# 79-01-64 3:79 ## ÉDITORIAUX ### Ce qui pourrait être : justice, dignité, esprit de paix CE QUI POURRAIT ÊTRE, ce qui devrait être, c'est la jus­tice, c'est la dignité, c'est l'esprit de paix dans les informations et les commentaires que les journaux (notamment catholiques) consacrent à la grande entre­prise du Concile. L'abominable campagne contre la Curie romaine en général et contre la personne du Car­dinal Ottaviani en particulier nous a donné la triste photographie d'un certain état des pensées, des arrière-pensées et des sentiments dans l'Église. La mise au point qu'a faite l'épiscopat français pour couper court à la campagne de mensonges contre le célibat ecclésias­tique a rendu plus sensible l'absence de mise au point pour couper court aux campagnes de calomnies contre le Saint-Office et contre la haute et admirable figure de son secrétaire. Ce que pourraient être la justice, la dignité et l'esprit de paix, le journal *La Croix* en a fourni un exemple en donnant la parole dans ses colonnes au Cardinal Otta­viani et en publiant le 3 décembre « une interview du Cardinal recueillie par Georges Huber ». Est-ce l'hirondelle annonçant le printemps d'un cli­mat nouveau ? Va-t-on vraiment vers la détente ? Est-ce la fin prochaine de cet immense déferlement de réquisi­toires, de diffamations, de menaces contre le Saint-Siège qui emplit les journaux depuis octobre 1962 ? Va-t-on fermement rejeter les appels à une mobilisation géné­rale pour *briser moralement la Curie,* va-t-on ne plus laisser une prépotence de fait à la propagande obsessionnelle qui nous assure que le *Concile est dirigé contre la Curie ?* 4:79 Un effort résolu est-il sur le point d'être en­trepris pour assurer une information objective et per­mettre une discussion libre, honnête et sereine ? \*\*\* Avec *La Croix* du 3 décembre, le public catholique français a pu entendre une parole de vérité et de paix sur la question tant agitée du Saint-Office. Le Cardinal Ottaviani a expliqué : -- Les jugements portés aujourd'hui sur le Saint-Office pèchent surtout par anachronisme : on juge de cette Congrégation comme si elle était encore l'ancienne Inquisition. Il s'agit, au contraire, d'un orga­nisme moderne, qui suit toutes les règles de la pru­dence pour arriver à des décisions inspirées par la vérité et la justice. Si les procédures du Saint-Office sont protégées par le secret, c'est surtout pour protéger le bon renom et la réputation des personnes qui sont l'objet de procès. En effet parmi elles il peut y avoir des innocents qui seront acquittés : le secret de la procédure pro­tège donc leur réputation contre l'ombre qui planerait sur elles, si l'on savait qu'elles ont été l'objet d'un pro­cès du Saint-Office. La même remarque vaut aussi pour les écrivains, dont la réputation pourrait être entamée si l'on venait à savoir que leurs ouvrages sont examinés par le Saint-Office. En effet les fidèles respectueux de l'autorité ecclé­siastique et dociles à ses directives pourraient peut-être estimer moins les personnes dont s'est occupé ce Dicastère, tandis que celles-ci pourraient être consi­dérées -- et elles le sont souvent -- comme exemptes de tout reproche de la part du Saint-Office *Dans les procès l'accusé* (qui n'est pas considéré comme coupable tant que la chose n'est pas prouvée) *est écouté* et, avant de signer le procès-verbal de l'au­dience, *il peut faire toutes les remarques qu'il veut*, s'il estime que le notaire n'a pas transcrit fidèlement sa pensée. 5:79 Quand il s'agit de livres, généralement, on se met en rapport avec l'Ordinaire (l'évêque du lieu) pour connaître l'activité littéraire de l'auteur. D'ailleurs, l'objet du jugement est le livre imprimé : il serait donc superflu de s'enquérir de la pensée de l'auteur. *Ce n'est pas ce qu'il pense, mais ce qu'il a écrit, qui est l'objet du jugement.* En effet, le dommage qu'un livre peut causer aux âmes dépend du contenu de celui-ci, et non pas de ce que pense l'auteur ; L'examen d'un livre présuppose un jugement de la Chancellerie du Saint-Office qui décide si l'écrit est digne de considération. Dans la négative, l'affaire se termine par ce qu'on appelle, au Saint-Office, un *repo­natur,* c'est-à-dire une mise aux archives. Dans l'affir­mative, le *congresso* intérieur ([^1]) décide de confier l'examen de la publication à *deux experts* de même langue que l'auteur. Ceux-ci, *indépendamment l'un de l'autre,* préparent chacun un rapport sur l'écrit en question. Les deux rapports sont ensuite examinés et discutés d'abord par *une vingtaine de consulteurs,* recrutés dans différentes nations et parmi les profes­seurs des Athénées de Rome ; puis, en deuxième ins­tance par *l'assemblée plénière* des dix cardinaux membres de la Congrégation du Saint-Office ([^2]). Ceux-ci proposeront leurs décisions à *l'approbation du Saint-Père*, qui a reçu au préalable les rapports des experts. On voit donc que, quand une chose arrive au Saint-Père pour que, en sa qualité de préfet du Saint-Office, il dise le dernier mot, elle a déjà passé par l'examen de plusieurs instances. Voilà pourquoi, dans certains cas, les décisions du Saint-Office paraissent avec un retard considérable sur la date de parution du livre. *Ces derniers temps d'ailleurs --* et voilà une nouvelle procédure du Saint-Office, -- *on a évité autant que possible les condamnations.* On préfère prendre con­tact avec l'auteur, par l'intermédiaire de l'évêque du diocèse, pour qu'il retire du commerce l'œuvre incri­minée, ou qu'il s'engage du moins à faire une nouvelle édition corrigée (...) Le secret de la procédure est requis aussi pour laisser *pleine liberté* aux consulteurs et aux juges que sont les cardinaux, sans quoi on pourrait faire pression sur eux dans un sens ou dans l'autre. 6:79 En certaines circonstances, on a tâché d'in­fluer sur les décisions du Saint-Office en recourant jus­qu'à la voie diplomatique. On comprend ainsi com­ment le secret protège la réputation des personnes in­téressées, et en même temps sauvegarde l'indépen­dance des juges. A ce propos, il convient d'ailleurs de relever qu'un auteur, *en publiant un livre, s'expose par le fait même au jugement négatif que n'importe quel critique peut donner dans n'importe quelle revue, sans avoir l'obligation de pressentir l'intéressé.* Interrogé sur la contribution à l' « aggiornamento » qu'apporte la seconde session du Concile, le Cardinal Ottaviani a répondu : -- En fait d'*aggiornamento* (mise à jour), il est hors de doute que les résultats les plus clairs sont contenus dans le schéma de la *Constitution sur la liturgie,* dé­sormais approuvé. La même remarque vaut pour le schéma sur « *les instruments de communication sociale* »*.* Quant au schéma sur *la nature et la constitu­tion hiérarchique de l'Église,* on comprend aisément que l'*aggiornamento* ne soit possible que pour les structures humaines ; il est exclu pour les structures constitutionnelles divines. Ainsi donc, l'*aggiornamento* paraîtra surtout quand il s'agira des schémas concernant *la discipline du cler­gé, l'apostolat des laïcs*, le développement des *Mis­sions*, et aussi quand il s'agira de *l'internationalisa­tion de la Curie*, selon les critères récemment exposés par le Saint-Père, et de l'ensemble des principes qui seront fixés pour *adapter la pastorale aux exigences du monde moderne.* Sur l' « œcuménisme », dans une conférence pro­noncée en juillet 1961, le Cardinal Ottaviani avait décla­ré : « Une fois reconnue la vérité, cette vérité sur la­quelle l'Église ne peut transiger, tous les enfants qui reviennent à elle trouveront cette Mère disposée à toutes les largesses qu'elle peut accorder en matière de liturgie, de traditions, de discipline et d'humanité ». Interrogé à nouveau sur ce point, le Cardinal Ottaviani a répondu : 7:79 Il n'est pas difficile de prévoir ce qui pourrait être concédé en fait de liturgie ou de traditions, surtout si l'on songe aux inestimables richesses que possèdent les Églises orientales en fait de piété, de liturgie ou de traditions. On devine également que, si une Église particulière, aujourd'hui séparée, désireuse de s'unir à l'unique Église du Christ, présentait des éléments disciplinaires qui ne s'opposent point au droit divin (par exemple, les privilèges des patriarcats, exarchats ou autres semblables), cette communauté trouverait dans l'Église les dispositions les plus larges pour respecter ses traditions et sa discipline. Quant au reste, ce n'est pas le cas d'anticiper sur l'avenir. Tout rapprochement doit être favorisé par des négociations particulières en ce qui touche les droits acquis ou les situations humaines conciliables avec les principes inviolables de la foi et de la morale. Quant à l'éventualité d'une réforme des procédures du Saint-Office, le Cardinal Ottaviani a déclaré : Sur ce point, je dois respecter soit les idées des évêques qui pourront proposer leurs *desiderata,* soit l'attitude du Saint-Père, à qui il revient de prendre une décision en cette matière. Je pense donc qu'il serait, de ma part, inopportun et peu respectueux d'ex­primer maintenant mon opinion. \*\*\* Le Saint-Office étant dirigé personnellement par le Pape, il était nécessaire, pour l'honneur de l'Église, de faire connaître la vérité à une opinion publique qui a été tellement trompée. Quant à la personne même du Cardinal Ottaviani, sans doute serait-il le premier à dire lui-même qu'elle ne compte pas, auprès de l'honneur de l'Église et de l'intérêt des âmes. Cependant le respect des personnes individuelles, et la justice qui leur est due, importent grandement à la vie chrétienne et à l'Église. C'est pourquoi il est bon que le public catholique français ait pu entendre au moins une fois la voix du Cardinal Ottaviani, si différente des propos qu'on lui prête dans le portrait infâme que les journaux font de lui. \*\*\* 8:79 Une personnalité protestante à qui l'on demandait qui donc, en dehors du Pape, lui avait fait durant le Concile l'impression la plus profondes, répondit : -- *Le Cardinal Ottaviani, à cause de sa foi.* \*\*\* L'esprit qui veut être celui du Concile avait été pré­figuré justement par le Cardinal Ottaviani, dans la solennelle et célèbre exhortation qu'il lançait aux chré­tiens, à Saint-Pierre-de-Rome, le 25 novembre 1956 : « *S'il y en a qui sont sans toit, sans feu, sans pain, sans travail, à qui la faute ? Qui a péché ?* « *S'il y en a parmi nous qui ignorent Dieu, et même qui le blasphèment ou le nient, à qui la faute, sinon à nous, qui ne savons pas le révéler, par notre action, et le défendre, par notre vie ?* « *Si tant de saletés se cachent dans nos maisons ou s'étalent sur les murs de nos villes, à qui la faute ?* « *Si le monde est redevenu païen et ignore Dieu ou le combat, à qui la faute, sinon à nous ?* » \*\*\* C'est l'esprit de sainte Bernadette, interrogée à Nevers en 1871 sur l'avance des armées d'invasion : -- N'avez-vous pas quelque frayeur ? -- Non, Monsieur. -- Il n'y aurait donc rien à craindre ? *-- Je ne crains que les mauvais catholiques.* -- Ne craignez-vous rien autre chose ? -- Non, Monsieur. 9:79 ### Structures et techniques des sociétés de pensée dans le catholicisme LES CATÉGORIES de « droite » et de « gauche », de « conservateurs » et de « progressistes » et au­tres analogues, sont foncièrement étrangères à la nature religieuse des problèmes qui se posent au Concile ou qui, à propos du Concile, sont agités dans la presse. Mais de telles catégories sont en revanche adé­quates au dessein politico-religieux poursuivi par des forces puissamment organisées, et qui ont fait leurs preuves depuis plusieurs années. Ces forces travaillent à imposer, sous couleur d' « ouverture au monde », une ouverture à gauche ; sous couleur d'ouverture à gauche, une ouverture au socialisme ; sous couleur d'ouverture au socialisme, une ouverture à cette sorte particulière de « socialisme » que « construit » le communisme so­viétique. -- Un professeur d'histoire aux Facultés catholiques de Lyon, l'abbé Louis Micolon, a donné un jour l'une des clés de la situation, quand il a écrit dans la *Chronique sociale* ([^3]) : L'Action catholique a multiplié le nombre des « catholiques de gauche ». Elle secrète des « catholiques de gauche », uniquement ! (...) Même dans les milieux bourgeois, l'Action catholique fabrique inévitablement des « ca­tholiques de gauche ». 10:79 Elle ne fait jamais évoluer de gauche à droite, mais toujours de droite à gauche. C'est un fait, que l'on pour­rait vérifier statistiquement, et qui serait à la fois massif et plein d'enseignements. » L'abbé Micolon trouvait cela normal et louable. C'est pourquoi il a pu l'écrire tranquillement. Car nos mœurs intellectuelles catholiques ne sont pas tout à fait libres. Si l'on écrit que l'*Action catholi­que fabrique des catholiques de gauche* pour l'en louer, on est tenu pour un bon catholique, puisque l'on fait l'éloge de l'Action catholique. Personne ne proteste que l'éloge est inexact ou excessif ; ou qu'il ressemble au pavé de l'ours. Mais si l'on écrit *exactement la même chose* pour mettre en question ce fait constaté -- et, non contesté quand il est allégué par des laudateurs de l'Action catholique -- alors on est un mauvais catho­lique, accusé d'inventer des calomnies dans une inten­tion bassement politique. De la même façon, quand Dansette attribue à *une seule et même* « *gauche chrétienne* » des tendances, ini­tiatives et entreprises aussi diverses que les prêtres-ou­vriers, la presse des Éditions du Cerf, la revue *Esprit,* la pastorale nouvelle et la nouvelle théologie, et cete­ra ([^4]), et qu'il trouve tout cet ensemble très louable, per­sonne ne proteste qu'un tel éloge n'est pas conforme à la réalité. Mais si l'on écrit *exactement la même chose* pour mettre en question et critiquer les « affinités idéo­logiques » ([^5]) qui sont communes à ces tendances, en­treprises et initiatives, et la « parenté » ([^6]) qui les relie, alors on est accusé de forger un odieux « amalgame » et de mener une polémique insensée. Passons outre à ces mœurs intellectuelles de déca­dence, de conformisme et de servitude. Examinons les choses telles qu'elles sont. \*\*\* 11:79 La gauche chrétienne est minoritaire, et très minoritaire, dans le catholicisme français (comme d'ailleurs dans le catholicisme mondial). C'est la gauche chrétienne elle-même qui le reconnaît quand elle parle selon les exigences de la vérité objective et non plus selon les exi­gences de la propagande. Selon le P. Avril, *il n'est pas douteux que la plupart des catholiques se classent poli­tiquement à droite* et que les catholiques de gauche sont *une minorité parmi les catholiques français* ([^7])*.* Selon Dansette ([^8]), les catholiques de gauche, grâce à *leurs moyens d'action*, disposent d'une influence, considérable, « *disproportionnée à leur importance numérique* ». L'une des causes de la tension dramatique, et qui atteint un point presque insupportable, que l'on remar­que à l'intérieur de l'Église, réside dans l'entreprise de la gauche chrétienne pour s'assurer le monopole des moyens de diffusion et pour confisquer la direction des mouvements, afin d'encadrer la majorité catholique de droite et de l'entraîner à gauche par une mise en condi­tion. Cette « gauche chrétienne » doit évidemment s'en­tendre au sens large, au sens de Dansette et de l'abbé Micolon : elle n'est pas uniquement politique. Elle est politico-religieuse. Elle ne pense pas uniquement aux manœuvres électorales et aux problèmes du gouverne­ment temporel. Elle est aussi théologique, pastorale, doc­trinale, intellectuelle et sociale. Assurément elle a, par­mi ses plus brillants représentants, des gens qui « ne font pas » de politique. Le P. Congar ne fait pas de poli­tique : mais il soutient un journal, et c'est *Témoignage chrétien*. \*\*\* 12:79 A l'occasion du numéro 1.000 de *Témoignage chré­tien* ([^9])*,* on a vu les représentants qualifiés de toutes les branches de l'Action catholique française venir *ès-qua­lités* apporter leur appui, leur soutien, leur approbation a ce journal. Ils l'ont fait, bien entendu, au nom de la pluralité et de la liberté des « options » à l'intérieur du catholicisme. Mais ils l'ont fait, tous ensemble, seule­ment pour *Témoignage chrétien.* Quand on favorise de cette manière *une seule* option à l'intérieur du catho­licisme, on dément dans les actes la liberté et la plura­lité que l'on invoque en paroles. Cette mobilisation massive des représentants de l'Action catholique en faveur du seul *Témoignage chré­tien* vient, à quelques années de distance, apporter une confirmation spectaculaire aux remarques de Dansette et de l'abbé Micolon. Parmi les dirigeants laïcs et les conseillers ecclésiastiques de l'Action catholique fran­çaise, les uns imposent, les autres tolèrent cette orien­tation à gauche, comme ils ont imposé ou toléré cette manifestation d'ensemble au profit de *Témoignage chré­tien* que n'équilibre aucune manifestation équivalente au profit de *L'Homme nouveau* ou de *La France catho­lique.* On peut trouver là, au demeurant, l'une des rai­sons pour lesquelles l'Action catholique (au sens strict), malgré tant et tant de recommandations insistantes, ne regroupe qu'une très faible minorité du peuple chrétien : l'ensemble du peuple chrétien voit très bien -- ou sent instinctivement -- que dans l'Action catholique triomphe sans discrétion et sans mesure une « gauche chrétienne » qui ne correspond pas aux aspirations licites, légitimes, libres de « la plupart des catholiques », qui « se classent politiquement à droite ». 13:79 Beaucoup de catholiques entre­raient plus volontiers dans l'Action catholique, s'ils ne risquaient pas d'être entraînés par le fait même à s'associer aux positions et aux initiatives, qu'ils n'ap­prouvent pas, de la « gauche chrétienne ». \*\*\* Il n'est que juste de remarquer que la Hiérarchie notamment lors des « crises » de la J.E.C. et de la Route S.D.F. en 1957 -- s'est efforcée de corriger cette politi­sation de gauche ([^10]). Mais la « gauche chrétienne » n'est pas *seulement politique*. Elle peut mettre en veilleuse ses positions proprement politiques les plus visibles sans cesser pour autant de continuer à exercer sa prépotence dans l'ordre intellectuel, social, doctrinal. Ce n'est pas seulement la politique qui distingue la « gauche chré­tienne » de la grande majorité du peuple chrétien clas­sée *à droite* par le P. Avril. C'est toute, ou presque toute, la conception de la vie familiale, sociale, scolaire, intel­lectuelle et (dans une certaine mesure) religieuse. Cette « droite » largement majoritaire est d'ailleurs, plus souvent, une droite relative. Elle se reconnaît quelquefois à ce qu'elle a effectivement des idées poli­tiques de droite. Elle se reconnaît dans la plupart des cas à ce qu'elle est *classée à droite* (par la gauche) pour l'unique et suffisante raison qu'elle n'a aucun enthou­siasme pour les idées et méthodes de la gauche chré­tienne, -- pour ses idées et méthodes politiques mais plus encore pour ses idées et méthodes sociales, intellec­tuelles et religieuses. La prépotence organique des équipes minoritaires de la gauche chrétienne revêt de multiples aspects. L'aspect institutionnel, ou *structurel,* est le moins remarqué : en parler se heurte au « tabou » -- mais un « tabou » très unilatéral -- qui couvre l'Action catholique. Dans les mœurs intellectuelles du catholicisme français, il est possible, licite, admis de critiquer l'Action catholique pour lui reprocher de n'être pas encore assez ouverte à gauche ; 14:79 il est même possible, dans la ligne d'une telle critique, de lui décocher quelques sarcasmes, à la ma­nière du rédacteur en chef de *Témoignage chrétien* la définissant comme « *quelques obstinés* (qui) *retiennent autour d'eux un maigre troupeau* » ([^11]). De telles sévéri­tés n'ont pas empêché les représentants de l'Action catholique de venir apporter, *ès qualités* et en bloc, leur caution à *Témoignage chrétien*. On peut donc critiquer les structures et les méthodes de l'Action catholique (et même s'en moquer cruellement) quand on se propose par là de l' « ouvrir », ou de l'ouvrir davantage, à l'évo­lution à gauche et à la construction du socialisme. De telles critiques, éventuellement jugées excessives, sont néanmoins accueillies comme dignes de considération et d'examen, et comme partant d'une bonne intention. Mais si, en sens inverse, on analyse les méthodes et les struc­tures de l'Action catholique en vue de freiner, de limi­ter ou de supprimer ce glissement à gauche, on est réputé avoir des intentions mauvaises et se livrer à des attaques arbitraires. Ici encore, nous passerons outre au confor­misme de ces mœurs intellectuelles installées, et nous dirons tout uniment les choses telles que nous les voyons. \*\*\* L'observation qui nous paraît fondamentale a été énoncée par Joseph Folliet ([^12]) : « Dans certains groupes d'Action catholique, en particulier à l'échelon local, j'ai pu vérifier les observations faites par Augustin Cochin sur les *sociétés de pensée*, qui précédèrent la Révolution française -- notamment la tendance à la fermeture du groupe sur lui-même dans une orthodoxie idéologique (je ne parle pas ici, bien entendu, de l'orthodoxie catholique, mais d'une orthodoxie de groupe sura­joutée et surérogatoire) *inspirée par un petit groupe central* dont les membres se trouvent, les uns par rapport aux autres, dans un état de constante surenchère. » 15:79 L'observation de Folliet est énoncée avec précaution. Il dit : « *en particulier* » à l'échelon local (mais cela signifie donc : point seulement à l'échelon local). Il dit que certains groupes d'Action catholique ressemblent aux sociétés de pensée, décrites par Augustin Cochin, « *notamment* » par... (mais cela signifie donc : point seulement par...) Cette observation de Joseph Folliet aurait dû avoir un retentissement immense et foudroyant. Elle ne l'a pas eu du tout. Pour une raison bien simple : presque personne ne sait en quoi consistent les « sociétés de pen­sée » étudiées par Augustin Cochin. Et si quelques-uns se reportent à l'œuvre elle-même d'Augustin Cochin, ils risquent de n'y rien comprendre : l'œuvre est fragmen­taire, inachevée, elle traite d'une période historique déjà lointaine ; elle peut paraître n'avoir qu'une portée en quelque sorte archéologique, son vocabulaire parfois vieilli ne facilite pas les choses. Il faut beaucoup tra­vailler pour en saisir et pour en extraire la substance : mais cela en vaut la peine. Augustin Cochin, le premier et quasiment le seul, a su analyser, dans leur apparition au XVIII^e^ siècle, certaines *techniques et structures sociolo­giques* qui, identiques en leur essence, perfectionnées en leurs modalités, sont celles du *totalitarisme moderne :* à l'état chimiquement pur, elles fonctionnent dans l'appareil du communisme soviétique. Mais elles fonctionnent aussi ailleurs. Ce sont les techniques et structures du « noyau diri­geant », du « groupe restreint », du « comité central », du « secrétariat exécutif », et des « courroies de trans­mission ». 16:79 Ce sont les techniques et structures modernes du conditionnement et de l'asservissement. \*\*\* Une « société de pensée », cela ne veut pas dire une « société où l'on pense ». Cela ne désigne ni une acadé­mie savante, ni un cercle d'études. Faute de comprendre le sens des mots eux-mêmes, on ne comprend ni la por­tée de l'œuvre géniale d'Augustin Cochin, ni la portée de l'observation judicieuse de Joseph Folliet. La confusion est au premier abord inévitable, parce que les sociétés de pensée prennent souvent la forme apparente, le revêtement extérieur, la fonction avouée d'une sorte de cercle d'études ou d'académie savante. Une *société de pensée* est un type de société *créé arbi­trairement par la pensée*, à la différence des sociétés créées *selon la nature.* Une société de pensée est une société où toutes les hiérarchies naturelles sont laissées à la porte. On ne peut prétendre résumer ici les longues et multiples analyses qui sont éparses, de manière sou­vent désordonnée, dans l'œuvre d'Augustin Cochin ([^13]). Ces analyses portent principalement sur la structure ins­titutionnelle de telles sociétés. Augustin Cochin conclut qu'au sein des sociétés de pensée se trouvent automati­quement neutralisés ou éliminés les hommes d'expé­rience, de caractère, de responsabilité, au profit d'un collectivisme anonyme. La société de pensée est radicalement différente des sociétés naturelles : famille, commune, profession, na­tion, et elle a pour résultat de les détruire ou de les asser­vir. La société de pensée est radicalement différente des corps intermédiaires économiques, sociaux ou culturels, et elle prend leur place. Les sociétés de pensée exis­tantes ou ayant existé sont les obédiences maçonniques, les sociétés secrètes, les partis politiques, et sous leur forme la plus perfectionnée : l'appareil communiste. 17:79 Quelle que soit la bonne volonté des individus, à par­tir du moment où ils entrent dans ces sociétés qui ne sont fondées ni sur la nature ni sur la grâce -- qui sont fondées *en dehors* des relations naturelles de famille, de profession, de voisinage, d'amitié, comme *en dehors* des rapports hiérarchiques normaux et *juridiquement définis* dans la cité et dans l'Église -- alors jouent les lois sociologiques particulières à ces organismes arti­ficiels. Ces organismes « fabriquent » des individus adaptés aux sociétés de pensée et aux sociétés de pensée seu­lement ; ils « fabriquent » des individus désormais hé­térogènes, et allergiques à toutes les sociétés naturelles. Par leur structure, par l' « éducation » que donne la vie en leur sein, les sociétés de pensée sont spontanément et foncièrement révolutionnaires, subversives de l'ordre naturel des sociétés. \*\*\* Quand l'abbé Micolon écrit que l'*Action catholique fabrique des catholiques de gauche*, il a raison dans la mesure où des organisations d'Action catholique, fonc­tionnant sur le type des sociétés de pensée, « fabriquent » des individus progressivement rendus hétérogènes ou allergiques aux institutions naturelles, des individus qui perdent plus ou moins l'esprit familial, le sens corpo­ratif, la piété nationale, -- et intellectuellement des in­dividus qui perdent l'habitude et le goût d'une connais­sance concrète des hommes et des choses. Sur le terrain d'une telle éducation spontanée peuvent alors fleurir l'idéologie et cette « orthodoxie idéologique suréroga­toire » distinguée par Joseph Folliet. 18:79 Inversement, et pour compléter les observations de l'abbé Micolon, on peut dire que, les *institutions naturelles et chrétiennes fabriquent des catholiques de droite :* la famille chrétienne, l'école chrétienne, la vie paroissiale, l'organisation corporative professionnelle, et cetera. Consciemment ou instinctivement, la « gauche chrétienne » a très bien réalisé que, d'une part, la famille chrétienne et l'école chrétienne « fabriquent » des ca­tholiques de droite, tandis que, d'autre part, une Action catholique structurée en société de pensée « fabrique » des catholiques de gauche. Il y a des exceptions, bien sûr ; et des réactions psychologiques individuelles ; et l'influence diverse des diverses personnalités. Mais nous parlons de *l'influence spontanément éducative des struc­tures sociales* -- ce que l'on appelle couramment aujour­d'hui, d'une formule trop molle, trop lâche, trop imprécise : « l'influence du milieu ». Même avec des parents médiocres et des maîtres défaillants, la famille chré­tienne et l'école chrétienne, par leur structure institu­tionnelle, ont tendance à « fabriquer » des catholiques de droite, au sens large : des catholiques qui sont réfractaires aux idéologies de la gauche chrétienne. Et en sens contraire, même avec des dirigeants ou des aumôniers qui initialement n'étaient pas de gauche, les groupe­ments d'Action catholique organisés sur le type des sociétés de pensée ont tendance à « fabriquer » des ca­tholiques de gauche au sens large : des catholiques réfractaires aux institutions naturelles et réfractaires aux institutions chrétiennes insérées dans l'ordre naturel. C'est pourquoi -- souvent contre la volonté consciente et délibérée des protagonistes eux-mêmes -- on voit exister une opposition larvée, ou une opposition radicale, entre d'une part les « institutions chré­tiennes », d'autre part « l'Action catholique ». \*\*\* 19:79 On a voulu porter remède à cette opposition en coor­donnant et conjuguant Action catholique et institutions chrétiennes, et en faisant appel à la bonne volonté, à la compréhension réciproque : comme si la difficulté pro­venait seulement de l'esprit de boutique ou de clocher, de la rivalité des individus, de la concurrence. On a voulu en somme introduire l'Action catholique comme une « institution chrétienne » nouvelle, venant prendre place au milieu des autres « institutions chrétiennes » et venant coopérer avec elles. Cela eût été possible si l'Action catholique s'était développée selon l'idée ini­tiale et les principes généraux enseignés par les Papes, notamment Pie XI et Pie XII ([^14]). Mais, sans contredire ouvertement -- ni même, sans doute, consciemment -- cette idée initiale et ces principes généraux, l'Action catholique s'est souvent déve­loppée et organisée en fait sur le type des sociétés de pensée. Alors l'opposition entre les institutions natu­relles et les institutions chrétiennes, d'une part, et d'autre part une telle Action catholique, ne tient plus essentiel­lement aux intentions et aux volontés délibérées des hommes qui les composent ou qui les dirigent. Elle tient surtout aux structures. On se trouve en face de *deux types radicalement hétérogènes de sociétés*, qui ne peu­vent pas coexister, sinon dans une lutte constante et dont les acteurs eux-mêmes ne comprennent pas la vraie na­ture. Ou bien les sociétés de pensée sont étouffées par la vigueur et la santé des sociétés naturelles au milieu desquelles elles s'introduisent ; ou bien le développe­ment des sociétés de pensée laisse les sociétés naturelles exsangues et sans vie. On aura beau multiplier les appels et les exhorta­tions : les catholiques éduqués principalement dans une famille chrétienne, dans une école chrétienne, dans une paroisse chrétienne continueront en majorité à n'aller point dans cette Action catholique, ou à s'y sentir comme en un monde étranger. 20:79 On aura beau multiplier les rappels doctrinaux et disciplinaires : les catholiques éduqués principalement dans l'Action catholique (dans l'Action catholique orga­nisée en société de pensée) pourront bien s'incliner par discipline, le cœur n'y est pas, il y est de moins en moins, et en majorité ils continueront à se détacher de l'école chrétienne, de la paroisse chrétienne -- et même (mais dans une mesure moindre, à cause de l'instinct naturel) de la famille chrétienne. Oui, ils pourront bien s'incli­ner par discipline, et contre leur gré, mais les plus intel­lectuels et les plus militants d'entre eux continueront à regarder de plus en plus vers la « construction du socia­lisme », parce que la « construction du socialisme » leur promet et leur prépare un monde auquel les préadapte, les destine, les incline la vie dans une société de pensée. Les intentions conscientes des personnes indivi­duelles ne sont pas en cause. Ou du moins, elles ne sont éventuellement en cause que pour les petites équipes minoritaires et dirigeantes de la gauche chrétienne qui exercent leur prépotence à l'intérieur de l'Action catho­lique. Mais cette prépotence même ne peut s'exercer que sur un terrain favorable. Cette prépotence n'existe pas, ou se trouve efficacement battue en brèche, dans les associations familiales et dans les institutions de l'enseignement libre. Dans l'Action catholique organisée en société de pensée, cette prépotence est inexpugnable, parce qu'elle est conforme aux structures sociologiques. La seule solution, croyons-nous, est de RÉFORMER LES STRUCTURES de l'Action catholique. \*\*\* Ces brèves remarques ne sont que des esquisses. Elles peuvent conduire aussi à d'autres observations analo­gues ou parallèles, concernant certains types de structuration actuellement proposés pour les organismes col­lectifs des épiscopats nationaux. 21:79 Ce qui manque très généralement, c'est d'avoir fait une analyse suffisante des techniques et structures socio­logiques du totalitarisme moderne. Quand on parle de totalitarisme, on pense à des tyrannies, à des prisons et à des massacres, et à toute sorte d'abus et d'horreurs du même genre : mais qui ont existé à toutes les épo­ques, et qui ne constituent absolument pas la spécificités du totalitarisme contemporain. Cette spécificité ré­side en certaines techniques et structures sociologiques. Faute de l'avoir compris, on manie imprudemment ces structures et ces techniques, on les implante dans l'Action catholique et dans l'organisation ecclésiastique, sans les reconnaître pour ce qu'elles sont. En un autre temps, l'Église a fait de larges emprunts aux structures féodales de la société civile contempo­raine. C'étaient dans l'ensemble, et sous réserve de cer­taines modalités, des structures naturelles ; elles ont fait leur temps, quant aux formes particulières qu'elles ont revêtues. On a tendance maintenant à y substituer un emprunt aux structures temporelles du monde actuel. D'un point de vue simplement chronologique, cela est, en somme, assez normal. Mais on ne s'est pas encore vraiment demandé si certaines techniques et struc­tures contemporaines -- celles des sociétés de pensée, celles des noyaux dirigeants, groupes restreints, comité central, secrétariat exécutif et courroies de transmission -- ne sont pas foncièrement *anti-naturelles *; et n'en­traînent pas une *éducation à rebours* de ceux qui sont immergés dans de telles structures et qui emploient de telles techniques. On parle beaucoup du totalitarisme, avec une juste détestation, mais on ne s'aperçoit pas -- pas encore -- qu'on emprunte au monde contemporain des techniques et des structures qui appartiennent à l'essence du totalitarisme. 22:79 ## CHRONIQUES 23:79 ### Problèmes de l'aggiornamento par Louis SALLERON C'EST JEAN XXIII qui a prononcé le mot d'aggior­namento pour signifier la tâche générale du Concile. Une « mise à jour ». Il s'agit de faire en sorte que le « dépôt de la foi » soit transmis aux hommes de notre siècle de telle manière qu'il ne leur soit « scandale » ou « folie » qu'en tant qu'il est lui-même et non pas un revêtement, un conditionnement, un environnement indifférent à sa nature propre. Il est bien évident, en effet, que si l'Église est société divine, elle est aussi société humaine et qu'elle obéit, à ce titre, aux lois de toute société. C'est-à-dire que les siècles et le siècle, l'histoire et l'actualité, la tradition et le progrès lui créent des obstacles permanents. Elle doit rester elle-même et elle doit évoluer. Elle doit garder intactes les véri­tés révélées et elle doit les présenter, selon l'époque, d'une manière qui les rende plus sensibles aux esprits. Ce n'est pas tâche facile. Car il n'est pas facile, d'une part, de voir ce qui doit être changé et ce qui ne doit pas l'être, d'autre part de changer ce qui doit l'être sans démolir ou altérer ce qui doit être conservé. Le concile s'est attaqué à cette tâche énorme. 24:79 Il s'y est attaqué de la manière la plus naturelle. C'est-à-dire que l'Église essaye de se voir telle qu'elle est, avec tout ce qui a pu vieillir dans ses structures et devrait donc être rajeuni, ou, à l'inverse, tout ce qui, richesse infuse et enfouie du dogme, correspond à quelque attente moderne et mériterait donc d'être manifesté. Cette méthode est sans doute la meilleure. Pour l'analyse des problèmes, cependant, on peut en con­cevoir une autre. Envisager de mettre l'Église « à jour » du monde mo­derne, c'est supposer qu'un certain nombre d'obstacles se dressent entre l'Église et le monde moderne. Parmi ces obstacles, certains sont ceux de la Foi elle-même. Ils ont toujours existé et existeront toujours. Mais d'autres sont contingents. Ils tiennent à des erreurs d'opti­que, à des préjugés, à des incompréhensions, à des habi­tudes, à mille et mille phénomènes spirituels et matériels. Pour les surmonter, les abattre ou les contourner, il faut les connaître. -- Quels sont-ils ? Un dénombrement exhaustif est impossible. Mais on peut semble-t-il, les grouper autour de cinq chefs principaux : la science, la démocratie, l'accroissement des connaissances, la multiplication et la nouveauté des moyens d'informa­tion, le recul de l'Église en tant que société « politique ». Voyons successivement ces cinq points. \*\*\* 1\) *La Science*. -- Le conflit entre la Science et la Foi a toujours existé, mais il est plus aigu depuis que la Science est plus savante et s'incarne dans une technique de plus en plus merveilleuse. Pourquoi y a-t-il conflit entre la Science et la Foi alors que leurs objets respectifs sont complètement distincts ? D'innombrables livres ont posé la question et se sont efforcés d'y répondre, diversement. 25:79 Disons, en gros, que si la Science et la Foi peuvent en­trer en conflit, c'est parce que, malgré qu'on en ait, l'une et l'autre apportent des réponses aux questions que l'hom­me se pose sur lui-même et sur l'univers. Que le domaine de la Science soit celui du *problème,* et le domaine de la Foi celui du *mystère*, n'empêche pas qu'en première approche problème et mystère coïncident, ou se superposent. Les découvertes scientifiques tendent à voiler provisoirement le mystère, et leur succession prodigieuse tend à en abolir la notion même. Si la moindre réflexion montre que la raison est dupe, en l'occurrence, de l'imagination, on doit constater que la réflexion n'est pas faite. Avec des rebondissements successifs, depuis la Renais­sance la Science est l'ennemie numéro un de la Foi. Cha­que fois qu'un progrès scientifique est incorporé à nos habi­tudes mentales et redécouvre, intact, le mystère, un progrès nouveau vient s'imposer à l'imagination et fait reculer la Foi. Depuis une vingtaine d'années c'est un raz de marée scientifique qui s'étend sur le monde de la Foi. A cette explication générale il faudrait ajouter nombre d'explications particulières. On note, par exemple, que l'homme de la technique, ou de la recherche scientifique est en quelque sorte incliné au matérialisme par l'objet continu de son opération prati­que et mentale, de même qu'il est incliné au doute par sa méthode de travail. Il vit dans la matière et dans le pro­blème ; et les succès qu'il y rencontre le portent à faire de la Science une idole. D'autre part, les positions que l'Église avait prises en face de la Science au XVI^e^ et au XIX^e^ siècles ont contribué à créer l'idée d'une incompatibilité radicale entre la Science et la Foi. Galilée, Darwin -- des noms qui disent tout. Bref, dans le monde moderne, la Science est l'obstacle le plus certain et le plus général à la Foi. Inutile de dire que cette observation vaut davantage encore pour les religions non chrétiennes. La Science ba­laye partout le *sentiment religieux* en même temps que la *croyance religieuse.* 26:79 En ridiculisant la superstition, elle ris­que de ne laisser place qu'à l'athéisme. Mais comme l'athéisme n'est pas un sentiment naturel, elle prend elle-même la place de la religion. Disons que la religion de la Science se substitue à la religion proprement dite. Pour nous en tenir au catholicisme, il est certain que depuis cent cinquante ans, la Science a été un obstacle ma­jeur à son expansion -- ou plutôt une cause essentielle de son recul dans les zones où il était fortement implanté. Quand Simone Weil écrit : « C'est presque uniquement la science qui a vidé les églises », elle dit vrai. 2\) *La Démocratie*. -- Parler de la Démocratie n'est pas facile, puisque ce mot veut apparemment tout dire, recou­vrant les réalités sociales les plus diverses, voire les plus opposées. Je l'entends ici principalement au sens que lui donnait Tocqueville qui y voyait l'aspiration la plus ancienne et la plus constante de l'humanité et qui estimait que les États-Unis l'incarnaient à l'état pur, pour en devenir la source et le modèle dans les temps à venir. Cependant, qu'on prenne le modèle américain, le modèle français ou le modèle soviétique, la Démocratie présente partout certains traits identiques qui constituent l'expression d'une Foi. La Démocratie n'est pas une religion, en ce sens, qu'elle n'entend pas en être une. Mais elle est une religion, en ce sens que son « idéologie » ressortit à la croyance et non pas à la raison. Trois traits de cette idéologie me semblent caractéris­tiques. Pour la Démocratie -- a) les hommes sont égaux en droit et vont vers l'égalité en fait ; -- b) la source du Pou­voir est le peuple -- c) l'opinion est le vrai en matière sociale. 27:79 En quoi ces trois traits constituent-ils un obstacle au catholicisme ? En ceci ; qu'ils font *confusion* avec des principes chrétiens qui, selon l'éclairage, leur sont presque identiques ou, au contraire, rigoureusement contraires. (Qu'on se rappelle le mot de Chesterton pour qui les idées révolutionnaires étaient des vérités chrétiennes devenues folles.) Prenons la question de l'égalité. On peut dire, en vérité historique, que c'est le christianisme qui en a inscrit la notion dans le cœur et dans l'esprit des hommes. Dès l'ins­tant, en effet, que Jésus-Christ est mort pour tous les hommes, ceux-ci sont égaux devant Dieu. Leur dignité de rache­tés est la même. Ils ont les mêmes droits fondamentaux, etc. Ceci dit, il y a des inégalités de fait et des inégalités sociales. En tant que telles, ces inégalités sont indifférentes à l'Église qui, tantôt les combattra, tantôt les confirmera, selon le plus grand bien ou le moindre mal qu'elle y verra dans la diversité des circonstances. La Démocratie, au con­traire, condamnera toujours l'inégalité en tant que telle et exaltera toujours l'égalité en tant que telle -- quitte à s'ac­commoder d'une réalité parfaitement contraire à ses décla­rations. Pour le christianisme, toute autorité vient de Dieu. Pour la Démocratie, toute autorité vient de l'homme -- de l'hom­me multiple sur qui s'exerce l'autorité, c'est-à-dire du peu­ple, du nombre. Contradiction totale, au plan métaphysi­que. Accord facile au plan institutionnel, s'il s'agit de la désignation des dirigeants politiques par la voie électorale. L'Opinion a toujours eu une valeur considérable dans l'Église, soit pour la désignation des chefs, soit pour la promotion des idées. *Vox populi, vox Dei.* Dans la Démo­cratie, l'Opinion publique prend une sorte de valeur sacrée. On y voit l'expression même du vrai en matière sociale, parce qu'elle émane de la biologie de la masse. Moyennant quoi on la conditionne, on la manipule et on la fabrique avec une parfaite aisance. 28:79 Bref, sur les trois points de l'Égalité, du Pouvoir et de l'Opinion, il y a, entre la religion catholique et la *religion* démocratique, un jeu perpétuel d'interférences qui rend de plus en plus difficile l'affirmation des vérités chrétiennes. D'autre part, si la société catholique imprègne fortement la société démocratique, la réciproque n'est pas moins cer­taine -- ce qui ne va pas sans dommage pour l'Église. \*\*\* La Science et la Démocratie se reconnaissent pour sœurs, au point d'être en quelque sorte les deux faces de la même religion. Le mot qui les unit, c'est celui de Progrès. La reli­gion moderne, face au catholicisme, c'est la religion du Progrès. Qui dit Progrès dit *Avenir*, et *Devenir*. Entre la Démo­cratie libérale et la Démocratie totalitaire, l'*Évolution* fait le lien. Avec des colorations différentes, les diverses formes politiques de la Démocratie s'inspirent de la même philo­sophie, dont les noms convergents sont *évolutionnisme, panthéisme, matérialisme, immanentisme, humanisme*. Quand cette philosophie se veut encore chrétienne, elle est modernisme ou progressisme. Tout cela est, métaphysiquement, aux antipodes du christianisme. Mais tout cela en procède, en ce sens que c'est la libération de la personne humaine, réalisée par le christianisme, qui a donné naissance à ce bouillonnement faustien. C'est pourquoi l'Église dressera toujours le catalogue de ces erreurs qui ne sont que des manifestations diverses de l'*Eritis sicut Dii*. A cet égard, le Syllabus est éternel. Mais d'autre part, il y a dans cet épanouissement des possi­bilités humaines comme une attente permanente du baptê­me. Mille valeurs précieuses se mêlent à la perversion géné­rale de ce mouvement universel : des valeurs naturelles qui pourraient être surnaturalisées, et des valeurs chrétiennes imbriquées dans la Tour de Babel. L'aventure du temps biologique et l'Histoire du temps humain ont leur expli­cation chrétienne. Cette explication est toujours là, prête à retourner l'hypothèse aujourd'hui triomphante. L'huma­nisme « intégral » peut l'être en effet, c'est-à-dire le deve­nir, en devenant le christianisme intégral. 29:79 Quoi qu'il en soit, ce monde moderne, avec sa religion de la Science et de la Démocratie, avec sa religion du Pro­grès, est bien ce qui constitue l'obstacle principal à l'action de l'Église. D'une certaine manière c'est l'obstacle éternel, celui qui a toujours été et qui sera toujours. Le Monde, quoi ! Au sens de saint Jean. Au sens où il y a le Prince de ce Monde. Mais, d'une autre manière un obstacle nou­veau, à cause de tout ce qu'il y a en legs de l'Histoire, de chrétien dans les valeurs de ce monde ; à cause aussi, de tout ce qu'il y a de christianisme dans les puissances iné­dites de l'homme que chaque jour fait apparaître. Le problème de l'aggiornamento est donc particulière­ment difficile sur ce terrain. Il s'agit à la fois d'un combat absolu et d'une mise à jour nécessaire. Encore faut-il bien voir quel est le problème et comment il se pose. 3\) -- *L'accroissement des connaissances*. Il y a seu­lement deux siècles, quelques centaines de milliers d'hom­mes tout au plus savaient lire et écrire. Aujourd'hui, ce sont des centaines de millions. De plus en plus répandue, l'école accroît les connaissances et les moyens de la con­naissance. Cet accroissement s'est fait sous le double signe de la Science et de la Démocratie. D'une part, c'est grâce à la Science et à la Démocratie qu'il a pu se produire ; d'au­tre part, l'objet privilégié des connaissances accrues est la Science et la Démocratie. (On n'est jamais si bien servi que par soi-même.) Les valeurs scientifiques et démocratiques, les valeurs de Progrès, ne s'imposent donc pas seulement aux esprits par leur propre manifestation, mais encore parce qu'elles sont inculquées dans l'enseignement. Il en résulte un décalage énorme entre les *connaissances* et la *culture*. 30:79 Quoique les connaissances constituent la matière pre­mière et un moyen privilégié de la culture, elles ne se con­fondent pas avec elle. Il est difficile de définir la culture, mais en tout état de cause elle ne s'identifie pas à la connaissance, ni à l'accu­mulation des connaissances. Elle implique une idée de ju­gement, où interviennent la mesure, la pondération, la prudence, le sentiment de la valeur respective des idées et des faits, une pénétration intime du-vrai, du beau et du bien, une approche de l'absolu à travers le relatif. Si la culture générale est, selon le mot d'Herriot, « ce qui reste quand on a tout oublié », il faut avoir beaucoup appris pour pouvoir beaucoup oublier. En tous cas, la culture apparaît toujours comme un « dépôt » -- ce qui reste -- dans lequel l'expérience personnelle et l'expérience des siècles transmi­se par la civilisation et ses innombrables cellules jouent un rôle primordial. La culture, à la différence de la connais­sance, n'appréhende pas directement l'objet, mais le situe, c'est-à-dire se meut dans un univers de proportion et de perspective. Elle est mémoire autant qu'acquisition. Elle est connaturalité reconquise au plan de l'intelligence. L'accroissement des connaissances a favorisé, dans cer­tains secteurs, le développement de la culture. Mais pour le plus grand nombre il a créé un recul relatif de la culture. (Et on peut se demander si un recul relatif n'est pas, en ce domaine, un recul absolu.) En tous cas, au plan chrétien, l'accroissement des con­naissances profanes pose un redoutable problème parce qu'il ne s'est pas accompagné d'un accroissement parallèle des connaissances religieuses. Au niveau populaire, les enfants qui continuent d'aller au catéchisme se trouvent démunis quand ils deviennent adultes (sauf dans le cas d'une vie religieuse collective et personnelle suffisante pour les alimenter). Quant aux en­fants qui ne vont pas au catéchisme, ce qu'ils apprennent à l'école, et ce qu'ils continuent d'apprendre plus tard, leur fait apparaître le christianisme comme un phénomène complètement dépassé. 31:79 Au niveau des élites, il n'en va pas très différemment. Des connaissances scientifiques et éventuellement philo­sophiques, acquises et perpétuellement renouvelées de l'en­fance à la vieillesse, laissent le christianisme sans prise sur leur esprit. Il s'agit là d'un obstacle qui s'apparente aux deux pre­miers (la Science et la Démocratie). Mais il s'en distingue, en ce sens qu'il ne s'agit plus d'un obstacle métaphysique, mais d'un obstacle psycho-sociologique. Ce n'est pas la réalité objective de la Science ou de la Démocratie qui est en cause, ce sont des mentalités, des habitudes, un vocabu­laire. L'aggiornamento ne concerne ici que la méthode. 4°. -- La multiplication et la nouveauté des moyens d'in­formation. -- De même que les connaissances se sont ac­crues au détriment de la culture, de même les moyens de la connaissance se sont multipliés au détriment de la con­naissance elle-même. Le livre a été remplacé par le journal, le journal par le cinéma, la radio et la télévision. Il ne s'agit d'ailleurs plus de connaissance, mais d'information mot polyvalent qui, si on le réfère à la connaissance, évoque celle-ci dans ce qu'elle a de rapide et de superficiel. Tout ce que la connaissance, en dehors même de la cul­ture, peut impliquer de lenteur, de réflexion, de peine, est balayé par l'information. L'information moderne permet de tout savoir. Merveilleuse ambiguïté du savoir ! On sait le résultat des courses, au moment même où le cheval vainqueur fait gagner des millions au parieur heureux. Et on sait les en­trailles du spoutnik, la chirurgie du cœur, les mystères d'Éleusis, l'histoire de la Chine -- tout et n'importe quoi. Le son et l'image ne laissent plus rien ignorer à personne. L'analphabète de la brousse africaine *sait* par son transistor ce que *sait* au même moment l'inventeur du transistor, le président des États-Unis, le pape. 32:79 Il est évident que les moyens modernes d'information, puisqu'ils s'adressent à tous, se mettent au niveau de tous. Culture et connaissance empruntent la longueur d'onde la plus favorable au nombre. Le commun dénominateur de l'information, c'est toujours l'étage au-dessous. Mais com­me il s'agit de plaire et de flatter, on vise toujours à l'appa­rence du plus savant, du plus élevé, du plus inconnu. D'où l'illusion et le mensonge. La religion ne peut-elle trouver sa place là-dedans ? Elle le peut, car elle correspond à un besoin général. Mais elle y correspond sous les formes les plus élémentaires et les plus vulgaires : le sentiment, la superstition, l'idolâtrie. Elle s'appellera science-fiction, magie, ésotérisme ; elle suscitera les larmes, l'étonnement, la peur, l'érotisme ; elle par­lera indifféremment de la faim du monde, des bonzes qui se suicident, de l'abbé Fulbert Youlou, du Concile, des petits chanteurs à la croix de bois. Un gigantesque vaudou. Certes il n'est ni interdit, ni impossible d'écrire des livres sérieux, de publier des journaux sérieux, de parler sérieusement à la radio. Comme il y a un public chrétien, il faut le servir. Mais les moyens sont aux mains de l'État ou de l'Argent. Il faut avoir sa place dans l'État ou sa part d'Argent pour utiliser les moyens de l'État et de l'Argent. Et quand on les a, il faut s'en servir d'une manière qui ne soit pas contradictoire à leur nature. Tout cela est difficile. L'aggiornamento de la communication chrétienne est bien un problème spécifique. 5\) -- *Le recul de l'Église en tant que société* « *politi­que* »*. --* L'Église n'est, à l'origine, qu'une communauté religieuse, se structurant progressivement, s'infiltrant dans l'empire romain jusqu'au jour où, avec Constantin, elle devient société « politique ». 33:79 Le « constantinisme » se termine à peine. Il a eu des formes diverses. Laissons aux historiens de nous dire ces formes et les dates auxquelles elles correspondent. Ce que nous pouvons dire, c'est que, dans la mesure où l'Église n'assumait pas elle-même la totalité ou l'essentiel de la fonction politique en Occident, elle était l'unique société religieuse avec laquelle la société politique proprement dite devait composer. « Le Pape et l'Empereur sont tout... » Il en fut ainsi pendant quelque mille ans. La coupure du protestantisme a fortement entamé le pouvoir politique de l'Église. Mais le schéma de ce pouvoir reste, dans les pays catholiques, à peu près le même qu'au Moyen-Age. L'Église est « politique » de deux manières : d'une part, parce qu'elle exerce un pouvoir important (di­rect ou indirect) dans l'organisation politique des États catholiques, d'autre part, parce qu'elle gère elle-même un État politique. Avec la suppression, au XIX^e^ siècle, de l'État pontifical, le « constantinisme » chrétien disparaît presque complète­ment. Mais la réalité politique de l'Église ne disparaît pas pour autant. Elle demeure une personne du Droit interna­tional, dont l'enclave territoriale du Vatican est moins le support que le symbole. Ses nonces et les ambassadeurs qu'elle reçoit en font une puissance politique. Par des con­cordats, par des accords de fait ou par sa propre structure elle est un fait politique dans presque tous les pays. Si elle garde peu de traits extérieurs du « constantinisne », peut-être en garde-t-elle sa propre structure. C'est à voir. L'ana­lyse du phénomène sociétaire de l'Église actuelle est très difficile à faire. Nous allons y revenir. En gros, cependant, on peut dire que l'ère constanti­nienne est close. Et à ce titre il y a recul de l'Église en tant que société « politique ». Mais il y a également recul du fait que l'aire de la socié­té politique ne coïncide plus avec, l'aire de la société chré­tienne. 34:79 Le christianisme n'a jamais été planétaire, mais quelle que fût l'importance de certains pays ou de certaines civili­sations, c'était la société occidentale qui représentait la société politique, parce que le progrès technique la plaçait à la tête de toutes les autres sociétés, le phénomène colonial signifiant cette prééminence. Aujourd'hui, il n'en est plus de même. Tous les pays sont devenus indépendants. Le progrès technique se répand très vite et, si le foyer originel en demeure l'Europe, c'est la Russie athée et les États-Unis protestants qui en sont les principaux dépositaires. L'Europe n'est d'ailleurs plus elle-même catholique, du moins dans sa structure politique. Ainsi l'Église redevient-elle d'une certaine manière, par rapport à une population mondiale où les catholiques ne sont qu'une minorité, la simple communauté religieuse qu'elle fut à l'origine. Certes on ne peut raisonner de ces choses en termes uniquement quantitatifs. Non seulement parce qu'il s'agit de problèmes spirituels, mais encore parce que le nombre et l'espace n'ont qu'une signification relative dans la réa­lité vivante. Il suffit, pour s'en rendre compte, de prendre un exemple purement politique. Si nous considérions la Grande-Bretagne pour ce qu'elle est aujourd'hui juridique­ment, de quel poids pèserait-elle, par son île et sa popu­lation, sur le reste du monde ? Or si elle n'est plus le pro­digieux empire d'il y a cinquante ans, elle n'en demeure pas moins une puissance politique extrêmement importante. Mais enfin, Église ou Angleterre, il y a recul. Dans la situation qui est présentement la sienne, deux courants contraires, et apparemment contradictoires, agi­tent l'Église. Car, d'une part, libérée de ses implications temporelles, elle tend à spécifier son action sur son propre terrain, c'est-à-dire sur un terrain exclusivement religieux ; et d'autre part, sa vocation universelle et ce qu'on pourrait appeler sa structure essentielle la poussent à profiter de la diminution du phénomène national pour reprendre au plan planétaire une influence politique d'un style « néo-cons­tantinien ». 35:79 Il faut dire un mot de ces deux courants. Le premier peut s'appeler le « retour aux sources ». Il se caractérise par le rappel constant de la manière de vivre et de penser des premiers chrétiens, une attaque en règle contre les pompes ecclésiastiques, un goût affiché pour la liturgie primitive ou réputée telle, la promotion du laïcat, etc. etc. Tout ce qui apparaît comme un pur revê­tement historique est dénoncé, contesté, rejeté. On vise au grand élan de la communauté chrétienne élémentaire, avec l'emploi des langues vulgaires, le prêtre habillé en civil, toutes les manifestations possibles d'une charité fraternelle et égalitaire. Le fait que les deux derniers papes s'appellent Jean et Paul, en souvenir de saint Jean et de saint Paul, apparaît comme une consécration de ce mouvement géné­ral, qui semble préluder à l'avènement plus ou moins pro­chain de ce Pierre II dont le règne annoncera, paraît-il, la fin des temps. Il y a, dans tout cela, beaucoup de bon et beaucoup de mauvais. Le bon est certain, et évident. Un sens plus vif de l'Évangile, une réalité religieuse plus intensément vécue sont toujours souhaitables. Mais le mauvais, ou le dange­reux, n'est pas moins visible. Il peut y avoir dans le « retour aux sources » un alibi à la conversion personnelle. L'anti­pharisaïsme risque de devenir un pharisaïsme nouveau. L'émotion religieuse collective tend à libérer, en place du christianisme authentique, l'anarchie des passions et des ac­tivités. Le second courant, moins aperçu, est aussi net. Si l'Église a cessé d'être constantinienne, c'est parce que le cons­tantinisme est mort. Mais il y a une nouvelle réalité poli­tique à tendance universelle dont l'ébauche se dessine dans les faits, dans les institutions et dans les idées. A cette réalité nouvelle, l'Église colle étroitement. A-t-elle tort ? A-t-elle raison ? La question n'a pas grand sens. Elle n'en avait guère plus aux deuxième, troisième et quatrième siè­cles. 36:79 On est là dans la nécessité, comme on est dans le danger. D'un point de vue temporel, la situation actuelle peut être dite privilégiée. Elle est, in *globo,* celle du « triom­phalisme » sans responsabilité ni risque. Que ferait l'Église, si elle était en prise directe avec les problèmes des pays sous-développés, de la démographie débordante, du progrès scientifique et technique chargé de menaces de mort -- comme elle fut en prise directe, à la plus belle époque constantinienne, avec la barbarie de l'Occident ? C'est par le même processus spontané qui se vit voilà seize cents ans que l'Église aujourd'hui s'affirme comme communauté purement religieuse et qu'en même temps elle investit tou­tes les formes politiques mondiales. La seule, ou plutôt la plus notable différence entre les deux situations, c'est qu'a­vant Constantin, les catacombes étaient au sein de la réalité croissante de l'Église « politique », tandis qu'aujourd'hui, il y a d'un côté, l'univers des catacombes et de l'autre côté, l'univers du « triomphalisme » et du néo-constantinisme virtuel. On peut penser que la popularité inouïe dont a joui Jean XXIII vient du fait qu'il a en quelque sorte réuni les deux courants dans sa propre personne. Sa simplicité, sa bonté, son aisance à communiquer directement avec tous et avec chacun, ce sentiment qu'il donnait aux pauvres comme aux riches qu'on aurait pu l'avoir chez soi pour n'importe quelle cérémonie de famille ou pour le simple repas du soir, en faisaient un homme des Épîtres et des Évangiles, un homme du premier courant. Son enseignement, ses déci­sions, ses encycliques s'insèrent dans le deuxième courant. Il publie *Mater et Magistra,* pour rappeler que l'Église n'est pas seulement « mère », mais qu'elle est aussi « maîtres­se », formatrice, institutrice, éducatrice ; et dans l'examen des problèmes économiques et sociaux, il continue Pie XII, Pie XI, Léon XIII, ajoutant et renouvelant. Il publie surtout *Pacem in terris*, document extraordinaire qui s'adresse à tous les hommes de bonne volonté, croyants et incroyants, pour poser les bases de ce que nous appelons le « néo­constantinisme ». 37:79 Retour aux sources et néo-constantinisme sont, disons-nous, les deux courants contraires, et apparemment con­tradictoires, qui se manifestent dans l'Église du XX^e^ siècle. En réalité il ne s'agit que d'un seul et même mouvement psycho-sociologique. Chrétien ou païen, l'âge d'or (du bon­heur, de la paix, de la vérité) se situe toujours très loin en arrière et très loin en avant. Quand il devient l'obsession d'une action quotidienne, il ne pense qu'à détruire, pour pouvoir construire largement et bellement. A la vue claire de réformes concrètes et précises se substitue l'idée géné­rale de réforme. L'idée devient alors passion, et la réforme, révolution. Or, tout sentiment révolutionnaire est univer­saliste, et toute action révolutionnaire est totalitaire. Le moyen politique s'insinue nécessairement dans la pensée religieuse ainsi déviée. L'Histoire le prouve surabondam­ment ; mais on le vérifie aisément dans la réalité contempo­raine. Le recul de l'Église en tant que société « politique » pose donc de formidables problèmes. *L'aggiornamento* y est plus difficile qu'en tous autres domaines parce que l'adap­tation à la réalité politique nouvelle est d'une dimension telle que les questions de méthode deviennent des questions de structure. Toucher à ses propres structures, c'est pour l'Église toucher à la jointure de l'institution divine et de l'institution humaine, de la définition dogmatique et de l'organisation pratique, des vérités inaltérables et de la dis­ponibilité au besoin. Tâche infiniment délicate ! Les réfor­mes nécessaires doivent permettre le maximum de cons­truction en effectuant le minimum de destruction. Le con­traire est toujours à craindre. \*\*\* 38:79 Tels sont les cinq obstacles qui se dressent entre l'Église et le monde moderne. Tels sont les cinq problèmes de « mise à jour » qu'elle a à résoudre. Les uns sont princi­palement du domaine de *l'idée* (Science et Démocratie), les autres de la *méthode* (Connaissances et Information), le dernier des structures (Recul politique). Il va de soi que tout cela est lié, que chaque problème retentit sur l'autre, qu'il n'y a pas entre idée, méthode et structures de cloison étanche. Le Concile nous donne une image de cet imbroglio. Il s'attaque aux problèmes, mais les problèmes sont déjà en lui. Les obstacles qu'il a à surmonter sont à l'extérieur, mais ils sont d'abord à l'intérieur. La Démocratie, l'Infor­mation, les deux courants du « retour aux sources » et du « néo-constantinisme » ne sont pas seulement l'objet de ses délibérations : ses délibérations mêmes en sont affectées, pour ne pas dire infectées. D'où le caractère laborieux de son cheminement et de son progrès. Nous n'avons voulu faire ici qu'œuvre d'analyse. L'ana­lyse est sommaire. Peut-être tout de même aidera-t-elle quelques-uns à clarifier, pour eux-mêmes, l'idée confuse d'aggiornamento. Plus les problèmes seront exactement po­sés, meilleures ont chance d'être les solutions. Mais d'exa­miner ce que pourraient être ces solutions déborderait le cadre de cet article. Disons seulement qu'elles ne sauraient être principalement d'ordre stratégique et tactique. Car ce qui est en cause aujourd'hui, fondamentalement, c'est la Foi catholique elle-même, laquelle n'est susceptible d'aucun aggiornamento. Louis SALLERON. 39:79 ### Le mouvement "Pax" en Pologne, en France et autour du Concile par PEREGRINUS **AVERTISSEMENT** (**N.D.L.R.**). -- Dans les notules biblio­graphiques de notre numéro 69 de janvier 1963, nous avons signalé et recommandé le livre de Pierre Lenert : *L'Église catho­lique en Pologne* (Éditions Centurion-Bonne Presse). Nous écri­vions : « Le contenu du livre avait déjà paru, sous forme d'ar­ticles, dans *La Croix :* nous ne sommes pas souvent d'accord avec les appréciations circonstancielles, les tendances unilaté­rales, les parti pris politiques et religieux de ce journal. Nous sommes donc parfaitement à l'aise pour lui rendre hommage sur ce point, et pour féliciter le Centurion-Bonne Presse d'avoir édité ce livre. » Nous écrivions cela sans autre élément d'information, à l'époque, que la lecture du livre lui-même, d'une part, et d'au­tre part notre connaissance des méthodes totalitaires du com­munisme en général et du mouvement communiste polonais *Pax* en particulier. Aujourd'hui, informés des circonstances ahurissantes et pro­prement scandaleuses qui ont entouré la parution de ce livre, nous devons à la simple justice d'ajouter quelques précisions. Le journal *La Croix*, le P. Wenger personnellement, la Mai­son de la Bonne presse ont en l'occurrence, dans des conditions incroyablement difficiles, rendu témoignage à la Vérité avec courage et fermeté. C'est pour nous une vraie joie de l'écrire. 40:79 Cela ne retranche rien aux désaccords parfois graves, qui malheureusement nous séparent, et qui nous imposent de les con­tredire, sans aucun plaisir, en plusieurs domaines importants. Trop souvent à notre gré, *La Croix* et le P. Wenger sont pour nous comme des adversaires. Nous voulons d'autant plus saluer le service qu'en cette circonstance ils ont rendu au bien commun. Comme le lecteur va le voir par l'article auquel j'ai tenu à ajouter ce préambule, des influences pro-communistes s'exercent en France à l'intérieur même du catholicisme, et à l'encontre même de *La Croix*. Ces influences pro-communistes ne savent peut-être pas ce qu'elles font : mais elles le font, et très puis­samment. Et, comme si nous étions devenus sous certains rapports une Église du silence, la résistance est déjà condamnée à être par­tiellement clandestine : ce que révèle l'article ci-dessous de Peregrinus, on n'a pas osé en faire juge, publiquement, l'opinion catholique, -- sans doute parce que l'on sait bien que plusieurs des instruments de diffusion sont déjà neutralisés ou colonisés. Je prie instamment tous nos lecteurs, y compris ceux qui (d'ailleurs à tort) croient devoir ne pas s'intéresser aux affaires « polonaises », de lire attentivement l'article de Peregrinus. Il nous concerne tous. Il concerne directement notre liberté, ou plutôt ce qui nous reste encore de liberté. Jean MADIRAN. Le mouvement *Pax* concerne la France et les ca­tholiques français. Ce mouvement polonais est un instrument agencé, entre autres objectifs, pour la colonisation communiste de l'opinion catholique française. Les circonstances qui ont entouré la parution du livre de Pierre Lenert sur *L'Église catholique en Pologne* ont montré que ni *La Croix* ni la Bonne Presse elles-mêmes ne sont à l'abri des entreprises de *Pax*. Le présent article se propose de révéler des éléments d'information puisés aux meilleures sources, encore iné­dits à ce jour, et de les éclairer par des éléments d'infor­mation déjà connus (du moins des lecteurs d'*Itinéraires*), mais oubliés ou mis sous le boisseau. 41:79 Objectif n° 1 :\ éviter que « Pax »\ soit démasqué en France Le livre de Pierre Lenert (c'est un pseudonyme) sur *L'Église catholique en Pologne* a été publié en 1962 (le *nihil obstat* est du 8 septembre, l'imprimatur est du 19 septembre). Les articles qui le composent avaient paru dans La Croix au mois de février précédent. Cet ouvrage est sévère mais nullement polémique. Les vérités qu'il rapporte sur la situation religieuse de la Pologne sont ou devraient être connues. L'ouvrage fut attaqué surtout sur un point précis : son chapitre sur le mouvement *Pax*. Ce chapitre, au demeurant, était honnête et objectif, mais incomplet : il ne disait pas un mot de l'influence et de l'action de *Pax* en France. Cette action en France dont il ne parlait pas, l'ou­vrage eut à la subir, et il faillit en être victime. On fit notamment savoir à l'auteur qu'on *ne pouvait lui refuser l'* « *imprimatur* »*, mais qu'on espérait qu'il* AURAIT LE COURAGE (sic) *de supprimer le chapitre sur* « *Pax* »*.* Pourquoi supprimer ce chapitre-là précisément ? Parce qu'il touche à L'APPAREIL communiste. Parce qu'il indique que le mouvement *Pax* est organiquement une pièce de L'APPAREIL communiste destinée à mettre en œuvre la principale technique communiste d'asser­vissement : LE NOYAUTAGE. Pourtant ce chapitre le faisait avec discrétion, soit par manque d'information plus complète (on trouvera cette information plus complète dans la suite du pré­sent article), soit pour tout autre raison. Mais ce chapitre disait nettement (page 75) « Condamné à mort par le N.K.V.D. vers la fin de la guerre, M. Piasecki est brusquement relâché. A quel prix ? Il a non seulement la vie sauve, mais les moyens matériels et la faveur en haut lieu qui lui permettent de fonder *Pax*. 42:79 Pendant plus de dix ans ce groupe exé­cute scrupuleusement un plan précis qui a pour fin *le noyautage* et *l'asservissement* de l'Église. » Or c'est cela même que les communistes ne tolèrent a aucun prix. Ils peuvent supporter que l'on entre­prenne de « réfuter le marxisme ». Ils supportent moins bien, mais éventuellement ils supportent que l'on ra­conte leurs persécutions, du moins sous leur aspect « classique » : procès, condamnations, emprisonne­ments. Ils ne supportent pas que l'on mette à jour le mécanisme sociologique de leur appareil politico-policier d'asservissement. Mais, dira-t-on, cela gêne-t-il tellement les commu­nistes que l'on explique en France le mécanisme de noyautage qu'ils emploient en Pologne ? Justement : le mouvement *Pax* n'agit pas seulement en Pologne. Il agit aussi en France ; dans le catholicisme fran­çais. En Pologne, le mouvement *Pax* a virtuellement échoué devant la résistance héroïque du peuple chrétien et de ses évêques. Mais en France, le mouvement *Pax* a très largement réussi. Il a réussi bien au-delà de ce qui a priori eût paru croyable. La conjuration, les attaques, les pressions contre le livre de Pierre Lenert ne visaient pas à faire retirer le livre, mais à faire retirer le chapitre mettant *Pax* en cause : afin que *Pax* puisse, sans être démasqué, conti­nuer son activité de pénétration et de noyautage dans le catholicisme français. Entrons dans le détail : si l'on veut comprendre ce que *Pax* fait en France, il faut savoir exactement CE QU'EST, d'abord en Pologne, ce « mouvement ». 43:79 Ce qu'est le mouvement « Pax » Fondé en 1945 par Boleslaw Piasecki, le mouvement *Pax* se prétend un mouvement idéologique, politique et social situé à l'avant-garde de « l'expérience polonaise de coexistence entre catholicisme et communisme ». Il a ses cercles d'études, ses maisons d'édition, ses ser­vices médico-sociaux et artistiques, sa presse. C'est du moins ainsi que le présentent ses amis, par exemple dans les *Informations catholiques internationales*. On imagine alors qu'il s'agit d'un mouvement « progressis­te » plus ou moins analogue à ceux des chrétiens qui, dans les démocraties occidentales, professent en toute liberté leurs sympathies et leurs options pour une poli­tique de gauche ou d'extrême-gauche. En réalité, *Pax* n'est pas un mouvement d'idées mais un organe de l'appareil politico-policier du communis­me. C'est un instrument aux mains de l'Office des cultes, organisme policier de l'État polonais chargé des affaires religieuses. Il n'existe *pas un seul cas* où *Pax* ait pris position *pour* l'Église *contre* l'Office des cultes. Le mouvement *Pax* est entièrement coupé des mas­ses paysannes et ouvrières de Pologne. Il exerce son chantage et sa corruption dans les milieux intellectuels. Il assure aux écrivains qui travaillent pour lui des avantages matériels qu'ils ne peuvent trouver ailleurs ; il ruine la carrière de ceux qui refusent de collaborer avec lui. Telle est la base de son recrutement intellec­tuel. *Pax* bénéficie d'incroyables faveurs économiques : exemptions d'impôts, concession de monopoles dans cer­tains domaines réservés de la production. C'est *un trust capitaliste sous régime communiste*. On sait que les ré­gimes communistes reviennent occasionnellement aux mœurs et institutions « capitalistes » pour stimuler la production : notamment dans le domaine agricole. Mais en autorisant *Pax* à fonctionner comme un trust capi­taliste, le régime communiste n'a certainement point pour intention de stimuler la production d'œuvres reli­gieuses. 44:79 Il s'agit de donner à l'organisation de *Pax* les moyens de corrompre et d'acheter les consciences, en Pologne *et à l'étranger, notamment en France.* Boleslaw Piasecki\ est un individu méprisé\ même par les communistes Ceux qui connaissent Piasecki -- et qui ne sont pas dupés ou achetés par lui -- le tiennent pour un individu méprisable. On l'a bien vu en Pologne au moment du « dégel » de 1956. Ce sont les communistes polonais eux-mêmes qui dénoncèrent publiquement Piasecki. L'Association des écrivains polonais prononça contre lui une exclusion infamante. Il y eut alors une heure de vérité, et Fabrè­gues écrivait dans *La France catholique* du 9 novembre 1956 : « L'un des premiers gestes significatifs de la Pologne à l'heure où elle se trouvait sur le chemin de la liberté a été l'exclusion de son sein, par l'Association des écrivains polonais, du comte Piasecki, chef des chrétiens progres­sistes. Les Polonais, ce faisant, savaient ce qu'ils faisaient. Il y a deux ans, on nous avait amené à Paris M. Piasecki et ses sem­blables. Et l'on nous avait dit : « Il faut les entendre, il faut les comprendre. » La voix de Rome avait déjà répondu. Mais aujourd'hui une autre voix répond : c'est Varsovie vomis­sant les Piasecki (...) « Et vous, qui aviez été parmi nous les ré­pondants, les imitateurs et les introducteurs de Piasecki... » Eux, qui furent dans le catholicisme français « *les introducteurs, les imitateurs et les répondants de Piasec­ki* », ils le sont restés. 45:79 Piasecki eut comme « stalinien » des difficultés avec les communistes polonais de la déstalinisation. Il n'eut en revanche aucune difficulté avec ses répon­dants, ses imitateurs et ses introducteurs en France. Depuis 1954, Piasecki travaille à influencer et péné­trer le catholicisme français. Il y a tellement bien réussi que *c'est pour cette raison* qu'il a été sauvé en Pologne. En Pologne, il avait échoué, et en outre, à partir de 1956, il était démonétisé comme « stalinien ». Mais ce « sta­linien », la déstalinisation l'a finalement conservé après avoir, dans un premier moment, pensé le jeter par-dessus bord. Elle l'a conservé parce qu'il *continue à rendre*, EN FRANCE, *des services au communisme.* D'ailleurs, à un certain niveau de docilité instru­mentale, les *agents* sont toujours récupérables. Piasecki s'orienta très vite, après 1956, pour surnager dans la lutte entre le Parti (« déstalinisé ») et le groupe dit « anti-Parti » (« stalinien »). Sans doute, l'apogée de Piasecki *en Pologne* se situe dans les années de l'empri­sonnement du Cardinal Wyszynski ; à ce moment, *Pax* absorba TOUTES les publications catholiques polonaises, et il se trouvait bien placé alors pour *introduire la dia­lectique* à l'intérieur de l'Église de Pologne : C'est-à-dire diviser les évêques en deux groupes, les « intégristes » et les « progressistes », et soutenir ceux-ci contre ceux-là. Mais, à la différence de ce qu'on a pu voir ailleurs, et pour l'honneur de la Pologne et de l'Église, les évê­ques polonais ne se laissèrent pas séduire par la pro­messe flatteuse de l'étiquette « progressiste », ils ne se laissèrent pas intimider par la menace de l'étiquette in­famante « intégriste ». Ils restèrent unis et firent bloc. Pas davantage, *Pax* ne réussit à dresser le clergé « progressiste » contre la hiérarchie « intégriste ». Cette introduction de la dialectique dans l'Église a pu connaî­tre ailleurs un certain succès : en Pologne, on voit le communisme de trop près, on le subit, on est immunisé contre ses machinations. 46:79 A l'automne 1956, la libération du Cardinal Wyszyns­ki fut pour Piasecki un grave échec personnel. Toute possibilité d'influence à *l'intérieur* de l'Église de Polo­gne lui était dès lors définitivement fermée. En Pologne, *Pax* est devenu entièrement extérieur au catholicisme. Rien peut-être ne le montre mieux que les conseils diocésains et paroissiaux. Car la « promotion du laïcat, dont on parle tant ailleurs -- en théorie -- est très avancée en Pologne. A beaucoup d'égards, l'Église de Pologne nous donne un exemple admirable. En plei­ne persécution, chaque évêque a auprès de lui un conseil diocésain de laïcs. Chaque curé a auprès de lui un con­seil paroissial de laïcs. Or AUCUN membre de *Pax* ne fait ni ne pourrait faire partie de ces conseils diocésains et paroissiaux. Mais *Pax* remporte des succès sur d'autres terrains. Depuis (au moins) 1954, il travaille en France. Depuis (au moins) 1962, il travaille en vue du Concile. L'action de « Pax » en France Les contacts étroits de *Pax* avec certains milieux ca­tholiques français remontent en effet au moins à 1954. L'article plus haut cité de Fabrègues dans *La France catholique est un* bon point de repère. « Il faut les en­tendre, il faut les comprendre. » Au début, la bonne foi de ces catholiques fut sans doute surprise. Mais ensuite ? après la vive lumière de 1956, où Piasecki fut dénoncé par les communistes polonais eux-mêmes comme un agent stalinien ? et année après année, à mesure qu'il se vérifiait, qu'il se confirmait sans cesse que Piasecki est au sens strict un agent de l'appareil politico-policier du communisme ? Eh ! bien, malgré tout cela, les *Informations catho­liques internationales* ont toujours présenté honorable­ment Piasecki et le « mouvement » *Pax*. Encore à la da­te du 1^er^ mars 1961 -- c'est-à-dire à une date où aucun doute n'était plus possible depuis longtemps -- les *In­formations catholiques internationales* ont publié un ar­ticle présentant *Pax* comme un « mouvement catholique », comme « une aile de l'Église », prétendant que ce mouvement « n'a pas été condamné » (par l'Église), et ne tenant aucun compte des réalités connues, qui sont sans équivoque ([^15]). 47:79 C'est à cet article que *L'Osservatore romano* (édition française du 7 avril 1961) avait fait allusion en parlant de l'erreur commise par « une revue catholique fran­çaise d'information religieuse » et en remarquant : « *On ne comprend pas pourquoi des périodiques bien intentionnés tentent d'accréditer à l'étranger des activi­tés, des personnes et des contaminations idéologiques condamnées depuis des années par les décrets solennels de l'Église*. » Mais rien n'y fit, ni les observations, ni les critiques, ni l'évidence des faits. Les *Informations catho­liques internationales* continuèrent à faire du mouve­ment *Pax* un portrait honorable. Une « erreur » de cette sorte, prolongée avec une persévérance sans faille, pen­dant des années, c'est un peu plus qu'une « erreur ». C'est, au moins, un problème. Encore à la date du 1^er^ novembre 1961, un « dossier » des *Informations catholiques internationales* sur « la Pologne cinq ans après » (cinq ans après 1956) présen­tait *Pax* comme l'une des associations par lesquelles « *le catholicisme a encore pignon sur rue en Pologne* » (*!!!*)*,* comme « une *école de pensée et d'action politique for­tement nourrie de doctrine* »*,* etc., etc. Sous le couvert de telles garanties -- car c'est déjà une garantie, et c'est déjà être complice de la tromperie, que de présenter ainsi ce qui est un instrument de l'ap­pareil politico-policier du Parti communiste -- le mou­vement *Pax* a énormément travaillé en France. Il a or­ganisé des voyages de prêtres et de laïcs français en Pologne, pour leur donner une vision avantageusement truquée de « l'expérience de coexistence ». Ces catho­liques français pilotés par *Pax* ne rencontrent en Polo­gne aucun évêque, aucune personnalité valable : d'ail­leurs ils sont, d'emblée, radicalement suspects aux yeux des catholiques, du simple fait qu'ils sont amenés par *Pax* ; 48:79 alors ils s'entretiennent avec des prêtres « patriotes » et « progressistes », souvent frappés d'interdit, mais on ne le leur dit pas ; ils rencontrent aussi, quel­quefois, de faux résistants, qui leur jouent la comédie pour leur faire croire qu'ils ont rencontré « tout l'éven­tail » ; ils rapportent en France une image entièrement faussée de la réalité polonaise. Depuis 1954, l'organisa­tion *Pax* a ainsi travaillé à implanter dans une partie du clergé et du laïcat français les idées suivantes : 1. -- L'Église catholique peut très bien « coexister » avec un « régime socialiste » (entendez : communiste). 2. -- La « construction du socialisme » (à la manière soviétique) est l'avenir temporel, à la fois souhaitable et inéluctable, de l'humanité. 3. -- Mais si l'Église peut vivre dans ce « socialisme », elle ne le peut qu'en *s'adaptant à lui.* 4. -- Pour s'adapter, l'Église doit se libérer et se pu­rifier elle-même de tout « intégrisme » (l'intégrisme étant, en fait, l'étiquette systématiquement donnée à tout ce qui résiste au communisme) ; les catholiques « progressistes » ou « ouverts au monde » doivent lutter contre les catholiques « intégristes » jusqu'à leur com­plète élimination. Si le mouvement *Pax* n'a pas réussi à introduire dans l'Église de Pologne la lutte dialectique des « pro­gressistes » contre les « intégristes », en revanche il a partiellement réussi dans le catholicisme français. Il est significatif de noter que les attaques les plus violentes contre *La Cité catholique* sont précisément ve­nues des milieux et des journaux qui soutenaient et soutiennent *Pax*, et principalement des *Informations catholiques internationales*. Il est significatif de comparer tout le mal que les *Informations catholiques internationales* ont imprimé sur le compte de *La Cité catholique*, avec tout le bien qu'elles imprimaient dans le même temps sur le compte de l'officine politico-policière communiste *Pax*. 49:79 Il est significatif, enfin, de remarquer que les idées, les formules, les slogans des *Informations catholiques internationales* coïncident très largement avec les idées, les formules, les slogans mis en circulation, sur l'ordre du Parti communiste, par le mouvement *Pax*. Sans doute *Pax* a-t-il trouvé en France un certain terrain favorable. Mais la réalité et l'importance du rôle effectif de *Pax* sont mises en relief par l'acharnement avec lequel les *Informations catholiques internationales* ont tenu à dis­simuler la nature politico-policière de cet instrument communiste. Encore au cours de l'année 1962, c'est de la direction des *Informations catholiques internationales* que vint la campagne chuchotée de démarches, de pressions et de menaces contre le livre de Pierre Lenert et son chapitre sur *Pax*. Cette campagne -- qui a laissé des traces écri­tes -- alla même jusqu'à menacer un Cardinal, coupable de défendre le livre et de s'opposer à *Pax*, et à lui pré­dire qu'il devrait en rendre compte ! Il est d'autre part remarquable que José de Broucker, rédacteur en chef des *Informations catholiques interna­tionales*, dans un livre paru en décembre 1962 : *L'Église à l'Est : la Pologne*, ait pu écrire ces lignes : « Certains vont jusqu'à dire que Piasecki est un agent du Parti payé pour fomenter une Église nationale schismatique, ou en tout cas jusqu'à émettre des doutes sur sa foi et sa fidélité à l'Église. » A cet endroit, José de Broucker explique en note : « Les affirmations présentées par Claude Naurois dans son réquisitoire : *Dieu contre Dieu* (éd. St-Paul, 1956) sont assez souvent reprises en Pologne par les adversaires de *Pax*. » *Reprises en Pologne !* La source de ces accusations, ce serait donc Claude Naurois ? Et quelques extrémistes (« certains vont *jusqu'à...* ») auraient *ensuite*, en Pologne, *repris* ces accusations ? Et ce sont « les adversaires de *Pax* » ? 50:79 Mais les « adversaires de *Pax* », en Pologne, c'est toute l'Église de Pologne, c'est tout l'épiscopat po­lonais unanime, et José de Broucker le sait très bien, mais José de Broucker le tait. José de Broucker, dans le même livre, conclut sur *Pax* en ces termes effarants (page 77) « L'effort de pensée cohérent et conséquent que *Pax* développe depuis quinze ans consti­tue la tentative la plus audacieuse et la plus dangereuse pour tenter d'obtenir, de l'inté­rieur et par l'action politique, une dissociation de l'athéisme et du socialisme. » Ainsi donc, *Pax* serait la tentative *la plus dangereu­se... pour le communisme !* Cet appareil politico-policier est présenté comme « un effort de pensée cohérent et conséquent ». Cet instrument qui travaille à introduire la dialectique *à l'intérieur de l'Église* est présenté com­me travaillant au contraire à introduire une dissocia­tion *à l'intérieur du communisme... !* Et c'est pour mener cette entreprise contre le communisme, que le commu­nisme lui a donné licence de fonctionner comme un trust capitaliste, de surcroît exempté d'impôts ? Les choses avaient ainsi atteint un tel degré d'impu­dence qu'il y eut à ce sujet, au printemps 1963, une dé­marche officielle de la Secrétairerie d'État du Saint-Siège auprès de la hiérarchie ecclésiastique en France. La démarche\ de la Secrétairerie d'État Au printemps de l'année 1963, le Cardinal secrétaire d'État du Souverain Pontife demanda au Nonce à Paris de faire connaître à l'Épiscopat et aux Supérieurs ma­jeurs des religieux résidant en France une Note circons­tanciée de dix pages sur l'activité de *Pax.* Cette Note, le jeudi dans l'octave de la Pentecôte, fut effectivement adressée par le Secrétariat de l'Épiscopat à ses destina­taires. 51:79 Dans cette Note est signalée avec précision l'activité de *Pax* : 1. -- en Pologne ; 2. -- en France ; 3. -- en vue du Concile. Sur l'action de *Pax* en Pologne et en France, le con­tenu de la Note est substantiellement identique aux précisions que nous avons données ci-dessus. Sur l'action de *Pax* en vue du Concile, le contenu de la Note est substantiellement identique aux précisions que nous donnons plus loin. Dans la même Note, l'attitude indéfendable des *In­formations catholiques internationales* est clairement mise en cause. Nous croyons savoir que les termes de « mise en gar­de » sont employés. Ce que Piasecki a dit\ et que les « I.C.I. »\ ont dissimulé Les *Informations catholiques internationales* avaient abondamment cité, dans leur article du 1^er^ mars 1961, le discours prononcé par Piasecki à l'assemblée générale du XV^e^ anniversaire de *Pax*. Mais elles avaient omis d'en citer le passage le plus suggestif, qui n'a été, à notre connaissance, reproduit que dans *La Croix* du 14 avril 1961 (article du P. François Bernard) et dans *Itinérai­res,* numéro 54, page 67. Cette spectaculaire abstention se retrouve dans le livre plus haut cité de José de Broucker, rédacteur en chef des *Informations catholiques internationales.* Piasecki avait dit ceci : « Notre mouvement a certainement le devoir de venir en *aide, aussi bien en théorie qu'en pratique*, aux mouvements sociaux progressistes, particulièrement *aux mouvements chrétiens en Europe occidentale et dans le monde*. » 52:79 Oui, il est vraiment significatif que les *Informations catholiques internationales*, qui sont les mieux placées pour connaître la réalité effective de l'action de *Pax* « en Europe occidentale », aient toujours fait silence sur ce texte révélateur et sur cet aspect de l'activité de Piasecki. Il est terriblement significatif que les *Informations catholiques internationales*, citant précisément ce dis­cours de Piasecki, aient évité de citer ce paragraphe. La nature, l'existence de cette aide théorique et pra­tique doivent demeurer rigoureusement clandestines, absolument cachées. L'existence d'une action quelconque de *Pax* en Eu­rope occidentale, l'existence de l'aide apportée, en théo­rie et en pratique, à certains mouvements chrétiens d'Europe occidentale, les *Informations catholiques in­ternationales* la connaissent et la taisent. Depuis DEUX ANS ET DEMI, depuis juin 1961, les *Infor­mations catholiques internationales* ont été publique­ment interrogées sur ce silence. Les *Informations catholiques internationales* se tai­sent toujours sur le point précis de cette « aide théori­que et pratique ». La réalité de cette aide, telle que les *Informations catholiques internationales* la connaissent et la taisent, est donc TELLEMENT INAVOUABLE ? L'aide théorique et pratique\ à des mouvements chrétiens Le passage du discours de Piasecki omis par les *Informations catholiques internationales*, le P. Bernard dans *La Croix* l'avait rapporté sans en souligner l'im­portance. La revue *Itinéraires* l'avait commenté en ces termes : 53:79 *Le mouvement* « *Pax* » *est une puissance financière. Outre son Institut d'Éditions au budget annuel* (*avoué*) *de 750 millions de zlotys,* « *il tire ses ressources de l'activité de plusieurs entreprises industrielles et commer­ciales* »*, et ces entreprises étaient exemptes, jusqu'en fé­vrier 1961, de payer des impôts* « *au même titre que les sociétés privées* »* ;* « *les bénéfices de ces entreprises procuraient au mouvement les ressources nécessaires à son activité politique, sociale, éditrice, etc.* »*, ainsi que le notaient les* Informations catholiques internationales *du 1^er^ mars 1961 sans en tirer explicitement ni paraître en apercevoir aucune conséquence.* *Le mouvement* « *Pax* » *est une énorme entreprise capitaliste. Après l'installation du communisme au pou­voir, les entreprises privées qui ne sont pas brutalement nationalisées sont du moins assaillies d'impôts, de taxes, de restrictions administratives qui préparent une mainmise ultérieure de l'État. L'étatisation, est souvent pro­gressive et s'étend sur plusieurs années. Mais cette pé­riode transitoire n'est nullement destinée à permettre aux entreprises privées provisoirement subsistantes de développer leur existence et leurs bénéfices : au contrai­re*. FONT EXCEPTION *néanmoins celles qui* SERVENT LA PO­LITIQUE COMMUNISTE *au-dedans et plus souvent au dehors. Le mouvement* « *Pax* » *faisait exception en qualité d'instrument politique du communisme : et un instru­ment manifestement lié au plus authentique appareil policier soviétique* (*...*) *Le mouvement* « *Pax* » *était donc une entreprise ca­pitaliste prospère et bénéficiaire. Cette prospérité, ces bénéfices auraient été tolérés par le communisme en considération d'œuvres philanthropiques qui trouve­raient là leurs ressources ? Une aussi aimable mytholo­gie ne tient pas debout.* *La puissance financière du mouvement* « *Pax* » *est en Pologne un instrument de corruption. Nous avons dit plusieurs fois que le communisme n'est pas* A L'OPPOSÉ *du capitalisme, mais qu'au contraire il en reprend à son compte, il en exploite à son profit, en les renforçant par un monstrueux passage à la limite, toutes les tares. Il peut les utiliser aussi sous leur forme la plus classique : le capitalisme du mouvement* « *Pax* » *est un moyen de domination, de pénétration, d'asservissement, spécialement destiné à corrompre les catholiques polo­nais.* 54:79 *Mais point seulement polonais.* *La puissance financière de* « *Pax* » *est destinée aussi à* VENIR EN AIDE, AUSSI BIEN EN THÉORIE QU'EN PRATIQUE, AUX MOUVEMENTS SOCIAUX PROGRESSISTES, PARTICULIÈRE­MENT AUX MOUVEMENTS CHRÉTIENS EN EUROPE OCCIDENTALE ET DANS LE MONDE. *Oui ou non, cette déclaration de Boleslaw Piasecki appelle-t-elle une attentive considération ?* \*\*\* *Ne nous laissons pas prendre néanmoins à l'invocation des bénéfices effectifs et avoués, si considérables soient-ils. Les mœurs financières de l'appareil commu­niste en la matière sont assez connues. Leurs sociétés commerciales* (*telles qu'elles existent, par exemple, plus ou moins implantées dans diverses nations non-commu­nistes*) *sont toujours une* COUVERTURE *ayant des buts po­litiques, notamment de corruption et d'espionnage :* ET QUAND CES FINS POLITIQUES SONT EN CAUSE, LE FINANCEMENT N'EST PAS CONDITIONNÉ PAR L'ÉTAT RÉEL DES BÉNÉFICES OU DES DÉFICITS*. Le mouvement* « *Pax* » *dispose, par ses bénéfices avoués, de grands moyens financiers : mais sous ce prétexte et sous cette couverture, il dispose de moyens financiers encore plus considérables, et que l'on peut considérer comme pratiquement inépuisables, cha­que fois que l'appareil soviétique estime que cela en vaut la peine.* *Quand donc un Boleslaw Piasecki parle d'une aide théorique* ET PRATIQUE *à des* « *mouvements chrétiens d'Europe occidentale et du monde entier* »*, on peut être sûr que ce n'est pas une parole en l'air.* *Nous ne savons pas* QUELS SONT *les* « *mouvements chrétiens* » *d'Europe occidentale qui reçoivent effecti­vement l'aide théorique* ET PRATIQUE *de l'instrument ca­pitaliste, au service du communisme, qu'est le mouve­ment* « *Pax* »*.* 55:79 *Mais il faudrait singulièrement méconnaître le com­munisme pour aller supposer que cette aide théorique* ET PRATIQUE *serait une vantardise ou une galéjade, et pour aller croire qu'elle n'ait jamais été réellement don­née, ou qu'elle n'ait été nulle part effectivement reçue.* Tel était le commentaire paru dans la revue *Itiné­raires* en juin 1961, -- il y a déjà deux ans et demi. Ce commentaire, et l'ensemble des exposés de la revue *Itinéraires* sur ces « techniques » de corruption, de pénétration et de noyautage employées par le com­munisme, ont été réunis en brochure sous le titre : *La Technique de l'esclavage.* Ceux qui persévèrent dans leur soutien aux entre­prises de *Pax*, malgré tant de précisions et de confirma­tions venues jour après jour et année après année, posent vraiment un problème. Jusqu'ici, la démarche du Saint-Siège auprès de la hiérarchie ecclésiastique en France n'a pas eu pour con­séquence d'amener les *Informations catholiques inter­nationales* à dire enfin la vérité sur les machinations de *Pax*, et à détromper ceux qu'elles ont trompés pendant des années. L'action en vue du Concile\ « obliger l'Église universelle\ à réviser ses positions » Le trust capitaliste *Pax,* en raison de son échec face à l'Église de Pologne, s'était vu en 1961 retirer une partie de ses privilèges (monopoles, exemptions d'im­pôts, etc.). Mais cet organisme n'avait pas été supprimé, à cause des résultats qu'il obtenait « en Europe occiden­tale », spécialement à l'intérieur du catholicisme fran­çais. A l'occasion du Concile, Boleslaw Piasecki a vu à nouveau augmenter les moyens matériels, notamment financiers, mis à sa disposition par le Parti communiste. 56:79 Nos informations sur ce point recoupent celles de la Note envoyée par le Saint-Siège à la hiérarchie ecclé­siastique en France. Nous croyons savoir que la Note affirme en propres termes que Piasecki « *s'est vu investi d'une nouvelle mission à l'occasion du Concile* », et qu'elle donne même des précisions chiffrées sur l'aug­mentation (de l'ordre du simple au double) de son budget d'agitation et de corruption. Un certain nombre d'idées, mises en circulation à l'occasion du Concile, dans tels et tels milieux catho­liques occidentaux, et notamment dans la presse fran­çaise, coïncident exactement avec les formules de propa­gande les plus constantes de l'organisation *Pax.* Dès 1955, dans un éditorial, Boleslaw Piasecki avait ainsi défini son action : «* Nous nous efforcerons de faciliter un processus historique inévitable, qui obligera l'Église universelle à réviser ses positions. *» A l'occasion du Concile, cet assaut est en cours, -- à l'intérieur du catholicisme. Principalement, il s'agit d'obtenir non pas seulement la tolérance de l'Église, mais sa collaboration active à la « construction du socialisme ». Il ne s'agit pas de *n'importe quel* « *socialisme* ». Il ne s'agit pas du travaillisme britannique, du socialisme suédois, de la S.F.I.O. française, de la social-démocratie allemande. Il s'agit d'un seul « socialisme », celui que « construit » le communisme. Pour parvenir à « obliger l'Église universelle à révi­ser sa position » à l'égard du communisme, il faut in­troduire dans l'Église la *lutte de classe*, sous sa forme précise de lutte de classe sociale (quand il s'agit d'ou­vriers chrétiens, de prêtres-ouvriers, etc.), mais sur­tout sous sa forme la plus générale de lutte *dialectique,* la lutte des « bons » contre les « mauvais » : diviser l'Église en DEUX, « progressistes » contre « intégristes », attitude « ouverte » contre attitude « fermée », « nova­teurs » contre « réactionnaires ». Ces formules qui ont connu un grand succès à l'intérieur des églises d'Occi­dent sont les formules mêmes que Piasecki et l'organisa­tion *Pax* ont mises en circulation dès 1945. 57:79 Ils ne les ont pas inventées ? Des hommes de bonne foi défendent eux aussi ces formules et ces positions, et pour d'autres raisons que Boleslaw Piasecki ? Sans doute. Mais alors, ces hommes de bonne foi, vont-ils enfin se poser à eux-mêmes les questions qu'ils éludent : -- pourquoi donc, comment se fait-il que le commu­nisme attache tant d'importance à l'introduction de telles formules et de telles positions à l'intérieur de l'Église ? -- ces hommes de bonne foi peuvent-ils accepter d'être positivement *aidés* par le communisme à intro­duire ces formules et ces positions dans l'Église ? Sans le savoir, ces hommes de bonne foi *aident* le communisme. Sans le savoir, ces hommes de bonne foi *sont aidés* par le communisme. Sans le savoir... c'était avant-hier. Maintenant, et de plus en plus, ils l'apprennent, ils le constatent, ils le savent. Vont-ils enfin comprendre ? Ces formules et ces positions, si elles ont pris tant de force et d'influence dans l'Église, c'est parce que les hommes, les mouvements, les publications qui les dé­fendent ont bénéficié sans le savoir de *l'aide clandestine* de l'appareil communiste. L'exploitation éhontée\ des paroles de Jean XXIII L'organisation *Pax* a voulu annexer moralement et exploiter Jean XXIII, présenté comme le Pape de la coexistence amicale et de la collaboration active avec le communisme. Au nom de la « ligne de Jean XXIII », l'organisation *Pax* a sommé l'épiscopat polonais de « ré­viser ses positions périmées et tributaires de l'intégrisme de Pie XII ». 58:79 La presse de *Pax* prétend que le Cardinal Wyszynski et l'épiscopat polonais, avec l'aide des « mi­lieux conservateurs du Vatican », s'efforcent de minimi­ser la « portée historique » de l'Encyclique *Pacem in terris*. Bien entendu, la presse de *Pax* n'en croit pas un mot : elle accepte et approuve le fait que la censure communiste ait interdit la publication en Pologne de l'Encyclique *Mater et Magistra* du même Pape Jean XXIII. Les dirigeants de *Pax* n'en ont pas moins déclaré qu'ils « *se sentent mandatés* (sic) *par le Pape Jean XXIII pour passer à l'action* ». Cette déformation systématique du sens des paroles de Jean XXIII n'a eu aucune prise sur l'épiscopat polo­nais ni sur le peuple chrétien de Pologne. Mais, à cet égard encore, *Pax* a obtenu ailleurs qu'en Pologne des succès certains. La thèse de la collaboration avec le communisme, pudiquement présentée, selon la terminologie de *Pax*, comme « la rencontre de la gauche catholique avec le monde socialiste », a été généreuse­ment attribuée à Jean XXIII. Et ici encore, il faut recon­naître qu'en certains pays occidentaux, par exemple en France, divers groupes étaient disposés, sans aucune in­tervention de *Pax*, à s'engager dans cette voie. Mais ils y ont bénéficié -- souvent sans le savoir -- de L'AIDE THÉORIQUE ET PRATIQUE que l'organisation *Pax* a pour fonction d'apporter efficacement à des MOUVEMENTS CHRÉTIENS D'EUROPE OCCIDENTALE. Il est particulièrement effarant que M. Félix Lacam­bre, secrétaire général de l'A.C.O. (Action catholique ou­vrière), ait pu prétendre qu'en France, l'interdiction de collaborer avec le communisme est interprétée (par les évêques, dit-il !) dans son sens le plus restrictif : c'est-à-dire la seule appartenance au Parti ([^16]). Car C'EST EN RÉALITÉ LA THÈSE COMMUNISTE : un vrai catholique ne peut pas être un bon communiste, mais malgré cela, il peut collaborer à la « construction du socialisme ». \*\*\* 59:79 Beaucoup de catholiques, en cette affaire, sont trom­pés de bonne foi. Beaucoup : mais pas tous. La véritable bonne foi comporte nécessairement, en des domaines aussi graves, le sérieux, l'information exacte, l'attention, la prudence. Il est une manière de s'abandonner à des préjugés et à des partis pris, il est une propension paresseuse à fermer les yeux et à se lais­ser duper, qui ne sont plus tout à fait de la bonne foi. D'autre part, il existe, à l'intérieur du monde catho­lique occidental, des AGENTS de l'organisation *Pax* : nous croyons savoir que cela aussi a été indiqué en propres termes dans la Note de « mise en garde » adressée par le Saint-Siège à la hiérarchie ecclésiastique en France. PEREGRINUS. 60:79 ### Nous avions seize ans et c'était Dien-Bien-Phu par Dominique DAGUET DEUX LIVRES sortis presque dans le même mois nous font souvenir de cette année déjà lointaine où la défaite de Dien-Bien-Phu précipitait la perte de l'Indochine et commençait la longue suite des abdications qui devait nous conduire à juillet 1962. (Et il est si vrai que nous avons connu des heures si sombres, depuis, que Dien-Bien-Phu s'est éloigné, et ce n'est plus qu'un nom, à peine moins gris qu'un autre, et lorsqu'on le prononce ce n'est plus avec ce voile dans le regard, ces larmes difficiles à retenir.) C'est tout d'abord l'ouvrage partisan et limité de Jules Roy ([^17]), homme habile cependant à cacher ce qui nuit à sa thèse -- et qu'est-ce que cette entreprise contre des hommes qui firent leur possible, un possible toujours diminué par les discordantes menées de la politique ? -- et dont Kléber Haedens ([^18]) dit très justement que « sa pensée semble rudi­mentaire et parfois même chétive, bien qu'elle nous soit transmise sur le ton du soldat qui sait mal farder la vérité. L'auteur du *Métier des armes* se pose facilement en homme qui détient la sagesse. Il parle au nom de la justice et de l'honneur, comme s'il exerçait pour le bien de l'univers une magistrature infaillible et suprême. 61:79 Il est de ceux qui viennent dire après coup ce qu'il aurait fallu faire, sauvant les uns d'une épithète que sa hauteur accorde, suggérant aux autres qu'ils auraient pu se donner la mort, laissant tomber ses propos les plus plats comme des oracles... ». Alors voilà, tout ce drame en quelques semaines est suivi heure par heure, et dans ce temps nous entendons, la voix du plus haut responsable -- mais sans certitude -- comme du plus obscur légionnaire, tout nous semble éclai­ré, expliqué, toutes les causes démontées, tous les effets attribués, et ce sont des certificats de capacité ou d'incapacité qui se décernent à la fin : un tel, général, vous êtes un imbécile, et portez, entière, la responsabilité du désastre, des morts, de la défaite, du déshonneur. Ah ! mais que cela est facile, et réconfortant. Ah ! que la conscience est déga­gée, l'esprit libre, après ces exécutions un peu sommaires. Surtout que l'on distribue sans vergogne la honte et la gloire : un tel, vous étiez merveilleux, mais naturellement tenu sans responsabilité importante où essentielle... Etc. Or il apparaît bien que nombre d'éclairages sont faux, ou tendancieux. L'auteur est un homme de parti pris. Alors ? Alors il y a le livre de Lucien Bodart, *L'Enlisement* ([^19])*,* des pages où l'ardente poignée française du corps expédi­tionnaire se montre dans son éclatante fraîcheur, son durable courage, sa prodigieuse énergie. Lucien Bodart fut en Indochine le correspondant de *France-soir*, et c'est dire que ce qu'il a écrit se ressent de cette vue directe des évé­nements. Voilà des pages qui ne sont pas le résultat d'un patient travail d'archiviste, et qui donc sont éclaboussées de la boue du delta, de la sève des forêts, de la sueur des marches, du sang des blessés et des morts. Ah ! certes, Lucien Bodart a quelques idées sur la mar­che de l'histoire, sur l'inéluctable évolution des peuples. C'est le vernis de théorie, l'indispensable poivre qui fait plus vrai. Mais tout de même, c'est un vieux routier et ce qu'il a vu il tient à le dire, à le montrer. Ce n'est pas sou­vent conforme à la théorie ? Eh ! bien, tant pis. Ou tant mieux pour nous. Qu'avons-nous besoin, en cet anniversaire de deuil, de théories, de thèses, de parti pris ? Nous son­geons à tant de chances perdues pour notre pays, à tant de vies humaines tombées à ces lointaines terres, tombées pour la seule légende. 62:79 Ce que Bodart montre bien, c'est que tout cela était en perpétuelle fièvre, en pleine obscurité -- qui savait quel chemin prendre ? -- d'une complexité inextricable, où les passions les moins avouables côtoyaient les héroïsmes les plus purs -- mais les passions malsaines ou malhonnêtes, de quels pays sont-elles absentes ? Et ces héros impertur­bables, que sont-ils devenus en cette nouvelle année 1964, leurs hauts faits inutiles n'ayant été qu'étincelles pour une parade ? où l'amour pour un peuple se mêlait au goût des piastres ; où la mort était un geste de noblesse gratuit et grand comme tout ce qui est injustifiable au regard borné de l'histoire au jour le jour ; ou bien risque accepté par simple idéalisme, par folie, par soif d'argent, goût des fem­mes, goût de la guerre, ou bien simple amour de terre. Quelquefois tout cela en un seul mot, en un seul regard. \*\*\* Dix ans ; presque... 13 Mars 1954, 7 mai 1954... Entre ces deux dates, une longue attente, marquée par la certi­tude progressive de la défaite -- mais ce mot d'un vieux de la coloniale rapporté dans *L'enlisement :* « Il ne faut pas dire que cela va mal à Dien-Bien-Phu. Ce serait un péché mortel » -- prélude à un abandon lui-même signe d'une décadence progressive, qui allait mettre notre pays, et pour combien de temps, au niveau des nations de second rang, tant dans l'ordre physique que dans l'ordre spirituel. Tous ceux de mon âge nous étions alors au meilleur temps des illusions : la seizième année est celle où l'on s'ouvre sans réticences à tout ce qui est appel d'espace et de grandeur, tout ce qui est œuvre d'exaltation. Il y a là comme une grâce de jeunesse. Dans l'ordre politique, quelle plus exaltante aventure se proposait à nous, qui imaginions des lendemains de gloire et presque d'épopée, à la suite des meilleurs que nous montrait l'histoire, que celle de la plus grande France, partout élevée, partout étendue, et en cha­cune de ses parcelles lointaines rendue non seulement sem­blable à ce que nous avions sous les yeux, ce pays âgé des deux millénaires de chrétienté, cette terre pétrie de géné­ration en génération, donc aussi bien connue que notre propre chair, mais aussi enrichie de cet héritage nouveau découvert à chaque part du monde ? C'était couleurs de grande histoire à ajouter à celles déjà posées sur le portrait de notre pays. 63:79 Et nous étions fiers, sottement peut-être, de nous sentir les héritiers d'une si merveilleuse nation qui malgré tant d'ancienneté avait quelque grande œuvre au-delà d'elle-même à accomplir. Mais aujourd'hui il faut bien convenir que le travail est bien gâché, et qu'il y aurait beaucoup à inventer. Il y avait deux façons de réagir aux nouvelles venues de l'Indochine. (Je ne veux pas parler d'une troisième, ignoble, qui fit rester assis les députés communistes à l'As­semblée Nationale lors de la minute de silence pour les morts de Dien-Bien-Phu.) Celle du gouvernement d'alors fut sans doute la plus conforme à cette sorte de lâcheté natu­relle des hommes, espèce universelle de lâcheté, que l'on pourrait appeler la lâcheté démocratique. Et la question se pose de savoir si le rôle d'un gouvernement est bien de suivre la plus forte pente, le courant le plus puissant. Mais alors que l'on renonce a l'étymologie. La question se pose de savoir si le chef d'un État doit se laisser entraîner par ce qu'il y a de faible et de lourd, ce qu'il y a de honteux et de méprisable en l'homme : il nous semblait -- à nous autres qui commencions tout juste à deviner ce que pou­vaient être les réalités politiques -- que le rôle d'un gou­vernement, sa mission pour mieux dire, était surtout d'em­pêcher l'expression de la honte, la victoire de la bassesse, le triomphe de la lâcheté. (Ce que dit ici Salazar est très important : « *Les dirigeants de la nation peuvent-ils con­seiller à celle-ci de changer sa structure elle-même, sous la pression de raisons étrangères à son être propre, et des modifications de structure, même acceptées par le peuple, le seront-elles pour son bien ? Ce qui s'impose aux gouver­nements doit être envisagé à chaque instant à la lumière du sentiment national et de l'intérêt de la communauté, mais en aucune façon à la suite d'une soumission à des desseins qui s'opposent à celui-ci.* » ([^20]) Est étonnante la concordan­ce qu'il y a entre ce que nous proposait l'enthousiasme un peu naïf, il s'agissait d'une certaine manière « d'un cri du cœur », et ces paroles d'un vieux sage, depuis longtemps habitué à réfléchir sur la nature de ses responsabilités.) 64:79 Il s'est donc passé ceci que le premier drame pour le­quel nous nous soyons passionnés (je dis nous, mais hélas nous n'étions pas très nombreux, et je dis passion, quoique ce mot aujourd'hui signifie tout et rien : tenons-nous à ce sens d'intérêt de tout l'être, qui se sent engagé par quelque chose de si important que l'échec sera un désastre, une diminution de soi ; or l'abaissement de la patrie est abais­sement de soi, abaissement de chacun dans le peuple), que ce premier drame donc que nous avons suivi passionnément, c'est-à-dire nous accrochant aux moindres espoirs, allant penser jusqu'aux espoirs les plus absurdes, allant jusqu'à penser à des miracles, fut la manifestation la plus éclatante de l'impuissance politique de ceux qui cependant avaient pu méditer sur l'impuissance des responsables de la défaite de 1940. Mais n'y avait-il pas parmi ces dirigeants de 1954 quelques vieilles têtes connues dès 1936 ? Et n'était-il pas possible de déduire de leur bêtise d'alors la manière dont ils réagiraient, toujours pris de court, à la perte de Dien-Bien-Phu ? Mais à croire que tout ce qui en France avait quelque importance, quelque responsabilité gouvernementale, ad­ministrative, s'est alors laissé fasciner par un rêve étran­ger, comme des singes dormeurs dont la principale occu­pation est la contemplation de leur nombril. La voix de ceux qui parmi nos aînés demandaient une plus haute vertu, une plus sûre doctrine, une plus sûre prémonition en même temps qu'un plus évident courage, si elle savait nous atteindre par un chemin très naturel, puisque nous l'espérions, ne savait pas s'enfler suffisamment pour étouf­fer la voix des faibles. (Et quelle tristesse quand il faut constater que cette voix de plus haute exigence n'a pas su les cris nécessaires pour empêcher, de même, le mauvais coup porté à la France en Algérie...) \*\*\* -- « *Dans toute l'Indochine, des cuisiniers, des plantons, des secrétaires, furent volontaires pour sauter dans la four­naise. Des hommes, à dix jours de leur rapatriement, exi­geaient d'être parachutés. Quand on les avertissait qu'ils allaient à la mort ou à la captivité, ils répondaient :* *-- Peu importe.* *Un soldat blessé à l'œil à Dien-Bien-Phu, au début de la bataille, avait été ramené à Hanoï, hors de l'enfer, par un des derniers avions sanitaires. Une semaine avant le désastre, alors qu'il n'était pas encore guéri, il demanda à sauter dans la cuvette condamnée.* -- *Mon frère y est, je veux le rejoindre*. » (Lucien Bodart.) 65:79 Cela était en Indochine. Mais en Métropole, de même, nombre de jeunes de vingt ou vingt-cinq ans cherchèrent à partir volontaires pour ce pays de la mort : une rare élite, admirable, d'une lucidité effroyable, semblables à ces kami­kaze dont le Japon se fit une armure d'insectes. En 1940 un homme avait parlé de bataille perdue et non de guerre. Il avait soulevé l'enthousiasme et entretenu l'es­poir. En 1954 la bataille était si lointaine, l'indifférence si bien entretenue, les conséquences d'un abandon si bien cachées, le mot paix si adroitement proposé, le sort des supplétifs, de tous les indigènes qui nous avaient aidés, si facilement accepté -- il ne s'agissait que de quelques milliers de morts en sursis, que de quelques crimes à lais­ser commettre contre nos fidèles, déjà -- que le courage de ces quelques illuminés redoutables ne fit que soulever le rire des officiels, la grasse moquerie des ventres politiques qu'un tel « idéalisme » effrayait et offensait dans le même temps. Ainsi cette haine que l'on porte à ceux qui, prédi­sent le sombre de l'avenir, pour tâcher d'y porter remède, et non une fausse lumière, ces pierres jetées aux prophètes des malheurs d'Israël, ces vins d'honneur aux prophètes des gloires et des voiles sur l'avenir, ce ridicule au contraire jeté sur les épaules de ces malheureux qu'une progressive défaite laissait dans la plus profonde des tristesses. Le silence fut ainsi l'accueil de ces volontaires pour l'obscur -- il y en eut quelques milliers -- un silence de sépulcre. A croire que ces jeunes gens ne furent qu'om­bres, un rien, signe de rien : c'est pourquoi ce rappel au­jourd'hui, afin que l'on se souvienne qu'ils furent, que tous n'avaient pas abdiqué, et que ce n'est pas la perspective de s'en aller mourir sur une terre destinée à devenir étran­gère qui les aurait arrêtés. Ils ne reçurent que mépris. C'est que sans doute ils songeaient qu'il y avait une deuxième réaction possible : non la fuite, non le laisser aller puisque tout est perdu, mais une poursuite, par un plus grand effort. Difficile sans doute, mais non pas sans espoir. Il n'était pas impossible à des Français de se battre pour une mystique -- notre vieille civilisation chrétienne valait bien la « mystique marxiste » -- il n'était pas impossible de concevoir des solutions politiques, d'imposer une discipline : certes, peut-être, que tout cela en France est devenu impossible. 66:79 Mais cet effort eût évité peut-être cet engagement timide qui fut celui de la guerre d'Algérie, timidité qui fut décisive, signe d'une mauvaise conscience dont personne ne pourra jamais donner les justifications, surtout pas ceux qui en ont bénéficié. Mais trop de vieil­lards, en ce temps-là comme aujourd'hui, présidaient aux destinées d'une nation que leur impuissance a rendue à la faiblesse d'un enfant à sa naissance : trop d'hommes seule­ment soucieux d'expédier les affaires courantes et de se conserver une source de revenus inépuisables. Mais cela est une faiblesse de toutes les démocraties. \*\*\* Cependant, aujourd'hui que l'échec de la France, de cette France que nous avons connue jusqu'en 1962, est consommé, maintenant que les chances de notre pays, les chances majeures, le reste de ce qui se fait n'étant que rat­trapage, solutions de fortune, sont perdues, tout ce capital, ayant été jeté par-dessus les toits, pris dans le tourbillon du vent de l'histoire, nous pouvons nous poser cette ques­tion, que voulaient ces jeunes gens de 1954, si étonnamment frères de ceux que l'on a vu partir de métropole vers les djebels chauves des Aurès ou de l'Ouarsenis, vers les éten­dues d'alfa des hauts plateaux, ou se lever derrière les barri­cades d'Alger ? Quelles furent les raisons de leur geste, quelle fut leur justification ? Car enfin ils allaient verser le sang, celui de leurs adversaires, et le leur. Paradoxalement, nombre d'éléments de réponse nous viennent d'un autre pays, pays frère avant 1962, frère par­ce qu'engagé dans une aventure semblable à ce qu'était celle, de la France. Depuis 1962 la France a préféré la tran­quille lecture au coin du feu, la partie de boule après le déjeuner, le ventre du bourgeois repu : et puis elle a d'au­tres problèmes, d'une autre importance : faire rouler ses voitures, déplacer ses halles, nettoyer ses monuments, en­terrer ses morts. Elle s'est absentée de l'histoire, l'ayant trop connue. Trop pratiquée. Trop faite. A d'autres le flam­beau, à d'autres le grand poème des peuples à faire naître, à faire grandir au sein d'une même nation. A d'autres l'exaltation pauvre des déserts où méditer, des mers où s'af­firmer en maîtres. La France de 1962 est fille esclave. Elle a jeté ses charmes exotiques pour passer des chaînes de temps plus actuels. Alors... 67:79 Alors le 12 août 1963 le président Salazar prononçait un discours à la nation portugaise, et nous avons baissé la tête de honte, parce que ce discours était exactement celui que nous espérions entendre, il y a déjà des années, par la bouche du chef de l'État français. « *Les dirigeants de l'époque présente ont la terrible res­ponsabilité d'une crise du continent africain qui ne s'atté­nuera et encore moins ne disparaîtra pas d'ici deux ou trois siècles, du fait des guerres nombreuses qui éclateront, des prétendus réajustements géographiques ou raciaux, an­nexions, divisions, regroupements d'États, instabilité des pouvoirs publics, manque de moyens pour le progrès, car la direction perdue, rien ne pourra se résoudre, ni par le concert des puissances, ni par l'unité que tous proclament et dont tous sentent l'impossible réalisation...* » L'illus­tration d'un tel texte est hélas bien convaincante -- le Congo Belge, ciment de l'unité belge bien plus certain que tout autre, abandonné et revenu au désordre ancien, à l'anarchie sanglante, que décrit fort bien Philippe Diolé dans son roman L'okapi ([^21]), abandon qui laisse la minuscule Belgique désemparée, en proie à des troubles internes dont on ne peut même pas dire qu'ils n'aboutiront pas à l'éclatement de ce pays ; la Syrie, théâtre d'un festival de coups d'État sanglants, voisine un peu fascinée de l'Union soviétique ; l'Indochine, où tant des nôtres ont laissé les meilleures an­nées de leur vie et leur vie même, livrée à la terreur rouge, à la guerre civile la plus impitoyable, aux convoitises amé­ricaines les plus évidentes : et ce lent pourrissement d'une terre à laquelle nous continuons -- cent ans d'histoire ne s'effacent pas d'un trait de plume, fût-il tiré à Genève, la ville sans entrailles -- à laquelle nous continuons à porter la plus inquiète attention, ne peut faire que le désespoir de ceux qui croyaient aux chances françaises et qui ont lutté pour les faire triompher. Comment ne se sentiraient-ils pas dans la peau de gens poignardés dans le dos ? Et ici l'usur­pateur est aussi bien le rouge que l'américain. Et à voir la manière intelligente de nos continuateurs, nous pouvons prédire de longues décades de désordre, de luttes, de désé­quilibres. Reste l'Algérie, et avec elle le Maghreb tout entier. Les récents combats à la porte du désert ne font qu'apporter une trop rapide confirmation aux pronostics très pessimistes qui sont les nôtres depuis l'indépendance. L'aventure kabyle elle-même montre une fâcheuse tendan­ce à la division raciale à laquelle fait allusion dans son discours le président Salazar lui-même. 68:79 D'une manière encore plus systématique que partout ailleurs les propos du président portugais sont ici confir­més. Guerre de frontières, guerre idéologique -- Ben Bella voulant faire tomber la dynastie marocaine et faire de son voisin une démocratie socialiste -- guerre d'allure raciale, entre l'Algérie brandissant le drapeau de l'arabisme, der­rière lequel se montre surtout le visage du dictateur égyp­tien, et le Maroc, en majorité peuplé de Berbères, dont la vieille mémoire se souvient des méfaits de la progression arabe, alors progression de hordes barbares. « Constituer une nation d'expression civilisée et de pro­jection mondiale vaut-il mieux, ou non, que de s'enfermer dans un régionalisme étroit, sans possibilités de développe­ment, sans moyen de défense et sans points d'appui pour le progrès ? » Ah ! comme ces paroles correspondent avec ce que nous désirions pour l'Algérie, avec laquelle, certes, la France était nation de « projection mondiale » -- et les Français d'Algérie auraient donc fait partie de ces conglo­mérats actuels, où ne règnent que le désordre, la dictature, la violence, où les perspectives d'avenir sont les plus som­bres, sauf pour quelques privilégiés, les modernes exploi­teurs de l'homme par l'homme, ces gens qui ont confisqué à leur profit une indépendance pour le reste de leur pays nuisible et inutile. Mais nous espérons que ce mauvais coup pourra quelque jour être effacé par une France enfin ressuscitée. Et c'est ainsi que le président du petit État perdu dans un recoin de la péninsule ibérique, mais largement étalé au sud de l'équateur, déclare que son pays « *assurera la défense des territoires qui constituent le Portugal jusqu'à la limite de ses ressources humaines et matérielles* » si les voisins africains croient devoir convertir leurs menaces en actes de guerre et porter celle-ci sur « les territoires portu­gais ». Mais quelles sont ces puissantes raisons qui font qu'un pays refuse de s'amoindrir, de renoncer à lui-même alors que le monde entier se ligue pour réclamer cette fin, cet effacement, puisque sa présence séculaire est une offen­se aux principes victorieux de ce temps ? 69:79 Les mêmes sans aucun doute que celles qui poussaient en 1954 de jeunes Français encore à l'âge, selon le dicton, « d'aimer bonne fille et bonne chère », à se porter volon­taires pour sauver du désastre un pays à l'autre bout du monde où flottait encore le drapeau et où vivaient des popu­lations malgré tout fidèles. C'est qu'un pays qui renonce à sa grandeur -- et c'est un renoncement de cette nature que l'abandon de l'Indochine, qui fut un malheur pour les Indo­chinois plus grand encore que pour la France -- renonce en même temps à l'honneur de ses citoyens. Mais gran­deur, honneur, gloire, et civilisation chrétienne, sont des termes devenus aussi usés que s'ils désignaient des dieux mythologiques. Le Portugal sans doute, et ces jeunes gens de 1954 croyaient, devaient croire à une mission civilisa­trice, une mission historique (faire accéder des peuples en­tiers, dont le leur, à un équilibre nouveau, dans « *une socié­té multiraciale authentique* »). « La manière dont le pays a répondu à l'appel que nous lui avons adressé est une leçon pour tous... Et devant cette leçon je pense même que nous n'avons pas à pleurer les morts, il ne faudrait le faire que si les vivants n'étaient pas dignes d'eux. » Indignes d'eux, des morts de Dien-Bien-Phu et des djebels algériens, sont les Français de ce temps. Indignes, et c'est pourquoi ils portent si haut et avec une telle morgue satisfaite leur ventre que plus aucun hasard, sauf un cataclysme mondial, n'exposera désormais aux violences de l'histoire. Par laquelle seule arrive cepen­dant aux peuples de savoir vivre : mais par quel chemin la France retrouvera-t-elle sa place perdue, ses membres épars, que se sont disputés sans honte et face au monde, les charognards de la politique ? Dominique DAGUET. 70:79 ### Vie et mort de Ngo-Dinh Dziêm Avant d'abattre Diem physiquement, on l'avait abattu mora­lement : par une campagne de mensonges et de diffamation au­près de l' « opinion internationale ». Diem avait été isolé et dis­crédité de la même façon -- exactement de la même façon -- que le fut l' « Algérie française ». L'univers entier était contre lui, comme il avait été contre elle, parce que l'univers entier avait été amené à tenir pour vraies des contre-vérités. C'est à quoi servent « l'information » et ses « techniques modernes » : elles tuent, et elles font admettre et applaudir le crime ; elles enfer­ment les consciences dans le monde clos du mensonge. Seule Mme Nhu, par son courage et son intelligence -- et par sa foi -- avait pu un instant faire reculer les mensonges concertés de « l'information ». Diem est mort au combat. Pour honorer sa mémoire, nous publions ici ce que l'on n'a pas dit sur lui : la vérité. J. M. M. Ngo-Dînh Dziêm, président de la République du Viet-Nam du Sud, et son frère M. Ngo-Dinh-Nhu, son con­seiller politique, ont été assassinés dans des conditions qui mettent en cause la responsabilité des services américains de Saigon. Ils appartenaient à une famille vietnamienne du Centre-Annam, convertie au christianisme depuis quatre siècles et qui, au cours des persécutions antichrétiennes ordonnées au XIX^e^ siècle par les Empereurs Minh-Mang et Tu-duc, donna à l'Église plusieurs martyrs et confesseurs de la Foi. Leur père était S. E. Ngo-Dinh-Kha, haut dignitaire de la hiérarchie mandarinale : en effet, l'établissement de la domination française avait permis aux catholiques de se présenter aux grands concours triennaux pour l'obtention des grades dans le mandarinat. S.E. Ngo-Dinh-Kha a laissé le souvenir d'un grand lettré et d'un serviteur intègre du royaume. 71:79 On ne peut le comparer qu'à une autre grande figure du mandarinat, S.E. Nguyen-Huu-Bai qui, bien que catholique lui aussi, termina sa carrière comme premier ministre de la cour de Hué, après avoir donné durant toute sa vie l'exemple d'un labeur sans repos, d'une inté­grité parfaite et d'une courageuse indépendance. Lors des troubles communistes soulevés en 1931 dans les provinces surpeuplées et pauvres du Nord-Annam, son intervention, tardivement demandée par les autorités du Protectorat, ré­tablit rapidement l'ordre et la paix. S.E. Nguyen-Huu-Bai était, d'ailleurs, le beau-père de S.E. Ngo-Dinh-Khoi, frère aîné de MM. Dziêm et Nhu, qui en 1945 fut emprisonné, torturé, puis enterré vivant par les communistes envoyés à Hué par le meneur révolutionnaire Ho-Chi-Minh, membre du Komintern, inspirateur, depuis le Siam ou la Chine où il était réfugié, des tentatives com­munistes, soi-disant nationalistes, qui se produisirent au Tonkin en 1930 et au Nord-Annam en 1931. Ces mêmes agents communistes emprisonnèrent et fusillèrent à Hué, en 1945, S.E. Pham-Quynh, ministre de l'Intérieur du Royaume, fin lettré dont la culture extrême-orientale et occidentale était vraiment extraordinaire et faisait l'admiration de tous ceux qui l'ont connu. Bien d'autres lettrés et mandarins furent alors victimes des sicaires de Ho-Chi-Minh qui ne devait sa puissance qu'à la sottise et à l'ignorance des émissaires envoyés en Indochine par le gouver­nement gaullien. M. Jean Pleyber a démontré souvent, sans être jamais contredit par les intéressés, que c'est alors, en 1945, que l'Indochine fut perdue pour la France, et non après le désastre de Dien-Bien-Phu, en 1954. Tous les mil­liards gaspillés, tous les hommes sacrifiés là-bas entre 1945 et 1954 l'ont été en vain. \*\*\* S.E. Ngo-Dinh-Kha avait six fils. L'aîné, S.E. Ngo-Dink-Khoi, lauréat des concours triennaux (ces concours étaient ouvert à tous, sans aucune condition d'origine, de scola­rité, etc.), avait fait une carrière mandarine remarquée, et en 1945, il était tong-doc (ou préfet) de la province de Quang-Nam, l'une des plus importantes du Royaume d'An­nam. 72:79 Le second fils entra dans les ordres sacrés, devint licencié ès-lettres et docteur en théologie, dirigea pendant plu sieurs années le très important collège secondaire catho­lique de Hué, puis fut nommé évêque du diocèse de Vinh-Long (Cochinchine), étant ainsi l'un des premiers évêques vietnamiens désignés par Rome. Il est depuis plusieurs années archevêque de Hué, et participe au concile de Vatican II : c'est Mgr Ngo-Dinh-Thuc. Le troisième fils était M. Ngo-Dinh-Dziêm qui commen­ça, lui aussi, une carrière mandarine que son indépendance vis-à-vis de la cour de Hué et des autorités du Protectorat interrompit de bonne heure. Nous parlerons de lui plus loin, ainsi que du quatrième fils, M. Ngo-Dinh-Nhu, ancien élève de l'école des Chartes de Paris, archiviste paléographe de grande valeur. Le cinquième fils, M. Ngo-Dinh-Lugen, ancien élève de l'école Centrale des Arts et Manufactures de Paris, occupait les fonctions d'ambassadeur du Viet-Nam à Londres, fonctions qu'il a abandonnées aussitôt après l'assassinat de ses deux frères. Le sixième fils, M. Ngo-Dinh-Can, sensiblement plus jeune que les autres, avait fait en Indochine de sérieuses études littéraires et juridiques, et il était gouverneur de la province de Hué. Il a été arrêté par les auteurs du coup d'État de la Toussaint à Saigon. Où est dans tout cela « le népotisme » que des gens aussi mal informés que mal intentionnés reprochaient à M. Dziêm ? Dans un pays où les compétences et les capa-cités sont rares, il employait au service de la nation vietna­mienne celles que ses frères s'étaient acquises par leur tra­vail. Quant à Mgr Ngo-Dinh-Thuc, il était évêque alors que M. Ngo-Dinh-Dziêm n'était encore qu'un modeste manda­rin de province sans aucune influence. La vérité est que, cette famille des Ngo-Dinh était com­posée d'hommes remarquables, capables d'assimiler à la fois la culture chinoise et la culture occidentale, remar­quables aussi par leur rigueur morale et par leur intégrité administrative (vertus rares en Extrême-Orient), remar­quables enfin par leur ardente foi religieuse en même temps que par leur patriotisme, ces deux dernières qualités les ayant maintes fois opposés tant au gouvernement royal qu'aux autorités françaises du Protectorat. On peut donc écarter dès maintenant, comme infondée et calomnieuse, l'imputation de « népotisme » formulée contre le Président Ngo-Dinh-Dziêm par des journalistes qui pensent que quelques semaines de séjour en Indochine suffisent à con­naître ce pays difficile. 73:79 Quiconque d'ailleurs connaît l'Extrême-Orient sourira d'une telle accusation portée contre le président Dziêm par des Vietnamiens, car la notion du service désintéressé de l'État est absolument étrangère à toutes les civilisations asiatiques. \*\*\* Qui était M. Dziêm. (et non pas Diêm, comme on l'écrit et le prononce en France : en effet, le quoc-gnu, ou trans­cription en caractères latins des idéogrammes chinois établie au XVII^e^ siècle par les missionnaires catholiques, a vingt-six lettres dans son alphabet, un D ordinaire, non barré, qui doit se prononcer Dz et un D barré qui se pro­nonce comme notre D français). Lorsque S.M. l'Empereur Khal-Dinh, père de S.M. Bao-Dai, mourut, il ordonna que son fils qui était alors âgé d'une dizaine d'années fût envoyé en France pour y faire ses études. Ce qui fut fait. Parti pour Paris à l'âge de dix ans, le jeune prince Vinh-Thuy, (qui fut couronné sous le nom de Bao-Dai), revint à Hué alors qu'il avait à peine vingt ans. Il avait, certes, fait de bonnes études, étant d'une rare intelligence, mais ceux qui avaient la charge de son éducation ne s'étaient pas souciés de lui faire passer des examens. C'était une grave er­reur pour un souverain destiné à régner au « pays des let­trés » où toute l'organisation administrative et politique reposait depuis des siècles sur des concours ouverts à tous et où, seuls, les diplômes permettaient l'entrée dans la car­rière mandarinale. C'était là une antique et forte tradition héritée des mille ans de la domination chinoise sur le royaume d'Annam. Le fait que le jeune roi n'était muni d'aucun diplôme fut utilisé contre lui, dès son retour à Hué en 1932, par les adversaires de la dynastie du Nguyen (restaurée par Mgr Pigneau de Béhaine, évêque d'Adran, vicaire apostolique de Saïgon, avec l'aide des officiers, des soldats et des marins envoyés par le roi Louis XVI), que ces adversaires fussent des traditionalistes confucéens ou, au contraire, des révolutionnaires formés dans les écoles françaises. Deux ans après que S.M. Bao-Dai fut monté sur le trône, les autorités françaises du protectorat lui suggé­rèrent de rajeunir la composition du Conseil des ministres. C'était sans doute une erreur dans un pays où, comme dans tout l'Extrême-Orient, la vieillesse est considérée comme la condition nécessaire de la sagesse, et où elle est comme telle profondément respectée. 74:79 Je note à ce sujet et en pas­sant que la cause essentielle du prestige et de l'autorité dont jouit en Indochine le Maréchal Pétain, durant toute la durée de son gouvernement, fut beaucoup moins son titre de maréchal et sa gloire militaire que son grand âge. Le jeune roi Bao-Dai suivit les conseils du Protectorat et re­nouvela entièrement la composition de son conseil des ministres. Parmi les nouveaux ministres, celui qui attira le plus l'attention du public fut M. Ngo-Dinh-Dziêm. Il était alors « tuan-phu » dans la province du Phan-Tiet, c'est-à-dire adjoint au mandarin provincial ou « tong-doc » et chargé de la présidence du tribunal provincial, ainsi que de la sur­veillance des tribunaux de chacun des arrondissements (« phu » ou « huyen ») de la province. Son rang dans la hiérarchie mandarine était donc modeste encore, mais sa réputation était déjà grande et on le savait destiné aux plus hautes fonctions. Cependant, l'étonnement fut profond de le voir nommer ministre de l'Intérieur, car il n'avait alors qu'une trentaine d'années. \*\*\* C'était un homme étrange aux yeux des Vietnamiens. D'abord, parce qu'il était célibataire, ce qui était extrême­ment rare, surtout dans la classe mandarinale. Ensuite, par­ce qu'il était catholique, d'une piété ardente et discrète à la fois, ce qui était rare aussi dans une classe où presque tout le monde était confucéen, c'est-à-dire sans religion, le confucianisme étant uniquement une morale familiale et sociale, basée sur le culte des ancêtres. C'est ce qui valait au confucianisme la faveur des « lakistes » français, grou­pés dans les loges maçonniques dont l'influence était beau­coup plus sensible en Indochine qu'en France. M. Ngo-Dinh-Dziêm, est resté célibataire jusqu'à sa mort, et jamais, mal­gré la violence et la perfidie de la polémique dirigée contre lui, aucune imputation défavorable sur sa vie privée n'a pu être avancée. Ceux qui le connaissaient bien savaient qu'il était un pur intellectuel passionné de théologie, et que, s'il avait suivi ses goûts personnels, il serait entré dans les ordres sacrés. S'il a accepté la charge lourde et ingrate du gouvernement d'un pays que la disparition de l'administra­tion française avait laissé en pleine anarchie, ce fut uniquement parce qu'il crut que c'était son devoir. 75:79 Dans sa haute charge, il continua à mener la vie ascétique qui avait toujours été la sienne. Il demeura enfin le mandarin intègre qu'il avait été, dans un pays où la prévarication, la concus­sion et le péculat étaient choses courantes. Mais revenons en 1934, à l'époque où l'Empereur Bao-Dai lui confia le ministère de l'Intérieur, le plus important de tous, puisque son titulaire était le chef de toute la hié­rarchie mandarinale par laquelle l'Empire d'Annam était, administré et gouverné. De plus, par un décret particulier, le souverain l'avait chargé de réformer ce mandarinat, lui confiant pour cela des pouvoirs extraordinaires. Il aurait pu, en louvoyant, demeurer longtemps au faite des hon­neurs et de la puissance. Mais ce fut alors qu'il manifesta son indépendance et son courage. \*\*\* Dans la famille des Ngo-Dinh on était trop catholique pour ne pas aimer la France traditionnelle, celle dont l'in­tervention avait mis fin aux persécutions jadis dirigées contre les chrétiens par la cour de Hué. Mais on y était éga­lement trop averti pour ne pas avoir compris que les pro­consuls envoyés en Indochine par la République Française, depuis Paul Bert jusqu'aux Sarraut et aux Varenne, y avaient introduit la politique antireligieuse, camouflée en « laïcité », pratiquée en France. De là, une certaine réserve des Ngo-Dinh vis-à-vis de l'administration française et du gouvernement impérial, ce dernier étant accusé, non sans raison, de couvrir du voile confucéen les entreprises maté­rialistes de certains fonctionnaires français de l'Adminis­tration et de l'Enseignement. En même temps, quelques missionnaires paraissaient être davantage au service de la France qu'à celui de l'Église, d'où la revendication de l'in­dépendance du clergé indigène déjà nombreux et de son accession aux évêchés. On dit souvent maintenant que les Ngo-Dinh étaient « antifrançais ». C'est une sottise et une calomnie. Ils étaient, bien entendu, comme catholiques et comme vietnamiens, *les adversaires d'une politique jacobine* (on était allé, au temps du combisme, jusqu'à expulser des grands hôpitaux de la colonie les sœurs de la congréga­tion de Saint-Paul de Chartres, dont le dévouement et même l'héroïsme étaient connus de tous ; après leur départ, la qualité des soins reçus par les blessés et les malades dans ces hôpitaux baissa rapidement), -- politique qui tendait à ruiner les traditions spirituelles du peuple vietnamien sans lui fournir quoi que ce soit pour les remplacer. 76:79 Les Ngo-Dinh étaient donc les adversaires du laïcisme, mais ils étaient au contraire fidèlement attachés à la France chré­tienne. Bien entendu, nul n'ignorait cela dans l'adminis­tration coloniale indochinoise, et c'est pour cette raison que de nombreux fonctionnaires français, déjà mécontents du mariage de S.M. Bao-Dai avec Mlle Nguyen-Van-Hao, jeune fille d'une vieille famille catholique de Cochinchine (c'est l'impératrice Nam-Phuong « Parfum du Sud », décédée ré­cemment) furent très inquiétés par l'accession d'un mem­bre de la famille des Ngo-Dinh au ministère de l'Intérieur. Le mot d'ordre lancé par les loges maçonniques fut alors de répéter partout que c'était « la mainmise de la mission sur le gouvernement de Hué ». Et cela allait expliquer, on va le voir, ce qui arriva peu après. \*\*\* S.E. Ngo-Dinh-Dziêm s'attela donc à la grosse besogne de la réforme du mandarinat, Mais il s'aperçut rapidement que l'Administration française, poussée d'ailleurs par les nécessités politiques et administratives qui s'imposaient à elle, avait largement débordé les limites du traité de pro­tectorat passé en 1874 entre la France et l'Annam, et que lui, ministre de l'Intérieur, n'avait en réalité, même sur le mandarinat, qu'une faible autorité. Il s'aperçut aussi que les pouvoirs du Souverain lui-même étaient si limités qu'il n'était plus, en fait, qu'un instrument entre les mains des autorités françaises. Encore une fois, il aurait pu, comme beaucoup d'autres l'auraient fait, accepter cette situation pour conserver les avantages que lui procurait son poste de ministre. Or il n'en fit rien. Il adressa à l'Empereur une lettre confidentielle dans laquelle il lui exposait qu'en rai­son des empiètements du Protectorat il ne pouvait accom­plir sa mission, et qu'en conséquence il lui demandait de le décharger de ses fonctions ministérielles et de l'affecter de nouveau en province dans un poste de son grade. Cette lettre secrète, rédigée en caractères chinois, était conçue dans les termes traditionnels du plus profond respect. 77:79 Elle n'en contenait pas moins des vérités fort explosives dans le cas où elle serait rendue publique. Et c'est ce qui arriva. Le texte de ce document fut communiqué, par un secrétaire félon du cabinet impérial, à des fonctionnaires français, francs-maçons notoires, qui se hâtèrent de le publier dans la presse. Dès lors, l'incident devenait extrêmement grave. Le Souverain, qui avait accueilli avec compréhension la lettre secrète de son jeune ministre, ne pouvait évidemment admettre d'être publiquement rappelé à la défense de ses prérogatives impériales. Il était, dès lors, obligé de prendre contre S.E. Ngo-Dinh-Dziêm de graves sanctions. Le minis­tre fut non seulement révoqué, mais encore il fut frappé du retrait de tous ses titres et grades dans le mandarinat litté­raire et dans le mandarinat administratif. Il se voyait con­damné à une sorte de dégradation civique, comparable à cette indignité nationale que, sous le premier consulat gaul­lien, inventèrent au mépris des principes élémentaires du droit, des jurisconsultes catholiques et francs-maçons as­sociés dans la même œuvre de proscription. S.E. Ngo-Dinh-Dziêm était devenu un simple particulier, objet de la mé­fiance conjuguée des autorités françaises et vietnamiennes. Cela se passait en 1934. \*\*\* M. Ngo-Dinh-Dziêm supporta sa disgrâce et sa chute avec une dignité qui frappa tout le monde en Indochine, même ceux qui, en sous-main, avaient causé son éviction du gouvernement vietnamien. Il se retira dans la maison fami­liale que les Ngo-Dinh possédaient depuis longtemps sur la colline de Phu-Cam, dans le quartier catholique de Hué, à proximité immédiate de la cathédrale. Il vécut là une dizaine d'années, dans une retraite presque absolue, ne sor­tant de son jardin que pour passer de longues heures à la cathédrale. Il consacrait ses loisirs à approfondir sa cultu­re chinoise, passant ses jours à l'étude de ces caractères chinois dont le nombre est infini et que les plus vieux let­trés n'ont jamais fini d'apprendre. Il se tenait à l'écart de toute activité politique, ne recevant guère d'autre visite que celles des personnes de sa famille. Lorsqu'en représail­les de l'énorme contrebande de guerre organisée de 1936 à 1940 inclus par les ministres français des colonies Moutet et Mandel en faveur de ce qu'ils appelaient la « démocratie chinoise ». 78:79 et contre ce qu'ils appelaient aussi le « fascisme japonais » (la simple transposition en Extrême-Orient de ces vocables purement occidentaux, prouve à elle seule, la sottise et l'ignorance de ces personnages...) lorsque donc les Japonais exigèrent de la France vaincue, non pas, comme on le dit souvent encore, « l'occupation » de l'Indochi­ne, mais le stationnement en Indochine de trente mille à cinquante mille hommes (répartis dans un pays plus grand que la France : peut-on dès lors parler d'occupation ?), ils amenèrent dans le pays leur « Kampétai », sorte de Ges­tapo. Ce service de police essaya d'entrer en relation avec tous les vietnamiens qui, dans le passé, avaient eu, à tort ou à raison, à souffrir des rigueurs du gouvernement de Hué ou du Protectorat français. M. Ngo-Dinh-Dziêm était évidemment au premier rang de ces persécutés. Il reçut donc la visite d'agents de la « Kampétai », mais jamais il ne se laissa entraîner par eux dans quelque intrigue que ce fût. Cependant, un policier français, profitant de l'inex­périence de l'amiral Decoux en matière de politique indi­gène, sut capter la confiance de ce grand chef et le persuada de la nécessité d'arrêter M. Ngo-Dinh-Dziêm, accusé par lui de menées pro-japonaises. Malgré les objections et la résis­tance opposées à cette mesure par le représentant de la France à Hué, l'opération policière fut exécutée. Elle échoua d'ailleurs, et M. Ngo-Dinh-Dziêm, prévenu de ce qui se tra­mait contre lui, alla demander asile au consulat nippon de Hué où l'on fut, naturellement, très heureux de l'accueil­lir. Ainsi avait-on contraint un homme qui se tenait à l'écart des Japonais à chercher asile parmi eux ! Il est bien vrai que lorsqu'un gouvernement se laisse dominer par sa police de grosses erreurs sont inévitables... C'était en 1943. \*\*\* Alors commença une période mal connue de la vie de M. Ngo-Dinh-Dziêm. Il semble que les Japonais l'envoyè­rent au Japon d'où ils ne le ramenèrent en Indochine qu'après le 9 mars 1945. On se souvient que ce jour-là les Japonais opérèrent par surprise un coup de force qui abou­tit à l'emprisonnement du Gouverneur général, des cinq gouverneurs des pays de l'Union indochinoise, d'autres hauts fonctionnaires, et à l'internement de tous les Français dans des quartiers délimités par des barbelés, des cinq grandes villes d'Indochine. 79:79 Il n'est sans doute pas sans intérêt de rappeler ici les raisons qui amenèrent les Japo­nais, dont la prétendue « occupation » avait jusqu'alors été fort correcte, à effectuer ce coup de force. Dès sa prise de pouvoir, le gouvernement gaullien avait déclaré la guerre au Japon, sans disposer évidemment d'aucun moyen de faire cette guerre. Le résultat immédiat de ce geste pour le moins inutile avait été la perte des importantes « conces­sions françaises » de Chine, que le Japon avait jusqu'alors respectées. D'autre part, au début de septembre 1944, l'ami­ral Decoux, gouverneur général, avait réuni les cinq gouverneurs pour examiner avec eux l'attitude à prendre a l'égard du nouveau gouvernement français. Il avait été décidé d'adresser à ce gouvernement un long télégramme lui exposant la situation en Extrême-Orient et lui précisant que toutes les hautes autorités françaises en Indochine étaient prêtes à passer leur pouvoir dès leur arrivée aux hommes nouveaux envoyés par Paris. Il était spécifié aussi qu'ayant prêté serment de fidélité au Maréchal, il ne pou­vait pas être question pour ces hauts fonctionnaires de ser­vir M. de Gaulle. On indiquait à ce dernier que, jusqu'à l'arrivée des nouvelles autorités, on assurerait de son mieux l'administration de l'Indochine et la défense des intérêts de la France. A ce message très digne auquel s'associèrent les ambassadeurs français en Chine et au Japon ainsi que le ministre de France au Siam, le nouveau gouvernement ré­pondit en donnant l'ordre au gouverneur général et à ses collaborateurs de « continuer leur politique de collabora­tion avec le Japon, politique qui constituerait un paravent derrière lequel la résistance indochinoise préparerait la rentrée de l'Indochine dans la guerre ». On enlevait à l'ami­ral Decoux jusqu'aux codes chiffrés qui lui permettaient de correspondre avec Paris, et l'on remettait tous les pouvoirs à un général atteint deux ans auparavant par la limite d'âge, et qui, en raison du blocus de l'Indochine, n'avait pu regagner la France. Ce général avait été un maréchaliste ardent, mais le fait de n'avoir pas été maintenu en activité malgré son âge l'avait amené à se déclarer gaulliste... Il en était de même de son successeur au commandement en chef des troupes françaises d'Indochine, que tout le monde avait vu arborer sur son dolman une francisque d'or qu'il disait fièrement lui avoir été remise par le Maréchal lui-même et qui, sentant tourner le vent, était devenu, lui aussi, gaulliste. \*\*\* 80:79 Précisons tout de suite que les ordres du nouveau gou­vernement français étaient connus du gouvernement japo­nais avant même qu'ils ne partent de Paris... D'autre part, il n'y avait jamais eu en Indochine d'autre « Résistance » que purement verbale, dans les loges maçonniques clandes­tinement reconstituées, à la terrasse des cafés, à la table des mess et des popotes, mais il n'y eut ni un fil télépho­nique coupé, ni un rail déboulonné. Aussi la « Rampétai », qui connaissait ces propos de table par les agents qu'elle avait trouvés à peu de frais parmi les « boys », ne s'en in­quiétait-elle pas. Elle se contentait de dresser la liste des causeurs les plus imprudents. Elle avait ainsi noté les noms de quelques douzaines de malheureux qu'elle arrêta le 9 mars 1945, incarcéra et maltraita de manière inhumaine. Lors de ce coup de force du 9 mars, les « résistants » qui stockaient les mitraillettes et les munitions parachutées par les avions envoyés au-dessus de l'Indochine par la déléga­tion gaulliste à Tchoun-King (Chine) ne se manifestèrent aucunement. Pas un coup de feu ne fut tiré par eux sur les agresseurs japonais. Certains chefs de la « Résistance », bons francs-maçons, allèrent même se cacher sous les autels des églises. Le R.P. Cussac, curé de Vinh (Nord-Annam), trouva l'un d'eux terré sous le maître-autel de la cathédrale où il se préparait à célébrer la première messe du matin. Ceux qui résistèrent effectivement au coup de force japo­nais furent les officiers et les soldats des garnisons qui ne furent pas complètement surprises (c'était un dimanche soir) ainsi que les postes de garde indigène : ces officiers et ces soldats, ces inspecteurs de la garde indigène étaient tous des maréchalistes. 1500 d'entre eux tombèrent dans ces combats restés ignorés en France, et il est encore de mauvais goût de rappeler leur sacrifice. Ce n'est donc pas l'existence et l'activité de la « Résistance » indochinoise qui avait amené les Nippons à exécuter ce coup de force. Mais c'étaient les ordres -- qu'ils connurent tout de suite -- du nouveau gouvernement français : en effet, l'armée indo­chinoise passait sous les ordres du général en retraite in­vesti de la confiance de ce gouvernement, et ce général ordonnait aussitôt des mouvements de troupes dont le sens n'aurait pas échappé à un caporal d'habillement. 81:79 A cette époque que les Américains avaient reconquis les Philippines, et leurs navires et leurs avions interdisaient toute communication maritime et aérienne avec le Japon. Depuis la fin de 1943, d'ailleurs, la défaite nippone était certaine. En Indo­chine, l'aviation américaine bombardait la Route mandarine et la voie ferrée du Transindochinois qui suivaient la côte de la Mer de Chine, les ponts nombreux et importants qui enjambaient les fleuves côtiers étant communs à la route et au chemin de fer. Or, si les Japonais n'avaient en Indo­chine que des effectifs variant de 30.000 à 50.000 hommes, ils avaient dans tout le Sud-Est asiatique (Siam, Birmanie, Indes néerlandaises, Malaisie) environ un million d'hom­mes qu'il s'agissait, la guerre étant perdue, de faire retraiter sur la Chine. La route et la voie ferrée de la côte étant coupées, il ne restait que la grande route qui suivait la val­lée du Mékong. C'est vers cette vallée que l'on faisait glisser les troupes françaises. Le commandement nippon craignait donc de voir sa retraite coupée ou, tout au mains, retardée. \*\*\* D'où l'ultimatum présenté le 9 mars à 11 heures à l'amiral Decoux par l'ambassadeur japonais en Indochine. Il exigeait la création d'un état-major commun franco-ja­ponais qui équivalait à la mise de nos troupes sous les or­dres du commandement nippon. Évidemment l'amiral Decoux rejeta cet ultimatum. D'ailleurs, au même moment, l'attaque japonaise commençait partout. En quelques heures, le drapeau français, qui n'avait pas cessé de flotter partout en Indochine, disparut totalement. L'administration française, que les Japonais n'avaient jamais gênée de puis 1940, fut supprimée d'un seul coup. Les Français eux-mêmes, fonctionnaires, missionnaires, colons, disparurent eux aussi. Qu'on ne pense pas que je m'éloigne, en rappelant tout cela, de mon sujet qui est l'assassinat de MM. Ngo-Dinh-Dziêm et Ngo-Dinh-Nhu. Car c'est le coup de force japonais du 9 mars 1945 qui est à l'origine de l'anarchie qui se ré­pandit vite en Indochine contre laquelle les deux frères Ngo-Dinh se battirent courageusement et -- je crois -- désespérément pendant dix ans. 82:79 En effet, dès leur coup de force du 9 mars 1945, les Japonais installèrent à Hué un gouvernement fantoche, composé de personnalités falotes, incapables, mais dociles. Ils essayèrent de faire entrer M. Ngo-Dinh-Dziêm dans ce prétendu gouvernement. M. Dziêm refusa fermement, et reprit dans sa maison de Phu-Cam, sa vie solitaire et stu­dieuse. Vint, à la fin août 1945, la capitulation nippone, déter­minée par la destruction de Hiroshima et de Nagasaki par les bombes atomiques américaines. Lorsque le général ja­ponais commandant en chef à Saïgon reçut l'ordre de ca­pituler, il refusa d'y croire, craignant une ruse américaine. Il fallut pour qu'il s'y résolve, que le Mikado lui envoyât par avion son propre frère, le prince Chichibu, pour lui confirmer qu'après la destruction de deux grandes villes nippones, et devant la menace d'autres destructions, il avait lui le Mikado, donné l'ordre de cesser le combat. Le com­mandant en chef japonais s'inclina alors, et dès le lende­main, il se rendit à la plantation d'hévéas où, à une cen­taine de kilomètres de Saïgon, était détenu l'amiral Decoux. Il lui annonça que, son pays ayant perdu la guerre, il allait le faire ramener au palais des Gouverneurs généraux à Saï­gon, et que désormais ce seraient les Japonais qui seraient les prisonniers des Français. Si cela s'était produit, l'Indo­chine française pouvait encore être sauvée. Tous les fonc­tionnaires français, des plus hauts aux plus humbles, au­raient repris leur poste. Sans doute aurait-il fallu rétablir l'ordre public et la sécurité, en plusieurs points. Mais ce n'eût été qu'une opération de police, pour laquelle la garde indigène aurait suffi. Certes, le bouleversement mondial causé par la guerre aurait eu des répercussions en Indo­chine comme partout, certes il aurait fallu modifier l'orga­nisation politique et administrative du pays, mais cela au­rait pu se faire dans la paix et dans la dignité. \*\*\* On sait qu'il n'en fut rien. Cela est dû, essentiellement, à la faute grave que commit alors le nouveau gouvernement français en envoyant en Indochine des chefs, dont il est sans doute inutile d'écrire ici les noms, qui ignoraient tout de ce pays difficile, et qui, animés du même esprit de haine et de vengeance que trop de « libérateurs » en France, 83:79 écartèrent rigoureusement de leurs conseils tous les hauts fonctionnaires du régime précédent qui, tous, connaissaient parfaitement les choses et les gens de l'Indochine, pour y avoir servi durant trente années et plus. Ils affectèrent mê­me de les considérer comme des traîtres et les-traitèrent comme tels. A Saïgon, l'amiral Decoux reçut l'ordre de rester prisonnier des Japonais qui avaient capitulé ! Et il demeura entre leurs mains jusqu'au 1^er^ octobre 1945, date à laquelle il fut transporté par avion à Paris où il fut en­fermé au Dépôt dans les conditions les plus ignobles. Au Tonkin, où Ho-Chi-Minh ne représentait encore rien, les envoyés du nouveau gouvernement français, sur les avis d'un instituteur français communiste dont ils avaient fait leur premier conseiller, le traitèrent comme un chef d'État, lui faisant rendre les honneurs militaires et buvant le champagne avec lui. Ce sont eux qui ont fait Ho-Chi-Minh et le régime communiste au Tonkin. Ils avaient même, non seulement toléré, mais favorisé l'envoi à Hué d'agents commu­nistes qui y constituèrent aussi un soi-disant gouverne­ment, dans lequel ils eurent l'audace de vouloir faire entrer M. Dziêm, alors qu'ils venaient de torturer et d'enterrer vivant son frère aîné S.E. Ngo-Dinli-Khoi, tong-doc de la province de Quang-Nam, en même temps qu'ils fusillaient S.E. Pham-Quynh, ministre de l'Intérieur au temps de la domination française. Je ne cite que ces deux noms, mais la liste de leurs victimes serait très longue. Bien entendu, M. Dziêm refusa d'entrer dans ce gouvernement d'assassins, et peu après, se sentant lui-même menacé, il réussit à quit­ter l'Indochine et à se rendre en Belgique où, pendant deux ans, il enseigna le chinois à l'Université catholique de Lou­vain. Puis il partit pour les États-Unis où il fut également professeur dans plusieurs Universités. C'est là que les auto­rités américaines reconnurent la vivacité de son intelligence, l'étendue de sa culture, la fermeté de son caractère, et son­gèrent à lui pour prendre la tête du gouvernement du Sud-Viet-Nam. En Cochinchine, en effet, régnait le plus grand désordre. Les envoyés civils et militaires du nouveau gouvernement français avaient résolu de tenter ce qu'ils appelaient « l'ex­périence Bao-Dai », trahissant ainsi avec quelles réticences et quelles arrière-pensées ils faisaient cette expérience....C'était d'ailleurs beaucoup trop tard, et ils avaient eux-mêmes, et depuis 1945, tellement sapé le prestige et l'autorité de l'ancien souverain, que cette tentative était évidemment vouée à l'échec. 84:79 Ces Machiavels au petit pied avaient jugé intelligent et habile de s'appuyer sur trois de ces sec­tes plus ou moins secrètes qui ont toujours fleuri en pays jaune, les Cao-Dai, les Binh-Xuyen et les Hoa-Hao. En réa­lité, les premiers étaient des mystagogues fort habiles en affaires, qui tentaient de répandre dans la population une espèce de syncrétisme primaire et confus que symbolisaient parfaitement les autels de leurs temples sur lesquels on voyait côte à côte les statues de Bouddha, de Confucius, du Sacré-Cœur et... de Victor Hugo ! Les caodaïstes étaient en Cochinchine quelques centaines de mille, tant il est vrai que ce syncrétisme tissé de notions contradictoires conve­nait à l'ignorance religieuse de la masse populaire. Ils ré­pandaient donc des stupidités, mais sur le plan de l'ordre public, ils paraissent avoir été inoffensifs. Quant aux Binh-Xuyen, c'était tout simplement un « gang » de mal­faiteurs, de tenanciers de maisons de jeu ou de prostitution, de souteneurs, etc. C'est cependant à l'un des chefs de cette association de malfaiteurs que « les nouveaux messieurs » de Saigon avaient confié la direction de la sécurité en Co­chinchine ! Le vrai est parfois invraisemblable. Les Hoa-Hao, eux, étaient de simples pirates qui opéraient surtout en province, commettant mille pillages et assassinats, mais qui ne dédaignaient pas les bénéfices que pouvait rappor­ter la « protection » des maisons closes. C'est à tous ces gens-là que les « nouveaux messieurs » avaient distribué largement des armes et des munitions, sans oublier des képis et des soldes de généraux et de colonels ! Il en était résulté en Cochinchine une profonde anarchie et une cor­ruption morale dont il est difficile à des Occidentaux de se faire une idée. C'est cette politique inepte qui fit échouer l'expérience Bao-Daï, l'ancien souverain, qui n'y était ce­pendant pour rien, étant aux yeux de l'opinion mal infor­mée le principal responsable de cette incroyable et malfai­sante absurdité. \*\*\* 85:79 Telle était la situation que M. Dziêm trouva en 1954, lorsque les Américains lui confièrent le pouvoir que les Français venaient d'abandonner. La première besogne qui s'imposa à lui fut donc la liquidation des « gangs » qui exploitaient honteusement le pays. Ce ne fut pas, on le sait, une petite affaire. Cela ne pouvait pas se faire sans violence, et il est certain que dans la préparation et l'exécution du coup d'État de la dernière Toussaint, il ne faut pas mé­connaître la volonté de vengeance des malfaiteurs qui fu­rent, il y a dix ans, mis à la raison. Les sectes liquidées, M. Dziêm s'attacha à doter le pays d'une véritable administration, et aussi, puisqu'il fallait combattre les bandes communistes infiltrées en Cochinchine par le Laos et le Cambodge neutralistes, d'une véritable armée. Pour atteindre ce double but, il fut aidé puissam­ment par l'ambassade des États-Unis à Saïgon. On sait qu'à force de travail et de persévérance, il réussit à consti­tuer un réseau administratif solide et efficace, ainsi qu'une armée parfaitement équipée dont les effectifs atteignaient quatre cent mille hommes. On sait aussi que, si les bandes communistes n'ont pas été chassées du pays, elles ont du moins été réduites à la guérilla et au banditisme. Les re­proches de corruption formulés contre le gouvernement et l'administration de M. Dziêm sont de pures calomnies qui ne méritent que le mépris. Nul ne conteste, en tout cas, que le président Dziêm n'a pas cessé, pendant dix ans, de donner le haut exemple d'une vie entièrement consacrée au service désintéressé de l'État, menant dans l'ancien palais des Gouverneurs généraux (construit sous le Second Empire par les amiraux-gouverneurs de la Cochinchine, et devenu le « Dinh Doc Cap » ou palais de l'Indépendance...) l'exis­tence quasi-ascétique qui avait toujours été la sienne. Il n'est pas étonnant qu'il se soit senti bien seul dans ce vaste palais, et parfois aussi bien las devant l'énorme besogne qui s'imposait à lui. Il est normal qu'il ait voulu avoir au­près de lui, au milieu de toutes les intrigues qui l'entou­raient, quelqu'un en qui il put avoir une entière confiance. C'est pourquoi il appela à ses côtés son frère Nhu. \*\*\* Qui était M. Nhu ? Après de brillantes études secon­daires poursuivies en partie à Paris, il avait subi avec suc­cès le difficile concours d'entrée à notre École des Chartes, et en était sorti dans les premiers rangs avec le diplôme d'archiviste-paléographe. Revenu en Indochine en 1941, il fut nommé, à Hué, archiviste de la Résidence et du Palais Impérial. 86:79 Ce double poste, qui nécessitait une connaissance totale de la langue française et des idéogrammes chinois, exigeait aussi de grandes qualités d'ordre et de méthode. M. Nhu y réussit parfaitement, classant et organisant en un temps très court les énormes monceaux de documents en­tassés dans les salles de la « Cité interdite » et de la Rési­dence supérieure. C'était alors un homme tout jeune dont les traits fins et réguliers étaient remarquables autant que son élégance discrète et raffinée. Il venait d'épouser Mlle Tran-Van-Chuong, fille d'un avocat réputé à la cour d'appel de Hanoï, et qui, née dans une famille confucéenne, s'était convertie au catholicisme avant son mariage. La physionomie charmante de Mme Nhu, son intelligence, la fermeté de son caractère sont assez con­nues, pour que je n'insiste pas sur elles. Cette malheureuse femme ; qui a été tant calomniée par des imbéciles et des mufles, a été vraiment l'associée de son mari et de son beau-frère dans leur œuvre gouvernementale. Elle s'occu­pait surtout, et naturellement, de toutes les questions qui concernaient les femmes de son pays auxquelles elle, vou­lait, avec raison, rendre la réserve et la dignité ancestrales, ces qualités qui étaient le charme de la femme annamite, qu'elle fût païenne ou chrétienne. On a dit et écrit qu'elle avait prétendu imposer des mœurs catholiques à une popu­lation païenne ! C'est une absurdité. Car les mœurs confu­céennes traditionnelles étaient bien plus sévères encore que la morale catholique. D'ailleurs, qui pourrait contester la nécessité de la lutte qu'elle mena courageusement contre la prostitution et contre les dancings où elle se recrutait ? On a publié bien des sottises à ce sujet, mais tous ceux qui connaissent l'atmosphère des grands ports d'Extrême-Orient savent combien justifiée et nécessaire était la campagne de salubrité publique, menée par Mme Nhu. La joie manifestée dès la mort de MM. Dziêm et Nhu par toute la pègre de l'énorme agglomération Saïgon-Cholon prouverait, à elle seule, combien Mme Nhu avait raison... \*\*\* 87:79 M. Dziêm avait de sérieux motifs de se méfier des chefs de son armée, dont beaucoup avaient été plus ou moins liés aux « sectes » qu'il avait fallu réduire, et qui, d'ailleurs, avaient déjà tenté, par deux fois, le 11 novembre 1960 et le 2 février 1962, de s'emparer du pouvoir par la force, allant jusqu'à faire bombarder le palais présidentiel par l'avia­tion et par l'artillerie lourde, sans se soucier des risques qu'ils faisaient ainsi courir, en plein centre de Saïgon, à la population civile. C'est pourquoi M. Dziêm avait confié à son frère M. Nhu l'organisation d'une force paramilitaire dans laquelle était recrutée sa garde personnelle. Cette gar­de a résisté jusqu'à la mort à l'attaque des rebelles du 1^er^ novembre dernier, et l'on s'est bien gardé de nous dire combien de victimes ont faites dans ses rangs les obus et les mitrailleuses lourdes des attaquants... « Ce sang était-il donc si pur ? » Nous connaissons l'antienne depuis long­temps, nous Français qui, en matière de guerres civiles, n'avons rien à envier à personne. Que de sornettes n'a-t-on pas répandu par la voie de la presse, de la radiophonie et de la télévision ! A les en croire, MM. Dziêm et Nhu s'étaient suicidés dans une église où ils s'étaient réfugiés ! Bien sûr, aucun de ceux qui ont connu ces deux catholiques n'a, un seul instant, ajouté foi à une telle calomnie. Quelques jours après, d'ailleurs, il a bien fallu que les menteurs rectifient MM. Dziêm et Nhu ont bien été arrêtés et assassinés. Il n'est douteux pour personne que Mme Nhu et ses enfants auraient été massacrés, eux aussi, s'ils avaient été là. Mais Mme Nhu était aux États-Unis et ses trois enfants se trou­vaient à la station d'altitude de Dalat à 300 kilomètres de Saïgon. \*\*\* On a répandu dans le public que la cause déterminante de la rébellion avait été la persécution que le gouvernement de M. Dziêm aurait dirigée contre le bouddhisme. C'est une stupidité, et un mensonge de plus. En Indochine, les trois pays annamites situés entre la Cordillère annamitique et la Mer de Chine, Tonkin au nord, Annam au centre, Cochinchine au sud, sont de culture chi­noise et confucéenne. Les bouddhistes n'y sont qu'une mi­norité qui n'a jamais été persécutée. On a, d'ailleurs, parlé de persécution, mais l'on n'a pas cité -- et pour cause -- un seul fait à l'appui de cette persécution. 88:79 Au contraire des trois pays annamites, les deux pays situés à l'ouest de la Cordillère annamitique jusqu'au Mé­kong, Laos au nord, Cambodge au sud, sont entièrement de civilisation indoue et bouddhique, et le bouddhisme y est religion d'État. Les populations de ces deux pays se sont montrées fermées aux tentatives missionnaires catholiques ou protestantes, et la plupart des fidèles que les missions y ont recrutés, sont des Annamites émigrés dans ces deux pays. Les populations bouddhistes sont aussi réfractaires à la pénétration chrétienne que les pays musulmans. Il n'en est pas de même des Annamites dont la religion est un syn­crétisme fort confus, fait de superstitions taôistes (géomancie, nécromancie, etc.), de dogmes bouddhistes fortement altérés et surtout de préceptes confucéens qui ressemblent fort à ce que nous appelons en France la morale laïque. D'où la faveur que nos francs-maçons ont toujours témoi­gnée au confucianisme. \*\*\* Il est certain qu'en Cochinchine il y a toujours eu plus de bouddhistes qu'en Annam on au Tonkin, en raison de la proximité du Cambodge qui a, d'ailleurs, dominé la Cochinchine avant la conquête annamite. Or, il est arrivé que les bandes communistes infiltrées en Cochinchine, par le Laos et le Cambodge « neutralistes », ont utilisé les pa­godes bouddhistes, répandues dans la campagne cochinchi­noise, comme lieux de cantonnement, dépôt d'armes et de munitions, etc. Que les bonzes de ces pagodes aient ainsi subi la terreur dont les bandes usent sans vergogne, ce n'est pas douteux. Il n'est pas douteux non plus que les influen­ces religieuses et politiques venues du Cambodge voisin les aient incités à l'hostilité contre la gouvernement catholique de M. Dziêm. Il est certain aussi que les mesures de per­quisition et d'occupation prises contre certaines pagodes l'ont été à la demande même, non pas peut-être de l'État-major de l'armée vietnamienne siégeant à Saigon loin des combats, mais du commandement des troupes réellement engagées dans la bataille contre : les bandes communistes. Que les dites mesures aient donné lieu, parfois, à des abus condamnables et à des violences inutiles, qui songera à le contester parmi ceux qui savent comment les soldats de tous les pays du monde exercent une répression ? L'utili­sation des pagodes bouddhistes par les bandes communis­tes était -- et est encore -- d'autant plus facile que ces pa­godes sont toujours édifiées en dehors des villages alors que les églises sont toujours construites au centre des villages. 89:79 Il est certain aussi que, depuis une dizaine d'années, les bonzes vietnamiens ont fait un gros effort de propagande. Il est bien difficile d'évaluer le nombre de leurs fidèles : les évaluations varient de 400.000 à 4 millions sur environ 15 millions d'habitants dans le Vietnam du Sud. Ce qu'on n'a pas dit, c'est que le président Dziêm avait accordé au Boud­dhisme près de 10 millions de piastres de subvention, et que la fameuse pagode Xa-Loi, dont on a tant parlé ré­cemment, n'a été construite que grâce à des dons person­nels du Président... \*\*\* D'où est venu l'effort de la propagande bouddhiste fait depuis une dizaine d'années par les bonzes ? Évidemment, des pays voisins où le bouddhisme est religion d'État et où il est de stricte observance, sans aucune infiltration taoïste ou confucéenne, ce qui le fait qualifier de « petit véhicule » par opposition au bouddhisme annamite qui ad­mettait ou tolérait le culte confucéen des ancêtres (négation même du dogme bouddhiste de la transmigration des âmes) et souvent aussi des pratiques géomanciques héritées du taoïsme, ainsi que le culte villageois des génies protecteurs, syncrétisme confus et variable à l'infini qui le faisait qua­lifier de « grand véhicule ». Il ne semble pas que des in­fluences spirites et maçonniques, dont certaines venues de Paris, aient été étrangères à ce réveil du bouddhisme or­thodoxe. Il est certain aussi que les agents soviétiques en Extrême-Orient ont cru y déceler un instrument aussi effi­cace que l'a été le nationalisme sous les apparences duquel le communisme s'est longtemps camouflé en Extrême-Orient et notamment en Indochine. C'est là une tactique définie par Lénine lui-même et pratiquée depuis 1917 par les gens du Kremlin. La question du drapeau ou plutôt de la bannière boud­dhiste dont on fait grand état est bien simple. Le gouverne­ment de M. Dziêm avait interdit toute manifestation durant laquelle un oriflamme particulier ne serait pas accompa­gné du drapeau national. Les catholiques, qui avaient pris l'habitude d'arborer les couleurs pontificales, s'étaient con­formés à cette consigne. Les bouddhistes, au contraire, pré­tendaient continuer à manifester sous leurs seules couleurs particulières. 90:79 D'où quelques heurts sans gravité avec la police. Quant à la question des suicides de quelques bonzes qui se sont fait brûler à l'essence, elle est bien simple aussi. D'abord, cette auto-crémation est pour un bouddhiste le moyen d'échapper au cycle infernal des réincarnations successives et d'atteindre d'un seul coup le nirvana promis par Bouddha à ceux qui savent se détacher de ce monde. Ensuite, dans tout l'Extrême-Orient, le suicide est un moyen de vengeance contre celui ou ceux dont on estime, à tort ou à raison, être la victime. Il n'était pas rare en Indochine qu'un débiteur se pende nuitamment devant la porte de son créancier, qu'un mari trompé se pende devant la maison de sa femme infidèle, qu'un condamné se pende devant le domicile du juge qui avait prononcé la sentence, etc. L'ancien Code annamite prévoyait même le cas du « suicide pro­voqué » : il fallait que celui devant chez qui quelqu'un s'était suicidé fît la preuve qu'il n'était pour rien dans ce suicide... \*\*\* Il est encore trop tôt, et les informations sont trop frag­mentaires et trop contradictoires, pour qu'on puisse savoir complètement ce qui s'est passé à Saïgon le 1^er^ novembre dernier. Cependant, une chose est certaine : c'est l'assassi­nat des deux frères Dziêm et Nhu. L'exécution de ce crime incombe évidemment aux hommes de ce coup d'État. Crime inutile et qui souille une victoire, car il était bien facile de bannir simplement les deux frères. La responsabilité des États-Unis me semble consister en ceci : ils savaient bien que MM. Dzièm et Nhu ne pouvaient compter, pour assurer leur sécurité personnelle, que sur la garde constituée par M. Nhu. Or les Américains firent savoir qu'ils ne paieraient plus la solde de cette garde tant qu'elle ne serait pas en­voyée au combat contre les bandes communistes. Mesure aussi injustifiée qu'inutile, puisque l'armée vietnamienne compte 400.000 hommes dont la plupart ne combattent pas plus les « Viet-Cong » que nos 400.000 hommes du contin­gent envoyés en Algérie ne combattaient les « maquisards » de Ben Bella. Donc, le prétexte invoqué par les Américains est à rejeter absolument. Mais ils ne pouvaient pas ignorer qu'en dégarnissant Saïgon et le Palais présidentiel des troupes fidèles à MM. Dziêm et Nhu, ils livraient ces derniers aux entreprises des généraux rebelles. Ce qui n'a pas tardé à se produire. \*\*\* 91:79 Depuis longtemps déjà les Américains ne trouvaient plus MM. Dziêm et Nhu assez dociles. Les agents de Washington ont toujours répandu en Extrême-Orient une idéologie démo­cratique qui ne pouvait que ruiner les fondements spirituels et sociaux de la « Cité jaune ». D'autre part, ils ne compre­naient, rien à la civilisation extrême-orientale. En Chine, pendant plus de trente ans, ils avaient tout fait pour rendre inévitable la victoire du communisme. Au Japon, il en eût été de même si une réaction nationale n'avait arrêté à temps la décomposition morale et politique déterminée par l'occu­pation américaine. Mutatis mutandis, c'est aussi ce qui s'est produit dans le Sud-Annam. MM. Dziêm et Nhu voulaient moderniser leur pays, mais ils ne voulaient pas l'américa­niser. Ils savaient, certes, le prix de l'appui qu'ils trouvaient chez les Américains, mais ils n'étaient ni des valets, ni des sportulaires. Il est probable qu'ils ont regretté plus d'une fois le temps de la domination française, beaucoup plus res­pectueuse des valeurs traditionnelles du Viet-Nam. Protec­torat pour protectorat, celui de la France était plus intelli­gent et plus humain, exercé qu'il était par des hommes qui avaient vécu toute leur vie dans le pays et au milieu de ce peuple qui étaient devenus les leurs. Tandis que les fonc­tionnaires américains ne faisaient qu'y passer quelques jours. Avant son assassinat M. Dziém eut avec le ministre et le général américains Mac-Namara et Taylor, venus en mission à Saïgon, un long entretien au cours duquel il tenta de leur faire comprendre le bien-fondé de sa politique. Mais il semble bien qu'avant de repartir pour Washington, ces messieurs laissèrent à l'ambassadeur Cabot Lodge des con­signes d'abandon. Quelques semaines auparavant, d'ail­leurs, le président Kennedy lui-même, avait publiquement annoncé cet abandon. \*\*\* De tout cela, le prestige américain ne sort pas grandi. Il est grave aussi que les autorités américaines d'Indochine aient refusé à M. Ngo-Dinh-Can, le plus jeune frère Ngo-Dinh, gouverneur de la région de Hué, le droit d'asile qu'il leur demandait, et qu'elles l'aient livré aux assassins de ses deux frères aînés. 92:79 Tous les Européens qui vivent en Extrê­me-Orient savent combien d'erreurs et de fautes les Amé­ricains y ont commises depuis 1911, date de la révolution chinoise de Sun-Yat-Sen. Mais cette fois-ci ce n'est pas seu­lement la politique des États-Unis qui est en cause, c'est aussi leur honneur. MM\. Dziêm et Nhu sont morts courageusement, comme ils avaient vécu. Ils sont morts pour avoir voulu sauver leur pays de l'anarchie. Ils sont morts aussi, on peut bien le dire, pour leur foi catholique. Il n'est, pour s'en convain­cre, que de regarder et de compter tous ceux qui se ré­jouissent de leur assassinat, depuis les francs-maçons et les spirites, depuis les affairistes et les démagogues, jusqu'à la pègre des souteneurs et des prostituées, des tenanciers de maison de jeu et de prostitution, en passant par les exploi­teurs et les imbéciles de la démocratie. Qu'au moins, les chrétiens s'inclinent respectueusement devant la mémoire de deux de leurs frères tombés au bon combat. Et qu'ils aient aussi une pensée pour le deuil cruel de Miné Nhu et de ses enfants, ainsi que pour la douleur de Mgr Ngo-Dinh-Thuc, archevêque de Hué. TESTIS. 93:79 ### L'entreprise et l'individu atypique par Vittorio VACCARI Directeur de la revue italienne d'économie sociale « Operare », et secrétaire général de l'U.C.I.D. (patronat chrétien d'Italie), Vittorio Vaccari a pré­cédemment publié dans « Itinéraires » l'étude inti­tulée : « Une nouvelle philosophie pour l'économie occidentale » (numéro 59). LES POLÉMIQUES sur la nature de l'entreprise moderne se sont progressivement accentuées, et il n'est point facile de parer à la confusion créée par la variété des orientations intellectuelles qui analysent et entendent, cha­cune de façon différente, ce phénomène humain et d'organi­sation plutôt complexe. Les composantes intellectuelles et les points de vue par­ticuliers des disciplines sociales intéressées (droit, économie et sociologie) s'influencent réciproquement dans l'interpré­tation des aspects nouveaux de cette réalité en évolution ; sous la pression du monde politique et de l'opinion publique. L'évolution de ce processus d'analyse et d'interprétation de l'entreprise est la conséquence du passage d'une concep­tion de l'entreprise comme phénomène exclusivement éco­nomique à la conception de l'entreprise comme complexe phénomène social. Cette évolution a eu lieu à travers plu­sieurs phases, dont deux en particulier seront ici envi­sagées. 94:79 La première est celle d'une conscience définitivement acquise des répercussions que peut avoir le comportement de l'homme en tant qu'individu et que partie d'un micro-groupe sur les résultats économiques de l'entreprise, Cette première phase de l'analyse de l'entreprise représente un moment glorieux de la sociologie industrielle : malgré les limites qu'on lui reconnaît généralement aujourd'hui, on a fini cependant par accepter certaines des hypothèses et des idées qu'elle a contribué à élaborer et à faire évoluer. Depuis les premières études de Mayo et de Rœthlisber­ger jusqu'aux orientations les plus récentes de la sociologie industrielle et au processus d'élaboration de la doctrine des *Human Relations*, la compréhension des phénomènes hu­mains engendrés par l'entreprise a sans cesse progressé. L'entreprise, qui était d'abord considérée exclusivement comme une organisation et un système technique de pro­duction, a révélé ensuite à la lumière de ces études les com­posantes et les inconnues qui caractérisent la vie de la com­munauté humaine qui agit dans son cadre. L'individu qui en tant que fournisseur d'énergie n'était considéré que comme une variable du prix de revient est progressivement considéré comme un facteur atypique qui s'insère dans l'engrenage du système technique par des comportements qu'il est impossible de déterminer à l'avance et qui mettent une borne à tout critérium scientifique d'orga­nisation. Bien que l'organisation scientifique ait constitué, pendant des dizaines d'années, un mythe accepté dans le progrès de l'industrie, elle démontre aujourd'hui son inca­pacité à discipliner le comportement humain uniquement en fonction des exigences de la rationalité technique. \*\*\* L'analyse du comportement atypique de l'homme dans le cadre de l'organisation est la prémisse indispensable à toute distinction entre organisation *formelle* et organisation *non formelle* de l'entreprise. Au fur et à mesure que le sys­tème extérieur et formel (organigrammes, coordonnement des fonctions, étude des temps et des méthodes, contrôle des prix de revient) se spécialise, il laisse transparaître tout un substrat d'aspirations, d'émotions, de ressentiments, de solidarité, de rivalité, d'acceptation, de la rébellion envers l'autorité, d'attributions de prestige, qui peut parfois être en contraste avec le premier. Et c'est dans ce substrat que s'alimentent le désir de collaboration, la loyauté ou même le ressentiment des hommes à l'égard de l'entreprise. 95:79 L'évidence d'une organisation non formelle qui condi­tionne l'efficience de l'entreprise souligne l'incapacité de tout principe d'organisation basé uniquement sur des élé­ments techniques à créer le « leadership » et la collabora­tion nécessaires à l'entreprise pour atteindre ses buts. Dans la routine de l'organisation tout changement dans les installations, dans le système de ventes ou dans le clas­sement du personnel ne reste pas un événement détaché et justifié par la seule recherche de la rationalité technique, mais au contraire il influence tous les autres moments de la vie de l'entreprise, en changeant les adhésions et les con­sentements, en créant des ressentiments, en augmentant ou en réduisant les satisfactions dans le travail des person­nes employées avec des répercussions remarquables sur leur rendement. L'analyse de l'organisation non formelle révèle l'impos­sibilité de réduire au cadre des éléments que l'on peut ra­tionaliser dans la gestion de plusieurs composantes du comportement de l'homme : la qualité de son adaptation à la fonction qu'il remplit, son attitude envers ses supérieurs, ses aspirations professionnelles et économiques, sa position de paix ou de conflit dans la vie familiale, son orientation idéologique dans les associations intermédiaires. L'hypothèse de l'existence d'une organisation non for­melle est sans doute une des plus fécondes dans l'histoire de la sociologie industrielle. En soulignant que dans la ges­tion de l'entreprise il y a des inconnues qui ne peuvent pas être contrôlées sans tenir compte des impulsions sélectives, qui sont à l'origine de la liberté humaine, elle a sollicité l'adoption de nouveaux schémas de comportement dans le groupe des dirigeants. Si l'organisation scientifique n'at­teint pas automatiquement le résultat le meilleur, indépen­damment des attitudes de la communauté humaine dans laquelle elle doit se réaliser, cela signifie que l'efficience de­mande aujourd'hui aux hommes qui ont responsabilité di­rective de n'être pas seulement capables de poursuivre la rationalité technique mais d'être des leaders et des inspira­teurs des hommes. Ce qui a été considéré comme un sous-produit de la doctrine des *Human Relations* est en réalité sa vraie substance et son noyau central. 96:79 Cette phase de l'analyse de la nature de l'entreprise aboutit à une nouvelle conception du pouvoir directionnel qui demande aux chefs une différente sensibilité psychologique à l'égard des hommes qu'ils dirigent. A côté de la physionomie morale du dirigeant comme technicien de la gestion va paraître de plus en plus clairement dans la science de la direction le type du dirigeant, chef d'hommes. \*\*\* A cette première phase de l'interprétation de l'entre­prise en tant que système social fait suite une autre, qui lui est d'ailleurs connexe. Si l'on accepte l'hypothèse que l'individu exerce son influence sur la gestion de l'entreprise non seulement dans la mesure où il lui apporte sa contribu­tion de travail mais dans la mesure où il peut exprimer des attitudes psychologiques d'adhésion ou rébellion à l'organi­sation et au pouvoir qui la représente, on est forcé d'éten­dre l'investigation à tous les facteurs, même extérieurs à l'entreprise, qui peuvent influer sur ces attitudes. On est passé de la considération du monde des relations inté­rieures à l'entreprise à la considération du monde multiple des relations extérieures, qui conditionne le premier. La psychologie du « facteur social du travail », la sociologie du comportement politique et du phénomène syndical et la doctrine des relations industrielles sont les expressions de cette phase de l'étude. L'hypothèse la plus importante de cette phase de l'analyse souligne que dans un système « dé­mocratique » l'entreprise est sensible à l'orientation poli­tique et idéologique de son milieu, donnant prise, par con­séquent, à l'action de tous les éléments qui déterminent cette orientation. C'est-à-dire qu'elle se ressent des phéno­mènes de l'opinion publique et de l'attitude des groupes de pression dont ses membres font partie. \*\*\* 97:79 Vulnérable à l'action de l'opinion publique, l'entreprise tend à justifier sa conduite, c'est-à-dire sa politique inté­rieure et extérieure d'action économique et sociale. Le mouvement et la doctrine des relations publiques sont le document \[*sic*\] de ce rapport de conditionnement réciproque entre l'entreprise et l'opinion publique. Le syndicalisme est le plus important des phénomènes qui conditionnent de l'extérieur la vie de l'entreprise : il en conditionne certains éléments du prix de revient par la con­tractation collective, en conditionne l'efficience par le degré de loyauté envers l'entreprise qu'il favorise ou, au contraire, entrave chez les associés. Il est évident pour tout le monde, d'ailleurs, que ce sont les facteurs extérieurs à l'entreprise bien plus que les intérieurs qui peuvent influencer le com­portement du phénomène syndical. De la vision du pouvoir économique et de ses responsa­bilités limités aux exigences de la communauté de l'entre­prise, on passe à une considération plus ample dans laquelle ce pouvoir est considéré responsable envers un plus grand nombre d'hommes et dans laquelle la recherche de la ratio­nalité de l'institution économique doit se faire compatible avec celle de toutes les autres. Ces deux phases du processus d'interprétation de l'en­treprise convergent en soulignant le changement qui vient de s'opérer aussi bien dans l'entendement que dans la pra­tique de la responsabilité directive. Le chef n'est pas responsable de l'interprétation des fins et des moyens de développement de l'entreprise qu'il dirige seulement vis-à-vis de sa conscience, mais aussi vis-à-vis de groupes organisés ayant acquis un pouvoir contractuel, d'une structure juridique qui règle une procédure contrac­tuelle et d'une opinion publique attentive et capable de sanctions morales. (Des événements tout à fait récents dans l'histoire économique américaine ont prouvé que les sanc­tions morales peuvent être à certains moments plus graves que n'importe quelle forme de sanction économique.) Les hommes aujourd'hui ne demandent plus seulement de travailler mais aussi de comprendre pourquoi leur tra­vail doit être fait d'une façon plutôt que d'une autre ; ils demandent de participer psychologiquement à l'élaboration des décisions qui conditionnent la politique de l'entreprise, des fins et des moyens qui déterminent le développement économique. Les hommes demandent aujourd'hui des formes constitutionnelles d'exercice du pouvoir économique. 98:79 Au fur et à mesure que l'emploi de la méthode « démo­cratique » s'étend dans les sociétés développées, chez les individus et les institutions se révèle l'exigence d'un com­portement proportionné aux nécessités de cette méthode. Les institutions économiques sont soumises à la pression de cette exigence au même degré que toutes les autres. Sans porter atteinte aux exigences d'unité de commande­ment et de hiérarchie, qui conditionnent l'efficience de l'or­ganisation, les hommes qui dirigent doivent élaborer des formules de réponse au désir toujours plus grand de ratio­nalité des hommes. Bien qu'on ne puisse pas aujourd'hui définir les termes de cette orientation vers des formes constitutionnelles d'exercice du pouvoir économique, il est certain que la pres­sion des exigences actuelles de la culture de notre temps ne peut pas être ignorée. La déclaration constitutionnelle du droit et du devoir de collaboration qui est aujourd'hui commune à la plupart des constitutions européennes est un élément indicatif qui doit être considéré par la classe dirigeante économique. Cette déclaration réclame la création des procédures techniques et des conditions psychologiques qui, seules, peuvent permet­tre cette collaboration ; ceci implique évidemment des chan­gements non seulement dans le comportement des per­sonnes, mais aussi dans celui des institutions. Les hommes collaborent avec une certaine forme de pouvoir dans la mesure où ils en acceptent librement les buts et les principes d'exercice. La collaboration ne peut se confondre avec la contrainte, ni avec le « paternalisme » : elle doit être toujours l'accep­tation spontanée d'idéaux communs. Par conséquent, la classe économiquement dirigeante n'est pas appelée seule­ment à se consacrer au progrès des moyens techniques, mais elle doit fournir aussi les idéaux qui sont les fondements de la collaboration. Il va de soi que ces affirmations nous ont déjà portés au-delà de la conception traditionnelle de l'entreprise comme simple moment ou unité dans un méca­nisme de marché. 99:79 Pour atteindre ces résultats il ne suffit pas pour l'entreprise de rechercher le profit et la survivance dans la concurrence ; l'atteinte de ces buts doit être compa­tible avec les exigences du bien commun, c'est-à-dire qu'ils doivent être poursuivis à la lumière de l'idéal moral du « service ». C'est justement dans cette vision de la rationalité éco­nomique qu'il faut rechercher le noyau de la discussion entre les deux systèmes idéologiques opposés. Dans la tra­dition et dans l'esprit de l'Europe chrétienne cette ratio­nalité ne peut être autre que celle qui poursuit en même temps l'efficience technique et l'emploi des talents humains, par conséquent celle qui se propose de donner également un but et un sens moral au travail humain. Vittorio VACCARI. 100:79 ### La réforme de l' "imprimatur" par Jean MADIRAN INTRODUCTION. -- *Ce que nous pensions avoir à dire sur une réforme éventuelle de* l'imprimatur, *nous l'avons déjà dit. Mais nous l'avons dit en latin* ([^22]) : *par souci de discrétion, et bien que nous n'ayons à proposer rien de subversif ou de révolution­naire. Nous pensions, avec quelque naïveté semble-t-il, que l'emploi du latin était tout indiqué pour suggérer sérieusement une réforme, sans agiter les esprits ou exciter les passions du grand public.* *Nous avions en outre la pensée, hélas aussi naïve, que notre exemple serait suivi, au moins par les écrivains ecclésiastiques et par les grandes revues religieuses, quand ils traiteraient, à pro­pos du Concile, de questions beaucoup plus délicates qu'une éventuelle réforme de* l'imprimatur. *Nous n'avons pas été suivi. Dans la presse, même catholique, même religieuse, c'est en langue vulgaire que l'on a présenté les revendications les plus révolutionnaires, les projets de réfor­me les plus radicaux, les réquisitoires les plus extrêmes contre l'autorité ecclésiastique.* *Une telle liberté d'expression ne saurait être à sens unique. Et notre souci de discrétion était, compte tenu des mœurs ac­tuelles, bien excessif. Nous allons donc dire en français, et en détail, ce que nous avions dit en latin, et en résumé.* \*\*\* 101:79 *Précisément sur la question de la censure des livres par autorité ecclésiastique, plusieurs religieux ont fait publiquement un violent procès du Saint-Office. Le plus caractéristique peut-être est celui du P. Robert A. Graham, dans* America, *hebdoma­daire des Jésuites de New York. Son réquisitoire a été abon­damment reproduit, notamment dans les* Informations catholi­ques internationales *du 1^er^ octobre 1963* (*page 43*)*. Il reproche amèrement au Saint-Office de condamner des livres sans que l'auteur ait été entendu pour sa défense. Je n'ai pas à décider si le Saint-Office a tort ou raison. Mais je m'étonne que le P. Graham formule ce reproche à l'adresse du Saint-Office sans rien dire de la manière dont l'*imprimatur *est refusé à des au­teurs laïcs par l'autorité diocésaine. Et je m'étonne, et même je m'indigne, que le P. Graham formule ses reproches contre le Saint-Office au nom des écrivains laïcs. Car très peu d'auteurs laïcs ont affaire au Saint-Office, et très rarement. Les auteurs laïcs inscrits au catalogue de l'Index depuis 1945 sont en général des auteurs non catholiques, comme Sartre et Gide. Les laïcs catholiques qui écrivent des livres ont affaire non point au Saint-Office, mais à l'Ordinaire du lieu : il arrive que l'*imprima­tur *leur soit refusé dans des conditions beaucoup plus choquantes que celles que le P. Graham impute et reproche au Saint-Office. Cependant le P. Graham n'en dit rien* (*peut-être cela ne se produit-il pas dans son pays ?*)*. Le P. Graham prêche seulement pour sa paroisse, il prêche la cause des grands personnages reli­gieux qui ont affaire au Saint-Office : ce n'est pas du tout, quoi qu'il en dise, la cause des écrivains laïcs qui, eux, ont affaire à l'Ordinaire.* *Pour ces grands personnages religieux, l'*imprimatur *va de soi, il ne fait aucune difficulté. Car le domaine où ils écrivent est aussi la spécialité pour laquelle ils sont experts et consulteurs auprès de l'Ordinaire du lieu. Le* nihil obstat *est donné par quel­que collègue. On s'arrange entre soi.* *Ces religieux sont en outre ceux que l'Ordinaire du lieu dési­gne comme censeurs pour les ouvrages des laïcs : quand s'agit d'auteurs qui leur déplaisent, d'auteurs non conformistes par rapport aux systèmes en vague parmi ces religieux, il leur arrive de refuser le* nihil obstat *d'une manière infiniment plus sommaire et plus arbitraire que les procédures qu'ils reprochent au Saint-Office.* 102:79 *Je n'ai aucune raison de penser que le P. Graham, que je ne connais pas, agisse personnellement de cette façon. Mais d'autres religieux, d'un autre pays que le sien, parmi ceux qui disent comme lui ou qui applaudissent son réquisitoire, ne s'en privent pas. Alors, quand ils font le procès public du Saint-Office, on a envie de leur répondre : -- Pas ça, ou pas vous. Car ce qu'ils reprochent au Saint-Office, c'est en beaucoup de cas, précisément, ce qu'ils font eux-mêmes au niveau du* nihil obstat *et de l'*imprimatur*.* \*\*\* *Mon propos n'est pas de faire un procès de l'*imprimatur*. Et encore moins, de faire le procès de l'*imprimatur *de la même manière que ces religieux font le procès public de l'Index. Mais je m'étonne que, disant tout ce qu'ils disent de l'Index, ils ne disent rien de l'*imprimatur*.* *Dans une tout autre perspective que la leur, je voudrais sim­plement présenter quelques observations, réflexions et sugges­tions, modérées il me semble dans la forme et dans le fond, sur la manière dont l'imprimatur est accordé ou refusé aux auteurs laïcs, et sur la manière dont éventuellement il pourrait l'être.* LES AUTEURS LAÏCS, s'ils sont catholiques, sont eux aussi tenus, par les articles 1385 et suivants du code de droit canonique, de demander à l'autorité ecclésiastique une *licentia edendi* (permission d'éditer), appelée couramment, du nom de la formule que signe l'Évêque ou son représen­tant : *imprimatur.* L'intention qui inspire les présentes observations n'est aucunement de nier le droit de l'Église de définir elle-même l'étendue et les modalités de son autorité religieuse, morale et disciplinaire. C'est seulement cette autorité elle-même de l'Église qui peut soit modifier la réglementation de la *licentia edendi,* soit en restreindre le champ d'application. Simple laïc catholique, je ne désire formuler en ce domaine aucune revendication, aucune réclamation. Je me propose simplement de rappeler certains faits et d'exprimer quel­ques suggestions et quelques souhaits. \*\*\* 103:79 En France (et dans d'autres pays aussi, semble-t-il), la coutume est aujourd'hui, et depuis beaucoup d'années, en contradiction avec le canon 1385. Il ne m'appartient évi­demment pas de trancher s'il s'agit d'une coutume mau­vaise qu'il faut combattre (je constate seulement qu'on ne la combat point), ou s'il s'agit d'une coutume digne d'être maintenant sanctionnée par la loi écrite. Mais la question est objectivement posée. L'adage ancien, reçu en théologie morale et en droit canon, dit que « la coutume a force de loi, supprime la loi et interprète la loi » : cela pose mani­festement la question du canon 1385 appliqué aux laïcs, mais ce n'est pas aux laïcs que la question est posée, c'est à l'autorité ecclésiastique. D'excellents écrivains catholiques, et d'autres moins excellents, publient leurs livres sans aucune *licentia edendi.* Personne ne le leur a reproché (sauf rarement et dans les cas circonscrits de vies de saints, de livres de piété, de com­mentaires de l'Écriture) ; ils ont continué et ils continuent. Ce sont souvent, de l'avis unanime, des œuvres sans repro­che du point de vue de la foi et des mœurs. Néanmoins ils ont contrevenu ouvertement et constamment à l'article 1385 du code de droit canonique. Il s'agit notamment d'auteurs au-dessus de tout soup­çon d'hérésie ou d'immoralité, comme Gilson et Maritain ; mais d'œuvres qui touchent pourtant à la *sacra doctrina.* Le livre de Gilson sur *La théologie mystique de saint Bernard* a paru en 1947 sans *imprimatur,* comme tous ses autres livres. Le livre de Maritain sur *Les degrés du savoir,* qui contient un chapitre sur « expérience mystique et philoso­phie » et un autre sur « saint Jean de la Croix praticien de la contemplation » a paru avant la guerre, a été réédité après la guerre, sans *imprimatur,* comme presque tous les livres de Maritain. Il semble pourtant que Maritain ait fait au canon 1385 l'hommage de lui soumettre un certain sec­teur de son œuvre, celui qui touche le plus directement à la spiritualité : son opuscule *Liturgie et contemplation* est revêtu d'une *licentia edendi.* Mais la frontière entre œuvres soumises à l'imprimatur et œuvres dispensées de l'impri­matur n'est pas du tout, dans le droit canon, celle-là. 104:79 Le canon 1385 édicte que la censure ecclésiastique préa­lable et la *licentia edendi* sont obligatoires non seulement pour les ouvrages de théologie sacrée, de piété, de prière, pour les éditions et commentaires de la Sainte Écriture etc., mais encore pour tous les livres qui traitent d'*histoire ecclé­siastique*, de *théologie naturelle* et de *morale*. Il y a fort peu de livres de Maritain ou de Gilson qui ne relèvent au moins de la « morale » ou de la « théologie naturelle ». La théologie naturelle et la morale ne sont pas toute la philosophie : on peut écrire en philosophie sans *impri­matur* si l'on traite de logique, de philosophie des sciences, de philosophie de la nature (ou « physique » au sens aris­totélicien), de psychologie. A plus forte raison, les œuvres littéraires, romans, critiques, histoire profane, théâtre, ne sont pas tenues à la censure ecclésiastique préalable : ces œuvres peuvent comporter des aspects moraux ou religieux, et par suite être mises à l'Index en raison de ces aspects, l'obligation de la *licentia edendi* ne leur est pas imposée. Mais la *morale*, mais la *théologie naturelle*, mais *l'his­toire ecclésiastique* (c'est-à-dire l'histoire de l'Église) sont explicitement visées par le canon 1385. Or, à l'exemple déjà ancien de Gilson et de Maritain, d'autres auteurs, qui ne sont pas tous ni au même titre au-dessus de tout soupçon, publient sans imprimatur des ouvrages concernant la mo­rale et la religion. C'est *L'Histoire religieuse* de Dansette ; c'est *Le catholicisme, religion de demain*, de Fesquet, et quasiment tous les ouvrages analogues. Cela se passe au su et au vu de l'autorité compétente, qui n'urge pas l'applica­tion du canon 1385, et qui tolère en fait, depuis longtemps, qu'il demeure habituellement non appliqué. Daniel-Rops, qui soumet à l'imprimatur chacun des nombreux volumes de son *Histoire de l'Église du Christ*, est une exception, et une exception de plus en plus rare parmi les auteurs, laïcs. 105:79 Les clercs réguliers ou séculiers, c'est une autre ques­tion, que nous n'examinons pas. Notons pour mémoire que les œuvres de Teilhard de Chardin sont publiées sans *impr­imatur*. La revue *Études* en exprima le « regret » en janvier 1958, puis n'en parla plus ; ce regret lui-même n'était que l'opinion d'un théologien privé ; l'autorité compétente ne prit aucune mesure ; même le *Monitum* du Saint-Office s'abstint de relever explicitement cette entorse à la loi. \*\*\* Pourtant, quand un auteur laïc plus scrupuleux expose cette situation à son Ordinaire, et lui demande s'il ne pour­rait pas lui-même suivre des exemples aussi nombreux, aussi constants, aussi éminents, aussi coutumiers, il s'en­tend répondre que quoi qu'il en soit du fait, il reste tenu en conscience de se soumettre au canon 1385. Cette manière de maintenir la force et d'urger l'application du canon 1385 seulement à l'endroit des auteurs plus scrupuleux est mani­festement anormale, elle désavantage unilatéralement ces auteurs-là, dans le temps même où elle ne fait rien pour rappeler et ramener au respect du droit la quasi-totalité des auteurs laïcs. On pourrait supposer que l'auteur plus scrupuleux y trouvera un avantage, celui d'une révision compétente de son ouvrage. Mais c'est une supposition fort optimiste. La révision compétente risque souvent de n'avoir pas lieu. La multiplication extraordinaire du nombre des livres publiés par des clercs réguliers ou séculiers (qui, eux, se soumettent en général au canon 1385) provoque un grand encombrement des services chargés de la censure des livres. D'autre part, la compétence des censeurs désignés est, parfois ou souvent, plus théorique que réelle dans les matières que traitent généralement les auteurs laïcs : matières où les questions morales se mêlent aux sciences profanes. On ne peut évidemment pas attendre de chaque curie épiscopale qu'elle ait un personnel aussi nombreux et aussi compétent que la curie romaine. Si bien que l'auteur laïc plus scrupuleux qui s'est soumis à la censure ecclésiastique préalable y trouve rarement un avantage ; en revanche, il s'expose au risque de voir son livre brutalement empêché de paraître pour la simple rai­son qu'un jugement sommairement motivé ou non motivé le déclare « *inopportun *». \*\*\* 106:79 Avec ce verdict d' « inopportunité », nous abordons la difficulté principale. La *licentia edendi* est accordée en principe par l'Ordi­naire, en fait par un délégué, non seulement à condition que l'ouvrage ne contienne rien de contraire à la foi et aux mœurs, mais encore à la condition qu'il ne soit pas jugé « inopportun ». Cette dernière condition peut devenir, en fait, exorbi­tante. Dans un pays et en un temps où les oppositions d'idées et de tendances ont pris beaucoup d'empire sur les esprits, il arrivera naturellement que le délégué de l'Ordinaire, même en toute sincérité, soit partial. Et les ouvrages ayant quelque originalité et quelque vigueur de pensée ou d'ex­pression seront beaucoup plus facilement jugés *inoppor­tuns* que les ouvrages médiocres. Un tel résultat, évidemment lamentable, n'est pas du tout celui qui était recher­ché par l'établissement de la censure ecclésiastique préa­lable. De plus, *l'opportunité* n'est pas la même en tous lieux et dans tous les domaines. Il peut arriver, et à notre époque il arrive fréquemment, que par exemple un ouvrage de phi­losophie sociale ne contenant rien de contraire à la foi ni aux mœurs soit jugé « inopportun » du point de vue de la pastorale religieuse, alors qu'au contraire et simultanément, il est très opportun et nécessaire dans la discipline intellec­tuelle à laquelle il appartient. En outre, l'Ordinaire, ou plutôt son délégué, juge de l'opportunité dans son diocèse, alors que l'ouvrage est en général destiné à beaucoup d'au­tres lieux où l'opportunité est différente. Les garanties prévues par le droit canon sont en fait, aujourd'hui, dans notre pays, sans effet. L'auteur peut de­mander l'*imprimatur* à l'Ordinaire du lieu : 1. -- de sa résidence ; 2. -- de l'éditeur ; 3. -- de l'imprimeur. Si l'un des trois lui refuse l'*imprimatur*, il peut s'adresser aux deux autres, à condition de mentionner le refus précédent. 107:79 Or, dans les mœurs actuelles, les chances sont très faibles, et le plus souvent nulles, qu'un évêque donne l'*imprimatur* à un livre qui a essuyé dans un diocèse voisin un premier refus pour « inopportunité ». L' « inopportunité » est cette raison mystérieuse et redoutable qui a une efficacité aussi terrible qu'en d'autres domaines l'invocation de la raison d'État. \*\*\* La désignation des censeurs chargés de conférer le *nihil obstat* manifeste trop fréquemment d'étonnantes anoma­lies. L'auteur laïc qui reçoit l'*imprimatur* découvre alors que le *nihil obstat* est signé par un censeur connu pour son opposition déterminée à ses propres idées. On peut citer le cas d'un *nihil obstat* accordé par un censeur qui, au même moment, était en violente controverse publique avec l'auteur, et sur le sujet même du livre ! De tels cas sont à l'honneur du censeur et de son impartialité. Mais ils ne sont pas à l'honneur de la désignation qui avait été faite. Et l'on ne peut escompter à coup sûr que le censeur aura toujours une aussi grande vertu. Un auteur laïc qui demande *l'imprimatur* devrait avoir l'assurance que son livre ne sera pas soumis à l'examen d'un censeur qui est un adversaire déclaré de ses idées. Il semble que cela devrait aller de soi. Parce que personne n'en parle publiquement, on suppose peut-être que les refus de *licentia edendi* pour motif de simple « inopportunité » sont extrêmement rares : si l'on fait une telle supposition, on se trompe beaucoup. On suppose peut-être aussi que le verdict d' « inoppor­tunité » est porté, en toute connaissance de cause, et pour raison grave, par l'Ordinaire lui-même : on se trompe encore beaucoup si l'on fait une telle supposition. C'est habituel­lement le censeur lui-même chargé de délivrer le *nihil obstat* qui réclame dans son rapport que l'*imprimatur* soit refusé pour motif d' « inopportunité ». Il arrive que le censeur fasse à l'Ordinaire -- ou à son délégué -- un rapport carrément polémique, voire sarcastique, sur l'ou­vrage examiné, allant jusqu'à railler la lourdeur du style, les répétitions fastidieuses, le manque de qualités littéraires, et autres choses analogues qui n'ont rien à voir avec le *nihil obstat* ni avec l'*imprimatur*, mais qui cherchent à circonvenir l'autorité, en la persuadant que de toutes fa­çons la perte ne sera pas bien grande si un tel livre est empêché de paraître. 108:79 Ce sont là défaillances humaines regrettables, mais qui en elles-mêmes, et en principe, ne prouvent rien quant à la valeur de la loi. Sauf peut-être sous un rapport : dans l'état actuel des passions intellectuelles, et autres, en un moment où ces passions ont tant d'empire jusque sur certains reli­gieux (comme on peut le voir par leurs écrits), est-il pru­dent et juste de laisser entre leurs mains cette arme terri­ble et incontrôlable, le droit de porter un *jugement* d'inop­portunité qui comporte en fait, dans la pratique d'aujour­d'hui, un pouvoir arbitraire et illimité ? \*\*\* Pour porter remède aux divers inconvénients graves que la situation présente fait peser sur les auteurs laïcs, il serait sans doute possible -- dans le cadre de la réforme et de la « mise à jour » annoncées du droit canon -- de modifier la réglementation de la *licentia edendi.* Le plus simple serait d'en dispenser les auteurs laïcs, puisqu'ils s'en sont dispensés eux-mêmes, et que l'autorité ecclésiastique n'a pas réagi là-contre : ce serait reconnaître purement et simplement la coutume qui s'est établie. (Bien entendu, les livres concernant l'Écriture Sainte, la piété, la théologie sacrée ne pourraient bénéficier d'une telle abro­gation.) Une solution aussi radicale est probablement impossible. Aussi notre proposition consiste-t-elle à suggérer une solution moyenne. Les laïcs traitant de théologie naturelle, de morale natu­relle, de philosophie sociale, et autres matières semblables, pourraient soit obligatoirement, soit facultativement sou­mettre leurs livres à l'Ordinaire pour que celui-ci prononce un *nihil obstat* signifiant simplement et uniquement que leur texte ne contient rien de contraire à la foi ni aux mœurs. 109:79 Si cette démarche est facultative, la *licentia edendi* se trouve supprimée pour les laïcs, mais remplacée par une consultation libre. Si cette démarche demeure obligatoire, une véritable *licentia edendi est maintenue,* mais il serait édicté claire­ment et absolument que cette nouvelle *licentia edendi* ne comporte en aucun cas aucune espèce de jugement d' « op­portunité ». Autrement dit -- la *licentia edendi* ne pourrait désormais être refusée à un auteur laïc qu'en cas de pro position contraire à la foi ou aux mœurs, et pour aucune autre raison. Ainsi, en demandant la *licentia edendi,* les auteurs laïcs en attendraient l'avantage d'éviter de contredire -- par inadvertance ou par ignorance -- une proposition certaine du dogme ou de la morale ; mais ils ne seraient plus menacés de subir une interdiction de publier prononcée en fonction d'un jugement d'opportunité qui est super­lativement délicat et qui risque souvent d'avoir au moins l'apparence de l'arbitraire. Il faut rappeler à ce propos que la *licentia edendi*, telle qu'elle existe actuellement avec sa clause d' « opportu­nité », risque d'être une occasion de scandale pour nos frères séparés et pour les incroyants de bonne volonté. S'ils peuvent comprendre qu'un laïc catholique ne soit pas auto­risé à publier des vues contraires à la religion catholique ou à la morale catholique, en revanche ils ne peuvent com­prendre qu'un laïc catholique soit empêché par l'Ordinaire (ou par son représentant) de publier un ouvrage qui ne contient rien de contraire à la foi ou aux mœurs, mais qui est *simplement jugé* «* inopportun *». Frères séparés et in­croyants de bonne volonté peuvent comprendre que cela soit imposé à un clerc régulier ou séculier, voire à un dirigeant responsable de l'Action catholique ; ils ne peu­vent comprendre que cela soit imposé à un laïc agissant sous sa propre responsabilité et n'engageant que lui-même. Les professeurs et les écrivains catholiques qui se soumet­tent encore au canon 1385 ne savent comment expliquer à leurs collègues d'une autre confession les raisons d'une telle rigueur. 110:79 En résumé, la réforme annoncée du droit canon pour­rait comporter une modification de la *licentia edendi*, de la manière suggérée ou d'une autre plus adéquate : le point essentiel est d'examiner s'il n'y aurait pas lieu de laisser à la seule et entière responsabilité de l'auteur laïc *l'appréciation de l'* « *opportunité* » *de son œuvre,* surtout en ma­tière de philosophie sociale et politique. L'inopportunité, au demeurant, réside essentiellement non pas dans un ouvrage, mais dans l'apparence qu'aurait l'autorité ecclésiastique de l'endosser : il est compréhensi­ble que l'autorité ecclésiastique trouve « inopportun », quant à elle, d'apposer sur certains livres un imprimatur qui sera interprété (à tort) par le public comme une sorte d'approbation ou de consentement positif. Mais dans un tel cas, ne vaudrait-il pas mieux dire à l'auteur : -- Nous vous PERMETTONS de publier ce livre SANS im­primatur, plutôt que de lui dire comme on lui dit aujourd'hui : -- Nous estimons inopportun de vous donner l'*impri­matur,* et EN CONSÉQUENCE vous ne pouvez pas publier votre livre. Qu'on maintienne soit l'obligation d'une censure préa­lable soit la possibilité d'une consultation volontaire en ce qui concerne la conformité d'un ouvrage à la DOCTRINE catholique sur la foi et les mœurs ne soulève pas de diffi­cultés. Mais un auteur laïc écrivant sous sa seule et propre responsabilité, et n'engageant que lui-même, ne devrait plus se voir interdire de publier pour le simple (et par nature discutable) motif d'*inopportunité*. Ce motif d'*inopportunité*, trop subjectif, trop flou, trop extensible, est une porte ou­verte à l'arbitraire. Une telle réforme serait à coup sûr très favorablement accueillie ; elle mettrait mieux en lumière, d'une manière adaptée à notre temps, en quoi consiste la soumission et en quoi consiste la liberté des écrivains catholiques. Jean MADIRAN. 111:79 ### Les chemins de Cocagne par J.-B. MORVAN JE pratique volontiers l'exégèse des réclames et la contem­plation des épiceries, conçues comme exercice spirituel. Si mercantile qu'en soit l'origine, la réclame reste un des derniers efforts artistiques pour donner une signification à l'uni­vers, pour l'obliger à s'exprimer, pour contraindre le produit fa­briqué à illustrer une aspiration humaine. Ajoutons que c'est une des rares occasions où l'artiste consent à tenir compte du public, et met sa création, bonne ou mauvaise, sous la loi du contact hu­main. Le slogan est un enfant ignoré de l'épigramme antique, un rejeton de la devise héraldique. Les dessinateurs de modes ne font pas œuvre toujours inno­cente et virginale ; du moins doit-on leur reconnaître une certaine discrétion, quand on compare leurs esquisses avec le cy­nisme accablant, autoritaire et infatué, des visions offertes par la télévision ou le cinéma. Revenons aux bonnes épiceries : elles, en tout cas, possèdent une certaine humilité provenant de leur conscience nutritive. Celles d'autrefois étalaient sans artifice les triangles des morues salées, alignaient les escouades de harengs, empilaient les fruits et les pommes de terre comme des offrandes et constituaient au cœur des villes des microcosmes campa­gnards. Il en existe encore j'y ai souvent rêvé au mythe du Pays de Cocagne. D'autres, plus modernes, ont pris parfois des airs de pharmacie ; mais elles savent que les étiquettes des boîtes et des bouteilles doivent replacer, sous nos yeux, pour exciter nos passions gustatives, la fraîcheur du fruit ou l'archaïsme réconfortant, intime et cordial de la marmite des aïeules vil­lageoises ; on sera bientôt amené à disposer des guirlandes d'oi­gnons dans les boutiques où l'on ne vendra plus que des soupes à l'oignon en poudre et en petites boîtes. 112:79 L'ÉPICERIE est un résumé passionnant du Pays de Cocagne. Les artistes qui s'y sont voués maintiennent, en un temps d'ignorance niveleuse, de vieilles images pleines de pres­tige. J'aperçois sur l'étiquette d'un litre de vin rouge l'image des porteurs d'une grappe énorme pendue à un bâton posé sur leurs épaules. « Ils parvinrent aussi à la vallée d'Escol où ils coupè­rent un sarment de vigne et une grappe de raisins qu'ils portè­rent à deux au moyen d'une perche. » (Nombres, XIII, 24). En méditant sur le Pays de Cocagne, on finit par y découvrir une puissance d'appel, une vertu d'annonciation rudimentaire ; l'homme veut y trouver plus que la grappe et le grain. Il existe un paganisme du Pays de Cocagne, mais c'est un paganisme spon­tané, ouvert, et non perversement recherché ; l'intellectuel chré­tien, éternel glaneur à la mode biblique, ne perd pas son temps quand il chemine à travers ces champs, zone frontalière mal dé­finie entre les royaumes infidèles de l'esprit et la Terre promise selon l'Ancien Testament. Ce vingtième siècle lui offre trop ra­rement accès au véritable domaine du Père. LE rêve de brebis grasses, des oliviers, des grandes étables et des greniers pleins est commun à Virgile, à Krouchtchev, à Perrette planifiant à l'avance le produit du pot au lait ; et Israël dans l'Ancien Testament l'a poétiquement exalté en tra­çant dans cette Cocagne universelle les voies de l'esprit. Le technicien soviétique voit croître dans ses songes des blés à grains multipliés, des super-maïs : le cinéma russe, même dans ses dessins animés, retrace inlassablement ce tableau d'efficacité, de netteté, de santé, qui, somme toute, paraît préférable aux re­tours sur les névroses fin-de-siècle du style tchékovien. 113:79 On ne peut dédaigner les puissances des rêves éclos à l'ombre de la croissance matérielle, animale ou végétale. Il est vrai que la croyance naïve à une magie facile et purement humaine s'y lis­se toujours : « Le porc à s'engraisser coûtera peu de son ». La magie se trompe, là comme ailleurs. Mais nous sommes tous à des degrés divers, la Dame-au-pot-au-lait, et Cocagne exprime d'abord notre paganisme naïf et primitif. On ne peut renier la joie qu'on éprouve en trouvant la grappe énorme : il reste ensui­te à découvrir la Terre Promise et à y instaurer le Royaume. LA première tentation du Pays de Cocagne, c'est le rêve inerte, l'âge d'or, le palais de Dame Tartine, ou l'île des Plaisirs dépeinte par Fénelon. C'est la fécondité sans effort et sans recherche, un monde décourageant parce que tout y est donné d'emblée. L'Ile des Plaisirs est présente insidieusement dans bien des formes de pensée ; elle change de nom à chaque génération : Polynésie pour esthètes, aboutissement parfait du marxisme ou des technocraties. Il convient de rétablir dans sa plénitude le tableau psychologique du Pays de Cocagne. Cocagne, c'est d'abord le pays lointain : il implique la quête et la conquê­te itinéraire d'un nouveau paysage, d'une nouvelle conception ornementale d'un univers que nous sentons jour après jour s'user et se décolorer dans la monotonie. Nous ne concevons pas non plus Cocagne uniquement comme un super-marché pléthorique et quasi-gratuit : il nous faut encore l'accueil, la cordialité et le sourire qui définissent les habitants de cette terre fortunée. Cocagne nous scandalisera-t-il parce que le merveilleux s'y boit et s'y mange ? L'esprit d'enfance a raison d'une certaine manière contre un dédain hypocritement affecté à l'égard de la nature humaine. Il cherche une assimilation corporelle du mon­de, de sa richesse créatrice, de ses mystères ; naïveté, mais qui suppose une présence directe à un monde immédiatement tangi­ble, un contact dépourvu des complications parfois troubles qu'un âge plus avancé met dans la contemplation de la nature. Rousseau, un de nos auteurs les plus étrangers à l'esprit d'enfan­ce, prétend que l'enfant ne saurait être sensible à la beauté de l'aurore, parce qu'aucune réminiscence aphrodisiaque ne s'attache encore pour lui au paysage observé. 114:79 Il existe dans le « Cen­taure de Dieu » de La Varende une page sur l'enfant en face des signes de la nature qui vaudrait d'être méditée comme un anti­dote à Rousseau. Admettons que l'enfant vive seulement dans la nature en jardinier gourmand. Nous sommes contraints, si nous voulons être sincères avec notre humanité, de reconnaître la permanence de cette attitude facilement décriée. MAIS le Pays de Cocagne vaut par ses exigences et ses promesses. Cocagne, c'est la terre où les melons culti­vés sont plus gros qu'ailleurs, et non une Polynésie où les fruits pendent sans culture à l'arbre à pain ou à l'arbre à beurre. Cocagne, c'est l'espérance vague d'une récompense dis­proportionnée avec les mérites, mais supposant une part de mé­rite préalable ; c'est l'insertion d'une fécondité plus heureuse dans le jeu habituellement décevant des rythmes de la terre et des saisons, et non le comblement mécanique des besoins dans une ataraxie durable qui serait le nivellement des chronologies en des terres sans saisons, et finalement la négation de notre histoire. Virgile a été le chantre de la Cocagne véritable dans les « géorgiques » ce rêve frumentaire appuyé préalablement sur le « labor improbus ». Que Virgile ait été ou non un prédéces­seur de la lumière, comme l'a cru le Moyen Age, il est certain qu'il a préparé quelques-unes des formes essentielles d'une médi­tation occidentale du monde naturel. Cocagne représente sans doute un désir de vie facile, mais c'est une facilité qui parle à l'homme, et promet encore plus qu'elle ne donne. L'homme ne pense pas que la récompense de son labeur soit simplement l'aisance, il faut encore qu'il s'y ajou­te une heureuse surprise. L'épisode des noces de Cana comporte bien d'autres enseignements plus hauts : mais est-il mauvais d'y voir tout d'abord une manifestation de la divinité de Jésus avant que Son heure soit vraiment venue, et adaptée à cet instant ? En somme, adaptée au temps des « Géorgiques ». L'émotion de l'homme s'y exprime naïvement : « Tous les autres servent le meilleur vin le premier ». 115:79 Telle est la surprise : et elle restera marquée dans les âmes, non seulement parce que ce jour là le vin fut bon, le dernier vin meilleur, mais parce qu'aux noces de Cana les invités ont été mieux accueillis que jamais, bénéficiai­res d'un honneur exceptionnel et sensible et, dans tous les sens du moi, « bien traités ». L'honneur rendu aux hommes est une étape où ils font provision d'espérance, si cet honneur est sans artifice. Ces étapes sont hautement mémoriales. L'homme trouve dans ces époques fertiles une chronologie rudimentaire mais for­te de son destin terrestre, des repères qui laissent deviner et espérer un sens profond à la vie tout entière. L'année de la grande récolte est une cime, un signal. L'idée d'une récompense soudaine, et dépassant la valeur de l'effort fourni au point d'apparaître comme d'un autre ordre, peut servir de préliminaires à la grâce : le grain qui rend au cen­tuple. Mais la grâce ne réclame pas nécessairement la déchéance de l'émerveillement éprouvé devant les dons naturels. La grâce se retrouve dans l'action de grâces et celle-ci a besoin d'images précises capables de traduire la joie, elle ne peut être véritable­ment détachée de son objet. Le problème qui se pose plus parti­culièrement au chrétien c'est de savoir comment faire naître à certaines heures pour le prochain cette régénération radieuse de l'univers, ce paysage lavé par une pluie et revêtu ensuite de soleil, ce Pays de Cocagne d'où l'action de grâces naîtra, cet imprévu romanesque de la charité. Est-ce affaire de quantité, de productivité, de stakhanovisme paré d'intentions mystiques ? Une Cocagne joignant à l'abondan­ce alimentaire une culture encyclopédique et un système parfait de principes moraux ne correspondrait pas encore exactement à notre idée du vrai Pays de Cocagne. Il faut seulement que les choses nous soient données, mais, plus encore, que nous ayons le pouvoir authentique et personnel de les posséder. Nous ne possédons vraiment que ce qu'on nous a donné, et d'une certaine manière ; il m'arrive de m'amuser à fixer du regard une pierre quelconque de ma maison de campagne ou une branche d'un de mes arbres, et de me dire « Cette pierre -- ou cette branche -- m'appartient » pour me rendre compte que ce n'est qu'une idée morte, creuse, sans écho. « Cette maison » ou « cet arbre » si­gnifierait davantage, parce que la maison ou l'arbre se replacent dans une tradition, une continuité de maisons ou d'arbres que j'ai connus, qui ont appartenu à ma famille, et dont on m'a par­lé -- dont on a su me parler. 116:79 SI je me retournais vers mon enfance, je crois que j'irais chercher l'image du Pays de Cocagne dans ces dimanches passés chez mes grands-parents : il y avait le poulet rôti, mais aussi les gros dictionnaires avec des images de soldats, et les crayons de couleurs, et les mystères d'un vieux jardin de ville où l'on pouvait casser des baguettes au sureau, et ce petit local séparé où dormait un pupitre d'écolier qui avait servi à mon père et qu'on devait me donner plus tard. De telles promes­ses sont accomplies, ce « plus tard » est un temps révolu. Mais, le dirais-je ? il me semble que je l'attends encore, que j'en attends encore quelque chose, un don toujours réservé pour un mysté­rieux avenir. Le Pays de Cocagne, c'est peut-être celui où de­meurent les gens capables de donner, en même temps que ce qu'ils donnent, l'indéfinissable catalyseur du souvenir et de l'es­pérance ; sinon toujours l'abondance, du moins l'image de l'abon­dance. Cocagne, c'est le pain, mais aussi les conversations, les demeures, les provinces et les nations auxquelles, pauvres ou riches, ce pouvoir mystérieux a été imparti. Le citoyen du Pays de Cocagne est l'homme qui fait trouver des trésors. Art ou vo­cation ? Grâce surtout. Certains peuvent amener le prochain aux plus hautes vérités, lui manifester la charité la plus urgente, mais d'autres se contenteront d'œuvrer pour les préliminaires du bonheur dans la vérité. Il y a le chemin de Damas, le chemin de Jéricho, mais aussi, à travers la Cocagne naïve toute embuée, d'enfance, le chemin des noces de Cana. Jean-Baptiste MORVAN. 117:79 ### La fille du maître d'école (fin) par Claude FRANCHET #### La fête de l'Empereur MES PARENTS rendaient la civilité des invitations aux repas deux ou trois fois l'an, et toujours l'une d'elles en septembre parce que mon père y fournissait la table des produits de sa chasse. C'était une économie et aussi maman avait la réputation d'accommoder le gibier comme personne ; ses perdrix aux choux surtout étaient renommées. Soir de septembre. Nos amis arrivent au jour tombant. Ils sont reçus dans la salle de classe devenue pendant les vacances, tables repoussées jusqu'au tableau noir et au musée scolaire, notre salle à manger et salle de séjour. Beaucoup de ménages d'instituteurs ont pris le même arran­gement et le prennent sans doute encore ; à nous il plaît beaucoup. Soir de septembre. La moisson est finie. Tout au long de la journée la batteuse a bourdonné comme un gros es­saim dans une cour, ou un champ proche. Il a fait rose et doré dans le ciel et sur les choses ; les vergers sentent bon les pommes mûrissantes, il y a aussi une odeur de damas violets. Pour dîner, on a allumé la lampe-suspension de l'école du soir. On fait honneur aux perdrix aux choux, au civet de lièvre, aux deux canes-pétières rôties. Il y a une tarte de ces dames et du vin bouché. Il y aura aussi de bonne goutte après le café et de la liqueur pour les dames. Et c'est à l'heure de la goutte que chaque an l'un des con­vives fait remarquer les sentences en grosses lettres étalées en pancartes sur les murs « L'alcool, c'est la mort », « La porte du cabaret conduit à l'hôpital » et d'autres dans le même esprit. Alors on rit. 118:79 Mais on n'a pas attendu pour chanter. Nous avons deux solistes ; monsieur le maire avec *Ne parle pas Rose je t'en supplie*, et aussi une chansonnette sur un papillon dans la prairie qui s'octroie sur chaque fleur le droit du seigneur. Je préfère *ne parle pas* parce qu'il y a du sentiment et d'ail­leurs je ne comprends pas ce que les seigneurs ont à faire avec des papillons sur les prés, ni pourquoi notre ténor a toujours la bouche en coin pour nous en conter. Notre amie la fermière, intelligente et dame, a aussi une jolie voix pour en appeler à la brise exotique : Souffle, brise folle, Oui, souffle toujours, Berce ma créole, Berce mes amours Son mari l'accompagne à mi-voix de basse, après il re­garde tout autour de lui si portes et fenêtres sont bien fer­mées pour chanter *Le sire de Framboisy* interdit sous le second Empire. Dans les dernières années avant mon mariage, la commune avait acheté un phonographe pour entourer de chan­sonnettes et marches militaires les conférences populaires que mon père devint obligé de faire, au moins trois fois par hiver, à la suite de ne sais quelle décision administrative. Et alors après les chants des invités nous écoutions des val­ses et des polkas, *Le son du cor au fond des bois, La mort du Clairon* de Déroulède, et *Quand les lilas refleuriront.* Parfois même la compagnie quittait la table pour une polka. Enfant, j'étais toujours étonnée de ce que les gran­des personnes s'y connaissaient à la danse. Plus tard je ne m'étonnai plus : quand je dus servir de chaperon à mes parents aux fêtes des environs. C'étaient les fêtes patro­nales d'été reportées en septembre quand la moisson est faite et que les viandes ne risquent plus de tourner par trop grande chaleur. Et pendant plusieurs années la cou­tume fut d'y aller en bandes le dimanche soir, surtout à celle d'un village de la Marne au bout des deux kilomètres de la route dont j'ai dû parler déjà, bordée de peupliers italiens et qui coupait la prairie. On se donnait le bras d'un bord de la route à l'autre, et on chantait. Puis dès l'arrivée on se rendait sur la place, ou comme chez nous, comme aux siècles passés, se tenait le bal avec les musiciens sur un échafaudage entouré de saules coupés ; et là, quatre par quatre, on attendait le premier quadrille. 119:79 J'ai bien dit quatre par quatre ; c'était une loi sans rémission ; par exemple papa et maman avec un autre couple ; les garçons tournant à deux autour des filles par paires : ainsi les quadrilles se trouvaient tout préparés ; et les pastourelles, et les balancez-vos-dames. Et comme moi j'étais seule -- il ne se trouvait point d'autre jeunesse dans notre bande -- je n'avais qu'à regarder en tenant le chapeau de mon père et le mantelet de ma mère ; une seule fois on m'amena un garçon rien moins que faraud qui m'emmena en une polka, tout soupirant de ce que si son camarade n'avait été empêché de venir, il ne danserait pas avec moi ce soir-là. Mais le rôle de porte-manteau ne m'ennuyait pas du tout ; je m'amusais bien au contraire à regarder les petits sauts de mon monde, car on « piquait » et on sautait beau­coup en son temps, et cela m'attendrissait et me faisait rire. Après nous allions tous manger de la galette à l'auberge en buvant du vin blanc, et nous chantions encore plus fort en revenant qu'en partant. Ô simplicité de ces jours encore, ô maître d'école simple alors entre les simples ! En attendant ce soir où les étoiles brilleraient au-dessus des lampions sur la place, et enserrées au retour par la double muraille des peupliers, il y avait donc celui où mes parents finissaient de recevoir. C'était fait, nos invités se levaient, repartaient. Ils repassaient par le jardin suivant l'étroite allée entre les deux plates-bandes dont l'une lon­geait la maison. C'était la nuit avancée, mais aussi avec des étoiles ; et quand elles n'éclairaient pas assez maman se tenait sur le seuil avec la lampe, jusqu'au moment où mon père qui était allé poliment reconduire la compagnie jus­qu'à la barrière et échanger quelques mots sur la fraîcheur de l'air en opposition avec la chaleur de la journée, revenait vers nous. Maman alors disait un mot de la soirée ; il en répondait un autre ; tous deux contents en somme, et un peu fiérots de ce que tout s'était si bien passé. Et moi cependant je continuais à regarder ce coin de jardin de nuit en septembre qu'un rayon de la lampe éclai­rait encore. Il passait au-dessus de la rangée de tabacs blancs odorants qui le jour désolaient mon père parce que les grandes étoiles blanches des fleurs en étaient fermées, mais elles étaient si belles dès le soir, sentant si finement le jasmin, ou l'oranger, enfin, leur odeur à elles. Les pétales en sortaient d'un long tube où pompaient d'énormes papil­lons de nuit, en vibrant fort. La brume se tassait au fond du jardin, elle avait son « goût », aussi. 120:79 Je dis tout cela parce que c'est l'une des impressions les plus sensibles qui me soient restées du jardin de Périgny. Avec celle d'un matin d'octobre, en 14, l'un des jours sui­vant la victoire de la Marne, où j'avais pu rejoindre enfin mes parents après en avoir été séparée par les débuts de la guerre ; et m'être demandé ce qu'ils étaient devenus, si l'homme mûr choqué par le geste d'un Allemand n'avait pas eu la vivacité du garçon de quatorze ans, ou s'il ne s'était pas engagé comme il l'avait dit bien des fois. En vérité il était resté à Périgny et ne devait voir d'Allemand qu'un hussard échappé des marais de St-Gond et qui vien­drait un soir se constituer prisonnier. Mais ils avaient été tout près de prendre la route avec le lamentable défilé des Ardennais passant devant la maison ; maman parla long­temps de la vieille femme qui venait de Charleville avec une marmite pendue à son bras, et de la jeune qui avait perdu son bébé dans la cohue comme on perd un paquet... A ce moment des officiers s'étaient installés à l'école ; ils devenaient de plus en plus soucieux et à la fin d'une jour­née l'un d'eux dit à mon père : « Cette fois, tenez-vous prêts vous et les autres ; et quand vous entendrez sauter le pont sur l'Aube (au bout de notre chère route de peupliers) vous partirez ». Ils avaient attendu tout le soir, toute la nuit. Et au matin la nouvelle était arrivée qu'une victoire s'amor­çait du côté des marais. J'avais donc pu les rejoindre l'un des premiers jours d'octobre. Et le lendemain matin comme je revenais de la messe et la barrière passée j'ai vu le jardin : sous la brume encore, qui n'était pas levée ; la brume des petits-jours sur les géraniums et dans l'amère odeur des buis mouillés, inex­primable, comme je ne saurais dire pourquoi ce commen­cement de l'allée, un peu triste à cette heure et pourtant si elle-même de toujours, m'a tellement touchée. Comme en­trant à la maison, j'y ressentis à plein cœur « la famille ». Pour des choses très simples. La cuisinière était allumée, il faisait bien chaud ; maman avait fait une galette en se gardant de qui pouvait arriver : ce n'était peut-être pas beau dans les malheurs de la guerre. Elle referma vite la porte, et je sentis sur moi l'amour, plus fort un instant que la pensée de tant de morts, et tant de misère par les pays, sur les routes. AINSI recevoir des invitations, en faire, c'était presque tous nos plaisirs. Comme des plaisirs du dedans, sur place. Car nous ne sortions guère. Il y avait pourtant les vacances qui pour un temps nous appelaient au dehors : à Vorancher, à St-Martin ; chez mon grand-père et tante Joséphine. 121:79 Mais il y avait aussi grand'mère qui nous recevait un peu plus souvent puisque nos achats importants, en vête­ments et chaussures, se faisaient à Troyes. Mais même sans cela nous y allions rituellement, maman et moi, passer quelques jours aux foires de mars. Elles étaient, sur les boulevards, les restes des grandes foires de Champagne. Elles continuent, celles de septembre aussi, moins impor­tantes, mais avec bien plus de bruit, de manèges, de lote­ries et de vociférations avec les haut-parleurs, et beaucoup moins de pittoresque. J'en étais folle, on y voyait de tout ; des marchands de vannerie, de pain d'épices, de gaufres et de confiseries, des chevaux de bois, des théâtres, des curiosités pathologiques en cire (on me faisait détourner de celles qui étaient expo­sées), la femme à barbe, des animaux savants, une ména­gerie, bien d'autres choses que j'oublie : mais je n'aurais garde d'oublier les extraordinaires pommes de terre frites à mon goût pour moi au cœur de tout ; c'étaient elles que je humais depuis des mois parmi l'espoir de tant de beau­tés diverses ; elles me faisaient tenir sage pendant tout ce temps et maman m'en méprisait. Cependant elle achevait de me les faire bien gagner, sans s'en douter, au dernier moment. C'est que, à cause d'elle, l'arrivée à Troyes était l'une des échardes de ma vie. Il y avait à la gare un octroi contre lequel la chère maman, comme toutes les dames de notre connaissance, était en complète opposition : admettre que des choses à elle, qu'elle avait faites, ou fait pousser, ou mener à bien par ses soins devaient en plus lui coûter de l'argent, fût-ce quelques sous, pour être offertes à ma grand'mère, lui aurait semblé contraire au plus simple droit, au plus élémentaire bon sens. Et ainsi, forte de son principe, elle ne déclarait rien de ce qu'elle apportait, l'ayant toutefois dissimulé, une douzaine d'œufs dans ma chemise de nuit, la meilleure moitié d'un lapin dans sa camisole, un morceau de lard Dieu sait où. J'en étais morte de peur et de réprobation. Avec cela elle répondait aux questions de l'employé tantôt d'un air angélique, tantôt prenant figure aussi sotte que son panier. Une seule fois elle fut prise et exaspéra tant ce pauvre homme par ses réponses d'une idiotie calculée qu'il les eût déjà envoyés se faire pendre ailleurs, elle et son lapin, si tout d'un coup sortant le lard elle-même elle ne le lui avait brandi à la face en s'écriant : « Tenez, vous aviez oublié ce qu'il faut pour faire cuire ! » Il fut si étonné puis si réjoui qu'il la laissa réellement, aller. Ce devait être un bien bon homme. Seulement quand à la sortie grand'mère s'avança au-devant de nous, elle dit alarmée : « Vous avez fait toutes les deux une maladie et je n'en ai rien su ! ». Il paraît que nous étions blanches comme notre linge déballé. 122:79 Le lapin lui restait cependant, et elle n'avait pas toujours autant de bonheur avec les cadeaux de sa fille. Une fois, ce fut le messager qui prit sa part sur un envoi de coq ; une autre, ce fut papa qui l'oublia dans le train. Dans le premier cas, il y eut des délicatesses entre mère et fille, sur ce que l'une ignorait le peu que l'autre avait reçu, et l'autre accusait de ce peu sa fille comme manque de générosité et même de respect. Une explication finit par s'en suivre, où le sentiment remplaça la froideur. Pour l'oubli dans le train maman rit beaucoup au contraire parce qu'elle avait mis un petit mot dans le paquet : « La bête est un peu dure, il faudra la faire cuire longtemps. » Elle riait et disait : « Au moins ceux qui l'auront trouvée auront été renseignés... ». Et elle ajoutait : « Mais ils n'auront pas eu le gâteau » parce que, assurait-elle ensuite en son papier, papa était chargé d'en acheter un. Lui cependant ne riait pas, tout penaud du butin perdu. C'était de nos petites his­toires de famille. Pour en revenir aux pommes de terre frites, elles ont eu leur place dans le cortège des agacements procurés à cette pauvre maman par sa fille saugrenue, disait-elle en l'occasion. Tout un hiver elle m'avait donc tenue sage, au­tant que faire se pouvait, avec la promesse de me laisser choisir ce qui me ferait le plus de plaisir aux foires. Et chaque an je demandais un cornet de ces délices que le marchand, avec un grand air d'élégance et quasi magna­nimité, saupoudrait de sel fin ; j'avais beaucoup de consi­dération pour ce geste et ce sel. A la suite de quoi ma pauvre maman, me prenant tout de même en pitié, (« penser qu'elle peut s'en régaler deux fois par semaine à la maison ! ») m'offrait un spectacle en l'une des baraques où se jouaient *Geneviève de Brabant* et des restes de *mystères* assez étrangement interprétés. Je l'emmenais généralement vers la *Chaudière du diable*. Il y avait un grand chaudron au milieu de la scène basse, et les personnages étaient des marionnettes représentant les di­verses classes de la société, les péchés capitaux, les diffé­rents âges de la vie ; on reconnaissait tout le monde, et ainsi le public se passionnait davantage. Pour moi j'étais bouche ouverte du commencement à la fin. Une femme habillée en rouge et or, une baguette à la main, interpellait chaque personnage, l'accusait, lui faisant humblement des courbettes ; et à la fin elle criait très fort : « A la chau­dière ! A la chaudière ! » et le malheureux réprouvé y tombait la tête la première, à notre grande joie. Durant des semaines ensuite je recommençais le spectacle avec une vieille marmite et ma poupée chargée de tous les péchés de monde. Ainsi maman naguère avait joué Geneviève de Brabant avec tous ses cheveux autour d'elle et clamant aux échos de la forêt -- le bûcher de la gendarmerie -- Golaud, traître Golaud !... » 123:79 Il y avait encore une attraction aux foires ; c'est que, surtout le dimanche de la Passion où toute la campagne se déversait à Troyes, à coup sûr on y rencontrait du cousi­nage ; de partout, des deux côtés de la famille. La forêt nous sautait au cou : « Bonjour mon gzin (mon cousin, papa était alors venu nous retrouver) mes gzines », quand ce n'était pas mon coudin, mes coudines ; et ceux du côté de St-Martin faisaient des révérences en commençant les histoires sur le reste de la parenté. Et enfin, la tête pleine et les jambes molles, nous ren­trions à notre Périgny, moi parfois avec un ruban neuf au bout de la queue, papa avec une nouvelle cravate et maman invariablement avec un cinéraire qui fleurissait notre semai­ne sainte de rouge ou de violet. Il arrivait d'ailleurs que la fin de la semaine sainte se passât encore à Troyes, les vacances venues. Cousine Pau­line, la belle-fille de l'oncle Auguste, m'emmenait alors le saint jeudi aux reposoirs des églises, à travers la ville ; nous y rencontrions un certain nombre de dames dévotes, et un peu curieuses de voir si celui de leur paroisse n'était pas le mieux réussi ; elles en tenaient le propos avec la cousine qui vantait celui de St-Nizier auquel elle avait en­voyé des fleurs. Puis l'après-midi de Pâques nous allions en famille aux vêpres de la cathédrale, à cause du sermon fait par un prédicateur étranger au diocèse et presque toujours un reli­gieux. J'eus grande révérence une année pour un capucin : mais comme il était petit, il disparut tout à fait aux yeux des fidèles en s'agenouillant pour dire un *Ave* après l'expo­sition de son sujet et je fus très perplexe : était-ce un jeu, était-il malade ou mort ? Comme il reparut, j'en conclus que c'était un jeu, me demandant pourquoi notre curé, lui, ne jouait pas. De toute façon c'était un jeu respectable puisque presque toute la ville était venue y assister : je n'en doutai pas en l'entendant tonner ensuite. Il était coutume après le salut d'aller reconduire Mon­seigneur jusque dans la cour de l'évêché ; je tenais beau­coup à cette conduite ; je trouvais cela très poli et très beau. Surtout une année on m'avait dit : « Tu verras, Mon­seigneur (il devait être nouveau) a une volière avec de jolis oiseaux, et un singe ». J'ouvrais d'avance les yeux tout grands. Les oiseaux me charmèrent ; mais je ne compris pas pourquoi un tout rouge, appelé autour de moi cardinal, faisait dépenser tant d'esprit au sujet de sa Grandeur. Quant au singe il était très mignon, mais misère ! Il es­quissa quand je fus juste devant lui un geste si mal élevé que maman m'agrippa le fond de la robe et me rejeta litté­ralement quelques pas en arrière. Malheureusement il était trop tard et je restai longtemps scandalisée. 124:79 Puis je découvris peu à peu que mes parents ne tenaient pas tant se trouver à Troyes pour le sermon de Pâques que pour la représentation du soir au Théâtre municipal. On y jouait les grands opéras et les opéras comiques. La premiè­re fois que j'y fus emmenée, on y jouait *Faust* avec six figu­rants ou figurantes ; mais ce détail à part je me souviens surtout de la queue à la porte, car nous n'étions pas assez riches pour avoir loué d'avance, où tous les attendants chantonnaient leur air préféré. Et ainsi papa fredonnait mâlement *Gloire immortelle de nos aïeux* qui était sur son manuel de chants à l'école, tandis que maman minaudait *Ah ! je ris de me voir si belle...* et d'autres tout à l'avenant. Autant dire qu'à l'ouverture des guichets nous n'avions plus qu'à rentrer chacun chez soi, tout l'opéra y ayant passé. VIEUX Troyes, vieux Troyes de ce temps, j'ai encore à en dire ? Que j'y ai vu les premiers tramways, un honneur pour toute la ville dont chacun prenait sa part : j'ai le souvenir de mines réjouies et quelque peu hautaines, dont nous fûmes, comme si le plus modeste au­paravant avait enfin son carrosse. Et un peu plus tard ce fut le fourneau à gaz dans les petits appartements, dont la dépense et la distribution se réglaient par pièces de deux sous glissées une à une à la fente d'un compteur, chacune répondant à une certaine quantité du bienheureux gaz : qui s'arrêtait, son prix at­teint. Grand'mère émerveillée put alors se faire un bon pot-au-feu juste pour une pièce, et maman l'en considéra de plus en plus comme une citadine. Vieux compteur de ces deux sous, vieille ville qui s'en croyait presque à jamais rajeunie... VORANCHER était pour les plus grandes vacances ; nous n'y allions jamais à Pâques, c'eût été trop loin pour ces temps-là. Ces vacances commençaient au bout de la première quinzaine d'août, mais mes parents s'y prépa­raient longtemps à l'avance. Papa avait demandé son billet de chemin de fer à demi-tarif, et il le regardait souvent dans un tiroir de son bureau pour s'assurer qu'il y était toujours, comme pendant le voyage il le tâterait dans la poche inté­rieure de son veston, pour la même raison. 125:79 Nous, maman et moi, n'avions pas droit à cette gracieuseté de la compa­gnie, mais jusqu'à trois ans les enfants ne payaient pas, et jusqu'à sept demi-place seulement ; alors, vers mes quatre ans, maman me faisait baisser au guichet de la gare pour paraître plus petite -- je n'étais pourtant guère haute -- et pareillement vers mes huit ans ; je n'aimais pas du tout cela, m'avisant cependant que tous les enfants de mon âge rapetissaient aux guichets des gares. Nous partions donc, nos adieux faits, les lapins recom­mandés à une voisine qui avait la clé du jardin, celle de la maison étant remise au maire, on ne sait ce qui peut arriver. Une année la bonne dame aux lapins eut aussi la garde d'une perruche dont un ami nous avait fait don. Une petite perruche verte pleine de malice qui criait, parlait, mordait, imitait tous les oiseaux quand sa cage était au jardin, même aboyait après les chiens jusqu'à les rendre enragés et les faire s'étrangler pour lui répondre. Elle pro­fita d'ailleurs du changement pour s'envoler, quelqu'un la vit dans un peuplier des prés, puis jamais plus on n'en eut de nouvelles. Sa nourrice improvisée fut la plus en peine : Friquette était malpropre et nous cassait la tête ; et ce n'était pas tellement vrai qu'elle avait la parole, malgré les assurances de maman. Papa avait aussi tendu une grande étamine à sacs sur la treille à côté de la porte, contre les moineaux et les guêpes. Tout cela fait, le cabriolet du fermier nous emme­nait prendre le train. Naturellement j'aimais beaucoup rouler entre les champs défilant, mais le plus beau du voyage était pour moi le changement et l'attente à la gare de Troyes, avec les ren­contres qu'on y faisait. C'étaient, comme la nôtre, des fa­milles d'instituteurs ; même sans les connaître maman les reconnaissait ; les dames et les demoiselles étaient comme elle en leur demi-dimanche et le demi-chapeau à rubans, les petites filles comme moi en robe à pois battant les mol­lets et les nœuds aux queutons. Les pères n'avaient pas plus que le mien leur beau costume, mais comme le mien ils étaient tirés à quatre épingles dans leur « seconde tour­nure » ; et leur air de dignité à tous avait, je m'en rends compte aujourd'hui, quelque chose de touchant. Si c'étaient des amis d'École normale on fraternisait, et après les excla­mations on nous faisait embrasser entre petites filles. Nous nous regardions d'un petit air sot. 126:79 Je crois avoir déjà conté, et si je l'ai fait qu'on m'ex­cuse de m'en excuser, le cheminement sur la route en plein soleil d'août, avec un seul orme pour nous reposer, qui ne donnait point d'ombre, nos paquets répartis -- j'avais un petit cabas et l'ombrelle de maman dans laquelle je me prenais les jambes -- ne songeant même pas, ni l'un ni l'autre, à regretter que grand-père n'eût cheval ni voiture pour nous transporter, ni seulement cet âne dont il parlait plus âgé et n'acheta jamais. Mais à mi-chemin de Vorancher il y avait son pays de naissance, et à part l'oncle François le reste de sa famille. Alors nous passions d'oncles à tantes et de cousins à cou­sines pour nous rafraîchir et nous reposer. On nous mon­trait la vache dans l'étable et parfois les deux, la bique s'il y en avait, on allait en cérémonie voir la vigne de l'on­cle Poupon, qui était un beau-frère de grand-père, cette vigne étant quasi l'orgueil de la famille, aimée, soignée, « pouponnée », disait maman, sans une herbe, avec des grappes magnifiques qui commençaient à « tourner » et l'agrément de deux pêchers, un à chaque bout. Elle était célèbre ; et sa célébrité lui venait aussi de ce que l'oncle la faisait si belle, de la taille de mars à la quasi vendange, en souliers vernis. Où les avait-il pris, nul ne savait, ni pourquoi il les avait mis un beau jour, mais ils intéres­saient fort, ils faisaient partie des curiosités locales, et quand ce n'était pas moquerie sur eux c'était révérence. Enfin, après avoir fait cadeau de jouets pour ses en­fants à une cousine plus intime et qu'elle eût remercié en disant : « Ne vous mettez pas en peine, ils n'y toucheront pas : je m'en vas les placer dans l'armoire », nous prenions le chemin de Vorancher. Il nous faisait traverser les bois, dont nous avions été privés une année, pour trouver à la sortie, à mi-pente au-dessus de la chère maison, grand-père et maman Julie occupés dans un champ d'où ils nous verraient venir. Ce premier soir de vacances à Vorancher était le soir type : c'est-à-dire qu'il se passait, comme se passeraient les autres en cette dernière quinzaine d'août, sur les marches de la maison entre la menthe en touffes de chaque côté, et sous l'arceau bleu des campanules de maman Julie. Plus loin il y avait un rosier de Bengale, mais je n'ai jamais vu de géraniums aux fenêtres d'ailleurs à moitié cachées par les trop grands rameaux des treilles : grand-père avait bien vendangé de ses quinze à vingt ans en Bourgogne, mais n'étant pas vigneron comme Poupon, il savait mal tailler et ses raisins étaient rares et sauvages ; mais quel rideau de fraîcheur pour abriter sa topette. Un soir comme les autres. Et pourtant il avait quelque chose d'unique et qui dans mon souvenir les domine tous : c'était la veille de l'Assomption. Nous avions vite fini de souper et nous attendions, là, ce qui allait arriver : nous et l'oncle François, indispensable comme on va le voir. 127:79 Et bientôt ce qui allait arriver commençait ; c'était le carillon de la fête sonné, ou plutôt tapé par Raphaël le sonneur. Un déjà vieux qui aimait son métier. Il montait au clocher avec son marteau, et tap, et tap, et tap, en l'honneur de la Sainte vierge, les airs s'envolaient dans le soir. Ceux que Raphaël aimait le mieux et les écoutants avec lui. Et le premier était de En avant, les zouaves en avant ! qui datait de la campagne d'Algérie. Puis il y avait celui de la chanson sur la campagne des banquets ; je là cite comme à mon côté, branlant la tête en mesure, me la fai­sait entendre l'oncle François en toute innocence et sim­plicité : Nom d'un chien J'marronne bien, Quand j'y pense J'ai pas chance ! Nom d'un chien J'marronne bien J'voudrais t'étre citoyen L'air était bien scandé. Puis tout à coup le marteau sautillait, la voix de l'oncle aussi : Pour un banquet c'est bien désagréable D'se voir re-fuser la clé des états. C'est toi Guizot qu'a renversé la table, C'est toi qu'à mis les-es pieds dans la plats... Je ne sais si le texte de François était en tout conforme à l'original, mais je suis sûre du mien, nous l'avons tant de fois chanté à la maison dans les moments de bons sou­venirs. Et papa nommait les notes, maman avait un air compo­sé, grand-père et moi écoutions sagement, et tout d'un coup maman Julie faisait savoir que c'était beau, la fête de l'Em­pereur : parce que le 15 août était aussi la saint-Napoléon et qu'elle ne l'avait jamais entendu nommer autrement, sauf peut-être au moment de sa première communion. Cependant Raphaël avait gardé pour la fin sa plus gran­de réussite, où il fallait beaucoup de mouvement dansant ; et « les femmes d'Ozon » ballaient sous les étoiles ; sans vergogne car, chacun le savait, Les femme, d'Ozon N'ont point d'cotillon Et digu'et digue Et digue et dong ! 128:79 J'imagine que dans beaucoup de cours de vieilles tête battaient la mesure en assurant de bonne foi la disgrâce de ces pauvres dames. Mais c'était maman qui dans le silence de la nuit, Raphaël descendu et son marteau muet, résumait la situation : « Si la Sainte Vierge n'est pas contente... » Elle l'était sans nul doute. QUELQUES IMAGES ENCORE de ce temps de vacances à Vorancher... Un nouvel aspect de papa, qui a passé une blouse, pour aller aider grand-père à fauciller l'avoine (car il n'avait pas même de faulx) et a, en même temps, retrouvé le patois dont il se garde bien à son bureau de maître d'école ; et qui, ainsi, dit lavoù pour ou, et un peu plus nous lancerait l'aga donc pour : regarde donc ! Et les après-midi au bois, à la découverte des champi­gnons où nous sommes tout à notre affaire, le père et la fille, descendants des boitiers et où personne n'en trouve­rait, nous en trouvons, redevenus un peu sauvages. Les bois, pleins d'ombre et de ronds de soleil, et d'odeurs de feuilles ; qui émeuvent même maman. Mais voilà que mon souvenir, à les évoquer une fois de plus me fait soudain tout proche, ce jour inoubliable pour y avoir entendu la première fois le chant de la grive. C'était vraiment plus tard, mon père veuf et moi venue passer auprès de lui quel­ques jours de mai. Nous étions à la cueillette du muguet. Un orage nous avait pris, mais mon père avait la clé de la cabane de la société de chasse dont il était le président. Nous y sommes entrés ; il faisait si lourd qu'il s'y est endormi, la tête dans les bras, sur la table en planches. J'ai attendu pleine d'amour et d'émoi parce que je voyais bien qu'il devenait vieux. Et puis l'orage s'éloignant et la pluie cessant je suis doucement sortie. La forêt avait plus que jamais son goût inexprimable, dans les feuilles gouttantes. Tous les oiseaux s'étaient tus. Et puis, au bout de la sente, un chant s'est élevé, frais comme le bois de cette heure, plus léger, plus plein de musique que celui du merle. Alors mon cher com­pagnon éveillé et qui, m'avait suivie, me dit à mi-voix : « C'est la grive... » C'étaient ces après-midi qui comptaient le plus. Mais nous aimions aussi, maman et moi, aller à la Vannatte, les matins de soleil, chercher les légumes de la potée. La Van­natte (il y avait en effet une vanne sur la petite rivière) était un endroit de la vallée meilleur qu'un autre où la terre valait très cher ; beaucoup en avaient une parcelle en guise de jardin où le rendement était merveilleux. 129:79 Pour y aller nous suivions cette petite rivière près de la maison, au bout d'un ancien jardin de grand-père dont il ne restait plus que des rosiers ensauvagés et des groseilliers en même état. Quelques maisons plus loin c'était le même chemin de peu­pliers qu'en arrière, avant le petit pont, tout percés de rayons vifs. Je dansais dans les rayons. Si l'année était précoce, il y avait déjà sous nos pas des feuilles jaunies. Nous nous arrêtions un instant en face du moulin de l'au­tre côté de l'eau, pour regarder l'eau sauter sur la roue. Puis nous arrivions enfin et faisions notre récolte de ca­rottes, navets, et panais avec un beau chou. Et nous avions toujours un petit sentiment pour les prés autour de nous ; si nous étions à la fin d'août y fleurissaient déjà quelques colchiques ; le monde de campagne les appelait des veillot­tes pour ce qu'à leurs pleines rondes, dans la seconde quin­zaine de septembre, les jours devenaient courts et les veil­lées commençaient. La Vannatte n'a plus de valeur aujourd'hui depuis plus d'un demi-siècle, malgré la loi rustique, la rivière n'a pas été faucardée, et l'eau s'est répandue pour en faire un marais de roseaux ; notre parcelle n'a même pas compté dans mon héritage. Avec tant de progrès on ne connaît plus aux champs les soins attentifs d'autrefois, et on laisse perdre. J'aimais toujours la compagnie de maman ; où elle était, la vie était plus vivante ; et les gens, et les choses. Nous avions aussi nos deux jours de visites où elle me pré­sentait à ses amis du temps du presbytère. Ils formaient ce qu'on appelait alors partout les bonnes maisons, et leurs façons se rapprochaient de celles de St-Martin. C'était sur­tout la mère que nous trouvions là ; les enfants étaient dis­persés, mariés ailleurs, ou à l'autre bout de Vorancher. Le père était aux champs avec le fils qui reprendrait la culture­. Des fois, de petits-enfants étaient confiés pour l'après-midi à la grand'mère, et maman supputait les ressemblances. Moi, bien entendu, je ressemblais une fois de plus à défunt Eustoquie dont le visage en allé me souciait fort. Et j'entendais les confidences ; mais elles n'étaient pas toutes gaies ; les tristes se faisaient à demi-mot à cause de moi : j'en devinais cependant le sens en m'étonnant qu'il y eut tant de ces demi-mots. Deux fois nous sommes allées avant sa mort chez la vieille Nanette, accepter de son cassis qui n'avait plus ni goût ni couleur. Mais maman m'y semblait heureuse. Nous ne sommes pourtant jamais allées chez la Queue-de-Cive parce que c'était au Val. Une autre grande amie de la cure, bonne, dévouée, vraiment pleine de cœur : et autant de saveur. 130:79 Maman disait que toute la cure se mettait à rire en la voyant arriver avec son brave sourire et son originalité si allante. Avec un air tout naturel elle avait de ces mots, de ces histoires, de ces idées... Sa première visite à ma grand'mère installée à Troyes après la mort de mon parrain fut un modèle du genre. Sans dire un mot et pas même bonjour, sitôt la porte refermée elle se mit à se trousser tout à la ronde si bien que ma grand'mère pensa : « Cette fois la voilà devenue folle ! » et regarda du côté de la fe­nêtre pour appeler au secours si besoin était. Mais besoin n'était pas ; tranquillement la Queue-de-Cive retirait de dessous son dernier jupon, pendue à une ficelle, une bou­teille d'eau-de-vie de ses pommes ainsi soustraite aux cu­riosités de l'octroi : la bonne femme appartenait à l'école de maman. Elle est morte, hélas, très tristement, sans que j'aie su le pourquoi de ce nom qui, chacun en convenait, lui allait si bien et on ne savait non plus pourquoi. LA DERNIÈRE IMAGE est celle de maman Julie partant les jeudis matins au marché de St-Liébault. Elle prépa­rait d'abord son équipage, sa brouette à herbe bien nettoyée sur laquelle elle posait un panier plat et long sans couvercle mais avec son beurre et ses fromages recouverts d'un torchon bien blanc. Puis elle faisait sa toilette d'un cotillon propre et d'un caraco noir à raies ou petites fleurs et son bonnet plat « à fond » de piqué avec ses brides qui lui faisaient un beau nœud sous le menton. Et elle partait toute légère, poussant sa brouette, attendre sa clientèle sur l'un des bancs qui faisaient le tour de la halle, caquetant comme poules avec les autres femmes venues par leurs che­mins. Sur le sien, elle avait peut-être rejoint la Zéphirenne. Elle revenait avec deux pains au lait pour moi et deux ou trois de ces coupons d'étoffe dont maman a retrouvé plus tard la moitié d'une armoire et qui faisaient marmonner grand-père quand il ne s'en fâchait pas tout rouge comme d'une dilapidation. Aussi bien elle devait, de ses marchés, se réserver un boursicot ; une année, j'avais treize ou qua­torze ans, elle me présenta en cachette au moment du dé­part ce qu'on appelait un écu de cinq francs, me disant : « Ne le dis pas à ton grand-père. » Et voilà que presque en même temps le vieil homme m'attirait dans un coin pour me faire même présent, en me disant pareillement : « Cache-le de maman Julie, ne lui en dis rien. » Je me revois toute émue, étonnée, et bien aise, serrant mes deux écus dans ma poche. 131:79 Ils nous accompagnaient jusqu'à la route bordée de pommiers chargés qui lui donnaient une odeur d'automne, et je me faisais croire que c'était cela qui me donnait envie de pleurer. NOUS ALLIONS au moins huit jours chez tante Joséphine. Tout y était comme je l'ai dit au commencement de ces souvenirs ; de la vraie vieille paysannerie très civilisée sous certains aspects. Avec du charme ; il y en avait beaucoup dans cette famille de ma mère, je l'ai fait entendre aussi, parce qu'on y avait autant d'esprit que de cœur. Les hommes n'y étaient pas très disants mais les femmes l'étaient pour eux, sans cependant caqueter ni bavarder : elles disaient toujours quelque chose. Et si gens et nouvelles avaient tant de pittoresque en leurs dires, c'est qu'elles savaient voir et représenter. Mais de cet air de St-Martin nous goûtions dès avant d'arriver. Car nous y étions amenés par le cousin Théodule, le beau-frère de Théodore, la fille de tante Joséphine, Cou­sine Flore, étant mariée à deux lieues en avant, sur notre chemin. C'est-à-dire que les voyages étant compliqués par la ra­reté même de petites diligences ou de trains, nous faisions le nôtre en trois étapes. Il nous fallait d'abord gagner Troyes. Puis de là prendre le train jusqu'à une petite gare où il nous abandonnait seuls, nous et nos paquets, juste pour voir le chef, tout rouge d'indignation, courir après sa poulaille qui était si tranquille avant, sur la voie, à picorer de bonne petite herbe. Je crois qu'il s'en prenait à nous quelque peu. Quand nous l'avions bien entendu gromme­ler, et aidé à récupérer sa basse-cour pour un bon moment -- le prochain convoi ne passerait que bien plus tard -- nous commencions à attendre le cousin. Parfois il tardait assez pour que, reprenant notre chargement, nous décidions d'aller au-devant de lui ; de toute façon nous finissions par le voir arriver sur sa voiture à l'herbe bien bouchonnée, et lui reblanchi avec un gilet et une chemise propres, et le pantalon à raies des après-vêpres qui lui venait à moitié des chevilles ; quand je songe à lui je le revois toujours ainsi, et le bon sourire qu'il avait en nous donnant gracieu­sement le bonjour d'accueil et sautant de son siège comme un biquet. Je me le rappelle doux, sage, et policé, qui ré­primait sans avoir l'air d'y toucher les vivacités de Flore. 132:79 Les bonjours donnés, les effusions passées, il y avait notre installation, papa sur le siège à côté du cousin et maman et moi dans leur dos sur deux petites chaises installées par la cousine. Puis c'était le défilé des nouvelles et en même temps des sapins dont il y avait au moins deux lieues ; la bonne odeur de cousinage, celle de verte aiguille et si le jour était chaud, de résine ; et je dirais presque, dans l'attendrissement du souvenir, celle encore des vertus paysannes de celui qui nous emmenait à travers ce pays de bois au-delà desquels on arrivait aux champs alentour des villages sur un fond de peupliers -- toujours eux -- parce que là aussi, mais plus près de sa source, coulait la rivière d'Aube. Ces moments dans la carriole du cousin Théodule ils m'ont souvent semblé aussi une chose inoubliable et précieuse, que je ne saurais guère expliquer et peut-être ne serait pas entendue, tant chacun ne sent les choses que par soi... Nous passions dans l'hospitalité des cousins la fin de journée, la nuit et la matinée du lendemain, puis ils allaient nous re­mettre à celle de la tante qui nous attendait dans sa rue où elle était déjà venue cent fois, les bras comme des ailes en signe de bienvenue. ...Non, je ne dirai rien de plus de St-Martin et sa vie qui venait des siècles. A peine quelques souvenirs, parce qu'ils sont de la femme et de la fille du maître d'école en vacan­ces : mon père chassait comme invité de Théodore. Ainsi nos promenades aux prés dans la voiture à l'herbe de l'on­cle Hercule pour qui ce n'était pas une promenade d'aller en chercher. Que cette herbe fauchée de frais, mêlée de menthe sous les vernes sentait bon -- je sais parler beau­coup de bonnes odeurs, mais elles sont une part des dons faits à l'homme de campagne, même quand il n'y pense pas. Nous aidions l'oncle à la ramasser, il l'entassait et nous revenions juchées dessus, avec lui au-dessous de nous, les jambes pendantes ; et comme le chemin était tout en ornières, nous ne manquions pas de lui faire tomber sur le chef une cascade de cris, de peurs, de lamentations et ré­clamations à quoi il répondait placidement par des impro­visations de refrains aux rimes assez riches ; nous n'au­rions pas donné notre place pour un empire. Au retour c'était la tante qui nous faisait la comédie de la voisine ou la cousine venue emprunter un chaudron sans avoir l'air de le demander. Puis, en cotillon court, elle allait à ses vaches sans manquer en passant de jeter un seau d'eau à ses reines-marguerites qui étaient à l'entrée du jardin, près du puits, sur un côté de la cour. Il y avait aussi l'après-midi que nous gardions pour aller à une demi-lieue de là sur la tombe de mon parrain. Nous emportions un bouquet et un vieux pot pour l'y met­tre après avoir été demander de l'eau dans une maison pro­che, ce qui faisait des questions, des éclaircissements et des reconnaissances. 133:79 Enfin, nos prières faîtes et des soins don­nés comme de ramasser les perles tombées des couronnes, nous entrions à l'église dont nous faisions le tour avec, tout bas, des commentaires, surtout devant l'autel de la Sainte-Vierge et un autre genre de couronnes, celles de vieilles mariées d'autrefois, en offrande sous des verres et enca­drées d'or passé. Et enfin il fallait bien, avec quel plaisir d'ailleurs, don­ner une fin de journée à Tante Zoélie -- « Voilà, voilà, voilà... » -- et l'une de ses filles qui habitait aussi l'un des villages non loin de la rivière d'Aube, dans les prés, les vernes, les saules et les grands champs de trèfles roses « re­dondants » où tant d'abeilles prenaient leur miel. C'était cousine Orphise que je trouvais si belle. Nous n'arrivions pas très tôt pour ne pas gêner le travail. Nous faisions le tour du pays, nous allions regarder le château au-delà des douves ; un vrai, pas un château de maître d'école ; j'en étais très respectueuse. Puis nous revenions voir maman Divine dont j'aimais tant la vieille maison avec son escalier de bois extérieur ; et rentrés chez la cousine, ses vaches traites, sa volaille couchée, nous la suivions au jardin qu'il fallait bien voir aussi et où papa disait son mot, se sentant, en pleine connaissance. Enfin on dînait d'une fricassée de poule précédée du pot-au-feu qui faisait plus cérémonie et c'en était un peu de nous recevoir. Les braves, braves gens ; il me semble comme de tant d'autres qu'en ce temps-là je ne les ai pas assez aimés au moins, puisque j'étais trop petite pour les comprendre. Si jeune encore que je n'en­tendais plus les conversations qu'à travers une buée de sommeil et on finissait par me coucher sur le lit au fond de la chambre car on nous recevait en chambre, couverte de l'édredon. C'était même une affaire pour m'éveiller et m'emmener, généralement sur le dos de papa et maman veillant en arrière pour le cas où j'aurais trop vacillé : et je refaisais ainsi chevauchant le chemin où mes petites jambes avaient tricoté. Le retour de St-Martin, avec les bénédictions de tante Joséphine, se faisait comme l'aller. Théodule venait nous chercher pour nous ramener chez lui à l'heure du dîner : à midi. Un repas de fête aussi où rien ne manquait ; après quoi cousine Flore débarrassait la table, la rendait bien nette, et nous restions encore à causer jusqu'à l'heure de reprendre la route des champs et des sapins vers la petite gare : cette heure tôt hâtée par l'inquiétude de papa qui tou­jours craignit de manquer ses trains. Il regardait sa mon­tre : « Mes chers cousins nous sommes très heureux avec vous, mais je crois que nous devons partir... » Le cousin sortait alors pour atteler le cheval (sortir avant aurait été une incivilité). 134:79 Maman et moi remettions nos chapeaux, papa recomptait les paquets de peur d'en oublier. Nous di­sions des choses insignifiantes. Puis on entendait la voiture rouler dans la cour, s'arrêter devant la porte, *Mouton* ou *Gentil* frapper du sabot. Nous étions tous debout. C'est alors que se passait cette vieille chose, ce vieux rite : la table tout d'un coup se recouvrait de verres, un paquet de biscuits sortait de armoire, Théodule remontait de la cave avec une bouteille de vin bouché. C'était le coup de l'étrier, l'hospitalité du dernier moment à laquelle mes parents ne pouvaient se dérober -- y avait-il une heure que l'abondant repas était achevé ? -- sans paraître dis­courtois. Courtoisie pour courtoisie. On choquait les verres, on parlait du prochain revoir : un an après. Puis dehors on s'embrassait ; le cousin frottait aux genoux son pantalon à raies, on me réinstallait sur l'une des petites chaises en me hissant à bout de bras par-dessus le rebord de la voiture, les autres prenaient enfin place, *Mouton* partait. Et alors la cousine criait : « On vous fera donner des nouvelles par « un ». *Un* était l'un de leurs pauvres qui aurait couché le premier cet hiver dans le fenil, et passe­rait à Périgny deux ou trois mois après. Et dans le trot et le roulement sur la route, nous entendions encore la bonne Flore accourue à l'entrée de la cour nous souhaiter bon voyage d'une voix suraiguë. Maman en riait et avait les larmes aux yeux ; papa ti­rait sur sa cravate ; et moi je regardais les trèfles avant de me laisser aller à la magie des sapins. Au faubourg, grand'mère attendait avec nous un peu de l'air de son pays. #### La figure de ce monde passe... En vérité, plus tôt que soit « une terre nouvelle sous des cieux nouveaux » elle passe pour chacun de nous à l'heure où il en est venu de se sentir tout seul, humaine­ment, avec sa mort. Passe la Création et son admirable familiarité. Plus qu'un voisinage, un parentage ; telles les saisons entrées dans les domaines, chaque an et chacune à son tour, vieilles cousines campagnardes portant leurs dons dans le panier à couvercle. Je ne les verrai plus alors dans mon jardin, je n'aurai plus de jardin, parce que j'en serai déjà partie. 135:79 Et les autres, que laissent-ils, qu'ont-ils laissé ? Et d'eux ? Si en allés qu'on se demande parfois : leurs images un instant ressuscitées pour retourner après au petit tas de cendre du fond des mémoires, si pourtant elles n'avaient jamais été que des images : Maman cousant l'hiver derrière une fenêtre, l'été sur le banc du parrain curé ; et dans les prés sur les routes, dans les compagnies ; et son esprit et sa fantaisie, et l'accent qu'elle mettait autour d'elle ? Et mon père, le bon maître d'école, tapant de sa règle sur le bureau noir ; occupé à ses plates-bandes et ses car­reaux de salades et ses bénis épinards ; et ses poules qu'il appelait mesdemoiselles, et les exemples de grammaire dont sa bêche pulvérisait les mottes et assommait les tau­pes aventureuses, le nez hors de leurs taupinières ? Et ceux que je crois n'avoir pas assez aimés ; la vive grand'mère et ses sœurs ; le cher vieux bûcheron en ve­lours à côtes qui retient l'odeur de mousse et d'écorce, et maman Julie qui fait baller son jupon court en poussant sa brouette ? Et tous avec leur corps et leur âme ? Mais non, je n'ai pas rêvé sur des rêves ; ce n'est pas possible qu'ils aient été seulement des figures et des magies. Dieu les ait « en ses saintes fleurs » ! Alors je referme les portes de ce qui fut leur autrefois. Je remets la clé sous le seuil qui ne sera plus un jour que poussière rouilleuse parmi l'éboulis de la pierre. Le dahlia violet -- un autre, des mois ont passé -- me regarde en­core ; la malle en bois est toujours là-haut : mais quelle chose a du sens une fois que tout est dit ? Et j'ai déjà dû le faire entendre, ce n'est pas tant pour « eux » que je me suis sentie comme obligée de parler ; mais pour leur temps, pour tout un monde, pour des états disparus. Pour ceux aussi qui m'auront tant soit peu écoutée. Ce serait trop dommage qu'ils ne sachent pas, et la sa­veur profonde de ce passé, et le soutien silencieux qu'il leur donne, et le secret dans leur vie de ces anciennes vies, et celui des maisons à pans de bois où tant de choses leur semblent avoir manqué, jusqu'au creux de celles où rien ne manque, « où tout y pend » disaient nos bonnes femmes. Et celui de *Mouton* qui tirait si bravement la herse et la charrue et le « rou » de bois, et menait en carriole souhai­ter la bonne année au foyer de naissance où vraiment dan­sait le feu devant les attendrissements. Et des petits champs tout violets à l'automne des milliers de fleurs de la craie qu'on ne reverra jamais parce qu'il n'y a plus de chaumes, rien que labourages. 136:79 J'avais si peur que tout soit passé des hommes comme du cours des jours. Et voilà que le dahlia me regarde, tout rond et tuyauté, et je viens d'entendre dans le pommier d'août un oiseau rappeler comme au printemps. Les sai­sons sont toujours là et la terre toujours aux hommes, et chacun y naît avec au-dedans de soi son propre, unique mystère qui le fait nouveau. Mais si la nouveauté était aussi une fleur qui branle sa grosse tête démodée, un oiseau qui chante une vieille chanson, et alors tous ces pères partis tant aises et se signant de joie s'ils le peuvent où ils sont ? FIN Claude FRANCHET. 137:79 ### Histoire de saint Louis (VIII) par JOINVILLE TANDIS que le roi était à Jaffa, on lui dit que le soudan de Damas lui permettrait bien d'aller en Jérusalem avec un bon sauf-conduit. Le roi en tint grand con­seil, et le résultat du conseil fut tel, que personne n'engagea le roi à y aller, puisqu'il eût fallu qu'il laissât la cité dans les mains des Sarrasins. L'on en montra au roi un exemple qui fut tel, que quand le grand roi Philippe partit d'Acre pour aller en France, il laissa toutes ses troupes demeurer dans le camp avec le duc Hugues de Bourgogne, aïeul de ce duc qui est mort en dernier. Tandis que le duc séjournait à Acre et le Roi Richard d'Angleterre aussi, nouvelles leur vinrent qu'ils pourraient prendre le lendemain Jérusalem s'ils voulaient, parce que toutes les forces de la chevalerie du soudan de Damas s'en étaient allées avec lui, à cause d'une guerre qu'il avait avec un autre soudan. Ils disposèrent leurs gens, et le Roi d'Angleterre forma le premier corps de bataille, et le duc de Bourgogne l'autre après, avec les gens du roi de France. Tandis que le roi d'Angleterre avait l'espoir de prendre la ville, on lui manda du camp du duc qu'il n'allât pas plus loin ; car le duc de Bourgogne \[restait\] en arrière, sans autre motif que d'empêcher qu'on ne dit que les Anglais eussent pris Jérusalem. Tandis qu'il était à cette conver­sation, un sien chevalier lui cria : -- Sire, venez jusqu'ici, et je vous montrerai Jérusalem. Et quand il ouït cela, il jeta sa cotte d'armes devant ses yeux tout en pleurant, et dit à Notre-Seigneur : -- Beau Sire Dieu, je te prie que tu ne souffres pas que je voie ta sainte cité, puisque je ne la puis délivrer des mains de tes ennemis. 138:79 On montra cet exemple au roi, parce que si lui, qui était le plus grand roi des chrétiens, faisait son pèlerinage sans délivrer la cité des ennemis de Dieu, tous les autres rois et les autres pèlerins qui viendraient après lui, se tiendraient tous pour contents de faire leur pèlerinage ainsi que le roi de France l'aurait fait, et ne s'inquiéteraient pas de la dé­livrance de Jérusalem. Le roi Richard fit tant d'exploits outre-mer à cette fois qu'il y fut, que quand les chevaux des Sarrasins avaient peur d'un buisson, leurs maîtres leur disaient : -- Crois-tu (faisaient-ils à leurs chevaux) que ce soit le roi Richard d'Angleterre ? Et quand les enfants des Sarrasines braillaient, elles leur disaient : -- Tais-toi, tais-toi, ou j'irai quérir le roi Richard qui te tuera. Le duc de Bourgogne de qui je vous ai parlé, fut très bon chevalier ; mais il ne fut jamais tenu pour sage à l'égard de Dieu et du siècle ; et il y parut bien en ce fait devant dit. Et à cause de cela, le grand roi Philippe, quand on lui dit que le comte Jean de Chalon avait un fils et qu'il avait nom Hugues à cause du duc de Bourgogne, dit qu'il souhaitait que Dieu le fit aussi preux homme que le duc pour qui il avait nom Hugues. Et on lui demanda pourquoi il n'avait pas dit aussi prud'homme. -- Parce que, fit-il, il y a grande différence entre preux homme et prud'homme. Car il y a maints preux hommes chevaliers, dans la terre des chrétiens et des Sarrasins, qui jamais ne crurent en Dieu ni à sa mère. D'où je vous dis, fit-il, que Dieu donne grand don et grande grâce au cheva­lier chrétien qu'il souffre être vaillant de corps et qu'il souffre en son service en le gardant de péché mortel ; et celui qui ainsi se gouverne, on doit l'appeler prud'homme, parce que cette prouesse lui vient du don de Dieu. Et ceux de qui j'avais parlé avant, on peut les appeler preux hommes, parce qu'ils sont preux de leur corps, et ne redoutent ni Dieu ni le péché. Pour les grandes sommes que le roi employa à fortifier Jaffa, il ne convient pas d'en parler, parce que c'est sans nombre ; car il fortifia le bourg depuis un rivage jusques à l'autre, là où il y avait bien vingt-quatre tours ; et les fossés furent curés de boue dehors et dedans. Il y avait trois portes, dont le légat en fit une, et un pan de mur. Et pour vous montrer la dépense que le roi y fit, je vous fais savoir que je demandai au légat combien cette porte et ce pan de mur lui avaient coûté ; et il me demanda combien je croyais qu'elle eût coûté ; et j'estimai que la porte qu'il avait fait faire lui avait bien coûté cinq cents livres, et le pan de mur trois cents livres. Et il me dit (prenant Dieu à témoin) que tant la porte que le pan lui avaient bien coûté trente mille livres. 139:79 #### Départ de saint Louis pour Sayette Quand le roi eut achevé les fortifications du bourg de Jaffa, il prit la résolution d'aller refortifier la cité de Sayette, que les Sarrasins avaient abattue. Il se mit en mouvement pour aller là le jour de la fête des apôtres saint Pierre et saint Paul, et le roi coucha avec son armée devant le château d'Assur, qui était très-fort. Ce soir-là, le roi con­voqua ses gens et leur dit que s'ils étaient de cet avis, il irait prendre une cité des Sarrasins qu'on appelle Naplouse, laquelle cité les anciennes Écritures appellent Samarie. Les Templiers et les Hospitaliers et les barons du pays lui ré­pondirent d'un commun accord qu'il était bon qu'on es­sayât de prendre la cité, mais qu'ils ne seraient pas d'avis qu'il y allât en personne, parce que, si quelque chose lui advenait, toute la terre serait perdue. Et il dit qu'il ne les y laisserait pas aller s'il n'y allait pas en personne avec eux. Et cette entreprise en demeura là, parce que les sei­gneurs du pays ne voulurent pas consentir qu'il y allât. De marche en marche, nous vînmes aux sables d'Acre, là où le roi et l'armée campèrent. En ce lieu vint à moi une grande troupe de la Grande Arménie qui allait en pèle­rinage à Jérusalem, en payant un grand tribut aux Sarra­sins qui les conduisaient, avec un truchement qui savait leur langage et le nôtre. Ils me firent prier que je leur mon­trasse le saint roi. J'allai au roi là où il était assis en un pavillon, appuyé au mât du pavillon ; et il était assis sur le sable sans tapis et sans nulle autre chose sous lui. Je lui dis : -- Sire, il y a là dehors une grande foule de la Grande Arménie qui va en Jérusalem ; et ils me prient, sire, que je leur fasse voir le saint roi ; mais je ne désire pas encore baiser vos os. -- Et il rit aux éclats, et me dit que je les allasse quérir et ainsi fis-je. Et quand ils eurent vu le roi, ils le recom­mandèrent à Dieu, et le roi en fit autant d'eux. L'endemain, l'armée coucha en un lieu qu'on appelle Passe-Poulain, là où il y a de très belles eaux avec quoi l'on arrose la plante d'où le sucre vient. Pendant que nous étions campés là, un de mes chevaliers me dit : -- Sire, fit-il, or je vous ai logé en plus beau lieu que vous ne fûtes hier. 140:79 Un autre chevalier qui m'avait choisi la place d'avant, sauta sur lui tout irrité, et lui dit tout haut : -- Vous êtes bien hardi de parler de rien que je fasse. Et il sauta sur lui et le prit par les cheveux. Et je sautai sur lui et le frappai du poing entre les deux épaules, et il le laissa ; et je lui dis : -- Vite, hors de mon hôtel ! car, ainsi Dieu me soit en aide vous ne serez jamais avec moi. Le chevalier s'en alla montrant un grand deuil, et m'amena Monseigneur Gilles le Brun, le connétable de France ; et à cause du grand repentir qu'il voyait que le chevalier avait de la folie qu'il avait faite, il me pria, aussi instamment qu'il put, que je le ramenasse en mon hôtel. Et je répondis que je ne l'y ramènerais pas si le légat ne me déliait de mon serment. Ils s'en allèrent au légat et lui contèrent le fait, et le légat leur répondit qu'îl n'avait pas pouvoir de me délier, parce que le serment était raison­nable ; car le chevalier l'avait bien mérité. Et je vous mon­tre ces choses pour que vous vous gardiez de faire un serment qu'il ne convienne pas faire par raison ; car le sage dit : -- Qui volontiers jure, volontiers se parjure. #### Expédition contre Bélinas L'endemain, le roi alla camper devant la cité de Sur, que l'on appelle Tyr dans la Bible. Là le roi appela les riches hommes de l'armée, et leur demanda s'il serait bon qu'il allât prendre la cité de Bélinas avant qu'il allât à Sayette. Nous fûmes tous d'avis qu'il était bon que le roi y envoyât de ses gens, mais nul ne fut d'avis qu'il y allât en personne : à grand peine on l'en détourna. Il fut con­venu ainsi que le comte d'Eu irait, et monseigneur Philippe de Montfort, le sire de Sur, monseigneur Gilles le Brun, connétable de France, monseigneur Pierre le chambellan, le maître du Temple et sa communauté, le maître de l'Hôpital et sa communauté, et son frère aussi. Nous nous armâmes à la tombée de la nuit, et vînmes un peu après le point du jour, en une plaine qui est devant la cité qu'on appelle Bélinas ; et les anciennes Écritures l'appelèrent Césarée de Philippe. En cette cité jaillit une fontaine qu'on appelle Jour ; et au milieu des plaines qui sont devant la cité jail­lit une autre très belle fontaine qui est appelée Dan. Or il arrive que quand les deux ruisseaux de ces deux fontaines se joignent cela s'appelle le fleuve du Jourdain, là où Dieu fut baptisé. 141:79 D'accord avec le Temple, le comte d'Eu, l'Hôpital et les barons du pays qui étaient là, il fut convenu que le corps de bataille du roi (dans lequel corps j'étais alors, parce que le roi avait retenu avec lui les quarante chevaliers qui étaient en mon corps de bataille), et monseigneur Geoffroy de Sargines le prud'homme aussi irait entre le château et la cité, et que les barons du pays entreraient dans la cité à main gauche, et l'Hôpital à main droite ; et que le Tem­ple entrerait dans la cité droit par la voie où nous étions venus. Nous nous mîmes alors en mouvement jusqu'à ce que nous vînmes près de la cité ; et nous trouvâmes que les Sarrasins qui étaient dans la ville avaient déconfit les ser­gents du roi et les avaient chassés de la ville. Quand je vis cela, je vins au prud'homme qui était avec le comte d'Eu, et leur dis : -- Seigneurs, si vous n'allez là où on nous a commandé, entre la ville et le château, les Sarrasins nous occiront nos gens qui sont entrés dans la ville. Il était très périlleux d'y aller ; car le lieu là où nous devions aller était le plus périlleux ; car il y avait trois paires de murs secs à passer, et la côte était si raide qu'à peine un cheval y pouvait tenir pied ; et le tertre là où nous devions aller était garni de Turcs en grande foison à cheval. Tandis que je leur parlais, je vis que nos sergents à pied défaisaient les murs. Quand je vis cela, je dis à ceux à qui je parlais qu'on avait ordonné que le corps de bataille du roi irait là où les Turcs étaient, et que, puisqu'on l'avait commandé, j'irais. Je me dirigeai moi et deux de mes che­valiers vers ceux qui défaisaient les murs, et vis qu'un ser­gent à cheval croyait passer le mur, et que son cheval lui tomba sur le corps. Quand je vis cela, je descendis à pied et pris mon cheval par le frein. Quand les Turcs nous vi­rent venir, ainsi que Dieu le voulut, ils nous laissèrent la place là où nous devions aller. De cette place, là où les Turcs étaient, descendait une roche à pic dans la cité. Quand nous fûmes là et que les Turcs en furent partis, les Sarrasins qui étaient dans la cité se déconfirent, et laissè­rent la ville à nos gens sans débat. Tandis que j'étais là, le maréchal du Temple ouït dire que j'étais en péril ; alors il s'en vint en haut vers moi. Tandis que j'étais là en haut, les Allemands qui étaient dans le corps de bataille du com­te d'Eu, vinrent après moi ; et quand ils virent les Turcs à cheval qui s'enfuyaient vers le château, ils se mirent en mouvement pour aller après eux. Et je leur dis : -- Seigneurs, vous ne faites pas bien ; car nous sommes là où on nous a commandé, et vous allez outre le comman­dement. 142:79 #### Joinville en danger Le château qui est au-dessus de la cité a nom Subeite, et il est bien à une demi-lieue en haut dans les montagnes du Liban ; et le tertre qui monte au château est semé de grosses roches aussi grosses que des huches. Quand les Allemands virent qu'ils poursuivaient follement, ils s'en revinrent en arrière. Quand les Sarrasins virent cela, ils leur coururent sus à pied, et leur donnaient de dessus les roches de grands coups de leurs masses, et leur arrachaient les couvertures de leurs chevaux. Quand nos sergents qui étaient avec nous, virent le mal, ils commencèrent à s'ef­frayer ; et je leur dis que s'ils s'en allaient je les ferais re­trancher des gages du roi à tout jamais. Et ils me dirent : -- Sire, le jeu n'est pas égal entre nous ; car vous êtes à cheval et vous vous enfuirez ; et nous, nous sommes à pied, et les Sarrasins nous occiront. Et je leur dis : -- Seigneurs, je vous assure que je ne m'enfuirai pas car je demeurerai à pied avec vous. Je descendis et envoyai mon cheval avec les Templiers, qui étaient bien à une portée d'arbalète derrière. Pendant la retraite que les Allemands faisaient, les Sarrasins attei­gnirent d'un carreau à la gorge un mien chevalier, qui avait nom monseigneur Jean de Buffey ; et il tomba tout devant moi. Monseigneur Hugues d'Escoz, dont il était neveu, qui se montra très bien dans la Terre Sainte, me dit : -- Sire, venez nous aider pour reporter mon neveu en bas. -- Malheur, fis-je, à qui vous aidera ! car vous êtes allé là-haut sans mon commandement ; s'il vous en est mal ar­rivé, c'est à bon droit. Reportez-le en bas dans la voirie ; car je ne partirai pas d'ici jusques à tant que l'on me ren­voie quérir. Quand monseigneur Jean de Valenciennes ouït le péril où nous étions, il vint à monseigneur Olivier de Termes et aux autres chefs du Languedoc, et leur dit : -- Seigneurs, je vous prie et vous commande, de par le roi, que vous m'aidiez à quérir le sénéchal. Tandis qu'il s'en inquiétait ainsi, monseigneur Guillaume de Beaumont vint à lui et lui dit : Vous vous travaillez pour rien, car le sénéchal est mort. Et il répondit : -- Ou de sa Mort ou de sa vie je dirai des nouvelles au roi. Alors il se mit en marche, et vint vers nous là où nous étions montés dans la montagne ; et dès qu'il fut venu à nous, il me manda que je vinsse lui parler, et ainsi fis-je. 143:79 Alors Olivier de Termes me dit que nous étions là en grand péril ; car si nous descendions par où nous étions montés, nous ne le pourrions faire sans grande perte, parce que la côte était trop mauvaise, et que les Sarrasins nous descendraient sur le corps ; -- Mais si vous me voulez croire, je vous délivrerai sans perte. Je lui dis qu'il expliquât ce qu'il voulait, et que je le ferais. -- Je vous dirai, fit-il, comment nous échapperons. Nous nous en irons, dit-il, tout le long de la pente comme si nous devions aller vers Damas ; et les Sarrasins qui sont là croi­ront que nous les voulons prendre par derrière ; et quand nous serons en les plaines, nous piquerons des éperons au­tour de la cité ; et nous aurons passé le ruisseau avant qu'ils puissent venir vers nous ; et cependant nous leur ferons un grand dommage : car nous leur mettrons le feu en ces froments battus qui sont au milieu de ces champs. Nous fîmes ainsi qu'il nous expliqua ; et il fit prendre des cannes de quoi on fait des flûtes, et fit mettre des char­bons dedans, et dit de les ficher dans les froments battus. Et ainsi Dieu nous ramena en sauveté, grâce au conseil d'Oli­vier de Termes. Et sachez que quand nous vînmes au camp là où nos gens étaient, nous les trouvâmes tous désarmés : car il n'y en avait aucun qui eût pris garde à nous. Nous revînmes ainsi le lendemain à Sayette, là où le roi était. Nous trouvâmes que le roi en personne avait fait en­fouir le corps des chrétiens que les Sarrasins avaient occis, ainsi qu'il est dit plus haut. Et lui-même en personne por­tait les corps pourris et tout puants pour les mettre en terre dans les tosses, sans qu'il se bouchât les narines ; et les autres se les bouchaient. Il fit venir des ouvriers de toutes parts, et se remit à fortifier la cité de gros murs et de grandes tours ; et quand nous vînmes au camp, nous trouvâmes qu'il nous avait mesuré nos places, lui-même en personne, là où nous devions loger. Ma place il la prit près la place du comte d'Eu, parce qu'il savait que le comte d'Eu aimait ma compagnie. Je vous conterai les tours que le comte d'Eu nous jouait. J'avais fait une maison là où je mangeais, moi et mes che­valiers, à la clarté de la porte ; or la porte était du côté du comte d'Eu ; et lui qui était adroit, fit une petite baliste avec quoi il tirait dans ma maison ; et il faisait épier quand nous étions assis à manger, et dressait la baliste suivant la longueur de notre table, et la faisait tirer, et brisait nos pots et nos verres. 144:79 Je m'étais approvisionné de poules et de chapons ; et je ne sais qui lui avait donné une jeune ourse, laquelle il laissait aller avec mes poules et elle en avait tué une douzaine avant qu'on ne vint là et la femme qui les gardait battait l'ourse avec son jupon. #### Prise de Bagdad par les Tartares Tandis que le roi fortifiait Sayette, il vint des mar­chands dans le camp qui nous dirent et contèrent que le roi des Tartares avait pris la cité de Bagdad et le pape des Sar­rasins, qui était seigneur de la ville, lequel on appelait le calife de Bagdad. Les marchands nous contèrent la manière dont ils prirent la cité de Bagdad et le calife ; et la manière fut telle, que quand ils eurent assiégé la cité du calife, le roi manda au calife s'il ferait volontiers un mariage en­tre ses enfants et les siens ; et les conseillers du calife furent d'avis qu'il consentît au mariage. Et le roi des Tartares lui manda qu'il lui envoyât jusques à quarante personnes de son conseil et des plus grandes gens pour jurer le mariage ; et le calife le fit. Le roi des Tartares lui manda encore qu'il lui envoyât quarante des plus riches et des meilleurs hom­mes qu'il eût ; et le calife le fit. A la troisième fois, il lui manda qu'il lui envoyât quarante des meilleurs de sa com­pagnie, et il le fit. Quand le roi Tartare vit qu'il avait tous les principaux de la ville, il pensa que le menu peuple ne se pourrait défendre sans chef. Il fit couper la tête à tous les cent vingt riches hommes, et puis il fit assaillir la ville et la prit, et le calife aussi. Pour couvrir sa déloyauté et pour jeter sur le calife le blâme de la prise de la ville, qu'il avait faite, il fit prendre le calife et le fit mettre en une cage de fer, et le fit jeûner tant que l'on peut faire jeûner un homme sans qu'il en meure ; et puis il lui demanda s'il avait faim. Et le calife dit que oui ; car ce n'était pas merveille. Alors le roi des Tar­tares lui fit apporter un grand plat d'or chargé de joyaux avec des pierres précieuses, et lui dit : -- Connais-tu ces joyaux ? Et le calife lui répondit : -- Oui, ils furent à moi. Et il lui demanda s'il les aimait bien ; et il répondit que oui. -- Puisque tu les aimais tant, fit le roi des Tartares, or prends de cette quantité ce que tu voudras, et mange. Le calife lui répondit qu'il ne pourrait, car ce n'était pas une nourriture que l'on pût manger. Alors le roi des Tartares lui dit : 145:79 -- Or tu peux voir dans ce vase tes moyens de défense ; car si tu eusses donné ton trésor d'or, tu te fusses bien dé­fendu contre nous en dépensant ce trésor, qui te fait défaut dans le plus grand besoin que tu eusses jamais. Tandis que le roi fortifiait Sayette, j'allai à la messe au point du jour, et il me dit que je l'attendisse, parce qu'il voulait chevaucher, et ainsi fis-je. Quand nous fûmes aux champs, nous vînmes par-devant une petite église, et vîmes étant à cheval, un prêtre qui chantait la messe. Le roi me dit que cette église était faite en l'honneur du miracle que Dieu fit du diable qu'il chassa du corps de la fille de la femme veuve ; et il me dit que si je voulais, il y entendrait la messe que le prêtre avait commencée ; et je lui dis que cela me semblait bon à faire. Quand on en vint à donner la paix, je vis que le clerc qui aidait à chanter la messe était grand, noir, maigre et hérissé ; et j'eus crainte, s'il portait la paix au roi, que peut-être c'était un Assassin, un mauvais homme, et qu'il pourrait occire le roi. J'allai prendre la paix au clerc et la portai au roi. Quand la messe fut chantée et que nous fûmes montés sur nos chevaux, nous trouvâmes le légat dans les champs et le roi s'approcha de lui, et m'appela, et dit au légat : -- Je me plains à vous du sénéchal, qui m'apporta la paix et ne voulut pas que le pauvre clerc me l'apportât. Et je dis au légat la raison pourquoi je l'avais fait et le légat dit que j'avais très-bien-fait. Et le roi répondit : -- Vraiment, non ! Il y eut grande discussion entre eux deux, et ainsi je demeurai en paix. Et je vous ai conté cette histoire pour que vous voyiez sa grande humilité. De ce miracle que Dieu fit à la fille de la femme veuve, il en est parlé dans l'Évangile, qui dit que Dieu était, quand il fit le miracle, in *parte Tyri et Sidonis ;* car alors la cité que j'ai nommé Sur était appelée Tyr, et la cité que je vous ai nommée ci-devant Sayette, était appelée Sidon. #### Les envoyés du seigneur de Trébisonde et l'arrivée de la reine à Sayette Tandis que le roi fortifiait Sayette, vinrent à lui les mes­sagers d'un grand seigneur du fond de la Grèce, lequel se faisait appeler le grand Comnène et sire de Trébisonde. Ils apportèrent au roi divers joyaux en présent ; entre autre ils lui apportèrent des arcs de cormier, dont les coches en­traient au moyen de vis dans les arcs, et quand on les en tirait, on trouvait qu'elles étaient dehors très bien tranchantes et très bien faites. 146:79 Ils demandèrent au roi qu'il en­voyât une princesse de son palais à leur seigneur, qui la prendrait pour femme. Et le roi répondit qu'il n'en avait amené aucune d'outre-mer, et il leur conseilla d'aller à Constantinople vers l'empereur, qui était cousin du roi, et de lui demander qu'il leur baillât pour leur seigneur une femme qui fût du lignage du roi et du sien. Et le roi fit cela pour que l'empereur eût alliance avec ce grand et riche seigneur contre Vatace, qui alors était empereur des Grecs. La reine, qui était nouvellement relevée après la nais­sance de Madame Blanche dont elle était accouchée à Jaffa, arriva à Sayette ; car elle était venue par mer. Quand j'ouïs dire qu'elle était venue, je me levai de devant le roi et allai à sa rencontre, et l'amenai jusques au château. Et quand je revins au roi, qui était en sa chapelle, il me demanda si la reine et les enfants étaient bien portants ; et je lui dis que oui. Et il me dit : -- Je savais bien, quand vous vous levâtes de devant moi, que vous alliez au-devant de la reine, et pour cela j'ai fait attendre après vous pour le sermon. Et je vous rappelle ces choses parce que j'avais déjà été cinq ans auprès de lui, qu'il n'avait encore, que je susse, parlé de la reine ni des enfants à moi ni à d'autres ; et ce n'était pas une bonne manière, ainsi qu'il me semble, d'être étranger à sa femme et à ses enfants. #### D'un pauvre chevalier et de ses quatre fils Le jour de la Toussaint (1^er^ novembre 1253), j'invitai tous les riches hommes du camp à mon hôtel, qui était sur la mer ; alors un pauvre chevalier arriva dans une barque, avec sa femme et quatre fils qu'ils avaient. Je les fis venir manger à mon hôtel. Quand nous eûmes mangé, j'appelai les riches hommes qui étaient céans et leur dis : -- Faisons une grande aumône et déchargeons ce pauvre homme de ses enfants ; et que chacun prenne le sien, et j'en prendrai un. Chacun en prit un, et ils se disputaient pour l'avoir. Quand le pauvre chevalier vit cela, lui et sa femme com­mencèrent à pleurer de joie. Or il advint ainsi, que quand le comte d'Eu revint de l'hôtel du roi où il avait mangé, il vint voir les riches hommes qui étaient en mon hôtel et me prit mon enfant qui était de l'âge de douze ans, lequel servit le comte si bien et si loyalement que quand nous revînmes en France, le comte le maria et le fit chevalier. 147:79 Et toutes les fois que j'étais là où le comte était, il se pouvait à peine séparer de moi, et me disait : -- Sire, Dieu vous le rende ! car l'honneur où je suis, vous m'y avez mis. Quand à ses trois autres frères, je ne sais ce qu'ils de­vinrent. #### Pèlerinage de Joinville Je priai le roi qu'il me laissât aller en pèlerinage à Notre-Dame de Tortose, là où il y avait un très grand pèle­rinage, parce que c'est le premier autel qui jamais fut fait en l'honneur de la Mère de Dieu sur terre. Et Notre-Dame y faisait de bien grands miracles ; et entre autres il y avait un forcené qui avait le diable au corps. Au moment où ses amis, qui l'avaient amené là, priaient la Mère de Dieu qu'elle lui donnât la santé, l'ennemi qui était au-dedans lui répon­dit : -- Notre-Dame n'est pas ici, mais elle est en Égypte pour aider le roi de France et les chrétiens, qui aujourd'hui abor­deront à terre, à pied contre les mécréants à cheval. Le jour fut mis en écrit et apporté au légat ; car mon­seigneur me le dit de sa propre bouche. Et soyez certain qu'elle nous aida ; et elle nous eût plus aidés, si ne l'eus­sions offensée, elle et son Fils ainsi que je l'ai dit avant. Le roi me donna congé d'aller là, et me dit en plein con­seil que je lui achetasse cent camelins de diverses couleurs pour donner aux Cordeliers quand nous viendrions en France. Alors mon cœur se calma, car je pensai bien qu'il n'y demeurerait guère. Quand nous vînmes à Tripoli, mes chevaliers me demandèrent ce que je voulais faire des came­lins, priant que je le leur dise : -- Peut-être, répondis-je, les ai-je dérobés pour gagner ? Le prince de Tripoli (que Dieu absolve !) nous fit aussi grande fête et aussi grand honneur qu'il put ; et il eût fait à moi et à mes chevaliers de grands dons, si nous les eussions voulu prendre. Nous ne voulûmes rien prendre, excepté de ses reliques, desquelles j'apportai au roi avec les camelins que je lui avais achetés. De plus, j'envoyai à madame la reine, quatre camelins. Le chevalier qui les lui présenta, les porta entortillés dans une toile blanche. Quand la reine le vit entrer dans la cham­bre où elle était, elle s'agenouilla devant lui, et le chevalier s'agenouilla à son tour devant elle ; et la reine lui dit : -- Levez-vous sire chevalier, vous ne vous devez pas agenouiller, vous qui portez des reliques. Mais le chevalier dit : 148:79 -- Madame, ce ne sont pas des reliques, mais des came­lins que mon seigneur vous envoie. Quand la reine ouït cela, elle et ses demoiselles, elles commencèrent à rire ; et la reine dit à mon chevalier : -- Dites à votre seigneur que je lui souhaite le mauvais jour pour m'avoir fait agenouiller devant ses camelins. Tandis que le roi était à Sayette, on lui apporta une pierre qui se levait par écailles, la plus merveilleuse du monde ; car quand on levait une écaille, on trouvait entre les deux pierres la forme d'un poisson de mer. Le poisson était de pierre, mais il ne manquait rien à sa forme, ni yeux, ni arêtes, ni couleur, ni autre chose qui empêchât qu'il ne fût tel que s'il fût vivant. Le roi me donna une pierre, et je trouvai une tanche dedans, de couleur brune, et de telle façon qu'une tanche doit être. #### Le roi apprend la mort de sa mère : duretés de Blanche pour Marguerite A Sayette arriva au roi une nouvelle que sa mère était, morte. Il en montra un si grand deuil que de deux jours on ne put jamais lui parler. Après cela, il m'envoya quérir par un valet de chambre. Quand je vins devant lui en sa chambre, là où il était seul, et qu'il me vit, il étendit les bras et me dit : Ah ! Sénéchal, j'ai perdu ma mère ! Sire, je ne m'en étonne pas, fis-je car elle devait mourir ; mais je m'étonne que vous, qui êtes un homme sage, ayez montré si grand deuil ; car vous savez que quel­que chagrin que l'homme ait au cœur, rien ne lui en doit paraître sur le visage ; car celui qui le fait, en rend ses en­nemis joyeux, et en chagrine ses amis. Il lui fit faire beaucoup de beaux services religieux ou­tre-mer ; et après il envoya en France un sommier chargé de lettres de prières pour les églises, afin qu'elles priassent pour elle. Madame Marie de Vertus, très-bonne dame et très-sainte femme, me vint dire que la reine montrait un très-grand deuil, et me pria que j'allasse vers elle pour la réconforter. Et quand je vins là, je trouvai qu'elle pleurait, et je lui dis qu'il disait vrai celui qui dit que l'on ne doit pas croire aux femmes ; -- Car c'était la femme que vous haïssiez le plus et vous en montrez un tel deuil ! Et elle me dit que ce n'était pour la reine qu'elle pleu­rait, mais pour la peine que le roi avait du deuil qu'il mon trait, et pour sa fille (qui depuis fut reine de Navarre), qui était demeurée à la garde des hommes. 149:79 Les duretés que la reine Blanche fit à la reine Margue­rite, furent telles, que la reine Blanche ne voulait pas souf­frir, autant qu'elle le pouvait, que son fils fût en compa­gnie de sa femme, si ce n'est le soir quand il allait coucher avec elle. Les logis là où il plaisait le plus de demeurer pour le roi et la reine, c'était à Pontoise, parce que la chambre du roi était au-dessus, et la chambre de la reine au-dessous. Et ils avaient si bien accordé leurs affaires qu'ils tenaient leur parlement dans un escalier tournant, qui descendait d'une chambre dans l'autre. Et ils avaient leurs affaires si bien arrangées, que quand les huissiers voyaient venir la reine dans la chambre du roi son fils, ils frappaient la porte de leurs verges, et le roi s'en venait courant dans sa chambre, de peur que sa mère ne l'y trouvât pas ; et ainsi faisaient à leur tour les huissiers de la chambre de la reine Margue­rite quand la reine Blanche y venait, pour qu'elle y trouvât la reine Marguerite. Une fois le roi était auprès de la reine sa femme, et elle était en très-grand péril de mort, parce qu'elle était blessée d'un enfant qu'elle avait eu. La reine Blanche vint là, et prit son fils par la main, et lui dit : -- Venez-vous en, vous ne faites rien ici. Quand la reine Marguerite vit que la mère emmenait le roi, elle s'écria : -- Hélas ! vous ne me laisserez voir mon seigneur ni morte ni vive. Et alors elle se pâma, et l'on crut qu'elle était morte et le roi, qui crut qu'elle se mourrait, revint, et à grand peine on la remit en état. #### Retour en France Au moment où la cité de Sayette était presque toute for­tifiée, le roi fit faire plusieurs processions dans le camp, et à la fin des processions il demandait au légat de prier que Dieu ordonnât les affaires du roi selon sa volonté, afin que le roi fit ce qui serait le meilleur au gré de Dieu, ou de retourner en France ou de demeurer là. Après que les processions furent faites, le roi, en un mo­ment où j'étais assis avec les riches hommes du pays, m'ap­pela dans un préau et me fit tourner le dos de leur côté. Alors le légat me dit : -- Sénéchal, le roi se loue beaucoup de votre service, et bien volontiers vous procurerait profit et honneur ; et pour mettre, me dit-il, votre cœur à l'aise, il m'a dit que je dise qu'il a arrangé ses affaires pour aller en France à la Pâque qui vient. 150:79 Et je lui répondis : -- Que Dieu lui en laisse faire sa volonté ! Alors le légat me dit que je l'accompagnasse jusques à son hôtel. Alors il s'enferma dans sa garde-robe, lui et moi, sans plus, et me mit mes deux mains dans les siennes, et commença à pleurer très fort ; et quand il put parler, il me dit : -- Sénéchal, je suis très joyeux, et j'en rends grâces à Dieu, de ce que le roi et les autres pèlerins échappent du grand péril là où vous avez été en cette terre ; et je suis en grand chagrin de cœur de ce qu'il me faudra laisser en votre sainte compagnie, et aller à la cour de Rome au milieu de ces déloyales gens qui y sont. Mais je vous dirai ce que je pense à faire : je pense encore à tant faire que je demeure un an après vous ; et je désire dépenser tous mes deniers à fortifier le faubourg d'Acre, de sorte que je leur montrerai tout clair que je n'emporte point d'argent ; alors ils ne cour­ront pas après des mains vides. Je racontais une fois au légat deux péchés qu'un mien prêtre m'avait racontés ; et il me répondit en telle manière : -- Nul ne sait autant que moi les péchés déloyaux que l'on fait en Acre ; c'est pourquoi il faut que Dieu les venge de telle manière que la cité d'Acre soit lavée dans le sang de ses habitants, et qu'il y vienne après d'autres gens qui y habiteront. La prophétie du prud'homme est avérée en partie : car la cité est bien lavée dans le sang de ses habitants ; mais ceux-là n'y sont pas encore venus, qui y doivent habiter et que Dieu les y envoie bons, selon sa volonté ! Après ces choses, le roi me commanda que je m'allasse armer, moi et mes chevaliers. Je lui demandai pourquoi, et il me dit que c'était pour mener la reine et ses enfants jus­ques à Sur, qui était bien à sept lieues de là. Je ne lui répli­quai pas une parole ; et pourtant, le commandement était très périlleux : car nous n'avions alors ni paix ni trêve avec ceux d'Égypte, ni avec ceux de Damas. Par la miséricorde Dieu, nous y arrivâmes tout en paix, sans nul empêche­ment et à la tombée de la nuit, alors qu'il nous avait fallu deux fois descendre de cheval sur la terre de nos ennemis pour faire du feu et cuire des aliments, pour repaître et allaiter les enfants. Quand le roi partit de la cité de Sayette, qu'il avait for­tifiée de grands murs, et de grandes tours, et de grands fos­sés curés dehors et dedans, le patriarche et les barons du pays vinrent à lui et lui parlèrent en telle manière : 151:79 -- Sire, vous avez fortifié la cité de Sayette, et celle de Césarée et le bourg de Jaffa, ce qui est un grand profit pour la Terre sainte ; et vous avez beaucoup renforcé la cité d'Acre par les murs et les tours que vous y avez faits. Sire, nous avons considéré entre nous, et nous ne voyons pas que votre séjour puisse apporter de profit au royaume de Jéru­salem ; c'est pourquoi nous vous donnons avis et conseil d'aller en Acre au carême qui vient, et de réparer votre passage, afin que vous puissiez vous en aller en France après Pâques. Par le conseil du patriarche et des barons, le roi partit de Sayette et vint à Sur, là où la reine était ; et de là, nous vînmes à Acre à l'entrée du carême. Pendant tout le carême, le roi fit préparer ses vaisseaux pour revenir en France ; il y en avait treize, tant vaisseaux que galères. Les vaisseaux et les galères furent préparés en telle manière, que le roi et la reine s'embarquèrent sur leurs vaisseaux la veille de saint Marc, après Pâques, et nous eûmes bon vent au départ. Le jour de la Saint-Marc, le roi me dit qu'à pareil jour il était né ; et je lui dis qu'il pou­vait bien dire aussi qu'il était rené en cette journée, et qu'il était bien rené, quand il échappait de cette périlleuse terre. Le samedi, nous vîmes l'île de Chypre, et une montagne qui est en Chypre, qu'on appelle la montagne de la Croix. Ce samedi, il s'éleva une brume, et elle descendit de la terre sur la mer ; et pour cela nos mariniers crurent que nous étions plus loin de l'île Chypre que nous n'étions, parce qu'ils, voyaient la montagne par-dessus la brume ; et pour cela ils firent avancer hardiment d'où il advint ainsi que notre vaisseau heurta contre un banc de sable qui était sous l'eau. Or il advint que si nous n'eussions rencontré ce peu de sable là où nous heurtâmes, nous eussions heurté contre tout plein de roches qui étaient couvertes, là où notre vaisseau eût été tout brisé, et nous tous naufragés et noyés. Aussitôt le cri s'éleva sur le vaisseau, très-grand : car cha­cun criait hélas ! et les mariniers et les autres frappaient des mains, parce que chacun avait peur de se noyer. Quand j'ouïs cela, je me levai de mon lit où j'étais couché, et allai au château, avec les mariniers. Quand je vins là, frère Rémond, qui était templier et maître des mariniers, dit à un de ses valets : -- Jette la sonde ; et ainsi fit-il. Et dès qu'il l'eut jetée, il s'écria et dit : -- Hélas ! nous sommes à terre. Quand frère Rémond ouït cela, il déchira sa robe jus­ques à la ceinture, et se prit à s'arracher la barbe, et à crier : -- Hélas ! hélas ! En ce moment, un mien chevalier, qui avait nom mon­seigneur Jean de Monson, père de l'abbé Guillaume de Saint-Michel, eut pour moi une grande bonté, qui fut telle qu'il m'apporta sans mot dire un mien surcot fourré, et me la jeta sur le dos, parce que je n'avais pas ma cotte, Et je lui criais et lui dis : 152:79 -- Qu'ai-je à faire de votre surcot que vous m'apportez, quand nous nous noyons ? Et il me dit : -- Sur mon âme, sire, j'aimerais mieux que nous autres nous fussions tous noyés que s'il vous prenait par le froid une maladie dont vous dussiez mourir. Les mariniers s'écrièrent : -- Çà, la galère ! pour recueillir le roi. Mais de quatre galères que le roi avait là, il n'y eut pas de galère qui s'approchât ; en quoi ils firent très-sagement ; car il y avait bien huit cents per­sonnes dans le vaisseau, qui toutes eussent sauté dans les galères pour sauver leur vie, et ainsi les eussent coulées à fond. Celui qui avait la sonde la jeta une seconde fois, et revint à frère Rémond et lui dit que le vaisseau n'était plus sur le fond. Et alors frère Rémond l'alla dire au roi, ni était prosterné en croix, sur le pont du vaisseau, tout dé­chaussé, vêtu d'une simple cotte et tout échevelé (devant le corps de Notre-Seigneur qui était sur le vaisseau), comme un homme qui s'attendait bien à être noyé. Sitôt qu'il fut jour, nous vîmes devant nous la roche où nous eussions heurté, si le vaisseau n'eût heurté con­tre le banc de sable. Le matin, le roi envoya quérir les maîtres nautoniers des vaisseaux, lesquels envoyèrent quatre plongeurs au fond de la mer. Et ils plongèrent dans la mer ; et quand ils reve­naient, le roi et les maîtres nautoniers les entendaient l'un après l'autre, de sorte que l'un des plongeurs ne savait pas ce que l'autre avait dit : toutefois, on trouva par les quatre plongeurs que dans le frottement de notre vaisseau sur le sable, le sable en avait bien ôté trois toises de la quille sur quoi le vaisseau était construit. Alors le roi appela les maîtres nautoniers devant nous, et leur demanda quel conseil ils donneraient pour le coup que son vaisseau avait reçu. Ils se consultèrent ensemble, et conseillèrent au roi de descendre du vaisseau là où il était, et d'entrer dans un autre. -- Et nous vous donnons ce conseil, car nous croyons certainement que tous les ais de votre vaisseau sont tous disloqués, c'est pourquoi nous craignons que, quand votre vaisseau viendra en haute mer, il ne puisse soutenir le choc des vagues sans qu'il se mette en pièces. Car il advint de même quand nous vînmes de France, qu'un vaisseau heurta aussi ; et quand il vint en haute mer, il ne put soutenir le choc des vagues, mais il se rompit ; et tous ceux qui étaient sur le vaisseau périrent, excepté une femme et son enfant qui échappèrent sur un débris du vaisseau. 153:79 Et je vous suis témoin qu'ils disaient vrai : car je vis à l'hôtel du comte de Joigny, dans la cité de Baffe, la femme et l'enfant que le comte nourrissait. Alors le roi demanda à monseigneur Pierre le chambel­lan, à monseigneur Gilles le Brun, connétable de France, à monseigneur Gervais d'Escraines, qui était maître queux du roi, à l'archidiacre de Nicosie, qui portait son sceau et qui depuis fut cardinal et à moi, ce que nous lui conseillions sur ces choses. Et nous lui répondîmes que sur toutes les choses de ce monde on devait croire ceux qui en savaient la plus : -- Nous vous conseillons donc, quant à nous, de faire ce que les nautoniers vous conseillent. Alors le roi dit aux nautoniers : -- Je vous demande sur votre honneur, au cas que le vaisseau fut vôtre et qu'il fût chargé de marchandises à vous, si vous en descendriez ? Et ils répondirent tous ensemble que non, parce qu'ils aimeraient mieux mettre leur personne en aventure de se noyer que d'acheter un vaisseau quatre mille livres et plus. -- Et pourquoi me conseillez-vous de descendre ? -- Parce que, firent-ils le jeu n'est pas égal ; car ni or ni argent ne peut valoir le prix de votre personne, de votre femme et de vos enfants qui sont céans ; et pour cela nous ne vous conseillons pas de vous mettre, ni vous ni eux, en aventure. Le roi dit alors : -- Seigneurs, j'ai ouï votre avis et l'avis de mes gens ; or je vous dirai à mon tour le mien qui est tel, que si je des­cends du vaisseau, il y a céans cinq cents personnes et plus qui demeureront dans l'île de Chypre, par peur du péril de leur corps (car il n'y en a pas un qui n'aime autant sa vie que je fais la mienne), et qui jamais, par aventure, ne rentreront dans leur pays. C'est pourquoi j'aime mieux mettre en la main de Dieu ma personne, et ma femme et mes en­fants, que de causer tel dommage à un aussi grand nombre de gens qu'il y a céans. Le grand dommage que le roi eût causé aux gens qui étaient en son vaisseau, on peut le voir par Olivier de Termes, qui était sur le vaisseau du roi ; lequel était un des hommes les plus hardis que j'eusse jamais vu, et qui était le mieux montré dans la Terre sainte : il n'osa demeurer avec nous par peur de se noyer ; mais il demeura à Chypre, et eut tant d'empêchements qu'il se passa un an et demi avant qu'il revînt près du roi ; et pourtant c'était un grand et riche homme, et qui pouvait bien payer son passage. Or, regardez ce qu'eussent fait de petites gens qui n'eussent pas eu de quoi payer, quand un tel homme eut si grand empê­chement. 154:79 De ce péril, dont Dieu nous avait réchappés, nous tom­bâmes dans un autre ; car le vent qui nous avait jetés sur Chypre, là où nous dûmes être noyés, s'éleva si fort et si horrible qu'il nous poussait avec force sur l'île de Chypre, car les mariniers jetèrent leur ancre contre le vent, et ne purent jamais arrêter le vaisseau jusques à tant qu'ils en eussent apporté cinq. Il fallut abattre les parois de la cham­bre du roi, et il n'y avait personne dedans qui y osât demeu­rer, de peur que le vent ne les emportât à la mer. En ce mo­ment le connétable de France, monseigneur Gilles le Brun, et moi, nous étions couchés dans la chambre du roi ; et en ce moment la reine ouvrit la porte de la chambre, et crut trouver le roi dans la sienne. Et je lui demandai ce qu'elle était venue quérir : elle dit qu'elle était venue parler au roi, pour qu'il promît à Dieu ou à ses saints, quelque pèle­rinage par quoi Dieu nous délivrât de ce péril là où nous étions ; car les mariniers avaient dit que nous étions en péril de nous noyer. Et je lui dis : -- Madame, promettez le voyage à monseigneur Nicolas de Varangeville, et je vous suis garant pour lui que Dieu vous ramènera en France, vous et le roi, et vos enfants. -- Sénéchal, fit-elle, vraiment je le ferais volontiers mais le roi est si bizarre que s'il savait que je l'eusse pro­mis sans lui, il ne me laisserait jamais aller. -- Vous ferez une chose, c'est que si Dieu vous ramène en France, vous lui promettrez un vaisseau d'argent de cinq marcs, pour le roi, pour vous et pour vos trois enfants ; et je vous suis garant que Dieu vous ramènera en France ; car je promis à saint Nicolas que s'il vous réchappait de ce péril, là où nous avions été la nuit, je l'irai prier de Join­ville à pied et déchaussé. Et elle me dit que pour le vaisseau d'argent de cinq marcs, elle le promettait à saint Nicolas, et me dit que je lui en fusse garant ; et je lui dis que je le ferais volontiers. Elle partit de là et ne tarda qu'un peu ; puis elle revint à nous et me dit : -- Saint Nicolas nous a garantis de ce péril ; car le vent est tombé. Quand la reine (que Dieu absolve !) fut revenue en France, elle fit faire le vaisseau d'argent à Paris ; et sur le vaisseau étaient le roi, la reine et les trois enfants tout d'argent ; le marinier, le mât et les cordages, tout d'argent ; et les voiles toutes cousues de fil d'argent ; et la reine me dit que la façon avait coûté cent livres. Quand le vaisseau fut fait, la reine me l'envoya à Joinville pour le faire conduire jusques à saint-Nicolas, et ainsi fis-je ; et je le vis encore à saint-Nicolas quand nous menâmes la sœur du roi à Haguenau, au roi d'Allemagne. 155:79 Or revenons à notre matière, et disons ainsi, qu'après que nous fûmes échappés de ces deux périls le roi s'assit sur le bord du vaisseau et me fit asseoir à ses pieds, et me dit ainsi : -- Sénéchal, notre Dieu nous a bien montré son grand pouvoir ; car un de ces petits vents (non pas le maître des quatre vents) faillit noyer le roi de France, sa femme et ses enfants, et toute sa compagnie ; or, nous lui devons savoir gré et rendre grâces pour le péril dont il nous a délivrés. -- Sénéchal, fit le roi, quand, de telles tribulations ou de grandes maladies, ou d'autres persécutions adviennent aux gens, les saints disent que ce sont les menaces de Notre-Seigneur ; car de même que Dieu dit à ceux qui réchappent de grandes maladies : « Or vous voyez bien que je vous eusse fait mourir, si j'eusse voulu » ; ainsi peut-il nous dire. « Vous voyez bien que je vous eusse noyés, si j'eusse vou­lu. » Or nous devons, fit le roi, regarder à nous de peur qu'il n'y ait rien qui lui déplaise à cause de quoi il nous ait ainsi épouvantés ; et si nous trouvons rien qui lui déplaise, il faut que nous le mettions dehors ; car si nous faisions au­trement après cette menace qu'il nous a faite, il frappera sur nous par la mort ou par quelque autre grand malheur, au dommage de nos corps et de nos âmes. Le roi dit : -- Sénéchal, le saint dit : « Seigneur Dieu, pourquoi nous menaces-tu ? Car si tu nous avais tous perdus, tu n'en serais déjà pas pour cela plus pauvre ; et si tu nous avais tous gagnés, tu n'en serais déjà pas plus riche pour cela ? D'où nous pouvons voir, fait le saint, que ces menaces que Dieu nous fait, ne sont pas pour accroître son profit ou pour détourner son dommage ; mais seulement à cause du grand amour qu'il a pour nous, il nous éveille par ses menaces, pour que nous voyions clair à nos défauts, et que nous ôtions ce qui lui déplaît. » Or faisons-le ainsi, dit le roi, et nous ferons sagement. Nous partîmes de l'île de Chypre après que nous eûmes pris dans l'Italie de l'eau fraîche et autres choses dont nous avions besoin. Nous vînmes à une île qu'on appelle Lampe­douse, là où nous prîmes tout plein de lapins ; et nous trou­vâmes un ermitage ancien dans les roches, et trouvâmes les jardins qu'y avaient fait les ermites qui y demeurèrent anciennement : il y avait des oliviers, des figuiers, des ceps de vigne et d'autres arbres. Le ruisseau de la fontaine courait parmi le jardin. Le roi et nous nous allâmes jusques au bout du jardin, et trouvâmes sous une première voûte un oratoire blanchi à la chaux, et une croix vermeille de terre. 156:79 Nous entrâmes sous la seconde voûte, et trouvâmes deux corps de gens morts dont la chair était toute pourrie ; les côtes se tenaient encore toutes ensemble et les os des mains étaient sur leurs poitrines, et ils étaient couchés vers l'orient, de la manière que l'on met les corps en terre. Au moment de nous rembarquer dans notre vaisseau, il nous manqua un de nos mariniers ; à cause de quoi le maître de la nef crût qu'il était demeuré là pour être ermite ; et pour cela Nicolas de Soisi, qui était maître sergent du roi, laissa trois sacs de biscuits sur le rivage, pour que celui-là les trouvât et en vécût. Quand nous fûmes partis de là, nous vîmes une grande île en mer qui avait nom Pantalarée, et était peuplée de Sarrasins qui étaient sous la sujétion du roi de Sicile et du roi de Tunis. La reine pria le roi qu'il y envoyât trois galères pour prendre du fruit pour ses enfants ; et le roi le lui octroya, et commanda aux galères que quand le vais­seau du roi passerait par-devant l'île, elles fussent toutes prêtes à venir à lui. Les galères entrèrent dans l'île par un port qui y était ; et il advint que quand le vaisseau du roi passa par-devant le port, nous n'ouïmes aucunes nouvelles de nos galères. Alors les mariniers commencèrent à murmu­rer l'un à l'autre. Le roi les fit appeler, et leur demanda ce qu'il leur semblait que les Sarrasins avaient pris ses gens et les galères. -- Mais nous vous donnons l'avis et le conseil, sire, de ne pas vous attendre ; car vous êtes entre le royaume de Sicile et le royaume de Tunis, qui ne vous aiment guère ni l'un ni l'autre ; et si vous nous laissez naviguer, nous vous au­rons passé ce détroit. -- Vraiment, fit le roi je ne vous en croirai pas de laisser mes gens entre les mains des Sarrasins sans que je fasse au moins tout mon possible pour les délivrer. Et je vous com­mande que vous tourniez vos voiles et que nous leur allions courir sus. Et quand la reine ouït cela, elle commença à montrer un très-grand deuil, et dit : -- Hélas ! c'est moi qui ait fait tout cela. Tandis que l'on tournait les voiles du vaisseau du roi et des autres, nous vîmes les galères sortir de l'île. Quand elles vinrent près du roi, le roi leur demanda pourquoi ils avaient fait cela ; et ils répondirent qu'ils n'en pouvaient mais, que ceux qui le firent c'étaient des fils de bourgeois de Paris, dont il en avait six, qui mangeaient des fruits des jardins ; c'est pourquoi les mariniers ne les pouvaient avoir, et ils ne les voulaient pas laisser. Alors le roi commanda qu'on les mit dans la chaloupe ; et alors ils commencèrent à crier et à braire : 157:79 -- Sire, pour Dieu, rançonnez-nous de tout ce que nous avons, pourvu que vous ne nous mettiez pas là où l'on met les meurtriers et les larrons ; car cela nous serait à jamais reproché. La reine et nous tous fîmes notre possible pour que le roi se voulût désister ; mais jamais le roi ne voulut écouter personne ; ils y furent mis et y demeurèrent jusques à tant que nous fûmes à terre. Ils y furent en tel danger, que quand la mer devenait grosse, les vagues leur volaient par-dessus la tête, et ils devaient s'asseoir de peur que le vent ne les emportât dans la mer. Et ce fut à bon droit, car leur gloutonnerie nous fit tel dommage que nous en fûmes retar­dés de huit bonnes journées, parce que le roi fit tourner les vaisseaux devant derrière. Avant que nous vinssions à terre, une autre aventure nous advint en mer qui fut telle, qu'une des béguines de la reine, quand elle eut couché la reine, ne prit pas garde, et jeta l'étoffe de quoi elle avait entortillé la tête, auprès de la pêle de fer où la chandelle de la reine brûlait ; et quand elle fut allée coucher dans la chambre au-dessous de la cham­bre de la reine, là où les femmes couchaient, la chandelle brûla tant que le feu prit à l'étoffe, et de l'étoffe il prit aux toiles dont les draps de la reine étaient couverts. Quand la reine s'éveilla, elle vit la chambre tout embrasée de feu, et sauta toute nue, et prit l'étoffe et la jeta tout en feu à la mer, et prit les toiles et les éteignit. Ceux qui étaient dans la chaloupe, crièrent à demi-voix : -- Le feu ! le feu ! Je levai la tête et vis que l'étoffe brûlait encore flambant tout clair sur la mer, qui était très calme. Je revêtis ma cotte au plus tôt que je pus, et allai m'asseoir avec les mariniers. Tandis que j'étais assis là, mon écuyer, qui cou­chait devant moi, vint à moi et me dit que le roi était éveil­le, et qu'il avait demandé là où j'étais. -- Et je lui avais répondu, dit-il, que vous étiez dans les chambres ; et le roi me dit : « Tu mens ». Tandis que nous parlions là, voilà maître Geoffroy, le clerc de la reine, qui me dit : -- Ne vous effrayez pas, car il est ainsi advenu. Et je lui dis : -- Maître Geoffroy, allez dire à la reine que le roi est éveillé et qu'elle aille vers lui pour l'apaiser. Le lendemain, le connétable de France et monseigneur Pierre le chambellan et monseigneur Gervais le panetier dirent au roi : -- Qu'y a-t-il eu cette nuit que nous ouïmes parler de feu ? Et je ne dis mot. Et alors le roi dit : 158:79 -- Il faut que cela se trouve bien mal que le sénéchal soit plus caché que je ne suis ; et je vous conterai, dit le roi, ce que c'est, et comment nous faillîmes être tous brû­lés cette nuit. Et il leur conta comment ce fut, et me dit : -- Sénéchal, je vous commande que vous ne vous cou­chiez pas dorénavant jusques à tant que vous ayez éteint tous les feux de céans, excepté le grand feu qui est dans la soute du vaisseau. Et sachez que je ne me coucherai pas jusques à tant que vous reveniez à moi. Et ainsi fis-je tant que nous fûmes en mer ; et quand je revenais, alors le roi se couchait. Une autre aventure nous advint en mer ; car monsei­gneur Dragonet, riche homme de Provence, dormait le ma­tin dans son vaisseau, qui était bien une lieue en avant du nôtre ; et il appela un sien écuyer et lui dit : -- Va boucher cette ouverture, car le soleil me frappe au visage. Celui-ci vit qu'il ne pouvait boucher cette ouverture s'il ne sortait du vaisseau : il sortit du vaisseau. Tandis qu'il allait boucher l'ouverture, le pied lui faillit, et il tomba dans l'eau ; et ce vaisseau n'avait pas de chaloupe, car le vaisseau était petit : bientôt le vaisseau fut loin. Nous qui étions sur le vaisseau du roi, nous le vîmes, et nous croyions que c'était un paquet ou une barrique, parce que celui qui était tombé à l'eau ne songeait pas à s'aider. Une des galères du roi le recueillit et l'apporta sur notre vais­seau, là où il nous conta comment cela lui était advenu. Je lui demandai comment il se faisait qu'il ne songeait pas à s'aider pour se sauver, ni en nageant ni d'autre manière, il me répondit qu'il n'était nulle nécessité ni besoin qu'il songeât à s'aider ; car sitôt qu'il commença à tomber, il se recommanda à Notre-Dame, et elle le soutint par les épau­les dès qu'il tomba jusques à tant que la galère du roi le recueillit. En l'honneur de ce miracle, je l'ai fait peindre à Joinville en ma chapelle et sur les verrières de Blécourt. Après que nous eûmes été dix semaines en mer, nous abordâmes à un port qui étaient à deux lieues du château appelé Hyères, qui était au comte de Provence, qui depuis fut roi de Sicile. La reine et tout le conseil furent d'accord que le roi descendît là, parce que la terre était à son frère. Le roi nous répondit qu'il ne descendrait pas de son vais­seau jusques a tant qu'il viendrait à Aigues-Mortes, qui était en sa terre. Le roi nous tint en ce point le mercredi et le jeudi, que nous ne le pûmes jamais vaincre. Dans ces vaisseaux de Marseille il y a deux gouvernails, qui sont attachés à deux barres si merveilleusement, qu'aussi vite que l'on aurait tourné un roussin, l'on peut tourner le vaisseau à droite et à gauche. Le roi était assis le vendredi sur l'une des barres des gouvernails et il m'appela et me dit : 159:79 -- Sénéchal, que vous semble de cette affaire ? Et je lui dis : -- Sire, il serait bien juste qu'il vous en advînt comme il fit à madame de Bourbon, qui ne voulut pas descendre en ce port, mais se remit en mer pour aller à Aigues-Mortes, et demeura depuis sept semaines sur mer. Alors le roi appela son conseil et leur dit ce que je lui avais dit, et leur demanda ce qu'ils conseillaient de faire, et tous furent d'avis qu'il descendît ; car il n'agirait pas sagement s'il mettait sa personne, sa femme et ses enfants en aventure de mer après qu'il en était hors. Le roi se rendit au conseil que nous lui donnâmes, de quoi la reine fut très joyeuse. Le roi débarqua au château d'Hyères, ainsi que la reine et ses enfants. Tandis que le roi séjournait à Hyères afin de se procurer des chevaux pour venir en France, l'abbé de Cluny, qui depuis fut évêque d'Olive, lui fit présent de deux palefrois qui vaudraient bien aujourd'hui cinq cents livres, un pour lui et l'autre pour la reine. Quand il lui eut fait ce présent, alors il dit au roi : -- Sire, je viendrai demain vous parler de mes affaires. Quand vint le lendemain, l'abbé revint ; le roi l'ouït très-attentivement et très-longuement. Quand l'abbé fut parti, je vins au roi et lui dis : -- Je veux vous demander, s'il vous plait, si vous avez ouï plus débonnairement l'abbé de Cluny parce qu'il vous donna hier ces deux palefrois. Le roi pensa longuement, et me dit : -- Vraiment oui. -- Sire, fis-je, savez-vous pourquoi je vous ai fait cette demande ? Pourquoi ? fit-il. Sire, fis-je, c'est parce que je vous donne avis et conseil que vous défendiez à tous vos conseillers jurés, quand vous viendrez en France de ne rien prendre de ceux qui ont affaire par-devant vous ; car soyez certain que s'ils prennent, ils en écouteront plus volontiers et plus at­tentivement ceux qui leur donneront, ainsi que vous avez fait pour l'abbé de Cluny. Alors le roi appela tout son conseil, et leur rapporta aussitôt ce que je lui avais dit ; et ils lui dirent que je lui avais donné un bon conseil. 160:79 Le roi, ouït parler d'un cordelier qui avait nom frère Hugues, et pour le grand renom qu'il avait le roi envoya quérir ce cordelier pour l'ouïr parler. Le jour qu'il vint à Hyères, nous regardâmes au chemin par où il venait, et vîmes qu'une très grande foule d'hommes et de femmes le suivait à pied. Le roi le fit prêcher. Le commencement du sermon fut sur les religieux, et il dit ainsi : -- Seigneurs, dit-il, je vois trop de religieux à la cour du roi, en sa compagnie. Et sur ces paroles il ajouta : -- Moi tout le premier ; et je dis qu'ils ne sont pas en état de se sauver, ou les saintes Écritures nous mentent, ce qui ne peut être. Car les saintes Écritures nous disent que le moine ne peut vivre hors de son cloître sans péché mortel, pas plus que le poisson ne peut vivre sans eau. Et si les religieux qui sont avec le roi disent que ce soit un cloître, je leur dis que c'est le plus large que j'aie jamais vu ; car il s'étend en deçà de la mer et au-delà. S'ils disent qu'en ce cloître on peut mener une vie âpre pour sauver son âme, sur cela je ne les crois pas, surtout quand j'ai mangé avec eux une grande foison de divers mets de viande, et bu de bons vins forts et clairs ; à cause de quoi je fus certain que s'ils eussent été en leur cloître, ils n'eussent pas été si à l'aise qu'ils sont avec le roi. Il enseigna au roi en son sermon comment il se devait conduire au gré de son peuple ; et à la fin de son sermon il dit ainsi qu'il avait lu la Bible et les livres qui vont à côté de la Bible, et qu'il n'avait jamais vu, ni au livre des croyants, ni au livre des mécréants, que nul royaume ou nulle seigneurie fût jamais perdue ou passée d'une seigneu­rie à une autre ou d'un roi à un autre excepté par défaut de justice. -- Or que le roi prenne garde, fit-il, puisqu'il s'en va en France, à faire si bien justice à son peuple qu'il en conserve l'amour de Dieu, de telle manière que Dieu ne lui ôte pas le royaume de France pour la vie. Je dis au roi qu'il ne lui laissât pas quitter sa compa­gnie, tant qu'il pourrait ; il me dit qu'il l'en avait déjà prié, mais frère Hugues n'en voulait rien faire à cause du roi. Alors le roi me prit par la main, et me dit : -- Allons encore le prier. Nous vînmes à lui, et je lui dis : -- Sire, faites ce que mon seigneur vous demande, et demeurez avec lui tant qu'il sera en Provence. Et il me répondit très en colère : -- Certes, sire, je ne le ferai pas ; mais j'irai en tel lieu là où Dieu m'aimera mieux voir qu'il ne serait en la compagnie du roi. 161:79 Il demeura un jour avec nous, et le lendemain s'en alla. Or, l'on m'a dit depuis qu'il gît en la cité de Marseille, là où il fait beaucoup de beaux miracles. Le jour où le roi partit d'Hyères, il descendit à pied du château, parce que la côte était trop roide, et il alla tant à pied que, parce qu'il ne put avoir son palefroi, il lui fallut monter sur le mien. Et quand son palefroi fut venu, il courut sus très-irrité à Ponce écuyer, et quand il l'eut bien tancé, je lui dis : -- Sire, vous devez beaucoup passer à Ponce l'écuyer car il a servi votre aïeul, et votre père, et vous. -- Sénéchal, fit-il, il ne nous a pas servis, c'est nous qui l'avons servi quand nous l'avons souffert près de nous avec les mauvaises qualités qu'il a. Car le roi Philippe, mon aïeul, me dit qu'on devait récompenser ses gens, l'un plus, l'autre moins, selon qu'ils servent ; et il disait encore que nul ne pouvait être bon gouverneur de terre, s'il ne savait aussi hardiment refuser qu'il saurait donner. Et je vous apprends ces choses, dit-il, parce que le siècle est si avide de demander qu'il y a peu de gens qui regardent au salut de leurs âmes ou à l'honneur de leurs personnes, pourvu qu'ils puissent attirer le bien d'autrui par-devers eux, soit à tort soit à raison. Le roi s'en vint par le comté de Provence jusques à une cité qu'on appelle Aix en Provence, là où l'on disait que gisait le corps de la Magdeleine ; et nous fûmes sous une voûte de roches très-haute, là où l'on disait que la Magde­leine avait été en ermitage sept ans. Quand le roi vint à Beaucaire, et que je le vis sur sa terre et en son domaine, je pris congé de lui, et m'en vins par chez la dauphine de Viennoi, ma nièce, et par chez le comte de Chalon, mon oncle, et par chez le comte de Bourgogne son fils. Et quand j'eus demeuré quelque temps à Joinville et que j'eus fait mes affaires, je me rendis vers le roi, lequel je trouvai à Soissons ; et il me fit grande fête que tous ceux qui étaient là s'en émerveillèrent. Je trouvai là le comte Jean de Bre­tagne et la fille du roi Thibaut, sa femme, qui offrit de faire hommage au roi de tous les droits qu'elle devait avoir en Champagne ; et le roi l'ajourna ainsi que le roi Thibaut de Navarre, deuxième du nom, au parlement qui se tenait à Paris, pour ouïr les parties et leur faire droit. Le roi de Navarre vint au Parlement avec son conseil, et le comte de Bretagne aussi. A ce parlement, le roi Thibaut demanda pour en faire sa femme, Madame Isabelle, la fille du roi. Malgré les paroles que nos gens de Champa­gne débitaient par derrière moi, pour l'amour qu'ils avaient vu que le roi m'avait montré à Soissons, je ne laissai pas pour cela de venir au roi de France pour parler dudit mariage. 162:79 -- Allez, dit le roi, faites la paix avec le comte de Bre­tagne, et puis nous ferons notre mariage. Et je lui dis qu'il ne devait pas pour cela le laisser. Et il me répondit qu'à aucun prix il ne ferait le mariage jusques à tant que la paix fût faite, pour que l'on ne dît pas qu'il mariait les enfants en déshéritant les barons. Je rapportai ces paroles à la reine Marguerite de Navar­re et au roi, son fils, et à leurs autres conseillers ; et quand ils ouïrent cela, ils se hâtèrent de faire la paix. Et après que la paix fut faite, le roi de France donna au roi Thibaut, sa fille ; et les noces se firent à Melun, grandes et solen­nelles ; et de là le roi Thibaut l'amena à Provins, où l'en­trée se fit avec une grande foison de barons. (*A suivre*) JOINVILLE. 163:79 ### L'ingratitude des chrétiens (II) *JÉSUS A DIT* (*Jean XVII*)*, remarquons le c'est quelques heures, une heure seulement peut-être avant l'agonie, l'arrestation et le procès :* « Mais à présent (ô Père) je vais à toi, et je parle ainsi dans le monde, afin qu'ils aient en eux-mêmes la plénitude de ma joie. Je leur ai donné ta parole et le monde les a haïs parce qu'ils ne sont pas du monde, comme je ne suis pas du monde... Je ne prie pas pour que tu les enlèves du monde mais pour que tu les gardes du mal ». *C'est le cas de Job exac­tement. Dieu a permis qu'il fût éprouvé sévèrement et il lui con­serve la vie. Jésus continue :* « *Sanctifie-les dans la vérité ; c'est ta parole qui est la vérité...* et je me consacre moi-même pour eux *afin qu'ils soient eux aussi sanctifiés dans la vérité* »*.* *Voilà les paroles qui ont manqué à Job. Le sens du mot* con­sacrer *est très fort. Aujourd'hui le sens en est affaibli parce qu'on dit d'un homme qu'il s'est consacré à la recherche des tuiles gallo-romaines dans son canton. Mais Jésus veut dire qu'une victime va mourir sur l'autel parce qu'elle est vouée à Dieu. Il dit qu'il va mourir volontairement pour que ses disciples puis­sent vivre saintement dans la vérité.* 164:79 *Job vit saintement et certainement par grâce ; par une grâce prévue de toute éternité et payée par Jésus. Il n'est pas parfait, la révélation n'étant pas achevée, il ne comprend pas... En cela il représente l'Attente des peuples que l'Église célèbre, avant Noël. Voyons comme il s'exprime :* JOB 6, 2. -- « *Oh, s'il était possible de peser mon affliction... C'est pourquoi mes paroles vont jusqu'à la folie, car les flèches du Tout Puissant me transpercent.* 8. -- *qui me donnera que mes vœux s'accomplissent... que Dieu daigne me briser*. 21. -- *Ainsi vous me manquez à cette heure ; à la vue de l'infortune vous fuyez épouvantés.* (La douleur le rend injuste puisque ses amis étaient venus pour le consoler.) 26. -- *Voulez-vous censurer des mots ? Les discours échappés au désespoir sont la proie du vent.* JOB 7, 20. -- *Si j'ai péché que puis-je faire, ô gardien des hommes... Que ne pardonnes-tu mon offense ? Que n'oublies-tu mon iniqui­té ? Car bientôt je dormirai dans la poussière, tu me chercheras et je ne serai plus.* Baldad répond : JOB 8. -- *Jusqu'à quand tes paroles seront-elles comme un souffle de tempête ?* 20. -- *Non, Dieu ne rejette pas l'innocent... Il remplira ta bouche d'éclats de rire... tes ennemis seront couverts de honte et la tente des pécheurs disparaîtra.* JOB 9, 2 : *Je sais bien qu'il en est ainsi. Comment l'homme serait-il juste vis-à-vis de Dieu.* 14. -- *Et moi je songerais à lui répondre ? à choisir mes pa­roles pour discuter avec lui ?* 15. -- *Aurais-je pour moi la justice je ne répondrais pas, j'implorerais la clémence de mon juge. Même s'il se rendait à mon appel, je ne croirais pas qu'il eût écouté ma voix ; lui qui me brise comme un tourbillon et multiplie mes blessures sans motif.* 21. -- *Innocent ! Je le suis ; je ne tiens pas à l'existence et ma vie, m'est à charge. Il n'importe après tout ; c'est pourquoi j'ai dit :* « *Il fait périr également le juste et l'impie* »*. Si le fléau tuait d'un seul coup ! Hélas, il se rit des épreuves de l'innocent. La terre est livrée aux mains du méchant. Dieu voile la face de ses juges -- si ce n'est lui, qui est-ce donc ?* 165:79 JOB 10. 5. -- *Tes jours sont-ils comme les jours de l'homme... pour que tu recherches mon iniquité... quand tu sais que le ne suis pas coupable et que nul ne peut me délivrer de ta main ?* 8. -- *Tes mains m'ont façonné et tu voudrais me détruire...* 15. -- *Suis-je coupable, malheur à moi ! Suis-je innocent, je n'ose lever la tête, rassasié de honte et voyant ma misère !* SOPHAR 11. 1 : *Alors Sophar de Naama prit la parole et dit :* *...Le bavard aura-t-il raison ?* *...Tu as dit à Dieu :* « *Ma pensée est la vraie et je suis irréprochable devant toi* »*.* 5 : *Oh si Dieu voulait parler... S'il te révélait les secrets de sa sagesse... tu verrais alors qu'il oublie une part de tes crimes.* 11 : *Car il connaît les pervers : il découvre l'iniquité avant qu'elle ne s'en doute.* 13 : *Pour toi, si tu diriges ton cœur... si tu éloignes l'iniquité qui est dans tes mains... tu seras inébranlable et tu ne craindras pas.* (Jésus a été jugé par les Pharisiens comme Job l'a été par ses amis. Comme Job il se plaindra « Eli, eli, lamma sabactani ! ») JOB 12. -- *Vraiment, avec vous mourra la sagesse !... qui ne sait les choses que vous dites. Je suis la risée de mes amis, moi qui invoquais Dieu et à qui Dieu répondait... Honte au malheur ! C'est la devise des heureux.* (Suit une ode sur la puissance de Dieu et Job dans sa douleur se contredit une fois de plus et ajoute :) 13\. 2. -- *Ce que vous savez moi aussi je le sais... Mais je veux parler au tout puissant, je veux plaider ma cause avec Dieu. Car vous n'êtes que des charlatans, vous êtes des médecins inutiles. Que ne gardiez-vous le silence ! Il vous eût tenu lieu de sagesse... Certainement il vous condamnera si vous faites en secret accep­tion de personnes.* *...Taisez-vous, laissez moi, je veux parler.* 14. -- *Je veux prendre ma chair entre mes dents, je veux mettre mon âme dans ma main. Quand il me tuerait, que je n'au­rais rien à espérer, je défendrai devant lui ma conduite. Mais il sera mon salut.* 25. -- *Veux-tu donc,* (*ô Dieu*)*, effrayer une feuille agitée par le vent, poursuivre une paille desséchée ?...* JOB 14. 1. -- *L'homme né de la femme vit un peu de jours et il est, rassasié de misères. Comme la fleur il naît et on le coupe ; il fuit comme l'ombre sans s'arrêter. Et c'est sur lui que tu as l'œil ouvert, lui que tu amènes en justice avec toi ?* 166:79 (Ici commence le deuxième cycle de discours. Les trois amis, chacun à son tour, continuent à vouloir persuader Job. Mais ils commencent à s'impatienter, leurs réponses sont plus vives. Ils sont vexés, il commencent à laisser entendre que Job doit être coupable.) 15, 2 ELIPHAR. -- *Le sage se défend-il par de futiles pro­pos ?... Toi, tu détruis même la crainte de Dieu. Ce n'est pas moi, c'est ta bouche qui te condamne, ce sont tes lèvres qui déposent contre toi... Tiens-tu pour peu de chose les consolations de Dieu et nos douces paroles ? Où ton cœur t'emporte-t-il ? Pourquoi ces roulements d'yeux ?... Voici ce que les sages enseignent...* « *La maison de l'impie est stérile... Il a conçu le mal, il enfante le malheur...* » JOB 16, 2. -- *J'ai souvent entendu de semblables harangues : vous êtes tous d'insupportables consolateurs...* 7. -- *Aujourd'hui, hélas, Dieu a épuisé mes forces. Tu as moissonné tous mes proches. Tu me garrottes... c'est un témoi­gnage contre moi.* *...* « *mon visage est tout rouge de larmes, et l'ombre de la mort est sur mes paupières, quoiqu'il n'y ait pas d'iniquités dans mes mains et que ma prière soit pure. Ô terre ne couvre point mon sang et que mes cris s'élèvent librement. A cette heure j'ai mon témoin dans le ciel... c'est vers Dieu que pleurent mes yeux. Qu'il juge lui-même entre Dieu et l'homme, entre le fils de l'homme et son semblable.* » (L'innocence de Job est réelle, elle est attestée par Dieu dans le prologue de l'ouvrage et dans le discours de la fin où Dieu condamne les trois amis. C'est pourquoi toute l'antiquité chré­tienne a vu en Job une figure du Christ, innocent et cependant accablé de maux, « perfectionné par la souffrance », dit S. Paul, c'est-à-dire ayant ACQUIS LA CONNAISSANCE EXPÉRIMENTALE DE LA SOUFFRANCE NÉCESSAIRE A LA PERFECTION HUMAINE. Le livre de Job est donc pour une part l'exposé du problème du mal tel qu'il pouvait se présenter à l'esprit avant l'achèvement de la révélation, et pour l'autre une prophétie des souffrances du Juste.) 17\. 13. -- Job continue : *J'ai dit au trou : tu es mon père ; aux vers : vous êtes mon frère et ma sœur. Où donc est mon espérance ? Mon, espérance, qui peut la voir ? Elle est descendue aux portes du shéol ; si du moins dans la poussière on trouve le repos...* » 167:79 (Telle est encore l'ignorance de l'humanité, même chez les descendants d'Abraham. L'incertitude de Job a pesé sur la pen­sée de tous les Anciens. Le chœur dans Œdipe à Colonne invo­que les déesses infernales : « Après tant de malheurs si peu mé­rités, Œdipe, qu'un Dieu juste te regarde enfin d'un œil favo­rable. Ô fille de la Terre et du Tartare, que Cerbère laisse la route libre et pure au nouvel hôte qui va descendre au sombre séjour des mânes ; c'est toi que j'appelle, toi qui endors tous les êtres d'un éternel sommeil ». Ce que nous appelons l'Église a toujours existé, mais pour y appartenir il suffisait de croire (ce qui était une grâce) à un SALUT VENANT DE DIEU. Job lui-même nous en donnera un témoignage. C'est d'ailleurs Jésus seul qui a ouvert le ciel aux âmes des justes. Dans cet état que nous appelons « les limbes », sûres pourtant de leur salut, sauvées par l'Amour, elles atten­daient encore la jouissance de Dieu, si bien que l'image de Sophocle : le sombre séjour des mânes, n'est pas sans répondre à une réalité actuelle en son temps. Et jusqu'à la Résurrection, l'état de l'âme séparée du corps qu'elle a informé est en quelque sorte un état violent, une nouvelle Attente dans le bonheur, mais une Attente.) 18, 1. -- *Alors Baldad de Suhé prit la parole.* (C'est le plus brusque et le plus dur des amis de Job et la moutarde commence à lui monter au nez). 3. -- *Pourquoi nous regardez-vous comme des brutes et sommes-nous stupides à vos yeux... Oui, la lumière du méchant s'é­teindra au-dessus de lui... ses membres sont dévorés par le premier-né de la mort. Il est arraché de sa tente où il se croyait en sûreté, on le traîne vers le Roi des frayeurs...* « *Telle est la de­meure de l'impie, telle est la place de l'homme qui ne connaît pas Dieu* »*.* (Les païens religieux qu'étaient ces « amis » sont incapables de comprendre les épreuves du juste et leur sens spirituel, tout comme les vieillards athéniens vis-à-vis d'Œdipe.). 19, 1. -- Job répond : *Jusqu'à quand affligerez-vous mon âme et m'accablerez-vous de vos discours ?... Vous invoquez mon opprobre pour me con­vaincre. Sachez que c'est Dieu qui m'opprime, et m'enveloppe de son filet.* 168:79 *Voici que je crie à la violence et nul ne me répond ! J'en appelle et point de justice !* 21. -- *Ayez pitié de moi, vous du moins mes amis, car la main de Dieu m'a frappé. Pourquoi me poursuivez-vous comme fait Dieu ?* (Et voici que Job parle en prophète de l'Espérance, et annon­ce ce que ratifiera Jésus :) 23. -- *Oh, qui me donnera que mes paroles soient écrites ! Qui me donnera qu'elles soient consignées dans un livre : qu'avec un burin de fer et du plomb elles soient pour toujours gravées dans le roc ! Je sais que mon vengeur est vivant et que sur la terre se lèvera ma peau qui a souffert et de ma chair je verrai Dieu. Mes yeux le verront et non un autre, mes reins se consu­ment d'attente au-dedans de moi.* 28. -- *Vous direz alors : pourquoi le poursuivions-nous ? Et la justice de ma cause sera reconnue...* JOB 20, 1. -- *Alors Sophar de Naama prit la parole et dit :* 4 : *Sais-tu bien que de tout temps depuis que l'homme est placé sur la terre le triomphe des méchants a été court ?* 27. -- *Les cieux révèleront son iniquité et la terre s'élèvera contre lui...* « *Telle est la part que réserve au méchant et l'héritage que lui destine Dieu.* » (C'est alors que Job pose très nettement la question du mal :) 21, 1. -- JOB : *Écoutez mes paroles, que j'aie au moins cette consolation de vous... Ma plainte est-elle contre un homme. ?... Quand j'y pense, je frémis et un frémissement saisit ma chair.* *Pourquoi les méchants vivent-ils et vieillissent-ils, accroissant leur force ? Leur postérité s'affermit autour d'eux, sous leur yeux sont leurs rejetons. Leur maison est en paix à l'abri de la crainte ; la verge de Dieu ne les touche pas. Leur taureau est toujours fécond, leur génisse enfante et n'avorte pas...* 23. -- *L'un meurt au sein de la prospérité, parfaitement heureux et tranquille, les flancs chargés de graisse... L'autre meurt, l'amertume dans l'âme, sans avoir goûté le bonheur. Tous deux se couchent également dans la poussière, et les vers les cou­vrent...* 169:79 30. -- *Au jour du malheur le méchant est épargné, au jour de la colère il échappe au châtiment...* 34. -- « *Que signifient donc vos vaines consolations ? De vos réponses, il ne reste que perfidie.* » (Job était juste mais il pouvait gagner en perfection. Ses amis n'étaient pas des perfides, mais seulement des esprits médiocres répétant, pour éviter de réfléchir et pour se rassurer, les truis­mes de l'antiquité païenne. Ils montrent aussitôt que le rapport d'amour de l'homme à Dieu leur échappe complètement. Voici le troisième cycle de discours :) ELIPHAZ : JOB 22, 1. -- *L'homme peut-il être utile à Dieu ? Le sage n'est utile qu'à lui-même. Qu'importe au Tout Puissant que tu sois juste ?* (L'amour qui déborde de la Très Sainte Trinité dans sa création, et envahit l'homme, échappe nécessairement à ces païens. Que de grâces nous apporte notre naissance après celle du Christ ! Une seule messe, maintenant encore, peut sauver les âmes du monde entier. Il suffirait d'un simple consentement de la part de tant d'hommes ignorants ou égarés, car l'homme est libre... Que de grâces nous laissons perdre par notre faute. Cependant les amis de Job, devant son obstination à se décla­rer juste, commencent à croire qu'il n'a pas volé ses épreuves.) 21*. -- Eliphaz continue :* « *Réconcilie-toi donc avec Dieu, ainsi le bonheur te sera rendu... Jette les lingots d'or dans la poussière, et l'or d'Ophir parmi les cailloux du torrent. Et le Tout Puissant sera ton or.* » (Job sait très bien par expérience que le problème est autre, plus vaste et plus profond. Il aspire au Messie, qui seul a su pré­senter à Dieu les besoins de l'homme.) 23, JOB 3 : *Oh, qui me donnera de savoir où le trouver, d'ar­river jusqu'à son trône !... Je m'en irais absous pour toujours par mon juge. Mais si je vais à l'Orient, il n'y est pas ; à l'Occi­dent je ne l'aperçois pas. Est-il occupé au Septentrion je ne le vois pas, se cache-t-il au Midi, il est invisible.* 170:79 10 : *Cependant il connaît les sentiers où je marche ; qu'il m'examine ; je sortirai pur comme l'or...* 13 : *Mais il a une pensée... Il accomplira ce qu'il a décrété...* 15 : *Voilà pourquoi je me trouble en sa présence ; quand j'y pense j'ai peur de lui. Dieu fait fondre mon cœur.* \*\*\* « *Personne n'a jamais vu Dieu* » *dit S. Jean, mais :* « *En ceci s'est manifesté l'amour de Dieu pour nous, que Dieu a envoyé son fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui* »*. Cette présence réelle après laquelle soupirait Job, nous l'avons : fait-elle fondre notre cœur ?* (*A suivre*) D. MINIMUS. 171:79 ## NOTES CRITIQUES ### Petit lexique du nouveau langage religieux BIEN. -- Voir *Évolution.* COMMUNISME. -- Système économique *valable* (voir ce mot) : plus exactement technique de transfert de la propriété à l'État qui apparaît comme la solution de la ques­tion sociale dans un avenir prochain. Contrairement à ce que l'on croyait encore récemment le communisme n'est pas une forme sociale et dialectique de l'athéisme, ni un appareil d'esclavagisme universel et il n'est pas *intrinsè­quement pervers ;* la collaboration avec lui doit être recherchée dans tous les domaines. La désignation adéquate des chefs communistes serait la suivante, d'après quelques théologiens : « *les responsa­bles des économies marxistes* »*.* CONSTANTINIEN (*Catholicisme*). -- Terme péjoratif ; dé­signe une conception grossière et du reste périmée, des relations entre l'Église et la société civile. On regarde généralement comme atteint de catholicisme constantinien le fidèle qui demande à la société civile de ne pas contrarier la religion mais au contraire, en demeurant dans son domaine propre, de favoriser la fidélité à l'Église et la vie de l'Église. Contrairement à ce qu'imagine le catholicisme constan­tinien, l'État est neutre, il ne saurait, en restant dans son domaine propre, ni favoriser, ni contrarier la religion. Noter que les encycliques de Léon XIII sur la constitution natu­relle des États sont imbues de catholicisme constantinien et de triomphalisme. COUPER DE (se). -- Terme contemporain qui désigne l'une des fautes les plus graves et l'une des pires sottises que le chrétien puisse commettre. Affirmer par exemple que les protestants ne sont pas dans la vérité c'est les mécontenter et par là s'exposer à *se couper d'eux ;* mettre en lumière dans le système de Teilhard de Chardin le tissu d'erreur qui le compose ; c'est irriter bien des gens et par là se *couper d'eux.* Or cela est faute et sottise depuis que les principes de la pastorale et de la théologie nouvelles ont été formulés ; ils peuvent se résumer ainsi : pour sauver le pécheur n'appelez point péché le péché ; pour ramener l'égaré n'appelez point l'erreur, erreur, hérésie l'hérésie ; pour convertir le monde de ses péchés aimez les péchés du mon­de et *ne vous coupez pas* du monde. 172:79 DÉPASSER. -- Aller au-delà du vrai ou du faux, du bien et du mal, des dogmes définis et des erreurs anathématisées, en vertu de la nécessité sacro-sainte de marcher dans le sens de l'histoire et d'accélérer l'évolution. Noter que les idées ne sont pas tenues d'être conformes au vrai ; ce qui importe avant tout c'est leur aptitude à servir l'évolution ; voilà pourquoi elles doivent être perpétuellement dépassées. De même les institutions se jugent non par rapport au droit mais par rapport au sens de l'histoire. De même les engagements légitimes et les plus solen­nels. Parmi les institutions dépassées, on peut ranger d'ores et déjà la famille, la paroisse, la propriété privée, la patrie. DÉGAGEMENT. -- Terme à peu près synonyme de « dé­passement » mais réservé au vocabulaire politique. En vertu du dégagement le mensonge et le parjure perdent leur sens ancien d'actions moralement condamnables. DIALOGUE. -- Ne pas confondre avec « conversation ». Terme qui désigne les échanges d'idées lorsqu'ils ont lieu entre progressistes ou sympathisants du progressisme. Une discussion entre un chrétien progressiste et un chrétien qui croit à une vérité immuable et à des principes absolus ne saurait être appelée dialogue, les chrétiens traditionnels étant par définition des personnes avec qui l'on ne peut pas dialoguer. DOGME. -- Vocable archaïque employé par les anciens théologiens qui ne connaissaient ni le sens de l'histoire, ni l'évolution. Dans le système actuel la définition rigou­reuse d'une vérité révélée ne présente plus aucune espèce de signification. DEVENIR. -- D'après le *Petit Lexique de la Pensée Fran­çaise Contemporaine*, de Gabriel Dheur (*Temps Présent* du 4 janvier 1946) c'est « le maître-mot de la philosophie allemande et, par contre-coup, de la nôtre... La philosophie du devenir permet de concilier l'être et non-être, et ainsi d'expliquer le mensonge, la violation des traités, l'adultère, la dévaluation des monnaies et généralement tous les coups en vache ». DIALECTIQUE. -- D'après le même auteur, « procédé de raisonnement à base de contradiction, analogue à la dou­che écossaise ». ÉTERNITÉ. -- Terme de mythologie, fréquemment employé dans les époques anciennes où les chrétiens mettaient leur suprême espérance dans la vision et possession de Dieu et considéraient l'Enfer comme le mal suprême. 173:79 Les travaux de théologiens modernes ont montré que prêcher l'éternité au peuple c'était lui donner de l'opium. ÉVOLUTION. -- Vocable d'extension et de compréhen­sion indéfinies. Désigne toutes fusions et confusions qui s'orientent dans le sens de l'histoire. L'évolution permet de fusionner et de brouiller la nature et la grâce, le bien et le mal, le mensonge et la vérité, en montrant leur convergence vers ce qui monte (car tout ce qui monte converge et réci­proquement) ÉVOLUTIONNISME. -- D'après le *Lexique Teilhard de Chardin* (aux éditions du Seuil), c'est une « catégorie ser­vant de clé au réel universel, et fournissant spécialement la clé dont chacun se sert pour pénétrer dans n'importe quel compartiment du passé ». Comme exemple : songer aux engagements et dégagements successifs au sujet de l'Algérie. FÉMININ. -- D'après le *Lexique Teilhard de Chardin,* c'est « la forme la plus haute prise par la matière ». Com­me illustration se reporter à la dame de Beauvoir. HUMAIN. -- D'après le *Lexique Teilhard de Chardin :* « La forme la plus haute atteinte par la cosmogénèse. Il se forme de l'humain comme il se forme de l'hydrogène ». INDISSOLUBILITÉ DU MARIAGE. -- Conception archaïque qui sera prochainement *dépassée* (voir ce mot) et totalement révolue. Les dernières acquisitions des sciences biologiques et psychologiques démontrent que la réalisation de la per­sonnalité est incompatible avec des engagements irrévo­cables. (Il en va de même du célibat des prêtres et des vœux religieux.) INTÉGRISTE. -- Terme de mépris ; s'applique à tout indi­vidu contaminé par le catholicisme *constantinien* (voir ce mot) ou victime de la conception ancienne de la vérité. Il est désormais reconnu que la personne atteinte d'inté­grisme est généralement irrécupérable, dangereusement contagieuse et devant faire l'objet de mesures prophylac­tiques. OUVERT (*Christianisme*). -- Voir : Ouverture*.* OUVERTURE. -- Curiosité intellectuelle et grande sympa­thie à l'égard de tout ce qui peut ruiner la foi ou saper les institutions justes ; cette attitude va généralement de pair avec une profonde indifférence à ce qui est spécifiquement catholique, comme le thomisme ou la doctrine sociale de l'Église. -- Distinguer entre les catholiques fermés à tou­tes les ouvertures et les catholiques ouverts sur toutes les impasses. 174:79 PÉCHÉ. -- Terme mythologique largement employé au­trefois, lorsque les chrétiens croyaient encore que laissés à eux-mêmes ils n'étaient capables que d'offenser Dieu et de manquer à sa loi. Mais la fidélité à la loi divine ayant fait place au sens de l'évolution, le terme péché n'a plus aucun sens. PÉCHÉ ORIGINEL. -- D'après le *Lexique Teilhard de Chardin :* « Péché lié à la structure même d'un monde en évolution, où le multiple est encore en voie d'unification. Le péché originel, apparu avec la liberté humaine, est d'ori­gine cosmique ». -- Noter que, d'après les définitions du Concile de Trente et les anciens catéchismes, le péché ori­ginel était le péché transmis par Adam à tous ses descen­dants et qui n'était diminué en rien par le développement de l'histoire humaine. Mais les définitions du Concile de Trente sont *dépassées* (voir ce mot). PÉNITENCE. -- Terme archaïque. La pénitence, c'est-à-dire l'expiation des péchés commis et la mortification des appétits désordonnés, afin de demeurer fidèle à la loi de Dieu et d'être conformé à Jésus-Christ, avait un sens lors­que la vie morale était référée au Seigneur Dieu et à l'ab­solu de son amour et de sa loi. Mais la Pénitence ne pré­sente plus aucune signification du jour où la perfection de l'homme est située par rapport au devenir indéfini et jus­tifié en lui-même de l'évolution convergente. PRÉSENCE. -- Méthode nouvelle d'apostolat. La présence se distingue aussi bien de la prédication que de l'accomplissement des œuvres de charité. La présence du chrétien dans un milieu indifférent ou incroyant exige même l'ab­sence de toute prédication, l'omission de la pratique chré­tienne, le parti pris de n'exercer aucune œuvre de charité. La présence n'est valable que si le chrétien ne se coupe pas du monde. PROBLÈME. -- Longtemps synonyme de « question ». Depuis une trentaine d'années, terme réservé aux questions qui ne peuvent recevoir que les solutions de l'avenir et du sens de l'histoire. Il est essentiel au problème d'être inso­luble dans le présent à la lumière de principes immuables. PROGRÈS. -- Terme déjà ancien remplacé par le terme plus scientifique d'évolution. SAINTETÉ. -- Notion moyenâgeuse très obscure qui n'a été élucidée que tout dernièrement par Teilhard de Char­din. D'après le *Lexique Teilhard de Chardin*, « le saint est celui qui réalise l'idéal du bon serviteur de l'évolution ». SEXUALITÉ. -- Découverte récente et qui connaît un suc­cès extraordinaire. Des docteurs en médecine et des doc­teurs en théologie ont réussi à s'apercevoir que « l'homme et la femme sont différents ». Des revues catholiques se chargent valeureusement d'assurer à leur découverte la publicité qu'elle mérite. 175:79 A noter que la notion de péché de la chair apparaît de plus en plus comme un reliquat négli­geable des époques anciennes. SURNATUREL. -- Terme désuet, très usité dans l'ancien­ne prédication ou la théologie post-tridentine ; correspon­dait à une conception paternaliste de la divinité ; supposait que Dieu s'est incliné vers l'homme avec tant de miséri­corde qu'il l'a fait accéder dans le Christ Jésus à sa propre vie intime, au-dessus de toute nature créée ou créable. Or la notion de montée humaine a remplacé avantageusement la notion de miséricorde divine, de sorte que le terme de surnaturel demande à être remplacé par celui d'évolution. D'après le *Lexique Teilhard de Chardin* et dans l'état présent des recherches, le surnaturel serait « la surcréation, par une initiative gracieuse de l'amitié divine, d'une sève qui doit être constamment fournie par l'effort naturel de la vie ». -- Si la sève est *fournie par l'effort naturel*, on ne voit pas comment elle procéderait d'une initiative absolu­ment gratuite. VALABLE. -- Autrefois signifiait recevable en justice, ou bien acceptable. -- Aujourd'hui : terme très imprécis, s'ap­plique de préférence aux personnes qui partagent vos opi­nions ou qui marchent dans le sens de l'histoire. VÉRITÉ. -- Autrefois : conformité de l'esprit avec la réa­lité des choses. Depuis Hegel, Marx et Teilhard de Char­din est vrai ce qui est efficace pour l'évolution de l'huma­nité, l'ascension du cosmos et la construction de la terre. Désormais la notion de vérité et d'efficacité coïncident rigoureusement. R.-Th. CALMEL, o. p. ============== ### Notules - **Les communistes peints par eux-mêmes. --** Dans le numéro de juillet-août 1963 du « Contrat social », Boris Souvarine remarque que la querelle entre Moscou et Pékin amène les chefs du com­munisme à se lancer mutuelle­ment à la tête des « vérités meur­trières », celles-là mêmes que les dirigeants et publicistes bourgeois se montraient incapables d'énon­cer à voix haute et intelligible : « Leurs accusations mutuelles de nationalisme et de chauvinisme sont parfaitement justifiées. Il est même trop vrai, comme l'a remar­qué Krouchtchev (...) que les Chinois se rendent coupables de racisme jaune ; tandis que les Russes ne sont nullement exempts de racisme slave. » 176:79 Soviétiques et Chinois dénon­cent réciproquement leur racisme, leur colonialisme, leur impé­rialisme, « ce que les leaders des démocraties occidentales s'abstien­nent de faire », remarque Boris Souvarine, qui relève cet autre aveu, encore plus fondamental : « Ni Krouchtchev, ni Mao, ni leur entourage ne représentent le Parti, le Prolétariat, le peuple de leur pays. Le mensonge fonda­mental d'après lequel se confon­dent le prolétariat avec le peuple, le Parti communiste avec le pro­létariat, le Comité central avec le Parti, le chef avec le Comité cen­tral, est réfuté avec éclat par les réquisitoires parallèles qui rava­lent plus bas que terre les diri­geants communistes, les taxent d'incapacité, d'embourgeoisement, de dégénérescence, d'impérialisme, de bellicisme, de trahison et d'imposture (...). Ce que les « guides de l'opinion » dans les démocraties occidentales craignent d'enseigner à leur public est pro­clamé à grand son de trompe par les intéressés eux-mêmes. Jamais l' « anti-communisme systémati­que » réprouvé par les eunuques de la presse bien-pensante et par les philistins du progressisme n'a égalé le dénigrement dont Moscou et Pékin donnent l'exemple. » \*\*\* - **Sur Hans Küng. --** Les Éditions du Seuil ont publié en volume, sous le titre : « Le Concile, épreu­ve de l'Église », la substance des conférences faites à Rome par Hans Küng devant des assemblées d'évêques, des collèges pontificaux, des maisons religieuses, ou dans des émissions radiophoniques ; il est merveilleux de voir le « succès » de Hans Küng ; il est mer­veilleux de constater que les mo­des intellectuelles -- aidées par une dose suffisante de condition­nement publicitaire -- ont prise même à Rome, et même dans des assemblées aussi éminentes. Charles Journet, dans « Nova et Vetera » (numéro d'octobre-décembre 1963), signale que, tout de même, trop est trop. Il remarque d'abord avec la douceur d'un sourire : « (H. Küng) est plein de su­ggestions, dont beaucoup peuvent être heureuses. Il est compétent en toutes les matières. Manifestement il se sent la grâce d'orienter la barque du Concile. C'est lui qui nous dira si le résultat est un échec ou un succès. » Sur le fond, Journet formule les réserves qui s'imposent : « ...Suffisamment de choses dans ce livre nous semblent regretta­bles. La manière dont l'auteur parle de l'autorité laissée par le Christ à son Église laisse soupçonner qu'il n'en a guère scruté le mystère. On nous dit, par exem­ple, que les Réformateurs, bien qu'ils aient affirmé que les Conciles ont erré, ne songeaient pas à saper leur autorité, mais vou­laient « *bien plutôt donner un fondement solide à cette autorité en les soumettant à la Parole de Dieu... Les Réformateurs affirment une permanence de l'Église dans la vérité, même lorsqu'ils refusent cette permanence à chaque Concile en particulier et à ses propositions* » (p. 168) On oublie de distinguer entre l'Église parlant au nom même de Dieu et l'Église parlant en son propre nom, et l'on déclare tout uniment que « *l'autorité de l'Église est et demeure hétéro-nome* » (p. 169). On assure que le Pape, dans les déclarations doctrinales qui nous obligent, ne peut agir que « comme le représentant de l'Église (p. 172). Sans distinguer entre va­riations de vocabulaire et varia­tions de sens, on assure que « *la foi peut être la même, les formulations différentes, voire même l'histoire de la Trinité le montre -- opposées *» (p. 174) (...) 177:79 On oublie que si les apôtres en tant qu'apôtres étaient égaux, les au­tres apôtres en tant que *brebis du Christ* n'étaient pas égaux à Pier­re, et l'on nous dit que « *le rap­port entre le Pape et les évêques doit correspondre davantage au rapport entre Pierre et les apô­tres* » (p. 194). Et : « *Dans l'Église apostolique... nous constatons l'existence d'une autorité pour l'Église prise en sa totalité, mais aucun papalisme... Il importe que la relation entre ministère de Pierre et ministère des apôtres soit élucidée d'une manière claire par rapport à l'Écriture. Cette tâche ne nous a pas été facilitée par le premier Concile du Vatican.* » (p. 196). Ayant relevé toutes ces... appro­ximations, Charles Journet de­mande simplement : « Le Concile aura-t-il échoué s'il ne rejoint sur ces points les vues de l'auteur ? » \*\*\* - **Maritain en caricature. --** Dans leur numéro du 1^er^ décembre (pa­ge 24), les « Informations catho­liques internationales » déclarent qu' « il faut insister spécialement sur les services rendus par Mari­tain et sur la qualité de son œu­vre ». Pour « insister », et pour insis­ter « spécialement », le périodique en question imprime donc ce qui suit : « Jacques Maritain a, en 1926, au moment de la condamnation de l'Action française, conseillé la soumission à ses amis. Il a fait mieux. Il a affirmé alors la pri­mauté du spirituel, montré que l'Église n'était pas liée à la civili­sation occidentale et demandé que le domaine du spirituel et ce­lui du temporel soient distingués. Il annonça en 1930, dans des cours professés à Santander en Espagne, la fin de ce que les historiens appellent « la chré­tienté ». Il demanda aux chrétiens d'agir suivant les exigences de leur foi à l'intérieur du monde moderne et non en tant que chré­tiens, comme groupe confession­nel et fermé sur lui-même. En 1936, il démasqua l'idée de guerre sainte en Espagne. Il prit posi­tion, en 1939, contre l'hitlérisme. Il fit tout cela avec une extrême charité envers les personnes et une savoureuse violence polémique »**.** On ne peut sans doute point affirmer que Maritain n'ait au­cune part de responsabilité dans toutes ces confusions faites sur lui-même, sur sa pensée et sur son œuvre. Mais il ne méritait tout de même pas un portrait aussi caricatural à un niveau in­tellectuel aussi bas. A remarquer entre autres : 1. -- A en croire les « Informa­tions catholiques internationales », Maritain n'avait donc rendu aucun service, produit aucune œuvre de qualité, rien fait de notable avant 1926 ? 2. -- Les grandes découvertes de Maritain se résumeraient princi­palement à la distinction entre le temporel et le spirituel et à la primauté de ce dernier. Voilà dé­jà des années que nous relevons cette sottise : que *c'est Maritain* qui a inventé la distinction entre le temporel et le spirituel, ou que *c'est Maritain* qui a demandé ou réclamé qu'on les distinguât. De soi-disant « informateurs catholi­ques » n'ont jamais entendu par­ler de la distinction entre le tem­porel et le spirituel autrement qu'à propos de Maritain et de l'Action française, ils imaginent en substance qu'il s'agit d'un ar­gument judicieusement inventé par Maritain contre Maurras. 178:79 3. -- Maritain n'annonçait pas purement et simplement « la fin de la chrétienté » ; il annonçait une chrétienté nouvelle et le de­voir d'y travailler. Il n'avait peut-être pas raison dans tout ce qu'il disait à ce propos, mais en tous cas ce qu'il en disait n'était pas du tout ce que, tendancieusement, lui font dire les « Informations catholiques internationales ». 4. -- La distinction entre « agir en chrétien » et « agir en tant que chrétien » tient quinze pages dans l'œuvre de Maritain. Et elle n'est pas ce que l'on nous dit. Ma­ritain exposait qu'il convient tan­tôt agir « en chrétien », tantôt d'agir « en tant que chrétien ». Tendancieusement, les « Informa­tions catholiques internationales » lui font dire qu'il ne faut plus jamais agir, « en tant que chré­tien ». Mais visiblement les « In­formations catholiques interna­tionales » ne savent pas de quoi elles parlent. Il est regrettable que pour parler de Maritain, cette publication n'ait trouvé personne qui ait lu Maritain. 5. -- S'il était vrai que Maritain ait attendu 1939 pour « prendre position contre l'hitlérisme », ce serait du prophétisme à retarde­ment : Hitler était au pouvoir de­puis 1933. 6. -- Parler de « *violence polé­mique *» à propos de Maritain n'est sans doute pas très adéquat. Mais la remarque vaut d'être no­tée. Cent fois, mille fois, les « In­formations catholiques interna­tionales » ont expliqué que la « violence polémique » est con­traire à la charité. Toutefois quand la *violence polémique* est tournée contre des gens que les « Informations catholiques inter­nationales » n'aiment pas, alors tout change : la violence polémi­que contre leurs adversaires de­vient à leurs yeux une *extrême charité*, et on la trouve... *savou­reuse*. Oui. « savoureuse ». \*\*\* Mais le Philosophe ? Eh ! bien, voici pour le philo­sophe : « *La rigueur de sa position philosophique est belle, même si elle n'entraîne pas chez tous l'adhé­sion.* » On voudrait bien que les « In­formations catholiques internatio­nales » nous disent donc où et quand une « position philosophi­que » a entraîné l'adhésion « chez tous »... Cette note sur Maritain a paru dans une rubrique intitulée : « Foi et culture ». Le niveau d'*inculture* ainsi at­teint et manifesté -- au nom de l' « information catholique » est sans doute un signe des temps. \*\*\* - **Du Pape et des évêques. --** Sous ce titre, dans « La Nation française » du 20 novembre 1963, Louis Salleron a publié un article qui a eu une grande résonance dans l'Église et dans l'opinion publique. A l'intention de ceux de nos lec­teurs qui ne l'auraient pas eu en­tre les mains, nous en reprodui­sons ici le texte intégral : Au Concile il y a les pères, les experts, et les compères. Dans l'ordre de la hiérarchie, les pères viennent avant les ex­perts, et les experts avant les compères. Dans l'ordre de l'importance, c'est l'inverse. M. Henri Fesquet a plus d'importance que le P. Con­gar. Le P. Congar a plus d'impor­tance que tous les évêques (de France) réunis. 179:79 Récemment, M. Henri Fesquet, dénonçant le cardinal Ottaviani comme le Torquemada des temps modernes, rappelait que c'est l'In­quisition qui brûla Jeanne d'Arc. Imprudent rapprochement ! Eh oui ! c'est bien selon la pro­cédure de l'Inquisition que fut mené le procès de Jeanne d'Arc. Mais par qui ? Par un évêque -- assisté de quelques dominicains. Que demande Jeanne ? D'être conduite à Rome, d'être entendue à Rome, d'être jugée à Rome. Elle en appelle au Pape, continuelle­ment, en vain. Qui est Cauchon ? Un pauvre homme évidemment. Mais quoi ! Dans tous les sentiments qui l'a­gitent -- la peur, l'intérêt, la complicité, l'ambition -- il a peut-être le souci de sauver l'Église. Il est entre les mains des Anglais. Il est leur instrument. Peut-être croit-il gagner du temps et les rouler. Sait-on jamais ? C'est l'époque des conciles. C'est l'époque de la pleine anarchie. Les papes surgissent et s'effondrent sans que personne y comprenne rien. On pose la question à Jean­ne : « Quel pape croyez-vous être le vrai ? » Goguenarde, elle ré­pond : « Il y en a donc plu­sieurs ? » Et inlassablement elle demande, elle supplie que « le pa­pe qui est à Rome » tranche son cas. Qui donc lui souffle ce pape de Rome ? Sont-ce ses voix ? Alors elles savent de quoi elles parlent. Sont-ce les souvenirs de son en­fance, les leçons de son catéchis­me apprises sur les genoux de sa mère et dans l'église de Domremy ? Alors, c'est la preuve que dans les campagnes les plus recu­lées, malgré des années et des siè­cles de désordre dans la chrétien­té, la tradition reste immuable ; Il y a un chef de l'Église, c'est le Pape qui est à Rome. Où veut-on nous conduire ? Que je me place au plan religieux ou au plan humain j'avoue ne pas le voir. Car, au plan religieux, tout est simple, parce que c'est une ques­tion de définition. Il y eut, à l'o­rigine, les apôtres, et Pierre à leur tête. Il y a, depuis lors, les évêques qui sont successeurs des apôtres, et, à leur tête, le pape qui est le successeur de Pierre. Au plan humain, c'est plus compliqué, parce que c'est une question d'organisation. La définition ne change pas. L'organisation peut changer. Prenons un simple exemple : celui de la succession. Il n'y a pas de filiation dynastique pour le pape -- pas plus que pour les évê­ques. Il faut donc organiser leur succession, ce qui implique l'or­ganisation de leur désignation. Cette organisation peut changer -- mais jusqu'au point seulement où la définition en serait altérée. Il en est ainsi de tout dans l'Église. En ce qui concerne le pouvoir du pape, il a été défini par Vati­can I. La définition ne sera pas changée. L'organisation peut l'être -- mais jusqu'au point seulement où la définition en serait altérée. (Imaginer, par exemple, qu'il puisse y avoir deux pouvoirs égaux et parallèles, celui du pa­pe et celui du collège des évêques, est une absurdité). L'organisation, au contraire, peut changer. Et on peut être as­suré qu'il y aura des changements. Quels seront-ils ? je l'ignore. S'agissant des évêques, un seul point est certain : c'est que la constitution d'Églises nationales (sous un nom ou sous un autre) serait une catastrophe. Or, c'est à quoi pousse, avec une violence inouïe, cet immense « groupe de pression » qui tient l'ensemble des moyens d'expression de la pensée catholique française. 180:79 Si l'Église a aujourd'hui tant d'autorité, c'est parce qu'elle est dégagée des structures politiques issues de Constantin. Pourquoi y a-t-il eu tant de schismes et d'hérésies ? Pourquoi tant de papes indignes, tant de conflits autour du Siège apostolique, tant de conciles désordonnés ? Pourquoi, si­non à cause de l'imbrication du temporel et du spirituel ? Certes, il y aura toujours dif­ficulté à aménager les rapporte de l'Église avec la société politique. Mais l'indépendance de Rome, de­puis un siècle, est le rempart de l'indépendance de l'Église. Et l'in­dépendance du pape est le rem­part de l'indépendance des évê­ques. Si les évêques ont à se libérer de mille petites entraves bureau­cratiques qui résultent du fonctionnement des bureaux romains, c'est là matière de réforme. Mais qu'ils pensent trouver leur liber­té d'action dans leur soumission à une bureaucratie nationale se­rait la pire des utopies. Ou bien le monde va continuer d'évoluer vers le totalitarisme éta­tique, et ce serait folie aux évê­ques de se couper de Rome pour offrir leur faiblesse rassemblée à la force tyrannique de maîtres sans entrailles. Ou bien les États diminueront d'importance dans un réseau de relations plus vas­tes, et ce serait folie de doter l'Église de structures nouvelles liées au sort de ce qui doit dis­paraître. Il faut, dit-on, revaloriser l'Épiscopat. C'est bien ce que nous pensons, en effet. Qu'on évite donc des mesures qui le dévalorise­raient jusqu'au néant. Dans l'univers communiste, en dehors de l'extermination pure et simple, la constitution d'Églises nationales est, pour les Républi­ques socialistes et populaires, le seul moyen efficace de combattre le christianisme. De Jeanne d'Arc à Mindszenty ou à Beran, le procédé reste tou­jours le même. Nous autres laïcs -- peuple de Dieu ! -- nous voulons des évê­ques qui pensent, qui parlent et qui agissent. Nous ne voulons pas d'une petite curie nationale aux mains d'experts et de compères qui en feraient des sous-préfets ecclésiastiques sous le contrôle des préfets de l'État. \*\*\* - **Le P. Rouquette et la collégia­lité. --** On ne perd jamais son temps à lire les chroniques du P. Rouquette dans les « Études ». L'auteur a généralement une grande maîtrise de son style, il connaît et il emploie toutes les subtilités de la rhétorique. Il a une grande érudition ; l'on peut souvent n'être pas de son avis, mais son avis ne laisse pas indifférent Dans les « Études » de décem­bre, le P. Rouquette parle notamment des débats de la seconde ses­sion du Concile sur l'Église et la collégialité épiscopale, -- la col­légialité étant pour lui « *l'essen­tiel du Concile, ce par quoi il peut avoir une importance historique décisive* » (p. 390). Intéressante remarque (p. 385) : « A vrai dire les débats n'ont pas été aussi longs qu'il a pu pa­raître : deux jours seulement sur la définition de l'Église, six sur l'épiscopat, neuf sur le laïcat. En soi c'est peu pour des sujets si difficiles et sur lesquels la ré­flexion théologique n'est pas mû­re. » Si la réflexion théologique n'est pas mûre sur ces sujets, peut-être vaudrait-il mieux attendre, plu­tôt que de pousser à des défini­tions et décisions hâtives ? C'est d'ailleurs vers la temporisation que semble évoluer sinon « la majorité » du Concile, du moins « le Concile » tel qu'il est dirigé par le Pape. On a vu que « la majo­rité » était très pressée et voulait que la seconde session décidât et tranchât sur les questions de col­légialité ; on a vu aussi que « le Concile » n'a encore rien tranché ni décidé sur ce point. 181:79 Autres remarques non moins intéressantes (pp. 385-386) : « ...Répétitions lassantes mais qui avaient leur utilité : à force d'entendre la même chose les pè­res s'habituent à des idées, « pro » et « contra », qui leur étaient étrangères. Mais ce procédé qui relève plus de la propagande que de la persuasion n'est pas idéal (...) Dans le problème soulevé par le schéma sur l'Église, et qui est essentiellement la définition des rapports du primat romain et de l'épiscopat, de très délicates questions exégétiques, historiques et théologiques sont posées. Rares sont les évêques qui ont une compétence scientifique personnelle en ces matières (...). Il ne doit pas y avoir beaucoup plus d'une centaine d'évêques dans cette assemblée qui arrivent vrai­ment préparés solidement à abor­der les problèmes traités. La plupart des Pères ont conscience de cette situation, et ils font un effort très édifiant d'in­formation sérieuse ; ils suivent les exposés de leurs experts, ils constituent des ateliers de travail pour étudier les problèmes. Mais on peut se demander s'il est vrai­ment utile qu'ils viennent ensuite lire en dix minutes devant le Concile une page qui souvent n'a pas été rédigée par celui qui la lit et qui ne peut être qu'un court résumé simplificateur. » Autre remarque : ce que cer­tains évêques veulent imposer au Pape, sont-ils disposés à l'accorder à leur clergé ? Le collège épiscopal collaborant avec le Pa­pe au gouvernement de l'Église universelle ne va-t-il pas avoir pour conséquence la revendica­tion d'un « *collège presbytéral *» (c'est-à-dire des prêtres) deman­dant à participer au gouverne­ment du diocèse ? Si la « *monar­chie *» est mauvaise pour le gou­vernement de l'Église universelle, n'est-elle pas également mauvai­se pour le gouvernement du dio­cèse ? Le P. Rouquette prévoit la naissance d'un courant qui ré­clamera « *la collaboration du col­lège presbytéral au gouvernement du diocèse qui n'a pas nécessaire­ment la forme d'une monarchie absolue *» (p. 397). Quoi qu'il en soit, en matière de collégialité « rien n'est acquis » encore, reconnaît le P. Rouquette qui se sépare par là de ce que racontent les journaux, même catholiques. \*\*\* - **« C'en est fini du système im­périal ». --** Beaucoup de jour­naux catholiques ne disent pas comme le P. Rouquette : « Rien n'est acquis » encore. Ils disent au contraire : ça y est, c'est fait, c'est décidé, tout est changé. Et il faut voir sur pièces en quels termes ils le disent, en quels ter­mes ils l'inculquent au peuple chrétien. Jusqu'au 30 octobre 1963, l'Égli­se était une chose assez horrible. Voici comment, dans « La Vie catholique illustrée » (numéro de la semaine du 13 au 19 novembre 1963, page, 28) on en fait le por­trait : « Désormais, c'en est fini du sys­tème impérial qui, sous la pous­sée des événements, s'était intro­duit dans la pratique : un em­pereur, entouré de bureaux, et dans les provinces des préfets qui exécutent les consignes. » 182:79 Voilà donc un jugement net et clair sur l'Église dans laquelle « La Vie catholique illustrée » a vécu jusqu'au 30 octobre 1963. Mais si l'Église était véritablement soumise jusqu'alors à un tel système -- « un empereur en­touré de bureaux et dans les pro­vinces des préfets qui exécutent les consignes » -- peut-être que prochainement « La Vie catholi­que illustrée » pourrait nous dire si elle s'était associée à ce système ? si elle l'avait accepté ? si elle se soumettait ? ou si au contraire elle résistait au système odieux de « l'empereur et ses pré­fets » ? \*\*\* Puisque nous en sommes aux analogies et aux comparaisons di­sons que « La Vie catholique il­lustrée » se trouve sous un cer­tain rapport, dans une situation qui ressemble à celle de Krouchtchev à qui l'on peut toujours de­mander : -- C'est bien beau, votre rap­port sur les crimes de Staline et vos propos sur la « déstalinisa­tion » ; mais vous-même, que faisiez-vous au juste sous Sta­line ? Pareillement, et songeant aux 952 numéros de « La Vie catho­lique illustrée » publiés sous l'o­dieux régime de « l'empereur et ses préfets », on peut demander : -- Que faisiez-vous au juste dans ce système ? \*\*\* La question n'est pas arbitraire. Nous savons maintenant, nous savons par eux-mêmes ce que d'autres ont fait : ils nous l'ont révélé. Georges Suffert nous a expliqué ce qui s'est passé, au­tour de lui, dans le catholicisme français à partir de l'Encyclique « Humani generis » (1950) « A partir de cette date, tous les articles parus en France se lisent dans une perspective de ré­sistance à Rome. La vérité n'a plus grand'chose à voir avec ce qui est écrit. » Tout le monde a lu cet article de Georges Suffert dans « L'Ex­press » du 6 juillet 1963. Si d'aventure il avait échappé à quelques-uns, leur attention aurait été at­tirée par les citations et le com­mentaire que nous en avons faits dans notre numéro 77 de novem­bre 1963 (pages 133-136). Personne parmi les collabora­teurs, amis et voisins catholiques de Georges Suffert n'a protesté, rectifié ou démenti. Voici que « La Vie catholique illustrée » nous dit à son tour qu'en ce temps-là (et jusqu'au 30 octobre 1963) elle avait conscience de vivre dans un « système im­périal » : « un empereur entouré de bureaux, et dans les provinces, des Préfets ». Telle était l'Église selon « La Vie catholique illustrée ». Mais si telle était l'Église, c'était donc une subversion carac­térisée de la structure divine de l'Église ; c'était une tyrannie in­tolérable. « La Vie catholique illustrée » ne nous a pas encore dit ce qu'elle a fait, ce qu'elle a fait contre cet « empereur », ses abus de pouvoir, sa tyrannie. Car enfin, elle ne s'est pas rendue coupable de sou­mission servile et abjecte ? elle n'a pas agi contre sa conscience ? elle n'a pas collaboré avec un « impérialisme » qui révoltait son âme et offensait sa liberté ? On aimerait savoir. \*\*\* 183:79 - **Mais le régime qualifié d' « im­périal » n'a pas encore pris fin. --** Au demeurant « La Vie catho­lique illustrée » s'avance beaucoup, et fort témérairement, en assu­rant que « désormais c'en est fini du système impérial ». Rien n'est fini, a souligné le P. Rouquette. Et de même Georges Montaron, dans « Témoignage chrétien » du 5 décembre : « ...Il y a eu les votes si im­portants qui précisent les grandes options du Concile à l'égard de la collégialité épiscopale et des pouvoirs des évêques. Mais il faut maintenant traduire ces votes in­dicatifs dans des schémas et dans des actes. Et cela n'a pas encore été fait. » \*\*\* - **Déception. --** Dans le même ar­ticle, Georges Montaron juge le schéma, adopté et promulgué, sur les moyens de communication (presse, radio, télévision) : « C'est pour nous une décep­tion. Non pas que nous trouvions ce schéma mauvais, mais il est si pâle ! Les évêques du monde en­tier n'ont pas été réunis en Concile pour voter des textes aussi anodins (...). Nous attendons beaucoup plus de nos évêques. » \*\*\* - **Vatican III. --** Ce que Georges Montaron attend des évêques, c'est qu'ils terminent Vatican II après la troisième session et en­treprennent de préparer Vatican III pour 1970 : « Si Vatican II veut traiter de toutes les questions mises à son ordre du jour, s'il maintient ses actuelles méthodes de travail, il durera encore des années (...). Ne serait-il pas plus sage de clore le Concile de Vatican II après la troisième session de 1964 ? (...). Sans doute (les évêques) de­vraient-ils abandonner la discus­sion et la rédaction de certains schémas ! C'est évident. Mais n'ont-ils pas déjà beaucoup fait ? Est-on sûr que tous les schémas sont prêts à être traduits en décisions conciliaires ? Quelques-uns parmi eux, bien que très im­portants, n'évoquent-ils pas des problèmes en pleine évolution ? Je pense plus précisément au schéma sur l'apostolat des laïcs qui risque de figer dans des textes une Action catholique qui se renouvelle et de freiner de nou­velles formes d'apostolat qui sur­gissent. A moins que, pour en res­ter à de grands principes, on ne réduise ce schéma, avec le risque de ne dire que des banalités, comme ce fut le cas pour celui consacré à la presse et à la ra­dio ? (...) « Qu'on sache terminer Vatican II pour préparer Vatican III­. Qu'à ce Concile succède, en 1970 ou en 1975, un nouveau Concile. « Et préparons dès maintenant Vatican III qui, après les deux derniers, consacrés essentielle­ment au Pape et aux évêques, sera celui des laïcs. » 184:79 ## DOCUMENTS ### Les Conclaves de Benoît XV et de Pie XII En Autriche, en Belgique et en Angleterre, diverses publica­tions catholiques, entre autres le *Tablet* de Londres et la *Revue nouvelle* de Bruxelles, ont publié les notes personnelles prises par le cardinal Friedrich Gustav Piffl pendant l'élection des Papes Benoît XV et Pie XI. Archevêque de Vienne depuis 1913, il avait été fait Cardinal par Pie X le 25 mai 1914. Ses notes du Conclave de 1914 por­taient la mention : « Secrets du Conclave, à brûler après mon décès ». Ses notes du Conclave de 1922 ne portaient aucune mention analogue. A sa mort, en 1932, on ne brûla rien. -- « Nous ignorons pourquoi ce désir n'a pas été exaucé par les autorités compétentes », écrit le Dr Max Liebmann, qui en a présenté et annoté la publication. « C'est un document historique de pre­mière valeur », ajoute-t-il. Dans ces notes, le Cardinal Piffl apparaît -- surtout en 1914 -- comme un patriote autrichien ; et d'autre part, au plan religieux, comme un homme très préoccupé de combattre les « tendances intégristes ». \*\*\* Saint Pie X meurt dans la nuit du 19 au 20 août. Le Cardinal Piffl est désireux de connaître les vues du gouvernement autri­chien au sujet de l'élection du nouveau Pape. Dès le 20 août, il rencontre le ministre de l'Instruction publique Max Hussarek, baron von Heinlein, qui lui déclare son opposition aux candida­tures de Lai et Ferrata. Le Cardinal Gaetano de Lai, secrétaire de la Congrégation consistoriale, est « connu pour ses tendan­ces intégristes ». Le Cardinal Ferrata -- qui sera nommé secré­taire d'État par Benoît XV -- est suspect de francophilie. Le Cardinal Piffl rencontre le même jour le comte Forgach, chef de section au ministère des Affaires étrangères, et le lende­main 21 août le ministre lui-même, le comte Berchtold, « qui n'a pas encore reçu d'informations, ce qui rend ma visite inu­tile ». Arrivé à Rome le 25 août, le Cardinal Piffl s'entretient le 26 août avec le Cardinal Agliardi, ancien Nonce à Vienne (1893-1896) et en 1914 vice-doyen du Sacré-Collège. Le Cardinal Agliardi lui parle de la nécessité d'élire un Pape qui laisserait plus d'autorité aux évêques, donc un Pape « anti-intégriste ». 185:79 Le même jour, le Cardinal Piffl rend, visite au prince Schön­burg, ambassadeur d'Autriche auprès du Saint-Siège, qui lui déclare que « selon une information donnée par le Cardinal Van­nutelli (évêque d'Ostie et de Palestrina), l'intégrisme serait tout de même le mot d'ordre de la présente élection pontificale ». Plus tard, dans la même journée, l'ambassadeur lui rend sa visite et lui précise que d'après ses informations, il y a neuf « papabili » : Ferrata, della Chiesa, van Rossum, Merry del Val, Agliardi, Vannutelli, Pompili, Serafini et Giustini. Puis le Cardinal Piffl rencontre le Cardinal van Rossum (pré­fet de la Propagande), qui « ferait un Pape magnifique ». En­suite, dit-il, je me rendis au Collège germanique, chez le P. Ledochowski (lequel deviendra Général des Jésuites en 1915). C'est un homme de petite taille mais intelligent, qui a vivement combattu l'intégrisme. » Le 27 août, le Cardinal Piffl note qu'il n'est pas possible de distinguer une nette orientation en faveur de tel ou tel candidat. Il note aussi que le Cardinal Bettinger, archevêque de Munich, « s'en prend vivement aux intégristes », en présence du Cardi­nal Hartmann, archevêque de Cologne, qui « écoute sans bron­cher ». Le 28 août, le Cardinal Piffl confère avec les Cardinaux Skrbensky, archevêque de Prague, Csernoch, archevêque de Gran, von Hartmann, archevêque de Cologne, et Bettinger, archevêque de Munich : « une décision n'est pas encore intervenue sur no­tre vote », mais ils pensent s'orienter vers Gasparri, Pompili ou della Chiesa. Nouvelle conférence avec les mêmes le 30 août, auxquels se joint le Cardinal Horning, évêque de Veszprém, arrivé la veille : « Nous décidâmes de voter pour della Chiesa au premier tour de scrutin et de nous concerter ensuite, dans le Conclave, sur notre vote suivant. » Le Cardinal Giacomo Paolo della Chiesa, qui sera effectivement élu Pape et couronné sous le nom de Benoît XV, a été substitut de la Secrétairerie d'État de 1887 à 1907, puis archevêque de Bologne ; il est cardinal depuis mai 1914. Le 31 août, le Cardinal Piffl note -- comme il le fait plus ou moins chaque jour -- ses « vives inquiétudes au sujet de l'issue de la grande bataille qui, d'après les journaux, fait actuellement rage entre les Russes et les Autrichiens en Pologne russe et galicienne ». L'entrée en Conclave a lieu dans l'après-midi du même jour. 1^er^ septembre : premier tour de scrutin. Arrivent en tête della Chiesa et Maffi (archevêque de Pise, réputé d'idées « avan­cées » en matière politique et sociale) avec chacun 12 voix. Second tour de scrutin : tous deux arrivent à 16 voix cha­cun. « Par l'intermédiaire de Bettinger, Agliardi invita les Alle­mands et les Autrichiens à voter pour Maffi, qui a une intelli­gence de plus grande envergure, tandis que della Chiesa est un *mediocris homo,* un bon bureaucrate. Néanmoins, lors du nou­veau scrutin, nous voterons encore pour della Chiesa. » 186:79 Au troisième tour de scrutin, della Chiesa prend deux voix d'avance sur Maffi ; et sept au quatrième. Le soir du 1^er^ septembre, conférence des Autrichiens et des Allemands au cours de laquelle « le Cardinal Hartmann (inspiré par le Cardinal Bisleti, préfet de la Congrégation des Études) émit l'opinion que nous ne parviendrons pas à faire élire della Chiesa, étant donné que son élection serait interprétée comme un affront à l'égard de Pie X : della Chiesa a été, en effet, sous-secrétaire d'État de Rampolla et a, par après, continué à travail­ler dans son esprit, ce pourquoi d'ailleurs il a été déplacé à Bologne (...). Nous décidâmes pourtant de voter à nouveau pour della Chiesa lors du premier tour de scrutin du 2 août et de nous concerter une nouvelle fois si la position respective des candi­dats devait se modifier. » Le 2 août, 5^e^, 6^e^, 7^e^ et 8^e^ votes : della Chiesa passe de 20 à 32 voix, Maffi disparaît ; en revanche le Cardinal Serafini, Abbé général de la Congrégation bénédictine de Subiaco (et qui sera nommé plus tard préfet de la Propagande) passe de 4 et 2 voix la veille, successivement à 10, 17, 21 et 24 voix. Le Cardinal Csernoch, archevêque de Gran, déclare que Serafini est le can­didat des Cardinaux de Curie : « Que de Lai manœuvre en sa faveur est un fait certain et significatif. De Lai désire une ma­rionnette qu'il puisse diriger à son gré. » Le 3 septembre, della Chiesa atteint 34 voix au 9^e^ vote ; et il est élu au 10^e^ avec 38 voix. Le 5 septembre, le Cardinal Piffl note dans son journal : Le Saint-Père a nommé le Cardinal Ferrata secrétaire d'État c'est une surprise qui ne fera pas très bonne impression sur le gouvernement autrichien, bien que je croie que l'intégrisme d'une marionnette de De Lai eût été plus dangereux que les sen­timents du Cardinal Ferrata dont on a toujours affirmé, mais non prouvé, la nature francophile. » Le tableau récapitulatif des dix scrutins successifs s'établit comme suit : 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 > Maffi 12 16 16 15 13 7 2 > > Della Chiesa 12 16 18 21 20 27 31 32 34 38 > > Pompili 9 10 9 9 6 2 1 > > Merry del Val 7 7 7 6 2 > > Serafini 4 2 2 2 10 17 21 24 22 18 > > Lualdi 3 2 2 2 2 2 2 > > Ferrata 2 2 1 1 > > Bacilieri 2 1 1 > > Gasparri 1 > > Falconio 1 > > Agliardi 1 > > Ferrari 1 > > Gotti 1 > > De Lai 1 > > Richelmy 1 2 1 1 1 1 1 1 1 > > Francica Nava 1 1 1 > > Van Rossum 1 \*\*\* 187:79 Le Pape Benoît XV meurt le 22 janvier 1922. Le 25 janvier, le Cardinal Piffl quitte Vienne sans dire cette fois dans son journal s'il a consulté le gouvernement autrichien. Arrivée à Rome le 27 janvier. Premier entretien avec les Cardinaux Schulte, archevêque de Cologne (depuis 1920), Ber­tram, archevêque de Breslau, et Faulhaber, archevêque de Mu­nich. « Nous faisons un tour d'horizon des candidatures à rete­nir. Cinq qualités nous semblent requises. 1. -- un homme ayant une vie religieuse profonde ; 2. -- un diplomate ; 3. -- un savant ; 4. -- un homme politique ; 5. -- une position correcte à l'égard du gouvernement italien. » Au Conclave de 1914, le Cardinal Piffl avait voté dans tous les scrutins pour le futur Benoît XV. Au Conclave de 1922, dans tous les scrutins, il vote contre le futur Pie XI. Le Cardinal Schulte annonce que van Rossum « est d'avis qu'il conviendrait d'élire un cardinal qui ne soit pas italien et il propose la candidature de Merry del Val ». Pronostic : « Gas­parri ne réussira pas ». Quant au Cardinal Achille Ratti, Nonce à Varsovie en 1919, archevêque de Milan depuis 1921, il est « trop peu homme à principes ». Le 28 janvier, le Cardinal Piffl visite le Cardinal dominicain Früwirth, qui fut Général des Dominicains de 1891 à 1915 et Nonce à Munich de 1907 à 1915 : « Früwirth indique Ratti. » Le 29 janvier, détail pittoresque : « La demande du Camer­lingue d'attendre pendant quelques jours l'arrivée des Améri­cains rencontre une opposition tellement vive qu'elle est reti­rée. » Le 30 janvier, le Cardinal Piffl confère une seconde fois avec les Cardinaux-Archevêques de Cologne, de Breslau et de Mu­nich, auxquels est venu se joindre le Cardinal Csernoch, arche­vêque de Gran : « Nous nous accordons d'abord sur le choix de Gasparri et pour le second tour sur celui de Laurenti. » (Le Cardinal Pietro Gasparri est devenu secrétaire d'État de Benoît XV en 1914, à la mort du Cardinal Ferrata ; Pie XI le conservera comme secrétaire d'État jusqu'en 1930 ; « on le savait hostile aux tendances intégristes », note le Dr. Max Liebmann. Farouche adversaire des principes de gouvernement de Pie X, le Cardinal Gasparri fit au procès de béatification une déposition résolument hostile à la canonisation.) Le 1^er^ février, le Cardinal Piffl visite le Cardinal Belmonte, ancien Nonce à Vienne de 1904 à 1911 : mais le Cardinal Bel­monte ne veut rien lui dire. Le 2 février, entrée en Conclave. Après le repas du soir, entretien chez Faulhaber : « Nous dé­sirons nous en tenir à Gasparri. S'il ne veut pas accepter, nous voterons provisoirement, au second tour, pour La Fontaine ou pour van Rossum. » (Le Cardinal Pietro La Fontaine est patriarche de Venise ; le Cardinal van Rossum est préfet de la Propa­gande.) « Pour le troisième tour, nous prévoyons de nous con­certer encore sur celui des candidats à choisir définitivement, si l'élection de Gasparri est impossible. » 188:79 Le 3 février, le Cardinal Piffl note qu'à la messe quatre car­dinaux ont communié : Ratti, Scapinelli, Pompili et Maffi. Le Dr Liebmann commente ainsi cette remarque : « A la différence du Conclave de 1914 pendant lequel les Cardinaux célébraient en commun la sainte messe, presque tous les Cardinaux disent déjà cette fois « leur » messe particulière. Il n'est pas dénué d'intérêt de noter que le Cardinal historien Ratti qui devait de­venir Pape, a communié à la messe en commun et n'a pas célé­bré de messe privée. » Au Conclave de 1914, tous les Cardinaux recevaient la communion à une même messe. Au Conclave de 1922, la plupart des Cardinaux célèbrent leur messe privée avant la messe commune. A la différence de son journal de 1914, dans son journal de 1922 le Cardinal Piffl n'a pas noté le détail des voix à chaque tour de scrutin, ni établi de tableau récapitulatif des votes. Le tableau récapitulatif des votes de 1922 (voir ci-dessous) provient d'une autre source : les notes retrouvées dans les papiers du Cardinal Pietro La Fontaine. Ce tableau récapitulatif a été pu­blié pour la première fois en 1935 (cf. la *Revue nouvelle,* numéro de juillet-août 1963, page 52, note 44). Des quatre tours de scrutin du 3 février, le Cardinal Piffl tire les conclusions suivantes : « Deux tendances : 1. -- la réapparition des anciens inté­gristes avec à leur tête Merry de Val ; 2. -- la continuation de la politique de Benoît XV, tendance pour laquelle le candidat est Gasparri (...). Merry del Val est principalement soutenu par van Rossum, car celui-ci souhaite l'élection d'un non-italien et attend de l'énergie et de l'esprit de suite de Merry del Val un renforcement de la discipline ecclésiastique. A Gasparri on re­proche surtout son népotisme (...). Pour ma part, c'est un nou­veau candidat de compromis qui me plairait le mieux. Scapi­nelli propose dans ce sens d'élire Bioletti. Je préférerais Lau­renti. » Le 4 février, Merry del Val perd, au cours des deux premiers scrutins de la journée, 10 voix qui vont à La Fontaine. Gasparri atteint 24 voix mais il paraît douteux qu'il puisse dépasser 28 et atteindre la majorité des deux tiers. Les deux tours de scrutin suivants ne font pas progresser Gasparri. La Fontaine paraît avoir plus de chances : « d'après ce que j'entends dire, ce serait une élection heureuse pour l'Église. » Le 5 février au matin : « Ratti passe de 5 à 11 et à 14 voix. Je me suis rendu aujourd'hui au scrutin avec lui. Il prit un air assez mystérieux, comme s'il voulait dire quelque chose, mais n'osa pas sortir, de sa réserve. » 189:79 Le soir, Ratti est à 27 voix : « Ratti passe pour le candidat des Français et des Polonais ; Gasparri serait lui aussi partisan de son élection. » Ce « revirement soudain de Gasparri » fait écrire au Dr Liebmann : « Peut-être un accord a-t-il été conclu entre Ratti et Gasparri. Le fait est que Gasparri redevient se­crétaire d'État. » Le 6 février, Ratti obtient 30 voix au treizième tour de scru­tin, et au quatorzième 42, soit 6 voix de plus que la majorité des deux tiers. Le Cardinal Piffl n'a pas suivi le ralliement de Gasparri à Ratti et il est « resté fidèle à La Fontaine jusqu'à la fin ». Le Cardinal Ratti, à qui le doyen demande s'il accepte l'élec­tion, « ne fournit d'abord, pendant quelque temps, aucune ré­ponse », puis « fit connaître ensuite son acceptation dans un discours très posé en latin ». « Il déclara ensuite qu'il avait l'intention de donner la bénédiction du haut de la galerie de la basilique surplombant la place Saint-Pierre. Ce faisant, affirma-t-il, il entendait maintenir les anciennes protestations contre la violation des droits du Saint-Siège et de l'Église catholique, tout en attestant en même temps qu'il ne voulait pas seulement bénir les fidèles dans la basilique, ni même Rome et l'Italie unique­ment, mais aussi le monde entier. » Voici le tableau récapitulatif des votes au Conclave de 1922 : > 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 > > Merry del Val 12 11 14 17 13 7 1 > > Maffi 10 10 10 9 1 > > Gasparri 8 10 11 13 21 24 24 24 19 16 2 1 > > La Fontaine 4 9 2 1 7 13 22 21 18 8 23 22 18 9 > > Ratti 5 5 6 5 5 4 4 5 11 14 24 27 30 42 > > van Bossum 4 > > Bisleti 3 1 4 4 2 2 1 1 > > De Lai 2 2 1 1 1 1 > > Pompili 2 1 1 1 1 1 1 > > Mercier 1 > > Laurenti 2 4 3 2 2 2 1 1 3 5 4 3 4 2 > > Lega 1 1 > > Giorgi 1 1 > > Granito di Belmonte 8 > > Sbarretti 1 ============== 190:79 ### Trois études de Louis Salleron sur les S.A.F.E.R. Le « Mouvement familial rural », qui est un organisme mandaté d'Action catholique, a publié une brochure sur les S.A.F.E.R. (Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural). La brochure com­porte une préface du Cardinal Lefebvre, archevêque de Bourges, pré­sident de « Commission épiscopale du monde rural » ; et cette préface a été en outre reproduite dans la « Documentation catholique » du 20 octobre. On sait que, parmi les catholiques, toutes les positions possibles d'opposition ou d'approbation, extrêmes ou modérées, se sont mani­festées à l'égard des S.A.F.E.R. La préface du Cardinal Lefebvre contient des paroles qui nous paraissent très dures à l'égard des catholiques qui se sont opposés aux S.A.F.E.R. : « *Pour n'avoir pas suffisamment purifié le regard de son intelli­gence, afin de mieux comprendre la position de l'Église plutôt que de l'incliner dans le gens de ses propres conceptions, on en vient vite à porter, sur les institutions présentes, des condamnations sommaires assorties de motivations souvent discutables. Quelle que puisse être la bonne foi de ceux qui s'y laissent entraîner, le procédé ne va pas sans de graves inconvénients. Il trouble des esprits, inquiète des cons­ciences, empêche un jugement objectif qui favoriserait le rapprochement des points de vue pour un travail commun et constructif. *» Les reproches du Cardinal Lefebvre vont donc à ceux qui ont pro­noncé « des condamnations sommaires assorties de motivations -- sou­vent discutables ». La dureté de ses reproches est mise en relief par le fait qu'aucun reproche explicite n'est pareillement adressé à ceux qui ont prononcé des approbations sommaires assorties de motivations souvent discutables. Dans une revue comme la revue « Itinéraires », où l'on a point eu jusqu'ici l'occasion de prendre position à l'égard des S.A.F.E.R., on ne peut qu'être attentif à cette intervention dans le débat, et chercher à mesurer objectivement le poids et les conséquences d'une telle inter­vention. \*\*\* 191:79 Certes, le Cardinal déclare qu'il ne faut « ni canoniser ni anathé­matiser », « ni consacrer ni condamner au nom des principes de l'Église une institution sur laquelle l'Église n'a pas à se prononcer ». Mais simultanément le poids des reproches explicites du Cardinal porte seulement sur ceux qui ont « anathématisé » ou « condamné » les S.A.F.E.R., et point du tout sur ceux qui les ont « consacrés » ou « ca­nonisés ». La position du Cardinal consiste à louer les auteurs de la brochure pour avoir, au sujet de l'institution des S.A.F.E.R., montré « l'intérêt qu'elle présente, les valeurs positives qu'elle comporte » et pour n'en avoir non plus « pas caché les possibles inconvénients ». Comme tous les « moyens humains », il s'agit d'un « instrument imparfait », et le cardinal précise : « pourquoi renoncerait-on à reconnaître ce qu'ils comportent de bon et de positif en s'efforçant de parer à d'inévitables dangers ? » \*\*\* Ainsi l'opposition aux S.A.F.E.R. se trouve en quelque sorte désa­vouée. Mais désavouée jusqu'à quel point ? Relisons la phrase où le Cardinal félicite les auteurs de la brochu­re : « *Ils n'ont voulu ni consacrer ni condamner au nom des principes de l'Église une institution sur laquelle l'Église n'a pas à se pronon­cer. *» Sur le terrain des principes de l'Église, les S.A.F.E.R. sont donc une institution « *sur laquelle l'Église n'a pas à se prononcer *». Cependant la préface du Cardinal, et la brochure qu'il approuve, se prononcent en définitive pour une attitude de collaboration plutôt que pour une attitude d'opposition. Après cela, l'opposition aux S.A.F.E.R. est-elle encore permise aux catholiques, ou leur est-elle interdite ? Peut-être faut-il comprendre que des catholiques conservent le droit de s'opposer aux S.A.F.E.R., mais à la condition qu'ils ne le fas­sent pas « au nom des principes de l'Église ». \*\*\* Nous craignons que de tout cela on ne tire des conséquences con­traires : 1. -- Les uns pourront dire le Cardinal Lefebvre et le M.F.R. (« Mouvement familial rural ») recommandent aux catholiques la collaboration avec les S.A.F.E.R. ; les catholiques ont donc le devoir de collaborer. S'ils manquent à ce devoir, ils sont en état de péché. 192:79 2. -- Les autres pourront répondre : vous « majorez » un simple avis qui n'engage absolument pas l'autorité doctrinale et l'autorité de l'Église, puisque les S.A.F.E.R. sont une institution au sujet de laquelle le Cardinal Lefebvre déclare que « *l'Église n'a pas à se prononcer *». Entre ces deux interprétations possibles, il nous semble qu'il demeu­re une marge licite d'hésitation. \*\*\* Ces difficultés proviennent-elles du « mode d'expression » et du « genre littéraire » qui ont été choisis par le Cardinal Lefebvre ? Dans quelle mesure a-t-il voulu « engager son autorité » et « parler au nom de l'Église » ? Il est malaisé de répondre à ces questions. On peut seulement se référer aux principes généraux rappelés par Dom Paul Nau ([^23]) : « Le champ d'exercice du magistère (d'un évêque) -- à moins qu'il ne s'exerce dans un acte accompli en commun avec le Pape et les autres évêques (acte collégial) -- est limité à son propre diocèse. « Le sentiment d'un évêque, quoique manifesté dans un acte officiel, écri­vait le Cardinal Grousset, ne peut servir de loi à ceux qui sont étran­gers à son diocèse. On peut seulement exiger que la règle de conduite qu'il trace à ses diocésains soit respectée par eux, tant qu'elle n'est pas improuvée par une autorité supérieure. » « Mais cette dernière obligation ne vaut que s'il s'agit d'un acte of­ficiel, mandement, lettre pastorale ou autre. Un évêque, en effet, n'écrit pas toujours nécessairement en tant qu'évêque, en usant de son autori­té épiscopale. Il peut écrire comme docteur privé, sans engager dans ses dires son autorité de représentant de Notre-Seigneur. Il n'avance alors que son opinion personnelle. Cela est également vrai du Pape lui-même. Le grand et savant Benoît XIV l'a rappelé, de façon ex­presse, dans la préface d'un traité que, durant son pontificat, il fit pu­blier sur la « Canonisation des saints » -- Il a tenu à faire remarquer que si cet ouvrage avait pour auteur un Pape, il ne constituait pas pour autant un acte pontifical et n'avait d'autre autorité que celle que pouvait lui conférer la compétence de son auteur et les preuves appor­tées à l'appui de ses conclusions. » 193:79 Envisageant un cas précis, qui n'est pu celui du Cardinal Lefebvre, Mais d'un autre Cardinal-Archevêque, Dom Paul Nau précise : « Il ne s'agit nullement d'un acte épiscopal, qui ne s'imposerait d'ailleurs que dans le seul diocèse de l'auteur, mais y jouirait d'une autorité proprement dite. Il s'agit de l'œuvre d'un archevêque, d'un cardinal, mais écrivant comme théologien privé. Il a droit au plus grand respect et à une humble déférence : il ne peut nous imposer ses conclusions que dans la mesure de la valeur des arguments appor­tés à leur appui. » Ces remarques sont-elles adéquates dans le cas de la prise de posi­tion du Cardinal Lefebvre au sujet des S.A.F.E.R. ? Nous posons simplement la question. \*\*\* L'année dernière, notre ami Louis Salleron a publié trois études sur les S.A.F.E.R. Il l'a fait avec son habituelle ouverture d'esprit, attentive jusqu'au scrupule au « pour » et au « contre » ; et ce serait un ahurissant pa­radoxe de classer ces trois études dans la catégorie condamnable et réprouvée des « condamnations sommaires ». Quant à la compétence de Louis Salleron en ces matières, elle est connue depuis longtemps. La première étude a paru dans « Carrefour » du 8 août 1962. La seconde dans « La Nation française » du 22 août 1962. Ces deux études font le tour de la question. La troisième étude est une conférence de novembre 1962 qui, à pro­pos des S.A.F.E.R., examine plus généralement le problème de la pro­priété foncière et du financement de l'agriculture. Cette conférence a été reproduite dans la revue « Banque » en juillet 1963. \*\*\* Nous pensons être utile à nos lecteurs en rassemblant pour eux ces trois études successives de Louis Salleron. #### I. -- L'alternative : colbertisme agricole ou prélude à la nationalisation du sol VOTÉE le 27 juillet dernier, la loi « complémentaire » à la loi « d'orientation agricole » (du 5 août 1960) se signale principa­lement à l'attention publique par le droit de préemption qu'elle accorde aux S.A.F.E.R. 194:79 Qu'est-ce donc que ces mystérieuses S.A.F.E.R. dont chacun a une vague idée mais sans savoir en quoi elles consistent exactement ? Les Sociétés d'Aménagement Foncier et d'Établissements Rural (S.A.F.E.R.) sont les organismes créés par la loi d'orien­tation agricole en vue d'opérer une redistribution du sol. Et pourquoi donc opérer une redistribution du sol ? Parce que le simple jeu des lois qui régissent la propriété, l'échange et les successions aboutissent à faire, dans beaucoup de cas, des exploitations soit trop grandes, soit trop petites, soit trop « parcellisées ». Bref, les S.A.F.E.R. ont pour but de lutter sur deux fronts contre les cumuls et contre le morcellement. De quelle manière ? En achetant les terres et en en faisant des unités de production optimum qu'elles recèderont aux paysans qui pourront ainsi produire dans les meilleures condi­tions. Le droit de préemption... Dotées de capitaux d'État et créées dans le cadre départe­mental, les S.A.F.E.R. ne pourront agir que dans la limite des capitaux dont elle disposeront. Mais une autre limitation résul­tera naturellement du prix des terres. Or, d'elles-mêmes les S.A.F.E.R. dans la mesure où elles viendraient en concurrence avec d'autres acheteurs, ne pour­raient que pousser à la hausse de la terre. On en est donc venu à envisager, d'une part un droit de préemption pour les S.A.F.E.R., d'autre part un « juste prix » pour l'exercice de ce droit de préemption. C'est cette innovation que réalise l'article 11 de la loi complé­mentaire. « *Il est institué, au profit des S.A.F.E.R. un droit de préemption en cas d'aliénation à titre onéreux de fonds agricoles on de terrains à vocation agricole.* ...... « *Si la S.A.F.E.R. estime que les prix et les conditions d'alié­nation sont exagérés en fonction des prix pratiqués dans la région pour des immeubles de même ordre, elle peut en deman­der la fixation par le tribunal de grande instance suivant la pro­cédure prévue par les alinéas 1^er^ et 2 de l'article 795 du code rural...* » Tels sont les deux principaux paragraphes de cet article 11 qui n'en comporte pas moins de vingt et un -- tous destinés à préciser et limiter le droit de préemption. 195:79 ...et ses limitations Les limitations au droit de préemption sont nombreuses et complexes. Tout d'abord, il y a diverses opérations d'acquisition ou d'échanges qui échappent au droit de préemption. La loi les énumère. Nous ne pouvons qu'y renvoyer. En second lieu, le droit des S.A.F.E.R. est précisé par celui du fermier. Enfin, le droit ne joue que pour les zones déterminées par le préfet « *après avis motivés de la commission départementale, des structures et de la chambre d'agriculture* »*.* Des décrets devront intervenir pour autoriser l'exercice du droit de préemption et en fixer la durée. Un décret pris en Conseil d'État fixera les conditions d'appli­cations du droit « *et notamment les conditions de publicité permettant aux intéressés d'être avertis de l'existence du droit...* »*.* En considérant simplement l'institution des S.A.F.E.R. comme une atteinte au droit de propriété, on pourrait s'imaginer que la droite est « contre », et la gauche « pour ». Mais justement, ce n'est pas simple. C'est même très compli­qué. La loi complémentaire dont l'article 11 était la pièce la plus discutée, a été votée par *316 voix* contre *91* et *35* abstentions. Les 91 députés qui ont voté contre sont 9 communistes (sur 10), 41 socialistes (sur 43), 39 M.R.P. (sur 57), 1 U.N.R. et 1 non inscrit. Bref, c'est le tripartisme qui a voté contre la loi, et notam­ment contre les S.A.F.E.R. Voilà qui paraît bizarre. Mais tout s'explique si on sait que cette « gauche » a voté « contre » parce qu'elle trouvait le texte trop mou, c'est-à-dire trop à droite. Quant aux agriculteurs, ce n'est pas la politique qui les divise. Il y a querelle aussi chez eux, mais querelle de générations et de régions. En gros, on peut dire que ce sont les jeunes qui sont pour les S.A.F.E.R., tandis que les vieux sont contre ; et ce sont les régions à la fois surpeuplées et morcelées (l'Ouest notam­ment) qui sont pour et les autres qui sont contre. En fin de compte, tout le monde est mécontent et inquiet. Chacun se rend compte qu'on est simplement au début d'une épreuve de force. Où ira-t-on ? Nul ne le sait. Nul ne peut le prédire. S.A.F.E.R. et F.A.S.A.S.A. Le rôle escompté des S.A.F.E.R. ne peut être compris si on les isole de l'ensemble de la loi. En fait, la structure générale du projet repose -- en négli­geant mille détails -- sur deux piliers : les S.A.F.E.R. et le F.A.S.A.S.A. 196:79 Le F.A.S.A.S.A., c'est le Fonds d'Action Sociale pour l'Aménagement des Structures Agricoles. Ce fonds jouerait à l'égard des personnes un rôle analogue à celui que les S.A.F.E.R. joue­raient à l'égard des terres. Son objet serait essentiellement de financer le départ des vieux et des mal lotis, pour écarter défini­tivement les uns et pour permettre aux autres soit de se recaser sur des exploitations rentables, soit de se « reconvertir » pour la ville. Le jumelage des opérations menées par les S.A.F.E.R. et le F.A.S.A.S.A. pourrait concerner quelque cinq cent mille person­nes et plus de deux millions d'hectares. Vaste remue-ménage, dont il vaut mieux ne pas essayer de chiffrer le coût. Vers la nationalisation du sol ? Les S.A.F.E.R. constituent-elles une menace contre la propriété ? Sans doute, mais pas de la manière qu'on croît généra­lement. S'il est vrai, en effet, que le droit de préemption constitue une atteinte à la liberté des transactions, c'est apparemment pour faire de nouveaux propriétaires. A cet égard, c'est plutôt le droit des propriétaires que le droit de propriété qui serait touché. La menace n'est pas tant de ce côté que du côté de l'État. Il est parfaitement concevable et légitime, il est même cer­tainement nécessaire et urgent de favoriser une évolution de la structure foncière pour permettre une meilleure utilisation éco­nomique de la terre, tant du point de vue national que du point de vue des exploitants. Mais des mesures juridiques et fiscales rendraient possible cette évolution à l'intérieur du droit privé. Or, ici, c'est l'État qui intervient directement et qui se fait le redistributeur des terres. Ce ne sont pas les droits de la pro­priété qui sont touchés, diminués ou lésés, c'est la propriété *elle-même, c'est* l'institution du droit privé qui est atteinte par l'État, collectivisant pour répartir, c'est-à-dire nationalisant le *sol pour* en *faire un* secteur public comme les chemins de *fer, les* mines et le tabac. M. Pisani s'en est expliqué avec une parfaite netteté lors du dernier débat à l'Assemblée nationale : « *Avec les dispositions concernant les terres incultes, les biens vacants, le droit de préemption des S.A.F.E.R., les cumuls.* LE GOUVERNEMENT VEUT EN ARRIVER A UNE VÉRITABLE MAÎTRISE DU SOL*, sans laquelle il n'est pas de civilisation moderne...* » 197:79 La révolution agricole aux enchères. Les S.A.F.E.R. fonctionneront-elles ? On peut se le demander quand on voit la pesanteur et la complexité de leur mécanisme. Mais puisque l'instrument existe, il est possible de le « per­fectionner ». Au fond, tout est suspendu à la volonté du Pou­voir. S'il veut que les S.A.F.E.R. fonctionnent, elles fonction­neront. Elles peuvent même rendre de très réels services. Mais elles peuvent aussi devenir le moyen d'une révolution foncière qui serait assez dans la logique de leur principe. Déjà la clientèle paysanne commence à intéresser des tuteurs expérimentés et bienveillants. La C.F.T.C. s'est empressée d'offrir ses services au Centre National des Jeunes Agriculteurs. M. Eugène Descamps a déclaré : « *Notre combat pour une planification démocratique rejoint le leur* »*.* Le P.S.U., soucieux de regrouper ses effectifs, leur tend les bras, et épouse leur cause en termes enflammés. Le parti communisme joue un jeu plus subtil. Il combat vigoureusement les S.A.F.E.R. qu'il affecte de considérer comme une institution réactionnaire qui jouera au profit des « gros » et des pieds-noirs ; il dresse contre elles les « petits » et notam­ment tous les possesseurs de jardins et de parcelles qui seraient exclus des avantages réservés aux seuls titulaires de la « carte professionnelle » d'exploitant, Bref, il sème l'inquiétude et attise tous les mécontentements, en vue d'une action révolutionnaire qu'il entend mener à son heure. La S.F.I.O. et le M.R.P. prennent du recul pour tâcher de canaliser en temps opportun une révolution amorcée dont le terme communiste ferait peur aux paysans. Tout cela, en fin de compte, crée un certain climat révo­lutionnaire qu'entretiennent ou symbolisent les aubades du genre de celle qui fut, l'autre semaine, réservée à Jean Gabin. Le Marché commun,\ véritable arbitre Le Marché commun, c'est, ne l'oublions pas, la libre circulation des hommes, des biens et des capitaux. Si le Marché commun doit être mené à son terme, comme les chances s'en précisent, les problèmes de l'agriculture française ne pourront être résolus qu'en fonction des principes qui le fondent. A cet égard, les accords de Bruxelles en janvier dernier, et l'échec des pourparlers avec la Grande-Bretagne, la semaine dernière, sont pour l'agriculture française un gage de possibilités certaines, mais *selon des modalités qui sont en contradiction directe avec l'orientation qu'on peut déceler dans les S.A.F.E.R., ou du moins dans l'orientation que veulent leur donner ceux qui s'en font les champions.* 198:79 Que les jeunes agriculteurs des régions surpeuplées aient entendu rappeler leur droit à la vie, c'est normal. On ne peut même pas les blâmer d'avoir employé les moyens violents, puis­que ce sont les seuls qui, aujourd'hui, obtiennent des résultats. Mais ils doivent prendre garde à ne pas être bernés. Qu'ils le veuillent ou non, leur action tend à bloquer le prix des produits en bloquant le prix des terres, en refusant l'apport de capitaux extérieurs, en menaçant le progrès de la transformation et en faisant de la paysannerie une classe « close ». Évidemment ce sont leurs propres problèmes et leurs problèmes immédiats qu'ils veulent voir résolus -- parce que ce sont ces problèmes-là qui les assaillent. Mais à terme -- et dans un délai très proche -- c'est le problème des *débouchés* qui commande tout. Ne craignent-ils pas de faire inconsciemment le jeu de ceux qui, par la collectivisation d'une portion notable de la terre, tiendraient à leur merci toute la production agricole ? Ou bien l'étatisme agraire ferait sauter le Marché commun, ou bien il livrerait les producteurs aux forces financières de nos partenaires. Le grand effort à faire pour assurer aux agriculteurs le revenu auquel ils ont droit, c'est à l'industrialisation et à la com­mercialisation qu'il doit être fait. Les structures foncières en découleront. Les bloquer dans des unités de production définies en 1962 ou en 1963, c'est les condamner à ne plus rien valoir dix ans plus tard. Est-ce à dire que les réformes foncières peuvent être négli­gées ? Nullement, mais elles doivent trouver une formule souple et susceptible d'intéresser les capitaux industriels et citadins. Les sociétés foncières que préconise notamment M. Louis Estrangin, président de la Fédération nationale des organismes de gestion agricole, semblent particulièrement heureuses. On pourrait les constituer parallèlement aux S.A.F.E.R. L'expérience ferait vite le départ entre la valeur respective des deux formules. Si c'est un colbertisme agricole que veut faire M. Pisani, et non pas un collectivisme précurseur du communisme, pourquoi ne donnerait-il pas leur chance aux sociétés foncières ? #### II. -- Un outil, oui, mais un outil dangereux Le grand public se noie dans les textes qui sont en train d'opérer la « révolution agricole ». Rassurons-le : les experts et les initiés s'y noient avec lui. Recenser, présenter, expliquer toutes les mesures qui ont pour objet, depuis deux ans et plus, de remodeler la terre de France et de réorganiser les marchés de ses produits exigerait un numéro entier de la N. F. S'efforcer d'en prédire les résultat dans dix ans serait jouer au devin. 199:79 Plus modestement, nous tenterons ici d'éclairer la récente législation en disant ses objectifs principaux. Nous essaierons notamment, d'apprécier la portée exacte des S.A.F.E.R. (Sociétés d'Aménagement Foncier et d'Établissement Rural) à propos de quoi l'opinion est particulièrement sensibilisée. Deux lois fondamentales traitent du problème agricole : -- La loi d'orientation agricole, du 5 août 1960 ; -- La loi « complémentaire à la loi d'orientation agricole », du 8 août 1962. La loi du 5 août 1960 comporte sept titres : I. Principes généraux d'orientations ; II. Aménagement des charges des ex­ploitations ; III. Aménagement foncier ; IV. Mise en valeur du sol ; V. Organisation de la production et des marchés ; VI. Coopératives agricoles et sociétés d'intérêt collectif agricole ; VII. Dispositions diverses. C'est une véritable loi-cadre, dont le titre I constitue comme une déclaration solennelle des Droits de l'Agriculture dans l'Économie nationale. En voici l'article premier : ARTICLE PREMIER. -- *La loi d'orientation de l'agriculture française a pour but, dans le cadre de la politique économique et sociale, d'établir la parité entre l'agriculture et les autres acti­vités économiques ;* 1° *En accroissant la contribution de l'agriculture au développement de l'économie française et de la vie sociale nationale, en équilibrant la balance commerciale agricole globale du territoire national, compte tenu de l'évolution des besoins, des vocations naturelles du pays, de sa place dans la communauté européenne et de l'aide à apporter aux pays sous-développés ;* 2° *En faisant participer équitablement l'agriculture au béné­fice de cette expansion par l'élimination des causes de disparité existant entre le revenu des personnes exerçant leur activité dans l'agriculture et celui des personnes occupées dans d'autres sec­teurs, afin de porter notamment la situation sociale des exploi­tants et des salariés agricoles au même niveau que celui des autres catégories professionnelles ;* 3° *En mettant l'agriculture, et plus spécialement l'exploitation familiale, en mesure de compenser les désavantages naturels et économiques auxquels elle reste soumise comparativement aux autres secteurs de l'économie.* La parité. La parité -- voilà le mot-clé. La parité, c'est-à-dire l'égalité, ou du moins l'équivalent, entre les revenus de l'agriculture et les revenus des autres professions. Revendication parfaitement légitime, dont le seul inconvénient est de pousser à l'uniformisation des activités pour les rendre comparables. 200:79 Mais cette uniformisation est la loi du monde moderne. Demain, peut-être, la subtilité de la comptabilité nationale permettra d'établir la parité entre l'agriculture, l'industrie, le commerce, la philoso­phie, la poésie, l'enseignement, l'armée, la magistrature, le clergé. Pour le moment, la revendication paysanne signifie sim­plement que l'agriculture étant complètement sortie de l'autarcie et de l'auto-consommation, achetant, vendant, tenant ses comptes, constate qu'elle ne peut plus vivre, dans des régions entières. Elle se défend. Elle a raison. Mais se défend-elle bien ? Énumérant les moyens indispensables pour atteindre les buts définis à l'article premier, l'article 2 de la loi du 5 août 1960 en retient sept, les deux premiers étant l'accroissement de la *productivité* et l'amélioration des *débouchés,* le dernier étant « de promouvoir et favoriser une *structure d'exploitation* de type familial, capable d'utiliser au mieux les méthodes techniques modernes de production et de permettre le plein emploi du travail et du capital d'exploitation ». Cette mention de la « structure d'exploitation » est, dans l'article 2, la seule allusion à l'aspect « agraire » du problème agricole. Aménagement foncier Cependant, ce qui n'était qu'un accessoire dans la loi d'orien­tation agricole est devenu brusquement l'*essentiel* dans la loi « complémentaire » (du 8 août 1962). Cinq titres à cette loi : I. De l'aménagement foncier ; II. De l'hydraulique ; III. De l'organisation professionnelle agricole ; IV. Du fonds d'action sociale pour l'aménagement des structures agricoles ; V : Des dispositions diverses. Voilà donc l'aménagement foncier promu au premier rang. Les douze articles du titre premier de la nouvelle loi (qui font plus de la moitié du texte total) et, les deux articles du titre IV reprennent et développent les dispositions qui n'avaient été qu'ébauchées, en six brefs articles, au titre III de la loi d'orien­tation du 5 août 1960. Pourquoi ce changement brutal d' « orientation » ? Si nous nous plaçons au point de vue de la pure logique éco­nomique, aucune réponse sérieuse ne peut être fournie. Aujour­d'hui comme hier (et plus qu'hier), demain comme aujourd'hui (et plus qu'aujourd'hui), *c'est l'accroissement des débouchés lié à la diminution des prix qui commande le salut de l'agriculture* et lui ouvre les perspectives de la parité désirée. Aussi bien, le quatrième Plan (publié en annexe au *Journal Officiel* du 7 août) le rappelle en termes non équivoques : 201:79 « ...Le IV^e^ Plan place au premier rang les actions tendant à rechercher de nouveaux débouchés, à adapter les marchés et les circuits de commercialisation..., à développer les moyens de transformation, à accroître la compétitivité des entreprises et, enfin, à améliorer les conditions d'existence des agriculteurs des différentes régions. » (p. 6 du J. O.). Alors, encore une fois, pourquoi, subitement, cette priorité accordée à « l'aménagement foncier » ? Pour une raison très simple -- c'est que les problèmes de débouchés, de commercialisation et d'industrialisation intéres­sent la profession prise dans son ensemble et appellent des so­lutions qui demandent de longues années, tandis que les problèmes d'exploitation intéressent les individus et peuvent être résolus (bien ou mal) assez rapidement. Un problème urgent Autrement-dit, mettons-nous dans la peau d'un jeune agricul­teur qui ne parvient plus à boucler son budget et qui voit autour de lui des dizaines ou des centaines de camarades qui sont dans le même cas que lui. Il peut bien être conscient que son sort dépend *finalement* de l'expansion des marchés, *dans l'im­médiat il doit vivre.* Si donc son exploitation est trop petite, ou trop morcelée, et qu'il ne peut ni acquérir des terres, ni s'installer ailleurs, il demande *d'abord* que lui soient données les con­ditions de son salut présent. D'où ces petites émeutes, ces poulets trucidés, ces cochon répandus dans les rues, ces visites matinales à et Jean Gabin autres agriculteurs de luxe. Manifestations qu'on peut blâmer, manifestations indubitablement passéistes, rétrogrades, contrai­res au progrès, attentatoires à la liberté et à la propriété. Mais manifestations identiques, à cet égard, à celles des ouvriers du XIX^e^ siècle qui brisaient les machines et à celles des ouvriers d'aujourd'hui qui se mettent en grève pour protester contre l'automation. Le progrès général est toujours fait de *moments* douloureux. Il faut s'efforcer d'éviter ou d'atténuer la souffrance sans pour autant empêcher le progrès. C'est justement ce qu'on espère des S.A.F.E.R. Les S.A.F.E.R. Les S.A.F.E. R. ont été instituées par la loi d'orientation (du 5 août 1960) Au titre III (Aménagement foncier), l'article dispose que : « *Des Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural peuvent être constituées en vue d'acquérir des terres ou des ex­ploitations agricoles librement mises en vente par leurs propriétaires, ainsi que des terres incultes, destinées à être rétrocédées après aménagement éventuel. Elles ont pour but, notamment, d'améliorer les structures agraires, d'accroître la superficie de certaines exploitations agricoles et de faciliter la mise en culture du sol et l'installation d'agriculteurs à la terre.* 202:79 « *Ces Sociétés doivent être agréées par le ministre de l'Agriculture et le ministre des Finances et des Affaires économiques. Leur zone d'action est définie dans la décision d'agrément.* « *Ces Sociétés ne peuvent avoir de but lucratif* »*.* Des décrets divers ont précisé les conditions de fonctionnement des S.A.F.E.R. -- qui n'auraient pas autrement fait parler d'elles si la loi complémentaire (du 7 août 1962) n'était venue leur donner le droit de préemption, avec le droit supplémentaire si elles estiment exagérés les prix et les conditions d'aliénation de faire fixer le prix « par le tribunal de grande instance, sui­vant la procédure prévue par les alinéas 1 et 2 de l'article 795 du Code rural ». C'est ce double droit de préemption et de taxation qui in­quiète, parce qu'il est de nature à apporter une perturbation profonde dans le marché des terres. A vrai dire, nul ne sait encore comment les S.A.F.E.R. vont fonctionner. Celles qui sont d'ores et déjà constituées ou en voie de constitution sont aux mains de la profession (chambres d'agriculture, caisses de crédit agricole, mutuelles, syndicats, etc.) Elles englobent, chacune, de un à six départements et couvrent déjà la plus grande partie de la France. Mais ce sont, jusqu'ici des institutions sur le papier. Leur mise en route peut être assez longue. Aussi bien, que vont-elles faire ? Leur but, nous venons de le voir, est défini par l'article 15 de la loi d'orientation. Mais ce but est précisé par l'article 7 de la loi complémentaire qui dit que le droit de préemption s'exerce en vue : « 1° De favoriser la réalisation de l'équilibre des exploitations agricoles existantes, tel qu'il est défini à l'article 7 de la loi n° 60-808 du 5 août 1960, d'orientation agricole ; « 2° De contribuer à la constitution de nouvelles exploita­tions agricoles équilibrées ; « 3° D'éviter la spéculation foncière et de sauvegarder le caractère familial de l'exploitation agricole. » Des unités viables L'article 7 de la loi d'orientation à laquelle il est fait référen­ce dispose que : « *Le ministre de l'Agriculture fait procéder, par région naturelle et par nature de culture du type d'exploitation en tenant compte, éventuellement, de l'altitude, aux études nécessaires à l'appréciation de la superficie que devrait normalement avoir une exploitation mise en valeur directement par deux unités de main-d'œuvre, ou plus, en cas de sociétés de culture ou de groupements d'exploitants, dans des conditions permettant une utilisation rationnelle des capitaux et des techniques, une rémunération du travail d'exécution, de direction et des capitaux fonciers et d'exploitation répondant à l'objectif défini à l'article 6...* 203:79 « *Dans un délai de deux ans, le ministre de l'Agriculture évalue ces superficies par arrêté après consultation, etc.* » On nous excusera de reproduire tous ces textes. Eux seuls permettent d'apercevoir l'opération envisagée, dont chacun pen­sera ce qu'il veut. Il s'agit en somme, de définir pour chaque région, les unités viables d'exploitation, puis de les réaliser grâce aux S.A.F.E.R. Celles-ci, achetant des terres, les remodèleraient en exploitations rentables qu'elles rétrocéderaient aux jeunes et aux « migrants », désormais armés pour la production la plus rationnelle. Les effets et les causes D'où viennent les S.A.F.E.R. ? Nous ne posons pas cette ques­tion à propos du texte de la loi lui-même, dont l'historique im­porte peu. Nous nous demandons quelles sont les causes qui en sont à l'origine. Ces causes sont multiples. Ce sont celles-là même qui ont provoqué soit l'extension des friches, soit l'agrandissement excessif de certains domaines par les « cumuls », soit enfin, et surtout, la multiplication d'exploitations trop petites, trop mor­celées, trop « parcellisées ». Une cause ancienne et permanente est le Code civil, cette « machine à hacher le sol », et la législation fiscale qui rend très onéreuses les mutations de propriété. Une seconde cause est la proportion toujours croissante de la valeur du capital d'exploitation, qui, mobilisant de plus en plus de ressources, n'en laisse plus assez à l'exploitant pour faire des opérations foncières. Une troisième cause est le statut du fermage qui, en donnant de plus en plus de droits au fermier en place, paralyse de plus en plus le marché des terres. Qu'on lise là-dessus l'excellent article publié par M. François Robin dans la *Revue des Deux Mondes* du 15 août dernier. Bref, au moment où, par suite du progrès technique, la di­mension moyenne de l'exploitation viable tend à s'accroître, la rigidité du marché foncier et les gigantesque besoins d'investis­sement paralysent les possibilités traditionnelles de remembre­ment et de regroupement cultural. On pouvait s'attaquer aux causes. On a préféré traiter les effets. Soyons objectifs : si, dans les régions où il y a des problèmes urgents à régler, les S.A.F.E.R. s'y attaquent avec bon sens et di­ligence, elles peuvent rendre de réels services. Mais il faut qu'elles fassent vite et qu'elles considèrent leur tâche comme li­mitée dans le temps et dans l'espace. 204:79 On ne peut que faire des vœux pour leur succès dans le cadre d'une activité définie. Mais il faut bien avouer, avec la même objectivité, que les chances de la réussite sont minces. Il est à craindre que la bureaucratie et la démagogie n'accélèrent l'évolution des S.A.F.E.R. vers un collectivisme qui, s'il n'échoue pas tout de suite (comme on doit le souhaiter), risque de créer des bouleversements révolutionnaires dont l'agriculture ferait tous les frais. Les remèdes Car de quoi s'agit-il en fin de compte ? Il s'agit de donner de la *mobilité* au capital immobilier (frappé d'immobilisme). Or le premier effet des S.A.F.E.R. va être de créer l'incertitude sur tout le marché foncier et par conséquent d'accroître d'abord l'immobilité foncière. On risque alors, pour résoudre un problè­me devenu plus grave, de renforcer l'action des S.A.F.E.R., c'est-à-dire de mettre peu à peu tout le marché des terres entre les mains d'institutions semi-publiques dont l'État serait le maî­tre unique. Ainsi entrerait-on dans le collectivisme. Y a-t-il des remèdes ? Il y en a, d'une efficacité absolument certaine, et n'offrant aucune difficulté de réalisation. Le premier est de restaurer la liberté du fermage, mode idéal de regroupement culturel. Il est remarquable que les grandes régions traditionnelles du fermage sont celles où les S.A.F.E.R. ne se sont pas constituées. La seconde est de favoriser l'éclosion et le développement de sociétés foncières qui feraient librement, par la voie « capitalis­te », les regroupements et les locations qu'envisagent les S.A.F.E.R. Cette seconde solution, d'une souplesse illimitée, retient l'attention de tous ceux qui étudient sérieusement le problème. Au Conseil économique et social, M. Nové-Josserand y a consacré des développements très intéressants. Au mois de juillet dernier, à la suite de son rapport, la Section de l'Agriculture a présenté un projet d'avis où nous pouvons lire : « 1. *Afin de ne pas trop handicaper les exploitants agricoles sur le plan financier et afin de leur permettre de consacrer da­vantage leurs capitaux à l'équipement de leurs exploitations, le Conseil économique et social préconise l'étude rapide et poussée des possibilités de constituer des sociétés d'investissement foncier faisant appel à des capitaux extérieurs et conçues comme des sociétés de participation.* « 2. *Toutefois, afin de donner une plus grande sécurité, et un intérêt accru à l'exploitant, celui-ci devrait détenir une partie des parts.* 205:79 « 3. *Ces* *sociétés pourraient être, en ce qui concerne leur gestion, regroupées à l'échelon départemental en sociétés mu­tuelles d'investissement foncier.* « 4. *Les sociétés éventuellement constituées devraient, pour atteindre leur but, bénéficier des aménagements fiscaux néces­saires.* » Parmi tous leurs vices, les S.A.F.E.R. présentent les deux suivants : elles tendent à fixer des unités de production contrai­res à l'évolution technique, et elles détournent de la terre les capitaux extérieurs. Du même coup, elles tendent à baisser le prix de la terre et le prix des produits -- bref, à augmenter la disparité au lieu de favoriser la parité qui est le but premier de la loi d'orientation. On doit donc souhaiter que par le fermage et les sociétés d'in­vestissement foncier l'agriculture retrouve les conditions jume­lées du progrès et de la prospérité. M. Pisani est trop intelligent pour ne pas apercevoir les risques de la direction où il s'est engagé sous la pression de cer­taines forces paysannes plus ou moins inconscientes. Espérons qu'il saura pendant qu'il est temps encore, redresser la situation. #### III. -- Propriété foncière et financement de l'agriculture Les S.A.F.E.R. ont attiré l'attention non seulement du monde agricole, mais même du grand public, parce qu'elles sont une forme de collectivisation de la terre qui constitue en France une nouveauté. Forme heureuse ? ou forme regrettable ? on en discute. Disons qu'elles sont peut-être nécessaires dans les circonstances présentes et qu'elles peuvent rendre service. Disons aussi que le principe en est dangereux et qu'elles pourraient servir de point de départ à une nationalisation du sol dont les exploitants seraient les principales victimes. Attendons, pour les juger, de les voir à l'œuvre. Ce n'est pas d'elles que j'ai l'intention de vous entretenir aujourd'hui, mais d'une autre forme de propriété collective qui pourrait, soit les compléter très utilement, soit se substituer à elles plus avanta­geusement pour tout le monde. Si je les évoque, c'est parce qu'elles ont pour objet de résoudre le problème dont je veux vous entretenir et qu'il me semble qu'à ce problème il y a une autre solution infiniment plus souple, plus économique et plus sûre pour l'agriculture. \*\*\* 206:79 Dissipons d'abord l'équivoque que risquent de créer des ex­pressions telles que « propriété collective » et « collectivisa­tion ». La propriété peut, d'une part, être « privée » ou « publi­que ». Elle peut, d'autre part, être « individuelle » ou « collec­tive ». Ces épithètes ne se superposent pas. Toute propriété publique est nécessairement collective, puisqu'il n'y a pas de personne morale publique qui ne soit une collectivité. Par con­tre, la propriété privée peut être individuelle ou collective. La propriété des sociétés, des syndicats, des associations, des coopératives est une propriété collective, quoique cette propriété soit privée. Par ailleurs, propriété publique ne signifie pas forcément propriété d'État. Les départements, les communes, la variété considérable des personnes publiques peuvent être propriétai­res. Il s'agit de propriété étatique ou nationale. Dans certains cas, la propriété publique de personnes morales ayant des pouvoirs réels peut être un rempart contre l'étatisme. Malheu­reusement, dans notre pays, la dépendance financière de l'État où sont le plus grand nombre de personnes morales publiques leur donne un caractère assez fortement étatique. L'autonomie juridique est un leurre quand elle ne s'accompagne pas d'une autonomie financière égale. Concrètement la *liberté* d'agir, c'est-à-dire la *possibilité* d'agir a plus d'importance pour une collectivité que sa définition juri­dique. Quand il s'agit d'une collectivité d'ordre économique, cette liberté, cette possibilité s'inscrivent naturellement en pre­mière instance dans l'ordre financier. Aujourd'hui les notions de « public » et de « privé » s'estompent de plus en plus parce que l'État intervient de plus en plus dans toutes les activités. Chaque fois que les limitations à la liberté ne sont pas le simple fait de la loi objective et valable pour tous, mais une dépendance directe de l'État pour le choix des hommes, pour leur activité et pour les moyens financiers dont ils peuvent disposer, on se trouve en pré­sence d'un phénomène d'étatisation que ne saurait dissimuler un statut juridique équivoque. Le « secteur libre » de l'Économie nationale ne coïncide plus avec le secteur du Droit privé, en tant que celui-ci s'opposerait au Droit public. Une part énorme du Droit privé est affligé de contraintes et de dépendances telles qu'on trouverait aisément des cas nombreux d'institutions de Droit public ayant une acti­vité économique dont la liberté effective est beaucoup plus grande que celle dont disposent des institutions de Droit privé. 207:79 Aussi bien, pour le sujet qui nous retient, je ne m'aventure­rai pas à vous dire ce que sont juridiquement les S.A.F.E.R. Peut-être le savez-vous. Peut-être est-ce précisé noir sur blanc dans un des textes déjà nombreux qui les régissent. Je sais, qu'originellement du moins, ce sont des sociétés, comme leur nom l'indique, et des sociétés constituées, comme toutes les sociétés, avec un capital, lequel est divisé en actions nomina­tives. Je sais également que ces sociétés « ne peuvent avoir de buts lucratifs » -- ce qui veut dire que ce ne sont pas des so­ciétés au sens précis du mot, mais des associations. Je sais que ces sociétés doivent être agréées par le Ministre de l'Agriculture et des Finances et que leur zone d'action est définie dans la décision d'agrément. Je sais enfin et surtout que les opérations pour lesquelles elles ont été inventées dépendent essentiellement pour ne pas dire exclusivement des subventions et des prêts qui leur seront consentis par l'État ou par des organismes dépen­dant eux-mêmes de l'État. Dans ces conditions, il est bien évident que si les S.A.F.E.R. demeurent possiblement des sociétés extérieures au secteur public proprement dit (sans qu'on ose vraiment les rattacher au secteur privé), elles ne sont, en tous cas, pas libres, parce que, collectivités économiques, leur dépendance financière à l'égard de l'État est presque totale. Elles se situent dans cette zone d'Économie mixte qui fait le désespoir ou la joie des juristes et qui, du point de vue économique, ne peut être ni approuvée ni condamnée en bloc, chaque cas étant un cas d'espèce. Privées ou publiques, semi-privées ou semi-publiques, les S.A.F.E.R. présentent des risques d'étatisme considérables du fait de leur dépendance financière, en même temps que leurs pou­voirs, strictement réglementés, en font des machines extrêmement lourdes. C'est pourquoi la forme de « collectivisation » qu'elles incarnent ne peut être accueillie sans réserve et sans crainte. Faites pour redistribuer la terre, dans une perspective économi­que de meilleure rentabilité, et dans une perspective sociale d'installation sur des exploitations viables de candidats dignes d'intérêt, elles ne pourront vraisemblablement avoir qu'une ac­tion très limitée aux incidences, proches ou lointaines, impré­visibles. La question se pose alors de savoir s'il n'y aurait pas, dans la liberté, le moyen de résoudre autrement le problème. \*\*\* Mais d'abord quel est le problème ? Il n'est pas simple à formuler, car les éléments en sont nombreux et complexes. Si nous prenons les S.A.F.E.R. comme point de départ de nos réflexions, la loi nous informe qu'elles « ont pour but, notam­ment, d'améliorer les structures agraires, d'accroître la superficie de certaines exploitations agricoles et de faciliter la mise en culture du sol et l'installation d'agriculteurs à la terre ». (Loi du 5 août 1960, art 115). 208:79 « Notamment... » dit la loi, et le but indiqué se décompose déjà en quatre buts parfaitement distincts. Cependant cet article 15 a sa place dans le Titre III de la loi, consacré à l' « aménagement foncier », et le premier article qui figure sous ce titre, l'article 13, précise que -- : « l'aménagement foncier agricole et rural a pour objet dans le cadre des dispositions du Titre 1 de la loi n° 60-808 du 5 août 1960 et notamment de son article 7, *d'assurer une structure des propriétés et des exploitations agricoles et forestières con­formes à une utilisation rationnelle des terres et des bâtiments,* compte tenu en particulier de la nature des sols et de leur conservation, de leur vocation culturale, des techniques agricoles et de leur évolution, du milieu humain et du peuplement rural, de l'économie générale du pays et de l'économie propre du terroir considéré. « l'aménagement foncier est réalisé notamment par... » etc., etc. (suivent une série de moyens). « Notamment », « notamment... » Et tout cela dans le cadre « notamment » de l'article 7 de la loi d'orientation. C'est-à-dire ? « Art. 7. -- Le Ministre de l'Agriculture fait procéder par région naturelle et par nature de culture ou type d'exploitation, en tenant compte, éventuellement, de l'altitude, aux études né­cessaires à l'appréciation de *la superficie que devrait normale­ment avoir une exploitation mise en valeur directement par deux unités de main-d'œuvre*, ou plus en cas de sociétés de culture ou de groupement d'exploitants, *dans des conditions permettant une utilisation rationnelle des capitaux et des techniques, une rémunération du travail d'exécution, de direction* *et des capitaux fonciers et d'exploitation répondant à l'objectif défini à l'arti­cle 6 ci-dessus...* » Que dit donc l'article 6 ? ...Eh bien, non, nous cacherons ce que dit l'article 6, car pour le bien comprendre, il faudrait reproduire ensuite l'arti­cle 2, auquel il renvoie, puis l'article 1 ; (auquel renvoie l'article 2) lequel nous rappellerait que la loi d'orientation « a pour but dans le cadre de la politique économique et sociale, d'établir *la parité entre l'agriculture* et les *autres activités économi­ques...* » Resterait à connaître, hors la loi d'orientation, ce cadre su­prême que constitue « la politique économique et sociale » ! Que de tours et de détours pour savoir exactement quel problème entendent résoudre les S.A.F.E.R. ! Cet imbroglio a un sens. Il signifie que, dès l'instant qu'on part de l'État pour régler l'activité économique des individus dans une perspective de rentabilité, il est nécessaire de définir les critères objectifs de cette rentabilité. D'où cet extraordinaire article 7 qui va peser de tout son poids sur les S.A.F.E.R., si du moins la lettre et l'esprit en sont respectés. 209:79 On voit, en tous cas, que si nous voulions, d'après tous ces textes, formuler le *problème* auquel les S.A.F.E.R. tentent d'ap­porter une *solution* (« dans le cadre » de la loi d'orientation), ce ne serait pas très facile. Nous apercevons que le problème global se compose de pro­blèmes particuliers qui se situent à des niveaux très différents : -- assurer la parité entre l'agriculture et les autres activités économiques ; -- définir les unités d'exploitation viables ; -- constituer ces unités, « notamment » par le moyen des S.A.F.E.R., dotées à cet effet de pouvoirs spéciaux et de ressources étatiques ; -- favoriser l'accession à ces unités des agriculteurs qui le désirent et le méritent. \*\*\* La solution est-elle bonne ? Est-elle la solution d'un problème bien posé ? L'examen rapide auquel nous venons de nous livrer nous permet de répondre qu'on ne peut parler de bonne solution, pour la simple raison qu'aucun problème précis n'est posé et qu'en conséquence les mesures prises ne sauraient résoudre ce problème. En ce qui concerne les S.A.F.E.R., on peut espérer que, selon les cas régionaux et selon l'esprit de ceux qui les animeront elles résoudront tantôt des problèmes d'aménagement du territoire, tantôt des problèmes d'installation d'agriculteurs à la terre. Mais ces solutions, par hypothèse heureuses, sont des solutions de problèmes différents qui ne se relient entre eux que de manière assez lâche et qui ne sont que des projections d'un problème plus lointain qu'il semble qu'on n'arrive pas à saisir ni, par conséquent, à poser correctement. Quel est donc ce problème ? Procédons par approches successives. 1°) A l'arrière-plan, il y a la constatation fondamentale que le revenu agricole est, dans son ensemble, inférieur au revenu des autres catégories professionnelles. Quand les agriculteurs demandent « la parité » ils entendent, avant tout, l'égalisation de leurs revenus avec les revenus des autres activités économi­ques. 2°) Au sein de l'agriculture, il y a des exploitations rentables et d'autres qui ne le sont pas. Indépendamment de toutes autres considérations, certaines exploitations ne sont pas rentables par­ce qu'elles sont exiguës. Les petits (ou les trop petits) exploitants demandent la possibilité d'agrandir leur exploitation pour qu'el­le soit techniquement rentable. 210:79 3°) La pression démographique, dans certaines régions, rend impossible soit l'agrandissement de l'exploitation (pour les exploitants en place), soit l'accès à l'exploitation (pour les jeunes). 4°) A supposer résolu le problème de la constitution d'exploi­tations rentables, l'insuffisance de capitaux laisse l'exploitant sans possibilité d'en assurer la rentabilité, soit qu'il doive acheter l'exploitation et qu'il n'en ait pas les moyens, soit que l'ayant achetée il ait épuisé ses ressources et n'ait plus de quoi s'équiper, ou assurer son fonds de roulement, soit enfin que, fermier, il ne dispose pas, même en ce cas, des capitaux nécessaires à une ex­ploitation moderne. 5°) Il y a, pour ajouter encore à la complexité de la situation, quantité de terres en friche, à l'exploitation desquelles beaucoup d'agriculteurs seraient candidats. Mais la mise en valeur de ces terres exige, elle aussi, des capitaux considérables et risque de précipiter une surproduction qui ne ferait qu'aggraver, par la chute des prix, l'insuffisance du revenu agricole. Tels sont quelques-uns des aspects du problème agricole, et non pas tous, certes, car nous n'avons pas parlé de l'équipement collectif du territoire rural nécessaire à la « parité », non des revenus, mais des conditions de vie entre la campagne et la ville ; de même que nous avons laissé de côté l'immense effort d'investissement qu'exigent l'industrialisation et la commerciali­sation des produits agricoles, sans quoi tout effort de production reste vain... Oui, vraiment, le problème agricole est immense, et difficile à formuler, comme sont difficiles à formuler les pro­blèmes particuliers qu'il faut résoudre simultanément ou succes­sivement pour que le problème global se trouve un jour finale­ment résolu. Pour mettre un peu d'ordre dans les difficultés de ce genre, une bonne méthode consiste à voir ce qui se passerait si on ne faisait rien. Autrement dit, dans l'hypothèse du libéralisme ab­solu, du « laissez passer, laissez faire intégral », qu'arriverait-il ? Les mécanismes économiques, livrés à eux-mêmes, tendent toujours à établir un équilibre -- une « parité » -- entre les élé­ments de l'économie. L'intervention politique a pour objet, soit de les retarder, soit même de les supprimer complètement par l'instauration d'un ordre nouveau qui, imposé par la volonté humaine, prend peu à peu consistance de réalité naturelle (dans la mesure du moins où les éléments d'un équilibre nouveau sont réunis). Eh bien, si on laissait passer et si on laissait faire -- et à condition, bien sûr, que les intéressés se laissent faire -- ce qu'on verrait est ce qu'on voit déjà ; mais on le verrait sur une bien plus vaste échelle. Les exploitants quitteraient la terre, l'exode rural s'amplifierait. Subsisteraient les exploitations ren­tables, dont la rentabilité serait favorisée par une offre relative­ment réduite en face d'une demande inchangée ou croissante. 211:79 Telle-serait du moins la phase première du phénomène, dont la suite nous échappe. Car des importations accrues, à des prix de dumping, pourraient éliminer de nombreuses exploitations pré­cédemment viables, des hommes et des capitaux étrangers pour­raient s'intéresser à une terre cédée à bas prix, tout un enchevê­trement nouveau d'intérêts présentement indiscernables pourrait aboutir à donner une figure complètement nouvelle à notre éco­nomie nationale -- dans la mesure où elle resterait nationale. Ne retenons donc que la première phase de notre analyse, phase tout à fait certaine puisqu'elle existe déjà plus que ten­danciellement. Elle signifie que la population agricole est trop nombreuse pour les possibilités actuelles et pour les chances prochaines d'un équilibre agriculture, industrie, d'un équilibre campagne-ville. Cette vérité est proclamée par tous les économistes mais elle est également reconnue par les agriculteurs eux-mêmes qui en arrivent paradoxalement à regretter que l'exode rural n'ait pas été davantage favorisé précédemment. Le quatrième plan prévoit, de 1961 à 1965, le départ de 270.000 agriculteurs. Pour les lustres suivants, c'est jusqu'à deux millions de départs qui sont envisagés. La population active agri­cole constitue aujourd'hui près du cinquième de la population active globale. Les économistes estiment qu'avec les progrès de la productivité elle trouvera son niveau normal quand elle ne dépassera plus les 5 % de la population active globale. Cet aspect démographique du problème agricole est si im­portant et, disons le si accablant qu'il en fausse tous les autres aspects. Dès qu'on le considère, en effet, on en devient comme obsédé ; et on ne sait comment s'y prendre pour le résoudre. J'inclinerais, pour ma part, à penser qu'il demeure relative­ment indépendant et que les autres aspects du problème général de l'agriculture, ou si l'on préfère les autres problèmes agricoles peuvent être abordés, posés, et résolus en le laissant de côté. Voici ce que je veux dire. Dans la mesure où il y a exode ru­ral et dans la mesure où cet exode continuera il ne faut ni es­sayer de l'enrayer ni essayer de l'accélérer mais s'en occuper de manière à le rendre plus supportable aux intéressés et plus fa­vorable tant à l'ensemble de la profession agricole qu'à la com­munauté nationale. Par quels moyens ? Principalement par la formation des jeunes aux activités non agricoles et par la retrai­te effective des vieux -- ces deux mesures supposant des institu­tions et des crédits. Si cette manière d'envisager le problème démographique est acceptée, elle laisse l'esprit libre pour aborder les autres pro­blèmes et leur chercher des solutions propres -- quitte, si ces problèmes offrent des points de rencontre avec le phénomène démographique, à étudier les solutions les plus opportunes pour résoudre conjointement tous ces problèmes entremêlés. 212:79 Mais, en éliminant le problème démographique -- en l'éliminant de la manière que je dis -- on s'aperçoit qu'il est beau­coup plus facile de ramener tous les autres problèmes à un pro­blème unique, ou du moins à un problème central ; celui de l'accroissement de la productivité agricole. Cette productivité dépend de trois facteurs : (en dehors de la qualité de la terre elle-même.) 1°) La qualité personnelle des exploitants (science, compé­tence, énergie, etc.). 2°) La dimension des exploitations. 3°) Les capitaux disponibles. Reprenons ces trois facteurs : 1°) La qualité des exploitants est, pour une part, un don de la nature et, pour une autre part, le résultat de l'enseignement, de la formation, de l'information, etc. 2°) La dimension des exploitations est un facteur à beaucoup d'égards variable. Pour un type de terre et de culture donné on peut estimer qu'il y a une dimension optima. Mais cette di­mension est normalement très élastique. On aura plus de chances d'être dans le vrai en disant, par exemple, de 20 à 35 ha, qu'en disant 30 ha, ou de 200 à 400 ha, qu'en disant 300 ha. D'autre part cette dimension élastique est variable dans le temps. Un nouveau procédé cultural, une nouvelle machine peu­vent la changer -- en plus ou en moins. En troisième lieu la capacité du chef d'exploitation retentit directement sur la dimension de l'exploitation. Tel sera « capa­ble » de 50 hectares, dont le voisin ne sera « capable » que de 30. Ou, à l'inverse, tel saura faire valoir rentablement 30 hectares, alors qu'il en faudra 50 à son voisin. Et puis le chef de l'exploitation n'est pas seul. La « dimension » de sa famille peut commander jusqu'à un certain point, celle de l'exploitation. Enfin, les capitaux disponibles ont, eux aussi, une incidence directe sur la dimension de l'exploitation, par l'incidence qu'ils ont sur la nature de l'exploitation. Bref, dès qu'on parle « dimension de l'exploitation » pour évoquer un optimum rationnel de productivité et de rentabilité, on se trouve en présence d'une donnée qui, pour être concep­tuellement très claire et très certaine, se dissout en réalité es­sentiellement imprécise et fluide. 3°) Les capitaux : c'est toujours, pour tout le monde le pro­blème numéro 1. Disons, en ce qui concerne l'agriculture, que ce qui aggrave ou complique ce problème, c'est que le financement de l'exploitation demandant des sommes de plus en plus consi­dérables, l'achat des terres, ou leur rachat en cas de succession, apparaît comme une sorte de détournement ou de stérilisation du capital productif. 213:79 Le jeu des achats et des ventes, des héritages et des contrats, qui se joue autour du phénomène de la propriété, semble devenir peu à peu un obstacle à la productivité, au point de mettre en cause la structure même de la propriété foncière. \*\*\* Si nous laissons de côté la question de la qualité des ex­ploitants -- question majeure, mais extérieure à notre sujet, ce qui frappe immédiatement, c'est la liaison intime qui existe entre les deux autres questions, celle de la dimension des exploi­tations et celle des capitaux nécessaires. Isolons d'abord, pour un moment, la question de la dimension des exploitations. Nous avons dit que si un optimum rationnel était certaine­ment concevable pour cette dimension, il s'avérait concrètement, variable à l'infini dans l'espace et dans le temps. Nous butons là sur une erreur fondamentale de la loi d'orien­tation, dont l'article 7 tend à figer « la superficie que devrait normalement avoir une exploitation mise en valeur directement pour deux unités de main-d'œuvre ». Cette erreur frappe d'impuissance, sinon au départ, du moins pour l'avenir, l'action des S.A.F.E.R.. En entravant la mobilité et la fluidité des superficies exploitables, elle fait échec au progrès dont le caractère le plus certain, surtout à notre époque marquée par l'accélération de la découverte scientifique et technique, est le changement. Prisonnières de cette rigidité, qui s'ajoute à la rigidité de leur réglementation et de leur financement, les S.A.F.E.R. peuvent résoudre un certain nombre de problèmes, tels qu'ils se présen­tent aujourd'hui ; elles ne peuvent faire face à l'évolution d'une situation juridique, technique et financière qui exige, pour la suivre et pour la modifier, un appareil d'une souplesse consi­dérable. Disons, pour faire image, que les S.A.F.E.R. sont une institu­tion rigide à laquelle on demande de porter remède à une situa­tion rigide aspirant à la souplesse. De toute évidence, il faut une institution souple pour assouplir cette situation. Parmi les raisons, très nombreuses et très diverses, qui ont favorisé depuis deux siècles, l'essor industriel, il y a la société anonyme, c'est-à-dire, derrière une formule juridique, cette réa­lité économique qui consiste dans la mobilisation du capital, sa concentration, et son affectation la plus opportune. 214:79 L'immense capital de la terre n'a pas bénéficié, lui, des con­ditions qui lui auraient assuré sa pleine fécondité. Imaginez, à l'aube de l'ère industrielle, les chefs d'entreprises manufactu­rières ne disposant que de leurs capitaux propres pour se déve­lopper. Où en serait l'industrie ? Indépendamment donc de toutes autres raisons -- et je le ré­pète, ces autres raisons sont nombreuses et diverses -- le fait que le capital terrien soit resté aussi lourd et aussi immobile que la terre elle-même, et le fait que ce capital ait été générale­ment la propriété de l'exploitant lui-même, a privé la terre de toute la fécondité propre au capital-argent pour ne lui laisser que la fécondité propre au capital-nature. Bien mieux, le jeu des successions, obligeant au rachat perpé­tuel des parts d'héritage, interdisait à l'épargne de pratiquer l'autofinancement, de même que les achats éventuels de parcelles pour l'agrandissement du domaine dévoraient les capitaux qu'au­raient requis l'exploitation. La contre-épreuve de cette vérité est fournie par le régime du fermage qui s'est révélé, dans l'ensemble, un régime de pro­grès agricole très remarquable, tout simplement parce que la séparation du capital foncier d'avec le capital d'exploitation permettait à l'exploitant, non seulement d'investir de manière productive, mais encore, au plan foncier, d'opérer des remem­brements culturaux désirables, des locations multiples étant vingt ou trente fois moins onéreuses que des achats de terre. Ces observations, dira-t-on, n'ont rien d'original. Elles ont été faites mille fois. J'en suis bien d'accord, mais je n'en suis que plus à l'aise, puisqu'elles sont incontestables et incontestées, pour demander qu'on veuille bien faire l'effort d'imagination nécessaire pour en tirer des conséquences en vue de solutions neuves pour lesquel­les l'exemple des sociétés industrielles pourrait nous fournir quelques idées. Autrement dit : pourquoi ne pas mettre la terre en socié­tés ? Pourquoi ne pas faire de la collectivisation privée de la pro­priété foncière ? Ici, je veux répondre tout de suite à une objection (qui pourrait se ramifier en objections multiples) : c'est que la production industrielle se présente différemment de la production agricole et que les formules capitalistes bonnes pour l'industrie peuvent ne rien valoir et ne valent probablement rien pour l'agriculture. En particulier la concentration des capitaux a permis la con­centration industrielle, alors qu'aucune concentration agricole, du moins au plan technique, n'est possible, et que s'il y avait une concentration capitaliste de la propriété agricole elle pour­rait être très dangereuse ou néfaste, en tuant l'exploitation fa­miliale. 215:79 Cette objection, et toutes les objections de même genre, se­raient irréfutables s'il s'agissait de faire la même chose que dans l'industrie, alors qu'il ne s'agit que d'y trouver une idée pour l'adapter et la transposer. Aussi bien, si le capitalisme avait trouvé dans l'agriculture un terrain à exploiter, croyez bien que ce serait fait depuis longtemps. Il s'agit d'autre chose. Il s'agit fondamentalement de libérer l'exploitation agricole de l'hypothèque extrêmement lourde que représente la cristalli­sation actuelle de la propriété foncière. Ou si l'on préfère, il s'agit de libérer au profit de l'exploitation agricole (et de l'ex­ploitant) les centaines, les milliers de milliards littéralement gelés par et dans la propriété foncière. Bref, il s'agit, par le moyen de sociétés de capitaux, d'étendre à toute l'agriculture, et notamment aux régions de petite proprié­té ou de terres en friche, le bienfait qu'a été, pour certaines ré­gions favorisées, le régime du fermage. \*\*\* Une telle proposition soulève bien des questions. Voyons les principales d'entre elles : 1°) Tout d'abord, nous venons de le dire, les propriétaires de capitaux, s'ils sont parfois tentés d'acheter des terres, les achètent en propriété personnelle, et non pas sous forme d'ac­tions ou de parts de sociétés foncières. Sauf les sociétés de famille, il ne s'est guère créé de sociétés foncières (propriétaires de terres exploitables) parce que, d'une part, l'achat massif de terre n'est pas facile, et d'autre part et surtout, parce que le profit que pouvait offrir la terre est sans comparaison avec celui que, du moins dans l'ensemble, l'indus­trie laissait espérer. Depuis deux cents ans le capital industriel s'est multiplié bien plus largement que le capital agricole. C'est la raison pour laquelle le capital-argent s'est dirigé vers l'industrie. Cette observation est vraie, mais elle est vraie surtout pour le passé. De nos jours le profit industriel est infime. L'épargnant ou le capitaliste cherche dans les actions des sociétés une conser­vation, et si possible une augmentation de son capital, beaucoup plus qu'un accroissement de son revenu. Or, à cet égard, la terre vaut bien l'usine. Elle se présente en tous cas, comme un élément de stabilité et de certitude qui, dans un « portefeuille » trouverait sa place toute normale. Dès maintenant, même sans aucune intervention législative ou fiscale, des sociétés foncières offrant des parts de propriété aux épargnants et aux capitalistes leur proposeraient une opé­ration non seulement rationnelle mais avantageuse. 216:79 2°) S'il faut des capitaux pour acheter des terres, il faut aussi des terres à vendre. Or les propriétaires exploitants peuvent répugner à vendre leurs terres, d'une part parce qu'ils sont attachés à leur propriété, d'autre part parce qu'ils craindraient de ne plus pouvoir exploiter. Ces deux difficultés sont conjointes et peuvent être aisément surmontées. La propriété terrienne intéresse le propriétaire-exploitant parce qu'elle lui garantit la possession des lieux. Si des contrats bien étudiés, notamment quant à la durée, assurent l'exploitant d'une stabilité suffisante, sans lui interdire par ailleurs l'acquisition de parts de propriété dans une société, la propriété traditionnelle perdra à ses yeux beaucoup de sa signification. Des sociétés foncières qui, dans leurs statuts, détermineraient avec précision la charte de leurs relations avec les exploitants donneraient du même coup à ceux-ci toute sécurité. Or, on voit immédiatement quel pourrait et devrait être l'objet des sociétés foncières. Cet objet devrait être double : -- a) du point de vue de la productivité, il devrait favoriser tous les remembrements nécessaires à la réalisation d'unités d'exploitations rentables. -- b) du point de vue des possesseurs originels des terres et du point de vue des exploitants futurs, il devrait assurer la stabilité nécessaire. Ces deux objets sont, au premier abord, contradictoires. Mais la contradiction n'est pas liée à la formule des sociétés foncières. Elle est dans les faits. Elle constitue même le problème à résoudre et celui que les S.A.F.E.R. se proposent de résoudre. Ce n'est donc pas une objection à la formule des sociétés foncières. C'est au contraire un argument en leur faveur. Car une formule fondée sur l'initiative privée et liée à une gestion rationnelle des capitaux sera infiniment plus souple et plus in­ventive qu'une formule administrative empêtrée dans la rigidité des règlements officiels, et suspendue à l'aléa des subventions de l'État. Le débat, ou si l'on veut le conflit, ne serait pas entre pro­priétaires de capitaux et agriculteurs exploitants, il serait inter­ne à la profession agricole. Ce sont, en effet, les agriculteurs eux-mêmes qui sont intéressés à trancher de cette divergence qui existe aujourd'hui entre leur intérêt collectif professionnel et les intérêts ou les droits particuliers de chacun d'entre eux. C'est donc eux-mêmes qui pourraient en décider. \*\*\* 217:79 Qu'on imagine le problème résolu. Qu'on imagine, dans une province aujourd'hui surpeuplée et parcellisée, quelques sociétés foncières propriétaires de plusieurs milliers ou dizaines de milliers d'hectares qui, divisés en exploitations rentables, soient aux mains d'exploitants précédem­ment propriétaires, et désormais fermiers, selon un statut spécial, leur assurant toute sécurité ; quel serait le résultat de cette révolution pacifique ? Le résultat serait tout simplement la mise à leur disposition des dizaines de milliards qui leur font aujourd'hui défaut, pour améliorer leur productivité. Mais le bienfait de la formule ne s'arrêterait pas là. La division des capitaux est comme la division du travail. Elle est, d'elle-même, source de richesse. Le développement des achats de terre soutiendrait sa valeur et l'intérêt qu'y porteraient les propriétaires contribuerait sup­plémentairement au soutien du prix des produits. Or, ce ne sont pas seulement les capitalistes français qui pourraient voir dans la terre française un lieu de placement fa­vorable, ce pourraient être aussi les capitalistes étrangers. Ainsi, non seulement les exploitants agricoles nationaux au­raient plus de chances, étant en place, d'éviter, dans le marché commun, la concurrence de l'immigration étrangère, mais ils au­raient encore cette bonne fortune de voir leur terre, au lieu d'attirer les hommes, attirer les capitaux. Bref les avantages sont de tous les côtés. \*\*\* Reste la grande question : comment ces sociétés, foncières pourraient-elles démarrer ? Nous l'avons dit -- rien ne les empêche de démarrer dès main­tenant. Rien n'y fait obstacle -- rien, sinon l'habitude, rien sinon l'inertie, rien sinon la crainte égale que ces sociétés foncières, si elles se constituaient, susciteraient aussi bien chez les possesseurs de capitaux que chez les possesseurs de terre. Les premiers crain­draient de perdre leur argent, les seconds de perdre leur terre. Il faudrait une patience, une persévérance infinie, et beaucoup d'argent dépensé en propagande, pour aboutir à des résultats peut-être minimes. La bonne manière pour convaincre tout le monde c'est que tout le monde soit alléché par l'opération. Pratiquement, cela signifie des exemptions fiscales au départ. 218:79 Le législateur n'a pas hésité à faire un gros effort pour les S.A.F.E.R. Il n'en faudrait pas tant pour permettre le démarrage des sociétés foncières privées. Ce démarrage serait extrêmement rapide, surtout s'il se présentait comme une option libre proposée aux agriculteurs con­curremment à la formule des S.A.F.E.R. Il appartient aux intéressés d'en faire la demande. Le Pou­voir ne peut que leur donner satisfaction, puisqu'à grands frais il poursuit le même but. L'idée est en l'air. Dans un remarquable article, publié par la « Revue de l'Action populaire » (juin 1962) M. Louis ESTRANGIN a exposé, sous le titre « Nouvelles formes de la propriété agricole », les avantages des sociétés civiles foncières. Il est entré dans des détails qui n'étaient pas de mon propos et a développé divers arguments de haute valeur. D'autre part, M. NOVÉ-JOSSERAND a présenté au Conseil Économique un rapport extrêmement fouillé sur « les principes et les moyens d'une politique agricole foncière » (25 juillet 1962). Il fait écho à des solutions du même genre, dont l'idée d'ailleurs est émise dans le IV^e^ Plan. Bref, le moment est venu d'entrer dans cette voie nouvelle où l'agriculture peut trouver les mêmes chances de développement et de prospérité que l'industrie a trouvé naguère dans la société anonyme. La décision appartient, en fait, à la profession agricole. Si elle se convainc de la valeur de la solution qu'avec d'autres nous suggérons, le législateur fera sienne cette solution. Si elle y re­chigne, au contraire, rien ne se fera. Mais il est fort à parier, en ce cas, que ce sont des formules étatistes qui prolongeront l'action ébauchée par les S.A.F.E.R. Nous nous permettons de douter que ces formules se révèlent bénéfiques pour les exploitants agricoles. ============== 219:79 #### Une étude de Dom Paul Nau sur « La promotion apostolique de la religieuse » Le Cardinal Suenens a fait paraître un ouvrage intitulé en français : *La promotion apostolique de la religieuse* et publié simultanément en sept langues (Desclée de Brouwer, 1963). Dans cet ouvrage, le Cardinal Suenens s'exprime en théologien privé. Il ne peut donc nous imposer ses conclusions, écrit Dom Paul Nau, moine de Solesmes, que dans la mesure de la valeur des ar­guments apportés à leur appui : « Nous pouvons donc très légiti­mement et, en raison même du crédit que donne à l'ouvrage l'éminente personnalité de son auteur, nous devons, avec tout le respect qui s'impose, examiner soigneusement ces arguments et les conclusions auxquelles ils ont l'intention de nous faire abou­tir. » C'est à cet examen qu'a procédé Dom Paul Nau dans un arti­cle du périodique *Vocations sacerdotales et religieuses* ([^24])*.* \*\*\* Les Ordres religieux doivent effectivement avoir le souci at­tentif des réadaptations nécessaires. Dans un « Motu proprio » de 1905, saint Pie X écrivait aux religieuses Ursulines : « Il a toujours été dans les vœux du Siège apostolique que les Instituts religieux (...) fissent effort, tout en gardant immuable­ment leur esprit, pour s'adapter convenablement aux change­ments des conditions survenus dans les temps et dans les choses. Que si cela a été opportun à toutes les époques, la réalité même des choses en démontre la nécessité pour celle que nous traver­sons. » *C'est la fidélité même aux principes,* commente Dom Paul Nau, *qui exige l'adaptation nécessaire pour que l'idée première demeure toujours elle-même au milieu de la variation dès cir­constances extérieures.* Pie XII l'a précisé aux membres du deuxième Congrès des états de perfection : ce qui doit demeurer inchangé et donner leur mesure aux adaptations, c'est l'esprit même de l'Institut re­ligieux, qu'on ne saurait trouver dans toute sa pureté que DANS L'IDÉE PREMIÈRE DU FONDATEUR. Telle est bien la pensée expri­mée par le Cardinal Suenens. Mais le Cardinal invite en quelque sorte à un dépassement de ce retour aux origines. 220:79 Il définit « comme partie intégrante de la vocation religieuse le devoir d'animer le laïcat » ; « une religieuse ne répond à l'ampleur de sa tâche que si elle a constamment la hantise d'éveiller et d'entraîner le vaste laïcat féminin ». Et il en vient à écrire : « On ne consacre sa vie à Dieu pour le salut du monde QUE POUR obtenir un rendement apostolique supérieur. » Mais alors, demande Paul Nau, la RECHERCHE DE LA PERFECTION ne va-t-elle pas devenir UN SIMPLE MOYEN par rapport au RAYONNEMENT APOSTOLIQUE ? Selon Dom Paul Nau, il y a sur ce point une divergence entre l'enseignement des Papes, ([^25]) et les vues nouvelles proposées le Cardinal Suenens -- « Les Papes ne se sont pas exprimés (sur ce point) *ex cathedra*. Ils ont pourtant une telle autorité et sont si constants dans la doctrine qu'ils expriment, qu'on pourrait s'étonner de ne pas voir l'auteur s'arrêter au problème que pose la divergence de ses conclusions avec les leurs. Sans doute s'en sera-t-il cru dispensé en raison de son intention de remonter plus haut, jusqu'aux sources évangéliques elles-mêmes (...). Bien que la règle prochaine de notre foi comme de notre conduite, ne soit pas l'Écriture, mais le Magistère vivant de l'Église, seule interprète autorisé de l'Évangile, c'est dans ses références à l'Évangile que nous devons maintenant suivre notre auteur. » Le Cardinal Suenens ayant écrit : « Jésus a (donné) l'ordre explicite d'aller vers le monde, en son nom », Dom Paul Nau commente : « *Ce qu'on omet malheureusement de nous dire, c'est à qui cet ordre a été adressé. La tradition a toujours été unanime à reconnaître le fondement de la vie religieuse non pas dans un ordre mais dans un conseil du Seigneur, quand celui-ci s'adresse au jeune homme qui lui deman­dait le secret de la perfection :* « *Va, vends ce que tu possèdes... et suis-moi.* » *Ce conseil, sans doute se fonde lui-même sur un ordre, ordre adressé à tous les chrétiens :* « *Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.* » *On s'étonne un peu de ne pas trouver trace, dans ces pages où on cherche dans l'Évangile le secret et les normes de la vocation des religieuses, ni de ce conseil ni de cet ordre. Il n'est question que* « *d'un commandement... inscrit en lettres de feu dans l'Évangile : Allez par le monde entier et portez l'Évangile à toute créature... Cet ordre n'admet aucune glose qui l'atténue, aucune exégèse restrictive, aucune impossibilité.* » Mais quels sont « les destinataires immédiats de ces commandements » ? demande Dom Paul Nau. 221:79 Un autre ordre est lui aussi inscrit dans l'Évangile « Faites ceci en mémoire de moi... » On ne l'applique pourtant ni aux religieuses ni à l'ensemble des chrétiens. \*\*\* C'est finalement une question de méthode qui est soulevée par Dom Paul Nau. Dans son avant-propos, le Cardinal Suenens déclarait : « Il s'agit de préciser ce qui est essentiel et accidentel dans l'Église, ce qui doit demeurer et ce qui est tributaire du temps. » Or, remarque Dom Paul Nau : « *Pour l'établir il y avait à choisir entre deux métho­des : la méthode scientifique de la théologie qui, pour confronter les conclusions aux principes, s'efforce d'abord de remonter à ceux-ci, en les cherchant et en les déga­geant avec soin dans les textes de l'Écriture, examinés à la lumière d'une minutieuse exégèse, dans les témoignages de la tradition et dans les enseignements du Magis­tère* (*...*)*.* *En contre-partie de cette certitude et de cette précision qu'elle est seule en mesure de donner, cette méthode proprement théologique comporte souvent, il est vrai, des aridités et des lenteurs, et ses exigences de rigueur s'accommodent mal aux habitudes de facilité du grand public et peut-être même, hélas, de beaucoup de lecteurs plus avertis.* *Aussi l'auteur ai-t-il cru devoir lui préférer, même pour un ouvrage imprimé, le style oratoire -- ou comme on dit parfois, non sans ambiguïté :* « *pastoral* » *-- qui substitue aux procédés de la science ceux de la rhétori­que ; à la recherche des principes, l'assurance dans l'af­firmation ; à la déduction rigoureuse, le brillant et l'éclat des formules ; aux termes précis et techniques, les ex­pressions à forte charge émotive.* » Cette méthode « plus oratoire que scientifique » est excellen­te et nécessaire pour « vulgariser », au meilleur sens du terme, une doctrine déjà établie et solidement fondée. Mais, par elle-même, elle ne saurait aboutir qu'à des conclusions approximati­ves, et elle est dangereuse, estime Dom Nau, quand il s'agit de « préciser ce qui est essentiel et ce qui est accidentel » et de déterminer « ce qui doit demeurer et ce qui est tributaire du temps ». 222:79 En outre, un ouvrage rhétorique est naturellement destiné à agir sur l'opinion. Or, agir sur l'opinion publique en une telle matière risque de soumettre à des pressions extérieures les supérieures responsables, et d'amoindrir ainsi la liberté d'action qui leur est nécessaire pour opérer des réformes judicieuses. « Il y a, semble-t-il, une réserve importante à faire sur ce point, indépendamment du contenu de l'ouvrage. Elle interdit de met­tre inconsidérément ce volume entre les mains de qui n'est pas capable de faire les discernements nécessaires en matière de doctrine, de qui n'a pas mission pour réformer les communau­tés. » Dom Nau recommande en revanche le volume à ceux qui ont en ces matières une charge ou une responsabilité, qui pour­ront y trouver des suggestions opportunes et seront assez avertis pour ne pas risquer de confondre « la perfection de la vie reli­gieuse » avec « la perfection spécifique de l'évêque », car elles ne sont pas identiques. 223:79 ## CORRESPONDANCE ### "Pacem in terris", Teilhard et l'évolution des principes A la suite du « dialogue sur Teilhard » paru dans notre numéro 77, nous avons reçu la lettre sui­vante : *Quand on a quelque peu étudié* Pacem in Terris*, on est d'abord ahuri en voyant le correspondant de Louis Salleron invo­quer les* §§ 154 *et* 155 *de l'encyclique à l'appui de ses réflexions sur l'évolution de la pensée chrétienne, reproduites pp.* 119-126 *d'*Itinéraires *de novembre* 1963*.* *Et puis on s'explique cette énormité : dans une vision du monde où le fond des choses n'est plus l'être mais le devenir, l'immutabilité n'apparaît plus comme une propriété intrinsèque des principes mais comme un accident historique, une caracté­ristique des périodes de l'histoire ou la société n'évolue pas. La vie des principes n'a plus ici sa source dans la nature spirituelle de l'intelligence, elle jaillit non plus seulement au contact des faits mais de ce contact même et si la situation évolue, c'est une question de vie ou de mort pour les principes d'évoluer avec elle. Simple saisie conceptuelle de la situation, le principe n'est pas plus capable d'arrêter la marche des événements que le tracé géographique qui représente le terme actuel de la descente des glaciers dans les vallées ne l'est d'empêcher les glaciers de continuer à descendre ; et de même que ce tracé ne demeure vrai qu'à condition de se rectifier sur l'avance des glaciers, de même le principe ne reste vrai qu'à condition d'être sans cesse rectifié sur l'évolution de la situation.* *Dans cette perspective évolutionniste il est évidemment insen­sé de refuser de faire évoluer les principes et l'Église courrait à sa perte si elle continuait à lier partie avec l'immutabilité des principes alors que la situation évolue rapidement.* 224:79 *Alors tout s'explique :* *-- et que l'Église n'ait pas de pires ennemis que ceux qui s'obstinent à lier son sort à l'immutabilité des principes* (*c'est évident, comme il est évident qu'ils empêchent l'Église d'avancer, qu'ils entravent les progrès de l'évangélisation, dans la mesure même où ils rivent sa doctrine et l'action du christianisme dans le monde à leur fixisme*) *-- et l'interprétation, à première vue délirante, des* §§ 154 *et* 155 *de* Pacem in Terris*. Il suffit en effet que le pape prenne acte de l'évolution rapide de la situation de la société humaine -- question de fait -- pour que celui qui tient la conception évolutionniste des principes que nous avons dite, conclue à la néces­sité de la révision des principes -- question de droit -- ; et il suffit que Jean XXIII reconnaisse qu'on ne peut pas préjuger des modalités d'application des principes doctrinaux avant d'avoir examiné la nouveauté de la situation, pour qu'une tête évolutionniste prenne ses désirs pour des réalités et proclame que l'Église homologue la nécessité de cette révision.* \*\*\* *Eh ! bien au risque de décevoir beaucoup de gens, nous affirmons sans hésitation que* Pacem in Terris *ne dit nulle part, ne laisse nulle part entendre que l'heure serait venue pour les principes doctrinaux de prononcer leur* « Nunc dimittis » *et de re­noncer à leur immutabilité ; et les deux paragraphes invoqués par M. Monestier pas plus que les autres.* *Que Jean XXIII prenne acte de l'évolution rapide de la société contemporaine n'entraîne une évolution parallèle des principes que si l'on accorde préalablement que les principes ne do­minent pas la situation -- en termes philosophiques, que l'intel­ligence n'est pas la faculté de l'être ou que la saisie intellectuelle du réel n'est jamais que du devenir figé ; ce que nous n'accor­dons pas et ce qu'aucun pape n'a jamais enseigné, pas plus Jean XXIII que ses prédécesseurs.* 225:79 *Et quand Jean XXIII dit qu'on ne peut pas préjuger des moda­lités d'application des principes doctrinaux ni de l'étendue de leurs exigences dans une situation déterminée avant d'avoir exa­miné cette situation dans sa structure concrète -- et à notre épo­que moins encore qu'à d'autres parce que nous avons à faire fa­ce à des situations toutes nouvelles, sans précédent -- ce n'est pas là un enseignement révolutionnaire mais, avec un accent de bon sens propre à ce pape et une opportunité inspirée, l'affirmation tout ce qu'il y a de plus traditionnelle du rôle irrempla­çable de la vertu de prudence lorsqu'il s'agit de traduire correc­tement les principes dans les faits. Agir humainement cela con­siste à conformer vitalement une situation singulière à un principe universel en respectant également et intégralement le princi­pe et la situation. Quand on parle de* « *la vie des principes* »*, on entend donc deux choses :* *-- la vigueur universelle, absolue et non relative, qu'ils doivent à l'intelligence qui saisit la nature des choses et dont ils sont l'œuvre vive ;* *-- l'œuvre vive qu'ils opèrent à leur tour en s'adaptant à la situation singulière selon la mesure appropriée.* *Pour qu'un principe soit pleinement efficace, il est indispen­sable qu'il soit parfaitement adapté à la situation ; mais ce n'est nullement en se relâchant, en perdant quoi que ce soit de sa rigueur, qu'il s'y adapte. Quelle que soit la situation, si insolite soit-elle, l'application des principes n'est jamais livrée à l'arbi­traire de l'homme mais il revient à sa prudence d'ajuster réci­proquement principes et situation en ne dénaturant ni celle-ci ni ceux-là.* *Replacé dans le contexte doctrinal qui est le sien et non pas transplanté indûment dans un univers de pensée teilhardien qui est totalement étranger à l'univers de pensée de Jean XXIII, le* § 154 *de* Pacem in Terris *ne signifie pas le moins du monde qu'on raison de circonstances nouvelles il est permis d'en prendre à l'ai­se avec les principes doctrinaux et les directives. Pour concrétiser les choses tout en restant dans les perspectives de l'encyclique, disons que, s'agissant par exemple du droit de propriété privée -- y compris des moyens de production -- constamment affirmé par l'Église contre les théories socialistes, ce principe doctrinal ne permet pas de déterminer a priori si la nationalisation de telle entreprise en est la négation ou si elle demeure intrinsèque­ment compatible avec lui : cela dépend des cas ; s'agissant de l'interdiction tant de fois faite aux catholiques par les prédé­cesseurs de Jean XXIII -- et que celui-ci n'a d'ailleurs pas levée -- de coopérer avec les socialistes à l'édification de la cité socialiste, cette directive ne permet pas de déterminer a priori si toute coopération avec les socialistes lui est opposée : cela dépend des cas et si en certaines circonstances la coopération avec les socialistes présente en chaque cas de tels risques d'être une coopération à l'édification du socialisme, chaque coopération aura toutes chances d'être contraire à la directive qui urgera alors de façon pressante, tandis qu'en d'autres circonstances, ces risques étant moindres, la directive urgera moins.* 226:79 *Les principes doctrinaux n'évoluent pas avec l'évolution de la situation. Ce qui peut arriver, ce qui arrive, c'est qu'à l'occasion de situations nouvelles l'intelligence humaine -- comme il est normal pour une faculté spirituelle qui tire ses concepts du donné sensible -- prenne une plus parfaite connaissance des principes, soit qu'elle les discerne mieux en eux-mêmes, soit qu'elle prenne mieux conscience de leur relation avec d'autres* (*par exemple du droit de propriété avec le droit pour tout homme d'avoir sa part des biens de la terre*) ; *mais ce progrès ne l'entraîne pas à infirmer les principes, il l'amène à les con­firmer en fixant dans le détail ce qui d'aventure ne l'était que dans les grandes lignes, il ne la conduit pas à faire évoluer les principes mais à les fixer davantage.* *Il en est beaucoup de nos jours qui croient rendre hommage à Jean XXIII en prétendant que* Pacem in Terris *a substitué des* « *principes pastoraux* » *-- des principes qui admettent des entorses -- aux traditionnels et rigides principes doctrinaux qui n'en admettent pas. Cette mise au point voudrait les con­vaincre qu'ils pervertissent son enseignement et font injure à sa mémoire parce qu'ils font dire à son encyclique tout autre chose que ce que dit son texte et certainement tout le contraire de ce qu'a voulu dire son auteur.* *M. Monestier a écrit à Louis Salleron dans un but d'apaise­ment et je ne suis pas non plus pour aigrir les querelles ; mais il faut que l'on comprenne bien qu'à partir du moment où ce que l'on flétrit sous le nom d'intégrisme c'est l'attachement à l'immutabilité des principes et ce que l'on vante sous le nom de teilhardisme, c'est l'évolution des principes, il ne peut pas y avoir de réconciliation entre* « *intégristes* » *et teilhardiens que ça ne peut pas plus être ce teilhardisme-là qui soit admis dans l'Église que ça ne peut être cet intégrisme là qui en soit banni.* Eugène Louis. ============== fin du numéro 79. [^1]:  -- (1). Cette réunion comprend le cardinal secrétaire du Saint Office, l'assesseur, le promoteur de justice, le commissaire, ainsi que quelques officiers. [^2]:  -- (2). Ce sont les cardinaux Ottaviani, Micara, Pizzardo, Cicognani, Agagnanian, Cirriaci, Confalonieri, Testa, Antonjutti et Boa, [^3]:  -- (1). Numéro du 30 décembre 1956, page 695. [^4]:  -- (1). Dansette, *Destin du catholicisme français*, Flammarion, 1957, pages 132-135, et passim. [^5]:  -- (2). *Ibid.*, page 133­ [^6]:  -- (3). *Ibid.*, page 135. [^7]:  -- (1). Dans *Témoignage chrétien* du 18 novembre 1955. [^8]:  -- (2). Dansette, *op. cit.*, page 133. [^9]:  -- (1). Numéro analysé dans *Itinéraires* de novembre 1963, pages 139-145. [^10]:  -- (1). Voir sur ce point l'éditorial et les documents de notre numéro 15 de juillet-août 1957. [^11]:  -- (1). *Témoignage chrétien*, numéro du 8 juillet 1960. [^12]:  -- (2). *Chronique sociale* du 30 septembre 1958. C'est nous qui sou­lignons. [^13]:  -- (1). Composée de fragments, d'esquisses et de brouillons -- car il a été tué au cours de la première guerre mondiale -- l'œuvre d'Au­gustin Cochin a été, pour l'essentiel, éditée en deux volumes : *La Révolution et la libre-pensée* (étude de la « socialisation de la pensée », de la « socialisation de la personne » et de la « socialisation des biens », et : *Les sociétés de pensée et la démocratie moderne.* Ces deux volumes ont été réédités chez Plon en 1965. [^14]:  -- (1). Voir les deux volumes : Le Laïcat et Consignes aux militants, dans la collection des Enseignements pontificaux publiés par les Bé­nédictins de Solesmes (Desclée et C^ie^ éditeurs).  [^15]:  -- (1). Le texte complet de cet article des *Informations catholiques internationales* est reproduit -- et commenté ligne à ligne -- dans la brochure : *La technique de l'esclavage* (pp*.* 79-89). [^16]:  -- (1). Voir cette déclaration dans *Itinéraires*, numéro 78 de décem­bre 1963, pages 209 et 210. [^17]:  -- (1). Julliard, éditeur. [^18]:  -- (2). *Nouveau Candide* du 17 novembre 1963. [^19]:  -- (3). Gallimard*.* [^20]:  -- (1). Discours du mois d'août 1963. Texte intégral dans *Itinéraires*, numéro 77. [^21]:  -- (5). Gallimard. [^22]:  -- (1). Article : « De licentia edendi », *Itinéraires*, numéro 60 de fé­vrier 1962. [^23]:  -- (1). Dans un article des *Vocations sacerdotales et religieuses paru* en juillet 1963. Cet article, est analysé plus loin sous le titre -- « Une étude de Dom Paul Nau sur la promotion apostolique de la religieuse ». [^24]:  -- (1). Numéro de juillet 1963. L'article existe également en tiré à part, à la même adresse : 19, rue de Varenne, Paris 7^e^. [^25]:  -- (1). Voir le volume : Les *Instituts de vie parfaite,* dans la collection des *Enseignements pontificaux* publiés par les Moines de Solesmes (Desclée et Cie éditeur).