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### Les responsabilités morales de la science
par le Cardinal SIRI
Nous devons à la bienveillante autorisation de S. Em. le Cardinal Siri, archevêque de Gênes, de pouvoir publier le texte de la conférence qu'il a prononcée, en langue française, le 17 septembre 1963, à l'Université Laval de Québec. Nous en exprimons ici notre très déférente reconnaissance et celle de nos lecteurs.
LES TÂCHES d'organisation sociale du monde s'élargissent. Beaucoup de personnes et d'initiatives doivent, d'une façon ordonnée et consciente, y prendre part afin que cette souhaitable organisation se produise. Il n'est pas suffisant que seulement quelques personnes s'aperçoivent de leur vocation à travailler pour le progrès social : il y a une tâche pour chacun de nous. Si quelqu'un ou quelque chose reste en dehors d'une tâche sociale, on peut s'attendre que cela devienne un potentiel ennemi du progrès social, même seulement en tant qu'absence, défaut, omission ou inertie.
On peut considérer bien des points de vue dans cet ordre d'idées. Aujourd'hui je me tourne dans une seule direction : la science, qu'il faut inviter à se charger de ses propres responsabilités envers le progrès social. On lui adresse cette invitation car il y a un devoir, c'est-à-dire un titre de responsabilité.
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Voilà mon thème. Mais -- j'insiste -- quelle est donc la raison de mon thème ? La sociologie apprend à organiser les rapports entre les hommes, en ce qui concerne les biens matériels et non matériels qui doivent être distribués avec justice et équité. Il s'agit des rapports qui naissent justement en raison d'une participation à ces biens. Mais les biens augmentent parce que la civilisation progresse, et dans la civilisation la connaissance, dans la connaissance la science, dans la science la technique, dans la technique le bien-être, au moins potentiel.
Lorsque la somme des biens était moindre, les rapports entre les hommes étaient moindres, eux aussi, et les problèmes ; la loi, l'autorité et la conscience, avec ce que la conscience entraîne, pouvaient suffire. On ne doit pas s'étonner si, par exemple au XVIII^e^ siècle, on ne parlait pas de la *question sociale* autant qu'on en parle aujourd'hui. Il est de fait que, lorsqu'à cause de l'industrialisation la *question sociale* s'est posée en termes poignants sinon nouveaux, le patronat a été mis en cause. Ensuite on a mis en cause toute la communauté de l'État et toutes les organisations intermédiaires entre le citoyen et l'État. Aujourd'hui il faut mettre en cause la science, non pas parce qu'elle a été négligente mais en raison de circonstances nouvelles et sérieuses.
Je vous prie d'observer quelques aspects de cet immense accroissement : les biens ont augmenté et l'instruction s'est accrue, à savoir, « la variable la plus grande, dans la capacité humaine d'augmenter et de rendre plus productifs les biens ». Les possibilités d'emploi des biens ont augmenté, c'est-à-dire, les possibilités qu'ils ont, en raison des lois naturelles, d'obéir à l'intelligence humaine, à la volonté et même aux caprices des hommes.
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Voici l'aspect principal. Principal, car ce sont les possibilités, devenues plus nombreuses, d'emploi des biens qui augmentent les autres possibilités et même les désirs et les passions. En outre, tandis que ces possibilités d'emploi des biens sont le résultat d'une maturation de tout le milieu moderne, elles viennent à se trouver à la portée non seulement de ce même milieu en général, mais de chaque individu en particulier, qui, dans certains cas, peut être un ignorant, un incapable, un vaniteux, un méchant.
Alors la perfection de l'instrument et l'excessive imperfection ou l'ignorance de celui qui l'emploie deviennent un formidable danger social. Il s'agit là d'un déséquilibre qui doit être réduit, et c'est justement à ce point que l'on doit faire appel à la science (et point seulement à elle bien sûr) en lui rappelant ses devoirs et ses responsabilités. Puisque les termes d'une discussion doivent toujours être clairs et définis afin de ne pas faire des recherches tout à fait stériles, je commence par me demander ce qu'est la science à laquelle je me réfère. Les appels moraux ne peuvent pas être adressés aux livres, aux instruments, aux machines, aux animaux. On les adresse seulement à l'homme qui seul est capable de comprendre, de raisonner, de vouloir et de choisir. Lorsque je parle donc de la « science » je veux dire « les hommes de science » en tant que tels et en tant qu'ils remplissent une tâche de « science ».
Les sciences sont multiples et c'est aux hommes de toutes les sciences qu'il faut s'adresser pour atteindre la perfection sociale : surtout à ceux qui déclenchent et freinent à la fois les forces de la nature fournissant à l'humanité la plus grande part de son confort et de son danger. Je désire présenter les devoirs et les responsabilités de la science dans le domaine social, attirant votre attention sur deux sujets qui, même s'ils ne sont pas tout, sont peut-être suffisants pour montrer tout le problème dans sa pleine vigueur et toute sa valeur.
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Tous les biens terrestres, qu'il s'agisse de matières premières, de produits manufacturés, de produits industriels, de capacités juridiques ou morales, sont certainement des instruments dans les mains des hommes. Voilà le premier fait qui doit être considéré, car l'instrument, même s'il est matériel, agit sur celui qui l'emploie et influence tout le milieu dans lequel il est employé. Il représente un moyen et un confort : et le confort est le premier appel que les hommes écoutent lorsque, à cause de la faiblesse humaine, ils n'emploient pas leur libre volonté d'une manière délibérée et ils n'écoutent pas délibérément l'appel de *l'idée* ou d'une *action supérieure.*
Le rapport entre *l'instrument de l'homme* et l'homme même est donc un important problème. L'instrument peut exempter d'un emploi d'énergie -- et c'est un avantage -- mais cette économie d'énergie peut causer des effets qui ne sont pas souhaitables ; l'instrument peut devenir un but et alors les rapports se déforment ou bien se renversent ; l'instrument peut devenir une mesure, un critère, et même un maître. On ne doit pas oublier que l'instrument répond, à une exigence particulière, mais pas toujours à l'exigence totale de l'homme et par conséquent, même sous cet aspect, il pourrait faire question. Nous observons, au point de vue juridique et social, que parfois la façon de concevoir la société humaine et son organisation civile se ressent évidemment d'une imitation de la machine. Les hommes ne sont pas et ils ne seront jamais des machines. L'imitation de l'automatisme, de l'inéluctabilité, du rythme, de la froideur métallique ne peut être acceptable pour l'homme qu'à dose homéopathique. L'homme reste toujours infiniment supérieur à ce qu'il fait. De cette façon la conception des possibilités d'emploi des biens terrestres pose des problèmes sérieux.
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Mais le rapport entre l'instrument et l'homme peut avoir aussi une autre conséquence, bien pire, qui s'appelle *usure*. Cela signifie que l'instrument peut user celui qui s'en sert. Dieu me préserve de conclure qu'alors on ne doit pas s'en servir ! Mais il est quand même nécessaire qu'on ait le soin de rechercher où est la limite à ne pas dépasser pour éviter que l'instrument n'use injustement l'homme. Voilà un autre problème sérieux que nous devons nous poser. Le but de mon propos est un but social, c'est-à-dire qu'il concerne la vie associée et non pas seulement la vie individuelle. De quelle façon donc ce qui précède comporte-t-il un aspect social ? La réponse est aisée. Toute modification de l'homme en tant qu'individu entraîne -- tôt ou tard -- une modification de son rapport avec les autres hommes. De plus, l'ensemble est directement modifié à travers ses unités ; enfin certaines questions, que je viens d'exposer, ont une incidence sociale directe à cause des complications qu'elles comportent. N'ai-je donc pas parlé de constitutions de peuples, lesquelles -- par une subtile influence de la machine sur la psychologie des hommes cherchent -- peut-être même plus que certaines idéologies -- a reproduire dans la vie associée les mêmes rapports froids et déterministes qui caractérisent les pièces d'une machine ?
L'ensemble des instruments des hommes crée d'ailleurs une certaine ambiance qui conditionne -- ce qui est logique -- la vie associée des hommes mêmes. Supposons un instant qu'une conduite de vie qui ne soit pas sagement modérée, qu'un certain genre de confort ou de plaisir parvienne à forcer lentement mais implacablement les limites de la tolérance biologique, physiologique et nerveuse et que par conséquent le pourcentage des tarés au point de vue psychique augmente : quel serait donc le poids que la société devrait supporter ? Supposons encore qu'une façon compliquée de vivre parvienne à altérer dans chaque homme les rapports normaux entre ses facultés inférieures et ses exigences supérieures, ce qui amènerait à un accroissement de la tristesse et du désespoir, du sens du vide et de l'inutilité.
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Une société où la tristesse devient habituelle et où elle est la première citoyenne, n'est évidemment pas une société normale. Lorsque je visite des monastères, je remarque toujours, comme un signe précieux de leur bon fonctionnement, leur degré spontané de bonheur et de joie.
Que faut-il alors ? Il faut que les rapports entre l'homme et ses instruments soient bien élucidés, que les hommes les connaissent, en prennent conscience et soient à même, s'ils le veulent, de s'en servir d'une façon raisonnable. Les moyens mécaniques, physiques, chimiques, biologiques et même les médicaments peuvent agir au grand détriment de l'homme et de sa vie associée, si l'on s'en sert sans juste mesure et d'une façon qui ne soit pas correcte ; les loisirs et les plaisirs peuvent se transformer en des *usures* dangereuses (je vous prie de bien vouloir considérer si tout ce qu'on appelle repos est vraiment repos et si tout ce qu'on appelle plaisir est vraiment plaisir) ; certains systèmes de vie et certaines dépenses de forces peuvent être ruineux. Il se peut que la mauvaise influence des instruments de l'homme ne soit pas toujours sensible pendant une brève expérience : souvent il faut beaucoup de temps, et il faut acquérir la connaissance des cycles dont nous savons encore si peu de chose. Qui doit donc connaître, prévenir, faire l'apostolat de la juste mesure et de la sagesse ? Bien que non exclusivement, cela concerne la science. Voici une de ses graves responsabilités. Nos actions nous suivent et bien des petites choses, qui ont été négligées soit par ignorance soit par mauvaise volonté, reviennent ensuite au cours des grandes crises qui accablent les peuples et font souvent des victimes innocentes.
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La dimension humaine est plus grande que ne le laissent voir des considérations ou des recherches scientifiques particulières : infiniment plus grande. Pour s'en persuader, il suffirait de considérer que de grands secteurs de recherche se meuvent seulement dans la quantité et l'extension et que cela n'est qu'un des nombreux aspects de la simple réalité matérielle. Il suffirait de considérer -- si l'on veut se rapporter à un sujet plus élevé -- que les cultures ont toujours et sans cesse apporté quelque chose de nouveau à la compréhension humaine et que cette possibilité illimitée d'augmentation de la culture à travers le temps et l'espace est un puissant et véridique témoignage permettant de conclure que la *dimension humaine* est plus grande que ne le laissent voir des considérations ou des recherches scientifiques particulières.
Mais comment et où trouvons-nous cette *plus grande dimension humaine ?* L'esprit humain approfondit, coordonne, synthétise ; partant des faits il parvient à la considération de « valeur » et aux principes universels ; des rapports relatifs, il arrive aux données absolues, à l'Absolu même.
L'esprit humain, par son intuition et par le frémissement de son sentiment, élargit la perception des choses et son expérience ; bien plus, le domaine de son expérience même ; il atteint une hauteur au niveau de laquelle la spéculation métaphysique se trouve au-delà de la considération du particulier et du multiple, où (il est nécessaire de le dire) l'élan vers l'infini est aussi puissant que la vie et bien plus qu'elle même, où la réalité s'élève, se glorifie, se transforme et, après avoir donné un ordre, après avoir suggéré une mystérieuse perception, que l'art seul peut apprécier, parvient à se composer dans une majesté, aussi solennelle que vraie, propre à la religion.
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Quels que soient, nombreux ou rares, les moments où chaque homme, à sa guise et selon ses capacités ou son milieu, expérimente, à l'intérieur et à l'extérieur de soi-même, des choses plus grandes que le petit détail d'expérience commune, il comprend -- au moins dans la souffrance -- que ses dimensions sont plus grandes que l'univers même. Malheur si l'on amenuise cette dimension humaine ! Seule une considération universelle, détachée, supérieure, constante jusqu'à être méthodique, en dehors des intérêts, pourra la sauver. Seul le dépassement de l'utilité immédiate, et aussi unilatérale qu'immédiate -- et ici l'on comprend jusqu'à quel point les renonciations font partie de la perfection humaine -- permettra aux hommes de maintenir dans le juste équilibre leur propre dimension humaine. L'outrage fait à cette dimension se reflète inéluctablement dans une misère quotidienne faite d'insatisfaction, d'ennui et de tristesse. Il y a un long espace entre la marge de la dimension humaine, touchée par les sciences et par leur providentielle contribution, et la marge réelle de la dimension humaine totale. Le problème est de remplir cet espace. Larmes et désolation, douleur et chagrin, souffrance et peine, se trouvent dans cet espace. Les évaluations, les états d'esprit, desquels naissent les grandes réactions, même celles des peuples, se trouvent dans cet espace. Il pose un grand problème !
Peut-on penser que cet espace puisse être effacé ? Est-il honnête de penser une telle chose et de vouloir ainsi appauvrir l'homme ? Tout le monde sait où se trouvent les grandes richesses d'intelligence et d'amour de l'expérience humaine et il ne saurait être question de l'appauvrir. L'expérience des siècles, la prise de conscience, la vie intérieure dont personne ne peut s'affranchir, témoignent que cet espace ne peut pas être effacé.
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Si je voulais maintenant, pour être fidèle à mon thème de caractère social, me poser la question : pourquoi et comment tout cela a-t-il une importance sociale, c'est-à-dire, concerne la vie associée, je devrais dire que la réponse, je l'ai déjà donnée. Les faits se bâtissent à l'intérieur des hommes d'abord et à l'extérieur ensuite. Quels sont donc, vis-à-vis de ces graves problèmes, la responsabilité et le devoir de la science ? Les voici. La science doit prendre conscience qu'elle est un instrument et non pas une limite, une aide et non pas une frontière, un appui et non pas un lien, et qu'elle doit enseigner tout cela. Elle doit se conduire de façon à aider positivement l'homme à atteindre toute sa dimension humaine, elle ne doit pas lui poser des empêchements, mais au contraire elle doit se donner des règles honnêtes afin que des effets inhibiteurs ou troublants ne puissent pas, même indirectement, se produire au détriment de l'homme. Elle doit apprendre à vivre en présence de l'homme complet et de toutes ses destinées, même celles qui sont éternelles, et non pas seulement viser à une spécialisation limitée. La spécialisation lui est nécessaire, bien sûr, mais la spécialisation n'a aucun besoin de lui fermer des portes pour la rendre forte et efficiente. Il s'agit de ne laisser aucune voie sans perspective. Tout cela est nécessaire aussi pour une autre raison.
La science a profondément modifié le milieu et l'ambiance dans lesquels l'homme vit, a modifié ses habitudes, a conditionné sa conduite, a souvent limité, même sans mauvaise intention, sa perspective, en le poussant à oublier des valeurs fondamentales. Je comprends que cela fasse difficulté pour les sciences exactes, qui sont si obstinément liées à la loi de la quantité et de l'extension.
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Mais il faut quand même admettre que, lorsque les sciences se renferment dans la perspective limitée de leurs problèmes spécifiques, elles ne révèlent que des aspects et ont le devoir de faire ce qui est nécessaire pour prévenir les hommes que la réalité continue et va encore plus loin, même si elle échappe à leurs instruments et à leurs méthodes.
Toute science concernant la matière est certainement importante en elle-même ; mais son objet -- la matière -- devient petit, vis-à-vis du monde de l'esprit et de ses infinies ressources. Pour cette raison, l'homme pourra voir grandir son admiration pour l'univers, mais il n'a aucune raison de s'en considérer prisonnier ou de réduire son patrimoine spirituel, s'effrayant de la solennité des choses matérielles. La volonté de trouver une harmonie avec tous les autres secteurs, non seulement de recherche mais aussi de spéculation intellectuelle, aidera chaque science à accomplir son devoir social.
Les sciences et les techniques ont profondément changé les conditions de la vie humaine et son horizon culturel. Mais ce changement a été mis en place en se servant surtout de la valeur des choses matérielles car, a plusieurs points de vue, le corps conditionne l'activité de l'intelligence et de l'âme même. La première amorce et le premier appel parviennent à l'homme par ses sens : s'il s'arrête à ce seul appel, il s'amoindrit et se vide. Il est dangereux et dommageable de prendre pour but cette fondamentale faiblesse. Si les techniques, suivant des impératifs d'unité matérielle, devaient en arriver à spéculer sur le fait que l'homme est faible vis-à-vis de l'appel du confort matériel, elles nuiraient à l'homme même. Voilà donc une autre raison de souligner encore une fois le devoir qu'ont les sciences de s'efforcer à rétablir l'équilibre là où il a été brisé.
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Bien plus : les philosophies ont de quelque façon influencé les sciences, en leur fournissant des hypothèses et des problèmes, en suggérant des méthodes et en leur inspirant des sympathies et des exclusions. Leur influence n'a pas toujours été positive. Les sciences, à leur tour, ont souvent exercé une influence sur les philosophies et cette influence a été parfois marquée par une certaine unilatéralité de recherche et de conclusions. Le trouble dans le domaine des principes premiers et de leur certitude -- je parle des principes suprêmes de l'être qui sont nécessaires pour les problèmes suprêmes auxquels l'esprit humain ne peut pas échapper -- est, sans aucun doute, un fait social, car pratiquement toute la vie associée en est influencée.
C'est donc un devoir pour la science de contribuer à élucider et à éclairer comme il le faut tout l'arc en ciel, qui s'étend sur l'homme.
La science est devenue pouvoir sur la nature. Peut-être s'est-on davantage efforcé d'augmenter ce pouvoir, qui produit le confort, que de vraiment comprendre la nature et de faire comprendre à l'homme les éléments primordiaux et éternels qui rendent humaine sa vie. On pourrait même dire -- à quelques points de vue -- que la diminution de dépendance de l'homme vis-à-vis de la nature extérieure a voilé la perception de sa dépendance totale vis-à-vis de l'Absolu. Il s'est même produit que le progrès matériel ait suggéré des raisons et des motivations étrangères à la structure morale de l'homme et étrangères à la vérité éternelle qui le domine, de sorte qu'il lui a donné la matière à une anarchie illusoire et à une vision autonome et euphorique d'affranchissement de la loi divine.
A côté du pouvoir demeure la *faiblesse,* à côté de la faiblesse demeurent les limites de l'homme, même dans tout le domaine de ses possibilités. La science, qui a donné aux hommes le pouvoir, a le devoir de travailler afin qu'ils n'oublient pas la vision de leurs limites. De même qu'à côté de la connaissance doivent ressortir clairement ses limites, de même auprès du *pouvoir* sur la nature doit se dessiner la marge sur laquelle l'homme demeure petit.
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Comment serait-il possible d'espérer une société ordonnée et une vie associée utile, là où le sens de la limite peu à peu s'évanouirait ?
Les sciences statistiques sont en train d'enregistrer une croissance de la désorientation intellectuelle et de l'inquiétude morale. Il ne suffit pas de faire des enregistrements quantitatifs ; il faut bien plus. Le progrès technique devrait avoir augmenté la liberté, mais en fait il crée parfois des contraintes telles qu'on peut craindre qu'il diminue la liberté au lieu de l'augmenter.
La science appliquée a augmenté le temps libre -- le grand problème social de l'avenir -- mais à ce temps libre ne correspond pas toujours la plénitude de l'âme et sa satisfaction dans la vraie paix et dans la joie. La culture de masse est bien sûr devenue possible par les moyens de formation et d'information ; mais il est aussi vrai que dans certains pays ces moyens tendent à aller dans les mains d'un petit nombre de personnes puissantes et rusées, qui ont le pouvoir de suggestionner la foule suivant leur propre intérêt.
La science nous a montré la nature, afin que nous l'admirions, en nous révélant ses aspects traduisibles en formules mathématiques et physiques, par des calculs d'utilité et de productivité ; mais en même temps une confusion intellectuelle devient souvent cause de décadence de la sensibilité à l'égard de toute beauté. La beauté entraîne le grand rythme de la vie, sa luminosité, son décor et la plus séduisante amabilité de toute expression morale. L'utilité a souvent obscurci la beauté et on peut remarquer partout les traces de cet obscurcissement dans les lignes, dans les couleurs et, à travers celles-ci, dans les intelligences mêmes.
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La science à trouvé la façon d'accroître la disponibilité des biens matériels, mais elle n'a pas eu jusqu'à maintenant la même chance et parfois le courage de prévenir les hommes que, pour rendre juste et équitable la distribution de ces biens, il y fallait des organisations mais qu'elles n'étaient toutefois pas suffisantes, car il y fallait surtout des qualités morales, c'est-à-dire des vertus.
La disponibilité augmentée des biens a fait étinceler l'idéal éthique d'une société meilleure dans laquelle l'homme puisse s'interpréter et se défendre complètement. Par conséquent les aspirations humaines se sont profondément accrues et modifiées, à cause de l'attrait de ces nouvelles possibilités. Mais la société la meilleure ne sera pas une machine, même si elle a besoin des machines, car les hommes ne sont pas inanimés comme des pièces de montage. Plusieurs sciences, en opérant ensemble, même sans le vouloir directement, ont dessiné de nouvelles structures et des lois nouvelles pour la vie en commun. Mais il faut qu'elles aient plus de soin pour ce monde moral dans lequel on enseigne, on nourrit et on fortifie la loyauté, la fidélité, l'amour, la piété, sans lesquels toutes les lois et tous les sages règlements deviennent inactifs et inefficaces.
Certaines sciences ont réduit la douleur physique et ont réussi parfois à réduire dans le domaine physique les conséquences des souffrances spirituelles. Mais il est extrêmement nécessaire qu'elles se rappellent d'autres liaisons, d'autres rapports et d'autres exigences pour parvenir à réduire aussi la souffrance morale en elle-même, car c'est bien elle qui est la principale parmi les souffrances des hommes.
La psychologie du travail et de la fatigue a déjà beaucoup dit sur le meilleur emploi de l'activité humaine en vue du rendement. Mais on dirait qu'elle n'a pas encore appris suffisamment l'art du repos, si bien que nous voyons, souvent sans y rien pouvoir, la vie devenir une agitation universelle, incessante et déréglée. Il est temps qu'on dise, qu'on apprenne qu'une agitation incontrôlé est nuisible aux nerfs de l'homme et que, lorsqu'ils sont altérés, tout le reste aussi s'altère.
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Il y a des souffrances dont la signification totale, dans le cours de la vie humaine, paraît au moins partiellement échapper à la science. Les sciences peuvent justement se glorifier de grandes conquêtes, mais les hommes ne sont pas satisfaits. A un ministre d'un pays européen qui a été à l'avant-garde des réalisations sociales et qui avait vu bien accepter ses requêtes pour une meilleure condition des ouvriers, on a posé, après son succès, la question de savoir si les ouvriers de son pays étaient contents. Il hocha la tête, la courba et, après un silence douloureux, répondit que non.
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Il y a une énorme distance entre ce qui a été acquis par les sciences modernes et la vraie dimension humaine. Elles doivent tenir, compte de cette distance et, pour cette raison, elles doivent aussi tenir compte de la nécessité de compléter, sur d'autres plans, leurs données, de prévenir constamment de leurs limites, d'orienter les hommes afin qu'ils ne se servent pas contre eux-mêmes des instruments que le progrès leur a offerts.
Le domaine de ces instruments, dont l'emploi doit être clairement élucidé, est grand et pourrait se révéler comme le plus grand dans les problèmes sociaux où l'on attend encore la clarté de l'intelligence ou la bonne volonté des hommes.
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Les sciences ne peuvent pas s'enfermer dans une auto-satisfaction froide et remplie d'orgueil ; et, moins encore, elles peuvent se retrancher derrière leur soi-disant autonomie spécifique. Elles ne le peuvent pas, car au-delà de leurs nobles affirmations et de leurs conquêtes splendides, il y a encore un genre humain abandonné à la souffrance, à la crainte, à la méfiance, lequel pleure et gémit, d'autant plus que, par une lumière que Dieu a mise au fond de son âme, il sait avec une clarté plus ou moins définie qu'il est appelé à une destinée plus grande que la monotonie de ses jours terrestres.
Cardinal Giuseppe SIRI.
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## ÉDITORIAUX
### Correspondances romaines ?
UN DIMANCHE D'AUTOMNE 1963, dans une très grande paroisse d'une très grande ville de France, le curé monte en chaire et déclare aux fidèles :
-- Mes frères, priez pour le Concile plutôt que de lire les journaux. Les journaux, mêmes catholiques, racontent sur le Concile des choses scandaleusement inexactes. Des Pères du Concile m'ont dit : « C'est très curieux : nous apprenons en lisant la presse française quelles sont les décisions que nous devons prendre... »
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BIEN SÛR. Nous avons déjà donné là-dessus notre sentiment ([^1]). Mais nous ne pouvons pas ignorer non plus que d'autres Pères conciliaires jugent excellente la manière dont parlent du Concile MM. Fesquet, Rouquette, etc. : ils y trouvent le reflet de leur pensée, ils n'en font pas mystère et le déclarent volontiers. Les avis sont très partagés sur le rôle joué par la presse.
Parfois, c'est un rôle à double tranchant.
Dans *Le Monde*, qui est sous d'autres rapports le plus sérieux des quotidiens parisiens, M. Henri Fesquet emploie son talent brillamment unilatéral et agréablement romanesque à soutenir l'ardent combat qui s'efforce de détruire tout ce que nous aimons et d'écraser tous nos amis : au nom, bien entendu, de la charité, du dialogue, de l'ouverture.
Dans *Le Monde* du 15 octobre, M. Fesquet raconte qu'au Premier Concile du Vatican, on imposa aux évêques, et ils y consentirent, de « *mettre au point un système qui par ricochet devait nuire à leur autonomie, à leur liberté, à leur prestige* ». M. Henri Fesquet est terrible. Il ruine ainsi d'un coup la protestation de certains -- à commencer par lui-même -- qui déclarent ne vouloir porter aucune atteinte à la primauté du Pape.
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Ils le déclarent, oui, mais simultanément ils qualifient cette primauté de « système » nuisant à l'autonomie, à la liberté, et même au « prestige » (quel langage « triomphaliste » !) des évêques. Ils ne disent pas : *La primauté du Pape nuit à l'autonomie, à la liberté, etc*. Ils disent au contraire : -- *Nous ne mettons pas en cause la primauté*. Ayant dit qu'ils ne mettent pas en cause la primauté (et nous leur donnons acte qu'ils ont *dit* ne pas vouloir la mettre en cause), aussitôt ils l'attaquent de plusieurs manières, et notamment de celle-là : ils attaquent ce qu'ils appellent un « système », « mis au point par Vatican I »... Quel est donc ce système ? Ce n'est rien d'autre, en fait, que la définition de la primauté.
La veille, dans le même sens, M. Fesquet citait le propos d'un « conseiller théologique » -- « *Ne remettons pas en cause l'intuition de Vatican I, mais l'expression de cette intuition* ». Réduire un dogme à n'être plus qu'une intuition à expression variable, ce n'est pas mal imaginé non plus.
Et quand M. Fesquet rapporte (22 octobre) la formule non moins habile : « *Considérer toute autorité comme un service* ET NON *comme un pouvoir* », nous ne savons dans quelle mesure il en aperçoit la conséquence immédiate mais, aperçue ou non, la conséquence s'impose : la conséquence est de dépouiller de tout pouvoir clairement défini l'autorité religieuse. Si l'on disait. « Considérer l'autorité *et son pouvoir* comme un service », la formule serait irréprochable. Mais « considérer l'autorité comme un service *et non* comme un pouvoir », c'est tout autre chose.
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SELON LE MÊME AUTEUR (15 octobre), le Concile jusqu'ici, « moyennant l'appui de deux Papes », a « *brisé moralement le carcan de la Curie* ». Que la Curie ait été un carcan, et qu'on ait fait en sorte, avec l'appui du Pape, de la briser moralement, cela ne ressortait point du discours de Paul VI à la Curie romaine ([^2]). Mais si c'est ainsi que certains Pères du Concile veulent l'entendre, et c'est ce qu'accrédite une presse à leur dévotion. « *On ne le redira jamais assez, car cela est fondamental*, proclame M. Fesquet le 30 octobre : *le Concile est dirigé contre la suprématie de la Curie*. » Il existe donc un parti agressif, qui poursuit son assaut. La « suprématie » de la Curie n'existe pas, ou n'est que celle du Pape. La Curie est un instrument d'information et d'exécution par lequel le Pape exerce pratiquement sa primauté : « briser » la Curie pourrait théoriquement laisser intacte la primauté du Souverain Pontife, mais lui retirerait le moyen concret dont il dispose pour l'exercer.
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CES CHOSES SE DÉROULENT très au-dessus de notre tête. Nous sommes de simples chroniqueurs, simples chrétiens du dernier rang.
Peut-être nous faut-il supporter en silence les déchaînements passionnés auxquels nous assistons.
Du moins pouvons-nous prendre la liberté de dire que notre sentiment est celui d'une grande, d'une croissante partie du peuple chrétien et du clergé catholique : nous sommes tout à fait mal contents du spectacle qui nous est donné. Tel qu'il est réfracté par les journaux, ce spectacle accomplit jour après jour une éducation à rebours. Heureusement, et pour notre consolation, on nous assure que les débats du Concile, à la différence de ce qui en est mis en scène dans les journaux, sont empreints de dignité, de justice et de charité. On nous l'assure et nous le croyons. Mais nous n'y sommes pas, et nous trouvons très lamentable l'image qu'en donnent la plupart des « correspondants romains ».
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POUR NOTRE PART, nous avons provisoirement suspendu notre *correspondance romaine.* Nous étudions comment nous pourrions la reprendre ; actuellement nous estimons préférable de ne la reprendre point. Il y a les discours du Pape et les documents officiels de l'Église, que l'on trouve reproduits chaque semaine dans les *Nouvelles de Chrétienté* ([^3]) ou chaque quinzaine dans la *Documentation catholique* ([^4])*.* En dehors de cela, c'est presque toujours le domaine du n'importe quoi, d'une soi-disant théologie passée au conformateur de la propagande de masse, et des histoires de brigands, des accusations de manœuvres perfides, de coups bas, de grains de sable méchamment jetés dans la machine. L'opinion publique est enfoncée dans une confusion croissante. Ce que l'on perd ainsi, c'est tout simplement la santé morale.
Responsables, du moins pour une part, de la santé morale de nos lecteurs, nous croyons devoir limiter la place consentie dans nos colonnes à tout ce remue-ménage publicitaire et à toutes ces manigances de presse. Nous n'omettons point d'en parler quand nous pensons pouvoir le faire utilement. Nous n'omettons pas de défendre, quand cela est en notre pouvoir, les vérités et les personnes qui sont publiquement bafouées.
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Mais s'il y a des moments où il faut prendre à la gorge la rumeur infâme, il y a aussi des moments où il faut lui tourner le dos. La suppression provisoire de notre *correspondance romaine* a valeur de protestation contre le faux Concile tenu dans la presse en dérision du vrai.
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CE FAUX CONCILE tenu dans la presse en dérision du vrai, il serait injuste d'en faire porter l'entière et seule responsabilité à la presse elle-même. Il est simplement objectif de prendre acte du fait qu'il existe des Pères conciliaires (sans parler des « experts en vue ») pour cautionner, encourager, orienter, relancer ce faux Concile.
Quelques exemples parmi beaucoup d'autres.
Il y a eu un Père du Concile pour déclarer dans une conférence de presse (rapportée par *Le Monde* du 24 octobre) que « *ce sont les journalistes qui renseignent non seulement les fidèles mais les évêques eux-mêmes sur ce qui se passe au Concile* »*,* et c'est pourquoi lui-même « *choisit la presse plutôt que la tribune du Concile pour communiquer ses idées* »*.*
Il y a eu un autre Père du Concile, dans une autre conférence de presse (rapportée par *Le Monde* du 26 octobre) pour lancer contre la Papauté, en termes virulents et grossiers, l'attaque que voici : « *Dans l'opinion catholique moderne, il y a comme une obsession morbide du primat du Pape. Il faudrait presque réciter une prière d'exorcisme. Dire que le Pape est Dieu sur la terre est un blasphème. On entoure le Souverain Pontife d'un respect obséquieux qui n'a rien d'évangélique.* »
Ce Concile fallacieux et dérisoire, mis en scène DANS les journaux, mais trop souvent PAR d'autres que des journalistes, nous lui opposons un refus radical, et c'est très précisément contre lui que, en supprimant provisoirement notre « *correspondance romaine* »*,* nous déclarons élever une protestation catégorique et absolue.
\*\*\*
C'EST ENTENDU : Pie XII avait tort sur toute la ligne ; saint Pie X ne comprit rien à rien ; la page du *Syllabus* est tournée et désavouée ; la théologie jusqu'ici enseignée par l'Église est un rudiment scolaire et enfantin ; la Curie romaine (sauf la Secrétairerie d'État, on se demande pourquoi ?) est une bureaucratie bornée d'autocrates imbéciles ; la chrétienté tout entière doit, par Vatican II, se mettre à l'école du P. Chenu, « l'expert le plus en vue du Concile » ; l'Église est restée jusqu'en 1963 prisonnière de routines, de fausses traditions, de blocages sociologiques et de superstitions pré-logiques, on va enfin y mettre bon ordre ; et désormais la révélation teilhardienne, le progrès des sciences et la construction du socialisme tiendront lieu de tout.
26:78
Parfait. Compris. C'est une propagande obsessionnelle, c'est une mise en scène, et une mise en condition, c'est une machinerie qui mobilise tous les moyens de pression sociale. Ils en font tant que maintenant l'on connaît le refrain par cœur, et que l'on peut réciter leurs articles et déclarations avant de les avoir lus, c'est toujours la même chose.
\*\*\*
EN FACE DE CET ASSAUT, les réflexes vitaux s'enracinent à une profondeur où n'atteint pas le discours.
A une profondeur qui est celle où prennent naissance l'acte de foi et la prière.
C'est à cette profondeur-là qu'une partie grandissante du peuple chrétien est troublée, indignée, désorientée ou révoltée par le spectacle que ses journaux lui donnent fallacieusement du Concile.
27:78
### Préciser la juridiction des organismes épiscopaux
ON TROUVERA quelque matière à réflexion dans ce fait étrange : beaucoup de ceux qui demandent au présent Concile de définir les pouvoirs de l'épiscopat sont aussi ceux qui dénigrent, avec un mépris affiché, le « juridique », la notion de « pouvoir » et les « définitions ». Ils veulent dépasser, disent-ils, ils veulent même écarter une ecclésiologie s'exprimant en termes de droit, d'autorité, de *potestas*.
On voit bien que le second Concile du Vatican semble appelé à donner sur l'épiscopat les précisions que le premier Concile du Vatican n'a pas données, s'étant arrêté à celles qui concernent le Souverain Pontife. Mais on voit mal comment cela pourrait se faire dans le mépris du « juridique », l'allergie au concept de « pouvoir » et l'absence de « définitions ».
La mise en garde de Pie XII
Nous entendons trop dire que l'Église est une communauté d'amour et non une société juridique. Nous entendons trop désigner comme inauthentique, une « Église juridique » opposée à « l'Église-communion ». Cela nous remet en mémoire la mise en garde que Pie XII avait formulée, dans l'Encyclique *Mystici corporis*, contre cette fausse opposition :
« Nous déplorons et Nous condamnons l'erreur funeste de ceux qui rêvent d'une prétendue Église, sorte de société formée et entretenue par la charité, à laquelle -- non sans mépris -- ils opposent une autre qu'ils appellent juridique.
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Mais c'est tout à fait en vain qu'ils introduisent cette distinction : ils ne comprennent pas en effet qu'une même raison a poussé le divin Rédempteur à vouloir d'une part que le groupement des hommes fondé par lui fût une société parfaite en son genre et munie de tous les éléments juridiques et sociaux, pour perpétuer sur la terre l'œuvre salutaire de la Rédemption ; et d'autre part que cette société fût enrichie par l'Esprit Saint, pour atteindre la même fin, de dons et de bienfaits surnaturels (...). Il ne peut y avoir aucune opposition, aucun désaccord réels entre la mission dite invisible du Saint-Esprit et la fonction juridique, reçue du Christ, des pasteurs et des docteurs car -- comme en nous le corps et l'âme elles se complètent et s'achèvent mutuellement, elles proviennent d'un seul et même Sauveur Que si l'Église manifeste des traces évidentes de la condition de notre humaine faiblesse, il ne faut pas l'attribuer à sa constitution juridique, mais plutôt à ce lamentable penchant au mal des individus, que son divin Fondateur souffre jusque dans les membres les plus élevés de son Corps mystique dans le but d'éprouver la vertu des ouailles et de faire croître en tous les mérites de la foi chrétienne. »
L'autorité\
abstraction faite\
du « juridique »
Le point de vue juridique n'est pas tout, c'est entendu. Il n'est pas rien non plus. Quand aujourd'hui divers doctrinaires se font honneur, avec insistance et ostentation, de « ne pas se placer au point de vue juridique », sous prétexte que l'Église est une communauté d'amour, nous nous demandons ce qu'ils veulent et surtout où ils vont.
Bien sûr, l'Église est une communion, une communauté d'amour. Est-ce une raison pour écarter et discréditer le point de vue « juridique » ? Mais alors ce serait une raison (aussi valable, ou aussi peu valable) pour écarter toute autorité religieuse, y compris l'autorité du Concile : l'Église est une communauté d'amour, voyons, ne nous parlez pas d'autorité !
Or justement, on nous parle beaucoup d'autorité. Et très précisément de l'autorité des évêques, de l'autorité du corps épiscopal.
Dangereux paradoxe.
Le JURIDIQUE est l'une des catégories indispensables pour parler de l'AUTORITÉ. Car *l'autorité abstraction faite du juridique, c'est la tyrannie.* L'amour englobe tout, assume tout et supplée à tout chez les saints (qui du même coup peuvent se passer de toutes les définitions).
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Mais l'Église est faite de pécheurs dont beaucoup ne parviennent que tardivement à la sainteté parfaite, et dont certains peut-être n'y parviennent jamais. Dans ces conditions, le « *juridique* »*, est la garantie de la dignité et de la liberté légitime des subordonnés.*
L'amour peut -- chez l'homme s'aveugler étrangement. La bonne intention subjective ne permet pas n'importe quoi aux détenteurs du pouvoir ecclésiastique. Tous les détenteurs de toutes les sortes de pouvoir ont toujours eu tendance à l'abus de pouvoir, et point forcément par méchanceté. Fût-ce pour servir ceux qu'il aime et promouvoir leur bien, le détenteur du pouvoir n'a pas tous les droits sur ceux qui relèvent de sa juridiction. La définition explicite des droits et des devoirs -- c'est-à-dire le « juridique » -- est indispensable à la condition humaine, même dans l'Église.
L'évêque est aussi\
une personne
Avec une impertinence ou un humour que l'on veut croire involontaires, plusieurs nous parlent en termes pressants de la « revalorisation de l'épiscopat ». Il est notable que l'aspect le moins souvent examiné de cette « revalorisation » est l'autorité personnelle de l'évêque dans son propre diocèse. Cette autorité est paralysée en fait, dans divers pays, par la manière envahissante et quasiment totalitaire dont fonctionnent certains organismes collégiaux ou secrétariats collectifs de l'épiscopat. On a déjà vu des expériences locales de « collégialité » qui -- parce qu'il s'agissait d'une *collégialité sans juridiction clairement définie* -- aboutissait à noyer l'évêque, son autorité propre, sa responsabilité personnelle, dans un système anonyme où chacun avait le sentiment de dépendre mécaniquement d'on ne sait qui sans pouvoir jamais en appeler à personne.
Il est des mécanismes sociologiques *collectifs* qui*,* une fois mis en place, développent des processus totalitaires difficilement maîtrisables. Et ceux qui subissent une pression anonyme et collective ne savent pas, dans la plupart des cas, comment s'en défendre : il faut beaucoup de caractère pour ne pas abdiquer devant elle, beaucoup d'intelligence pour résister d'une manière adéquate. Ces qualités, surtout à leur degré héroïque, ne sont pas aussi courantes qu'on pourrait le supposer.
30:78
L'avis de Mgr Lefebvre\
sur les Conférences épiscopales
Mgr Marcel Lefebvre, supérieur général des Pères du Saint-Esprit (qui dirigent actuellement 56 diocèses à travers le monde), a tenu à Rome le 15 octobre une conférence de presse où il a mis en cause les structures et les pouvoirs de fait que certains voudraient attribuer aux « conférences épiscopales nationales ».
Mgr Lefebvre, est particulièrement qualifié par son expérience personnelle pour se prononcer sur un tel sujet. Lorsqu'il était Délégué apostolique en Afrique, de 1948 à 1959, il a lui-même fondé quatre Conférences épiscopales nationales : celle de Madagascar, celle du Congo-Brazaville, celle du Cameroun et celle de Dakar. Il connaît bien les avantages et les inconvénients de cette institution. Son expérience du fonctionnement des organismes collectifs de l'épiscopat a d'ailleurs pu s'enrichir en France, lorsqu'il fut archevêque-évêque de Tulle.
L'inconvénient de Conférences épiscopales trop puissantes n'est pas, selon Mgr Lefebvre, de porter atteinte à l'autorité du Pape, qui sera toujours en mesure de ne pas céder à leurs empiètements éventuels : « *Si le Pape désire réunir le collège épiscopal, il peut le faire ; s'il ne veut pas le réunir, il n'y est pas contraint. Il est au-dessus du collège, il détient l'autorité souveraine, il est toujours le Pontife suprême.* » Mais c'est sur les pouvoirs de chaque évêque pris individuellement que des Conférences épiscopales trop puissantes font peser leur menace : « *Il est facile d'imaginer que trois, quatre on cinq évêques aient, dans un collège, plus d'influence que les autres, et qu'ils prennent la direction du collège. C'est là un danger pour l'autorité doctrinale et pastorale de chaque évêque, qui détient cette autorité de droit divin*. » Il est en effet « facile d'imaginer » une telle situation. Mgr Lefebvre remarque qu'un groupe d'évêques pourra prendre sur lui de publier des décisions pastorales ou sociales : « *Il sera alors difficile à un évêque particulier de manifester son désaccord avec une décision publique : il sera ainsi réduit au silence. Ce serait un nouveau pouvoir, et un pouvoir indésirable, sur l'évêque diocésain.* « *est une espèce de collectivisme qui s'établirait dans l'Église. Le collectivisme est une diminution de vie, et la diminution de vie ne peut être un progrès.* » Dans le cas où un évêque n'accepterait pas la décision collective, une situation pénible serait alors créée : « *Un évêque peut contredire une Conférence épiscopale, mais les prêtres et les fidèles seraient placés devant un dilemme, ne sachant s'ils doivent suivre leur évêque ou la Conférence épiscopale*. »
31:78
Ajoutons que le malaise peut être encore plus aigu quand il s'agit non pas de tous les Ordinaires d'un pays, mais d'une assemblée restreinte de cardinaux ou d'archevêques. Mgr Lefebvre désapprouve donc la tendance qui consiste à créer des Conférences épiscopales si puissantes que « *les évêques n'auraient plus individuellement qu'un pouvoir restreint et perdraient leur initiative* »*.*
Cette restriction s'exerce déjà, précise Mgr Lefebvre, à l'occasion du présent Concile : « *Les groupes minoritaires dans les différentes nations ne peuvent pas parler comme ils le voudraient, et restent en silence, en marge de leur Conférence épiscopale nationale*. » Pour que les évêques retrouvent véritablement au Concile une pleine liberté d'expression et d'action, il ne faudrait pas, estime Mgr Lefebvre, que les Pères conciliaires soient groupés et encadrés « *par régions nationales ou linguistiques* ». Un tel groupement n'est pas justifié dans un Concile œcuménique, car en un tel Concile « *il s'agit de savoir ce que pensent les évêques et non ce que pensent les nations* » ; en effet « *ce sont les évêques, et non les nations, qui constituent le Concile* »*.* Mgr Lefebvre demande donc que les Pères conciliaires aient la possibilité effective de se rencontrer personnellement les uns les autres au plan international, selon la diversité des écoles de pensée, des compétences et des préoccupations, et sans que ces rencontres soient dirigées, canalisées, filtrées par les Conférences épiscopales nationales. Il apparaît donc que, même au Concile, le fonctionnement actuel de certains organismes collectifs de l'épiscopat ne va pas sans inconvénients d'une exceptionnelle gravité.
Ces inconvénients, il sera possible d'y porter remède quand on aura clairement pris conscience de leur nature psychologique, juridique, sociologique. Les déclarations de Mgr Lefèvre sont susceptibles de provoquer une telle prise de conscience.
En raison de ces inconvénients (et de quelques autres), nous souhaitons pour notre part que l'on *définisse avec précision la juridiction exacte* -- ou, selon les cas, que l'on *déclare avec clarté l'absence de juridiction réelle* -- des Conférences épiscopales et des secrétariats, comités et groupes restreints qui en sont plus ou moins théoriquement l'émanation.
Un exemple actuel\
de la confusion des idées
Le « juridique » se déforme dans les excès du « juridisme ». Assurément. Mais de même que l'on n'envisage pas la castration préventive comme moyen de supprimer l'adultère, ni la mise à mort du malade pour arrêter la maladie, le bon moyen de porter remède aux excès du « juridisme » n'est pas d'écarter le « juridique ».
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Voici ce qu'écrivait le 17 octobre un théologien-journaliste dans un hebdomadaire catholique d'extrême-gauche :
« Nous sommes en train de dépasser une « ecclésiologie » fondée avant tout sur l'idée de pouvoir ou de puissance (*potestas*)*.* On peut espérer que nous arriverons, au cours de ce Concile, à mieux mettre en lumière que toute la structure de l'Église est à concevoir en termes de service (...). Dans une interview, un évêque brésilien, Mgr de Prœnça Sigaud, a déclaré au sujet d'une représentation permanente de l'épiscopat auprès du Pape : « *Ce serait créer une espèce de parlement ecclésiastique international gouvernant l'Église à la place du Pape, dont les pouvoirs seraient réduits à ceux d'un président d'assemblée épiscopale* ». C'est la problématique même impliquée par une telle position qu'il faut refuser. Car dans l'Église du Christ il s'agit de tout autre chose : l'autorité qui a charge et mission de « paître » le troupeau n'est pas comparable aux autorités humaines qui gouvernent les États. »
Et voilà : le théologien-journaliste est aussi un prestidigitateur. Si l'on parle des pouvoirs, il déclare : « C'est la problématique même impliquée par une telle position qu'il faut refuser. » C'est-à-dire qu'il escamote la définition et la délimitation des juridictions. Il l'escamote, il la « refuse ». Mais il conserve une « autorité », une autorité non définie, non délimitée : inévitablement tyrannique.
*Concevoir la structure de l'Église en termes de service* n'est tout de même pas une invention d'aujourd'hui. (C'est l'enseignement, entre autres, du « juriste » Pie XII, qui disait -- « Le *servire* est le fondement du *regnare* » ; mais quand c'était Pie XII qui le disait, bien peu daignaient l'écouter parmi les théologiens-journalistes.) Seulement l'AUTORITÉ et l'OBÉISSANCE, ne vont pas disparaître pour autant. Il faudra quand même savoir qui gouverne, qui obéit, et en quoi, et jusqu'à quel point. Refuser cette « problématique », ce serait dissimuler obéissance et autorité sous un nuage rhétorique à l'abri duquel tous les abus de pouvoir seraient facilités et désormais sans recours.
D'ailleurs même « les autorités humaines qui gouvernent les États » se fondent sur le *service* du bien commun, ou alors n'ont aucune légitimité. Par là, l'autorité ecclésiastique et l'autorité civile, qui, ne sont pas identiques, ni du même ordre, demeurent pourtant « comparables », quoi qu'en dise un peu trop vite le texte cité, bon exemple de la confusion actuelle.
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Si par impossible on écartait le « juridique » et sa « problématique », on aurait dans l'Église d'extraordinaires tyrannies collectives, anonymes, irresponsables, abusivement baptisées « collégiales ».
L'Église a peut-être, dans le passé, occasionnellement trop emprunté à certaines formes de féodalité médiévale, comme on nous, le dit. On nous le dirait à meilleur titre si c'était pour nous mettre en garde aujourd'hui contre un emprunt analogue aux formes sociologiques des féodalités modernes, avec leurs techniques totalitaires des groupes restreints, des noyaux dirigeants, des courroies de transmission, des comités et des secrétariats.
Il est facile d'être clairvoyant et courageux sur le dos des abus de pouvoir d'avant-hier. Il est moins facile d'apercevoir et de corriger les abus actuels, surtout quand on en profite soi-même.
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La rigueur doctrinale et la précision juridique ont l'inconvénient de demander un effort intellectuel et d'être funestes aux rhétoriques simplistes des propagandes de masse. Mais la rigueur doctrinale et la précision juridique sont amies de l'homme, protectrices de sa dignité personnelle, garantes de sa juste liberté.
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### La promotion des laïcs
Sans prétendre définir ce que l'on appelle « la théologie du laïcat », nous voudrions souligner quelques aspects pratiques de la « promotion des laïcs » qui, du moins au moment où nous écrivons ces lignes, semblent tout à fait méconnus ou négligés.
**I. --** La promotion des laïcs probablement la plus urgente est la reconnaissance institutionnelle de la diversité de leurs vocations particulières à l'apostolat.
Une telle diversité se traduit par la pluralité des œuvres, associations et mouvements. Pluralité reconnue et respectée chez les clercs par la multiplicité des Ordres religieux.
La multiplicité des organisations de laïcs, existe aussi, mais elle est beaucoup moins reconnue, elle est pratiquement paralysée.
Supposons que, sans supprimer complètement les Jésuites, les Dominicains, les Bénédictins, les Franciscains, les Chartreux, les Carmes, les Spiritains etc., on en fasse implicitement ou explicitement des Ordres de seconde zone, et que l'on favorise systématiquement un seul Ordre au détriment des autres : on aurait alors chez les clercs la situation qui existe présentement chez les laïcs.
Le laïc que l'on appelle à l'apostolat est invité par priorité, d'une manière tellement unilatérale et insistante qu'elle en devient exclusive, à entrer soit dans l'Action catholique générale, soit dans l'Action catholique spécialisée. Or ces deux formes d'apostolat -- telles qu'elles existent par exemple en France -- conviennent sans doute à certaines vocations, mais point à toutes, et probablement point à la plupart.
Passer effectivement de l'Action catholique « au sens strict » à l'Action catholique « au sens large » serait la première démarche concrète d'une promotion des laïcs.
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**2. --** A l'exemple des Ordres religieux, il conviendrait d'emprunter aussi l'exemption ([^5]). Pour les laïcs comme pour les clercs, il importe qu'ils relèvent d'une autorité religieuse proportionnée à la nature et à l'étendue de leurs activités. Relevant de l'évêque du lieu seulement pour certains aspects locaux de leur activité, les Ordres religieux « exempts » relèvent surtout du Saint-Siège. Les organisations de laïcs dont l'activité n'est pas limitée à un seul diocèse devraient semblablement relever non point de l'Ordinaire du lieu où est installée leur raison sociale, mais du Saint-Siège lui-même, par exemple d'une Sacrée Congrégation des laïcs, s'il en est créée une, selon la proposition faite le 22 octobre par Mgr Ruotolo.
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**3. --** La réforme de l'*imprimatur* en ce qui concerne les auteurs laïcs apparaît souhaitable de toute urgence. Qu'un ouvrage reconnu irréprochable du point de vue de la foi et des mœurs soit néanmoins empêché de paraître pour le simple motif d' « inopportunité », -- et selon un jugement énoncé dans la perspective locale et particulière d'un diocèse déterminé, -- cela peut se concevoir pour les religieux qui ont fait vœu d'obéissance. Cela se conçoit moins bien, et demanderait au moins un nouvel examen, pour des auteurs laïcs qui n'engagent qu'eux-mêmes. D'ailleurs le nombre s'accroît sans cesse d'auteurs laïcs qui, à l'exemple de Gilson et de Maritain, ou même d'Henri Fesquet, publient sans *imprimatur* des ouvrages que la loi canonique soumet certainement à la nécessité préalable de l'*imprimatur*. De même, les éditeurs de Teilhard se sont dispensés de toute *licentia edendi*. L'autorité religieuse le tolère et n'urge point à leur endroit l'application de la loi. Ce ne sont plus des exceptions, mais la coutume la plus courante, du moins en France, et l'on peut se demander si l'on n'en est pas arrivé au point où joue légitimement l'adage : « La coutume a force de loi, supprime la loi et interprète la loi ».
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Cependant la loi existe toujours, non abrogée, et la tolérance coutumière que l'on constate aujourd'hui n'est pas universelle, nous voulons dire que tous n'en bénéficient pas. A l'encontre de certains auteurs laïcs, et d'eux seulement, on urge et on applique littéralement la loi. Situation de fait qui laisse donc une large place à l'arbitraire et à l'acception de personnes. Nous avons déjà exposé la question : nous l'avons fait en latin, par un souci de discrétion qui paraît bien excessif par rapport aux mœurs actuelles ([^6]). Nous y reviendrons prochainement, en détail et en français.
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**4. --** Il serait dérisoire de prôner et définir en théorie une promotion des laïcs, si l'on n'était pas décidé à l'accepter dans le concret.
Tout le procès public -- mené par des religieux en général partisans théoriques de la promotion des laïcs -- qui a été fait à *La Cité catholique* dans les années 1960-1962 a revêtu la forme d'une réaction cléricale contre des laïcs sans mandat : et non point pour éclairer ou corriger ces laïcs, mais pour les écraser, pour les supprimer. On n'a même pas voulu -- malgré la parole : « Vous les jugerez à leurs fruits » -- s'arrêter au fait que par *La Cité catholique* on voyait fleurir en grand nombre les conversions parmi les incroyants et les vocations religieuses parmi les pratiquants : à un moment où, au contraire, autour des théoriciens de théologie pastorale se manifestait souvent une désolante stérilité en matière de vocations et de conversions.
La promotion des laïcs, ce sera forcément, dans le concret, ce sera notamment, ce sera principalement des initiatives du genre de *La Cité catholique* et de son « option pédagogique ».
Ce sera des initiatives du genre des Instituts séculiers, des « Focolari », et autres analogues, dont on sait qu'en France elles n'ont pas été accueillies à bras ouverts.
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La promotion des laïcs, ce sera reconnaître une plus grande marge d'initiative et de responsabilités pratiques *au peuple chrétien et à ses animateurs laïcs.* Or jusqu'ici on en a eu très peur, on les a neutralisés. Les animateurs laïcs et le peuple chrétien qui étaient à Chartres le 29 septembre font spontanément beaucoup plus de poids que les groupuscules privilégiés qui s'efforcent d'entraîner les chrétiens dans la « construction du socialisme ». Mais les initiatives de laïcs allant dans un sens résolument différent de la « construction du socialisme » ont été systématiquement défavorisées, et pratiquement réduites à néant, par tout un éventail de *veto* cléricaux.
Le peuple chrétien qui avant la seconde guerre mondiale se reconnaissait plus ou moins dans la « Fédération nationale catholique » du général de Castelnau existe toujours, nombreux, fidèle, actif. Il a simplement été privé de moyens d'expression et d'organisation. Si l'on y réfléchit, on s'aperçoit que la transformation progressive de la « Fédération nationale catholique », qui était autonome, en « Action catholique générale » (A.C.G.H.), qui est mandatée par la Hiérarchie, a été le contraire d'une promotion des laïcs. Il était bon sans doute de créer une A.C.G.H. : mais point en supprimant une organisation de laïcs plus autonome, plus conforme à la « promotion » dont on parle, et jouissant par exemple des franchises et libertés effectives reconnues d'autre part, mais unilatéralement, aux « socialistes démocratiques » qui ont mis la main sur les organismes dirigeants de la C.F.T.C.
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**5. --** Il y a les structures de la presse et de l'édition, important terrain d'action des laïcs.
Il est parfaitement normal que les clercs et religieux de toutes catégories aient, dans la mesure qu'ils jugent utile, leurs maisons d'édition et leurs publications.
Mais, avant même toute « promotion » des laïcs, il est assez anormal que des clercs confisquent la plus grande partie de la presse et de l'édition catholiques.
Il n'était ni nécessaire ni souhaitable que les deux plus grandes maisons d'édition catholiques appartiennent, par leur capital ou par leur direction administrative, à des Ordres religieux.
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On pourrait d'ailleurs distinguer. S'il est normal que des clercs éditent des revues de théologie et de spiritualité, il est beaucoup moins normal que sur trois grandes revues catholiques d'économie sociale, une seule soit dirigée par des laïcs.
Il est anormal que des laïcs n'aient pas en France la liberté (ils l'ont peut-être théoriquement, ils ne l'ont pas réellement) de fonder des « quotidiens catholiques d'information ». Le journal que l'on peut dire « clérical » par excellence, *L'Osservatore romano*, a son directeur nommé par le Saint-Siège : or le Saint-Siège nomme toujours un directeur laïc. En revanche le directeur de *La Croix*, qui porte le titre de « rédacteur en chef », est toujours un religieux, et qui souvent doit commencer à apprendre son métier de journaliste *après* sa nomination.
D'autre part on déplore (quand du moins on prend la peine de s'en apercevoir) que la presse et l'édition catholiques demeurent en grande partie économiquement organisées selon les normes immorales du capitalisme libéral. Les Ordres religieux qui en possèdent le capital, qui en ont la direction ou qui y jouissent d'une influence déterminante, ne sont assurément point ralliés aux thèses du libéralisme économique condamné par les Papes. Mais, pour *inventer* la manière dont on pourrait économiquement organiser la presse et l'édition catholiques autrement que selon le capitalisme libéral, des laïcs auraient plus d'expérience pratique et des grâces d'état plus spéciales.
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**6. --** Au regard de chacun des cinq chapitres ci-dessus, ce n'est pas ici que l'on combattra une vraie promotion des laïcs. Bien au contraire.
Il y a pourtant des dangers. Il convient de les apercevoir aussi, non pour refuser cette promotion, mais pour la situer plus exactement.
Ces dangers s'inscrivent dans la ligne d'une rencontre entre deux réalités :
-- d'une part les laïcs, appelés depuis toujours à être des apôtres, sont appelés à l'être désormais avec plus d'initiative, plus de responsabilité, plus de saine et légitime liberté, -- et par suite, inévitablement, plus d'influence effective dans l'Église ;
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-- d'autre part les laïcs sont les détenteurs naturels du *pouvoir temporel *: en période démocratique ils le sont tous, d'une manière ou d'une autre, à un degré plus ou moins grand.
La difficulté sera donc de *maintenir la juste distinction du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel à l'intérieur de la promotion des laïcs :* et face aux nouvelles formes que revêtent aujourd'hui les puissances temporelles. Dans la foulée même d'une « promotion des laïcs » peuvent être promus aussi, et sans que l'on s'en avise d'abord, des moyens inédits de pression du temporel sur le spirituel.
De fait, la démocratie (temporelle), la socialisation (temporelle), la construction du socialisme, (temporelle), les divers moyens (temporels) d'orientation de l'opinion publique, font peser présentement sur le spirituel une formidable pression.
On s'est hautement félicité que les anciennes formes de pression du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel aient disparu ou soient en voie de disparition. Mais ce progrès a son revers. De nouvelles formes de pression s'exercent, sans être toujours reconnues, par ceux qui les subissent, pour ce qu'elles sont. Un facteur décisif du présent Concile sera peut-être la prise de conscience, plus ou moins rapide, plus ou moins efficace, de cet aspect nouveau des choses.
Sous le couvert d'une promotion des laïcs, on voit se développer la pression insidieuse des forces temporelles et des idéologies temporelles sur le magistère spirituel. On le voit... ou dans beaucoup de cas on ne le voit pas encore avec netteté. Là se situe sans doute une des tâches principales de l'adaptation aux temps nouveaux, de l'*aggiornamento*, et du Saint-Esprit éclairant les Pères du Concile.
40:78
## CHRONIQUES
41:78
### Aggiornamento
par Pierre BOUTANG
LE MOT de *jour* dans nos langues latines, est plein de pièges, mais doré de rayons ; il apparaît, et dérive, aux moments les plus dangereux pour l'homme, quand aussi un sens neuf et salutaire est à portée de l'esprit. Ainsi d'*aggiornamento*, la « mise à jour »... Il y a jour en lui, par quoi il faut commencer.
Le piège\
des jours
Le premier, le plus simple piège de ce *dies* romain, et du *diurnus* où remontent nos « *journées* » et nos « *giorni* », saint Thomas dut, à plusieurs reprises, le désarmer ; c'est chose bien faite, mais pourquoi, y avait-il piège ? Par une ambiguïté du jour qui dit, à l'origine, le grand ciel lumineux, puis mesure le temps des hommes, en dévorant la nuit pourtant réelle. Ici il faut qu'il commence et finisse ; là il indique la plus grande quantité de lumière, une plénitude. Et saint Thomas rencontre les questions du commencement de ce jour, de son univocité, à propos des jours de la Création et du troisième jour de la Résurrection ([^7]).
42:78
Avant lui, la religion romaine s'était prise au piège et au miel des jours : Jupiter avait été *dies-pater* (comme assure Varron) ou dia-pater, le père ou maître du ciel en sa pleine lumière, les dieux, *dei, divi*, étaient les habitants d'un jour éternel, libre de la nuit ; mais la rançon de cette clarté, jusque dans la fleur du paganisme, le calendrier des *fastes* d'Ovide, fut une religion engluée dans le calcul des jours. Déjà les pontifes pratiquaient un « aggiornamento » redoutable, établissant, aux *Kalendae,* le jour variable des *nonae ;* et le comput du temps, infidèle à la clarté, demeura l'un des secrets « héroïques », c'est-à-dire patriciens, dont la plèbe ne pouvait assurer l'usage ([^8]). Une maîtrise des jours, certes, une *emprise* religieuse sur le temps des hommes... Pourtant est-il, pour qui se souvient du vrai jour, du jour des dieux, un autre rapport aux jours des hommes, aux jours qui leur sont *comptés*, que ce secret empire, cette conquête du temps par un clergé jaloux ? La maîtrise du temps, par le calendrier, mais illustrant cette fois le primat du Christ et de son Vicaire sur les règnes temporels, devait répondre, à l'intérieur de son Église, à la fonction des auspices latins.
Relations au monde
Nous avons rappelé cette ambiguïté des *jours,* parce qu'il y a chance pour qu'elle se retrouve dans l'idée qui a fait irruption, l'autre année, dans la conscience chrétienne ; chance, et non risque : nous croyons que c'est l'*aggiornamento,* la *mise à jour*, à cause de ses difficultés mêmes, qui résoudra le problème du *jour*, de la relation entre le ciel lumineux, la lumière divine, et les jours du monde, de plus en plus dispersés, échappant à tout ordre, naturellement « insituables », comme ils sont devenus. Déjà le mot même tel qu'il avait été projeté dans notre vie par Jean XXIII, a été maintenu et précisé par Paul VI ; son *développement* ne fait que commencer ;
43:78
mais, dans l'hypothèse où ce travail de l'idée serait celui de l'Esprit Saint, la mise à jour de l'Église, dans sa relation au monde, pourrait être le plus pur retour de l'Église à elle-même, c'est-à-dire au Christ, et le plus violent appel, la plus vive « provocation » au monde moderne, pour que son « jour » apparaisse. Ainsi le projet d'aggiornamento de l'Église, au sens évangélique que nous tenterons de préciser, loin d'être une décision de se conformer au siècle, de se mettre « au goût du jour », serait-il celui d'une mise à jour, d'une révélation du monde moderne dans son mouvement de fuite, fuite de soi et fuite de Dieu, et d'une décision de lui apporter, d'*induire* en lui, l'unité qui même temporellement lui manque...
Le paradoxe
Tel est en effet le paradoxe : l'Église, qui s'affirme dépositaire de la vérité éternelle, de l'*unique nécessaire,* éprouve le souci de se mettre à jour ; au contraire la société temporelle, où les directions de la recherche et les domaines d'intérêt sont si contraires qu'ils ne semblent pas relever d'un même temps, d'un jour unique, où l'idée même d'une simultanéité a été ruinée aux racines du savoir, semble s'accepter comme telle ; pour se mettre à jour, il faut du temps ; il faudrait trouver un temps dont le sacrifice ne rompe pas une histoire présumée continue, et juge unique de soi-même ; or cette société est à la fois pressée, anticipant sans cesse sur son développement, et sceptique à l'égard de mesures de l'histoire qui ne seraient pas incluses dans l'histoire. Elle ne cherche pas de réponse unique et cohérente à la question de ce qu'elle est ; si un tremblement la parcourt, si l'angoisse est en elle, ce n'est pas à partir de l'idée qu'elle se fait de soi, des lambeaux épars de cette idée encore absente, mais par référence sentie, non pas conçue, à la sécurité ou la cohérence du Monde ancien.
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Toutefois l'interprétation vulgaire, celle que la presse et les « mass-media » ont donnée de l'*aggiornamento,* flatte cette société moderne, la fait frémir, mais de satisfaction : si l'Église songe à se mettre au jour par rapport à elle, c'est donc qu'elle existe, que sa prétention d'être égale à soi-même, sans avoir à se justifier, est acceptée par la dernière institution qui se situe au-dessus de l'histoire, dans le jugement de l'histoire.
Ainsi le paradoxe d'une Église qui se met à jour, et d'une société temporelle qui s'épanouit en soi -- sans vraie conscience de soi, et comme par ouï-dire -- nous apparaît d'abord.
Tel est le cercle : l'Église semblerait se mettre à jour dans le monde, dans un monde qui n'est pas lui-même à jour, et qui attend d'elle, pour une part, sa mesure et son *acte*, au sens aristotélicien et thomiste du mot.
Si c'était vraiment un cercle, il arriverait ceci : l'Église et la société temporelle d'Occident feraient trois petits tours avant de s'en aller, de laisser la place à autre chose, une autre chose qui ressemblerait à l'apocalyptique royaume du Prince de ce monde.
Il dépend et de l'Église et de nous que l'histoire y échappe, avec la grâce de Dieu. Que l'on soit ou non chrétien, la compréhension de cette idée et cette volonté d'*aggiornamento* dans l'Église sont aussi décisives pour tout effort de renouvellement des sociétés temporelles d'Occident que par exemple, la conception marxiste de l'histoire pour les diverses révolutions mondiales. Et si l'Église « réussit » dans cet ordre, ce ne sera pas comme le croient les révérends pères Congar ou Chenu, parce qu'elle aura été « de son temps », mais parce qu'en avant de ce temps, par un éclairement spirituel et une métamorphose de ce *jour* et de cette *mise à jour*, elle aura fondé et exigé une vérité de la société temporelle que celle-ci, toute narcissique, est incapable de dégager par ses propres forces.
45:78
Marie et Marthe
Au dixième chapitre de Luc, *l'unique nécessaire* se trouve défini, pour toujours, par cette Marie qui l'a choisi et avec lui *la meilleure part*. Ce n'est pas comme on le dit trop vite, l'amour et la vie contemplative, contrastant avec l'activité de Marthe ; plutôt de s'être jetée aux pieds du Maître, *sedens secus pedes Domini*, et d'entendre sa parole, *audiebat verbum illius*. Il y a là le plus grand, le plus total *aggiornamento* possible, le maximum de l'*actualité*, de la pure, attentive et directe présence. Tout le reste, si le maître est le maître, sera donné par surcroît ; est donné, puisque Marthe existe.
Mais cette actualité vraie, cet Évangile en acte et présence, sont obscurcis, voilés par la Passion, transformés par la foi en la résurrection, qui fonde l'Église. L'Église demeure d'abord comme Marie, aux pieds du Maître, écoutant la parole ; mais à chaque moment de l'histoire, les hommes inventent une manière de ne pas comprendre cette parole, et d'*évacuer* la Croix. Ce « goût du jour », ces « esprits du temps », (à quoi répondent les diverses *aliénations* de l'esprit dans l'histoire selon le matérialisme dialectique), ne sont, en dernière analyse, que les diverses manières pour les masses (le diable qui s'appelle légion, le contraire de la personne et de la communauté l'Église) de se boucher les oreilles en fuyant la parole de Dieu. Une nouvelle Marthe, une Marthe de l'esprit moderne, devient « tout le monde » et folle. Or Marie est la sœur de cette folle, elle écoute la parole pour la lui transmettre, et *pour cela* elle était ainsi immobile, inactive, *actuelle*. Elle sait que le jour, la *mise à jour*, ce ne peut être que de faire entendre cette parole, de rattraper Marthe dans sa nuit, de guetter l'instant de lassitude ou d'éveil où elle ne se bouche plus les oreilles ; il y a des conditions à cela : de langage, de persuasion, de lieu aussi : il faut savoir où elle est partie, aller à sa recherche.
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L'Église qui se met à jour c'est l'Église qui se met en marche. Elle ne préjuge pas que la nouvelle Marthe ait raison -- l'ancienne avait tort déjà, quand elle méconnaissait, par son mouvement d'impatience, *l'unique nécessaire ;* mais celle-ci existe quelque part, elle a tout de même des oreilles pour entendre. Oui la rattraper, en sa manière propre d'éluder la bonne nouvelle, son « esprit du temps »...
L'Église nous cherche\
là où nous sommes
Le contraire de *l'aggiornamento*, c'est donc, pour le saisir à son point d'erreur le plus haut, le plus noble, la résignation du R.P. Dubarle (avouée dans un livre que nous commentions ici l'autre saison) ([^9]), à ne pas transmettre la parole, à ne pas évangéliser, quand on se trouve devant, « l'âme » de la société temporelle moderne, les savants de « l'âge atomique », sous le prétexte que le souci scientifique et l'universalité qu'ils servent leur seraient un équivalent du « baptême de désir ». Le contraire de l'*aggiornamento* est l'idolâtrie de la société temporelle qui, par elle-même, devrait conduire à l'unité, et l' « hominisation », comme on dit affreusement, de la planète.
Pourtant cette société qui fuit l'Évangile, l'appelle en même temps. Cette folle Marthe bégaie sur les chemins nocturnes les vérités ou les réminiscences chrétiennes, mais perverties, elles aussi devenues folles. Et les erreurs de l'histoire n'abolissent pas la nature créée : la vaste tentative moderne de *décréation* est une impiété illusoire, le monde n'est même pas capable d'inventer un nouveau péché capital.
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Voilà pourquoi l'Église se met à jour, va sans crainte chercher Marthe où elle est, pour la ramener aux pieds du Christ. Cette Marthe du monde, c'est nous tous, qui participons au mouvement de fuite, de dispersion ; le cri de l'Église nous avertit qu'elle va venir nous chercher *où nous sommes*. Or sommes-nous quelque part. ? Sommes-nous même quelque chose ou quelqu'un ? Avant même que nous soyons *rattrapés*, le cri de l'*aggiornamento,* qui est de poursuite et d'amour, devrait nous mettre en arrêt. Nous savons que nos sociétés ne sont pas chrétiennes, mais sont-elles même *à jour*, ont-elles assez d'existence, d'unité, pour que l'homme y soit le gibier de cette longue, inlassable chasse de l'Église de Dieu ? Est-ce qu'elles ne dispersent pas et n'exténuent pas les âmes au point de les *presque* situer hors de portée de la grâce ? Presque, si la grâce, justement, n'était la grâce...
Pierre BOUTANG.
48:78
### Le point de convergence et le néo-vétéranisme
par PEREGRINUS
AUSSI LONGTEMPS que l'on prendra pour point de départ psychologique, doctrinal ou pratique la classification des Pères conciliaires en « *deux tendances* », on n'aboutira nulle part, on s'enfoncera dans la confusion. Telle est du moins notre conviction. A partir du moment où l'on considère «* les deux tendances *», on impose aux réalités, aux problèmes, aux pensées, un schéma artificiel, insidieusement dialectique, foncièrement étranger à la *nature religieuse* des questions véritablement posées. Dire : « les deux tendances », c'est par le fait même imposer une perspective, ou une « problématique », fondamentalement vicieuse. Si par impossible on parvenait à persuader des Pères du Concile qu'ils se divisent effectivement en « deux tendances » -- et l'on peut sans doute en persuader ceux d'entre eux qui déclarent s'informer sur le Concile dans les journaux -- alors, dans cette mesure-là, on frapperait de stérilité leurs travaux.
Peut-être aurons-nous l'occasion de revenir ultérieurement, au fond et en détail, sur cette « problématique » radicalement inadéquate.
Pour le moment, nous voudrions souligner que ceux qui depuis plus d'un an décrivent « les deux tendances » ne sont point parvenus à en donner une définition objective et acceptable. Il y a là un signe supplémentaire, du caractère artificiel -- et dans certains cas artificieux -- de leur simplisme classificateur.
« Les deux tendances » ont été successivement représentées comme étant la droite et la gauche, les intégristes et les progressistes, les docteurs et les pasteurs, la conservation et le progrès, il n'importe : l'essentiel, et le funeste, est que l'on veut toujours qu'il n'y en ait que DEUX, et que leur définition soit aussi peu SURNATURELLE que possible.
49:78
Dans *La Croix* (numéro daté des 27 et 28 octobre, page 4), le P. Wenger a trouvé une nouvelle présentation pour « *les deux tendances* »*.* Cette présentation nouvelle synthétise ce que le P. Wenger a cru remarquer à ce sujet « depuis le début du Concile ». Voici donc cette synthèse :
« Depuis le début du Concile nous entendons s'exprimer deux tendances, deux types d'esprit. Les uns font confiance à l'esprit, aux hommes, à l'avenir. Les autres sont préoccupés d'affirmer et de réaffirmer les vérités reçues. Ils craignent que le progrès sur la collégialité, par exemple ne mette en danger la primauté, que le développement sur le laïcat ne mette en péril la hiérarchie, que l'affirmation de la liberté ne nuise à l'autorité.
« Mais y a-t-il vraiment lieu de craindre ? Sans doute telle ou telle affirmation sur la collégialité laissait trop dans l'oubli la primauté personnelle du Pape, même en dehors du Collège. Si, à propos de la théologie du laïcat et des prérogatives des laïcs, on a pu se croire parfois dans une problématique empruntée à la Réforme, aucun Père n'a jamais oublié la structure hiérarchique de l'Église. »
Il y aurait donc une tendance dont tout l'effort et toute la pensée se limitent à « *craindre* ». Ce sont des craintifs, point c'est tout, c'est leur « type d'esprit ». Le P. Wenger doute qu' « il y ait vraiment lieu de craindre » et ainsi renvoie au néant cette tendance. Elle *craint*, elle ne pense pas. C'est suffisamment donner à entendre que le P. Wenger n'appartient point à cette tendance. Il appartient donc à l'autre puisque -- selon lui -- il y en a deux, et deux seulement.
Mais l'autre tendance est fort loin d'être, en réalité, aussi élogieusement présentée que le P. Wenger imagine l'avoir fait. L'autre tendance est celle, qui « *fait confiance à l'esprit, aux hommes et à l'avenir* ». A l' « esprit » sans majuscule, il s'agit donc de l'esprit humain (à moins, que ce ne soit l' « esprit-matière » de Teilhard) et non de l'Esprit Saint. Qu'il ne s'agisse aucunement du Saint-Esprit est encore confirmé par le fait que selon le P. Wenger, une seule tendance « fait confiance à l'esprit » : il n'a certainement point voulu dire qu'il y aurait au Concile toute une tendance pour ne pas faire confiance à l'Esprit Saint. Faire *confiance à l'esprit* (humain), *aux hommes et à l'avenir*, sans référence à la grâce gratuitement donnée par Dieu, librement acceptée ou refusée par l'homme, ce n'est pas très fameux non plus, c'est bien léger, si l'on y regarde de près.
Nous ne pouvons absolument pas croire que le Concile se résumerait en un débat entre une tendance dont la caractéristique unique ou principale serait de « craindre » et une autre tendance dont la caractéristique unique ou principale serait de « *faire confiance à l'esprit, aux hommes et à l'avenir* »*.* Nous ne pouvons absolument pas croire que les discussions se situent à un tel niveau d'indigence intellectuelle et spirituelle.
\*\*\*
50:78
Un des éditoriaux du présent numéro expose pourquoi la *correspondance romaine* qui fut publiée ici, à l'occasion de la première session du Concile et de l'intersession, est provisoirement supprimée. Il expose comment et pourquoi cette suppression provisoire entend être un acte de protestation. Sans revenir sur l'ensemble de ce qui a été dit ici, nous voudrions simplement remettre deux points précis en la mémoire de nos lecteurs.
Notre première *correspondance romaine* se terminait par une page qui fit scandale auprès de certains. Dans l'euphorie générale, nous disions que plusieurs projets étaient agités, projets dont chacun d'eux, du moins pour la plupart, aurait peut-être pu être discuté isolément, mais dont le point de convergence, si on les considérait tous simultanément, était significatif.
Nous énumérions ces projets dans les termes suivants (forcément résumés et schématiques) :
« -- attribution de pouvoirs juridiques autonomes aux conférences nationales, raciales ou continentales des évêque » ;
« -- démembrement des Congrégations de la Curie romaine, remplacées pour une partie par les diverses « commissions épiscopales » de chaque épiscopat national, racial ou continental, et pour l'autre partie placées sous le contrôle collégial des évêques ;
« -- suppression du latin étendue aussi largement que possible dans la liturgie et dans l'enseignement ;
« -- mariage des prêtres ([^10]) ;
51:78
« -- abandon des méthodes et formulations « scolastiques » en théologie ;
« -- refonte de la doctrine en fonction des philosophies modernes (particulièrement l'hégélianisme, le marxisme et le teilhardisme) ;
« -- abandon des écoles confessionnelles en échange de la concession d'une aumônerie catholique dans l'enseignement d'État ;
« -- profession de foi socialiste ;
« -- coexistence et compromis avec le communisme. »
Les uns nous dirent avec indignation que c'était autant d'inventions de notre part, qu'*il n'était question de rien de cela*. Or précisément c'est bien de tout cela que la presse a été remplie depuis lors. A quelques mots près et quelquefois littéralement, à quelques nuances près et quelquefois sans nuances, on a conditionné l'opinion à attendre des « réformes » de cette sorte, et souvent même on lui a fait croire qu'elles étaient déjà acquises.
Les autres nous dirent avec commisération que nous n'avions aucune idée de la présence et de l'action de l'Esprit Saint. Nous remarquions en effet : « Tous ensemble, ces projets ont *un point de convergence *: l'éclatement de l'intérieur, la désintégration de l'Église ». Nous ne disions pas que ces projets allaient l'emporter finalement et que l'Église allait être effectivement désintégrée. Nous savons nous aussi, nous savons par la foi que les portes de l'Enfer ne prévaudront pas. Mais nous savons également que des ravages quelquefois très graves peuvent s'étendre plus ou moins à l'intérieur de l'Église. Et nous disions que les ravages d'aujourd'hui sont ceux qui s'avancent derrière de tels projets.
De toutes manières, si nous eûmes tort, ce fut le tort d'écrire cela *trop tôt*. Trop tôt aux yeux de ceux qui ne voyaient pas encore. L'existence de ces projets, la poussée virulente et organisée en leur faveur, se sont depuis lors étalées dans tous les journaux. Quant à leur formidable cohérence, quant au *point de convergence*, après tout c'est, si l'on veut, affaire d'appréciation.
\*\*\*
Insistons un peu.
Le pouvoir souverain et infaillible des Conciles ne réside aucunement dans les humeurs et opinions de leurs membres, dans les états successifs de leurs pensées, dans les majorités provisoires, même considérables, qui se dessinent pendant plus ou moins longtemps. Par une véritable imposture, la plupart des journaux confèrent ce pouvoir souverain et cette infaillibilité à *la tendance* qui, à leurs yeux, paraît dominante parmi les Pères du Concile.
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Le pouvoir souverain et l'infaillibilité appartiennent aux décisions *effectivement prises et sanctionnées par le Pape :* alors -- alors seulement -- elles s'imposeront à la conscience et à la foi des fidèles. Jusque là, c'est un abus de confiance, c'est une escroquerie morale de vouloir, au nom de l'autorité du Concile, imposer aux consciences de se rallier à des opinions, à des tendances, peut-être majoritaires, mais qui pour le moment n'ont ni autorité souveraine ni infaillibilité.
Tant que nous ne sommes pas arrivés au stade ultime, qui est la sanction du Souverain Pontife, nul ne sait ce qui sortira ou ce qui ne sortira pas du Concile. Il y a des Conciles qui n'ont aucunement décrété ce que l'on pouvait croire qu'ils allaient décréter. Il y a beaucoup de décrets adoptés par une majorité de Pères conciliaires et qui, n'ayant point reçu la sanction du Pape, sont allés aux oubliettes.
Il y a des Conciles qui un moment ont paru vouloir imposer des folies (quelquefois certaines de celles dont on reparle tant aujourd'hui), et qui finalement se sont séparés sans avoir rien imposé.
\*\*\*
Alors, quand le journal *Le Monde* se permet, dans son éditorial du 1^er^ novembre, de présenter comme un « jugement de l'Église » le vote du 30 octobre, on peut dire qu'il bat tous les records précédemment atteints de pression inquisitoriale.
Dans cet éditorial -- anonyme, et donc qui engage l'entière et seule responsabilité de M. Beuve-Méry, directeur du journal -- on a pu lire en effet :
« Sans doute va-t-il maintenant se passer dans l'Église ce qui s'y passe toujours dans les grandes occasions. La minorité confondue va faire preuve d'une totale abnégation. Être catholique, n'est-ce pas soumettre son jugement intérieur à celui de l'Église ? »
Ce vote du 30 octobre était destiné à orienter le travail de la commission compétente pour l'élaboration d'un texte qui, à cette date, n'existe pas encore dans sa nouvelle rédaction. Selon *Le Monde*, les Pères conciliaires ne sont dès lors plus libres de discuter ce texte lorsqu'il aura été rédigé et qu'il leur sera soumis. Il y a « *jugement de l'Église* », devant lequel M. Beuve-Méry somme tout un chacun de s'incliner au for externe et au for interne.
M. Beuve-Méry ne veut laisser aucune possibilité à la « minorité », déclarée « confondue », de devenir « majorité », comme cela se produit si souvent dans les assemblées de toute sorte et même dans les assemblées conciliaires.
« *Certes*, reconnaît le même éditorial, *le schéma n'est pas encore adopté. La décision n'est pas officialisée, le Pape ne l'a pas encore ratifiée, mais il est impensable qu'elle ne le soit pas.* »
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Le schéma n'est pas encore adopté par les Pères du Concile, mais *Le Monde* parle déjà de « jugement de l'Église ». A plus forte raison, le schéma non adopté, ni même rédigé définitivement, n'a reçu aucune sanction pontificale, mais il est proclamé *impensable* qu'il ne la reçoive pas.
La pression ainsi exercée sur les délibérations du Concile est parfaitement visible.
Une telle pression vise très exactement à imposer aux délibérations conciliaires un climat de prédétermination psychologique analogue, la guillotine exceptée, au climat de prédétermination qui était imposé aux délibérations du Club des Jacobins et de la Convention nationale sous Robespierre.
M. Beuve-Méry n'est tout de même pas un Marat de la théologie ; et l'Esprit Saint défendra la liberté de l'Église.
\*\*\*
On comprend que dans un tel climat, dont l'éditorial cité du *Monde* n'est qu'un élément, mais l'un des plus spectaculaires, Fabrègues rentrant de Rome ait pu écrire le même 1^er^ novembre dans *La France catholique* que les choses en sont au point où l'on ne peut plus attendre le secours des hommes, mais du seul Esprit Saint :
« Faites que le Concile ne soit pas, mon Dieu, comme tant de congrès d'intellectuels (...). Faites que nul n'y cherche une « réunion » où la Lumière ne serait plus attendue d'En-Haut, de la Révélation et de son Intelligence, mais d'un *consensus*, d'un consentement des esprits, de cette vérité «* socialisée *» admise parce qu'elle est la voix du plus grand nombre, plus grand dénominateur qui n'est toujours que le plus petit dénominateur de ce que chacun a cogité dans son esprit -- et qui dérobe l'essentiel. Qu'est-ce donc qui nous garantit contre cette crainte ? *Une seule chose*, mais immense : le Saint-Esprit, Dieu parlant dans Son Église, par Son Église. »
La Vérité de Dieu, appelée par la prière, ou bien la « *vérité socialisée* », véhiculée par les journaux, par les groupes de pression, par les techniques totalitaires des secrétariats, comités et courroies de transmission, -- tel est l'affrontement actuel du Concile.
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Une « foi adulte », comme on dit, peut connaître l'histoire du Concile de Constance, convoqué le 1^er^ novembre 1414. Le Concile de Constance décréta au printemps 1415 qu'il tenait son pouvoir « immédiatement de Dieu » et non du Pape : la même prétention reparaît aujourd'hui chez certains esprits ; il décréta que « tout le monde, y compris le Pape, est obligé de lui obéir ». Mais le Concile dut capituler en juillet.
L' « épiscopalisme » d'aujourd'hui n'en est plus là, même dans sa tendance la plus extrême : il ne vise pas à faire proclamer *en droit* la primauté du collège épiscopal sur le Pape ; il veut seulement avancer *en fait* aussi loin que possible dans cette voie. Le pouvoir du Pape s'exerce notamment *par le moyen* de la Curie romaine, qui informe le Souverain Pontife et qui exécute ses ordres. L'astuce d'aujourd'hui consiste à placer la Curie romaine sous les ordres du collège épiscopal. On laisse au Pape sa primauté, mais on confisquerait le moyen concret de son exercice.
\*\*\*
Une « foi adulte » peut connaître l'histoire du Concile de Bâle, décidé en février 1431 par Martin V, réuni en juillet de la même année sous le pontificat d'Eugène IV. Le Concile de Bâle prétendit d'abord affirmer la validité du décret du Concile de Constance sur la suprématie du Concile. Le 18 décembre 1431, Eugène IV ordonna la dissolution du Concile de Bâle : celui-ci refusa de s'incliner. *La situation était telle que le Pape dut alors faire de grandes concessions :* retirer son décret de dissolution et reconnaître le caractère œcuménique du Concile de Bâle. *Mais le Pape ne ratifia aucune de ses décisions.*
Quand nous pensons aujourd'hui à de tels épisodes, nous imaginons volontiers que ces désordres apparaissaient à tous les contemporains comme des désordres. C'est une erreur de perspective. Les passions partisanes sont telles qu'elles ne voient que leur succès. Au moment où il apprit les concessions (provisoires) faites par le Pape au Concile de Bâle, un Cardinal déclara que « *le monde n'avait jamais reçu de plus grande, grâce depuis l'Incarnation* ».
Parole admirable.
Parole, en son genre, parfaite.
Parole à méditer.
Si demain, ce qu'à Dieu ne plaise, il se produisait des désordres plus ou moins analogues -- et si par exemple le Pape se sentait contraint à des concessions provisoires, mauvaises en elles-mêmes, mais nécessaires pour éviter le pire, -- on trouverait sans doute encore un Cardinal, on trouverait certainement quantité de théologiens-journalistes pour proclamer pareillement : « *C'est la plus grande grâce reçue par le monde depuis l'Incarnation* »*.*
Et ceux qui émettraient un doute seraient évidemment accusés de ne pas comprendre la présence et l'action du Saint-Esprit dans l'Église.
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55:78
Le second point que nous voudrions remettre en la mémoire de nos lecteurs, c'est une remarque du professeur Marcel De Corte, déjà publiée et commentée dans nos *correspondances romaines.*
Le professeur Marcel De Corte conseillait de se reporter à l'article de l'*Encyclopedia of Religions and Ethics* de Hastings consacré au « Vieux Catholicisme », branche morte du Premier Concile du Vatican.
Les Vieux Catholiques, rapporte l'auteur, se séparèrent de l'Église pour quatre raisons :
1. -- Parce qu'ils refusaient l'infaillibilité Pontificale, n'accordant au Pape que la préséance du « primus inter pares ».
2. -- Parce qu'ils déniaient toute portée et toute vérité au « Syllabus ».
3. -- Parce qu'ils étaient démocrates, et que l' « autocratie » romaine les révoltait.
4. -- Parce qu'ils étaient partisans de la liturgie en langue vulgaire.
Ces quatre points sont précisément ceux vers lesquels se tourne aujourd'hui l' « attente » des « nouveautés » telle qu'elle a été conditionnée par une presse qui n'est pas seulement la presse profane ou anti-catholique.
Nous avons nommé cette tendance le *néo-vétéranisme.*
D'une manière moins nettement définie -- d'une manière plus souple, plus habile, plus insidieuse -- les « novateurs » actuels se battent en substance pour le programme des Vieux Catholiques, bien entendu en faisant croire que ces vieilleries sont autant d'inventions nouvelles apportées par la dernière pluie théologique.
Le *néo-vétéranisme* est fort de toutes les puissances temporelles : pouvoirs politiques, capitalisme de presse et d'édition, barnum publicitaire, et cetera.
Mais il y au moins une chose à laquelle il ne peut nous contraindre : à perdre outre mesure notre temps en sa compagnie et à son niveau.
Libre à ceux que cela regarde de lui livrer les places de sûreté, les organes de diffusion ou les groupements dont ils ont la garde.
Cela ne nous impressionne pas du tout. Sereinement, nous attendons la suite.
PEREGRINUS.
56:78
### Le Père Chenu avait raison
par Jean MADIRAN
SI L'ON FAIT ABSTRACTION de la théologie, où il est un amateur épisodique, diplômé et contestable, le Père Marie-Dominique Chenu est peut-être un grand esprit. Sur les choses de la terre, il a quelquefois un regard aigu et rapide. Pour expliquer ce qui a changé depuis quelques années dans le monde et dans l'Église, il n'a point dit, comme on aurait pu l'attendre de lui : « *Nous ne sommes plus au temps de Pie XII.* » Il a dit il n'y a guère : « *Nous ne sommes plus au temps de Foster Dulles.* » Le changement qui s'est produit dans le monde, et qui a eu dans l'Église un considérable retentissement, est la nouvelle orientation de la politique américaine : la principale puissance temporelle anti-communiste a renoncé à l'anti-communisme. Les peuples ne le savent pas encore, pas même le peuple des États-Unis ; les propagandes de masse parlent toujours de l'anti-communisme américain. Et nous ne l'avons pas bien su tout d'abord. Les diplomates du Vatican l'ont entrevu avant les autres diplomates, comme il leur arrive souvent. Le P. Chenu avait raison : la clé du changement, c'est que « *nous ne sommes plus au temps de Foster Dulles* »*.*
Ce monde occidental de la seconde moitié du XX^e^ siècle, pourri de socialo-capitalisme, ou de capitalo-socialisme, est énormément inerte et veule. Il est sans colonne vertébrale. Pour qu'il tienne debout, il faut que quelques hommes hors série le portent à bout de bras, à la force du poignet. Il y avait Pie XII. Il y avait Foster Dulles. Qui, selon le rôle propre du chef, lui faisaient vouloir ce qu'il ne voulait pas. Ils n'ont pas été remplacés. L'autre méthode, c'est de prendre le monde tel qu'il se veut. Mais le monde d'aujourd'hui tel qu'il se veut, ce n'est pas beau *Jam fœtet.*
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57:78
Le monde occidental ne veut pas résister au communisme. Cela l'ennuie, le fatigue, l'assomme. Il s'invente des raisons pour ne pas résister, et pour se démontrer que « le péril communiste est négligeable » : mais ne prenez pas la peine de réfuter ses raisons, il ne se guide pas sur les raisons, il en inventera d'autres, indéfiniment. Les héros sont morts, et pour résister *politiquement* au communisme, au milieu des conditionnements psychologiques actuels, il faudrait des héros. Il fallait Pie XII dans l'Italie de 1945. Il fallait Foster Dulles au centre de la politique mondiale. La pente facile, pour l'Amérique et pour tout l'Occident, est celle de Roosevelt à Yalta.
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L'Occident a déchaîné dans tout l'univers les malheurs et les horreurs de la seconde guerre mondiale, et c'était pour la liberté de la Pologne. Car c'était bien pour la liberté de la Pologne, ou si ce n'était pas vraiment pour la liberté de la Pologne, si c'était pour autre chose, il fallait peut-être le dire ? Et l'Occident a terminé la seconde guerre mondiale en livrant la Pologne à l'esclavage : la Pologne et avec elle cinq autres nations chrétiennes d'Europe. Ce crime politique, c'est lui sans doute qui pèse inconsciemment sur l'Occident et qui l'accable comme une malédiction.
Un homme d'État l'avait compris. Il croyait à la justice et il était honnête. Non pas seulement de cette honnêteté, qui consiste à ne pas prendre la montre de son voisin : cette honnêteté-là, beaucoup de criminels politiques en sont capables. Mais, homme politique, il cherchait à faire une politique honnête. Il pensait qu'en politique aussi existent le bien et le mal, le juste et l'injuste, l'honneur et le crime. Il avait aperçu l'injustice et le crime subis par l'Europe, il ne les avait pas acceptés. *Nous ne reconnaîtrons jamais,* proclamait Foster Dulles, *la mainmise de l'Empire soviétique sur les nations chrétiennes d'Europe, et nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir, la guerre exceptée, pour les libérer.*
58:78
La guerre exceptée... L'histoire dira s'il eut raison d'excepter la guerre, à un moment où le communisme aurait probablement reculé devant elle sans pouvoir la soutenir. L'histoire est pleine de guerres jugées honorables et universellement honorées, et qui ont été beaucoup moins certainement *justes* que ne l'eût été celle-là. Mais enfin Foster Dulles n'était que Foster Dulles. Il ne put jamais libérer complètement l'Amérique de sa principale tentation, l'entente avec les Soviets pour établir une domination à deux sur le monde. L'Amérique contemporaine en revient toujours à son effroyable grand homme, Roosevelt à Yalta.
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Mais Foster Dulles faisait ce qu'il pouvait, et combattait le communisme autant que le lui permettait le poids mort de la veulerie occidentale. A cette époque le P. Chenu était bien embarrassé ; plus embarrassé par Foster Dulles que par les censures de Pie XII, et c'est peut-être ce qui explique sa clairvoyance. Car le P. Chenu pouvait toujours expliquer, comme d'ailleurs il l'a fait, que les censures ecclésiastiques frappaient un esprit d'avenir, un précurseur incompris, un prophète : cela est arrivé, disait-il en substance, dans l'histoire de l'Église ; cela est presque arrivé à saint Thomas d'Aquin. Que voulez-vous répondre à cela ? Mais l'esprit d'avenir était démenti par l'avenir lui-même, car l'avenir appartenait de moins en moins au communisme, de plus en plus à l'Amérique : à la seule condition que l'Amérique mît un peu d'énergie et d'esprit de suite à être elle-même, à soutenir ses amis, à combattre ses ennemis, le communisme était contenu d'abord, refoulé ensuite. Foster Dulles mettait cette énergie et cet esprit de suite dans la politique américaine. La plus grande puissance temporelle de l'univers temporel combattait le communisme ; souvent sans excès de finesse ; mais avec une claire et robuste volonté.
« *Nous ne sommes plus au temps de Foster Dulles*. » L'Amérique vient de faire à Diem ce qu'elle n'a pas fait à Castro. Castro c'est l'ennemi, qui couvre l'Amérique de ridicule et d'inquiétude : on le déteste, on le respecte, en tous cas on le laisse en place. Diem combattait le communisme : on l'a livré aux assassins et, par un emprunt caractérisé aux méthodes habituelles du communisme, on a voulu, l'ayant tué, le déshonorer, et faire croire au monde que ce catholique qui combattit jusqu'au bout voulait s'entendre avec le communisme et qu'il s'était suicidé.
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La P. Chenu avait raison de dire : « *Nous ne sommes plus au temps de Foster Dulles* ». Mais on comprendra que de notre côté nous ayons quelque raison de dire : on ne peut plus aujourd'hui considérer l'alliance américaine exactement du même œil qu'au temps de Foster Dulles. L'alliance américaine était pour combattre le communisme et non point pour faire assassiner les adversaires du communisme. L'alliance atlantique avait été conclue pour défendre l'Europe contre le communisme et non pour abandonner au communisme les nations chrétiennes d'Europe. L'alliance pour résister et pour combattre, d'accord. Mais pour capituler, on n'a pas besoin d'alliance.
\*\*\*
Le jeu calculé des interventions et des abstentions politiques de l'Église à l'égard de Diem n'a pas été plus brillant qu'à l'égard de l'Algérie française. Peut-être, ici encore, les diplomates du Vatican ont-ils su avant tout le monde que les Américains allaient vraiment tuer Diem, et qu'il n'était plus temps de le soutenir...
La France n'a pas grand chose à dire dans tout cela : et d'ailleurs elle ne dit rien. Car la politique française qui a installé Ben Bella en Algérie, et laissé massacrer les harkis, est du même tonneau que la politique américaine qui respecte Castro et qui abat Diem. Dans tout l'Occident est ouverte une rivalité très serrée, où l'émulation est de se déshonorer plus vite et plus complètement que le voisin.
Mais la France avait une excuse que l'Amérique n'a point. Une excuse qui n'est pas absolutoire, et surtout qui n'est pas absolutoire pour les crimes commis en Algérie, mais enfin une excuse : la politique française n'était pas libre. La politique dite d' « auto-détermination » n'a pas été librement déterminée par la France, n'a pas été autodéterminée par le gouvernement français, quoi qu'en disent les rodomontades. Après une longue résistance, le gouvernement français a simplement cédé, en Algérie, à la pression conjointe des deux plus grandes puissances temporelles du moment. Dès 1944 l'U.R.S.S. et les U.S.A. avaient décidé en commun la « décolonisation », et elles l'ont imposée de concert aux métropoles européennes -- aux métropoles européennes seulement. Aucune colonie américaine (sauf l'accident de Cuba), aucune colonie soviétique n'a été « décolonisée ».
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Depuis 1944, les U.S.A. et l'U.R.S.S. ont toujours été d'accord sur le dos de l'Europe, pour l'abaissement de l'Europe. Et la « détente » entre l'U.R.S.S. et les U.S.A. progresse ou recule selon que recule ou progresse dans les faits le projet d'une domination commune sur l'Europe d'abord, sur le monde ensuite.
Oui, la France a cette excuse d'avoir été forcée. Il reste inexcusable de s'être laissé forcer. Mais cette excuse honteuse et lamentable, l'Amérique ne l'a même pas. Personne ne l'a forcée à respecter Castro et à abattre Diem. Elle était parfaitement libre. Elle a choisi elle-même.
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L'Église aussi a des excuses, et plus que des excuses. On a pu penser un moment qu'elle abandonnait soudain l'anticommunisme temporel. C'était l'anti-communisme temporel qui le premier se dérobait, mais nous ne le savions pas encore, et nous nous demandions ce qui se passait. Il se passait que l'Église avant tout le monde savait que l'Amérique renonçait à l'anti-communisme. L'Église ne peut pas créer elle-même un anti-communisme temporel. Quand il existe, elle s'efforce à la fois de le soutenir et de le purifier. Quand il n'existe plus, à quoi servirait-il qu'elle se mette à le « parler », en l'air, sans qu'y corresponde aucune réalité ? L'Église n'a pas le pouvoir, en politique, de ressusciter les morts. Lorsque, dans le champ des forces politiques, il n'existe plus aucune grande force résolument anticommuniste, lorsque la plus grande force temporelle du monde non-communiste s'emploie à liquider ce qui demeurait encore d'anti-communisme politique, que voulez-vous que l'Église y fasse ? Elle condamne toujours la doctrine du communisme. Mais il s'agit bien de doctrine... Ce n'est pas la « doctrine » du communisme qui a tué Diem.
Le spirituel, disait Péguy, est couché dans le lit de camp du temporel. Aujourd'hui le temporel n'est même plus un lit de camp pour l'Église ; il est une planche pourrie. L'Église s'efforce de sanctifier les héros ; quand il y en a. Quand il n'y en a plus, l'Église se recueille en prière, pour ceux qui vont être ses martyrs.
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L'Amérique a voulu libérer les peuples-enfants de la tutelle européenne, dans la pensée qu'ils viendraient, éperdus de reconnaissance, se ranger sous la tutelle américaine. Mais partout les peuples-enfants « libérés » par l'Amérique vomissent l'Amérique.
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L'Amérique n'en croit pas ses yeux. Elle double la mise. Elle la quadruple. En Afrique, en Amérique latine, le capitalisme américain finance la « construction du socialisme » exactement comme un ploutocrate augmente les mensualités d'une danseuse dont il a pourtant fait la carrière, et qui le déteste, et tout cet argent s'en va aboutir tout droit entre les mains de l'amant de cœur. Les problèmes de coexistence raciale que posent les peuples-enfants, il faut plusieurs générations, c'est-à-dire des siècles, pour commencer à les résoudre -- Salazar l'a dit aux Américains. Aux Américains qui s'enlisent dans leurs propres problèmes raciaux, sur leur propre territoire, et qui ont prétendu donner à l'Europe des leçons. Mais Salazar en a trop dit, et déjà sans doute s'apprêtent les tueurs. Cette Amérique qui a étranglé Diem sera bien capable demain d'étrangler Salazar, car cette Amérique est engagée maintenant dans la dynamique du crime. Et pour autant, elle n'en restera pas moins médusée, impuissance, aboulique, devant Castro.
C'est criminel : mais aussi, tellement dérisoire.
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Malheur aux amis du peuple romain... Mais si le peuple romain était ingrat et injuste envers ses alliés, il édifiait cette grandeur étroite et dure de l'Empire, qui avait un sens, et son bienfait. Malheur -- aux amis du peuple américain : l'Amérique les dépouille et les écrase, et les livre aux sicaires, mais pour reculer, mais pour capituler. En Asie, le communisme voulait la tête de Diem : au jour dit, les Américains ont désarmé Diem, et ils ont juré devant l'opinion mondiale qu'ils n'étaient pas correctement intervenus.
En Afrique, Salazar l'a démontré dans son discours du mois d'août ([^11]), et il sait maintenant qu'il y risque sa tête, l'Amérique a fait exactement ce que voulaient les Soviets.
En Italie, c'est la pression américaine qui a imposé l' « ouverture à gauche », et si les évêques italiens lancent un cri d'alarme devant la montée du communisme dans leur pays, c'est bien parce que les Américains ont fait ouvrir les portes à l'ennemi.
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Partout dans le monde, l'Amérique liquide, politiquement ou physiquement, les adversaires du communisme, les vrais adversaires, ceux qui *combattent* : Caramanlis en Grèce, Diem en Indochine. Les Américains appliquent ainsi l'accord secret qu'ils cherchent à conclure -- à moins qu'il ne soit conclu déjà -- avec les Soviets pour le partage de la domination mondiale.
« *Nous ne sommes plus au temps de Foster Dulles*. » Ce qui retarde encore l'arrivée du communisme, c'est le communisme lui-même, ses difficultés internes, ses échecs économiques, ses hésitations, ses contradictions. Il est comme frappé d'impuissance. D'impuissance relative. Nous devons ce répit au mystère de la Providence et de la communion des saints, aux prières silencieuses, aux sacrifices cachés, et aux martyrs de la foi, plus nombreux en notre temps qu'à aucune autre époque de l'Église. En tous cas, ce répit, ce n'est point à la politique que nous le devons.
Face au communisme, pour le moment, dans la sphère des grands de ce monde, des conducteurs de peuple, des défenseurs de la cité, il n'y a personne.
Jean MADIRAN.
63:78
La pensée profonde\
de M. Bloch-Lainé :
### Léviathan banquier
par Louis SALLERON
En octobre dernier, un ami me téléphona pour me faire aimablement compliment de l'article que j'avais consacré ici même au livre de M. Bloch-Lainé sur la réforme de l'entreprise ([^12])... « Cet article, me dit-il, m'a rappelé celui que vous aviez écrit il y a une dizaine d'année dans Fédération. » Précieuse mémoire des amis ! Je n'avais pas l'ombre d'un souvenir d'avoir écrit quoi que ce soit sur M. Bloch-Lainé dans *Fédération* ou ailleurs. Mais mon ami ne se rappelait ni le titre de cet article ancien, ni sa date de publication. J'eus alors recours à Max Richard qui partageait avec moi la responsabilité de la revue *Fédération* en ces temps lointains. Il retrouva l'article, que j'avais égaré. Effectivement, dans le numéro 77 de *Fédération*. (juin 1951), j'avais écrit une étude intitulée « Léviathan banquier » pour contester les vues totalitaires que M. Bloch-Lainé avait présentées peu auparavant dans la *Revue économique*. C'était un an avant que Pie XII ne déclare au Katholikentag de Vienne, le 14 septembre 1952 :
« Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l'abîme où tend à les jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrifiante image du Léviathan deviendrait une horrible réalité. C'est avec la dernière énergie que l'Église livrera cette bataille, où sont en jeu des valeurs suprêmes : dignité de l'homme et salut éternel des âmes. C'est ainsi que s'explique l'insistance de la doctrine sociale catholique, notamment sur le droit de propriété ».
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Depuis lors « la terrifiante image du Léviathan » se précise, mais, elle est considérée comme aimable. Le jour où elle deviendra l' « horrible réalité », ses admirateurs changeront d'avis. Mais il sera trop tard.
C'est un (triste) « signe des temps » que le livre de M. Bloch-Lainé sur la « réforme de l'entreprise » séduise les catholiques au point que d'y contredire fasse un peu figure d'hérésie. Mais y a-t-il encore une pensée catholique en France ?
Je reproduis ici in-extenso, et sans en changer un mot, l'article que j'avais donné à *Fédération* il y a douze ans. Peut-être aidera-t-il certains à mieux comprendre la pensée profonde de M. Bloch-Lainé -- pensée qu'il ne songe, du reste, nullement à dissimuler, mais dont il ne semble pas qu'on aperçoive généralement les dangers.
Si le communisme est aujourd'hui menaçant, ce n'est pas tant du fait de la C.G.T. que du fait de la Caisse des Dépôts et Consignations. L'État banquier, la monnaie fondante et la dislocation du pouvoir dans l'entreprise sont les fourriers du totalitarisme dans les pays évolués. A cet égard, on peut dire que les remparts de la cité sont béants. Ce n'est pas une raison pour ne pas se battre sur les éboulis.
L. S.
LA JEUNE ET SYMPATHIQUE *Revue économique* ([^13]) qui, depuis un an, a entrepris de ranimer et d'orienter la science économique, vient de publier, dans son numéro d'avril, un article que nous qualifierions volontiers de « sensationnel » si cette épithète ne jurait avec son caractère objectif et son ton posé. Mais c'est précisément l'opposition violente entre le « fond » et la « forme » qui nous a frappé. Il s'agit de l'*Introduction à une étude du Trésor public en France,* par M. François Bloch-Lainé.
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Étude savante, étude de technicien, mais dont nous nous saisissons ici à cause de sa portée politique. Depuis le *Zéro et l'Infini,* nous n'avons rien lu qui invite davantage à la méditation.
Curieuse rencontre. Peut-on comparer l'exposé d'un haut fonctionnaire sur une question financière avec l'œuvre d'imagination d'un romancier ? On le peut, en effet, car si le sommet du totalitarisme est l'universalisation du régime policier, le signe distinctif en est simplement la centralisation du Pouvoir -- de tous les Pouvoirs.
« *L'histoire montre,* écrit M. Bloch-Lainé*, qu'un État ne peut jouir d'une pleine autorité et n'exercer une pleine souveraineté que lorsqu'il a réussi à centraliser entre ses mains la totalité des services financiers, à encaisser tous les revenus auxquels il a droit, pour payer lui-même toutes les dépenses dont il a la charge, à assurer par ses propres moyens toutes les opérations relatives à la gestion financière des collectivités sur lesquelles il exerce sa suzeraineté* » (p. 131).
On lit et on relit cette phrase dont la sereine simplicité a l'air de définir l'évidence alors qu'elle est un tissu d'équivoques.
« *L'histoire montre*... » Quelle histoire ? Quels États ? Quelle souveraineté ?
De quoi s'agit-il, sérieusement ? Si je dis : j'appelle État-souverain et jouissant d'une pleine autorité celui qui centralise entre ses mains la totalité des services financiers, etc., c'est une tautologie. Si j'évite cette tautologie, ce sera un jeu pour moi d'invoquer l'Histoire, soit pour montrer des exemples éclatants d'autorité souveraine liée au plus frêle des pouvoirs financiers, soit pour montrer des exemples inverses et non moins éclatants d'États fiscaux omnipotents où l'autorité s'évanouit.
Mais M. Bloch-Lainé invoque effectivement deux exemples à l'appui de sa thèse : « *L'une des raisons de la prospérité de la Grèce antique, à l'époque de Périclès, tenait à ce que la trésorerie de toutes les nations alliées avait finalement été concentrée entre les mains d'Athènes, malgré, les résistances que cette politique avait rencontrées. L'évolution des finances romaines offre un exemple semblable : les trésors de l'Empire ont été, de même, réunis à Rome et divisés en deux caisses, en deux caisses seulement : celle du Prince et celle de l'État, gérées par deux fonctionnaires supérieurs* » (*id*.).
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Nous connaissons mal l'histoire financière d'Athènes et de Rome. Nous doutons toutefois que le siècle de Périclès et le siècle d'Auguste aient marqué dans l'Histoire pour des raisons de concentration trésorière.
L'autorité est une réalité essentiellement spirituelle. Elle a besoin de s'incarner dans un appareil matériel. Mais plus elle est forte, moins cet appareil est nécessaire ou plus il peut être léger.
Le raisonnement que fait M. Bloch-Lainé à propos des services financiers, il pourrait le faire à propos des services policiers et, plus généralement, à propos de tous les mécanismes de la société organisée.
Une justice unifiée, une police unifiée, une finance unifiée *renforcent* l'État. Elles le renforcent généralement *parce qu'il s'affaiblit.* Elles lui composent une carapace au moment où son principe vital se dissipe. Le *Pouvoir* gagne ce que l'*Autorité* (véritable) perd.
« *L'organisation financière doit aller de pair avec l'organisation politique, c'est-à-dire qu'elle doit suivre de très près les progrès de l'organisation politique pour les consolider* » (*id*.).
Oui, l'organisation financière doit aller de pair avec l'organisation politique, mais l'organisation politique doit-elle être centralisée à l'infini ? Cette centralisation est-elle nécessairement un progrès ? On « consolide » des progrès, certes, mais on consolide surtout les murs qui commencent à se lézarder. La centralisation financière ne peut être, a priori, considérée comme une bonne chose.
M. Bloch-Lainé illustre de deux exemples, récents ceux-là, « *la nécessité d'unifier la Trésorerie pour assurer l'efficacité du pouvoir central* ». Le premier a trait à la nationalisation du gaz et de l'électricité, le second à la Sécurité sociale. « *La mise en place de la Sécurité sociale,* écrit-il*, a comporté... un effort de centralisation financière qui s'est heurté aux réflexes d'autonomie des éléments locaux*. » Ces réflexes d'autonomie des éléments locaux sont condamnables dans l'esprit de M. Bloch-Lainé. Qu'exprimaient-ils, sinon la volonté de survivre d'organisations mutualistes ? Volonté blâmable, évidemment. M. Bloch-Lainé n'est pas fédéraliste. Il a, lui, le « réflexe » de l'élément central, et il l'a en toutes circonstances, car il nous révèle qu'à l'époque de la Résistance, un grand effort fut fait « *bien qu'il y eût apparemment des objectifs plus importants à atteindre, pour que les fonds parachutés ou collectés sur place remontassent à Paris ou y fussent signalés, pour permettre une péréquation des ressources entre les parties prenantes, fondée sur leurs besoins réels* » (p. 132)*.* On a envie de mettre *sic* après chaque mot, mais couper une si belle phrase serait pécher.
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La conclusion de tout cela, -- dont nous nous doutions -- c'est que le Trésor n'est pas, comme le pensait encore le Mouvement des Fonds en 1866, un « *établissement particulier* institué pour recueillir les fonds publics et ne les laisser circuler que pour des destinations légales », il est un service public, le service bancaire de l'État. « *Il convient de le considérer non comme le banquier de l'État, mais comme l'État-banquier* » (p. 134).
\*\*\*
L'ÉTAT-BANQUIER, ce n'est déjà pas mal. Mais comme on n'ignore pas que l'État est également frappeur de monnaie, producteur, négociant et beaucoup d'autres choses encore, il se trouve tout naturellement porté à devenir *tuteur* de ce dont il n'est pas directement *gérant.*
L'équilibre financier que le Trésor a pour mission de réaliser ne peut plus s'inscrire dans le seul Budget. Il risque « *d'être imparfait et peut-être malfaisant s'il est obtenu à l'exclusion ou au détriment des trois autres équilibres fondamentaux dont dépend également la santé générale du pays :*
*-- l'équilibre des prix* (*c'est-à-dire des biens disponibles et des moyens de paiement*) ;
*-- l'équilibre des offres et des demandes sur le marché de l'argent ;*
*-- l'équilibre des charges et des ressources en devises étrangères.*
« *Comme ces différents équilibres sont solidaires, il appartient, en fait, au Trésor public et au ministère dont il relève de veiller sur l'ensemble.*
« *Telle est l'origine du contrôle que le Trésor exerce sur les émissions de monnaie, sur les émissions et négociations de valeurs mobilières, sur la distribution du crédit, sur les règlements avec les territoires d'outre-mer et avec l'étranger.* Ce contrôle est rentré dans ses attributions normales et fait de lui, en même temps que l'État-caissier et banquier, l'État-tuteur des activités financières » (p. 142).
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Il va de soi que, dans cette perspective, le Budget change de nature en même temps qu'il perd de l'importance. Les libéraux n'étaient attentifs qu'à son équilibre, nécessaire au jeu des automatismes. Mais « *cette doctrine, qui n'a jamais été appliquée dans toute sa rigueur, est totalement rejetée aujourd'hui. Si le réalisme politique fait apparaître encore comme utopique ou dangereux l'emploi systématique des déficits ou des excédents budgétaires pour redresser la conjoncture, l'approche des problèmes financiers tend, de plus en plus, à être économique* » (p. 144). La science des finances ne comporte plus seulement, comme jadis, le chapitre de l'impôt et celui de l'emprunt. Il s'y ajoute ou s'y substitue « l'étude *de mécanismes concrets fondés sur des statistiques en voie constante d'amélioration* » (p. 144). Bref, nous allons tout droit à la planification étatique.
\*\*\*
EN TANT QU'IL ANALYSE l'évolution des faits, M. Bloch-Lainé est parfaitement correct ; et son étude pourrait être incorporée telle quelle à l'admirable ouvrage de Bertrand de Jouvenel sur *le Pouvoir.* Mais cette évolution lui paraît-elle souhaitable, et fatale ?
« *S'il convient,* écrit-il*, de donner au Trésor le contrôle de toutes les recettes et dépenses qui intéressent l'ensemble des collectivités administratives, de faire aboutir à une comptabilité centralisée et à une caisse unique le détail ou le solde de ces recettes et dépenses, il n'est pas indispensable, que le Trésor assure lui-même, d'un bout à l'autre, toute la* « *chaîne* » *des opérations matérielles de caisse et de banque qui s'y rapportent. Si demain le Trésor français, rompant avec les habitudes qu'il a prises, maintenant que son unité est achevée et indiscutée, entreprenait de concéder certains des services qu'il assure, -- tels que le paiement des mandats de dépense, des coupons de rentes et de pensions, tels que le placement dans le public d'emprunts à court ou à long terme, tels que le recouvrement d'impôts et taxes qui s'effectue suivant une technique simple -- son rôle fondamental demeurerait le même et son importance dong la vie de la Nation ne serait pas diminuée... il en est ainsi en Angleterre, sans que l'autorité de la Trésorerie ni la clarté de ses comptes en souffrent.*
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*La Banque de France, les banques nationalisées, l'administration des Postes, pourraient reprendre aux comptables du Trésor une grande partie de leurs fonctions d'exécutants sans que le Trésor perdit l'unité et l'indépendance qu'il a si difficilement conquises. Les progrès accomplis dans l'ordre des règlements par écritures sans déplacement de numéraire, progrès dont les plus appréciables sont relativement récents, permettent de recourir sans inconvénient à des exécutants très divers.* La sûreté et la régularité des opérations financières de l'État dépendent plus aujourd'hui des règles qui président à leur exécution que du statut des services qui les effectuent » (p. 141).
Ce long paragraphe tend à laisser penser qu'à la phase de centralisation pourrait succéder une phase de décentralisation.
Cependant toute sorte de questions se pressent à l'esprit.
En premier lieu, la simple énumération des « concessions » possibles envisagées par M. Bloch-Lainé révèle l'étendue de la centralisation actuelle, sa pesanteur et son archaïsme. Le fait que le Trésor, pour achever son unité, ait dû imposer un tel carcan à ses propres services laisse rêveur quant à ses capacités futures d'innovation.
Mais il y a autre chose. Quand M. Bloch-Lainé déclare que « *la sûreté et la régularité des opérations financières de l'État dépendent plus aujourd'hui des* règles *qui président à leur exécution que du* statut *des services qui les effectuent* », il nous semble dire une vérité majeure, et une vérité qui permettrait d'échapper au fatalisme de l'évolution totalitaire.
Évidemment, il faudrait s'entendre sur les mots *règles, statut, services* et quelques autres. Nous pensons tout de même que l'idée de M. Bloch-Lainé est que les *moyens indirects de contrôle* sont aujourd'hui assez perfectionnés pour que l'État puisse se passer d'une *emprise directe* sur ses services subalternes.
S'il en est ainsi, nous posons la question est-il utile que ces « services » soient eux-mêmes des *services publics ?*
Nous prendrons deux exemples très simples pour faire saisir notre pensée.
1° En matière de *cigarettes*, la production et la vente du tabac par le secteur privé (comme en Angleterre ou en Amérique) ne permettent-elles pas, à tous les points de vue qui intéressent l'État (recettes fiscales, exportation et rentrée de devises, équilibre des prix, crédit, emploi etc.), un contrôle égal à celui qui résulte de la prise en charge par le secteur public de la production et de la vente de ce même tabac ?
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2° En matière de *Sécurité sociale*, des caisses mutualistes ne permettent-elles pas, à tous les points de vue qui intéressent l'État, un contrôle égal (ou supérieur) à celui qui résulte de leur conversion en services publics, ?
En bref, si le Trésor admet la décentralisation *interne*, pourquoi se refuserait-il à la décentralisation *externe* -- pourquoi refuserait-il la *propriété privée* et la *gestion privée ?*
\*\*\*
LE PROBLÈME du Trésor-banquier-caissier-tuteur-gérant-patron, c'est le problème même de l'État. Ce n'est pas en étant tout qu'il sera quelque chose ; il ne sera plus rien qu'un monstre hideux, destructeur de la richesse comme de la liberté.
L'alternative est là. Ou l'autorité est factice, et on y substitue la centralisation, comptable et policière ; ou elle est réelle, et elle s'accommode d'une large décentralisation. Mais pour que la décentralisation existe en matière financière, il faut que la monnaie soit solide ; tout comme il faut que l'État ait solidité, honnêteté, grandeur et prestige pour que sa « suzeraineté » soit un fait, en l'absence de préfets et de commissaires de police.
Nous sommes bien d'accord avec M. Bloch-Lainé que le *mode* actuel de présentation du Budget est archaïque (encore qu'il suffise à l'Angleterre) ; mais ce qui demeure vrai c'est sa *signification*. L'idée qu'il y ait dans le déficit l'amorce d'une théorie économique nouvelle est passablement inquiétante.
Quand il s'agit d'équilibre, l'alternative n'est pas entre laisser jouer les automatismes d'une manière inconditionnée ou prendre tout en charge ; l'alternative est d'intervenir en posant le point de départ d'abord dans les automatismes ou d'abord dans la planification.
Nous pensons quant à nous qu'il faut partir des automatismes.
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L'erreur du libéralisme, c'est de croire à la bonté pure des équilibres spontanés, ce qui est absurde. On ne gouverne pas plus un pays qu'on n'élève un enfant en « laissant faire ». Mais l'intervention doit d'exercer sur le mouvement de la vie, et à partie de lui. L'idée de déterminer tous les équilibres, en tenant en mains directement la monnaie, le crédit, les biens, la production, la consommation, l'emploi, etc., et, tout à la fois, la comptabilité et la caisse de toutes ces entités, est une erreur insigne, et mortelle. C'est une erreur logique d'abord, parce que la notion même d'équilibre est objective ; elle signifie une réalité sur laquelle l'esprit ne peut agir qu'en lui obéissant. C'est ensuite une erreur pratique parce que nous ne pouvons jamais avoir le dénombrement complet des éléments de cet équilibre et qu'ainsi le problème ne peut être résolu sans un large recours aux automatismes. Les statistiques sont précieuses, certes, et il n'y a pas lieu de les considérer dans tous les cas comme la forme suprême du mensonge ; mais d'ici à ce que nous tenions par elles la vie mouvante il y a une marge. Cette marge est d'autant plus grande que le choix à faire entre les données à quantifier statistiquement dépendra toujours d'une théorie. Qui nous assurera que la théorie de demain sera celle d'aujourd'hui, et que le passage de l'une à l'autre sera moins douloureux qu'un empirisme intelligent dans le gouvernement des équilibres majeurs ?
L'extrême danger des idées de M. Bloch-Lainé, c'est qu'elles correspondent à l'un des aspects les plus certains de l'esprit français : l'aspect jacobin. Le jacobinisme du Trésor peut être plus élégant que celui de la Justice ou de la Police, mais il est aussi redoutable. Il l'est même peut-être davantage, parce qu'il est moins visible. Que les étudiants de l'École Nationale d'Administration s'enthousiasment pour les conceptions de M. Bloch-Lainé, c'est encore une bonne tranche de communisme, avec ou sans le nom, qui s'installera en France.
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Nous n'avons jamais dirigé ni le Trésor, ni le Mouvement des Fonds, ni la Banque de France, ni aucun de ces puissants services que se passent et se repassent une douzaine de hauts fonctionnaires, en qui nous nous plaisons d'ailleurs à saluer l'élite de notre Administration. Il faut nécessairement avoir été au contact direct de ces institutions pour pouvoir en parler savamment.
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Mais ce sont les tendances, les directions sur lesquelles nous portons un jugement. A ce plan, nous pouvons résumer nos conceptions positives autour de l'idée-mère : *monnaie d'abord.*
Quand M. Bloch-Lainé écrit que « *l'approche des problèmes financiers tend, de plus en plus, à être économique* », le fait est discutable et, en tous cas au sens où il l'entend, il est mauvais. C'est une curieuse chose que Keynes ait redonné, contre les classiques (du XIX^e^ siècle, pas du XVIII^e^), tant d'importance à la monnaie pour que ses disciples les plus enthousiastes, très férus de cette importance théorique, mettent, dans la pratique, la monnaie plus bas que n'a jamais fait aucun classique. En réalité, l'approche des problèmes économiques tend de plus en plus à être financière, et cette approche financière sera monétaire ou elle sera totalitaire.
La monnaie saine, la monnaie stable, c'est l'autorité économique par excellence, sans contrôle policier ni centralisation bureaucratique. De même que, dans tous les domaines, les faibles se mettent sous la protection des forts, de même, dans le domaine économique, la production et les échanges se mettent sous la protection de la monnaie forte. L'autorité financière d'un pays, ce n'est pas la science de ses manipulateurs financiers, c'est la bonté de sa monnaie. Il en a toujours été ainsi ; il en sera toujours ainsi.
M. Bloch-Lainé évoque, quelque part, l'Union française. Comment ne pas apercevoir que, dans la mesure où des États associés seront libres politiquement, leur association sera d'autant plus sûre qu'ils pourront avoir une monnaie commune ? Si le directeur du Trésor, dans son omnipotence, voit ses décrets s'arrêter aux mers et aux océans qui bornent notre territoire, qui empêchera les États associés de conclure leurs contrats, de solder leurs paiements en livres sterling, en dollars ou en roubles ? Quel est le secret de l'Angleterre pour garder quelque autorité sur un Commonwealth devenu indépendant, sinon la livre sterling ? Pourquoi les travaillistes sont-ils aussi attentifs que les conservateurs à équilibrer le budget et la balance des paiements, sinon pour que l'*aire sterling* ait un sens, qu'elle n'aurait évidemment pas si le sterling changeait de valeur tous les six mois ?
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Ce qui est vrai des États ne l'est pas moins, quoique différemment, de toutes ces unités libres qui s'appellent les entreprises, les sociétés et les individus. Pour les empêcher de s'évader des normes obligatoires, faut-il les réduire en esclavage ? Faut-il que la « suzeraineté » du Trésor devienne « patronat » ? La logique, puis la nécessité, l'imposeraient vite ; nous ne le savons que trop. Perte de la liberté, perte de la propriété vont ensemble au plan économique. C'est pourquoi nous disons : monnaie d'abord. Nous entendons par là que seule la monnaie honnête -- c'est-à-dire, elle-même libre -- permet la liberté et la propriété, donc le contrat, donc l'échange. Faute d'une telle monnaie on en arrive à la comptabilisation universelle, par le pouvoir central, de toutes les prestations et contre-prestations, dans un mécanisme implacable dont toutes les personnes, individuelles et morales, constituent les rouages.
Que la pente de la technique jointe à tous les déséquilibres issus de deux guerres ait amené l'État à assumer toute sorte de fonctions qui, en péril de mort sociale, étaient sans doute les siennes, -- c'est un fait. Que ce fait, inhérent à des circonstances anormales, doive être érigé en théorie de haute santé, -- c'est de la comédie. C'est même très exactement la comédie du docteur Knock pour qui la santé est un état précaire qui ne présage rien de bon.
Si M. Bloch-Lainé avait écrit son article pour nous dire : *Voilà l'évolution qu'a suivie le Trésor ; cette évolution a été commandée par des secousses politiques et économiques extérieures à lui ; elle était nécessaire parce qu'une organisation politique mouvante ne peut permettre à son organisation financière de se détacher d'elle-même, sans que le corps social ne se dissolve ; à ce titre elle a été bonne, et le demeure dans tel ou tel détail de fonctionnement ; mais dans son ensemble elle a été fâcheuse parce qu'elle a été destructrice de propriété privée, de gestion autonome et de liberté personnelle ; elle doit donc être guidée et redressée, parallèlement à la restauration de l'organisation politique, pour redevenir instrument de progrès dans la liberté ; si on acceptait sa courbe actuelle, si on l'accentuait, si on s'en réjouissait, on irait tout droit à l'État totalitaire,* un tel discours nous eût rassurés.
-- Hélas ! ce n'est pas le ton de M. Bloch-Lainé. La belle sérénité de son exposé ne dissimule pas le frémissement de plaisir qu'il éprouve à nous présenter son État-Trésor. Mais son plaisir fait notre peine, et son frémissement notre frisson.
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Soyons justes. La dernière page de M. Bloch-Lainé est pleine de modestie. Il fait siennes les paroles suivantes d'un expert américain : « *Il faut tenir la comptabilité économique avec le plus grand soin, ne négliger aucune opération saisissable, progresser toujours dans le sens d'une plus grande précision et d'un plus grand détail. Puis, quand le compte est établi, quand les chiffres sont définitivement arrêtés, il faut fermer le livre de comptes pour n'en conserver qu'une impression, qu'une indication générale propre à orienter les réflexions et à déterminer des décisions fondées principalement sur le bon sens* ». Voilà qui est sage, encore qu'un peu contradictoire, voire incohérent. Mais tout de même, nous ne sommes pas complètement rassurés car c'est faute d'une comptabilité parfaite que la prudence nous est proposée. Le rêve technocratique reste sous-jacent. Or c'est une doctrine de liberté à laquelle nous voudrions voir le Trésor s'associer. Est-ce trop demander à ceux qui en connaissent les mystères que de tâcher de la construire ?
Louis SALLERON.
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### Méthodes américaines d'enseignement
par Thomas MOLNAR
Thomas Molnar est né à Budapest en 1922. Américain, professeur à New York, il est l'auteur de plusieurs ouvrages en langue anglaise (dont un sur la pensée politique de Bernanos), et il est membre du Comité de rédaction de la revue américaine « National Review ».
Thomas Molnar a précédemment publié dans « Itinéraires » les études suivantes :
-- Le catholicisme aux États-Unis. (numéro 62 d'avril 1962).
-- Pas de civilisation désacralisée, (numéro 67 de nov. 1962).
-- La pensée utopique dans le catholicisme américain (numéro 73 de mai 1963).
CEUX QUI S'INTÉRESSENT au mécanisme de la transmission des civilisations devraient se pencher aujourd'hui sur la manière rapide dont les pédagogues européens assimilent les méthodes d'instruction en vogue aux États-Unis. Une première observation s'impose : on imite les méthodes d'une nation non pas à cause du mérite intrinsèque de ces méthodes, mais à cause des réalisations -- conquêtes, prospérité, efficacité, etc. -- de cette nation. Ainsi un petit pays sans puissance « rayonnera » beaucoup moins qu'un vaste empire qui sait se faire respecter dans des domaines n'ayant rien à voir avec la culture et les valeurs véritables.
Dans cette seconde moitié du siècle peu de choses font obstacle au « rayonnement » des États-Unis. Il faut cependant souligner ce curieux phénomène : les pédagogues français, gens dont la vocation devrait être d'analyser les idées et leur application, se rendent d'une façon béate aux « conclusions scientifiques » venues d'outre-mer. Je ne sais si à la base il y a un raisonnement, mais il ne peut être que celui-ci : les Américains ont édifié un système d'enseignement qui dessert des millions d'étudiants. Ils ont des centaines d'universités dispersées dans tous les coins d'un vaste pays, de sorte qu'elles soient accessibles à tous les jeunes gens sur une base populaire et démocratique. Ils possèdent les meilleurs savants, laboratoires et moyens de recherche ; en outre, les États-Unis sont politiquement stables, économiquement imbattables. Mettons-nous à leur école et nous parviendrons à reconstruire notre système d'instruction si défectueux.
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Dans ce semblant de raisonnement c'est justement l'esprit critique qui fait défaut. Car il n'est pas prouvé, loin de là, que les réussites américaines soient dues au système scolaire, à l'organisation de la vie académique. Au lieu d'analyser en profondeur ce qui se passe dans les écoles américaines, du jardin d'enfant à l'université, on accepte en bloc, et avec un mélange d'envie, de naïveté et de basse flatterie, tout ce que les théoriciens, pédagogues et psychopédagogues américains déversent d'absurdité sur la tête de leurs confrères étrangers.
Les exemples de cette soumission ne manquent pas et ils viennent, caractéristiquement, de la « droite » ainsi que de la « gauche », c'est-à-dire de l'éventail entier de l'opinion et de la presse françaises. Dans le *Figaro Littéraire* (13 juillet 1963) Mme Thérèse de Saint-Phalle rapporte une entrevue avec M. François Walter qui s'insurge contre la « pédagogie affolée », le surmenage des élèves, la façon déraisonnable dont les parents poussent leurs enfants vers le bachot. M. Walter constate que « l'enseignement doit être adapté aux conditions psycho-physiologiques des enfants ». Et d'ajouter : « Tout le monde l'admet ». (Or, nous allons le voir, ce n'est pas l'avis de tout le monde, et pour cause). Puis M. Walter précise : « Les enfants de six à sept ans ne peuvent normalement fournir que deux heures d'attention intellectuelle par jour ». *Ipse dixit*.
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M. Pierre-Bernard Maynet dans *Combat* (26 juin 1963) déplore la manière impersonnelle des professeurs qui, semble-t-il sont trop absorbés dans les démarches intellectuelles qu'ils doivent indiquer aux élèves selon le programme. M. Maynet exige, au contraire, que le professeur, « apprenne à connaître, à définir ces vingt-cinq petits bouts d'homme (de sa classe), à révéler à chacun ses aptitudes et ses goûts, à ne désespérer de personne et à mettre chacun sur sa voie ».
Dans un récent Bulletin du bureau de Mgr le Comte de Paris, les participants d'un colloque sur la réforme de l'enseignement ont été d'accord pour recommander l'usage américain d'autocritique des professeurs. Dans les écoles américaines, lit-on dans le Bulletin, les instituteurs se réunissent au moins une fois par semaine pour discuter si leur attitude en classe est pénétrée de dévotion et de tendresse à l'égard des élèves, s'ils, contribuent suffisamment au développement émotionnel de ceux-ci, etc.
Voilà quelques exemples, mais qui en disent long sur la démagogie qui s'installe même dans les milieux compétents. Car on devine qu'il s'agit de cette fameuse « démocratisation » de l'enseignement, processus dont, à mon avis, les personnages cités plus haut ne soupçonnent même pas la véritable nature et les véritables effets. Mon propos ici est justement de jeter un peu de lumière sur la question en montrant que, sans le savoir, ces messieurs, dont je ne mets pas en doute la bonne foi, prônent un type d'enseignement qui ne mérite pas ce nom. Le nom qu'il mérite c'est conditionnement, à partir de réflexes sociaux inculqués.
\*\*\*
Je constate d'abord que pratiquement tous les textes sur la méthode dite « active » ont comme origine les textes des pédagogues américains. Ceux-ci ne se rendent même pas compte du succès de leurs théories en Europe, et s'enferment d'une façon obstinée dans des affirmations comme celles-ci : l'enseignement européen est « élitiste », se concentre sur une aristocratie (sociale, économique, intellectuelle) et néglige les enfants de capacité moyenne ou inférieure. Par contre, le système américain offre des chances égales à tous, cherche à développer les enfants à tous les niveaux de leur intelligence et selon leurs aptitudes particulières, etc. Ainsi, il n'est pas inutile d'examiner ici les prémisses de l'instruction aux États-Unis -- les vraies prémisses, non pas les déclarations officielles -- afin de révéler aux partisans européens de ces méthodes les voies qu'ils sont en train de suivre et les résultats qu'ils obtiendront s'ils réussissent à imposer leurs vues au public, aux parents, aux professeurs et aux fonctionnaires de l'éducation nationale.
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On a dit et redit que la démocratie en Amérique n'est pas une méthode de représentation politique, mais une valeur, on pourrait même dire un substitut de toutes les autres valeurs. On serait en droit de prononcer le même jugement sur l'éducation car celle-ci n'est pas considérée comme un processus par lequel on acquiert et organise des connaissances, mais une quasi-religion par laquelle on devient Américain, notamment Américain aux convictions démocrates.
La conception européenne (française) a été résumée il n'y a pas longtemps par le Professeur Gaston Berger qui disait qu'il fallait tout d'abord meubler la mémoire des enfants et organiser leurs habitudes afin que leurs jugements puissent s'exercer sur une matière abondante. Ensuite, ajoutait-il, on développera la puissance d'invention, lorsqu'un savoir sûr et les méthodes d'acquérir et de vérifier les données nouvelles seront devenus quasiment automatiques.
Tout autre est la conception américaine. L'homme est né bon et libre, notion qui, transposée dans le domaine de l'intellect et des connaissances, veut dire que ses opinions ont une valeur intrinsèque. Précisons : l'homme veut savoir parce qu'il confronte à chaque instant de son existence des problèmes qu'il doit résoudre. La solution du problème constitue une connaissance acquise. A différents niveaux (enfance, adolescence, etc.) ces problèmes eux aussi sont différents, mais à chaque étape leur solution est d'une importance capitale. Empêcher que l'enfant (ou l'adulte, l'étudiant, l'électeur, etc.) procède par lui-même suivant la méthode du « trial and error », qu'il pose des questions, qu'il tâtonne, qu'il discute, est non seulement criminel (autoritaire, hiérarchiste, « élitiste ») mais aussi anti-démocratique car la démocratie présuppose des citoyens dont l'accord naît de recherches individuelles, indépendantes et spontanées.
Pourquoi meubler alors la mémoire de connaissances (c'est-à-dire de *solutions*) qui sont le résultat des recherches *d'autrui*, autant de monuments historiques, intéressants, certes, en tant que reliques, mais sans rapport véritable avec les solutions personnelles de chacun.
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Le bâtisseur de Notre-Dame ou l'auteur de la Divine Comédie peuvent avoir résolu un problème à leur satisfaction ; mais tel écolier, tel homme moyen qui ne se posera jamais problème pareil n'a pas besoin d'aller au-delà de sa propre sphère d'activité : ses « solutions » vaudront tout autant que celles de Maurice de Sully ou de Dante. Nous trouvons un exemple de ce raisonnement, poussé à sa logique extrême, dans un texte paru dans la revue *Commonweal* (catholique de gauche). M. Dean Kelly y déplore l'attitude autoritaire dans les écoles et conclut : les Américains doivent être tellement libres qu'ils ne soient même pas liés par les paroles de la Déclaration de l'Indépendance où il est dit que l'homme est né avec des droits inaliénables, que l'Être Suprême lui a conféré la dignité de la personne, etc. : « Les Pères Fondateurs de la République, écrit M. Kelly, avaient, bien entendu, le droit d'être de cet avis ; mais l'écolier d'aujourd'hui n'est pas tenu à croire la même chose : il peut penser ce qui lui plaît sur ce sujet ».
La conséquence directe de ce genre de raisonnement est que dans la salle de classe « méthode active » signifie confusion totale : d'abord confusion du rôle du professeur (qui devient *primus inter pares*) et des étudiants, puis confusion en ce qui concerne l'importance de la matière enseignée. En effet, celle-ci prend la seconde place derrière l'impératif qui dicte que les élèves aient toutes les possibilités d'exprimer leurs « opinions », aussi saugrenues qu'elles soient. C'est un pays libre, aime-t-on dire, tout le monde a droit à ses opinions. D'ailleurs, la démocratie c'est la liberté de se tromper. Certes, sur le plan de la politique et des rapports humains ; mais la démocratie érigée en valeur suprême introduit la vie quotidienne -- dans la salle de classe : logiquement, car la poursuite des connaissances n'est pas une recherche de la vérité (« la vérité n'existe pas », on bien elle est la méthode par laquelle on parvient à la concordance des intérêts dans la cité), mais une recherche de solutions personnelles.
D'ailleurs, se demande-t-on outre-Atlantique, cette poursuite des connaissances et de la culture est-elle si importante qu'il faille y sacrifier la sacro-sainte « self-expression » ? Qui dit culture favorise à un certain degré la séparation de l'individu et de la société, et l'isolement d'un groupe d'élite du reste des citoyens. Culture veut aussi dire « vie intérieure », or le philosophe John Dewey, apôtre des méthodes actives, disait que l'expression « vie intérieure » a quelque chose de pourri car elle indique un commencement d'attitude asociale.
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Son disciple, le professeur de philosophie, Sidney Hook, est d'avis que les classes instruites de l'Europe avant la Révolution française ont fait cause commune avec « la monarchie et le clergé » dans leur opposition à la justice sociale.
On comprend bien que la méthode qui procède par « solutions » (méthode qui est à la confluence de la philosophie pragmatiste de William James et de l'instrumentalisme de Dewey lui-même) a ceci de rassurant pour les philosophes et pédagogues dont nous parlons qu'elle atomise la culture, empêche la formation d'un vocabulaire commun qui en est la condition indispensable, et rend impossible la création d'une élite cultivée qui finirait, croit-on, par s'emparer de l'appareil de l'État.
\*\*\*
Cependant, ceux qui atomisent la société au nom de la liberté etc. sont toujours amenés par la suite à imposer quand même une cohésion, conçue par eux-mêmes. Voici alors la seconde phase de leur démarche.
Non seulement l'individu, mais la communauté aussi procède par des « solutions ». Il y a des situations créées, par exemple, pour les tensions inhérentes à une société pluraliste. La société est obligée d'inventer des « solutions » sinon elle éclate et la démocratie peut être irrémédiablement perdue. « Inventer » des solutions, c'est une façon de parler ; en vérité, ces solutions sont plus ou moins préfabriquées, d'abord par la stabilité remarquable des institutions, ensuite justement par l'étroit champ d'action que laisse une société pluraliste. Les solutions à l'échelle de la société sont donc données, elles forment un « stock » disponible dont l'application ne demande pas une imagination bien puissante.
Qu'est-ce qu'il y a de plus naturel que d'inventorier ce stock (qui constitue l'essentiel du système démocratique) et de le faire assimiler par les jeunes ? Je m'explique : les modalités possibles des solutions des problèmes sociaux (inter-humains) sont supposées données et connues ; quoi de plus simple que de les réduire à l'échelle d'un petit groupe, disons d'une salle de classe, et de les faire répéter indéfiniment par les élèves -- dans le sens de la répétition d'une pièce de théâtre.
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Cela se fait de deux manières, d'ailleurs complémentaires : d'abord, une salle de classe est un groupe déjà existant auquel il faut imposer les règles du jeu de la démocratie. Comme l'enseignement proprement dit n'est pas la chose primordiale, ont peut procéder avec la structuration démocratique de cette petite communauté : enjoindre à l'instituteur de se comporter démocratiquement, d'être au service de sa classe, d'en connaître tous les besoins physiques, moraux et psychologiques, de ne pas s'imposer aux élèves, de ne jamais les punir mais plutôt de faire sentir au coupable le poids de la désapprobation collective (« peer-group »), etc. Ensuite on organise des élections : secrétaire, trésorier, chargé de ceci ou de cela. Entre temps l'instituteur veille à ce que personne ne s'isole du groupe mais au contraire à ce que tout le monde collabore, forme des équipes, comprenne que sans l'esprit d'entraide toute communauté s'écroule.
La deuxième manière dont on s'entraîne aux « méthodes démocratiques » est la présentation et l'étude des « situations ». Pour persuader les futurs instituteurs de la supériorité des méthodes « démocratiques », les écoles normales organisent des séances où l'un des étudiants prend le rôle d'un maître « autoritaire », tandis qu'un autre se conduira d'une façon « démocratique ». Ce sont évidemment des comportements artificiels et il est inutile d'ajouter que le jeu est non seulement primitif et vulgaire mais aussi entièrement truqué.
Ce dernier par exemple montre d'ailleurs très bien le pourquoi et le comment du conditionnement. Le texte cité par le Bulletin du Comte de Paris se révèle alors non comme un signe de compréhension et d'amour portés aux enfants, mais comme un moyen d'endormir leur intelligence et de sous-développer leur faculté critique. Encore une fois, il ne s'agit pas de les aimer, mais d'appliquer une caricature de l'amour sous l'étiquette doucereuse de « T.L.C. » (qui se traduit par « tender loving care », c'est-à-dire, « soins tendres et pleins d'amour ») sans laquelle l'enfant, dit-on, deviendrait complexé, inhibé, autoritaire. Toute une immense pseudo-science se penche sur les « problèmes » suivants : quelle est la capacité d'attention de l'enfant ? A quelle couleur réagit-il favorablement ? (dans ce cas il faut peindre le tableau noir en bleu, rose, vert -- selon l'avis des experts en psychologie) ; s'il aime barboter dans l'eau n'est-ce pas le symptôme d'un début de névrose ? L'installation d'une salle pour fumeurs dans l'école secondaire est-elle une bonne chose ? etc., etc.
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Toutes ces préoccupations (dont on imagine que profite l'industrie dite de l'éducation : éditeurs de manuels et de disques, architectes, psychologues, chercheurs de toute sorte) sont évidemment présentées comme des efforts sincères en vue d'augmenter le rendement culturel et scientifique des élèves. En réalité, la communication du savoir est diluée dans un galimatias incroyable d'où seul émerge le conditionnement.
\*\*\*
Le conditionnement américain n'impose pas une idéologie orthodoxe, présentée avec toute la rigueur des États policiers modernes. D'ailleurs, contre cette idéologie et cette présentation l'esprit se rebelle spontanément et les désamorce : preuve en est tout ce que nous savons de la résistance ingénieuse qu'offrent les élèves et les étudiants à l'endoctrinement marxiste dans les démocraties populaires. Le modèle américain est pernicieux d'une autre manière : l'idéal social de la « démocratie » est considéré non seulement comme acquis mais comme incriticable. Dès lors il s'agit d'un exercice quotidien et d'une assimilation de plus en plus parfaite de réactions et d'attitudes. Les opinions et les jugements ne sont pas importants au premier chef : on assiste à une immense séance d'autocritique permanente où les rôles sont distribués, assumés et joués avec la conviction d'initiés. Comme on dit dans les écoles normales -- il faut que l'enfant ressente une excitation agréable (thrill) quand il entend prononcer le mot « démocratie ».
\*\*\*
Mais, dira-t-on, pareil danger ne menace pas les autres systèmes d'enseignement dans les pays trop vieux pour être impressionnés par la « démocratie » et par ses efforts pour changer la nature humaine. Le danger, en effet est peut-être moins direct, mais les quelques citations que nous avons faites en commençant montrent qu'il a déjà trouvé des moyens de pénétration adaptés aux conditions existantes. On commence par exiger des droits -- et le « droit d'être aimés » -- pour les élèves au nom de la science dite psychologique. Puis les statistiques détaillant le surmenage qui empêche l'enfant de se concentrer sur *l'essentiel*.
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Mais quel est l'essentiel ? Eh bien, dans une civilisation « tertiaire », écrit M. Jean Fourastié, il faut *délester le programme de tout ce qu'on entendait par culture traditionnelle* et le remeubler par les choses concrètes du monde moderne avec lesquelles l'enfant se trouve en contact intelligible pour lui. Cette conception ressemble étrangement à celle qui consiste à créer des « situations » et à trouver des « solutions ». Dans l'une et l'autre conception on finit par faire le vide académique ; or, l'expérience américaine montre que ce vide n'est pas rempli d'un nouveau contenu intellectuel et culturel, mais d'une *méthode* pour préparer l'homme nouveau, la société nouvelle. L'université où j'enseigne a récemment constitué une commission portant le beau nom de « Comité regardant l'avenir » (*committee to look to the future*). Sous cette appellation, les choses les plus saugrenues peuvent être proposées, mais ce qui en résulte est toujours une nouvelle et prétendument meilleure approximation de « l'idéal démocratique ».
Il y a quelques années un groupe de professeurs de littérature anglaise a proposé *la suppression des pièces de Shakespeare* dans les écoles américaines car cet auteur, ayant vécu sous la monarchie absolue, était imbu d'idées totalitaires. On serait enclin à croire que le contraire des idées totalitaires sont les idées dites démocratiques ; en partie, peut-être. Mais la nouvelle pédagogie préfère nettement les *non-idées*, c'est-à-dire le *conditionnement*, la *manipulation du comportement*, la *submersion dans un milieu préfabriqué* qui rendent inutiles la réflexion ainsi que la matière sur laquelle la réflexion pourrait s'exercer, s'aiguiser et s'approfondir. Selon le professeur de pédagogie Brameld, très écouté de ses collègues, dans l'école (y compris l'école supérieure) de demain les matières « traditionnelles » seront éliminées et les élèves discuteront de ce qui touche de près la société : la nature de la publicité, les réclames, par exemple. Les décisions seront prises à l'unanimité et les dissidents seront pénalisés par le jugement du groupe en tant qu'entité sociale.
\*\*\*
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Essayons de comprendre le raisonnement qui se trouve derrière ces théories et ces propositions : l'humanité est arrivée à l'âge mûr, à l'âge de raison ; la collectivité démocratique organisée possède désormais les solutions aux problèmes personnels (des atavismes qui survivent de l'époque antérieure au vingtième siècle) et aux problèmes sociaux que la marge toujours plus rétrécie de l'incalculabilité humaine laisse encore subsister. L'individu disparaît eux, il dans le social : afin de le rendre quand même heureux, il vaut mieux le préparer à l'acceptation volontaire (et, pourquoi pas, enthousiaste) de son rôle.
Il faut que le mécanisme social fonctionne si parfaitement, dit le jeune Bazarov dans *les Pères et les Fils* de Tourgueniev, que l'individu stupide (lisez : libre) ne puisse en entraver le progrès.
Thomas MOLNAR.
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### L'Église et l'intervention de l'État
*dans l'ordre économique et social*
par A. DAUPHIN-MEUNIER
#### Les sujets économiques
Comme toutes les encycliques pontificales, *Pacem in terris*, du 11 avril 1963, s'inscrit dans un contexte historique. Sans doute, les principes qui l'inspirent sont éternels ; mais sa rédaction est toute circonstancielle.
Elle intervient au moment où l'ordre international ne paraît plus assuré que par un équilibre de la terreur entre les deux puissances, l'U.R.S.S. et les États-Unis, seules détentrices de toute la série des armements atomiques ; où toute la civilisation est mise en péril. Elle vise à dégager les grands problèmes qu'affronte la société industrielle contemporaine et à leur donner une solution positive, conforme à la Justice et à la Charité sociales. Ces problèmes sont neufs ; l'Église ne l'ignore pas. Elle n'ignore pas davantage qu'au cœur de ces problèmes se trouve l'homme dont elle a la charge, l'homme dans sa dignité personnelle de créature libre et d'enfant de Dieu. « Lui seul, rappelait Pie XII au Consistoire du 20 février 1946, complet dans l'harmonie de la vie naturelle et surnaturelle, dans le développement ordonné de ses instincts et de ses inclinations, de ses riches qualités et de ses aptitudes variées, est en même temps l'origine et le but de la vie sociale, et par suite aussi le principe de son équilibre. »
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Toute société est faite pour l'homme et l'homme dont les vrais droits naissent de ses devoirs envers Dieu n'a pas à devenir l'instrument de la société. Produire pour l'homme, mettre l'Économie au service de l'homme, l'Église n'a cessé de le réclamer au cours des siècles, singulièrement de nos jours face au libéralisme et au marxisme. Certes les libéraux classiques disaient s'intéresser à l'homme. Par réaction contre les mercantilistes qui faisaient de l'État le sujet économique central, ils condamnaient toute intervention des pouvoirs publics dans la production et les échanges et concentraient leurs analyses sur le comportement de l'individu. Mais, se référant à une psychologie, et à une ontologie sommaires, ils croyaient que l'homme économique n'était guidé que par son intérêt cupido-égoïste, dans un souci constant du moindre effort et de la satisfaction maximale de ses désirs, bref « un calculateur général de plaisirs et de peines », pour reprendre l'expression ironique de Th. Veblen. Plus tard les néo-classiques de l'école utilitariste allèrent plus loin encore : pour eux l'homme économique ne fut plus qu'une hypothèse de travail, un modèle théorique.
De leur côté les marxistes, dans leur conception matérialiste et dialectique de l'histoire, faisaient de l'État la fin de toute personne et de toute institution. Comme l'a noté Pie XII dans son *Message* du 24 décembre 1951, la société leur apparaissait comme une énorme machine dont les hommes formaient les rouages passifs, fonctionnant à son propre rythme et par ses propres énergies dans un ordre qui n'est qu'apparent « car ce n'est plus l'ordre de la vie, de l'esprit, de la liberté, de la paix ».
Sans entendre prendre parti contre l'une ou l'autre des formes particulières et concrètes par lesquelles les divers peuples tendent à organiser leur vie politique et à promouvoir leur activité économique, l'Église, « gardienne par volonté de Dieu et par mandat du Christ, de l'ordre naturel et surnaturel » (Pie XII), a toujours considéré comme l'une de ses tâches les plus urgentes de maintenir l'homme dans sa dignité et dans la plénitude de ses droits et à cette fin de veiller à ce que l'ordre économique et social restât constamment lié à l'ordre moral.
C'est à cette tâche que dans *Pacem in terris* s'est appliqué Jean XXIII, comme dans leurs encycliques et messages ses illustres devanciers.
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Témoin des terreurs et des abus du régime libéral déjà décadent, Léon XIII avait proclamé les droits légitimes de l'ouvrier salarié, préconisé l'organisation professionnelles et une législation protectrice du travail. Quarante ans plus tard, Pie XI, au moment le plus grave d'une mutation universelle des structures économiques, effrayé de la volonté de puissance des groupes d'intérêts et de l'incohérence ou de l'inefficacité des interventions publiques en matière économique et sociale, condamnait définitivement un régime qui, se réclamant de la liberté et de l'égalité juridiques, aboutissait à l'accumulation d'un pouvoir économique énorme entre les mains d'une minorité de capitalistes irresponsables, à la paupérisation ou au sous-emploi du plus grand nombre. Il se prononçait pour une réforme radicale du comportement des individus, des groupes et des États et pour une réinsertion du monde économique dans l'ordre moral. La seconde guerre mondiale, précipitant le cours de l'évolution, conduit dans l'univers aux formes nouvelles d'un impérialisme bipolaire et dans chaque nation à la domination de l'État sur les groupes et sur les individus. Une révolution technique sans précédent (par la découverte et l'emploi de l'énergie nucléaire, des produits de synthèse, de l'automation et de l'astronautique) intègre chaque jour davantage l'homme dans la masse et autorise sa mise en condition. Pie XII a mis l'humanité tout entière en garde contre ces périls. Et ce sont ses mots d'ordre, fixant les devoirs et les droits des sujets économiques, que Jean XXIII a repris dans *Pacem in terris*.
« Tous les individus et tous les corps intermédiaires, déclare le Souverain Pontife, sont tenus de concourir, et chacun dans sa sphère, au bien de l'ensemble. Et c'est en harmonie avec celui-ci qu'ils doivent poursuivre leurs propres intérêts et suivre, dans leurs apports en biens et en service, les orientations que fixent les pouvoirs publics selon les normes de la justice et dans les formes et limites de leur compétence ».
Ainsi, en quelques phrases simples et sans équivoque, se trouve établie une classification fondamentale des sujets économiques : elle tient compte à la fois de l'autonomie de décision des sujets économiques individuels, du déploiement de l'association et de l'intervention légitime de l'État dans la vie économique.
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Cette classification est généralement valable.
Certes un tiers environ de l'humanité est maintenant engagé dans un type d'organisation totalitaire dans lequel l'État est le seul centre des décisions et soumet à sa contrainte, par une planification intégrale, tous les actes économiques. Toutefois, les autres sujets économiques y poursuivent leur activité, quoique dans un champ limité : les paysans dits kolkhoziens, les exploitants de fermes individuelles demeurent libres du choix et de l'écoulement de leur production ; si les artisans demeurent tributaires de l'État pour leur approvisionnement en matières premières, ils échappent au plan général du fait même de leur médiocre contribution à la production globale ; enfin les groupes (combinats et trusts), bien qu'exploitations publiques, et les coopératives de production industrielle jouissent d'une autonomie de plus en plus grande.
Par ailleurs, dans les régimes d'économie décentralisée où les programmes et les actes des sujets économiques indépendants demeurent coordonnés par le jeu des marchés et des calculs en monnaie, on constate qu'au détriment des libertés essentielles de l'homme réel agissent, dans tous les secteurs de l'activité économique, des groupes de plus en plus cohérents qui visent à modifier à leur avantage exclusif les structures institutionnelles et les relations économiques. Parallèlement, l'État, sous prétexte de soumettre ces groupes aux fins de l'intérêt général, s'efforce de substituer son monopole au leur et se conduit en maître.
Pie XII pressentait cette évolution lui qui, non content de condamner le monde collectiviste totalitaire, dénonçait les tendances funestes « d'un monde qui aime à s'appeler avec emphase le monde libre. Ce monde se fait illusion et ne se connaît pas lui-même ; sa force ne réside pas dans la vraie liberté. C'est un nouveau péril qui menace la paix et qu'il faut dénoncer à la lumière de l'ordre, chrétien. » (Message du 24 décembre 1951). Dans le style qui lui est propre, Jean XXIII fait siennes les « monitions paternelles » de son prédécesseur ; *Pacem in terris* indique ce que doit être un ordre permettant à tous les agents de l'activité économique de concourir au développement du bien-être général, en pleine responsabilité et dans une harmonieuse solidarité, sans chercher à se détruire ou à dominer arbitrairement.
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#### L'ordre économique et social
Aujourd'hui et partout dans le monde, il importe de rétablir un véritable ordre économique et social, c'est-à-dire un ordre lié à l'ordre moral essentiellement fondé sur Dieu.
C'est ici que la mission civilisatrice de l'Église s'affirme incomparable. Son fondateur n'a-t-il pas été nommé le « Prince de la Paix » et ne lui a-t-il pas donné mission de ; de garantir les relever l'homme, base de toute société, institutions fondamentales telles que la famille et la profession, de faire « rendre à César ce qui est à César » dans la soumission aux commandements divins, d'être messagère de vraie paix ?
« Mais la Paix, précise *Pacem in terris*, n'est qu'un mot vide de sens, si elle n'est pas fondée sur l'ordre, ordre qui repose sur la vérité, se construit selon la justice, reçoit de la charité sa vie et sa plénitude et enfin s'exprime efficacement dans la bonté ».
L'ordre intérieur des nations est réalisé lorsque les droits de la personne, de la famille, de la profession, des autorités publiques s'équilibrent dans la notion du bien commun. « L'ordre, précisait Pie XII (*Message* de Noël 1942), base de la vie sociale entre les hommes, c'est-à-dire entre les êtres intelligents, moraux, tendant à atteindre un but en harmonie avec leur nature, n'est pas une simple juxtaposition de parties numériques diverses ; il est plutôt et il doit être la recherche et la réalisation toujours plus parfaite d'une unité interne qui n'exclut par les différences fondées sur la qualité et sanctionnées par la volonté du Créateur ou par les lois surnaturelles. »
Cette disposition méthodique implique donc la reconnaissance préalable et le respect d'un ordre moral édifié sur Dieu. Jean XXIII nous en dit les raisons. D'une part, « l'homme est une personne, c'est-à-dire une nature douée d'intelligence et de volonté libre, un sujet de droits et de devoirs découlant les uns des autres, ensemble et immédiatement de sa nature. » Il exige donc un ordre moral « universel, absolu et invariable dans ses principes » qui influe sur les orientations et les solutions à donner aux problèmes de la vie individuelle et sociale, à l'intérieur des communautés nationales. D'autre part, les progrès scientifiques et les inventions de la technique posent des problèmes humains de dimensions mondiales qui ne peuvent être résolus qu'à la lumière d'une foi sincère en Dieu.
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Dans le domaine économique, cet ordre ne doit cependant pas être confondu avec « l'ordre naturel » cher aux Physiocrates. On ne saurait plus admettre l'existence de lois économiques absolues, immuables et universelles instituées par Dieu, que l'homme n'aurait qu'à découvrir par l'intermédiaire de son intelligence et qu'à subir avec une résignation fataliste. Si l'ordre économique n'est juste et valable que dans la mesure où il se conforme à l'ordre moral, il n'en demeure pas moins contingent, résultant des efforts libres et volontaires des hommes d'un temps, d'un territoire et d'une civilisation donnés.
Jean XXIII ne dissimule pas sa pensée à cet égard. Pour réaliser l'ordre économique et social jugé le plus avantageux, il faut mettre en place des institutions stables, appropriées aux traditions et aux exigences de chaque peuple, tenir compte des données scientifiques et techniques aussi bien que des facteurs historiques, avoir sans cesse présente à l'esprit la multiplication croissante des rapports sociaux.
Il faut aussi prendre conscience des trois traits qui caractériseraient notre époque et que le Pape, relève avec soin : « D'abord la promotion économique et sociale des classes laborieuses... ; l'entrée de la femme dans la vie publique, plus rapide peut-être dans les peuples de civilisation chrétienne, plus lente, mais de façon toujours plus ample, au sein des autres traditions ou cultures... ; enfin, plus de peuples dominateurs et de peuples dominés : toutes les nations ont constitué on constituent des communautés politiques indépendantes. » Un tel ordre permettra d'atteindre au bien commun.
Dans l'encyclique *Divini illius Magistri* du 31 décembre 1929, Pie XI avait enseigné que le bien commun consiste dans la paix et la sécurité dont les sujets économiques individuels ou collectifs jouissent « dans l'exercice de leurs droits et en même temps dans le plus grand bien-être spirituel et matériel possible en cette vie, grâce à l'union et à la coordination des efforts de tous ». Jean XXIII spécifie que « la nature même de ce bien impose que tous les citoyens y aient leur part, sous des modalités diverses d'après l'emploi, le mérite et la condition de chacun ». Le bien commun embrasse donc l'ensemble des conditions sociales qui permettent aux hommes d'assurer le développement complet de leur personnalité. Comment assurer ces conditions sociales ?
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Si les familles sont à l'origine de toute société puisqu'elles sont le moyen naturel de former le corps social par union organique, elles ne peuvent conserver et perfectionner la diversité de leurs éléments et de leurs conditions dans l'unité d'un même corps social, et pacifiquement, qu'en se soumettant à un Pouvoir reconnu comme principe même de cette unité.
Alors se pose le problème de l'État.
#### L'État, unité organique d'un vrai peuple.
L'Église n'a jamais admis les thèses du positivisme juridique. Comment aurait-elle pu tolérer qu'on écartât du droit toute recherche sur les fondements moraux et la valeur des règles et que le fait positif fût seul générateur du droit ? Elle s'est refusée à reconnaître que l'État pût résulter d'un simple acte juridico-politique comme le vote d'une constitution et qu'ensuite il n'y eût de droit que dans et par l'État.
Également l'Église n'a jamais reconnu la théorie de l'origine conventionnelle de l'État. Elle ne pouvait pas admettre avec Hobbes que les hommes, renonçant délibérément aux droits qu'ils tenaient de Dieu, soumissent entièrement leur volonté à un seul, maître absolu en vertu d'un pacte, et que le pouvoir de cet homme s'incarnât dans l'État, le Léviathan. De même elle considérait comme une dangereuse chimère, tant au point de vue historique qu'au point de vue logique, l'idée d'un État, expression de la souveraineté populaire en conséquence du contrat social imaginé par J.-J. Rousseau.
*Pacem in terris* confirme cette attitude : « On ne peut pas admettre la théorie selon laquelle la seule volonté des hommes -- individus ou groupes sociaux ; serait la source unique et première d'où naîtraient droits et devoirs des citoyens et d'où dériveraient la force obligatoire des constitutions et l'autorité des pouvoirs publics ».
L'État n'est ni un organisme spontané ni une construction artificielle. Il résulte d'un effort de volonté collective, d'une attitude intellectuelle et morale. Mais il faut prendre garde à ne pas tomber dans l'exagération marxiste. Pour Engels et Marx, l'État, produit de la société à une certaine étape de con développement, apparaîtrait là et quand les contradictions de classes seraient inconciliables.
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Instrument de domination qu'ignorait la société patriarcale, l'État, dans la société capitaliste, serait aux mains de la classe bourgeoise l'outil qui lui permettrait de maintenir en servitude le prolétariat. Marx dans son analyse de la Commune de Paris, Lénine au cours de sa polémique avec les anarchistes (*L'État et la Révolution*) ont montré comment le prolétariat devait se saisir de cet instrument, le retourner contre la bourgeoisie, l'utiliser pour ouvrir la voie, au communisme. « Pour que l'État meure tout à fait, écrit Lénine, il faut l'avènement du communisme complet » c'est-à-dire d'un régime qui ne connaîtra plus la double aliénation des travailleurs au profit des capitalistes et des capitalistes eux-mêmes au profit de l'argent, d'un régime sans classes où l'humanité sera réconciliée avec elle-même.
En fait si l'État peut être considéré comme un instrument, ce n'est pas comme un instrument de contrainte au service d'une classe, mais comme un facteur de cohésion de la communauté nationale. C'est l'institution dans laquelle s'incarne l'idée de droit et cette idée de droit lui confère permanence et efficacité. Dans son *Radio-message* du 24 décembre 1944, Pie XII affirmait : « L'État ne contient pas en lui-même et ne réunit pas mécaniquement dans un territoire donné une agglomération amorphe d'individus. Il est et doit être en réalité l'unité organique et organisatrice d'un vrai peuple. » Et par « vrai peuple », le Pape entendait celui « qui vit de la plénitude de la vie des hommes qui le composent, dont chacun -- à la place et de la manière qui lui sont propres -- est une personne consciente de ses propres responsabilités et de ses propres convictions... L'exubérance vitale d'un vrai peuple répand la vie abondante et riche dans l'État et dans tous ses organes, leur infusant, avec une vigueur sans cesse renouvelée, la conscience des propres responsabilités, le sens vrai du bien commun. » Le Pape condamnait l'utilisation par une classe ou par une oligarchie de l'État comme « d'une pure machine en vue d'imposer arbitrairement sa volonté à la meilleure partie du peuple » ; l'intérêt général en serait gravement lésé et pour longtemps.
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Dans son allocution au Congrès des Sciences administratives, le 5 août 1950, Pie XII a tenu à dégager la conception catholique de l'État : « Organisme moral fondé sur l'ordre moral du monde, l'État n'est pas une omnipotence oppressive de toute légitime autonomie. Sa fonction, sa magnifique fonction, est plutôt de favoriser, aider, promouvoir l'intime coalition, l'active coopération dans le sens d'une unité plus haute de membres qui, tout en respectant leur subordination à la fin de l'État, pourvoient de la meilleure façon au bien de toute la communauté, précisément en tant qu'ils conservent et développent leur caractère particulier et naturel ». Se référant à cette définition, Jean XXIII ajoute que l'État « dont la raison d'être est la réalisation du bien commun dans l'ordre temporel » doit être présent dans le monde économique pour y promouvoir le développement de la production tout en favorisant l'aménagement social.
« Car, lit-on dans *Pacem in terris*, l'expérience nous montre que si l'autorité n'agit pas opportunément en matière économique, sociale ou culturelle, des inégalités s'accentuent entre les citoyens, surtout à notre époque, au point que les droits fondamentaux de la personne restent sans portée efficace et que soit compromis l'accomplissement des devoirs correspondants. »
L'État est donc appelé à contribuer au développement de la prospérité matérielle de la société civile et à garantir aux hommes, et d'abord aux plus déshérités, l'exercice harmonieux de leurs forces naturelles. Dans *Pacem in terris*, Jean XXIII indique que la présence de l'État dans le domaine économique ne saurait avoir pour but de réduire de plus en plus la sphère de liberté de l'initiative personnelle des particuliers. Elle ne se légitime que par l'exercice d'une double action : « l'une de conciliation et de protection, l'autre de valorisation, tout en veillant soigneusement à leur judicieux équilibre. D'une part, on veillera à ce que la prédominance accordée à des individus ou à certains groupes n'installe pas dans la nation des situations privilégiées ; par ailleurs, le souci de sauvegarder les droits de tous ne doit pas déterminer une politique qui, par une singulière contradiction, réduirait excessivement ou rendrait impossible le plein exercice de ces mêmes droits ».
La collaboration ordonnée aux exigences du bien commun de l'État et des particuliers est d'ailleurs, comme l'histoire le fait apparaître, la condition même des progrès d'une société. Jean XXIII fait observer à cet égard que là où l'État substitue sa tyrannie aux initiatives personnelles, les secteurs consacrés à la production des biens de consommation ou à la recherche scientifique, c'est-à-dire ceux qui « engagent de façon spéciale le génie créateur des individus », sont sacrifiés.
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De même là où l'État trop faible laisse libre cours aux ambitions et aux compétitions des particuliers en quête du plus grand gain monétaire ou des moyens d'assouvir leurs désirs au moindre coût, l'intérêt général est perdu de vue et les plus faibles sont exploités par les plus forts. Il faut prévenir le totalitarisme de l'État, fruit du matérialisme marxiste, aussi bien que la licence anarchique, fruit du naturalisme libéral.
L'État ne saurait donc avoir qu'un rôle supplétif. Si la qualité de sujet économique lui est reconnue, il ne s'ensuit pas qu'il puisse priver les autres sujets économiques de leurs responsabilités et de leurs activités propres, intervenir à leur place dans la production, les échanges et la circulation des biens. Sa tâche n'est pas d'assumer directement les fonctions économiques et sociales qui relèvent d'autres compétences. Pour renforcer sa puissance, il n'a pas à placer sous son autorité directe la gestion des entreprises privées, individuelles ou sociétaires, l'activité des groupements professionnels, hormis des circonstances exceptionnelles où le bien commun le réclame, il lui faut respecter la liberté d'établissement, de choix et d'action des producteurs et la liberté d'exercice des corps intermédiaires. Le principe de la fonction supplétive fonde la hiérarchie naturelle des sociétés. C'est ce principe auquel on a donné le nom de principe de subsidiarité que réaffirme Pacem in terris : « A l'intérieur de chaque pays, les rapports des pouvoirs publics avec les citoyens, les familles et les corps intermédiaires, doivent être régis et équilibrés par le principe de subsidiarité ».
Ainsi dans un milieu économique essentiellement hétérogène, « l'action des pouvoirs publics ne doit avoir, suivant Jean XXIII, qu'un caractère d'orientation, de stimulant, de suppléance et d'intégration ». Autrement dit, à l'État revient le soin, d'une part de régler le jeu économique en orientant l'activité des entreprises et des groupes par influence sur les structures d'encadrement et sur les quantités globales stratégiques et en agissant comme un stimulant sur les grandes lignes de cette activité, d'autre part d'intervenir directement dans ce jeu en suppléant à certaines faiblesses ou insuffisances du secteur privé, en faisant une politique de croissance harmonisée, en intégrant davantage les divers groupes sociaux par une juste redistribution du revenu national. C'est ce que nous nous proposons maintenant d'étudier.
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#### I. -- L'État et la fixation des règles du jeu économique
La mise en place des cadres\
de l'activité économique.
Au dix-neuvième siècle, alors que les principes du libéralisme inspiraient la vie politique et l'activité économique, il était généralement admis que le progrès intellectuel et moral de la société ne pouvait pas être mieux soutenu que par le libre jeu des forces naturelles ; le rôle de l'État se bornait à prévenir ou à réprimer tout ce qui menaçait ce jeu.
Aujourd'hui, le sentiment général est tout contraire. De partout on réclame la protection, l'arbitrage ou l'intervention de l'État. Nul ne s'étonne de ses initiatives et de ses empiétements. Même ceux qui, loin de renier les doctrines et les pratiques libérales, souhaitent seulement les adapter aux exigences nouvelles de la société industrielle contemporaine, font appel à l'État pour qu'il garantisse le fonctionnement correct de marchés correspondant au modèle classique.
L'Église ne s'oppose pas à cette tendance générale étatiste dans la mesure où est observée la justice et respectée la dignité des hommes.
C'est en fonction de cette observance et de ce respect, qu'elle juge de la valabilité \[*sic *!\] de toute intervention de l'État, et d'abord sur les structures qui constituent l'environnement, le cadre de l'activité économique : structures juridiques, démographiques, sociales, géographiques.
Les structures juridiques sont par excellence des structures d'encadrement. Toute activité économique suppose en effet, pour s'exercer, un cadre juridique. Celui-ci n'est pas extérieur ou étranger à l'acte économique ; il y a des relations étroites entre les institutions juridiques et les faits matériels de production, ceux-ci subissant souvent l'influence de celles-là, influence au reste réversible. Ce cadre juridique n'est pas immuable ; il évolue parallèlement aux transformations économiques. C'est ainsi que, dans le même temps que l'économie artisanale s'effaçait devant le capitalisme de petites unités, on assista à l'effacement du droit domanial devant le droit individualiste. Avec l'apparition du capitalisme de groupes, le droit individualiste fait place au droit social. Du même coup, deux institutions juridiques essentielles sont atteintes : la propriété privée et le contrat individuel.
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Si par droit de propriété, il faut entendre avec l'économiste A. Lewis le droit reconnu par la loi d'exclure les autres de l'usage d'une ressource particulière en vue de la protéger contre des abus et d'en assurer la fructification, la propriété se retrouve dans tout régime économique quel qu'il soit : économie domaniale, économie capitaliste décentralisée, économie collectiviste planifiée. Mais l'appropriation privée n'a pas toujours connu son apparence et ses caractéristiques actuelles bien qu'elle soit, souligne le Pape, « un droit naturel, fondé sur la priorité ontologique et téléologique des individus sur la société ». La révolution juridique effectuée en 1791 par les Constituants français et à leur suite par les auteurs du Code civil napoléonien et leurs imitateurs étrangers consista à substituer à la conception pluraliste et féodale une conception unitaire et absolue d'un droit de propriété impliquant le droit de jouir et de disposer des choses, de son vivant ou après sa mort, de la manière la plus discrétionnaire. Ce droit connut son apogée, à l'ère libérale ; il n'a cessé de se dégrader en raison du changement des croyances collectives qui sont les données réelles du droit. De nos jours la propriété privée est devenue une fonction sociale conférant des droits mais aussi des devoirs. Il est superflu d'évoquer l'enseignement tenace et efficace des Souverains Pontifes concernant la fonction sociale de la propriété privée. Toutefois il n'en faut pas tirer des conclusions extrêmes en faveur de l'expansion de la propriété publique ou même d'une interdiction de toute appropriation privée des biens de production. En U.R.S.S. n'a-t-il pas fallu reconnaître que l'homme ne pouvait pas se passer d'une certaine propriété privée et concéder à tout citoyen en 1948, par exemple, le droit de posséder et de transmettre par vente ou héritage une maison sur un terrain concédé par l'État en jouissance perpétuelle ?
L'époque libérale n'a pas connu d'autre contrat que le contrat individuel, libre rencontre des volontés de deux parties, dont la loi française dite Le Chapelier des 14-17 juin 1791 a posé le principe, singulièrement en fonction des rapports à établir entre patrons et salariés.
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Or le contrat individuel tend désormais à disparaître, ou du moins à s'effacer devant le contrat collectif, qu'il s'agisse du contrat de travail par lequel des prestations de travail sont échangées contre un salaire, ou qu'il s'agisse du contrat de marchandises. C'est entre groupes et non plus entre individus que des conventions synallagmatiques sont passées et, la plupart du temps, les dispositions de ces conventions valent même pour les tiers étrangers aux groupes contractants.
Par ailleurs, l'autonomie de la volonté des contractants n'est plus entière. L'État fixe la durée légale du travail ; il édicte des règles concernant les ententes industrielles. Au régime du contrat individuel, il soumet les rapports entre producteurs et consommateurs de biens ou de services comme entre producteurs entre eux à des contraintes communes. Sans doute ce régime n'est-il pas sans dangers ; en particulier il implique une réglementation juridique de plus en plus stricte des relations humaines en tous domaines et réduit ainsi le rayon d'action libre des individus ; il utilise des moyens et crée un climat qui rendent difficiles pour chacun l'expression d'une pensée indépendante et l'exercice d'une responsabilité propre. Mais ces dangers peuvent être conjurés si la convention collective est négociée et conclue dans le souci du bien commun, sous le signe de la justice sociale. Hier la liberté juridique du contractant individuel s'accompagnait d'ordinaire d'une inégalité économique ; parfois même le législateur consacrait cette inégalité. Maintenant le contrat collectif est susceptible de maintenir un juste équilibre économique et social dans le respect des personnes et il y parvient lorsqu'il est passé entre groupes poursuivant « leurs intérêts spécifiques en rapport de collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien commun. »
Plusieurs paragraphes de Pacem in terris sont consacrés aux structures démographiques. L'État est-il habilité à agir sur elles ? Le temps n'est plus où on considérait la population comme une force autonome dont les pouvoirs publics n'avaient pas à contrôler les mouvements. Ceux-ci, croyait-on hier encore, s'équilibreraient automatiquement avec ceux de l'activité économique ; bien que la population crût naturellement selon une progression géométrique et les subsistances selon une progression arithmétique, mais, les épidémies, les famines et les guerres élimineraient bientôt tout excédent démographique. Aussi les libéraux classiques, à la suite de R. Malthus, s'opposaient-ils à toute législation sociale sous prétexte qu'elle ne pouvait avoir d'autre effet que d'accroître le nombre des indigents et de les rendre encore plus misérables.
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Le caractère explosif du renouveau démographique contemporain a remis tout en question. Progrès techniques et médicaux ont permis de réduire la mortalité en maintenant la fécondité, si bien que, d'après M. Alfred Sauvy dans son livre *De Malthus à Mao-Tsé-Toung*, la terre vers l'an 2100 porterait 31 milliards d'hommes au lieu de 2,5 en 1950 et 1 en 1800. La production des subsistances ne saurait croître en proportion. Déjà la faim tord les entrailles de la majorité des hommes.
Certains préconisent une intervention radicale de l'État le contrôle des naissances par la diffusion officielle des méthodes contraceptives et l'autorisation de l'avortement et de la stérilisation. C'est ainsi que, sous la pression américaine, le gouvernement de Tokyo a pu faire baisser de moitié en dix ans le taux de natalité japonaise. Mais n'est-ce pas là du « génocide » ?
La solution de base du problème, estime l'Église, ne doit pas être cherchée dans des expédients qui s'attaquent aux sources mêmes de la vie, mais dans les efforts scientifiques des hommes pour augmenter leur emprise sur la nature. L'État y aidera en favorisant le développement économique et en prenant des mesures sociales. Sous son impulsion, par exemple, un pays jusqu'alors économiquement arriéré perfectionnera ses techniques de production, mettra en valeur des terres incultes, implantera (s'il est besoin avec l'assistance de capitaux étrangers) des industries d'équipement et de transformation. Le niveau de vie s'élèvera ; et cette mesure entraînera une diminution relative de la fécondité si, conjointement, il est procédé à l'émancipation des femmes (retardant l'âge du mariage) et à la scolarisation totale des enfants qui cesseront de fournir une main-d'œuvre gratuite.
Même à l'intérieur des nations dont la croissance économique est la plus satisfaisante, il subsiste des déséquilibres sérieux. En fonction des revenus s'établit une hiérarchie des catégories à laquelle la tradition religieuse ou l'acquiescement public donne une immutabilité parfois redoutable. L'action de l'État pour transformer les structures sociales, c'est-à-dire l'ensemble des proportions et des relations entre les catégories plus ou moins hiérarchisées qui constituent une société (castes ou classes), est donc parfaitement légitime quand elle est justifiée par des raisons de bien commun.
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L'Église s'est ainsi réjouie quand en 1948, à l'appel de Gandhi, l'Assemblée constituante indienne a mis hors la loi l'intouchabilité et entrepris la destruction de la forme la plus archaïque de la stratification sociale, le régime des castes. De même l'Église applaudit à toutes les mesures prises par l'État pour favoriser la mobilité sociale, les possibilités individuelles d'ascension d'un échelon social à l'autre par l'instruction générale et technique, la circulation des élites.
Enfin, note *Pacem in terris*, « personne n'ignore la disproportion qui règne en certaines zones entre les terrains cultivables et l'effectif de la population, ou bien entre les richesses du sol et l'équipement nécessaire à leur exploitation ». L'intervention de l'État sur les structures géographiques, sur les conditions physiques de l'activité économique, en vue d'assurer une distribution meilleure des hommes, est dans ce cas requise. On n'admet plus le déterminisme géographique auquel Taine a donné une parfaite expression, littéraire et Ratzel sa plus systématique expression scientifique.
Qu'il s'agisse de faire établir des cartes géologiques, de procéder à des travaux de prospection et de sondage, de conserver les ressources naturelles par la lutte contre l'érosion des sols et le déboisement, d'ouvrir des canaux, des routes et des voies ferrées, de défricher des terres autrefois stériles ou de mettre en réserve des sols épuisés par une mécanisation trop poussée des cultures, de substituer à une agronomie destructive (brûlis) une agronomie progressive (irrigation, emploi d'engrais), l'État peut jouer un rôle décisif et heureux.
Société industrielle et agrarisation.
L'encyclique *Pacem in terris* et l'encyclique *Mater et Magistra*, du 15 mai 1961, ont été publiées par Jean XXIII au moment où la civilisation industrielle est parvenue à couvrir le monde et où l'humanité tout entière paraît soulevée par le désir passionné d'accroître richesses collectives et niveau de vie individuel en établissant de nouveaux rapports entre ses membres. Aussi bien dans les pays dits de haut capitalisme que dans ceux qui aspirent officiellement au communisme ou que dans ceux qui viennent à peine de s'émanciper d'un féodalisme archaïque ou du colonialisme, ce sont l'esprit et les techniques de l'industrie, c'est le style de vie industriel qui sont proposés aux foules comme indispensables moteurs du progrès humain. Ce qui retient l'attention et suscite l'inquiétude, ce n'est pas la fin dernière et peut-être catastrophale du développement de la société industrielle ; ce sont les inégalités actuelles qu'engendre ce développement.
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L'encyclique *Pacem in terris* elle-même consacre plusieurs pages à l'exposé des exigences de la justice dans les relations entre pays inégalement développés. De ces textes il ressort à l'évidence que Jean XXIII, à l'instar de son illustre prédécesseur, considère la civilisation industrielle comme une seule réalité dont le système capitaliste de type occidental et le système collectiviste de type soviétique ne sont que des modalités. Il ne prend pas parti dans les querelles théoriques qui opposent les uns aux autres les défenseurs de chacun de ces systèmes. Il n'a ni à soutenir les prétentions des anti-marxistes quant à la supériorité de l'économie décentralisée et des calculs économiques en monnaie ni à tenir compte des assurances marxistes de l'inéluctable décomposition du capitalisme incapable de réduire ses contradictions internes.
L'Église a condamné l'esprit cupido-égoïste du capitalisme et sa volonté de puissance comme le matérialisme athée du communisme ; elle s'abstient de porter un jugement quelconque sur les techniques mises en œuvre par les divers types de sociétés industrielles. Ce n'est pas elle qu'émeut le pari de Krouchtchev que d'ici une dizaine d'années la production industrielle soviétique aura rejoint celle des États-Unis. Ce qui lui importe par contre c'est que la civilisation industrielle ne se considère pas comme une fin en soi, qu'elle ait le respect de la hiérarchie des valeurs, qu'elle ne fasse pas du progrès des sciences, de la croissance économique et de l'obtention du plus grand bien-être matériel l'unique raison de vivre. Or, observe avec amertume Jean XXIII, « l'aspect le plus sinistrement typique de l'époque moderne se trouve dans la tentative absurde de vouloir bâtir un ordre temporel solide et fécond en dehors de Dieu, unique fondement sur lequel il puisse subsister, et de vouloir proclamer la grandeur de l'homme en le coupant de la source dont cette grandeur jaillit et où elle s'alimente ; en réprimant et si possible en éteignant ses aspirations vers Dieu. » (*Mater et Magistra*)
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Cette observation est capitale. Elle permet de comprendre l'attitude prudente et réservée de l'Église vis-à-vis de la civilisation industrielle contemporaine, qui rappelle celle qu'elle observa, aux temps modernes, vis-à-vis du capitalisme industriel et financier d'esprit calviniste et judaïque. Elle explique les recommandations multipliées aux pouvoirs publics pour que, dans leurs interventions sur les structures économiques proprement dites, celles qui caractérisent les unités économiques et affermissent la civilisation industrielle, ils ne méconnaissent pas l'ordre moral ; transcendant, universel et tiennent compte des exigences de la justice. Elle justifie l'importance majeure donnée aux problèmes, agricoles et ruraux.
Dans le système capitaliste occidental, l'État oriente l'activité économique par une planification souple qui ne porte pas directement atteinte aux libertés individuelles de choix et décision sur les marchés. Il ne cherche à influer que les quantités globales stratégiques (principalement investissement, monnaie et crédit, dépense publique, consommation nationale).
Dans le système de type soviétique, l'État, par une planification totalitaire et rigide, soumet toute l'économie à une série de contraintes hiérarchiques, techniques, monétaires, bureaucratiques et politiques.
Dans les pays en voie de développement, qu'il juxtapose a des structures archaïques les structures d'une société industrielle comme dans l'Inde ou qu'il construise sur table rase une économie industrielle comme en Israël, l'État emprunte ses modèles et ses méthodes à l'un ou à l'autre des systèmes et parfois même concurremment aux deux, ce qui prouve bien la vanité de l'opposition capitalisme-collectivisme, du moins aux regards de ce qu'on est convenu d'appeler le Tiers-Monde.
Le jugement que l'Église porte sur ces diverses interventions de l'État, la faveur qu'elle témoigne par exemple à la planification souple on son hostilité à l'égard de tout totalitarisme, ne dépendent pas d'une préférence théorique pour tel ou tel modèle de croissance, pour telle ou telle catégorie de macro-décisions ; ils sont inspirés et soutenus par les exigences de la justice sociale et de la protection de la dignité et de la liberté des personnes.
C'est parce que la civilisation industrielle ne répond pas nécessairement à ces exigences que l'Église se tient en quelque sorte en retrait. Cette civilisation n'est certes pas chrétienne et rien ne laisse espérer qu'elle puisse un jour proche être baptisée.
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Plus encore qu'au temps de saint Augustin, il y a divorce entre la Cité terrestre et la Cité de Dieu. « C'est pourquoi, relève Jean XXIII, les appels répétés et passionnés à la justice et aux exigences de la justice, loin d'offrir une possibilité de rencontre ou d'entente, augmentent la confusion, avivent les contrastes, échauffent les controverses ; en conséquence la persuasion se répand que pour faire valoir ses droits et poursuivre ses intérêts, il n'est pas d'autre moyen que le recours à la violence, source de maux très graves. »
Ces maux ne peut-on pas les prévenir en reprenant un contact direct avec la terre, pourvoyeuse permanente des besoins de l'homme, nourricière commune ?
L'Église a été et demeure agrarienne. Elle voit dans la culture de la terre une occupation belle et ennoblissante, un véritable instrument de rédemption si le travail qu'elle implique est accompli dans l'ordre et l'amour comme un moyen de rendre service au prochain et d'obéir à Dieu. Le travail des champs a une dignité spéciale qui lui vient de son objet (collaboration directe à l'œuvre de Dieu), de sa conformité aux normes de la nature et de sa place dans la vie sociale. Il constitue, pour cette raison, une digue efficace contre les abus de la civilisation industrielle. Dans sa lettre du 31 août 1947 au Président des Semaines Sociales du Canada, Pie XII écrivait : « On ne saurait trop redire combien le travail de la terre est en soi générateur de santé physique et morale car rien ne tonifie autant le corps et l'âme que ce bienfaisant contact avec la nature, directement sortie des mains du Créateur. La terre, elle, ne trompe pas, elle n'est pas sujette aux caprices, aux mirages, aux attraits artificiels et fiévreux des villes tentaculaires. Sa stabilité, son cours régulier et sage, la majesté patiente du rythme des saisons sont comme autant de reflets des attributs divins. *O fortunatos nimium* (Virgile). Oui, plus heureuse encore et plus noble que ne l'imaginait le poète antique, cette race paysanne qui peut s'élever si facilement, par ses conditions mêmes de vie, jusqu'au Tout-puissant qui a fait le ciel et la terre ! » Et Jean XXIII confirme dans *Mater et Magistra :* « La personne humaine trouve dans le travail de la terre des stimulants sans nombre pour s'affirmer, se développer, s'enrichir, y compris dans le champ des valeurs spirituelles. Ce travail doit être conçu, vécu comme une vocation, comme une mission, comme une réponse à l'appel de Dieu nous invitant à prendre part à la réalisation de son plan providentiel dans l'histoire ; comme un engagement à s'élever soi-même avec les autres ; comme une contribution à la civilisation humaine. »
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Le Pape ne se contente pas de célébrer la dignité spéciale du travail des champs. Il sait que le monde rural est mis en péril par la fréquente insuffisance du niveau de vie de l'agriculteur, en partie du fait que l'industrie bénéficie d'une part prépondérante dans la distribution des revenus. Les difficiles conditions de vie à la campagne, l'insuffisance de productivité provoquée par un régime foncier inadéquat, la modicité des crédits, la mauvaise organisation des marchés, enfin le mirage des grandes villes ont pour conséquence l'exode rural.
Le redressement rural doit sans doute être d'abord l'œuvre des ruraux eux-mêmes ; il exige aussi le soutien, de l'État. Avec un luxe de détails et de précisions qu'on ne trouve pas à un égal degré dans les chapitres de *Mater et Magistra* traitant d'autres problèmes, le Pape indique les dispositions particulières que l'État doit adopter pour satisfaire à l'obligation de venir en aide à la condition, rurale ; il tient compte d'ailleurs des heureuses expériences poursuivies en Grande-Bretagne et aux États-Unis par les pouvoirs publics, ici pour reconstituer, là pour protéger l'agriculture : mise à la disposition des ruraux de services essentiels (formation professionnelle, soins médicaux, logement, eau potable, moyens de communication) ; transformation de la structure des entreprises ; régime fiscal ; politique de crédit particulière à l'agriculture ; système d'assurances pour les produits agricoles et de sécurité sociale en faveur des agriculteurs et de leurs familles ; soutien des prix, développement des centres de stockage et des industries de transformation ; modernisation des exploitations ; protection des organisations coopératives, mutualistes et syndicales, etc.
Ainsi l'État parviendrait-il non seulement à faire disparaître le complexe d'infériorité des agriculteurs et l'écart qui existe aujourd'hui entre leur niveau de vie et celui des travailleurs industriels, mais surtout à promouvoir l'expansion graduelle et harmonieuse de l'ensemble économique et, par le redressement rural, à contribuer au redressement de la civilisation contemporaine elle-même.
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#### II. -- L'État et son insertion directe dans le jeu économique
Le secteur public de production.
L'action de l'État dans la vie économique, non plus comme un arbitre disposant de la contrainte publique pour établir et faire respecter des règles d'intérêt général, mais comme un sujet économique mettant lui-même en œuvre un secteur de la production, n'est sans doute pas récente ; de tout temps, l'État a disposé d'un domaine dont il tirait des ressources régulières et, encore à l'apogée du capitalisme libéral, par son intendance militaire et ses arsenaux, il contribuait au développement du commerce et de l'industrie.
Ce qui est neuf de nos jours c'est l'esprit et l'étendue de cette action, c'est l'ampleur du secteur public de production (exploitations étatisées et nationalisées), à la frontière du politique et de l'économique.
Citons deux cas extrêmes et significatifs : en U.R.S.S., la quasi-totalité de la production industrielle est assurée par des combinats, trusts et usines possédés et administrés par l'État ; l'agriculture et l'organisation du commerce et de la distribution connaissent de leur côté des fermes (sovkhozes), magasins de gros et grands magasins (univermags) d'État. Aux États-Unis, pays qui se prétend celui par excellence de la libre entreprise, le secteur public ne cesse de s'accroître et dans toutes les directions au point qu'en 1960 déjà sa part d'actifs dans le capital national était de 30 % (contre 7 % en 1900). Comme le constate Jean XXIII, « notre temps marque une tendance à l'expansion de la propriété publique, État et collectivités ».
Le fait ne s'explique plus par des causes financières, pour multiplier les sources de revenus, comme lorsqu'on établissait le monopole fiscal du sel, des chandelles ou des tabacs. Il tient à des mobiles idéologiques et passionnels. Ce n'est pas parce que l'exploitation publique peut assurer une meilleure gestion que l'entreprise privée, réduire les coûts, mieux combiner les facteurs de production, fournir des services parfaitement adaptés à la demande qu'on la préfère et qu'on étend démesurément son domaine. C'est dans un dessein révolutionnaire et subversif, en vue d'évincer les patrons de leurs affaires, de substituer à leur autorité traditionnelle un autre pouvoir, celui des « managers » censés être au service d'une classe, le prolétariat, ou même de la nation.
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Le secteur public serait ainsi un secteur où il n'y aurait plus prétexte à la lutte de classes ou à la domination d'une classe par une autre puisqu'il n'y aurait plus appropriation privative des biens de production. Certes nous savons que dans les pays où subsiste le droit de grève, des conflits sociaux ne cessent de perturber le secteur public car l'État-patron est aussi dur et incompréhensif que les pires entrepreneurs capitalistes ; nous savons aussi qu'en U.R.S.S. et dans les démocraties populaires de son obédience, malgré l'interdiction légale des grèves, des conflits du travail éclatent sporadiquement et sont d'autant plus violemment réprimés que l'État-patron dispose d'un appareil (tribunaux, police, prisons) d'une dureté éprouvée. Mais le mythe est partout plus fort que la réalité.
Le courant idéologique est encore fortifié par la crainte des « puissances d'argent » détentrices d'un monopole privé portant sur une industrie-clé ou un secteur-clé de l'économie, c'est-à-dire sur une industrie ou un secteur commandant à l'ensemble de l'activité nationale (énergie, banques, assurances, transports). L'opinion publique, plus ou moins insidieusement sollicitée, réclame la substitution d'un monopole public au service de l'intérêt général à un monopole privé usant de sa domination sur le marché pour établir des prix d'exception ou des prix différentiels. Elle n'admet plus que le bien commun soit sacrifié aux avantages particuliers de quelques financiers, administrateurs et gros actionnaires. Se référant expressément à l'encyclique *Quadragesimo anno* de Pie XI, *Mater et Magistra* reconnaît d'ailleurs le bien-fondé de ce sentiment et la licéité de la détention par l'État, « en propriété légitime, des biens de production, spécialement lorsque ceux-ci en viennent à conférer une puissance économique telle qu'elle ne peut pas, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains de personnes privées ».
Cependant Mater et Magistra tient à préciser les quatre règles intransgressibles de fonctionnement du secteur public :
1°. « L'expansion de la propriété publique s'explique par les attributions plus étendues que le bien commun confère aux pouvoirs publics. » C'est donc le seul souci du bien commun qui doit guider l'État dans sa gestion des exploitations publiques.
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L'État-patron n'est pas justifié à user de son pouvoir pour dépouiller une catégorie sociale à son bénéficie ou à celui d'une bureaucratie politique, pour absorber le droit privé dans le droit public au préjudice des biens et de la liberté des personnes. Son devoir est de n'intervenir que dans l'intérêt de tous, pour assurer un plus efficace emploi des ressources nationales et un accroissement du produit national, pour corriger certaines défaillances du secteur privé, notamment en matière d'investissements, pour implanter des industries nouvelles dans des domaines qui, tels l'astronautique ou l'énergétique nucléaire, par leur nature, leur importance et leur rôle échappent nécessairement à l'initiative particulière et à la logique de la rentabilité capitaliste.
2°. « Il convient de se conformer au principe de subsidiarité. » L'État commettrait une injustice s'il expropriait des détenteurs légitimes du capital d'une entreprise privée de leur propriété et du droit de gestion qu'elle implique, alors que ces capitalistes étaient en mesure de remplir eux-mêmes, à la satisfaction commune de leur personnel et de leurs clients, les fonctions dont on entend les dépouiller. L'Église n'a jamais cessé d'affirmer qu'on ne peut enlever aux particuliers pour les transférer à l'État les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens.
3°. « Aussi bien l'État et les établissements de droit public ne doivent étendre leur domaine que dans les limites évidemment exigées par des raisons de bien commun, nullement à seule fin de réduire, pire encore, de supprimer la propriété privée. » Déjà Pie XII, dans une lettre du 10 juillet 1946 au président des Semaines Sociales de France et dans une allocution du 20 mai 1948, avait exprimé ses réserves et ses inquiétudes à l'égard des nationalisations effectuées dans plusieurs pays ait lendemain de la seconde guerre mondiale et qui, au lieu d'atténuer le caractère mécanique de la vie et du travail en commun, risquaient plutôt de l'accentuer. Il avait dénoncé comme illusoires la volonté de certains hommes politiques de régler tous les rapports économiques et sociaux uniquement sur la base du droit public, et leur conception d'une masse amorphe d'un conglomérat d'individus fournis en idées, en travail, en subsides et en loisirs par l'État, à l'opposé d'une société véritable. L'économie, aimait-il répéter, pas plus du reste qu'aucune autre branche de l'activité humaine, n'est de sa nature une institution d'État ; elle est et doit demeurer le produit vivant de la libre initiative des hommes et des groupes qu'ils constituent librement.
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Jean XXIII précise qu'étatisations et nationalisations ne sauraient, sous aucun prétexte, porter atteinte à ce qui garantit cette libre initiative, la propriété privée. Toute mesure d'expropriation ne peut avoir pour cause que l'utilité publique ; elle doit toujours s'accompagner d'une équitable indemnisation.
4°. « Les initiatives d'ordre économique qui appartiennent à l'État ou aux établissements publics doivent être confiées à des personnes qui unissent à une compétence éprouvée un sens aigu de leur responsabilité devant le pays. De plus, leur activité doit être l'objet d'un contrôle attentif et constant, ne serait-ce que pour éviter la formation, au sein de l'État, de noyaux de puissance économique au préjudice du bien de la communauté, qui est pourtant leur raison d'être. »
L'une des justifications du secteur public est son efficacité. Ceux que l'État charge de l'administration de ses exploitations doivent avoir leur responsabilité définie, organisée et contrôlée de façon nette. Alors leurs compétences techniques, comptables ou financières peuvent être exercées à plein. Encore convient-il que ce ne soit pas au profit d'une nouvelle caste, celle des technocrates, se couvrant de l'autorité de l'État et usant de ses moyens de contrainte pour acquérir des privilèges et confisquer les bénéfices du recteur public.
Politique anti-cyclique\
et équilibre de développement.
La société industrielle contemporaine, qu'elle soit de type occidental ou de type soviétique, ne connaît plus de crises cycliques, de ruptures brutales et périlleuses dans un mouvement de croissance inscrit dans une certaine période. Depuis la « grande dépression » des années trente, les États ont mis au point une thérapeutique monétaire (dévaluation, contrôle du crédit et de la spéculation) et une thérapeutique économique (action sur les investissements, budgets cycliques, compensations douanières) qui ont diminué la gravité des crises et atténué, à la hausse comme à la baisse, l'intensité du rythme.
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Il n'est question désormais que de récessions, paliers ou ralentissements dans le mouvement général de croissance, dont on s'efforce d'éviter qu'ils ne dégénèrent en dépressions. La notion de cycle tend à son tour à s'effacer devant celle de fluctuation.
L'économie collectiviste, au même titre que l'économie décentralisée, est soumise à de telles fluctuations et récessions. C'est que les planificateurs gouvernementaux et les directeurs d'exploitations publiques sont sujets aux mêmes erreurs d'estimation, aux mêmes mouvements d'humeur optimistes ou pessimistes que les entrepreneurs privés, notamment en matière d'investissement. La seule différence entre les mouvements observés en économie collectiviste et en économie capitaliste de type occidental est une différence de comportement.
Aux XVIII^e^ et XIX^e^ siècles, les libéraux pensaient que les crises correspondaient à un ordre naturel des choses qu'il ne fallait pas contrarier ; qu'elles étaient donc inéluctables, nécessaires et finalement bonnes en soi car elles assuraient le rétablissement automatique d'un équilibre momentanément compromis. Tout au plus, pouvait-on chercher à en prévoir le retour, non point pour s'y opposer, mais simplement pour mieux comprendre les lois immuables et universelles de l'activité économique.
Les désordres politiques, sociaux et moraux engendrés par les crises ont fini par bouleverser le sentiment général ; les crises sont apparues comme un mal et un mal susceptible de corrections et d'atténuations. C'est à l'État qu'on fit appel pour y porter remède. Cycles et crises devenaient l'objet d'une politique. Aux automatismes de mécanismes régulateurs, on substituait une volonté consciente de dominer les disparités engendrant le cycle. A ce nouveau rôle de l'État l'Église a donné son assentiment, et depuis longtemps. Pie IX, témoin des crises de 1847, 1857 et 1866, Léon XIII, de celles de 1882 et 1890, Pie XI, contemporain de la « grande dépression », ont tous affirmé que la crise était une calamité publique et qu'il ne fallait pas attendre passivement le retour d'une prospérité, mais agir immédiatement pour en réduire les méfaits : méfaits économiques puisque toute crise entraîne des pertes d'énergie ; méfaits sociaux puisqu'elle s'accompagne de chômage et de misère ; méfaits moraux puisqu'elle favorise la dislocation des groupes naturels et une recrudescence de la criminalité. Cette action, c'était à l'État de l'engager.
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Jean XXIII leur a fait écho : « De nos jours le développement des sciences et des techniques de production permet aux pouvoirs publics de limiter les oscillations dans les alternances de la conjoncture économique, de faire front aux phénomènes de chômage massif, avec la perspective de résultats positifs. En conséquence, les pouvoirs publics, responsables du bien commun, ne peuvent manquer de se sentir engagés à exercer dans le domaine économique une action aux formes multiples, plus vaste, plus profonde, plus organique ; à s'adapter aussi dans ce but aux structures, aux compétences, aux moyens, aux méthodes. »
Pour qu'elle porte tous ses fruits, cette politique conjoncturelle doit donc être jointe à une politique structurelle interne. *Mater et Magistra* insiste sur cette conjoncture, et même par des artifices de style et de présentation. A l'intérieur d'une même nation, il y a des régions économiquement plus développées que d'autres, d'où des déséquilibres accentués, aussi bien entre régions qu'entre citoyens. La récession du mouvement général des affaires (conjoncture) va accentuer encore ces déséquilibres structurels. La justice commande à l'État de réduire ceux-ci par une politique de développement régional et par une politique nationale de croissance.
Aux États-Unis avec la constitution de la Tennesee Valley Authority, en U.R.S.S. avec la création des combinats de l'Oural, de la Basse-Volga et de l'Asie Centrale, en Italie avec le plan de mise en valeur du Mezzogiorno, en France avec les programmes d'expansion régionale, l'État a implanté de toutes pièces dans des régions déshéritées, jusqu'alors soumises à un processus cumulatif d'appauvrissement, de véritables pôles de croissance. Des industries, bénéficiant d'avantages financiers, fiscaux et techniques pour en faciliter le démarrage, ont été installées dans des régions semi-désertiques ou à sous-emploi chronique ; des terres en friches ont été mises en culture ou reboisées ; des forces énergétiques (hydroélectricité) ont été captées et utilisées.
Comment réaliser correctement ce rééquilibre et la promotion des régions sous-développées, *Mater et Magistra* le précise : « Il faut veiller à ce que les services publics essentiels soient assurés dans les régions moins développées, dans la manière et la mesure voulues par le milieu, répondant en principe au niveau de vie en vigueur dans la communauté nationale.
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Mais une politique économique et sociale n'est pas moins requise concernant surtout l'offre de travail, les migrations, les salaires, les impôts, le crédit, les investissements, attentive en particulier aux industries à caractère stimulant. Cette politique devrait être capable de promouvoir l'absorption et l'emploi rentable de la main-d'œuvre, de stimuler l'esprit d'entreprise, de tirer parti des ressources locales. »
Cette politique de développement régional va de pair avec une politique nationale de croissance. « L'action de l'État doit en effet s'exercer, continue Mater et Magistra, suivant des normes d'unité sur le plan national. Elle se donnera pour objectif constant de contribuer au développement graduel, simultané, proportionnel des trois secteurs de production : agricole, industriel, et des services. »
Reprenant à son compte la terminologie de l'économiste catholique, Colin Clark, l'encyclique souligne que le développement économique ne peut résulter que d'un soutien mutuel et de la solidarité des diverses activités en vue de réaliser une économie complexe à croissance harmonisée. L'industrialisation ne doit pas compromettre le bon fonctionnement des exploitations agricoles ; au contraire, elle doit être menée de concert avec une modernisation de l'agriculture conforme au génie propre du pays considéré ; le secteur tertiaire, celui des services, n'a pas à se gonfler exagérément au détriment des deux autres car ni l'exode rural ni le transfert des emplois d'usine à ceux de bureau ne sont nécessairement des signes d'un progrès réel et sain.
Redistribution du revenu national.
« Tandis que les économies des divers pays se développent rapidement, avec un rythme encore plus rapide depuis la dernière guerre, il nous paraît opportun, déclare Jean XXIII, d'attirer l'attention sur un principe fondamental. Le progrès social doit accompagner et rejoindre le développement économique, de telle sorte que toutes les catégories sociales aient leur part des produits accrus. Il faut veiller avec attention et s'employer efficacement à ce que les déséquilibres économiques et sociaux n'augmentent pas mais s'atténuent dans la mesure du possible... D'où il suit que la richesse économique d'un peuple ne résulte pas seulement de l'abondance globale des biens, mais aussi et plus encore de leur distribution effective suivant la justice, en vue d'assurer l'épanouissement personnel des membres de la communauté : car telle est la fin véritable de l'économie nationale. »
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Il importe donc que l'État intervienne de plus en plus dans la répartition pour la rendre plus juste et plus équitable. Pour redistribuer le produit social conformément aux sollicitations du bien commun, deux procédés s'offrent sur chacun desquels Jean XXIII se prononce : le recours à l'impôt politique (bien différent de l'impôt financier à but fiscal) et l'instauration d'une Sécurité sociale (ou parafiscalité).
« Le principe de base d'un régime fiscal juste et équitable, affirme Mater et Magistra, consiste en ce que les charges soient proportionnelles à la capacité contributive des citoyens ». Et mettant toujours au premier plan de sa sollicitude l'agriculture, elle ajoute : « C'est une autre exigence du bien commun qu'il soit tenu compte, pour la répartition des impôts, du fait que les revenus du secteur agricole se forment plus lentement, et avec plus de risques en cours de formation. Il est plus difficile de trouver les capitaux nécessaires à leur accroissement. » Par un aménagement politique de l'assiette, par une manipulation différentielle des taux en faveur des agriculteurs et des salariés, par de larges abattements à la base et l'application d'un tarif progressif frappant plus fort les revenus à mesure que leur montant s'élève, l'impôt direct devient un instrument de la politique sociale de l'État. Une telle politique est conforme à la doctrine morale de l'égalité des sacrifices ; sans avoir toujours l'efficacité qu'on lui prête, elle répond aussi à la tendance égalisatrice, de plus en plus vigoureuse dans les sociétés industrielles de type occidental. On notera toutefois qu'en U.R.S.S. et en Chine populaire cette tendance est paradoxalement contre-battue et qu'on y maintient une hiérarchie des revenus, établie d'après l'inégalité des aptitudes et des résultats, qui heurterait la sensibilité des peuples du monde dit libre.
Les ressources qu'il se procure par l'impôt, l'État les redistribue par le moyen des paiements budgétaires soit directement au profit d'allocataires industrialisés \[*sic* - institutionnalisés ?\] (victimes de la guerre, veuves et orphelins) soit indirectement au profit de certains groupes (subventions sur les transports, sur les produits alimentaires, sur les combustibles).
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Mais la redistribution des revenus par les finances publiques trouve vite ses limites, d'autant que la matière fiscale surimposée disparaît ou se cache. Aussi la politique fiscale est à soutenir par la politique sociale, la redistribution fiscale par la redistribution sociale : allocations de chômage, allocations familiales, prestations en cas de maladie ou d'accident, pensions de vieillesse. « Les régimes d'assurance ou de sécurité sociale, lit-on dans *Mater et Magistra*, peuvent contribuer efficacement à une distribution du revenu global de la communauté nationale, en conformité avec les normes de justice et d'équité : on peut aussi voir en eux un moyen de réduire les déséquilibres de niveaux de vie entre les diverses catégories de citoyens. »
Sur ce point l'encyclique confirme et précise. Elle confirme l'approbation donnée par l'Église au système d'allocations familiales (d'ailleurs imaginé par un industriel catholique, M. Romanet) et aux mesures d'assurance et de prévoyance sociales. Elle précise ce que doit être l'activité supplétive de l'État concernant la Sécurité sociale.
La formule « Sécurité sociale » est récente. Elle a été lancée par le Président Roosevelt en 1931 et vulgarisée pendant la seconde guerre mondiale par Sir William Beveridge. Dans la présentation qui en a été faite par l'économiste anglais et dans son application en des pays de plus en plus nombreux, Pie XII avait décelé de graves dangers : « Nous craignons, disait-il dans son allocution du 2 novembre 1950 non seulement que la société civile s'occupe d'une chose qui de soi est étrangère à ses attributions, mais aussi que le sens de la vie chrétienne et que le plan même de son organisation n'en soient blessés et même frappés à mort... Pour les chrétiens et en général pour tous ceux qui croient en Dieu, la Sécurité sociale ne peut être autre chose qu'une sécurité dans une société et avec une société qui regarde la vie naturelle de l'homme et l'origine et le développement de la famille comme le fondement sur lequel s'appuie la société elle-même pour exercer régulièrement et sûrement toutes ses charges et obligations. »
C'est dans la mesure où l'État agit de façon supplétive, en vue du bien commun, dans le respect des libertés et initiatives privées en la matière, que Jean XXIII approuve un système de Sécurité sociale venant renforcer l'action redistributive de l'impôt. « Les pouvoirs publics, recommande-t-il dans *Pacem in terris*, s'appliqueront à organiser des systèmes d'assurances pour les cas d'événements malheureux et d'accroissement de charges familiales, de sorte qu'aucun être humain ne vienne à manquer des ressources indispensables pour mener une vie décente ».
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#### III. Conclusion
Remettre l'État au service du bien commun.
« L'Église affronte aujourd'hui une tâche immense : donner un accent humain et chrétien à la civilisation moderne, accent que cette civilisation même réclame, implore presque, pour le bien de son développement et de son existence ». (*Mater et Magistra*)
Ce propos de Jean XXIII indique la voie du retour à l'ordre vrai : seuls les principes chrétiens font connaître cet ordre ; tous les maux viennent de leur ignorance ou de leur abandon.
Pour imprégner d'esprit chrétien le monde contemporain, les chrétiens doivent traduire en termes concrets, dans la réalité, la doctrine sociale de l'Église, être partout présents et actifs dans les institutions et exercer du dedans une influence sur les structures d'encadrement et de fonctionnement.
A leur intention, *Pacem in terris* précise même qu'il ne faut pas se contenter « des lumières de la foi ni d'une bonne volonté ardente à promouvoir le bien... La civilisation moderne se caractérise surtout par les acquisitions de la science et de la technique. Il n'est donc pas d'action sur les institutions sans compétence scientifique, aptitude technique et qualification professionnelle. »
En second lieu, « à des fins utiles au vrai bien de la communauté », les fidèles sont autorisés à collaborer loyalement avec tous les hommes de bonne volonté pourvu que ceux-ci soient respectueux de la hiérarchie des valeurs et de la morale naturelle.
L'une des tâches les plus urgentes de cette coopération est de remettre l'État au service du bien commun. Jean XXIII dans *Pacem in terris* a défini le rôle de l'État, selon l'esprit chrétien : « Il consiste à garantir la reconnaissance et le respect des droits, leur conciliation mutuelle, leur défense et leur expansion, et en conséquence à faciliter à chaque citoyen l'accomplissement de ses devoirs... C'est pourquoi si les pouvoirs publics viennent à méconnaître ou à violer les droits de l'homme, non seulement ils manquent au devoir de leur charge, mais leurs dispositions sont dépourvues de toute valeur juridique. »
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Il convient donc de s'employer à dissiper les erreurs qui tendent à faire de l'État, non pas un arbitre garant du bien commun, mais un instrument de domination totalitaire, étranger à tout ordre moral. Il faut, pour reprendre l'expression de Pie XII dans son inoubliable Message de Noël 1942, « promouvoir la reconnaissance et la propagation de la vérité qui enseigne que, même dans l'ordre temporel, le sens profond, la légitimité morale universelle du « *regnare* » est, en dernière analyse, le « *servire* ».
A. DAUPHIN-MEUNIER.
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### « Une religion pour le peuple... »
par J.-B. MORVAN
LE CHRISTIANISME étant devenu, extérieurement tout au moins, une religion dévorée et dévitalisée par les moyens d'expression, micros, télévision, communiqués de presse, par ce que tout le monde voit et ce que tout le monde peut répéter, il fallait que l'inquiétude intime de l'homme cherchât ailleurs les portes secrètes ou les demeures discrètes dont on rêve dans la solitude, et tout d'abord la solitude elle-même avec son essentielle étrangeté. On nous sert des éditoriaux succincts là où nous attendons cette impression intérieure, régénératrice, que les Grecs appelaient « Thambos » : une sorte d'angoisse et d'exaltation, liée au sentiment d'une présence surnaturelle. L'homme sent confusément qu'il a besoin d'une initiation, on ne lui offre bien souvent qu'une vulgarisation.
Mais d'autres pendant ce temps travaillent, le champ a été laissé libre aux faux prophètes. Ils sont parmi nous ; et, lentement, se crée un ensemble de rites, de disciplines et de croyances auquel je donnerais volontiers le nom de « mirabilisme ». Il y a dans le verbe latin « mirari » à la fois le sens d'admiration et le sens d'étonnement. Le paganisme romain, possédait aussi le mot « monstrum », qui signifiait le prodige avant de désigner le monstre. « Monstrum », le signe dans le ciel ; « monstrum » aussi, le mouton à cinq pattes. Le Christianisme avait détruit ces synthèses, relégué dans les ténèbres extérieures les prodiges impurs avec les faux dieux, et séparé l'idée de piété de l'impression stupéfiante des étonnements majeurs. Mais les monstres ne sont pas enchaînés pour l'éternité. Ils reparaissent, et les sorciers qui les amènent au jour agissent subtilement, d'une façon prudente, progressive, apparemment épaisse, spontanée et inorganique.
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Une revue, un jour, propose à l'homme une discipline journalière, d'origine orientale sans doute, mais simplement hygiénique quoique initiatique : sous une apparence médicale et presque clinique, on accoutume le patient volontaire à se mettre en condition. Un autre jour, c'est un film, ou une émission radiophonique qui nous remet en mémoire les mystères réels ou prétendus de la grande Pyramide. Qui se méfierait d'un article sur la saine pratique du « Yoga », publié dans un magazine féminin ? d'une étude sur le « Zen » parue dans un périodique de jeunesses musicales ? Tous les bons esprits se gaussent évidemment, dans les conversations, des petites annonces promettant le secret des Rose-Croix payable par mensualités. Mais l'idée (ou l'image) fait son chemin.
Beaucoup, même parmi les chrétiens, ont accepté de « démystifier » la mystique authentique. Alors, ne croyons pas interdit de démystifier les mystifications. Pour y parvenir, il n'est pas inutile de livrer en vrac une brassée de thèmes favoris du mirabilisme. Voici les Martiens, Vénusiens et autres indigènes des espaces infinis ; ajoutons y les preuves irréfutables telles que les dalles à « tectites » de Baalbek, authentifiées par des savants soviétiques, aussi impressionnants que les savants en « us » dont se moquait Fontenelle. Ensuite viennent les « mutants », spécimens de la race humaine en voie de transformation, et pourvus de formes suspectes de génie spécialisé qui les apparentent plus fréquemment aux robots calculateurs qu'à Léonard de Vinci. Il y a aussi les stupéfiants nouveaux, particulièrement les champignons mexicains générateurs d'extases colorées. Le Thibet et les secrets des Lamas ont toujours leurs dévots, ainsi que l'Ancienne Égypte. Les magiciens de l'Allemagne hitlérienne réveillent une curiosité trop saturée des messes noires. Nous trouvons encore les explorations fabuleuses des temps anciens, les contacts ignorés des civilisations antiques à travers les océans : l'Atlantide reparaît, avec sa consœur l'île de Pâques. Les extensions des mathématiques, les théories troublantes des nouvelles géométries, la physique atomique évoquent le souvenir des anciens alchimistes, et « le secret des Cathédrales », les procédés de calculs des Incas. Que dire encore ? La cybernétique côtoie le Vaudou, le spiritisme, le freudisme et le yoga. La liste serait incomplète sans l'érotisme, qui pimente l'ensemble, avec des airs de science exacte : le « tantrisme » hindou lui confère un prestige mystique.
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Tous ces éléments ne peuvent être diffusés à la fois, mais les esprits curieux et malveillants que nous sommes ne peuvent s'empêcher de trouver un air de famille au roman radiophonique des aventures de Peter Guy, aux homélies martiennes de M. Jean Nocher, et à la revue « Planète ». La Bible du mirabilisme semble constituée par le « Matin des Magiciens » de MM. Bergier et Pauwels ; livre d'ailleurs passionnant pour qui le lit avec une bonne dose d'esprit critique, et en amateur de poésie, voire de canular.
On repeint et revernit un thème avec un autre : par exemple les alchimistes en bonnets pointus sont rajeunis par les recherches nucléaires, les sorciers ruraux trouvent un charme exotique quand on les confronte avec les sectateurs du Vaudou haïtien ; la mescaline rafraîchit les paradis artificiels un peu rances et littéraires de Baudelaire, et de Quincey ; les puérilités de l'arithmomancie pythagoricienne se sentent revivre au contact des « nombres transfinis ». L'érotisme s'insinue un peu partout : c'est un des thèmes essentiels, et un adjuvant puissant.
Ne croyons pas que le scepticisme bien français soit une défense. Il est de bon ton, sur certains sujets, de dire qu'on ne sait pas ; mais pour être vraiment de bon ton, pour acquérir cette petite résonance rêveuse qui donne du charme à la conversation, en même temps qu'elle confère la réputation d'un esprit libre, cultivé et profond, il est souhaitable d'ajouter qu'il y a peut-être du vrai dans tout cela. Les déclamations antireligieuses sont mal portées, au moins pour un temps : considérons la littérature mirabiliste. Nous verrons qu'elle renie hautement le matérialisme et l'accable à l'occasion de quelques sarcasmes apitoyés. Mais c'est pour déclarer bientôt que l'esprit est partout. Où est la différence ? La diplomatie du procédé laisse rarement insensible ; et pour un peu, nous accepterions la sincérité de cette mystique polymorphe en croyant y trouver un auxiliaire de la foi.
Les apôtres de cette nébuleuse religieuse ne craignent rien tant que de se trouver contraints de prendre position contre une forme quelconque de magie. Les auteurs du « Matin des Magiciens » amenés à considérer le « socialisme magique nazi » plaisantent sur la phrase de Lord Russell : « Voilà ce que fait l'homme quand il est abandonné à la libre poussée de ses instincts à la fois déchaînés et systématiquement pervertis ».
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Elle leur inspire ce commentaire indigné : « Étrange explication historique que cette évocation du mystère nazi par les gros tuyaux de la morale courante ! C'est pourtant la seule explication qui nous ait été donnée, comme s'il y avait une vaste conspiration des intelligences pour faire des pages les plus fantastiques de l'histoire contemporaine quelque chose de réductible à une leçon d'histoire primaire sur les mauvais instincts. On dirait qu'une pression considérable joue sur l'histoire, afin que celle-ci soit ramenée aux minuscules proportions de la pensée rationaliste conventionnelle ». Admirez au passage l'appel du pied aux spiritualistes : démystifier une magie, c'est se ranger au nombre des primaires et des rationalistes conventionnels. Dussé-je me faire auprès des magiciens une réputation d'instituteur borné, je ne vois là-dedans qu'une précaution élémentaire pour ne pas gâcher le métier : dénoncer dans une fausse mystique l'âne, le cochon ou le tigre qui sommeille, c'est évidemment suggérer qu'ils ne sont pas absents des autres magies. Non que l'on nous demande pour autant d'apprécier favorablement la magie nazie. L'essentiel est que nous gardions de ces récits une certaine stupeur qui est le premier élément, et le plus indispensable, de cette foi inversée. La croix gammée ne fut peut-être à l'origine qu'un emblème finlandais, ramené par les combattants allemands des corps-francs du « Baltikum » ; les magiciens du nazisme ne manquèrent pas, l'Allemagne de 1920 avait une collection d'intellectuels déboussolés qui avaient puisé un peu partout leurs inspirations fumeuses. Mais il faut que nous retenions l'image exclusive d'un signe des puissances de l'ombre, si fortes qu'elles ne sauraient être tenues en échec que par d'autres puissances de l'ombre.
Il n'est aucune des histoires passionnantes où se complait le mirabilisme qui ne recèle une arme contre le christianisme. Et tout d'abord l'ensemble lui-même constitue une diversion permanente, un tournoiement de miroir aux alouettes, capable d'éloigner les âmes d'une pensée religieuse continue. Le climat intellectuel de notre temps, dominé par l'impression née de successions fragmentaires et discontinues, ne permet la méditation suivie que dans l' « arrière-boutique » de l'esprit. Les mythes brillants et mystérieux occupent le terrain spirituel, à tour de rôle et sans relâche.
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Quant aux résonances profondes qu'ils cherchent à éveiller, on les retrouverait, je pense, à peine transformés, dans le livre de Michel Carrouges : « La mystique du surhomme ». Ouvrage certes consacré surtout à la littérature, mais le « Pays des merveilles », le « Wonderland » de Rimbaud évoqué dans « Une saison en enfer » recoupe et explique les diverses tentations du mirabilisme.
Prenons simplement quelques exemples : l'existence supposée des Martiens ou des « mutants », ébranle l'idée même de l'homme, conçue désormais comme précaire, variable et mal différenciée d'autres formes d'êtres voisines, les notions de destinée proprement humaine, de salut et d'Incarnation s'en trouvent nécessairement atteintes. Les initiations et visions des paganismes anciens ou contemporains se substituent à l'espérance du Paradis céleste, avec d'autant plus de facilité que leurs éléments constitutifs sont à peine transposés des images du monde concret, végétal, minéral ou humain ; l'érotisme et les stupéfiants jouent ce rôle, entre autres. Le yoga est un ascétisme spectaculaire, mais sans méditation, un ascétisme dépouillé d'ascèse spirituelle. Les explorations mythiques ou sidérales égarent la recherche de l'âme sur les voies de tentations multiples, dont aucune n'a de chance d'aboutir à quelque-profit interne : Mars, Vénus ou l'Atlantide, c'est tout un. Il s'agit là d'une tentation spécifique du paganisme : placer le monde idéal dans une contrée reculée ou dans une terre disparue. J'ai entendu le Professeur Fernand Robert soutenir avec quelque vraisemblance que l'Atlantide n'était qu'une projection, dans le monde des mythes, de la civilisation minoenne qui avait précédé celle des Grecs. On pourrait sans doute tenter ailleurs le même genre d'explication. De toute façon l'idée de voyage extérieur se trouve substituée à celle du voyage intérieur.
Pourtant, ces légendes sont belles ; elles plaisent aussi par leur variété et leur inconstance. D'ailleurs nous oublions, vite, et au bout d'un an, on peut nous les resservir ; même avant. C'est être bien inhumain que de vouloir les rayer des almanachs : Nostradamus a toujours raison. Je ne demanderais pas mieux de reconnaître leur existence en tant que thèmes poétiques ; mais en un temps où la poésie est presque morte comme institution de l'esprit et forme autonome de la culture, ces légendes vivent dans les âmes à l'état brut et végétatif, dans un état équivoque où la marotte devient un culte, où l'hypothèse se mêle étroitement à la rêverie et à la croyance. Nous risquons de vivre en mythologie.
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D'aucuns ont tout intérêt à ce que l'homme du XX^e^ siècle persévère dans cette stagnation morale, qu'il reste soumis à une gymnastique de croyance le rendant disponible pour toute foi superficielle, et désarmé contre les changements qu'on voudra lui suggérer. Je n'y vois nullement pour l'instant une conspiration organisée, une hypocrisie tactique unifiée et élaborée ; mais je n'en suis pas plus rassuré pour autant. La mollesse, l'indifférence pratique, la hâte irréfléchie des badauds, le pragmatisme des technocrates redonnent vie à la vieille maxime voltairienne « qu'il faut une religion pour le peuple ». Un catholicisme décoloré, indifférent au passé familier des notions qu'il taxe de folklore, béotien volontaire en matière d'art et érigé finalement en technocratie de la foi, me paraît peu rayonnant, peu capable de concurrencer la mythologie mirabiliste. C'est du reste, parce qu'il se sent dévitalisé qu'il va ridiculement quêter, par l'entremise de quelques-uns de ses théologiens, un semblant de déférence, une ombre de solidarité spirituelle, chez nos bouddhistes occidentaux, nos Vaudous européens. On peut même se demander si un œcuménisme naïf n'est pas la porte ouverte aux vents impurs. Notre-Seigneur a dit « J'ai d'autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie » ; mais toutes les autres bergeries sont-elles remplies de brebis du Seigneur ? Et il a dit aussi : « Qui n'amasse pas avec moi dissipe ».
Jean-Baptiste MORVAN.
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### L'aile patiente de la mort
par Dominique DAGUET
CHAQUE jour apporte quelque nuance nouvelle, quelque retouche à cette image du Monde que nous avons tant de peines souvent à former, et à laquelle nous tenons si fort, gage d'une tranquillité dont la perte nous semblerait un malheur irréparable : mais il est des regards, des instants vécus avec une intensité particulière, des paroles entendues et qui résonnent longuement comme le ferait un cri intérieur, et qui réveillent une angoisse peut-être, toujours secrète, gardée secrète, aussi des interrogations, des doutes, qui font craquer le vernis de nos certitudes, encore des illuminations quelquefois sans rapports avec le faible objet qui les provoque et qui nous jette dans des joies quotidiennes insoupçonnées...
Cependant à dire de tels instants on n'échappe pas à un certain malaise -- c'est que l'on a connu un goût, une couleur, une saveur que les mots ne rendent pas, et l'on craint bien de ne dire de l'événement que ce qui justement ne mérite que le silence.
Ainsi les mots, hélas, disent trop, quand on ne voudrait que simplement autre chose. Mais aussi : les mots ne disent point ce qu'il faudrait ni assez de ce qui vibre au fond de nous. Quels sont ces êtres dont nous sommes épris et qui demeurent ai parfaitement indépendants ?
Mais voici donc quelques rencontres, quelques rêves, quelques signes pour moi : qui à de certains moments furent l'expression, idéale ou maladroite suivant l'heure, d'un mystère tout autour, à l'intérieur duquel certes l'esprit se situe, mais qu'il oublie. Nous faisons alors « comme si » il n'y avait pas derrière ces voiles troubles du monde une autre réalité, qui emploie pour se manifester des sortes de gestes à peine perceptibles.
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Ce frisson qui nous surprend à de certains moments tandis que nous contemplons un paysage, un simple morceau de rivière, une maison aperçue déjà mille fois, un visage dont chaque trait nous est connu, qu'est-il, sinon ce rappel mystérieux de la profonde et invincible puissance en notre âme de l'imaginaire ?
Dans cette ancienne ferme où je passe quelques jours, voici que je monte dans le grenier : on a de ces curiosités héritées de l'enfance qu'il serait bien stupide de vouloir bannir.
Grand et beau comme une église marine. Forêt renversée, noyée dans une ombre toute en mouvement. Le silence m'indique l'heure : midi.
Pavé de briques un peu désajustées, entouré d'œils-de-bœuf faits à la perfection, avec des volets qu'on devine fabriqués par une ancienne main, éprise. Alors le regard monte vers les profondeurs du bois, et comme l'émotion grandit avec la chaleur du sang j'aperçois sous la toiture d'immenses perspectives, des vols silencieux et immobiles d'oiseaux lourds... Et tout à coup dans un trou de lumière, un visage si beau que c'est un autre temps qui chauffe ma paume, éblouit mes yeux.
Dans une attente tumultueuse je multiplie le visage admiré, le comble des corps des plus illustres femmes. Dans mon allégresse j'invente des musiques, des danses pour jeunes filles innombrables, blanches comme le marbre de Carrare et transparentes telles des filles sculptées dans l'opale.
Mais dans l'extrémité orientale, la mort, superbe dans un manteau de lierre, regarde sans plaisir ces vivants irréels.
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Vie campagnarde, rythme lent du jour où n'alternent que les ombres de nuages et les plages de lumière. Vents, et puis calme, sorte de langueur qui saisit l'être, lui donne ce dépaysement qu'il avait en vain cherché dans le bruit, la découverte et la distance.
Quelques exercices me comblent, qui me donnent l'occasion de fatiguer sainement, en m'affrontant avec l'arbre mort à abattre -- le tronc et les branches à scier, ensuite. Cela est pour moi si ancien et à la fois si neuf que ma joie est double, épaisse de plusieurs années, épaisse de toute ma jeunesse.
J'avais neuf ans, dix : nous partions, ce vieux grand-père et moi, jusqu'au milieu de la forêt. C'était novembre, décembre. Il préférait les arbres nus à l'opulence impénétrable de l'été. Et roulant une cigarette sur le pouce, il laissait son regard aller sur toutes ces choses qu'il aimait. Les mots dont il paraît son émotion étaient bien simples et peu nombreux : et cependant dans ce seul regard j'ai appris plus qu'en aucun poème à goûter tant de beautés.
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Il abattait quelques arbres de petite taille, mais déjà morts, et roulait des fagots avec les branches. D'un saule pleureur nous avions quelques tiges dont il faisait des attaches pour ses fagots : d'un mouvement précis et lent il tournait l'osier, et à la fin c'était un objet accordé au reste du monde qu'il posait debout contre un arbre. Il avait ainsi le sens de la grandeur.
Je lui portais de temps à autre la bouteille de vin, je veillais sur le feu où se tenait chaud le déjeuner : par exemple une bonne gamelle de garbure avec une omelette bourrée de jambon. Et assis sur un tronc couché eh ! bien nous avalions ces solides repas à goût de bois, de tendresse, et puis quoi ? Sans que nous le sachions cette simplicité nous était un don merveilleux dont nous profitions en toute naïveté.
A la fin je courais à la recherche des sources : une légende laissait croire que dans ces parages coulait une source sainte. Je voulais savoir si je saurais la reconnaître.
Mais à quels signes reconnaît-on les sources saintes ? J'aurais su reconnaître les signes. Voilà au moins une richesse de perdue. Et qui fera que ces instants illuminés ne soient pas l'annonce d'un autre bucheronnage, où l'arbre est corps d'homme ?
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Ascension en montagne, et c'est une bien étrange chose que de tomber sur ces ruines d'une ancienne chapelle, alors que nous sommes en pleine marche d'approche. Là-dessus un de nous décrit quelque monastère tombé qu'il a visité : au travers de ce récit né d'un instant d'émotion -- il y avait le soleil encore sur l'horizon, toute cette épaisseur de nuit qu'il allait vaincre, et notre présence à peine imaginable -- qu'est-ce qui se perçoit si nettement ? Il parle de pierres déchues, par elles encore se font entendre les voix contemplatives, les pensées éternelles confiées à ce véhicule fugace qu'est la pierre...
Nous avons toujours découvert l'émotion spirituelle -- ce n'est pas tout, l'émotion, je sais, mais sans elle, quelle rigueur et quelle force seraient nécessaires -- davantage dans le regard unique d'un homme ou dans les manifestations solitaires de son art que dans la rencontre des foules. La foule absorbe et vole, et lorsqu'elle vous tient, vous êtes déjà affamés et les os creux.
Mais au reste, nous avons continué notre promenade. Et recommencé bien d'autres. Assoiffés, jamais désaltérés un bon coup. Ainsi pour tout peut-être. Quelle évidence nous arrêtera enfin ?
Ne nous suffirait-il pas d'une loi scientifique, d'une sculpture, d'une cathédrale encore et d'une bible pour savoir ce qu'est l'homme ? Et quelle route est la sienne ? Et quelle est la vérité ? Toujours fuyante dans l'amoncellement de nos livres et de nos discours.
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Des hommes sans paroles, sans mots et phrases, sont plus proches d'elle quelquefois que jamais nous-mêmes... Ah ! certes c'est le mot de la fin qui nous fait peur et nous faisons semblant de chercher partout sur la terre entière, et jusque dans le cosmos, le dernier mot qui dira notre nature et notre vocation. Nous appelons vers Dieu, mais ne voulons pas savoir si Dieu nous appelle : Il nous est tout d'abord plus une gêne qu'un réconfort.
« Dieu est mort », l'homme l'a suivi. Mais quand il arrive que l'homme vive au sein même de l'homme, une joie torrentielle et vive comme l'explosion du volcan, un élan, une création se perpétuent. Mais voilà un signe que l'homme encore -- nous-même -- ne veut pas lire.
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Les objets les plus ordinaires nous surprennent quelquefois par une sorte de rayonnement subtil qui nous fige dans de longues appréhensions, dans de mystérieuses attentes. Mais il n'appartient qu'aux objets les plus rares de permettre pour ainsi dire quotidiennement cet enchantement. Rares, c'est-à-dire par beaucoup de beauté ou beaucoup d'étrangeté.
Je demande d'où provient ce petit bois sculpté : un Dieu le Père tenant la terre dans sa main. Des traces de dorure à la feuille, une expression très sereine du visage rendent ce détail très attachant. Mais je m'attarde à le contempler plus longtemps : on ne sait son origine. Il fut découvert dans une sorte de débarras. On laisse simplement deviner qu'il capte l'attention de tous ceux qui le voient. Comme une paix envahit leur âme. Il y a donc, caché en ce modeste bois, une vertu secrète, l'expression d'un mystère ?
Cela se sent peut-être -- à cause d'une imprégnation, d'une longue habitude ? -- Et soudain je connais la raison d'un tel pouvoir, dont l'intuition avait saisi l'importance : ce bois devait orner le haut d'un tabernacle.
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Jour de soleil dans le cours d'un été maussade : et plus la lumière s'est contenue, plus elle éclate et vibre dans la moindre tache de couleur : les racines, les plus petites branches mortes que le hasard jette un peu partout sur le bord des routes, les pierres les plus invisibles, tout ce qui a forme fixée dans l'heure éblouissante imagine des métamorphoses, des mouvements secrets de l'être, des changements de nature. La pierre prend forme de bois taillé, et des vivants tout pétris d'inquiétude s'agitent dans les nœuds morts. Des visages humains apparaissent jusque dans les cavités secrètes des arbres, héros antiques, guerriers, ermites...
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C'est que l'instant est prodigieux où ce monde ressuscite. Les flammes de soleil descendent jusque sous les grains de poussière et toute une frénésie s'empare de cette terre, il y a peu, figée et contrainte comme une veuve. Les vivants, un instant déroutés, se laissent aller, eux-aussi.
Tout le pays est donc en fête, à l'image de la nature, éveillée d'un mauvais rêve. Alors ce sont des danses, des musiques : cris, fêtes au bord du chemin, rires, jeux, appels de loin, réponses de même, gaieté tout en cascade. Et ces voix, tout à coup si près, dont on saisit les mots, un peu le sens. On tourne la tête, on est tout confus de s'apercevoir que ce sont de jolies campagnardes, la peau rouge tendue sur des joues en forme de pomme. Et puis au plus lointain le bruit des haut-parleurs tonitrue l'allégresse. Avec cet accent déplacé que seuls savent trouver les hommes.
L'église seule demeure à l'écart de tout ce mouvement. Au trois-quart d'une sorte de colline, silhouette trapue, appuyée au sol, accrochée au sol de ses murailles puissantes, plongeant ses racines jusque dans les tombes qui la cernent et lui font comme une couronne de fiancée ; blanche avec des croix noires. Mais elle, l'église, dorée et verte, et par moments d'une couleur un peu absente. Ce jour, environnée des ondes de bruit, des airs à la mode, des rythmes de danses. Et cela passe sur l'ardoise des toits, saugrenu, désaccordé.
J'entre, et c'est presque un silence qui m'accueille, un repos d'un autre âge. L'édifice se présente bien. Belles proportions, belle voûte, blancheur des murs dont la lumière, diffuse, calme la blessure de l'œil.
Des boiseries sombres mentent vers le chœur : une éclatante musique de marbre me saisit. De grandes figures sculptées dans une pierre sans veines ni taches. Deux couples de cariatides femmes, qui se font face. La première des femmes tient dans sa main droite un long serpent tandis que de la gauche, elle appuie sur son corps un miroir : elle est la prudence, et elle regarde la seconde femme qui symbolise la Tempérance. Entre les têtes de ces deux cariatides, un médaillon de marbre où se distinguent des animaux sauvages, des armes, des scènes guerrières.
Entre les deux couples, au-dessus d'une porte qui ouvre sur une chapelle, une tête de mort aux ailes d'ange. Dans la lumière très blanche de l'après-midi, cela fait léger, un peu puéril.
La troisième femme a revêtu par-dessus sa tunique une peau de bête. Elle tient de sa main droite une lourde massue et de la gauche fait se tenir debout un bouclier sur lequel on peut voir un lion, une hydre à trois têtes, un loup : elle représente la Force et regarde d'un œil froid la quatrième femme qui avec son épée et sa balance, représente la Justice. Entre leurs têtes, un médaillon avec un aigle, des armes : au centre, une tête d'homme enserrée par des serpents.
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Jeux des étoffes, des corps, des bras, qui soulignent le rythme. Le rythme aussi lent et persuasif que d'une asturiana dont la mélodie à cet instant me revient par bouffées. Le rythme même du temps qui a passé et dont le souvenir chercher à retenir les splendeurs fanées. On retourne à tout instant au bord de ce précipice du passé, et les accents qui nous parviennent ont cette longue résonance des songes les plus nostalgiques. Mais toutes ces femmes antiques ont un maintien d'une justesse royale, en même temps que pèse sur leurs regards de marbre une muette interrogation. Quel est ce poids d'une douleur qui semble invincible, fût-ce par le temps ?
Les cariatides soutiennent un portique de marbre blanc, marqué de fleurs de lys, au centre duquel s'élève une pierre funèbre, en forme de tombeau. Sur le marbre noir un prince demi-couché, un bâton à la main droite, regarde vers l'autel, et son visage exprime une résignation douloureuse, un renoncement difficile.
Deux angelots, un à la tête, l'autre au pied, montrent le blason du prince : trois fleurs de lys. Et sous le marbre noir, une plaque renseigne « *Æternæ memoriæ sacrum. Et piis manibus excelsi herois Henrici Borbonii Condei. Regii sanguinis principis...* »
Henri II de Bourbon, Prince de Condé, père du Grand Condé. A ce détour de campagne, très humble et retiré, ce nom tout à coup, qu'il faut mettre sur ce visage blafard ? Cette solennelle louange immobile... Attente séculaire du Prince, devant l'Autel, sous la voûte qu'il fit construire. Son orgueil se marque dans la pierre, mais aussi quelle brisure intérieure transparaît ? La mort se montre ici sereine ; mais que reste-t-il, devant nos yeux, « d'une si auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire ? »
La gloire... Dehors, la fête, les danses ivres, le soleil, l'oubli du temps. Ici, cette louange de marbre, éclatante, qui tout à coup paraît moins sûre d'elle parce qu'un nuage léger passe et ternit l'éclat de la lumière. Je suis seul, un peu écrasé.
De l'autre côté du portique, une seconde tête de mort, aux ailes de chauve-souris. Sa mâchoire brisée fait exprimer au marbre comme une horreur blanche. L'envers de cette sérénité et de ce calme, de cette dignité, serait-elle cette angoisse ?
La fête devient explosive, La danse passe, tout près. Juste de l'autre côté de ce mur, recouvert d'une boiserie aux teintes sourdes et belles. Il y a des yeux de jeunes filles qui se posent sur la nuque des garçons : des promesses qui s'échangent peut-être. Ou qui se dessinent simplement dans les regards. Des corps qui reconnaissent le chant profond du désir et chantent la seule joie de l'instant, éperdus. Ainsi passe le cortège des vivants.
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Il me semble que peut-être la mort ailée promène sur ces jeux l'ombre de son regard oblique. En observant un peu plus, un mouvement à peine perceptible anime les ailes finement nervurées et lisses. La ténèbre des orbites s'allume d'inquiétantes lueurs.
Tout cela passe -- les mots, les illusions, les rêves eux-mêmes -- avec la farandole. Quand le silence renaît, la nuit montante a déjà étouffé le marbre. A peine si je distingue la tête du prince fièrement tournée vers l'autel. Ces paroles reviennent à la mémoire, dites pour un autre, qu'importe, son fils : « Venez voir le peu qui nous reste d'une si auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire. Jetez les yeux de toutes parts : voilà tout ce qu'a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros : des titres, des inscriptions ; vaines marques de ce qui n'est plus, des figures qui semblent pleurer autour d'un tombeau »...
Un peu d'ombre suffit à les effacer, ces figures froides et tristes. Ces figures de femmes en veille auprès de leur amant. Enfin un peu de bruit -- je heurte en me retirant un des bancs de bois -- et que sais-je seulement de celui-là ? Mais à mieux percer la nuit, la blancheur sépulcrale du marbre se révèle encore une fois. J'ouvre enfin la porte, et connais le pourquoi d'une obscure inquiétude. La mort allée aussi me couvre de son aile, patiente.
Dominique DAGUET.
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La fille du maître d'école (VIII)
### Périgny, ou le maître d'école écolant
par Claude FRANCHET
IL NOUS A FALLU pourtant quitter ces avantages et ces plaisances. Mon père commit là l'une de ses étourderies, elle était sentimentale, et il se trouva que l'administration avait son mot à dire. Ma mère avait déjà fait entendre le sien, un peu fort ; ils n'eurent plus qu'à pleurer ensemble toutes les larmes de leur corps, ce qui était bon mais venait un peu tard.
Même ce furent des cris -- quels enfants j'avais pour parents -- après le départ des voitures qui nous avaient amenés, nous et le mobilier, à notre nouvelle destination. C'étaient celles « à moisson » des parents de Sainte-Suzanne qui voulaient montrer leur attachement au bon maître malgré tout, en lui évitant des frais de déménagement ; l'amitié, dans nos campagnes, se marquait en ces soins. Aussi bien les liens ne furent rompus que par le temps ou la mort.
Je pleurais aussi, mais moins qu'avant : les enfants savent les choses. Et j'entendais ces cris en faisant une ronde dans la rue avec des petites filles que maman avait demandées pour me distraire, et m'appelaient la petite Parisienne parce qu'elles n'en avaient jamais vu. Pour essayer d'être seule à entendre je chantais et faisais chanter très fort les lauriers coupés ; avec, tout au fond de moi, l'invincible espérance que rien n'était fini mais que la vie allait recommencer, repartir et rebondir, *notre vie*.
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En quoi je ne me trompais pas. Mon père était redevenu en fait petit maître d'école de campagne, avec une classe de garçons et filles, comme au Val et à Bellevillotte. Et il semblait déçu du pays le jour de son arrivée. C'est cependant à Périgny qu'il resta jusqu'à sa retraite, de 1888 à 1917, ne voulant plus connaître d'autre poste et ne le demandant pas. Installé, ancré et nous avec lui, dans ce nouveau recoin de Champagne, fait de champs et de prairies, loin des sapins et des friches, de la craie et l'odeur des pruniers dans les haies.
Recommencer la vie, avec ses travaux et ses jours, ses soucis, et ses drôleries que maman ne tarderait pas à découvrir.
\*\*\*
Le village était donc Périgny. Du moins je le nomme ainsi d'après la ruelle du Père Igny, un inconnu de tout le monde, qui nous menait aux prés le long d'un fossé empli de presles et de queues-de-renard. Il y avait aussi, en juin, des iris jaunes comme aux noues dans cette prairie large de deux kilomètres entre l'Aube tout au bout, et on disait la rivière d'Aube, et baignant nos maisons une dérivation artificielle arrosant quatre ou cinq communes et ayant pris les caractères d'une rivière naturelle. Une commission nommée par ces communes était chargée de veiller à son entretien et l'instituteur de Périgny en était le secrétaire, ce qui ajoutait encore une fonction aux quelques-unes de mon père. De celle-ci, je n'aurai donc plus à parler ; je ne sais s'il y avait de petits honoraires, mais je suis sûre d'un dîner de soupe grasse et d'une fricassée au début de chaque hiver, à l'auberge, après les comptes faits.
La maison, bien entendu, n'était pas plus un château que les autres, n'ayant point d'étage ; ni même un ancien presbytère. Mais elle était assez plaisante, ancienne demeure paysanne, quelque peu embourgeoisée ; au goût de mes parents. La chambre y avait un parquet, et la grande cuisine où nous nous tenions était débarrassée par une petite pièce en arrière, du fourneau, de l'évier, des casseroles et tous ustensiles qui eussent pu empêcher ma mère de la considérer comme une salle où elle pouvait recevoir et se tenir avec la dignité de son rang ; quoiqu'il y eut son lit à rideaux ; mais les lits faisaient alors partie des décors.
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Une seule chose, l'ennuyait, la chère femme, mais elle la trouvait d'importance, c'était le four resté avec sa porte de tôle à grosse poignée. Comme au Val elle s'en servait en guise de placard, ce qui ne l'empêchait de le trouver incongru.
Elle finit par obtenir de mon père qu'il portât la question devant le conseil municipal : pourquoi ne pas supprimer ce qui ne servirait plus à cuire le pain ? Et voilà les conseillers devant le pauvre four qui les reçoit bouche bée ; chacun y passe la tête (maman en avait retiré son butin) mais la retire avec des hochements admiratifs, et désapprobateurs au projet de démolition. C'était encore un si beau four ! Il ne servirait sans doute plus jamais en effet, mais ce serait pitié de mettre la pioche là-dedans... Tous étaient paysans ; tous attendris ; et je me demande si le maître d'école ne sentait pas comme eux. Moi-même, à distance, qui connais aujourd'hui le prix de l'ouvrage bien fait et le parfait chef-d'œuvre d'un artisan que peut être l'une de ces voûtes, enfin l'attachement aux vieux serviteurs même insensibles de nos vies, je me sens de pareil cœur et pareil esprit avec ces conseillers de jadis depuis si longtemps couchés entre leurs pères.
Devant la maison s'étendait le jardin simplement entouré d'une palissade et dont l'entrée, fermée d'une petite barrière à serrure, se trouvait presque au carrefour de deux rues. Cette partie avait été aménagée à la française par l'un des prédécesseurs. En tout petit, s'entend, mais c'était charmant et encadré des deux côtés de noisetiers sous lesquels au premier printemps fleurissaient des primevères.
Mon père avait placé sur le côté faisant face à la maison le banc hérité de mon parrain, confortable, arrondi et formé de lattes épaisses, peintes en vert, sur des pieds et des soutiens de fonte du même vert. Il a passé les ans ; je l'ai toujours, les lattes et sa couleur ayant été plusieurs fois changées, et c'est aujourd'hui qu'il est curieusement rouge-rose dans la verdure de mon dernier jardin. Maman et moi nous y tenions presque tout l'été, devant le large massif et les plates-bandes où le cher papa avait déployé tout son zèle, variant d'année en année ses imaginations ou s'essayant à copier ce qu'il avait vu ailleurs. C'est là surtout où je l'ai vu, les bras au ciel, en septembre, devant l'indiscipline et le débordement des choses.
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C'est là aussi où maman s'amusait bien, mêlée aux petits événements du dehors par le peu de séparation que faisait la palissade, et cependant personne ne pouvait l'y voir. Alors elle assistait, réjouie, aux rencontres du carrefour ; elle apprenait les nouvelles, elle entendait les réflexions ; il y en avait qui la faisaient mourir de rire, qu'elle contait à mon père ensuite, et si elles en valaient vraiment la peine, j'en avais la comédie aux vacances, après mon départ de la maison quand je fus plus âgée. Les amoureux l'égayaient comme les autres mais aussi l'attendrissaient quoiqu'elle ne fut pas sentimentale.
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Il y avait surtout les voisins. Un vieux couple entre autres, qui avait la coutume d'échanger ses propos les plus intéressants quand lui était à la cuisine et elle à traire sa vache, à l'étable. Il y en eut de palpitants, de ces propos. Un jour la fille mariée en un autre village était venue en l'absence du père ; alors, de la vache au banc de cuisine, toutes les histoires de la belle-famille défilèrent ; maman, cette fois, fut presque gênée ; mais j'imagine qu'elle n'en quitta pas sa place. Et puis, la vieille était soupçonneuse : peut-être elle avait de quoi, son vieux aimait assez s'échapper pour courir boire à l'auberge proche un petit coup de vin blanc. Alors c'était pour de vrai la comédie. La Polyte allait à l'étable, laissant le Polyte d'une sagesse exemplaire devant la marmite où la soupe bouillotait. Peu après il levait le couvercle, plusieurs fois en le remettant bruyamment ; puis il laissait tomber les pincettes, poussait un juron et les tapait contre les chenets en les replaçant sur le côté de l'âtre.
« Polyte, t'es là ?
C'était la voix piaillante au bout de la vache.
-- T'entends ben ! » Et pelle contre pincette.
Puis aussitôt un coulinement dans la cour, un trot éperdu dans la rue, le verre de vin blanc, le retour : cela durait à peine cinq minutes. Et le couvercle, et la pelle, et les pincettes.
-- Polyte, t'es toujours là ?
-- T'entends ben !
Jamais elle ne l'a pris en faute, ce qui est bien étonnant. Ou nous ne l'avons pas su.
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Si elle avait connu la bonne fortune de maman qui tout de même ne venait pas sur son banc pour seulement écouter ! Car elle, fort curieuse, avait « ses écoutotes » disaient les gens, mais elles se voyaient ; c'étaient soi-disant des caches dans la haie séparant son jardin de la rue. Elle se glissait là pour épier et entendre. Mais comme cela se savait, on passait sans rien dire ni faire semblant de se rencontrer, si la rencontre aurait pu donner à causer. Et maman riait des écoutotes, sans penser qu'elle avait la sienne aussi.
Il y eut un épilogue aux conversations, et maman y assista. La pauvre Polyte prit un jour le lit et s'en fut à son trépassement, et comme elle le savait et s'en lamentait, le Polyte à son chevet lui répétait :
« Puisque faut que tu y ailles ! Puisque faut que tu y ailles ! » l'encourageant à l'évidence.
Pauvre bonhomme, il a bien vu à son tour qu'on peut craindre d'y aller, comme il disait. Et connu « l'épouvante de la nature » comme dit l'Église elle-même avant les paroles d'espérance.
\*\*\*
Ainsi était-ce à Périgny, dans notre petit domaine et quelque peu autour. Mais il est une chose de première importance dans mon sujet et d'ont je n'ai pas encore vraiment parlé, l'enseignement de mon père. J'attendais ce Périgny, j'attendais mes dix ans en train, parce qu'alors j'étais redevenue pour de bon son élève, à un âge où je pouvais commencer à enregistrer, sinon à juger. Mais même aujourd'hui vais-je pouvoir en juger ? Je m'aperçois que non ; je n'ai jamais été pédagogue ; même dans mon enseignement à moi j'ai suivi davantage, comment dire, les intuitions d'une vocation que des principes appris dans les livres. J'ai fait mon expérience ; comme toutes mes compagnes ; à la vérité, on ne nous en avait pas tout à fait assez appris sur notre métier ; à vrai dire encore : non seulement peu de chose, mais rien du tout ; et nous sommes entrées dans la carrière avec notre seule intelligence et l'amour débordant que, un peu naïvement, nous nous sentions d'avance pour nos élèves.
Mon père, dans une École normale primaire, devait en avoir appris bien davantage. Peut-être a-t-il appliqué docilement ce qui lui avait été appris là-dessus, au moins dans les commencements, mais j'ai tant entendu le vanter qu'il avait dû s'en remettre aussi à son expérience et sa personnalité.
Quoiqu'il en soit je n'ai guère qu'à continuer à conter ; comme auparavant ; dire comme c'était, et comme il était au cœur de sa classe.
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Il avait certainement beaucoup d'ordre et de discipline. Cela se sentait rien qu'à l'aspect de la salle de classe. Elle était divisée en deux par une allée au milieu de laquelle se dressait le poêle toujours bien fourbi dont il enlevait les tuyaux pour l'été, et qui aboutissait au bureau qu'on appelait l'estrade : derrière laquelle il y avait caché par une porte, un grand trou noir, sans doute une ancienne cheminée, la grande menace des jours d'orage pour l'un de nous : « Tu vas aller au trou ! » châtiment bien plus terrible que d'aller au coin, surtout humiliant. Je ne me souviens pas cependant d'avoir vu servir le trou.
A droite de l'allée en regardant l'estrade, s'alignaient les tables des filles, à gauche celles des garçons. La distance des unes aux autres était assez grande, ce n'était qu'à l'abri du poêle qu'on pouvait se passer des solutions de problèmes ou des idées de rédactions ; je n'ai jamais entendu qu'il y eût d'autres échanges, comme de billets doux ; la crainte était peut-être le commencement de la sagesse. Une seule fois je trouvai à ma place, comme une déclaration, une image de saint Joseph ; et comme je devinai le garçon qui l'y avait mise et ne pouvais le souffrir je trouvai le moyen pour marquer mon déplaisir, de jeter la déclaration dans certain trou qui n'était pas celui de la cheminée : après quoi la conscience tourmentée à cause de saint Joseph, je m'en accusai en confession. C'est tout ce que je connais sur les méfaits de notre école mixte ; mais mon père, s'il l'avait su, eût fait un beau tapage.
Les petits et petites étaient en avant ; donc, nous les grands et grandes, en arrière. Je dis « nous » parce que, allant sur mes onze ans, j'étais avec les candidats -- que le nom nous plaisait ! -- au certificat d'études appelé tout court le certificat, et le préparais pour mon compte. Ce n'était pas peu de chose ! Tout l'hiver papa nous fit aller notre bonhomme de chemin, mais quand arriva le printemps, pestant que nous ayons en même temps la préparation à la première communion, il nous en fit d'autant plus pâlir et gémir sur nos devoirs et nos leçons ; et sitôt la cérémonie passée, entreprit le train effréné de tous les ans, qui consistait à garder ses candidats les fins d'après-midi, plus d'une heure encore après la classe ; étourdissant les Polyte, par les fenêtres ouvertes, de ses scandales sur notre ignorance et notre stupidité, et maman se bouchant les oreilles.
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En fin de quoi nous fûmes honorablement reçus, même sa fille, paraît-il, première du canton malgré un *s* oublié à la queue d'un mot au pluriel qui fit perdre au cher papa, quand il l'apprit, la parole et quasi le sens. Pour ma part je me contentai d'en perdre, par quel mystère, mon ingénu pantalon, d'ailleurs vite escamoté dans la poche d'un instituteur ami : le temps que j'aie songé comme réconfort :
« Heureusement, c'était celui des dimanches avec de la dentelle... »
Heureusement aussi ce père désemparé tournait le dos, parce que ce lui aurait été un comble de se voir une progéniture capable ensemble d'offenser publiquement la grammaire et en quelque sorte l'honnêteté. Ma mère fut moins renchérie ; quand le bon instituteur sortit de sa poche pour le lui remettre son butin dont la dentelle passait, elle s'écria tout juste ce que j'avais pensé :
« Heureusement, c'était celui des dimanches... »
Détail menu et saugrenu. Mais il est resté dans nos histoires ; et pour moi, sa disgrâce fut toujours mêlée aux vieilles gloires du certificat, m'ayant de bonne heure appris qu'il n'est en ce monde rien qui fût parfait.
Après cela, comment nous y étions arrivés, à ce succès, comment ce que mon père nous enseigna resta pour toujours dans nos têtes ? Je ne peux m'en prendre qu'à sa méthode (je veux dire son juste classement des choses) et surtout sa persévérance. Certainement il savait enfoncer le clou. Et il n'était pas ennuyeux. Et sans le savoir peut-être il éduquait aussi notre esprit, l'appliquant à la logique qui est le bon fond du savoir primaire. Je crois même que sentimental, il éduquait aussi nos cœurs. Ce qui est certain : j'en reviens à la méthode, c'est qu'il n'y avait pas de moments perdus dans sa classe ; tout s'imbriquait, le travail des grands, des moyens et des petits. Les devoirs des uns se faisaient en même temps que l'enseignement aux autres ; un grand, ou deux, aidaient au b-a-ba et aux bâtons. Et je sais bien que presque tous les maîtres et maîtresses ayant à occuper plusieurs divisions ont recours aux mêmes moyens, mais il y avait avec lui comme la perfection du genre ; due sans doute à son grand goût de l'ordre ; et son véritable sens de la discipline : et cela me fait penser que je l'ai entendu plusieurs fois regretter de ne s'être pas engagé, à la sortie de l'École normale, pour devenir un jour officier.
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Une chose encore aurait pu l'y pousser : il aimait l'Histoire, l'enseignait avec émotion et nous apprenait des chants patriotiques. Car l'histoire c'était la patrie dont l'amour était grand en ce temps-là, si proche de la guerre de 70. Au-dessus de la cheminée de notre cuisine il y avait dans leurs cadres deux gravures en couleurs de l'Alsace et la Lorraine, celle-ci en bonnet blanc avec une cocarde tricolore, l'autre coiffée du gros nœud noir, signe de leur deuil là-bas. Ces gravures avaient dû beaucoup se vendre dans les années après la défaite, comme dans le village le plus reculé, comme aux geignements des orgues de Barbarie dans les villes se chantait : *C'est un oiseau qui vient de France* ou *Ils ont brisé mon violon parce que j'avais l'âme française*. De même, à ce que nous appelions la classe de musique, notre maître nous apprenait *Le drapeau de la France* et *La musique du régiment*. Il fallait entendre nos piaulées, car nous y allions de bon cœur.
Et j'ai gardé le souvenir très vif d'une visite du sous-préfet d'Arcis -- je ne sais pourquoi il se trouvait là -- qui nous voyant, les grands, alignés devant une grande carte de la France pour apprendre nos départements, nous avait fait regarder les deux provinces devenues allemandes et se tournant vers mon père :
« Monsieur l'instituteur, je vous serais bien obligé d'entourer l'Alsace et la Lorraine d'un large trait noir, en signe de deuil... »
En signe de deuil, comme le ruban de l'Alsacienne. Et il y avait vingt ans qu'il avait ainsi remplacé ceux de couleur. Peut-être monsieur le sous-préfet était-il lui-même Alsacien ou Lorrain. Mais mon cher papa n'était pas le dernier à pouvoir le comprendre. J'ai un jour écrit qu'il avait été un gamin trop vif, étourdi, difficile en un sens à élever ; mais je peux ajouter à cette heure combien dans son primesaut il pouvait être courageux.
\*\*\*
C'était lors de l'occupation en 70 à Vorancher, alors que la mairie avait été brûlée et les belles affaires dedans. Un petit détachement prussien campait dans la cour de mon grand-père. Un officier monta les marches pour entrer dans la maison, mon grand-père était sur le seuil ; l'autre estimant qu'il ne se dérangeait pas assez vite l'envoya d'un violent coup de poing rouler jusqu'au bas.
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Alors le garçon -- il avait quatorze ans -- lui sauta d'un bond à la gorge... Tout cela fut très prompt ; le reste aussi ; des hommes s'en saisirent, lui lièrent les mains, et sur un mot de l'officier qui les suivit, l'emmenèrent dans les cris de maman Julie et les appels du pauvre Elphège : « Milon ! Mon Milon ! », loin sous un arbre pour y être pendu. J'ai toujours compris que c'était au bois, j'en doute aujourd'hui, il y avait assez de pommiers dans les alentours.
Le petit ne disait rien ; j'ai hérité de lui ce pouvoir de ne rien dire dans les grands moments ; je n'ai jamais su à quoi il pensait, il ne l'a peut-être jamais dit non plus : il l'aurait pu, puisqu'au dernier moment, l'officier dit un autre mot qui le rendait à son père et maman Julie. Peut-être, sa colère passée, cet homme avait-il trouvé d'être humain ; peut-être simplement en guise de leçon avait-il voulu faire peur à tous les trois.
Ainsi, papa avait vu la guerre de 70 par un côté tout personnel : et quand vint celle de 14, nous nous demandions anxieusement, maman et moi, comment il réagirait si une méchante occasion se présentait. Elle ne se présenta pas, et il ne s'engagea pas non plus comme il nous l'avait toujours annoncé, se trouvant tout de même un peu âgé ; il se contenta de donner à sa fonction trois années supplémentaires au-delà de l'heure de sa retraite, et de correspondre avec ses anciens élèves mobilisés. Ce qui lui donna l'un de ses grands étonnements au milieu des événements :
« Jamais de la vie ! Tous ceux qui ont été incapables d'avoir leur certificat : eh bien, ce sont ceux-là qui m'écrivent les lettres les plus intéressantes ! » A quoi nous lui répondions en chœur : « Hé justement, ils disent tout naturellement ce qu'ils voient et te font leurs petites réflexions : les autres t'envoient un devoir de certificat » !... Il restait bouche bée.
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En géographie il tenait terriblement aux départements, aux chefs-lieux et aux sous-préfectures. Mais sa manière de nous les mettre en tête en nous installant devant la grande carte taudis qu'il était avec les petits, nous aurait paru finalement ennuyeuse, si je n'avais trouvé un beau jeu -- celui des « autres villes ». L'un de nous en repérait une, puis annonçait : « Elle est dans un rose, entre deux bleus, un jaune et un vert ».
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Parfois même, dans son ignorance, il s'en prenait à une sous-préfecture ; d'autres fois et c'était plus difficile, c'était un nom au long d'un petit sous-affluent. Nous nous amusions bien, tâchant d'y mettre de la malice ; et je ne sais si la méthode de notre maître nous a beaucoup appris les chefs-lieux, mais nous étions très forts à trouver tout de suite les couleurs : il m'arrive encore, traversant aujourd'hui, loin de chez moi, une « autre ville » de me dire machinalement et peut-être sans me tromper : « Dans un bleu, entre un jaune, deux roses, un vert... »
Et tout d'un coup je m'attendris en pensant à la classe ; ces grands dadais déjà, et ces péronnelles revenus à leur place ; toutes les têtes le nez en l'air quand le maître parlait, baissé quand il tonnait ; une odeur forte de campagne autour des habits. La neige qui tombait au-delà des vitres au haut des fenêtres (celles du bas étaient blanchies) si c'était l'hiver ; des cimes d'arbres balancées, l'été, avec des cris d'oiseaux qui perçaient notre silence ; parfois la Polyte qui appelait son homme du milieu de la rue. Un gamin reniflait, après une gronderie ; une gamine ânonnait en suivant sur son livre une phrase avec son doigt lavé au seau, comme à Bellevillote. Et si ç'allait être bientôt onze heures, un peu avant la sortie, on entendait de l'autre côté de la cloison un bruit d'assiettes : maman mettait le couvert. Alors chacun prenait patience à l'idée de bientôt pouvoir crier à sa belle aise, en envoyant de tous côtés bras et jambes pour le plaisir de les sentir vivre.
Mais en attendant il fallait achever sa page : de bâtons pour les petits, de mots pour les moyens, de copie dans le livre pour les grands, à moins que ce ne fût la dernière dictée. Le bon maître d'école tenait tant à l'écriture ! La sienne était si belle ! Des déliés, des pleins juste où il en fallait ; des majuscules à vous tourner la tête, et un merveilleux paraphe à sa signature : il aurait été un magnifique écrivain public. Nous avons bien tiré la langue pour l'imiter, et de fait, à la sortie de l'école, toutes nos écritures se ressemblaient et ressemblaient à la sienne.
Ce n'était pas tout -- il ne fallait pas faire de fautes en copiant ; ce laisser-aller le mettait dans tous ses états. Par bonne aventure, ce n'était pas avec lui que m'était arrivé naguère le désastre des *pigons*. J'étais à Vorancher avec Maman peut-être appelée à aider ma grand'mère auprès de mon parrain très malade. Elle m'avait alors confiée à Sœur Adèle et sa classe d'après-midi pour les petits.
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Et Sœur Adèle aussi s'en prenait à l'écriture. Et elle avait calligraphié au haut de ma page un beau pigeon, bien soigné. Seulement moi, tout au long et jusqu'en bas, j'écrivis pigon -- ce fut appelé dans la suite et sans discrétion, ma « fameuse page des *pigons* »*.*
On a bien de la misère en ce monde. Sœur Adèle ne poussa pas les hauts cris comme aurait fait mon père, mais elle découpa délicatement la feuille, me l'attacha au dos et me renvoya au presbytère. A cette heure-là, il n'y avait personne dans les rues ; je n'en rasai pas moins les murs à la moindre alerte m'y appuyant le dos dans une transe mortelle. Puis il fallut rentrer... Les deux femmes s'indignèrent. Grand-mère murmura quelque chose qui semblait m'accointer, dans son esprit, à son gendre et maman leva l'épaule d'un air résigné. Seul parrain ne put cacher tout à fait un sourire, et lui aussi marmonna : je crus comprendre qu'il s'agissait de « bonne Sœur ». Puis il m'enleva la page du dos.
Le bon maître d'école attachait aussi beaucoup d'importance à la lecture et la récitation. C'était là surtout où éclataient ses cris parmi les pleurs et les lamentations. Car apprendre à lire ce n'était rien, encore que les gémissements, plus d'une fois, fussent toujours allés montant avec les ânonnements et l'explosion, tout d'un coup, d'une lettre ou d'un mot, ce qui entendu de la cuisine, disait ma mère, faisait un effet indicible. Mais c'est quand il s'agissait de lire couramment ; de monter la voix aux virgules, de baisser aux points. Nous y arrivions mal ; le débit restait monotone. « Plus haut ! » Hélas, plus haut, le manquement se révélait davantage. Alors le maître tapait un grand coup de règle sur le bureau : « Soir de Soir, ce n'est pourtant pas difficile ! » Et d'une voix qui n'était pas exactement la sienne, plus minaudière, il pendait une clochette à la virgule, descendait avec grâce vers le point. Nous étions dans l'admiration. Mais derrière la porte maman continuait à s'amuser.
Il en allait de même pour la récitation, où nous mettions tous nos efforts d'imitation. La prose ne nous convenait guère, elle était trop difficile à retenir. La poésie nous agréait mieux. Alors nous apprenions de tout notre cœur *L'enfant et le chat :*
« Tout en se promenant un bambin déjeunait
De la galette qu'il tenait... »
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*Le pinson et la pie* (c'était là où il y avait l'épine fleurie), *La cigale et la fourmi, Le corbeau et le renard, Le loup et l'agneau*. Nous*,* les petits Champenois, ne connaissions pas les cigales, mal les renards et les loups, mais les corbeaux tournaient en troupes au-dessus des champs au printemps et à l'automne pour y voler des grains, les agnelets bêlaient dans les bergeries dès février. Et tous les jours nous avions autour de nous des arbres à voir, et dès après la Chandeleur les petits ruisseaux de la prairie se réveillaient pour courir vers la rivière d'Aube. Nous savions donc à peu près de quoi il retournait ; mais il aurait fallu le bien dire, les montées, les descentes, et l'expression où le cher papa excellait aussi.
Peut-être la récitation éveillait-elle en lui aussi quelque sentiment de nature et de fraîcheur. Peut-être les bêtes y étaient pour lui, comme pour nous, vivantes. Longtemps après, alors qu'il était en retraite à Vorancher, déjà sans ma mère hélas, mais moi singulièrement rapprochée par une circonstance de ma vie et venant le voir assez souvent, à l'une de mes visites j'étais à causer avec lui dans sa cuisine ; et voilà qu'une souris sort de son trou et se met à trotter dans nos jambes. « Hé là, dit le bon homme, une souris dans ma maison ! Il me manquait cela ! » La bestiole file au corridor dont la porte était entr'ouverte, nous courons après : quand par les marches nous arrive un lézard gris, de ceux qui menaient leur petite vie, les jours chauds, dans la menthe de maman Julie. « Ho ! Ho ! Hé bien ! » dit papa ébahi et encore plus scandalisé. Le lézard rebrousse follement son chemin, la souris a disparu, nous nous tenons maintenant sur le pas de la porte ; et pourquoi voir, courant le long de la palissade du jardin : un loir, de ces beaux petits loirs des vergers, noirs et blancs. Il y avait des pommes et des poires au jardin. Mon compagnon est sans voix, quant au même instant, sur une branche du plus petit poirier, un scops fait entendre son cri plaintif et velouté : de ces chouettes comme le poing qu'on voit par ici, le matin ou le soir, sur les arbres des routes.
Je n'invente rien ; j'étais moi-même ébahie : en moins d'un quart d'heure tout s'était trouvé, comme fait exprès.
Alors papa laissa tomber ses bras, et me dit avec le ton dramatique qu'il mettait parfois aux petites choses : « Ma fille, je suis en proie aux bêtes ! » Je me mourais d'aise, mais le voyant sérieux (on dit dans nos pays : comme un pape ou un notaire) je me mis en devoir de le rassurer :
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« Mais tu ne vois pas mon bon petit père -- c'était le nom qu'on m'avait appris dans mon enfance à lui donner et j'en usais souvent encore -- tu ne vois pas que c'est une fable : *La souris, le lézard, le loir, la chouette et le maître du jardin*. Ils avaient peut-être quelque chose à se raconter te prenant pour témoin. »
Il me regarda, prit un moment son air important d'autrefois, et se calma.
\*\*\*
Et je ne puis en finir sans marquer son amour pour la Science, et tout ce qui en général s'écrivait avec une majuscule. Mais la Science l'emportait. Un soir de vacances (nous étions maintenant quatre à la maison) où maman avait jeté le matin des têtes de poisson dans la petite cour aux débris, nous le voyons venir de ce côté de toutes ses jambes : « Venez, mes enfants, venez voir ! » Nous sortons précipitamment, nous embarrassant comiquement dans le noir « pour voir » comme il nous en pressait : c'étaient les têtes un peu avancées devenues phosphorescentes. Et devant notre silence le cher papa exprima sa pensée émue :
« Voyez, mes enfants, c'est scientifique ! » Inutile de dire que ce mot non plus n'a été perdu.
Pour nous il tirait volontiers d'une petite armoire de bois blanc qu'on appelait le musée scolaire, des pierres étonnées d'être là et que nous ne trouvions pas belles, des haches de silex « laissées dans les champs par les hommes des premiers âges » et des flacons de vieil alcool avec une sorte de têtard ou de gros insecte au fond. Nous trouvions en général que le musée sentait mauvais, et pensions que sa véritable \[fonction\] était de former avec le mur le plus profond et honteux « coin » de l'école.
Enfin il y avait la politesse. Notre maître nous en faisait une fois par an une leçon de morale ; mais tous les jours à la sortie de quatre heures, gamins et gamines en rang, casquettes et capelines en têtes si c'était l'hiver et après l' « Au revoir M. B. » sur tous les tons du rauque à l'aigu, il ne manquait pas de dire :
« Au revoir messieurs et mesdemoiselles ! Rentrez sagement chez vous. Et surtout dites bien bonjour au monde que vous rencontrerez... »
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Puis la double bande se débandait, et c'était plus loin que commençaient les cris. Quant au bonjour, il était honnêtement donné aux étrangers passant ; moins souvent je le soupçonne, aux « pays », sauf si nous sortions, où alors d'un coin de rue s'élevait un retentissant « Bonjour, M. B. ! » Maman et moi, et d'autres personnes rencontrées ne devions pas être du monde. Ces enfants faisaient ce qu'ils pouvaient.
Pourtant, en dehors et bien avant les recommandations de mon père, ce salut des campagnes à la rencontre, ou par un bonjour, plutôt par une petite phrase sur le temps, ou encore, j'ai dû le dire déjà, par un « Te vla allé ? » il se donnait. Il se donne encore ; mais il se perd. Ce qui était finesse et courtoisie devient chose pesante. C'était aussi charité du cœur, qui manque peu à peu ; j'en vois trop de preuves pour croire à une rêverie de vieille dame : même en un temps où il en est tellement parlé.
Et le salut à l'étranger avait plus de sens encore ; il disait accueil et bienvenue. Un petit garçon entrait naguère en un bourg à la main de son grand'père ; un habitant qui les vit leur donna le bonjour, et après le petit demanda :
« Il nous connaît donc le monsieur ?
-- Mais non, c'est au contraire parce que nous sommes étrangers : il nous reçoit dans son pays. »
Le petit garçon est aujourd'hui un vieil homme ; cependant il n'a jamais oublié la petite scène et l'explication du grand-père ; il s'en fait une image de la vie d'autrefois.
\*\*\*
Je crois avoir tout dit de notre classe. Mais il y avait autre chose encore dans le magistère de mon père qu'il me tient à cœur de conter et que je regrette tant et tant de voir disparu : ce que les feuilles officielles appelaient cours d'adultes mais qui dans toutes nos campagnes était *l'école du soir*, en hiver.
Je suis émue rien qu'à songer d'en écrire. Oui, il est bien dommage que la mode en ait passé ; car rien n'a remplacé ni ne remplacera cette école du soir, ni prolongation des années scolaires, ni conférences, ni cours complémentaire au canton, quand il y en a. Elle montrait la bonne volonté des grands garçons dans le savoir ; elle se passait en grande simplicité ; et elle mettait de la vie et du pittoresque dans nos longues soirées et celles d'autres maisons. Parce qu'on se disait de l'un à l'autre, entendant soudain dans le silence des rues où souvent la neige était tombée, des cris joyeux, des appels, des bruits de bottes et surtout de sabots :
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« Voilà les garçons qui vont à leur école ! »
Et quand ils s'en revenaient, faisant encore plus de bruit pour se bien dégourdir, tapant plus fort le petit chemin durci dans la neige rejetée, luttant ou s'envoyant des boules grosses comme la tête :
« A c't'heure, les voilà qui rentrent... »
Alors les hommes quittaient leur journal ou leur somme au coin du feu, les femmes et les filles rangeaient leur ouvrage, et les vieux se renfonçaient dans l'oreiller à fleurs rouges avec un petit souvenir gaillard de leurs tours de rues l'hiver, quand ils étaient aussi des gâs et sans avoir eu besoin pour autant d'aller lire et écrire à la chandelle.
L'école avait lieu trois fois par semaine, les lundi, mercredi, et vendredi, à six heures et demie parce que l'hiver on mange tôt la soupe aux champs. Les vieux, eux, se couchaient à cinq heures « comme les poules » et d'aucuns même plus tôt, épargnant ainsi le feu et cette précieuse chandelle. Les autres veillaient comme partout, mais les rouets n'y tournaient plus comme à Sainte-Suzanne.
Je ne sais plus si mon père gardait une heure et demie ou deux ses élèves du soir ; je crois plutôt qu'il était capable de les intéresser deux heures durant. D'ailleurs ils n'auraient songé ni à s'ennuyer, ni à se divertir ; c'étaient de vrais écoliers venus pour travailler : une quinzaine, de seize ans à l'âge du régiment ; ceux « des maisons » et les « commis », les domestiques de culture dont aucun n'aurait songé à se dérober ; tous camarades entre eux, la classe sociale n'était pas marquée ; et celui de maison, qui était allé deux ans au collège pour « sortir » venait ensuite prendre sa place avec les autres.
On les entendait donc venir de loin : leurs baillées, leurs appels : Ho ! Ho ! parfois leurs chants, et leurs sabots. Les sabots les délassaient des souliers qu'ils avaient pour aller aux champs mener le fumier comme on disait, et le répandre ; et pour les ouvrages à la ferme où il n'en manque pas, même l'hiver, dans les étables, les écuries, la cour et les greniers ; il fallait aussi, des après-midi durant, passer le grain au tarare.
Il n'y avait jamais de berger parmi eux, parce que les bergers étaient d'âge mûr ou tournant au vieil âge.
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Ils arrivaient par petits groupes, jamais tous ensemble. Ils entraient plus vivement, délibérément que les écoliers du jour, tapant fort sur les marches pour se débarrasser de la neige et ils en laissaient à la porte comme d'épaisses semelles ; et les premiers arrivés avant l'heure faisaient le rond autour du poêle. C'était là où mon père avait avec eux des rapports d'homme à homme. Ils lui contaient les nouvelles comme ils se les contaient entre eux ; celles du métier, ce que chacun avait fait ce jour-là, ce qu'il ferait le lendemain. Et qu'on avait vu détaler un lièvre dans le champ à Jaquin ; et qu'on avait tué le cochon, que tout le pays avait entendu crier ; il avait une épaisseur de lard comme la main (ce qui n'était pas vrai). Nouvelles du pays aussi ; d'un malade s'il y en avait ; d'une naissance prévue pour la nuit ; de la maison où on avait repeint les grilles parce qu'un galant allait venir le dimanche pour la fille. Enfin ce qu'avait dit le boucher ou le boulanger sous la bâche de sa voiture, une fois la cliente servie et avant de fouetter son cheval : celles-là étaient colportées de plus loin.
Cependant une odeur d'écurie commençait à pénétrer jusqu'à maman et moi, qui nous installions pour notre veillée ; maman allait coudre et moi continuer d'apprendre mes leçons, et faire mes devoirs. Il n'était pas question de lire pour me distraire, papa me voulant toujours dans mes cahiers et livres de classe, ce que maman désapprouvait et ma grand'mère encore plus : « Il la rendra simple » disait-elle : ce qui voulait dire assotée ; et ce fut bien pis quand je dus faire mes études.
Et les derniers arrivaient, et à la demie sonnante mon père changeait sa façon, et la classe commençait. C'était surtout une classe de dictées et de problèmes. Les garçons du pays déjà formés par leur maître n'y avaient généralement pas grand'peine, alors leurs dictées étaient pleines de pièges et les problèmes demandaient plus de réflexion et parfois d'astuce. Parmi les domestiques, il y en avait de presque illettrés ; patiemment, il les faisait lire, copier ; aucun ne songeait à s'en humilier, il était là pour cela ; et ils faisaient des progrès.
Plusieurs hivers de suite il y eut même des Polonais envoyés par leur gouvernement, d'accord avec le nôtre, pour gagner leur vie, en France, travaillant aux champs. Avec beaucoup de bonne volonté, comme ils en montraient, mais je crois que même sans la leur il aurait agi de même, le bon maître leur apprit vraiment à lire et écrire notre langue (étaient-ils aussi savants en la leur ?) et l'un d'eux put même, rentré dans son pays, lui envoyer une carte de remerciement.
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Enfin, à ces garçons qui avaient déjà pu beaucoup oublier de leur temps d'écoliers, il rappelait aussi l'histoire et la géographie. Et nous entendions tout d'un coup, maman et moi, l'un d'eux s'écrier :
« Nancy ! Mais c'est là qu'est soldat l'ancien commis de la ferme du haut ! » Ou :
« Henri IV ! L'avait un château à Pau ; je l'sais par un cousin qui l'a vu. Et j'me rappelle : l'avait bu du vin en venant au monde et mangé d'l'ail ! » Et papa ne savait s'il lui fallait se réjouir de ce que son enseignement eut laissé un souvenir ou s'affliger qu'il fût de détail trivial. Il ressentait peut-être les deux.
D'aucunes fois, le maître entendait les divertir d'une bonne contée, et c'étaient alors de bons gros francs rires de détente et bonne santé. Et en tout cela je ne sais si c'était mode, habitude ou vrai désir d'en savoir un peu plus (par exemple pour savoir écrire en leur temps de régiment) mais aucun n'aurait songé à manquer sans raison son école du soir.
« Et ces jours-là, disait papa, on est sûr qu'ils ne courent pas le guilledou. »
Le temps écoulé ils se levaient, rentraient dans leurs sabots où ils n'avaient plus que le bout du pied, les tapaient un bon coup de la pointe, disaient fortement « Bonsoir M. B. » et s'élançaient au dehors avec leurs cris, leurs bourrades, leurs attrapes et leurs rires dès la cour, au contraire des écoliers du jour qui, encore si près, faisaient les petits saints.
Et nous allions nous coucher après avoir mangé les marrons qui grillaient dans le four de la cuisinière.
Nous aimions tous les trois ces soirs-là. Moi surtout quand maman m'avait dit :
« Maintenant laisse tes leçons (ou avant le Jour de l'an la lettre à tante Joséphine que j'étais déléguée pour écrire, tirant la langue et oubliant toujours un mot ou deux du brouillon revu et corrigé par mon maître d'école. Et ce n'était jamais assez bien écrit ; mais il ne me faisait pas recommencer pour ménager le beau papier gaufré que nous appelions pour ce le papier crocodile, qui dura des années soigneusement placé dans un tiroir du bureau de la chambre, et dont j'avais choisi l'une des feuilles d'un bleu pâle, ou d'un rose éteint, ou d'un vert léger ou couleur de crème).
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« Laisse tes leçons, disait donc maman, et prends ta marque » où j'inscrivais au point de tapisserie les lettres d'un magnifique alphabet en laines de deux couleurs. J'aimais marquer, et aussi j'entendais mieux la classe, à côté, j'entendais mieux vivre ces vies.
...Rien n'arrivait jamais. Une fois cependant parut à notre seuil une assez étrange figure, celle d'un homme jeune, beau, bien élevé, enveloppé d'une cape sous laquelle il portait une boîte grande et lourde, et qui nous demanda en retirant sa toque de fourrure où était la maison des pauvres.
Il y en avait alors une dans tous les villages, à l'entrée, ou la sortie, selon d'où on venait. C'était en réalité une maisonnette un peu plus grande que les cabanes de cantonniers, avec une cheminée et une petite provision de bois pour les jours froids. Mais en général les pauvres la dédaignaient par crainte de la vermine des autres ; ils aimaient mieux dans les granges un creux de paille ou de foin et la couverture qu'on leur prêtait ; et déjà la soirée passée au coin du feu de famille, car chacun au pays avait ses passants qu'on voyait arriver au moins une fois l'an.
Mais celui-là, cet inconnu ? Maman lui conseilla la ferme de nos amis. On ne l'y vit pas. Personne n'eut vent de lui. Comme il était apparu, il avait disparu, maman disait que ce devait être un « opérateur », un faiseur de tours, un illusionniste, qui, peut-être renseigné, avait songé proposer ses tours à l'école du soir, et puis n'avait plus osé. Il avait disparu : et on aurait pu croire qu'il avait été lui-même une illusion, si passant un jour devant la maisonnette, nous n'eûmes l'idée d'y entrer. Il y avait dans l'âtre un petit tas de cendres et une vieille qui passait aussi nous dit : « Je l'ai déjà vu avant vous : c'est le seul tas de l'année ; faut voir comme *ils* sont difficiles ! ».
Nous avons toutes les deux souvent songé à notre passant, plus que sa brève apparition n'aurait semblé en valoir la peine. Et un soir maman m'a dit :
« Il avait peut-être faim et je n'ai même pas songé à lui offrir de quoi manger. »
Alors j'ai eu le cœur bien gros.
\*\*\*
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Pour son premier janvier, ces garçons offraient à mon père une bouteille de liqueur dont il se montrait toujours sincèrement touché. C'était souvent de la prunelle, d'une marque célèbre à Troyes ; ils en étaient tout fiers. Quant au règlement, ce devait être la commune qui payait ce cours du soir, comme ce qu'on appelait le supplément de traitement, et le secrétariat de mairie.
Ce secrétariat nous mettait en relations presque journalières avec le maire qui arrivait des papiers à la main ou venant discuter un avis. En ce dernier cas, maman s'égayait de les voir invariablement, face à face, du même geste soucieux, se gratter légèrement la tête ; mais chez le maire c'était au-dessus de l'oreille droite, et de la gauche chez le secrétaire. Elle les imitait fort bien.
Ces décisions prises en commun n'étaient pas toujours très importantes, encore fallait-il les prendre dussent-elles aboutir à des arrêtés de la dernière simplicité que transmettait le Tambour faisant les deux rues de Périgny et battant sa caisse à la rencontre des ruelles unissant ces deux rues. Il la battait plus longtemps au coin de notre jardin, derrière les noisetiers. Et c'était là où le guettait mon père, désireux de savoir s'il lisait bien l'avis rédigé par lui. Trop bien, puisqu'il arrivait au bonhomme de corriger ce qu'il croyait être une distraction du maître d'école. Et c'est ainsi qu'à la nouvelle de l'assassinat du Président Carnot juste avant le 14 juillet où quelques drapeaux patriotiques devaient flotter à quelques pignons, mon père entendit annoncer :
« Ran-plan-plan-plan-plan ! En raison du deuil national la population est invitée à mettre ses drapeaux en *terne !* » Ran-plan-plan !
« En berne, s'était dit le Tambour, M. B. s'est trompé en écrivant... »
Une autre fois, c'étaient tous les possesseurs de *vésicules* (il avait voulu trop bien parler) qui devaient en faire la déclaration à la mairie. Papa en fit des gorges chaudes : mais pourquoi lui-même n'avait-il pas simplement parlé de voitures ?
D'autres fois enfin, sans qu'il fut question du Tambour, le maire et son secrétaire n'avaient point vu malice à ce qu'ils décidaient. On le vit à l'histoire des corbeaux, appelés cornailles à Périgny comme ailleurs. Il y en avait tant et tant abattues cette année-là sur la campagne et menaçant de dévorer les semailles, que la décision fut prise de payer ceux qui les apporteraient mortes à la maison d'école ; surtout les jeunes prises au nid. Ce serait deux sous par tête ou un par patte. Vous entendez bien. Et cela regardait surtout les gamins -- de dénicher -- les pères et les grands frères ayant d'autres chats à fouetter.
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Ces gamins d'ailleurs firent merveille, têtes et pattes s'accumulèrent sur le tas de notre petite cour. Même maman trouvait que c'était beaucoup, sans songer plus loin. Peut-être à cause des Colet, se révélant les plus grands fournisseurs ; c'était il est vrai toute une bande de garçons, hardis et délurés, frères à un an près, chacun avec son surnom, sauf l'aîné, qui portait selon la coutume le nom de famille, et celui qui s'appelait Mireille pour ce que son père, ayant été piston au régiment, avait trouvé ce nom si beau sur son carton de partition. Surtout les aînés se révélaient merveilleux dénicheurs, et cela n'étonnait personne, jusqu'au moment où maman s'éveilla de ses songes et plus fine que ne l'avaient été son maire et son mari, s'avisa du pot-aux-roses : que de deux Colet et de la même cornaille, l'un apportait la tête et l'autre les pattes. Preuve en fut faite et il y eut quelque scandale scolaire et un discours fort moral de mon père, mais les champs, après tout, étaient sauvés.
Pour finir, le charnier fut mis en terre. Mais il n'aurait pas fallu y mettre les hannetons, et c'est leur histoire à eux. Une autre année -- elles reviennent tous les quatre ans, mais celle-ci dépassa de beaucoup l'ordinaire -- il y eut une effrayante invasion de ces hannetons. Ils s'abattent sur les prairies, dévorent les feuilles des arbres et leurs vers blancs s'attaquent aux racines de l'herbe ; or la prairie de Périgny était avec les champs l'une de ses richesses. Nouvel arrêté : la commune paierait quarante sous, bon petit gain pour l'époque, le boisseau de ces indésirables. Cette fois les femmes s'en mêlèrent. Elles allaient à l'aube, étendre des draps sous les saules, là où les lourdauds s'étaient et restaient endormis, accrochés aux branches flexibles. Les femmes secouaient ces branches et y cueillaient ceux qui ne tombaient pas ; le boisseau était vite rempli, et même deux. Là, point de fraude possible.
Mais il s'avéra que le plus difficile était de se débarrasser du contenu des boisseaux. Après pointage, le soin en fut donné au garde-champêtre. Le premier jour il fit un grand feu de paille, y jeta la récolte, et tous les engourdis se dégourdirent si bien que ce fut un vrai nuage obscur et bourdonnant au-dessus des jardins et... des prés.
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Le lendemain il creusa la terre et les mit au tombeau ; mais comme ses morts n'étaient pas désormais morts, tout doux j'imagine, des pattes et du corps, sournoisement, ils réapparurent à la face de la terre autour du pauvre homme pantelant et leur disant de si gros mots que, nous étions voisins, maman me fit rentrer à la maison. Elle lui conseilla de les faire bouillir au chaudron, ce qu'il fit, empestant tout le voisinage d'une odeur de lessive nauséabonde. Mais là encore, les prés étaient sauvés.
\*\*\*
Que ne faisait encore mon père ? Ah, il ne tenait pas le lutrin à Périgny. L'instituteur précédent s'en étant déclaré incapable, il y avait, quand nous sommes arrivés, deux chantres établis qu'il ne voulut déposséder de leur emploi, rempli à plein cœur. Surtout par l'Héron, ainsi appelé pour ses longues jambes arpentant si bien le chœur quand il s'en allait vers la sacristie en chantant le *Domine salvam rem publicam* à la fin de la messe, que déjà on n'entendait plus le rem publicam autrement que comme un fracassement de la dite sacristie : car il avait une voix à faire tomber les voûtes dont il usait à généreux élans dans le bas et l'aigu, s'expliquant un jour ainsi de ses relations avec l'antiphonaire :
« Je ne sais pas la musique comme vous, mais je vois toujours bien quand ça monte et quand ça descend... »
Mais si le maître d'école de Périgny ne chantait messe ni vêpres, au moins il sonnait les cloches, étant à peu près le seul au village à pouvoir le faire à des heures régulières : du moins l'angelus de midi et du soir qui renseignaient les hommes aux champs (celui du matin se confondait avec l'annonce de la messe par monsieur le curé). Même après la Séparation, alors qu'il fut interdit aux instituteurs de chanter désormais à l'église, ce dont plus d'un fut marri à cause du petit profit, la sonnerie des angelus resta le lot de mon père, devenant communale et par conséquent laïque.
Tout comme, il était afficheur, les affiches le plus ordinairement officielles étant envoyées directement au secrétariat. Ma mère alors faisait une colle de farine de seigle dont elle plaignait l'emploi : je ne sais si l'affichage était rétribué, en tout cas ce devait être peu de chose.
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Et, je l'ai déjà dit, secrétaire du syndicat de la petite rivière dérivant de l'Aube et y retournant. Et accompagnant la commission de visite des fours et cheminées, qui se terminait aussi par un bon petit dîner à l'auberge : invité d'ailleurs à celui de la Saint-Nicolas où le conseil municipal d'un côté et le corps des pompiers de l'autre festoyaient dans la même salle. Le conseil y avait déjà célébré la prise de la Bastille, avec plus d'intimité ; je ne crois pas me tromper en disant qu'une année l'édilité avait invité, et il en était grand temps, c'était juste avant les lois laïques, le monsieur le curé du moment qui avait accepté, sachant ce monde fort honnête. Mais ce serait ce soir-là qu'il aurait emmené mon père toujours, lui, invité d'office -- à goûter au presbytère son *petit 14 juillet ;* et qu'il leur aurait alors si fort demandé de chanter : mon père *Minuit chrétiens* et son hôte *Allons enfants de la patrie.*
Cependant que le bon populaire, entre deux polkas sur la place, et servi par le garde-champêtre, recevait gratuitement un cervelas de trois sous et un verre de vin. Les hommes buvaient le vin et leurs dames emportaient le cervelas pour le déjeuner du lendemain ou le goûter aux champs. Nous ne manquions pas d'être du bon populaire, maman et moi, tant pour le cervelas que par montre d'esprit républicain.
Enfin -- j'espère n'en point passer -- j'ai déjà dit ailleurs que mon père était arpenteur bénévole ; j'ajoute qu'il recevait aussi la commande de lettres difficiles, la confidence même de quelques petits secrets où il y avait aussi à écrire : on le savait bonhomme et en dehors des histoires de famille ou de pays. Je ne l'ai jamais su que pour en avoir trouvé quelques traces après sa mort. Mes parents, je l'ai déjà fait savoir, avaient le bon goût et le bon sens -- le sens tout court de l'éducation -- de me laisser ignorer ce qui ne me regardait pas. Je n'en étais d'ailleurs pas curieuse ; trop d'autres choses m'intéressaient.
\*\*\*
En ce séjour à Périgny, qui dura donc dans les trente années, je ne fus cependant vraiment mêlée à la vie de mes parents, autant que mêler s'en faisait, que les deux premières, puisque dès octobre 90, au grand chagrin de maman qui allait pleurer dans mes robes, je partis pour le collège, à vingt-cinq lieues de là. Un jour mon père m'avait dit : « Tu seras professeur de lycée ». Je ne me représentais pas ce que cela pouvait être ; je ne connaissais qu'un professeur, et il portait barbiche et moustache : ce ne devait pas être cela.
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Mais à mon habitude je ne demandai point d'explication et passai docilement l'examen des bourses, en manquant pour la première fois de ma vie mon problème -- mon pauvre papa ne récoltait pas que de la gloire, avec moi -- fus tout de même reçue et donc embarquée pour ma nouvelle vie un matin de brume et feuilles dorées ensemble.
Pour cette raison j'ai ramassé en ce temps de 88 à 90 ce qui avait été, en dehors de mon propre monde imaginaire et familier, comme la pulsation de vie de la maison d'école et, au cœur, de l'école même.
Cependant après mon départ les choses ne manquaient pas de continuer. Je les retrouvais telles à chacun de mes retours et suivant la saison, à Noël, à Pâques, aux grandes vacances. Et telles je les ai revécues jusqu'à mon mariage et au-delà, jusqu'à la retraite de mon père ; telles enfin que je les revis aujourd'hui dans la nostalgie du souvenir : ce qui a été, même à cette heure si étrangement silencieux et perdu, reste une telle part de notre âme.
Ainsi je fus presque toujours là pour la Saint-Sylvestre, comme en ces deux premières années de Périgny. Elle se fêtait le soir par un dîner chez le maire, dont la famille s'est conservée amie. Ou plutôt on y fêtait l'éclosion de la nouvelle année, attendant le coup de minuit pour nous lever tous de table et nous embrasser à la ronde en nous « la » souhaitant bonne et heureuse. J'aimais ces soirées où pourtant il ne se passait rien que le plaisir d'être ensemble. Et puis il y avait une dinde dont je me souciais peu, encore que mon père eût l'honneur de la découper, ce qui se réservait aux invités de marque et il y mettait beaucoup d'importance, mais surtout l'une des meilleures crèmes au chocolat dont j'eus jamais à me régaler et dont je me souciais beaucoup. Nous la guettions, le petit garçon du maire et moi, d'un air de complicité.
Mais déjà le départ de la maison m'avait été un sujet de plaisir, peut-être en sa qualité de prélude. C'était après la visite de monsieur le curé. Maman retirait les chaises restées autour de la cheminée, séparait les bûches, mettait des cendres sur la braise. Puis elle vaquait à sa toilette et la mienne. Mon père était déjà rasé et il avait mis du sent-bon sur son mouchoir blanc. Quand il y avait grand'mère elle ajustait son bonnet monté et mettait sa palatine bordée de fourrure.
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Et puis nous sortions dans le jardin de neige pour prendre la rue de neige, mon père en avant, secouant son mouchoir pour une dernière toilette à ses ongles comme il faisait naguère se rendant à la messe de Bellevillotte, et nous allions, les dames, dans une envolée du sent-bon, moi derrière lui en tâchant de bien rester dans le chemin tracé pour obéir aux injonctions de maman et grand'mère, celle-ci alourdie par un rhumatisme et les années s'appuyant sur celle-là qui lui en faisait accroire sur la facilité d'avancer. Les étoiles étaient levées ; notre jardin, du dehors, paraissait grand et les champs infinis au-delà de la haie d'épine noire que nous devions longer un moment.
Et la cour de monsieur le maire s'étendait au-delà de la grille -- la maison était au fond -- avec ses écuries d'un côté où les bêtes soufflaient et de l'autre les hangars avec les voitures, les herses, les charrues, les instruments agricoles de ces temps dans leur quant-à-soi de choses rendues à elles-mêmes. Je connaissais cette vie secrète ; je la sentais depuis longtemps dans les cours d'hiver des maisons où j'allais chercher du lait, comme de ces cuisines où j'attendais devant le feu et le chaudron des pommes de terre aux cochons dessus, que la femme fut revenue de l'étable avec son seau fumant. Ce silence des choses entre elles. Ces ombres sur les murs et les rideaux du lit. Des fois il y avait un grillon, mais on les a fait partir ; si j'en entendais un aujourd'hui, je me croirais dans une vieille féerie.
Le retour me plaisait moins, je tombais de sommeil. Il fallait retraverser la cour ; comme il n'y avait pas toujours d'étoiles au ciel, notre hôte, du haut des marches de la maison, nous éclairait avec une lampe portée presque au-dessus de sa tête : nous n'avions pas de lanterne et il fallait surtout éviter la grande barre allongée qui retenait un côté des grilles. C'était un piège à vous prendre le pied et faire tomber. Maman ne l'évitait pas toujours ; un soir, le nouveau jeune curé avait été invité à pareil dîner, au cours de l'hiver. Mes parents l'étaient aussi et tout se passa bien, connaissance faite. Mais à la sortie cette vive maman voulut faire l'empressée dans la cour assez noire malgré la lampe :
« Suivez-moi, monsieur le curé, je connais les aîtres. »
Elle passe devant et presqu'aussitôt « s'entrappe » dans la barre et s'allonge à plat comme une grenouille, me dit-elle ensuite, sous les yeux du jeune curé effaré. Heureux qu'il ne fît pas la grenouille à son tour, comme une carte tombe sur l'autre.
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La même cour faillit être cause de la brouille de deux amis. Elle ou plutôt le vent de ce soir-là, mais elle fut mêlée à la scène que maman appelait un vrai conte d'almanach. C'était encore la mauvaise saison, à la nuit noire. Mon père et son ami le fermier revenaient de l'auberge où l'idée leur était venue d'aller prendre un apéritif. Ils étaient tous deux en casquette de fourrure. Passe un fort coup de vent :
« Oh ! s'écrie le maître d'école. Et il s'arrête.
-- Oh ! fait écho le fermier, qui s'arrête à son tour.
-- Soir de soir ! Elle est partie !
-- Dans la cour. Mais il n'y a pas de quoi crier si fort.
-- Comment, pas crier ? Vous en parlez à votre aise !
-- Voyons, pour ce qu'elle vaut !
-- Comment : pour ce qu'elle vaut ? N'empêche qu'elle vaut. On voit bien que vous êtes riche.
L'autre hausse l'épaule :
-- Si vous y tenez tant allez la chercher : moi j'aime mieux continuer ma route, par un temps pareil. »
Il part, mon père pousse la grille devant laquelle ils s'étaient arrêtés, cherche à tâtons, ne trouve rien, rentre à la maison de méchante humeur :
« Il est gentil, ton monsieur D. (tout appartenait à ma mère de ce qui n'allait pas : ainsi quand j'avais fait une sottise ; je devenais *ta* fille). Il est complaisant ! Il n'a pas voulu m'aider à chercher ma casquette dans la cour du maire après m'avoir dit, sans se gêner, qu'elle ne valait rien. »
Et maman fut du même avis tout en s'étonnant, mais qu'entend-elle dans la classe avant l'école du soir :
« Le patron a perdu sa casquette envolée dans la cour du maire mais il riait bien tout de même : parce que Monsieur B. avait absolument voulu la chercher... » C'était un commis du fermier qui contait, mon père n'étant pas là. Et le lendemain celui du maire transportait triomphalement les deux couvre-chefs superposés sur sa tête : ainsi chacun avait parlé du sien l'ayant senti s'envoler, sans avoir vu dans la nuit pareille chose arrivée à l'autre.
\*\*\*
Mais, que l'on m'excuse, je n'ai pas fini mes contes de bonne année.
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Le lendemain matin, j'étais éveillée par une double aubade. Celle d'abord de trois pompiers, deux clairons et un tambour, qui venaient la souhaiter bonne et heureuse au maître d'école, consacré ainsi l'un des notables du pays. Après leur soirée papa et maman auraient bien aimé continuer à dormir, mais il leur fallait vivement se montrer, offrir la goutte ou le vin blanc, et auparavant, je parle pour la dame, embrasser les trois pompiers, comme au long du jour il nous faudrait embrasser tout le monde, sauf monsieur le curé.
Aussi bien -- je songe au saut du lit et l'habillage précipité -- la seconde aubade se faisait entendre presqu'aussitôt. Les ran-plan-plan et ta-ra-ta-ta avaient à peine tourné la rue que c'étaient maintenant des voix aiguës d'enfants, des piaillements de volaille et bruits d'ailes sourdement battantes. Il était de coutume, pour chaque élève, d'apporter avec ses vœux une poule ou un coq dans le panier à couvercle de la famille, et c'était à qui arriverait le premier, les mères ayant dû imposer leur autorité pour que ce ne fût pas aux aurores : encore plusieurs se rencontraient-ils à la porte, devenus intraitables aux envolées de la musique ; et après ils suivraient les musiciens.
Parfois ces gamins ou gamines expliquaient pourquoi leur poule avait été choisie parmi les autres, ce dont les mamans ne les avaient pas priés, mais la mienne en riait bien, quoique pour « la chouettat » la cause fut bien innocente : la bestiole avait de si gros yeux qu'elle gênait un peu son monde comme d'un maléfice.
La bête sortie à grand'peine et grand bruit et emmenée dans une sorte de volière faite à cette occasion, mon père déposait dans le panier, après en avoir suspecté la propreté, l'un des livres rouges à tranche d'or qui brillaient si bien sur la table la veille au soir ; s'il s'agissait d'une famille à laquelle il pensait devoir quelque gentillesse, le livre était plus gros et plus cher.
Mais maman et moi embrassions tout autant chaque enfant, au museau bien débarbouillé, même si entre la maison de famille et la maison d'école le nez avait eu le temps de couler sur le débarbouillage. Et toute la suite de ma vie, je ne me suis éveillée un matin de Jour de l'an sans imagination de pompiers, petits gâs et gâchottes en blouse raide et bien récurés, piaillant la bonne année parmi des cris de poulaille éperdue.
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L'après-midi, c'était nous qui allions chez quelques amis, le vieil adjoint, monsieur le curé. Nous reprenions le chemin de la veille au soir laissant cette fois à la maison grand'mère et son rhumatisme. Mais mon père agitait encore son mouchoir au sent-bon renouvelé, et maman avait fait de la toilette. Moi aussi : j'avais avec mon manteau et ma toque de fourrure, mon ruban des dimanches, ce qui me paraissait très important. Comme c'était des temps à jupes longues, cette amusante petite maman, troussant la sienne à cause de la neige fondue, me répétait une parole de tante Joséphine à cousine Amélie, ramassée par grand'mère : « Trousse ta queue, ma grand'fille ! » Et Amélie la troussait, et j'en faisais semblant avec la mienne. Cette petite comédie, nous l'avons jouée bien des fois, même sages personnes.
Dans toutes les maisons on nous embrassait donc à notre arrivée, puis la dame nous offrait des biscuits et des cerises à l'eau-de-vie. Maman se démenait pour obtenir que j'aie seulement une cerise sans bon jus, ce dont j'étais bien attrapée, étant gourmande, et humiliée. L'un de nos hôtes, un vieux grand-père, recevait ses enfants et petits-enfants, ils étaient venus d'ailleurs -- j'ai déjà conté ces tape-cul ou ces quatre-roues qui s'en allaient ce jour-là par les routes vers l'ancien foyer de l'homme ou de la femme faire révérence aux parents et présenter la lignée. Ceux-là comme tous étaient arrivés un peu tard en raison des bêtes à rafourrer (approvisionner de paille ou de fourrage) pour la journée. Alors, du repas, ils en étaient toujours à la salade, et nous recevions des petits de bons baisers bien claquants à l'huile de navette grasse et jaune à souhait.
-- Après c'était monsieur le curé : il m'offrait les dragées sur lesquelles j'avais compté. Maman faisait semblant, par politesse, de n'en point vouloir, puis en acceptait une.
Nous ne passions donc pas dans toutes les maisons. Pourtant c'est ici que je trouve à en dire : nous les connaissions presque toutes. Au moins celles des parents d'élèves. Et que je trouve à rappeler un trait de la gentillesse de mon père et son souci de bon éducateur : dès le premier hiver il avait décidé d'aller, chaque semaine, passer une veillée dans chacune. Je nous revois bien brossés, recoiffés, relavés, papa ayant parfois changé de cravate, maman de tablier d'après-midi. Devant la porte, tandis que nous tapions nos sabots au seuil pour en faire tomber la neige, je me demandais comment ç'allait être de l'autre côté. Évidemment il y avait en tout, gens et choses, un air un peu convenu qui fondait à peine au long de la soirée. Mais l'idée du bon maître d'école restait bonne et son but était quand même atteint de connaître le milieu de Jules Collet ou Hélène Rousseau, et les parents étaient contents. Mes camarades et moi aussi, nous nous faisions des airs de vieilles connaissances.
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Et, au fond, j'étais plus familière que papa et maman au train de ce monde auquel nous étions mêlés : un peu comme à Bellevillotte mais autrement. Ces camarades m'emmenaient parfois, rencontrée allant chez Tanasse l'épicier, et je n'osais refuser de les suivre quoique maman n'admit les amitiés que sous ses yeux, à la maison. C'était alors leur maison à eux de tous les jours, pas apprêtée, telle les soirs de veillée quasi officiels ; la femme était à ses bêtes et on l'entendait se récrier sur leur mauvais comportement ; l'homme rentrait en disant n'importe quoi sur son travail ou celui des autres ; comme la femme « en disait » des voisines, l'homme accusait son voisin ; ils se criaient même leurs affaires à travers la cour à la façon des deux Polyte. Mes camarades trouvaient cela tout naturel et je finissais par le trouver aussi en apprenant beaucoup de choses. Mes parents n'en savaient pas autant.
Ou bien c'étaient les maisons où j'allais au lait. C'était une charge dont j'ai gardé le souvenir très vif. L'hiver, les cours déjà noires, avec ces choses vivant si intensément, je l'ai dit, et presque à la toucher, leur vie silencieuse, cependant que tout à coup un mouton bêlait dans la bergerie, et alors tous après lui. Des bruits de chaînes dans l'étable, de sabots frappés dans l'écurie. Un chien qui grommelait. Un chat se coulinait. Du toit de la grange, une chouette glissait dans l'air. Je n'avais pas peur. Je glissais comme la chouette et me coulinais comme le chat.
Et il y avait donc l'attente dans la cuisine, parfois sans vieux et sans enfants ; et même s'il y en avait, à cette heure ils ne disaient rien, ils me faisaient seulement une place et continuaient leurs songes de gens de campagne, même très jeunes, devant un petit feu, quand il n'y a pas d'autre lumière, et que c'est le bout de la journée.
J'ai pensé souvent une chose, sachant par ailleurs ce qui me manque à moi-même : mais de quoi restent privés dans leur connaissance de la vie, ceux qui n'ont pas connu dans son travail, ses vues, ses gloires et ses peines le train d'un petit monde de la terre ; qui n'ont pas, au moins une fois tendu leurs mains vers le petit feu faiseur d'ombres, en attendant l'homme et la femme.
Claude FRANCHET.
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### Histoire de saint Louis (VII)
par JOINVILLE
TANDIS QUE LE ROI demeurait en Acre, les messagers du Vieux de la Montagne vinrent à lui. Quand le roi revint de la messe, il les fit venir devant lui. Le roi les fit asseoir en telle manière, qu'il y avait un émir devant, bien vêtu et bien équipé ; et derrière l'émir, il y avait un bachelier bien équipé, qui tenait à la main trois couteaux dont l'un entrait dans le manche de l'autre, parce que si l'émir eût été refusé, il eût présenté au roi ces trois couteaux pour le défier. Derrière celui qui tenait les trois couteaux, il y en avait un autre qui tenait du bougran entortillé autour de son bras, qu'il eût aussi présenté au roi pour l'ensevelir, s'il eût refusé la requête du Vieux de la Montagne.
Le roi dit à l'émir qu'il lui dît ses intentions ; et l'émir lui bailla des lettres de créance, et dit ainsi :
-- Mon seigneur m'envoie vous demander si vous le connaissez.
Et le roi répondit qu'il ne le connaissait point, car il ne l'avait jamais vu ; mais il avait bien ouï parler de lui.
-- Et quand vous avez ouï parler de mon seigneur, dit l'amiral, je m'étonne beaucoup que vous ne lui ayez pas envoyé du vôtre assez pour le retenir comme ami, ainsi que l'empereur d'Allemagne, le roi de Hongrie, le soudan de Babylone, et les autres font pour lui tous les ans, parce qu'ils sont certains qu'ils ne peuvent vivre qu'autant qu'il plaira à mon seigneur. Et si cela ne vous plaît pas à faire, alors faites le acquitter du tribu qu'il doit à l'Hôpital et au Temple, et il se tiendra pour satisfait de vous.
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Il rendait alors un tribut au Temple et à l'Hôpital, parce qu'ils ne redoutaient en rien les Assassins, parce que le Vieux de la Montagne n'y peut rien gagner s'il faisait tuer le maître du Temple ou de l'Hôpital ; car il savait bien que s'il en eût fait tuer un, l'on en eût remis tantôt un autre aussi bon. Et pour cela il ne voulait pas perdre les Assassins là où il ne peut rien gagner. Le roi répondit à l'émir qu'il vînt dans l'après-dînée.
Quand l'émir fut revenu, il trouva que le roi était assis en telle manière, que le maître de l'Hôpital était d'un côté, et le maître du Temple de l'autre. Alors le roi lui dit qu'il lui redît ce qu'il lui avait dit au matin ; et l'émir dit qu'il n'avait pas l'intention de le redire, excepté devant ceux qui étaient au matin avec le roi. Alors les deux maîtres lui dirent :
-- Nous vous commandons que vous le disiez.
Et il leur dit qu'il le dirait puisqu'ils le commandaient. Alors les deux maîtres firent dire en sarrasinois qu'il vint le lendemain leur parler à l'Hôpital ; et ainsi fit-il.
Alors les deux maîtres lui firent dire que son seigneur était bien hardi quand il avait osé mander au roi de si dures paroles ; et ils lui firent dire que, si ce n'eût été pour l'amour du roi, vers qui ils étaient venus en message, ils les eussent fait noyer dans la sale mer d'Acre, en dépit de leur seigneur.
-- Et nous vous commandons que vous vous en retourniez vers votre seigneur, et que dans la quinzaine vous soyez ici de retour, et que vous apportiez au roi de la part de votre seigneur des lettres et des joyaux tels, que le roi s'en tienne satisfait et qu'il vous en sache bon gré.
Dans la quinzaine, les messagers du Vieux de la Montagne revinrent en Acre, et apportèrent au roi la chemise du Vieux ; et ils dirent au roi de la part du Vieux que c'était signe que, comme la chemise est plus près du corps que nul autre vêtement, de même le Vieux voulait tenir le roi plus près de son amour que nul autre roi. Et il lui envoya son anneau, qui était d'or très fin, là où son nom, était écrit ; et il lui manda que par son anneau il épousait le roi, car il voulait que dorénavant ils fussent tout un. Entre autres joyaux qu'il envoya au roi, il lui envoya un éléphant de cristal très bien fait, et une bête qu'on appelle girafe, aussi en cristal, des pommes de diverses espèces en cristal, et des jeux de tables et d'échecs ; et toutes ces choses étaient semées de fleurs d'ambre, et l'ambre était lié au cristal par de belles vignettes de bon or fin. Et sachez que sitôt que les messagers ouvrirent leurs écrins là où ces choses étaient, il sembla que toute la chambre fût embaumée, tant elles fleuraient bon.
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Le roi renvoya ses messagers au Vieux, et lui renvoya une grande foison de joyaux, draps d'écarlate, coupes d'or et freins d'argent ; et avec les messagers, il envoya frère Yves le Breton, qui savait le sarrasinois. Et frère Yves trouva que le Vieux de la Montagne ne croyait pas en Mahomet, mais croyait à la loi d'Ali, qui fût oncle de Mahomet. Cet Ali mit Mahomet au degré d'honneur là où il fût, et quand Mahomet se fut établi le seigneur du peuple, alors il méprisa son oncle et l'éloigna de lui. Et Ali, quand il vit cela, attira à lui ceux du peuple qu'il pût avoir et leur apprit une croyance autre que Mahomet n'avait enseignée ; d'où il résulte encore que tous ceux qui croient à la loi d'Ali disent que ceux qui croient à la loi de Mahomet sont mécréants ; et aussi tous ceux qui croient à la loi de Mahomet disent que tous ceux qui croient à la loi d'Ali sont mécréants.
L'un des points de la loi d'Ali est que, quand un homme se fait tuer pour faire le commandement de son seigneur, son âme va dans un corps plus heureux qu'elle n'était devant ; et pour cela les Assassins ne balancent pas à se faire tuer quand leur seigneur leur commande, parce qu'ils croient qu'ils seront plus heureux, quand ils seront morts, qu'ils n'étaient devant.
L'autre point est tel, qu'ils croient que nul ne peut mourir avant le jour qui lui est fixé ; et cela nul ne le doit croire ; car Dieu a pouvoir d'allonger ou de raccourcir nos vies. Et c'est un point auquel croient les Bédouins, et pour cela ils ne veulent pas mettre d'armures quand ils vont à la bataille ; car ils croiraient agir contre le commandement de leur loi ; et quand ils maudissent leurs enfants ils leur disent :
-- Ainsi sois-tu maudit comme le Franc, qui met une armure par crainte de la mort.
Frère Yves trouva un livre, au chevet du lit du Vieux, où étaient écrites plusieurs paroles que Notre-Seigneur dit à saint Pierre, quand il était sur terre : Et frère Yves lui dit.
Ah ! pour Dieu, Sire, lisez souvent ce livre ; car ce sont de très bonnes paroles.
Et il dit qu'ainsi faisait-il :
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-- Car j'aime beaucoup monseigneur saint Pierre, car au commencement du monde l'âme d'Abel, quand il fut tué, vint dans le corps de Noé ; et quand Noé fut mort, alors elle revint dans le corps d'Abraham ; et du corps d'Abraham, quand il mourut, elle vint dans le corps de saint Pierre, quand Dieu vint en terre.
Quand frère Yves ouït cela, il lui montra que sa croyance n'était pas bonne, et lui enseigna beaucoup de bonnes paroles ; mais il ne le voulut pas croire. Et frères Yves expliqua ces choses au roi, quand il fut revenu à nous. Quand le Vieux chevauchait, il avait un crieur devant lui qui portait une hache danoise à long manche tout couvert d'argent, avec tout plein de couteaux fichés dans le manche, et il criait :
-- Détournez-vous de devant celui qui porte la mort des rois entre ses mains.
J'avais oublié de vous dire la réponse que le roi fit au soudan de Damas, et qui fut telle : qu'il n'avait pas l'intention d'aller à lui jusques à tant qu'il sût si les émirs d'Égypte lui feraient droit pour le traité qu'ils avaient rompu ; et qu'il enverrait à eux pour cela, et que s'ils ne voulaient pas faire droit pour le traité qu'ils avaient rompu, il l'aiderait volontiers à venger son cousin, le soudan de Babylone, que les émirs avaient tué.
Délivrance\
de nombreux prisonniers
Tandis que le roi était en Acre, il envoya monseigneur Jean de Valenciennes en Égypte, lequel requit les émirs de réparer les outrages et les dommages qu'ils avaient faits au roi. Et ils lui dirent qu'ainsi feraient-ils bien volontiers, pourvu que le roi se voulût allier à eux contre le soudan de Damas. Monseigneur Jean de Valenciennes les blâma beaucoup des grands outrages qu'ils avaient faits au roi, et dont j'ai parlé plus haut ; et il fut d'avis qu'il ferait bon que, pour adoucir le cœur du roi envers eux, ils lui envoyassent tous les chevaliers qu'ils tenaient en prison. Et ainsi firent-ils, et de plus ils lui envoyèrent tous les os du comte de Brienne pour les mettre en terre bénite. Quand Monseigneur Jean de Valenciennes fut revenu en Acre, avec deux cents chevaliers qu'il ramena de prison, sans compter les autres gens, madame de Sayette, qui était cousine du comte Gautier et sœur de monseigneur Gautier seigneur de Resnel,
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dont Jean sire de Joinville prit la fille pour femme depuis qu'il revint d'outre-mer, madame de Sayette, dis-je, prit les os du comte Gautier, et les fit ensevelir chez les Hospitaliers en Acre. Et elle fit faire le service en telle manière, que chaque chevalier donna à l'offrande un cierge et un denier d'argent, et le roi un cierge et un besant, le tout aux frais de madame de Sayette. De quoi l'on s'émerveilla beaucoup quand le roi fit cela, car on ne l'avait jamais vu donner à l'offrande que de ses deniers ; mais il le fit par courtoisie.
Le roi engage des chevaliers
Entre les chevaliers que monseigneur Jean de Valenciennes ramena, j'en trouvai bien quarante de la cour de Champagne : je leur fit tailler des cottes et des surcots de drap vert, et les menai devant le roi, et le priai de vouloir tant faire qu'ils demeurassent avec lui. Le roi ouït ce qu'ils demandaient et se tut. Et un chevalier de son conseil dit que je ne faisais pas bien quand j'apportais au roi de telles propositions, là où il y avait bien sept mille livres d'excès. Et je lui dis que pût-il lui advenir mal d'en parler ainsi ; et qu'entre nous autres de Champagne nous avions bien perdu trente-cinq chevaliers de la cour de Champagne, tous portant bannière et je dis :
-- Le roi ne fera pas bien s'il vous en croit, dans le besoin qu'il a de chevaliers.
Après ces paroles, je commençai à pleurer très fortement ; et le roi me dit que je me tusse, et qu'il leur donnerait tout ce que je lui avais demandé. Le roi les reçut tout ainsi que je voulus, et les mit en mon corps de bataille.
Le roi répondit aux messagers d'Égypte qu'il ne ferait nul traité avec eux s'ils ne lui envoyaient toutes les têtes de chrétiens qui pendaient autour des murs du Caire, depuis le temps que le comte de Bar et le comte de Montfort furent pris ; et s'ils ne lui envoyaient tous les enfants qu'ils avaient, qui avaient été pris tout petits et qui avaient renié ; et s'ils ne lui quittaient les deux cent mille livres qu'il leur devait encore. Avec les messagers des émirs d'Égypte, le roi envoya monseigneur Jean de Valenciennes, homme vaillant et sage.
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A l'entrée du carême, le roi se prépara, avec tout ce qu'il avait de troupes, pour aller fortifier Césarée, que les Sarrasins avaient ruinée, et qui était à douze lieues d'Acre par-devers Jérusalem. Monseigneur Raoul de Soissons, qui était demeuré malade en Acre, alla avec le roi fortifier Césarée. Je ne sais comment il se fit, sinon par la volonté de Dieu, que jamais ils ne nous firent nul dommage de toute l'année. Taudis que le roi fortifiait Césarée, les messagers des Tartares revinrent à nous, et nous vous dirons les nouvelles qu'ils nous apportèrent.
Les Tartares\
et le prêtre Jean
Ainsi que je vous l'ai dit devant, tandis que le roi séjournait en Chypre, les messagers des Tartares vinrent à lui, et lui firent entendre qu'ils l'aideraient à conquérir le royaume de Jérusalem sur les Sarrasins. Le roi leur envoya à son tour des messagers, et par ses messagers il leur envoya une chapelle qu'il leur fit faire en écarlate ; et pour les attirer à notre croyance il leur fit tailler en images, dans cette chapelle, toute notre croyance, l'Annonciation de l'ange, la Nativité, le baptême dont Dieu fut baptisé, et toute la Passion et l'Ascension, et l'avènement du Saint-Esprit ; il leur envoya aussi calices, livres et tout ce qu'il fallut pour chanter la messe, et deux frères Prêcheurs pour chanter les messes devant eux. Les messagers du roi arrivèrent du port d'Antioche jusqu'au roi des Tartares, ils trouvèrent bien un an de marche, à chevaucher dix lieues par jour. Ils trouvèrent toute la terre sujette aux Tartares, et plusieurs cités qu'ils avaient détruites, et de grands monceaux d'ossements de gens morts.
Ils s'enquirent comment les Tartares étaient venus en assez grande autorité pour avoir tué et détruit tant de gens ; et voici de quelle manière, ainsi qu'ils le rapportèrent au roi. Les Tartares étaient venus et originaires d'une grande plaine de sable, là où il ne croissait nul bien. Cette plaine commençait à de très grandes et très merveilleuses roches qui sont au bout du monde vers l'Orient, lesquelles roches nul homme ne passa jamais, ainsi que les Tartares le témoignent ; et ils disaient que dedans était enfermé le peuple de Gog et de Magog, qui doit venir à la fin du monde, quand l'Antéchrist viendra pour tout détruire.
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En cette plaine était le peuple des Tartares, et ils étaient sujets au prêtre Jean et à l'empereur de Perse, dont la terre venait après la sienne, et à plusieurs autres rois mécréants, à qui ils devaient tribut et servage chaque année, à cause du pâturage de leurs bêtes ; car ils ne vivaient pas d'autre chose. Ce prêtre Jean et l'empereur de Perse, et les autres rois, tenaient en tel mépris les Tartares, que quand ils leur apportaient leurs rentes, ils ne les voulaient pas recevoir devant eux, mais leur tournaient le dos. Parmi eux il y eut un homme sage qui parcourut toutes les plaines, et parla aux hommes sages des plaines et des différents lieux, et leur montra le servage là où ils étaient, et les pria tous d'aviser comment ils sortiraient du servage là où le prêtre Jean les tenait. Il fit tant qu'il les assembla tous au bout de la plaine, en face la terre du prêtre Jean, et leur montra ces choses ; et ils lui répondirent qu'il parlât et qu'ils exécuteraient. Et il leur dit qu'ils ne pouvaient réussir s'ils n'avaient un roi et un seigneur au-dessus d'eux ; et il leur enseigna de quelle manière ils auraient un roi, et ils le crurent. Et la manière fut telle, que de cinquante-deux tribus qu'il y avait, chaque tribu lui apporta une flèche qu'elle eût marqués à son nom ; et de l'accord de tout le peuple, il fut convenu que l'on mettrait ces cinquante-deux flèches devant un enfant de cinq ans, et celle que l'enfant prendrait d'abord, fixerait la tribu d'où l'on ferait un roi. Quand l'enfant eut pris l'une des flèches, l'homme sage fit retirer en arrière toutes les autres tribus ; et il fut établi en telle manière, que ceux de la tribu d'où l'on devait faire un roi éliraient entre eux cinquante-deux hommes des plus sages et des meilleurs qu'ils auraient. Quand ils furent élus, chacun apporta une flèche marquée à son nom. Alors il fut convenu que celui dont l'enfant prendrait la flèche, de celui-là on ferait un roi. Et l'enfant en prit une qui était celle du sage qui les avait conseillés ; et le peuple en fut si heureux, que chacun en montra une grande joie. Il les fit taire, et leur dit :
-- Seigneurs, si vous voulez que je sois votre roi, vous me jurerez par Celui qui a fait le ciel et la terre que vous garderez mes commandements.
Et ils le jurèrent.
163:78
Les établissements qu'il leur donna, ce fut pour tenir le peuple en paix ; et ils furent tels, que nul n'y ravît la chose d'autrui, et que l'un ne frappât point l'autre s'il ne voulait perdre le poing ; et que nul n'eût de rapports avec la femme d'autrui ni avec la fille d'autrui, s'il ne voulait perdre le poing ou la vie. Il leur donna beaucoup d'autres bons établissements pour avoir la paix.
Après qu'il eut mis chez eux ordre et arrangement, il leur dit :
-- Seigneurs, le plus fort ennemi que nous ayons, c'est le prêtre Jean. Et je vous commande que vous soyez demain tous préparés pour lui courir sus ; et s'il arrive qu'il nous déconfise (dont Dieu nous garde !), que chacun fasse le mieux qu'il pourra. Et si nous le déconfisons, je commande que la chose dure trois jours et trois nuits, et que nul ne soit si hardi qu'il mette la main à faire nul butin, mais seulement à occire les gens ; car après que nous aurons remporté la victoire, je vous partagerai le butin si bien et si loyalement que chacun s'en tiendra satisfait.
C'est à quoi ils s'accordèrent tous.
L'endemain ils coururent sus à leurs ennemis, et ainsi que Dieu le voulut, ils les déconfirent. Tous ceux qu'ils trouvèrent en armes à se pouvoir défendre, ils les occirent tous ; et ceux qu'ils trouvèrent en habit de religion, comme les prêtres et les autres religieux, ils ne les occirent pas. Le reste du peuple de la terre du prêtre Jean, qui ne fut pas à cette bataille, se mit tout en leur sujétion.
L'un des princes de l'une des tribus nommées plus haut fut bien perdu trois mois sans que l'on en sût aucunes nouvelles ; et quand il revint, il n'avait ni faim ni soif, car il ne croyait avoir demeuré qu'une nuit au plus. Les nouvelles qu'ils en rapportèrent furent qu'il avait trouvé un très haut-tertre, et là-dessus qu'il avait trouvé les plus belles gens qu'il eût jamais vus, les mieux vêtus, les mieux parés ; et au bout du tertre, il vit un roi plus beau que les autres, mieux vêtu et mieux paré, assis sur un trône d'or. A sa droite siégeaient six rois couronnés, bien parés de pierres précieuses, et à sa gauche autant. Près de lui, à sa main droite, il y avait une reine agenouillée, qui lui disait et le priait qu'il pensât à son peuple. A sa gauche il y avait un très bel homme, qui avait deux ailes aussi resplendissantes que le soleil ; et autour du roi, il y avait une grande foison de belles gens avec des ailes. Le roi appela ce prince, et lui dit :
-- Tu es venu de l'armée des Tartares ?
164:78
Et il répondit :
-- Sire, j'en suis venu vraiment.
-- Tu t'en iras à ton roi, et tu lui diras que tu m'as vu, moi qui suis le Seigneur du ciel et de la terre ; et tu lui diras qu'il me rende grâce de la victoire que je lui ai donnée, sur le Prêtre Jean et sur son peuple. Et tu lui diras encore, de par moi, que je lui donne pouvoir de mettre en sa sujétion toute la terre.
-- Sire, fit le prince, comment me croira-t-il ?
-- Tu lui diras qu'il te croie à telles enseignes, que tu iras combattre l'empereur de Perse avec trois cent hommes sans plus de ton peuple ; et pour que votre grand roi croie que j'ai le pouvoir de faire toutes choses, je te donnerai la force de déconfire l'empereur de Perse, qui combattra contre toi avec trois cent mille hommes armés et plus. Avant que tu ailles le combattre, tu requerras de votre roi qu'il te donne les prêtres et les gens de religion qu'il a pris dans la bataille ; et ce qu'ils t'enseigneront, tu le croiras fermement toi et tout ton peuple.
-- Sire, fit-il, je ne m'en saurai aller si tu ne me fais conduire.
Et le roi se tourna vers une grande foison de chevaliers si bien armés que c'était merveille de les regarder ; et il appela et dit :
-- Georges, viens ça.
Et celui-ci vint et s'agenouilla. Et le roi lui dit :
-- Lève-toi, et me mène cet homme à sa tente sain et sauf.
Et ainsi fit-il en un instant. Sitôt que les gens le virent, ils montrèrent, et tout le camp aussi, une si grande joie que nul ne la pourrait raconter. Il demanda les prêtres au grand roi, qui lui les donna ; et ce prince et tout son peuple reçurent leurs enseignements si débonnairement qu'ils furent tous baptisés. Après ces choses, il prit trois cents hommes d'armes, et les fit confesser et préparer, et s'en alla combattre l'empereur de Perse, et le déconfit et chassa de son royaume. Celui-ci s'en vint fuyant jusqu'au royaume de Jérusalem ; et ce fut cet empereur qui déconfit nos gens et prit le comte Gautier de Brienne, ainsi que vous l'entendrez ci-après.
Le peuple de ce prince chrétien était si grand que les messagers du roi nous contèrent qu'il y avait dans leur camp huit cents chapelles sur des chars. Leur manière de vivre était telle, qu'ils ne mangeaient pas de pain et vivaient de chair et de lait.
165:78
La meilleure chair qu'ils aient, c'est celle du cheval ; et ils la mettent par couches dans la saumure, et la font sécher après, jusques à tant qu'ils la tranchent ainsi que du pain noir. Le meilleur breuvage qu'ils aient et le plus fort, c'est du lait de jument confit dans des herbes. On fit présent au grand roi des Tartares d'un cheval chargé de farine, qui était venu de trois mois de marche de loin ; et il la donna aux messagers du roi.
Ils ont un grand nombre de chrétiens qui croient à la religion des Grecs, et ceux dont nous avons parlé, et d'autres. Ceux-là les envoient sur les Sarrasins quand ils veulent guerroyer avec les Sarrasins ; et ils envoient les Sarrasins sur les chrétiens quand ils ont affaire aux chrétiens. Toute espèce de femmes qui n'ont pas d'enfants vont à la guerre avec eux ; ils donnent aussi bien une solde aux femmes qu'aux hommes, selon qu'elles sont plus vigoureuses. Et les messagers du roi contèrent que les hommes et les femmes soldés mangeaient ensemble aux hôtels des riches hommes à qui ils étaient et les hommes n'osaient toucher aux femmes en nulle manière, à cause de la loi que leur premier roi leur avait donnée. Toute espèce de chair qui meurt dans leur camp, ils les mangent toutes. Les femmes qui ont des enfants les soignent, les gardent, et préparent le manger à ceux qui vont à la bataille. Ils mettent les chairs crues entre leurs selles et leur pans d'habit, et quand le sang en est bien sorti, alors ils les mangent toutes crues. Ce qu'ils ne peuvent manger, ils le jettent dans un sac de cuir : et quand ils ont faim, alors ils ouvrent le sac, et mangent, toujours, la plus vieille d'abord. Je vis un Corasmin qui fut des gens de l'empereur de Perse, et qui nous gardait en prison ; quand il ouvrait son sac, nous nous bouchions le nez, parce que nous ne pouvions y tenir, à cause de la puanteur qui sortait du sac.
Or revenons à notre matière et disons que quand le grand roi des Tartares eut reçu les messagers et les présents, il envoya quérir avec sauf-conduit plusieurs rois qui n'étaient pas encore venus se mettre à la merci ; et il leur fit tendre la chapelle, et leur dit en telle manière :
-- Seigneurs, le roi de France est venu en notre sujétion et voici le tribut qu'il nous envoie et si vous ne venez vous mettre en notre merci, nous l'enverrons quérir pour vous perdre.
Il y en eut assez de ceux-là qui, par peur du roi de France, se mirent en la merci de ce roi des Tartares.
166:78
Avec les messagers du roi vinrent les leurs ; et ils apportèrent au roi de France des lettres de leur grand roi qui était ainsi conçues : « C'est une bonne chose que la paix ; car en terre de paix ceux qui vont à quatre pieds mangent l'herbe paisiblement ; et ceux qui vont à deux, labourent la terre (dont les biens viennent) paisiblement. Et nous te demandons cette chose pour t'avertir : car tu ne peux avoir la paix si tu ne l'as avec nous. Car prêtre Jean se leva contre nous, et tel roi et tel (et ils en nommaient beaucoup) ; et tous nous les avons passés au fil de l'épée. Ainsi nous te demandons que chaque année tu nous envoies assez de ton or et de ton argent pour que tu nous retiennes comme ami ; et si tu ne le fais, nous te détruirons toi et tes gens, ainsi que nous avons fait de ceux que nous avons ci-devant nommés. » Et sachez que le saint-roi se repentit fort d'y avoir envoyé.
Chevaliers\
arrivés de Norvège
Or, revenons à notre matière et disons que tandis que le roi fortifiait Césarée, arriva au camp monseigneur Alenard de Senaingan, qui nous conta qu'il avait fait son vaisseau au royaume de Norvège, qui est au bout du monde vers l'Occident ; et que dans le voyage qu'il fit vers le roi, il tourna tout autour de l'Espagne et dut passer par les détroits du Maroc. Il passa par de grands périls avant qu'il vint à nous ; le roi le retint lui dixième de chevaliers. Et il nous conta que dans les terres de Norvège les nuits étaient si courtes en été qu'il n'était nulle nuit où l'on ne vit la clarté du jour qui finit et la clarté du jour qui se lève. Il se mit lui et ses gens à chasser aux lions et ils en prirent plusieurs très périlleusement car ils allaient tirer sur les lions en piquant des éperons tant qu'ils pouvaient ; et quand ils avaient tiré, le lion s'élançait sur eux, et à l'instant il les eût atteints et dévorés si ce n'eût été qu'ils laissaient choir quelque morceau de mauvais drap ; et le lion s'arrêtait dessus, et déchirait le drap et le dévorait ; car il croyait tenir un homme. Tandis qu'il déchirait ce drap, un autre allait tirer sur lui ; et le lion laissait le drap et allait courir sur le chasseur ; et sitôt celui-ci laissait choir un morceau de drap, le lion se rejetait sur le drap. Et en faisant cela, ils tuaient des lions à coups de flèches.
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Philippe de Toucy.\
Mœurs des Commains.
Tandis que le roi fortifiait Césarée, monseigneur Philippe de Toucy vint à lui. Et le roi disait qu'il était son cousin parce qu'il était issu d'une des sœurs du roi Philippe, que l'empereur même eut pour femme. Le roi le retint lui dixième de chevaliers pendant un an ; et alors il partit et s'en retourna en Constantinople, d'où il était venu. Il conta au roi que l'empereur de Constantinople et les autres riches hommes qui étaient en Constantinople, étaient alors alliés à un peuple qu'on appelait Commains, afin d'avoir leur aide contre Vatace, qui alors était empereur des Grecs ; et pour que les uns aidassent les autres de bonne foi, il fallut que l'empereur et les autres riches hommes qui étaient avec lui, se saignassent et missent de leur sang dans une grande coupe d'argent. Et le roi des Commains et les autres riches hommes qui étaient avec lui, firent à leur tour ainsi, et mêlèrent leur sang avec le sang de nos gens, et le mirent dans du vin et de l'eau, et en burent, et nos gens aussi ; et alors ils dirent qu'ils étaient frères de sang. En outre, ils firent passer un chien entre nos gens et les leurs, et découpèrent le chien avec leurs épées, et nos gens aussi et ils dirent qu'ainsi fussent-ils découpés s'ils faillaient l'un à l'autre.
Il nous conta encore une grande merveille, qu'il vit tandis qu'il était dans leur camp : c'est qu'un riche chevalier était mort, et on lui avait fait une grande et large fosse en terre ; et on l'avait assis et paré très noblement sur une chaise, et on lui mit avec lui le meilleur cheval qu'il eût et le meilleur sergent, tout vivants. Le sergent, avant qu'il fût mis dans la fosse avec son seigneur, prit congé du roi des Commains et des autres riches seigneurs, et pendant qu'il prenait congé d'eux, ils lui mettaient dans son écharpe une grande foison d'or et d'argent, et lui disaient :
-- Quand je viendrai dans l'autre siècle, alors tu me rendras ce que je te baille.
Et il disait :
-- Ainsi ferai-je bien volontiers.
Le grand roi des Commains lui bailla une lettre qui s'adressait à leur premier roi, où il lui mandait que ce prud'homme avait très bien vécu et qu'il l'avait très bien servi, et le priait qu'il le récompensât de ses services.
168:78
Quand ce fut fait, ils le mirent dans la fosse avec son seigneur et avec le cheval tout vivant ; et puis lancèrent sur la fosse des planches bien chevillées ; et toute l'armée courut prendre des pierres et de la terre ; et avant que de dormir, ils eurent fait en remembrance de ceux qu'ils avaient enterrés, une grande montagne au-dessus d'eux.
Nouvel engagement\
de Joinville
Tandis que le roi fortifiait Césarée, j'allais dans son pavillon pour le voir. Dès qu'il me vit entrer dans sa chambre, là où il parlait au légat, il se leva, et me tira à part et me dit :
-- Vous savez, fit le roi, que je ne vous retins que jusques à Pâques ; ainsi je vous prie de me dire ce que je vous donnerai pour être avec moi de Pâques en un an.
Et je lui dis que je ne voulais pas qu'il me donnât plus de ses deniers que ce qu'il m'avait donné, mais que je voulais faire un autre marché avec lui.
-- Parce que, fis-je, vous vous fâchez quand on vous demande quelque chose, je veux que vous conveniez avec moi que si je vous demande quelque chose pendant toute cette année, vous ne vous fâcherez pas ; et si vous me refusez, je ne me fâcherai pas non plus.
Quand il ouït cela, il commença à rire aux éclats, et me dit qu'il me retenait à cette condition ; et me prit la main, et me mena par-devers le légat et vers son conseil, et leur répéta le marché que nous avions fait ; et ils en furent très joyeux, parce que j'étais le plus riche qui fut dans le camp.
Comment Joinville\
vivait outre-mer
Je vous dirai ci-après comment j'ordonnai et arrangeai mon affaire pendant quatre ans que j'y demeurai, depuis que les frères du roi s'en furent allés. J'avais deux chapelains avec moi qui me disaient mes heures ; l'un me chantait ma messe sitôt que l'aube du jour paraissait, et l'autre attendait que mes chevaliers et les chevaliers de mon corps de bataille fussent levés. Quand j'avais ouï ma messe, je m'en allais avec le roi. Quand le roi voulait chevaucher, je lui tenais compagnie. Quelquefois il se trouvait que des messagers venaient à lui, à cause de quoi il nous fallait travailler pendant la matinée.
169:78
Mon lit était fait dans mon pavillon de telle manière que nul n'y pouvait entrer qu'il ne me vit couché dans mon lit ; et je faisais cela pour ôter tout faux soupçon de commerce avec des femmes. Quand approchait la Saint-Rémi, je faisais acheter plein mon étable de porcs et ma bergerie de moutons ; et de la farine et du vin pour les provisions de l'hôtel pendant tout l'hiver ; et je faisais cela parce que les denrées enchérissent en hiver, à cause de la mer qui est plus mauvaise en hiver qu'en été. Et j'achetais bien cent tonneaux de vin, et je faisais toujours boire le meilleur avant, et je faisais tremper d'eau le vin des valets, et mettre moins d'eau dans le vin des écuyers. A ma table, on servait devant mes chevaliers une grande bouteille de vin et une grande bouteille d'eau ; alors ils le trempaient comme ils voulaient.
Le roi m'avait baillé dans mon corps de bataille cinquante chevaliers ; toutes les fois que je mangeais, j'avais dix chevaliers à ma table avec les dix miens ; et ils mangeaient l'un devant l'autre, selon la coutume du pays, et s'asseyaient sur des nattes à terre. Toutes les fois que l'on criait aux armes, j'y envoyais cinquante-quatre chevaliers qu'on appelait dizeniers, parce que chacun menait une dizaine. Toutes les fois que nous chevauchions en armes, tous les cinquante chevaliers mangeaient à mon hôtel au retour. A toutes les fêtes annuelles, j'invitai tous les riches hommes du camp ; à cause de quoi il fallait que le roi empruntât quelquefois de ceux que j'avais invités.
Quelques jugements\
prononcés à Césarée
Vous entendrez d'après les condamnations et les jugements que je vis prononcer à Césarée, tandis que le roi y séjournait.
Tout en premier, nous vous parlerons d'un chevalier qui fut pris dans un mauvais lieu, et auquel on laissa un choix à faire, selon les usages du pays. Ce choix fut tel : ou que la femme de mauvaise vie le mènerait par le camp, en chemise honteusement lié avec une corde ; ou qu'il perdrait son cheval et ses armes, et qu'on le chasserait du camp.
170:78
Le chevalier laissa son cheval au roi et ses armes, et s'en alla du camp. J'allai prier le roi qu'il me donnât le cheval pour un pauvre gentilhomme qui était dans le camp. Et le roi me répondit que cette prière n'était pas raisonnable, car le cheval valait encore quatre-vingts livres. Et je lui répondis :
-- Comment avez-vous violé nos conventions en vous fâchant de ce que je vous ai demandé ?
Et il me dit tout en riant :
-- Dites tout ce que vous voudrez, je ne me fâche pas.
Et toutefois je n'eus pas le cheval pour le pauvre gentilhomme.
La seconde condamnation fut telle, que les chevaliers de notre corps de bataille chassaient une bête sauvage que l'on appelle gazelle, qui est comme un chevreuil. Les frères de l'Hôpital se jetèrent sur eux et poussèrent et chassèrent nos chevaliers. Et je me plaignis au maître de l'Hôpital, et le maître de l'Hôpital me répondit qu'il me ferait droit selon l'usage de la Terre sainte, qui était tel, qu'il ferait manger à terre sur leurs manteaux, les frères qui avaient fait l'outrage, jusques à tant que ceux à qui l'outrage avait été fait les relevassent. Le maître leur en tint bien sa promesse ; et quand nous vîmes qu'ils eurent mangé quelque temps sur leurs manteaux, j'allai au maître et le trouvai mangeant, et je le priai qu'il fit lever les frères qui mangeaient sur leurs manteaux devant lui ; et les chevaliers à qui l'outrage avait été fait l'en prièrent aussi. Et il me répondit qu'il n'en ferait rien, car il ne voulait pas que les frères fissent des vilenies à ceux qui viendraient en pèlerinage en Terre sainte. Quand j'ouïs cela, je m'assis à terre avec les frères, et commençai à manger avec eux ; et je lui dis que je ne me lèverais pas jusques à tant que les frères se levassent. Et il me dit que c'était lui faire violence, et m'octroya ma requête ; et il me fit manger avec lui moi et mes chevaliers, qui étaient avec moi ; et les frères allèrent manger à table avec les autres.
Le troisième jugement que je vis rendre à Césarée fut tel, qu'un sergent du roi, qui avait nom le Goulu, mit la main sur un chevalier de mon corps de bataille. J'allai m'en plaindre au roi. Le roi me dit que je m'en pouvais bien désister, ce lui semblait ; car le sergent n'avait fait que le pousser. Je lui dis que je ne m'en désisterais pas, et que s'il ne m'en faisait droit, je laisserais son service, puisque ses sergents poussaient les chevaliers.
171:78
Il me fit faire droit et le droit fut tel, selon les usages du pays, que le sergent vint en mon pavillon, déchaussé, en caleçon, sans autre vêtement, une épée toute nue à la main, et s'agenouilla devant le chevalier, prit l'épée par la pointe, et tendit le pommeau au chevalier, et lui dit :
-- Sire, je vous fais réparation de ce que j'ai mis la main sur vous, et je vous ai apporté cette épée pour que vous me coupiez le poing, s'il vous plaît.
Et je priai le chevalier qu'il lui pardonnât son offense, et ainsi fit-il.
La quatrième punition fut telle, que frère Hugues de Jouy, qui était maréchal du Temple, fut envoyé au soudan de Damas de par le maître du Temple, pour obtenir que le soudan fit un accord au sujet d'une grande terre que le Temple avait coutume de tenir, en sorte que le soudan voulût bien que le Temple en eût la moitié et lui l'autre. Les conventions furent faites en telle manière, si le roi y consentait. Et frère Hugues amena un émir de par le soudan de Damas, et apporta les conventions dans un écrit qu'on appelait authentique. Le maître dit ces choses au roi ; de quoi le roi fut fortement surpris, et lui dit qu'il était bien hardi d'avoir conclu ou négocié une convention avec le soudan sans lui en parler ; et le roi voulut que réparation lui en fut faite. Et la réparation fut telle, que le roi fit lever les tentures de trois de ses pavillons, et là fut tout le commun de l'armée en général qui venir y voulut ; et là vint le maître du Temple et tous ses chevaliers, tout déchaussés, à travers le camp, parce que leurs tentes étaient en dehors du camp. Le roi fit asseoir devant lui le maître du Temple et le messager du soudan, et le roi dit au maître tout haut :
-- Maître, vous direz au messager du soudan qu'il vous pèse d'avoir fait un traité avec lui sans m'en parler ; et parce que vous ne m'en aviez pas parlé, vous le tenez quitte de tout ce qu'il vous a promis et lui rendez toutes ses promesses.
Le maître prit les conventions et les bailla à l'émir, et alors le maître dit :
-- Je vous rends les conventions que j'ai faites à tort, et cela me pèse.
172:78
Et alors le roi dit au maître qu'il se levât et qu'il fit lever tous ses frères ; et ainsi fit-il.
-- Or, agenouillez-vous, et me faites réparation de ce que vous y êtes allés contre ma volonté.
Le maître s'agenouilla et tendit le bout de son manteau au roi, et abandonna au roi tout ce qu'ils avaient pour y prendre sa réparation, telle qu'il la voulait régler.
-- Et je dis, fit le roi, tout d'abord, que frère Hugues, qui a fait les conventions soit banni de tout le royaume de Jérusalem.
Ni le maître, qui était compère du roi pour le comte d'Alençon, né à Chatel-Pèlerin, ni la reine, ni autres, ne purent venir en aide à frère Hugues, et empêcher qu'il ne lui fallut vider la Terre sainte et le royaume de Jérusalem.
Traité avec les émirs d'Égypte\
saint Louis fortifie Jaffa.
Tandis que le roi fortifiait la cité de Césarée, les messagers d'Égypte revinrent à lui, et lui apportèrent le traité, tout ainsi qu'il est dit plus haut que le roi l'avait réglé ; et les conventions entre le roi et eux furent telles, qu'à un jour qui fut désigné, le roi dut aller à Jaffa, et qu'à ce jour où le roi dut aller à Jaffa, les émirs d'Égypte devaient par serment, être à Gaza, pour délivrer le royaume de Jérusalem. Le roi et les riches hommes de l'armée jurèrent le traité tel que les messagers l'avaient apporté, et nous devions par serment, les aider contre le soudan de Damas.
Quand le Soudan de Damas sut que nous nous étions alliés avec ceux d'Égypte, il envoya bien quatre mille Turcs bien équipés à Gaza, là où ceux d'Égypte devaient venir, parce qu'il savait bien que s'ils pouvaient venir jusqu'à nous il y pourrait bien perdre. Toutefois le roi ne laissa pas de se mettre en mouvement pour aller à Jaffa. Quand le comte de Jaffa vit que le roi venait, il mit son château en tel état qu'il semblait bien que ce fût une place défendable ; car à chacun des créneaux (et il y en avait bien cinq cents), il y avait une targe à ses armes et un drapeau, laquelle chose fut belle à regarder ; car ses armes étaient d'or à une croix de gueules pâtée. Nous nous logeâmes autour du château dans les champs, et nous environnâmes le château, qui est situé sur la mer, depuis un rivage jusques à l'autre. Aussitôt le roi se mit à fortifier un bourg neuf tout autour du vieux château, depuis un rivage jusques à l'autre. J'y vis maintes fois le roi lui-même porter la hotte dans les fossés pour gagner l'indulgence.
173:78
Les émirs d'Égypte faillirent aux conventions qu'ils nous avaient faites ; car ils n'osèrent venir à Gaza à cause des troupes du soudan de Damas qui y étaient. Toutefois ils nous tinrent parole en tant qu'ils envoyèrent au roi toutes les têtes des chrétiens qu'ils avaient pendues au mur du château du Caire, depuis que le comte de Bar et le comte de Montfort furent pris : le roi les fit mettre en terre bénite. Et ils lui envoyèrent aussi les enfants qui avaient été pris quand le roi fut pris ; laquelle chose ils firent à regret, car ces enfants avaient déjà renié. Et avec ces choses, ils envoyèrent au roi un éléphant que le roi envoya en France.
Tandis que nous séjournions à Jaffa, un émir qui était du parti du soudan de Damas, vint couper des blés dans un village à trois lieues du camp. Il fut convenu que nous lui courrions sus. Quand il nous vit venir, il prit la fuite. Pendant qu'il s'enfuyait un jeune valet gentilhomme se mit à le poursuivre, et il jeta deux de ses chevaliers à terre sans briser sa lance, et il frappa l'émir en telle manière qu'il lui brisa le fer dans le corps.
Les messagers des émirs d'Égypte prièrent le roi qu'il leur donnât un jour où les émirs puissent venir vers le roi, et qu'ils y viendraient sans faute. Le roi décida qu'il ne le refuserait pas, et il leur donna un jour ; et ils lui promirent par serment qu'à ce jour les émirs seraient à Gaza.
Le comte d'Eu,\
le prince d'Antioche,\
les trois ménétriers d'Arménie
Tandis que nous attentions ce jour que le roi avait donné aux émirs d'Égypte, le comte d'Eu, qui était écuyer, vint au camp et amena avec lui monseigneur Arnoul de Guines, le bon chevalier, et ses deux frères, lui dixième. Il demeura au service du roi, et le roi le fit chevalier.
En ce temps-là, revint au camp le prince d'Antioche et la princesse sa mère ; le roi lui fit grand honneur, et le fit chevalier très honorablement. Son âge n'était pas plus de seize ans, mais jamais je ne vis un enfant si sage. Il requit au roi de l'ouïr parler en présence de sa mère ; et le roi le lui octroya. Les paroles qu'il adressa au roi en présence de sa mère furent telles :
174:78
-- Sire, il est bien vrai que ma mère me doit tenir encore quatre ans en sa tutelle, mais il n'est pas juste, pour cela, qu'elle doive laisser ma terre se perdre ni déchoir ; et je dis ces choses, sire, parce que la cité d'Antioche se perd entre ses mains. Ainsi je vous demande, sire, que vous la priiez de me bailler de l'argent et des gens, avec quoi je puisse aller secourir mes gens qui sont là, et les aider. Et, sire, elle le doit bien faire ; car si je demeure dans la cité de Tripoli avec elle, ce ne sera pas sans grandes dépenses, et les grandes dépenses que je ferai seront faites pour rien.
Le roi l'ouït bien volontiers, et il négocia de tout son pouvoir avec sa mère pour qu'elle lui baillât autant que le roi put tirer d'elle. Sitôt qu'il quitta le roi, il s'en alla à Antioche, là où il se fit très bien venir. Du gré du roi, il écartela ses armes, qui sont merveilles, des armes de France, parce que le roi l'avait fait chevalier.
Avec le prince vinrent trois ménétriers de la Grande Arménie ; et ils étaient frères, et s'en allaient en Jérusalem en pèlerinage, et avaient trois cors dont les sons sortaient du côté de leur visage. Quand ils commençaient à donner du cor, vous eussiez dit que c'étaient les chants des cygnes qui partent de l'étang ; et ils faisaient les plus douces mélodies et les plus gracieuses, en sorte que c'était merveille de l'ouïr. Ils faisaient tous trois des sauts merveilleux ; car on leur mettait une toile sous les pieds, et ils faisaient la culbute tout debout, de sorte que leurs pieds revenaient tout debout sur la toile. Deux faisaient la culbute la tête en arrière, et l'aîné aussi ; et quand on lui faisait faire la culbute la tête en avant, il se signait ; car il avait peur qu'il ne se brisât le cou en tournant.
Le comte de Brienne\
et l'empereur de Perse
Parce que c'est une bonne chose que la mémoire du comte de Brienne, qui fut comte de Jaffa, ne soit pas oubliée, nous vous parlerons ci-après de lui, parce qu'il tint Jaffa pendant plusieurs années, et par sa vigueur il la défendit longtemps ; et il vivait en grande partie de ce qu'il gagnait sur les Sarrasins et sur les ennemis de la foi.
175:78
D'où il advint une fois qu'il déconfit une grande quantité de Sarrasins qui menaient une grande foison de draps d'or et de soie, lesquels il gagna tous ; et quand il les eut amenés à Jaffa, il partagea tout entre ses chevaliers sans que rien lui en demeurât. Sa manière était telle, que quand il avait quitté ses chevaliers, il s'enfermait en sa chapelle et était longuement en oraison avant qu'il allât le soir coucher avec sa femme, qui fut une dame très bonne et très sage, et sœur du roi de Chypre.
L'empereur de Perse, qui avait nom Barbaquam, que l'un des princes des Tartares avait déconfit, ainsi que je l'ai dit plus haut, s'en vint avec son armée au royaume de Jérusalem, et prit le château de Tabarié, qu'avait fortifié monseigneur Eudes de Montbéliard, le connétable, qui était seigneur de Tabarié de par sa femme. Il fit très grand dommage à nos gens ; car il ravagea tout ce qu'il trouva hors de Chatel-Pèlerin, et en dehors d'Acre, et en dehors de Safad, et en dehors de Jaffa aussi. Et quand il eut fait ces dommages, il se dirigea sur Gaza à la rencontre du soudan de Babylone, qui devait venir là pour faire tort et nuire à nos gens. Les barons du pays et le patriarche décidèrent qu'ils iraient le combattre avant que le soudan de Babylone dût venir. Et pour les aider, ils envoyèrent quérir le soudan de la Chamelle, l'un des meilleurs chevaliers qui fût en tout le pays des païens, et auquel ils firent si grand honneur en Acre qu'ils étendirent des draps d'or et de soie par où il devait aller. Ils s'en vinrent jusqu'à Jaffa, nos gens et le soudan avec eux. Le patriarche tenait en excommunication le comte Gautier, parce qu'il ne lui voulait pas rendre une tour qu'il avait en Jaffa, que l'on appelait la tour du patriarche. Nos gens prièrent le comte Gautier qu'il allât avec eux pour combattre l'empereur de Perse ; et il dit qu'ainsi ferait-il bien volontiers pourvu que le patriarche lui donnât l'absolution jusques à leur retour. Jamais le patriarche n'en voulut rien faire ; et toutefois le comte Gautier se mit en marche, et s'en alla avec eux. Nos gens firent trois corps de bataille, dont le comte Gautier en eut un, le soudan de la Chamelle l'autre, et le patriarche et ceux du pays le troisième. Dans le corps du comte de Brienne furent les Hospitaliers.
Ils chevauchèrent jusqu'à ce qu'ils virent leurs ennemis devant leurs yeux. Dès que nos gens les virent, ils s'arrêtèrent, et les ennemis firent trois corps de bataille aussi. Pendant que les Corasmins arrangeaient leurs corps de bataille, le comte Gautier vint à nos gens et leur cria :
176:78
-- Seigneurs, pour Dieu, allons à eux ; car nous leur donnons du temps, parce que nous sommes arrêtés.
Et il n'y en eut aucun qui l'en voulût croire. Quand le comte Gautier vit cela, il vint au patriarche et lui demanda l'absolution en la manière dessus dite ; jamais le patriarche n'en voulut rien faire. Avec le comte de Brienne il y avait un vaillant clerc, qui était évêque de Rames, qui avait fait maintes belles prouesses dans la compagnie du comte ; et il dit, au comte :
-- Ne vous troublez pas la conscience parce que le patriarche ne vous absout pas ; car il a tort et vous avez raison ; et je vous absous au nom du Père et du Fils, et du Saint-Esprit. Allons à eux !
Alors ils piquèrent des éperons, et attaquèrent le corps de bataille de l'empereur de Perse, qui était le dernier. Là il y eut une très grande foison de gens tués de part et d'autre ; et là fut pris le comte Gautier ; car tous nos gens s'enfuirent si laidement qu'il y en eut qui, de désespoir, se noyèrent dans la mer. Ce désespoir leur vint parce qu'un des corps de bataille de l'empereur de Perse attaqua le soudan de la Chamelle, lequel se défendit tant contre eux que de deux mille Turcs qu'il y mena, il ne lui demeura que deux cent quatre-vingts quand il quitta le champ de bataille.
L'empereur décida qu'il irait assiéger le soudan dans le château de la Chamelle, parce qu'il lui semblait qu'il ne devrait pas tenir longtemps, après avoir perdu tant de ses gens. Quand le soudan vit cela, il vint à ses gens et leur dit qu'il irait combattre l'ennemi : car s'il le laissait assiéger, il serait perdu. Il arrangea son affaire en telle manière, que tous ceux de ses gens qui étaient mal armés il les envoya par une vallée couverte ; et sitôt qu'ils ouïrent battre les tambours du soudan, ils se jetèrent sur le camp de l'empereur par derrière, et se prirent à occire les femmes et les enfants. Et sitôt que l'empereur qui était sorti dans la plaine pour combattre le soudan qu'il voyait devant ses yeux, ouït les cris de ses gens, il retourna en son camp pour secourir les femmes et les enfants ; et le soudan leur courut sus, lui et ses gens ; d'où il advint si bien que de vingt-cinq mille qu'ils étaient il ne leur demeura homme ni femme qui tous ne fussent tués dans le combat ou passés au fil de l'épée.
177:78
Avant que l'empereur de Perse allât devant la Chamelle il amena le comte Gautier devant Jaffa et ils le pendirent par les bras à une fourche, et ils lui dirent qu'ils ne le dépendraient pas jusques à tant qu'ils eussent le château de Jaffa. Tandis qu'il pendait par les bras, il cria à ceux du château que quelque mal qu'on lui fit ils ne rendissent pas la ville, et que s'ils la rendaient, lui-même les occirait.
Quand l'empereur vit cela, il envoya le comte Gautier en Babylone et en fit présent au soudan ainsi que du maître de l'Hôpital et de plusieurs prisonniers qu'il avait pris. Ceux qui menèrent le comte en Babylone étaient bien trois cents, et ils ne furent pas occis quand l'empereur périt devant Chamelle. Et ces Corasmins combattirent contre nous le vendredi, où ils nous vinrent assaillir à pied. Leurs bannières étaient vermeilles, et elles étaient montées jusque vers les lances ; et sur les lances, ils avaient fait avec des chevelures des têtes qui semblaient des têtes de diables.
Plusieurs des marchands de Babylone criaient après le soudan qu'il leur fit justice du comte Gautier pour les grands dommages qu'il leur avait faits ; et le soudan leur permit qu'ils s'allassent venger de lui. Et ils l'allèrent occire dans la prison et martyriser ; d'où nous devons croire qu'il est aux cieux au nombre des martyrs.
Le soudan de Damas prit ses gens qui étaient à Gaza, et entra en Égypte. Les émirs le vinrent combattre. Le corps de bataille du soudan déconfit le corps de bataille des émirs contre lequel il combattit, et l'autre corps de bataille des émirs d'Égypte déconfit l'arrière-garde du soudan de Damas. Aussi le soudan de Damas s'en revint à Gaza blessé à la tête et à la main. Et avant qu'il partît de Gaza, les émirs d'Égypte lui envoyèrent leurs messagers et firent la paix avec lui, et nous faillirent en toutes nos conventions ; et nous fûmes dorénavant sans avoir ni paix ni trêve avec ceux de Damas ni avec ceux de Babylone. Et sachez que quand nous étions le plus de gens sous les armes, nous n'étions jamais plus de quatorze cents.
Le maître de Saint-Lazare\
vaincu par les Sarrazins
Tandis que le roi était au camp devant Jaffa, le maître de Saint-Lazare avait épié près de Rames, à trois grandes lieues, des bêtes et autres choses dont il croyait faire un grand butin ; et lui qui ne tenait nul rang dans l'armée, mais qui faisait à sa volonté, y alla sans parler au roi.
178:78
Quand il eut recueilli sa proie, les Sarrasins lui coururent sus et le déconfirent en telle manière, que de tous les gens qu'il avait en son corps de bataille il n'en échappa que quatre. Sitôt qu'il entra dans le camp, il commença à crier aux armes. Je m'allai armer et priai le roi qu'il m'y laissât aller ; il m'en donna congé, et me commanda que je menasse avec moi le Temple et l'Hôpital. Quand nous vînmes là, nous trouvâmes que d'autres Sarrasins étrangers étaient descendus dans la vallée là où le maître de Saint-Lazare avait été déconfit. Pendant que ces Sarrasins étrangers regardaient les morts, le maître des arbalétriers du roi leur courut sus, et avant que nous fussions arrivés, là, nos gens les eurent déconfits et en occirent plusieurs.
Un sergent du roi et un des Sarrasins s'y jetèrent à terre l'un l'autre d'un coup de lance. Un autre sergent du roi, quand il vit cela prit les deux chevaux et il les emmenait peur les voler ; et pour qu'on ne le vît pas, il se mit parmi les murailles de la cité de Rames. Tandis qu'il les emmenait une vieille citerne sur quoi il passa, s'effondra sous lui ; les trois chevaux et lui allèrent au fond, et on me le dit. J'y allais voir et vis que la citerne s'écroulait encore sur eux et qu'il ne s'en fallait guère qu'ils ne fussent tout couverts. Ainsi nous nous en revînmes sans rien perdre, excepté ce que le maître de Saint-Lazare y avait perdu.
Le maître des arbalétriers
Sitôt que le soudan de Damas eut fait la paix avec ceux d'Égypte, il manda à ses gens qui étaient à Gaza qu'ils s'en revinssent vers lui ; et ainsi firent-ils. Et ils passèrent par-devant notre camp à moins de deux lieues ; et jamais ils n'osèrent nous courir sus, et pourtant ils étaient bien vingt mille Sarrasins et dix mille Bédouins. Avant qu'ils vinssent en face de notre camp, le maître des arbalétriers du roi et son corps de bataille les observèrent trois jours et trois nuits, de peur qu'ils ne se jetassent sur notre camp à l'improviste.
Le jour de la Saint-Jean qui était après Pâques, le roi ouït son sermon. Tandis que l'on prêchait, un sergent du maître des arbalétriers entra dans la chapelle du roi tout armé, et lui dit que les Sarrasins avaient enclos le maître arbalétrier.
179:78
Je demandai au roi qu'il m'y laissât aller, et il me l'octroya, et me dit que je menasse avec moi jusques à quatre ou cinq cents hommes d'armes, et me nomma ceux qu'il voulait que j'emmenasse. Sitôt que nous sortîmes du camp, les Sarrasins qui s'étaient mis entre le maître des arbalétriers et le camp, s'en allèrent à un émir qui était sur un tertre devant le maître des arbalétriers avec mille hommes d'armes au moins. Alors commença le combat entre les Sarrasins et les sergents du maître des arbalétriers dont il y avait bien deux cent quatre-vingts ; car une fois que l'émir voyait que ses gens étaient pressés, il leur envoyait du secours et tant d'hommes qu'ils repoussaient nos sergents jusque sur le corps de bataille du maître ; quand le maître voyait que ses gens étaient pressés, il leur envoyait cent ou cent vingt hommes d'armes, qui repoussaient les ennemis jusque sur le corps de bataille de l'émir.
Tandis que nous étions là, le légat et les barons du pays, qui étaient demeurés avec le roi, lui dirent qu'il faisait une grande folie de me mettre en aventure ; et par leur conseil le roi me renvoya quérir, et le maître des arbalétriers aussi. Les Turcs partirent de là et nous revînmes au camp.
Beaucoup de gens s'émerveillèrent de ce que les Sarrasins ne vinrent pas nous attaquer, et quelques-uns dirent qu'ils ne s'en abstinrent que parce qu'eux et leurs chevaux étaient tous affamés à Gaza, là où ils avaient séjourné près d'un an.
Jean le Grand
Quand ces Sarrasins furent partis de devant Jaffa, ils vinrent devant Acre et mandèrent au seigneur d'Assur qui était connétable du royaume de Jérusalem, qu'ils détruiraient les jardins de la ville s'il ne leur envoyait cinquante mille besants ; et il leur manda qu'il ne leur en enverrait pas un. Alors ils firent ranger leurs troupes, et s'en vinrent le long des sables d'Acre si près de la ville que l'on y eût bien tiré avec une arbalète à tour. Le sire d'Assur sortit de la ville et se mit sur le mont Saint-Jean, là où est le cimetière Saint-Nicolas, pour défendre les jardins. Nos sergents à pied sortirent d'Acre, et commencèrent à les harceler avec les arcs et les arbalètes.
180:78
Le sire d'Assur appela un chevalier de Gênes qui avait nom monseigneur Jean le Grand, et lui commanda qu'il allât ramener les troupes légères qui étaient sorties de la ville d'Acre, pour qu'elles ne se missent pas en péril.
Tandis qu'il les ramenait, un Sarrasin commença à lui crier en sarrasinois qu'il jouterait avec lui s'il voulait ; et celui-ci dit qu'ainsi ferait-il volontiers. Tandis que monseigneur Jean allait vers le Sarrasin pour jouter, il regarda à sa main gauche et vit une petite troupe de Turcs qui se tenaient tout cois pour regarder la joute, et en frappa un de sa lance parmi le corps et le renversa mort. Quand les autres virent cela, ils lui coururent sus pendant qu'il revenait vers nos gens, et l'un d'eux le frappa d'un grand coup de masse sur son chapeau de fer ; et au passage monseigneur Jean lui donna de son épée sur le turban dont il avait la tête entortillée, et lui fit voler le turban au milieu des champs. Ils portaient ces turbans alors qu'ils voulaient combattre, parce qu'ils supportent un grand coup d'épée. L'un des autres Turcs piqua des éperons vers lui, et il lui voulait donner de sa lance parmi les épaules ; et monseigneur Jean vit venir la lance ; alors il esquiva le coup : au moment où le Sarrasin passait, monseigneur Jean lui donna un revers de son épée parmi le bras, si bien qu'il fit voler sa lance au milieu des champs. Et il s'en revient ainsi, et ramena les gens de pied ; et il fit ces trois beaux coups devant le seigneur d'Assur et les riches hommes qui étaient en Acre, et devant toutes les femmes qui étaient sur les murs pour voir ces gens.
Sac de Sayette
Quand cette grande foison de Sarrasins qui furent devant Jaffa, et n'osèrent combattre avec nous, ainsi que vous l'avez ouï, ni avec ceux d'Acre, ouïrent dire (et c'était la vérité) que le roi faisait fortifier la cité de Sayette, et avec peu de bonnes troupes, ils se dirigèrent de ce côté. Quand monseigneur Simon de Montbéliard, qui était maître des arbalétriers du roi et chef des troupes du roi à Sayette, ouït dire que ces gens venaient, il se retira dans le château de Sayette, qui est très fort et enclos par la mer en tous sens ; et il fit cela parce qu'il voyait bien qu'il était trop faible contre eux. Il y abrita avec lui ce qu'il put de monde ; mais il y en eut peu, car le château était trop étroit. Les Sarrasins s'élancèrent dans la ville là où ils ne trouvèrent nulle résistance ; car elle n'était pas toute fermée. Ils occirent plus de deux mille personnes de nos gens, et avec tout le butin qu'ils firent là, s'en allèrent en Damas.
181:78
Quand le roi ouït ces nouvelles, il en fut très irrité, cherchant s'il y pourrait porter remède ; et les barons du pays s'en trouvèrent très bien, parce que le roi voulait aller fortifier un tertre là où il y eut jadis un ancien château au temps des Macchabées. Ce château se trouve quand l'on va de Jaffa à Jérusalem. Les barons d'outre-mer ne furent pas d'avis de rétablir les murs du château, parce qu'il était à cinq lieues loin de la mer ; c'est pourquoi les vivres n'auraient pu nous venir de la mer sans que les Sarrasins, qui étaient plus forts que nous n'étions, les enlevassent. Quand ces nouvelles vinrent de Sayette au camp, que le bourg était détruit, les barons du pays vinrent au roi, et lui dirent que ce lui ferait un plus grand honneur de refortifier le bourg de Sayette que les Sarrasins avaient détruit, que de faire une forteresse nouvelle ; et le roi tomba d'accord avec eux.
(A suivre)
JOINVILLE.
182:78
### Lumière du dogme et brume du teilhardisme
par R.-Th. CALMEL, o.p.
Un temps viendra où les hommes ne supporteront plus la saine doctrine, mais au gré de leurs désirs et selon la démangeaison de leurs oreilles ils se donneront des maîtres en quantité ; ils détourneront leur attention de la vérité pour se tourner vers des mythes. II^e^ Tim. IV, 3-4.
Le péché originel est un péché non pas personnel, non pas commis personnellement, mais transmis, hérité, reçu du fait même que nous venons au monde comme enfants d'Adam. C'est un péché de nature, de race, qui marque tous les membres de l'espèce humaine du seul fait qu'ils appartiennent à cette espèce. Il ne consiste pas dans un acte accompli par notre liberté, mais bien dans un état qui affecte notre âme et notre liberté. Il consiste en ce que, dès notre conception, notre être spirituel est séparé de Dieu, privé de la vie surnaturelle qu'il aurait dû posséder ; notre volonté, qui est encore incapable d'agir, se trouve atteinte d'une déviation radicale à l'égard de Dieu et déjà incurvée du côté du moi.
183:78
Ce péché d'état et ce péché qui tient à notre origine a pour cause l'orgueilleuse désobéissance de notre premier père. Du fait même qu'il était notre premier père, il possédait par une faveur toute gratuite du Père céleste, non seulement pour lui mais pour toute la race future, une nature comblée, élevée à l'amitié de Dieu, située d'emblée dans le surnaturel, remplie de grâce. Et de plus cette grâce avait des propriétés merveilleuses, puisqu'elle se prolongeait en des dons préternaturels ; elle était immortalisante pour le corps, équilibrante pour les facultés inférieures, immunisante par rapport aux bizarreries et aux malignités de la nature physique. Or cet état de justice originelle, Adam en était gratifié non seulement pour lui mais pour tous ses enfants. Il devait leur transmettre une nature humaine surnaturellement élevée, extraordinairement privilégiée. Du fait de son orgueilleuse désobéissance il perdait la grâce et les dons préternaturels non seulement pour lui mais pour nous tous. Il n'était plus capable de nous transmettre qu'une nature détournée de Dieu, une nature coupable et blessée. Sans doute Adam s'est-il repenti de son péché ; très vite il s'est converti de son orgueil et son repentir suscité par le Père de Miséricorde a été agréé à tel point que la venue d'un Rédempteur lui a été promise à lui-même et à son épouse ; ensuite le Père les a revêtus de tuniques de peau. Il reste que la nature qu'Adam allait transmettre était à jamais découronnée et même gâtée ; son repentir personnel n'y changerait rien ; l'état de nature intègre et dans la grâce divine était aboli à jamais. L'état qui allait succéder était celui d'une nature coupable, mais qui serait réparée en chacun de ceux qui croient, -- ceux qui, par la foi dans le Christ, et par le baptême (au moins de désir), accèdent à la dignité d'enfants de Dieu. Ainsi l'état de justice originelle était remplacé par un état plus beau (puisque désormais la grâce qui nous répare nous fait en même temps le corps mystique du Fils de Dieu incarné) ([^14]), mais les privilèges qui, dans l'état de justice originelle, tenaient à la nature et faisaient corps avec elle, sont perdus et bien perdus.
184:78
Ce qui maintenant fait corps avec la nature humaine, ce qui est devenu son inévitable condition existentielle c'est un état de péché, un état de séparation de Dieu, de déviation loin de lui ; avec une foule de malheureuses séquelles : dans notre corps, la mort et la souffrance ; dans nos facultés spirituelles, l'ignorance et le manque d'intérêt à l'égard des vérités divines, puis la débilité et malignité de la volonté ; dans nos facultés inférieures, la faiblesse et la lâcheté devant les saints efforts, ainsi que l'attrait désordonné pour les plaisirs sensibles ; et je ne parle pas de la désharmonie de la nature physique, si souvent hostile et inclémente pour cet homme qui fut d'abord son roi pacifique et gracieusement écouté.
La régénération dans le Christ ne va pas à nous restituer nos premiers privilèges, à nous délivrer des châtiments héréditaires. Elle fait seulement (et c'est mieux ainsi) ([^15]) que la souffrance et la mort soient illuminées, acceptées en configuration au Christ ; de même que les séquelles du péché d'origine dans nos facultés spirituelles et sensibles sont supportées et sont assumées comme matière de notre combat et de notre victoire, en union avec la Passion et la Victoire de Jésus-Christ. En signe de quoi Jésus nous a déclaré : « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce à lui-même, qu'il porte sa croix et qu'il me suive. » (Matthieu, XVI, 24 et Luc, IX, 23), « Mon joug est doux et mon fardeau léger » (Mathieu, XV, 30). Et saint Paul : « Ceux qui sont dans le Christ Jésus ont crucifié leur chair avec ses vices et ses concupiscences. » (Gal. V, 24) ; et encore : « Tous ceux qui veulent vivre pieusement dans le Christ Jésus auront à souffrir persécution. » (II Tim. III, 12).
Voilà donc succinctement rappelée la doctrine catholique du péché originel, telle qu'elle a été formulée aux Conciles d'Orange et de Trente, conformément au grand texte de Saint-Paul dans l'épître aux Romains ([^16]) et en continuité de toute la tradition. La Vierge, la seule Vierge Marie a été préservée, afin de devenir la digne Mère de Dieu. Son âme est la seule âme humaine qui, dès l'instant de la conception, ait été remplie de grâce au lieu d'être vide de Dieu, détournée de Dieu, inclinée hors de Dieu. *Ave Maria, gratia plena, Dominus tecum, benedicta tu in mulieribus*. Il était impensable que celle dont le Fils de Dieu devait faire sa mère en toute conscience et acceptation, eût été même un instant détournée de Dieu et dans le pouvoir du Démon.
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Mais, même remplie de grâce dans l'instant de sa conception, même absolument exempte de tout désordre dans son âme et son corps, la Vierge Marie n'en a pas moins été sujette à la souffrance et au déchirement. Parce qu'elle est une digne mère du Rédempteur, parce qu'elle devait coopérer à notre Rédemption à un titre incomparable, elle a pris part à la passion de Jésus avec une perfection incomparable d'amour et de déchirement. *O vos omnes qui transitis per viam*... Vous tous qui passez par ce chemin arrêtez-vous et voyez s'il est une douleur semblable à ma douleur (Messe et Vêpres de N.-D. des Sept-Douleurs au 15 septembre).
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Voilà donc la doctrine catholique du péché originel. Ce rappel assez court suffit cependant à montrer qu'il n'existe pas un dosage de ce péché variable au cours des siècles. Ce péché ne risque pas de s'atténuer par la vertu de l'évolution (ni du reste aucun péché) ; il est tout entier en chaque homme, sans accroissement mi diminution. L'évolution n'a rien à faire ici. Au temps de Paul VI comme au temps de Nabuchodonosor, tout petit d'homme qui vient au monde y fait son apparition, privé de la grâce divine (complètement, ni plus, ni moins) avec une nature inclinée hors de Dieu, attirée vers le mal. Il a un besoin radical d'être purifié, quel que soit le progrès du siècle dans lequel il voit la lumière. Ceux et celles qui se sont occupés avec amour et réalisme de l'éducation des petits enfants le savent bien, quoi que prétende le chimérique pédagogue Jean-Jacques Rousseau. (On sait qu'il commençait par se débarrasser de ses propres enfants, pour avoir ensuite toute liberté de bâtir une théorie sur leur parfaite bonté naturelle.) Bien sûr, la différence est considérable, du point de vue des moyens de sanctification et de persévérance dans la voie droite, entre l'enfant qui vient au monde dans une famille chrétienne au temps de Paul VI, vicaire de Jésus-Christ, et l'enfant qui voyait le jour dans une famille idolâtre au temps de Nabuchodonosor roi de Babylone. Depuis la Naissance, la Passion et la Résurrection du Christ, *nous sommes en effet dans la plénitude des temps* ([^17]) ; le Verbe s'est fait chair, et il a demeuré, il demeure parmi nous ; et les familles chrétiennes se sont multipliées.
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L'enfant qui vient au monde dans une telle famille se trouve dans les conditions normales pour être purifié du péché originel, ensuite pour en combattre les mauvais effets. Il n'en reste pas moins qu'il doit être purifié et qu'il doit combattre. La nécessité de la lutte n'est pas diminuée par la succession des siècles. Le péché originel n'est pas en train de s'éliminer peu à peu à l'intérieur de l'espèce humaine. La condition religieuse et humaine du petit enfant qui vient au monde dans l'ère chrétienne et en milieu chrétien est certes incomparablement meilleure que la condition humaine et religieuse du petit enfant d'avant le Christ, notamment en milieu idolâtre. Cependant un milieu chrétien n'est pas un milieu où la dose de péché originel (si l'on peut dire) est en train de baisser ; c'est un milieu où l'être humain se trouve dans les conditions normales pour être lavé de ce péché et pour en combattre les séquelles. Ainsi, quel que soit le milieu, tout enfant porte la tâche et le poids de ce péché, (de ce péché hérité du seul fait qu'il hérite la nature), même les enfants qui se trouvent en des conditions normales pour en être purifiés et marcher ensuite de clarté en clarté, ou plutôt avancer de purifications en pureté. (Seule Notre-Dame avançait de pureté en pureté.)
Telle étant la doctrine catholique, on ne rend pas service aux fidèles, lorsqu'on accepte de la mélanger avec je ne sais quelle théorie de l'évolution, de la maquiller avec les concepts et les images de Teilhard de Chardin. Les auteurs qui agissent ainsi ne le font pas toujours avec préméditation ; ils se laissent plutôt emporter par le courant.
Ils seraient les premiers sans doute à se récrier si quelque prêtre refusait de baptiser leurs petits sous prétexte qu'au XX^e^ siècle, le péché originel n'entacherait plus leur âme et qu'il aurait été nettoyé peu à peu par suite de l'évolution. Cependant, et quelle que soit leur bonne intention, ces auteurs ajoutent encore de la fumée au nuage qui enveloppe le peuple chrétien. C'est pourquoi je ne peux approuver qu'un journal catholique de Province, et qui du reste fait honorable figure, ait publié un jour, sans doute par inadvertance, quelques réflexions fort malencontreuses sur le péché originel ; ce péché n'est point présenté comme un péché, -- péché hérité, mais qui nous détourne quand même de Dieu --, mais simplement comme une survivance de (prétendues) origines animales et d'instincts soi-disant primitifs qui, progressivement, deviendraient étrangers à l'humanité ;
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cependant que la guérison de ce péché serait l'aboutissement de l'évolution, et non l'effet absolument gratuit de la Passion du Christ à laquelle nous adhérons par la foi et le baptême. Je n'attache pas autrement d'importance aux brèves réflexions dont je parle. Je regrette quand même que l'auteur, entraîné par la phraséologie teilhardienne ait écrit ceci : « Si nous pensons, *à la suite de plusieurs de nos contemporains,* que le péché originel se concrétise par le souvenir... de nos origines animales et la survivance de nos instincts primitifs... il apparaît évident, à la lumière de l'Immaculée-Conception, que le terme de l'évolution humaine est un affranchissement de ces instincts pour une montée vers l'Esprit et la Grâce. »
S'exprimer de la sorte ce n'est pas seulement tenir un discours imprécis et parler un langage mou ; c'est parler un langage orienté de travers, qui tend à énerver les dogmes les mieux définis et les vider de leur contenu. C'est faire (inconsciemment) le jeu, le mauvais jeu des négateurs du surnaturel : le jeu meurtrier de ces « penseurs contemporains » qui ramènent le surnaturel à l'évolution ; qui, sans nier le surnaturel en face, le dissolvent dans le devenir de l'humanité.
Au reste, je dois remercier l'auteur des réflexions incriminées et je m'acquitte volontiers de ce devoir, car il m'a donné l'occasion de relire dans mon *Denzinger* les canons des Conciles de Trente et d'Orange ; je me suis plongé ensuite dans le *Second Catéchisme de Meaux* (de Bossuet) et j'ai relu la première partie (celle que je trouve très forte et très solide) de l'ouvrage du Père Labourdette, o.p. sur *Le Péché originel et les origines de l'homme.* ([^18])
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Céder sans bien y prendre garde à une ambiance doctrinale de confusion et de dissolution, c'est là une faiblesse qui se remarque non seulement dans certains journaux catholiques, mais même dans les « résolutions » officielles d'un mouvement national d'Action Catholique. Je ne doute pas de l'intention apostolique et missionnaire du Mouvement Familial Rural (M.F.R.), ni de ses efforts courageux pour ramener à la vie chrétienne et à l'Église du Christ l'ensemble de la paysannerie.
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Mais justement, si nous voulons aider à la conversion des « hommes et des femmes responsables d'exploitations rurales », ne devons-nous pas leur dire (notamment dans les résolutions officielles d'un grand congrès catholique) qu'il existe une doctrine l'Église au sujet du travail des champs ; doctrine qui définit les normes immuables du droit naturel en régime chrétien pour l'agriculture et les paysans, dans leur situation historique présente ; doctrine qui est exposée dans l'Encyclique de Jean XXIII, *Mater et Magistra.* Nos campagnes vont-elles revenir à Jésus-Christ et à sa loi, si nous enseignons aux agriculteurs à devenir les simples « partisans du monde à venir » sans avoir réfléchi tout d'abord que le droit, naturel et la foi chrétienne imposent un tri, exigent un discernement. Voici ([^19]) en effet la cinquième résolution du M.F.R., « à l'issue des travaux » du Congrès de Versailles de cet été. « Le mouvement... doit être avec tous et partout le partisan du monde à venir en vivant l'aujourd'hui de Dieu ». *Donc avec tous et partout les agriculteurs auraient le devoir d'être les partisans du monde à venir ?* Non, assurément. Ou alors vous feriez un devoir aux agriculteurs d'être les partisans des kolkhozes, du monopole d'État, sur l'enseignement, de l'étatisme policier. Car enfin, ce monde à venir dont le paysan devrait être le *partisan avec tous*, un certain nombre de dirigeants et de puissants de l'heure le voient et le veulent (ce fameux monde à venir) comme le monde de l'État tout-puissant ; par la nationalisation des biens, la propagande, les pressions de toute sorte, ils prétendent réduire les hommes à se courber irrémissiblement vers la terre, pour la production, la consommation et les loisirs organisés ; ils veulent forcer les âmes à détourner leur regard de l'éternité et de la croix de Jésus, à mettre leur fin dernière dans ce qui fait leur ruine
*Dum nil perenne cogitat*
*Seseque culpis illigat...*
*Illabitur letrum chaos*
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*Le monde à venir,* encore qu'il soit aux mains de Dieu, pouvons-nous ignorer cependant que le démon continuera d'y travailler, qu'il le conçoit déjà et qu'il le prépare comme une antichambre climatisée de l'Enfer éternel ? Ne sommes-nous pas mis au courant, par la Révélation, des idées du diable sur *le monde à venir ?* Ou pensons-nous peut-être que le diable manque d'idées, ou qu'il ne trouve personne pour les mettre en œuvre ? Sommes-nous aveuglés au point de ne pas voir que certains de nos frères, notamment des dirigeants et des hommes d'État, ont donné leur consentement aux conceptions diaboliques et se mettent docilement aux ordres de *celui qui fut homicide dès le commencement.*
*C'est le diable qui tient les fils qui les remuent...*
Vous me direz que les dirigeants du Congrès du M.F.R. ne pensaient pas à tout cela et ne regardaient pas si loin, quand ils rédigeaient leur cinquième résolution. Tout bonnement sans doute voulaient-ils dire que les agriculteurs chrétiens, en vue d'un aménagement du monde rural conforme à la loi de Dieu, devaient accepter de travailler, dans une certaine limite et à la lumière de certains principes, avec des socialistes, ou des incroyants. Les auteurs de la cinquième résolution n'entendaient pas assurément que les agriculteurs chrétiens devaient être les partisans d'un monde matérialiste ni coopérer à sa construction. Sans doute. Mais pourquoi donc les auteurs de la cinquième résolution n'ont-ils pas dit tout bonnement ce qu'ils voulaient dire ? Puisqu'ils entendaient (sans doute) que nous devons refuser la forme communiste et totalitaire du monde à venir, pourquoi ne l'ont-ils pas marqué ? Ou bien le diable ne dresserait-il ses embûches et ne fausserait-il les institutions que dans le moment présent et serait-il étranger, nécessairement, aux institutions du monde à venir ? A l'origine des formules décevantes, et même trompeuse s, de la cinquième résolution, il faut discerner, me semble-t-il, un teilhardisme diffus, avec son mythe de l'évolution qui serait obligatoirement sainte et sanctifiante, avec sa négation brumeuse (mais négation tout de même) de la nature humaine, de la loi naturelle, de la grâce et du péché.
S'il est une pensée contraire à ces « valeurs évangéliques » que recommande à juste raison la deuxième résolution du Congrès du M.F.R. c'est bien celle-ci : « être avec tous et partout les partisans du monde à venir ». L'une des premières leçons de l'Évangile, en effet, nous enseigne que le monde à venir étant imaginé et annoncé par un grand nombre comme une « voie large », comme un « dépassement » de toute conversion et purification nous devons nous détourner de leurs discours et choisir résolument la voie étroite sous peine de perdre notre âme et de favoriser l'injustice.
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« Que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il vient à perdre son âme ? »
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« Ne pas nous couper du monde » répètent à l'envie certains chrétiens par ailleurs admirables de générosité. Justement, *nous ne pouvons pas servir deux maîtres*, le Prince de ce monde et le Christ crucifié. Dans la mesure même où nous suivons le Christ, où nous acceptons sa doctrine et sa loi, nous sommes coupés de la collaboration avec les entreprises de subversion et l'apostasie qui renaîtront tout au long de l'histoire jusqu'à la Parousie du Seigneur. Il est impossible de suivre le Christ et de ne pas se couper de ce monde ; non par ressentiment, par esprit sectaire, par incapacité de vivre, de penser et d'agir, par débilité mentale et vitale ; non ; la raison en est plus grave, plus profonde, et tout à fait incontestable, car c'est la malignité active de Satan en dehors de nous et les complicités qu'il risque de rencontrer en nous. « Voici que je vous envoie... comme des brebis au milieu des loups, soyez dont prudents comme des serpents et simples comme des colombes... Méfiez-vous des hommes car ils vous livreront aux tribunaux... Le disciple n'est pas au-dessus du Maître. » (Matthieu X). Je n'arrive pas à trouver un écho de ces paroles divines dans les propos déjà cités : « être avec tous et partout partisans du monde à venir ».
« Vous devez aimer votre temps » me dites-vous. Mais au juste que voulez-vous me dire ? Que je dois aimer à la fois le mal et le bien, puisque je rencontre l'un et l'autre dans mon temps ? Ou bien que je dois aimer Dieu dans mon temps ; que je dois vouloir la loi de Dieu et les institutions qui s'y conforment dans la situation historique est la nôtre ; vouloir selon Dieu, et en tenant compte de mon temps, ma famille et ma patrie, mon ordre et ma province ; ne pas rêver, ne pas attendre un impossible retour au XIII^e^ ou au XVII^e^ siècle pour vouloir et pour servir selon Dieu ma famille et mon ordre et toute la sainte Église militante ? Si c'est cela que vous entendez par recommandation que vous me faites, je suis bien d'accord avec vous, et de cette manière-là je pense que j'aime mon temps.
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Mais vous voyez alors que je ne peux aimer mon temps, ni le servir avec droiture et vérité, sinon dans la lumière de Dieu, en recevant sa doctrine, en acceptant les critères que me donne l'Église ; mais aussitôt je me sépare d'un certain esprit de mon temps, avec ses maximes et ses réalisations. Celui qui néglige la lumière divine avec les discernements qu'elle opère et les retraits qu'elle impose, celui qui récuse cette lumière au nom de l'évolution béatifiante, de la montée humaine qui converge, de la construction du monde à venir qui serait obligatoirement juste et harmonieux, celui-là n'aime pas vraiment son époque ; mais il la suit comme un aveugle, il y est enchaîné comme un esclave ! Il n'aime pas faute de se tenir dans la lumière de Dieu.
Car aimer, les êtres c'est leur vouloir le bien que Dieu veut pour eux, et (autant que possible) les préserver du mal, ce qui présuppose d'accepter la lumière que Dieu nous a donnée sur le bien et le mal, selon la nature et la grâce et dans notre état de Chute et de Rédemption.
R.-Th. CALMEL, o. p.
192:78
### L'ingratitude des chrétiens (I)
L'HUMANITÉ a vécu longtemps dans l'ignorance à peu près complète des moyens de son Salut. Il y eut certes pour Adam pécheur une lumière simple et nette sur la loi de Dieu, sur la pénitence et la nécessité de la prière. Il la transmit à ses enfants et ceux-ci en firent ce qu'ils voulurent ; ils en gardèrent les uns plus les autres moins. Les hommes vivaient alors par petits groupes isolés. La place ne manquait pas. Lorsqu'une famille devenait trop nombreuse, une partie s'en séparait pour aller plus loin ; une vallée faisait un empire Quand le travail eût augmenté les moyens qu'avaient les hommes de dominer la nature et qu'une véritable civilisation internationale se fut répandue dans tout l'Orient de la Méditerranée, Dieu choisit Abraham comme père d'un peuple qui petit à petit recevrait la révélation des promesses de Dieu.
Ce n'était pas peu de chose. Alors que les civilisations voisines tombaient tour à tour en décadence, le peuple hébreu durait, et seul entre tous il dure encore comme témoin et preuve de la Révélation. Malgré ses malheurs il voyait les horizons de la vie divine s'élargir toujours plus dans la vie de ses grands hommes.
193:78
Isaïe est contemporain d'Homère. Il n'y a aucune comparaison possible entre la naïveté et le charme enfantin du second et la profondeur même poétique du premier Cieux, écoutez, et toi terre, prête l'oreille car Dieu parle « J'ai nourri des enfants et je les ai élevés... »
La cosmogénèse de Platon, dans le « Timée », malgré ses ambitions scientifiques, nous paraît plus vaine que les récits de la Genèse qui ont pour aux une noblesse mystérieuse. Sans doute Timée déclare : « Disons pour quelle cause celui qui a formé le devenir et l'univers l'a fait : Il était bon... Exempt d'envie il ai voulu que toutes choses fussent autant que possible semblables à lui-même. » Mais neuf cents ans auparavant Moïse écrivait : « Dieu a dit : Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance... et voici, cela était très bon. » Les plus beaux chœurs de la tragédie grecque : « L'air est peuplé d'oiseaux cruels et redoutables ; les antres de la mer abondent en monstres ennemis des mortels... Ce n'est point, impunément qu'on foule aux pieds toutes les lois. La majesté de Jupiter a été outragée, mais les fondements de sa justice sont inébranlables... » (les Choéphores) ne peuvent être comparés aux psaumes pour les besoins de la vie spirituelle. Puis pendant la décadence grecque qui succéda si rapidement à la grandeur d'Athènes, les livres sapientiaux surent parler de la Sagesse Éternelle d'une manière qui reste aussi neuve, aussi fraîche, aussi suggestive que si l'œuvre datait d'hier.
\*\*\*
L'humanité attendait, la païenne comme la juive. La première ne savait au juste quoi : une aide des « jeunes Dieux » selon la parole d'Eschyle. La seconde attendait un Sauveur qui serait de la race de David ; et Isaïe le décrit d'avance :
« Voici mon serviteur que je soutiens
mon élu en qui mon âme se complaît
J'ai mis mon esprit en lui
Il répandra la justice parmi les nations
Il ne criera point, il ne parlera pas haut,
Il ne fera pas entendre sa voix dans les rues,
Il ne brisera pas le roseau froissé
et n'éteindra pas la mèche prête à mourir. »
194:78
Quand le progrès de la civilisation commença de permettre que la vérité pût être annoncée jusqu'aux extrémités du monde, alors Jésus vint, le Verbe Éternel incarné. Tout ce qu'ont plus ou moins espéré les hommes de tous les temps, tout ce que le St-Esprit leur a fait entrevoir, nous le connaissons et nous en jouissons. Hélas ! dans quelle ingratitude ! Le Verbe Éternel s'est fait homme et, par l'institution de la Sainte Eucharistie, il demeure parmi nous comme au temps d'Hérode. Son sacrifice continue comme à la Sainte Cène, comme à la Croix. Nous continuons d'être lavés dans un sang si pur, il nous évite et la chute, et la mort éternelle. Il nous a laissé un vrai sacerdoce, selon l'ordre de Melchisédech, capable de tout ce qu'Il fit, renouvelant la Sainte Cène, l'offrant comme Il s'est offert sur la croix, maître des sacrements qu'Il institua pour que nous puissions en les demandant coopérer à l'effusion de Sa grâce.
Il nous a révélé les mystères de la vie, divine, la Très Sainte Trinité, l'Amour immense et débordant du Père et du Fils, Personne comme eux, Un pourtant. Tel est le Mystère central de notre foi.
Et ce mystère il l'a vécu lui-même en homme, comme un homme peut vivre et pour nous enseigner à le vivre. S. Luc dit qu'avant de choisir les apôtres, Jésus passa toute la nuit à prier dans la montagne, dans une prière de Dieu. Pouvons-nous comme Lui prier d'une prière de Dieu ? Oui, car lorsqu'il nous l'a enseigné, il n'a pas dit : mon Père ou votre Père, mais notre Père : « Ô chrétien connais ta dignité » disait S. Léon.
Il nous a fait connaître l'ANALOGIE, mode de concevoir inconnu des païens, impossible à la science et qui est le mode propre à la Sainte Trinité dans la création.
Comment usons-nous de ces richesses ? Hélas, comme les riches nés riches qui ne font même plus attention à leur richesse et en usent avec négligence.
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Il suffit de relire la plainte de Job pour se rendre compte de ce qu'ignorait le peuple élu lui-même. Satan a reçu la permission d'éprouver ce juste. Il détruit d'abord ses biens, puis sa famille, et Job dit : « Dieu m'a donné, Dieu m'a ôté. Que son saint nom soit béni ».
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Satan dit alors : « Peau pour peau ! L'homme donne tout ce qu'il possède pour conserver sa vie. Mais étends ta main, touche ses os et sa chair, et on verra s'il ne te maudit pas en face ». Dieu dit : « Il est entre tes mains, seulement épargne sa vie ». Job est couvert d'ulcères, chassé de sa ville et il s'installe en dehors des portes sur la « décharge » des habitants, mélange de cendres, de fumier et de débris où il racle ses pustules avec un vieux tesson. Sa femme vient l'y voir et lui dit : « Tu persévères dans ton intégrité ! Maudis Dieu et meurs ». Il lui dit : « Tu parles comme une femme insensée. Nous recevons de Dieu le bien et nous n'en recevrions pas aussi le mal ? » Et l'auteur ajoute : « En tout cela Job ne pécha point par ses lèvres ». Il le considère comme un juste, et pourtant dans tout le poème qui suit, l'auteur se pose le problème du mal. Comment et pourquoi un juste peut-il avoir à souffrir ? Il ne résout pas le problème. Dieu à la fin du poème se contente de dire : « Quel est celui qui obscurcit le plan divin ?... Où étais-tu quand je posais les fondements de la terre ?... »
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Seul Jésus est venu nous enseigner à comprendre le plan divin. Il est la réponse à Job. Innocent comme le poète dit qu'était Job, il a souffert injustement comme Job, et tous les anciens Pères ont considéré Job comme une figure du Juste souffrant. L'enseignement donné, ce sont les Béatitudes. « Heureux les pauvres ! heureux les doux ! heureux ceux qui pleurent ! heureux ceux qui ont faim et soif de justice ! heureux les miséricordieux et les purs, heureux les pacifiques ! heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice... Réjouissez-vous et soyez dans l'allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux. » Est-ce bien enseigné aujourd'hui ? Est-ce bien compris ? C'est Jésus seul qui nous a démontré la nécessité de satisfaire à la justice de Dieu pour le péché ; il y a satisfait lui-même au cours de quel tragique procès et il a établi une société dans laquelle il nous a donné le pouvoir de devenir ses émules et ses propres membres. « C'est en un unique esprit que tous nous avons été baptisés pour être un corps unique... Or vous êtes le corps du Christ et ses membres, chacun pour sa part. » (S. Paul.)
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Et maintenant la plainte de Job est plutôt le souvenir de l'Attente de l'humanité. Les hommes attendaient de comprendre. Job nous fait mesurer notre indignité et notre ingratitude, car nous savons ce qu'il ignorait et nous avons dans les sacrements tous les pouvoirs pour devenir justes comme lui.
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Le livre de Job est avec le Cantique des Cantiques le seul ouvrage dramatique de la Sainte Écriture. L'auteur a varié admirablement les caractères et le langage. Job tient dans sa douleur des propos contradictoires ou incohérents, il accuse Dieu et il s'accuse, il se plaint et prophétise, il espère et craint. Il dit et répète la plainte des tragiques grecs, leur attente d'un règlement moral venant de Dieu, mais avec toute la supériorité qui lui vient d'être l'interprète du peuple élu.
Trois de ses amis apprennent au loin les malheurs de Job. Ils viennent pour le plaindre et le consoler. Ils ne le reconnaissent pas, tant il a changé. « Et ils se tinrent assis à terre auprès de lui pendant sept jours et sept nuits sans qu'aucun d'eux lui dît une parole parce qu'ils voyaient combien sa douleur était excessive.
« Alors Job ouvrit la bouche et maudit le jour de sa naissance, Job prit la parole et dit :
« Périsse le jour où je suis né et la nuit qui a dit : « Un homme est conçu... »
« Pourquoi donner la lumière aux malheureux et la vie à ceux dont l'âme est remplie d'amertume, qui espèrent la mort et la mort ne vient pas. »
Son ami Eliphaz le prend d'abord doucement.
ELIPHAZ (IV, 2) : « Si nous risquons un mot peut-être seras-tu affligé ?... tu en as instruit plusieurs... et maintenant que le malheur vient à toi tu faiblis...
8...Quel est l'innocent qui a péri ?... J'ai vu ceux qui labourent l'iniquité... au souffle de Dieu ils périssent...
17... L'homme sera-t-il juste vis-à-vis de Dieu ? Un mortel sera-t-il pur en face de son créateur ?
V, 1. Appelle donc ! Y aura-t-il quelqu'un qui te réponde, vers lequel des saints te tourneras-tu ? La colère tue l'insensé et l'emportement fait mourir le fou... 17. Heureux l'homme que Dieu châtie ! Ne méprise donc pas la correction du Tout-Puissant. »
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« Vers lequel des saints le tourneras-tu ? » Eliphaz ni Job ne pouvaient se tourner vers Jésus. Tel est le drame, telle notre richesse, telle notre ingratitude. Les amis de Job sont des hommes religieux, mais ce sont des païens ; l'auteur les suppose être, tout comme Job, des Nabatéens, des hommes du désert. Il leur attribue cependant les sentiments des juifs de son temps. Mais la révélation n'est pas achevée. La confusion perpétuelle de leurs idées vient de l'ignorance où ils sont de la vie surnaturelle. Ils ne peuvent pas comprendre que Job puisse être juste et châtié cependant. L'auteur inspiré de Job comprend où est le problème et que c'est un problème spirituel, mais il ne saurait l'expliquer. Toute l'ancienne humanité en était là. Les Grecs, malgré le mythe de Pandore qui attribuait les maux des hommes à une faute primitive, continuaient à accuser de leur misère un destin incompréhensible. Les vieillards de l'Attique, lorsqu'ils apprennent que c'est Œdipe l'aveugle réfugié dans le bois sacré, lui crient : « Fuis de ces lieux ! » Ils le savent innocent, mais ils disent : « Précipite tes pas hors de cette contrée pour ne point attirer de nouveaux malheurs sur notre patrie ».
Nous avons perdu l'estime du trésor que nous possédons. Or Jésus a dit lui-même de S. Jean-Baptiste : « Il n'est pas de plus grand prophète parmi les hommes ; mais le plus petit dans le royaume de Dieu est plus grand que lui ». Non pas en mérite, sans doute, mais en connaissance et en amour. Le royaume de Dieu commençait avec Jésus et c'est pourquoi S. Paul écrit : « Revêtez-vous de l'homme nouveau, créé à l'image de Dieu dans la justice et la sainteté véritables ».
Vraiment notre ingratitude est grande.
(*A suivre.*)
D. MINIMUS.
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## NOTES CRITIQUES
### Le P. Calvez et la propriété
Le 27 juin 1959, les presses d'Aubin, à Ligugé, achevaient d'imprimer *Église et Société économique*, par J.-Y. Calvez et J. Perrin, gros bouquin de 580 pages dont je rendais compte dans le numéro 39 d'*Itinéraires,* (janvier 1960).
Quatre ans plus tard jour pour jour, le 27 juin 1963, les presses d'Aubin, à Ligugé, achevaient d'imprimer *Église et Société économique,* par J.-Y. Calvez, « supplément, en forme de petit volume » (p. 11) du livre précédent ; -- 125 pages seulement (Aubin, éd.).
Le premier volume d'*Église et Société économique* portait en sous-titre : « L'enseignement social des papes de Léon XIII à Pie XII (1878-1958) ». Le second volume -- le supplément porte en sous-titre « L'enseignement social de Jean XXIII ».
Sept chapitres : -- I. Socialisation ; -- II. Propriété et travail ; -- III. Justice dans les structures : l'entreprise ; -- IV. L'État et les associations ; -- V. Déséquilibres dans les économies ; -- VI. Développement ; -- VII. Signification de la doctrine sociale de l'Église.
Un bref avant-propos. Un appendice *in fine* sur « Justice sociale », « Justice et équité », « Justice et humanité » dans l'encyclique.
Je ne parlerais pas de ce livre qui n'est, en somme, que la présentation et le commentaire de *Mater et Magistra*, si le chapitre 11, consacré à la propriété et au travail ne m'avait comblé d'aise. On y trouve, en effet, sur la propriété, les vérités substantielles qui, depuis des années et des années, sont mises sous le boisseau par tout ce qui porte un nom et une plume dans les milieux catholiques maîtres et seigneurs des moyens d'information.
*Église et Société économique* -- le gros bouquin -- avait consacré un chapitre honnête à la propriété. Mais c'étaient quarante pages noyées dans cinq cent quatre-vingts. Elles en faisaient un phénomène social parmi beaucoup d'autres. A cet égard, elles minimisaient singulièrement la pensée pontificale. Elles la minimisaient d'autant plus qu'un chapitre final intitulé « Le projet social de l'Église : communauté et responsabilité » laissait de côté la propriété. Tout cela, consciemment ou inconsciemment, était mal bâti. Le livre, pour précieux qu'il fût à cause de son abondante documentation, n'offrait pas la synthèse valable qu'on était en droit d'attendre. Il ne donnait pas véritablement les grandes idées directrices de la doctrine sociale de l'Église.
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Le supplément d'aujourd'hui répare en grande partie cette erreur. Non pas parce qu'il se présente comme une synthèse, mais parce que traitant de la seule encyclique *Mater et Magistra,* qui est une synthèse, il en est une en effet. Synthèse très à jour, puisqu'il s'agit à la fois du rassemblement de la doctrine traditionnelle des papes précédents et des nouveautés qu'y ajoute Jean XXIII. Synthèse objective, intelligente et loyale -- ce qui mérite compliment.
On sait que, dans *Mater et Magistra,* Jean XXIII insiste avec vigueur sur l'importance de la propriété. Il y consacre de longs développements, réfutant des objections et ouvrant la porte à des solutions neuves pour les problèmes que pose, en termes neufs, le progrès technique et l'évolution économique.
L'Encyclique suscita un concert de louanges. Elle fut abondamment et surabondamment commentée. Mais tout ce qui concernait la propriété fut, comme par hasard, négligé ou minimisé.
C'est donc une surprise heureuse que nous réserve aujourd'hui le P. Calvez en parlant comme il fait de la propriété. Non seulement il entre dans les vues du pape, non seulement il ne camoufle ni ne déforme sa pensée, mais il y ajoute maintes observations et réflexions personnelles de grande portée.
\*\*\*
Reprenant l'analyse de l'encyclique, le P. Calvez montre d'abord le recul, dans les faits, du phénomène propriétiste : diminution de la valeur de l'épargne comme moyen de protection contre les à-coups du sort et contre la vieillesse en face de la sécurité sociale, diminution de j'importance économique de la propriété en face de la qualification professionnelle et du travail, diminution, dans les sociétés de capitaux, des pouvoirs des propriétaires en face de ceux des « managers », etc.
Ce recul du phénomène propriétiste signifie-t-il que le droit de propriété a « perdu quelque chose de sa force et de son importance » ? (Ce sont les mots de l'encyclique.) Non, répond, avec Jean XXIII, le P. Calvez. La *force* du droit reste intacte. Et l'*importance* de l'institution, non seulement demeure, mais à certains égards devient plus grande et plus urgente.
C'est ici que, dans le sillage du pape, le P. Calvez fait œuvre originale et prend position avec une netteté parfaite.
Ayant rappelé les arguments thomistes en faveur de la propriété : « ...certains traits de *Mater et Magistra* sont neufs, écrit-il, du moins par rapport à saint Thomas ; et les arguments employés par Jean XXIII en faveur de la propriété privée imposent la *diffusion* de celle-ci bien davantage que ne le faisaient d'autres arguments présentés dans le passé » (p. 38).
200:78
A partir d'ici, il faudrait tout citer. Car à chaque page, à chaque paragraphe, à chaque ligne, le P. Calvez enfonce le clou. Et il a la poigne solide.
Citons un peu longuement :
« De nouvelles raisons toutefois -- ou plutôt des raisons nouvellement apparues dans un contexte sociologique transformé -- militent aujourd'hui en faveur de la propriété privée » (p. 38).
« Aujourd'hui, la société, l'État, en vertu du progrès technique et de la complexité croissante de la vie sociale, ont de plus en plus d'emprise et de pouvoir sur l'individu. Si ce pouvoir est largement bénéfique, il peut aussi devenir tyrannique et agressif ; quand elle se produit, la tyrannie est plus grave, à la mesure même des bienfaits plus grands que peut accorder une société plus moderne. Il est donc dangereux que l'homme dépende intégralement de la société ; il est bon qu'il garde un recours, indépendant de celui qu'il reçoit de la société. La propriété privée est ainsi nécessaire pour garantir la priorité des personnes par rapport à la société, qui n'a d'autre fin que leur développement » (p. 38).
« ...la propriété privée ne sert pas seulement l'équilibre entre l'individu libre et la société en général. Sur le plan plus particulier du politique, l'existence de la propriété privée est une condition concrète des libertés » (p. 39).
Citant Jean XXIII, selon qui « l'expérience et l'histoire l'attestent : là où le pouvoir politique ne reconnaît pas aux particuliers la propriété des moyens de production, les libertés fondamentales sont violées ou supprimées. Il est donc évident qu'elles trouvent en ce droit garantie et stimulant », le P. Calvez ajoute : « Ce raisonnement oblige à promouvoir de préférence la propriété privée, chaque fois que sont égales les chances d'une bonne gestion par voie de propriété privée ou de propriété publique. La propriété privée « élément de l'ordre social » selon Pie XII, apparaît nettement, avec Jean XXIII, comme une contribution à l'ordre politique » (p. 39).
« Dès que se manifeste clairement la nécessité de la propriété privée pour garantir la liberté d'initiative et les libertés politiques, la conclusion principale n'est plus que *chaque bien* doit être géré en particulier afin d'être bien géré ; mais *chaque homme* doit avoir accès à des biens sur lesquels il ait prise. La *diffusion* de la propriété privée revêt donc une importance plus grande que par le passé » (p. 40).
« ...Aussi l'inclusion des moyens de production parmi les biens à mettre en propriété privée s'impose-t-elle avec force aujourd'hui » (p. 41).
201:78
Le P. Calvez se fait alors, ou plutôt entend l'objection qu'on imagine : est-ce que le maintien, la restauration, la diffusion de la propriété ne vont pas contre le mouvement de l'Histoire ? L'objection ne l'émeut pas. La diffusion de la propriété, « principalement d'ailleurs aux mains de tous les participants d'une entreprise » (p. 43) lui semble une solution excellente et pleine d'avenir. Il précise : « Est-ce un rêve ? Ce ne serait pas celui d'une société de propriétaires caricaturaux, matériellement satisfaits, mentalement enfoncés dans l' « avoir », incapables d' « être » ; plutôt le rêve d'une société où le plus grand nombre tiendraient vraiment un rôle d'hommes, exerceraient des responsabilités sur la base de ce qu'ils sont et de ce qu'ils ont. Mais ceci n'est pas un simple rêve : c'est, encore une fois, le seul sens humain de l'évolution sociale en cours » (p. 44).
Ces dernières lignes enfin :
« Si la propriété privée compte encore à ses yeux \[de l'Église\], c'est que cette institution n'a pas pour seuls buts la bonne gestion ou la sécurité, c'est qu'elle tend à l'établissement d'une liberté garantie -- économique et politique. Cet objectif ne serait sûrement pas atteint par une distribution brutalement inégale des propriétés telle qu'elle était naguère ; mais une politique entièrement neuve de la propriété privée, vraiment répandue -- non pas seulement octroyée avec des précautions pour la rendre inoffensive --, permettrait d'approcher la réalisation de ce but capital. Si notre existence se socialise à grands pas, la seule socialisation qui vaille est celle qui comportera un degré égal de personnalisation pour tous : à côté d'autres institutions de la responsabilité, la propriété privée, autant qu'elle peut renaître, y contribuera de façon décisive » (pp. 44-45).
\*\*\*
Arrêtons-nous là.
Ce n'est pas un compte rendu du livre du P. Calvez que j'ai voulu faire, j'ai voulu seulement noter ses positions sur la propriété. Ce sont des positions absolument neuves par rapport à tout ce qui se dit et s'écrit depuis la libération, dans les milieux catholiques français qui disposent du pouvoir d'opinion. Il faut saluer ce tournant comme un « signe des temps ».
Louis SALLERON.
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202:78
### Sur un discours académique
Le caprice des successions académiques a voulu que M. de Montherlant ait à prononcer l'éloge de M. André Siegfried. Il eût pu, comme certains le firent jadis ou naguère, laisser à la personnalité de son prédécesseur la portion congrue dans son discours ; il avait, dit-il, l'intention d'y ajouter une méditation sur l'écrivain devant sa mort prochaine, l'écrivain devant la mort de son œuvre. Mais le texte rédigé depuis longtemps, trop longtemps, aurait dû être récrit. « Et le récrire comment ?... Les relations de la chose écrite avec les puissances qui ont le pouvoir de la diffuser un peu, beaucoup, passionnément, ou pas du tout, c'est un sujet qu'il faudrait traiter d'une manière qui n'est pas de mise dans cette enceinte. » Il s'est donc limité à l'éloge de A. Siegfried ; mais sous l'apparente désorganisation d'un discours tronqué, nous ne doutons pas que Montherlant n'ait dit à peu près tout ce qu'il avait à dire.
Le problème de la manifestation de la vérité reparaît à travers toute l'exégèse de l'œuvre de Siegfried. « Il peut y avoir du courage à dire, mais on peut renoncer à dire, non par manque de courage, mais seulement par raison ». La raison réside dans la contemplation désenchantée d'une décadence intellectuelle visible dans les époques et les sociétés dont Siegfried s'était fait l'historiographe. Il écrivait en 1941 : « Quel que soit l'avenir, il semble difficile que la civilisation occidentale conserve les caractéristiques qui nous ont permis de décrire sa personnalité ». Montherlant définit par allusions ce monde actuel : « Aux basses époques, où le bon ton est d'être ordurier ou complaisant à l'ordure, on serait heureux qu'un auteur respecté bravât les ricanements du bon ton en prenant position sur la morale et écrasât de son mépris ce qui ne mérite que le mépris ». Et le climat intellectuel est soumis « à la plus vaste entreprise de faux monnayage international que le monde ait connue ».
Malheureusement pour Montherlant, et surtout pour nous, le mépris n'est plus écrasant. Du reste, Montherlant a eu souvent le mépris diffus, capricieux et superficiel. Peut-être aussi n'y a-t-il plus d' « auteur respecté » ? Je ne jurerais pas que les enfants chéris de la littérature de 1920 soient indemnes de toute responsabilité. Il dit d'ailleurs : « La société a tellement besoin de l'imposture que chaque fois qu'une imposture crève, l'homme que l'on dit normal ne sait plus quoi faire, ni ce qu'il est ». Il y a du vrai là-dedans ; mais si c'est absolument vrai, inutile d'écraser quoi que ce soit.
203:78
Il n'est pas indifférent que le chantre d'un certain héroïsme esthétique, gratuit et méprisant, ait eu à prononcer l'oraison funèbre du sage analyste des démocraties libérales. Montherlant parle des « dates fatidiques » dans l'œuvre de Siegfried ; 1913, 1927. Ajoutons-y 1940, dont nous sommes l'infortunée postérité. Le monde que nous avons sur les bras est trop lourd pour nous permettre de nous contenter de la finesse et de l'harmonie des chants du cygne, auxquels le prudent présentateur du discours dans « Le Monde » réservait son éloge. Le mépris ne peut être que la monnaie fiduciaire du labeur efficace ; il est nécessaire, mais, pour l'instant, fort dévalué. Ce ne sont pas les élégances agonisantes du libéralisme moral ou politique qui lui rendront son poids. Nous avons autre chose à faire que de mourir avec Siegfried et Montherlant.
Jean-Baptiste MORVAN.
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### Un grand livre sur la Vierge Marie
Il est probable que beaucoup d'entre nous ont désiré savoir comment la foi de l'Église relative à tel ou tel mystère s'est explicitée au cours de l'histoire. Sans doute la vérité en devenant plus manifeste ne change pas ; le dogme quand il se développe demeure homogène à lui-même et nous chantons au XX^e^ siècle le même symbole que les chrétiens du V^e^ siècle. Toutefois, depuis le cinquième siècle, depuis Nicée, Éphèse et Calcédoine, l'Église a mieux perçu la richesse et la portée de certains articles du *Credo*. Prendre conscience de ce progrès nous permettrait de saisir plus clairement le contenu des dogmes, les méditer avec plus de fruits, y puiser un secours plus grand pour la prière et l'action.
Or cela nous est possible au moins en ce qui touche le mystère de Marie. Il existe en effet un livre bien composé, accessible à tous, rempli de science, pénétré de dévotion, véritable chef-d'œuvre en son genre qui nous fait entrer dans le développement du dogme marial depuis l'Évangile (et même depuis la Genèse) jusqu'à l'apparition de Fatima, jusqu'à la définition de l'Assomption.
C'est le Père Régamey, fils de saint Dominique, qui nous a procuré cette anthologie des *plus beaux textes sur la Vierge Marie*. Parus en 1946 aux *éditions de la Colombe*, ils viennent d'être publiés en édition de poche, dans la *collection du livre de poche chrétien ;* le prix en est modique et grâce au petit format ce recueil est un vade-mecum des plus commodes. Je regrette seulement la multiplicité et l'énormité des coquilles, du moins dans l'édition du quatrième trimestre 1962 ; peut-être, depuis cette date, M. Daniel-Rops, directeur de la collection, aura-t-il obtenu un travail soigné ?
204:78
Les passages de l'Écriture sont reproduits intégralement et accompagnés d'une sorte de glose linéaire rapide, mais qui touche chaque fois à l'essentiel. Lisons par exemple le commentaire sur la Salutation de Gabriel. « L'ange ne dit pas comme nous : Je vous salue *Marie*. L'appellation *pleine de grâce* est comme un nom qu'il lui donne. Nom tout à fait insolite. Ce sont là, remarquait Origène, des termes nouveaux que je n'ai pu trouver dans toute l'Écriture. Le sens immédiat est : objet de toutes les complaisances. Le nom, en langage religieux, a toujours une signification intentionnelle et profonde ; il exprime ce qu'est la personne. Quand il est substitué ainsi on doit être très attentif. Le trouble de Marie vient évidemment de cette étonnante salutation ; du reste l'Évangéliste le spécifie. Elle n'avait jamais fait de retour sur soi-même. Elle est étonnée d'apprendre la faveur dont elle jouit auprès de Dieu. Elle a, plus profond qu'aucun saint de l'Ancien Testament, le sens de la grandeur de Dieu, l'émoi sacré, qui était si fort en eux.
Nous entendrons aussi la « grâce » dont Marie est pleine, de la « grâce sanctifiante », parce que nous savons que la faveur de Dieu, envers une âme, est suivie d'un effet dans cette âme ; cette âme est transformée par cette action complaisante de Dieu en elle. Marie l'a en plénitude. Une mesure même qui la reçoit.
Les autres indications que l'Évangile nous fournira sur l'attitude personnelle de Marie iront dans le sens de ce premier avertissement le plus solennel de tous, qui nous est ici donné, de reconnaître en Marie la « DIGNE MÈRE » du Christ. (page 23).
Les textes des grands auteurs sont introduits avec cette justesse, cette pénétration, ce sens de l'originalité, ce goût exquis qui sont le propre d'un critique d'art ([^20]) lorsqu'il est en même temps un prêtre et un théologien -- et c'est le privilège du Père Régamey. Voici par exemple une citation de St Ephrem (306-373) avec la notice qui l'accompagne : page 72.
205:78
« Ma très sainte Dame, Mère de Dieu, pleine de grâce, vous la commune gloire de notre nature, le canal de tous les biens, la reine de toutes choses après la Trinité... *la médiatrice du monde après le Médiateur ;* vous, le pont mystérieux qui relie la terre au ciel, la clef qui nous ouvre les portes du paradis, notre avocate, *notre médiatrice*, voyez ma foi, voyez mes pieux désirs et souvenez-vous de votre miséricorde et de votre puissance. Mère de celui qui seul est miséricordieux et bon, accueillez mon âme dans ma misère et, par votre médiation, rendez-la digne d'être un jour à la droite de votre unique Fils. » -- Voici « la glose marginale » : « Est-il nécessaire de le faire remarquer ? exception faite du « Sub tuum » c'est la première fois que nous voyons Marie traitée ainsi comme médiatrice d'intercession. Saint Ephrem va jusqu'à demander à Marie de « faire violence à la miséricorde de son Fils ». Il y a une distance de la doctrine à la piété : les docteurs ne la franchissent pas les premiers. Ils peuvent concevoir la grandeur de Marie, ils omettent d'en tirer les conséquences pratiques ; et des âmes plus simples, dont saint Ephrem est l'interprète, les obligeront bientôt à réfléchir plus profondément sur les prérogatives et l'activité de la Mère de Dieu comme Mère de grâce. Notablement après saint Ephrem, lorsque saint Cyrille d'Alexandrie parlera de la Sainte Vierge comme de la Médiatrice des biens de l'incarnation, il ne pensera pas à un rôle personnel et volontaire de Marie dans le salut de chacun des hommes rachetés par son Fils ; il aura en vue seulement le fait que le Verbe est venu par elle dans notre humanité. »
Voici encore l'introduction à *Bossuet* (1627-1704). -- « J'ai entendu un admirateur passionné de Chartres et de Reims soutenir cette opinion que les plus beaux monuments élevés par la France à Marie ne sont pas les cathédrales mais les sermons de Bossuet. Il me semble en tout cas que rien, dans la littérature mariale, ne surpasse des morceaux comme ceux qu'on va lire. Proférés dans la chaire avec cet accent de conviction, cette flamme, ce sens communicatif du grand qui animaient Bossuet, ils devaient être à certains moments intolérables à force de splendeur. Nous-mêmes ne pouvons les supporter de sang-froid. Il est étonnant qu'on ne les connaisse pas davantage, qu'ils ne soient point parmi ceux que tout le monde a lus, dans son jeune temps. *Ils devraient former la sensibilité française et chrétienne.*
On pense trop aux sermons d'apparat. Bossuet est un spirituel, un héritier de Bérulle, un disciple de saint Vincent de Paul.
Sa sublime simplicité lui fait discerner le sentiment profond de l'Église ; c'est la chrétienté elle-même qui parle par sa voix. Nous espérons que nos quelques extraits, trop rares et trop brefs, feront lire toute l'œuvre mariale de Bossuet. C'est ici que nous avons éprouvé le plus l'embarras du choix. »
206:78
Le commentaire sur les *Litanies de la Vierge* est ce qu'il m'a été donné de lire de plus éclairant sur ces invocations vénérables. Quelle manne savoureuse pour la méditation !
Quant à la préface de ce livre c'est une belle synthèse théologique. -- Puisque nous parlons de synthèse du dogme marial disons que l'une des plus remarquables actuellement nous paraît être celle du Père Marie-Joseph Nicolas (frère du Père Jean-Hervé Nicolas). Son chapitre dans le premier tome de l'encyclopédie *Maria* (chez Beauchesne à Paris) et son rapport sur la *Maternité spirituelle* ([^21]) sont des exposés clairs et puissants et d'une argumentation très solide. Relevons quelques passages du rapport, à Lisieux, en 1961 : « De l'Église on peut dire avec Saint Augustin qu'elle est mère du Christ en nous. *Mais de Marie seule* on peut dire qu'elle est d'abord la Mère du Christ selon son être propre, et que ce qu'elle fait de si primordial, de si intime... pour que le Christ vive en nous, *n'est qu'un prolongement et un accomplissement de cette maternité physique à l'égard de Jésus...* La maternité spirituelle n'est au fond que la médiation mariale exprimée par une analogie frappante qui montre *son enracinement dans la maternité divine*. La synthèse mariale se fait tout entière autour *de l'idée de mère intégralement comprise ;* de mère dépendante et associée. »
On regrette seulement que le Père Nicolas ou le P. Régamey ait si peu attiré notre attention sur l'un des signes les plus frappants de la maternité spirituelle de Marie. Je veux dire les grandes apparitions. Il eût été cependant normal de s'étendre sur ces apparitions qui ont commencé après la Révolution française, car elles sont de portée ecclésiale, elles manifestent l'action unique de Marie comme mère de l'Église tout entière, et son pouvoir *d'écraser la tête du serpent*, dans les époques mêmes où il se déchaîne le plus.
Par ailleurs on souhaiterait que, dans une réédition de son anthologie, le Père Régamey fasse figurer quelques extraits des entretiens spirituels du P. Auvray, o.p. *sur le Cœur Immaculé de Marie* (aux Nouvelles Éditions latines, Paris) ; ces entretiens en effet continuent fidèlement la tradition de saint Jean Eudes et la justesse du ton en est admirable.
Quoi qu'il en soit l'anthologie du Père Régamey est excellente pour introduire à une réflexion profonde, équilibrée, délectable sur le mystère de Marie.
R.P. Th. CALMEL, o. p.
207:78
### Notules
- **Un cours de philosophie thomiste. --** Ce « cours de philosophie thomiste » est édité chez Beauchesne depuis 1956. Il est rédigé, en plusieurs volumes, par des professeurs de l'Institut catholique de Paris et comporte les ouvrages suivants :
-- Paul Grenet : *Ontologie* (216 pages)
-- M. Grison : *Théologie naturelle ou théodicée* (196 p.).
-- Roger Verneaux : *Philosophie de l'homme* (192 p.) et *Épistémologie générale ou critique de la connaissance* (176 p.).
-- René Simon : Morale (292 pages)
-- Paul Grenet : *Histoire de la philosophie ancienne* (324 p.).
-- R. Verneaux : *Histoire de la philosophie moderne* (208 p.) et *Histoire de la philosophie contemporaine* (196 p.).
L'ensemble de ce cours a été soumis à une critique serrée par le P. Jacques-Marcel Dubois, o.p., dans la « Revue thomiste » de janvier-mars 1963 ; le résultat de cette critique est entièrement positif et aboutit à une chaleureuse approbation.
Le P. Dubois conclut avec quelque mélancolie :
« Il serait assez mal venu, de la part d'un Dominicain, de faire ici la fine bouche et de trouver les raisins trop verts. Lorsqu'un autre a fait ce qu'on n'a pas soi-même su ou cru bon de faire, on n'a guère le droit de le critiquer ! En lisant ce cours de philosophie thomiste, on s'étonne qu'il n'ait pas été entrepris par une équipe de Dominicains. Il n'en est même aucun parmi les auteurs, bien qu'ils gravitent tous autour de l'Institut catholique (...) -- La tradition serait-elle interrompue ? Et pourtant, à qui saint Thomas a-t-il été donné comme un bien de famille ? Qui donc a été chargé, par l'Église, de conserver et de transmettre sa doctrine ? Notre époque a, plus que toute autre, besoin d'esprits qui pensent à son école, et l'enseignement de sa doctrine aux hommes de notre temps doit être, pour des Prêcheurs, une des formes les plus urgentes de l'apostolat présent. »
\*\*\*
- **Le Pape est-il le contraire d'un dévot ?** -- Nous avons lu dans « La Nation française » du 16 octobre (revue de presse) :
« Le R.P. Duployé, collaborateur de « Témoignage chrétien », a lu comme nous avec une admiration fervente l'allocution de Paul VI à l'ouverture de la seconde session du Concile. Il regrette de ne pas l'avoir lue en latin. Elle a pourtant été reproduite dans « L'Osservatore romano » du lundi 30 septembre. »
Sur quoi « La Nation française » retient une phrase de l'article du P. Duployé, celle-ci :
« *Le Pape est un homme de Dieu, mais c'est également un grand esprit, et le contraire d'un dévot. *»
Et « La Nation française » commente :
« Joli compliment pour un Pape, mon Révérend Père ! Vous n'avez pas écrit : « d'un faux dévot »... Mais dévot signifie engagé à Dieu, voué à lui. Le contraire du dévot est l'impie. Étranges clercs, qui pour *bigoterie* écrivent *dévotion *! »
208:78
Nous n'avions pas lu ce numéro de « Témoignage chrétien » et nous ne l'avons pas retrouvé : on ne peut tout faire, on n'est pas des machines, et il paraît beaucoup trop de papier imprimé. Puisqu'il est mentionné dans « La Nation française » du 16 octobre, il doit s'agir du numéro de « Témoignage chrétien » paru le 10 octobre.
Si l'on consulte le « Dictionnaire de la langue française de Paul Robert », qui est le plus récent, tout à fait à jour, et que l'on a surnommé à juste titre « Le Nouveau Littré », nous pouvons vérifier que dévot n'est aucunement péjoratif en français, Paul Robert le définit -- « qui est sincèrement attaché à la dévotion et à ses pratiques », et par analogie -- « dévot se dit de celui qui est attaché avec passion ou ferveur à quelqu'un ou à quelque chose ». Paul Robert distingue « dévot » de « faux dévot », les faux dévots étant « ceux qui affectent hypocritement une dévotion outrée ».
Selon le même dictionnaire, qui fait autorité quant à l'usage actuel de la langue française, le contraire de dévot est « athée » « incroyant », « libertin ». Dire que le Pape Paul VI est « le contraire d'un dévot », c'est dire que le pape Paul VI est athée, incroyant ou libertin.
Naturellement, ce n'est point ce qu'a voulu dire le P. Duployé. C'est ce qu'il a dit. Ce n'est pas ce qu'il voulait dire. Bon. Il n'a pas voulu accuser le Pape d'athéisme.
Mais c'est le sens vrai de la dévotion qui se trouve ainsi bafoué.
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- **Les laïcs au Concile. --** Le même Père Duployé, dans un autre « Témoignage chrétien », avait exprimé en termes très vifs son mécontentement de voir Jean Guitton, lors de la première session du Concile, assurer à lui tout seul la représentation des laïcs. Le P. Duployé, qui a lu et qui aime Bloy, Péguy et Bernanos autant que nous les aimons, en a retiré quelques idées justes et aussi quelque intempérance de plume dans les détails de l'expression. Quoi qu'il en soit, le P. Duployé a été entendu quant à la suggestion qu'il avait été seul -- pour autant que nous sachions -- à exprimer publiquement. A la seconde session, un certain nombre de laïcs ont été admis, non plus à titre individuel mais « ès-qualités », comme « auditeurs laïcs » : ce sont les dirigeants des grandes Organisations catholiques internationales.
C'est très bien.
Ou si l'on veut, c'est inévitable.
Mais est-ce suffisant ?
Il existe des laïcs qui ne président rien, qui ne dirigent rien, qui n'appartiennent à aucune organisation, et qui feraient peut-être d'excellent « auditeurs » (et peut-être même d'excellents « experts ») ; des auditeurs « représentatifs », entre autres, de la grande majorité du peuple chrétien, celle qui ne se résout décidément pas à être embrigadée dans des organisations de masse, -- fût-ce des organisations de masse catholiques.
Nous avons plus d'une amitié intellectuelle en commun avec le P. Duployé. Nous avons en commun Gilson et Maritain. Voilà deux candidats qui offriraient la qualité plutôt rare d'être des candidats communs aux Dominicains de *Témoignage chrétien* et aux sans-mandat d'*Itinéraires*.
Cela vaudrait sans doute la peine que le P. Duployé, qui a le bonheur de voir ses suggestions écoutées et retenues fasse un nouvel article, en vue de la troisième session « Gilson et Maritain au Concile ! »
\*\*\*
209:78
- **Félix Lacambre parle-t-il au nom de l'Action catholique ?** -- Si nous formons ainsi le vœu de voir Gilson et Maritain parmi les « auditeurs, laïcs » ou parmi les « experts » du Concile, nous n'entendons nullement faire de ce vœu la revendication d'un droit, ni la matière d'un ultimatum. Nous ne voudrions pour rien au monde dissimuler que nous sommes en complet désaccord avec la manière dont s'exprime, sur ces sujets, M. Félix Lacambre, secrétaire général de l'Action catholique ouvrière (A.C.O.) française.
M. Félix Lacambre a déclaré au Centre de coordination des communications du Concile, selon « Le Monde » du 27 octobre :
« *Il n'y a pas un seul Noir ni un seul Jaune parmi les auditeurs laïcs du Concile. Il n'y a pas un seul représentant direct du monde ouvrier. Ce sera peut-être pour la troisième session. C'est trop tard pour celle-ci. Il aurait fallu y penser avant. Nous étions sept laïcs ce matin à Saint-Pierre au milieu de deux mille deux cents évêques, sept laïcs pour représenter quatre cent millions de catholiques ! *»
M. Félix Lacambre paraît confondre quelque peu l'Église enseignante et l'Église enseignée. Il n'y a aucune nécessité que les laïcs bénéficient d'une représentation proportionnelle dans un Concile œcuménique. D'autre part, le point de vue qui réclame la présence de Noirs et de Jaunes en tant que tels nous paraît excessivement raciste. Les Gilson, les Maritain (ou les Henri Rollet) noirs ou jaunes, on peut souhaiter les voir au Concile, mais en tant que Gilsons, que Maritains (ou que Rollets), et non pas en tant que jaunes et en tant que noirs. On pourrait aussi réclamer -- dans la perspective de M. Lacambre -- que les nations en tant que telles soient « représentées », et proportionnellement représentées... et ainsi de suite...
Enfin, s'il fallait en croire M. Lacambre, et penser qu'il est de droit (humain ou divin) qu'il y ait au Concile un « représentant direct du monde ouvrier » en tant que tel, il y faudrait aussi un « représentant direct » du monde patronal, du monde militaire, des professions libérales, des cadres, des agriculteurs, etc., etc. M. Félix Lacambre semble étrangement confondre un Concile œcuménique avec une Chambre des métiers ou avec un Conseil économique. L' « économique » et l' « œcuménique », ce n'est tout de même point tout à fait la même chose
Il est étonnant que des propos ayant aussi peu de consistance soient proférés en un tel endroit et sur un tel ton d'ultimatum. Nous osons supposer que ce langage et cette attitude ne sauraient engager l'Action catholique en tant que telle, et que l'on ne va pas, au nom de l'Action catholique, nous imposer de nous rallier aux opinions fiévreuses, mais un peu simplettes, de M. Félix Lacambre.
\*\*\*
Le même représentant de l'A.C.O. a fait, en la même occasion, cette bizarre déclaration :
« *En France, nous avons la chance inouïe de travailler habituellement avec les évêques. Et c'est un peu grâce à cela que lorsqu'en 1949 un décret du Saint-Office interdit de collaborer avec les communistes, ce texte fut interprété dans son sens le plus restrictif, c'est-à-dire la seule appartenance au Parti. *»
210:78
Donc, mise à part « la seule appartenance au Parti », on peut en France, avec la bénédiction des évêques qui « travaillent habituellement » avec M. Félix Lacambre, collaborer avec les communistes ?
Nous n'en croyons rien.
Nous pensons que c'est un grave mensonge de prétendre que « les évêques français » ont « interprété » les décrets du Saint-Office dans un sens aussi « restrictif ».
Nous avions eu connaissance au contraire d'une « Lettre des Cardinaux français » sur le décret en question (lettre datée du 8 septembre 1949), qui déclaraient atteints par le décret du Saint-Office et par suite « exposés à se voir priver des sacrements » les catholiques « qui sont inscrits à l'une ou l'autre des organisations du Parti communiste français ou tout au moins lui prêtent leur appui ». Il était précisé en outre dans la même lettre qu'aucun catholique n'était autorisé à « prêter sa collaboration aux multiples publications et manifestations de la propagande communiste ».
On voit donc que la vérité est bien différente de ce qu'ose témérairement prétendre M. Lacambre.
A moins qu'il ne faille comprendre qu'il veut insinuer que « les évêques » auraient donné verbalement à l'Action catholique des consignes diamétralement différentes de leur enseignement public.
C'est impensable.
Mais les déclarations de M. Lacambre sur ce point, reproduites par « Le Monde », ni démenties ni rectifiées par personne, soulèvent comme on le voit d'incroyables questions.
En tous cas nous osons penser que l' « interprétation » dans le sens « le plus restrictif » formulée par M. Félix Lacambre n'engage pas « les évêques » qu'il met en cause, ni l'Action catholique en tant que telle, -- et que l'on ne va pas désormais, au nom de l'Action catholique, répandre la thèse selon laquelle la collaboration avec les communistes est interdite seulement sous la forme de l' « appartenance au Parti ».
\*\*\*
- **Bien informés. --** « Le Monde » du 23 octobre a rapporté une intervention au Concile de l'Archevêque de Conakry (Guinée)
« Dans son intervention, le prélat a cité nommément *Verbe* et *Vie nouvelle*, affirmant qu'on ne voulait pas de ces mouvements dans sa région : « Nous n'avons pas besoin de ça chez nous. »
Dans « Le Monde » du 29 octobre, mise au point de *Vie nouvelle :*
« *Vie nouvelle* nous fait savoir qu'à la différence de *Verbe* elle distingue les options politiques et humanistes des motivations religieuses... »
(Parenthèse : parce que *Verbe* ne distingue pas les motivations religieuses des options politiques et humanistes ? Voilà une précision plutôt cocasse...)
« ...Elle recherche un socialisme de type personnaliste. N'étant pas mouvement d'Église, sa fondation et son animation ne dépendent que des laïcs concernés. Quand il s'agit de catholiques, la hiérarchie en France délègue des prêtres dont le rôle se limite à l'animation religieuse des groupes. »
Tous ces propos étaient tenus et imprimés en octobre 1963. Ils ignoraient tous que *Verbe* -- qu'ils prétendent juger, et donc connaître -- a cessé de paraître en mai 1963 et, en octobre, n'existait plus depuis six mois. Ils ignoraient en outre que *Verbe* était le nom d'une publication mensuelle et non pas d'un « mouvement » ou d'une organisation.
211:78
D'autre part, on aura appris avec intérêt, par le communiqué de *Vie nouvelle*, que ce mouvement qui recherche « un socialisme de type personnaliste » a le grand avantage de bénéficier, pour certains de ses groupes -- ceux qui sont catholiques -- de prêtres délégués par la hiérarchie en France. C'est un privilège extrêmement rare dans notre pays, peut-être même unique en son genre pour un mouvement « qui n'est pas un mouvement d'Église ». Le « socialisme de type personnaliste » est bien favorisé : il a obtenu précisément ce qui a été refusé à d'autres mouvements, qui étaient catholiques, mais qui n'étaient pas, eux, socialistes.
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- **Ses idées ont été confirmées au Concile. --** L'hebdomadaire « Vie catholique illustrée », dans son numéro du 2 au 8 octobre, page 25, présente le R.P. Chenu comme « un des plus grands théologiens de notre temps », et précise : « le P. Chenu est un des six ou sept plus grands théologiens de notre temps ». Et le journal ajoute, sans autrement éclairer sa lanterne : « *Ses idées ont été confirmées au Concile *».
Phrase habile. Phrase qui en réalité n'a aucun sens : « *au *» Concile, c'est-à-dire quoi ? C'est-à-dire rien. Ou bien ses idées ont été confirmées « par le » Concile, ou bien elles n'ont pas été confirmées du tout.
Mais les lecteurs entendront naturellement que ses idées ont été confirmées « *par le *» Concile
Habile, habile emploi des « techniques modernes » de publicité.
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- **Torquemada. --** Dans « La Croix » du 16 octobre on pouvait lire en page 4 cet inter-titre à donner le frisson : « Ce n'est pas Torquemada qui doit définir la collégialité ! »
Mais il existe (au moins) deux Torquemada, tous deux Dominicains. L'un né à Valladolid en 1388 et mort à Rome en 1468, qui joua un rôle au Concile de Constance et au Concile de Bâle. L'autre, né également à Valladolid, en 1420, et mort en 1498, qui dirigea l'Inquisition en Espagne, et auquel Victor Hugo consacra un drame en quatre actes et en vers.
Le premier des deux est l'auteur d'une « Summa de Ecclesia » qui est « l'ouvrage le plus significatif de la scolastique sur ce sujet, l'ensemble peut-être le plus achevé de l'ecclésiologie avant les grandes études modernes », écrit le Père M.-V. Leroy dans la « Revue thomiste » d'avril-juin 1963.
Le Père Leroy rappelle la carrière de ce grand théologien (et cardinal) :
« Jean de Torquemada avait assisté au Concile de Constance comme membre de l'ambassade qu'y envoya la reine-mère Catherine de Castille et son fils mineur Jean II, et qui y arriva le 30 mars 1417. Après la dissolution du Concile, il fut envoyé à Paris pour y conquérir ses grades et y enseigner, et son intérêt pour les études ecclésiologiques dut recevoir une nouvelle stimulation des querelles autour du conciliarisme qui s'y poursuivaient, et de son contact prolongé avec les coryphées du mouvement conciliariste. Si par la suite notre dominicain eut à combattre le mouvement hussite, si, à Florence, il s'employa activement à favoriser la réconciliation avec les Orientaux, c'est principalement à la défense des droits et de la dignité du Saint-Siège que s'employa le maître du Sacré-Palais, puis le théologien du Pape au Concile de Bâle.
212:78
A cette défense des prérogatives pontificales contre les prétentions du conciliarisme, dont il dénonce l'inspiration diabolique, Jean de Torquemada consacrera la plus grande partie de son activité et le plus grand nombre de ses écrits, ce qui lui valut le titre glorieux de Defensor fidei. »
Sur l'œuvre de Jean de Torquemada et sur sa « Summa de Ecclesia », le Père M-V. Leroy écrit :
« Le Cardinal dominicain a recueilli la substance de tout l'enseignement de ses prédécesseurs, et l'a puissamment ordonnée. Il se rattache étroitement à saint Thomas, à l'enseignement duquel il apporte en cette matière une admirable explicitation. A l'augustinisme frelaté de Wiclif et de Huss, il oppose une ecclésiologie d'inspiration authentiquement augustinienne aussi bien que thomiste. »
Se référant à l'ouvrage de langue allemande publié par Karl Binder sur Torquemada (Innsbruck, 1955), le P. Leroy conclut :
« Dans son effort pour revenir d'une perspective surtout apologétique ou canonique à un type de considération principalement dogmatique, la théologie contemporaine est assurée de trouver en Jean de Torquemada un modèle et un guide. »
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- **Un signe du temps. --** La revue mensuelle « Signes du temps-La vie intellectuelle », après trois années d'existence, prend acte de son échec et change de formule. Le numéro 1 de la nouvelle série (octobre) explique éditorialement :
« Lecteurs de *Signes du temps*, vous aimiez l'orientation et le sérieux de notre revue, mais beaucoup d'entre vous se plaignaient d'une présentation trop austère et de l'effort excessif qui vous était demandé. Cela même en limitait la diffusion. Une formule proche de celle d'un hebdomadaire appliquée à un mensuel ne conviendra-t-elle pas à une masse de lecteurs... »
Que la revue *Signes du temps* ait eu une « présentation trop austère » et « demandé un effort excessif », voilà qui en dit long. Tout était fait pourtant afin de rendre sa lecture facile ; tout, y compris le recours à beaucoup de facilités. La qualité intellectuelle était déjà passablement sacrifiée à la recherche de la « diffusion ». Ce n'était point assez. La nouvelle formule veut « se faire plus accessible à un vaste public », et pour cela « utiliser abondamment la photographie » : moins il y aura de texte à lire, plus il y aura de lecteurs.
*Signes du temps* devient donc un magazine illustré (un de plus). Une revue intellectuelle disparaît. Ou, si l'on préfère, *La Vie Intellectuelle* disparaît pour la seconde fois.
Cette fois-ci, c'est pour renoncer à tout « effort excessif ».
Signe du temps, en effet.
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- **Un autre signe du temps. --** Le même numéro publie -- en « utilisant abondamment la photographie » -- une grande réclame pour les œuvres de Teilhard, dont l'Église a prononcé qu'elles fourmillent d'erreurs graves portant atteinte à la doctrine catholique. Aucune réserve n'est formulée. C'est une sorte d'adhésion.
Déjà la revue « Études », de la Compagnie de Jésus, avait en 1962 spectaculairement adhéré au teilhardisme. Maintenant la revue des Dominicains de Paris prend le même chemin.
213:78
Il est vrai qu'en ce qui concerne la revue des Dominicains de Paris, étant donné le niveau intellectuel (et photographique) auquel elle a choisi de se placer désormais, son adhésion rétrospective (et photographique) au teilhardisme n'a plus aucune espèce d'importance.
Sinon comme signe et symptôme...
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- **Ce que Marc Sangnier pensait du « Syllabus ». --** Dans « La France catholique » du 4 octobre, Fabrègues a exhumé un texte de Marc Sangnier extrait de son livre « L'esprit démocratique ». Marc Sangnier écrivait :
« *Le Syllabus est bien l'expression nécessaire de la pensée humaine puisque ce sont ceux qui le stigmatisent comme un symbole d'oppression qui sont les premiers à le refaire maladroitement à leur profit, y ajoutant je ne sais quelle hypocrisie honteuse et cruelle, et imposant à une société civile une charte religieuse, inavouable jusqu'au jour où l'on osera reconnaître ouvertement qu'il y a contre le catholicisme une philosophie, une morale, une religion d'État. *»
Sur le Syllabus, voir : « Le Syllabus et la civilisation moderne », tiré à part en vente à nos bureaux, 1 F. franco.
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- Un État sans autorité ? -- « La Croix » le remarque dans son numéro du 22 octobre (page 4), à propos de la loi d'aide à l'enseignement privé, dite « loi Debré », qui n'est toujours point appliquée quatre ans après sa promulgation :
« *Rarement l'État fut tenu en échec par son personnel comme il l'est aujourd'hui à propos de la loi Debré, correctement appliquée, certes, en certains départements, complètement sabotée dans beaucoup d'autres. *»
On sait que la « loi Debré » n'a quasiment rien de commun avec la véritable et nécessaire réforme de l'enseignement. Cette loi telle qu'elle est risque d'apporter à l'enseignement privé davantage de servitude que de secours. Mais ce secours parcimonieux, et non sans contre-partie redoutable, est bloqué dans beaucoup de cas. Ce sont les propres fonctionnaires de l'État qui, en état d'insurrection larvée contre la loi, empêchent son application. Et l'État laisse aller. Est-il sans autorité, ou approuve-t-il en secret ce sabotage ?
Tout se passe comme si, en cette affaire, la ruse de l'État avait pris au piège la prudence humaine de l'Église.
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- **Abus de la publicité. --** Du moment qu'il s'agit de « faire de la publicité », il semble que tout soit permis et que l'on puisse en prendre à son aise avec l'exacte et simple vérité.
On affirme couramment d'un dentifrice, d'un moteur, d'un frigidaire, de n'importe quoi : « c'est le meilleur » ou « c'est le seul qui... »
Or c'est presque toujours un mensonge, et la publicité devient ainsi une insidieuse école de mensonge habituel.
Ces mœurs publicitaires sont aussi celles du capitalisme de presse, même dans la presse catholique.
Dans plusieurs numéros de « La Croix » (et par exemple dans celui du 24 octobre en dernière page) on a pu lire une publicité pour le numéro de la « Documentation catholique » contenant le discours de Paul VI lors de l'ouverture de la seconde session du Concile.
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Cette publicité affirmait que la « Documentation catholique » donnait « le texte officiel et complet » du discours.
Or ce n'était pas vrai.
Très honnêtement, le numéro lui-même de la « Documentation catholique » prévenait le lecteur (numéro du 20 octobre, col. 1345, en note) :
« La traduction que nous publions a pour point de départ celle distribuée par le Bureau de presse du Concile. Nous l'avons retouchée en tenant compte du texte latin publié par « L'Osservatore romano » du 1^er^ octobre 1963. Les sous-titres, la numérotation des paragraphes et les notes sont de notre rédaction. »
Par quel mystère une traduction, et une traduction retouchée, a-t-elle pu devenir « le texte officiel » ?
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### Robert Havard de la Montagne et Antoine Lestra
Deux écrivains catholiques sont morts cet été au mois d'août : Antoine Lestra et Robert Havard de la Montagne.
Antoine Lestra avait donné dans *Itinéraires* trois articles.
-- *Le P. Chevrier et les prêtres du Prado* (numéro 51).
-- *La thèse du P. Maton sur Blanc de Saint-Bonnet* (numéro 55).
-- *Alger 1830-1962* (numéro 65).
Nous n'avons pas connu personnellement Antoine Lestra. Nous laisserons parler ici ceux qui l'ont connu.
Bernard Faÿ, dans *Aspects de la France* du 29 août :
« *Son amour pour le passé de la France et celui de cette ville de Lyon, sa petite patrie, était la source intarissable de ses actes les plus courageux, de ses jugements les plus perspicaces ; ce sage savait que l'instant où nous vivons n'est qu'un chaînon, de la longue chaîne que forme la tradition. Il savait aussi qu'aux heures de danger et de confusion, il faut d'abord maintenir une claire vision, une mémoire fidèle, et garder intact son sens des valeurs* (*...*)*. Il ne séparait point la tradition française de la foi chrétienne : il luttait pour l'une et l'autre* (*...*)
« *Il n'écrivit rien qui ne fût acte de foi et de patriotisme en même temps. En 1934, il débuta par un ouvrage sur* « *le premier évangéliste des banlieues rouges* »*, le Père Chevrier* (*1826-1879*) ; *en ce prêtre si courageux et si humble il admire celui qui sut mépriser tout ce qui ne concernait pas* « *la gloire de Dieu et le sort de la Patrie* »*.*
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*Plus tard* (*...*) *il consacra deux volumes au Père Coudren. Cette fois, il montrait en ce prêtre une vocation héroïque, car cet humble vicaire sut durant de longs mois célébrer le culte dans le Poitou, à la barbe des Jacobins, de leurs polices, de leurs espions et de leurs soldats. Cette biographie révèle aussi le rôle de l'* « *Aa* »*, cette association secrète de prêtres orthodoxes et pieux au XVIII^e^ siècle ; il en ressort que ses membres furent, dans beaucoup de régions, les seuls mainteneurs du culte sous la terreur et les vrais triomphateurs qui firent reculer la Révolution qui ravageait le pays et ruinait les âmes.*
« *La dernière fois que je le vis, il me lut un manuscrit qu'il finissait. Il le consacrait à l'action de la* « *Congrégation lyonnaise* » *pendant la Révolution et l'Empire. Il contait l'étonnante résistance de ses membres aux consignes des révolutionnaires fanatiques. On y voyait comment ces laïcs, bien dirigés par des prêtres saints, surent maintenir leur foi intacte et servir même le Saint-Siège au milieu des plus sanglantes proscriptions ; par leurs soins le Pape put toujours correspondre avec les évêques et les fidèles de France durant la longue persécution de l'Empire. Le récit, sans effort d'éloquence, revêt une grandeur sublime quand il nous décrit ces laïcs, humbles ouvriers ou bourgeois cossus, accomplissant au péril de leur vie une tâche difficile, dont ils connaissent l'urgence sans en concevoir la portée. On mesure alors ce que peut donner une discipline pratiquée jusqu'à l'abnégation totale de soi, dans l'union au Christ et l'humilité. Ces pages méritent de voir le jour et rien ne doit être négligé pour qu'il en soit ainsi, car elles forment une sorte de* « *testament spirituel* » *à la vie si noble, si courageuse et si chrétienne d'Antoine Lestra.* »
Dans le *Bulletin des Lettres* de Lyon, numéro du 15 octobre, Henri Rambaud écrit :
« *Je ne suis pas sûr que nous fussions très nombreux à le mettre à son rang et je crains bien surtout qu'il soit difficile de faire concevoir l'homme qu'il était à qui ne l'aura pas connu* (...)*.*
« *Il était né en 1884 et il ne devait à peu près rien à Maurras. Il l'admirait certes infiniment, ayant trop de goût pour ne pas placer l'écrivain très haut, trop de jugement pour ne pas sentir la force de ses argumentations et, mieux que cela, par tout un côté de sa nature, sympathisait avec la vaillance du lutteur ; et il n'était pas non plus sans rendre justice à l'admirable travail de regroupement des forces nationales et de redressement des esprits accompli par l'Action française. Mais rien de tout cela ne faisait un disciple* (*...*)*. Il savait gré à Maurras d'avoir infusé un sang nouveau à la doctrine et de combattre la Révolution, il n'était pas sûr que ce sang fût tout à fait pur ni ce combat toujours inspiré des meilleurs motifs. Parce que Maurras n'était pas croyant, et qu'il gênait Lestra de voir le positivisme enrôlé parmi les troupes du Roi Très Chrétien, quand pour lui les grandes heures de la dynastie capétienne étaient le règne de saint Louis, la remise par Charles VII de son royaume au Roi du Ciel et sa reprise en simple commende, le vœu de Louis XIII*. »
\*\*\*
216:78
Robert Havard de la Montagne fut le compagnon de Maurras que l'on sait, et jusqu'à sa mort collabora à l'hebdomadaire *Aspects de la France*.
« Homme de droite et homme de droiture », dit Antoine Égret dans *L'Homme nouveau* du 15 septembre :
« *Le nom de Maurras est inséparablement lié au sien. Sa longue carrière de journaliste commence au temps de l'Affaire Dreyfus, s'achève aux temps du gaullisme* (...)*.*
« *Il avait beaucoup lu, beaucoup retenu, un long séjour à Rome lui avait fait comprendre l'Église. Il y dirigea un journal qui portait le nom de la Ville et qui pendant dix ans s'efforça de faire pénétrer au loin cette lumière latine et romaine qu'on ne trouve que là. Il faut vivre dans cette atmosphère pour la comprendre. Il y a toute sorte de nuances qu'il faut connaître, tout un art de la diplomatie, de la mise au point, dans lequel Robert Havard de la Montagne excellait.*
« *Cependant il revint à Paris :* « *Une autre tâche me sollicitait : entreprendre la réconciliation de l'Action française... Préparer le terrain propice ; traiter des choses religieuses dans l'esprit le plus Orthodoxe... Faire les mises au point qui s'imposaient, mais avec le plus absolu respect de la hiérarchie et de l'autorité. Je consultai des hommes sages et circonspects. Les avis furent unanimes. S'il m'en coûtait de quitter Rome, les exigences d'un plus grand bien justifiaient mon retour à l'Action française.* »
« *Pendant des années, Robert Havard de la Montagne signa* « *A. F.* » *des articles que l'on attribuait à un bénédictin, à un dominicain, à un jésuite, en tout cas à quelque éminent théologien. Puis sainte Thérèse de l'Enfant Jésus s'en mêla. Ce qui devait être regretté le fut. Après la moisson d'épines ce fut la pluie de roses. Combien sont-ils maintenant ceux pour qui fut soulevé un coin du voile, ceux qui ont vu les prières, les sacrifices, les merveilles ? Les témoins s'en vont un à un, mais l'action de grâces brûle toujours au fond des âmes* (*...*)
« ...*C'est à nous d'aller offrir à sa mémoire,* « *au pas sûr et pieux de nos fidélités* »*, une gerbe où les roses de Thérèse se mêlent aux lis de Notre-Dame. En y mêlant des branches prises aux oliviers de Martigues comme aux lauriers de Rome. En attendant, comme il l'écrivait lui-même, avec une foi sans défaillance et des efforts sans relâche, les lendemains réparateurs promis par saint Pie X.* »
217:78
## DOCUMENTS
### Le degré d'intoxication
Le journal de Paris *La Croix* a publié dans son numéro du 15 octobre une lettre reçue du pénitencier de l'Ile de Ré.
Cette lettre analyse la situation et l'état d'esprit des 200 détenus politiques qui y sont enfermés.
En voici le texte :
Le centre abrite actuellement 200 détenus politiques. C'est une habitude de parler de la communauté de la caserne Toiras. Mais peut-on parler de communauté, si l'on admet que ce terme désigne une réunion d'individus se soumettant volontairement aux mêmes règles et partageant la même foi ? Il existe une communauté de fait, par fidélité à une politique, que le pouvoir a reniée après l'avoir promulguée. Les incarcérés sont tous des fils de « l'Algérie française ». Ne devrait-on pas dire plutôt : « étaient » ? Cette idée force rassembla des deux côtés de la Méditerranée, et ensuite à l'intérieur des prisons, une foule de patriotes venant d'horizons politiques et sociaux très divers : on peut se demander si cette unité qui existait jadis au niveau de l'action subsiste après la disparition des raisons de cette action. Il semble que oui. Il y a une unité de fait entre ceux qui ont cru en un même idéal et qui sont emprisonnés pour une même cause. Unité diffuse qui n'en existe pas moins, unité renforcée par des conditions de vie semblables, par des problèmes moraux ou familiaux analogues. Si cette unité n'est pas toujours perçue, elle est au moins vécue.
Après avoir passé en revue les facteurs d'unité, il importe d'analyser d'une manière plus approfondie l'état d'esprit des détenus ou plutôt les états d'esprit.
Pour le plus grand nombre, l'action entreprise est du domaine du passé, elle n'a aucun prolongement dans le présent. Ce passé leur pèse terriblement. Les détenus ne se sentent pas soutenus par une mystique révolutionnaire qui tisserait mille liens invisibles entre eux, « prisonniers d'un moment », et une foule d'amis connus ou inconnus dispersés sur le territoire national. Ils sont seuls, désespérément seuls avec leurs souvenirs pour tout bagage. Leur vie s'arrête au 1^er^ juillet 1962. Depuis ce temps, ils ne font que survivre dans l'attente d'une libération hypothétique. Complaisance dans le souvenir, idée fixe sont autant d'éléments qui les séparent d'un monde où ils sont appelés à vivre.
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Les conditions dans lesquelles s'est produite l'accession de l'Algérie à l'indépendance ont ébranlé chez certains les fondements de toutes leurs convictions morales et religieuses. Ils n'appartiennent plus, disent-ils, à ce pays qui les a abandonnés. Ils appartiennent à leurs familles, à leurs souffrances, les deux souvent venant à se confondre. Souffrances parfois si exigeantes qu'ils déplorent qu'au moment où ils étaient arrêtés, incarcérés, « on ne les ait pas visités », et cela suffit pour discréditer à leurs yeux l'Église tout entière. La vie concentrationnaire pousse à ces schématisations hâtives, elle favorise des généralisation abusives. Tous les événements que les détenus politiques peuvent connaître sont disséqués, analysés sans pitié. Pour avoir été jugés, ils jugent à leur tour. Ce concours de circonstances pousse la plupart à ne pas concevoir la vie comme une aventure collective, mais comme une aventure individuelle. S'ils veulent s'épanouir, ils prétendent le faire seuls ou dans le cadre d'une famille. Suivant l'exemple de nombreux compatriotes absents au moment du désastre, ils appellent sagesse l'égoïsme.
Pour certains, cependant, le combat mené ne s'arrête pas à la cession de l'Algérie. Il prend d'autres formes : mise en place d'un nouvel ordre politique et social.
Mais tous, ils n'espèrent rien, savent qu'ils sont là pour témoigner ; leur incarcération est un message de foi et d'espérance en des vérités supérieures. Ils sont là pour garder vivante une histoire que beaucoup oublieront, ne l'ayant pas vécue. Ils ont leurs morts, leurs souvenirs, leurs rites, ils revivent leurs grands espoirs déçus.
On discerne, au sein de cette communauté, le souci de revenir à un ordre social et politique que dicteraient le droit naturel et l'exigence d'une plus grande moralité chez les dirigeants. Tous s'affirment foncièrement hostiles aux idées marxistes ; ceci est d'autant plus remarquable que beaucoup sont issus du lieu auquel trois députés communistes durent leur élection, à Alger et Oran, après la seconde guerre mondiale. Ils estiment que la venue au pouvoir des anciens rebelles et terroristes algériens est une victoire du communisme. Ils considèrent pareille victoire comme accablante pour la nation qui l'a permise. Ils pensent que cette baisse de moralité dans notre pays le rendra, lui-même, moins résistant à la subversion communiste.
Après avoir étudié la « communauté de Toiras » en tant que telle, il convient d'étudier les différents groupes qui la composent. Le temps a facilité ces classifications, et il suffit d'observer pour discerner certains groupes bien caractéristiques.
La camaraderie unit les parachutistes, camaraderie toute faite de souvenirs communs, de souffrances communes. Ils ont bien conscience des liens qui les unissent, sachant avoir reçu, à n'en pas douter, une éducation qui les engage très au-delà de leurs obligations militaires. En général, ils ne jettent l'exclusive sur personne, mais pour partager et apprécier à sa juste valeur leur camaraderie, peut-être aurait-il fallu recevoir un peu de leur formation.
219:78
Les légionnaires constituent un groupe caractéristique, attaché à ses traditions.
Les officiers forment un bloc monolithique, que rien ne peut troubler. Chez tous les militaires, d'ailleurs, la hiérarchie s'est rétablie spontanément. Le patriotisme fut leur principal mobile et l'on voit facilement qu'ils en vivent.
L'unité constatée chez les militaires, on ne la retrouve pas chez les civils, qui s'affirment plus individualistes. Les métropolitains se réunissent suivant leurs affinités, leurs connaissances. On distingue même au sein de cette enceinte un phénomène de régionalisme.
Les Européens d'Algérie sont les pauvres de l'Évangile. Ils ont tout perdu -- leurs biens, leurs cimetières, leur patrie, Cette détresse les unit. A l'extérieur, pensent-ils, bien des personnes considèrent le « pied-noir » comme un gêneur, le prennent pour bouc émissaire, et cette idée les fait souffrir : non seulement « une certaine politique » a fait d'eux des parias, mais encore on leur reproche cette condition de paria.
Par ailleurs, il est facile de distinguer entre jeunes et moins jeunes. Les mêmes goûts, les mêmes problèmes, les mêmes jeux réunissent ces jeunes. Il est bon que diverses personnalités se soient émues de leur sort. Pour beaucoup, l'adolescence n'a connu qu'un climat de fièvre, de violences, de meurtres. Que l'on ne parle pas de l'insouciance de cette jeunesse : à 15, 16 ans, on les a invités à défendre leur pays, à protéger leur mère et lents sœurs ! Et après ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont souffert, ils ne sont pas près d'accepter leur sort.
Pour les autres, les problèmes familiaux ont une grande importance. La détresse physique et morale de leurs familles est immense. Ils ne peuvent comprendre que le pouvoir considéré par eux comme responsable de cette situation ne veille pas à y remédier. Ils considèrent n'avoir à demander ni charité ni grâce, mais pouvoir réclamer la justice, une justice supérieure à la raison d'État. Tout le jour, la caserne Toiras retentit de chants, de cris. Derrière cette exubérance, que de drames, que de misères cachées !
La lettre que l'on vient de lire, *La Croix* l'avait fait précéder de l'introduction suivante :
Chacun mesure la gravité du drame de « l'Algérie française ». Des centaines de milliers de personnes ont été brutalement transférées d'un bord à l'autre de la Méditerranée. Beaucoup de « pieds-noirs » ont commencé à se fondre dans la communauté métropolitaine, tout en conservant la nostalgie du pays natal, et les Français de France ne feront jamais trop pour atténuer leur chagrin.
220:78
C'est parmi les rapatriés que l'O.A.S. avait pris naissance et fait de très grands ravages. C'est eux qui fournissent le plus gros contingent de prisonniers politiques. C'est eux aussi, spécialement, qui sont allés invoquer à Chartres récemment Notre-Dame de la Merci, et si ce pèlerinage a été l'occasion, dans un de nos sanctuaires les plus vénérés, d'applaudissements inopportuns, ceux-ci ont ténu peu de place à côté du geste de gens luttant en grand nombre afin que dans leur cœur la piété l'emporte sur la passion.
Pour pouvoir porter remède à une situation fâcheuse, il faut en connaître les causes.
Du pénitencier de l'île de Ré nous est arrivée une analyse montrant bien l'état d'esprit des internés, tel que le constate l'un d'entre eux. Bon nombre de nos amis, nous en sommes convaincus accepteront de lire ce document pénible, mais instructif tant par la manière dont il montre le degré d'intoxication de certains détenus que par celle dont il fait comprendre la nécessité de ne pas trop prolonger la durée d'un internement propre à aigrir davantage les prisonniers et, à travers leurs enfants, une fraction de la France future.
*La Croix* prend ainsi position -- une fois de plus -- en faveur de la libération des détenus politiques
Elle le fait à sa manière : comment pourrait-il en être autrement ? C'est son droit et cela n'appelle aucune observation.
\*\*\*
Mais ce qui donne à réfléchir, c'est le Jugement de *La Croix* affirmant que la lettre du détenu politique qu'elle a publiée « montre le degré d'intoxication de certains détenus ».
Avicenne avait relu quarante fois la Métaphysique d'Aristote avant de la comprendre.
Nous avons relu la lettre du détenu -- moins de quarante fois il est vrai. Nous n'avons pas trouvé ce qui mérite d'y être qualifié « degré d'intoxication ».
\*\*\*
221:78
Cela montre en définitive à quel point nos pensées sont éloignées les unes des autres, étrangères les unes aux autres. Nous n'avons pas les mêmes catégories mentales que *La Croix*. Et nous le supporterions volontiers, étant pour notre part tolérants, (tolérants quant aux personnes), si *La Croix* ne nous était imposée comme unique quotidien catholique. Nous subissons comme une violence permanente, le fait que nous soit imposé en pratique -- et même en conscience, selon certains -- un journal qui en toute bonne foi, en toute spontanéité, sans malveillance, appelle « degré d'intoxication » ce que nous appelons honneur et vérité.
============== fin du numéro 78.
[^1]: -- (1). Voir : « *Le Concile et le jeu normal de l'opinion publique* »*,* éditorial de notre numéro 77.
[^2]: -- (1). Discours du 21 septembre 1963. Traduction française intégrale de ce discours dans la *Documentation catholique* du 6 octobre et dans les *Nouvelles de Chrétienté* du 10 octobre.
[^3]: -- (1). 134, rue de Rivoli, Paris I^er^
[^4]: -- (2). 5, rue Bayard, Paris VIII^e^.
[^5]: -- (1). L' « exemption » est le droit propre au Souverain Pontife d'exempter de la juridiction des évêque les Ordres religieux.
[^6]: -- (1). Voir l'article : « *De licentia edendi* »*,* dans notre numéro 60.
[^7]: -- (1). 3 a. q. 53, 2 ad 3 ; 1 a. q. 67, usque 75. 0. (de operibus septem dierum, in principio Bibliæ) ; Ia. q. 65, 6 ad 4 ; etc.
[^8]: -- (2). Cf. Vico, « scienza nuova », passim.
[^9]: -- (1). Voir « L'atome d'abord, l'Évangile ensuite ». *Itinéraires*, numéro 72 d'avril 1963.
[^10]: -- (1). On ne voulut pas croire à l'époque que le célibat ecclésiastique serait remis en cause. Le croit-on aujourd'hui ? Dans *Le Monde* du 15 octobre, M. Fesquet fait remarquer que l'institution du diaconat est envisagée par certains comme une première brèche dans le célibat ecclésiastique, les diacres étant en en effet des clercs et non des laïcs. Le 17 octobre, il ajoute : « *Aucun évêque n'a* osé *en public* (noter : « en public ») *intervenir en faveur d'un célibat facultatif pour les prêtres. C'est là pour assez longtemps encore* (noter : « pour assez longtemps encore ») *vraisemblablement un sujet tabou. Les pasteurs protestants mariés, qui ont conscience de ne pas être des ministres de deuxième zone parce qu'ils sont mariés, sont très frappés de l'intransigeance de la loi catholique. Ils ne sont pas les seuls.* » Et M. Fesquet cite « *la lettre d'un curé français habitant la province* », qui demande la suppression du célibat. Le 18 octobre, M. Fesquet publie la lettre d'un autre prêtre, demandant « *la suppression de la loi inhumaine et totalitaire du célibat ecclésiastique* ». -- On peut aussi mentionner pour mémoire, si l'on veut, les articles habituellement délirants de M.Robert Serrou dans *Paris-Match *; voir entre autres le numéro du 9 novembre : « *L'Église s'oriente vers les prêtres mariés* ».
[^11]: -- (1). Le texte intégral de ce discours a été publié dans *Itinéraires,* numéro 77 de novembre 1963.
[^12]: -- (1). « Sur un livre de M. Bloch-Lainé : pouvoir et propriété dans l'entreprise », dans *Itinéraires*, n° 75 de juillet-août 1963.
[^13]: -- (1). Librairie Armand Colin.
[^14]: -- (1). Voir Journet, *L'Église du Verbe incarné*, tome 2 (Desclée de B., édit. Paris), le chapitre : l'âge de la rédemption meilleur que l'âge d'innocence, surtout p. 147.
[^15]: -- (1). J'ai essayé de le montrer, page 49 de mon livre *Sur nos routes d'exil : les béatitudes* (aux N.E.L., Paris).
[^16]: -- (2). Rom. V, 12-20.
[^17]: -- (1). Voyez, si vous voulez, mon étude sur « La Révélation divine sur l'histoire humaine », *Itinéraires* de mai 1963.
[^18]: -- (1). Éditions Alsatia, Paris.
[^19]: -- (1). *Témoignage Chrétien* du 5 septembre 1963.
[^20]: -- (1). C'est le P. Régamey, o.p., qui a dirigé la revue *l'Art Sacré* de 1946 à 1954. La revue rendit service pour former, affiner, éduquer le goût en matière d'art sacré. Cependant son influence ne fut pas toujours bonne, en particulier à cause d'un certain engouement pour des œuvres modernes incompatibles avec le sens chrétien, et à cause du silence observé à l'égard de grands artistes chrétiens contemporains. La revue paraît toujours, mais je ne la suis plus : *non omnia possumus omnes.*
[^21]: -- (1). La *Maternité spirituelle de Marie, rapports* du 8^e^ Congrès Marial national 1961 (publié chez Lethielleux à Paris -- 190 pages).