne proviennent pas, dans une mesure importante, des dispositions excessive­ment bienveillantes que l'opinion catholique affiche en faveur des staliniens du Patriarcat de Moscou. Assurément il existe aussi, hélas, d'autres motifs d'éloigne­ment. Pourtant on aurait tort de sous-estimer celui-là, qui risque d'aggraver les désaccords et de compromettre le dialogue avec l'Orthodoxie. Les Églises orthodoxes *libres* ont de bonnes rai­sons de s'estimer beaucoup plus représentatives de la foi ortho­doxe que les dignitaires ecclésiastiques de Moscou qui appor­tent inconditionnellement leur soutien actif à un totalitarisme policier. 47:77 Parmi ces staliniens d'hier et d'aujourd'hui, il en est sans doute dont nous découvrirons demain -- ou dont nous saurons seulement dans l'autre monde -- qu'ils résistaient en secret au totalitarisme, affichant une « collaboration » entière et em­pressée pour mieux masquer une « résistance » clandestine. C'est pour cette raison surtout qu' « il est difficile de porter un jugement sur l'Église de Russie ». Mais le jugement porté par le P. Wenger, selon lequel la carrière du Patriarche Alexis se résumerait en « cinquante années au service de l'Église ortho­doxe russe », est un jugement qui fait bon marché des réalités connues et qui offense tous les confesseurs de la foi engagés en Russie dans une autre voie que l'Église officielle : dans la voie d'une résistance spirituelle évangélique. PEREGRINUS. 48:77 ### Il faut traduire saint Thomas par Jean MADIRAN « Nous souhaitons que les écrits de saint Thomas d'Aquin soient diffusés le plus largement possible en lan­gue vulgaire, dans une présentation et dans un langage qui correspondent pleinement eu goût et à l'esprit de no­tre époque. » Cette exhortation, Jean XXIII la prononça deux fois. Une première fois, le 16 septembre 1960, au Congrès thomiste international Puis elle fut citée et réitérée par lui-même dans le Motu proprio « Dominicanus ordo » du 7 mars 1963. \*\*\* Traduire saint Thomas en « langue vulgaire », c'est-à-dire dans la langue vivante telle qu'elle est écrite et par­lée à notre époque, répond assurément au désir actuel d'adaptation et d' « aggiornamento ». Nous y apportons notre contribution. Ces jours-ci paraît le premier volume d'une nouvelle collection de librairie, intitulée « Collection Docteur com­mun » (publiée aux Nouvelles Éditions latines 1, rue Pa­latine, Paris VI^e^). Bien entendu, cette nouvelle collection n'interrompt pas la « Collection Itinéraires », qui continue d'autre part, et publie cet automne plusieurs ouvrages importants. 49:77 La « Collection Docteur commun » se propose principa­lement de fournir -- accompagnée du texte latin -- une traduction, dans la langue d'aujourd'hui, des œuvres de saint Thomas d'Aquin dont la traduction française est de­puis longtemps introuvable en librairie, ou même n'a jamais encore été effectuée. Chaque traduction est précé­dée d'une introduction et accompagnée de notes explica­tives. \*\*\* Le premier volume s'intitule : « Les principes de la réa­lité naturelle ». Il comporte en outre un « Avertissement » général dé­finissant les buts et les méthodes de la collection. Nous reproduisons ici de larges extraits de cet « Aver­tissement » qui est aussi, en quelque sorte, un manifeste et un appel. UN GRAND NOMBRE d'œuvres de saint Thomas d'Aquin n'ont jamais été traduites en français ; un certain nombre de traductions existantes, publiées au milieu du siècle dernier, sont introuvables. Tel est le champ de notre travail. Au moment où nous l'entreprenons, on peut se procurer en librairie la traduction française (presque complète) de la *Summa theologica,* celle de la *Summa contra Gentiles,* celle du *De Regno,* celle du *De ente et essentia,* celle du commentaire du *De anima,* et c'est à peu près tout. A part le *De anima,* les commentaires sur Aristote n'ont jamais été traduits ; ni les commentaires sur Boèce ; ni le commentaire du *De causis ;* ni le commentaire des sentences de Pierre Lombard ni le commentaire sur Denys ; ni les questions disputées ni les questions quodlibétiques. Les « opuscules théologiques et philosophiques » furent tra­duits il y a plus d'un siècle (1856-1858) par les abbés Vé­drine, Fournet et Bandel : sept volumes chez Vivès, épuisés depuis longtemps, avec un texte latin qui souvent n'est pas très bon. Les commentaires de l'Écriture sainte n'ont été que partiellement traduits : en 1868, la *Catena aurea,* par l'abbé Péronne, huit volumes chez Vivès ; en 1874, le com­mentaire sur saint Paul, par l'abbé Bralé, six volumes chez le même éditeur ; également introuvables aujourd'hui. Les commentaires de Job, des psaumes, d'Isaïe, de Jérémie, de saint Matthieu, à saint Jean n'ont jamais été traduits. Faut-il traduire ? 50:77 Oui, certainement. S'il ne le fallait pas, pourquoi donc aurait-on traduit les *Sommes ?* Il faut traduire pour suivre l'exemple de saint Thomas. A une époque beaucoup plus studieuse que la nôtre, c'est dans sa langue, c'est en latin, et non en grec, qu'il prend le texte d'Aristote pour le commenter. Le texte latin de saint Thomas, un texte de mieux en mieux établi par les travaux historiques et critiques qui se poursuivent, restera toujours le texte de référence. Mais la vie de la pensée consiste à *s'approprier dans sa langue* la pensée de saint Thomas, comme saint Thomas fit de la pensée grecque. \*\*\* Il faut traduire les opuscules et commentaires philoso­phiques de saint Thomas. Sa philosophie est présente dans les *Sommes,* mais toujours fragmentairement et souvent im­plicitement. Ce qui est formateur pour la pensée, ce n'est point de recevoir les conclusions théologiques élaborées ; en elles-mêmes, elles sont le plus important ; mais sous le rapport de la pédagogie, de l'éducation intellectuelle, de l'apprentissage de la pensée, c'est le cheminement et la recherche qui sont instructifs, et non pas les seules con­clusions énoncées comme des aphorismes. Une théologie rationnelle est éducatrice et formatrice pour la pensée, non seulement par ses acquisitions définitives, mais par son mode d'acquisition ; séparées de leur mode d'acquisition, les acquisitions définitives risquent de perdre leur substan­ce, parce qu'elles sont alors transmises comme des objets matériels et non plus comme une vérité vivante. La vie de la pensée s'en retire. La mémoire littérale suffit ; mais ne suffit à rien. Les opuscules de saint Thomas sont souvent la meil­leure introduction, par lui-même, à la méthode et au con­tenu de sa pensée. Plusieurs d'entre eux ont été écrits dans une intention particulière, pour introduire à la philosophie ou à la théologie une ou plusieurs personnes qui n'y étaient pas très versées ; ou pour répondre à quelque con­sultation doctrinale ou pratique qui lui était demandée par tel homme d'action n'ayant en somme pas plus de prépa­ration philosophique que le lecteur moyennement cultivé d'aujourd'hui. 51:77 Pourquoi ne pas procurer, dans la langue de notre temps, ces opuscules à leurs destinataires d'aujourd'hui, *aux homologues actuels de leurs destinataires historiques ?* L'expérience vaut d'être tentée. Nous la tentons. \*\*\* Tous les opuscules de saint Thomas ne sont pas adres­sés à des destinataires de cette sorte. Et les commentaires sur Aristote non plus. Eux aussi, nous les mettons en chan­tier, soit que saint Thomas y expose sa propre pensée, soit qu'il se limite, comme il lui arrive, à expliquer la pensée d'Aristote. Nous croyons que la pensée grecque restera tou­jours une source, et dans les livres la source principale, de la philosophie naturelle. La pensée grecque telle qu'A­ristote en a fait la synthèse philosophique, et telle que saint Thomas l'a utilisée, ne deviendra jamais, du moins dans un avenir imaginable, étrangère à la pensée humaine. Elle a connu des éclipses, elle en connaîtra vraisemblable­ment d'autres. Des zones d'obscurité s'étendent parfois sur l'histoire des hommes, et sur l'histoire de la pensée. Mais une tradition demeure, et demeurera, à condition que l'on s'y emploie avec le nombre, petit ou grand, d'esprits qui à chaque époque veulent puiser à cette tradition et lui assu­rer, humble ou triomphante il n'importe, une vie continuée. Tradition veut dire transmission. Selon les temps et les lieux, ce sera peut-être un mince ruisseau, ou un cours d'eau quasiment souterrain. Nous ferons ce qui dépend de nous pour que ce champ ne demeure pas en friche, et pour qu'il ne soit pas trop inaccessible. L'incohérence de nos métaphores suggère la polyvalence de notre dessein, qui en tous cas n'est aucunement un dessein archéologique. Nous avons à l'égard de cette tradition philosophique une dette de piété, c'est-à-dire une dette que nous ne pourrons jamais acquitter, quoi que nous fassions. Mais nous avons aussi une responsabilité qui peut être immense. Il dépend quelquefois des plus humbles écoliers qu'une tradition de pensée ne soit point endormie ou interrompue. Il peut dépendre de cette tradition continuée que des vocations philosophiques ou théologiques soient confirmées, orientées, éclairées. Il peut en dépendre aussi la lumière pour des esprits qui, sans avoir vocation philosophique ni théologi­que, mais appelés en d'autres domaines de la pensée ou de l'action, manquent actuellement d'un accès direct aux vérités universelles qui importent le plus à la conduite de la vie. 52:77 Ces vérités universelles de la raison humaine, héritage de l'humanité, trésor de la civilisation, les voici par saint Thomas assumées, ordonnées, épanouies dans la lumière de la Révélation. Aristote commenté par saint Thomas, c'est une rencontre véritablement unique dans l'histoire du genre humain. Beaucoup connaissent par ouï-dire cette ren­contre unique : il faut leur en procurer commodément une version française. \*\*\* On se trompe d'ailleurs sur cette rencontre, on écrase les perspectives quand on y voit une rencontre enfermée dans un même passé, la rencontre de deux esprits analo­gues à l'intérieur d'un monde identique. On se trompe quand on imagine qu'Aristote et saint Thomas sont en somme du même côté d'une frontière, et nous-mêmes en notre temps de l'autre côté. On se trompe quand on croit juger « historiquement » que saint Thomas est plus près d'Aristote que nous ne le sommes de saint Thomas, et que nous aurions beaucoup plus de chemin à faire aujourd'hui pour rejoindre saint Thomas que saint Thomas n'en eut pour rejoindre Aristote. Il y a seize siècles entre la mort d'Aristote et la nais­sance de saint Thomas. Il n'y a pas sept siècles entre la mort de saint Thomas et notre époque. Selon les mesures du temps, nous som­mes deux fois moins loin de saint Thomas qu'il ne l'était lui-même d'Aristote. Et s'il y a une frontière, ce n'est pas entre nous et saint Thomas qu'elle passe, mais entre saint Thomas et Aristote. La pensée grecque appartenait au monde d'avant la Ré­demption, la pensée thomiste appartient au monde de la Rédemption. Aristote et saint Thomas sont de part et d'autre du grand événement, de la seule Révélation, du centre de l'histoire. L'abîme à franchir, ce n'est pas nous qui le franchis­sons pour retrouver saint Thomas, ou ce n'est que l'abîme de nos ignorances, de nos infidélités, de nos erreurs de perspective ; l'abîme, c'est saint Thomas qui eut à le fran­chir pour sauver à travers Aristote et Platon l'héritage de la pensée grecque. La rencontre difficile était celle-là. 53:77 Depuis saint Thomas nous avons pu connaître quelques progrès, quelques perfectionnements, et aussi quelques déchéances, leur importance reste mineure à côté du bou­leversement introduit une seule fois et une fois pour toutes dans l'histoire des hommes par l'incarnation, la mort et la résurrection de Jésus-Christ, la venue de l'Esprit Saint, la fondation de l'Église. Le meilleur même de ce que la pensée humaine a pu découvrir depuis saint Thomas, nous en gonflons la portée d'une manière grotesque, ou par une illu­sion diabolique, quand nous ne voyons pas que la distance est infiniment plus grande entre Aristote et saint Thomas qu'entre saint Thomas et nous-mêmes ; notre pensée -- notre pensée *historique --* est alors prisonnière de la fan­tasmagorie du présent immédiat, ou d'un avenir mythique et mystifiant : nous situant ainsi dans l'histoire d'une manière absurde, nous nous disposons certainement à en méconnaître le sens. \*\*\* Il faut traduire les commentaires de l'Écriture : les faire sortir, eux aussi, de leur clandestinité ou de leur ésotérisme, où seuls quelques spécialistes ont présentement accès. L'année de sa mort, le 14 janvier 1958, le Pape Pie XII, recevant en audience les supérieurs, professeurs et élèves de l'Athénée pontifical Angelicum -- depuis lors érigé par Jean XXIII en Université pontificale saint Thomas d'Aquin -- leur déclarait : « *Les commentaires de saint Thomas sur les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, et en tout premier lieu sur les Épîtres de saint Paul, au dire des meilleurs juges en la matière, se distinguent par tant de profondeur, de finesse et de discernement, qu'ils peuvent être comptés parmi les plus grandes œuvres théologiques du saint et sont estimés comme fournissant à ces œuvres un complé­ment biblique important. C'est pourquoi, si quelqu'un les négligeait, on ne pourrait dire de lui qu'il fréquente le Doc­teur angélique de façon intime et parfaite.* » Nous avons donc entrepris aussi la traduction française des commentaires de saint Thomas sur l'Écriture sainte ; elle prendra place dans la même collection. \*\*\* 54:77 Comment traduire ? Largement. Librement. Ce choix ne s'impose pas. Mais il faut choisir, en fonc­tion du but poursuivi. Une traduction exactement littérale ne peut être com­prise que par ceux qui connaissent déjà la langue de saint Thomas ; elle peut les aider à mieux connaître cette lan­gue. Des traductions de cette sorte ne sont pas inutiles ; mais elles sont inutilisables par ceux qui ne savent pas le latin. Elles traduiront *ratio* dans tous les cas par *raison,* et ajouteront en note cette précision obscure : « raison » au sens du latin « ratio ». Elles seront parsemées d'expres­sions latines, de *secundum quid* et de *materia ex qua,* éventuellement expliquées en annexe par des périphrases et commentaires. Elles seront davantage un moyen d'ap­prendre le latin technique de saint Thomas qu'un moyen de le lire en français. Elles auront leur utilité propre mais ce n'est pas notre propos. Nous voulons exprimer intégralement et clairement en français la pensée qu'exprime saint Thomas en latin. Tra­duction large donc, avec pour règle *l'exactitude et la préci­sion en substance, et la liberté littérale.* Le texte latin accompagnera toujours nos traductions. Nos éditions pourront ainsi servir à ceux qui savent le latin de saint Thomas et à ceux qui ne le savent pas. Il s'agit donc non pas d'éditions savantes mais, éclairées par les nombreux travaux critiques qui ont été accomplis surtout depuis une cinquantaine d'années, d'éditions courantes. Elles n'apprendront rien aux spécialistes, elles demeureront tributaires de leurs éclaircissements. Elles ne feront pas progresser l'état de nos connaissances érudites sur saint Thomas : elles mettront en œuvre l'état de ces connais­sances pour établir un texte français qui puisse s'adresser de plain-pied aux hommes de notre temps. Elles ne rendront évidemment pas saint Thomas *facile.* Mais elles visent à ne demander au lecteur rien d'autre qu'un effort direct de pensée, en écartant pour lui, par la manière, de s'exprimer en français, les difficultés acciden­telles tenant à la différence des langages, des vocabulaires, des époques. \*\*\* 55:77 Nous ne pouvons pas *créer* un vocabulaire : ce n'est pas notre rôle de traducteurs. Nous pouvons seulement *utiliser le vocabulaire existant.* Nous ne pouvons pas ici traduire en un langage technique français le langage technique de saint Thomas : non que ce soit forcément une tâche impossible, mais ce n'est pas celle de notre traduction ; on aboutirait seulement à remplacer une difficulté par une autre. Dans la plupart des cas, nous devons donc traduire la brève expression technique de saint Thomas par une expression française spontanément accessible, plus développée, qui ne lui sera pas universellement équivalente, qui lui sera équi­valente seulement à un endroit donné et dans un certain contexte. Nous sacrifions le vocabulaire de saint Thomas, nous sacrifions l'éventuel vocabulaire technique correspon­dant que l'on pourrait créer en français moderne. Ce choix, encore une fois, ne s'impose pas : simplement, il est adé­quat à notre dessein. Il ne signifie pas non plus que nous nous élevions contre l'existence d'une terminologie scienti­fique appropriée à la philosophie et à la théologie. La termi­nologie scientifique, quand elle est bien définie, constitue la manière la plus universelle et la plus sûre de s'exprimer (celle qui existe présentement n'est souvent qu'une trans­cription littérale du latin, et non une traduction ; ou même du latin ni traduit ni transcrit) ; sa rançon est d'être quel­que peu ésotérique. On n'y échappera pas entièrement. Nous gardons « ma­tière », « forme », « puissance », « acte » et d'autres voca­bles du même genre, qui sont occasions de quiproquo, mais qui sont consacrés par l'usage et dont le sens aristotélicien est approximativement suggéré parmi les définitions que retient le « Petit Larousse illustré ». Plus encore en matière morale et religieuse, nous garderons intacts un grand nom­bre de vocables : l'Église étant le lieu principal où est con­servée, enseignée, prolongée la pensée de saint Thomas, nous nous guiderons souvent sur l'usage linguistique con­sacré à l'intérieur de l'Église, et principalement sur le vocabulaire des documents pontificaux, qui allie avec la lenteur due, et avec l'audace nécessaire, tradition et inno­vation. Depuis plus de trente ans, les Papes écrivent *justice sociale* pour désigner ce que saint Thomas appelait *justice générale*. « Justice générale » ne dit absolument rien aux esprits contemporains ; « justice sociale » risque à chaque instant d'évoquer pour eux quantité de phantasmes. 56:77 Entre tous les inconvénients possibles, nous préférons assumer ceux qui sont inhérents au langage de notre temps -- au langage d'Église consacré et officiellement usuel en notre temps -- plutôt que ceux qui sont inhérents à l'emploi de vocables archaïques et oubliés. D'autres mots qui aujour­d'hui inclinent d'eux-mêmes au contresens, comme « pru­dence », « piété », « force », il nous faudra bien les garder, parce que l'Église les emploie toujours, et parce que s'ils doivent un jour être remplacés par d'autres, c'est d'abord dans la traduction des Écritures qu'il faudrait les rempla­cer. Ce n'est point à nous, ici, qu'il appartient d'opérer cette transformation, ni même de prononcer si elle est souhai­table. \*\*\* Tel est l'esprit général dans lequel ces traductions sont entreprises. Il ne résout pas d'avance tous les cas particuliers. Chaque traducteur, à chaque instant, aura à choisir, d'une manière apparemment arbitraire, selon son inspira­tion et les ressources de son art personnel, pour dire lui-même, dans sa propre langue et pour le lecteur d'aujourd'hui, la pensée universelle qu'exprimait saint Thomas il y a sept siècles en un latin médiéval et parfois scientifique. Nous tenons la pensée de saint Thomas pour une pensée vivante. Or le mouvement et la vie, dans les mouvements de pensée aussi, se prouvent en marchant, -- même si d'aventure l'on trébuche dans sa marche. A tous ceux qui sont susceptibles de nous aider dans cet­te entreprise et qui le désirent, la porte de notre chantier est ouverte. Ce n'est pas l'ouvrage qui manque. \*\*\* Notre chantier s'intitule : *Collection Docteur commun.* « Docteur commun » est une appellation surgie dès le début du XIV^e^ siècle, et qui fut longtemps éclipsée par celle, apparue à la fin du XV^e^, de « Docteur angélique ». Pie XI remit en honneur le titre de « Docteur commun ». « *Angélique* » est une hyperbole très parlante pour les thomistes, elle évoque la qualité quasiment surhumaine de l'intelligence. 57:77 « *Commun *» est une précision indiquant que la pensée de saint Thomas d'Aquin, cultivée et transmise jusqu'à nous par la piété studieuse de l'Ordre des Frères Prêcheurs, est proposée à toutes les familles religieuses, à toutes les demeures spirituelles qui composent l'Église. On peut l'entendre en un sens universel : saint Thomas est le docteur commun à toutes les époques à venir, à toutes les civilisations à naître, à toutes les nations anciennes ou nouvelles, à tous les états de vie. Il nous parle de ce qui, sous la diversité des langages et des préoccupations, est commun à tous les hommes et fonde l'unité de la famille humaine. Quels que soient les contextes personnels, les condi­tionnements sociologiques, les fidélités particulières, si éten­du que soit le champ des préférences légitimes et surtout, celui de la pluralité infiniment diverse des vocations indi­viduelles, la liberté de l'esprit, quand elle se tourne vers l'universel, quand elle cherche l'éternel, peut n'importe où et n'importe quand écouter le conseil du Docteur com­mun. Jean MADIRAN. 58:77 ### Histoire de saint Louis (VI) par JOINVILLE LES SERMENTS que les émirs devaient faire au roi furent mis en écrit, et furent tels : que s'ils ne tenaient pas leurs conventions avec le roi, ils voulaient être aussi honnis que celui qui pour son péché allait en pèlerinage à Mahomet, à la Mecque, la tête découverte ; et aussi honnis que ceux qui laissaient leurs femmes et les reprenaient après. Pour ce second cas, nul ne peut laisser sa femme, selon la loi de Mahomet, sans renoncer à la ravoir jamais, s'il ne voit un autre homme cou­cher avec elle avant qu'il puisse la ravoir. Leur troisième ser­ment fut tel -- que s'ils ne tenaient leurs conventions avec le roi, ils voulaient être aussi honnis que le Sarrazin qui mange de la chair de porc. Le roi prit les serments dessus dits des émirs, parce que maître Nicole d'Arc, qui savait le sarrazinois, dit qu'ils ne pouvaient faire plus forts selon leur loi. Quand les émirs eurent juré, ils firent mettre en écrit le serment qu'ils voulaient avoir du roi ; et ils le firent par le conseil des prêtres qui avaient renié par-devers eux ; et l'écrit disait que si le roi ne tenait pas ses conventions avec les émirs, il voulait être aussi honni que le chrétien qui renie Dieu et sa Mère, et privé de la compagnie de ses douze apôtres, de tous les saints et de toutes les saintes. A cela le roi y consentait bien. Le dernier point du serment fut tel : que s'il ne tenait pas ses conventions avec les émirs, il voulait être aussi honni que le chrétien qui renie Dieu et sa loi, et qui en mépris de Dieu crache sur la croix et marche dessus. Quand le roi ouït cela, il dit que s'il plaisait à Dieu, il ne ferait pas ce serment-là. Les émirs envoyèrent au roi maître Nicole, qui savait le sarrazinois, et qui dit au roi ces paroles : 59:77 -- Sire, les émirs ont grand dépit de ce que, ayant juré tout ce qu'ils avaient requis, vous ne voulez pas jurer ce qu'ils vous requièrent ; et soyez certain que si vous ne le jurez, ils vous feront couper la tête ainsi qu'à tous vos gens. Le roi répondit qu'ils en pouvaient faire leur volonté car il aimait mieux mourir bon chrétien que de vivre dans la haine de Dieu et de sa Mère. Le patriarche de Jérusalem, homme vieux et ancien de l'âge de quatre-vingts ans, avait négocié un sauf-conduit des Sarra­zins et était venu près du roi pour l'aider à négocier sa déli­vrance. Or telle est la coutume entre les chrétiens et les Sarra­zins que quand le roi ou le soudan meurt, ceux qui sont en message, soit chez les mécréants soit chez les chrétiens, sont prisonniers et esclaves ; et parce que le soudan qui lui avait donné le sauf-conduit était mort, le patriarche fut prisonnier ainsi que nous le fûmes. Quand le roi eût fait sa réponse, l'un des émirs dit que le patriarche lui avait donné ce conseil, et il dit aux païens : -- Si vous voulez me croire, je ferai jurer le roi, car je lui ferai voler la tête du patriarche en son giron. Ils ne le voulurent pas croire, mais ils prirent le patriarche et l'enlevèrent d'auprès du roi, et le lièrent à une perche d'un pavillon les mains derrière le dos, et si étroitement que les mains lui devinrent aussi enflées et aussi grosses que la tête, et que le sang lui jaillissait parmi les ongles. Le patriarche criait au roi : -- Sire, jurez en toute sûreté, car je prends sur mon âme le péché du serment que vous ferez, dès que vous le désirez bien tenir. Je ne sais pas comment le serment fut arrangé, mais les émirs se tinrent pour satisfaits du serment du roi et des autres riches hommes qui étaient là. #### Remise de Damiette aux Sarrazins Dès que le soudan fut occis, on fit venir les instruments du soudan devant la tente du roi, et l'on dit au roi que les émirs avaient grandement délibéré de le faire soudan de Babylone. Et il me demanda si je croyais qu'il eût pris le royaume de Babylone au cas qu'ils le lui eussent offert. Et je lui dis qu'il eût agi bien en fou, puisqu'ils avaient occis leur seigneur ; et il me dit que vraiment il ne l'eût pas refusé. 60:77 Et sachez que cela ne tint à autre chose sinon parce qu'ils disaient que le roi était le plus ferme chrétien que l'on pût trouver. Et ils en donnaient cet exemple que quand il sortait de sa tente, il prenait sa croix, en se mettant à terre, et se signait tout le corps. Et ils disaient que si Mahomet eût souf­fert qu'on leur fît tant de mal, ils n'eussent jamais cru à lui ; et ils disaient que si les Sarrazins faisaient du roi leur soudan, il les occirait tous, ou qu'ils deviendraient chrétiens. Après que les conventions du roi et des émirs furent arrêtées et jurées, il fut convenu qu'ils nous délivreraient l'endemain de l'Ascension ; et que sitôt que Damiette serait livrée aux émirs, on délivrerait la personne du roi et les riches hommes qui étaient avec lui, ainsi qu'il est dit avant. Le soir de l'As­cension (5 mai 1250), ceux qui menaient nos quatre galères vinrent s'ancrer au milieu du fleuve, devant le pont de Damiet­te, et firent tendre un pavillon devant le pont, là où le roi descendit. Au soleil levant, monseigneur Geoffroy de Sargines alla dans la ville, et fit rendre la ville aux émirs. On mit sur les tours de la ville les enseignes du soudan. Les chevaliers sarrazins se jetèrent dans la ville et commencèrent à boire les vins et furent bientôt tous ivres. Après quoi l'un d'eux vint en notre galère, et tira son épée tout ensanglantée, et dit que pour son compte il avait tué six de nos gens. Avant que Damiette fût rendue, on avait embarqué la reine sur nos nefs, avec tous nos gens qui étaient dans Damiette, excepté les malades. Les Sarrazins les devaient garder, en vertu de leur serment : ils les tuèrent tous. Les engins du roi, qu'ils devaient garder aussi, ils les coupèrent en morceaux ; et les porcs salés, qu'ils devaient garder, parce qu'ils ne mangent pas de porc ils ne les gardèrent pas ; mais ils firent un lit des engins, un lit de salaison et un autre de gens morts, et mirent le feu dedans ; et il y eut un si grand feu qu'il dura le vendredi, le samedi et le dimanche. Le roi et nous, qu'ils devaient délivrer dès le soleil levant, ils nous retinrent jusqu'au soleil couchant ; et nous ne man­geâmes pas du tout, ni les émirs non plus ; mais ils furent en dispute tout le jour. Et un émir disait au nom de ceux qui étaient de son parti : -- Seigneurs, si vous me voulez croire, moi et ceux qui sont de mon parti, nous occirons le roi et ces riches hommes qui sont ici ; car d'ici à quarante ans nous ne risquons rien ; car leurs enfants sont petits, et nous avons Damiette par-devers nous ; c'est pourquoi nous le pouvons faire en toute sûreté. Un autre Sarrazin, qui avait nom Sebreci, qui était natif de Mauritanie, parlait à l'encontre et disait ainsi : -- Si nous tuons le roi après que nous avons tué le soudan, on dira que les Égyptiens sont les plus mauvaises gens et les plus déloyaux qui soient au monde. 61:77 Et celui qui voulait qu'on nous occît disait à l'encontre : -- Il est bien vrai que nous nous sommes très méchamment défaits de notre soudan que nous avons tué ; car nous sommes allés contre le commandement de Mahomet, qui nous comman­de que nous gardions notre seigneur comme la prunelle de notre œil ; et voici en ce livre le commandement tout écrit. Or écou­tez l'autre commandement de Mahomet qui vient après... Il leur tournait un feuillet du livre qu'il tenait, et leur montrait l'autre commandement de Mahomet, qui était tel : « Pour la sûreté de la foi, occis l'ennemi de la loi ». -- Or regardez combien nous avons méfait contre les com­mandements de Mahomet, de ce que nous avons tué notre sei­gneur ; et nous serons pis encore si nous ne tuons le roi, quelque sûreté que nous lui ayons donnée ; car c'est le plus fort ennemi de notre foi. Notre mort fut presque convenue ; d'où il advint ainsi, qu'un émir qui était notre adversaire, crut qu'on nous devait tous occire, et vint sur le fleuve, et commença à crier en sarrazinois à ceux qui menaient les galères, et ôta son turban de la tête, et leur fit signe avec son turban. Et à l'instant ils levèrent l'ancre, et nous ramenèrent bien une grande lieue en arrière vers Babylone. Alors nous crûmes être tous perdus, et il y eut maintes larmes versées. \*\*\* Ainsi que le voulut Dieu, qui n'oublie pas les siens, il fut convenu, vers le coucher du soleil, que nous serions délivrés. Alors on nous ramena et l'on mit nos quatre galères à la rive. Nous requîmes qu'on nous laissât aller. Ils nous dirent qu'ils ne le feraient pas jusqu'à ce que nous eussions mangé : -- Car ce serait honte pour nos émirs si vous partiez de nos prisons à jeun. Et nous dîmes qu'on nous donnât des vivres, et que nous mangerions ; et ils nous dirent qu'on en était allé quérir dans le camp. Les vivres qu'ils nous donnèrent ce furent des bei­gnets de fromage, qui étaient rôtis au soleil pour que les vers n'y vinssent pas, et des œufs durs cuits depuis quatre ou cinq jours ; et en notre honneur on les avait fait peindre au dehors de diverses couleurs. On nous mit à terre, et nous nous en allâmes vers le roi, qu'ils amenaient vers le fleuve, du pavillon où ils l'avaient retenu ; et il venait bien vingt mille Sarrazins l'épée à la cein­ture, tous après lui, à pied. Sur le fleuve, devant le roi, il y avait une galère de Génois, là où il ne paraissait qu'un seul homme dessus. Dès qu'il vit le roi au bord du fleuve, il donna un coup de sifflet ; et au son du sifflet s'élancèrent bien de la sentine de la galère quatre-vingts arbalétriers tout équipés, les arbalètes montées, et ils mirent à l'instant leurs carreaux en coche. 62:77 Sitôt que les Sarrazins les virent, ils se mirent en fuite comme des brebis, en sorte qu'il n'en resta plus avec le roi, excepté deux ou trois. On jeta une planche à terre pour em­barquer le roi, et le comte d'Anjou son frère, et monseigneur Geoffroy de Sargines, et monseigneur Philippe de Nemours, et le maréchal de France qu'on appelait du Mez, et le maître de la Trinité et moi. Pour le comte de Poitiers, frère du roi, ils le retinrent en prison jusques à tant que le roi leur eût fait payer les deux cent mille livres qu'il leur devait faire payer pour la rançon avant qu'il partît du fleuve. #### Paiement de la rançon Le samedi après l'Ascension (7 mai 1250), lequel samedi est l'endemain du jour où nous fûmes délivrés, vinrent prendre congé du roi plusieurs riches hommes qui furent pris sur les galères. Le roi leur dit qu'il lui semblait qu'ils feraient bien s'ils attendaient jusques à ce que le comte de Poitiers, son frère, fût délivré. Et ils dirent qu'ils ne le pouvaient pas, car les galères étaient toutes appareillées. Ils montèrent sur leurs galères et s'en vinrent en France, et emmenèrent avec eux le bon comte Pierre de Bretagne, qui était si malade qu'il ne vécut que trois semaines et mourut en mer. On commença à faire le paiment le samedi au matin, et l'on mit à faire le paiement le samedi et le dimanche toute la jour­née jusques à la nuit ; on les payait à la balance, et chaque balance valait dix mille livres. Quand vint le dimanche au soir, les gens du roi qui fai­saient le paiement mandèrent au roi qu'il leur manquait bien trente mille livres. Et il n'y avait alors avec le roi que le roi de Sicile et le maréchal de France, le ministre de la Trinité et moi ; et tous les autres étaient à faire le paiement. Je dis alors au roi qu'il serait bon qu'il envoyât quérir le commandeur et le maréchal du Temple (car le maître était mort) et qu'il les requît de lui prêter trente mille livres pour délivrer son frère. Le roi les envoya quérir ; et le roi me dît que je le leur dise. Quand je le leur eus dit, frère Étienne d'Otricourt, qui était commandeur du Temple, me dit ainsi : -- Sire de Joinville, ce conseil que vous donnez n'est ni bon ni raisonnable ; car vous savez que nous recevons les dépôts en telle manière, que par nos serments nous ne les pouvons délivrer excepté à ceux qui nous les baillent. Il y eut assez de dures paroles et d'injurieuses entre moi et lui. Et alors frère Renaud de Vichiers, qui était maréchal du Temple, prit la parole et dit ainsi : 63:77 -- Sire, laissez aller la dispute du seigneur de Joinville et de notre commandeur ; car, ainsi que notre commandeur le dit, nous ne pourrions rien bailler que nous ne fussions par­jures. Et quant à ce que le sénéchal vous conseille que, si nous ne vous en voulons prêter, vous nous en preniez, il ne dit pas là grande merveille, et vous en ferez à votre volonté ; et si vous prenez du nôtre, nous en avons bien assez du vôtre en Acre pour que vous nous dédommagiez bien. Je dis au roi que j'irai, s'il le voulait ; et il me le com­manda. Je m'en allai vers une des galères du Temple, la maî­tresse galère ; et quand je voulus descendre dans la sentine de la galère, là où le trésor était, je demandai au commandeur du Temple qu'il vînt voir ce que je prendrais ; et il n'y daigna pas venir. Le maréchal dit qu'il viendrait voir la violence que je lui ferais. Sitôt que je fus descendu là où le trésor était, je demandai au trésorier du Temple, qui était là, qu'il me baillât les clefs d'une huche qui était devant moi ; et lui, qui me vit maigre et décharné de la maladie, et avec l'habit que j'avais en captivité, dit qu'il ne m'en baillerait pas. Et j'aperçus une cognée qui était là à terre ; alors je la pris et dis que j'en ferais la clef du roi. Quand le maréchal vit cela, alors il me prit par je poing et me dit : -- Sire, nous voyons bien que c'est, violence que vous nous faites, et nous vous ferons bailler les clefs. Alors il commanda au trésorier qu'on me les baillât ; et quand le maréchal eût dit au trésorier qui j'étais, il en fut tout ébahi. Je trouvai que cette huche que j'ouvris était à Nicolas de Choisi, un sergent du roi. Je jetai dehors ce que j'y trouvai d'argent, et allai m'asseoir à la proue de notre vaisseau qui m'avait amené. Et je pris le maréchal de France et le laissai avec l'argent ; et sur la galère je mis le ministre de la Trinité. Le maréchal tendait l'argent au ministre sur la galère, et le ministre me le baillait sur le vaisseau là où j'étais. Quand nous vînmes vers la galère du roi, je commençai à crier au roi : -- Sire, Sire, regardez comme je suis garni. Et le saint homme me vit bien volontiers et avec grande joie. Nous baillâmes à ceux qui faisaient le paiement ce que j'avais apporté. Quand le paiement fut fait, les conseillers du roi qui avaient fait le paiement vinrent à lui et lui dirent que les Sarrazins ne voulaient pas délivrer son frère jusques à tant qu'ils eussent l'argent par-devers eux. Il y en eut aucuns du conseil qui n'é­taient pas d'avis que le roi leur délivrât les deniers jusques à tant qu'il pût ravoir son frère. Et le roi répondit qu'il les délivrerait, car il le leur avait promis, et que pour eux ils retins­sent ce qu'ils lui avaient promis s'ils croyaient devoir bien faire. 64:77 Alors monseigneur Philippe de Nemours dit au roi qu'on avait fait mécompte aux Sarrazins d'une balance de dix mille livres. Et le roi se courrouça très fort, et dit qu'il voulait qu'on leur rendît les dix mille livres, parce qu'il leur avait promis de payer les deux cent mille livres avant qu'il partît du fleuve. Alors je marchai sur le pied de monseigneur Philippe, et je dis au roi qu'il ne le crût pas, parce qu'il ne disait pas vrai ; car les Sarrazins étaient les plus habiles compteurs qui fussent au monde. Et monseigneur Philippe dit que je disais vrai, car il ne l'avait dit que par plaisanterie. Et le roi dit qu'une telle plaisanterie était malencontreuse : -- Et je vous commande, dit-il à monseigneur Philippe, sur la foi que vous me devez comme mon homme que vous êtes, si les dix mille livres ne sont pas payées, que vous les fassiez payer. Beaucoup de gens avaient conseillé au roi qu'il se rendît vers sa nef qui l'attendait en mer, afin de se tirer des mains des Sarrazins. Jamais le roi n'en voulut croire aucun ; mais il disait qu'il ne partirait pas du fleuve, ainsi qu'il l'avait pro­mis, jusques à tant qu'il leur eût payé deux cent mille livres. Sitôt que le paiment fut fait, le roi, sans que nul l'en pria, nous dit que désormais son serment était acquitté, et que nous partions déjà, et que nous allions à la nef qui était en mer. Alors notre galère se mit en mouvement et nous allâmes bien une grande lieue avant que l'un ne parlât à l'autre, à cause de l'inquiétude que nous avions du comte de Poitiers. Alors monseigneur Philippe de Montfort vint sur une galiote et cria au roi : -- Sire, Sire, parlez à votre frère le comte de Poitiers, qui est sur ce vaisseau. Alors le roi s'écria : -- Illuminez, illuminez ! Et ainsi fit-on. Alors la joie fut aussi grande qu'elle pouvait être entre nous. Le roi entra en sa nef, et nous aussi. Un pauvre pêcheur alla dire à la comtesse de Poitiers qu'il avait vu le comte de Poitiers délivré ; et elle lui fit donner vingt livres parisis. #### De certaines choses qui advinrent en Égypte... Je ne veux pas oublier certaines choses qui advinrent en Égypte tandis que nous, y étions. 65:77 Tout premièrement je vous parlerai de monseigneur Gaucher de Châtillon, dont un chevalier qui avait nom Jean de Monson me conta qu'il vit monseigneur de Châtillon dans une rue qui était au village là où le roi fut pris ; et cette rue passait toute droite parmi le village, si bien qu'on voyait les champs d'un côté et de l'autre. En cette rue était monseigneur Gaucher de Châtillon, l'épée au poing, toute nue. Quand il voyait que les Turcs se mettaient en cette rue, il leur courait sus, l'épée au poing, et les jetait hors du village ; et tout en prenant la fuite devant lui, les Turcs, qui tiraient aussi bien derrière que devant, le couvraient tous de traits. Quand il les avait chassés hors du village, il se débarrassait de ces traits qu'il avait sur lui, et remettait sa cotte d'armes sur lui, et se dressait sur ses étriers, et étendait le bras avec l'épée, et criait : -- Châtillon, chevalier ! où sont mes prud'hommes ? Quand il se retournait et qu'il voyait que les Turcs étaient entrés par l'autre bout, il recommençait à leur courir sus l'épée au poing, et les en chassait ; et ainsi fit-il par trois fois de la manière dessus dite. Quand l'amiral des galères m'eut amené vers ceux qui furent pris à terre, je m'enquis à ceux qui étaient autour de lui ; mais je ne trouvai personne qui me dît comment il fut pris si ce n'est que monseigneur Jean Frumons, le bon chevalier, me dit que quand on l'amena prisonnier à Mansourah, il trouva un Turc qui était monté sur le cheval de monseigneur Gaucher de Châtillon ; et la croupière du cheval était tout ensanglantée. Et il lui demanda ce qu'il avait fait de celui à qui le cheval était ; et le Turc lui répondit qu'il lui avait coupé la gorge sur son cheval même, ainsi qu'il apparut à la croupière qui en était ensanglantée. Il y avait un moult vaillant homme dans l'armée qui avait nom monseigneur Jacques de Castel, évêque de Soissons. Quand il vit que nos gens s'en revenaient vers Damiette, lui qui avait grand désir d'aller à Dieu, ne s'en voulut pas revenir au pays où il était né ; mais il se hâta d'aller à Dieu, et piqua des épe­rons et attaqua tout seul les Turcs, qui à coups d'épée l'occi­rent et le mirent dans la compagnie de Dieu au nombre des martyrs. Pendant que le roi attendait le paiement que ses gens fai­saient aux Turcs pour la délivrance de son frère le comte de Poitiers, un Sarrazin moult bien habillé et moult bel homme de sa personne, vint au roi et lui présenta du lait pris en pots et des fleurs de diverses couleurs et espèces, de la part des enfants d'un inspecteur de l'ancien soudan de Babylone ; et il lui fit le présent en parlant français. Et le roi lui demanda où il avait appris le français ; et cet homme dit qu'il avait été chrétien et le roi lui dit : -- Allez-vous-en, car je ne vous parlerai plus. 66:77 Je le tirai à part, et lui demandai quelle était sa position. Il me dit qu'il était né à Provins, et qu'il était venu en Égypte avec le roi Jean, et qu'il était marié en Égypte, et qu'il était un grand seigneur. Et je lui dis : -- Ne savez-vous pas bien que si vous mouriez en cet état, vous iriez en enfer ? Et il dit : -- Oui ; mais je redoute, si j'allais vers vous, la pauvreté où je serais et les reproches. Tous les jours on me dirait : Voici le renégat ! Aussi j'aime mieux vivre riche et tranquille plutôt que de me mettre dans une position telle que je la prévois. Et je lui dis qu'au jour du jugement là où chacun verrait son péché les reproches seraient plus grands que ne seraient ceux qu'il me contait. Je lui dis beaucoup de bonnes paroles qui n'eurent guère d'effet. C'est ainsi qu'il me quitta, et jamais depuis je ne le vis. #### La reine à Damiette Or vous avez ouï ci-devant les grandes persécutions que le roi et nous nous souffrîmes ; ces persécutions, la reine n'y échappa point, ainsi que vous l'entendrez ci-après. Car trois jours avant qu'elle accouchât, lui vint la nouvelle que le roi était pris ; de laquelle nouvelle elle fut si effrayée que toutes les fois qu'elle s'endormait dans son lit, il lui sem­blait que toute sa chambre fût pleine de Sarrazins, et elle s'écriait : « A l'aide ! A l'aide ! » Et de peur que l'enfant dont elle était grosse ne périt, elle faisait coucher devant son lit un vieux chevalier de l'âge de quatre-vingts ans, qui la tenait par la main. Toutes les fois que la reine criait, il disait : -- « Ma­dame, n'ayez pas peur, car je suis ici. » Avant qu'elle fût accou­chée, elle fit sortir de sa chambre tous, excepté ce chevalier, et s'agenouilla devant lui et lui requit une grâce ; et le chevalier la lui octroya par serment ; et elle lui dit : « Je vous demande, par la foi que vous m'avez engagée, que si les Sarrazins prennent cette ville, vous me coupiez la tête avant qu'ils me prennent. » Et le chevalier répondit -- « Soyez certaine que je le ferai vo­lontiers, car je l'avais déjà bien pensé, que je vous occirais avant qu'ils nous eussent pris. » La reine accoucha d'un fils qui eut nom Jean ; et on l'appe­lait Tristan pour la grande douleur là où il naquit. Le jour même qu'elle fut accouchée, on lui dit que ceux de Pise et de Gênes, et les autres communes, voulaient s'enfuir. L'endemain qu'elle fut accouchée, elle les manda tous devant son lit, si bien que la chambre fut toute pleine : 67:77 « Seigneurs, pour l'amour de Dieu, ne laissez pas cette ville car vous voyez que monseigneur le roi serait perdu avec tous ceux qui sont pris, si elle était perdue. Et s'il ne vous plaît, du moins que pitié vous prenne de cette chétive créature qui est ici gisante, et attendez jusques à tant que je sois relevée. » Et ils répondirent : « Madame, comment ferons-nous ? Car nous mourons de faim en cette ville. » Et elle leur dit qu'ils ne s'en iraient point par famine : « Car je ferai acheter tous les vivres en cette ville, et je vous retiens tous dès à présent aux dépens du roi. » Ils se consultèrent, et revinrent à elle, et lui octroièrent qu'ils demeureraient volontiers ; et la reine (que Dieu absolve !) fit acheter tous les vivres de la ville, qui lui coûtèrent trois cents soixante mille livres et plus. Elle dut se relever avant son terme, pour la cité qu'il fallait rendre aux Sarrazins. La reine s'en vint en Acre pour attendre le roi. #### Départ pour Acre Tandis que le roi attendait la délivrance de son frère, il envoya le frère Raoul, frère prêcheur, à un émir qui avait nom Faress-Eddin-Octay, l'un des plus loyaux Sarrazins que j'eusse jamais vus. Et il lui manda qu'il s'étonnait moult comment lui et les autres émirs avaient souffert qu'on lui eût si vilainement violé son traité. Car on lui avait tué les malades qu'ils devaient garder aussi. Faress-Eddin-Octay répondit à frère Raoul et dit : -- Frère Raoul, dites au roi qu'à cause de ma foi je n'y puis remédier ; et cela me pèse. Et dites-lui de ma part qu'il ne laisse en rien paraître que cela lui fasse peine, tant qu'il sera en nos mains, car il serait mort. Et il fut d'avis que sitôt que le roi viendrait en Acre, il s'en souvînt. Quand le roi vint en sa nef, il ne trouva pas que ses gens lui eussent rien préparé, ni lit, ni vêtements ; mais il dut coucher jusques à tant que nous fûmes en Acre sur les matelas que le soudan lui avait baillés, et revêtir l'habillement que le soudan lui avait fait bailler et tailler, qui était en satin noir, fourré de vair et de petit gris ; et il y avait une grande foison de boutons tout d'or. Pendant six jours, tandis que nous fûmes en mer, moi qui étais malade, je m'asseyais toujours à côté du roi. Et alors il me conta comment il avait été pris, et comment il avait négocié sa rançon et la nôtre, avec l'aide de Dieu. Et il me fit conter comment j'avais été pris sur l'eau ; et après -- il me dit que je devais savoir grand gré à Notre-Seigneur quand il m'avait déli­vré de si grands périls. Il regrettait beaucoup la mort du comte d'Artois son frère. Du comte d'Anjou, qui était en sa nef, il se plaignait à moi, de ce qu'il ne lui tenait nullement compagnie. 68:77 Un jour il demanda ce que le comte d'Anjou faisait, et on lui dit qu'il jouait aux tables avec monseigneur Gautier de Nemours ; et il y alla tout chancelant à cause de la faiblesse causée par sa maladie, et il prit les dés et les tables, et les jeta dans la mer ; et se courrouça moult fort contre son frère de ce qu'il s'était mis sitôt à jouer aux dés. Mais monseigneur Gautier en fut le mieux payé ; car il jeta en son giron tous les deniers qui étaient sur les tables (dont il y avait grand foison) et les emporta. #### Acre : tribulations de Joinville Vous entendrez ci-après le récit de plusieurs persécutions et tribulations que j'eus en Acre, desquelles me délivra Dieu en qui je me confiais et en qui je me confie. Et j'écrirai ces choses pour que ceux qui les entendront aient confiance en Dieu dans leurs persécutions et tribulations ; et Dieu les aidera ainsi qu'il fit pour moi. Or disons donc que quand le roi vint en Acre, toutes les pro­cessions d'Acre vinrent à sa rencontre le recevoir jusques à la mer, avec une bien grande joie. On m'amena un palefroi. Sitôt que je fus monté dessus, le cœur me manqua, et je dis à celui qui m'avait amené le palefroi, qu'il me tînt de peur que je ne tombasse. A grand peine on me fit monter les degrés de la salle du roi. Je m'assis à une fenêtre, et un enfant près de moi ; et il avait environ dix ans d'âge, et avait nom Barthélemy, et était fils bâtard de monseigneur Ami de Montbéliard, seigneur de Montfaucon. Pendant que j'étais assis là où nul ne prenait garde à moi, vint à moi un valet en cotte vermeille à deux raies jaunes ; et il me salua et me demanda si je le reconnaissais ; et je lui dis que non. Et il me dit qu'il était d'Oiselay, le château de mon oncle. Et je lui demandai à qui il était ; et il me dit qu'il n'était à personne, et qu'il demeurerait avec moi, si je voulais ; et je lui dis que je le voulais moult bien. Il m'alla aussitôt quérir des coiffes blanches, et me peigna. Et alors le roi m'envoya quérir pour manger avec lui, et j'y allais avec le corset que l'on m'avait fait, en captivité, des rognures de ma couverture ; et je laissai à Barthélémy l'enfant ma couverture de quatre aunes de camelin qu'on m'avait données pour l'amour de Dieu en captivité. Guillemin, mon nouveau valet, vint tran­cher devant moi, et procura de la nourriture à l'enfant pendant que nous mangeâmes. Mon nouveau valet me dit qu'il m'avait procuré un hôtel tout près des bains, pour me laver de l'ordure et de la sueur que j'avais apportées de la captivité. Quand vint le soir que le fus au bain, le cœur me manqua et je me pâmai, et à grand peine on me tira hors du bain jusques à mon lit. 69:77 L'endemain, un vieux chevalier qui avait nom monseigneur Pierre de Bourbonne me vint voir, et je le retins pour être près de moi : il me caution­na dans la ville, pour ce qui me manquait pour me vêtir et m'équiper. Quand je me fus arrangé, bien quatre jours après que nous fûmes venus, j'allai voir le roi ; et il me gronda, et me dit que je n'avais pas bien fait quand j'avais tant tardé à le voir, et il me commanda, tout autant que son amour m'était cher, de manger avec lui tous les jours et le soir et le matin, jusques à tant qu'il eût arrangé si nous irions en France ou si nous demeurerions. Je dis au roi que monseigneur Pierre de Courtenai me devait quatre cents livres de mes gages, lesquelles il ne me vou­lait pas payer. Et le roi me répondit qu'il me ferait bien payer sur les deniers qu'il devait au seigneur de Courtenai ; et ainsi fit-il. Par le conseil de monseigneur Pierre de Bourbonne, nous, prîmes quarante livres pour nos dépenses, et le reste nous le confiâmes à garder au commandeur du palais du Temple. Quand il advint que j'eus dépensé les quarante livres, j'envoyai le père Jean Caym de Sainte-Menehould, que j'avais engagé outre mer, pour quérir quarante autres livres. Le commandeur lui répondit qu'il n'avait pas de deniers à moi, et qu'il ne me connaissait pas. J'allai à frère Renaud de Vichiers, qui était devenu maître du Temple à l'aide du roi, à cause de la courtoisie dont je vous ai parlé qu'il nous avait faite au temps de notre captivité ; et je me plaignais à lui du commandeur du palais, qui ne me voulait pas rendre mes deniers que je lui avais confiés. Quand il ouït cela, il s'émut fort et me dit : -- Sire de Joinville, je vous aime beaucoup ; mais soyez certain que si vous ne voulez vous désister de cette demande, je ne vous aimerai plus ; car vous voulez faire entendre aux gens que nos frères sont des larrons. Et je lui dis que je ne me désisterai pas, s'il plaisait à Dieu. Je fus quatre jours en ce malaise de cœur, comme celui qui n'avait plus du tout de deniers à dépenser. Après ces quatre jours, le maître vint vers moi tout riant, et me dit qu'il avait retrouvé mes deniers. Pour la manière dont ils furent retrouvés, ce fut parce qu'il avait changé le commandeur du palais, et l'avait envoyé à un bourg qu'on appelle Séphouri ; et le nou­veau commandeur me rendit mes deniers. L'évêque d'Acre, natif de Provins, me fit prêter la maison du curé de Saint-Michel. J'avais engagé Caym de Sainte-Mene­hould, qui moult bien me servit pendant deux ans, mieux que nul autre que j'eusse jamais eu près de moi au pays ; et j'avais encore engagé plusieurs gens avec moi. Or il se trouvait qu'il y avait à mon chevet une petite loge par où on entrait dans l'église. Or il advint qu'une fièvre continue me prit, pour laquelle je me mis au lit, et tous mes gens aussi. 70:77 Et pas un jour en tout ce temps je n'eus personne qui me pût aider, ou lever ; et je n'attendais que la mort, à cause d'un signal qui était près de mon oreille ; car il n'était pas de jour que l'on n'apportât bien vingt morts ou plus à l'église ; et de mon lit, toutes les fois qu'on les apportait, j'entendais chanter : *Libera me, Domine.* Alors je pleurai, et rendis grâce à Dieu, et lui dis ainsi : -- Sire sois adoré pour cette souffrance que tu m'envoies, car j'ai bien mis du faste à mon coucher et à mon lever ; et je te prie, Sire, que tu m'aides, et me délivres de cette maladie moi et mes gens. Après quoi je demandai à Guillemin, mon nouvel écuyer, qu'il me rendît compte ; et ainsi fit-il ; et je trouvai qu'il m'avait bien fait tort de dix livres tournois et plus. Et il me dit, quand je les lui demandai, qu'il me les rendrait quand il pourrait. Je lui donnai congé, et lui dis que je lui donnais ce qu'il me devait, car il l'avait bien mérité. J'appris par les chevaliers de Bour­gogne, quand ils revinrent de captivité (car ils l'avaient amené en leur compagnie) que c'était le plus courtois larron qui fut jamais : car quand il manquait à un chevalier couteau ou cour­roie, gants ou éperons, ou autre chose, il l'allait dérober, et puis alors le lui donnait. En ce temps que le roi était en Acre, les frères du roi se prirent à jouer aux dés ; et le comte de Poitiers jouait si cour­toisement que quand il avait gagné, il faisait ouvrir la salle et appeler les gentilshommes et les dames, s'il y en avait, et don­nait à poignées ses propres deniers aussi bien qu'il faisait de ceux qu'il avait gagnés. Et quand il avait perdu, il achetait par estimation les deniers de ceux avec qui il avait joué, de son frère le comte d'Anjou et des autres ; et il donnait tout, et son bien et celui d'autrui. #### Faut-il faire le « dégagement » en abandonnant les chrétiens aux mains des musulmans ? En ce temps que nous étions en Acre, le roi envoya quérir ses frères et le comte de Flandre, et les autres riches hommes, un dimanche, et leur dit ainsi. -- Seigneurs, madame la reine, ma mère, m'a mandé et prié, autant qu'elle peut, que je m'en aille en France ; car je n'ai ni paix ni trêve avec le roi d'Angleterre. Ceux de cette terre à qui j'en ai parlé, m'ont dit que si je m'en vais, cette terre est per­due ; car ils s'en viendront tous après moi, parce que nul n'osera y demeurer avec si peu de gens. Aussi je vous prie que vous y pensiez ; et parce que c'est une grosse affaire, je vous donne répit pour me répondre ce que bon vous semblera jus­ques à d'hui en huit jours. 71:77 Dans ces huit jours le légat vint à moi, et me dit ainsi qu'il ne comprenait pas comment le roi pourrait demeurer ; et il me pria moult instamment que je m'en voulusse venir en sa nef. Et je lui répondis que je ne le pouvais pas, car je n'avais rien, ainsi qu'il le savait, parce que j'avais tout perdu sur l'eau, là où j'avais été pris. Et si je lui fis cette réponse, ce n'est pas que je ne fusse moult volontiers allé avec lui, sans une parole que monseigneur de Bourlemont, mon cousin germain (que Dieu absolve !) me dit quand je m'en allais outre mer : -- Vous vous en allez outre mer ; or prenez garde au retour car nul chevalier ni pauvre ni riche ne peut revenir qu'il ne soit honni, s'il laisse aux mains des Sarrazins le menu peuple de Notre-Seigneur, en compagnie duquel il est allé. Le légat se fâcha contre moi, et me dit que je n'aurais pas dû refuser. Le dimanche après, nous revînmes devant le roi ; et alors le roi demanda à ses frères, et aux autres barons et au comte de Flandre, quel conseil ils lui donneraient ou de s'en aller ou de demeurer. Il répondirent tous qu'ils avaient chargé monsei­gneur Gui Mauvoisin de dire le conseil qu'ils voulaient donner au roi. Le roi lui commanda qu'il dît ce dont ils l'avaient char­gé, et il dit ainsi : -- Sire, vos frères et les riches hommes qui sont ici ont regardé à votre état, et ont vu que vous ne pouvez demeurer en ce pays avec honneur pour vous et votre royaume ; car de tous les chevaliers qui vinrent en votre compagnie et dont vous en amenâtes en Chypre deux mille huit cents, il n'y en a pas en cette ville cent de reste. Aussi vous conseillent-ils, Sire, que vous vous en alliez en France, et vous procuriez des troupes et des deniers avec quoi vous puissiez promptement revenir en ce pays vous venger des ennemis, de Dieu qui vous ont tenu en captivité. Le roi ne s'en voulut pas tenir à ce que monseigneur Gui Mauvoisin avait dit ; mais il interrogea le comte d'Anjou, le comte de Poitiers et le comte de Flandre, et plusieurs autres riches hommes qui étaient assis après eux, et tous s'accordè­rent avec, monseigneur Gui Mauvoisin. Le légat demanda au comte Jean de Jaffa, qui était assis après eux, ce qu'il lui sem­blait de ces choses. Le comte de Jaffa le pria qu'il s'abstînt de cette demande, « parce que, fit-il, mon château est sur la fron­tière, et si je conseillais au roi de demeurer, on croirait que ce serait pour mon profit ». Alors le roi lui demanda aussi instam­ment qu'il pût de dire ce qu'il lui en semblait. Et le comte lui dit que s'il pouvait tant faire que de tenir la campagne pendant un an, il se ferait grand honneur s'il demeurait. Alors le légat interrogea ceux qui étaient assis après le comte de Jaffa, et tous s'accordèrent avec monseigneur Gui Mauvoisin. 72:77 J'étais bien le quatorzième assis, en face du légat. Il me demanda ce qu'il m'en semblait, et je lui répondis que j'étais bien d'accord avec le comte de Jaffa. Et le légat me dit tout fâché : -- Comment pourrait-il se faire que le roi pût tenir la cam­pagne avec aussi peu de troupes qu'il en a ? Et je lui répondis aussi d'un air fâché, parce qu'il me sem­blait qu'il le disait pour me piquer : -- Je vous le dirai, puisqu'il vous plaît. On dit (je ne sais si c'est vrai) que le roi n'a encore rien dépensé de ses deniers, mais seulement des deniers donnés par le clergé pour la croi­sade. Donc que le roi dépense ses deniers, et que le roi envoie quérir des chevaliers en Morée et outre mer ; et quand on entendra dire que le roi donne bien et largement, les cheva­liers lui viendront de toutes parts, et par là il pourra tenir la campagne pendant un an, s'il plaît à Dieu. Et en demeurant il fera délivrer les pauvres prisonniers qui ont été pris au service de Dieu et au sien, et qui jamais n'en sortiront si le roi s'en va. Il n'y en avait aucun là qui n'eût de ses proches amis en captivité ; aussi nul ne me reprit, mais ils se prirent tous à pleurer. Après moi, le légat demanda à monseigneur Guillaume de Beaumont, qui alors était maréchal de France, ce qu'il lui en semblait ; et il dit que j'avais moult bien dit, -- « et je vous en dirai la raison », ajouta-t-il. Monseigneur Jean de Beaumont, le bon chevalier, qui était son oncle et avait grande envie de retourner en France, l'apostropha moult injurieusement, et lui dit : -- Sale ordure que voulez-vous dire ? Rasseyez-vous tout coi ! Le roi lui dit : -- Messire Jean, vous faites mal laissez-le dire. -- Certes, Sire, je ne le ferai pas. Le maréchal dut se taire. Et nul ne s'accorda depuis avec moi, excepté le sire de Chatenai. Alors le roi nous dit : Seigneurs, je vous ai bien ouïs, et je vous répondrai sur ce qu'il me plaira de faire, de hui en huit jours. Quand nous fûmes partis, l'assaut commença contre moi de toutes parts : -- Or le roi est fou, sire de Joinville, s'il vous croit contre tout le conseil du royaume de France ! Quand les tables furent mises, le roi me fit asseoir près de lui pendant le repas, là où il me faisait toujours asseoir quand ses frères n'y étaient pas. Il ne me parla pas du tout tant que le repas dura, ce qu'il n'avait pas coutume de faire, car il ne restait pas sans prendre toujours garde à moi en mangeant. 73:77 Et je croyais vraiment qu'il était fâché contre moi parce que j'avais dit qu'il n'avait rien encore dépensé de ses deniers, et qu'il les dépensât largement. Tandis que le roi ouït ses grâces, j'allai à une fenêtre grillée, qui était en un renfoncement vers le chevet du lit du roi ; et je tenais mes bras passés parmi les barreaux de la fenêtre, et je pensais que si le roi venait en France, je m'en irais vers le prince d'Antioche Béomond V (qui me tenait pour parent et qui m'avait envoyé quérir) jus­ques à tant qu'une autre croisade vînt au pays, par quoi les prisonniers fussent délivrés, selon le conseil que le sire de Boulaincourt m'avait donné. Au moment où j'étais là, le roi se vint appuyer sur mes épaules, et me tint ses deux mains sur la tête. Et je crus que c'était monseigneur Philippe de Nemours, qui m'avait causé trop d'ennui ce jour-là pour le conseil que j'avais donné au roi et je dis ainsi : -- Laissez-moi en paix, monseigneur Philippe. Par aventure, en faisant tourner ma tête, la main du roi me tomba au milieu du visage, et je reconnus que c'était le roi à une émeraude qu'il avait au doigt. Et il me dit : -- Tenez-vous tout coi ; car je veux vous demander com­ment vous, qui êtes un jeune homme, vous fûtes si hardi que vous m'osâtes conseiller de demeurer, contre tous les grands hommes et les sages de France qui me conseillaient de m'en aller. -- Sire, fis-je, si j'avais la mauvaiseté dans le cœur, je ne vous conseillerais à aucun prix de la faire. -- Dites-vous, fit-il, que je ferais une mauvaiseté si je m'en allais ? -- Oui, Sire, fis-je ; Dieu me soit en aide ! Et il me dit : -- Si je demeure, demeurerez-vous ? Et je lui dis : -- Oui, si je puis, ou à mes frais, ou aux frais d'autrui. -- Or soyez tout aise, me dit-il, car je vous sais bien bon gré de ce que vous m'avez conseillé ; mais ne le dites à personne toute cette semaine. Je fus plus à l'aide de cette parole, et je me défendais plus hardiment contre ceux qui m'assaillaient. On appelle les pay­sans du pays : « poulains » ; et messire Pierre d'Avallon, qui demeurait à Sur, ouit dire qu'on m'appelait « poulain » parce que j'avais conseillé au roi de demeurer avec les poulains. Aussi, monseigneur Pierre d'Avallon me manda que je me dé­fendisse contre ceux qui m'appelaient « poulain », et que je leur dise que j'aimais mieux être « poulain » que « roussin fourbu », ainsi qu'ils l'étaient. 74:77 A l'autre dimanche, nous revînmes tous devant le roi, et quand il vit que nous étions tous venus, il se signa la bouche et nous dit ainsi (après qu'il eût appelé l'aide du Saint-Esprit, ainsi que je le pense ; car madame sa mère me dit que toutes les fois que je voudrais dire quelque chose, j'appelasse l'aide du Saint-Esprit et que je me signasse la bouche). Telles furent les paroles du roi : -- Seigneurs, fit-il, je remercie beaucoup tous ceux qui m'ont conseillé de m'en aller en France, et je rends grâces aussi à ceux qui m'ont conseillé de demeurer. Mais je me suis avisé que, si je demeure, je n'y vois point de péril que mon royaume se perde ; car madame la reine a bien des gens pour le défendre. Et j'ai regardé aussi que les barons de ce pays disent que si je m'en vais, le royaume de Jérusalem est perdu ; car nul n'y osera demeurer après moi. J'ai donc regardé qu'à nul prix je ne laisserai le royaume de Jérusalem, lequel je suis venu pour garder et pour conquérir ; ainsi ma résolution est telle que je suis demeuré quant à présent. Aussi vous dis-je à vous, riches hommes qui êtes ici, et à tous autres chevaliers qui voudront demeurer avec moi, que vous veniez me parler hardiment ; et je vous donnerai tant que la faute n'en sera pas à moi, mais à vous, si vous ne voulez demeurer. Il y en eut beaucoup qui ouïrent cette parole qui en furent ébahis ; et il y en eut beaucoup qui pleurèrent. Le roi ordonna, ainsi qu'on le dit, que ses frères retourne­raient en France. Je ne sais pas si ce fut à leur requête ou par la volonté du roi. Ces paroles que le roi dit pour annoncer qu'il demeurait, ce fut vers la Saint-Jean. Or il advint ainsi que le jour de la Saint-Jacques (25 juillet 1250), dont j'étais le pèlerin et qui m'avait fait maintes fois du bien, le roi revint dans sa chambre de la messe, et appela ceux de son conseil qui étaient demeurés avec lui : c'est à savoir monseigneur Pierre le chambellan, qui fut l'homme le plus loyal et le plus droit que j'eusse jamais vu en hôtel de roi ; monseigneur Geoffroy de Sargines, le bon chevalier et le prud'homme ; monseigneur Gilles le Brun, bon chevalier et prud'homme, à qui le roi avait donné la connétablie de France après la mort de monseigneur Imbert de Beaujeu, le prud'hom­me. A ceux-là le roi parla en telle manière, tout haut, et comme courroucé : -- Seigneurs, il y a déjà un mois que l'on sait que je de­meure, et je n'ai pas encore ouï dire que vous m'ayez retenu aucuns chevaliers. -- Sire, firent-ils, nous n'en pouvons mais ; car chacun se fait si cher, parce qu'ils s'en veulent aller en leur pays, que nous ne leur oserions donner ce qu'ils demandent. 75:77 -- Et qui, fit le roi, trouveriez-vous à meilleur marché ? -- Certes, Sire, firent-ils, c'est le sénéchal de Champagne ; mais nous ne lui oserions donner ce qu'il demande. J'étais dans la chambre du roi et j'ouïs ces paroles. Alors le roi dit ! -- Appelez-moi le sénéchal. J'allai à lui et m'agenouillai devant lui ; et il me fit asseoir et me dit ainsi : -- Sénéchal, vous savez que je vous ai toujours beaucoup aimé ; et mes gens disent qu'ils vous trouvent dur. Comment est-ce ? -- Sire, fis-je, je n'en puis mais : car vous savez que je fus pris sur l'eau, et qu'il ne me demeura rien, mais que je perdis tout ce que j'avais. Et il me demanda ce que je demandais. Et je lui dis que je demandais deux mille livres jusques à Pâques (de l'an 1251) pour les deux tiers de l'année. -- Or dites-moi, fit-il, avez-vous marchandé aucuns cheva­liers ? Et je dis : -- Oui : monseigneur Pierre de Pontmolain, lui troisième de bannerets, qui coûtent chacun quatre cents livres jusques à Pâques. Et il compta sur ses doigts. -- Ce sont, fit-il, douze cents livres que vos nouveaux che­valiers coûteront. -- Or regardez, Sire, fis-je, s'il me faudra bien huit cents livres pour me monter et pour m'armer, et pour donner à man­ger à mes chevaliers ; car vous ne voulez pas que nous man­gions en votre hôtel. Alors il dit à ses gens : « Vraiment, je ne vois point ici d'excès ». « Et je vous retiens » me fit-il à moi. Après ces choses, les frères du roi et les autres riches hom­mes qui étaient en Acre préparèrent leurs navires. Au moment de partir d'Acre, le comte de Poitiers emprunta des joyaux à ceux qui s'en allèrent en France ; et à nous, qui demeurâmes, il en donna bien et largement. L'un et l'autre frère me prièrent beaucoup que je prisse garde au roi ; et ils me disaient qu'il ne demeurait personne sur qui ils comptaient autant que sur moi. Quand le comte d'Anjou vit qu'il lui faudrait s'embarquer en sa nef, il montra une telle douleur que tous s'en émerveillèrent ; et toutefois il s'en vint en France. 76:77 #### Les messagers suspects de l'empereur Frédéric Il Peu après le départ des frères du roi, des messagers de l'empereur Frédéric vinrent au roi et lui apportèrent des lettres de créance, et dirent au roi que l'empereur les avait envoyés pour notre délivrance. Ils montrèrent au roi les lettres que l'empereur envoyait au soudan qui était mort (ce que l'empereur ne savait pas) ; et l'empereur lui mandait qu'il crût ses messa­gers au sujet de la délivrance du roi. Beaucoup de gens dirent qu'il ne nous eût pas été bon que les messagers nous eussent trouvés en captivité ; car l'on pen­sait que l'empereur avait envoyé ses messagers plutôt pour nous prendre que pour nous délivrer. Les messagers nous trouvèrent délivrés ; alors ils s'en allè­rent. #### Ouvertures du soudan de Damas Tandis que le roi était en Acre, le soudan de Damas envoya ses messagers au roi, et se plaignit beaucoup à lui des émirs d'Égypte, qui avaient tué son cousin le soudan ; et il promit au roi, s'il le voulait aider, qu'il lui livrerait le royaume de Jérusalem, qui était en sa main. Le roi prit le parti de faire réponse au soudan de Damas par des messagers à lui, lesquels il envoya au soudan. Avec les messagers qui allèrent là, alla frère Yves le Breton, de l'ordre des Frères Prêcheurs, qui savait le sarrazinois. Tandis qu'ils allaient de leur hôtel à l'hôtel du soudan, frère Yves vit une vieille femme qui traversait la rue, et portait à la main droite une écuelle pleine de feu, et à la gauche une fiole pleine d'eau. Frère Yves lui demanda : Que veux-tu faire de cela ? Elle lui répondit qu'elle voulait avec le feu brûler le para­dis, afin qu'il n'y en eût plus jamais ; et avec l'eau éteindre l'enfer, afin qu'il n'y en eût plus jamais. Et il lui demanda : -- Pourquoi veux-tu faire cela ? -- Parce que je ne veux pas que nul fasse le bien pour avoir la récompense du paradis, ni par peur de l'enfer ; mais simplement pour avoir l'amour de Dieu, qui vaut tant, et qui nous peut faire tout le bien possible. 77:77 #### Les péchés des chrétiens et ceux des musulmans Jean l'Ermin, qui était artilleur du roi, alla alors à Damas pour acheter de la corne et de la glu pour faire des arbalètes ; et il vit un vieil homme, moult ancien, assis dans le bazar de Damas. Ce vieil homme l'appela, et lui demanda s'il était chré­tien ; et il lui dit que oui. Et le vieil homme lui dit : -- Vous devez vous haïr beaucoup entre chrétiens ; car j'ai vu telle fois que le roi Beaudouin de Jérusalem, qui fut lé­preux, déconfit Saladin ; et il n'avait que trois cents hommes d'armes, et Saladin trois milliers : or vous êtes amenés par vos péchés à ce point, que nous vous prenons dans les champs comme les bêtes. Alors Jean l'Ermin lui dit qu'il se devrait bien taire sur les péchés des chrétiens, à cause des péchés que les Sarrazins fai­saient, qui sont beaucoup plus grands. Et le Sarrazin répondit, qu'il avait répondu follement. Et Jean lui demanda pourquoi. Et il lui dit qu'il le lui dirait, mais qu'il lui ferait avant une demande. Et il lui demanda s'il avait un enfant. Et Jean lui dit : -- Oui, un fils. Et le Sarrazin lui demanda de quoi il se chagrinerait le plus, s'il recevait un soufflet de lui ou de son fils. Et Jean lui dit qu'il serait plus courroucé contre son fils, s'il le frappait, que contre lui. -- Or je te fais, dit le Sarrazin, ma réponse en telle maniè­re : c'est que vous autres chrétiens, vous êtes fils de Dieu, et de son nom de Christ êtes appelés chrétiens ; et il vous fait une telle grâce qu'il vous a baillé des docteurs par qui vous sachiez quand vous faites le bien et quand vous faites le mal. C'est pourquoi Dieu vous sait plus mauvais gré d'un péché quand vous le faites, que d'un grand à nous, qui ne connaissons rien, et qui sommes si aveugles que nous croyons être quittes de tous nos péchés, si nous pouvons nous laver dans l'eau avant que nous mourions, parce que Mahomet nous dit qu'à la mort nous serons sauvés par l'eau. #### Autre souvenir sur Jean l'Ermin Jean l'Ermin était en ma compagnie, après que je revins d'outre mer, une fois que je m'en allais à Paris. Pendant que nous mangions dans un pavillon, une grande foule de pauvres gens nous demandaient pour l'amour de Dieu, et faisaient grand bruit. Un des nôtres, qui était là, commanda et dit à un de nos valets : 78:77 -- Lève-toi sus, et chasse dehors des pauvres. -- Ah ! fit Jean l'Ermin, vous avez très mal dit ; car si le roi de France nous envoyait maintenant par ses messagers à chacun cent marcs d'argent, nous ne les chasserions pas de­hors ; et vous chassez ces envoyés qui vous offrent de vous donner tout ce que l'on peut donner : c'est à savoir qu'ils vous demandent que vous leur donniez pour Dieu, c'est-à-dire que vous leur donniez du vôtre et qu'ils vous donneront Dieu. Et Dieu le dit de sa bouche, qu'ils ont pouvoir de nous faire don de Lui ; et les saints disent que les pauvres nous peuvent accor­der avec Lui, en telle manière que comme l'eau éteint le feu, l'aumône éteint le péché. Qu'il ne vous advienne donc jamais de chasser les pauvres ainsi ; mais donnez-leur, et Dieu vous donnera. JOINVILLE. 79:77 ### La fille du maître d'école (VII) par Claude FRANCHET Les précédents épisodes de ce récit ont paru en mars 1962 (numéro 61), en mai (numéro 63), en juillet (numéro 65), en décembre (numéro 68), en février 1963 (numéro 70) et en mai (numéro 73). J'ÉTAIS DANS MES VIEUX RÊVES de lessives aux cendres avec le coulage, les propos des laveuses -- dont je n'entendais pas tout, étant rituellement envoyée au jardin dès les pommes et le fromage -- l'envol que j'aimais du linge sur les cordes ; avec les draps étendus sur une haie qui n'avait pas encore ses feuilles ou les avait perdues, et leur pliage mouve­menté entre mon père et ma mère parce que lui était plus minutieux, elle plus impatiente, et moi dessous à passer et repasser en me faisant bénir ; jusqu'au jour où me rappelant une image du livre de messe de maman représentant des mariés sous un poêle comme c'en avait été l'usage, j'imaginai de me jeter à genoux sous le drap, les mains jointes, les regards modestement baissés. Sur quoi papa me déclara folle « à fait » et maman se rappelant une cérémonie de prise de voile s'écria indignée qu'on « ne singeait pas les mystères de la religion ». On ne me laissa plus revenir autour du pliage. J'en étais donc là quand le café des laveuses m'a emmenée ailleurs ; ce café avec la goutte qui scandalisaient mon père habitué depuis l'enfance à la grande frugalité des campagnes : dont il avait au moins gardé la simplicité et maman avec lui. Car à part certaines, délicatesses aux jours de fête ou de modes­tes réceptions et dont l'usage venait du temps du presbytère aux mêmes occasions, la nourriture était chez nous la même que dans les maisons moyennes et en général le reste du village, ou chez, les grand'tantes quand elles ne couraient pas après un vieux coq lors de notre passage. Chez maman Julie nous n'avons jamais mangé de volaille. 80:77 Le boucher ne passait qu'une fois par semaine, le samedi, apporter le pot-au-feu aux amateurs de soupe grasse -- je détestais ce nom -- c'est-à-dire dans presque chaque maison, car c'était une croyance bien enracinée : pour la bonne santé et comme premier remède à toute sorte de maux, il fallait un bon bol de bouillon tout garni de ses yeux. C'était aussi comme une aisance et fleur de bon ménage. Alors je revois maman, au vif retour de la messe pendant laquelle le pot-au-feu bien écumé avait mijoté tout seul dans ses légumes sautillants ; maman n'ayant pas pris le temps d'en­lever son chapeau, se penchant sur la marmite de terre, la poitrine creusée crainte des taches et protégée du mouchoir des dimanches (chacune l'avait le plus beau possible pour es­suyer son banc d'église sous l'œil des voisines) retenu d'une main, tandis que de l'autre elle goûtait le bouillon à la bonne odeur domestique « passé » ensuite dans une casserole tenue au chaud. Et là, après avoir remis du sel, elle y jetait du vermicelle ou de ces petites pâtes en forme de lettres que j'installerais, les épelant, tout autour de mon assiette ; et papa me dirait « Dépêche-toi donc ! » parce que mon manège l'im­patientait des lettres il en entendait assez épeler dans la semaine. Le pot-au-feu durait deux jours, sous une autre forme le lendemain. Parfois même maman prenait le morceau plus gros, pour en tirer aussi un bœuf à la mode ; de toute façon il le lui fallait avec un os à moelle parce qu'un panier de ces os se vendait un sou au marchand de chiffons ; plus tard le panier a valu jusqu'à deux sous Mais nous ne mangions pas de viande tous les jours. Il y avait les autres fois des œufs et des légumes, dont le vendredi des haricots, sauf le vendredi saint où ils étaient remplacés par des lentilles à l'huile. Un lapin fournissait l'un dans l'autre quasi deux semaines, tous les trois mois environ. Il y avait aussi les emprunts au saloir, sagement répartis. Les soirs d'été, le dîner était souvent de bols de lait froid avec du pain émietté dedans ; nous le prenions sur la petite table de fer que j'ai toujours, près du puits aux juliennes et aux lis jaunes. En cette chaude saison, papa me faisait aussi des tartines de fromage frais en dos d'âne, me disait-il, ce qui me semblait bien plus luxueux qu'à plat, et quand de chaque côté de ce dos il posait une rangée de rondelles de ses radis roses, je me sentais comblée. 81:77 Je ne me rappelle après cela que les fraises du jardin ou celles que nous allions cueillir aux bois en été, et les pommes de Vorancher en hiver. Je l'ai laissé entendre, on parlait rare­ment de dessert. Sauf en hiver encore où maman faisait de temps à autre une tarte aux pommes, il n'y en avait guère plus le dimanche que les autres jours. Les crèmes étaient réservées aux invités et considérées comme une sorte de luxe. Jusqu'à la fin de sa vie mon père avait gardé ce sentiment. Quand j'allais le voir devenu veuf il me disait : « Demain tu me feras une gâterie ». Cela voulait dire un gâteau ou une crème ; et si c'en était une, tout en la savourant il me disait encore, pour s'excu­ser -- « C'est nourrissant, bien nourrissant ! » \*\*\* Par contre nous faisions assez de toilette. J'ai déjà dit que le cher papa était un peu freluquet ; c'était en tout cas sa réputation et je la crois en partie méritée. Ses cheveux retour­nés du bout étaient séparés par une belle raie au milieu ; il avait des cols aux pointes évasées à la mode du jour, à l'annu­laire de la main droite une chevalière dont je pense qu'il se l'était offerte avec l'anneau en or vrai, si la pierre n'était pas vraiment précieuse. Il se faisait habiller à Troyes -- toujours en trop jeunet, disait ma grand'mère -- pour le dimanche. Pas tous les ans bien sûr, d'ailleurs les étoffes étaient si bonnes en ce temps que les robes de soie des lendemains de noces, par exemple, pouvaient durer une vie ; j'en ai vu conservées ainsi dont les filles des anciennes mariées se faisaient des jupons pour les fêtes carillonnées. Enfin mon coquet papa n'eut de cesse qu'il ne se fût acheté un gilet au-devant de satin bro­ché ; plus tard cependant ; c'était je crois pour ma première communion. Maman avait un huit sur le haut de la tête, ce tortillon de cheveux à plat en forme du chiffre ; des corsages plats ornés de passementeries, des poufs et des quilles à ses jupes. C'était aussi le dimanche. Et quand c'en vint la mode elle porta une tournure, à nom moins discret dans nos campagnes. Je dois avouer à ce propos qu'avec la folle ambition d'être enfant de chœur dont on me fit démordre à grand'peine, la chose la plus enviée de mon enfance en ces moments-là fut de posséder cet objet de toilette à l'égal de ma mère. En cela au moins je ne fus pas trompée ; la chère maman finit par me fabriquer un petit coussin qu'elle glissa sous ma robe, attaché de deux cor­dons. Et le dimanche suivant je ne trouvai rien de mieux que me présenter à mon confident en lui tournant le dos, troussant ma cotte et m'écriant délirante : « J'en ai une ! », la lui faisant bien voir. Je me rappelle très bien la petite scène. Mais comme il n'est pas de bonheur parfait, j'eus ensuite la tribulation de craindre toujours perdre à l'église le petit coussin, comme c'était arrivé à une dame de notre connaissance. 82:77 La peur m'en prenait surtout quand je portais le pain bénit, raide comme un piquet, tenant le cierge de la main droite et de l'autre retenant le pain qui sur mon bras gauche et hissé jusqu'à l'épaule, débordait un petit châle de mousseline brodé et bien empesé. \*\*\* Pour être tout à fait véridique, il faut dire qu'à part ces somptuosités du dimanche mes parents s'habillaient sans excès de recherche. Maman faisait elle-même ses « affaires » des jours et les miennes. Elle y avait du goût. Je me souviens de l'une de ses toilettes d'après-midi, pareille à celle de grand'mère, de même étoffe à petits carreaux blancs, et gris pour ma grand'mère, bleus pour maman. Les jupes étaient longues et froncées, les corsages longs aussi, pincés à la taille et garnis au col et tout au long du boutonnage de broderie anglaise légèrement ru­chée, assortie aux carreaux de couleur. Elles y avaient travaillé toutes deux, et l'image m'est restée de ces deux belles femmes ainsi vêtues, en larges et clairs chapeaux de soleil, par un jour d'été charmant sur un chemin d'herbe qui conduisait en rac­courci au village voisin. Pourquoi parmi tant de choses pas­sées quelques-unes restent aussi vives, aussi fraîches à l'esprit que si elles venaient d'y entrer ? De toute façon, jours comme dimanches, nous étions tou­jours propres, tous les trois, les chaussures bien cirées, les cheveux bien coiffés. J'avais alors des peignes à la mode qui m'allaient d'une oreille à l'autre, mais que je rompais toujours par le milieu, et maman réparait le dommage avec un fil de leur couleur ; je n'ai pas oublié le dernier, bleu de lin, parce qu'il s'ornait d'un rang de perles jaunes dont j'ai retrouvé le reste au fond d'un sachet. Il faut m'imaginer ainsi, les cheveux bien tirés devant, sauf la fantaisie de deux ou trois frisettes artificielles toujours sur leur déclin ; et derrière une petite queue toute raide avec un ruban au bout, sauf deux années de suite hélas, où suivant la croyance que la chevelure en repoussait plus drue, maman me fit tondre à ras, ce qui m'attira nombre de propos joyeux de la part des voisins, et moqueurs à l'excès de celle de mes compagnons de classe : sans jamais m'en voir pour autant plus gracieusement couronnée, ni prolongée d'un queuton de meilleur effet. C'est du fait de la tondeuse que sur un groupe scolaire mi-effacé je passe un peu en retrait de mon père une tête de gamin sans complexe et même assez fûté. \*\*\* 83:77 Et nos distractions ? On les devine peu à peu aussi simplistes que tout le reste et ainsi demeurées tout au long d'une vie, de maître d'école. Qu'on imagine cependant dès Bellevillotte le jeune ménage réduit à tirer ses divertissements de soi-même, des contingences et de l'entourage. Je le répète ici -- sans même de bicyclette pour sortir un peu loin, ni radio, ni projets de cinéma, pas inventé non plus ; et les seules représentations au village étant celles de charlatans qui venaient sur la place, vêtus de rouge, vendre entre quatre toiles et quelques chansons, voire de petites scènes empruntées avec arrangement au vieux répertoire avec des Lafleur et des Marton, vendre donc de la poudre aux vers pour les enfants. Nous, les enfants, nous ai­mions beaucoup ces représentations, mais beaucoup moins la poudre que nos parents pour l'avoir payée voulaient ensuite voir utilisée. \*\*\* Alors, à la maison, on chantait : papa avec son assez jolie voix de baryton, et ce fut longtemps *La chanson des blés d'or :* Mignonne, quand le soir descendra sur la terre... ; maman avec la sienne en fausset, assez étonnante dans ses romances à grand air comme *Maure et Captive,* sa préférée : Ne pleure plus vierge de France ! mais irrésistible dans ses couplets improvisés ou les petites comédies dont son esprit inventif ne manquait pas de nous favoriser ; moi piaillant jusqu'au suraigu mes chants d'école ou chacun des leurs. Grand'mère aussi avait son répertoire, plus ancien : *J'ai trouvé en chemin mamzell' Rose* *Queuq' chose que vous avez-ez perdu :* *Si vous voulez ravoi-oir c'queuq' chose* *Y m'faut un bai-aiser pou-our mon dû !* Mais mamzell, Rose est sage personne : *Meusieur vous voulez ri-ire !* *J'ons rien perdu, ça doit suffi-ire !* *Moi et mon âne j'allons au moulin,* *Au moulin qui tourne* *Qui tourne et retourne* *Pour moudre le grain,* *Et faire farine* *Bien blanche et bien fine,* *Qui sera not, pain !* Rien de plus honnête, on le voit : il est vrai que je n'en ai jamais entendu davantage. Ou plus ancienne encore et rustique l'histoire du bergeret qui menait ses moutons, quand alors : 84:77 *Le loup il est venu, il a pris le plus biau...* mais le garçon est vif et vaillant : *Et je cours après lui pour en avoir la piau* *Pour me faire un mantiau ;* *Et aussi la queue pour mettre à mon chapiau* *Et les quat, trottiniaux* *Pour faire un chalumiau* *Pour les jeunes filles* *Quand elles danseront* *Au printemps nou-ouviau* Cet air de printemps qui passait rendait idyllique en sa fin la chanson du loup dépiauté. \*\*\* Nous lisions aussi. J'avais *Mon Journal* qui était pour les enfants ; mes parents *Le Petit Journal* et son supplément illus­tré pour les grandes personnes. Quelques romans passaient entre leurs mains sans compter le feuilleton de chaque jour. Je me souviens, c'était quelque temps après Bellevillote, d'une conversation littéraire à une table de paysans aisés où nous étions invités. Entre autres ces messieurs et ces dames vantaient beaucoup Georges Ohnet dont ils connaissaient tous *Le Maître de forges*. Papa, il me semble, avait lu *Les Misé­rables*. Il n'était question ni d'*Atala* ni des *Faucheurs de la Mort*. Et cependant je rongeais mon frein, moi à qui il était interdit de parler dans le monde, surtout à table, car venant de découvrir Jules Verne -- ô les petites bibliothèques munici­pales pour les enfants d'instituteurs ! -- je me demandais avec impuissance si personne enfin n'allait le nommer. Cette scène m'est restée très vive en mémoire. \*\*\* Il y avait aussi les cartes. Autant dire dès maintenant qu'elles ont empoisonné ma vie jusqu'à mon mariage, où mes parents allaient encore régulièrement, chaque dimanche soir, faire leur partie chez des amis fermiers. Heureusement je n'étais là qu'aux vacances. Mais je me vois, déjà enseignante, à côté des deux couples sur l'un des bancs de la ferme autour de la longue table ; inoccupée parce que c'était dimanche, n'osant même pas lire ou n'ayant pas eu de livre à apporter, et m'ennuyant à mourir dans les cris de triomphe de mon père gagnant, ou ses bonsoir de soir s'il perdait. 85:77 Une année pourtant j'eus la compagnie du vieux Jean, le berger tout chenu qui par esprit d'aventure avait couru d'autres troupeaux, puis était revenu mourir chez son premier et lon­guement maître comme à son véritable foyer. Je le rejoignais au coin d'un feu de septembre où la bûche se mourait, et c'est là que j'appris de lui son beau métier, ses bêtes, les secrets des friches, des bords de route et de l'orée des bois, une vie si originale et pleine de connaissances des choses naturelles que les autres ne savent pas. Avec la « vue » autour de soi : un autre ne m'a-t-il pas dit, voyageant un jour avec moi : « Je cherchais une place, et j'ai lu une annonce sur le journal. Alors je suis venu voir. Ce n'est pas pour me renseigner sur la mai­son et la troupe, mais il faut que le pays me plaise ». Il voulait dire ici le paysage. C'est un mot que mon amour des bergers -- j'en ai depuis connu d'autres -- ne m'a pas laissé oublier. Mais j'ai parlé de secrets. D'aucuns sont portés à croire que ces hommes solitaires, à la longue écoute des signes de la terre et du ciel, en ont d'étranges sur lesquels ils se taisent ; dans certains pays du moins où jouent encore des croyances assez mystérieuses. On les soupçonne d' « en » trop savoir. D'avoir les relations et des communications... Que diraient ceux-là de ma dernière rencontre avec le vieux berger ? C'était à la fin de l'hiver suivant et j'enseignais alors dans une petite ville éloignée. Certain petit matin je fis un rêve : je voyais Jean sur le cimetière du village, sortant de l'église, et il me disait : « Je m'en vas là où vous irez aussi un jour. » A mon réveil je trouvai une lettre de maman : « Ton vieil, ami Jean est mort, on l'enterre samedi. » Samedi était ce même jour où je venais de rêver, sans l'avoir su malade. Aux parties de cartes de Bellevillotte je ne m'amusais déjà pas beaucoup non plus. Une seule fois on me donna pour m'oc­cuper des grains de cassis qui avaient trempé dans de l'eau-de-vie. C'était pour les faire rouler sur la table ; et je les fis bien rouler, mais les mangeai ensuite ; papa me remporta sur son dos. Les retours pourtant m'étaient agréables. C'était en hiver. J'étais entre papa et maman et le sautais pour entendre claquer mes sabots sur la terre gelée : sauf devant le débouché d'une ruelle très étroite, où nos pas sonnaient étrangement, et je me tenais coite de peur d'un loup caché ou peut-être d'un brigand. En tout cela, seul m'a trouvée indulgente le bésigue de mon père et ma grand'mère quand devenue libre hélas par la mort de mon parrain, elle venait passer avec nous un mois d'hiver presque jusqu'à la fin de sa vie. C'était avant le dîner que maman préparait ; elle avait même peine à mettre le couvert sur la table qu'ils ne voulaient quitter, aussi passionnés l'un que l'autre, les cheveux de papa hérissés de chaque côté de sa raie, ceux de grand'mère sortant du haut bonnet de dentelle noire, le « bonnet monté » d'après-midi des dames un peu bourgeoises. 86:77 Et ils se récriaient, et ils s'accusaient, et ils se fâchaient, mais je sentais que maman, elle aussi, préférait de beaucoup les voir se quereller pour un roi ou un valet que secrètement braqués l'un contre l'autre. \*\*\* Enfin il y avait les visites, celles que nous faisions, celles que nous recevions. A tour de rôle toujours les mêmes, les jeudis. Bellevillotte était entre deux communes, chacune avec aussi un jeune ménage d'instituteurs. Alors on s'invitait, et c'est à cette occasion que maman mettait le couvert dans la chambre avec comme desserte la table de nuit pudiquement recouverte d'une serviette blanche, et que nous, les enfants, étions hissés sur des volumes de l'Encyclopédie ou les antiphonaires, puis, bourrés de dessert, envoyés au jardin. Dans le cours du repas il avait été beaucoup parlé de l'inspecteur, non sans défiance de nos oreilles. Et l'un des jeudis suivants, à droite ou à gauche on nous rendait la politesse. De chaque côté il y avait à faire trois ou quatre kilomètres. Comme cela se passait en été maman avait son ombrelle et c'était papa qui me donnait la main ; lui aussi, de même que grand-père, chantait pour m'aider à marcher, et c'était *Mon joli moulin* ou *Trotte, trotte, trotte, le petit lapin*, des chansons pour les petits dans son manuel de musique. Mais il devait trouver le *Trotte, trotte* un peu léger, il ne l'enseignait pas en classe -- j'étais d'autant plus ravie de l'entendre sur la route. Une fois arrivés chez l'un ou chez l'autre tout se passait comme chez nous : les dames avaient un petit détail de toilette inédit, il y avait souvent sur la table de la blanquette qu'on appelait du veau au blanc, parce que c'était un plat distingué, et il était question de l'inspecteur. Les autres visites venaient parfois de la ville, mais rare­ment ; c'étaient celles qui riaient de la bobinette et du loquet. Je me souviens aussi de mon grand-père pleurant au coin du feu -- il était venu voir son garçon poitrinaire. Mon parrain aussi est venu ; c'est à l'un de ces voyages qu'il m'avait remis une boîte haute et cylindrique, dont ma mère avait tiré mon beau minon de lapin blanc doublé de soie bleue et le petit manchon assorti. Le minon était un tour de cou avec des pans jusqu'au manchon. 87:77 Les séjours de grand-mère me faisaient beaucoup de plaisir malgré la petite inquiétude de ses jugements sur papa. Et déjà son arrivée par la patache qui nous l'amenait de Nogent-sur-Seine où elle était descendue du train l'amenant de Troyes, était une source d'agréments : dont le plus sensible après les derniers préparatifs et le joyeux cheminement avec maman jusqu'à la grand'route, était l'attente chez Mme Guillaume, une veuve d'instituteur. Je n'ai rien su de plus sur elle ; mais je n'ai pas oublié qu'elle m'emmenait dans une chambre où sur le lit reposait une poupée extraordinaire. Du moins je n'avais ja­mais vu la pareille : grande, toute en cire, elle avait même les cheveux modelés en une coiffure depuis longtemps passée de mode ; elle était habillée d'une robe de soie longue à taille courte, d'un rose passé, et me tendait ses bras sortant de man­ches-ballon. Comme pour la dame je n'ai jamais su son histoire et n'existait pour moi que dans ces moments précieux où je la tenais sur mes genoux sans oser faire un mouvement et à peine respirer. Les grelots de la patache seuls m'arrachaient à mon extase -- je n'avais rien entendu des propos auprès de moi pour aller accueillir grand'mère et son bagage devant l'auberge dont la patronne pour des raisons à elle et qui me sont restées mystérieuses criait sus à son-mari en l'appelant grand Holo­pherne. \*\*\* Que de souvenirs ! Trop. Je ne croyais pas tant en avoir ; mais depuis le moment où j'ai commencé à conter ils s'abattent sur moi comme les volées de mésanges verdières, aux jours d'hiver, sur le gros poirier du jardin. Elles piaillent, elles ca­quettent, se poussent, piquent l'écorce, sautent à terre l'une après l'autre vers une miette, caquettent encore et revolent vers les tilleuls de la voisine. Il y en a pourtant qui restent et se disputent autour de moi. Elles font ce qui leur plaît, je ne suis pas maîtresse des mésanges verdières. Si peu maîtresse qu'en voilà deux à me considérer obstiné­ment de leur œil rond, la queue battante. Se posant comme personnages : « Et nous ? Et nous ? -- Eh bien oui, vous... » Je sais ; deux visiteurs encore. L'un d'eux revenait tous les ans, mais je n'ai jamais pu le voir. Pourtant je le connaissais bien et l'attendais patiemment dans la nuit de la Saint-Sylves­tre. Il s'appelait le Père Janvier et venait mettre des pommes d'oranges, des bonhommes de sucre de couleur et de petits jouets dans les sabots des enfants, sages bien entendu. En vérité personne ne savait d'où il venait et je n'en ai jamais entendu parler ailleurs qu'à Bellevillotte et en notre coin de forêt d'Othe d'où mes parents l'avaient peut-être importé. 88:77 Je suppose aujourd'hui qu'il ne devait pas être très riche malgré la rareté des oranges en nos campagnes, n'en mettant qu'une par sabot ; et il ne laissait qu'un jouet par maison, des plus modestes, tel mon mouton de bois sculpté, gros comme mes mains jointes, qui m'amusa pendant des années, tour à tour brebis, vache, et troupeau. Plus tard j'eus une petite cuisinière de tôle, et plus tard encore un jeu de patience qui hélas gâta tout parce que je l'appelai par son nom en le trouvant au matin et maman m'accusa de l'avoir entendue en parler ou vue le déposer sur le devant de la cheminée : enfin j'avais « fait des semblants ». Ce qui n'était pas vrai du tout, j'étais encore en pleine illusion, peut-être avais-je vu le même sur un catalogue que je hantais, et je n'eus plus alors qu'à dire adieu au Père Janvier auquel je n'avais cessé de croire. Je ne me suis pas même disculpée, je devinais qu'ils ne m'auraient pas que, et j'appris du même coup qu'il était des cas où la vérité toute nue ne serait jamais tenue pour telle, il lui fallait des oripeaux. Comme à mon habitude je n'en voulus à personne, et regrettai seulement, d'obscure façon, l'innocence et l'émoi de ces soirs où papa installait devant la cheminée de la chambre, où j'avais mon lit, deux feuilles de papier « ministre » sorties généreusement de son bureau, de celles sur lesquelles il écrivait ses lettres aux supérieurs et copiait ses conférences. Puis maman apportait mes sabots bien cirés et me couchait. Je tâchais alors de ne pas dormir mais je voyais déjà comme en rêve le beau maître d'école faire sa barbe devant la grande glace en se mettant un peu de côté à cause de la pendule dont le dessus représentait Shakespeare, assis et médi­tant avec une jambe cassée -- la honte de la maison -- qu'aucun de nous ne connaissait et dont chacun estropiait le nom. La pendule et Shakespeare étaient bien gênants pour se voir, et une lampe en plus, mais mon père voulait être tout frais le lendemain pour les bonnes années. Enfin sa mousse bien essuyée, une -- odeur de sent-bon dans l'air, il s'en allait avec la lumière et j'écoutais encore dans le noir si des pas au jardin s'approchaient de la maison. Puis je m'endormais jusqu'au matin. Le Père Janvier était passé... L'autre, la seconde visite, ne s'est passée qu'une fois, mais quelle visite ! Je n'allais pas encore régulièrement en classe. C'était une matinée de printemps, il faisait beau, maman m'avait installée à me laver les mains dans la grande allée, devant la porte du corridor, et je me rappelle exactement les choses : la cuvette blanche posée à terre sur le gravier bril­lant, la savonnette rose posée à terre sur une soucoupe bordée de bleu, moi m'apprêtant à voluptueusement barboter : quand s'ouvre la porte de la rue et que paraît, dressé sur ses pattes de derrière, *un ours*. 89:77 Je ne sais si on peut imaginer la scène ; au déclic du loquet, la petite bonne femme levant la tête de dessus sa cuvette pour voir s'avancer vers elle, en se dandinant et la gueule ouverte, l'énorme bête des contes et des images... Le reste, je le sais seu­lement par ouï-dire. Il paraît que mon père fit sortir toute la classe comme au passage des ramoneurs -- on disait des raffio­nats -- quand le vaillant plus petit émergeait du tuyau de la cheminée en chantant sa chanson triomphale (jusqu'au jour où ladite chanson bravant l'honnêteté le bon maître dut refouler en toute hâte sa troupe étouffée de rires en dessous). Ce matin-là toute la classe fut donc conviée au jardin et l'ours commença à danser dans les frais éclats de rire, cette fois, des enfants de Bellevillotte. Pauvre ours. Maman riait aussi quand à certain moment, voulant jouir de ma gaîté, elle me chercha à côté d'elle : je n'y étais pas ; ni auprès de personne ; ni éloignée dans le jardin ; j'avais disparu. On m'a longtemps cherchée ; des heures, disait plus tard la chère femme, mais j'en doute, je n'étais pas aussi patiente. Cependant on m'appelait, on battait le jardin, les environs, les cours, les maisons ; le voisinage était en rumeur ; je continuais à être muette et invisible. Et c'est tout de même après assez de temps écoulé que ma mère, abattue sur une chaise et commen­çant à se demander pour de bon « si l'horrible bête ne m'avait pas dévorée sans être vue » qu'elle vit passer de dessous le lit un commencement de tête en synchronisme avec une voix trem­blotante : « Il est parti pour de vrai ? » J'avais été terrifiée. J'avais à peine vu le montreur, et n'en ai point revu c'est aussi un métier perdu. Un soir d'hiver pourtant, voilà des années, dans le grand silence d'une veille auprès d'un malade, j'entendis au dehors des piétinements bizarres, comme un gro­gnement, des paroles étrangères. Puis quelqu'un vint me dire après : « C'était l'homme d'un cirque qui voulait montrer son ours. » Alors j'ai hoché la tête sur -- la misère de cet homme passant dans la nuit triste, et puis j'ai revu le mien, mon ours, tout fraîchement peint comme un livre, sur le chemin du jardin vert, avec la cuvette blanche, le savon rose et la soucoupe bleue comme je viens de le voir à cette heure. Le pauvre ours, qui faisait le beau, et le danseur. Mais le montreur, quel était-il, celui-là ? Quelle misérable vie menait-il aussi ? Il y eut Sainte-Suzanne Un jour de fin d'été nous avons quitté Bellevillotte, mon père ayant été nommé à un poste plus important. J'avais huit ans. Je ne sais à quel moment j'en appris la nouvelle, mais je me rappelle fort bien avoir connu à partir de ce jour la mélan­colie sur les choses à leur fin, qui fut par la suite l'un de mes sentiments les plus vifs. 90:77 Il est très vrai que j'eus dès lors un autre regard pour ce que j'allais abandonner, comme si c'était déjà du passé. Je consi­dérais avec un petit serrement de cœur, et déjà des souvenirs, aussi bien le fourneau potager dans la cuisine \[maman m'y avait allongée sur une couverture pendant une varicelle pour que je voie le jardin par la fenêtre au-dessus\] que le jardin lui-même, le puits fleuri, les allées, le carré de framboisiers, le poirier en fuseau, aux branches basses, où j'avais pris l'habi­tude de m'installer avec mes livres et ma poupée, un volubilis d'un bleu pur balancé au bout d'un rameau d'un autre petit poirier, non loin de la porte. Et le vieux mur aux tessons sur lequel j'avais versé des larmes. Et tout de mes amours. Et comme notre regret des êtres et des choses est tout mêlé de nous puisque nous leur avions été mêlés, la veille de notre départ je ramassai une boîte d'amidon vide, j'y enfermai un petit papier « Souvenir de la petite fille » avec ma plus belle écriture, et l'enfouis dans la terre (je revois exactement l'en­droit) profondément à mon sens, imaginant qu'il prolongerait longtemps, peut-être toujours, ma présence au cher jardin. Le successeur de mon père a dû le trouver au premier coup de bêche. \*\*\* J'avais dû cependant me séparer, quelques années aupara­vant, d'un autre amour, le presbytère de Vorancher : nous avions perdu mon parrain. Mais j'étais encore trop petite pour bien comprendre. Et on avait pu, sans me donner cette impression du fini à jamais, me conduire au chevet du mort étendu dans sa plus belle aube, tellement immobile sur ce lit où il me fai­sait apporter naguère pour me conter des histoires en m'appe­lant lapin rose, canard vert, et renard bleu, et variant les cou­leurs, à mon vif intérêt. Même cela, le corps raidi, ne m'a pas frappée ; ce fut seulement le visage de cire sous la barrette noire que toute ma vie j'ai revu, comprenant longtemps après. Puis Sœur Adèle m'emmena après m'avoir fait dire ma prière et je me revois ensuite loin de là, au bord d'une fosse vers laquelle maman me faisait me pencher en disant : « Dis au revoir à ton parrain. » Mais cela non plus ne me disait rien pour la suite du temps et c'étaient les larmes des autres qui me faisaient pleurer. Comme j'ai pleuré sans savoir bien pourquoi en faisant un dernier tour dans le presbytère démeublé, à la main de maman et grand-mère nous suivant, toutes deux les yeux rouges. Et ce n'était plus sa chambre avec les rideaux de lit et des fenêtres du même broché de laine rouge sombre que le dessus du fauteuil et des chaises, sa table-bureau, la pendule de marbre noir et les deux candélabres de la cheminée qui me paraissaient si respectables, et à peine moins la pelle et les pincettes aux manches façonnés, la balayette de foyer aux crins de couleur et le petit soufflet d'acajou et de cuir rouge aux clous dorés dont je me sers encore, bien déchu mais attendrissant. Ce qui avait été le décor, grâce surtout aux cadeaux de première communion s'il avait été vicaire à la ville, d'un curé sous le régime du Concordat. 91:77 Il y avait aussi la chambre nue du « lit en roses » (à cause de ses guirlandes aux rideaux) où je m'étais retrouvée une nuit sans savoir comment j'y étais arrivée, avec le clair de lune par la fenêtre et ma première découverte du quant-à-soi des pièces quand nous les avons quittées le soir, cet air à la fois d'indif­férence aux hommes et de vie propre. Et la cuisine vidée de tout, et la salle à manger où les pas sonnaient ; et le jardin en­fin avec ses premières grosses violettes. Je me souviens pourtant qu'au long des buis mon cœur se serra. Je venais de revoir une robe noire les effleurant, trous­sée par une haute ceinture à laquelle je courais m'accrocher, et mon parrain, sa main libre sur ma tête me disant : « Non, non, pas maintenant : tout à l'heure ! » Et quelqu'un m'appelant : « Reviens, laisse ton parrain lire son bréviaire ! » Ce mot de bréviaire, je l'ai connu de très bonne heure. C'est que, au fond, cette sorte d'insensibilité au mystère du « fini » ne voulait rien dire ; j'avais beaucoup aimé mon par­rain. Je l'admirais, si simplement digne dans son fauteuil à têtière de crochet, parlant à quelque visiteur derrière lequel je m'étais glissée ; si beau à l'autel dans ses ornements d'or et de couleur ; si bon pour moi qu'il était celui de la famille à qui je demandais le plus d'explications sur tant de choses à com­prendre dans mon univers. Et ses soins sur lesquels je n'avais pas toujours la discré­tion requise... Ainsi ce jour de grand branle-bas au presbytère. On attendait Monseigneur -- et sa suite -- pour la Confirma­tion. Je me faisais une grande idée du Seigneur de mon parrain (mon Seigneur, ton Seigneur) et l'imaginais plus merveilleux encore que lui le dimanche, dans de l'or et des rayons comme le saint de la paroisse. On peut imaginer que je fus déçue, il paraît que même je haussai l'épaule en le voyant entrer dans le corridor, mais là n'est pas l'histoire. Elle est en ce que, même maman venue à la rescousse depuis trois jours pour les prépa­ratifs, il se trouvait que ce beau matin, aucune des deux dames n'avait pu trouver le temps de me coiffer avant la noble arrivée. Et pourtant je l'étais ; et Monseigneur tout bénin m'attrape par mon tablier comme je tentais de m'enfuir après l'avoir assez vu : « Hé mon Dieu, voilà une petite fille qui se sauvait ! Elle paraît de la maison : qui est-elle ? -- Ma filleule, Votre Grandeur. -- Ah, bien, bien. Mais comme tu es propre, et tes cheveux bien nattés avec un ruban au bout ! 92:77 Et moi toute fière de mon coiffeur et ensemble étonnée de ce qu'il ne se devinât au premier coup : -- Mais c'est mon parrain qui m'a peignée ! Derrière la porte de la cuisine grand-mère et maman man­quèrent en faire tourner leurs sauces, le pauvre curé pour de bon tournait au rouge brique, mais Monseigneur souriait, bonne­ment, en tournant, lui, un compliment. Mon parrain avait, lui aussi, ses façons de sourire. Je l'ai bien vu le jour des *pigons*. Je ne sais pourquoi dans ce temps-là j'étais au presbytère, en dehors des vacances. Peut-être on avait voulu m'éloigner de papa malade -- et j'allais ainsi à l'école de Sœur Denise et Sœur Adèle. L'école communale, d'ail­leurs, où Sœur Denise tenait la classe des filles. Sœur Adèle faisait le ménage et la cuisine et l'aidait l'après-midi pour les petites. Je ne devais pas personnellement lui donner beaucoup de peine puisque je faisais déjà des copies : témoin cette page de ma plus belle écriture, au début de laquelle elle avait écrit le mot pigeon et que je devais remplir. Mais hélas, du haut en bas j'oubliai l'e... Et la bonne Sœur indignée me renvoya avec mon chef-d'œuvre épinglé au dos, et son auteur rasant les mai­sons en tâchant de tourner son visage vers les passants, quand il y en avait. J'entrai de face avec ma page et le froid au dos, mais il me fallut bien tout dévoiler. Et grand-mère ne put s'empêcher de s'écrier, à cause de l'étourderie (ce qu'elle appelait être tête en l'air) : « Elle sera pourtant tout comme son père. » Mais parrain, malgré une tentative de façon sévère, ne pou­vait s'empêcher de sourire, si finement, que malgré ma honte je pressentis vaguement, en un arrière-fond d'esprit, qu'il son­geait surtout à la punition. Une seule fois, j'espère, je lui ai fait de la peine. Ce fut un peu comme pour Monseigneur. Il m'avait promis un beau « mor­ceau » pour habiller ma poupée ; j'étais pleine d'attente ; mais maman me disait souvent : « Ma pauvre fille, tout ce que tu penses se voit au bout de ton nez ! » Et ce jour-là, devant la riche étoffe en vérité (sans doute un reste de vieil ornement) mais d'un or terni et de couleurs éteintes, ce bout de nez malavisé dut dire ma déception : le cher parrain rentra dans sa chambre d'un air qui me parut triste, et mon manque de gentillesse me brisa le cœur. \*\*\* Grand-mère qui l'avait soigné avec un grand dévouement, pendant plus longtemps que je ne le savais, fut son héritière. Ils s'étaient bien entendus tous les deux quoique de pareil caractère vif, et grand-mère avec sa dignité ne supportant aucune atteinte. 93:77 Assez intelligente cependant pour admettre en son curé le maître, même étant son cousin ; et le cousin voyant en elle un accroissement de respectabilité pour le presbytère -- car en tout Vorancher elle paraissait « une personne si bien » que les mauvaises langues auraient été dépouillées d'en tenir de mau­vais propos. En fait elle ajoutait de la bienséance là où elle était, quoique sans grimace. L'héritage, il faut le dire, n'était que du mobilier ; parrain ne laissait pas un sou, la maladie ayant tout épuisé ; j'ai même trouvé une lettre de son doyen lui envoyant deux cents francs sur sa propre cassette ; j'ai imaginé grand-mère demandant un secours de l'évêché empêché de répondre ; mais c'est une sup­position ; il est plus que probable, par contre, que Flavie ait abandonné ses gages des derniers mois. Aussi bien la plus grande partie de ce que contenait le pres­bytère dût être mise en vente -- j'en revois le jour -- pour régler les derniers frais de maladie et tout ce qui touchait aux funérailles, jusqu'au transport là-bas au village du défunt, pro­che Saint-Martin, et la cérémonie de la tombe. Il m'en est pour­tant resté ce que grand-mère appelait avec révérence et dans l'absolu « le meuble », une commode-toilette de leur temps mais de belle fabrication, en bois de chêne et de thuya, beau­coup plus à sa place naguère dans la chambre bourgeoise qu'à cette heure dans ma maison campagnarde ; mais dont l'ancienne odeur de chasuble (il y en eut une vieille dans l'un des tiroirs) de dragée vanillée, de gants, de sachets, vient encore m'émouvoir aux jours d'été, quand il fait très chaud ; et, je crois, celle du thuya. J'y garde un paquet d'images de dévo­tion venu des condisciples de mon parrain, à leur sortie du séminaire. Elles sont signées de leur nom ordinaire. Mais après, entre eux, ils en auraient un autre qui serait celui de leur pa­roisse ; et ainsi mon parrain deviendrait Vorancher, un autre Saint-Mards, un autre Saint-Liébault, un autre encore Bucey et ils ne s'interpelleraient pas autrement. Et c'était pour moi un profond étonnement d'aviser Saint-Mards qui était bien un saint (ailleurs saint Médard) connu pour faire rougir les cerises en pleuvant dessus, sous les espèces de l'un de ces messieurs venu voir mon-parrain. J'en fis d'étranges quiproquos. Et pourquoi tout soudain une autre vision vient remplacer les amis de « Vorancher », celle du facteur Grelet : le tiroir aux images a dû longtemps aussi renfermer un paquet de lettres aujourd'hui disparues. Un Grelet pittoresque comme il y en avait tant d'originaux, grâce à Dieu, dans ces temps ; et autour de nous. Il venait souvent au presbytère sinon tous les jours, et c'était presque à la fin de sa tournée de *trente-sept kilomètres* qu'il faisait naturellement à pied. Alors parrain quand il le voyait plus fatigué : 94:77 « Monsieur Grelet, vous allez bien prendre un verre ? -- Pas de refus, monsieur le curé ! -- Et vous asseoir un petit moment ? -- Oh pour ça non, monsieur le curé : ça me casserait le mouvement et je ne pourrais plus continuer. C'est que depuis son arrivée il n'avait cessé de marquer le pas, une-deux, une-deux, pour rester, entraîné ; et il prenait son verre de vin en le marquant toujours, une-deux, une-deux ; même, les deux pieds battant en mesure, il rapportait les nou­velles (sa seconde fonction) accourues au-devant de lui le long de ses chemins. Et puis il repassait le seuil, une-deux, une-deux et c'est tout juste si grand-mère et parrain re gagnant chambre et casseroles ne le faisaient aussi sur le rythme à deux temps, tant le cher Grelet avait été entraînant. On l'a souvent évoqué dans la famille, en marquant le pas, bien entendu. Hélas, depuis longtemps le presbytère aux souvenirs est devenu une coopérative de boulangerie (que je ne songe nulle­ment à mépriser pour elle-même). Le four est dans la chambre du lit-en-roses, le pain s'empile dans la chambre-salon avec les sacs de farine. Il n'y a plus, devant, le jardinet aux par­terres, ni autour de la porte le poirier grimpant. Le mur même au long de la rue a dû tomber de décrépitude. Aucun charme n'est demeuré de cette maison qui en avait. Quant à Bellevillotte, je ne l'ai revu que plus de quarante ans après l'avoir quitté : le jour où j'y reconnus l'église de mon rêve. Mais pas plus qu'à Vorancher je n'ai pu y reconnaître ce qui avait été notre maison. Elle était occupée par une épice­rie, le jardin transformé en cour avec des caisses et des ton­neaux, la petite porte à la bobinette devenue une grande porte par où peuvent sortir voitures et camions. Seule, au dehors de cette porte et adossée au mur, une petite fille de sept à huit ans regardait devant elle, un peu rêveuse­ment. Alors, elle, je l'ai reconnue, me demandant si son rêve tournait autour du petit prince aux oiseaux d'or ou de la fer­mière Gothon -- car je l'avais été aussi, -- avec son mouton-vache en bois. Je lui souris, elle me regarda étonnée, indifférente ; elle n'était ni le prince ni Gothon. \*\*\* C'est à Sainte-Suzanne que nous allions planter notre tente et je dis bien, nous y avons passé deux ans seulement. 95:77 ...C'était en ce temps un assez gros bourg -- augmenté au­jourd'hui d'un camp militaire -- en pleine vraie Champagne de champs de seigle et sarrasin, friches et sapinières : celle qu'on nomma pouilleuse par la faute du thym-origan, le pouilleux, dont elle avait été couverte : l'explication des Champenois sensibles, comme je le suis, mais le « pouilleux » lui-même ne devait-il évoquer une terre pauvre ? Il faut bien parfois se rendre à la raison, au-delà de la sensibilité. Le bourg, d'ailleurs, avait son air d'importance. Il était divisé en deux parties, cha­cune avec son église, son boulanger, son épicier et son auberge, dont celle sur la grand-route de Châlons avait titre d'hôtel recevant les voyageurs et au temps des chasses les messieurs de Troyes. Sainte-Suzanne... à cause du peu de temps que nous y sommes restés, et de ce que mon père étant instituteur des seuls garçons, je ne peux guère évoquer son enseignement où j'aurais pu com­mencer à me connaître, je passerais presque sous silence le gros village, si notre cœur ne s'y était tant attaché dès notre arrivée et mon esprit n'en gardait de si plaisants souvenirs. J'ai écrit tout à l'heure : vraie Champagne ; je dis maintenant vraie vieille campagne champenoise dans laquelle nous plongions comme à Saint-Martin, et davantage encore, en un passé de plu­sieurs siècles. L'accent en était traînant à merveille, surtout à la fin des mots, les *moult* comme au Moyen Age -- on prononçait moût -- ponctuaient les affirmations, mais y avait le vieux sens de magis : on n'allait pas « mais » loin et tant d'autres mots méprisés aujourd'hui. Il y avait encore des chaumières, à pans de bois et de tor­chis ; j'en fréquentais une le jeudi, emmenée par une petite amie chez sa grand-mère. Je m'y plaisais de tout moi-même ; le sol était de terre battue, miraculeusement balayée ; le toit bas de paille avançait en auvent qui formait abri tout au long de la façade. Des étagères ainsi protégées supportaient des tessons de couleur emplis de petite ferraille utile au grand-père, et des boîtes qui étaient le lot de la vieille pour y mettre ses graines au moment des semis ; j'en étais touchée sans savoir pourquoi. D'un côté de la porte, un banc sous la fenêtre de la cuisine, fleurie d'un géranium et d'un fuschia. Au dedans, le lit à rideaux jaunes bordés d'un galon rouge ; et le luceron pendait à la che­minée, la « casse » de cuivre au long manche brillait au-dessus du seau de bois et presque toujours ces jeudis une odeur de galette sortait de la maie ouverte pour le goûter. Une chose encore m'attirait, c'était de l'autre côté de la rue précédant l'église, le cimetière d'herbe et de pierres grises ombragé de grands noyers plantés autrefois sans doute pour l'huile de la lampe d'autel. J'y sentais passer une vieille poésie dont personne ne m'entretenait que moi-même. Un jour de cette année j'ai eu sous les yeux la photographie de la dernière des chaumières de Sainte-Suzanne ; toute dépe­naillée et le chaume tombant, et qui servait à démontrer comme les pauvres paysans était mal logés autrefois, pour tout dire, misérablement. Et j'ai dû la comparer à celle que j'avais tant fréquentée, au visage si paisible de la vieille femme qui l'ha­bitait, à la bonhomie tout allante du vieil homme ; c'est dans certains esprits qu'est souvent la misère, faute d'avoir connu. 96:77 ...Dans la plus ancienne partie du bourg, une ruelle surtout l'était. On l'appelait le Cuchat, mais l'orthographe en avait eu plus d'expression. C'était là où les plus vieux mots fleurissaient les conversations de cour à cour, porte à porte, et s'en allaient aux commissions par le village avec les paniers à couvercle et les cabas. Enfin c'est à Sainte-Suzanne que j'ai vu planter, arracher, rouir, puis filer le chanvre aux veillées. Là où je me penchais à la fenêtre du tisserand pour le voir travailler dans sa chambre basse. Il s'appelait Basile, mais ce n'était pas celui des réprouvés. Et j'aurais tout dit s'il ne restait l'essentiel qui n'était pas dans les choses, mais dans les gens ; nous n'en avons jamais connu, à l'exception de tante Joséphine, qui eussent un sens si vif, si vrai, si charmant de l'hospitalité, et avec tant de cœur et de bonhomie ensemble, de finesse souvent. Enfin de bien bon monde, dont nous allions connaître. La connaissance a débuté dans une parfaite simplicité. Arri­vés l'après-midi, nous avions trouvé une grande maison compre­nant l'école des filles et celle des garçons, au fond d'une large cour ouverte sur la rue. Et il y avait bien un étage, mais parce que les classes occupaient le rez-de-chaussée ; et jamais mes parents ne se sont imaginés châtelains à Sainte-Suzanne. Même grand-mère qui avait fait partie du voyage se serait lamentée de voir tout le logement très haut perché, pour tant de fois qu'il y aurait à descendre et remonter, si maman n'avait tout de suite avisé sur un côté de la cour une grande pièce attenant au bûcher qui pourrait nous faire une cuisine d'été. En attendant, le gros des meubles mis en place, elles se reposaient à l'une des fenêtres de la cuisine d'hiver, ma tête entre elles (qui tenaient toute la place étant belles femmes) en regardant la « vue » c'est-à-dire la rue avec des maisons au long de chaque côté, une ruelle bordée de pruniers ; et, ce qui attira mon attention, à gauche de la cour un jardin abandonné avec un vieux puits, où le lendemain je devais faire l'une de mes découvertes sur la beauté du monde : un cognassier avec ses fruits jaunes pendants et leur odeur. Oh leur odeur, où reste parmi celle de si profond automne du fruit, un peu de la fleur en mai, ce léger « goût » de rose. Je n'avais jamais vu de cognassier, je fus émerveillée. Mais nous n'en étions ni au lendemain, ni aux coings. Ce fut autre chose. D'abord, sortant d'une cour face à la nôtre, une femme en cale (bonnet simple) noire, faisant de grands signes de bras et criant sans que nous y prêtions attention. Puis atti­rant cette attention à force de persévérance et grand-mère finissant par dire à maman : 97:77 « On dirait qu'elle te parle, à toi, cette femme ? -- Mais elle ne me connaît pas, nous ne faisons que d'arriver. -- Écoutons... Nous avons écouté, et voilà que la nouvelle voisine appelait à l'aide, avec le plus bel champenois « Hai ! Hai ! Venez donc tourner ma badraie ! » Nous connaissions la badrée, il s'en faisait chez tante Joséphine : une confiture sans sucre de prunes dénoyautées qu'il fallait laisser réduire longuement au chaudron sur le feu, et en tournant sans cesse près de la fin, de peur de la voir s'attacher et brûler. Maman me dépêcha vers la voisine : c'était qu'elle allait traire sa vache et laisser sa badrée en danger. Nous disparûmes toutes les deux dans la maison. Et je ne revins qu'assez long­temps après, rouge comme le feu lui-même et badigeonnée de la confiture de la tête aux pieds, tant pour en avoir gagné des tartines que pour y avoir plongé, tourné, viré et reviré, puis la sortant pour recommencer, la grande cuiller à pot. Maman ne savait par quel bout me prendre ; mais la confiante simplicité de la bonne femme, comme elle avait conquis, quoique bien amusés, les nouveaux maîtres d'école ! Et ce fut ainsi tout au long de notre séjour. Moins de deux semaines après il nous fallait aller à la noce, à deux lieues de là, du fils d'une autre voisine, celle qui nous vendait du lait. Je m'en souviens bien, on vint nous chercher en carriole après la classe, vers quatre heures, papa et maman à côté du conducteur, moi derrière sur une botte de paille, et fière comme Artaban. Pour les mariages au pays, nous avions toujours une brioche ornée d'un flot de rubans, offerte à mon père quand il avait embrassé la mariée, dans la salle de classe servant de mairie. Maman gardait ces rubans pour les nouer bellement au bout de mes queutons. Je crois bien me rappeler aussi que maire et maî­tre d'école étaient invités au souper, plus cérémonieux alors que le « dîner ». En quel cas nous avions vu arriver, maman et moi, notre part du festin. Il est d'ailleurs incroyable à penser, le nombre de cadeaux de cette sorte qui pouvaient nous être faits, quand encore nous n'étions pas priés aux fêtes de fa­mille. Au moindre prétexte les garçons venaient présenter à la cuisine, avec un air de mystère et de fierté un panier bien fer­mé d'où « la maîtresse d'école » tirait de quoi fournir au moins deux jours à notre table ; et en hiver où on le sait, c'est le temps de tuer not'cochon, elle disait : « Nous sommes entiè­rement nourris » tant que des fois elle en mettait à saler dans une grande soupière en attendant le moment de faire une potée. 98:77 Sans compter les fruits en été, ou les légumes des champs, et surtout de décembre à mars une part de gâteaux qui se fai­saient en famille, les gaufres, les frivoles (sortes de beignets légers) et même la galette aux grêlons ou petits lardons frits le jour de cuisson du pain, avec de ce bon pain bis dont nous raf­folions tous les trois ; d'ailleurs souvent invités aux veillées, pour les parties de gaufres ou de frivoles. Vieilles cuisines que j'ai plus d'une fois décrites, où parfois les rouets tournaient.... Ou plus cérémonieusement c'était la chambre qui nous rece­vait autour de la cheminée avec son feu de bûchettes sous le trépied du gaufrier tenu un peu solennellement par le maître de maison, et chacun avec son assiette sur ses genoux. Autour de la glace les portraits de famille et les groupes de mariage nous regardaient, car la mode en commençait. Tout cela en amitié et propos plaisants. Que c'était bon ! Cher peuple champenois pareil à celui de Saint-Martin et les autres villages autour, ceux de ma famille maternelle où par­fois on entendait dire aussi que c'était moût bon. Et pourtant c'était là même que Théodore avait méprisé certains tas dans la cour, pas assez conséquent à son gré -- au grand scandale de maman. \*\*\* De l'amitié plus serrée, il y en avait aussi avec deux ou trois maisons ; la plus chère étant celle du jeune chantre de l'une des églises, qui le dimanche unissait sa voix à celle de mon père. Il était charmant et sa femme avait gardé l'air de gentillesse et d'innocence d'une petite fille. Ils habitaient avec les parents de Félicie en un hameau, reste de la Ste Suzanne d'autrefois dont on voyait encore au-dessus du chemin le bouquet de vieux arbres du cimetière ; au bas coulait une source très claire sur la craie blanche, entre les touffes d'herbe à la tremblotte, qu'on appelait aussi des amourettes, et qui était la brize. Cette source m'est restée dans l'esprit pour m'avoir parlé en ce temps-là, et le cimetière me faisait grand effet, assez mystérieux ; mais je n'ai jamais rien su de la supposée petite ville. Le jeune ménage avait dans le jardin une maison neuve avec un toit de tuiles, mais la ferme des parents était encore en chau­mière. Je m'y plaisais beaucoup, et je crois aussi mes parents à moi. Un ruisseau bordait la cour, on passait pour arriver et repartir -- jamais nous ne prenions la route -- sur un petit pont de bois qui nous ouvrait un chemin de prés étroits deve­nu peu à peu celui des champs entre la route et le cimetière. Celui-ci, avant l'entrée de Ste-Suzanne, côtoyait un petit bois d'arbres à troncs droits et lisses sur lesquels il nous arrivait de cueillir de beaux gros escargots collés par leur propre glu qui séchait ensuite ; nous n'en avons jamais vu ainsi perchés et papa, vingt ans après, en faisait encore des risées. 99:77 Mais je rapportais d'autres choses ; il y avait au jardin de Félicie de grosses touffes de lavande dont elle faisait une eau de toilette en la macérant dans du vinaigre, et elle finissait par m'en donner une petite bouteille longtemps attendue ; et dans la cour un énorme vieux poirier dont les fruits avaient la chair d'un rose presque vif ; j'attachais un grand prix à ces poires et la bonne maman Ninie le savait. Enfin mon père et ma mère si actifs n'allaient pas le jeudi chez leurs amis sans y rendre des services. Je me souviens sur­tout de la rentrée des moissons où ils allaient aider à ramasser et ramener les gerbes ; papa les tendait au bout d'une fourche à ceux qui les plaçaient dans la voiture à ridelles, et maman râ­telait soigneusement car en ces temps et de longues années en­core après on ne laissait rien perdre de ce don de Dieu, la précieuse récolte. Et moi je revenais tout en haut de la voiturée, à plat et serrant de toutes mes forces la corde et la perche allon­gée qui retenaient le tout de crouler. J'y avais beaucoup de peur, et de fierté malgré les barbes de seigle et d'orge qui me piquaient aux bras et aux jambes. Jours heureux. C'était donc par le chant dominical que l'amitié avait com­mencé (nos amis n'ayant pas d'enfants venant à l'école). Ce fait d'être chantre à Ste-Suzanne rapportait assez à mon père. Non seulement pour les deux messes et les deux vêpres de chaque di­manche, mais souvent en semaine il y avait un *obit,* messe chan­tée pour un défunt, qui lui était payé vingt sous ; et je l'en­tends encore mettre joyeusement au nombre de ces bénéfices d'alors cet *obit* qui lui faisait déjà gagner un franc avant sa journée de maître d'école : plus de cent francs aujourd'hui, mais on regardait bien davantage à un franc qu'à cent de nos jours. (*A suivre*.) Claude FRANCHET. 100:77 ### Marie, nouvelle Ève par R.-Th. CALMEL, o.p. ON A TOUT DIT, du moins en substance, au sujet de Notre-Dame lorsqu'on a prononcé les deux premières invo­cations des Litanies : sainte Mère de Dieu, sainte Vierge des Vierges. -- Les mots *mère de Dieu* désignent cette dignité unique de la maternité divine qui situe Notre-Dame immédiatement après le Verbe incarné son propre Fils, au-dessus de tous les bienheureux et de tous les anges. La précision *sainte* placée avant mère de Dieu nous avertit que Marie fut dignement préparée à sa mission par une plénitude de grâce et de sainteté, ensuite qu'elle remplit dignement cette mission, en toute connaissance et charité ; et qu'elle fit sienne la volonté de rédemption que lui avait manifestée son Fils dès la visite de l'archange. Justement parce que le vocable sainte mère de Dieu va au fond du mystère de Marie, les définitions de l'Église au sujet de Notre-Dame ont commencé par là. Le Concile d'Éphèse en 431, sous l'impulsion de saint Cyrille, l'illustre patriarche d'Alexandrie, proclama que Marie était *aghia theotocos, sancta Dei genitrix,* sainte Mère de Dieu ; et jus­qu'à la fin du monde la seconde partie du *Je vous salue* fait écho à la définition du troisième concile œcuménique : *sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous.* Cet écho ne cessera pas avec la consommation des siècles ; il se réper­cutera dans toute l'éternité, il retentira à jamais à travers la foule sans nombre des anges et des saints ; mais alors le *priez pour nous* ne signifiera plus la demande, car Dieu sera *tout en tous :* il traduira seulement notre exultation et notre reconnaissance, dans le tremblement sacré d'avoir été sauvés et béatifiés malgré notre capacité radicale de dam­nation ; sauvés par la passion du Christ et la compassion de Marie. *Ecce enim, ex hoc beatam me dicent omnes gene­rationes.* 101:77 Ainsi le titre de sainte mère de Dieu renferme en quel­que sorte tout ce que nous croyons sur Marie ; il évoque convenablement toutes les richesses qui sont en elle. Ce­pendant, afin d'être plus explicites, les Litanies ajoutent un second titre : sainte *Vierge des vierges.* Par cette invo­cation nous saisissons mieux à quelle profondeur et de quelle profondeur et de quelle manière la mère de Dieu est sainte. Elle est sainte comme étant toute réservée, toute consacrée à son Fils pour l'œuvre de l'Incarnation rédemp­trice. La réserve de Marie en vue du Christ et de la mater­nité divine est de telle nature que, non seulement dans son âme, mais aussi dans son corps, elle ne pouvait appartenir qu'à Dieu. En vérité tout homme bien né et qui n'a pas de sentiments bas et indignes au sujet du Dieu très Saint ne peut imaginer que la mère de Dieu ne lui aurait pas été exclusivement réservée et consacrée. Vierge avant l'enfan­tement, Vierge dans la naissance même, Vierge après la naissance : ces trois affirmations du dogme chrétien sont d'une souveraine convenance. Pour se figurer qu'il n'en fut pas ainsi il faudrait avoir de Dieu et des mœurs divines un sentiment bien vulgaire ; au fond il faudrait n'avoir pas le sens de Dieu, ne pas savoir que, les mœurs divines sont toutes d'honneur, de dignité, de respect pour sa créature. La dignité de mère de Dieu exige qu'elle soit toujours vierge ; et non seulement toujours vierge, mais jamais effleu­rée par l'ombre du mal, à commencer par le mal hérédi­taire du péché originel ([^10]). Ainsi parce que la mère de Dieu ne peut avoir d'autre mission et sainteté que d'être mère de Dieu, parce qu'elle accomplit une telle mission et possède une telle sainteté en toute plénitude, pour ces raisons la mère de Dieu est la Vierge par excellence. Elle est associée à son Fils et à l'œuvre de son Fils de plus près incomparablement que les douze apôtres et que les plus grands saints. 102:77 Elle est associée comme celle par qui se réalise le mystère de l'Incarnation rédemptrice. Elle est associée comme celle qui fut capable de dire *Fiat* à la volonté du Verbe de Dieu de se faire homme pour sauver les hommes ; pour *régner sans fin* (et par la croix) *sur la maison de Jacob.* Évidemment Notre-Dame est la seule créature dont l'association au mystère du Fils de Dieu incarné rédempteur atteigne à cette profondeur et in­timité. Et elle ne serait pas associée à ce point si elle n'était pas totalement réservée dans son corps immaculé lui-même. Ainsi dire vierge des vierges c'est dire la même chose que pleinement associée. \*\*\* A partir de *là* nous pouvons entrevoir l'utilité du vocable traditionnel *nouvelle Ève. --* Il était employé par le philo­sophe saint Justin dès le premier siècle ; l'évêque de Lyon saint Irénée ([^11]) l'expliquait assez longuement aux environs de l'an 180 ; plus tard le peuple chrétien chanta l'*Ave Maris Stella.* *Sumens illud Ave* *Gabrielis ore* *Funda nos in pace* *Mutans Evae nomen* Les anciens avaient remarqué que le salut de Gabriel, son *Ave,* était un retournement de *Eva,* nom latin de l'épouse parfaite que Dieu créa pour Adam, et qui devait prévari­quer avec lui ; celle qui est notre première mère, la mère du genre humain ; celle qui hélas ! nous a transmis une vie abîmée, blessée, impure dans sa source. « Et moi, je vous salue, ô première mortelle... Vous en avez tant mis dans d'augustes linceuls Pliés sur vos genoux comme des nourrissons. On vous en a tant pris de ces pauvres garçons Qui marchaient à la mort téméraires et seuls... 103:77 De ces enfants tombés comme des hécatombes, Offerts à quelque Dieu qui n'est pas le vrai Dieu, Frappés sur quelque autel qui n'est pas holocauste, Perdus dans la bataille ou dans quelque avant-poste, Tombés dans quelque lieu qui n'est pas le vrai Lieu. ([^12]) Déchirante lamentation. Mais nous savons, mais Péguy savait comme nous et il l'a chanté à Notre-Dame de Chartres, que de la déchéance première nous avons été relevés (non sans lutte et sacrifices mais cependant relevés en vérité) ; nous savons que la faute d'Ève a été lavée ; le soir même du premier péché, Adam et Ève ont appris de la bouche du Père qu'ils seraient rachetés, eux et leur descendance et qu'une fille de leur race écraserait la tête du serpent. C'est ainsi que Dieu consola notre mère brisée et découronnée, avant même qu'elle ne quitte le Paradis aux arbres délectables. Dès ce moment elle avait la certitude que le désastre serait réparé, que par une de ses filles, dans le lointain des siècles, elle deviendrait victorieuse. Par Marie le nom d'Ève serait retourné. *Mutans Evae nomen.* Cela veut dire que Marie est notre mère, la mère de tous les hommes, pour la régénération surnaturelle comme Ève est la mère de tous les hommes pour la génération selon la chair, le péché et la mort. Cela veut dire que, dans l'écono­mie de grâce et de salut, la créature féminine ; apporte cette part qui tient justement à ce qu'elle est femme, de même que dans le destin de péché et de mort la créature fémi­nine avait joué son rôle particulier. Certes Jésus-Christ est le seul auteur et consommateur de notre salut. En dehors du nom, de Jésus il n'est pas de nom qui ait été donné aux hommes pour être sauvés. Lui seul à *pouvoir sur toute chair,* lui seul agit à l'intime de toute liberté pour la con­vertir. Il n'en reste pas moins que le pouvoir qui est en lui, loin de faire évanouir la coopération humaine, la pro­voque et la requiert. C'est là un aspect essentiel de la con­duite de Dieu. Loin de dispenser la créature d'agir il lui, *communique la dignité de la causalité* de sorte que, dans la dépendance de Dieu, elle donne tout ce dont elle est capable et jusqu'à l'extrême de ses ressources. Dès lors, encore que Jésus suffise pour la rédemption du genre hu­main et que lui seul suffise, loin de supprimer la coopération de Marie il la suscite et la soutient. 104:77 Cette coopération de Notre-Dame, loin de porter ombrage aux richesses de salut qui sont dans le Christ, en est la plus belle manifes­tation, l'effet le plus magnifique. Loin que quelque chose soit enlevé aux prérogatives de rédemption qui sont dans le seul Jésus-Christ la coopération de Notre-Dame les fait resplendir d'un éclat nouveau et combien doux et attirant. Notre-Dame en effet ne coopère à l'Incarnation rédemp­trice que parce que le pouvoir lui en a été donné par Jésus lui-même. Elle le chante dans le *Magnificat :* « Mon âme a tressailli de joie en Dieu mon sauveur. Il a regardé la petitesse de sa servante. » Il l'a regardée non pour effacer son péché, mais bien, merveille infiniment plus étonnante, pour la préserver de tout péché ; il l'a regardée pour la faire devenir véritable­ment mère de Dieu ; il l'a regardée pour l'avertir de son intention de salut au moment où il devenait son Fils ; il l'a regardée pour faire germer en elle un amour sans limite de mère immaculée et de femme bénie à l'égard de cette humanité perdue dont il devenait le sauveur. -- Dans sa miséricorde, il a fait d'abord que moi, la petite servante de mon Dieu, je devienne sa mère toujours vierge ; ensuite que les pécheurs qui croient en lui deviennent son Église et qu'ils deviennent son Église et vivent de la vie divine grâce à mon union avec lui. Cascades de merveilles. Étagements de miséricordes. Et la plus haute de ces miséricordes est d'avoir fait de moi sa mère en demandant en même temps mon union pour la vie de l'Église. Sans doute n'en est-il pas de Marie dans sa relation au Christ comme de Ève dans sa relation avec Adam ; Marie à la différence d'Ève se trouve dans une totale dépendance à l'égard du Christ ; elle ne possède aucun pouvoir de sain­teté sinon par lui. En ce sens ne joue pas le parallélisme de la première et de la nouvelle Ève. Toutefois, il est vrai que Marie est la nouvelle Ève auprès du nouvel Adam parce que, indissolublement et pour toujours, elle lui est associée dans la rédemption de tous les hommes ; parce que, de fait, il n'est pas de rédemption sans une telle union de la sainte Vierge ; parce que la dépendance totale dans laquelle se trouve Marie à l'égard de son Fils, bien loin d'écarter son intervention ne cesse de la requérir. 105:77 C'est uniquement dans le cas où le Fils de Dieu serait né de sa mère sans requérir union et coopération à son œuvre de vie que sa mère ne serait pas l'Ève nouvelle. Mais cette hypothèse, si contraire aux mœurs divines qui éveillent l'action de la créature au lieu de la négliger, est également contraire à la réalité, au déroulement historique du mys­tère. Dès l'instant même où le Verbe se fait chair, nous le voyons en effet demander le consentement de Marie non seulement pour s'incarner en son sein, mais pour s'incarner avec un but très précis : être pour toute l'humanité Jésus, c'est-à-dire Sauveur. Et le *Fiat* de Marie est un consente­ment qui porte sur l'Incarnation du Verbe, mais aussi sur l'ensemble du mystère rédempteur. Par ce *Fiat* elle coo­père à notre régénération surnaturelle avec le cœur et l'amour d'une mère, avec la tendresse et la force de la femme bénie entre toutes. Cependant Jésus ne devait accom­plir notre salut que par un excès d'amour et grâce au sacri­fice du Calvaire. De même que pour s'incarner en vue de notre délivrance il avait voulu le *Fiat* de sa mère, de même pour consommer notre délivrance par la croix il veut le *Stabat* de sa mère. Par ce *Stabat,* par la compassion sans limite de son cœur douloureux et immaculé, Marie achève de coopérer à notre rédemption avec tout son amour de mère. Désormais dans la rédemption des hommes il y a pour toute l'éternité bette association de Notre-Dame. Vrai­ment nouvelle Ève. \*\*\* Vous me demandez ce que cela peut changer ou ajouter dans la vie de l'Église, dans la vie spirituelle de chacun de nous. Eh ! bien, cela fait que notre vie spirituelle, notre vie selon la grâce, n'est pas et ne peut pas être comme si elle ne dépendait pas en sa source même de cette intervention maternelle ; comme s'il n'y avait pas la prière de la *femme bénie entre toutes* à l'origine de notre conversion, de notre croissance dans le Christ et transformation dans le Christ. Avez-vous songé à la manière qu'avait la sainte Vierge d'entrer dans les sentiments du Sauveur dès l'instant de l'Incarnation et jusqu'au sacrifice de la croix ? Pour peu que vous priiez Notre-Dame ou que vous récitiez son Rosaire vous devinez qu'elle participait aux mystères du Christ, qu'elle partageait les sentiments du Sauveur, autrement que les apôtres, avec cette qualité d'intelligence et d'amour, cette finesse de sensibilité spirituelle, ce déchirement et cette paix dans la souffrance, absolument réservées à la vierge des vierges, à la sainte mère de Dieu. 106:77 Ce sont là des réalités intérieures qu'il est plus facile de pressentir que d'expliquer par raisons démonstratives. Il est malaisé de formuler en langage de prose la tonalité particulière que la femme introduit dans l'ordre du cœur et de l'intelligence. Et quand on aura parlé de pureté, de réserve, de totalité dans le don de soi, de sentiment sacré de la dépendance, d'immense compassion, quand on aura dit cela on n'aura fait que suggérer de loin la complémentarité de la femme par rapport à l'homme dans le domaine spirituel. En tout cas, pour malaisé qu'il soit de le définir, le spi­rituel féminin se retrouve en Notre-Dame sous sa forme la plus belle et la plus sublime. Et toutes les nuances de la charité qui ont marqué l'union de Marie à Jésus durant la vie terrestre s'épanouissent dans son intercession céleste. Dès lors Marie saura nous obtenir d'entrer dans les senti­ments de Jésus un peu comme elle-même y est entrée ; elle saura nous faire participer à ses mystères avec cette sim­plicité et totalité d'adhésion qui sont la part réservée de la nouvelle Ève auprès du nouvel Adam. \*\*\* Mais quoi, n'est-il pas plutôt l'Esprit Saint qui nous introduit aux mystères de Jésus, qui nous fait entrer dans ses secrets et dans son sacrifice ? N'est-ce pas le Paraclet qui nous donne part à la charité du Christ et la répand dans nos cœurs ? « Vous ne pouvez encore porter bien les choses que j'ai à vous dire, déclarait Jésus avant sa Passion. Mais l'Esprit Saint lorsqu'il sera venu vous enseignera toute chose. Il vous suggérera tout ce que je vous ai dit et vous conduira vers la vérité tout entière. » Jo. XVI, 12 et XIV, 26. Il est vrai, c'est l'Esprit Saint qui nous transforme dans le Christ. Mais l'Esprit Saint lui-même qui l'attirera dans notre âme ? Quelle prière sera donc assez adaptée au Dieu très-saint pour faire venir en nous le Paraclet et nous dis­poser à suivre ses inspirations ? Nous aspirons à une vie dépossédée, passée tout entière dans le mystère de Jésus, livrée à son Saint-Esprit et vraiment mystique. Mais ce vœu est irréalisable sinon grâce à la prière de Marie. Les textes révélés nous l'indiquent suffisamment. Ils mettent en lumière trois ordres de choses inséparablement liés : la compassion de Marie sur le Calvaire, la mission pour la vie des âmes dont elle fut alors investie, l'exercice de cette mission pendant la retraite au Cénacle avant la Pentecôte. 107:77 Au pied de la croix de Jésus se tenait debout Marie sa mère, aussi unie au sacrifice de son Fils et aussi doulou­reuse que pouvait l'être cette mère qui est aussi la vierge des vierges ; elle était debout au pied de la croix, nouvelle Ève à côté du nouvel Adam, pour la vie surnaturelle de l'humanité. « Femme voici votre Fils. », lui dit Jésus en lui désignant saint Jean, l'apôtre bien-aimé. Or une quaran­taine de jours plus tard, après la Résurrection du Sauveur et son Ascension, Marie se trouvait en prière dans le Cé­nacle avec l'apôtre Jean, les autres apôtres et les saintes femmes. Alors, portée, soulevée par l'oraison de Marie, la supplication de ce petit groupe fidèle obtint pour l'Église des débuts et pour l'Église de tous les siècles l'effusion sura­bondante de l'Esprit Saint. L'Église, avec son jaillissement inépuisable de vie surnaturelle, mais aussi avec sa puis­sance d'éveiller purement les forces de la vraie civilisation, la sainte Église, épouse sans tache du Seigneur Jésus, n'au­rait jamais commencé sans la venue de l'Esprit Saint ; mais l'Esprit Saint lui-même ne serait pas descendu sans la prière de Marie. Et la prière de Marie ne détient un tel pouvoir que parce que Marie s'est associée à la Passion de Jésus pour la vie des âmes, comme seule elle pouvait le faire. -- Ce rôle de Marie, si visible à la Pentecôte, se pro­longe tout au long de l'histoire de l'Église et dans la con­version et sanctification de tout chrétien ; dans l'instaura­tion et la défense de tout ordre temporel honnête et digne du Christ-Roi. \*\*\* Observons maintenant la manière dont l'Esprit du Christ nous sanctifie : ce n'est pas en nous dotant d'une nature de rechange, mais en pénétrant d'amour toutes les forces vives de la nature que nous avons, tous les recoins et tous les secrets. L'Esprit du Christ nous façonne de la sorte un caractère chrétien, un caractère transfiguré par la spiritua­lité chrétienne. Quelle que soit notre substructure naturelle, si nous sommes livrés à cet Esprit, nous ne porterons plus les marques d'une spiritualité plus ou moins fausse : soit une spiritualité molle et flasque, efféminée, complaisante à soi-même, et qui tourne finalement à la trahison, aux bassesses honteuses pour préserver le moi ; soit au contraire une spiritualité durcie, raidie dans une auto-suffisance féroce, et finalement grimaçante d'inhumanité. 108:77 « Loin de nous les héros sans humanité ! » L'héroïsme qui durcit n'est assurément pas le vrai ; au lieu d'affermir de l'intérieur certaines puissances nobles et précieuses il les dessèche et les tue ; héroïsme sans cœur, ni héroïque, ni chrétien. Que d'hommes et de femmes sont hommes ou femmes surtout au mauvais sens du mot. Devenir par l'esprit du Christ un homme en vérité, une femme en vérité, c'est-à-dire un homme, une femme dans la vérité de la grâce, tel est bien notre désir, aussitôt du moins que nous prenons conscience de notre régénération par le baptême. Mais qui pourra faire, à une profondeur suffisante, notre difficile éducation ? Une intuition, une patience, une fermeté comme Dieu les met au cœur de la femme y seraient certainement indispensables. Il est des nuances que nous n'arrivons pas à saisir, une façon de faire qui nous échappe, s'il nous man­que une intervention maternelle, cette parole dite tout bas, ce regard qui atteint tout de suite le secret du cœur, ce geste sans bruit de parole. Aussi bien cette action, cette présence maternelle est-elle accordée au baptisé, et même mystérieu­sement à tout homme venant en ce monde. La femme bénie, la mère en la divine grâce, l'Ève nouvelle ne cesse pas de s'occuper de nous. Sans doute c'est à l'Esprit Saint que revient en définitive notre éducation ; nous devenons en­fants de Dieu en plénitude parce que nous sommes con­duits par l'Esprit de Dieu. (Rom. VIII, 14). Mais la visite de l'Esprit de Dieu est implorée par Marie. A l'origine de l'action de l'Esprit et pendant tout le temps qu'elle se pro­longe, jusqu'à ce que nous soyons prêts au Paradis, la Vierge est présente et ne cesse d'intercéder ; elle le fait de plein droit, à un titre souverain, en vertu de son union a Jésus, de l'Annonciation jusqu'au Calvaire ; elle le fait avec ce mode propre à la femme bénie entre toutes ; avec ses dons incomparables d'éducatrice, son aptitude merveil­leuse à éveiller chacun des humains à sa véritable vie selon la grâce. Même sans nous adresser spécialement à Marie, elle ne laissera pas de demander que l'Esprit Saint vienne et agisse en nous. Mais combien sa supplication sera-t-elle plus forte et plus efficace si nous nous tournons vers elle en pleine conscience et décision. Plus encore, nous pouvons venir à elle, la suppliant, avec une volonté bien arrêtée, de nous faire entrer dans ses sentiments et comme de nous placer dans son cœur afin d'apprendre par elle qui est le Christ et comment nous lui serons conformés. 109:77 C'est le Ro­saire qui nous fait prendre cette attitude. Par là très sûre­ment la Vierge Marie fera notre éducation, nous obtiendra d'être transformés par l'Esprit de Jésus. (Cette action par­ticulière de Marie ne s'exerce pas seulement dans la forma­tion de chacun de nous, mais aussi, d'une manière analogue, dans la formation des sociétés et leur humanisation ; nous essaierons de le montrer une autre fois.) Après cela je n'ignore point qu'il peut y avoir du truqué, de la pacotille, du toc dans la prière à Marie comme dans les autres manifestations de la vie spirituelle ; je vois bien que tel fervent de Marie ne fait pas beaucoup honneur à notre mère en la divine grâce ; je ne prétends pas que le recours à Marie soit infaillible pour obtenir aux chrétiens d'être chrétiens dans leur caractère. J'affirme seulement que ce recours est le moyen normal et même indispensable. C'est folie de l'écarter. Il serait également inepte de ne pas vouloir que la mère existe pour l'éducation de l'enfant et de ne pas vouloir que Marie existe dans notre éducation spirituelle. Ce serait toujours la méconnaissance d'une donnée première : pas d'humanité si Ève n'eût pas été à côté d'Adam ; pas de régénération surnaturelle de l'humanité si la nouvelle Ève n'avait prononcé le *Fiat,* n'avait accepté le *Stabat,* ne conti­nuait à jamais son intercession au Paradis en vertu de l'Annonciation et de la Compassion. Ainsi prenons comme il est le mystère de l'Incarnation rédemptrice ; il suppose l'union ineffable de la sainte mère de Dieu à Jésus notre Sauveur. Acceptons, autant qu'il est en nous, non seulement par un acte de foi fugitif et qui ne tire guère à conséquence, mais dans la prière prolongée et la disposition habituelle de notre cœur, la part unique de Marie dans l'Incarnation rédemptrice, la part de la créature féminine extraordinairement magnifiée ; Marie est la sainte Mère de Dieu, la Vierge des vierges, la nouvelle Ève. R.-Th. CALMEL, o. p. P.S. *Méconnaissance des enseignements de l'Église au sujet du mystère de Marie.* J'avais à peine terminé cette petite étude lorsque je recevais une lettre me demandant ce que je pensais du numéro 37 des *Cahiers Marials*, ([^13]) : *La Vierge Marie dans la montée humaine.* 110:77 Les intentions de ce Cahier me paraissent excellentes. Bien loin de prétendre rabaisser la mère de Dieu ou supprimer aucun de ses privilèges les auteurs, visiblement, cherchent à exalter sa grandeur incomparable. Ils citent abondamment les ency­cliques des Papes et les ouvrages de saint Grignion de Montfort. Le malheur est qu'ils ont recours aux fausses clartés du système teilhardien pour mettre en lumière les gloires de Marie. Je ne sais pas si c'est une habile manœuvre pour obtenir une plus large audience, mais je constate que c'est un moyen infaillible pour corrompre les enseignements les plus assurés de notre foi au sujet de la sainte Vierge. Qu'on juge plutôt d'après les textes. « Marie apparaît (lors de l'Annonciation) comme... *la plus par­faite réussite de l'effort accompli par la vie au cours de mil­liards d'années* pour produire l'homme. Si elle est le sommet le plus élevé atteint par la personne humaine... c'est que plus que tous les autres, avant tous les autres, elle a été voulue et aimée au début de toutes choses, *poursuivie inlassablement par la vie au cours de sa montée...* » (Y*.* Desportes, p. 106 du *Cahier Ma­rial* n° 37.) Un tel langage altère profondément la croyance chrétienne. La Vierge en effet n'est pas « la réussite de l'effort accompli par la vie » au cours des millénaires mais le chef-d'œuvre de la grâce, le don infiniment gratuit d'un Dieu qui veut sauver l'humanité. *La Vierge est définie non pas précisément par son rapport au mystère de la création et de la vie mais par son rap­port au mystère de l'Incarnation rédemptrice.* Si Marie « est le sommet le plus élevé atteint par la personne humaine » ce n'est point parce qu' « elle a été poursuivie inlassablement par la vie au cours de sa montée », c'est parce qu'elle a été visitée par une grâce insigne qui est descendue au plus intime de son être *Exsultavit spiritus meus in Deo salutari meo quia respexit humi­litatem ancillæ suæ.* Loin d'être l'aboutissement de la montée de la vie, sa venue au monde marque une rupture absolue avec les tristes possibilités de la vie transmise depuis Adam ; cette vie comme telle ne parvenait jamais qu'à engendrer des humains infestés par le péché ; or, Elle, Elle est l'Immaculée-Conception. L'article de Desportes est une preuve frappante de l'impos­sibilité de repenser le dogme en termes teilhardiens. Malgré son évidente bonne volonté l'auteur n'arrive pas à concevoir ni a traduire les vérités premières de la foi au sujet de la Sainte Vierge mère de Dieu. Prisonnier, quoi qu'il fasse, de la logique du système de Teilhard, il ne peut exprimer ni la distinction des ordres, ni la gratuité du surnaturel, ni enfin l'Immaculée Conception ; il n'évite pas de traiter par prétérition la réalité de l'ordre surnaturel et du péché. 111:77 Non moins néfaste que la teilhardomanie mariale, une cer­taine exégèse moderne n'hésite pas à enseigner la thèse de l'in­conscience de Marie au moment de l'Incarnation. Marie serait devenue mère de Dieu sans savoir *de qui* elle devenait la mère ; elle aurait ignoré, malgré le message bien explicite de Gabriel, *qui était réellement* celui qu'elle concevait en son sein virginal. Cette théorie est contraire à la doctrine commune de l'Église : et l'on voit tout de suite pourquoi. La première raison se fonde sur la justice et la sagesse de Dieu. Dieu qui ne se joue pas de l'homme ne pouvait surtout pas se jouer de la mère de son Fils. C'est pourtant une telle iniquité qu'il eût commise si la Vierge Marie eût conçu le Fils de Dieu en ne sachant pas qu'il était le Fils de Dieu. La deuxième raison est prise de la grandeur de Marie. En effet, en vertu de l'Immaculée Conception et de la plénitude de grâce, Notre-Dame, jouissait nécessairement d'une intelligence extraordinaire des choses de Dieu, quoi qu'il en fût du raffinement des formulations conceptuelles. C'est pourquoi elle fut capable d'entendre le message de l'Archange dans son incomparable élévation surnaturelle ; elle comprit, comme l'ar­change le disait en effet, qu'il était question non pas de la nais­sance d'un simple Messie, mais de l'Incarnation du Fils unique de Dieu et d'une incarnation rédemptrice : *Tu lui donneras le nom de Jésus... Le Saint qui naîtra de toi sera appelé* (*confor­mément à ce qu'il est en toute vérité*) *Fils de Dieu. *-- Voyez le *Mystère de Jésus* du P. R. Bernard, o.p. sur l'Annonciation (édi­tions Salvator, Mulhouse et Paris). R.-Th. C. 112:77 ## DIALOGUE ### Sur Teilhard Louis Salleron a reçu de M. André Monestier quelques « ré­flexions d'un laïc à propos de la querelle sur le teilhardisme ». M. Monestier souhaite qu'elles soient publiées par *Itinéraires* pour y faire entendre « l'avis d'un contradicteur ». A vrai dire nos lecteurs n'ont pas été privés de semblables avis. Mais cette fois il s'agit d'un texte écrit spécialement à leur intention. M. André Monestier est chef d'entreprise. Il est aussi l'auteur, en collaboration, d'un ouvrage intitulé : *Pour comprendre Teil­hard.* Nous publions très volontiers ses réflexions. Louis Salle­ron y répond ensuite, brièvement mais au fond. Nous nous ré­jouissons de ce dialogue comme de tout dialogue entre per­sonnes. Je voudrais seulement y apporter une sorte de préface, qui ne touche pas au fond du débat, mais à certaines des conditions dans lesquelles il se déroule. \*\*\* Comme nos lecteurs le savent, je n'ai personnellement rien publié sur le fond des problèmes soulevés par la pensée de Teilhard : non par mépris, mais simplement parce qu'il n'est ni utile, ni souhaitable, ni possible que chacun parle de tout. Dans cette revue les problèmes du teilhardisme ont été examinés par le P. Calmel et par Louis Salleron, dans une suite d'études qui s'étend sur plus de sept années et dont l'ensemble constitue une sorte de monument. Je ne vois pas beaucoup de publications qui aient apporté à cette question une attention aussi fréquente et aussi suivie depuis plus de sept ans. De n'être pas personnellement engagé dans ce débat ne me confère aucune garantie d'impartialité, aucune position d'ar­bitre ; mais enfin c'est un fait que -- ayant eu autre chose à faire -- je n'y suis pas personnellement engagé. Je n'y suis pourtant point inattentif et j'avoue être singulièrement frappé par les deux premières pages des réflexions de M. André Monestier. A mes yeux, elles manifestent à quel point la plupart des disciples et partisans de Teilhard sous-estiment, méconnaissent et finalement ignorent la consistance réelle des pensées qui leur sont opposées. \*\*\* 113:77 M. André Monestier affirme en effet, et assurément il le croit, que toutes les critiques opposées à Teilhard de Chardin *pren­nent leur source dans un cercle très restreint de catholiques ap­partenant à la nuance intégriste*. Je passe très vite sur le fait personnel, car visiblement M. Monestier n'avait aucune inten­tion de nous offenser. Il s'imagine sans doute rappeler pour mé­moire une précision objective et indiscutable. Il ne suppose pas que le P. Calmel, que Louis Salleron, que la revue *Itinéraires* peuvent avoir quelques motifs de trouver injurieux d'être ran­gés dans un « cercle très restreint de catholiques appartenant à la nuance intégriste ». 114:77 Mais enfin les autres critiques, *toutes* les critiques opposées à Teilhard, peut-on vraiment considérer qu'elles viennent d'un seul cercle, que ce cercle est très restreint, et que c'est un cer­cle intégriste ? L'un des principaux et des plus éminents critiques de Teil­hard est Mgr Charles Journet, directeur de la revue *Nova et Vetera,* auteur notamment d'un traité de l'Église qui est déjà quasiment classique, et qui est universellement tenu pour l'un des théologiens les plus profonds de notre temps. Il est aber­rant, ou cocasse, de rattacher de près ou de loin Mgr Charles Journet à l' « intégrisme », de quelque manière que l'on entende ce mot. Un numéro de la revue *Esprit* a formulé de sévères objec­tions à l'encontre de la pensée teilhardienne -- la revue *Esprit* serait-elle devenue intégriste ? La revue *Études*, de la Compagnie de Jésus, en 1955, au mo­ment de la parution du Phénomène humain, publiait sous la si­gnature de son directeur des critiques aussi nettes que graves. De nouvelles critiques étaient publiées par les *Études* en 1958 au moment de la parution du *Milieu divin*, déplorant en outre que la publication des ouvrages de Teilhard ait cru pouvoir se soustraire à la loi canonique de l' « imprimatur ». C'est seule­ment au cours de l'année 1962 que la revue *Études*, ayant chan­gé -- entre autres -- de directeur, a donné une chaleureuse ap­probation au teilhardisme ([^14]). Mais peut-on croire que la revue *Études* en 1955 et en 1958 était l'organe d'un cercle très restreint de catholiques et appartenait à la « nuance intégriste » ? Sans prétendre résumer toute la bibliographie du débat, et en me limitant aux principales études dont j'ai eu connaissance, n'est-il pas extraordinairement paradoxal d'aller imaginer que des auteurs aussi divers que Charles Journet, Paul Grenet, Gué­rard des Lauriers, Salleron, Calmel, Frénaud, Combes, et le directeur des *Études,* et les rédacteurs d'Esprit, doivent être mis dans le même sac et réputés appartenir tous à un cercle très restreint de catholiques, de nuance intégriste ? Il me semble que beaucoup de teilhardiens, s'ils sont facile­ment irrités ou blessés par l'existence, des contradictions qu'ils rencontrent, ne sont en revanche guère attentifs au contenu de ces contradictions diverses. \*\*\* 115:77 En voici d'ailleurs un exemple précis. M. Monestier croit que le « Monitum » du Saint-Office s'est contenté de mettre en garde contre « certaines ambiguïtés » que l'on trouve dans l'œuvre de Teilhard, contre « certaines interprétations » de sa pensée théo­logique, et ne formulait rien de plus qu'un « conseil de pru­dence ». M. Monestier ajoute aussitôt que ce « *Monitum* » était inopportun, et cela me laisse rêveur : s'il mettait « à juste titre en garde » contre certaines ambiguïtés, et s'il était aussi anodin qu'on nous le dit, comment donc ce caractère anodin et ce « juste titre » peuvent-ils lui mériter d'être jugé « inoppor­tun » ? Et si cet avertissement était lancé « à juste titre », comme le dit M. Monestier, comment peut-il se faire que M. Mo­nestier le juge en outre comme un document sans importance et dont on n'entendra plus parler ? Inopportun, sans importance, enterré : c'est une appréciation. Mais, par-delà cette apprécia­tion subjective, ou plutôt avant cette appréciation, pourquoi refuser de voir quel était le contenu réel du « *Monitum* » ? Sur­tout dans l'hypothèse où ce « *Monitum* » n'aurait plus aucune importance, il n'y a aucune raison de le déformer et de le ra­mener à une mise en garde seulement contre « certaines ambiguïtés » et « certaines » interprétations. Je suis au demeurant convaincu qu'en tout cela M. Monestier parle du « *Monitum* » par ouï-dire, de seconde main, et selon la manière plus qu'édul­corée dont on a coutume d'en parler dans les milieux teilhar­diens. Si M. Monestier avait jugé utile de lire lui-même le texte du « *Monitum* », il y aurait lu ceci ([^15]) : Certaines œuvres du P. Teilhard de Char­din, publiées également après sa mort, se ré­pandent et connaissent un vif succès. Sans porter de jugement sur ce qui a trait aux sciences positives, il est bien manifeste que, sur le plan philosophique et théologique, ces œuvres regorgent d'ambiguïtés telles, *et même d'erreurs graves,* qu'elles offensent la doctrine catholique. C'est pourquoi les ém. et rév. Pères de la suprême sacrée congrégation du Saint-Office invitent tous les *Ordinaires*, ainsi que les su­périeurs d'instituts religieux, les supérieurs de séminaires et les recteurs d'universités, *à met­tre en garde* les esprits, particulièrement ceux des jeunes, *contre les dangers* que présentent les œuvres du P. Teilhard de Chardin et celles de ses disciples. 116:77 Il ne s'agit donc pas de « certaines interprétations », mais des œuvres elles-mêmes. Il ne s'agit pas seulement de « certai­nes ambiguïtés ». Il est dit que les œuvres de Teilhard *regor­gent* (en latin : « scatere », qui veut dire effectivement regorger, fourmiller) d'ambiguïtés *et même d'erreurs graves.* Aux ambiguïtés teilhardiennes, on ajoute une ambiguïté sup­plémentaire lorsqu'on assure, comme fait M. Monestier, que cet avertissement du Saint-Office *n'est pas une condamnation.* Qu'appelle-t-on « condamner », et que voudrait-on ? Que Teilhard ait été de son vivant conduit au bûcher, ou que du moins ses livres publiés sans « imprimatur » aient été solen­nellement brûlés ? De telles mœurs ne sont plus en usage. Et au demeurant tout l'arsenal ancien ou actuel des mesures discipli­naires et des sanctions n'est jamais qu'une *conséquence ;* une conséquence considérée comme peu souhaitable ; et qui en tous cas n'est pas l'essentiel. Car l'essentiel n'est pas dans ces me­sures et dans ces châtiments éventuels. L'essentiel est que l'Église *prononce* un jugement sur la doctrine ; qu'elle prononce : il y a *erreur grave* qui porte atteinte à la doctrine catholique. Ce jugement une fois prononcé, l'Église peut prendre ou ne pas prendre des mesures disciplinaires. En l'occurrence, il a été ordonné par le Saint-Siège à tous les évêques, à tous les supé­rieurs religieux, à tous les responsables de l'enseignement, de mettre en garde contre les dangers de Teilhard. Mais ce qui im­porte, pour éclairer et guider les esprits, c'est le jugement sur la doctrine, ce n'est pas l'étendue des mesures pratiques ou des sanctions qui éventuellement accompagnent ce jugement. L'ambiguïté consiste à jouer sur le mot « condamnation ». On dit : l'Église n'a pas condamné (au sens de sanctions disciplinaires). Et l'on conclut cette doctrine n'est pas condamnée (au sens : elle ne contient pas d'erreurs contraires à la foi chrétienne). Or dans l'ordre intellectuel, philosophique et spirituel, le seul qui nous intéresse ici -- car nous ne sommes aucunement chargés d'apprécier ou de corriger la manière dont s'exerce la discipline ecclésiastique -- l'Église ne peut pas prononcer de plus grave « condamnation » que celle prononcée à l'encontre de Teilhard : *erreurs graves portant atteinte à la doctrine ca­tholique.* Il n'y a rien au-delà, au plan de la pensée. Je répète : au plan de la pensée, il ne peut y avoir de condamnation plus nette. Que pourrait-on, à ce plan là, dire de plus ? Voilà pourquoi il m'apparaît que *le contenu* exact du « *Mo­nitum* » est radicalement méconnu par la plupart des teilhard­iens. \*\*\* 117:77 Quant à sa *portée*, un mot suffira. Admet-on, oui ou non, que l'Église ait le droit, le devoir, la charge de nous avertir que telle ou telle idée philosophique on théologique est une erreur contraire à la foi ? Si on l'admet, on ne peut ignorer que le Saint-Office (dirigé par le Pape en personne) est justement l'or­gane qui, pour l'Église universelle, formule de tels jugements et de tels avertissements. Le Saint-Office s'est prononcé dans le cadre de ce qui est sa fonction ; et son « *Monitum* » n'a été depuis lors ni amendé ni rapporté. Dans ces conditions, il me semble que le tenir pour sans importance et sans valeur c'est, pour le moins, anticiper sur une réforme radicale de l'Église qui à ce jour n'est ni opérée, ni même esquissée dans ce sens-là. \*\*\* Enfin, et pour en terminer avec ces remarques préliminaires et marginales, je crois que M. André Monestier se propose, sous le nom d' « apaisement » et de « fin des controverses », un ob­jectif qui n'est ni possible ni souhaitable. L'apaisement des cœurs et des passions, certes, est à rechercher dans la mesure où les passions furent trop vives et où les cœurs ont pu être troublés. Mais cet apaisement ne va pas jusqu'à imposer la pé­trification de l'esprit. Le statut normal d'une pensée, dans la condition humaine, est d'être contestée ; et quand elle n'est plus contestée du tout, c'est qu'elle est morte. Saint Thomas d'Aquin n'a jamais cessé depuis sept siècles d'être contesté et critiqué dans l'Église (et défendu aussi). Comment, pourquoi voudrait-on que Teilhard ait d'emblée un privilège philosophi­que et théologique qu'aucun théologien ou philosophe n'a ja­mais pu obtenir, même à l'intérieur de l'Église et même après plusieurs siècles ? Cette impatience à l'égard de la critique -- cette intolérance est peut-être le fait de teilhardiens « amateurs », en ce sens qu'ils connaissent peu l'histoire de la philosophie, et pas da­vantage celle de la théologie ; ils s'indignent de voir Teilhard en butte, à la critique, sans savoir que la critique est la respiration même de la pensée, philosophique, qui étouffe et meurt si la critique est supprimée. Aristote a critiqué Platon et saint Thomas a critiqué saint Augustin. Mais il y a aussi des théolo­giens nullement « amateurs », bons connaisseurs de l'histoire et du statut de la pensée philosophique, qui s'associent avec beaucoup moins de candeur au projet de faire cesser d'une ma­nière ou, d'une autre toute critique à l'égard de Teilhard : et notamment par le moyen de l'intimidation intellectuelle. 118:77 Ce sont eux qui, contre toute vraisemblance, ont mis en circulation, comme un fait objectif bien constaté, la formule en réalité in­exacte, injuste et fort agressive selon laquelle toutes les critiques faites à Teilhard *prennent leur source dans un cercle très restreint de catholiques appartenant à la nuance intégriste*. M. Monestier reprend à son compte cette formule, manifestement en toute honnêteté et sans apercevoir quelles sont ses implica­tions pratiques. D'emblée, et sans aucun examen des raisons alléguées, tous les critiques de Teilhard seraient ainsi discré­dités en bloc, présentés comme appartenant automatiquement et forcément à un petit clan de sectaires rétrogrades, d'imbéciles ou de malfaiteurs intellectuels ([^16]). Cette attitude est d'autant plus exorbitante que le teilhardis­me présente une caractéristique que je voudrais souligner en terminant. Qu'il soit une pensée nouvelle dans l'Église, cela n'est pas inédit : il y en a toujours eu à toutes les époques. La pensée de saint Thomas d'Aquin était en son temps une pensée nouvelle dans l'Église, et fut d'abord une aventure qui n'alla point sans difficulté. Mais une pensée nouvelle trouve droit de cité dans l'Église en acceptant de s'en remettre au jugement de l'Église, et en montrant son accord essentiel avec les Pères et la Tradition. Le teilhardisme a paru au commencement suivre ce chemin, se présentant comme une formulation nouvelle des vé­rités éternelles dont l'Église a le dépôt. Voici maintenant que tout un courant teilhardien -- et je crains fort que ce soit le courant principal -- s'efforce non plus de se concilier avec la tradition théologique, mais de la renverser ; il refuse d'être jugé par l'Église et prétend au contraire juger lui-même le bon et le mauvais dans l'Église d'après les critères teilhardiens ([^17]). Dans un premier mouvement, il a modestement réclamé le bénéfice d'un « pluralisme théologique ». Il est passé maintenant du pluralisme invoqué au monopole revendiqué, et il condamne tout ce qui n'est pas lui. Après avoir demandé qu'on le tolérât, il inspire désormais une sorte nouvelle d'intolérance, qui con­siste à rejeter toute pensée différente de la sienne comme étant la pensée d' « un cercle très restreint de catholiques apparte­nant à la nuance intégriste ». 119:77 Et parmi l'élite même des jeunes clercs qui poursuivent leurs études, le nombre augmente chaque jour, ainsi que je l'ai déjà signalé, de ceux qui déclarent tout uniment ne plus vouloir perdre leur temps à connaître la théo­logie « du passé », puisque le Concile, éclairé par Teilhard, doit promulguer une « théologie nouvelle ». Dans de telles conditions, il me paraît urgent et nécessaire qu'il y ait des écrivains, des penseurs, des théologiens capables de ne pas se laisser intimider par le risque d'être caricaturés comme relevant d' « un cercle très restreint de catholiques ap­partenant à la nuance intégriste ». \*\*\* Toutes les remarques qui précèdent me paraissent impor­tantes ; mais, encore une fois, elles sont latérales par rapport au débat sur le fond. C'est donc très volontiers, et en le remerciant de sa contribution, que nous publions ici cet « avis d'un contra­dicteur » donné par M. Monestier, et qui nous paraît très re­présentatif d'un état d'esprit assez répandu. Jean MADIRAN. ### Réflexions d'un laïc à propos de la querelle sur le teilhardisme par André MONESTIER *Teilhard de Chardin est depuis quelque temps l'objet d'assez vives critiques qui prennent toutes leur source dans un cercle très restreint de catholiques appartenant à la nuance* « *intégriste* »*.* 120:77 *Ces catholiques craignent que les conceptions très hardies de Teilhard sur l'Évolution et sur la Position de l'homme dans un univers en état de genèse, ne portent atteinte à ce qu'ils croient être la vraie conception du christianisme : ils y voient un danger pour* « l'intégrité du dogme ». *Ils s'appuient, dans leur opposition aux conceptions de Teilhard, sur un* « *avertissement* » *émis par la Curie romaine, peu de temps avant l'ouverture du concile Vatican II, et commenté dans un article de* l'Osservatore Romano, *organe officieux du Saint-Siège.* *Cet avertissement met à juste titre en garde les ca­tholiques contre* « certaines ambiguïtés » *que l'on trouve dans l'œuvre du célèbre jésuite, contre* « certaines in­terprétations » *de sa pensée théologique. Mais il n'est pas question d'autre chose que d'un conseil de prudence, et parler à ce propos de condamnation est une affirma­tion contraire à la réalité des faits.* *Par ailleurs aujourd'hui, deux événements capitaux se sont produits dans l'Église depuis cette mise en garde du Monitum :* *Le concile Vatican II et l'encyclique Pacem in Terris.* *Vatican II a montré d'une façon éclatante que la mentalité de l'Église a beaucoup évolué dans le sens de l'œcuménisme et de la convergence préconisés par Teil­hard de Chardin : Le groupe des intégristes, si active­ment hostiles à Teilhard de Chardin, semble ne plus do­miner la Curie Romaine.* *En fait il n'a plus été question -- et sans doute ne sera-t-il plus jamais question -- de cet avertissement inopportun contre un homme et une pensée qui ont à leur actif tant de conversions spectaculaires au christia­nisme.* 121:77 *Mais l'événement dont l'importance dépasse de beaucoup les luttes intérieures de la Curie romaine, est sans aucun doute l'encyclique Pacem in terris.* *On y trouve en effet des considérations sur la Person­ne humaine, et sur le mouvement évolutif qui entraîne l'humanité, qui homologuent en quelque sorte en même temps qu'elles la transcendent, la pensée de Teilhard de Chardin.* *Aussi souhaiterait-on voir maintenant la fin des controverses soulevées dans les milieux catholiques par l'œuvre de celui que beaucoup considèrent -- à juste titre -- comme l'un des plus grands penseurs de tous les temps.* *Dans ce but d'apaisement, nous croyons utile de ver­ser au dossier deux documents qui font à notre avis très objectivement le point de la situation.* \*\*\* *En premier lieu, quelques pages portant la signature de Paul Misraki et extraites du livre collectif* « *Pour comprendre Teilhard* »*, paru en 1962* ([^18])*.* « Moins on connaît l'œuvre de Teilhard de Chardin, plus on a tendance à donner crédit aux rumeurs com­plaisamment répandues, touchant les différends qui l'auraient opposé, en tant que prêtre, à ses supérieurs hiérarchiques de Rome. C'est pourquoi nous ne croyons pas inutile d'apporter sur ce sujet quelques mises au point. « Une erreur, entre autres, trop courante, consiste à imaginer que la théorie de l'Évolution universelle, certitude pour Teilhard, serait incompatible avec l'enseignement de la Bible touchant la. Création. Rien n'est plus fantaisiste. Il fût un temps, certes, où les idées de Darwin, présentées sous une forme réso­lument matérialiste, semblaient mettre en cause le contenu de la Révélation. Les précisions successives apportées depuis lors par la recherche scientifique ont profondément modifié cet état de choses. 122:77 « Quoi que puissent en penser les partisans -- s'il en reste -- d'un fixisme intégral, il est aisé de retrouver jusque dans l'Écriture Sainte le reflet de conceptions évolutionnistes du monde. Il est licite (l'Encyclique « Humani Generis » le confirme) de considérer les « six jours » de la Création comme l'image, exprimée de façon populaire, d'une tâche opérée, par étapes successives, et étalée sur des millions de siècles. « Pour Dieu, dit la Bible, un jour est comme mille ans, et mille ans sont comme un jour. » ... « D'autre part, nombreux sont les passages de saint Paul qui décrivent l'ensemble de la création comme un ouvrage encore inachevé, en plein devenir. « Ce n'est donc point dans la thèse scientifique de l'Évolution (autour de laquelle s'est formée, d'ailleurs, une quasi-unanimité dans le monde des savants) qu'il faut chercher l'origine des malentendus qui ont pu avoir lieu entre le Père Teilhard et certains parmi les gardiens de l'orthodoxie. « En réalité, on a surtout reproché au prêtre-savant une position particulière vis-à-vis du problème du Mal et du péché originel. Qu'il se fût agi d'une omis­sion volontaire ou non, on ne trouvait pas, disait-on, dans ses écrits actuellement publiés, de passage accor­dant au péché originel l'importance que lui assigne généralement l'enseignement religieux. « Attaques qui, à leur tour, paraissent tout à fait injustifiées. Il n'est guère de théologien qui ne soit prêt à admettre que la science, et la pure philosophie naturelle, ne peuvent imposer l'évidence du péché ori­ginel. Or, -- il n'est pas inutile de le répéter encore -- le Père Teilhard a tenu à fonder sa vue des choses et leur interprétation philosophique sur des données observables scientifiquement. Il s'est donc intention­nellement abstenu d'y faire entrer des notions em­pruntées au domaine de la foi. 123:77 « Il est clair que le péché originel ne saurait en au­cune façon tomber sous le coup de la recherche scien­tifique : celle-ci ne peut reconstituer le passé de l'hu­manité qu'en scrutant des fossiles. « La croyance au péché originel ne peut donc relever que d'un « acte de foi », et n'a pas sa place dans un exposé qui se veut « scientifique », même quand cet exposé (et c'est ici le cas) a tendance à s'élargir en un développement « philosophique ». « Que des théologiens exigeants aient pu, ici ou là, relever dans l'œuvre de Teilhard des « maladresses » ou des « incertitudes de pensées », il serait vain d'en disconvenir. Il n'en est pas moins vrai que cette œuvre s'est tout entière développée DANS LE SENS DE L'ÉGLISE, de laquelle le Père Teilhard ne songea ja­mais un seul instant à se désolidariser, quelles qu'aient pu être les difficultés suscitées par l'autorité religieu­se. Son attitude constitue au contraire, un témoignage exemplaire de fidélité et de vie unifiée incondition­nellement. « Certains regretteront que des impératifs rigoureux aient empêché le Père Teilhard d'exprimer ses vues avec plus d'ampleur et plus de précision. D'autres se féliciteront au contraire de ce que le Père n'ait pas dû, pour obtenir les approbations indispensables, af­faiblir la vigueur de ses vues : il est préférable qu'il ait pu ainsi laisser à la postérité une œuvre, impar­faite peut-être mais traduisant intégralement la pureté et la rectitude de sa pensée. » 124:77 *On ne saurait à notre avis plus objectivement analy­ser la question que dans ces pages de Paul Misraki.* \*\*\* *Voici maintenant deux courts textes, encore inconnus, du Père Teilhard de Chardin, que leurs propriétaires nous ont autorisé à publier :* *Ces textes marquent bien la préoccupation dominan­te du Père pendant les dernières années de sa vie : Né­cessité d'adapter aux temps modernes les méthodes sclérosées d'évangélisation du siècle dernier.* *Le premier est le P.S. d'une lettre écrite des Moulins, propriété de la Famille Teilhard de Chardin, au R.P. Leroy, son vieil ami et compagnon de recherches pa­léontologiques en Chine. Cette lettre a été écrite en 1948, après la première alerte grave de santé éprouvée par le Père.* « Il y a sûrement quelque chose à pousser dans votre idée de la « frustration » spirituelle des chrétiens mo­dernes. Aucune religion à l'heure présente ne nous pré­sente explicitement, officiellement le Dieu qu'il nous faut. Voilà pourquoi il me paraît si primordial, si fondamental, de repenser la christologie et de dé­ployer devant le Monde ce que j'appelle le Christ-Universel. « Nous en reparlerons. » *Le second texte que voici est une note remise à peu près à la même époque par Teilhard de Chardin à un de ses amis, Guy Lepel Cointet, décédé depuis :* « Cinq propositions » « -- Beaucoup de chrétiens commencent à sentir que l'image qu'on leur présente de Dieu n'est pas digne de l'Univers que nous connaissons. 125:77 -- Exprimer une foi universaliste renouvelée apportant un esprit proportionné à ses nouveaux pou­voirs et à ses nouvelles craintes. -- Élever une synthèse réaliste entre l'amour du transcendant personnel et la passion pour l'achè­vement immanent de l'Univers. -- Spiritualiser l'humanité en l'élevant au terme scientifique de son achèvement. -- Obtenir l'Unité par tension spirituelle. » *Comme on le voit par ces textes, il n'est pas question dans l'esprit de Teilhard de Chardin de procéder à une* « *révision du dogme* »*, mais il a senti et exprimé l'im­périeuse nécessité pour l'avenir du christianisme de ne pas rester sur* une présentation de celui-ci qui n'est plus en rapports avec les données plus approfondies que nous possédons de l'Univers. *La pensée chrétienne n'a pas cessé d'évoluer et de s'enrichir depuis le sermon de Jésus-Christ sur la mon­tagne, et l'événement caractéristique de notre époque est la prise de conscience de cette évolution.* *Les intégristes, les fixistes représentent l'opposition à ce mouvement, la tendance négative qui, si elle était suivie, entraînerait l'Église vers la sclérose et la mort lente.* *La formule de Teilhard* « *en avant et en haut* » *défi­nit bien la tendance inverse actuelle qui entraîne les égli­ses vers l'œcuménisme, vers la* « *convergence* » *dans un extraordinaire mouvement qui rassemble aujourd'hui tous les chrétiens -- et mieux encore tous les hommes de bonne volonté.* *Une fois le principe admis qu'il faut moderniser la présentation du dogme, l'affaire regarde les théologiens, et Teilhard de Chardin, qui se défendait d'être autre chose qu'un scientifique doublé d'un fils soumis de l'Église n'a, à aucun moment, voulu entreprendre ce tra­vail.* 126:77 *Les quelques notes sur le mal et le péché originel, que l'on a retrouvées dans ses papiers et sur lesquels certains ont voulu se livrer à un travail d'exégètes, n'é­taient que des notes de travail, loin de traduire sa pen­sée définitive.* *Dans sa partie théologique l'œuvre de Teilhard de Chardin doit donc être considérée comme une* invitation à la réflexion et au travail. *Elle nous aidera alors à comprendre le sens profond des paroles* « étonnantes » -- *étonnantes au sens fort du XVII^e^ siècle : qui frappent comme un coup de tonner­re -- de l'encyclique, Pacem in Terris :* « *Soulignons ici, dit Jean XXIII combien il est difficile de définir avec exactitude de quelle façon et à quel degré les principes doctrinaux et les directives doi­vent trouver leur application dans la situation actuelle de la société.* «* Difficulté accrue du fait qu'aujourd'hui, chacun devant mettre son activité au service du bien commun universel,* tout subit une accélération de plus en plus marquée*. C'est jour après jour qu'il faut examiner com­ment soumettre les conditions sociales aux exigences de la justice, et voilà qui interdit à Nos fils de s'imaginer qu'il* leur est permis de s'arrêter, contents du chemin déjà parcouru*. *» ([^19]) André MONESTIER. 127:77 ### Réponse par Louis SALLERON M. André Monestier est chef d'entreprise. Comme beau­coup d'industriels et d'ingénieurs, il professe, à l'égard du P. Teilhard de Chardin, des sentiments de vive admiration. Il m'a adressé une note en me demandant si « Itiné­raires » accepterait de la publier. Jean Madiran n'y voyant point d'inconvénient, on a pu en lire ci-dessus le texte in extenso. Les « Réflexions » de M. André Monestier appelleraient de longs commentaires. Très exactement elles appelleraient un commentaire pour chaque paragraphe. Mais est-il vrai­ment nécessaire de faire, ici, les mises au point sur l' « in­tégrisme », sur le *Monitum,* sur la curie, sur *Pacem in ter­ris*, sur le péché originel, etc., etc. ? Je ne le pense pas. Il me suffira d'établir un point, qui me paraît essentiel. Que Teilhard soit un scientifique, c'est certain, mais en ce sens et *en ce sens seulement,* qu'il est géologue et paléon­tologue. Les nombreux mémoires qu'il a produits sur les terrains qu'il a fouillés sont ce qu'on appelle des mémoires scientifiques. En dehors de sa spécialité de savant, Teilhard n'est plus scientifique du tout. Un livre comme *Le phénomène humain*, qui résume assez bien sa pensée, n'est pas scientifique pour un sou. Il est même anti-scientifique de la première à la dernière ligne. Constater qu'il y a *évolution* dans l'univers, c'est simple­ment constater qu'il y a déroulement des choses dans le temps. Toute la question est de savoir à quelles lois obéit l'évolution. Jusqu'ici on en est aux balbutiements. 128:77 Dire que la quasi-unanimité des savants sont évolution­nistes ne signifie rien. Les théories évolutionnistes, c'est-à-dire les hypothèses scientifiques tendant à rendre compte du déroulement des choses dans le temps, sont très nom­breuses et très différentes les unes des autres. Teilhard les intègre toutes dans une vision poétique qui peut séduire mais qui sort complètement du domaine de la science. Aus­si bien le goût du passé, seul objet possible de science véri­table, le cède-t-il chez lui, et de son aveu répété, au goût de l'avenir. Le prophète a tôt fait de remplacer le savant. Comment, dans ces conditions, trouve-t-il audience sur­tout dans les milieux soi-disant scientifiques ? Comment ce qu'il a de vague, d'imprécis, de nébuleux séduit-il ces hom­mes de la rigueur et du concret que sont les industriels et les ingénieurs ? Je crois en avoir déjà dit les raisons que j'aperçois et que je répéterai brièvement. Tout d'abord, il s'agit d'un phénomène de compensation. Sorti de son bureau, de son laboratoire ou de son atelier, le technicien a besoin d'oxygène. Il peut le trouver au cinéma, au bridge, au tennis, dans le roman policier. Il peut le trouver aussi dans les sphères plus élevées de la poésie religieuse. Aujourd'hui que l'inquiétude est grande, l'incroyant comme le croyant sont sollicités par la grande question du demain où l'Histoire accélérée nous précipite. En ce qu'elle a de traditionnel, la religion leur répugne comme un re­fuge indigne de leur courage. La caution du savant les ras­sure immédiatement sur la valeur d'une synthèse où le « phénomène » religieux s'associe si parfaitement au « phé­nomène » biologique au sein du « phénomène » humain. Comme Teilhard a, par ailleurs, des réflexions parfai­tement saines sur la valeur du travail et de la recherche ; comme il balaye vigoureusement les séquelles d'un jansé­nisme qui traînent encore dans la conscience française, il est normal que beaucoup d'hommes de bonne volonté lui soient reconnaissants de leur ouvrir toutes grandes les por­tes d'une Église dont il entend personnellement rester le fils soumis. 129:77 C'est pourquoi je comprends, sans le partager, le point de vue de M. André Monestier. Sans me priver de goûter tant et tant de belles pages du *Milieu divin* et de la *Vision du passé,* je suis et demeure anti-teilhardien. Si c'est un péché, je trouverai pour m'ab­soudre, outre les théologiens de la Curie, que je ne fré­quente pas, mille et mille prêtres excellents. Si c'est un mérite, je ne peux m'en prévaloir, car ni au plan religieux, ni au plan intellectuel, je n'ai jamais subi la moindre ten­tation de la part de Teilhard. « Beaucoup de chrétiens, nous assure Teilhard, commencent à sentir que l'image qu'on leur présente de Dieu n'est pas digne de l'Univers que nous connaissons. » Je ne suis pas de ceux-là. L'image de Dieu que me présentent, sinon « on », du moins la Bible (et les meilleurs de ceux, philosophes et mystiques, qui y ont trou­vé Dieu), me suffit -- et de plus en plus à mesure qu'évolue l'Univers. Louis SALLERON. Les diverses études précédemment publiées par la revue « Iti­néraires » sur la pensée de Teilhard de Chardin et sur le teil­hardisme sont les suivantes ([^20]) : -- Louis SALLERON : Sur « Le phénomène humain » (numé­ro 1 de mars 1956). -- Louis SALLERON : A propos du « Groupe zoologique hu­main » (numéro 3 de mai 1956). -- Louis SALLERON : Sur « Le Milieu divin » (numéro 26 de septembre-octobre 1958). -- R.P. CALMEL, o.p. : La distinction des trois ordres (nu­méro 61 de mars 1962), -- R.P. CALMEL, o.p. : Homme racheté ou Phénomène extra-humain : examen critique de « Construire la terre » du P. Teilhard (numéro 62 d'avril 1962). -- Louis SALLERON : La pensée religieuse du P. Teilhard : le livre du P. de Lubac (numéro 64 de juin 1962). -- DOCUMENTS : La bataille pour Teilhard (numéro 67 de novembre 1962). -- R.P. CALMEL, o.p. : Réponse au teilhardisme (numéro 71 de mars 1963). -- Louis SALLERON : Encore Teilhard : « Teilhard ou la foi au monde » de Jean Onimus (numéro 73 de mai 1963). En marge de ces études, voir dans notre numéro 75 de juillet-août 1963 le « Conte truffé de deux morceaux choisis », par Louis SALLERON : Bossuet lecteur de Teilhard. 130:77 ## NOTES CRITIQUES ### Deux curieux documents pour l'histoire religieuse contemporaine Il faut assurément retenir un article de Georges Suffert dans *L'Express* du 6 juin 1963 : « Quand l'Église a peur » et un article du P. Rouquette dans les *Études* de juillet-août « Le mystère Roncalli ». Bien entendu, ces deux articles ne se situent pas sur le même plan, en raison de la diversité des auteurs. Georges Suf­fert est un journaliste doué d'un assez grand talent de plume, et qui a été le témoin direct de beaucoup de choses quand il était rédacteur en chef de *Témoignage chrétien.* Le P. Rouquet­te, rhétoricien consommé, est un érudit et une sorte de docteur, très répandu dans certains milieux intellectuels. Ce qu'ils ont écrit l'un et l'autre aux deux endroits cités est à la fois très nouveau et très caractéristique. \*\*\* Dans « Le mystère Roncalli » du P. Rouquette, nous laissons de côté le portrait extrêmement caustique qu'il fait de la per­sonne du Pape Jean XXIII. Il en fait aussi l'éloge, notamment en ces termes : « Je dis tout de suite que je serais étonné qu'un jour Pie XII soit canonisé, mais je ne serais pas surpris si Jean XXIII l'était. *Car* ce fut un homme d'une humilité héroïque et d'une simplicité évangélique, d'une vie inté­rieure profonde. » Nous avons souligné le mot « *car* »*,* qui marque bien l'arti­culation de la pensée ; le P. Rouquette dit ici quelle est selon lui la différence entre Pie XII et Jean XXIII, il signale ce que Jean XXIII avait de plus et que Pie XII n'avait pas : l'humilité héroïque, la simplicité évangélique, la vie intérieure profonde. 131:77 L'humilité, la simplicité évangéliques sont choses que les hommes entendent de manières fort diverses, et dont Dieu seul est juge. Il se peut que le commentateur des *Études* n'ait rien aperçu chez Pie XII qui correspondît à l'idée qu'il se fait de la simplicité et de l'humilité. Mais qu'il l'affirme radicalement privé de vie intérieure profonde, voilà qui est bien lourd. C'est en tout cas l'exemple d'une grande liberté de langage. Nous en prenons acte, pour ce qui va suivre. \*\*\* Un peu plus loin (p. 9), le P. Rouquette révèle : « Ce n'est pas un secret que Pie XII fut très mécontent de l'admirable lettre du car­dinal Suhard, *Essor ou déclin de l'Église.* » Non certes, ce n'est pas un secret. C'est pourtant une révé­lation : en ce sens que jamais encore, à notre connaissance, cela n'avait été écrit aussi clairement dans une publication religieuse ayant l'autorité des *Études.* Cette fameuse lettre du Cardinal Suhard, le P. Rouquette la déclare donc « admirable », malgré l'avis contraire de Pie XII qu'il n'omet d'ailleurs pas de mentionner. Rien ne nous interdit d'être de l'avis de Pie XII plutôt que de l'avis du P. Rouquette. Mais quand Louis Salleron avait exprimé dans un article de *Carrefour,* plusieurs années après la mort du Cardinal Suhard, quelques réserves sur son action, tout le monde (tout le monde installé dans les journaux) feignit de manifester une grande et unanime indignation, sans discuter en rien sur le fond : on s'offusquait de sa liberté de langage. Pourtant, s'il est permis de parler de Pie XII comme en parle le P. Rouquette, il est a fortiori permis de faire sur l'ac­tion du Cardinal Suhard les réserves que faisait Louis Sal­leron. Ou si une certaine liberté de langage est interdite à l'égard du Cardinal-Archevêque de Paris, a fortiori une plus grande liberté de langage doit être interdite à l'égard du Pape. Ce n'est pas tout. Ce n'est même pas l'essentiel. L'essentiel concerne notre histoire religieuse contemporaine. Une préci­sion qui n'était pas secrète, mais qui n'était pas non plus divul­guée, vient d'être versée dans le domaine public par le P. Rou­quette. La lettre *Essor ou déclin de l'Église* publiée par le Car­dinal Suhard en 1947 avait été désapprouvée par le Souverain Pontife ; désapprouvée au point qu'il en était *très mécontent.* Or plusieurs voulurent au contraire nous faire croire que le Souverain Pontife en était très content, et que cette lettre pasto­rale donnait parfaitement la pensée de l'Église. On nous a beau­coup recommandé cette lettre : c'était contre le sentiment, con­tre la volonté du Pape, révèle aujourd'hui le P. Rouquette à ceux qui l'ignoraient encore... 132:77 Le P. Rouquette pourrait aller plus loin dans ses révélations et nous dire par exemple qui donc écrivit ce document qu'il déclare « admirable ». Le Cardinal Suhard l'a signé et promulgué. Il en a la paternité spirituelle. Mais Dansette a pu écrire sans être contredit ([^21]) : « On a dit que le Cardinal n'en était pas l'auteur. Il est vrai que des collaborateurs l'ai­dèrent. Un archevêque de Paris n'a pas le temps de fignoler des documents aussi étu­diés. » Ces « collaborateurs qui l'aidèrent », c'est à eux aussi, ou peut-être à eux surtout, ou au moins à l'un d'entre eux, que va l'éloge du P. Rouquette déclarant « admirable » cette lettre dont Pie XII fut très mécontent. Mais, cette vive désapprobation de Pie XII étant mainte­nant révélée au public, on ne pourra plus lire sans une cer­taine gêne, sans un certain malaise, ce commentaire de Dan­sette ([^22]) : « *Les* *idées développées par le Cardinal Suhard dans sa lettre pastorale de 1947 seront souvent reprises par des membres éminents de la Hiérarchie*... » \*\*\* Autre point d'histoire auquel le P. Rouquette apporte la contribution d'un témoignage précis (pp. 10-11 du numéro des *Études*) : « C'est lui (Mgr Roncalli) qui me disait un jour le fameux mot qui a couru tout Paris : « Ce Teilhard... il ne pourrait donc pas se contenter d'enseigner le catéchisme et la doc­trine sociale de l'Église, au lieu de soulever tous ces problèmes ? » Et comme je lui répon­dais qu'il ne fallait pas faire un second Gali­lée, ce fut la seule fois où je le vis se fâcher. » 133:77 Ne nous attardons pas trop à ce que le P. Rouquette nous révèle ainsi sur lui-même ([^23]). Relevons surtout que, informé par le P. Rouquette, le « tout Paris » religieux savait fort bien que Jean XXIII n'était pas homme à « défendre » Teilhard « contre » le Saint-Office. On nous l'a quand même beaucoup raconté... \*\*\* Encore un témoignage du P. Rouquette à retenir (p. 11) : « Avouons-le, quand il (Mgr Roncalli) était à Paris, nous avons cru qu'il penchait vers l'intégrisme : le cardinal Suhard le craignait ; il sortait sombre et inquiet de ses entrevues avec le nonce et il est très probable que Mgr Roncalli fut pour quelque chose dans l'échec des Prêtres-Ouvriers et la suspicion qui plana sur la Mission de France. » \*\*\* Ces citations du P. Rouquette pourraient en quelque sorte servir d'illustration à l'autre document, l'article de Georges Suffert dans *L'Express* du 6 juin, où il expose : « Contrairement à l'opinion répandue, les Jésuites ressemblent aussi peu à des cadavres que possible. Ils obéissent toujours, mais ils discutent longtemps. Ils ont une technique de la résistance polie qui constitue un modèle... » Dans le contexte, il s'agit non pas de n'importe quelle « résistance », mais très précisément de *la résistance à Pie XII durant son Pontificat*. C'est d'avoir été les plus habiles et les plus efficaces dans la résistance à Pie XII, c'est d'avoir été les « modèles » de cette résistance, que Georges Suffert fait aux Jésuites français le redoutable honneur. Une telle généralisation nous paraît d'ailleurs tout à fait excessive. Suffert parle en réa­lité des Jésuites qu'il a connus et qui l'ont conseillé, aidé, sou­tenu dans la résistance au Pape. Il s'en faut de beaucoup que tous les Jésuites -- qui prononcent un vœu supplémentaire d'obéissance au Pape -- aient été les modèles et les animateurs de l'antipapisme clandestin. Mais qu'il y en ait eu quelques-uns, et apparemment bien placés, fort habiles, tel est le témoi­gnage public de Georges Suffert : nous ne pouvons ni le nier, ni prétendre qu'ils soient morts, tombés en disgrâce ou revenus à de meilleurs sentiments. Parlant des milieux de laïcs et d'ecclésiastiques qu'il a bien connus en sa qualité de rédacteur en chef de *Témoignage chré­tien*, Suffert témoigne : 134:77 « Chacun en privé (sous le pontificat de Pie XII) s'affirme contre, et tout le monde pu­bliquement est complice. On se révolte inuti­lement ou on se soumet lâchement. Voilà ce que les militants catholiques ont connu alors. » A dire vrai, « tous » ces militants, cela se réduit à « tous » ceux que Suffert fréquente, une minorité, mais agissante, orga­nisée, souvent placée à des postes dirigeants de la presse et des mouvements catholiques. Voici comment ces milieux catholiques ont vu, ont senti, ont vécu sous le règne de Pie XII après l'Encyclique *Humani gene­ris* (1950) : « Un paquet de théologiens -- les plus célè­bres -- sont vigoureusement rappelés à l'or­dre (...). Chacun devient méfiant. Le prêtre ou le laïc qui a une idée hésite à aller la soumet­tre à son supérieur. Le supérieur propose d'at­tendre. L'évêque conseille la réserve. Il est mieux placé que quiconque pour mesurer l'im­portance du phénomène romain (...). Quant aux cardinaux, leur situation est la plus déli­cate. Ils ont couvert le mouvement de rénova­tion ; ils comprennent que l'offensive du Vati­can va laminer leur œuvre. Ils ne pourront pas tout défendre ; s'ils veulent sauver quel­que chose, il leur faut distinguer entre l'essen­tiel et l'accessoire, savoir qui ils sacrifieront et qui ils défendront. Vus de l'extérieur, ils paraissent lâches ; pourtant ils se battent. Maladroitement peut-être, mais ils se battent. Après la condamnation des prêtres-ouvriers, les trois principaux cardinaux français feront une démarche à Rome pour obtenir un com­promis. Ils échoueront à peu près complète­ment. En France l'opinion catholique les ac­cusera de maladresse et de lâcheté. Pourtant, à Rome, dans le climat des années 53, la venue en délégation de trois cardinaux défendant des prêtres inscrits à la C.G.T. a dû faire l'effet d'une bombe. » Mais il y avait, dit Suffert, « *le phénomène de résistance* »* :* « A partir de cette date, tous les articles parus en France se lisent dans une perspective de résistance à Rome. La vérité n'a plus grand chose à voir avec ce qui est écrit. » Ici encore, Suffert généralise beaucoup. *Tous les articles parus en France, se lisent dans une perspective de résistance à Rome...* Tous ? Ceux de *La France catholique ?* Ceux de *L'Hom­me nouveau ?* Et « tous », sans exception, ceux des *Études ?* Et « tous » ceux de la *Revue thomiste *? 135:77 Non pas. Mais tous ceux qui comptent, tous ceux qui existent. Pour Suffert, représentant exact d'une attitude dont il n'a pas le monopole (l'attitude strictement bornée de la gauche soi-disant « ouverte ») ce qui ne va pas dans son sens n'existe pas. C'est « toute » l'opinion catholique qui s'insurgeait contre Pie XII ; ce sont « tous » les articles catholiques écrits en France à cette époque (dans *La Croix ?*) qui devaient être interprétés « dans une perspective de résistance à Rome »... Mais, chez Suffert et autour de lui, cela existait bien de la manière qu'il dit. Et, rappelez-vous, ceux qui écrivaient ces ar­ticles « dans une perspective de résistance à Rome », comme ils criaient qu'il était odieux de prétendre discerner dans leurs articles le moindre esprit de résistance... Où retrouver ces fa­meux articles dont Suffert donne aujourd'hui la clef ? Eh ! bien, quelques-uns des plus caractéristiques sont reproduits et ana­lysés dans deux volumes qui s'appellent l'un *Ils ne savent pas ce qu'ils font,* l'autre *Ils ne savent pas ce qu'ils disent* ([^24])*.* Suffert continue par un souvenir précis et hautement instructif : « Je me souviens, vers le mois de janvier 53, avoir reçu un article d'une grande lucidité sur l'ensemble de l'expérience des prêtres-ouvriers. Son auteur -- un ecclésiastique proche de l'é­vêque coadjuteur de Toulouse -- était venu le porter en personne à l'équipe de *Témoignage chrétien* avec l'accord de son évêque. Parce qu'il était vrai, l'article était profondément critique. Mais il n'était plus temps de chercher la vérité. L'ecclésiastique voulait que l'article paraisse dans *Témoignage chrétien* parce que c'était là qu'il ferait le plus de bruit. Nous ne pouvions accepter sous peine d'être considérés comme des traîtres par nos amis prêtres-ou­vriers. J'avais l'impression que l'évêque en question voulait faire un clin d'œil à Rome. Il me paraissait donc évident qu'il fallait dire non jusqu'au bout. » L'article était jugé « vrai », « d'une grande lucidité », mais on préférait taire la vérité et même : « ne plus chercher la vérité ». C'est ainsi qu'à cette époque le propre rédacteur en chef de *Témoignage chrétien* appliquait la devise inscrite au fronton de ce journal : « Vérité, justice, quoi qu'il en coûte ». Mais Suffert n'en a pas fini avec le souvenir qu'il vient de rapporter. Il le commente : 136:77 « Dix ans plus tard, je suis convaincu que je me suis alors trompé. Dans l'esprit du pré­lat dont je parle, l'article au contraire devait viser à défendre les prêtres-ouvriers aux yeux de Rome. Le papier devait répondre à un dossier d'accusations dont je n'avais pas con­naissance mais que lui avait lu. En réalité nous ne lisions pas, l'évêque et moi, les mêmes passages dans l'article en question. Nous étions condamnés au malentendu, chacun cherchant à résister au déferlement des décisions romai­nes à partir de ce qu'il savait. » Autrement dit : La duplicité était telle que, selon Suffert, les membres de la même faction, de la même conjuration, de la même résistance clandestine au Pape, en arrivaient à ne plus se reconnaître entre eux, et à se soupçonner les uns les autres. Le témoignage de Georges Suffert ne doit pas être généralisé, bien que lui-même généralise sans mesure. Néanmoins, ce témoi­gnage est ce qu'il est. Son auteur a bien connu non pas certes tout le catholicisme français, loin de là, mais les milieux ca­tholiques tournant autour de *Témoignage chrétien.* D'autre part, ce témoignage circonstancié de Georges Suf­fert a été publié en juin 1963 dans l'un des hebdomadaires pari­siens les plus répandus : il n'a fait l'objet, depuis lors, d'aucun démenti, d'aucune rectification, d'aucune protestation. On voit la différence entre Suffert et le P. Rouquette. On voit aussi une sorte de ressemblance, ou de parenté. Sans autre commentaire, nous versons ces deux témoignages au dossier de l'histoire religieuse contemporaine. J. M. ============== ### Le Chaos et la Nuit Montherlant dans sa préface semble insister surtout sur l'intérêt du type humain qu'il présente en rapportant cet in­térêt à l'Espagne. En fait l'histoire de l'anarchiste espagnol exilé rejoint d'autres drames de son œuvre, celui des « Célibataires », la tragédie intérieure de tous ceux qui s'enferment dans l'amertume d'une solitude volontaire, d'une déréliction rageusement consentie ou provoquée. Bourgeois castillan, fonctionnaire raté, puis combattant des troupes anarchistes pendant la guerre civile, réduit à une médiocrité confortable de Parisien casanier pendant vingt ans, Célestino Marcilla a sacrifié sa fille, ses amis, à la construction d'un univers livresque et colérique. Théoricien sans lecteurs, il sait par cœur Don Quichotte autant et mieux que les écrivains révolutionnaires ; mais s'il est Don Quichotte, il est bien souvent un Sancho Pansa dont les prudences, sont aussi dérisoires que les colères de son seigneur. 137:77 Ce n'est pas seulement l'Espagne, le Paris quotidien avec ses rues, les présences lointaines de la Russie et des États-Unis qui comparaissent au tribunal de ses rêves excessifs et mal définis. Célestino est un caractère où les théoriciens révolutionnaires et nihilistes ne seraient pas seuls à se reconnaître ; nous avons tous vu des hommes d'extrême droite en proie à la tentation de l'abstraction, pour qui la doctrine était un refuge facile loin des devoirs d'état et des tendresses hu­maines : un culte paresseux de l'absolu. Du moins après avoir tout méprisé et après avoir dicté un testa­ment grandiloquent prévoyant son incinération et le rejet de ses cendres à la poubelle, Célestino s'avise-t-il de retourner à Madrid pour recueillir un héritage. La crainte d'une arrestation le hante ; dans ses cauchemars il voit sa fille le poignarder. Après une corrida en ban­lieue, où il achève de dénigrer ce qu'il a aimé jadis, il revient à Ma­drid pour vivre sa dernière nuit et ressentir comme les taureaux dont il vient de voir le sacrifice, l'effrayante épreuve de l'agonie sanglante. Des policiers à qui il a été dénoncé le retrouvent baignant dans son sang, frappé de quatre coups qui ont ponctué ses dernières angoisses physiques et intellectuelles. On l'enterrera à Madrid, il sera redevenu Don Célestino Marcilla Hernandez et sa tombe porte l'inscription : « Laus Deo ». « Il y avait le chaos qui était la vie, et la nuit, qui était ce qu'il y a avant la vie et après la vie ». Mais est-ce le dernier mot ? Puis il pensa : « Invoquer Dieu qui n'existe pas, est un non-sens. Mais comme tout est un non-sens... » il se sent frappé du dernier coup de lame -- donné par qui ? Dans l'énigme finale, ce n'est pas tellement cela qui importe. N'y a-t-il rien de commun entre cette ultime nuit qui rompt le chaos et la nuit mystique ? Ces quatre blessures ne rappellent-ils pas les Clous et la Lance ? C'est l'aboutissement de ce retour à Madrid où « chaque objet était le même et n'était pas le même. Et il semblait à Célestino qu'il y avait le symbole de quelque chose, mais ne parvenait pas à saisir de quoi ». Le « Laus Deo » sur la tombe du vieil anarchiste est-il une dérision ? En tout cas l'auteur a voulu que ce fussent les derniers mots du li­vre. Si nous tirons la conclusion dans notre sens, ce ne sera pas sans que Montherlant ne nous l'ait suggéré. Jean-Baptiste MORVAN. 138:77 ### Saint Grignion de Montfort par Marie-Claire et François Gousseau Ce qui étonne le plus dans cette courte vie si souvent entravée, comblée de persécutions et d'épreuves, c'est le don inappréciable du rebondissement continuel. Chassé tour à tour par les évêques de Poitiers, de Saint-Malo, de Nantes, frappé des interdictions les plus humiliantes (par exemple la défense de bénir le Calvaire de Pont­château juste la veille de l'inauguration), lâché avec mépris par le sulpicien qui fut son directeur de conscience, Louis-Marie ne se lais­sait jamais abattre. Arrêté sur un chemin, le saint en prenait un autre, mais jamais il ne quittait l'étroit sentier de l'apostolat véri­table : l'immolation de soi pour le salut des âmes. -- Quel est donc son secret ? Il est mû par l'Esprit de Jésus, il est rempli de son amour, il est livré à Notre-Dame comme son esclave d'amour. Il sait, avec une intensité dont on rencontre bien peu d'exemples, que Marie est notre mère et notre reine. Il sait, avec l'illumination prophétique d'un docteur, que le grand moyen de recevoir la grâce du Christ est de nous placer dans la totale dépendance de Marie, car c'est par elle que le Christ est venu dans ce monde pour notre salut. Bien plus que d'autres saints il a saisi et il a mis en lumière dans son traité de la Vraie Dévotion cette vérité première : Jésus ne fait rien sans y associer Marie ; car il n'y aurait pas eu de Rédemption ni de Sauveur sans le Fiat de Marie. Le petit volume de Marie-Claire et François Gousseau ([^25]) est une lecture particulièrement tonique et que nous tenons à recommander. (Mais pourquoi le volume est-il si menu et quelle idée malencon­treuse, de l'éditeur -- pontifical -- d'enfermer les saints dans le lit de Procuste de 102 petites pages !) Sans doute la lecture de cette bio­graphie ne nous édifie point particulièrement sur le zèle apostolique ni la liberté de caractère de certains prélats du XVII^e^ siècle finissant. De ce point de vue le livre déprimerait plutôt. A l'exception des admirables évêques de Luçon et de la Rochelle, les pontifes des diocèses évangélisés par le saint lui ont surtout donné des preuves frappantes de lâcheté sinon de fourberie ecclésiastique. Mais ces persécutions très cruelles qui venaient de ceux-là même qui auraient dû le soutenir et l'encourager, saint Louis-Marie les a dépassées spon­tanément. Il vivait à un autre niveau ; il demeurait en Marie au niveau de Dieu seul. C'est pour cela que, à l'égard des pontifes qui le persécutaient, il est toujours resté bon et soumis ; de même que, au service des âmes en perdition, il ne s'est jamais relâché de son ardeur et de son zèle. 139:77 Je parlais une fois de ces époques disgraciées où l'iniquité et la confusion menacent de devenir souveraines, où tout s'acharne contre ceux qui tenaient le remède à nos maux, où le désespoir devient la tentation universelle. Or saint Louis-Marie, esclave d'amour de Notre-Dame et précurseur des apôtres des derniers temps, est un saint pour ces époques de l'Enfer déchaîné ; un saint pour notre époque. R.-Th. CALMEL, o. p. ============== ### Le numéro 1.000 de « Témoignage chrétien » Cette année au mois de janvier, les *Informations catholiques internationales* publiaient sans éclat une information qui semble être demeurée inaperçue de ceux qui, en France, étaient visés. On peut être sûr néanmoins qu'ils en eurent connaissance. Cette information exposait comment, l'année précédente, un bi-mensuel catholique milanais, *Adesso*, avait interrompu sa parution. Le Saint-Office lui avait demandé de modifier son esprit et son orientation. Ne voulant ni changer, ni entrer en rébellion, *Adesso* avait choisi le silence. L'avertissement du Saint-Office avait été transmis à ce pé­riodique par l'Ordinaire du lieu, qui était alors le Cardinal Montini. Le Cardinal, en transmettant l'avertissement, déclarait en partager les raisons, et ajoutait pour sa part la directive sui­vante, rapportée en ces termes par le numéro 183 des *Infor­mations catholiques internationales*, page 14, col. 1 : « Il demandait en outre au journal de cou­per court à toute collusion avec les périodi­ques français *Esprit* et *Témoignage chrétien*. » six mois plus tard, le Cardinal Montini devenait le Pape Paul VI. \*\*\* Bien que les périodiques français ainsi concernés ne nous aient nullement pris pour confidents, nous croyons pouvoir sup­poser qu'au moment de l'élection de Paul VI ils se sont souvenus de cette précision publiée six mois plus tôt par les *Informations catholiques internationales*. 140:77 Assurément, les décisions locales d'un Archevêque ne per­mettent pas de présager par extrapolation ce que pourront être ses décisions universelles après son élection au Souverain Pon­tificat. Mais, tout de même, il est permis d'être inquiet et il est permis d'être prudent. Aussi Témoignage chrétien a-t-il très soigneusement pré­paré -- occasion propice -- la sortie de son 1.000^e^ numéro, qui tombait au début de septembre. Ce millième numéro réunit nombre de notabilités du catho­licisme français, et leur thème commun, implicite ou plus sou­vent explicite, est celui-ci : -- Témoignage chrétien est indispensable, sa disparition serait une catastrophe. \*\*\* Il était opportun, pour ce millième numéro et cette opéra­tion-sauvegarde, d'avoir également le concours de notabilités et d'autorités morales extérieures au catholicisme français : la plus éclatante de celles qui sont venues manifester leur recon­naissance et leur admiration pour *Témoignage chrétien* est as­surément Ben Bella, fondateur, dans la tyrannie et le chaos, d'un nouveau style d'islamisme totalitaire. Ce grand ami de la France et de l'Église apporte son hommage vibrant et ses sou­haits de longue vie à *Témoignage chrétien*. A ce même chapitre des autorités morales extérieures au catholicisme, la plus insi­gnifiante est Mendès-France, la plus cocasse est Daniel Mayer : mais enfin cela même fait nombre, avec Bourguiba, François Mitterrand, Jules Moch, Édouard Depreux, Yves Montand, Simo­ne Signoret et Claude Bourdet. S'associent à l'hommage : Wladimir d'Ormesson et Daniel-Rops, et Gilbert Cesbron, et le P. Wenger. Diverses personna­lités de la presse. Et « tous les dirigeants de l'Action catholi­que française ». La formule : « tous les dirigeants de l'Action catholique française » est de *Témoignage chrétien*. Il faut entendre non pas tous personnellement, mais un représentant de la direction de chaque branche de l'Action catholique, venu ès qualités apporter son hommage, son approbation, son témoignage, sa caution : le secrétaire général de l'A.C.O., le président de l'A.C.G.H., le président du M.R.F., le secrétaire général de l'A.C.I., le secrétaire général de Pax Christi, la secrétaire géné­rale de la J.E.C.F., le président national de la J.O.C., etc. C'est pour la défense préventive de Témoignage -- chrétien, une mobilisation générale, et sans précédent. Il ne nous sou­vient pas qu'aucun autre journal catholique d'opinion ait jamais obtenu à son profit une mobilisation aussi complète des dirigeants de l'Action catholique. 141:77 Il ne nous souvient pas non plus qu'aucun autre journal catholique ait jamais porté sur l'Action catholique un jugement aussi sévère que celui publié dans *Témoignage chrétien* du 8 juillet 1960 par son rédacteur en chef : « *Regardez l'Action catholique. Quelques obstinés retien­nent autour d'eux un maigre troupeau*. » \*\*\* La prise de position massive des dirigeants de l'Action ca­tholique en faveur de *Témoignage chrétien *pose un délicat pro­blème. *Témoignage chrétien* est un hebdomadaire d'opinion et de combat qui prend, sous sa responsabilité, des « options » poli­tiques, sociales, intellectuelles, etc. C'est donc, nous dit-on, une preuve qu'il existe dans l'Église une saine liberté d'opinion et une saine liberté du laïcat. Pardon ! En l'occurrence, c'est une preuve du contraire que l'on nous administre. C'est une preuve du contraire à partir du moment où un seul organe de tendances et d'opinions poli­tiques bénéficie de la caution massive et publique des diri­geants de l'Action catholique. Aucun organe de tendances et d'opinions différentes de cel­les de *Témoignage chrétien* n'a jusqu'ici reçu cette publique et massive caution. Aucun ne paraît sur le point de la recevoir dans un avenir proche. Privilégier et favoriser une seule « option libre », ce n'est pas prouver l'existence d'une « liberté d'option », c'est au contraire la limiter singulièrement. On n'a jamais vu les dirigeants de l'Action catholique faire une manifestation semblable en faveur de *L'Homme nouveau* ou de *La France catholique*. Non que certains d'entre eux, per­sonnellement, n'en aient point été capables : mais c'était à titre isolé, et le moins « ès qualités » possible. Tous ensemble, com­me pour *Témoignage chrétien*, c'est précisément le privilège de *Témoignage chrétien*. Cette constatation confère un poids supplémentaire aux re­marques publiées par l'abbé Louis Micolon dans la *Chronique sociale* du 30 décembre 1956 (page 695) : « L'Action catholique a multiplié le nom­bre des « catholiques de gauche ». Elle secrète des « catholiques de gauche », uniquement ! (...) Même dans les milieux bourgeois, l'Action catholique fabrique inévitablement des « ca­tholiques de gauche ». Elle ne fait jamais évoluer de gauche à droite, mais toujours de droi­te à gauche. C'est un fait, qu'on pourrait vé­rifier statistiquement, et qui serait à la fois massif et plein d'enseignements. » 142:77 L'abbé Micolon écrivait cela sans aucune malveillance : ce fait, il le trouvait normal. Ce fait « statistiquement vérifiable », et vérifié une fois de plus par le millième numéro de *Témoignage chrétien*, nous supposons que l'on a encore la liberté de le juger et de le déclarer anormal. \*\*\* Au « livre d'or » du millième numéro de *Témoignage chré­tien* manque pourtant -- est-ce pour s'être souvenu du numéro de janvier des *Informations catholiques internationales ?* -- le témoignage nombreux et enthousiaste que l'on attendait de la part des membres de la Hiérarchie. Seul le Cardinal Gerlier a fait acte de présence, renouvelant l'affirmation de sa sympa­thie. Mais en revanche l'habituel quarteron de théologiens y donne consultation : Marie-Dominique Chenu, Maurice Lelong, Antoine Wenger déjà cité, François Varillon, Yves Congar, et le théologien laïc Joseph Folliet. Parmi les notabilités du catholicisme, mentionnons encore Hubert Beuve-Méry, Georges Hourdin (directeur, entre autres, et précisément, des *Informations catholiques internationales* plus haut citées), Jean-Pierre Dubois-Dumée, André Cruiziat, Étienne Borne, Robert Buron, Edmond Michelet (qui raconte que *Témoignage chrétien* lui avait demandé d'obtenir pour ce numéro un message du Président de la République en person­ne, mais qu'il n'a pas osé effectuer la démarche), Jacques Madaule, Jean-Marie Domenach, et cetera. \*\*\* Confraternellement (à l'égard de *Témoignage chrétien*) et très instamment (à l'intention de nos lecteurs) nous recommandons ce millième numéro. Comme il est volumineux (32 pages), il coûte un peu plus cher que d'habitude : 1,50 F. Sa référence est : numéro 1.000, daté du 5 septembre 1963. L'a­dresse où se le procurer : 49, rue du Faubourg Poissonnière, Paris IX^e^. Nous lui reconnaissons importance, valeur, signifi­cation. Henri Rollet, *ès qualités* de président de l'A.C.G.H., y déclare : « On ne pourra pas écrire l'histoire des vingt der­nières années sans dire quel combat difficile et courageux *Témoignage chrétien* a mené pour la justice au sein du catholicisme français. 143:77 « D'une manière à peine différente, nous disons volontiers qu'en tous cas ce numéro 1.000 sera un point de repère fort utile aux historiens, et qu'il est déjà un docu­ment du plus haut intérêt pour les sociologues, les psycholo­gues, les philosophes. Sa lecture suggère une infinité de ré­flexions intellectuelles et morales. » \*\*\* Il faudrait beaucoup de temps et de place pour seulement commencer à exprimer toutes ces réflexions. Nous n'en suggérons que deux, très modestes, et au demeu­rant « convergentes ». Plusieurs fois par page, à presque toutes les pages, on nous explique que *Témoignage chrétien* est à l'avant-garde, franc-tireur, dans une position toujours non-conformiste et extrême­ment inconfortable à l'intérieur du catholicisme français. Après de grands efforts diurnes et nocturnes de pensée et d'imagina­tion, nous n'arrivons pas à concevoir comment, ni par rapport à quoi, peut être jugé « non-conformiste » un journal approuvé par « tous les dirigeants de l'Action catholique » et par toutes les notabilités mentionnées, -- et qui avait même demandé un message du Président de la République... Pas davantage, nous n'arrivons à concevoir comment peut être trouvée « inconfortable » à l'intérieur du catholicisme français la position d'un journal auquel rendent hommage, que soutiennent, que défen­dent « tous (*bis*) les dirigeants de l'Action catholique françai­se ». Il nous semble que l'inconfort, et le non-conformisme, se situeraient plutôt dans une position contraire à celle de *Témoi­gnage chrétien.* Seconde observation. Dans ce numéro, Roger Lavialle, pré­sident du Centre national de presse catholique, affirme : « Le pluralisme de la presse catholique fran­çaise est un signe de sa vitalité et de sa liber­té. » Or il existe *un seul* quotidien catholique à diffusion natio­nale, pratiquement (et peut-être moralement ?) imposé à tous les catholiques (contre trois ou quatre quotidiens catholiques en France avant la guerre, et trois ou quatre par exemple dans l'Italie d'aujourd'hui). Et il existe *seulement deux* hebdomadai­res catholiques d'opinion ([^26]). Ici encore, de grands efforts d'imagination et de pensée ne nous ont pas permis d'arriver à concevoir comment une telle situation peut recevoir le nom de « pluralisme ». 144:77 L'hypothèse selon laquelle le propos de Roger Lavialle devrait être entendu comme l'expression d'une féroce ironie nous paraît une hypothèse déplacée. Le pluralisme exis­te sans doute dans d'autres domaines : ceux des revues spécia­lisées, des magazines familiaux, des journaux pour enfants. Au niveau de la presse d'opinion, le « pluralisme » de la presse catholique en France appartient à la même catégorie mentale que le « non-conformisme » de *Témoignage chrétien*. L'univers dans lequel vivent *Témoignage chrétien* et les col­laborateurs de son millième numéro nous apparaît comme un univers plus verbal que réel ; plus verbal que conforme à la réalité : mais c'est peut-être là précisément le « conformisme » auquel on se vante d'échapper. \*\*\* A ce millième numéro, il manque Georges Suffert. Il a publi­quement expliqué au mois de juin comment, au temps où Pie XII était Pape et où lui-même était rédacteur en chef de Témoignage *chrétien*, on pratiquait la devise du journal : « Véri­té, justice, quoi qu'il en coûte ». Il affirme qu'alors TOUS LES ARTICLES PARUS EN FRANCE SE LISENT DANS UNE PERSPECTIVE DE RÉSISTANCE A ROME ET QUE LA VÉRITÉ N'A PLUS GRAND'CHOSE A VOIR AVEC CE QUI EST ÉCRIT. Nous avons cité son témoignage dans le présent numéro d'*Itinéraires* ([^27])*.* Les théologiens, les notabilités et « tous les dirigeants de l'Action catholique » ve­nus apporter leur caution à *Témoignage chrétien* se trouvent confrontés au témoignage de Georges Suffert : la plupart d'entre eux n'ont pu en ignorer ni l'existence ni le contenu. Georges Suffert révèle en juin que le grand combat de *Témoignage chrétien* dans le catholicisme français fut un combat contre le Pape Pie XII. Et là-dessus Henri Rollet parle en septembre, comme on l'a vu, du « combat difficile et courageux mené par *Témoignage chrétien* pour la justice au sein du catholicisme français ». Troublante occurrence. Georges Suffert révèle en juin que LA VÉRITÉ N'AVAIT PLUS GRAND'CHOSE A VOIR AVEC CE QUI ÉTAIT ÉCRIT : et là-dessus, en septembre, le P. Congar va jusqu'à écrire qu'il a trouvé à *Témoignage chrétien* des hom­mes SANS CONDITION SERVITEURS DE LA VÉRITÉ. Troublante casuistique. \*\*\* 145:77 Quant à savoir où en est la diffusion du journal, on pourra se reporter à *L'Écho de la Presse* du 15 septembre qui publie le tableau des tirages successifs de *Témoignage chrétien :* > Juillet 1946 198.700 exemplaires. > > Février 1949 90.000 exemplaires. > > Septembre 1952 82.000 exemplaires. > > Mars 1956 67.000 exemplaires. > > Mars 1959 57.000 exemplaires. > > Janvier 1961 48.000 exemplaires. *L'Écho de la Presse* mentionne en outre un « contrôle O.J.D. » (Office de justification de la diffusion) effectué en février 1963 et qui, pour l'année 1962, donne 48.537 exemplaires de tirage moyen et 33.940 exemplaires de diffusion réelle. \*\*\* Ayant signalé ce numéro exceptionnel de *Témoignage chré­tien*, et l'ayant recommandé pour son importance objective, il nous reste encore, cela est courtois et confraternel, à exprimer aussi les vœux que nous formons à son intention. Ils risquent d'être assez nombreux. Nous nous limiterons donc à celui qui nous tient le plus à cœur, et que nous formulons du fond du cœur. C'est sans doute le meilleur : que peut-on souhaiter à autrui de mieux que ce que l'on se souhaite à soi-même ? Nous souhaitons donc à *Témoignage chrétien*, comme à nous-mêmes, de progresser, avec la grâce de Dieu, dans les voies de la vie intérieure et de la conversion. J. M. ============== ### « Pacem in terris » : l'édition de l'Action populaire Parue chez Spes, en un vo­lume de 200 pages, voici l'En­cyclique *Pacem in terris*, « commentaire et index ana­lytique par l'Action populai­re ». Disons tout de suite que c'est la meilleure édition en volume que nous connaissions à ce jour, et que le commentaire est dans l'ensemble utilisable et bien fait. S'il nous inspire parfois des observations criti­ques, elles portent sur un point particulier de doctrine et d'ap­préciation, plutôt que sur l'inspiration générale et la réalisation globale. C'est un beau travail, accom­pli très vite -- l'*imprimi potest* est du 29 avril, *dix-huit jours seulement* après la sortie de l'Encyclique ! 146:77 L'*imprimatur* est du 4 mai, et l' « achevé d'imprimer » est du 27 mai. Les Pères de l'Action populai­re ont mis moins de temps à penser et à écrire leur com­mentaire qu'il n'en a fallu pour l'imprimer ! Leur rédac­tion a duré moins de dix-huit jours, sans doute quatorze ou quinze (il a bien fallu en effet au moins deux ou trois jours pour le *nihil obstat* et pour l'*imprimi potest*). Ce qu'ils ont écrit en une quinzaine de jours, il en a fallu vingt-trois pour l'imprimer. Une telle ra­pidité d'écriture est le signe d'une grande maîtrise, et pro­bablement aussi d'un travail en équipe rigoureusement coordonné. \*\*\* Après avoir recommandé cette édition, nous formule­rons une observation latérale et une critique de détail. Si nous comprenons bien la pensée des Pères de l'Action populaire, ils estiment comme nous que *Pacem in terris* n'an­nule ni ne supprime *Divini Redemptoris :* d'ailleurs l'en­cyclique *Divini Redemptoris* est mentionnée et citée par Jean XXIII dans *Pacem in ter­ris*. Mais si l'Encyclique *Divi­ni Redemptoris* n'a pas été supprimée par Jean XXIII, el­le a été en quelque sorte sup­primée... par l'Action populai­re. En effet, le volume sur *Pa­cem in terris* comporte une pa­ge énumérant les « autres encycliques commentées par l'Action populaire » : et voici que l'Encyclique *Divini Re­demptoris* a été supprimée de cette liste. Ce n'est d'ailleurs pas d'aujourd'hui. Cette suppression était déjà effectuée dans le vo­lume de l'Action populaire traduisant et commentant *Ma­ter et Magistra*. Or nous n'avons pas rêvé. En 1937 l'Action populaire avait publié, également chez Spes, une édition de *Divini Redemptoris*, « traduction française avec table analytique et commentaires ». Le *nihil obstat* était du P. Desbuquois. L'exemplaire que nous avons sous les yeux précise : « 30^e^ mille ». Ce fut donc un succès de librairie. Pourquoi cette suppression ? Ce n'est certainement point parce qu'une encyclique de 1937 paraît aujourd'hui trop ancienne. Des encycliques plus anciennes sont maintenues sur la liste des « autres encycliques commentées par l'Action populaire » : *Rerum novarum* qui est de 1891, *Casti connubi* qui est de 1930, *Quadragesimo anno* qui est de 1931. Voilà un petit mystère. Non pas un simple oubli d'impression. Car dans les références du texte ou du commentaire de *Pacem in terris*, le sigle « AP » renvoie à l'édition de l'Action populaire pour les encyclique que l'Action populaire a éditées ; pour les autres le sigle « BP » renvoie à l'édition de la Bonne Presse. Or chaque fois que l'Encyclique *Divini Redemptoris* est mentionné dans *Pacem in terris*, les Pères de l'Action populaire nous renvoient maintenant à l'édition « BP », ils semblent ignorer jusqu'à l'existence d'une édition « AP », qui est pourtant répandue, dans le public et dans les bibliothèques, à trente mille exemplaires au moins. 147:77 L'édition de *Divini Redemp­toris* commentée par l'Action populaire avait été rééditée après la guerre. Notre exem­plaire (trentième mille) fut im­prime en 1951 ; il comporte en appendice le décret du Saint-Office sur le communis­me du 1^er^ juillet 1949, et une Lettre des cardinaux français du 8 septembre de la même année, commentant ce décret. Ce sont des textes intéressants. Les commentaires élaborés en 1937 par l'Action populaire ne le sont pas moins. D'ailleurs ces commentaires eux-mêmes avaient été soigneu­sement revus et complétés après la guerre ; la critique in­terne peut montrer qu'ils ont fait l'objet d'une nouvelle ré­daction (mais apparemment point d'un nouvel imprimatur) en 1951. Pourquoi un travail si lon­guement, si minutieusement poursuivi et mis à jour a-t-il été rejeté dans le néant ? \*\*\* Dans le commentaire de *Pa­cem in terris*, un membre de phrase, page 92, assure qu'en 1963 la «* décolonisation *» *est pratiquement achevée*. Il est infiniment regrettable que l'Action populaire, si vigilante à l'égard du colonialisme fran­çais, soit devenue si distraite à l'égard du colonialisme so­viétique. \*\*\* Mais redisons pour terminer ce que nous faisions déjà re­marquer dans notre numéro 75 (page 156) à propos des pre­miers commentaires : les com­mentateurs de l'Action popu­laire ont, par rapport aux insa­nités couramment diffusées par la presse et la radio, et par d'autres qui croient se mettre « au niveau de l'opinion de masse », la très grande et très rare supériorité de parler de ces choses avec intelligence et sérieux. On peut regretter de n'être parfois que partielle­ment d'accord avec eux, du moins leur pensée mérite-t-elle d'être connue, examinée, étudiée : parce que c'est une pensée et non ce bavardage ignorant et prétentieux qui envahit tant de secteurs de l' « opinion catholique ». J. M. ============== ### Notules diverses UNE SUPER REVUE. -- Cette super-revue est celle qui prépa­re l'avènement de « l'homme super-sapiens » (p. 3). Décidé­ment l'entreprise de débousso­lage de nos contemporains est assez bien menée. Après *Le Ma­tin des Magiciens* dont nous avons expliqué qu'il est surtout *Le Crépuscule des fumistes* (voir notre numéro 61, pages 162 et suiv.), après la revue *Planète* de Pauwels et Bergier, voici la revue *Soleils* de Jean de Foucauld, aux éditions de la Colombe. La super-revue *Soleils* est ainsi nommée par anti-phrase, car en fait de lu­mière ce sont plutôt les ténè­bres de l'absurde. 148:77 Je prélève quelques échan­tillons de cette prose solaire : « Les forces vives de l'esprit sont en marche, qui vont per­mettre d'atteindre, au-delà des formes actuelles, une vie plus parfaite sur tous les plans » (p. 1). Et de cette vie plus par­faite, voici les caractères dis­tinctifs : « Nous abandonnons les lois fixes pour des princi­pes mouvants... notre déséqui­libre est sans doute une nou­velle expression de l'équili­bre » (p. 3) (dans l'article *Homo-Super-Sapiens* de Jean Groffier). C'est bien consolant, comme disait l'autre ; mais ce n'est peut-être pas très loin de la folie. Car, si je comprends bien, pour accéder à la super-sagesse (homo super-sapiens) il suffit d'envoyer promener les premiers principes de la raison spéculative et de la rai­son morale. A ce compte là, les asiles de fous regorgent d'hom­mes *super-sapiens.* L'illustre Mouravieff (Boris) voir photographie en der­nière page -- s'est proposé la noble tâche de nous acheminer de *l'exotérisme à l'ésotérisme en nous faisant traverser le mé­sotérisme* (pages 34 et suiv.), par le moyen court et certai­nement délectable, de la lectu­re de sa *Gnosis* tome I, tome II, tome III. Et surtout ne brû­lez pas les étapes. Il est « es­sentiel » d'avoir « suffisam­ment assimilé » le tome I et le tome II avant d'ouvrir le tome III. Malédiction sur le témé­raire disciple qui se dispense de ces relais ; il se voit « in­terdire tout avancement ésoté­rique ; il glisse insensiblement dans un cercle vicieux plein de dangers » (p. 40). C'est là peut-être un moyen pour vous faire acheter les deux premiers tomes de *Gnosis.* En tout cas, si nous n'avons pas le malheur de « glisser insensiblement dans un cercle vicieux plein de dangers », alors nous com­prendrons de grandes choses. Nous verrons avec évidence que « l'unité naissante (de l'hu­manité) ne pourra être conser­vée... que par un régime pla­nétaire... lequel à son tour exi­ge des travailleurs d'une taille adéquate » (p. 40). Cette taille adéquate donnerait à réfléchir ; mais enfin on aurait tort d'y voir la moindre allusion à l'ac­tualité. La « taille adéquate » n'est pas pour aujourd'hui. El­le est réservée *aux hommes d'État de demain* qui auront assimilé les tomes I, II, III de M. Mouravieff (Boris) : « Seul (en effet) le développement ésotérique peut fournir les hommes d'État de demain ca­pables d'affronter les problè­mes d'organisation de la vie » (p. 40). Après M. Mouravieff (Boris) (prix Victor-Émile Michelet) le grand'maître Isha Schwaller de Lubiez. Sa veuve, qui est particulièrement représentati­ve de la « spiritualité occiden­tale contemporaine » (p. 44) nous donne quelques extraits des ouvrages du « maître dis­paru ». « Tout ce existe est *au moins* triangulaire ou plus justement trimouvant » (p. 11). Notez *au moins.* « La première substance est *au moins* tricyclique et le point complexe : il est le repos in­compréhensible » (p. 12). 149:77 Si cela ne vous satisfait pas entièrement, vous recevrez des précisions supplémentaires en vous abonnant au « Centre d'É­tudes chrétiennes ésotéri­ques ». Le dit centre « travail­le en rapports étroits avec l'Association pour l'Expansion de la culture » (p. 44), la cultu­re aux principes mouvants comme sus-indiqué. De plus, en adhérant à « l'Association pour l'Expansion de la cultu­re » vous bénéficiez « d'avan­tages nombreux qui vous se­ront précisés au fur et à me­sure » ; mais d'ores et déjà vous est assuré le *service gra­tuit de la Revue* « *Soleils* »*.* (Petite remarque : pour adhé­rer à l'Association pour l'Ex­pansion de la Culture, prière de verser de 1.500 à 10.000 francs anciens.) Donc retenez *la gradation et l'enchaînement :* Centre d'Études chré­tiennes ésotériques, revue *Soleils*, Associa­tion pour l'Expansion de la Culture. Derniè­re précision : la revue *Soleils* est éditée par la Colombe. Eh ! bien cette *Colombe,* quand elle édite des ouvrages et des revues ésotériques, oc­cultistes et super-sapiens, est aussi suspecte et aussi mauvai­se que le serpent. R. T. - **L'aide à l'Église de l'Est. --** Nous avons plusieurs fois, recommandé à nos lecteurs l'œuvre du P. We­renfried : « Aide à l'Église de l'Est » et cité des extraits de son Bulletin bimestriel. (Voir « *Itinéraires* », numéro 72, pages 45-46, et numéro 75, pa­ges 33-36. -- L'adresse de l'œuvre du P. Werenfried est : Abbaye de Tongerio, Anvers, Belgique. -- En Suisse : Case postale 902, Lu­cerne. -- En France, c'est la même œuvre qui -- naturellement prend le titre plus discret, plus conforme aux silences imposés, de : « Aide aux prêtres réfugiés », 181, rue de la Pompe, Paris XVI^e^.) Cette œuvre trouve peu d'en­couragement officiel, même en dehors de France, et la presque totalité de la presse catholique fait contre elle une de ces conspi­rations du silence sans fissure, dont on sait que l' « information catholique » a le record. Du moins c'est une grande joie d'apprendre qu'elle était bien connue et es­timée de celui qui allait devenir Paul VI. Le 2 mai 1963, peu de semaines avant d'être élevé au Souverain Pontificat, le Cardinal Montini écrivait au P. Werenfried (lettre publiée dans le « Bulletin » de l'œuvre), en lui envoyant son subside annuel : « Très Révérend Père. Je vous remercie pour le Bulletin que vous m'avez si aimablement en­voyé. C'est avec joie que je cons­tate que votre œuvre si méritoire continue à persévérer dans ses généreux efforts. Je vous envoie ci-joint mon humble don. Étant donné les besoins urgents et mul­tiples de mon archidiocèse, il ne peut être plus considérable. J'y joins mes meilleurs vœux de suc­cès et vous assure de mes prières spéciales afin d'obtenir du Sei­gneur la surabondance des grâces spirituelles et des bénédictions que votre œuvre mérite. » \*\*\* - **Les « Semaines sociales » et leur fraternité. --** La Semaine sociale de Caen, en Juillet, avait pour thème : « La Société démocrati­que ». La démocratie vidée de son contenu totalitaire, et entendue au sens de fraternité, pourquoi pas ? Mais alors, à condition de prendre la fraternité au sérieux, et d'en donner l'exemple. 150:77 Il apparaît au contraire qu'à Caen les « Semaines sociales » n'ont pas renoncé à leur désagréable ha­bitude de lancer des accusations violentes et injustes contre une moitié du catholicisme français. Voici la conclusion du compte rendu que Marcel Clément a fait, dans « L'Homme nouveau » du mois d'août, de la Semaine sociale de Caen : « La fraternité démocratique conserve la blessure d'un péché d'origine : le meurtre de la socié­té traditionaliste. Or les Semaines sociales de Caen, dans leur signification la plus générale, ont contribué à montrer que la société démocra­tique ne peut trouver son équili­bre qu'en adaptant aux circons­tances actuelles les thèmes fonda­mentaux de la pensée traditiona­liste : nécessité des corps inter­médiaires, caractère organique d'une société qui ne soit ni indi­vidualiste ni socialiste, souci de conserver l'équilibre entre le thè­me de la répartition et celui de la participation, tout y était ! Pourquoi alors certains de ces cours ont-ils été aussi explicitement violents, allant jusqu'à ridiculiser la famille d'esprit dont on retrouve aujourd'hui tout ce qu'elle a eu le mérite de conser­ver ? L'occasion eût été belle, pour­tant, par un choix un peu élar­gi des professeurs, pour que les Semaines sociales de France de­viennent, ce qui nous semble être leur vocation profonde, les Semai­nes sociales de toute la France. » Les observations ainsi formu­lées par Marcel Clément soulè­vent une fois de plus une ques­tion qui n'est pas d'aujourd'hui, et à laquelle les dirigeants des « Semaines, sociales », malgré quelques signes de bonne volonté de leur animateur le plus connu, n'ont pas encore pu, su ou voulu donner dans les faits une réponse satisfaisante. \*\*\* - **Jean XXIII et « La Cité catho­lique ». --** Dans le premier numé­ro, paru en juillet 1963, de la nou­velle revue « Permanences », ani­mée par Jean Ousset, on pouvait lire ces lignes : « En ce qui nous concerne, nous devons remercier le Ciel qui nous fit la grâce d'approcher plusieurs fois Mgr Roncalli, nonce à Paris, de nous entretenir longuement avec lui et d'en recevoir encou­ragements et conseils. « Nous ne pouvons pas oublier que ce fut à Jean XXIII que « La Cité catholique » dut la détermi­nation de son statut quand il dai­gna recevoir notre directeur, seul, en audience spéciale, le 14 février 1959. « Plusieurs thèses s'affrontaient alors. Et nos amis eux-mêmes, dans l'Épiscopat, différaient sensiblement. Si la plupart nous conseillaient de rester œuvre ci­vique à référence chrétienne, plu­sieurs nous recommandaient d'au­tres voies, jusqu'à celle de « pieuse union », d' « institut séculier »... Le respect autant que l'affection rendait notre décision difficile. Nous résolûmes de demander con­seil à Celui qui, élevé depuis peu à la Chaire de Pierre, nous avait reçu naguère avec une si grande bienveillance. L'avis fut, si l'on peut dire, très conforme à l'es­prit que « Pacem in terris » de­vait manifester. Rappel et défense d'un droit naturel suffisant à lé­gitimer notre action, nous laissant plus libre au plan civique, sans nous imposer de taire pour au­tant notre appartenance au Christ et à l'Église. » 151:77 La nouvelle revue « Permanence » est publiée à l'adresse qui était précédemment celle de « La Cité catholique » : 3, rue Coper­nic, Paris XVI^e^. Elle est un « or­gane de formation civique et d'ac­tion doctrinale selon le droit na­turel et chrétien ». Elle est re­commandée par l'Office interna­tional des œuvres de formation civique et d'action doctrinale se­lon le droit naturel et chrétien (Buenos Aires, Londres, Madrid, Québec), dont la Délégation gé­nérale est à l'adresse suivante : Case postale 22, Sion 2, Suisse. \*\*\* - **Fondements de la cité. --** Voici un excellent ouvrage doctrinal de base, qui est lui aussi recomman­dé par l'Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien : « Fonde­ments de la cité », par Jean-Ma­rie Vaissière, (un volume de 218 pages édité par les Cercles cana­diens de formation civique, case postale 3.062, Québec). Par les idées et par le style, l'auteur se rattache très exactement et très heureusement à la manière et à la pensée de Jean Ousset. En France cet ouvrage est dif­fusé par nos amis du Club du Li­vre civique, 3, rue Copernic, Pa­ris XVI^e^. \*\*\* - **Le Club du Livre civique. --** Le « C.L.C. », que nous venons de mentionner ci-dessus, a été créé cette année. Il a pour but de fournir commodément les cercles d'études en brochures et ouvra­ges doctrinaux, encycliques ro­maines et autres documents. La revue mensuelle « Permanences » (même adresse : 3, rue Copernic, Paris XVI^e^) sert au Club du Li­vre civique de bulletin de liaison, annonce les nouvelles parutions, publie la liste des ouvrages dis­ponibles, afin que « chacun puisse constituer aux moindres frais cette petite bibliothèque doctri­nale qui peut faire saisir claire­ment les exigences de la vérité au plan temporel ». Les trois premiers numéros de « Permanences » -- sous le patronage et avec la recommanda­tion de l'Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien -- expliquent dans quel esprit et de quelle ma­nière fonctionnent ces nouvelles institutions. \*\*\* - **La brochure de Salleron sur le livre de Bloch-Lainé. --** L'article de Louis Salleron, dans notre nu­méro 75, « Pouvoir et propriété dans l'entreprise », a fait l'objet d'un tiré à part (l F. franco à non bureaux). Cette brochure est recommandée par l'Office inter­national des œuvres de formation civique et d'action doctrinale se­lon le droit naturel et chrétien (délégation générale : case pos­tale 22, Sion 2, Suisse) et a paru également en supplément au nu­méro 3 de la revue « Permanen­ces ». \*\*\* - **Notre-Dame d'Afrique. --** Le numéro 3 de « Permanences » (octobre) annonce : « Après leurs épreuves, il était naturel que les réfugiés d'outre mer -- et plus, spécialement les réfugiés d'Afrique du Nord -- puissent se placer sous la pro­tection de Notre-Dame d'Afrique. « C'est la raison pour laquelle un Comité a été constitué pour ériger à Carnoux, en Provence, une église dédiée à Notre-Dame d'Afrique. Une église belle et grande qui contient tous les saints que l'on prie en Afrique : saint Augustin, sainte Rita, sain­te Monique, Notre-Dame du Mont-Carmel, sainte Lucie, saint Cyprien... 152:77 « Pour tous renseignements, s'adresser au secrétariat du Co­mité parisien, 39, rue de l'Abbé Grégoire, Paris VI^e^. » \*\*\* - **Ligne d'action. --** Dans la ligne qui est celle de l'Office interna­tional des œuvres de forma­tion civique et d'action doctri­nale selon le droit naturel et chrétien, la revue « Permanen­ces » publie la « déclaration per­manente » que voici : « Laïcs agissant sous leur res­ponsabilité de laïcs, fidèles à leur devoir et à leur droit de professer et répandre la doctrine sociale de l'Église, non mandatés, et n'ayant pas à l'être pour remplir un devoir, exercer un droit qu'imposent à chacun ses responsabilités de citoyen, libres de nos options, cette option consiste pour nous à animer une formule de rayonnement, de formation civi­que, et à refuser le jeu ordinaire des conflits d'opinions et des prises de positions politiques par­ticulières. « Rien qui fasse de nous des porte-paroles officiels de l'Église. Nous tendons simplement, comme le recommandait Léon XIII, à en répercuter l'écho au plan social, civique, politique. » \*\*\* - **Anciens combattants d'Algérie­. --** L'éditorial de « La Nation fran­çaise » a relevé le 11 septembre l'absurdité de la position du mi­nistre français des Anciens Com­battants : selon lui, les Français qui ont combattu dans l'armée française tout au long de la guer­re d'Algérie ne peuvent se voir reconnaître la qualité officielle d'anciens combattants, en raison du caractère « particulier » des « opérations de maintien de l'or­dre ». « La Nation française » com­mente : Sans doute ceux auxquels ils s'opposaient sont-ils, dans l'Algé­rie de Ben Bella, anciens combat­tants à part entière. Ils ont la carte (nous fournissons le mo­dèle) et c'est la France, l'État français qui paie pour les avan­tages qu'elle leur donne. Nous leur payons tribu, à ces valeureux djounouds, guerriers, eux, ils ont vaincu des « mainteneurs de l'or­dre ». Prétendre après coup qu'il n'y eut en Algérie aucune « guerre » est un mensonge très plat, et qui d'ailleurs manque son but. Car s'il est officiellement déclaré que les combattants français furent seulement des « mainteneurs de l'ordre », cela signifie corrélati­vement que les combattants du P.L.N. furent seulement des ban­dits. \*\*\* - **Nouveaux convertis d'Algérie. --** Les journaux d'Alger publient fré­quemment l'annonce de « conver­sions » à l'Islam : hommes et femmes d'origine chrétienne qui embrassent la religion musulmane et prennent un nom musulman. Cela s'est toujours produit dans les territoires dominés et coloni­sés par l'Islam. Notre regretté ami Joseph Hours écrivait dans son inoubliable brochure « La conscience chrétienne devant l'Islam » : 153:77 « Un chrétien ne peut à ce pro­pos (celui de l'Islam) éviter le triste problème des renégats. Il y en eut de tout temps. Des chré­tiens possesseurs de telle ou telle technique pouvaient faire fortune en terre d'Islam en y portant leurs connaissances. Beaucoup n'hésitent pas, pour s'y établir ma­gnifiquement, à se faire mahomé­tans. Les « raïs », chefs des entre­prises de pirateries d'Alger, com­ptèrent à certaine moments près de la moitié de renégats. » Dans la presse d'Alger, les lis­tes nominatives de « conversions » s'allongent. Toutefois, avant de se pronon­cer sur un sujet aussi délicat on attendra d'avoir une de ces en­quêtes circonstanciées de « Té­moignage chrétien » et un de ces communiqué de l'Archevêché d'Alger qui dans un passé récent n'omettaient pas de diriger les consciences dans la bonne voie. Ni l'un ni l'autre ne sauraient tarder encore longtemps. \*\*\* - **Les tribunaux d'exception :** un fort volume de 365 pages par Yves-Frédéric Jaffré, avocat à la Cour de Paris (Nouvelles Éditions Latines). La justice de 1940 à 1962 : l'occupation allemande, l'épuration, la V^e^ République... les mesures d'exception se renouvel­lent, se transforment, s'aggravent, entrent dans les lois et dans les mœurs... \*\*\* - **Non lieu. --** Le centre d'études supérieures de Psychologie sociale communique : « M. Zollinger, juge d'instruction près de la Cour de sûreté de l'État, a rendu un non-lieu en fa­veur de M. Georges Sauge, directeur du Centre d'études supérieu­res de psychologie sociale, par une ordonnance en date du 14 août 1963. « M. Georges Sauge, qui avait été inculpé le 30 janvier 1960 de complot contre la sûreté inté­rieure de l'État, avait été remis en liberté le 13 février 1960. » Pendant deux années et demie, Georges Sauge est resté inculpé. Deux ans et demi pendant les­quels de bons apôtres (théoriciens de la nouvelle pastorale) ra­contaient dans tous les diocèses : « Georges Sauge est inculpé... » Et, selon la nouvelle théologie morale telle que la pratiquent ses propres théologiens, tout inculpé doit être réputé coupable. Nous avons vécu cela. Georges Sauge a vécu cela. Des prêtres, des religieux fanatiques lui ont fait subir cette longue diffamation permanente. Il est vrai que plus de deux ans d'inculpation, c'était suspect. Mais pour aboutir (mieux vaut tard que jamais) à un non-lieu : ce qui était suspect en l'occurren­ce, ce n'était donc pas Georges Sauge. \*\*\* - **« La Croix » et Joseph Folliet mettent en accusation la « justice politique ». --** Désapprouvant hau­tement l'injustice dont Georges Sauge a été victime (voir ci-des­sus), Joseph Folliet écrit dans « La Croix » du 20 septembre : « Mes lecteurs me croiront sans peine si je dis que mes convic­tions politiques ne sont pas tout à fait celle de M. Sauge (...). Mais il ne s'agit point de ces di­vergences. Il s'agit de sens com­mun. Si elle devait en fin de compte conclure par un non-lieu, la Justice n'aurait-elle pu lui épargner et s'épargner une incul­pation ? » 154:77 Et surtout ne pas maintenir pendant deux ans et demi cette inculpation. Qu'il ait fallu deux ans et de­mi pour que le non-lieu soit rendu, voilà ce qui est inadmis­sible. Dans le même article, Joseph Folliet commente courageusement le cas du général Vanuxem : Longtemps différé, le procès du général Vanuxem s'est terminé par un acquittement -- d'autant plus remarquable qu'il fait contraste avec la sévérité du tribunal pour ses coaccusés. On avait prétendu que le général Vanuxem était Verdun, « supérieur inconnu » de l'O.A.S. en métropole. Aucune preuve n'en fut apportée, sauf la « conviction intime » du magis­trat chargé du réquisitoire -- ce qui ne semble pas avoir suffi à convaincre les juges. Le cas Vanuxem pose, il faut l'avouer des questions assez déso­bligeantes pour les « princes qui nous gouvernent » comme disait M. Debré au temps où il n'était pas un de ces princes. Pourquoi le général Vanuxem, est-il resté si longtemps en prison alors qu'on avait si peu de preuves contre lui -- si peu que rien ? Peut-être la durée de son emprisonnement a-t-elle été inversement proportion­nelle à la minceur de son dossier. Cette curieuse proportion est, hé­las ! bien connue de tous ceux qui, dans notre « saison des Juges », ont observé les errements de la « justice politique ». Plus le dos­sier d'un prévenu est maigre, plus se prolonge la durée de sa prison préventive -- comme si les tri­bunaux attendaient le fait mira­culeux qui leur permettrait enfin une condamnation ou comme s'ils espéraient que le détenu fasse la preuve formelle de son innocence, ce qui, en bonne logique, est une impossibilité. Et pourquoi, la culpabilité du général Vanuxem n'étant pas démontrée, a-t-on fermé à ses deux filles le pensionnat de la Légion d'honneur, où ses titres leur avaient permis l'inscription ? Jus­qu'à nouvel ordre, l'esprit du droit exige que tout accusé soit considéré comme innocent tant que la preuve de sa culpabilité n'est pas faite devant le tribunal. Avons-nous « changé tout cela » -- ainsi que beaucoup d'autres choses ? Normalement, l'affaire Vanuxem aurait dû se terminer, beaucoup plus tôt, par un mon-lieu. Tout le monde y eût gagné : le principal intéressé par son élargissement et la Justice en évitant un éclat dommageable. Si des soupçons persistaient contre le général, on fera difficilement croire que la police n'avait pas les moyens de surveiller discrètement un per­sonnage aussi en vue !... Il est bon que la « justice poli­tique » soit si nettement et si justement mise en accusation dans un journal tel que « La Croix ». Le franc-parler de Joseph Folliet y succède heureusement à tant de comptes rendus, et même d'éditoriaux, qui étaient exces­sivement influencés par les thèses du gouvernement. Ici encore, mieux vaut tard que jamais. \*\*\* - **Enseignement libre. --** En tête de la revue « Études » de la Com­pagnie de Jésus, numéro de juin, un très remarquable article de P. de Dainville : « l'enseignement privé est-il en retard ? » Ces vingt-quatre pages sont à con­naître par tous ceux qui s'inté­ressent à cette question. L'auteur complète ou redresse les « géné­ralisations inexactes » auxquelles a donné lieu l'enquête du minis­tère de l'Éducation nationale en­treprise en 1960-1961 dans l'enseignement libre et publiée à la fin de décembre 1962. \*\*\* 155:77 - **Le centenaire de la naissance du P. Henri Le Floch. --** Le P. Le Floch, qui fut à Rome pendant vingt-trois ans le Supérieur du Séminaire pontifical français, était né à Caouët en Bretagne, le 6 juin 1862. Le centenaire de sa naissance fut peu célébré. Toute­fois ses amis, ses disciples, ses anciens élèves (ceux du moins qui ont conservé son souvenir) appo­sèrent le 6 juin 1962 une inscrip­tion lapidaire sur sa maison na­tale. Dans le numéro 84 de « La Pensée catholique » l'abbé Berto a consacré à la mémoire du P. Le Floch un article pieux et pé­nétrant, délicieusement écrit, fer­mement pensé. Cet article de l'abbé Berto pren­dra place utilement dans les bi­bliothèques, y compris celle du Séminaire français de Rome. (« La Pensée catholique », revue ecclésiastique paraissant tous les deux mois, est éditée 13, rue Ma­zarine à Paris VI^e^.) \*\*\* - **Être ce que l'on est. --** Dom Claude Jean-Nesmy, dans « La Table ronde » de septembre : « Sans doute les chrétiens trou­veraient-ils dans le monde leur place et leur rayonnement da­vantage en s'occupant d'être ce qu'ils sont qu'en flirtant avec les systèmes ou les façons de vivre à la mode. » \*\*\* - **Optimisme. --** « Dire que l'Église doit aborder le monde contempo­rain d'aujourd'hui avec confiance, avec optimisme », cela ne signi­fie tout de même pas qu'il fau­drait, par exemple, « aborder la pornographie en soulignant béa­tement son côté esthétique », remarque Marcel Clément dans « L'Homme nouveau » du 15 sep­tembre. La formule est assez parlante. Même prise au pied de la let­tre, elle n'est nullement exagérée : une partie de la critique ciné­matographique dite catholique ne fait rien d'autre, précisément, que d' « aborder la pornographie en soulignant son aspect esthétique ». Marcel Clément ajoute : « Aborder le monde avec opti­misme ne signifie pas oublier le péché par amour pour le pécheur, ni oublier l'erreur par amour pour celui qui l'aime et la diffuse. » Ce fut, dit-il, le gauchissement que subit le message de Jean XXIII : « Jean XXIII a fait passer, dans le monde entier, le souffle très doux de la paternité divine et de sa miséricorde. Le diable -- il existe -- a tenté d'en profiter pour gauchir le message et sug­gérer aux hommes que pour aimer le monde jusqu'au bout, il ne fal­lait plus, jamais et en aucun cas, désigner l'erreur ni le péché et qu'il fallait au contraire ne con­naître d'eux que leur côté posi­tif ! » \*\*\* - **Une étude scientifique de « Ma­ter et Magistra ». --** Le P. Paul-Émile Bolté professeur de théolo­gie morale à l'Université de Mon­tréal, publie dans « Studia Mon­tis Regis » (numéro 2 de l'an­née 1963) la première partie d'une monumentale étude sur l'ency­clique Mater et Magistra : « in­troduction, traduction et commen­taire ». 156:77 D'après cette première partie, il s'agit, semble-t-il, d'un tra­vail tout à fait remarquable, par son ampleur, son érudition, son effort de pensée précise. Nous supposons qu'il sera publié en vo­lume. La partie actuellement pu­bliée concerne les 26 premiers paragraphes de l'Encyclique. « Studia Montis Regis » est une revue semestrielle publiée par la Faculté de théologie de l'Uni­versité de Montréal (2065 ouest Sherbrooke, Montréal 25, Canada). \*\*\* - **Brochures sur Teilhard. --** L'une de Dom Frénaud, moine de So­lesmes ; l'autre de Louis Jugnet, professeur à la Faculté de Tou­louse. Louis Jugnet : « Réflexions sur le teilhardisme », texte paru dans la « Revue des cercles d'études d'Angers », repris dans « L'Ordre français », et diffusé en brochure par la Librairie Sabri, 292, rue Saint-Jacques, Paris V^e^. Louis Jugnet met bien en relief l'inap­titude foncière du teilhardisme à concevoir la spécificité irréducti­ble des sciences, son panbiolo­gisme simpliste ; il y montre en outre la réapparition des thè­ses bergsoniennes d'Édouard Le Roy. Dom Frénaud : « Pensée philosophique et religieuse du P. Teil­hard de Chardin », un opuscule en vente au Club du Livre civi­que, 3, rue Copernic à Paris XVI^e^. Dom Frénaud démontre que les conclusions de Teilhard sont op­posées à la foi chrétienne, puisque la création n'est plus admise, que le surnaturel se confond avec le naturel, que l'espérance cesse d'être une vertu théologale pour devenir une aspiration cosmique, cependant que l'effort humain abstraction faite de toute conver­sion réalise l'achèvement du Corps mystique. On pourra utiliser ces deux brochures concurremment avec celle du P. Calmel, qui marque l'inhumanité essentielle du teil­hardisme : « Réponse au teilhar­disme ». \*\*\* Mgr André Combes, dans les « Éphémérides carmélitaines », a publié une étude serrée du livre du P. de Lubac sur « La pensée religieuse de Teilhard ». L'étude de Mgr André Combes est intitu­lée : « Teilhardogenèse ? » Il en existe un tiré à part que l'on peut se procurer aux Éphémérides carmélitaines, Piazza S. Pancra­zio 5 a, Rome. La thèse de l'au­teur est que le P. de Lubac a fait preuve dans son livre d'une constante malhonnêteté intellec­tuelle. Cette thèse est démontrée avec beaucoup de précision, et il ne semble pas qu'une démons­tration aussi circonstanciée puisse être aisément réfutée. \*\*\* - **Un avertissement au « Moni­tum ». --** Dans la « Revue de l'Action populaire » de septembre-octobre, Abel Jeannière consacre une note de lecture au livre de J. Charon sur le Temps, l'Espace et les Hommes, et une autre note au livre de Madeleine Barthélé­my-Madaule sur Bergson et Teil­hard de Chardin. Dans la première on lit : « ...Je sais bien que son huma­nisme (l'humanisme de J. Cha­ron) prétend aussi s'inspirer de Teilhard de Chardin, un Teilhard qui aurait perdu la foi en un Dieu personnel, à jamais incapable d'é­crire « le Christique » et tendu vers ce même panthéisme scien­tiste que lui prêtent déjà gra­cieusement les folliculaires intégristes. Je regrette bien davanta­ge cette confusion chez un au­thentique savant. » 157:77 Dans la seconde : « Il faut surtout la remercier (Mme B.-M.) d'écarter, sans même toujours y penser, aussi bien les calomnies voulues que les incompréhensions de lecteurs partiaux et pressés. Les objections naîtront d'un contact plus vrai avec la pensée de Teilhard. Je ne pense pas ici aux attardés du fixisme ou aux pamphlétaires aigris, mais à ceux qui reculent devant la synthèse même, voire devant l'idée même de synthèse. » A bons entendeurs, salut ! - **Lettres pastorales du Cardinal Siri. --** Plusieurs lettres pastorales du Cardinal Siri, archevêque de Gênes, ont été traduites en fran­çais et publiées par « Nouvelles de Chrétienté » : -- orthodoxie, fléchissements et compromis. -- orthodoxie, Église, Monde. -- La distribution rationnelle du travail dans le clergé parois­sial. Les deux premières, d'ordre surtout doc­trinal, sont déjà connues d'une grande partie du public français. La troisième, écrite par le Cardi­nal Siri en juillet 1962, traduite et publiée en français par « Nou­velles de Chrétienté » en juillet 1963, est d'ordre pastoral et pra­tique. \*\*\* - **La renaissance catholique au début du XX^e^ siècle :** un gros livre de 410 pages par L.-A. Mau­gendre (Beauchesne). Ce n'est que le premier tome d'une étude qui sera beaucoup plus vaste, il est entièrement consacré à Geor­ges Dumesnil et à sa revue : « L'Amitié de France ». Le second tome, en préparation, concernera Eusèbe de Brémond d'Ars. \*\*\* - **Propriété, droit naturel et bien commun :** par le Père G. Jarlot, professeur à la Grégorienne, dans la « Nouvelle Revue théologique » de Louvain, numéro de juin. \*\*\* - **Drummond et Bossuet :** leur correspondance sur l'unité chré­tienne (1685-1704), un volume de François Gaquère chez Beau­chesne. \*\*\* - **De la Grotte au Chêne-Vert :** un volume du Chanoine Barthas (Fatima-Éditions, 3, rue Gabriel Péri, Toulouse). Mise en paral­lèle de Lourdes et de Fatima : « Lourdes fait mieux connaître Fatima, dont il est la prépara­tion, et Fatima fait mieux connaî­tre Lourdes auquel il apporte une confirmation et un couronne­ment ». \*\*\* - **La course à l'idolâtrie. --** Louis Salleron écrit dans la « Revue des Deux-Mondes » (1^er^ juillet) : « La vérité, maintenant, se con­fond avec le mouvement de l'histoire, la Justice avec l'égalité dans la répartition des biens, et la liberté avec le droit de s'enthousiasmer pour la socialisation uni­verselle. Tout, jusqu'à la religion, est mis au service du mensonge et de l'illusion. 158:77 Qu'on ne s'y trompe pas, le succès d'un Teilhard de Chardin, quels que soient par ail­leurs les mérites de l'homme ou de l'œuvre, n'a qu'un sens : ce sens, c'est la course à l'idolâtrie. » \*\*\* - **Séparation des pouvoirs. --** Dans le même article, Louis Salleron expose que les deux pouvoirs temporels qu'il faut distinguer et séparer, ce sont d'abord le pou­voir politique et le pouvoir éco­nomique : « Deux pouvoirs se partagent la société, ou plutôt coopèrent à la bonne marche de la société : le pouvoir politique et le pouvoir économique. L'assise du pouvoir politique, c'est l'autorité. L'assise du pouvoir économique, c'est la propriété. La première « sépara­tion des pouvoirs », au sens où l'entend Montesquieu c'est la sé­paration du pouvoir politique d'avec le pouvoir économique, le second étant subordonné au premier et recevant de lui ses règles de fonctionnement pour qu'il ne devienne pas abusif. Mais si le pouvoir économique doit être su­bordonné au pouvoir politique, il n'en doit pas moins être indé­pendant dans son domaine propre. C'est la condition absolument fon­damentale de la liberté humaine (...). Le totalitarisme c'est, en ef­fet et ce n'est rien d'autre que la confusion de ces deux pouvoirs, par la suppression de la propriété ou sa réduction aux zones de la consommation et de la production artisanale. » #### « L'Homme nouveau » devient hebdomadaire A l'occasion de la seconde session du Concile, le bi­mensuel *L'Homme nouveau,* que dirige l'abbé André Ri­chard et qui a pour rédacteur en chef Marcel Clément, entre­prend de paraître chaque se­maine. Son premier objectif est d'ê­tre ainsi en mesure de donner une information plus rapide sur le déroulement de la se­conde session du Concile. Son objectif second est de voir s'il est possible de main­tenir ultérieurement cette pa­rution hebdomadaire. Y a-t-il place en France pour un nouveau, pour un troisième hebdomadaire catholique ? Et pour celui-là ? Tel qu'il est conçu et rédigé depuis toujours, et tel qu'il est présentement rénové par Marcel Clément, *L'Homme nouveau* a vocation à devenir hebdomadaire. C'est en tous cas notre conviction depuis longtemps, et nous l'avons plusieurs fois exprimée dans cette revue. Mais cette tentative a une portée qui dépasse *L'Homme nouveau* lui-même et qui inté­resse l'ensemble du catholicis­me français. Il s'agit de savoir si le « *plu­ralisme* » de la presse d'opi­nion catholique est réellement possible en France. Car ce « pluralisme » tant vanté n'existe pas en fait. Un seul quotidien catholique, c'est peut-être très bien, on nous le dit du moins, et cela comporte, il faut le croire, des avantages de toute sorte, mais ce n'est pas du « plura­lisme ». 159:77 Seulement deux hebdomadaires catholiques d'opinion, c'est peut-être un dualisme, tous les inconvénients éventuels de la division dialectique en deux blocs, ce n'est pas encore du pluralisme. La pluralité commence à trois. Le « pluralisme » dans la presse catholique d'opinion commence avec *L'Homme nouveau* hebdomadaire. Nous adressons à l'*Homme nouveau* nos vœux les plus cordiaux pour la réussite de son audacieuse et courageuse entreprise. J. M. 160:77 ## DOCUMENTS ### La crise du syndicalisme chrétien en France De la crise qui s'aggrave à l'intérieur de la Con­fédération française des travailleurs chrétiens (C.F.T.C.), nous ne dirons rien nous-mêmes pour le moment. Nous avons depuis longtemps, dans cette revue, dit à plusieurs reprises ce que nous pensions avoir à en dire. Cette crise de la C.F.T.C. n'est d'ailleurs qu'un cas particulier d'une crise beaucoup plus vaste. Nous professons que sans une révision -- déchirante, peut-être, mais en tous cas radicale -- des méthodes intellectuelles et sociales qui ont cours depuis vingt ans dans le catholicisme français, on verra se multiplier et s'étendre sans cesse des phé­nomènes analogues à ceux qui se manifestent au sein, entre autres, de la C.F.T.C. L'évolution actuelle de la C.F.T.C. ne saurait surprendre nos lecteurs. Pour les tenir au courant de ces événements (qu'en général la presse s'efforce de taire ou d'édulcorer), nous reproduisons ici la plus grande partie de la vaste étude que Claude Harmel a consacrée, dans les « Études sociales et syndicales », à la C.F.T.C. après son XXXII^e^ con­grès tenu à Issy-les-Moulineaux du 13 au 16 juin 1988. L'analyse de Claude Harmel est de très loin la plus précise qui ait paru sur ce sujet. On sait au demeurant que Claude Harmel s'est imposé depuis plusieurs années comme le plus qualifié et le plus pénétrant des écrivains syndicaux de langue fran­çaise. Historien du mouvement syndical, observa­teur de l'actualité sociale, de formation originelle­ment socialiste, mais dégagé de tous les confor­mismes morts, esprit exact et objectif, Claude Harmel est déjà bien connu de nos lecteurs pour plusieurs de ses travaux reproduits dans nos « docu­ments » ou mentionnés dans nos « notes critiques ». Son étude ci-dessous sur la situation présente de la C.F.T.C. retiendra certainement l'attention, et suscitera d'utiles réflexions. 161:77 Le XXXII^e^ congrès de ce qui est encore la Confédération française des travailleurs chrétiens m'a, sur un point, déçu. Je m'attendais à ce que les débats fussent émouvants, drama­tiques : n'était-ce pas l'avenir du syndicalisme chrétien, celui de l'organisation elle-même qui se trouvaient en cause ? Or, à aucun moment, ou presque, je n'ai senti passer sur l'assistance cette émotion qui serre le cœur, qui retient les souffles et qui creuse dans la salle de ces silences au fond des­quels on croirait entendre respirer les âmes. Le congrès était studieux, appliqué, sage comme le sont toujours ceux de la C.F.T.C., bon enfant le plus souvent. Par moments, les passions se déchaînaient, les huées partisanes se heurtaient à des ap­plaudissements frénétiques, mais ces affrontements où l'on de­vinait des colères, des animosités, peut-être déjà des haines, n'étaient en rien marqués du signe de la grandeur. Pour un peu, on aurait pensé que les hommes qui étaient là n'étaient pas à la hauteur de ce qu'ils étaient en train d'accomplir. Un drame se jouait dont ils étaient les acteurs, et ils ne semblaient pas s'en apercevoir. Trois drames Ce n'était là, je veux le croire, qu'une apparence trompeuse, due peut-être à ce que les hommes en foule sont toujours infé­rieurs à eux-mêmes. Car je ne peux pas penser qu'il n'y ait pas eu de gens, et de toute tendance, à vivre ce grand drame. Certes, le congrès était plein de jeunes et cet âge est sans pitié, tout à sa passion propre, incapable de compassion, de cette compré­hension sympathique des idées et des sentiments d'autrui, fut-il un adversaire, qui constitue l'un des éléments essentiels du sen­timent dramatique. Mais il y avait là nombre de militants ayant accumulé assez d'expériences et d'années pour échapper à l'es­pèce d'insensibilité que donne la passion idéologique et poli­tique, pour penser à tout le mal -- en tout cas, à toutes les pei­nes -- que causerait la victoire de l'une ou l'autre tendance, fût-ce la leur. Non, ils n'étaient assurément pas insensibles au drame, les fidèles de la tradition syndicale chrétienne qui voyaient détruire l'œuvre de leurs mains, à qui l'on demandait d'amener le dra­peau sous lequel ils se sont si longtemps battus et dans des con­ditions si dures. Je pense à *Jacques Tessier,* bref, se contrai­gnant à donner à son propos une allure presque juridique, mais sous laquelle on percevait (et la salle faisait silence) quelque chose de pathétique, l'angoisse d'un homme qui voit menacé un héritage dont il se sent deux fois comptable. Je pense à *Bornard,* rapide, efficace, jetant sa jeune popularité en jeu, demandant qu'on ne votât pour lui qu'en connaissance de cause, repoussant les voix qui n'iraient qu'à sa personne, non à ses idées. 162:77 Je pense à *Sauty,* à Sauty surtout, vieux routier des assemblées syndi­cales, habile à faire acclamer en lui d'abord le chef prestigieux de la grève des mineurs, mais, dédaigneux des applaudissements unanimes, affirmant pour conclure son refus de tout reniement, puis remontant à la tribune pour dire mieux sa fidélité à la tradition, carré et ferme sous les huées, guettant le moment où baissait le vacarme pour lancer une phrase tranchante comme un coup d'épée, pareil à un vieux lion blessé qui rugit de fureur encore plus que de souffrance. Ils ne pouvaient pas non plus être étrangers au drame, mal­gré les habiletés et les manœuvres auxquelles ils se livraient, les hommes du « centre » à qui le devoir incombe de préserver l'unité de l'organisation et qui le veulent faire à tout prix. Sans doute tenaient-ils le rôle ingrat de publicains, soucieux appa­remment des seules choses matérielles ; mais le publicain aussi a ses angoisses qui, si elles ont moins d'allure, sont tout aussi douloureuses. On sentait qu'en dépit des précautions prises, ils tremblaient que quelqu'un ne vint provoquer l'irréparable. Et puis, si le sacrifice qu'ils ont consenti à l'unité du mouvement est déjà trop ancien, trop obnubilé par les préoccupations tac­tiques immédiates pour mettre du pathétique dans leurs dis­cours, d'autres, qui ont rallié récemment leurs positions, sont venus rappeler la douleur de leur sacrifice. Je songe à cette frêle femme en corsage blanc -- du moins de loin paraissait-elle toute fragile -- *Renée Lambert,* qui monta à la tribune après Sauty, après Bornard, le vendredi soir. Elle rappela que, voici peu encore, elle ne comprenait pas qu'on voulût supprimer le second C, retirer des statuts toute référence au christianisme. Depuis, elle s'était demandé s'il ne convenait pas de faire le sacrifice de cette profession de foi chrétienne, quoi qu'il en contât et bien que rien ne l'exigeât (ô Sygne de Coûfontaine !) sinon le souci de servir mieux. Elle souhaitait maintenant que les mêmes choses fussent dites en des mots qui ne choqueraient personne -- et ce propos lui valut des applaudissements parti­sans, qui faisaient mal tant ils détonnaient. Mais les fanatiques se turent et rentrèrent un instant en eux-mêmes quand, avant de redescendre dans la salle, elle dit son chagrin de la façon dont avait été accueillie l'intervention de Sauty. Je m'abuse peut-être, mais il m'a paru que c'était là le moment le plus haut du congrès. Et puis, il y a la gauche. Et je ne puis pas croire qu'à gau­che aussi on n'ait pas vécu un drame. Je suis mal placé pour en parler, je n'ai pas entendu Declercq, je n'ai pas entendu Marion­. J'étais là quand Paul Vignaux a parlé, mais avec sa voix nasil­larde, son ton suffisant, il est bien incapable de susciter (peut-être de ressentir) autre chose que des émotions partisanes, cet homme plein de calculs, dévoré de ce désir de domination intellectuelle, de toutes les passions la plus desséchante. Mais je m'en voudrais de les juger tous d'après un seul. 163:77 Certes, toute gauche est fanatique. Certes, toute gauche a l'esprit de la secte. Enfermée dans un humanisme abstrait, elle n'a que dédain (à moins que ce ne soit haine) pour tout ce qui n'étant pas elle, ne peut être qu'erreur, mal, mauvais vouloir, intention maligne. Elle détient la vérité, elle est seule à la dé­tenir. De ce fanatisme, on a eu le spectacle amusant (pour au­tant qu'un tel spectacle puisse l'être) quand Sauty descendit de la tribune après sa première intervention, celle qui magnifia la grève des mineurs. La salle l'acclamait debout, à peu près una­nime. A la table de la présidence, où siégeait le bureau confé­déral sortant, Mathevet esquissa un applaudissement, mais se ravisa aussitôt. Declercq et Detraz croisaient ostensiblement les bras. (Ah, cette maudite grève qui redorait le blason de la droi­te !) J'exagère sans doute (on exagère toujours en expliquant des sentiments qui se cachent, mais après tout peut-être pas tant que cela). Toutefois, exception faite des grosses têtes politiques de la gauche, il m'a paru qu'une partie de ses troupes n'était pas fermée à des sentiments plus humains. J'ai été frappé, je l'avoue, -- et je n'étais pas le seul -- par la modération, la qualité hu­maine, de l'intervention de *P. Hautson,* du Syndicat des indus­tries chimiques du Canton du Roussillon (Isère). On attendait un énergumène (lui-même, d'ailleurs, s'en rendait compte). On entendit un homme qui, pas très assuré sans doute sur ce que pouvait bien être la morale sociale chrétienne, se demandait, non sans drame de conscience, s'il ne serait pas parvenu à re­tenir loin de la C.G.T., et donc loin des prises du parti commu­niste, nombre de salariés qui, en toute honnêteté, ne pouvaient pas donner leur adhésion à un syndicat de travailleurs chré­tiens. Et puis, en écoutant Sauty -- meneur de la plus grande grève que le pays ait connue depuis dix ans et pourtant chef de file de ceux qu'on leur apprend à tenir pour des réactionnaires -- des jeunes se demandaient, troublés un instant, si les choses étaient aussi simples qu'ils l'avaient cru, tandis que d'autres, je le sais, s'étonnaient un peu (ils étaient vraiment novices), du grand travail auquel se livraient dans les couloirs Paul Vignaux et Gilbert Declerq. Tout cela n'allait pas très loin, mais peut-être était-ce assez déjà pour leur faire concevoir quelque doute sur la vue mani­chéenne qu'on leur a donnée des choses : tout bien ici, tout mal chez les autres. 164:77 Ainsi, il y avait drame au centre, drame à droite, drame ou esquisse d'un drame à gauche. Ce qui m'a paru le plus grave, c'est que ces drames n'étaient pas les mêmes, qu'à aucun mo­ment ils ne se sont rejoints, qu'il n'y a pas eu de sursaut qui ait fait que le drame du « centre », le drame de la gauche, le drame de la « droite » se soient fondus en un seul drame de la confédération. #### I -- LES TROIS TENDANCES Il y a toujours quelque chose d'arbitraire dans le classement des tendances au sein d'une organisation aussi vaste que la C.F.T.C. A peine a-t-on parlé d'un « centre », d'une « droite » et d'une gauche, qu'on a envie de préciser qu'aucun des trois ne constitue un groupe homogène, qu'il y a un « centre droit » et un « centre gauche », que la gauche aussi est double, qu'entre la droite et le centre, le centre et la gauche, les frontières ne sont pas tranchées, qu'il y a des marges, des franges. Ces précautions prises, on a le droit, me semble-t-il, d'user de ce schéma classique pour répartir les opinions entre lesquel­les se partagent les militants de la C.F.T.C. Positions de la gauche Dans ce congrès -- dont les débats, dans leur partie essen­tielle, semblaient placés sous le signe d'une formule fameuse du temps de l'affaire Dreyfus : « la question ne sera pas posée » personne n'a pu, ou voulu présenter un exposé même succinct de ses conceptions d'ensemble de la doctrine et de l'action syn­dicale. On s'en est tenu aux détails, aux signes extérieurs. La gauche, c'est donc d'abord ceux qui réclament la suppression du «* second C *» et de la «* référence doctrinale *» à l'article pre­mier des statuts confédéraux, autrement dit ceux qui veulent pousser la «* déconfessionnalisation *» de la C.F.T.C., sa «* laïci­sation *», jusqu'à son terme extrême, jusqu'à l'abandon de sa dénomination traditionnelle. Aujourd'hui que d'autres se sont ralliés à l'idée de ces sup­pressions, cette définition ne suffit plus et il ne suffirait pas non plus de dire que sont de la gauche ceux qui ont été des pre­miers à préconiser la disparition du « second C » et la « réfé­rence doctrinale ». Leur originalité n'est pas dans l'antériorité ; elle vient de ce qu'ils ont élaboré progressivement une doc­trine qui n'a plus beaucoup de rapports avec le syndicalisme chrétien, qui emprunte ses idées ou ses attitudes essentielles au syndicalisme révolutionnaire, au socialisme classique, aux mar­xisme même voire au communisme. 165:77 C'est là, sur le terrain de l'idéologie, que passerait la ligne de démarcation entre la gauche et le centre, mais cette ligne, personne ne l'a tracée, sinon en pointillé. On s'est battu à coups de mots-clés («* ouverture *», «* mutilation *», «* reniement *», «* respect de l'incroyance comme de la croyance *») qui suffi­saient à classer chacun sans qu'il eût besoin d'en dire davantage, mots expressifs assurément, mais dont le contenu a fini par être plus passionnel qu'intellectuel. La gauche est donc le camp de la « déconfessionnalisation » du sigle confédéral, et aussi celui de sa « dénationalisation » puisque des militants -- les chimistes du Canton du Roussillon -- se sont avisés que la seconde lettre, le F, qui veut dire française, avait à l'origine une signification qui n'était pas géo­graphique, mais nationale, Zirnheld ayant tenu à marquer que l'organisation dont il jetait les fondements n'était pas anti­patriotique, comme la C.G.T. d'avant 1914 prétendait l'être... Forces de la gauche *a*) *-- L'organisation* La force de la gauche, c'est d'abord son *organisation* et -- il faut l'ajouter aussitôt, car ceci explique cela -- son *impérialis­me*, sa volonté, qui n'a pas bronché, de conquérir la centrale. Il serait trop long de retracer la carrière des «* groupes Re­construction *» que fonda Paul Vignaux et qu'il anime toujours. Disons que ce fut là non une « tendance », comme il était habi­tuel d'en voir dans le mouvement syndical, c'est-à-dire un cou­rant de pensées plus ou moins orienté et maintenu cohérent par quelques leaders au moyen d'un journal ou de brochures, mais vraiment une «* fraction *» au sens que les communistes donnent a ce terme, à la seule différence que pour eux la -- « fraction » constituée au sein d'une organisation de masse reste liée au Par­ti, qu'elle est la fraction du parti dans le syndicat. Les «* grou­pes Reconstruction *», au contraire, sont autonomes, mais ils sont vraiment une organisation dans l'organisation (comme on dit un État dans l'État), agissant avec cohésion, discipline, con­tinuité, grignotant les positions adverses avec un sens très sûr à la fois du possible et de l'important, sachant user de longs détours et poser des problèmes apparemment sans rapport avec le but qu'ils poursuivent, comme lorsqu'ils ont demandé le pas­sage de la fédération de métier à la fédération d'industrie, sa­chant aussi se contredire quand il le fallait ([^28]). 166:77 La méthode, une fois de plus, a fait la preuve de son efficacité : cela ne suffit pas, à mes yeux, pour fonder sa légitimité. *b*) *-- L'ignorance de la doctrine* La force de la gauche, c'est aussi *l'ignorance* d'une large partie des troupes militantes de la C.F.T.C., notamment dans les jeunes classes. On se souvient qu'à diverses reprises, des ecclé­siastiques ou des militants se sont plaints que l'étude de la doc­trine sociale de l'Église ne tînt plus qu'une place secondaire dans les écoles de la Confédération ou même qu'elle n'en tînt plus aucune. Le résultat, c'est que le nombre diminue sans cesse, dans les syndicats chrétiens, de ceux qui savent de quoi il s'agit quand on parle de « morale sociale chrétienne ». On peut même dire que, pour beaucoup, l'affirmation de christia­nisme brandie encore par la centrale n'offre plus qu'un carac­tère confessionnel, puisque le contenu social du terme leur échappe. La C.F.T.C. n'est plus à leurs yeux, une association de syndicaux qui font du syndicalisme chrétien, mais de chrétiens qui font du syndicalisme. De là à trouver cette profession de foi intempestive, il n'y a pas loin. On a parlé de conflit de générations pour expliquer la crise du mouvement syndical chrétien. Ce n'est vrai qu'en apparence. Certes, la majorité des « moins de trente ans » semble acquise aux thèses de la gauche (ou, de qui revient à peu près au même, semble ne plus rien comprendre aux positions de la « droite »). Mais on aurait tort de conclure pour autant à l'incompatibilité entre la doctrine traditionnelle du syndicalisme chrétien et l'es­prit de la jeune génération : leur incompréhension est seule­ment un phénomène d'éducation. *c*) *-- La politique* Troisième élément de la force de gauche : *son habileté à flatter le penchant d'un grand nombre de militants syndicaux, surtout des jeunes, à la politique.* On parle, un peu à tort et à travers, de la « dépolitisation » de l'opinion et tout particuliè­rement de la jeunesse. Mais, s'il est vrai que l'opinion se désin­téresse du jeu des partis et professe envers ceux-ci un mépris qui ne s'atténue guère, il l'est tout autant que bon nombre de militants se donnent à l'action syndicale avec d'autres perspec­tives que la défense des salaires ou l'amélioration des condi­tions de travail. Le moins qu'on puisse dire est qu'ils aiment que leur activité syndicale s'inscrive dans une perspective poli­tique plus vaste. 167:77 Les leaders de la gauche ont su exploiter ce sentiment pen­dant la guerre d'Algérie, et c'est en appelant les militants à prendre la direction de la lutte pour l'indépendance algérienne, en entraînant sur ce terrain (non sans mal, au début) la direc­tion de la confédération, qu'ils ont accru leur prestige et leur autorité, -- démantelé la résistance de leurs adversaires. La fin de la guerre d'Algérie risquait de créer un vide dans leur action. Il leur fallait trouver autre chose. Ils y sont aisé­ment parvenus. On trouve toujours un prétexte à l'agitation po­litique ; les communistes nous en ont depuis longtemps admi­nistré la preuve, et il est fallacieux, l'argument qui se résume ainsi : il y a un gros problème politique qui encombre tout l'horizon, qui rend impossible toute action sociale efficace ; sans devenir pour autant une force politique, les syndicats doi­vent contribuer à sa solution, et au plus vite, avant tout pour faire de la place ; une fois ce problème réglé, on pourra revenir tranquillement à nos affaires. Hélas ! une fois ce problème réglé, il y en aura un autre, puis un autre, et ainsi de suite jusqu'à la consommation des siè­cles. Pour le moment, c'est la *force de frappe* qui prend la re­lève de la guerre d'Algérie. M. Georges Montaron, dans *Témoignage chrétien* (13 juin 1963), avait mis le congrès en demeure de se prononcer : « *La centrale de la rue Montholon condamne-t-elle la force de frappe atomique et est-elle prête à s'y opposer en unissant ses efforts à ceux des autres centrales et aussi à ceux des socialistes et des communistes* », avait-il demandé, en précisant que « *l'opinion publique* » attendait*,* là-dessus, de la C.F.T.C., « *une réponse claire* ». L'opinion publique, qu'à tort ou à raison, l'affaire de la bombe atomique passionne moins que ne le faisait la guerre d'Algérie, n'attendait assurément rien d'une centrale syndicale en la matière. Mais Vignaux savait fort bien que l'opinion des militants n'est pas celle du public : lui et ses amis ont donc mis la question au premier plan, et ils ont réussi à faire voter une résolution par laquelle le congrès s'est déclaré résolu : « à contester la politique d'armement nucléaire menée par le Pouvoir ; « à appeler l'opinion publique à rejeter cette politique, en maintenant dans cette action la pleine indépendance de l'organisation syndicale. » Voici donc la Confédération engagée dans une action propre à entretenir dans les syndicats un climat propice à son évolu­tion doctrinale dans un certain sens, parce qu'il ne permet pas que les problèmes fondamentaux soient posés clairement ni sur­tout traités de sang-froid. Si l'on ajoute à cela la faveur que rencontre la gauche dans la presse -- et, semble-t-il, dans une large partie du clergé -- on sera tout près de lui donner partie gagnée. 168:77 Force des positions traditionalistes On sourira sans doute en me voyant écrire que la seule force de la droite est dans l'honnêteté de sa position : ce n'est pas là, en général, dans les conflits de ce genre, une attitude très payante. Mais il se trouve qu'un peu par hasard, cela est vrai. *a*) *-- La maison est à eux* Quel est l'argument majeur de ceux qui veulent conserver à la confédération son nom et son orientation ? C'est que nul ne force ceux qui ne veulent plus faire de syndicalisme chrétien à rester à la C.F.T.C. ; s'ils ne s'y trouvent plus à leur place, ils n'ont qu'à en sortir. Comme l'a dit Sauty en son langage imagé : « *Nous rendons leur liberté à ceux qui se sont aperçus qu'ils s'étaient trompés en venant chez nous. Quand on n'est pas content de la marchan­dise, on change de crémerie*. » Les syndicalistes chrétiens sont chez eux à la C.F.T.C. et il est vraiment abusif d'exiger d'eux, au nom de la discipline dé­mocratique, qu'ils renoncent à une appellation et à une doctri­ne auxquelles ils tiennent, quand le *pacte au nom duquel on leur demande de s'incliner a été conclu en vue de mener une action syndicale d'inspiration et d'appellation chrétiennes*. Si fort qu'il soit sur le plan de la logique, de la morale et du droit, cet argument ne ferait sans doute pas obstacle à la trans­formation de la centrale si n'intervenait ici le hasard auquel je faisais allusion plus haut. Quand s'est produite la scission de la C.G.T. en 1947, la grande chance des communistes fut qu'ils gardèrent l'appella­tion confédérale, vieille alors de cinquante-deux ans. Or, la gau­che et le centre ont beau être majoritaires à la C.F.T.C., *ils ne peuvent pas garder l'appellation* puisque leur intention est jus­tement de la modifier. Les minoritaires, même s'il se confirme qu'ils sont en effet la minorité, pourront donc garder le sigle confédéral, et le prestige qu'il a fini par acquérir. Autrement dit, il ne dépend pas de la majorité qu'il n'y ait plus de C.F.T.C. si la minorité n'y donne pas son consentement. Or, il n'est pas certain encore que les minoritaires se laissent influencer par les accusations de « chantage à la scission » portées contre eux. Ils peuvent même envisager la séparation avec une certaine sérénité. 169:77 Autant qu'on en puisse juger, en effet, les organisations (fé­dérations, syndicats, et même U.D.) ne connaissent pas, pour la plupart, de division en leur sein. En particulier, les traditio­nalistes « tiennent » des organisations qui ne seront pas affectées directement par la scission si scission il y a : la C.F.T.C. se scindera, non la Fédération des mineurs. Au niveau profes­sionnel -- là où se situe le principal de l'action syndicale, les organisations ne se trouveront donc pas sensiblement affaiblies. *b*) *-- Pouvoir du* « *C* » D'autre part, on peut tenir pour mal fondé le grand argument de la gauche qui fait de l'appellation chrétienne un repoussoir. Il est sans doute vrai que le « second C » écarte des adhésions et suscite des hostilités, -- encore que cela soit beaucoup moins vrai qu'autrefois. Mais il est vrai aussi qu'il en suscite d'autres, et qu'il possède un pouvoir attractif, notamment sur le plan électoral. Quand *Jean Monnier*, du Maine-et-Loire, faisait valoir paral­lèlement que 91 % des adhérents de son U.D. s'étaient pronon­cés pour l' « évolution » de la centrale et que les listes C.F.T.C. avaient obtenu 45 % des voix aux élections à la Sécurité Sociale, s'il voulait en conclure que ceci n'empêchait pas cela, il se trompait. Si demain on présentait dans le Maine-et-Loire, con­curremment, une liste C.F.T.C. et une liste U.G.T. (si c'est cette appellation qui doit être choisie), la première recueillerait beau­coup plus de voix que la seconde, même si, au sein de l'U.D., la scission avait fait passer plus de militants du côté de l'U.G.T. que du côté de la C.F.T.C. Certes, la clientèle électorale compte moins dans la vie des syndicats que dans celle des partis et c'est pourquoi l'aventure que court la C.F.T.C. est moins redoutable que celle que le M.R.P. a traversée. Mais ce qu'on disait de celui-ci -- que sa clientèle était à droite alors que ses cadres étaient à gauche s'applique partiellement aujourd'hui à la C.F.T.C. On a quel­quefois l'impression que certains militants, trompés sans doute par leur vie en vase clos, par leurs contacts à peu près exclusifs avec la partie des salariés la plus sensible à l'agitation politique et sociale, ne se rendent plus un compte exact de l'état d'esprit du gros de la troupe : ils se hâtent et s'excitent pour être en tête de la colonne comme s'ils craignaient qu'elle ne les dé­passe, alors qu'elle est encore loin, très loin, derrière eux, qu'elle risque même de les perdre de vue et de ne plus les suivre. Faiblesses des positions traditionalistes La position traditionaliste tire donc le plus clair de sa force de la nature des choses, si l'on peut ainsi parler. Ses faiblesses sont tout aussi évidentes, et elles sont redoutables. 170:77 *a*) *-- Manque d'organisation* Ses faiblesses, ce sont d'abord *son manque d'organisation*, plus exactement le retard qu'elle a apporté à s'organiser et à faire, elle aussi, de sa tendance une fraction. On peut bien dire qu'avant le précédent congrès -- celui de 1961 -- il n'y avait qu'un nombre considérable des congressistes d'il y a deux ans (en dehors de ceux de la gauche) tombèrent des nues quand ils se rendirent compte, sinon qu'il y avait conflit et crise, du moins que les choses en étaient à ce point. Certes, Jacques Tessier et ses amis publiaient déjà les *Équi­pes syndicalistes chrétiennes*, dont le premier numéro parut en mai 1956. Mais, outre que sa diffusion n'était pas considérable, on y sentait une certaine répugnance à engager le combat autre­ment qu'à fleurets mouchetés, et plus encore à créer un « appa­reil fractionnel ». Répugnance qui s'explique assurément d'abord parce qu'à partir du moment où s'est dessinée la coali­tion du centre et de la gauche, on risquait, en s'en prenant à celle-ci, d'atteindre également celle-là et de précipiter une ren­contre qu'en bonne tactique il convenait d'éviter, ensuite parce que l'organisation d'une tendance, la constitution d'une « fraction », n'étaient pas dans le style de la centrale chrétienne, ni dans sa tradition, et qu'en s'engageant dans cette voie pour sui­vre l'adversaire on était soi-même infidèle à l'esprit qu'on pré­tendait défendre. Il n'y a, en réalité, guère plus d'un an que les syndicalistes chrétiens se sont donné une cohésion plus grande. Le 1^er^ mai 1962, vingt et un militants (« Les vingt et un ») ont publié un manifeste-programme pour la C.F.T.C. et leur groupe est devenu un centre de ralliement. Les organisations dont ils assument la responsabilité ont pris, pour la plupart, parti dans le même sens. Les bases d'une organisation de la résistance étaient jetées. Quelle forme a pris cette organisation, je ne saurais le dire. On sentait, au congrès, que les résistants se connaissaient mieux que par le passé, qu'ils avaient concerté certaines de leurs ma­nœuvres ; il en sera question plus loin. Je n'ai pas le sentiment, toutefois, que leur organisation soit aussi poussée que celle de la gauche, aussi poussée qu'il le faudrait pour mener la recon­quête. C'est faute de temps, sans doute. C'est aussi, répétons-le, par répugnance. *b*) *-- Imprécision doctrinale* La seconde cause de la faiblesse des traditionalistes est *doc­trinale*. J'ai dit plus haut que ce qui permettait à la gauche de recruter parmi les jeunes c'était l'ignorance dans laquelle la plu­part de ceux-ci se trouvent à l'égard de la doctrine sociale de l'Église ou, plus étroitement, du syndicalisme chrétien. J'ai souligné également une des raisons de cette ignorance -- le rétrécis­sement constant de la place faite à l'enseignement de ces doc­trines dans les écoles de la C.F.T.C. 171:77 Or, sauf erreur, si les traditionalistes ont protesté (assez tardivement d'ailleurs) contre cette élimination, ils ne se sont pas substitués aux éducateurs officiels, ils n'ont pas procédé au réarmement intellectuel des militante. Ils n'ont qu'en de rares occasions défini à nouveau, et pas toujours avec la précision suffisante, les positions originales de la pensée syndicale chré­tienne. Bref, ils ont, eux aussi, contribué à laisser cette pensée s'enliser dans le vague, l'indécis et finalement l'impuissance. Il semble même que, gagnés par l'ambiance générale, ils aient eux aussi eu recours aux euphémismes, aux expressions pudi­ques qui sont aujourd'hui de règle dans la confédération. J'ai prêté l'oreille : il n'en est guère qui aient prononcé le mot « chrétien », développé le sigle confédéral en « confédération française des travailleurs chrétiens », ou qui n'aient pas pré­féré dire « notre idéal », « nos principes », plutôt que : la morale sociale chrétienne. Ce sont de petites choses, mais elles comptent. Elles sont au moins des symptômes. Comment expliquer cette attitude, de prime abord étrange de la part d'hommes dont les convictions sont à toute épreuve ? Je vais à la cause principale : cette cause, c'est tout simplement que l'Église, dans ses élites intellectuelles et dans sa hiérarchie, connaît aujourd'hui une crise, non de la foi, mais de la pensée, qu'en particulier en matière de philosophie politique et sociale les docteurs chrétiens sont en train de tourner le dos à l'inspira­tion chrétienne. Ils n'ont plus très clairement conscience de ce qui en faisait l'originalité, et qui ne se réduisait certainement pas à cette sensiblerie larmoyante, à ces effusions sincères, mais faciles dont on a vu récemment des manifestations presque cari­caturales. On comprendra sans peine la gêne des fidèles du syndica­lisme chrétien : ils se battent en enfants perdus, sans l'appui de ceux qui devraient être leur soutien, -- heureux encore quand ils n'ont pas à le faire contre eux. Dernière remarque, qui présente un certain intérêt en ce qui concerne la philosophie de l'histoire : les catholiques abandonnent la doctrine sociale de l'Église en un temps où sans doute elle s'adapterait mieux qu'en aucun autre à l'état d'esprit le plus répandu parmi les salariés et aux réalités éco­nomiques. Insérons ici une remarque. Tout le monde semble oublier que la fameuse « référence doctrinale » figurant aujourd'hui dans les statuts de la C.F.T.C. est le résultat d'un premier abandon, d'une première mutilation. Ce n'est pas la formule originale. Et c'est pourquoi cette « référence doctrinale » ne réfère en fait, à... aucune doctrine ! 172:77 Sans doute ces termes de « morale sociale chré­tienne » peuvent avoir un sens précis mais seule­ment pour celui qui l'y met, et dans la mesure où il l'y met. Objectivement, descriptivement, à titre de « référence », cela ne réfère à rien du tout : à Tolstoï ? à Lamartine ? à Billy Graham ? à Georges Brassens ? Cette formule d'on ne sait quelle « morale sociale chrétienne » a été introduite lors de la suppression, dans les statuts de la C.F.T.C., de le référence explicite, et véritablement doctrinale celle-là, aux Encycliques sociales des Papes. La référence aux Encycliques avait été supprimée au nom des mêmes raisons alléguées de nouveau aujourd'hui pour supprimer la « morale sociale chrétienne ». Hier comme aujourd'hui, il s'agit avant tout d' « élargir l'audience » de la C.F.T.C. Or, chacun a pu remarquer que les Encycliques sociales et notamment les plus récentes, « Mater et Magistra » et « Pacem in terris », ont eu par elles-mêmes un retentissement universel et une audience dépassant très largement l'audience propre à la C.F.T.C. Vivre avec son temps, ce serait en l'occurrence rétablir la référence aux Encycliques sociales qui -- malgré la défection de la C.F.T.C. -- ont conquis l'attention universelle. Élargir l'audience de la C.F.T.C., ce serait essayer de lui donner une au­dience aussi large que celle des Encycliques, Il est regrettable que la minorité chrétienne de la C.F.T.C. ne s'en aperçoive point. Il est regretta­ble qu'elle continue à se battre sur une position uniquement défensive, et au profit d'une « morale Sociale chrétienne » non précisée. La défensive, et la défensive dans le vague, donc doublement négative, ne conduit jamais à la victoire. La minorité chrétienne de la C.F.T.C. pourrait, si elle le voulait, adopter une attitude positive et offensive : réclamer que la « morale sociale chré­tienne » soit remplacée dans les statuts par la référence aux Encycliques sociales. Pour une telle proposition, les arguments de fond ne manqueraient pas. 173:77 Mais surtout, auprès de tous ceux qui ne rêvent que d' « élargir l'audience », il y aurait cet argu­ment d'opportunité qui serait sans réplique : l'au­dience propre des Encycliques sociales -- notamment auprès des non-catholiques -- est par elle-même, aujourd'hui, beaucoup plus étendue que l'audience de la C.F.T.C. Alors ? Alors, sans doute, rien. Qu'ils soient de droite, du centre ou de gauche, on mesure maintenant à quel niveau de doctrine et de caractère se situent la plupart des cadres de la C.F.T.C., formés selon les méthodes en vigueur dans la C.F.T.C. elle-même et dans les autres orga­nisations catholiques d'où ils proviennent. Militants habiles, actifs, généreux, ils le sont très souvent. Mais ils ignorent leur doctrine et ils ont peur d'être ce qu'ils sont. Disons-le tout de suite : le centre, c'est d'ordinaire le « ventre » -- le ventre mou -- c'est le « marais ». Le dynamisme est aux extrêmes, sur la Montagne. Au centre sont ceux qui suivent ou qui freinent, qui freinent en suivant, qui suivent en freinant. Cette conception n'est pas aussi souvent vraie qu'on le croit. En tout cas, à la C.F.T.C., les leaders du centre semblent résolus à faire mentir la légende. Leur centre se veut dynamique, et on peut dire qu'il l'est. Une idée domine tout : *préserver l'unité de la confédération.* Les principaux leaders du centre ont sauvé naguère cette unité, écarté les menaces qui pesaient sur elle en s'alliant à la gauche d'où semblait venir ces menaces. Aujourd'hui, sans être maîtres -- bien loin de là -- d'une gauche toujours rétive, ils s'emploient à rassurer la droite, à lui faire admettre qu'elle doit demeurer dans la confédération, même entièrement « déconfessionna­lisée ». Car le centre est acquis, non seulement à la mise en cause, mais à la suppression du second C et de la référence doctrinale. Certains y sont acquis depuis longtemps ; ce sont ceux qui viennent de la gauche comme *Gérard Espéret,* comme *Eugène Descamps,* et qui forment, si l'on veut, le « centre gauche ». Ils ont rallié le centre par souci de l'unité, parce que certaines atti­tudes de la gauche leur paraissaient de nature à briser la centrale. 174:77 Quand Sauty est descendu de la tribune, après sa première intervention, Gérard Espéret, au contraire de Declercq, Detraz et Mathevet, a applaudi ostensiblement, bruyamment, pour bien, montrer que les désaccords n'empêchaient ni l'amitié ni le tra­vail en commun. Sans doute faut-il tenir compte aussi de l'effet qu'a eu sur eux l'exercice du pouvoir : cela est évident pour Descamps, cela est vrai aussi pour Espéret. Responsable long­temps du secteur outre-mer, engagé de langue date à ce titre dans une action dont il a dit qu'on n'en pouvait pas tout dire, il ne regrette assurément rien de la politique qu'il a poursuivie ni des résultats auxquels elle a conduit. Il serait bien étonnant, pourtant, qu'il n'ait pas connu quelques désillusions (tous ceux qui ont travaillé dans ce domaine en ont connu) et senti que tout n'était peut-être pas aussi simple et facile que le veut l'idéolo­gie de la gauche. La majeure partie du centre -- ce que l'on pourrait appeler, toujours selon la même terminologie, le « centre droit » -- est formée de syndicalistes chrétiens authentiques, d'hommes imbus de l'enseignement social de l'Église, des principes de la morale sociale chrétienne. C'est le cas de Levard, et à plus forte raison de Bouladoux, que ses fonctions à la tête de la C.I.S.C. mettent un peu « au-dessus de la mêlée », mais qui reste attaché par toutes les fibres à la confédération et à son drame. On ne forcerait pas leur pensée, me semble-t-il, en définissant ainsi leur position : *faire du syndicalisme chrétien le dire, voire se donner la possibilité d'en faire plus en ne disant pas.* Ils sont ralliés à la formule dont s'est servi Espéret (je cite un peu approximativement) : « *Ne pas manquer la chance de réaliser nos principes en conservant une formulation qui date d'un temps où les problèmes se posaient de façon différente*. » Dans cette perspective, les objectifs du centre étaient clairs : -- retarder aussi longtemps que possible le moment où faudra choisir ; -- renforcer, ou même recréer sur d'autres bases, l'unité la confédération, en consolidant ses structures matérielles, lui ouvrant des perspectives d'action, en lui proposant une logique de substitution. #### II -- LES MANŒUVRES DU CONGRÈS Un délégué l'a dit : on cherche à gagner du temps. Les responsables confédéraux s'en sont défendus. Du moins pour ceux du centre, ce ne pouvait être que mollement car c'est bien de cela qu'il s'agissait. 175:77 La commission pour l'étude\ des problèmes d'orientation La manœuvre dilatoire (disons, pour ne pas être péjoratifs, la manœuvre de retardement) date de loin. En 1960, la question du «* second C *» ayant été ouvertement posée -- notamment par les syndicats des Industries chimiques -- le Bureau confédéral invita les secrétaires des fédérations et des Unions départemen­tales à se réunir pour une session d'étude au village d'Albé, dans les Vosges. De multiples allusions devaient être faites à cette réunion lors du congrès de 1961, mais aucun orateur n'en­tra dans le détail, et, vraisemblablement, la majorité des congres­sistes ne savaient pas au juste de quoi il s'agissait. La C.F.T.C. est une maison de verre, mais les vitres y sont opaques. A quelques semaines de là, le Bureau confédéral soumettait au Comité national un projet de création d'une commission de sept membres, dont la mission était de s'informer (« *avec patience* » devait dire Bouladoux) de l'opinion des militants sur les problèmes, fondamentaux. Un questionnaire serait soumis à un certain nombre d'entre eux que la commission entendrait. A partir de leurs réponses serait élaboré un « *document de tra­vail* » sur lequel toutes les organisations seraient appelées à se prononcer. Telles furent les explications données au congrès de juin 1961. La commission avait alors à peine commencé ses travaux, Bouladoux ajoutait que, d'accord avec la majorité du bureau confédéral, il souhaitait qu'aucun débat ne s'engageât à la tri­bune du congrès sur le titre de la confédération ni sur l'article premier des statuts. Constituée en novembre 1960, la *Commission pour l'étude des problèmes d'orientation* était composée de : -- Eugène Descamps ([^29]), vice-président de la C.F.T.C. -- Gérard Espéret, vice-président de la C.F.T.C. ; -- Guy Sulter, secrétaire de la fédération des Employés ; -- René Decaillon, secrétaire de la fédération Gaz-Élec­tricité ; -- Max Fraisse, secrétaire de la fédération des P. et T. -- Pierre Jeanne, secrétaire de la Métallurgie ; -- François Lagamdré, président de la fédération des cadres. La commission entendit une quarantaine de militants responsables à qui elle remit un questionnaire en quatre points. 176:77 *Première question :* Pour mieux réaliser la mission du syndicalisme, quels sont les problèmes essentiels que la C.F.T.C. devra affronter face : a\) aux réalités financières ; b\) à l'interférence du social, de l'économique et du politique ; c\) aux dimensions internationales que prennent tous les pro­blèmes ; d\) aux techniques ; e\) à la civilisation du confort. *Deuxième question :* Quelles sont les dimensions à atteindre et les structures à réaliser pour la C.F.T.C. dans les prochaines années ? *Troisième question :* Comment concevoir, dans le cadre de nos perspectives, les rapports avec la C.G.T., la C.G.T.-F.O. et la C-G.C. ? *Quatrième question :* Considérez-vous comme nécessaire une base doctrinale animant notre action ? Dans l'affirmative, comment la formulez-vous ? Nous reviendrons sur les résultats de cette enquête. Ce qu'il importe de noter, du point de vue de la tactique, c'est que le 20 juin 1962, une fois connu et étudié le document élaboré par la commission, le Bureau confédéral adopta, de façon implicite mais claire, l'idée d'une « évolution » de la confédération. « Après en avoir longuement discuté, les membres du Bureau confédéral se déclarent partisans d'une évolution de notre Mouvement afin d'en faire la grande organisation syndicale démocratique française dont la classe ouvrière a besoin. « Ils réaffirment que tout mouvement syndical doit s'appuyer sur des principes. « Ils souhaitent que ces principes soient formulés d'une ma­nière précise et brève. « Ils veulent que la Charte du Mouvement comporte, en plus des principes, sauvegarde et éclairage du Mouvement, une deuxième partie présentant : les systèmes proposés, le programme, la stratégie. « Ils pensent que le programme et la tactique sont un effort continuel à suivre, devant s'adapter d'une manière presque permanente aux événements. » 177:77 C'est là un texte historique. La C.F.T.C. prenait officielle­ment un tournant décisif. Bien sûr, les « principes » dont il était affirmé que la confé­dération avait besoin pouvaient être ceux du syndicalisme chré­tien. Mais il n'y avait d'ambiguïté que pour ceux qui voulaient se duper eux-mêmes. Il était dit implicitement que tout au moins la formulation actuelle des principes ne convenait plus. La C.F.T.C. devait évoluer. Elle devait devenir « *la grande centrale démocratique française* »*.* Autant dire qu'elle devait cesser d'être « chrétienne ». Toutefois, si le tournant était pris, c'était seulement, dans les volontés, pour ainsi dire, non dans les faits. Restait à faire passer la décision de celles-ci dans ceux-là. Restait à faire admettre par la plus grande majorité possible des militants « l'évolution » doctrinale dont le principe venait d'être admis par le Bureau confédéral. Pour y parvenir, le plus pressé était de perdre du temps. Il fut donc proposé au conseil confédéral, qui approuva (les 22 et 23 juin 1962) de sérier les problèmes évoqués dans le question­naire : dans une première période, on étudierait les trois pre­mières questions ; l'étude de la quatrième viendrait après. Ainsi, lors du congrès, la question de la référence doctri­nale ne serait pas posée. Le conseil confédéral en exercice jus­qu'à ce congrès proposait à son successeur un calendrier qui comportait « *l'étude poussée de la quatrième question jusqu'à la fin de 1963* ». A ce moment-là, le conseil confédéral élu en 1963 déciderait, soit de convoquer un congrès extraordinaire en 1964, soit d'attendre le congrès de 1965 pour « finir » l'étude. C'était deux ans de gagnés, peut-être trois. L'intervention de la gauche Quelqu'un vint troubler ces beaux arrangements. Le 5 avril 1962, dans les délais prévus par l'article 17 des statuts, le syndicat des Industries chimiques du canton de Rous­sillon (Isère) déposa une demande de révision des statuts que le Bureau confédéral ne put qu'accepter. La révision des sta­tuts se trouvait inscrite à l'ordre du jour du congrès. La proposition s'en prend non seulement au second C mais au F, et ce n'est pas par hasard. Quand fut choisi le nom de la Confédération, Zirnheld tint à ce qu'elle fut « *française* »*,* et cela non au sens géographique, mais au sens national du terme, par réaction contre l'antipatriotisme qu'avait affiché la C.G.T. avant 1914 -- et qu'elle retrouverait au lendemain de la guerre. 178:77 Réaction des traditionalistes Puisque le problème se trouvait inscrit à l'ordre du jour, les traditionalistes décidèrent d'organiser la résistance, afin d'em­pêcher un vote par surprise. Le syndicat des Employés de commerce et interprofessionnels (SECI) de la Région parisienne, dont Jacques Tessier est le président (en même temps qu'il est secrétaire général de la Fédération internationale des syndicats chrétiens d'employés, techniciens, cadres et VRP) adressa donc à 3.000 militants une lettre circulaire recommandant de faire prendre position sur la question des statuts au conseil du syndicat, de faire remettre là-dessus un mandat impératif au délégué du syndicat au congrès ou, si le syndicat ne pouvait pas envoyer de délégué, de remet­tre son mandat à l'un des signataires du manifeste-programme du 1^er^ mai 1962. La contre attaque ayant été préparée (jusqu'à quel point ? je l'ignore), Jean Bornard demanda la parole pour une motion d'ordre quand Bouladoux, le vendredi, eut ouvert la séance con­sacrée au rapport d'orientation. Il fit valoir qu'il n'était pas normal de rejeter en fin de congrès la discussion de la demande de révision des statuts alors que ce thème était étroitement lié à ceux dont allait traiter le rapport. Il demandait la jonction de ces deux points de l'ordre du jour. Coup de théâtre : Hautson monta alors à la tribune pour faire savoir que son syndicat des Industries chimiques du can­ton du Roussillon avait retiré sa demande le 11 juin, deux jours avant le congrès. Cette fois, personne ne croira qu'il ait agi de son chef, sans des interventions venues de la direction confédérale. Bornard fut visiblement décontenancé, au point de deman­der, dans sa riposte, de quand datait ce retrait, alors qu'Haut­son l'avait dit clairement. Je note ce menu détail parce qu'il est très significatif, parce qu'il est de ceux qui font douter que l'esprit de camaraderie soit demeuré indemne, comme on l'affirme, au sein de la C.F.T.C. Il aurait été amical de préve­nir les responsables de la droite avant le congrès de cette modi­fication importante apportée à l'ordre du jour. On ne se défend pas de l'impression qu'on a voulu empêcher Bornard et ses amis de préparer leur riposte. La question sera-t-elle posée ? Cette menace écartée, le Bureau confédéral n'était pas au bout de ses peines. A droite comme à gauche, on désirait qu'un vote départageât les tendances, permit le dénombrement des forces respectives. 179:77 Trois tentatives furent faites, l'une venant de la gauche, deux autres de la droite. a\) La représentation de l'Alsace. La première émanait des syndicats d'Alsace-Lorraine. Leur porte-parole protesta parce que la demande qu'ils avaient for­mulée concernant leur représentation au conseil confédéral n'avait pas été retenue. Jusqu'à présent ils bénéficiaient d'un siège au titre de l'Union régionale d'Alsace parmi les 22 qui sont réservés aux organisations numériquement les plus impor­tantes. Or, ils se sont constitué récemment en deux U.D. (Haut-Rhin et Bas-Rhin), chacune demeurant assez forte pour avoir un siège au conseil. A n'en pas douter, cette demande avait une signification « politique ». Il s'agissait de donner un siège de plus à la ten­dance traditionaliste. Le congrès donna raison à l'Union dépar­tementale du Haut-Rhin par 14.571 voix contre 14.175. b\) Le projet du Bureau confédéral. Les deux autres tentatives eurent lieu lors de la conclusion du débat sur le rapport d'orientation. Le Bureau confédéral présentait un projet de motion dont l'essentiel était contenu dans les alinéas suivants : ... « Le congrès confédéral... déclare que, dans ces perspectives \[celles des transformations rapides sous l'effet du progrès technique\], la C.F.T.C. doit elle-même poursuivre son évolution avec le souci de la cohé­sion et de l'unité du mouvement afin de construire la grande organisation syndicale libre et démocratique dont les travailleurs ont besoin. » ... « C'est pourquoi le congrès « 5 -- se félicitant des recherches menées depuis trois ans par les organisations confédérées, « 6 -- décide de retenir les éléments et les analyses du rap­port présenté pour définir les objectifs et le programme de la confédération ; « 7 -- donne mandat au conseil confédéral de poursuivre les études entreprises, en y associant à nouveau l'ensemble des organisations, afin de préparer les conclusions à tirer de cette prise de conscience des responsabilités du syndicalisme dans le monde moderne en ce qui concerne la formulation des principes, les statuts, les structures et la stratégie de la C.F.T.C. 180:77 « 8 -- ratifiant les propositions du conseil confédéral de juin 1961, précise que ces travaux devront être menés de telle façon que le comité national d'avril 1964 puisse être saisi, par le nouveau conseil confédéral, du calendrier des réunions des organes statutaires, y compris un congrès extraordinaire qui aurait à se prononcer sur leurs conclusions. » Deux textes furent opposés à celui-là : -- un contre-projet des traditionalistes, qui modifiait radicale­ment les cinq paragraphes cités ci-dessus du projet du bureau confédéral ; -- un amendement de la gauche qui portait sur le dernier para­graphe. Comme le contre projet était le plus éloigné du texte initial, c'est lui qui fut d'abord mis aux voix. c\) La contre-projet des traditionalistes. Il était présenté par les délégués de 21 syndicats, forts au total d'environ 25.000 adhérents ([^30]). A quelques détails de rédaction près, il reprenait les trois premiers paragraphes du projet confédéral, mais il apportait au reste des modifications substantielles : ... « Le congrès confédéral... « 4 -- déclare que, dans ces perspectives, la C.F.T.C. doit renforcer sa cohésion et son unité, *en bannissant les discus­sions sur ses propres raisons d'être*, afin de devenir de plus en plus réellement la grande organisation syndicale libre et démocratique dont les travailleurs ont besoin ; « 5 -- affirme en effet qu'*en raison des principes dont elle s'inspire*, la C.F.T.C. constitue une force irremplaçable pour l'instauration d'une authentique démocratie économique, associant les travailleurs à tous les échelons aux décisions qui conditionnent leur existence, garantissant la justice et le pro­grès social et sauvegardant leurs libertés ; 181:77 « 6 -- estime souhaitable que soit renforcée la coopération entre les organisations syndicales libres françaises dans les domaines où elles constatent leur communauté d'objectifs, mais en excluant toute éventualité de fusion avec quelque autre centrale syndicale que ce soit ; « 7 -- décide que les études et analyses nécessaires pour permettre au mouvement de faire face à l'évolution de la société contemporaine doivent être conduites dans le respect du caractère intangible de la charte constitutive du mouvement, fixé par les statuts en vigueur. » Les rédacteurs de ce texte avaient, on le voit, repris à leur compte la formule devenue officielle depuis le 20 juin 1962 : faire de la C.F.T.C. « *la grande organisation syndicale démocra­tique dont la classe ouvrière a besoin* », mais en lui enlevant son sens initial, lequel comportait, en perspective, la disparition du pluralisme syndical. Était-ce suffisant pour exorciser la formule de cette perspective ? On peut en douter... Le texte fut assez mal défendu par le président du syndicat de l'EDF de la région parisienne. Quand l'orateur, se présen­tant, rappela qu'il était président de son syndicat depuis 27 ans, il fut littéralement hué par toute une partie de la salle : on sen­tait là, de la part de beaucoup de jeunes, et d'autres qui le sont moins, la volonté de rompre avec tout ce qui fait que le passé est présent encore dans la confédération. Le vote donna, sur 29.256 votants, 9.632 voix en faveur du contre-projet (soit 32,9 % des votants), 19.442 contre (soit 66,4 %). Il y eut 22 bulletins blancs, 95 nuls et 65 abstentions. d\) Amendement de la gauche. L'amendement de la gauche fut présenté par Jean Maire, du syndicat de la Métallurgie de Valentigny, et contresigné par 28 autres militants. Son objet était de mettre un terme aux atermoiements et d'obtenir que la question statutaire fut tranchée dans les dix-huit mois qui viennent. Il proposait donc, pour le paragraphe 8 du projet présenté par le Bureau confédéral, la rédaction suivante : (Les membres de phrase ajoutés par les auteurs de l'amen­dement sont en italique dans le texte.) « (Le congrès)... ratifiant les propositions du conseil confé­déral de juin 1961, précise que ces travaux devront être menés « de telle façon que le comité national d'avril 1964 puisse être saisi par le nouveau conseil confédéral de *propositions concrètes* concernant le titre, les statuts, les objectifs *d'organisation et d'action,* ainsi que du calendrier des organes statutaires, y compris un congrès extraordinaire *au cours du dernier trimestre 1964*, qui auront à se prononcer sur leurs conclusions. » 182:77 Le bureau confédéral adopta cet amendement, en l'adornant de la déclaration suivante : « Il est bien entendu que si, une fois cette date fixée, intervenaient des événements d'une telle importance que le conseil confédéral estime devoir modifier cette date, le comité natio­nal devra être convoqué de nouveau pour en délibérer. » Simple mesure de prudence, conseillée par les multiples péri­péties de la vie politique depuis deux ou trois ans ? Secret désir de conserver une certaine liberté de manœuvre ? Les événe­ments envisagés sont-ils seulement des événements extérieurs à la confédération ? Ou bien est-ce qu'une décision des traditio­nalistes se réunissant pour assurer qu'ils maintiendraient la C.F.T.C. contre l'avis d'un congrès extraordinaire constituerait un événement capable de remettre en question la date adoptée ? On ne saurait le dire. Toujours est-il que le vote sur le texte ainsi adopté par le rapporteur, qui engageait moralement le bureau confédéral et qui faisait de cet amendement la doctrine de la gauche et du centre, donna des résultats assez surprenants. Sur 29.083 votants et 28.987 suffrages exprimés, il y eut 16.529 mandats pour l'adoption (56,8 % des votants) et 12.458 contre (42,8 %). Le rapport est de 4 à 3. Manifestement une partie du centre -- ce que j'ai appelé le « centre droit » -- tout en étant résigné à l'évolution tient à ne pas bâter les choses, vraisemblablement par souci de sauvegarder l'unité. On peut se demander si, manœuvrant autrement, et faisant procéder d'abord à un vote sur la forme et non sur le fond, les traditionalistes n'auraient pas réussi à détacher de la coalition du centre et de la gauche une plus large partie du centre. On comprend qu'un militant des Textiles ait demandé -- sans succès -- qu'il fut précisé dès maintenant que la majorité de­vrait être large pour que sa décision fut exécutoire. Si elle est trop faible, assure-t-il, il y aura danger de rupture. Une majorité qui, comme lors de ce vote, ne serait même pas des trois cinquièmes, ne paraît pas en effet de nature à en imposer aux minoritaires. Le projet du bureau confédéral ainsi amendé fut adopté à mains levées. Apparemment, la marche vers la « déchristiani­sation » définitive de la confédération est réglée, jalonnée et presque minutée. En réalité, le vote sur l'amendement Maire autorise à écrire que la partie n'est pas jouée et qu'il surgira des péripéties im­prévues. 183:77 #### III -- RECHERCHES DOCTRINALES ET PERSPECTIVES POLITIQUES On aurait une vue fausse à la fois du congrès et du mouve­ment intérieur qui se produit au sein de la Confédération Si l'on ne mettait pas en valeur ce qui pourrait être un élément déterminant dans les mois qui viennent, ce qui en tout cas constitue dans une large mesure une nouveauté : c'est celui que j'ai noté en écrivant que le centre se refusait à être un « ven­tre », un « marais », -- qu'il se voulait « dynamique ». Pour parler autrement -- et en explicitant, et grossissant, des tendances obscures et imprécises -- on peut dire que le centre gagné à l'idée d'évolution s'efforce de ravir à la gauche l'initiative du mouvement, à la fois parce qu'il refuse pour elles-mêmes certaines des conceptions de la gauche (ou des consé­quences que ces conceptions impliquent) et parce qu'il a le sentiment, fort juste, que l'adoption formelle de ces conceptions entraînerait l'éclatement de la confédération. Il s'emploie donc, par une sorte de fuite en avant, à travers une voie que tous pour­raient suivre, parce que tous y retrouveraient l'essentiel de ce qu'ils demandent, ceux-ci le renoncement à l'affirmation chré­tienne, ceux-là, autrement formulés, les principes auxquels ils tiennent. Bref, il travaille à définir une philosophie et une politique qui contentent et entraînent tout le monde. Perspectives politiques Qu'ils aient eu ou non cette intention, les militants du centre donnent l'impression de chercher à détourner les esprits des conflits intérieurs en leur ouvrant des *perspectives politiques concrètes séduisantes*. Il faut entendre ici politique dans son sens le plus large. Ces perspectives se situent sur plusieurs plans : a\) -- Descamps a annoncé pour septembre et octobre le début d'une grande campagne en vue de la « reconnaissance légale de la section syndicale d'entreprise » (expression dont on n'use guère à la C.F.T.C. mais c'est bien de cela qu'il s'agit). Il y a là un grand objectif syndical susceptible d'intéresser toute une partie de l'opinion et, par suite, de mettre les syn­dicats en tant que tels au centre des préoccupations nationales. 184:77 b\) -- Il a tracé les grandes lignes d'un re groupement syn­dical qui sera la suite logique de la « déchristianisation » de la C.F.T.C. Si l'on comprend bien, ce regroupement engloberait la C.F.T.C., la C.G.T.-F.O., la F.E.N. La grande confédération libre qui sortirait de ce regroupement serait en « situation de force » en face de la C.G.T., ce qui transformerait les rapports qu'il est nécessaire d'avoir avec elle. c\) -- Ce regroupement s'accompagnerait d'une alliance avec d'autres formations. En règle générale, on n'aime guère la C.G.C. dans les syndicats chrétiens. On lui reproche d'être « catégorielle ». C'est une concurrence directe (et cette concur­rence pourrait s'avérer plus redoutable si la fédération des Cadres C.G.C. venait à être démantelée au profit des fédérations d'industrie). Par contre, les rapports sont bons, au sommet du moins, avec le Centre national des jeunes agriculteurs (C.N.J.A.). Le rapport du secteur économique souligne que « *la convergence dans la pensée et de plus en plus dans l'action des deux orga­nisations, l'une et l'autre occupant des positions stratégiques de premier plan dans leurs milieux respectifs, constitue un événe­ment qui peut être décisif pour l'avenir de la démocratie*. » Un « Groupe de recherches ouvrier-paysan » -- le G.R.O.P. -- a été constitué en 1962. Des militants responsables des deux organisations s'y retrouvent pour étudier des institutions qui, dans l'ordre politique comme dans l'ordre économique et social, répondraient aux exigences d'une démocratie moderne. d\) -- Il n'est pas douteux que beaucoup de militants avaient plus ou moins espéré que les syndicats joueraient un rôle de premier plan dans la construction d'une nouvelle démocratie politique. Durant les dernières années de la guerre d'Algérie, la C.F.T.C. a été l'aile marchante de l'opposition, laquelle s'est trouvé coïncider, à partir d'une certaine, date avec l'action gouvernementale. D'où des illusions qui semblent se dissiper. D'une part, le régime s'est consolidé. Le rapport du secteur politique énonce même que l'entreprise de l'U.N.R. pour s'im­planter et apparaître comme « *un parti jeune, moderne, effi­cace* », n'est « *pas forcément vouée à l'échec* »... Certes, sera repoussé tout ce qui conduirait à attacher la C.F.T.C. au régime actuel, mais « *sur la base d'une analyse objective des difficultés et des dangers de la situation actuelle* » elle « *pren­dra les positions et choisira les moyens d'action qui ne risque­ront pas de porter atteinte au potentiel du syndicalisme* », sans pour autant cesser de « *développer une pression politique* » afin d' « *amener le Pouvoir à se définir lui-même* ». D'autre part, les militants les plus engagés dans l'action politique paraissent avoir été déçus par l'inconsistance du P.S.U. et par le rapprochement esquissé entre les socialistes et les communistes. Peut-être se demandent-ils s'ils n'ont pas tiré pour d'autres les marrons du feu... En tout cas, Descamps s'est montré sans tendresse pour les partis, -- condamnant leur passé, doutant de leur avenir. 185:77 Quelques militants ont protesté. Tout en convenant que les partis de gauche étaient loin de leur donner entière satisfac­tion, ils ont jugé qu'il ne convenait pas de « *les enfoncer* » mais plutôt de les aider en militant dans leurs rangs, puisque « *le syndicalisme ne saurait suffire à tout* ». Descamps, lui aussi, a condamné cette formule du syndica­lisme révolutionnaire et, s'il avait un moment pensé que les Syndicats pouvaient assumer le pouvoir politique, il ne le croit certainement plus. Du moins est-il convaincu que les syndica­listes ont un grand rôle à jouer pour « recréer le tissu démo­cratique », selon le mot à la mode. Il a le sentiment qu'au prix de quelques sacrifices (dont son étiquette chrétienne), et d'ef­forts dont il ne la sent pas incapable, la C.F.T.C. pourrait dominer non seulement la vie sociale mais la vie politique française, qu'elle assumât ou non des responsabilités directes. Telle est la grande ambition, le grand dessein. A la recherche d'une nouvelle doctrine Ce vaste plan d'action syndicale et civique n'est qu'un des volets du diptyque. Les dirigeants du centre ne cherchent pas seulement « l'action qui unit » -- qui fait qu'on remet à plus tard et finalement qu'on oublie, ou qu'on tient pour négligeables les questions doctrinales. Ils entendent aussi proposer aux militants une doctrine sur laquelle tout le monde se trouverait d'accord. Il serait difficile de dire où en est la « recherche », difficile aussi de la suivre dans ses tâtonnements comme dans ses direc­tions multiples. Quelques remarques suffiront, qui porteront sur ses carac­tères généraux. Tout le monde paraît d'accord, à la C.F.T.C., pour assurer qu'il faut des « principes », une doctrine d'ensemble, une jus­tification théorique. Levard a déploré l'affadissement idéologique que connaissent, selon lui, certains secteurs du mouvement ouvrier, et il a fait reproche à Bothereau de ne pas comprendre la nécessité d'une philosophie générale, -- de s'en remettre à une sorte d'empirisme. On comprend son sentiment qui, répétons-le, est celui de tous dans la C.F.T.C. Ce qu'on ne comprend pas, ceci étant, c'est cette volonté d'élargissement qui tend à donner à la C.F.T.C. les dimensions de la classe ouvrière ou du salariat, car il y a, de l'un à l'autre, contradiction. 186:77 Ou bien la C.F.T.C. apporte une doctrine de la société, une philosophie de l'action, et alors elle agit comme un levain dans la pâte, elle apporte à la pâte quelque chose, que la pâte elle-même n'aurait pu se donner ; ou bien, sans être tout à fait la classe ouvrière elle-même, elle l'organise dans son ensemble, elle défend, secteur par secteur, tous ses intérêts, elle épouse toutes les tendances intellectuelles et morales. Dans ce cas, elle est conduite assez rapidement à cet empirisme prosaïque, terre à terre, que l'on reproche à la C.G.T.-F.O., (où d'ailleurs tout le monde n'est pas rallié à cette façon de voir). Sans doute peut-on espérer trouver deux ou trois grands principes qui joueraient le même rôle que ceux de la morale sociale chrétienne, éclairant les problèmes, quels qu'ils soient, indiquant dans quelle voie chercher la solution. C'est pourquoi on parle abondamment d'*humanisme* et de *démocratie* depuis des années à la C.F.T.C. Seulement, cette idéologie de substitu­tion est, de toute évidence, en pleine décadence. Elle appelle, sur tous les points, une révision, qui n'en laissera sans doute pas grand'chose debout. Si les syndicalistes chrétiens croyaient trouver le logement tout prêt, ils se trompaient : les ruines, de loin, gardaient grande allure ; mais, de près, elles sont bien ce qu'elles sont : des ruines. \*\*\* Je regrette tout d'abord l'apport original dont le syndica­lisme chrétien, dans son inspiration première, pourrait enrichir la doctrine et l'action syndicales. Certes, la pensée chrétienne s'est affadie. Elle s'est affadie, je le crois, dans le domaine métaphysique. Elle s'est affadie plus encore -- et cela j'en suis sûr -- dans le domaine poli­tique et social. Malgré cet affadissement il en demeure, si j'ose dire, de beaux restes, -- à tout le moins de grands souvenirs. Or, dans ces souvenirs et dans ces restes, il serait possible de trouver de quoi renouveler -- pour ne parler que de l'aspect des problèmes qui nous occupe ici -- le stock d'idées ou de formules sur lequel vit le « syndicalisme moyen ». Au lieu de cela, on voit les syndicalistes chrétiens se tourner vers l'héritage hétéroclite du syndicalisme classique, et épouser, en les croyants vivantes, efficaces, « modernes », des notions qui viennent du syndicalisme révolutionnaire, du socialisme démocratique, du marxisme, voire du communisme, doctrines qui encombrent le présent et l'encombreront encore mais qui appartiennent au passé, N'est-il pas affligeant de voir l'immense effort fait par tant de syndicalistes chrétiens pour échanger une doctrine originale et qui allait s'avérer féconde contre des conceptions banales qui ont épuisé leur vertu ? 187:77 L'évolution de la C.F.T.C. sur le plan doctrinal entraîne un appauvrissement de la pensée syndicale. Comment pourrais-je m'en réjouir ? \*\*\* Enfin, et cette raison morale est pour moi d'un grand poids, la façon dont les syndicalistes chrétiens ont été, ou vont être dépossédés de leur maison, de ce qui est vraiment l'œuvre de leurs mains, a quelque chose d'abject. Je l'ai écrit déjà. C'est le Tartufe de Molière entrant en ami dans la demeure d'Orgon et s'emparant du bien de son hôte : « *La maison est à moi, c'est à vous d'en sortir* ». Les communistes se sont emparés de la C.G.T. par des moyens de ce genre. Il est parfaitement normal que l'expérience et la réflexion amènent des militants à des révisions doctrinales, à une orien­tation nouvelle de leur pensée, à une transformation de leurs méthodes. Le droit de changer d'opinion est une des conditions de la vie de l'esprit et il n'est peut-être rien de pire, dans ce domaine, que ce qu'on appelle pompeusement « la fidélité à ses idées », quand on ne croit plus à ces idées, quand elles ne sont plus que des formules mortes (ou mensongères). Je ne me scandalise donc pas de ce que tel et tel ne soient plus des syndicalistes chrétiens, mais de ce que, n'étant plus syndicalistes chrétiens, ils en aient gardé l'étiquette et soient restés dans la C.F.T.C. afin de s'emparer de l'organisation, de la mettre au service d'une autre idéologie et de déposséder des moyens de poursuivre leur œuvre ceux qui voudraient rester des syndicalistes chrétiens. Tant pis si l'on trouve ridicule de s'indigner pour si peu j'avoue que cela me scandalise. ============== #### Un discours du Président Salazar Le discours prononcé par le Président Salazar, le 12 août dernier, a eu dans la presse un réel écho. Mais un écho forcément limité, et surtout partiel. A mesure que l' « information » se déve­loppe (dans sa ligne intellectuelle et sa technique actuelles), elle ne trouve plus la place -- ni ne voit plus l'intérêt -- de procurer dans leur version inté­grale les textes exprimant une pensée. 188:77 A notre connaissance, le texte intégral du discours du Président Salazar n'a été publié par aucun journal en France. C'est ce texte intégral que nous procurons ici à nos lecteurs. « Voyons si nous pouvons nous comprendre », tel serait le résumé, si l'on veut, de mes propos d'aujourd'hui. Personne ne niera l'impérieuse nécessité d'une claire compréhension des choses : cette nécessité nous concerne en premier lieu, nous qui constituons la Nation portugaise ; elle concerne ensuite l'État portugais en face des États africains ; enfin, en dernier lieu, la place du Portugal, je ne dirais pas devant le monde ce qui serait prétentieux -- mais devant la tentative de gouver­nement universel qui cherche à s'exercer à travers l'O.N.U. **I. --** NOUS DEVONS d'abord éclaircir notre propre pensée, avoir présent à l'esprit ce que nous sommes ou prétendons être com­me agrégat national. Voilà le point de départ, étant donné que des continents entiers sont en convulsion à la recherche de la paix, du pain, de la liberté, et que justement nous assurons dans tous ces continents la paix, le pain, et que nous enseignons comment jouir de la liberté, dans la suffisance du pain et la tranquillité de la paix. Il était fatal que les événements d'Asie et d'Afrique, et spécialement ceux qui ont affecté les territoires portugais, trou­blent les esprits et impliquent une révision consciencieuse des principes et des méthodes dans le domaine de notre action outre-mer, indépendamment des polémiques internationales pas­sionnées ou intéressées. Ce que je voudrais exposer mainte­nant, c'est le résultat de mes réflexions. La Constitution Politique définit la Nation Portugaise comme un État unitaire, dans la complexité des territoires qui la cons­tituent et des peuples qui l'habitent. Sur ce point, la formule constitutionnelle n'est pas autre chose que la reconnaissance d'un état d'esprit stratifié dans des siècles d'histoire et, à travers ces siècles, par le travail des Portugais et l'humanisme chrétien dont ils étaient porteurs. Évidemment la conscience nationale peut s'obnubiler dans des moments critiques et même se trouver modifiée, et la Cons­titution est un texte qui, formellement défini par la volonté nationale, peut-être modifié par elle. On nous a fait cette sug­gestion de divers côtés avec quelque légèreté d'ailleurs. Parce que la question n'est pas là : la question est de savoir si les dirigeants de la nation peuvent conseiller à celle-ci de changer sa structure elle-même sous la pression de raisons étrangères à son être propre, et si les modifications de structure, même acceptées par le peuple, le seront pour son bien. Ce qui s'im­pose aux gouvernements doit être envisagé à chaque instant à la lumière du sentiment national et de l'intérêt de la commu­nauté, mais, en aucune façon, à la suite d'une soumission à des desseins qui s'opposent à celui-ci. 189:77 Le concept de Nation est inséparable, dans le cas portugais, de la notion de mission civilisatrice, et cela très au-delà et dans un esprit très différent de l'introduction de nouvelles techniques et de l'exploitation des richesses naturelles des territoires en question. S'agissant d'un ensemble de peuples, de races, de langues et de religions différents, et d'un développe­ment économique inégal, l'action nationalisatrice ne peut igno­rer l'effort qui a cimenté les populations, utilisant les éléments utiles des cultures rencontrées en chemin, atténuant les don­nées centrifuges et les rivalités tribales, faisant participer l'en­semble au travail commun, et éveillant finalement une conscience nationale, c'est-à-dire créant une patrie et élevant les individus au niveau d'une civilisation supérieure. Ceux qui ne croient pas à cela sourient dédaigneusement de nous ; mais telle est notre manière d'être dans le monde, comme d'autres l'ont déjà reconnu. Le fait que notre grand empire du XV^e^ siècle ait été perdu au hasard des vicissitudes historiques n'importe pas à l'éclai­rage du problème présent, étant donné que, partagé par d'au­tres, ils l'ont exploité et aussi perdu. Mais il importe de souli­gner que, là où a été donné au Portugais, par ses concurrents, le temps de s'installer, de s'enraciner dans la terre, de se mêler et de vivre avec les populations, de les guider à sa manière ; là, et quand cela a été possible, le Portugais a laissé une trace indélébile de lusitanité ou a tout simplement étendu le Portugal. C'est ainsi que nous sommes, et à meilleur titre que d'autres, une nation africaine. On entend réclamer à grands cris, à l'étranger, l'indépen­dance de l'Angola, mais l'Angola est une création portugaise et elle n'existe pas sans le Portugal. La seule conscience natio­nale enracinée dans cette Province n'est pas une conscience nationale angolaise, mais portugaise ; il n'y a pas d'Angolais, mais des Portugais d'Angola. Si l'on fait abstraction du Portu­gal, que voyons-nous ? Le Ngwizago réclamant la reconstitution du Royaume du Congo sous la forme d'un État moderne ; des ethnies des districts de Moxico et de Lunda réclamant la créa­tion d'une république de Mushiko, indépendante du reste d'ail­leurs ; si l'Angola cessait d'exister, il faudrait redécouper les Congos ; fermer à Léopoldville l'accès à la mer et convertir le Congo ex-Belge en État intérieur ; couper dans le Sud de la Province, ou plus sensément dans le Sud-Ouest africain, pour reconstituer l'empire des Cuanhamas qui eut jadis sa capitale à Ngiva, aujourd'hui Vila Pereira de Eça, sur notre territoire. 190:77 Ce que je viens de dire s'applique au Mozambique. Il y a quelques mois le Gouverneur Général a adressé à la jeunesse un discours qui peut se résumer dans cette proposition : Mozam­bique n'est Mozambique que parce qu'il est-le Portugal. C'est-à-dire si l'on défait le ciment qui nous lie et qui en fait une partie de la nation portugaise, il n'y aura plus de Mozambique ni du point de vue historique, ni du point de vue géographique. Ceux qui ont vécu les événements des dernières décades con­cernant la région et le port de Lourenço Marques ; ceux qui ont suivi la légitime anxiété des Rhodésies en ce qui concerne leurs débouchés sur la mer ; ceux qui n'ignorent point certaines vues ou ambitions courantes dans les États limitrophes de Tanganyika et de la Nyassaland, peuvent se faire une idée de la rapidité avec laquelle on procéderait à la redistribution de territoires et de richesses qui, fondamentalement, sont dues à notre activité et sont, de droit, portugais. Ces problèmes, quand on prétend les résoudre à la lumière des principes au nom desquels certaines puissances européen­nes ont entamé la colonisation de l'Afrique du XIX^e^ siècle appa­raissent d'une manière simpliste. Comme les sociétés capitalis­tes se sont créées, fondées, dédoublées, liquidées à travers la nomination de nouveaux administrateurs, avec des élargisse­ments ou des restrictions de compétence, ainsi, pense-t-on, on pourrait opérer dans nos territoires africains, sans tenir compte de l'élément humain, de sa soif de vie, de civilisation et de progrès. Mais quand on a en face de soi, comme nous, une œuvre d'élévation sociale, de civilisation, commencée et pour­suivie en s'appuyant sur des principes moraux et une politique déjà séculaires, imposés pour le bien des peuples, on ne peut agir avec tant de légèreté. Les dirigeants de l'époque présente ont la terrible respon­sabilité d'*une crise du continent africain* qui ne s'atténuera, et encore moins *ne disparaîtra pas d'ici deux ou trois siècles*, du fait des guerres nombreuses qui éclateront, des prétendus réa­justements géographiques ou raciaux, annexions, divisions, re­groupements d'États, instabilité des pouvoirs publics, manque de moyens pour le progrès, car la direction perdue, *rien ne pourra se résoudre*, ni par le concert des puissances, ni par l'unité que tous proclament et dont tous sentent l'impossible réalisation. Si à ces données d'ordre matériel nous ajoutons les chocs moraux, inévitables dans de telles convulsions successi­vement imposées aux populations par les nouveaux conquérants -- parce que ces peuples ont aussi une âme -- en peut mesurer l'étendue de la catastrophe. 191:77 Quant à nous, la crise africaine est venue nous toucher à un moment où l'on peut noter des reviviscences d'états antérieurs non entièrement éteints par notre nationalisation. Il est naturel que de telles reviviscences s'affirment dans ces moments de convulsion et ils sont propulsés par des intérêts étrangers, mais ils n'ont pas la vigueur nécessaire pour s'opposer, par eux-mêmes, à l'unité acquise. *La langue que nous enseignons à ces peuples est-elle, oui ou non, supérieure à leurs dialectes ? Lai religion propagée par les missionnaires est-elle supérieure, on non, au fétichisme ?* Constituer une nation d'expression civi­lisée et de projection mondiale vaut-il mieux, ou non, que de s'enfermer dans un régionalisme étroit, sans possibilités de développement, sans moyens de défense et sans point d'appui pour le progrès ? Si l'on doit répondre affirmativement à ces questions, nous ne pouvons moins faire que de conclure que cet état de conscience nationale, créé par les Portugais parmi des peuples si divers, représente un bénéfice pour tous, béné­fice qui serait entièrement perdu si nous consentions à faire marche arrière. L'existence de l'élément nationalisateur dans l'inspiration de cette construction politique fait que tous et partout sont Portugais ; les différences des conditions géographiques et des climats, tout comme la prépondérance de certains fonds ethni­ques, font que certains sont européens, d'autres africains, d'au­tres asiatiques. Ces différences se reflètent dans les normes politico-administratives qui nous régissent et dans le mode de vie des populations. L'unité nationale n'exige pas une métropole et des territoires, ce que l'on peut même considérer comme une dualité aberrante, mais elle exige une capitale, un gouverne­ment et une politique ; la variété des populations impose l'éga­lité juridique de toutes les ethnies, c'est-à-dire le multiracisme dans les lois et dans la vie ; la diversité des territoires, la diversité de leur extension et de leurs conditions naturelles conduisent à une certaine différenciation dans la constitution et la compétence des organismes chargés de les administrer ainsi que dans leurs relations avec les organismes centraux. A mesure que les territoires progressent économiquement et socialement, que les élites locales deviennent plus nombreuses et plus capables, peuvent, sans doute, apparaître des forces centrifuges, qui aspirent, à la plénitude du pouvoir et au mono­pole des situations de fait. Cela représente un risque pour l'uni­té de la Nation. Mais, dans le cas portugais, les voies d'accès aux plus hauts postes -- Adrien, né en Espagne, a pu être empereur à Rome ! -- sont ouvertes, et toujours plus facile­ment. D'autre part, s'il existe un équilibre presque parfait des populations, il existe encore un grand déséquilibre des Possibilités entre les parties européennes et non européennes du Portugal. C'est pourquoi, dans la mesure où elles existent, ces forces centrifuges représentent des intérêts égoïstes de mino­rités qui agissent contre elles-mêmes, contre la collectivité et contre l'intérêt général. Dans une telle voie ou tendance, elles devront à la fois être combattues et utilisées au maximum et canalisées pour le travail commun. 192:77 La politique multiraciale, qui commence à être reconnue et admise par ceux qui, pratiquement, ne l'ont jamais acceptée, est, on peut le dire, une création portugaise. Elle dérive, d'une part, de notre caractère et, d'autre part, des principes moraux dont nous étions porteurs. Sans l'éclatant exemple que nous pouvons présenter aujour­d'hui de ces sociétés mixtes -- luso-tropicales -- peut-être irait-on jusqu'à refuser de reconnaître la part que nous avons eue, dans leur réalisation historique. Le racisme noir que pro­clament les nouveaux États indépendants d'Afrique et qu'ils pré­tendent implanter dans ce continent est, à ce point de vue, la négation de nos conceptions, mais ces pays ne pourront se maintenir sans y adhérer. On commence déjà à voir que la seule possibilité de réussite de ces nouveaux États réside dans la reconnaissance de ces mêmes principes de non-discrimina­tion ou d'égalité raciale que nous avons toujours proclamés et pratiqués. La grande difficulté réside en ceci -- qu'une société multiraciale n'est pas une conception juridique ou un accord sur les minorités, mais, par-dessus tout, une forme de vie et un état d'âme qui ne peuvent trouver leur équilibre et se maintenir qu'appuyés sur une longue tradition. De telle sorte que ce n'est pas nous qui devons changer d'orientation, mais les autres qui devront le faire, dans leur propre intérêt. Et ces minorités centrifuges, dont je viens de parler, quel que soit le groupe ethnique auquel elles appartiennent, devront méditer sur le fait qu'elles n'ont aucun avenir en dehors de la reconnaissance de ces vérités fondamentales. \*\*\* L'unité nationale, une fois respectés ses éléments essentiels -- une capitale, un gouvernement, une politique -- est parfaitement compatible avec la plus grande décentralisation admi­nistrative possible, la constitution d'organismes locaux et la définition de leur compétence. Étant bien entendu que l'Admi­nistration devra se mouvoir dans le cercle le plus large, qui est celui de la politique nationale, et obéir à ses directives. Pour être cohérents, nous devons, dans la mesure où nous élargis­sons la décentralisation administrative, ne pas oublier la part que les divers territoires occupent dans la Constitution et dans le fonctionnement des institutions supérieures de la nation, non plus que la nécessité d'observer là ligne politique nationale. 193:77 Le développement des territoires multiplie les problèmes locaux et exige des organismes qui s'occupent directement d'eux. Il n'y a nulle difficulté à le reconnaître. La difficulté réside dans le fait de savoir comment conjuguer une adminis­tration pleinement autonome avec l'unité gouvernementale na­tionale ; elle réside dans la définition de la coordination des services nationaux et des services correspondants dans les Pro­vinces ; dans l'organisation du Ministère des Provinces d'Outre-Mer, tant au point de vue de sa compétence exclusive que dans celle qu'il exerce comme intermédiaire entre les organismes locaux et le Gouvernement. Tout cela implique tant de problè­mes et de si délicats, que nous ne pouvons être assurés de trou­ver toujours la meilleure solution. Mais je me bornerai là, sur ce sujet, aujourd'hui. \*\*\* La Constitution permet la décentralisation administrative selon l'état social des territoires, dans la mesure où elle ne lèse pas l'unité nationale. Or, nous pouvons dire, compte tenu de cette exigence, que les grandes provinces d'Outre-Mer sont, dans la législation actuelle, de véritables États administrativement autonomes, politiquement intégrés, et visant à une intégration culturelle des populations. La Loi Organique d'Outre-Mer vient d'être révisée en accord avec les tendances ou les aspirations qui se sont manifestées dans les Provinces et en accord aussi avec ce qui a paru con­forme à la conjoncture présente. La manière de voir des Provin­ces a été dégagée au Conseil d'Outre-Mer par leurs représen­tants directs -- les Gouverneurs et les membres élus des Con­seils législatifs locaux -- et, indirectement, par les représen­tants des activités économiques. Les grandes lignes de l'orien­tation qui ont pu se dégager des discussions du Conseil d'Outre-Mer, de la Chambre Corporative et de l'Assemblée Nationale peuvent, malgré la complexité de la matière, s'énoncer comme suit : -- Une plus grande représentativité des organismes locaux ; -- Une plus large compétence de ces organismes dans le cadre de l'administration ; -- Une plus grande intervention des Provinces dans la direction de la politique nationale. La première aspiration a pu être satisfaite, à travers l'extension des Conseils Législatifs à toutes les Provinces, l'aug­mentation du nombre des délégués et la prédominance parmi eux des délégués élus, enfin, par la création des Conseils Consultatifs Économiques et Sociaux, tant auprès du Conseil Législatif que du Gouverneur. 194:77 En obéissance à la seconde ligne d'orientation, concernant l'élargissement de la compétence des Conseils Législatifs quant aux décisions prises par eux, on remettra aux organismes lo­caux tout ce qui concerne l'élaboration et l'approbation du budget et on remettra au Gouvernement de chaque Province la compétence qui était jusqu'alors celle du Ministère des. Pro­vinces d'Outre-Mer dans certains domaines importants de l'Ad­ministration, comme, par exemple, l'organisation des services, des cadres et l'établissement des traitements. Enfin, ayant noté le désir d'une plus grande intervention des Provinces dans la direction de la politique nationale, on a conclu que la première et la plus sûre source de cette inter­vention se trouverait dans la composition même des organismes supérieurs de l'État. Les Provinces élisant déjà des députés à l'Assemblée Nationale, il convenait d'assurer également la re­présentation de l'Outre-Mer au sein de la Chambre Corporative, dans celui du Conseil d'Outre-Mer ainsi qu'au sein de tous les Conseils Consultatifs de compétence nationale. Ils sont en nom­bre réduit pour l'instant, mais si l'évolution s'accomplit comme il faut, dans le sens de la multiplication de Conseils technique­ment spécialisés mais de compétence extensive à l'ensemble du territoire national, c'est là que devra être garantie la repré­sentation effective des Provinces d'Outre-Mer. Moins comme nouveauté que comme fruit du développement de la vie locale, la révision de la Loi Organique élargit et fo­mente l'organisation de petites et moyennes autarchies dont les représentants ou les administrateurs seront élus. Cette floraison de vie administrative, dans le cadre des intérêts locaux, aura, on le souhaite -- comme dans la formation de la partie euro­péenne du Portugal dont on prétend continuer la tradition outre-mer -- les plus féconds résultats dans le développement des populations, la satisfaction des intérêts des pays voisins et la préparation graduelle des individus à l'administration. Quand on réfléchit au caractère de cette réforme et qu'on la compare aux nombreuses autres organisations politiques en vigueur dans le reste du monde, même dans des États de type fédéral, on est frappé de voir combien est ouverte et vaste l'autonomie qu'elle consacre et combien, en certains points, elle les dépasse. La réforme fait surtout confiance aux qualités des peuples qui en bénéficieront et aux possibilités des territoires auxquels elle s'applique. Si certains, par hasard, réclamaient plus, ou quelque chose de différent, alors c'est qu'en réalité ils prétendraient à quelque chose de différent du point de départ de notre raisonnement : l'unité de la Nation portugaise. 195:77 **II. --** LE SECOND CHAPITRE de cet exposé vise à éclairer les autres, et nous-mêmes, sur la position du Portugal vis-à-vis des États africains et sur la position de ceux-ci vis-à-vis du Portugal. Je m'efforcerai de ne blesser personne, sans toutefois manquer de souligner les faits et les principes en cause, sans la connais­sance desquels nous ne pourrions juger. Au cours de sa visite officielle à Brazzaville, au début de juin, le président de la République de Guinée, se référant aux peuples, selon lui, encore colonisés d'Afrique, faisait cette déclaration : « *Si ces peuples ne veulent pas l'indépendance, nous qui sommes conscients et libres, nous avons le devoir de libérer toute l'Afrique* ». C'est de cette attitude d'esprit, si clai­rement définie par un des chefs africains, que découlent les attitudes prises par les États indépendants d'Afrique vis-à-vis du Portugal. Ces attitudes reposent sur deux postulats : une définition, qui leur est propre, du « territoire colonial » ; la revendication du droit de procéder à la « libération » des peuples « opprimés », même si ceux-ci, comme les Portugais, sont libres déjà depuis longtemps et n'ont nul besoin, pour cette raison, d'être libérés par d'autres. Sûrs de leur notion du colonialisme et investis d'une « mis­sion providentielle », divers pays africains se sont lancés dans une campagne à laquelle les Nations Unies ont permis d'indé­niables succès et qui a culminé, il y a peu, à la « Conférence des 32 » -- la presque totalité dès chefs d'État et des gouver­nements africains réunis à Addis-Abeba. Là, il s'est agi de conjuguer les efforts de manière toute spéciale contre nos territoires d'Afrique et de voter des princi­pes d'action et des résolutions qui ont déjà commencé à être appliqués par quelques-uns : rupture de relations diplomati­ques et consulaires ; embargo sur le commerce, la navigation maritime et aérienne ; exclusion du Portugal de la coopération dans les organismes techniques internationaux. Comme on l'a déjà expliqué, la rupture des relations que nous avions établies avec de rares pays africains, parfois à leur demande, ne présente, en général, qu'un caractère spectaculaire sans conséquences pratiques. Évidemment, là où existent des colonies de Portugais, la rupture des relations consulaires, si elle est incluse dans la rupture des relations diplomatiques, peut léser indirectement la défense des intérêts légitimes que ces colonies assument et représentent. Mais comme, de fait, il peut aussi résulter de telles mesures des conséquences nuisibles pour ceux-là même qui en ont pris l'initiative, il est très possible que les décisions d'Addis-Abeba soient mises en balance avec les préjudices qui pourraient résulter de leur application. 196:77 Quant au commerce avec le Continent africain, si l'on excepte la partie qui est portugaise, il est suffisamment limité pour que sa suspension ne nous cause aucun préjudice sérieux. Quant à la navigation aérienne, les accords locaux sont peu nombreux et d'importance très réduite ; les droits de survol reconnus par les conventions internationales seront, je pense, respectés, au moins jusqu'à ce que les pays intéressés les dénon­cent, mais alors au préjudice du trafic international. \*\*\* La lutte contre la présence portugaise dans les organismes techniques internationaux, où nous figurons de plein droit, est un fait qui ne favorise en rien les Africains et n'honore pas les Occidentaux. Il nous était facile d'éviter ces affronts en ne comparaissant pas aux réunions ou en ne revendiquant pas intégralement nos droits, mais il nous a paru préférable d'obli­ger nos adversaires, par notre présence, à se mettre ouvertement dans l'illégalité, et c'est dans l'illégalité, c'est-à-dire dans le mépris avoué des normes statutaires de ces organismes, qu'ils ont dû agir. De notre attitude il peut résulter deux choses : ou bien la formation d'une conscience généralisée qu'on en a mal agi envers nous et un retour à la situation légale ; ou la reconnaissance que ces organismes, dont on peut dire que leur activité bénéficie principalement aux pays d'indépendance récente, ne peuvent fonctionner dans de telles conditions. Soulignons que *les pays africains n'auraient pas la force de nous imposer leurs excommunications sans l'appui des votes des pays communistes qui prétendent détruire l'Occident et sans l'attitude de certains pays d'Occident qui devrait être consi­dérée comme une désertion s'il ne fallait y voir le désir de capter la sympathie africaine pour servir ce qu'ils croient être leur intérêt*. C'est ainsi que l'Afrique se trouve être un champ de bataille où s'affrontent deux mondes. Nous ne som­mes que l'occasion ou le prétexte de cet affrontement. Telle est la situation et nous l'acceptons telle qu'elle nous est faite, sans qu'elle puisse avoir la moindre influence sur la politique portugaise d'outre-mer ni même sur nos sentiments envers ceux qui nous attaquent. Comme nous sommes en Afri­que depuis des siècles, il est naturel que nous ayons établi avec les territoires limitrophes, indépendamment de leur statut juridique, les meilleures relations. Notre politique a toujours été de vivre amicalement avec tous, de nous aider mutuelle­ment, de nous efforcer de donner satisfaction aux intérêts com­muns dans la mesure où cela dépendait de nous. 197:77 C'est pourquoi nous avons accueilli les indépendances nouvelles, au fur et à mesure qu'elles se produisaient, comme des faits de la vie inter­ne des États, et ne devant pas avoir d'influence sur nos relations de voisinage. Que ces indépendances correspondent, ou non, aux intérêts de ces peuples, nous laissons toujours aux autres le soin d'en juger. Ainsi, aucun pays d'Afrique ne peut-il pré­senter une plainte contre nous avec quelque raison ; mais, nous, nous ne pouvons en dire autant de tous. \*\*\* Les pays représentés à Addis-Abeba ont sans doute pensé que leurs résolutions n'étaient pas suffisantes ; que d'ailleurs, comme sanctions à appliquer au Portugal, elles sont contraires à la doctrine de la Charte de l'O.N.U. ; et c'est pourquoi ils se sont laissé entraîner aux pires extrémités. Parmi celles qui ont déjà reçu un commencement d'exécution, signalons : la conces­sion de camps d'entraînement pour les éléments révolutionnai­res ; l'offre de volontaires ou de mercenaires ; la souscription de fonds pour les frais des campagnes terroristes ; la fourniture d'armes et de techniciens de la guerre subversive. A ce point des choses, nous sommes déjà ouvertement en dehors des nor­mes qui, jusqu'à il y a peu, régissaient la communauté interna­tionale. Il y a quelques années seulement cela aurait signifié que tous ces pays, dans la mesure où ils mettraient en exécution de telles décisions, devraient se considérer en état de guerre avec le Portugal ; de nos jours, il n'en va plus ainsi, et non seule­ment du fait d'événements datant d'un passé récent sur lesquels on a fait le silence ou qu'on a laissés sans réplique, mais du fait aussi que les « ambitions sacrées », que certains hommes et certains peuples incarnent à des moments déterminés, se superposent à tous les devoirs et à tous les droits. Si bien que viendrait à manquer même le droit de légitime défense. Dans la logique de cette position, la relative avance de nos territoires n'importe pas et c'est pourquoi beaucoup d'États africains s'obstinent à ne pas même vouloir la vérifier ; ni la volonté réelle des populations qui vivent en paix dans l'usage d'une pleine égalité avec leurs concitoyens ; ni les bases de leur organisation politique et de leur administration ; ni le fait que ces territoires constituent des parties intégrantes d'un État indépendant, bien avant qu'eux-mêmes le deviennent. Peu im­porte aussi, semble-t-il -- tout au moins cela n'a pas été rap­pelé -- les hommes, les femmes et les enfants qui sont tombés pour toujours ou sont attaqués sur leur terre par des terroristes étrangers *en absolue violation des droits humains qu'on pré­tend, par ailleurs, défendre.* Nous avons vu, plus haut, que la libération des peuples d'Afrique est revendiquée comme un *droit contre la volonté des intéressés*, avec quelque scandale pour ceux qui se fatiguent à faire des vœux pour que l'on se base sur une autodétermination quelconque. 198:77 LES CHOSES POUSSÉES A CET EXTRÊME DE PASSION ET DE DÉRÈ­GLEMENT DE LA RAISON HUMAINE, IL N'Y A PLUS DE POSSIBILITÉ DE DISCUSSION, NI D'ENTENTE RÉCIPROQUE ; DÈS LORS, OU BIEN ON ENTENDRA DE LA PART DES PUISSANCES LES PLUS RESPONSABLES UNE PAROLE EFFICACE DE RETOUR AU BON SENS, OU BIEN IL NE RESTERA PLUS A CHACUN QUE LE DROIT NATUREL DE SE DÉFENDRE ET DE DÉFENDRE LES SIENS. AINSI COMMENCENT LES GUERRES. \*\*\* Les délibérations d'Addis-Abeba, bien que publiquement votées à l'unanimité, ne peuvent, me semble-t-il, représenter l'unanimité de la conscience des peuples africains. Beaucoup d'entre eux connaissent la valeur des normes qui régissent les sociétés humaines, et ne doivent pas être disposés à ce que l'on sacrifie sur l'autel de l'indépendance d'autrui les principes qui sont ceux de leur propre vie, de leur propre formation. Mais alors pourquoi le fait que nous notons ? Il se produit en Afrique, en ce moment, un double phéno­mène : dans le processus d'indépendance des territoires s'insère, chaque fois que cela est possible, un mouvement révolutionnaire. Ce mouvement est plus accentué dans les pays riverains de la Méditerranée mais s'étend déjà à d'autres qu'il prétend domi­ner ou amener à ses conceptions extrémistes ; d'où la tendance à implanter, sous sa direction, dans l'Afrique située au sud du Sahara, de nouvelles idées de révolution politiqué et sociale, sans parler du rêve d'unification du continent. On entend couramment ces paroles suspectes : non-aligne­ment, neutralisme ou neutralisme positif ; État socialiste ; tota­le indépendance économique ; incompatibilité des monarchies avec le nouvel ordre des choses ; formation de nouvelles struc­tures sociales et politiques, sans qu'on veuille voir si leur état sociologique est apte à les tolérer. Par exemple, l'intérêt que l'Algérie et la R.A.U. -- cette dernière, pays mi-africain, et au­jourd'hui mi-asiatique -- portent à l'Angola, ne peut être ni religieux, ni racial, ni humanitaire, ni économique, ni libéra­teur de quelque oppression. De la part de ces États, et d'autres, qui s'acharnent dans la lutte contre nous, cherchant à dissimuler l'hostilité qui existe entre Arabes et Africains, il ne peut seulement y voir qu'un intérêt : *l'intérêt révolutionnaire ;* et celui-ci est loin d'être partagé par tous, justement parce qu'ils le craignent. Mais la cible est bien choisie, parce qu'ils savent que nous représentons dans ce sens et dans la modestie de nos moyens, une barrière à renverser. 199:77 Nous ne soulevons cet aspect du problème que parce que nous pensons que *ceux qui s'imaginent, grâce à des parrai­nages équivoques, pouvoir, plus tard, conduire selon leur capri­ce, comme des troupeaux dociles, les nouvelles indépendances africaines, s'illusionnent.* \*\*\* Mais n'y aurait-il pas équivoque quant au phénomène de la décolonisation lui-même, et cela tant de la part des décolonisés que de celle des colonisateurs ? Dans la résolution n° 1541 de l'Assemblée Générale des Nations Unies (15 décembre 1960), on est allé dénicher une définition des territoires coloniaux qui les décrit comme des territoires géographiquement séparés, ethniquement et cultu­rellement distincts du pays qui les administre. Prudemment, on a ajouté cependant que d'autres éléments, de nature adminis­trative, politique, juridique ou historique, entraient en ligne de compte -- ce qui paraissait protéger entièrement les Provinces portugaises d'outre-mer, d'autant plus que dans une autre réso­lution (1514, du 14 décembre 1960) on lisait : « Toute tentative qui vise à la destruction partielle ou totale de l'unité nationale et de l'intégration territoriale d'un pays est incompatible avec les objectifs et les principes de la Charte de l'O.N.U ». C'était, très évidemment, le cas portugais, mais la passion qui domine dans ces questions n'a pas permis qu'il nous soit fait justice conformément aux textes. Dans les campagnes internationales, et dans les aréopages internationaux, on se réclame, à tout moment, de la décolo­nisation : ce serait la plus grande nécessité du siècle et l'œuvre la plus élevée que pourrait se proposer l'humanité de notre temps. Comme on n'a pas eu soin de définir le terme, nous n'avons pas encore une notion précise de ce que comporte un phénomène si complexe. Mais, quand on prend garde à l'intime connexion établie à chaque pas entre décolonisation et indépen­dance, on constate que l'essence de cette dernière se concrétise par la possession exclusive du pouvoir, C'est-à-dire par le trans­fert du pouvoir des Blancs, là où ils le détiennent, aux Noirs, qui le revendiquent et doivent l'exercer pour la seule raison qu'ils sont les plus nombreux. Dans ces conditions, on ne devrait au moins pas négliger une première condition : que les populations soient aptes à choisir le gouvernement et leurs élites suffisamment préparées pour faire fonctionner les struc­tures administratives. Mais on a déjà proclamé solennellement et décidé, dans ces mêmes Nations Unies, que, le manque de préparation dans les domaines politique, économique ou social, ou dans celui de l'instruction, ne devait, en aucun cas, servir de prétexte pour retarder la concession de l'indépendance (résolution n° 1514). On doit donner l'indépendance immédiatement, et après, on verra. 200:77 Même si nous n'étions pas intéressés dans cette affaire, *il est difficile d'admettre cette thèse qui en vient à considérer que l'indépendance des peuplés contient, en elle-même, toutes les virtualités,* si bien qu'il n'y a lieu de se préoccuper ni de l'ex­tension des territoires, ni de l'importance et de la valeur des populations, ni des moyens dont disposent les gouvernements pour réaliser le bien commun. La vérité, c'est que les territoires dont nous parlons sont -- et leurs dirigeants eux-mêmes le reconnaissent -- sous-déve­loppés au point de vue démographique, économique et culturel. Il n'y a pas besoin de s'empêtrer de théories compliquées pour trouver la raison d'une telle attitude. Nous savons que beaucoup de ces théories sont formulées et exploitées pour fonder la culpabilité du colonisateur, comme base de ses responsabilités envers le peuple colonisé. L'essentiel est de retenir que le pro­grès, que l'on considère comme nécessaire, exige des techniciens, des capitaux et du travail, ce dernier à trouver en partie sur place, les autres moyens venant du dehors. Or, quelle que soit la manière dont on prétend régler les interventions de pays plus avancés et plus riches, nous trouverons toujours un minimum de conditions qui accompagnent cette technique et accompagneront ces capitaux. Ce sont des exigences pour ainsi dire organiques et naturelles, que l'économie locale s'engage dans la voie du socialisme, ou qu'elle se conforme, plus ou moins, à la liberté économique et à l'initiative privée. Les peu­ples qui, craignant telle ou telle influence extérieure, ne choi­siraient pas cette voie n'auraient que celle d'un progrès si lent qu'on ne peut le tenir pour tel, ou celle d'un retour à des con­ditions de vie inférieures. \*\*\* Nous avons vu défendre, à ce propos, les doctrines les plus osées. *On a vu des pays juger qu'ils disposaient de moyens suf­fisants pour tenir à bout de bras le Continent africain et lui faire faire en quelques décades les progrès que l'Europe a ac­complis en quelques siècles.* Mais ils ont mesuré l'étroitesse du délai et le poids excessif de la tâche, si bien que, maintenant, ils essaient de la répartir entre plusieurs, appelés à participer par des subsides humanitaires, une coopération technique, une aide pour l'ouverture et la conquête de marchés. 201:77 Nous en avons vu d'autres incliner vers la formation accélérée de dirigeants, de techniciens et d'ouvriers qualifiés comme vers un moyen de combler rapidement le vide local : *former des cadres continue à être une obsession en Afrique et, pour cela, on néglige le milieu dans lequel les populations en question se développent, leur climat psychique, et on expédie les candidats dans tous les coins du monde, d'où ils reviennent techniciens et politiciens des plus diverses formations.* Dans cette entreprise, où nous voyons beaucoup de précipitation et d'ingénuité, *on paraît con­fondre civilisation et progrès matériel, progrès et industrialisa­tion, détribalisation et liberté, liberté et expulsion du Blanc,* après avoir constaté combien est utile sa coopération dans l'organisation des entreprises et la direction du travail. *Si bien que, dans aucun, de ces domaines, on n'a vu encore les* réalités *correspondre aux aspirations.* Cette confusion de concepts en matière de décolonisation, nous la retrouvons dans la conception de l'autodétermination et de l'indépendance. L'article 73 de la Charte de l'O.N.U. ne fait aucune allusion à l'indépendance des territoires dont il s'occupe mais seulement à la possibilité de gouvernement pro­pre, ce qui semble signifier une administration autonome, exercée par les indigènes et compatible avec d'autres formes d'encadrement d'un État. Mais quand on lie autodétermination et indépendance, comme on l'a vu dans divers votes concer­nant le Portugal, on méconnaît ce que l'autodétermination si­gnifie et les possibilités d'options diverses qu'elle comporte, si bien qu'indiquer, ou *imposer*, *comme fin à* l'autodétermina­tion, l'indépendance, *signifie restreindre celle-ci à un seul objectif, donc la nier en partie.* \*\*\* Un autre doute nous assaille et nous ne lui avons pas, non plus, trouvé de réponse. Ce doute, le voici : si l'autodétermina­tion cherche fondamentalement à reconnaître l'assentiment à la forme d'État ou de Gouvernement sous lequel vivent les po­pulations, on ne comprend pas qu'il n'y ait qu'une manière d'y arriver ou de déterminer cet assentiment, et que cette manière unique soit un plébiscite postérieur aux illégitimes revendica­tions de l'O.N.U. Toute la vie passée, toutes les interventions dans la vie politique et dans l'organisation des pouvoirs publics, n'auraient, contrairement à la raison et à l'histoire, pas la moindre valeur ? Ces deux graves confusions -- autodétermination égale indé­pendance et autodétermination égale plébiscite -- commencent à être perçues et les États-Unis eux-mêmes paraissent avoir évo­lué, au cours des deux dernières années, dans le sens de la rai­son éclairée. C'est que de telles constructions, anomalies de l'O.N.U., élevées *ad odium* et en vue de fins déterminées, finissent par donner aux peuples l'impression d'indépendances imposées du dehors, se substituant à une saine évolution naturelle. \*\*\* 202:77 De tout ce que je viens d'exposer, je déduis que les dure*s* leçons de l'expérience vont rendre plus modestes les peuples africains. Elles feront qu'à l'euphorie succède plus de calme, au milieu duquel la vie en commun des races et la coopération des nations se substitueront aux idéalismes précipités d'aujourd'hui. On devra reconnaître que, même si on fait abstraction d'une colonisation de pure exploitation économique, les Nations et les civilisations exercent une constante influence les unes sur les autres selon leurs relations et leur degré relatif d'avancement, de telle sorte que, dans les plus indépendantes et les plus libres, on trouvera toujours des vestiges de ce que, dans le vocabulaire d'aujourd'hui, on pourrait appeler colonialisme. Veut-on quelques exemples ? *Un siècle après la proclamation de leur indépendance, les États-Unis pouvaient encore être tenus pour une colonie écono­mique de l'Angleterre*. Les multiples interventions qui se sont produites dans notre politique intérieure au XIX^e^ siècle ont per­mis à beaucoup de considérer le Portugal de ce temps, malgré, son indépendance, quasi comme une colonie politique de la Grande-Bretagne. En janvier de cette année, interrogé sur les caractéristiques nationales de la société brésilienne après l'in­dépendance, le sociologue Gilberto Freyre répondit qu'elles étaient insignifiantes sous l'aspect économique, étant donné que le Brésil n'avait cessé d'être une colonie du Portugal que pour devenir aussitôt une colonie anglaise. Mais à quoi bon continuer. N'est-ce pas là le propre de la vie ? De tout ce que j'ai dit, ou sous-entendu, dans cet exposé nous déduirons pour notre comportement vis-à-vis des peuples africains, les positions suivantes : -- La plus étroite et amicale coopération, s'ils la jugent utile ; -- la plus grande correction, si l'on refuse notre collabora­tion ; -- la défense des territoires qui constituent le Portugal jusqu'à la limite de nos ressources humaines et matériel­les, s'ils croient devoir convertir leurs menaces en actes de guerre et porter celle-ci sur nos territoires. 203:77 **III.** -- IL NOUS RESTE À EXAMINER notre position vis-à-vis de l'O.N.U., ou mieux, face au *Gouvernement universel en lequel certains prétendent transformer les Nations Unies pour des fins relevant de leur politique nationale.* Lors de la constitution de cette Organisation, et pendant des années, nous nous sommes abstenus de poser notre candidature parce que nous n'étions nullement convaincus des avantages que nous, pourrions en tirer. Nous l'avons fait, plus tard, à la demande de l'Angleterre et des États-Unis qui voyaient dans notre admission le moyen d'élargir la position de l'Occident aux Nations Unies ; mais comme la Russie, dont le vote était indispensable, voyait bien les choses de la même manière, il fallut attendre des années pour que s'établisse une combinaison plus large. Le Portugal eut ainsi assez de temps pour examiner l'aspect négatif de la question, c'est-à-dire s'il ne pouvait pas lui advenir des inconvénients de son admission à l'O.N.U. Il sembla que nous puissions être tranquillisés par l'article 2 n° 7 de la Charte, qui prescrivait : « Aucune disposition de la présente Charte n'autorisera les Nations Unies à intervenir dans les questions relevant essentiellement de la juridiction de quelque État que ce soit, ou à en obliger les membres à sou­mettre de telles questions à une solution dans les termes de la présente Charte. » Mais il était prudent de voir comment les mêmes Nations Unies entendaient et concevaient l'application du chapitre IX -- articles 73 et 74 -- sur les territoires sans gouvernement propre. Quand nous fûmes admis dans l'organi­sation, il était entendu, sans discussion, que les États respon­sables de territoires étaient l'entité compétente pour les décla­rer et pour se considérer assujettis, ou non, à l'obligation de fournir au Secrétariat Général les informations statistiques, ou autres, de caractère technique, relatives aux conditions écono­miques, sociales et scolaires des territoires dont ils assumaient la responsabilité. D'ailleurs le mal n'était pas dans le fait d'avoir à fournir des informations ; le mal était dans le fait qu'en les fournissant sous le couvert de l'article 73, on accepterait impérativement l'orientation qui s'y trouvait définie dans le sens de solutions politiques déterminées qui se heurtaient, ou pouvaient se heur­ter, à notre doctrine constitutionnelle. C'étaient les uniques points où des réserves s'imposaient : par ailleurs, on ne pou­vait douter de notre bonne foi et nous ne pouvions douter de la bonne foi des autres puissances, dès lors que notre interpré­tation de la Charte se fondait sur la lettre et l'esprit, sur la doctrine des commentateurs et sur la jurisprudence et la pratique de l'institution. 204:77 Il arriva cependant que deux évolutions se produisirent pos­térieurement. La première, tendant à affirmer l'universalité de l'Organisation, ce qui peut être considéré comme conforme à l'esprit de la Chartre ; la seconde, tendant à l'élargissement des pouvoirs de l'Assemblée Générale. Des membres du Conseil dl Sécurité, lassés du *veto* russe, inclinèrent à confier à l'Assemblée Générale l'appréciation des événements les plus graves de la vie internationale et, *supposant qu'ils continueraient à dis­poser de la majorité,* à les lui confier même dans des conditions de bien moindre garantie. De cette façon, l'Assemblée, non seulement s'est arrogé une espèce de capacité générique sur les problèmes mondiaux, mais elle a commencé à se considérer comme la source exclusive de sa propre compétence. La Charte contient des dispositions relatives à sa révision et à son amendement, mais le processus prescrit par les articles 108 et 109 n'a jamais été appliqué. Depuis l'entrée massive de membres afro-asiatiques dans l'Organisation, et ceux-ci ayant reconnu l'importance accrue que leur valait l'appui des pays communistes, et même d'autres de formation occidentale, les Nations Unies en vinrent à fonctionner comme un rouage dont les liaisons avec la Charte sont plus que ténues et, par cela même, à constituer un péril pour la paix et la vie ordonnée des nations. *Dès lors qu'on accepte le principe que la doctrine de la Charte est ce que définit la majorité dans chaque Assemblée Générale et que les Nations Unies possèdent la compétence qu'elles s'attribuent à chaque moment, le fonctionnement de l'Institution en est arrivé à présenter un risque sérieux pour les nations* qui, non intégrées dans un bloc partisan, font partie de minorités inorganiques qui ne marchandent pas, ne trafi­quent pas les votes et n'entrent pas dans les conciliabules de couloirs. La situation doit être prise en considération, si on prétend sauver l'Institution, d'autant plus que les grandes puis­sances traitent de leurs problèmes les plus importants, et s'oc­cupent de leurs différents, en dehors de cette organisation, et, en cas de convenance ou de nécessité, n'obéissent même pas à ses décisions, comme elles-mêmes l'ont déclaré sans encourir le moindre blâme. \*\*\* 205:77 Ces derniers temps, les Nations Unies ont eu comme sujet principal de leurs débats notre politique d'Outre-Mer et le fait que nous entendons que nos provinces d'Outre-Mer font partie et doivent continuer à faire partie de la Nation portugaise. Les campagnes qui se sont déroulées à cette occasion ne sont pas étonnantes du fait de la « divinisation » de l'Institution et du mépris que la majorité qui s'y est formée porte à certains principes fondamentaux de la Charte. Mais il convient peut-être de s'étonner de voir défendre la même doctrine par des nations qui s'étaient engagées à défendre nos territoires d'Outre-Mer, ou avaient déclaré qu'il était nécessaire, pour la défense de l'Occi­dent, qu'ils restassent dans les mains portugaises. Je rappellerai la déclaration, dite de Windsor, du 14 octobre 1899, et les termes de la lettre que le président Roosevelt m'adressa le 8 juillet 1941 : « L'opinion du gouvernement des États-Unis est que l'exercice permanent de la juridiction pleine et souveraine du Portugal sur tous ses territoires d'Outre-Mer offre une complète garantie pour la sécurité de l'hémisphère occidental, en ce qui concerne ces régions... C'est par conséquent le ferme désir des États-Unis qu'il n'y ait aucune restriction à la souveraineté por­tugaise sur ces territoires. » Comme la géographie n'a pas changé, il est difficile d'admettre que les conceptions, elles, aient pu changer. Nous sommes allés à New York pour défendre notre manière de voir, qui est conforme aux textes et aux interprétations qui leur ont été données par l'O.N.U. elle-même ; mais ces discus­sions ressemblent assez à un dialogue de sourds. Comparaître et discuter est, en fait, de notre part, plus une question de con­sidération et de respect mutuel qu'une question d'utilité, parce que nous pouvons nous demander ce qui serait arrivé de pire si nous avions abandonné cette organisation, comme d'ailleurs nous l'avons envisagé. *Je n'ai pas eu l'impression que le monde se soit inquiété de l'affaire, parce que nous étions presque seuls en cause ; mais quand l'Assemblée Générale s'occupera de questions qui inté­ressent la vie interne de nombreux autres pays, comme cela se produira inévitablement, le cas sera différent*. Il n'y a aucune raison, étant donné l'actuelle conception de l'O.N.U., QU'ELLE N'EN VIENNE PAS A DÉCIDER DE PROBLÈMES COMME L'INCOMPATI­BILITÉ DES MONARCHIES AVEC LES EXIGENCES DES TEMPS MODER­NES ; L'INCONVENANCE ÉCONOMIQUE DE LA RECONNAISSANCE DE LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE DES BIENS DE PRODUCTION ; L'INSTITUTION DE L'UNI OU DU BICAMÉRALISME DANS LES PARLEMENTS LA DÉMO­CRATIE ORGANIQUE OU LA DÉMOCRATIE POPULAIRE ; LA STRUCTURE DES POUVOIRS PUBLICS. *Dès lors que l'Assemblée peut faire, à chaque moment, sa propre loi et définir les limites de sa compé­tence, toutes les extravagances d'une majorité inconsciente de­viennent possibles et, par-dessus le marché, il faudrait encore reconnaître ces extravagances comme une correcte manifesta­tion de la volonté générale.* 206:77 Nous ne sommes nullement convertis à ces conceptions et nous continuons à considérer que la vie internationale, dans des aspects aussi graves que l'intégrité des Nations, la non-interven­tion dans leur vie interne, leur organisation constitutionnelle, les intérêts vitaux des populations, ne peut être à la merci de complots racistes, de formules de compromis, de votes obtenus à la suite de combinaisons occultes, dépendant de courants émotifs, inintelligibles et irresponsables. C'est-à-dire qu'entre notre formule constitutionnelle, que d'ailleurs nous considérons conforme au texte de la Charte de l'O.N.U., en harmonie avec la seule interprétation valide, et les décisions votées par l'Assemblée ou le Conseil de Sécurité en sens opposé, nous n'avons pas vu d'autre solution possible que celle qui consistait à défendre la doctrine de la Charte et à nous opposer à l'ingérence abusive de tiers dans notre vie de nation indépendante. C'est ce que nous avons fait, il y a quelques jours, sans qu'il nous ait été donné d'entendre des raisons convaincantes en sens contraire. *Il est douloureux de constater que tant de pays responsables ont voté contre nous ou se sont abstenus ;* les uns condamnant notre attitude, les autres considérant notre refus d'obéir aux injonctions de la majorité comme une menace pour la sécurité internationale (résolution de l'Assemblée 1807 et 1742). On est même allé, au Conseil de Sécurité, le 9 juin 1961, jusqu'à déplorer « les massacres massifs et les sévères mesures de répression en en Angola », et il est apparu, à ce même Conseil, que la persistance de cette situation devait menacer le maintien de la paix et la sécurité internationale. *Cette résolution, qui mécon­naît ou déforme les faits de manière si outrageante pour la vérité, et la répercussion qu'ils pouvaient avoir sur la paix et la sécurité mondiales, deux pays seulement se sont abstenus de la voter : la France et l'Angleterre*. Tous les autres membres du Conseil l'ont trouvée parfaitement bien. \*\*\* Nous avons examiné le problème sous l'aspect juridique, mais nous pouvons nous demander : que *veut-on, politique­ment ?* Dans la résolution 1542, du 13 décembre 1960, l'Assemblée a énuméré tous les territoires portugais, du Cap Vert à Timor. Il nous semble impossible d'admettre qu'elle ne connaisse ni la superficie, ni la population, ni le degré de développement éco­nomique et culturel de ces territoires, mais comme la résolu­tion 1807, du 14 décembre 1962, invite le gouvernement portu­gais a reconnaître le droit à l'indépendance immédiate des peuples qu'il administre (même celui du fort de Saint-Jean d'Ajuda -- un fonctionnaire et deux gardes !), nous devons con­clure que le seul objectif est de permettre, soit la division des territoires sans unité solide, *soit* l'annexion, par *d'autres, des territoires portugais* que nous pourvoyons du nécessaire étant donné leur incapacité à assumer leur indépendance. 207:77 *C'est ce qui est arrivé à Goa, devenu, d'État florissant, colonie de l'Union Indienne, à la suite d'une attaque à main armée, que la Charte interdit* et qui se réalisait au moment même où le Conseil de Sécurité, paralysé par le veto russe et par la significative décla­ration du délégué indien (« avec la Charte ou sans la Charte, avec ou sans droit »), constatait son impuissance à agir, *c'est-à-dire son inutilité dans la défense du droit.* Ces exemples nous conduisent à douter que ces décisions soient prises en parfaite connaissance de cause et de la correction des motifs pour les­quels on prétend nous les imposer. Mais d'autres raisons que celles qui sont purement apparentes se trouvent-elles à l'origine de la campagne de l'ONU contre le Portugal ? \*\*\* On connaît la doctrine communiste concernant l'Afrique : Lénine avait divisé l'évolution en trois phases : anticolonia­lisme, nationalisme, communisme : et, bien que la position léni­niste ait été révisée en 1960, la ligne générale a été maintenue et l'on peut dire que la première phase, c'est-à-dire la décoloni­sation, est presque entièrement achevée. *Il serait puéril de pen­ser que le régime le plus colonialiste de notre temps, puisqu'il il impose sa domination à de nombreux États, jadis libres, et a réduit à l'état de colonies des territoires qui devaient être libé­rés, ait dans cette vaste opération politique, la moindre intention de libérer des peuples africains.* Ce qui se passe, c'est ceci : l'Afrique étant composée de communautés, de types divers, avec des pays d'Europe occidentale, LA DÉSINTÉGRATION DU SYSTÈME DEVAIT PROVOQUER AUTOMATIQUEMENT UNE DIMINUTION DU POTENTIEL ÉCONOMIQUE ET POLITIQUE RESPECTIF. La satisfaction avec laquelle certains secteurs nous affirment ne pas voir se consti­tuer en Afrique des sociétés communistes, ce qui démontrerait l'incapacité où se trouverait Moscou de les établir, nous fait sourire, parce que *ce que Moscou désirait faire étant fait par l'Occident,* la réalisation de la suite du programme viendra en son temps. En tout cas, on sait que la Russie est derrière tous les mouvements de pseudo-émancipation, qu'elle établit partout, discrètement, et maintient, avec les chefs de ces mouvements, les contacts nécessaires de caractère économique, politique et culturel, pour marquer, sans à-coups, sa présence et son action. De ces contacts naîtront des fruits qu'elle récoltera, mais seule­ment lorsqu'ils seront mûrs. 208:77 D'un autre côté, les États-Unis ne font pas mystère de leur politique africaine. Les déclarations officielles sont significatives et le comportement de l'Administration américaine aide de tout son pouvoir à la constitution, dans toute l'Afrique, d'États indépendants correspondant aux anciennes colonies ou territoires intégrés dans des nations européennes. Sous cet aspect, *on peut considérer comme parallèles les politiques américaine et russe*, et le fait que les États-Unis prétendent aider à ce qu'on appelle l'émancipation de l'Afrique pour la libérer de l'influence russe ou communiste, *ne modifie en rien le fond des choses*. Qu'une puissance parte du principe, invoqué comme un impératif national, de donner la liberté à tous les hommes et à tous le peuples, et qu'une autre parte de sa conception de révolution mondiale, qui doit faire le bonheur des hommes, peu importe au caractère du fait en lui-même : *les deux nations font une politique identique, bien qu'apparemment pour des fins différentes.* Mais il y a une différence essentielle : *alors que la politique russe est cohérente et logique, la politique américaine contient en elle-même, un grave principe de contradiction :* à savoir que le principe fondamental de la politique des États-Unis étant d'aider à la défense de l'Europe, défense pour laquelle ils se sont sacrifiés déjà dans deux grandes guerres, *ils commencent par provoquer la diminution du potentiel des pays européens, avec lesquels ils sont alliés, en faveur du potentiel ennemi, c'est-à-dire communiste*. La contradiction est si évidente et la position américaine si douteuse, que les nations africaines se permettent, comme lors de la dernière réunion du Conseil de Sécurité, de lancer un défi aux États-Unis pour qu'ils se décident à un choix qu'ils savent impossible pour eux d'accepter, au moins sans sacrifier irrémédiablement la défense de l'Europe et celle de l'Occident. Si encore beaucoup de ces États africains étaient disposés à agir selon la ligne de la politique européenne et pro-américaine, il n'y aurait qu'une substitution de valeurs de même caractère ; mais j'en ai dit assez plus haut pour qu'on puisse déduire que telle n'est pas la situation. Il est même douteux que l'Europe soit, à un certain-moment, disposée à se battre pour des inté­rêts qui ne seraient plus les siens. -- Mettant de côté ce qui importe à la défense de l'Europe, for­tement ébranlée par la politique africaine des États-Unis, un fait ressort avec évidence : *le continent africain est le grand terrain de compétition entre les deux plus puissantes nations, les États-Unis et la Russie, ou entre les trois, puisque la Chine com­muniste vient d'y faire son apparition*. La connaissance de ce fait, son évidence, ont donné aux États africains de grandes possibilités de manœuvre dans les négociations ou dans les revendications qu'ils avancent. Dans la meilleure hypothèse, une fois neutralisées les attitudes politiques de ces nouveaux États, la lutte se déplacera sur le plan économique et technique avec le risque de voir le phénomène se rapprocher beaucoup des objectifs révélés, à l'Est, par les fortes économies d'État et, à l'Ouest, par les grands syndicats capitalistes, visant, les uns et les autres, à l'occupation, et à la domination des marchés. Nous ne pouvons donc pas nous étonner que, de là, résulte l'apparition, pour le continent africain, et prochainement, de l'époque, tant crainte par celui-ci, du néo-colonialisme. 209:77 CETTE COMPÉTITION DANS L'ESPACE AFRICAIN CONDUIRA A UNE ENTENTE QUE JADIS ON DÉSIGNAIT SOUS LE NOM DE ZONES D'IN­FLUENCE ET QUI POURRA PORTER AUJOURD'HUI UN AUTRE NOM. Pour l'éviter, on a suggéré que l'ONU soit chargée de coordonner l'aide, de rassembler et distribuer les moyens de financement et de superviser leur emploi dans les divers pays. Mais cela est une formule, ce n'est pas une solution du problème : parce que, non seulement elle laisse en dehors toute la concurrence privée, mais le manque de concordance entre les sources de financement et de la technique, l'origine et la constitution de la majorité existante à l'Assemblée Générale, ne permettent pas au système de fonctionner d'une manière valable. *Il est loin d'être démon­tré que le fait de dépendre d'un organisme collectif, intoxiqué par les haines politiques et raciales et convaincu d'avoir trouvé dans la liberté politique de certains pays la solution de tous les problèmes, rende la nouvelle méthode plus facile et plus indé­pendante que celle qu'on prétend remplacer*. \*\*\* On connaît *les relations très spéciales du Congo et des États-Unis* qui ont fait qu'on ne s'est pas étonné de la *reconnais­sance de jure*, par le premier, d'une sorte D'ASSOCIATION DE TER­RORISTES constituée à Léopoldville pour agir en Angola et *ouver­tement financée par de l'argent américain,* (déclaration de Léo­poldville, du 28 juillet). De l'autre côté de l'Afrique, également hors du territoire portugais, on a vu se présenter, comme chef du mouvement de libération du Mozambique, un *professeur d'une université américaine,* dont nous ignorons si elle continue à le payer. Ce sont là peut-être de simples coïncidences, mais, en tout cas, des coïncidences malheureuses que les responsables n'ont rien fait pour éclaircir ; et le malheur apparaîtra comme pire quand on saura que la Russie a mis également à la dispo­sition du premier de ces individus les moyens de lutte néces­saires pour libérer l'Angola. Cela peut signifier qu'il n'y a pas simplement, de la part de certains pays, une défense des thèses relatives à la libération des peuples colonisés, mais aussi qu'on s'emploie à placer certains pions favorables pour des jeux pos­sibles dans les Provinces portugaises. 210:77 L'analyse de ces problèmes -- si l'on donne pour entière­ment perdue une collaboration politique favorable à l'Europe -- me conduit à cette conclusion : *il faudrait attendre un miracle de la Providence pour que les pays africains, hier conduits par la France, l'Angleterre, la Belgique ou l'Italie, se révèlent capa­bles de trouver une formule de coopération étroite avec ces nations, et capables de résoudre les problèmes que l'indépen­dance leur pose.* Ce serait pour eux le meilleur moyen de ne pas se transformer en jouets de la compétition mondiale, qui, quel que soit le drapeau sous lequel elle se présente, finira par créer de désagréables servitudes à ces pays, au bénéfice d'intérêts étrangers à l'Afrique. \*\*\* Cette lutte contre le Portugal en Afrique, qui a l'ONU pour théâtre et pour agents directs les pays africains, n'est pas autre chose que celle que nous avons dû affronter, sous divers pré­textes, à d'autres époques, particulièrement dans les quarante années qui vont de 1898 à 1938. Maintenant, le motif apparaît ouvertement politique : l'indépendance pour tout l'Outre-Mer. Alors, certains accords réalisés, certaines négociations inache­vées entre des puissances qui étaient nos amies et nos alliées eurent pour fondement notre soi-disant mauvaise administra­tion et la faiblesse de nos ressources pour le développement convenable de ces territoires. Certains s'offraient, semble-t-il, à fournir, avec libéralité, ces moyens, le Portugal étant jugé trop petit et trop pauvre pour s'étendre sur ces grands espaces. Avec d'identiques objectifs, nous voyons l'argument réapparaître. Mais *les accords secrets* ne s'étant pas réalisés, on devrait conclure que les territoires d'Outre-Mer du Portugal constituent dès lors une tache de honteux retard dans l'évolution du conti­nent africain. On sait que cela n'est pas et que ces territoires supportent la comparaison avec les autres territoires d'Afrique et, dans bien des domaines, se trouvent dans de meilleures con­ditions. Il y a à cela trois raisons : historiquement, le Portugal n'a pas vécu de l'Outre-Mer, mais a vécu pour lui ; le dévelop­pement d'un territoire sur lequel la population s'est fixée pour vivre évolue de manière différente que les territoires de pure exploitation coloniale, dans lesquels le colon, une fois accom­plie sa mission, se retire avec tout ce qu'il y a apporté et gagné ; enfin, les Provinces portugaises n'étant pas fermées aux capi­taux étrangers, ceux-ci y ont réalisé de grandes entreprises, parce que les capitaux privés sont surtout attirés par la stabilité et l'honnêteté de l'Administration qui se traduisent pratiquement par la sécurité des investissements. Et cela, sans parler des plans de Mise en valeur, financés et garantis par nous, et qui ont permis de féconder les territoires d'Outre-Mer comme jamais avant on n'avait pensé que cela soit possible. *Il est évi­dent que l'œuvre serait plus importante et de plus grande portée encore, si, aux critiques qu'on, nous fait, on substituait une aide financière que nous voyons largement distribuée, sans les garanties que nous offrons ou, avec des garanties bien douteuses dans d'autres cas.* 211:77 Il est agréable, mais en même temps un peu étonnant de voir la surprise de nombreuses personnes qui visitent nos ter­ritoires d'Afrique, parce qu'ignorant comment s'exerce l'activité portugaise parmi les peuples de couleur, elles trouvent *une socié­té multiraciale authentique, en même temps qu'une manière de vivre civilisée et progressive, de type occidental.* C'est cela sur­tout qu'il faut craindre de voir se perdre au milieu de la confu­sion dans laquelle ces problèmes sont traités. Nous espérons qu'au moins les puissances les plus responsables de l'ONU, re­connaissant finalement notre effort honnête et productif, nous laisseront continuer à travailler en paix. **IV. --** J'APPROCHE DE LA FIN DE CES REMARQUES. J'ai voulu m'occuper des trois points dont j'ai parlé avec toute l'objectivité et un peu de cette expérience que la vie m'a donnée, dans un long contact avec les hommes et les événe­ments de notre temps. Je ne pouvais me montrer optimiste, ni me laisser envelopper par une onde de pessimisme qui aura pu en troubler d'autres et qui est ennemie de l'action. Je suis bien conscient du fait que nous traversons un moment plein de très graves difficultés, presque au niveau de la résistance totale de la Nation, mais il était inutile, selon moi, de les aggraver ou de tenter d'en diminuer l'importance a nos yeux, surtout si nous avons le courage de les affronter. Au fond, tout se résume à ceci : nous sommes, comme Nation, dépositaires d'un héri­tage sacré ; nous entendons qu'il est de notre devoir, et de l'in­térêt de l'ensemble de l'Occident, de le défendre et de nous sacrifier pour l'accomplissement de ce devoir dans lequel beau­coup ne croient pas, bien qu'ils s'en trouvent être les bénéficiaires. Malgré tout, nous devons en retirer une compensation : les grandes générations de soldats, d'administrateurs, de mis­sionnaires et de colons dont nous nous enorgueillissons se sont formées dans l'occupation, la pacification et la civilisation de l'Outre-Mer et ont constitué, pour le Portugal, un notable enri­chissement de valeurs morales qui ont eu leur source dans leurs efforts et leurs souffrances. 212:77 Certains d'entre nous se préoccupent surtout des dépenses que nous sommes obligés de faire ; d'autres, de la clameur qui paraît universelle et qui monte de l'ONU contre la Nation portu­gaise. Les dépenses, jusqu'ici, ont été couvertes avec l'excédent des recettes ordinaires, ce qui constitue presque un miracle de notre administration, mais personne ne s'étonnera s'il doit en aller autrement à l'avenir. Ce qui est à regretter, c'est que des sommes aussi importantes ne soient pas dépensées pour le béné­fice matériel et culturel des populations, au lieu d'être destinées a garantir la sécurité et la paix dans lesquelles elles vivaient et ; qu'on voudrait leur ravir. J'avoue qu'il faut quelque courage pour écouter impertur­bablement la clameur qui s'élève contre le Portugal et les jugements étranges de certains hommes, parfois éminents, et exer­çant de grandes responsabilités dans le gouvernement des peu­ples. Mais, si nous mettons, d'un côté, les principes et, de l'autre les intérêts et les passions, qui s'entremêlent, il nous est possible de suivre ces discours sans sentir vaciller notre raison, ni juger atteint notre droit. Il existe dans le monde deux idées erronées en ce qui nous concerne : selon les uns, les accès de nationalisme antiportugais surgiraient de la politique d'oppression qui serait la nôtre en Afrique, comme elle le serait ici, comme elle l'aurait été à Goa, aujourd'hui « libérée » et malheureuse dans sa « libération ». Nous avons déjà entendu cette chanson qui tantôt vise nos structures internes, tantôt prétend atteindre l'existence portugaise de nos Provinces d'Outre-Mer par le moyen de la sub­version de la politique nationale, mais personne ne sait nous expliquer comment cette politique d'oppression ne donne de fruits de terrorisme, d'ailleurs rares et limités, que lorsque le ferment d'intérêts étrangers est introduit dans la pâte pour la faire lever. Selon d'autres, le Portugal vivrait surtout de l'Outre-Mer et sa perte éventuelle constituerait pour lui une ruine totale. L'am­bassadeur de Norvège, au dernier Conseil de Sécurité qui s'est occupé de nous, a même suggéré une contribution des pays riches pour nous indemniser du préjudice et nous aider à organiser notre vit sur d'autres baies. Quand il sera possible de publier certains documents qui sont en ma possession, on pourra voir que cette idée n'a rien d'original et que cette généreuse compensation nous a déjà été offerte en son temps. Seulement le Portugal d'Outre-Mer peut bien être victime d'attaques, mais il n'est pas à vendre. Ces problèmes, qui mettent en cause la propre existence et le caractère de la nation, sont les plus graves qui puissent se présenter à un gouvernement, parce que les positions prises, ou à prendre, à chaque moment, sont décisives pour tous et défi­nitives pour l'avenir. Certains voulaient les voir éclairer pour se former une opinion. J'ai voulu précisément y contribuer par l'aide que le gouvernement peut, et doit, donner en raison des faits dont il a connaissance. 213:77 Je ne crois pas qu'il y ait quelque doute sur le sentiment du peuple portugais, ici et Outre-Mer, au sujet de la défense de l'intégrité de la Nation : le peuple qui travaille et lutte n'aura pas besoin de longues discussions pour orienter son destin. Mais, personnellement, je ne vois que des avantages à ce qu'il se prononce, par un acte solennel et public, sur ce qu'il pense de la politique d'Outre-Mer poursuivie par le Gouvernement. La manière dont le pays a répondu à l'appel que nous lui avons adressé est une leçon pour tous : sans hésitations, sans plaintes, naturellement, comme qui vit la vie, les hommes sont partis pour des climats inhospitaliers et des terres lointaines accomplir le devoir qui leur est dicté par le cœur, par la foi et le patriotisme qui les illumine. Devant cette leçon je pense même que nous n'avons pas à pleurer les morts, il ne faudrait le faire que si les vivants n'étaient pas dignes d'eux. ============== fin du numéro 77. [^1]:  -- (1). Discours du 18 février 1950. Texte intégral reproduit dans *Itinéraires*, numéro 71, pages 151 et suiv. [^2]:  -- (1). Voir *Le Monde* du 26 septembre et plus généralement, passim, toute la remarquable collection des articles de M. Henri Fesquet. [^3]:  -- (1). Sur ce point, voir l' « Appendice » à la suite du présent article. [^4]:  -- (1). Études de juillet-août 1963, page 4. [^5]:  -- (1). Lénine, *L'impérialisme, stade suprême du capitalisme,* bro­chure publiée en 1916. [^6]:  -- (1). Ce discours du Président Salazar est reproduit dans les « Do­cuments » du présent numéro. [^7]:  -- (1). Naturellement, une civilisation qui vit dans l'instant (et spécialement dans l'instant journalistique, radiophonique, télévisé) croit que tout est nouveau, oublie tout et finalement n'aperçoit rien. Jean-Marie Domenach écrit dans *Témoignage chrétien* le 3 octobre (et répète en substance dans *Esprit* d'octobre, p. 458) : « *Faudra-t-il que Ben Bella soit seul à avoir le courage de saluer cet aspect para­doxal de notre régime, puisque, selon ses propres termes, on n'avait encore jamais vu un État capitaliste en aider un autre à construire le socialisme.* » Il est exact que Ben Bella « construit le socialisme », du moins jusqu'en octobre 1963, uniquement dans la mesure où il y est aidé par le « capitalisme » français. Mais, à défaut de Ben Bella, Domenach devrait savoir qu'il est absurde de croire qu'on n'avait jamais vu ça. C'est au contraire ce que l'on a vu partout depuis 1945. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, on devrait au moins le reconnaître. [^8]:  -- (1). *Nouveau Candide.* 11-18 septembre. [^9]:  -- (1). Mis à part le peuple pied noir, et à ne considérer que les chefs, ces catholiques étaient pour la plupart, politiquement, d'origine « gaulliste » ; ils « recommençaient » ce qu'ils avaient déjà fait dans les réseaux insurrectionnels (voire terroristes parfois) du gaul­lisme de 1942-1944. Déjà, à cette époque, on vit combien la doctrine catholique -- non pas la doctrine en soi, mais la doctrine exprimée et utilisée -- était floue, variable, ployable... On se souvient peut-être du drame d'un religieux dominicain, qui fut un résistant actif, et qui après 1944, dans un livre retentissant, disait aux évêques fran­çais : -- *vous nous avez fait un devoir, sous peine de péché mortel, d'obéir au maréchal Pétain. Je n'ai pas obéi. Suis-je en état de péché mortel ?* On connaît beaucoup de réponses qui se voulaient apaisan­tes : mais point moralement et logiquement satisfaisantes. On a voulu recouvrir la plaie sans la soigner. Les blessures faites aux âmes, elles aussi, pourrissent quand on ne les panse pas. Et c'est la même blessure qui s'est rouverte. Jusques à quand ? [^10]:  -- (1). Quelques ratiocinateurs nous font ici observer que ces exigence de la sainteté de Marie se prennent du point de vue de la puis­sance ordonnée du Seigneur Dieu, non pas en considération de sa puissance absolue. Nous leur dirons que nous méditons sur les mystè­res divins à partir justement de ce que Dieu a ordonné de fait ; à partir de sa puissance ordonnée ; laissant aux esprits chimériques la stérile occupation de fabriquer une théologie romancée sur ce que Dieu pourrait faire de puissance absolue. [^11]:  -- (1). *Adversus Haereses*, Contre les Hérésies, livre III, section 3, texte, traduction et notes dans l'édition du P. Sagnard, o.p. (édit. du Cerf, collection Sources Chrétiennes) -- Voir aussi Bossuet, Élévations sur les Mystères, huitième semaine, 2^e^ et 3^e^ Élévation. [^12]:  -- (1). Péguy, Ève (début), [^13]:  -- (1). *Cahiers Marials, 78,* rue de la Tombe-Issoire, Paris-14^e^. [^14]:  -- (1). Sur cette spectaculaire évolution de la revue *Études,* voir textes et dates dans *Itinéraires,* numéro 67, pages 313.318. [^15]:  -- (1). Je cite la traduction française publiée par la *Documentation catholique* du 15 juillet 1962 (col. 949). C'est moi qui souligne. On trouvera le texte latin du « *Monitum* » et l'analyse critique des diver­ses traductions françaises dans *Itinéraires*, numéro 67, pages 297-299. On y trouvera également la traduction intégrale de l'article de *L'Os­servatore romano* commentant le « *Monitum* ». [^16]:  -- (1). Mais, bien sûr, et comme il le souligne lui-même, M. Monestier est « un laïc » intervenant dans le débat : il y apporte aussitôt une retenue, une mesure, une courtoisie dont trop d'ecclésiastiques se dispensent allégrement. Il est tout de même profondément anormal (nous le remarquons une fois de plus) que ce soient principalement des ecclésiastiques, et surtout des religieux, qui aient habituellement recours à la violence injuste, à l'insulte sommaire et non motivée. Un nouvel exemple -- le P. Jeannière dans la *Revue de l'Action popu­laire* de septembre-octobre. Pour lui les théologiens, philosophes, moralistes, écrivains qui n'acceptent pas les idées de Teilhard sont des « folliculaires intégristes » (p. 1.020), des « lecteurs partiaux et pressés », des « attardés du fixisme » et des « pamphlétaires aigris ». Quel démon condamne donc certaines plumes religieuses à toujours viser aussi bas, et précisément avec tant d' « aigreur » ? [^17]:  -- (2). Quelques textes caractéristiques de cet état d'esprit ont été reproduits dans les « Documents » de notre numéro 67, pages 319-330. [^18]:  -- (1). « Pour comprendre Teilhard », par André Monestier, Paul Misraki, Bernard Léger, Tanneguy de Quenetain. -- éd. Les Lettres Modernes. [^19]:  -- (1). Passages soulignés par l'auteur de cet article. [^20]: **\*** Cet encadré figure p. 113 de l'original.. [^21]:  -- (1). *Destin du catholicisme français* (*1926-1956*)*,* Flammarion 1957, page 135. -- Sur ce livre, voir *Itinéraires,* numéro 13, pages 65-78, et numéro 15, pages 48-82. [^22]:  -- (2). *Op. cit,*. p. 138. [^23]:  -- (3). A savoir que ce mot fut dit *à lui-même,* et qu'ensuite il *courut tout Paris...* D'autre part, il apparaît que Teilhard est un nou­veau Galilée aux yeux du P. Rouquette, qui le pense depuis long­temps... mais qui n'avait pas fait connaître du premier coup au public son sentiment sur ce point. [^24]:  -- (1). Nouvelles Éditions Latines, 1955. [^25]:  -- (1). Marie-Claire et François Gousseau : *Saint Louis-Marie Grignion de Monfort*, Éditions Mame, Collection « Votre nom, votre saint ». [^26]:  -- (1). En effet *L'Homme nouveau,* en septembre, n'était pas encore devenu hebdomadaire. [^27]:  -- (1). Voir plus haut : « *Deux curieux documents pour l'histoire religieuse contemporaine* ». [^28]:  -- (1). Sauty a rappelé que ceux qui veulent faire de la C.F.T.C. une force politique étaient ceux qui, en 1945 et en 1946, avaient deman­dé que la Confédération se donnât ce que Georges Lefranc a appelé « la Charte d'Amiens du syndicalisme, chrétien », autrement dit qu'elle formulât l'interdiction de cumuler fonction politique et fonction syndicale. [^29]:  -- (1). Après son élection au secrétariat général (juin 1961) Descamps quitta la commission et n'y fut pas remplacé. [^30]:  -- (1). En voici la liste : Mineurs du Nord et du Pas-de-Calais Em­ployés du commerce et de l'industrie de la région parisienne Per­sonnel des agences de voyage (R.P.) ; Mineurs de la région provençale ; Bâtiment de la Moselle ; Personnel à statut de l'aéroport de Paris ; Voyageurs et représentants d'Angers ; Employés de banque de Marseille ; E.D.F. de la région parisienne ; Banque de France ; Régie autonome des pétroles de Boussens ; Personnel de la Navigation aérienne ; Employés de banque de Rennes ; Travailleurs des Indus­tries chimiques de Lens ; E.T.A.M. des Mines ; Personnel de services de santé de Moselle ; Agents du Trésor ; Travailleurs du Textile de Roubaix ; Personnels civils de la défense nationale (Air-Guerre) de la Marne ; Hospitaliers privés de la R.P. ; Personnel de l'Assistance publique de Paris.