# 80-02-64
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### La supplique pour la consécration au Cœur Immaculé
*Cinq cents évêques signent\
une pétition au Saint Père*
*L'Appel de Notre-Dame*, organe en France de « L'Armée bleue » (1, place Saint-Sulpice, Paris VI^e^) annonce dans son dernier numéro qu'en marge de la supplique au Concile lancée par *L'Homme nouveau*, cinq cents évêques ont signé une pétition au Saint Père qui est ainsi rédigée :
Très Saint Père,
Moi, soussigné, humblement prosterné aux pieds de Votre Sainteté, je vous présente avec révérence la présente pétition :
-- Répondant au désir de la Bienheureuse Vierge Marie qui, apparaissant à Fatima, a demandé que soit réalisée, par le Souverain Pontife et ensemble avec lui par tous les Évêques catholiques, la Consécration du monde avec une spéciale mention de la Russie.
-- Unissant ma voix au désir d'un grand nombre, de pontifes, poussé en cela par la grande espérance d'obtenir la paix pour notre âge troublé, d'éloigner les causes profondes de l'apostasie, d'obtenir la conversion de ceux qui ont adhéré au communisme, d'obtenir l'intercession de Celle qui a détruit seule toutes les hérésies dans le monde entier, d'obtenir la liberté de l'Église dans les nations où elle souffre persécution, de promouvoir les fruits abondants d'une rénovation de la vie chrétienne des fidèles ;
2:80
Je supplie humblement Votre Sainteté de consacrer le monde entier au Cœur Immaculé de Marie, et d'une manière spéciale et explicite la Russie et les autres nations qui sont dominées par le communisme sectaire ; et de même d'ordonner que, le même jour et en même temps que le Souverain Pontife, tous les Évêques du monde catholique accomplissent cette même consécration du monde et de ces nations. Et je demande que Votre Sainteté veuille bien composer une formule de Consécration et l'envoyer à tous les Évêques.
De même, je demande que Votre Sainteté veuille accomplir en un jour déterminé, à Rome, d'une manière solennelle, cette consécration.
Le désir de cette consécration a pris naissance dans le cœur des Évêques à l'occasion du Concile Œcuménique de Vatican II, comme un complément des actes accomplis par le Pape Pie XII d'heureuse mémoire, qui en 1942, à l'occasion de la commémoration du vingt-cinquième anniversaire de l'Apparition de la Bienheureuse Vierge à Fatima, a consacré l'univers entier au Cœur Immaculé ; et qui enfin, en 1952, a dédié les peuples de la Russie à ce même cœur très pur.
J'implore avec instance votre Bénédiction Apostolique pour moi et le troupeau qui m'est confié.
L'abbé André Richard, directeur de *L'Appel de Notre-Dame* et de *L'Homme nouveau*, et directeur pour la France de « L'Armée bleue », écrit à ce propos :
« Le Pape Pie XII, en s'appuyant sur des données traditionnelles, mais en répondant aussi à l'appel de la Vierge de Fatima, consacra le monde, et en particulier la Russie, à Dieu par l'entremise du Cœur Immaculé. Mais une consécration doit être reprise et renouvelée, surtout lorsqu'il s'agit d'un acte concernant des collectivités, et à plus forte raison l'humanité entière, dont les membres se renouvellent de génération en génération.
« Ne semble-t-il donc pas que le moment soit venu d'un acte plus plein et total par lequel le Collège réuni des successeurs des apôtres, avec à sa tête le coryphée des apôtres, Pierre, confierait solennellement à Dieu par Marie le monde actuellement si menacé, les communautés chrétiennes qui souffrent persécution et, d'une manière toute particulière, les peuples de Russie, où tant de fidèles aiment et honorent Marie. »
3:80
En effet, ainsi que le soulignent l'abbé Richard et le texte lui-même de la pétition des cinq cents évêques, il s'agit de réaliser la consécration du monde au Cœur Immaculé « *par le Souverain Pontife et ensemble avec lui par tous les évêques *». Il s'agit d'un acte « *collégial *» qui n'a pas encore été accompli en tant que tel, et qui peut l'être par le Concile œcuménique Vatican II.
L'abbé André Richard explique que « *l'humble supplique signée par des milliers et des milliers de fidèles *», « *à laquelle est jointe notre promesse de prière *», a de son côté le rôle que voici :
« *Si l'Esprit du bon Dieu est là, ce mouvement s'amplifiera et apportera peut-être à S. S. Paul VI et aux Pères du Concile le signe qu'ils attendent. *»
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Et les difficultés que l'on sait, soulevées par la « collégialité » par les fausses conceptions de la « collégialité », excessives et agressives -- pourraient se trouver résolues dans la paix, dans l'ordre, dans l'unanimité, si un tel acte collégial était accompli.
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Sur la Royauté de Marie et la consécration à son Cœur Immaculé, *cent pages de documents pontificaux* ont été rassemblées pour la première et l'unique fois en langue française -- dans notre numéro spécial -- numéro 38 de décembre 1959.
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Voir page suivante une formule de supplique au Souverain Pontife et aux Pères du Concile.
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### Supplique à S. S. Paul VI et aux Pères du Concile
- *Je supplie humblement Votre Sainteté et les Pères du Concile, réunis à Rome, de renouveler la consécration du monde, et en particulier de la Russie, au Cœur Immaculé de la Très Sainte Mère de Dieu.*
- *Je promets de réciter au moins un chapelet, en esprit de réparation, et pour obtenir l'intercession de la Vierge des douleurs auprès de son Fils, notre Créateur et notre Rédempteur, dont les nations chrétiennes elles-mêmes ont trop souvent repoussé le salut.*
Nom.......................... signature
Adresse..........................
Prière de renvoyer cette formule signée à l'*Homme Nouveau,* 1, place Saint-Sulpice, Paris (6^e^).
Demandez à la même adresse des feuilles-supplique pour les faire signer autour de vous.
5:80
## ÉDITORIAUX
### Catholiques français
LE 6 janvier 1945, le Pape Pie XII adressait aux évêques français une Lettre dite « sur les conditions de la résurrection de la France » ([^1]), où il écrivait notamment :
« *Puissions-Nous voir bientôt, des rangs de vos splendides organisations, se lever un grand nombre de personnes, fermes sur les principes, exactement informées de la doctrine de l'Église, adonnées à faire, pénétrer dans le domaine social, économique et juridique, le véritable esprit chrétien...* »
Les organisations catholiques françaises étaient *déjà* « splendides » sous d'autres rapports, mais on ne voyait *pas encore* s'y lever un grand nombre de personnes fermes sur les principes, exactement informées de la doctrine, capables de faire pénétrer dans la société le véritable esprit chrétien.
« Splendide », selon Littré, veut dire que l'on a un grand éclat. Rien d'autre. Pie XII en 1945 trouvait « splendides » les organisations catholiques françaises. Et il souhaitait : puissions-nous *voir bientôt...* En janvier 1945, il manquait à ces splendides organisations de voir se lever en leur sein un grand nombre d'hommes fermes sur les principes.
Mais une lecture distraite ou trop rapide pouvait fort bien ne pas apercevoir ce qui avait ainsi été dit.
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6:80
Onze ans plus tard, Pie XII adressait par radio un message au peuple de France. C'était en juin 1956. En septembre, Pie XII déclarait à un Cardinal (et lui remettait le texte manuscrit de cette déclaration) : « *Dites* (*aux Français*)*... que le Pape aime d'un amour spécial la France, comme il l'a montré, même tout récemment, dans un Message où il mit tout son cœur, mais qui n'est pas parvenu à la connaissance de la plus grande partie du peuple français.* » ([^2])
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Le 6 décembre 1963, le Pape Paul VI s'est adressé aux Français par un message télévisé ([^3]). Ce message aura-t-il été plus largement écouté, plus exactement médité que ceux de Pie XII ? Nous n'avons entendu s'exprimer aucun accusé de réception, aucune sorte de remerciement.
Paul VI a félicité « *l'esprit missionnaire de la France, sa générosité, son empressement à faire bénéficier les autres peuples de ses propres richesses spirituelles et matérielles* »*.* Il a nommé une « vocation » de la France dont nous n'entendons pas souvent parler. « *Votre vocation traditionnelle* »*,* nous disait Pie XII. Et Paul VI : « *Nous souhaitons que la France, fidèle à sa vocation séculaire, continue à remplir le rôle que la Providence lui a assigné dans le concert des nations.* » Les Papes, et spécialement les Papes modernes, nous tiennent tous les uns après les autres ce même langage. Mais en dehors des Papes, les homélies que nous entendons, et l'enseignement ordinaire qui nous est administré, ne mentionnent habituellement ni la vocation de la France, ni le rôle que la Providence lui a assigné. Ces homélies et cet enseignement, d'une manière générale, ne mentionnent la France d'aucune façon.
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7:80
Aux catholiques français, le Pape Paul VI a déclaré :
« *Continuez à être dans les voies de l'apostolat moderne les vaillants pionniers dont l'Église a besoin. Poursuivez le magnifique élan de votre recherche religieuse et idéologique, de votre action catholique, de vos initiatives liturgiques et pastorales. Continuez à* « *apporter votre contribution multiforme à la pensée, à la vie de l'Église, et mettez généreusement au service des autres vos propres découvertes et votre propre expérience.* »
A ce point précis du message surgit un « mais » :
« *Mais que la pensée des répercussions possibles de vos initiatives vous invite sans cesse à joindre au zèle la sagesse, à l'esprit d'entreprise une raisonnable fidélité aux traditions du passé, à la hardiesse de conception le souci d'une soumission aimante à l'égard de ceux qui portent la première responsabilité de l'apostolat, car ce n'est qu'ainsi que vous pourrez* ([^4]) *répondre pleinement et fructueusement à l'attente de l'Église et travailler efficacement au bien de votre patrie.* »
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Voilà donc ce qui nous manque.
Non pas le zèle, mais la sagesse (et sans doute, on peut au moins le supposer, la sagesse d'hommes fermes sur les principes, exactement informés de la doctrine de l'Église, apôtres du véritable esprit chrétien, comme disait Pie XII).
Non, pas l'esprit d'entreprise mais une raisonnable fidélité aux traditions du passé. -- Il est indispensable assurément de distinguer entre « la Tradition » du dépôt révélé lui-même et « les traditions du passé », comme le fait avec insistance un théologien français dont les journaux nous assurent que le Pape Paul VI l'a lu d'un bout à l'autre et le considère comme un génie sans égal. Toujours est-il que, selon le message que nous adresse le Pape Paul VI, si cette distinction était faite pour rejeter les traditions du passé, alors nous ne serions ni fidèles ni raisonnables.
8:80
Non pas la hardiesse de conception : mais le souci d'une soumission aimante à l'égard de ceux qui portent la première responsabilité de l'apostolat, -- c'est-à-dire Pierre et les successeurs de Pierre, et les évêques en communion avec Pierre.
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Le Pape Paul VI a terminé son message en adressant la bénédiction apostolique à nos familles, « à celles, en particulier, qui ont été éprouvées par les événements ou par les hommes ».
Cette mention particulière, puisse-t-elle trouver le chemin des cœurs auxquels on n'avait pas voulu, pas su ou pas pu s'adresser au cours des dernières années.
Nos pouvoirs temporels feignent d'ignorer que des centaines de milliers de Français ont été cruellement éprouvés « par les événements » ou -- exacte précision -- « par les hommes ».
Pour eux, le Pape Paul VI a eu une pensée particulière et une particulière bénédiction.
9:80
### Le plus grand péché de l'histoire
LA FRANCE est le pays catholique, ou supposé tel, dans lequel les réactions officielles en face de l'infamie du *Vicaire* ont été les plus ternes : quasiment inexistantes. A cela, il y a des raisons. Et d'abord une raison mineure mais réelle, concernant les catholiques eux-mêmes. L'hostilité à la personne, à la doctrine, à la mémoire de Pie XII est très vive chez certains catholiques qui exercent une prépotence de fait dans les organisations confessionnelles et les organes d'opinion. Nous savons par Georges Suffert qu'à l'époque où il était rédacteur en chef de *Témoignage chrétien*, la résistance clandestine à Pie XII était unanime autour de lui : « *A partir de cette date* (l'Encyclique *Humani generis* de 1950), *tous les articles parus en France se lisent dans une perspective de résistance à Rome. La vérité n'a pas grand'chose à voir avec ce qui est écrit.* » ([^5]) Les clercs et les laïcs sur lesquels Georges Suffert porte ce témoignage, il n'est que de voir à quels postes dirigeants ils sont aujourd'hui installés dans le catholicisme français. Ils veulent par tous les moyens prendre leur revanche sur Pie XII, et ils la prennent effectivement par tous les moyens. Ils approuvent la mise en circulation des accusations les plus infâmes ; ils ne les reprennent pas toujours à leur compte, mais ils les laissent courir, ils incitent tout le monde à ne rien faire et à s'en laver les mains. Comme ils sont les plus puissants, voire quasiment les seuls écoutés dans les organismes sociologiques et auprès de la hiérarchie de l'Église de France, on n'a pas vu en France, comme en d'autres pays, l'Église se dresser avec dignité et fermeté face aux accusations mensongères lancées contre Pie XII.
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Mais la raison majeure (d'ailleurs connexe à la précédente) est que la France est peut-être le pays le plus radicalement prisonnier de l'imposture contemporaine, de la fausse histoire que l'on a faite de la seconde guerre mondiale, des mythes qui cernent le monde clos du mensonge.
Pie XII est accusé d'être resté indifférent, inactif et même craintif en face de la persécution des Juifs par Hitler ; indifférent, inactif et craintif en face du « *plus grand péché de l'histoire* »*.* En face du plus grand péché de l'histoire, le Pape Pie XII, c'est « historique », a « *réagi en politique et non en témoin du Christ* » ([^6])*.*
Est-ce vrai ?
Ceux qui reprochent simplement au *Vicaire* la « légèreté de la caricature » s'abstiennent de répondre à la question : *vrai ou faux*, -- et ainsi laissent entendre, ou du moins laissent croire, que l'accusation est vraie.
D'autres abordent la question au fond et la posent en ces termes : « *Pie XII a-t-il laissé Hitler massacrer les Juifs sans protester ?* » ([^7])
C'est la question telle que la pose l'auteur du *Vicaire :* le Pape n'avait « *pas le droit de garder le silence en face du massacre des Juifs par les nazis* » ([^8])*.*
Mais c'est la question elle-même qui est un mensonge.
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La question ainsi posée falsifie la situation historique à laquelle Pie XII avait à faire face. Définir cette situation comme étant « le massacre des Juifs par Hitler », c'est un double truquage :
1. -- Parce que les Juifs n'étaient pas *seuls* dans les camps de concentration hitlériens.
2. -- Parce que le nazisme n'était pas *seul* à persécuter les Juifs.
11:80
Et c'est pourquoi le P. Michel Riquet a pu schématiser ainsi l'imposture du *Vicaire* ([^9]) :
« La conclusion qui s'impose au spectateur bon public, c'est qu'en toute cette affaire il n'y eut d'innocents que les Juifs, d'efficaces que les Soviétiques. »
On ne ment pas seulement sur Pie XII. On ment aussi, et d'abord, sur l'histoire. On ment sur « toute cette affaire ».
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Le plus grand péché de l'histoire ?
Si le plus grand péché de l'histoire n'est plus la crucifixion du Fils de Dieu fait homme, ou s'il faut entendre qu'on veut seulement parler du plus grand péché de l'histoire *contemporaine*, on ne voit pas pourquoi ce plus grand péché serait celui des camps de concentration hitlériens.
Plutôt que des camps de concentration soviétiques, qui existaient avant, qui existaient pendant, qui existèrent après.
On ne voit pas -- ou on voit trop bien -- pourquoi les camps de concentration hitlériens seraient le plus grand péché, tandis que les camps de concentration soviétiques seraient un péché relativement véniel.
A supposer même que la persécution contre les Juifs, par une étonnante discrimination raciale ou religieuse, soit tenue pour automatiquement un plus grand péché que la persécution contre d'autres peuples ou d'autres religions, on ne voit pas -- ou l'on voit trop bien -- pourquoi on en fait à l'hitlérisme un plus grand crime qu'au stalinisme.
Le communisme soviétique, qui a persécuté les Juifs sous Staline, a continué après Staline à les persécuter ; cela est d'hier et d'avant-hier, et cela est d'aujourd'hui et de maintenant.
Mais *le plus grand péché* de l'histoire contemporaine, il faut à toute force que *ce ne soit pas* le totalitarisme soviétique.
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Ce système du mensonge, Pie XII n'y est pas entré, Pie XII ne l'a pas accepté, Pie XII ne l'a pas favorisé. C'est pourquoi ce système du mensonge se retourne contre Pie XII.
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L'accusation portée contre Pie XII est fausse en son essence parce que Pie XII ne s'est pas trouvé en face d'un crime unique, ou d'un crime privilégié : Hitler massacrant les Juifs. Hitler n'a pas massacré SEULEMENT des Juifs, Hitler n'a pas été LE SEUL à massacrer des Juifs. Le mensonge est inhérent d'abord à cette perspective en trompe-l'œil. La seconde guerre mondiale, *ce ne fut pas* (*seulement*) *cela*. La seconde guerre mondiale fut un complexe de crimes de toute sorte, se mêlant, s'enchaînant, se répondant. Et Pie XII s'est dressé dès l'origine et en permanence contre ce déchaînement de crimes. Mais il ne l'a pas fait à la manière du tribunal de Nuremberg où le vainqueur avait automatiquement la dignité du juge et où le vaincu avait automatiquement l'indignité du coupable, il ne l'a pas fait à la manière du tribunal de Nuremberg, où les criminels nazis étaient seuls au banc des accusés et où les criminels de guerre soviétiques siégeaient seulement parmi les juges. Pie XII n'a pas lancé contre les crimes du nazisme une condamnation unilatérale calculée de manière à comporter pratiquement une absolution implicite des crimes du communisme soviétique. On dit aujourd'hui : -- Que fit donc la plus haute autorité morale qui soit dans le monde ? -- La plus haute autorité morale qui soit dans le monde a été fidèle à sa vocation nécessaire, elle ne s'est pas associée à l'imposture du temps présent. S'il s'agissait pour les autorités morales -- comme le croient apparemment certaines autorités morales -- de simplement confirmer, au nom de la justice et de la loi de Dieu invoquées, l'imposture du temps présent quand elle est tenue par presque tout le monde pour vérité et pour justice, alors nous n'aurions aucun besoin d'autorités morales, nous n'aurions que faire de ces autorités morales-là, dérivant comme chiens crevés au fil du plus fort courant du plus fort mensonge du moment. Mais, naturellement, ce sont les machinateurs, les profiteurs -- et les dupes -- de l'imposture du temps présent qui mettent Pie XII en accusation.
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Ce qu'en cette affaire l'on reproche véritablement, substantiellement, finalement à Pie XII, c'est de *n'avoir pas mis en évidence un seul crime en taisant les autres :* « Hitler massacrant les Juifs ». Ce que l'on reproche finalement à Pie XII, c'est de n'avoir pas désigné explicitement ce seul crime, avec une accentuation discriminatoire et privilégiée qui aurait comporté l'absolution pratique d'autres crimes, -- les crimes soviétiques. Pie XII s'est dressé contre tout un monde d'imposture, de mensonge, de crime : et dans ce monde, Staline partageait la première place avec Hitler pour ce qui est de l'horreur ; pour ce qui est de l'étendue et de la durée, il parvenait à la lui arracher.
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« S'ouvrir au monde », « ne pas se couper du monde » sont les jolies formules de la pastorale nouvelle et de la théologie futuriste. Mais quand c'est le monde de l'imposture ? quand c'est le monde clos du mensonge ? Faut-il donc ne pas se couper du monde de l'imposture, faut-il s'ouvrir au monde du mensonge, ou faut-il au contraire, comme le fit Pie XII, lancer l'avertissement historique : « *C'est tout un monde qu'il faut refaire depuis les fondations : de sauvage, le rendre humain...* »
Le monde clos du mensonge, c'est le monde qui considère comme un progrès d'avoir libéré de l'hitlérisme des nations chrétiennes et des communautés juives pour les livrer au communisme. La seconde guerre mondiale, entreprise pour défendre la Pologne contre la domination nazie, s'est terminée en livrant la Pologne et d'autres peuples à la domination soviétique.
Le « plus grand péché » de l'histoire contemporaine, il faut à tout prix que ce soit le nazisme tout seul, si l'on veut estomper les crimes du communisme et en même temps absoudre la bassesse de ceux qui en furent et en demeurent les complices, les auxiliaires ou les bouffons.
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L'éminent théologien amateur Poirot-Delpech, celui qui a jugé et condamné Pie XII en décidant que, « devant le plus grand péché de l'histoire », il avait « réagi en politique et non en témoin du Christ », prétend aussi définir et circonscrire les droits laissés aux catholiques :
14:80
« Tout en méprisant comme il convient les demi-soldes de l'intégrisme et leurs boules puantes, *on peut concevoir que des catholiques regrettent en secret ce rappel historique.* » ([^10])
On peut concevoir, mais oui, après tout, que des catholiques regrettent ce (prétendu) rappel historique, à condition qu'ils le regrettent *en secret.* Tels sont les droits civiques qu'à la rigueur on peut encore leur concéder.
L'Action catholique générale des hommes (A.C.G.H.) a brillé par son absence dans toute l'affaire du *Vicaire ;* elle s'est conformée aux impératifs moraux de l'éminent théologien amateur Poirot-Delpech ; elle a « regretté en secret ». Ne lui en faisons nul reproche : l'A.C.G.H. n'est décidément pas faite pour répondre à de telles situations, son abstention le confirme avec éclat et définitivement. Ce qui nous manque aujourd'hui, c'est ce que n'est pas, ne peut ni ne veut être l'A.C.G.H., ce qui nous manque c'est l'organisation populaire et représentative capable de faire face à une situation semblable, ce qui nous manque c'est l'analogue ou l'équivalent de ce que fut avant la guerre la Fédération nationale catholique du général de Castelnau. On touche ici du doigt que l'erreur n'a évidemment pas été de créer une A.C.G.H., mais qu'elle a été de créer une A.C.G.H. en y annexant, absorbant et détruisant la Fédération nationale catholique. Il appartiendra à la promotion des laïcs de corriger une erreur aussi dommageable et de constituer au plan civique, dans l'action et sur le tas, les possibilités et les moyens d'une libre organisation des catholiques, capable d'agir sous sa seule responsabilité.
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Devant la quasi-inexistence des réactions officielles catholiques, en France, aux accusations mensongères lancées contre Pie XII, *La Nation française* du 18 décembre exprimait, « l'espoir que, du moins, les associations juives les plus responsables, se souvenant de la protection de Pie XII, fassent elles-mêmes justice du *Vicaire* »*.*
15:80
Les associations juives les moins responsables sont, en France, quelquefois pénétrées ou noyautées par le communisme, de la même façon que des organisations catholiques, socialistes ou autres.
Mais en revanche, des associations juives les plus responsables, on peut attendre une autre attitude. Elles n'ont aucune raison de soutenir ni même de permettre une falsification qui, selon les termes du P. Riquet, prétend faire croire « qu'il n'y eut d'innocents que les Juifs, d'efficaces que les Soviétiques ». Elles n'ont aucune raison de ne pas combattre un système d'imposture qui comporte une absolution implicitement donnée à la persécution des Juifs par le communisme soviétique. Selon certaines informations parues dans *Le Monde* ([^11])*,* le *B'naï Brith* aurait efficacement pris position contre le *Vicaire.* Il s'agit assurément d'une association juive tout à fait responsable, et qui a le plus grand poids moral. On sait d'autre part qu'elle a été en contact avec le Cardinal Béa en vue de l'apaisement des querelles entre le judaïsme et le christianisme. Si le *B'naï Brith* décide vraiment de faire justice de l'imposture du *Vicaire,* alors le mal et l'infamie auront été l'occasion d'un plus grand bien.
16:80
## CHRONIQUES
17:80
De l'arianisme à Teilhard\
et à John A.T. Robinson
### Pour la seconde fois le monde va-t-il se réveiller arien ?
par Louis SALLERON
*Ingemuit totus orbis et arianum se esse miratus est *:\
tout l'univers gémit, n'en revenant pas d'être arien.\
Saint Jérôme.
C'EST EN MARS 1963 que le Dr John A. T. Robinson, évêque anglican de Woolwich, publia, à Londres, *Honest to God*, que nous avons traduit sous le titre *Dieu sans Dieu* ([^12])*.*
Le succès fut aussitôt prodigieux. Quatre éditions se succédèrent dès le premier mois. En quelques semaines 200.000 exemplaires étaient vendus ; 350.000 à l'entrée de l'automne. Dans les revues et les journaux, des articles à n'en plus finir. A la radio, à la télévision, des débats passionnés. Les droits de traduction achetés dans de nombreux pays.
18:80
Comment ce livre n'a-t-il pas eu plus d'écho en France ? Je me le demande. Pour les catholiques, c'était un document de premier ordre. Ils en firent à peine mention dans leur presse. Une exception : l'excellent article de G. M. Tracy -- intitulé « l'honnêteté envers Dieu à la nouvelle mode anglicane » -- dans *La France catholique* du 3 mai 1963.
J'ai dit, dans l'*Avertissement du traducteur au lecteur catholique,* pourquoi *Dieu sans Dieu* devait être connu des catholiques français : d'une part, parce qu'un ouvrage qui a un tel retentissement dans les milieux anglo-saxons ne peut être ignoré chez nous, d'autre part, parce que son modernisme éclatant et serein peut heureusement éclairer tous ceux qui, en France, glissent au modernisme sans s'en douter.
« Qu'entendez-vous par modernisme ? » demandera-t-on. Je ne peux que renvoyer à *Pascendi*. Parlant des modernistes, Pie X écrit : « Telle page de leur ouvrage pourrait être signée par un catholique ; tournez la page, vous croyez lire un rationaliste. Écrivent-ils histoire : nulle mention de la divinité de Jésus-Christ ; montent-ils dans la chaire sacrée, ils la proclament hautement. Historiens, ils dédaignent Pères et Conciles ; catéchistes, ils les citent avec bonheur, etc. » C'est cette confusion perpétuelle qui, en effet, est le signe distinctif de la « manière » moderniste, et finalement du modernisme lui-même.
\*\*\*
19:80
Ouvrons ici une parenthèse, que j'essaierai de faire courte, quoiqu'elle pût faire la matière d'un article, et même d'un volume. -- Je suis parfaitement conscient que, quand commence à apparaître une certaine rigidité, une certaine fixité, un certain conformisme routinier dans l'expression des vérités religieuses, ceux qui s'efforcent de rendre à ces vérités une expression plus fraîche et, éventuellement, plus exacte, sont facilement attaqués comme novateurs et hérétiques. Or, dans bien des cas, ils ne font que restituer au vrai immuable sa virginité, en le dégageant d'une croûte qui le dissimulait et l'altérait. On ne peut donc que les louer comme de bons serviteurs du christianisme. Mais il est non moins certain que beaucoup de ces pionniers sont ébranlés dans leur foi par les découvertes qu'ils font et que, quand ils ne proclament pas purement et simplement leur agnosticisme ou leur athéisme, leurs œuvres traduisent un tel trouble et un tel doute qu'il en résulte, pour le lecteur, cette confusion dénoncée par Pie X, dont le dommage, pour l'ensemble des chrétiens, est si redoutable qu'il est impossible que l'Église s'abstienne de se prononcer, et dans certains cas de condamner. L'Église est une société, et l'exercice du gouvernement, dans toute société, ne va pas sans des injustices particulières. La sauvegarde de la justice sociale est à ce prix. Saint Pie X, voilà un demi-siècle et plus, a sauvé l'Église d'un modernisme qui devenait une gangrène générale. Parmi ceux qui furent frappés, les uns n'avaient plus rien de chrétien et étaient devenus de vrais ennemis du christianisme, d'autres étaient dans l'incertitude, d'autres encore étaient d'excellents chrétiens. Dieu reconnaîtra les siens. Le combattant de première ligne ne peut prétendre revenir toujours du combat vivant et décoré. Nous avons donc le droit de parler de modernisme sans multiplier les mises au point. Nous avons ce droit d'autant plus que, un moment refoulé par l'énergie de Pie X, le modernisme a repris de nos jours une vigueur et une virulence qui rendent pâle, à son côté, le modernisme de 1900.
20:80
Les rôles sont renversés, et c'est celui qu'on appelle « intégriste » qui est, de nos jours, dans la situation psychologique et morale de celui qu'on appelait « moderniste » au début du siècle. L'intégriste n'est même plus attaqué pour ce qu'il peut avoir de guindé dans son attitude intellectuelle, mais parce qu'il entend maintenir l'intégrité de la Foi. Il suffit de lire les journaux, même catholiques, pour s'en apercevoir. Le nom du cardinal Ottaviani, à cet égard, résume tout. Si on le traîne dans la boue du matin au soir c'est parce qu'il défend l'essence même de la vérité chrétienne. Derrière lui, Pie XII et Pie X sont visés constamment, et d'ailleurs fréquemment nommés.
\*\*\*
Revenons à nos moutons.
Nos moutons, en l'espèce, c'est Teilhard de Chardin, et c'est John A. T. Robinson.
Apparemment, il n'y a aucun rapport entre l'un et l'autre -- l'un ne rêvant que cosmos et milliards d'années, l'autre ignorant le temps et se plongeant dans « l'ultime réalité » du fond de notre être (*the ground of our being*)*.*
En réalité, s'ils diffèrent, en effet, du tout au tout dans l'apparence, ils se ressemblent terriblement dans les profondeurs.
Mais la question n'est pas là. Si je les associe, c'est parce qu'en les lisant j'ai été frappé par la ressemblance commune qu'ils ont avec tant et tant de « novateurs » des premiers siècles de l'Église.
21:80
Bien sûr, au IV^e^ siècle après Jésus-Christ on ignorait Marx, comme on ignorait Freud. L'évolution n'était pas à la mode, ni la psychologie des profondeurs. Mais on se posait, sur le Christ, exactement les mêmes questions qu'aujourd'hui.
Une des plus gigantesques et des plus incroyables erreurs de notre siècle, c'est de s'imaginer que le mystère de Dieu fait homme commence seulement à apparaître au XX^e^ siècle, parce que l'homme moderne est devenu « adulte ».
C'est vraiment ahurissant.
En réalité, les quatre ou cinq premiers siècles du christianisme ne sont qu'une immense bagarre intellectuelle autour des principaux dogmes sur lesquels nous vivons : l'Incarnation, la Rédemption, la Trinité.
Le raffinement des intelligences, à cette époque, ne le cède en rien à celui de la nôtre. Scandale ou folie, le fait de Jésus, Homme-Dieu mort pour nous sur la croix, pose au philosophe et à l'homme de la rue des premiers siècles les mêmes problèmes qu'à nous. Exactement les mêmes problèmes. Auxquels sont proposées les mêmes solutions.
C'est-à-dire que, pour les uns, il s'agit de Dieu, qui a pris les apparences d'un homme. Pour les autres, il s'agit d'un homme, dont la perfection fait qu'il a toutes les apparences d'être Dieu. Entre ces deux partis, il y a toutes les opinions intermédiaires, qui consistent à couper les cheveux en quatre, en 16, en 64, etc., à grands renforts d'images cosmologiques, psychologiques, gnostiques, etc.
Tout cela, nous le retrouvons identique au XX^e^ siècle. Simplement, le docétisme est, pour le quart d'heure, submergé par l'anthropisme. Et les images sont habillées des dernières découvertes scientifiques.
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Mais il faut bien se dire que les premiers siècles ont baigné dans la multiplicité des hérésies. Les grands noms d'Athanase, d'Hosius, d'Hilaire, d'Ambroise, puis d'Augustin et les autres ne font que rassembler une *unanimité virtuelle* qui, à chaque moment, est dispersée dans une *immense majorité d'enthousiasmes aberrants* autour de chefs de file aussi célèbres que les Teilhard et les Robinson d'aujourd'hui. Comment ce tohu-bohu a-t-il pu aboutir au Symbole de Nicée et à la Définition de Chalcédoine ? C'est vraiment là qu'on peut répondre que le Saint-Esprit mène l'Église.
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On connaît la phrase célèbre de saint Jérôme : « *Ingemuit totus orbis, et arianum se esse miratus est.* » Tout l'univers gémit, n'en revenant pas d'être arien.
Grâce à un savant ami -- je n'aime pas citer de seconde main -- j'ai retrouvé le texte original. Vous le retrouverez vous-même dans la Patrologie de Migne, au tome XXIII, p. 181. (C'est dans un écrit « contre les lucifériens ». Il ne s'agit pas du diable, mais d'un évêque qui s'appelait Lucifer. Tout arrive. C'est d'ailleurs aussi le nom d'une étoile.).
« Ingemuit totus orbis, et arianum se esse miratus est... Periclitabatur navicula apostolorum, urgebant venti, fluctibus latera tundebantur, nihil jam supererat spei ; Dominus excitatur, imperat tempestati, bestia moritur, tranquillitas rediit... » « Tout l'univers gémit, n'en revenant pas d'être arien... Battue des vents, craquant sous les vagues, la barque des apôtres menaçant de sombrer ; tout espoir était perdu ; mais le Seigneur s'éveille, il commande à la tempête, la bête (Constance) meurt ; la tranquillité revint. »
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De quoi s'agit-il ? De l'étonnant concile de Rimini (359) et de ce qui s'ensuivit.
Là, je ne suis pas remonté aux sources. Il y faudrait une vie entière. Mais j'ai été voir, dans deux ouvrages classiques : l'*Histoire de l'Église,* par L. Duchesne (T. II, 3^e^ édition, Paris 1908), et *l'Histoire de l'Église*, sous la direction de A. Fliche et V. Martin (T. III, « De la paix constantinienne à la mort de Théodose », Paris 1936 -- ce volume par J. R. Palanque, G. Bardy et P. de Labriolle).
Qu'allais-je voir dans ces ouvrages ? J'allais voir ce qui en était de l'arianisme et des autres mouvements du même genre. Et j'ai été comblé. Je veux dire que, comme je m'en doutais, les discussions autour du Christ sont toujours les mêmes. J'entends bien que le progrès des sciences renouvelle les mots et les images. Mais dans le fond c'est la même chose -- identiquement.
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Prenons d'abord le cas de Teilhard de Chardin. Ses prédécesseurs, à des plans divers, sont innombrables, dans tous les siècles. Au IV^e^ siècle, la bonne fortune m'en fait découvrir un, particulièrement caractéristique. Il s'agit de l'évêque d'Ancyre, « un certain Marcel, homme respectable et de quelque théologie » (Duchesne, *op. cit.*, p. 185). Son système se rapprochait de celui des Sabelliens qui « concevaient Dieu comme une monade qui s'élargit » (*id*. p. 187). Mais laissons les Sabelliens. « Marcel enseignait, lui aussi, une sorte de dilatation (*plastusmos*) divine. Comment la monade aurait-elle pu rester toujours monade, et pourtant produire le monde ?
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La raison éternelle de Dieu (*logos*) s'extériorise en quelque sorte (*proerchetaï*) par une énergie agissante (*énergéia drastikè*)*,* sans cesser de rester Dieu. Ainsi s'expliquent la Création et l'Incarnation ; une irradiation ultérieure du Logos produit la manifestation du Saint-Esprit. Ces irradiations ne donnent pas lieu à la production d'hypostases distinctes ; il n'y a qu'une hypostase divine. A la fin des choses, une fois terminé le règne de mille ans, l'irradiation cessera, et le Logos, y compris le Saint-Esprit émané de lui, rentrera dans le sein, de Dieu. » (*id*. pp. 188-9.)
Il y manque le sinanthrope et le cyclotron, mais à part cela n'est-ce pas du pur Teilhard ? Que, du reste, mes amis Teilhardiens se rassurent : Marcel était plutôt orthodoxe. Il est partisan du symbole de Nicée et combat l'arianisme. S'il a quelques aspects d'hérésie, d'est au degré du *Monitum,* plutôt que de la condamnation. On peut donc le revendiquer sans déchoir.
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Mais Marcel était trop savant pour intéresser plus qu'une petite élite de polytechniciens. C'est Arius qui doit retenir notre attention. Il régna en maître sur tout le bassin méditerranéen pendant le IV^e^ siècle, puis en Europe pendant les deux ou trois siècles suivants.
Qu'enseigne Arius ? Ce n'est pas très clair. Mais on peut dire, en gros, qu'il ne reconnaît comme Dieu que Dieu le Père. Le Verbe est une créature du Père, et le Saint-Esprit une créature du Verbe. Si le Verbe s'est fait chair, cela signifie que Jésus-Christ est un homme dont le Verbe est l'âme.
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Si nous prenions ce schéma à l'envers, nous n'aurions pas de peine à voir qu'il revient à faire du Christ l'homme parfait qui est en communion de manière unique avec Dieu, et par lequel, par conséquent, nous pouvons entrer nous-mêmes en communion avec Dieu.
C'est en quoi le XX^e^ siècle chrétien est si typiquement arien.
Au pied de la lettre, évidemment, personne n'est arien, et d'abord pas l'évêque de Woolwich. Il le nierait énergiquement, preuves en mains. Donnons-lui acte immédiatement, et à tous les autres. En ce qui le concerne, d'ailleurs, son Dieu est tellement inconsistant que l'arianisme lui-même aurait peine à le saisir. Mais son Dieu ne subsiste pas davantage dans la définition de Chalcédoine, pour la même raison. Il échappe à l'hérésie et à l'orthodoxie de la même manière : par défaut.
Peu importe. Ce n'est pas le procès de Robinson que je fais. Pas plus que celui de Teilhard. Ce que je veux montrer, c'est que ce sont toujours les mêmes questions qui se posent au sujet du Christ ; et que ce sont toujours, quant au fond, les mêmes réponses qu'on y donne ; et que ce sont toujours les mêmes engouements intellectuels qui, avec des colorations diverses, gonflent les mêmes erreurs ou les mêmes vérités partielles. Ce que je veux montrer, c'est que, sur les questions de la Foi, il n'y a pas une vérité de l'homme « adulte » du XX^e^ siècle, différente de celle de l'homme du iv^e^ ou de tout autre siècle. On peut même craindre que l'homme de la rue qui lit le *Daily Mirror* à Londres ou *France-Soir à* Paris soit en sérieux recul sur l'homme de la rue qui allait aux nouvelles dans les rues de Constantinople du temps de Grégoire de Nysse : « ...il n'y avait pas de carrefour où l'on ne discutât avec fureur sur les choses les plus incompréhensibles.
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Le changeur à qui l'on s'adressait pour avoir de la monnaie vous parlait de l'engendré et de l'inengendré ; le boulanger, au lieu de vous indiquer le prix du pain, déclarait que le Père est le plus grand et que le Fils lui est soumis. Vous demandiez un bain : « Le Fils vient sûrement du néant », répondait le baigneur anoméen. » (*id*. p. 576.) Même dans les cercles d'études de mon ami Daujat on aurait du mal à soutenir d'aussi savants débats.
La réalité toute simple, c'est que la rigueur, la violence des affirmations de Nicée et de Chalcédoine est insoutenable à l'intelligence en dehors de la Foi. L'Homme-Dieu explose toujours en homme ou en Dieu. Il n'y a qu'une hérésie permanente, c'est le monophysisme. Quand on veut y échapper par la voie intellectuelle, on risque fort de n'y parvenir que par le moyen de savants dégradés qui donnent le change mais ne résistent pas à l'examen. Arius se révéla un maître dans cet exercice. Cette « divinité relative et secondaire » (*id*. p. 131) qu'il reconnaissait au Christ permettait aux esprits forts comme aux esprits simples de garder le christianisme, devenu par ses soins à la fois plus rationnel et plus accessible. C'est à cet égard que je dis que le christianisme de l'évêque de Woolwich (et de beaucoup d'autres) est typiquement arien. Il ne l'est pas par son contenu ; il l'est par sa démarche.
Mille autres dénominations conviennent, évidemment, beaucoup mieux à notre christianisme. Il faudrait le dire « marxiste », ou « moderniste », ou « progressiste », ou « teilhardien », ou « robinsonien ». Chacune de ces épithètes définirait un ou plusieurs courants actuels, comme autant d'épithètes définiraient les nombreux courants divers qui agitent le IV^e^ siècle. Je prends *l'arianisme* comme le courant le plus important et le plus représentatif du IV^e^ siècle ; et c'est pourquoi je parle d'un moderne arianisme.
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C'est peut-être le *progressisme* qui, par son ampleur, y correspondrait le mieux aujourd'hui. Mais le mot est vague. En disant *Robinsonisme* je craindrais de faire de la peine à l'évêque de Woolwich, et j'anticiperais sur un succès qui, jusqu'à présent, ne dépasse tout de même guère les frontières, vastes il est vrai, de l'empire linguistique de la Grande-Bretagne, et qui est peut-être, d'autre part, sans lendemain. Parlant de *l'arianisme du XX^e^ siècle*, je me fais comprendre.
La comparaison entre l'époque actuelle et le IV^e^ siècle est frappante, non seulement à cause de cette diminution de la divinité du Christ qui est le trait frappant d'aujourd'hui comme d'alors, mais aussi par la manière dont elle est à la fois communément acceptée et rarement professée.
Nous sommes à la fin de l'année 357. « Depuis deux ans environ l'Église traversait une crise singulière. L'orthodoxie, en tant que représentée par le concile de Nicée, était partout régnante, en ce sens que nul évêque n'osait s'avouer hostile à cette sainte assemblée ; partout abolie, en ce sens que nul évêque en fonction n'aurait osé défendre le symbole qu'elle avait promulgué... Mais l'arianisme, écarté de l'entrée principale, pouvait rentrer par la porte de derrière, sous le manteau du silence prudent. Cette tactique fut adoptée. De telles dissimulations sont de tous les temps et de tous les partis. » (*id.* p. 279.)
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En 359, s'ouvre le concile de Rimini, doublé pour l'Orient par celui de Séleucie. Les partisans du concile de Nicée forment une écrasante majorité. Ils affichent hautement leur position, mais la minorité s'active. Elle s'assure de la bienveillance de l'empereur Constance. Elle évite d'ailleurs de reprendre les formules trop brutales d'Arius et se garde d'affirmer que le Père est plus grand que le Fils. Elle se contente d'éliminer tout ce qui peut évoquer la consubstantialité. Plus question d'*homoousios*, ni même d'*homoïousios*. « Quant au terme d'essence (*ousia*), dit la formule préparée par la minorité,... il a paru bon de le supprimer et d'éviter à l'avenir toute mention d'essence à propos de Dieu, les Écritures ne parlant jamais d'essence à propos du Père et du Fils. Mais nous disons que le Fils est semblable au Père en toutes choses, comme le disent et l'enseignent les Écritures. » (*id.* p. 296.) Le texte est si « conciliant » que les ariens purs protestent. Peut-être leur protestation rassure-t-elle les « intégristes » nicéens. Toujours est-il que ceux-ci cèdent. Ils cèdent à Rimini. Ils cèdent à Séleucie. En janvier 360, un nouveau concile est réuni à Constantinople pour enregistrer solennellement la « formule de Rimini ». Voici comment Mgr Duchesne présente les résultats :
« La formule de Rimini fut approuvée : elle proclamait que le Fils est semblable au Père, interdisait les termes d'essence et de substance (hypostase), répudiait tous les symboles antérieurs et écartait d'avance tous ceux qu'on voudrait établir par la suite. C'est le formulaire de ce qu'on appela désormais l'arianisme, notamment de celui qui se répandit chez les peuples barbares. Les deux symboles de 325 et de 360, de Nicée et de Rimini, s'opposent et s'excluent mutuellement. On ne peut pourtant dire que celui de Rimini contienne une profession explicite de l'arianisme... Toutefois le vague de la formule permettait de l'entendre dans les sens les plus divers, même les plus opposés... C'est pour cela qu'elle était perfide et inutile et que nul chrétien digne de ce nom, tenant vraiment à la divinité absolue de son maître, ne pouvait hésiter à la réprouver » (*id.*, pp*.* 305-6).
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On s'en aperçut, rapidement. D'où le cri de saint Jérôme : *Ingemuit totus orbis et arianum se esse miratus est*. Les meilleurs esprits ne s'y étaient pas trompés et saint Hilaire, à la veille du concile de Constantinople, avait proclamé sa douleur et son indignation. « Un esclave, disait-il aux évêques, je ne dis pas un bon esclave, mais un esclave passable, ne peut supporter qu'on injurie son maître : il le venge, s'il peut le faire. Un soldat défend son roi, même au péril de sa vie, même en lui faisant un rempart de son corps. Un chien de garde aboie au moindre flair, s'élance au premier soupçon. Vous, vous entendez dire que le Christ, le vrai Fils de Dieu, n'est pas Dieu ; votre silence est une adhésion à ce blasphème, et vous vous taisez ! » (*id.*, p. 304.)
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On peut dire que le catholicisme contemporain, celui de la France notamment, vit dans le climat de Rimini. D'autres questions sont débattues, mais dans l'éclairage d'un néo-arianisme très caractérisé. Peut-être ne s'agit-il plus de la « divinité relative et secondaire » du Christ. Peut-être s'agit-il plutôt de la divinité relative et secondaire de Dieu lui-même. Mais c'est de toute façon le symbole de Nicée qui s'efface, avec la définition de Chalcédoine.
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La christologie de *Dieu sans Dieu* est, à cet égard, parfaitement typique. Certes l'évêque de Woolwich se veut orthodoxe. Il prétend adhérer à Athanase, défendre Nicée et Chalcédoine. Mais -- trait moderniste -- sa démonstration contredit sa profession de foi. « Prédicateurs et enseignants, écrit-il, disent simplement que Jésus était Dieu, et ils le disent de telle manière que les termes « Christ » et « Dieu » sont interchangeables. Mais nulle part dans la Bible il n'en est ainsi. Le Nouveau Testament dit que Jésus était le Verbe de Dieu, que Dieu était dans le Christ, que Jésus était le Fils de Dieu ; mais il ne dit jamais que Jésus était Dieu » (*Dieu sans Dieu*, ch. IV). Cette thèse, il la développe longuement, subtilement, savamment. Tout le chapitre IV de son livre -- *L'homme pour les autres --* apparaît comme un nouveau formulaire de Rimini, à l'usage de l'homme « adulte » du XX^e^ siècle.
Les catholiques français, je le répète, baignent dans cette conception. Mais ils ne se la formulent pas à eux-mêmes. Le mérite du Docteur Robinson, c'est de produire en pleine lumière ces pensées qui, chez nous, rampent dans les parties honteuses de l'ombre. Quel accueil va-t-on faire à l'évêque de Woolwich ? Va-t-on l'embrasser d'enthousiasme ? Va-t-on le repousser vigoureusement ? Va-t-on le critiquer mollement, avec l'arrière-pensée qu'au fond il a raison ?
Nous sommes en 357, peut-être en 359. Il serait temps que les catholiques s'en rendent compte. Car s'ils persistent à dormir, le réveil sera dur.
Craignons qu'en 1980 quelque nouveau Jérôme, faisant le récit des années que nous vivons, pousse de nouveau le cri de son prédécesseur : *Ingemuit totus orbis et arianum se esse miratus est.*
Louis SALLERON.
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### Ma grâce te suffit
par Eugène Louis
I. -- L'impureté, jugement de Dieu.
II. -- La vraie miséricorde.
III -- L'appel de Dieu.
IV. -- Le témoignage de la chasteté sacerdotale dans le monde moderne.
#### I. -- L'impureté, jugement de Dieu.
On ne triche pas avec l'impureté : « *Quelque autre péché que l'homme commette, ce péché est hors du corps ; mais celui qui se livre à l'impudicité pèche contre son propre corps.* » (I Cor. VI, 18) ; et la raison humaine qui est suffisamment obscure à elle-même pour se donner le change dans le cas des autres péchés ne le peut pas dans le cas de l'impureté. La matérialité du fait est trop flagrante, on ne peut plus se faire illusion ; l'impureté, « ça ne pardonne pas ».
Cette terrible éloquence des péchés de la chair explique :
1° que l'impureté soit considérée par beaucoup de chrétiens comme le péché mortel n° 1, comme le plus grand obstacle à la vie spirituelle ;
2° que la matérialité des faits s'imposant -- et s'imposant massivement --, on ait, tout au long de l'histoire du christianisme, multiplié les raisonnements pour dégager la responsabilité de ceux qui commettent les différents péchés d'impureté.
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C'est qu'en effet, pour un chrétien, pour quelqu'un qui sait que tout péché contre la pureté commis sciemment et consciemment est de soi un péché mortel, il n'y a que deux façons de considérer l'impureté :
-- ou bien comme un acte dont l'homme n'est pas responsable,
-- ou bien comme le jugement de Dieu qui proclame à la face du pécheur son péché, qui manifeste à l'homme qu'il ne vit pas de Sa vie et que tout est à reprendre, que la conversion n'est pas faite et qu'Il l'attend.
Pour voir le sens de l'impureté il est donc tout à fait nécessaire de déterminer si, dans la majorité des cas, elle n'est qu'un fait brut, œuvre d'une chair irresponsable, ou : si elle est le jugement de Dieu.
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Le dernier en date des raisonnements faits par les hommes pour dégager la responsabilité morale de ceux qui s'adonnent sciemment et consciemment à l'impureté se déploie avec ampleur et revendique hautement la qualité d'une véritable science : la « *sexologie* ».
La principale originalité de l'étude que la sexologie fait de la sexualité humaine consiste en ceci : au lieu de s'en tenir à l'analyse de la sexualité une fois physiologiquement et psychologiquement constituée, de la sexualité devenue consciente, on considère cette prise de conscience de la sexualité comme le résultat d'une longue « *évolution psycho-sexuelle* » antérieure comportant normalement le franchissement successif d'un certain nombre de seuils critiques dont la difficulté commune est d'exiger chaque fois du sujet humain un nouveau dépassement de « *l'auto-érotisme* » vers « *l'allo-érotisme* » ; plusieurs de ces seuils se placent avant l'âge de raison et il ne saurait donc être question d'imputer à la bonne ou à la mauvaise volonté du sujet de les franchir à temps ou de les franchir en retard ou de ne pas les franchir du tout ; non, passer de l'*auto-érotisme* à l'*allo-érotisme* ne dépend *pas de la volonté* du sujet et *pas davantage lors des seuils qui suivent l'âge de raison, que lors des seuils qui le précédent*, mais du « *dynamisme instinctuel* » personnel du sujet et du milieu dans lequel ce dynamisme évolue. Si le sujet parvenu à la puberté a manqué en route un ou plusieurs seuils, il se trouve fixé malgré
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lui à un niveau d'allo-érotisme plus ou moins inférieur au degré d'allo-érotisme qu'il devrait *normalement* avoir atteint à cet âge et partagé entre d'une part la conscience qu'il prend alors de la montée essentiellement hétéro-érotique et « *altruiste* » du dynamisme instinctuel de l'homme et d'autre part son « *incapacité psychologique* » d'en suivre complètement l'ascension. La meilleure volonté ne peut rien contre cette incapacité. Tout ce qu'il faut donc espérer, c'est que le sujet ait raté le moins de seuils possible et qu'il réussisse le mieux possible après la puberté à franchir ceux qu'il aurait déjà dû franchir et ceux qui lui restent encore à franchir pour atteindre à la parfaite « *oblativité* » qui caractérise l'âge adulte du dynamisme instinctuel de l'homme ; et tout ce qui est moralement requis du sujet, c'est qu'il fasse tout ce qu'il peut dans le sens de cette oblativité ([^13])
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consommée, qu'il réalise *à la perfection qui lui est psychologiquement possible à lui* cet altruisme hétéro-érotique, c'est-à-dire selon des modalités concrètes s'échelonnant de la masturbation homosexuelle à « *l'amour conjugal vrai* ». Dans tous les cas où le sujet ne choisit pas volontairement et complaisamment de se fixer à un stade de l'évolution psycho-sexuelle antérieur et inférieur à la parfaite oblativité, mais tend au contraire de toute « *sa volonté consciente* » à cet âge adulte de son dynamisme instinctuel, il faut considérer toutes les manifestations contre nature de l'instinct sexuel comme les tâtonnements d'un altruisme qui se cherche d'une manière aberrante certes mais réelle et comme autant d'erreurs imputables non au dynamisme instinctuel du sujet mais aux obstacles qu'il a rencontrés et rencontre encore sur sa route pour « aboutir » normalement. Ces « *déviations sexuelles* » ne sont en aucune manière des fautes ; ce sont des « *retombées* », des « *chutes* » d'un dynamisme altruiste contrarié.
Traduit en langage chrétien, ce raisonnement revient à dire que même ceux qui s'adonnent sciemment et consciemment à l'impureté demeurent en état de grâce, *pourvu que* leur volonté consciente soit tout entière « *tendue* » vers l'oblativité parfaite de leur dynamisme instinctuel. Il revient encore à dire que ce qui mesure la perfection réelle du « *sujet concret* », ce n'est pas le parfait accomplissement des commandements mais le degré de perfection de la tension du sujet pour se porter au maximum d'oblativité permise par ses possibilités instinctuelles. Ceux des catholiques qui ont fait leurs les analyses et les conclusions de la sexologie pensent et enseignent que, contrairement à ce qu'on pouvait croire jusqu'aux découvertes de la sexologie moderne, celui qui commet un péché de la chair tout en sachant que c'est de soi un péché grave et en restant suffisamment conscient de son acte pour avoir délibéré à son sujet -- l'avoir « délibérément » commis -- peut demeurer en état de grâce et même le demeure en fait dans la plupart des cas. Pour concilier avec la foi catholique cette révision de l'appréciation morale des actes d'impureté, on considère le décalage qui existe entre la tendance de la volonté consciente du sujet vers la parfaite oblativité et une conduite qui la dément, comme l'une des « *peines* » du péché originel : en contrecarrant radicalement l'évolution oblative du dynamisme instinctuel de l'homme, le péché originel a eu
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pour conséquence nécessaire d'inscrire dans la psychologie humaine une atrophie « *physique* » qui fait que c'est le lot de la volonté de l'homme -- de sa bonne, de sa meilleure volonté -- de se voir plus ou moins mais constamment *trahie* par une insuffisance, un arrêt de son développement instinctuel. Ce qu'est venu opérer le Sauveur, ce n'est pas la guérison de cette « *maladie* » désormais héréditaire et congénitale de la psychologie humaine ; c'est la remontée « *ontologique* » du dynamisme instinctuel de l'humanité vers l'intégration surnaturelle dans la vie intime du Dieu-Trinité et c'est la possibilité offerte à chacun d'incorporer au Sacrifice de la Croix ce décalage physiquement insurmontable entre sa volonté d'oblativité totale et les limites posées à son oblativité concrète par sa capacité instinctuelle. Dans tous les cas -- et ils sont nombreux -- où cette capacité instinctuelle n'atteint pas un certain seuil, tout ce que le Christ demande à ces « malades » de la sexualité, c'est qu'ils offrent leur incapacité *physique* à satisfaire concrètement à la loi naturelle, norme idéale de la parfaite oblativité -- en union avec Sa Passion --, comme ce qu'Il demande au tuberculeux mis par la maladie dans l'incapacité d'accomplir son travail professionnel, c'est de Lui consacrer cette incapacité -- et non pas d'aller au travail quand même, ce qui témoignerait bien plus d'une présomption et d'un orgueil que d'une véritable charité. Bien loin de constituer une démission et, un péché contre la foi et l'espérance, faire le sacrifice de sa maîtrise sexuelle totale est au contraire un élément, essentiel à l'humilité du malade de la sexualité et constitue un acte éminent de charité.
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Contre ces positions de la sexologie moderne et contre cette théologie morale, nous disons :
1° *que la sexologie moderne n'est pas une véritable science* parce qu'elle n'envisage pas son objet, la sexualité humaine, sous sa raison propre de sexualité humaine :
2° *que cette théologie n'est ni une morale ni une théologie* parce que :
a\) comme la sexologie moderne elle méconnaît l'originalité de la moralité ;
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b\) la conception qu'elle se fait des conséquences du péché originel ne s'accorde avec la foi catholique ni en ce qui concerne le « *mal de peine* », ni en ce qui concerne « *le mal de coulpe* ».
c\) elle méconnaît complètement l'originalité et la puissance de la grâce chrétienne.
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1° *La sexologie moderne n'est pas une véritable science.* La rigueur scientifique d'une science dépend de la définition de son objet ; or ce qui caractérise la sexologie moderne c'est le refus de voir l'objet sur lequel elle porte, la sexualité *humaine*, sous le seul angle où il soit susceptible de l'être *scientifiquement*, celui de la « *moralité* ». Faire a priori abstraction de la règle des mœurs humaines, la raison, et tenir sous son regard « le dynamisme instinctuel » de l'homme à part de toute influence de la raison et de la volonté, c'est tourner le dos à la science et s'éloigner au maximum d'une véritable sexologie.
Ce que requiert nécessairement une véritable sexologie, c'est de dégager le niveau original d'organisation que confère au « dynamisme instinctuel » de l'homme cette originalité spécifique de l'animal qu'est l'homme d'être *un animal raisonnable.* Quand on parle ici de « *moralité* », ce qu'on signifie ce n'est pas autre chose que cet état radicalement original du « dynamisme instinctuel » dans une nature douée d'intelligence et de volonté. Contrairement à ce qu'imaginent -- à la suite des « *morales de la conscience* » -- la pensée moderne en général et la sexologie moderne en particulier, « la moralité » n'est pas une superstructure étrangère aux énergies vitales de l'appétit sensible qui en régulariserait le cours comme un barrage régularise le débit d'un torrent ; elle n'est pas une mesure conçue pour d'autres activités et appliquée du dehors à des énergies qui ne sont pas faites pour s'y conformer ; elle est *la structure spirituelle faite pour* porter à un niveau d'organisation absolument inédit chez tous les autres animaux, des énergies vitales qui, justement, chez l'animal raisonnable, ne trouvent leur équilibre naturel que *moralement* structurées. Faire du « dynamisme instinctuel » de l'homme une réalité à part et de « la moralité » une autre réalité à part, même si l'on dit ensuite que les deux « convergent »,
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c'est ni plus ni moins céder à la tentation dualiste et, quelle que soit l'habileté intellectuelle déployée pour éviter ce monstre métaphysique, composer l'homme de deux substances complètes. Parce qu'elle ne parvient pas à concevoir le rapport entre « la moralité » et « le dynamisme instinctuel » autrement que comme un rapport *accidentel*, la sexologie moderne est incapable de se faire une idée juste de l'état du « dynamisme instinctuel » dans le « *composé humain* ».
C'est un dogme en sexologie moderne que le « dynamisme instinctuel » est une force *aveugle *; or dès le niveau de la pure animalité ce dogme est un préjugé : il n'est pas vrai que « le dynamisme instinctuel » soit purement et simplement aveugle chez l'animal puisqu'au contraire ce qui fait que l'animal est tel et non pas inanimé, ni seulement animé d'une vie végétale, c'est que *c'est lui qui se donne* dans une *connaissance sensible* les représentations qui sont au principe de la mise en œuvre de son dynamisme ; et certes, parce qu'il s'agit d'une connaissance *sensible* l'animal n'est pas véritablement « maître » de ses impulsions mais il n'est pas non plus purement et simplement « agi » par elles : par la connaissance sensible qu'il se donne, il s'élève au-dessus du monde du pur et simple *déterminisme* instinctuel ; ce qui manque à l'animal pour que son « dynamisme instinctuel » atteigne à un état de véritable indétermination, c'est de saisir « intellectuellement » où il va, de connaître *la fin* de son « dynamisme instinctuel » *sous sa raison propre de fin*.
Or, cette connaissance intellectuelle de la fin de son « dynamisme instinctuel », l'animal raisonnable l'a bel et bien ; c'est même cela et cela seul qui permet de faire à la conduite humaine un sort à part parmi toutes les conduites animales, c'est cela et cela seul qui fait que l'étude des mœurs humaines diffère *essentiellement* de celle des mœurs de tous les autres animaux *et non pas relativement* comme les mœurs des abeilles diffèrent relativement de celles des rossignols. Dans l'animal raisonnable où la chair et l'esprit sont unis *substantiellement* pour composer un seul et même être, l'âme spirituelle, dès qu'elle exerce son activité propre, confère au « dynamisme instinctuel » une *véritable indétermination*.
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A une courbe évolutive du « dynamisme instinctuel » de l'homme dont toutes les mutations qui la jalonnent, depuis « l'auto-érotisme » originel jusqu'à « l'âge adulte de la parfaite oblativité », sont rapportées à une force aveugle et déterminante, il faut substituer une courbe évolutive dont les mutations principales et spécifiques se produisent lors des rencontres décisives du « dynamisme instinctuel » et de la raison humaine.
Ces rencontres décisives, il y en a deux -- ou en tout cas surtout deux : celle de *l'âge de raison,* celle de *la puberté.*
Quand il atteint *l'âge de raison,* l'enfant qui ne se conduisait jusque là que comme un animal perfectionné -- peut-être merveilleusement « policé » et « bien élevé mais comme un animal quand même -- prend en mains sa conduite. D'agent encore submergé par le flot des impressions sensibles, il devient un *agent moral*, capable de juger ses impulsions, de dominer sa conduite, DE SE CONDUIRE. Jusque là il n'avait corrigé son « dynamisme instinctuel » que par rapport à une norme dont il ne parvenait pas à saisir la raison propre ; désormais, cette raison propre, il la voit : c'est *le bien*. Et parce qu'il connaît le bien comme bien, le voilà libre : libre par rapport à son « dynamisme instinctuel » et libre par rapport à une contrainte morale extérieure, car en conformant ses actions au bien, il ne se contraint pas à bien agir, il agit en homme, en être qui a la haute main sur ses actes ; il ne se contrefait pas, il se réalise.
Pendant toute la période qui s'étend de l'âge de raison à la puberté l'enfant va avoir à maîtriser un « dynamisme instinctuel » proportionné à la capacité d'un agent moral encore en plein apprentissage de la moralité et c'est sur un « dynamisme instinctuel » facilement maîtrisable qu'il va exercer et forger peu à peu sa maîtrise de lui-même. Mais malheur à lui s'il gâche ce temps d'apprentissage et s'il arrive à l'adolescence sans avoir appris à se maîtriser.
Car à *la puberté* ce n'est plus à un « dynamisme instinctuel » maîtrisable par une volonté d'enfant qu'il va avoir à faire face, c'est à un « dynamisme instinctuel » d'adulte docile seulement à une volonté d'homme. Tout ce qu'il fallait à l'enfant entrant dans l'âge de raison pour aborder dans de bonnes conditions son premier acte humain, c'était d'avoir été jusque là « discipliné » comme il convient à un petit d'homme ; ce qu'il faut à l'adolescent pour être en état d'assumer humainement, moralement, son « dynamisme instinctuel » d'homme, ce n'est rien de moins qu'une maîtrise de soi déjà virile et déjà, pour l'essentiel, accomplie.
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La volonté capable de conduire le « dynamisme instinctuel » de la puberté, ce n'est pas la volonté toute neuve de l'âge de raison, c'est la volonté exercée, la volonté ferme et forte, la volonté trempée et aguerrie d'un être qui a su se conquérir en apprenant à se déterminer. A cette volonté formée le « dynamisme instinctuel » de la puberté n'oppose pas une force irrésistible, il procure un objet à sa taille, une matière où elle puisse donner toute sa mesure. Mais si l'enfant a manqué son apprentissage de la maîtrise de soi, alors oui, le « dynamisme instinctuel » de la puberté va le dominer ; mais de cet esclavage l'adolescent sera quand même responsable parce que c'est sa faute à lui et non celle du « dynamisme instinctuel » s'il n'est pas prêt le dominer puisqu'il lui revenait à lui de s'y préparer et que le temps de la préparation nécessaire ne lui a pas manqué.
Que « le dynamisme instinctuel » ne soit pas en ce cas dominé par la volonté, cela ne prouve nullement qu'il s'agit d'une force aveugle évoluant indépendamment de la vie spirituelle ; cela prouve qu'il appartient à une raison et à une volonté formées et à elles seules de *faire évoluer* ce dynamisme conformément aux fins de la vie humaine. Car il est faux que l'homme soit conduit « instinctivement » de « l'auto-érotisme » à « l'oblativité » ; ce à quoi pousse l'instinct, c'est -- normalement -- à l'union hétéro-sexuelle apte de soi à transmettre la vie humaine, et à une certaine fixation interpersonnelle de cette union ; mais contrairement à ce que disent les sexologues modernes, l'instinct -- sauf rarissimes exceptions -- ne pousse pas l'homme et la femme à s'unir indissolublement ; encore moins les conduit-il à cet état de « parfaite oblativité » assigné par la sexologie pour terme normal au « dynamisme instinctuel ». L'oblativité n'est jamais l'œuvre de l'instinct, elle est toujours de soi une œuvre morale et c'est pourquoi il ne suffit pas par exemple qu'un adolescent passe de la masturbation à la fornication pour qu'on en conclue qu'il a franchi une étape vers l'oblativité. Car s'il est bien vrai qu'en soi la fornication est une déviation moins grave que la masturbation, il n'en demeure pas moins que quelqu'un qui se masturbe parce qu'il ne veut pas faire tomber un autre être humain dans l'impureté est finalement plus « oblatif » que celui qui s'adonne sans scrupule à la fornication parce qu'elle lui procure une jouissance supérieure.
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Quoi qu'il en soit des mécanismes psychophysiologiques qui acheminent l'être humain à « l'hétéro-érotisme », et quels que soient « les seuils évolutifs » proprement psychophysiologiques qui jalonnent la croissance de la sexualité humaine, une sexologie vraiment scientifique se doit de reconnaître que « la parfaite oblativité » caractéristique du « dynamisme instinctuel » de l'homme parfaitement homme n'est pas « la polarisation » brusque de la force instinctuelle parvenue instinctivement à son terme mais l'état *moral* du dynamisme instinctuel chez l'homme digne de ce nom, l'homme qui a su conformer « vertueusement » sa conduite à la *loi de sa nature ;* et elle se doit de reconnaître qu'au principe de cette évolution du « dynamisme instinctuel » de l'homme vers « l'oblativité » il y a beaucoup plus que des mécanismes psychophysiologiques aveugles, et beaucoup mieux : la raison et la volonté.
\*\*\*
2° *La théologie morale qui prétend que même ceux qui s'adonnent sciemment et consciemment à l'impureté peuvent demeurer en état de grâce à la condition expresse que leur volonté consciente soit tout entière* « *tendue* » *vers l'oblativité parfaite de leur* « *dynamisme instinctuel* » *n'est ni une morale ni une théologie.*
**a)** Et d'abord ce n'est pas une morale parce que, comme la sexologie moderne dont elle se réclame, elle méconnaît l'originalité de la moralité.
La pierre d'angle de cette théologie morale, la distinction qu'elle fait entre « conscient » et « volontaire », est aussi sa pierre d'achoppement. Car s'agit-il d'une conscience purement animale de l'acte qui est posé, d'une conscience totalement distraite de toute délibération rationnelle, et alors au *point de vue moral* il n'y a plus ni « conscient » ni « volontaire » ; s'agit-il au contraire d'une conscience qui « délibère »*,* qui confronte l'acte qu'elle envisage avec la règle des mœurs humaines, alors l'acte posé est indissociablement « conscient » et « volontaire ». Pour qu'un acte conscient soit volontaire et moralement qualifiable, il faut mais il suffit que la conscience qu'on en prend se fasse à la lumière de la raison saisissant le bien comme bien, discernant la fin comme fin et le rapport des moyens à la fin.
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Autrement dit, pour qu'un acte d'impureté commis pendant la veille soit volontaire et constitue une faute *formellement grave*, il faut mais il suffit que son auteur s'y soit décidé sans qu'il lui ait échappé que cet acte-là était gravement défendu par la loi *morale.* Pour qu'un acte d'impureté soit *formellement grave,* il est absolument nécessaire que celui qui le commet sache qu'il s'agit d'une faute *objectivement grave* et qu'il ne se soit pas décidé à le poser sans avoir préalablement porté à son endroit un *jugement de moralité ;* mais CELA SUFFIT. Et cela suffit pour la simple raison que c'est ce pouvoir, propre à l'animal raisonnable parmi tous les animaux, d'apprécier les objets qui lui sont proposés par ses facultés de connaissance, par rapport à la fin de sa nature, qui lui permet *de délibérer* à leur sujet et par conséquent de ne pas s'y porter irrésistiblement -- tant qu'il ne s'agit pas du Bien vu face à face mais de ne s'y porter QUE S'IL LE VEUT. La passion pourra donc bien « aveugler », celui qui commet l'impureté en parant « l'objet de sa passion » de tous les prestiges, tant qu'elle ne l'aura pas aveuglé au point d'abolir toute délibération morale, il suffit qu'il sache qu'il s'agit d'une faute grave et qu'il s'y porte activement pour s'en souiller gravement.
Quels que soient les conditionnements psychophysiologiques et les motivations inconscientes qui poussent aveuglément un sujet vers l'objet de sa passion et quelle que soit la séduction qu'exerce sur lui cet objet, tant qu'il y a une délibération authentiquement morale, et A CONDITION, NATURELLEMENT, QUE LA FAUTE COMMISE DÉPENDE EFFECTIVEMENT DE LA CONCLUSION PRATIQUE DE LA DÉLIBÉRATION -- conclusion contraire à la moralité --, le sujet demeure coupable de sa faute et si la faute est grave, gravement coupable.
Pour mettre parfaitement en lumière ce point capital comparons le vertige que peut donner un précipice à quelqu'un « qui a le vertige », et le vertige que peut donner à un « emprunteur » de voiture de course la vue d'une Ferrari. La première différence, c'est que le vertige que donne le précipice, même s'il hébète le sujet au point de lui faire faire exactement ce qu'il faut pour y tomber, lui fait considérer la chute comme un *mal à fuir ;* tandis que le vertige que donne à notre « emprunteur » la vue d'une Ferrari lui fait considérer la prise de possession de cette voiture comme *un bien vivement désirable.*
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Dans un cas nous avons à faire à un sujet *qui ne voudrait surtout pas* tomber dans le précipice et qui, s'il y tombe quand même, y tombera bien malgré lui ; dans le second cas nous avons à faire à un sujet qui *voudrait bien* prendre la voiture. Si le premier sujet tombe dans le précipice, cette chute (supposé bien sûr que, se sachant sensible au vertige, il ne côtoie pas à la légère des précipices -- ou, tout exprès, afin de l'éprouver !) ne lui est pas le moins du monde moralement imputable car, d'une part, dans la majorité des cas de ce genre, la décision de fuir l'abîme n'est même pas moralement structurée, elle est purement et simplement l'œuvre de l'instinct de conservation ; et d'autre part, moralement structurée ou non, elle est impuissante à éviter une chute *qui ne dépend absolument pas d'elle* mais de mécanismes psychophysiologiques qui rendent, d'un certain point de vue, le précipice -- qui d'un autre point de vue apparaît détestable, -- tellement fascinant qu'on y tombe.
La fascination qu'exerce la Ferrari sur « l'emprunteur » de voiture est au contraire « physiquement » sans mélange : la possession de cette voiture apparaît au sujet comme une chose qui, comme telle et abstraction faite de toute considération morale, est tout à fait bonne ; et si d'aventure aucune considération morale n'intervient, notre « emprunteur » va se précipiter dans la voiture (s'il a la clef qu'il faut et de bonnes chances de n'être pas vu !) sans s'inquiéter d'autre chose que de conduire le plus vite possible et de ne pas se faire prendre. En ce cas d'ailleurs, et pourvu que l'absence de considération morale soit vraiment « antécédente », comme disent les moralistes, -- et non pas consécutive à un refus habituel non rétracté de considérer l'aspect moral de « l'emprunt » des bolides automobiles ; la prise de possession de la Ferrari n'est pas plus susceptible de qualification morale que l'activité motocycliste d'un singe de cirque qui prend beaucoup de plaisir à exécuter son numéro.
Mais supposons qu'une considération morale intervienne. De deux choses l'une :
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-- ou bien, sous les apparences d'une délibération morale, il n'y a en fait qu'un jeu de déterminismes psychiques : le sujet se donne le change lui-même, il ne juge pas « l'emprunt » qui le tente à la lumière du bien mais selon des critères qui ressortissent au sentiment de culpabilité -- ou encore, son jugement n'est qu'une réminiscence rêveuse d'un authentique jugement moral porté précédemment ; et alors, évidemment, ni cette impression de culpabilité, ni cette reconstitution imaginative d'un jugement moral ne suffisent à spécifier moralement « l'emprunt » de la Ferrari ;
-- ou bien, il délibère vraiment de cet « emprunt » qui lui donne le vertige, il l'envisage moralement ; s'il *décide de ne pas le faire* mais que l'instant d'après il bondit quand même dans la voiture, de deux choses l'une :
-- ou bien, entre sa décision morale et le moment où, déjà au volant, il reprend conscience que ce qu'il fait est mal, il y a eu un « trou psychologique » pendant lequel la vigueur de sa décision morale a été totalement suspendue par un jeu de forces psychophysiologiques incoercibles et dans ce cas la prise de possession de la voiture ne suit nullement une décision morale puisque celle dont nous avons parlé est contraire au vol et que le sujet a été dans l'incapacité *physique* de lui en substituer *moralement* une autre dans l'intervalle.
-- ou bien, il n'y a pas eu de « trou psychologique » dans *sa vie consciente d'agent moral* et s'il a finalement bondi dans la voiture, c'est tout simplement qu'après avoir décidé de ne pas la voler, il est revenu sur sa décision et que, tout en voyant bien que c'était un vol et qu'il allait en commettre un, il *s'est décidé à la voler quand même ;* et alors le vol lui est bel et bien imputable : *car l'acte qu'il commet dépend effectivement de la conclusion pratique d'une délibération morale ;* cette dépendance effective de l'acte par rapport à la délibération morale, c'est la deuxième différence essentielle qui empêche d'assimiler le cas du vertige passionnel à celui du vertige tout court.
Résumons et concluons :
TOUT SUJET DONT LA VIE CONSCIENTE D'AGENT MORAL N'EST PAS ATTEINTE DE SOLUTION DE CONTINUITÉ PSYCHOLOGIQUE ET QUI COMMET UN ACTE DONT L'IMMORALITÉ NE LUI A PAS ÉCHAPPÉ, « HIC ET NUNC », POSE EFFECTIVEMENT CET ACTE A LA SUITE ET EN DÉPENDANCE D'UNE DÉLIBÉRATION MORALE ET SE SOUILLE D'UNE FAUTE GRAVE S'IL Y A MATIÈRE GRAVE.
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Pour revenir au cas de l'impureté, nous dirons que ce qui rend compte de la solution de continuité entre un propos général -- ou même immédiatement antécédent -- de ne pas commettre l'impureté et, comme on dit aujourd'hui, « une réalisation effective » en sens contraire, ce n'est pas qu'il y aurait deux registres du volontaire, le registre du « volontaire de choix », spirituel, rationnel, libre, et le registre du « volontaire d'exécution », conditionné par le psychisme inconscient et l'ensemble complexe des mécanismes psychophysiologiques ; c'est, dans tous les cas où il n'y a pas de solution de continuité *proprement psychologique* dans la vie consciente de l'agent *moral*, que celui-ci, sous le coup de la tentation, substitue à un jugement moral fondé sur la loi morale un jugement immoral fondé sur la loi du plaisir. Que tout en s'adonnant au plaisir défendu, il soit « partagé » et se désole sincèrement de commettre une faute, cela n'empêche pas qu'il ait préféré et préfère encore commettre cette faute que se priver de ce plaisir mais prouve seulement qu'il a conscience de sa responsabilité *morale,* qu'il agit en agent moral, en agent *capable d'agir autrement s'il l'avait vraiment voulu.* Répétons-le une dernière fois, tout ce que peuvent faire les mécanismes psychophysiologiques, c'est soit de faire « perdre la tête » au sujet au point d'annihiler toute délibération morale et alors, du point de vue moral, il n'y a plus ni « conscient », ni « volontaire », -- soit de frapper la vie consciente de l'agent *moral* de solution de continuité proprement psychologique ; mais quelle que soit, par ailleurs, leur véhémence, si le sujet délibère moralement et ne souffre pas de « trou » d'origine proprement psychologique dans sa vie consciente d'agent *moral,* l'acte qu'il pose lui est *moralement* imputable.
Si, à la suite des sexologues, un nombre croissant de moralistes contemporains ne parviennent plus à concevoir ni à admettre que ce soit *un jugement d'ordre moral* (et en l'espèce un jugement contraire à la morale) qui soit cause de l'impureté dans la majorité des cas, c'est que, à force de concentrer leur attention sur les mécanismes proprement psychophysiologiques de la sexualité humaine, ils en viennent presque fatalement à méconnaître l'originalité ontologique de l'animal raisonnable et à oublier ce vieux principe sans lequel on ne comprend rien à notre univers : « la matière est pour la forme et non inversement » -- ce qui dans le cas de l'homme se traduit :
la vie animale de l'homme est pour sa vie spirituelle et l'âme humaine est *naturellement* capable de dominer le « dynamisme instinctuel » psychophysiologique du corps qu'elle informe.
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**b)** C'est qu'en effet nous nous inscrivons en faux contre la théologie des « blessures du péché originel », qu'on avance aujourd'hui pour pouvoir soutenir que, justement, l'homme « déchu » n'est plus « naturellement » capable de dominer son « dynamisme instinctuel ». Si l'on entendait par là que, dans l'état de nature déchue, l'homme a absolument besoin que là grâce « surabonde » en effets « sanants » pour pouvoir mener une vie entièrement conforme à la loi de sa *nature,* nous ne pourrions que souscrire à cet enseignement qui est celui même de l'Église ; mais ce n'est pas cela qu'on veut dire.
On veut dire -- et on dit expressément -- que l'homme est devenu « *physiquement* » incapable de dominer son « dynamisme instinctuel » ; autrement dit, qu'il est devenu *physiquement* incapable de ne pas « pécher » sans la grâce et même, dans la plupart des cas, *physiquement* incapable de ne pas « pécher » avec la grâce. Et naturellement, comme il s'agit d'incapacité « *physique* », il s'agit forcément aussi de péchés « matériels ».
Or nous disons que cette explication « physique » de la domination du « dynamisme instinctuel » sur l'âme humaine est à la fois inintelligible et incompatible avec la foi catholique.
Supposer l'âme humaine atteinte par la chute originelle au point d'être devenue « physiquement » incapable de dominer le « dynamisme instinctuel » du corps qu'elle informe, cela revient ni plus ni moins à lui dénier son être de « forme ». Ou bien elle est forme et elle demeure « physiquement » capable, « naturellement » capable, « radicalement » capable de dominer le « dynamisme instinctuel » du corps qu'elle informe ; ou bien, elle en devient « physiquement », « naturellement », « radicalement » incapable et alors c'est qu'elle a perdu son être de forme.
Et d'autre, part, il ressort clairement des deux premiers Canons dogmatiques du Concile d'Orange et des Canons 3 et 5 du Décret sur le péché originel du Concile de Trente (pour ne citer que ceux-là) que le corps et l'âme ont contracté les blessures du péché originel, *chacun selon sa nature,* LE CORPS PHYSIQUEMENT ET L'AME MORALEMENT.
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Parce qu'il était ontologiquement impossible que l'âme perde son être de forme sans que le composé humain soit *détruit* et parce que *de fait* le péché originel n'a pas détruit mais « *blessé* » la nature humaine, les blessures du péché originel, qui ne pouvaient pas se traduire dans le corps autrement qu'en « *mal de peine* »*,* n'ont pu se traduire dans l'âme autrement qu'en « *mal de coulpe* ». Ce qui est arrivé à l'âme humaine par la faute d'Adam, ce n'est pas la perte de sa nature d'âme, c'est l'incapacité MORALE de dominer le corps qu'elle informe selon toutes les exigences de la loi naturelle si Dieu ne lui accorde pas *surnaturellement* son secours. L'homme ne naît pas « physiquement » coupé de Dieu comme le corps naît « physiquement » sujet à la mort ; l'homme naît « *moralement* » coupé de Dieu : il naît PÉCHEUR. Car si dans son corps son « état de chute » est bien un état « physique », dans son âme c'est un état *moral.*
Quand saint Paul gémissant -- c'est trop clair -- non sur sa condition personnelle de membre du Christ, mais sur l'état de la nature humaine blessée par le péché originel avant que le Christ n'y remédie, prête au fils d'Adam ces paroles :
« Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas : car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais. Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais, d'accord avec la loi, qu'elle est bonne ; en réalité ce n'est plus moi qui accomplis l'action mais *le péché* qui habite en moi. Car je sais que nul *bien* n'habite en moi, je veux dire en ma chair ; en effet vouloir le bien est à ma portée, mais non le pouvoir de l'accomplir : puisque je ne fais pas le bien, que je veux et que je commets le mai que je ne veux pas. Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui accomplis l'action, mais le péché qui habite en moi. Je découvre donc cette loi : quand je veux faire le bien, c'est le mal qui se présente à moi. Car je me complais dans la loi de Dieu au point de vue de l'homme intérieur ; mais j'aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m'enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera du corps de *cette mort *? Grâces soient rendues à Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ! -- *C'est donc bien moi qui* par la raison sers une loi de Dieu et par la chair une loi de péché. » (Romains VII, 15 à 25.)
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Quand saint Paul prête au fils d'Adam ces paroles, il ne se lamente pas sur un décalage *physique* entre sa « volonté spirituelle d'oblativité » et « les possibilités concrètes de réalisation effective de son dynamisme instinctuel » ; il gémit sur l'impuissance *morale* de la descendance d'Adam à observer la Loi de Dieu sans la grâce du Christ, il gémit -- c'est le thème central de l'Épître -- sur l'impuissance *coupable* du genre humain depuis la chute à faire la volonté de Dieu sans l'aide du Sauveur.
Contrairement à l'interprétation extravagante qu'on présente parfois aujourd'hui du texte de saint Paul, il faut maintenir que ce qu'il a enseigné, ce qu'il m'enseigne encore *à moi homme du* XX^e^ *siècle*, c'est que, comme il le dit crûment aux Corinthiens (I Cor. VI, 15), j'ai beau vouloir-tant-que-je-voudrai « selon l'homme intérieur » -- « au plan du volontaire de choix » -- demeurer membre du Christ, si, de fait, « je prends les membres du Christ pour en faire les membres d'une prostituée », il ne s'agit pas là d'une pauvre « défaillance de l'instinct » et ce n'est pas seulement les membres de mon corps que je prostitue, c'est le membre du Christ.
Car mon corps, c'est bien moi. Mon corps et mon âme sont assurément deux *principes* réellement distincts de mon être mais ce ne sont pas à proprement parler deux *parties* distinctes de moi-même. Il y a bien mon *corps et mon âme,* il n'y a *pas mon corps et moi.* Ontologiquement parlant, mon corps et moi c'est tout un, parce que mon corps est tout entier informé par mon âme ; et moralement parlant, quand mon âme exerce effectivement ses opérations spirituelles d'intelligence et de volonté, la bonne ou la mauvaise conduite de mon corps qui s'ensuit m'est MORALEMENT IMPUTABLE.
Le drame de la descendance du premier Adam pour saint Paul, ce n'est pas seulement qu'elle ait été coupée de Dieu ontologiquement par le péché originel, c'est aussi que les hommes que le second Adam n'a pas encore régénérés ne peuvent pas s'empêcher de *pécher*. Saint Paul n'a jamais eu un seul instant l'idée que « l'impudique, l'insulteur, l'ivrogne, le cupide » n'étaient pas *des pécheurs* et s'il n'en a jamais eu l'idée, comment aurait-il pu admettre que le Christ avait sauvé les hommes si sa grâce était « pratiquement » impuissante à empêcher « les saints » de demeurer quand même *malgré la grâce* « *sanctifiante *» *et malgré eux*, cupides, insulteurs, ivrognes et impudiques ?
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**c)** Aussi bien est-ce méconnaître radicalement l'originalité et la puissance de la grâce chrétienne que de soutenir, comme on prend de plus en plus l'habitude de le faire, qu'il est possible de s'adonner sciemment et consciemment à l'impureté tout en demeurant en état de grâce, et que c'est en fait ce qui arrive chaque fois que le sujet demeure en état de suffisante « tension oblative ».
Car s'il est une position que la Révélation chrétienne, l'enseignement et la pratique constante de l'Église rendent absolument insoutenable, c'est bien celle-là.
A lui seul l'enseignement de saint Paul suffirait à trancher le débat. Lui qui donne si souvent l'impureté pour preuve de la perversité des hommes, qui en fait volontiers la preuve numéro 1 de la condamnation du genre humain et de la colère de Dieu, il fait aussi de la pureté *le signe* numéro 1 de la réconciliation de l'homme avec son Créateur. Cela *ne signifie pas*, bien sûr, que la pureté soit la reine des vertus chrétiennes ; Paul ne le dit pas, ne le pense pas, et nous n'avons pas non plus l'intention de le lui faire dire. Ce qu'il dit c'est que la pureté est une vertu typiquement chrétienne, une vertu *originale* du christianisme, un triomphe du Christ sur le péché et la chair. Paul qui sait combien l'humanité pécheresse est engluée dans les péchés de la chair voit dans la pureté qui fleurit dans « l'Épouse du Christ » une telle manifestation de la Puissance de son Époux qu'il en fait presque constamment un hymne à la gloire du Salut chrétien.
« Comprenons-le, notre vieil homme a été crucifié avec le Christ pour que fût détruit ce corps de péché, afin que nous cessions d'être asservis au péché... Que le péché ne règne donc plus dans votre corps mortel pour vous plier à ses convoitises. Ne faites pas de vos membres des armes d'injustice au service du péché ; mais offrez-vous à Dieu comme des vivants revenus de la mort et faites de vos membres des armes de justice au service de Dieu. *Car le péché ne dominera pas sur vous : vous n'êtes pas sous la loi mais sous la grâce*... Car si vous avez jadis offert vos membres comme esclaves à l'impureté et au désordre de manière à vous désordonner, offrez-les de même aujourd'hui à la justice pour vous sanctifier. » (Romains, chapitre VI.)
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Nous ne sommes pas dupes du vocabulaire de Paul et nous convenons parfaitement que nous laisserions échapper une bonne part de la richesse de cet enseignement en donnant à « pureté » le sens strict de chasteté. Paul qui oppose « chair » et « esprit » comme esclavage et liberté, injustice et justice, prostitution et fidélité, comme « la mort » et « la vie », entend aussi par impureté et pureté beaucoup plus que ce que nous entendons, nous, par ces mots. Mais il *élargit* sa vision de l'impureté et de la pureté *à partir* de cette signification restreinte. Si saint Paul parle si souvent de l'impureté et de la pureté au sens propre, c'est que, comme nous le disions en commençant -- à la suite de l'Apôtre -- ce vice et cette vertu sont *pour ainsi dire* « dans » le corps, et que nous avons là un signe, *pour ainsi dire* « tangible », de notre appartenance à « la chair » ou à « l'esprit ». Et si saint Paul utilise les mots d'impureté et de pureté pour désigner d'une façon globale les œuvres de la chair et celles de l'esprit, c'est qu'il n'est pas de manière plus frappante d'en parler, parce que l'impureté est par excellence celle des œuvres de la chair où « la chair » est « prise en flagrant délit » de « prostitution aux idoles », et que la pureté est par excellence celle des œuvres de « l'esprit » où on peut « prendre sur le vif » l'opération de l'Esprit envoyé par le Père au nom de Jésus-Christ.
Une exégèse objective des épîtres de Paul contraint tout le monde à reconnaître que l'apôtre des nations a admis sans discussion que la grâce du Christ permet à tout « fidèle » de conformer *effectivement* sa conduite aux exigences *concrètes* de la chasteté : puisqu'il est trop clair que c'est principalement sur cette puissance originale de la grâce chrétienne que Paul s'appuie pour faire éclater la surnaturalité et la gratuité de « la justification par la foi » qui nous libère de l'impuissance où nous sommes naturellement de ne pas pécher. On pourra toujours dire que Paul s'est trompé sur ce point ; mais si on le dit, il faut qu'on se rende compte qu'on *ébranle* fortement les fondements scripturaires de la gratuité du salut chrétien et qu'on *ruine* la théologie paulinienne du mariage mystique du Christ et de l'Église, sa théologie de la virginité, sa théologie du mariage chrétien et sa théologie du corps mystique, car elles sont toutes quatre trop enracinées dans la chasteté *concrète* des membres du Christ pour survivre à sa répudiation.
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Nul ne dira jamais mieux que saint Paul ne disait aux immoralistes de son temps qui s'autorisaient de la « liberté chrétienne » pour admettre « en toute innocence » l'impureté :
« *Tout m'est permis ;* mais tout ne m'est pas profitable. *Tout m'est permis ;* mais j'entends, moi, ne me laisser dominer par rien. Les aliments sont pour le ventre et le ventre pour les aliments et Dieu détruira ceux-ci comme celui-là. Mais le corps n'est pas pour la fornication ; il est pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps. Et Dieu qui a ressuscité le Seigneur, nous ressuscitera nous aussi par sa puissance. Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Christ ? Et j'irais prendre les membres du Christ pour en faire des membres de prostituée ? Loin de là ! Ou bien ne savez-vous pas que celui qui s'unit à la prostituée n'est avec elle qu'un seul corps ? Car il est dit : Les deux chairs ne seront qu'une seule chair. Celui qui s'unit au Seigneur, au contraire, n'est avec lui qu'un seul esprit. Fuyez la fornication ! Tout péché que l'homme peut commettre est extérieur à son corps ; celui qui fornique, lui, pèche contre son propre corps. Ou bien ne savez-vous pas que votre corps est un temple du Saint-Esprit, qui est en vous et que vous tenez de Dieu ? Et que vous ne vous appartenez pas ? Vous avez été bel et bien achetés ! Glorifiez donc Dieu dans votre corps. » (I Corinthiens, VI, 12-20.)
Il y a dans l'Évangile un miracle où l'on dirait que Notre-Seigneur vise et réfute par avance les théories contemporaines qui prétendent qu'un mauvais état du dynamisme instinctuel peut paralyser la volonté profonde d'oblativité du sujet -- qui ne peut donc alors s'empêcher (c'est « physique ») de s'adonner sciemment et consciemment à l'impureté -- : c'est la guérison du paralytique (Luc, V, 17-26 et parallèles). Jésus ne commence pas par guérir sa paralysie ; il commence par lui remettre ses péchés. Et il nous dit pourquoi : c'est parce qu'il ordonne expressément la guérison physique de cet homme à la manifestation de la guérison morale qu'il est venu opérer sur la terre ; il veut que ce miracle ne serve pas à confirmer sa réputation de guérisseur mais à authentifier sa mission de Sauveur.
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Il veut qu'on sache que, ce qui le détermine à opérer des miracles, ce n'est en aucun cas la seule compassion pour la misère physique (qui est profonde bien sûr et plus profonde qu'elle ne sera jamais dans un autre cœur humain) mais toujours son amour rédempteur. Et il commence par remettre les choses « en place » en procédant « par ordre » :
-- la rémission des péchés d'abord ; n'aurait-il obtenu « que » cela, le paralytique, qui attend sans doute « davantage », aurait déjà été guéri de sa paralysie fondamentale puisque son âme *peut* maintenant s'élancer vers Dieu ;
-- puis, pour attester *la réalité* de cette œuvre salvifique, la guérison de la paralysie physique.
Et en opérant effectivement la guérison de la paralysie physique, Jésus nous atteste irréfutablement plusieurs choses :
-- et d'abord que c'est bien par le doigt de Dieu qu'il agit : s'il s'était *arrogé* le pouvoir de remettre les péchés, il eût blasphémé et « Dieu n'exauce pas les pécheurs ». Si donc, à sa prière, -- et ici c'est même purement et simplement sur son ordre -- Dieu opère la guérison instantanée de la paralysie (car il faut évidemment un pouvoir divin pour faire ce miracle), c'est qu'il a bien mission et pouvoir de remettre les péchés ; et par conséquent qu'il a effectivement opéré la rémission des péchés du paralytique quand il lui a dit -- « Mon ami, tes péchés te sont remis » ;
-- il nous atteste aussi que le péché est une paralysie morale ; qu'il empêche l'âme de se mouvoir comme la paralysie physique bloque les mouvements du corps. Car il est clair -- la théologie moderne le répète assez -- que Jésus, et les évangélistes à sa suite, n'utilisent jamais la valeur de preuve du miracle indépendamment de sa valeur de signe ; or ce que signifie manifestement la guérison miraculeuse de la paralysie physique, c'est tout ensemble que le péché est une infirmité de l'âme qui gêne sa liberté de mouvement d'une manière aussi radicale que la paralysie physique et que la rémission des péchés accordée par le Christ lui rend sa liberté d'action aussi réellement que la guérison de la paralysie physique rend au corps sa motilité.
Nous tenons donc du Sauveur lui-même le témoignage formel que ce qui paralyse l'âme humaine c'est le péché et rien d'autre et que de cette paralysie-là il est venu nous délivrer.
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Jésus ne dit pas -- et nous nous gardons bien de le lui faire dire -- que le corps ne peut pas paralyser physiquement les activités de l'âme graciée par lui, ne peut pas l'empêcher d'exercer ses opérations spirituelles de connaissance et d'amour (l'homme en état de grâce continue sur cette terre à dormir comme les autres, il est sujet aux troubles mentaux comme les autres) ; il dit que le corps ne peut pas paralyser moralement l'âme relevée du péché, que le corps ne peut pas l'obliger à pécher.
On ne comprend rien aux exigences si radicales du Sauveur : « CELUI QUI REGARDE UNE FEMME POUR LA DÉSIRER A DÉJÀ COMMIS L'ADULTÈRE AVEC ELLE DANS SON CŒUR. » « IL Y A DES EUNUQUES QUI SE SONT RENDUS TELS EUX-MÊMES EN VUE DU ROYAUME DES CIEUX » -- si l'on ne comprend pas qu'il était réservé au Christ de remettre en vigueur la perfection de la loi divine (notamment en ce qui concerne le mariage) *parce qu*'il lui était réservé de donner à l'homme la possibilité effective et concrète de l'observer parfaitement. Avant Jésus-Christ la principale « efficacité » de la Loi ça ne pouvait être -- saint Paul nous l'atteste -- que de faire éclater aux yeux des hommes l'effroyable servitude du péché ; et la Loi ancienne, la loi imparfaite de l'Ancien Testament, suffisait largement à les convaincre de l'impuissance totale où ils étaient de s'en sortir sans un Libérateur descendu du Ciel. Après Jésus-Christ ce que fait la Loi nouvelle, la Loi parfaite de l'Évangile, la Loi des vierges et des saints, c'est de manifester *concrètement* la stupéfiante puissance de la grâce de Dieu, capable de *réaliser* non seulement ce que la Loi ancienne demandait en vain d'accomplir, mais d'inaugurer sur la terre des façons de vivre vraiment inouïes, vraiment divines : *les états de perfection.*
On voit combien tombe à côté la fameuse objection : « La grâce ne fait pas de miracle ». Cette objection ne vaut -- et elle vaut en effet pleinement -- que si l'on admet avec les sexologues matérialistes que ma conduite morale dépend essentiellement, « formellement », de l'état de mon « dynamisme instinctuel », que la conduite morale n'est pas autre chose que la traduction consciente d'un état physique et que ce qui conduit ma vie ce n'est pas moi, sujet intelligent et libre, mais des déterminismes *aveugles* dont je n'ai pas la maîtrise et qui font finalement de moi ce qu'ils veulent. Si telle était la nature humaine, la grâce, qui, sauf exception -- sauf miracle --, opère exclusivement dans l'âme, ne nous avancerait pratiquement à rien en ce qui concerne l'observance concrète des commandements.
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Seulement comme l'anthropologie des sexologues matérialistes est fausse, et que c'est bien l'âme qui conduit, sous sa responsabilité morale, notre « dynamisme instinctuel », IL SUFFIT que la grâce remette notre âme en état pour que nous devenions capables, lorsque nous agissons sciemment et consciemment, d'observer à la lettre tous les commandements de Dieu.
Et si la grâce nous permet d'avoir une conduite morale concrètement conforme à tous les commandements de Dieu, c'est tout simplement qu'elle nous fixe sur notre fin surnaturelle. Le salut « ontologique » opéré par le Christ, c'est cela. Ce dont le péché du premier Adam avait privé toute la race humaine et ce que tous les efforts de l'homme livré à lui-même seront toujours impuissants à reconquérir PARCE QUE C'EST SURNATUREL, le nouvel Adam l'accorde à celui qu'il justifie. Et il l'accorde comme lui-même l'a conquis pour nous, DANS UNE MORT ET DANS UNE RÉSURRECTION.
« Qui veut la fin prend les moyens », dit la sagesse des nations. Or notre malheur congénital à nous, fils d'Adam, c'est que nous naissons par sa faute coupablement privés du don surnaturel de cette fin et que nous sommes naturellement incapables de la vouloir.
Notre vie à nous, créatures spirituelles appelées à la vie surnaturelle, c'est d'être unis à Dieu non seulement « entitativement » mais « opérativement », de nous unir à Dieu par nos opérations de connaissance et d'amour surnaturels ; et notre mort à nous, c'est non seulement d'être « ontologiquement » séparés de Dieu, c'est d'être « moralement » incapables de nous conduire comme il faut pour aller à Dieu, pour le rejoindre au terme du « voyage », du pèlerinage terrestre.
La condition naturelle de toute créature, c'est d'être en marche vers Dieu ; la condition particulière des créatures spirituelles, c'est de vouloir marcher vers lui ; la condition congénitale, la condition (con) « naturelle » des enfants des hommes, c'est, par la faute du premier père, de ne plus pouvoir marcher vers lui *parce qu'*il n'est plus en leur pouvoir de le vouloir.
Ce que le Christ est venu opérer, ce n'est donc pas seulement un salut « ontologique », une réconciliation « ontologique » du genre humain avec Dieu, c'est tout ensemble et indissociablement une réunion *entitative et opérative* de l'homme à Dieu.
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Si le Christ impose si fermement *la pratique* des commandements (« Vous serez mes disciples *si vous faites* ce que je vous commande » ; -- « Ce ne sont pas ceux qui disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le Royaume des Cieux mais *ceux qui font* la volonté de mon Père. »), *ce n'est pas pour* « *tendre* » nos énergies dans la direction d'un bel idéal, au demeurant inaccessible tant que nous vivons sur la terre ; c'est *parce qu'il est impossible* à l'homme de faire retour à Dieu sans pratiquer *concrètement les commandements.*
Or en nous refixant sur notre fin, le Christ nous donne ipso facto le pouvoir de prendre les moyens qui y conduisent. S'il nous refixe « ontologiquement » sur notre fin, c'est justement pour que nous puissions l'atteindre opérativement et il est contradictoire de penser que le Christ nous « donne » de *faire* notre salut sans nous « donner » en même temps, pour ce faire, de faire concrètement, *tout ce qu'il faut*. Car la « morale », naturelle ou divine, n'est pas un beau rêve, un rêve que Dieu communiquerait à la conscience « supérieure » de l'homme, un beau rêve de Dieu sur l'humanité terrestre et un beau rêve de l'homme sur lui-même. C'est une *œuvre* divine. Ce n'est pas un « possible », ni un « futurible », ni un dessein purement « eschatologique », c'est une réalité terrestre dont la réalité céleste à venir dépend intrinsèquement.
Si tant de nos contemporains ont beaucoup de mal à admettre cela, qui est pourtant si clair pour une théologie morale, « réaliste », c'est que, dans la perspective toute « extrincésiste » que nous ont léguée les morales de la conscience, ce qu'on retient surtout des « obligations » chrétiennes, c'est qu'elles sont « sévères ». Or comme l'expérience nous enseigne que « c'est dur » de mettre tous les commandements sans exception *en pratique*, et comme d'autre part l'Évangile nous révèle que Dieu n'est pas « un juge sévère » mais le Père des miséricordes, si l'on ne voit pas que « c'est obligatoire » *parce que* « c'est nécessaire », on est forcément tenté de faire droit à la première théorie venue qui se fait fort de prouver qu'IL Y A DES CAS OÙ l'homme peut ne pas être responsable des fautes qu'il fait sciemment et consciemment.
C'est le lot des morales de la conscience d'être ainsi flanquées depuis qu'elles existent, de « sciences des cas » qui ne sont pas autre chose que des « casuistiques ». Mais plutôt que de s'indigner contre « les casuistes », mieux vaut comprendre leur cas : -- ce sont en général des hommes qui sont quotidiennement en contact avec la misère humaine et qui peuvent en juger « sur pièce » ;
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-- ce sont des hommes qui savent que « ce que Dieu veut, ce n'est pas la mort du pécheur mais qu'il vive » et dont l'unique souci est de tirer l'homme de ses péchés, pas de le condamner ;
-- ce sont des hommes auxquels échappe le rapport intrinsèque de *moyens nécessaires* à la fin qui fonde l'obligation pour tout homme qui veut faire son salut de mettre tous les commandements en pratique.
Ce que nous venons de dire vaut pour les casuistes de toutes les époques. Ceux des temps passés ont eu leurs tentations dont l'histoire nous atteste qu'elles durent être fortes si l'on en juge par le nombre de ceux qui y succombèrent ; mais il est particulier à ceux du XX^e^ siècle d'avoir en outre cette circonstance atténuante sans précédent que la « science des cas » qui sert de base à leur théologie morale est quasi universellement considérée par leurs contemporains comme une véritable science : la psychanalyse. Même si on a la certitude -- comme nous pensons l'avoir -- que la théologie morale élaborée à partir de cette science est totalement aberrante et que la « tension oblative » n'est qu'un avatar sexologique dans la série des aberrations périodiques de la « casuistique », on ne s'étonnera donc pas que si par malheur un directeur de conscience, formé comme nous l'avons dit et frotté de sexologie, OUBLIE QUE LE CHRIST NOUS ACCORDE LA JUSTIFICATION DANS UNE MORT ET DANS UNE RÉSURRECTION, il en arrive à se persuader qu'il servira mieux l'Église et le salut des âmes en se faisant psychanalyste qu'en étudiant l'Écriture, la Tradition et la « morale des vertus ».
Mais comment peut-on oublier que c'est dans la mort et la résurrection du Sauveur que nous sommes justifiés ? Justifiés au baptême -- « Ou bien ignorez-vous que, baptisés dans le Christ Jésus, c'est dans sa mort que tous nous avons été baptisés ? Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire, du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle » (Romains VI, 2-4) -- et encore justifiés dans sa mort et dans sa résurrection par le sacrement de pénitence.
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Car nous naissons non seulement loin de Dieu mais détournés de lui et il ne nous faut pas seulement naître à la vie, il nous faut tout ensemble mourir à nous-mêmes et renaître en Jésus-Christ. Et lorsque justifiés par le baptême nous retombons sous l'esclavage du péché et de la mort, c'est encore en mourant à nous-mêmes que nous renaissons à la vie.
Or cette mort que Jésus opère « ontologiquement » en notre âme, ne va jamais chez « l'adulte » sans la mortification. Jésus nous l'enseigne expressément :
« Celui qui veut sauver sa vie la perdra ; celui qui perd sa vie à cause de moi la trouvera », et l'Église ne fait que prolonger cet enseignement en disant à propos du baptême des « adultes » que nul n'est justifié s'il ne regrette toutes les fautes de sa vie passée et ne s'engage à mener une vie « mortifiée », une vie qui se conforme quoi qu'il en coûte à toutes les exigences de la vie avec le Christ ; et en « définissant » comme de foi que « le pénitent » est tenu à peine d'invalidité d'accuser en confession *toutes* les fautes graves qu'il se souvient d'avoir commises depuis la précédente rémission des péchés, et que nul n'est justifié s'il n'est en outre sincèrement disposé à prendre les moyens d'éviter à l'avenir, Dieu aidant, *tous* les péchés mortels.
Or, contrairement à ce que le mot évoque aujourd'hui, la « mortification » -- au sens où l'entend saint Paul (« necrôsis » II Cor., IV 10) -- n'a pas son siège principal dans le corps mais dans l'âme ; ce n'est pas principalement au corps qu'il est dur de mourir à soi-même, c'est à l'âme ; si nous sommes esclaves du péché, c'est d'abord et avant tout parce que notre âme n'arrive pas à s'en détacher ; si nous sommes enlisés dans l'impureté, c'est moins parce que notre corps « se complairait en lui-même » que parce que notre âme se complaît loin de Dieu. C'est notre âme que le Christ doit d'abord regagner et il ne la gagne point sans la gagner à sa mort.
Non, ce n'est pas seulement la chair et le sang qui ne veulent pas suivre l'âme ; car « si ça n'état que cela » ça serait en effet -- comme le dit Hesnard --, au moins pour une part, *naturellement curable,* et l'homme ne devrait pas désespérer d'améliorer sensiblement dans les années à venir le niveau moyen de la moralité grâce aux progrès conjugués de la chimie et de la psychothérapie.
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Mais ça n'est pas cela. C'est l'âme qui n'est pas fixée sur sa fin ; et l'homme moderne a beau avoir pratiquement tout à portée de la main, il ne sera JAMAIS à sa portée de reconquérir la fin qu'il a perdue parce qu'elle est surnaturelle et que c'est Dieu seul qui la *donne* à qui Il veut, A QUI IL JUGE BON DE LA DONNER.
Il n'y a pas d'arbitraire en Dieu : Dieu ne fait pas acception de personne et Il veut le salut de tous ; si donc Dieu nous abandonne au péché, c'est qu'Il nous « juge » ; c'est qu'Il juge que nous ne voulons pas porter dans notre âme les plaies du crucifié, que nous ne voulons pas accepter la brûlure de la mortification.
Si l'impureté nous dévore comme un feu, c'est que notre âme refuse de se laisser dévorer par le feu que le Fils de Dieu fait homme est venu allumer sur la terre, Si « je ne puis pas m'empêcher » de me livrer sciemment et consciemment à l'impudicité, DIEU ME GARDE de me justifier en disant que «* mon dynamisme instinctuel n'est pas à la hauteur de ma bonne volonté *», et qu'IL ME FASSE DU MOINS LA GRACE de reconnaître humblement que le Christ « *a jugé* » *que je ne suis pas à la* *hauteur de ma vocation chrétienne.*
#### II. -- La vraie miséricorde
Si le Christ en juge ainsi, contredirai-je donc Dieu en disant au pénitent : Non, Dieu n'a pas jugé ? Appellerai-je le mal bien pour compatir à sa misère ?
Non, car il est écrit : « Je t'ai fait sentinelle pour la maison d'Israël. Lorsque tu entendras une parole de ma bouche, tu les avertiras de ma part. Si je dis au méchant : « Méchant, tu vas mourir », et que tu ne parles pas pour avertir le méchant d'abandonner sa conduite, ce méchant mourra dans son iniquité et je te demanderai compte de son sang... Et toi, fils d'homme, dis à la maison d'Israël : Vous dites : « Nos transgressions et nos péchés sont sur nous, et c'est à cause d'eux que nous sommes frappés de langueur ; comment pourrions-nous vivre ? » -- Dis-leur : Je suis vivant ! dit le Seigneur, l'Éternel, ce que je désire, ce n'est pas que le méchant meure, c'est qu'il change de conduite et qu'il vive. Revenez, revenez de votre mauvaise voie ; et pourquoi mourriez-vous, maison d'Israël ? -- Et toi, fils d'homme, dis aux enfants de ton peuple : « La justice du juste ne le sauvera pas au jour de sa transgression, et la méchanceté du méchant ne le fera pas succomber le jour où il s'en détournera...
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Si je dis au méchant : « Tu mourras » et qu'il se détourne de ses péchés et pratique le droit et la justice, s'il rend le gage, s'il restitue ce qu'il a volé, observe les lois qui donnent la vie et cesse de faire le mal, il vivra, il ne mourra pas... » Les enfants de ton peuple disent : « La manière d'agir du Seigneur n'est pas juste. » C'est votre manière d'agir qui n'est pas juste. Lorsque le juste se détourne de sa justice pour commettre le mal, il meurt pour cela. Et lorsque l'impie se détourne de ses péchés et observe le droit et la justice, c'est à cause de cela qu'il vit. Et vous dites : « Ce que fait le Seigneur n'est pas juste ! » Je vous jugerai, chacun selon sa conduite, maison d'Israël. » (Ézéchiel XXXIII, 7/20.)
Si je disais au pénitent qui s'accuse devant le tribunal de Dieu d'avoir commis sciemment et consciemment l'impureté : « Non, Dieu n'a pas jugé » ; si je prononçais le « non-lieu », si je substituais ma miséricorde à celle de Dieu, alors j'empêcherais Dieu de faire servir ce jugement à sa miséricorde, je l'empêcherais de gracier le pécheur.
Car, ce n'est pas « damner » le pécheur que de lui dire que Dieu l'a jugé, puisque c'est grâce à ce jugement qu'il est venu demander grâce. C'est adopter l'attitude miséricordieuse de l'Église qui conduit depuis trop de siècles le pécheur au tribunal de la pénitence pour qu'il soit permis d'espérer qu'elle se décide un jour à l'adresser au spécialiste de la tension oblative pour qu'il l'examine qu'elle se prononce sur son cas.
Si le pécheur vient demander pardon, c'est qu'il croit à la rémission des péchés ; c'est donc qu'il admet, au moins implicitement, que le Seigneur ne l'a pas définitivement abandonné à la tentation ; c'est donc qu'il croit au fond que ce jugement de Dieu est un jugement de miséricorde, et en faisant de ses fautes regrettées la matière de l'absolution, il témoigne que le jugement de Dieu a déjà opéré au moins un commencement de guérison dans son âme.
Mais si je lui dis qu'il n'a pas péché en s'adonnant sciemment et consciemment à l'impureté, alors qu'il a en fait péché, comment va-t-il pouvoir continuer à regretter une faute dont il est bel et bien coupable mais dont on lui dit qu'il n'est pas responsable ? Par ma « miséricorde » j'anéantis celle de Dieu puisque sans contrition l'absolution est invalide.
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Et comment pourra-t-il *espérer* que Dieu le relève de ses péchés s'il ne se croit pas pécheur ? Et comment pourra-t-il garder la foi s'il croit contrairement à la foi catholique qu'il est des commandements qu'on ne peut pas garder concrètement même avec la grâce de Dieu.
Si je substitue ma miséricorde à celle de Dieu, tout ce que je risque de faire si le pénitent me fait confiance à moi plutôt qu'à Dieu, c'est de lui faire perdre définitivement et dans l'ordre, la charité, l'espérance et la foi.
Et que je n'essaie pas de me justifier en prétendant que s'il s'agit d'un « récidiviste », qui retombe tout le temps dans l'impureté -- et auquel les confessions « classiques » ne font « donc » rien -- de toute façon je ne risque rien à essayer autre chose, -- d'ailleurs les « réussites » obtenues par les spécialistes psychanalystes du confessionnal ne tendent-elles pas à prouver que ces nouveaux théologiens n'ont pas si tort et que ce sont peut-être eux les bons apôtres ? Car, si l'on y réfléchit, n'est-il pas vrai qu'on *désespère* un homme qui ne peut pas s'empêcher de retomber dans sa faute, en lui disant que c'est vraiment sa faute ?
S'il était vrai qu'on désespère le pécheur invétéré en lui disant qu'il est vraiment pécheur, alors le Saint Curé d'Ars aurait « endurci » tous ces grands pécheurs qu'il a pourtant ramenés à la pratique concrète de tous les commandements, car si quelqu'un a jamais dit que le péché était péché et que le pécheur était pécheur, c'est bien lui et, au regard des théologiens les moins laxistes, il apparaît bien qu'il en rajoutait plutôt à la liste, des commandements et des péchés. Seulement voilà, il inspirait au pécheur une « sainte » horreur du péché. Ce qu'il apprenait au pécheur c'était moins à ne pas aller contre la loi qu'à ne pas aller contre l'amour du Seigneur ; il ne le plaçait pas d'abord en face de sa misère, il le plaçait face à l'Amour et à la Miséricorde incarnée. Et ce faisant il reprenait le pécheur « dans la masse » ; il ne risquait pas de l'obnubiler sur une vertu difficile parce qu'il faisait de cet achoppement sur un point difficile pour le sujet, le signal d'alarme qui permet de comprendre que si l'on pèche tout le temps, si l'on retombe tout le temps *dans le même* péché (et l'impureté n'est qu'un cas privilégié de ces récidives) malgré tous les efforts que l'on peut faire sur ce point, c'est sans doute qu'il y a quelque chose d'autre qu'on refuse à Dieu, quelque rectitude fondamentale qu'on ne veut pas adopter et que Dieu, Lui, veut tellement obtenir, qu'Il ne veut pas nous guérir de *notre* péché, du péché sur lequel on voudrait bien remporter la victoire, avant que nous ne nous soyons rangés à son *dessein sur nous*.
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Car s'il est faux, entièrement faux, que « l'oblativité profonde » puisse être « au-dessus » de la pratique concrète et intégrale des commandements de Dieu de telle sorte que nous en puissions être pratiquement dispensés, il est vrai que le don de nous-mêmes à Dieu dépasse (mais dépasse en ce sens qu'il va au-delà) la simple pratique des actes des vertus. Il y a une appartenance foncière de notre âme à la Trinité, qui transcende l'ordre de l'opération parce qu'elle le fonde et qui n'est autre que l'enracinement, à des degrés divers, de la nature divine dans l'essence même de l'âme.
Ce qui fait qu'un pénitent, même sincère lors de chacune de ses confessions sacramentelles et vraiment pardonné chaque fois, retombe quand même dans son péché à la première occasion, ce n'est pas que ce soit le psychisme ni l'occasion qui font le larron, c'est que la vie divine est peu enracinée dans son âme et qu'il suffit donc de peu de chose pour la lui faire perdre parce qu'il n'y tient pas tellement. Ce qui (devant Dieu) discerne les âmes, c'est qu'il y en a qui tiennent plus à Lui que les autres (toujours grâce à Lui) et d'autres qui ne se tiennent pas dans la grâce, parce que décidément non, ils n'y tiennent pas. Quand la grâce fait, des miracles, c'est que quelqu'un y tient vraiment de toute son âme, et si bien souvent, hélas ! il n'est que trop vrai que « la grâce ne fait pas de miracle », c'est que le divin cœur qui a tant aimé les hommes en est bien peu aimé.
Si les spécialistes psychanalystes du confessionnal obtiennent en effet en certains cas des résultats tangibles, c'est uniquement parce qu'il y a au moins cela de bon chez eux qu'ils ont bien compris que la pratique des commandements n'est pas tout et qu'au-delà il y a quelque chose d'autre. Et cette « tension oblative » n'est tout compte fait chez eux que le nom sexologique d'une réalité chrétienne, discernée peu à peu par des générations d'authentiques casuistes, et qu'il importe à tout prix de sauver de l'abâtardissement qu'est en train de lui faire subir la morale sans péché des athées.
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Ceci dit, nous ne disons pas qu'en certains cas la psychothérapie ne puisse sauver une « psychologie » du naufrage, empêcher qu'un agent moral ne puisse plus agir sciemment et consciemment. Et nous ne disons pas non plus qu'elle ne puisse pas *aider* les éducateurs et les rééducateurs. Mais nous maintenons que tant qu'elle s'identifiera à la « sexologie moderne » elle fera nécessairement beaucoup plus d'impurs que de purs. Car la psychanalyse que nous connaissons est née de l'impureté, elle vit dans l'impureté, elle se nourrit de l'impureté, elle grandit dans l'impureté. La psychanalyse que nous connaissons a un gros complexe sexuel, un énorme complexe sexuel et tant qu'elle n'en aura pas pris conscience, elle croupira dans l'impureté. Parce qu'elle opère un horrible mélange du naturel et du spirituel, parce qu'elle va jusqu'à confondre l'instinct de conservation de l'individu avec l'auto-érotisme et l'instinct de conservation de l'espèce avec la charité, elle en arrive d'une façon aussi aberrante dans les deux cas à considérer que l'enfant Jésus caressant le sein virginal de sa Mère, la scène où tant de générations d'artistes chrétiens ont exalté la pureté unique de cet homme et de cette femme qui sont la pureté incarnée, n'est au fond qu'une scène d'auto-érotisme ; et que ce n'est pas sur le tombeau des vierges et des martyrs mais sur le lit nuptial qu'il faut offrir l'Oblation suprême de la victime du Calvaire !
#### III. -- L'appel de Dieu
AN DE GRÂCE 1950
C'est un petit garçon de cinq ans qui parle à son père et à sa mère :
« Je veux être prêtre. »
Comme il est naturel et sage, ses parents, tout en respectant cette idée de leur petit, lui font remarquer :
« D'ici que tu sois en âge d'entrer au séminaire, tu as le temps de changer d'avis. »
Alors cet enfant de cinq ans leur riposte :
« EST-CE QUE DIEU CHANGE D'AVIS ? »
\*\*\*
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A qui a des oreilles pour entendre et foi en Dieu, il apparaît clair comme le jour que Dieu appelle cet enfant de l'an de grâce 1950 à une vie entièrement consacrée à son service et à la chasteté parfaite. Ce n'est pas « un beau rêve » de Dieu ; ça peut être un « futurible », car, par la faute des hommes ou la sienne, ou parce qu'il mourra avant, il peut se faire qu'il ne soit pas prêtre ; mais ça n'est pas un pur « possible » : DIEU LE VEUT.
Or, si tout ce que nous avons dit de la *nature* humaine est vraiment concluant, il est clair aussi qu'il n'y a pas deux chastetés, l'une qui serait « concrète » et « canonisable », celle des vierges et des « saints-modèles », l'autre qui ne serait pas avouable par l'Église, celle des « prostituées-vierges », des « saints charnels » (c'est ainsi qu'on les nomme), mais que justement, si l'Église n'en canonise qu'une, c'est la meilleure preuve qu'il n'y en a qu'une qui soit *réelle.*
Puis donc que Dieu appelle ce petit enfant à la chasteté *effectivement* parfaite, nous pouvons être sûrs que rien ne lui manquera pour l'observer parfaitement.
A QUOI ATTRIBUERONS-NOUS DONC LA POSSIBILITÉ EFFECTIVE POUR CET ENFANT DE GARDER TOUTE SA VIE LA CHASTETÉ PARFAITE ET, PAR CONSÉQUENT, A QUOI ATTRIBUERONS-NOUS L'ÉLECTION DE CET ENFANT ?
Sera-ce à un « psychisme heureux » ? C'est doublement impossible.
**--** C'est impossible en raison de ce qu'est la *nature* humaine.
Il ne peut pas y avoir chez l'animal raisonnable comme tel de « psychisme naturellement *bon* » ; il n'y a pas chez l'homme de naturel instinctivement *bon* ou *mauvais* parce qu'on ne peut jamais dire de l'homme comme tel qu'il est purement et simplement bon, *bon* comme homme, sans le lui attribuer *moralement.*
Et d'ailleurs le bon sens populaire le sent bien puisqu'il ne vient à personne l'idée de dire d'un fou qu'il a un « mauvais naturel ». Quand on parle de « bon » ou de « mauvais naturel », on n'entend jamais cela indépendamment du comportement moral du sujet mais toujours en relation avec la *bonne* conduite humaine et si l'on dit de quelqu'un qu'il est « naturellement coléreux », on signifie tout ensemble qu'il y est porté et qu'il s'y laisse aller.
63:80
Il n'y a pas de « bon » ni de « mauvais naturels-instinctuels » (que l'on prenne ici naturel comme substantif ou comme adjectif) parce qu'il ne peut pas y avoir chez l'animal raisonnable de bon « naturel » (adjectif), et que son naturel (substantif) ne *devient* bon ou mauvais que moralement assumé. Si donc un naturel (substantif) empêche l'homme de l'assumer moralement, ce naturel l'empêche d'agir comme homme et c'est bien dommage mais ça ne rend pas pour autant son naturel bon ou mauvais et s'il ne l'empêche pas d'agir en homme ce n'est pas lui qui fait l'homme bon ou mauvais, c'est l'homme qui fait son naturel tel ou tel. Il n'y a que deux catégories d'hommes : ceux qui n'ont pas l'usage de la raison et des hommes qui, l'ayant, sont bons ou mauvais. Du point de vue de la moralité, il n'y a pas de psychisme « heureux ». Car si l'on peut dire que quelqu'un a plus ou moins de chance avec son psychisme, ce n'est pas au point de vue moral, c'est au point de vue des dons naturels et dans ce domaine oui, il y a des sujets plus ou moins chanceux, plus ou moins favorisés par la nature : il y a des Mozart et « des imbéciles », des hommes merveilleusement doués et de pauvres types vraiment « dépourvus », des hommes qui comprennent tout et des gens qui ne comprennent rien. Seulement, au point de vue de la conduite morale, s'ils sont vraiment trop bêtes, s'ils sont vraiment si bêtes qu'ils ne comprennent plus rien, ils ne sont pas seulement plus bêtes que méchants, ils ne sont plus ni bêtes ni méchants ; et s'il ne sont pas si bêtes, ils sont forcément bons ou méchants.
Alors il est bien impossible que l'élection de notre petit garçon repose sur une aptitude « naturelle » à garder la chasteté, puisque la chasteté est une vertu morale et que seul la garde celui qui *veut*.
-- C'est impossible en raison de la *gratuité* de la grâce.
Si l'appel de cet enfant à la chasteté du « Royaume des Cieux », à une chasteté qui n'est pas seulement « morale » mais surnaturelle, dépendait de ses bonnes dispositions naturelles, il faudrait dire que ce n'est pas *parce que* Dieu nous choisit que nous devenons « ses amis », mais qu'il ne nous prend pour amis *que si* nous sommes déjà d'un naturel aimable. Or c'est évidemment incompatible avec la pure gratuité de la grâce.
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Ce qui est possible, ce qui est même sûr, c'est que Dieu n'a pas choisi cet enfant sans avoir égard à son naturel, à son naturel tout court, à ce dynamisme instinctuel (que pour une fois nous ne mettons pas entre guillemets parce qu'il est vrai que nous ne savons pas d'où il vient et que Dieu seul et la nature en sont responsables) qui nous « caractérise » tous, car Dieu choisit un « sang-bouillant » s'il veut une âme de feu comme saint Augustin pour combattre les hérétiques, et un « sang-froid » s'il veut la synthèse thomiste. Car le corps aussi est une créature du Bon Dieu, et ce n'est pas pour rien qu'il l'a fait !
Et même, parce que Dieu est Dieu et que rien ne lui est impossible, s'il veut faire éclater sa gloire et montrer aux hommes, vertu-Dieu, qu'Il existe, et qu'Il a bien fait toutes choses, Il peut prendre « un imbécile » (et ce n'est pas les maîtres de Jean Vianney ni les maîtres en Théologie qui diront le contraire) pour en faire le Curé d'Ars. Parce qu'il faut (aussi) de tous les corps pour faire le corps mystique et même de ceux qui naturellement ne seraient bons à rien.
Et parce que l'appel de cet enfant à la chasteté du Royaume ne dépend que de la volonté de Dieu, il n'y sera fidèle que s'il est fidèle à la grâce de Dieu. Du fait que Dieu l'a choisi, il n'est pas pour autant sûr d'éviter les chutes ; et il en est d'autant moins sûr que Dieu éprouve toujours la fidélité de ceux qu'Il se choisit pour ses combattants d'élite en les soumettant à un rude combat dont ils sortent trempés comme l'acier par le feu. Non, Dieu n'épargnera pas les tentations sexuelles à cet enfant de l'an de grâce 1950, il permettra même à Satan de voir s'il est fidèle -- comme son serviteur Job -- en mettant le feu à son imagination pour peu qu'il l'ait naturellement vive. Et à Dieu ne plaise que si l'adolescent doit lutter dur pour ne pas se laisser aller à la masturbation, il ait à ses côtés quelqu'un qui lui fasse croire que la masturbation n'est qu'un moment de l'évolution instinctuelle ; mais que Dieu lui fasse la grâce d'entendre le Seigneur lui dire ce qu'il disait à Paul à propos d'une autre misère : « MA GRÂCE TE SUFFIT, CAR MA PUISSANCE S'ACCOMPLIT DANS LA FAIBLESSE. » (II Cor. XII, 9)
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#### IV. -- Le témoignage de la chasteté sacerdotale dans le monde moderne
MA GRÂCE TE SUFFIT
C'est cela que l'Église, lumière des nations, proclame à la face du monde moderne en maintenant contre vents et marées la législation quasi-universelle du célibat sacerdotal.
A ceux qui croient prophétiser au nom de Dieu même que « l'heure est venue » pour l'Église de renoncer à cette législation « impossible » ; à ceux qui disent : « Les temps sont proches » où l'Église fera sienne « la *nouvelle* science des cas » et renoncera « par conséquent à la loi *générale* du célibat sacerdotal », l'Église prophétise : NON, ÇA N'ARRIVERA PAS.
Car ce n'est pas une simple loi disciplinaire. Ça l'est bien sûr du point de vue de « l'essence » des choses, et la validité du sacerdoce ne dépend pas de droit divin de l'engagement de l'ordinand à la chasteté parfaite du Royaume ; ça n'est pas une loi fixée par l'Époux. Mais si ce n'est qu'une loi de l'Épouse, c'est sans doute parce que celui qui l'a purifiée par le baptême pour la faire surgir devant lui glorieuse et immaculée a voulu lui *donner* de lui offrir spontanément cet abandon virginal.
Car le Prêtre suprême est vierge. La victime de l'autel est vierge. L'eucharistie qui fait le corps mystique est vierge. Le corps mystique est vierge. La vie éternelle est vierge. Et celui qui fait l'eucharistie ne serait pas vierge ?
En maintenant la règle « ecclésiastique » du célibat sacerdotal « au XX^e^ siècle » l'Église proclame face au pansexualisme du siècle, que la vie du Royaume des cieux est en effet une vie « asexuée » : au Ciel, oui, nous sommes tous comme des anges ; au Ciel on ne prend ni femme ni mari et il faut bien *croire* que l'oblativité des noces de la terre n'est pas de même nature que l'oblativité surnaturelle puisqu'il n'en restera plus *rien* dans l'*au-delà*.
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En maintenant pour tous les prêtres de rite latin sans exception l'obligation de la chasteté parfaite, l'Église jette à la face du monde incrédule la chasteté sacerdotale comme un fait divin massif qu'une autre « masse » (celle des prêtres qui tombent) n'infirme pas puisqu'elle fait ressortir au contraire que pour rester fidèle à la vocation virginale du sacerdoce il ne suffit pas d'y avoir été appelé, il faut vouloir rester fidèle à *la volonté* de Dieu.
S'il n'y avait que la chasteté des « religieux » dans le monde moderne, les chrétiens du monde moderne s'imagineraient facilement que la chasteté parfaite du Royaume n'est au fond qu'une question de tempérament ; que la continence « ça dépend avant tout des glandes et du psychisme ».
En maintenant la règle du célibat sacerdotal « au XX^e^ siècle », l'Église proclame à la face du monde que même ceux-là qui n'auraient jamais eu l'idée ni le goût de la chasteté parfaite s'ils n'avaient pas voulu être prêtres, peuvent la garder parce que Dieu, en les appelant à son service, les y appelle du fait même. En maintenant la loi du célibat au XX^e^ siècle, l'Église proclame qu'on a toujours la grâce de sa vocation. En maintenant « au XX^e^ siècle » cette loi « impensable », cette « folie » qui consiste à astreindre au célibat non pas seulement des « volontaires » -- « ceux qui n'ont vraiment pas le goût du mariage » -- mais ceux-là mêmes qui, s'ils n'avaient pas voulu être prêtres, n'auraient pas demandé mieux que de se marier ; en maintenant « sans distinction » la loi du célibat ecclésiastique pour tous ceux qu'elle appelle au Sacerdoce dans l'Église latine et sans autre discernement que celui de l'appel du Seigneur, l'Épouse du Christ, chaste, sainte, divine, proclame qu'aujourd'hui comme hier, tous les hommes, tous sans exception, ont vraiment la grâce de leur vocation s'ils y sont fidèles ; et à tous ceux qui, à des degrés divers de perfection mais « à la perfection » quand même, doivent pratiquer la chasteté s'ils veulent aller au ciel, à tous les hommes sans exception d'âge ni de sexe, aux adolescents, aux jeunes gens, aux époux, aux religieux et à ses prêtres, l'Église du XX^e^ siècle après Jésus-Christ prophétise au nom même de *la Pureté incarnée :*
« MA GRÂCE TE SUFFIT. »
Eugène Louis.
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### La prévention des naissances
par Michel TISSOT
CE TITRE est emprunté au petit livre qu'Alfred Sauvy a fait paraître dans la collection « Que sais-je » ([^14]). Peu de temps après, le Mouvement français pour le planning familial (M.F.P.F.) ([^15]) publiait dans le 23^e^ numéro de sa revue trimestrielle une « Supplique en vue du Concile » demandant à l'Église de réviser sa position en matière de limitation des naissances.
Les conclusions de ces deux ouvrages se rejoignent dans une large mesure, leur étude simultanée est donc intéressante bien que les bases de départ soient différentes. En effet, Sauvy se préoccupe de démographie et de problèmes sociaux alors que le M.F.P.F., dans un souci charitable s'inquiète de la situation difficile de bien des couples. Malgré cette différence, les deux ouvrages ajoutent à l'action psychologique déjà énoncée ici même contre la poussée démographique actuelle et contre la santé des foyers, en même temps que se développe une certaine forme de guerre contre l'Église.
#### Fausse démographie.
L'ouvrage de Sauvy est dangereux à plus d'un titre. Tout d'abord, il présente une thèse, ce qui est inhabituel dans cette collection vouée de préférence à la vulgarisation. La personnalité de l'auteur s'ajoutant à la diffusion de la collection, favorisera l'accueil de cette thèse, malgré les réserves qu'elle appelle et qui sont très sérieuses bien que non immédiatement apparentes.
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Cette thèse tient en quelques propositions fort simples : Il existe en France une prévention des naissances de fait. Son importance est grande puisque deux naissances sur trois sont évitées. Or la contraception qui en est le moyen est contraire aux articles 3 et 4 de la loi du 31 juillet 1920, articles tombés en désuétude par assentiment tacite des pouvoirs publics. Ils n'en constituent pas moins une hypocrisie sociale à laquelle il convient de remédier par l'abrogation pure et simple. Mais il convient en même temps de pratiquer une saine politique de la natalité, afin qu'il n'en résulte pas une chute importante des naissances car l'accroissement actuel de la population est très cohérent avec l'expansion économique présente. Il faut éviter de perturber cet équilibre.
Tout d'abord, Sauvy lance une sorte de slogan : « Pour un enfant né, deux sont évités. » Or il semble que quelque erreur se soit glissée dans son calcul. En effet, Sauvy donne lui-même un nombre annuel de naissances supérieur à 800.000, ce qui conduirait à plus de 2.400.000 enfants sans prévention de naissances, c'est-à-dire à un taux de natalité de plus de 52 pour mille. Toujours d'après lui, ce taux devrait se situer entre 40 et 45 pour mille, et nous pouvons penser plutôt 40 en raison de l'importance relative de la tranche de population n'ayant pas atteint l'âge nuptial. Or, au taux de 40 pour mille, sans plus ample considération, il n'y aurait guère plus d'une naissance évitée, au lieu de deux, pour chaque enfant né. Cette erreur n'est pas grave en soi, car elle n'entache pas la suite du raisonnement de M. Sauvy. Mais elle est grave par la formule où elle est introduite, formule bien venue et qui frappe d'autant mieux. Elle est grave aussi parce qu'elle n'est pas la seule de son espèce, elle s'ajoute à une nombreuse lignée qui va toujours dans le sens pessimiste, et qui a maintenant la caution du plus grand de nos démographes.
Il importe peu de savoir comment et pourquoi Sauvy a pu faire cette erreur. Mais son calcul n'en est pas pour autant sans intérêt. Il compare la fertilité de la femme au XVIII^e^ siècle et en 1960 pour conclure que la régression de la mortalité depuis cette époque est exactement compensée par la prévention des naissances, de sorte que la progression démographique est restée à peu près la même.
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Mais dans son calcul, il ne fait intervenir, comme variation, que celles de la nuptialité, et ignore délibérément toute incidence résultant de la civilisation et du mode de vie. Ou bien encore, il admet que la somme algébrique de ces incidences est nulle, et les passe ainsi sous silence.
Nous croyons au contraire que le mode de vie a une influence très grande sur la sexualité et par ce fait même sur la natalité. Il est bien évident que l'une et l'autre sont liées quoique non proportionnellement, mais nous pouvons constater qu'en matière de prévention des naissances, on nous parle toujours de la seconde en omettant pudiquement la première où réside le seul vrai problème. En voici quelques exemples.
La tension nerveuse, particulièrement grande dans les concentrations urbaines modernes, l'érotisme de plus en plus répandu dans la presse, dans les films, dans toute la publicité, la promiscuité des logements trop petits, et aussi des grands ensembles et des moyens de transports, contribuent à accroître très largement la sexualité. A l'inverse, la natalité est probablement réduite par les stérilités développées par l'intoxication toujours plus grande dans laquelle nous vivons, intoxication alimentaire, médicamenteuse, atmosphérique, etc. Nous savons très mal comment jouent tous ces facteurs, mais cela ne suffit pas pour nier leur existence. Sauvy les oublie, même lorsque certains pourraient être appréciés d'une certaine manière, et cela le conduit à formuler des jugements catégoriques qui mériteraient pourtant d'être nuancés. Un exemple typique est celui des cadres, dont il affirme après démonstration qu'ils sont plus « prévisionnistes » que les classes plus pauvres. Or ici encore, il omet l'absence conjugale, qui prend de plus en plus d'importance au fur et à mesure que les transports à grande distance deviennent plus faciles. Ces facteurs divers ne peuvent être négligés, bien au contraire, car sur certains d'entre eux, les pouvoirs publics pourraient et devraient avoir une action directe, et d'autres sont du domaine du choix et de l'initiative personnelle ; en d'autres termes, notre responsabilité est en cause, directement dans le milieu familial et indirectement sur le plan politique. Non seulement rien n'est fait de façon vraiment efficace pour lutter contre l'érotisme qui s'étale sur les murs et dans les rues, pour loger dans des conditions dignes les classes les plus pauvres, pour restituer un minimum de calme dans le travail et les transports en commun soir et matin, mais encore il semble qu'une démission puisse s'observer dans nombre de familles qui ne font rien ou bien peu pour résister à ces pressions extérieures.
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Si nous en venons maintenant aux conclusions démographiques de Sauvy, nous ne pouvons encore être d'accord. En effet, il pose sans la discuter l'hypothèse que la vitesse d'accroissement de population observée de nos jours ne subira plus que de faibles variations, et que, si l'on ne veut pas aboutir au surpeuplement à terme plus ou moins long, il convient de corriger la nature par la contraception. Nous devons faire au moins deux réserves, la première sur la continuité de l'accroissement, la deuxième sur le surpeuplement.
Il est clair que les moyens de destruction qui sont maintenant entre les mains des hommes sont largement suffisants pour compromettre tous les calculs, mais on peut encore admettre l'oubli de cette éventualité. Il n'en va pas de même des possibilités d'épidémies ou de pandémies mortelles. Lors de la dernière épidémie de variole en Angleterre, apportée, rappelons-le, par un Pakistanais arrivé par avion, certains praticiens ont redouté de voir la maladie se répandre au-delà de toute possibilité de prophylaxie. Le danger fut grand, et pourtant la variole est une maladie pour laquelle nous avons de grands moyens de juguler au mieux son expansion. En irait-il de même d'autres, comme le choléra ou la peste, qui couvent à l'état latent en Asie ? L'Organisation Mondiale de la Santé connaît bien le risque couru, de même quelle sait l'inefficacité de ses réglementations en ces pays où la vaccination est un reste du colonialisme, et le certificat de complaisance, une bonne pratique commerciale ! Une telle éventualité ne doit pas être rejetée par les démographes, car elle pourrait suffire à compromettre toutes leurs prévisions. En d'autres termes, si l'on peut admettre que leur science soit exacte, il faut à l'inverse leur refuser le don de prophétie.
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Le surpeuplement, n'est pas plus démontré. Nous avons dit antérieurement combien la notion de surpeuplement géographique était illusoire, et Missi ([^16]) nous en a donné une heureuse confirmation à propos de l'Inde. Alors que nous affirmions que ce pays pouvait porter un milliard d'habitants dans des conditions satisfaisantes, Missi est encore plus optimiste en annonçant quatre fois la population actuelle, soit 1.800 millions. Le chef de l'État a lui-même mentionné la possibilité pour la France de faire vivre 100 millions d'habitants, et sur ce point, nous ne le démentirons pas.
Sauvy sait bien ces choses, sans aucun doute, et peut-être est-ce pour cela qu'il a cherché une limite économique au surpeuplement. Il prend d'ailleurs de grandes précautions oratoires avant d'estimer que « le rythme de croissance raisonnable doit être, pour les pays européens, un peu inférieur à 1 % par an ». Il ajoute d'ailleurs : « Mais, en dehors de cette estimation objective, qui résulte non d'un calcul, mais de l'expérience et de l'observation, il existe des optiques différentes, des attitudes dans le corps social, qui reposent soit sur des considérations affectives, soit sur des intérêts (qui peuvent d'ailleurs être plus ou moins bien interprétés) ». On ne saurait mieux dire que ce rythme de croissance est affaire d'opinion personnelle, et pourtant l'auteur tire de ses déclarations des conclusions nettes, précises et sans réserve !
Nous sommes ici en présence d'un renversement de valeurs nettement caractérisé, car selon cette position, c'est l'homme qu'il faudrait limiter selon sa production matérielle, et selon la conception qu'il a de ses besoins et de son confort. Encore convient-il de remarquer que nous jugeons de notre économie strictement contemporaine, mais sans savoir ce qu'elle sera lorsque les enfants nés maintenant, et que l'on veut limiter, seront à la fois producteurs et consommateurs. C'est pourtant sur cette économie là, et non sur la nôtre, qu'il faudrait juger ! Or précisément, nous préparons maintenant cette économie future, et sa facilité ou ses problèmes dépendent de nous, des efforts que nous ferons pour le logement, pour les postes de travail, pour la production agricole et industrielle.
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Si nous voulons rester au niveau matériel où se place Sauvy, nous devons reconnaître que ses préférences se portent vers la solution égoïste pour notre temps, et non pas vers l'édification d'un monde nouveau, qui sera celui de nos enfants. Mais même en cela, il se trompe. En effet, si nous parcourons l'Allemagne Fédérale, qui est moins riche que la France en ressources naturelles, il est évident que la vraie richesse matérielle est de leur côté plutôt que du nôtre. Nous pouvons affirmer que si nous avions en France 20 millions d'habitants de plus, la balance serait à tout le moins égale, et peut-être même en notre faveur.
Enfin, si la position démographique de Sauvy était vraie, il faudrait nécessairement en conclure que, pour des pays sous-développés, tels que l'Inde, tout espoir d'amélioration de l'économie serait vain, de même que tous les efforts faits par les pays qui les aident. Il serait urgent de faire décroître leur population, si cela paraissait possible. Mais qui alors sera juge ? Nous touchons là le fond du problème posé par Sauvy : Qui est mieux placé que le voisin, ou que les autres d'une manière plus générale, pour décider de l'évolution du nombre des hommes ? Nous ne pouvons que récuser le spécialiste, surtout lorsque sa pensée montre qu'il ne parvient pas à s'élever au-dessus des contingences. En réalité, s'il est besoin d'une décision en la matière, elle appartient à tous les hommes ensemble, non pas dans une forme qui ne serait que démocratique au sens limité de nos politiques actuelles, mais par l'intermédiaire des corps sociaux naturels. Malheureusement, ceux-ci semblent de plus en plus disparaître, et en leur absence quasi totale en bien des pays, nous pensons que la seule autorité vraiment qualifiée pour répondre soit l'Église.
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C'est précisément à son propos que Sauvy se montre le plus mal éclairé. Il écrit : « La position de Rome s'affirme non seulement vis à vis de ses fidèles, mais à l'égard de toutes les populations... Cette attitude a de quoi surprendre : On conçoit bien qu'une religion impose ou interdise à ses fidèles certaines attitudes, mais on doit lui contester le droit d'intervenir pour les populations qui ne reconnaissent pas son autorité. Les catholiques justifient cette intervention par des considérations d'universalisme qui ne font en rien avancer la question puisqu'elles sont contestées au même titre que les précédentes. »
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La manière de l'argument est astucieuse, et toute imprégnée de laïcisme. C'est pourquoi elle laisse certains chrétiens fort perplexes, nous avons eu l'occasion de nous en rendre compte à plusieurs reprises. En effet, en déniant à l'Église le droit de parler pour tous, il limite son action aux seuls chrétiens, qui sont d'ailleurs divisés sur ce sujet ; de telle façon, le chrétien ne peut émettre qu'une opinion personnelle sur le sujet, ce qui ouvre par là même la porte au jeu démocratique, où la majorité triomphe par la seule considération du nombre.
Mais Sauvy semble ignorer toute distinction entre universalisme et universalité ! Il oublie que par définition même, le droit naturel est inscrit dans la nature de l'homme, sans considération de la forme religieuse particulière suivie par chacun. IL oublie ou ignore que l'Église prétend dire le droit naturel, et qu'aucune aucune religion ne l'a contestée sur ce point. Il n'a probablement pas remarqué que la Déclaration des Droits de l'Homme, solennellement proclamée par l'O.N.U., est une pâle reproduction d'axiomes de l'Évangile ou du droit naturel enseigné par Rome, et nous, catholiques, pouvons dire que d'une certaine manière, l'O.N.U. a politiquement reconnu la validité de l'affirmation de l'Église.
Pour accepter la position de Sauvy, il n'est qu'une échappatoire : prétendre qu'il n'y a pas de droit en absolu, que le droit naturel n'existe pas, que le droit est purement contingent, sujet aux vicissitudes du moment et de l'endroit. Même les Romains auraient été horrifiés d'une telle hypothèse ! Mais n'est-ce pas celle que nous vivons présentement en France ? Il ne faut alors pas être surpris de voir des esprits pourtant solides, se perdre dans cette confusion, et les chrétiens eux-mêmes être parfois hésitants, sinon errants.
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Un dernier point reste à signaler avant de quitter le petit livre de Sauvy. Tout au long, il attaque le M.F.P.F., et parfois nommément. A l'inverse, ce dernier ne semble pas vouloir ouvrir de polémique, et il importe peu d'en savoir les raisons. En réalité, le différend ne porte ni sur le fond du problème, ni sur son exposé, mais simplement sur l'efficacité des méthodes diverses de contraception et dès méthodes de propagande. Il serait donc illusoire de vouloir utiliser l'un contre l'autre, encore que certains arguments d'évidence développés par Sauvy méritent l'attention. Deux exemples valent d'être signalés.
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Le M.F.P.F. utilise souvent pour sa propagande le thème de l'enfant non désiré, sous-entendant ainsi que le malheur entre dans la maison en même temps que lui. Sauvy remarque qu'il serait plus exact de parler de grossesses non désirées, et que d'ailleurs, beaucoup d'entre elles sont acceptées par la suite. Il n'en omet pas moins de mentionner les grossesses arrêtées, qui sont quelquefois, bien plus tard, cause de regrets et de remords pour lesquels il n'y a plus de remède.
Le deuxième exemple a trait aux résultats des méthodes de contraception. Il souligne que toutes ces méthodes, sans exception, présentent un certain degré d'incertitude malgré les affirmations contraires ; que la certitude croit avec l'attention, c'est-à-dire avec, les sujétions et les contraintes que l'on s'impose. Mais il affirme aussi que, si l'on veut une certitude totale, il serait préférable de pratiquer simultanément deux méthodes différentes, ce qui devient une très lourde charge. En face de ces difficultés, L'AVORTEMENT NE DEMANDE QU'UNE DÉCISION UNIQUE. Mais ici encore, il ne pousse pas sa pensée jusqu'à son terme : Ne faudrait-il pas penser qu'un jour, la contraception deviendrait elle-même intolérable, et que nous retrouverions les mêmes défenseurs et les mêmes plaidoyers en faveur de l'avortement et de la stérilisation ?
#### Le M.F.P.F. et ses arguments.
Nous devons constater que le M.F.P.F. se trouve en contravention avec la loi et avec l'enseignement de l'Église : il n'en fait mystère pour personne. Mais si son attitude en face de la loi est claire, il n'en va pas de même de sa position religieuse : dans le même numéro de sa revue se trouvent deux textes fort différents de tenue et de ton. L'un est la reproduction d'une supplique en vue du Concile, demandant la révision de la position actuelle de l'Église ; l'autre est un article écrit d'une plume acerbe, exigeant la contraception libre, et refusant, en cette matière, compétence et juridiction à l'Église romaine.
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De ce deuxième texte, nous ne retiendrons qu'un argument : « Je maintiens, écrit l'auteur, qu'il n'y a de science que l'expérience et qu'une assemblée d'ecclésiastiques, fût-elle à l'échelon le plus élevé, ne peut sans paradoxe aborder sainement les problèmes concrets du mariage. Mais je vais au-delà : j'affirme que la totale inexpérience est elle-même moins paradoxale que l'expérience misérable, voire unique de quelques moralistes intemporels généralisant à la totalité de l'espèce humaine les déductions privilégiées tirées de leur singulière situation. »
Cette philippique (faite, dit son auteur, dans un esprit de conciliation) prend à partie *Témoignage chrétien* et les évêchés du Sud-Est. L'anticléricalisme qu'elle sous-entend, est une forte tentation en France, où l'esprit gallican n'a pas toujours totalement disparu. Cette tentation, les chrétiens n'en sont-ils pas victimes lorsqu'ils hésitent à suivre l'enseignement de Rome ?
La faute de raisonnement est à multiples facettes. Tout d'abord, il revient à dire que pour être juge en la matière, il faut l'expérience concrète et, sous-entendu, douloureuse ou pénible. En d'autres termes, pour être juge, il faut être partie ! Il est assez plaisant de voir un tel argument opposé à Rome, à la cité mère du droit ! Une telle position a ses racines dans une idée spécifique de notre époque, qui est l'infaillibilité du spécialiste. La propagande et la publicité techniques ou prétendues telles l'ont largement diffusée, à un point tel que l'on peut parler de pression psychologique. On revendique pour le spécialiste la possibilité de trancher de tout sans contrôle, ce qu'a fait Sauvy, mais encore on lui accorde le privilège exorbitant de dire la morale et le droit, et même, dans le cas présent, la vraie, charité !
Mais cela ne suffit pas. Il y a en effet dans ce texte, cette pensée de base que l'expérience prime sur la morale ; ou plus exactement, que la morale doit être ajustée aux constatations pratiques, ce qui est, une fois encore, un renversement des valeurs, comparable à celui de Sauvy, que nous avons déjà signalé tout à l'heure. Et c'est précisément pour cette raison que l'on dénie à « une assemblée d'ecclésiastiques, fût-elle à l'échelon le plus élevé », le droit d'intervenir pour nous donner une morale intemporelle.
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Enfin, l'auteur semble sincèrement croire que la morale est définie par la simple opinion personnelle de ceux qui la disent, ce qui suppose une incompréhension rare de la morale chrétienne. Il la représente ainsi comme un maximum, abstrait et personnel, alors qu'elle n'est qu'un appui, qu'un point de départ pour la vie spirituelle.
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Ce texte n'aurait pourtant pas grande importance en lui-même si son argument frappant n'était repris de façon courante, et même par des chrétiens : le clerc, en tant que tel, et parce qu'il est célibataire, n'a pas le droit de parler des problèmes du mariage.
N'ayant pas de vie professionnelle propre, il ne pourrait en parler, de même que de l'éducation des enfants ; ou de toute autre réalité concrète de la vie à laquelle il ne participe pas. On tombe ainsi dans une absurdité complète, qu'aucune religion non chrétienne n'a jamais essayé de soutenir.
Mais il faut voir les choses sous leur angle positif : ce qui donne à l'Église, et très souvent même à l'humble prêtre, le droit de traiter de ces questions, c'est en premier lieu, l'Esprit Saint, et ensuite, la connaissance humaine. C'est celle en particulier qui est acquise, plus ou moins profondément peut-être, dans les confessionnaux où le pénitent se rend dans un esprit de vérité, de sincérité avec lui-même. Et nous ne pouvons nous empêcher de penser que cette connaissance est plus vraie que celle, mentionnée dans la supplique, résultant « des confidences reçues dans les cabinets médicaux », et qui, elles, ont toutes chances d'être mues par un intérêt immédiat.
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Le contenu de la supplique est plus important. La destination en fait un document public, et nous pouvons penser qu'il s'agit d'un texte qui n'a pas été écrit à la légère, que les arguments en sont les meilleurs pour soutenir les thèses du M.F.P.F.
La première proposition est la suivante : « Il est bien évident que le don mutuel, total et sans réserve voulu par Dieu dans le Sacrement de Mariage demeure l'idéal des époux chrétiens. » L'auteur a voulu indiquer par là que le don des corps est partie intégrante, et condition du sacrément.
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Cela est certes vrai, mais cela ne signifie pas que le don physique soit nécessaire en tous temps et en toutes circonstances. L'attitude de l'Église en certains cas particuliers l'établit suffisamment : lorsque les circonstances viennent empêcher la vie physique du couple, le sacrement n'est ni suspendu, ni, à plus forte raison, interrompu. C'est le cas, toujours extrêmement douloureux, de la séparation due à la maladie, aliénation mentale par exemple, ou celui de la disparition de l'un des époux sans que sa mort soit prouvée. Encore moins l'Église reconnaît-elle l'interruption ou l'annulation du mariage dans les séparations par accord mutuel, quelles qu'en soient les durées.
Ne peut-on pas penser que cette position de l'Église sous-entend que le devoir conjugal n'a pas pour stricte contre-partie un droit permanent et intangible tout au long de la vie du couple ? Ce point est d'une extrême importance, car s'il était contesté, d'une part la stabilité du couple serait remise en question, avec toutes les conséquences dont nous voyons déjà les effets dans les cas de divorce. Ensuite, les valeurs spirituelles, morales et sociales qui font de la famille la cellule vivante de la société se trouveraient subordonnées aux nécessités physiologiques. A ce renversement des valeurs, l'Église s'oppose en demandant que le mariage soit consommé une seule fois pour qu'il prenne toute sa valeur jusqu'à la dissociation par la mort.
Le vif du sujet est abordé par ce qui semble une simple définition : « Toute combinaison, tout calcul, quels qu'ils soient, ayant pour but d'éviter la procréation tout en accomplissant l'acte conjugal sont du domaine de la contraception. L'INTENTION est rigoureusement identique dans tous les cas, et quel que soit le qualificatif appliqué au système, le Seigneur ne peut s'y tromper. »
Sous couvert de terminologie, la confusion est faite entre méthodes proscrites et méthodes légitimes. On pourrait à la limite penser que cette confusion est voulue, non pas tant pour légitimer les premières que pour jeter un certain discrédit sur les suivantes, ce qui semblerait confirmé par la suite. Cette confusion est, en effet, entretenue dans l'identité d'intention qui succède, à un point tel qu'il paraisse que l'intention est en réalité une fin, l'acte conjugal sans procréation. Ceci équivaut à dire que la méthode importe peu, ou bien encore que la distinction est artificielle ; plus exactement que LA FIN JUSTIFIE LES MOYENS.
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Mais ceci laisse aussi entendre qu'en tous cas la fin est toujours légitime, ce qui est au moins aussi grave. Les choses humaines sont loin d'être aussi simples et nous prétendons qu'il n'est pas possible de parler d'intention unique en tous les cas. Pour certains, il s'agit uniquement de préserver la liberté sexuelle, pour d'autres, un mode de vie construit à deux seulement, pour d'autres encore, c'est une nécessité imposée de l'extérieur, comme le logement trop étroit, les revenus nettement insuffisants, ou bien interne, telle que la santé de la femme. Mais nous pouvons aussi constater que, dans bien des cas, l'intention n'est pas aussi nettement séparée des moyens, car il est de nombreux couples pour qui la légitimité des moyens est indissociée de celle de la fin, sans même qu'ils se soient posé la question. C'est tout à leur honneur, et pourtant le raisonnement fait dans la supplique leur donne implicitement tort, à moins que l'on veuille faire deux catégories d'hommes et de femmes, celle qui vit une morale en vue de la perfection, et celle qui, réputée incapable, serait livrée à tous les relâchements dûment approuvés.
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Suit alors le discrédit jeté sur les méthodes permises par Rome : « Si les inexactitudes des méthodes autorisées par l'Église sont bien connues, si le laps de temps si restreint qu'elles laissent trop souvent au couple met en péril la vie même du foyer, nous pensons que l'attention des autorités ecclésiastiques n'a pas été suffisamment attirée sur les incidences médicales et physiologiques dues à leur application. Les méthodes dites « Ogino », et des « températures », tout comme celle des « tests colorés », sont en effet CONTRE NATURE. » Ce n'est pas nous qui soulignons.
Affirmer l'inexactitude des méthodes autorisées est d'une partialité insigne. Cela laisse entendre d'abord que les autres méthodes sont exactes, bien que nous ayons vu que Sauvy déclare le contraire. De plus, nous avons en mains une étude fort documentée du Docteur Vincent, malheureusement non rendue publique, qui démontre, dans la mesure de l'incertitude des recherches humaines, l'exactitude de la méthode dite « des températures ». Cette démonstration n'est pas faite « in abstracto », Mais au contraire par une étude attentive d'un milieu nantais guidé et conseillé par une équipe médicale fort sérieuse et consciencieuse, à laquelle nous ne pourrions faire qu'un seul reproche, celui d'avoir travaillé dans l'ombre et l'humilité.
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Il résulte de cette étude que la méthode a présenté un petit nombre d'échecs apparents, mais que ces échecs ne sont pas dus à la méthode, mais à des erreurs soit d'application, soit d'interprétation, ce qui est très différent. Ce travail mentionne, soit dit en passant, que les couples qui ont pratiqué cette méthode n'ont par la suite rencontré aucune difficulté médicale, soit infectieuse, soit obstétrique, soit encore psychiatrique, mais à l'inverse, ont retrouvé un équilibre antérieurement compromis par la crainte toujours présente. Mais il convient de remarquer que de tels travaux, et l'action des médecins attentifs en la matière aux règles morales, provoquent en retour une véritable conspiration du silence.
Il n'en reste pas moins le reproche fait à ces méthodes, du laps de temps trop restreint qui MET EN PÉRIL LA VIE MÊME DU FOYER. Nous touchons ici un problème qui n'est plus technique, mais qui est celui du fondement du foyer. L'amour nous est présenté comme une résultante de l'union des corps, comme un équilibre qui peut être compromis à tout instant. Le don de l'amour est d'abord un don physique, avant d'être celui des cœurs et des âmes. Nous savons bien que cette interprétation est moderne, qu'elle est celle de « l'essai préalable » et celle du divorce, et que nous sommes rétrogrades, ou mieux, traditionalistes, en soutenant le contraire. Le physique prime tout, c'est bien ce que les autorités ecclésiastiques ont oublié, ou négligé de manière coupable éventuellement, en ignorant « les incidences médicales et physiologiques ». Cela est du matérialisme au sens le plus profond du terme.
Ces méthodes sont contre nature, nous dit-on, et la suite l'explicite : « Elles préconisent l'abstention de tout rapport conjugal, à la période où, précisément, ainsi que Dieu l'a voulu en créant, la nature, l'attrait des époux l'un pour l'autre est le plus constant. Cette évidence est impérative dans le règne animal. »
Ici encore, nous nous trouvons en face d'une erreur de raisonnement implicite. Les méthodes qui sont contre nature ne sont pas seulement celles qui préconisent l'abstention, mais bien plus largement TOUTES IES MÉTHODES CONTRACEPTIVES. Ceci très simplement, car la nature est ainsi faite que le rapport conjugal est la cause immédiate de la procréation. Toute méthode, et quel qu'en soit l'objet, qui veut éviter l'effet naturel tout en maintenant la cause est contre nature.
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Il en découle que la seule méthode qui ne soit pas contre nature est la chasteté totale. Mais l'Église en sait toute la difficulté et toutes nos faiblesses, et c'est la raison pour laquelle elle a permis de limiter la chasteté aux périodes fécondes. Ceci nous conduit à reconnaître que l'Église n'a pas assigné une limite « in abstracto » à notre liberté, mais au contraire, a profité des lois de la nature pour nous faire bénéficier du maximum de tolérance.
Mais il est évident qu'un tel raisonnement ne peut être compris dans toute sa profondeur dès que l'on se livre à une comparaison, superficielle d'ailleurs, avec le règne animal. Sur le seul plan matériel, la comparaison est déjà fausse, car point n'est besoin d'être naturaliste pour savoir que, quelques rares espèces mises à part, les périodes de nuptialité des animaux sont limitées aux moments féconds, alors que le désir sexuel est constant chez l'homme, peut-être un peu moindre pour la femme. C'est oublier, de plus, qu'il y a pour l'homme une excitation psychologique qui n'existe pas chez l'animal, et que cette excitation psychologique est utilisée à toutes fins dans notre civilisation moderne. La publicité, en particulier, se sert de la nudité pour attirer l'attention, que ce soit sur un film ou sur une marque de savon. Mais de plus, il ne faut pas oublier que la tentation s'exerce souvent par les voies qui lui sont les plus faciles, et celle de la chair est la première. Nous ne voulons pas prétendre par là que l'acte de chair est péché, bien au contraire ; nous voulons dire que la tentation sera d'autant plus facile que le relâchement des mœurs est plus grand, ce qui est le risque couru dès que l'on veut rapprocher l'homme de l'animal ; ceci n'est d'ailleurs pas seulement vrai pour les problèmes sexuels.
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Mais l'auteur va beaucoup plus loin encore. « Si un éminent représentant de l'Église a pu dire que la supériorité de l'homme était d'avoir un comportement tout autre, cette affirmation est malheureusement en défaut dans d'innombrables cas, ainsi qu'en font loi les confidences reçues dans nos cabinets médicaux. »
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Cette pensée est reprise et détaillée dans les deux paragraphes suivants : « Trop de foyers chrétiens voient leur union morale et physique, leur vie spirituelle, sombrer avec la nécessité de limiter les maternités. Trop de mères chrétiennes ignorent totalement l'épanouissement attaché par Dieu au Sacrement de Mariage, l'abstention de toute union durant la période féconde étant la règle ANORMALE de nombreux foyers désemparés. Les conséquences de cet état de fait sont d'une extrême gravité et je ne citerai pour mémoire que la perte de la Foi, la désunion des foyers, les avortements à répétition et les troubles psychiques graves des époux. »
Nous n'ignorons pas les souffrances qu'éprouvent de très nombreux couples, et dont nous parlerons tout à l'heure. Nous ne pouvons néanmoins cacher comment et pourquoi ce texte nous choque profondément. Dans la première phrase, la maternité est présentée comme une chose intolérable après un certain seuil qui n'est d'ailleurs pas défini. Elle est de plus accusée d'être un obstacle d'abord à l'épanouissement de la femme, ensuite au maintien de la foi et de la vie chrétienne.
Les faits actuels nous donnent l'occasion d'une observation très importante. Nous vivons encore sous la lancée du Romantisme, qui s'est manifestée en premier lieu par l'individualisme fortement accentué au début du siècle, mais surtout au privilège de l'homme. La femme se trouvait alors dans un état de sujétion, soit au foyer comme ménagère, soit dans les alcôves comme objet de plaisir.
La révolte n'a pas manqué de se produire, sous la forme du féminisme qui a fini par triompher peu avant la deuxième guerre mondiale. Mais le féminisme est tombé dans un autre excès dont nous n'avons pas fini de voir les conséquences : devenue l'égale de l'homme, la femme aspire à la même liberté, aux mêmes plaisirs ; elle est aussi devenue consommatrice directe, c'est-à-dire destinataire d'une presse faite pour les besoins de la cause, et d'une certaine publicité. Le résultat en est simple, l'accent est mis infiniment plus sur la femme-épouse que sur la femme-mère. L'enfant n'est ainsi plus la cause véritable de l'épanouissement du foyer, mais un obstacle à celui du couple ! L'enfant est véritablement non désiré comme le dit la propagande du M.F.P.F., il n'est plus un don de Dieu, il est une charge, une entrave. Et lorsque malgré tout il est là, il est transformé en objet d'appropriation, comme nous avons pu le voir ces temps derniers dans des procès faisant suite soit à des divorces, soit à des abandons.
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Cet état de fait correspond d'ailleurs parfaitement à la perte de la foi. Mais nous refusons d'admettre que celle-ci est la conséquence de maternités trop nombreuses. Nous pensons au contraire que les souffrances mentionnées sont conséquence, et non pas cause, de la déchristianisation, et ceci au même titre et dans les mêmes conditions que l'avortement et le trouble psychique. La foi, la confiance en Dieu et l'acceptation de son vouloir sont au contraire facteurs d'équilibre, et la meilleure voie vers l'épanouissement de l'amour spirituel, moral. Nous pensons aussi que l'amour physique vrai vient après, et non pas avant, qu'il se construit plus facilement dans les difficultés de la vie de tous les jours que dans les plaisirs prolongés de la lune de miel.
Cette opinion n'est pas abstraite, bien au contraire. Nous l'avons acquise par l'observation de foyers heureux malgré une chasteté partielle, ou peut-être à cause d'elle c'est le cas des très nombreux époux que l'on rencontre en célibataires provisoires sur les routes du monde, qu'ils soient marins, aviateurs ou hommes d'affaires. Tout autant sont ceux de milieux plus modestes, car l'éducation ou la richesse n'y changent rien, qui se trouvent éloignés de leurs familles, ouvriers sur des chantiers lointains. Certes tous ne sont pas fidèles, et d'autres trouveront un tiers en rentrant. Mais notre expérience est que l'adultère est très loin d'être la règle, même lorsque des « vantardises » laissent penser le contraire. Nous avons de même connu un veuf, qui n'était pas particulièrement croyant, et qui nous disait avoir reporté sur ses enfants tout l'amour qu'il aurait donné à sa femme, et qu'il en avait reçu tout le retour souhaitable.
Nous ne pensons pas que ce soient là des exceptions, mais nous sommes certains que ces hommes se trouvent à contre courant de la facilité et du confort qui, seuls, nous sont recommandés par notre civilisation. Mais nous savons aussi, par notre expérience, que les hommes se grandissent lorsque l'on demande plus, et que les relâchements sont sans fin dès que l'on accepte la voie de la facilité. La porte a été ouverte par le divorce, on demande maintenant la contraception. Quels seront les prochains pas ? La stérilisation peut-être ? Cela choque probablement beaucoup d'entre nous, mais il ne faut pas oublier que c'est la méthode préférée du Family Planning indien, membre tout comme le M.F.P.F. de l'International Planned Parenthood Federation.
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Bien peu de voix se sont élevées, en France, contre cette pratique ; et même, nous pouvons dévoiler que l'un des Français allé en Inde à notre demande, a profité des facilités offertes là-bas pour subir cette « petite intervention » selon l'euphémisme local. Restera-t-il une exception, ou bien, sera-t-il un novateur en France ? Mais nous voyons déjà d'autres demandes poindre à l'horizon. Un hebdomadaire féminin très répandu ([^17]) reproduisait récemment sans le moindre commentaire, un entretien avec une femme médecin, agrégée et professeur de faculté : « Les femmes ne pensent pas qu'elle pourraient agir avec leurs bulletins de vote, pour l'amélioration de leur sort. Je songe par exemple au contrôle des naissances et à l'avortement thérapeutique que la politique des hommes persiste à leur refuser. » Le tout noyé dans des considérations très familiales et maternelles !
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Si maintenant nous lisons la conclusion de la supplique nous nous apercevons qu'elle vaut tout autant pour ces deux méthodes, l'avortement et la stérilisation. Nous savons bien que ce n'est pas la pensée de l'auteur, mais pouvons-nous être certains que la distinction sera toujours faite, à propos d'un texte qui demande ailleurs la suppression d'une première différence ? Il ne serait peut-être pas difficile de prétendre que la stérilisation n'est pas contre nature au sens de la supplique. Et ne pouvons-nous pas redouter qu'un jour, quelque démonstration plus ou moins scientifique dénie le caractère criminel de l'avortement ?
« Il est impossible que seules demeurent autorisées des méthodes contre nature dans leur application, incertaines dans leurs résultats et IDENTIQUES*,* quant à leur INTENTION, aux méthodes interdites. Il est impossible que l'immense cri de détresse des innombrables ménages chrétiens, tiraillés entre leur Foi et leurs devoirs d'époux et de parents, ne soit pas entendu. Il est impossible que la Paternelle Bonté du Saint Père n'apporte pas une solution à ce déchirant problème. »
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Quelle sera la réponse de l'Église ? Nous l'ignorons, bien entendu, et nous serions encore plus vains de vouloir l'influencer. Nous sommes pourtant convaincu qu'elle ne changera pas les limites de la tolérance qui ont été déjà définies : l'Église ne peut et ne veut aller contre les lois de la nature ; elle peut encore moins emboîter le pas au matérialisme, sous quelque forme que ce soit, qui se cache sous les raisonnements que nous avons vus. Il n'y a rien d'autre en effet sous les différents renversements de valeur qui apparaissent ici et là. Or ce sont précisément ces valeurs qui forment les limites de la tolérance actuelle, c'est leur négation qui est proscrite, et nous ne croyons pas que cela puisse être changé. Ou bien alors, il faudrait que d'autres raisons existent, bonnes celles-là, mais qui seraient passées inaperçues jusqu'ici, et qu'il nous soit montré comment elle se conforment aux lois de la nature. Malgré toute notre attention, nous n'avons encore pu les soupçonner.
Faut-il en conclure que l'Église restera indifférente, ou bien même aller jusqu'à prétendre que le problème ne se pose pas ? Ce serait absurde : la Charité aide à trouver, sinon des remèdes, tout au moins des soulagements et nous sommes certain que l'Église n'y manquera pas. Mais nous savons aussi que tout ne dépend pas de la seule Hiérarchie, et que dans l'ordre temporel, toute une part nous est réservée en tant que laïcs, et principalement dans le domaine social.
#### Remodelage d'une civilisation.
Il nous semble évident que toutes les souffrances que nous pouvons constater autour de nous en raison de la fécondité naturelle du couple sont fortement amplifiées et exacerbées par notre civilisation, qui bien souvent en est, de plus, la cause plus ou moins directe. C'est en remontant à la source, à toutes les défaillances et péchés collectifs de notre époque, que l'on pourra trouver les palliatifs immédiats ; c'est aussi en préparant le monde de demain que nous résorberons les causes de difficulté et de souffrance pour nos propres enfants. Mais pour cela, il nous faut repenser les bases de notre temps.
Nous avons déjà dénoncé l'érotisme général, l'excitation nerveuse, la propagande néo-malthusienne qui contribuent à renforcer les troubles psychologiques de la sexualité, et les remèdes sont ici trop évidents pour que nous nous y consacrions plus longuement. Nous voudrions plutôt nous attacher à un aspect très matériel, et pourtant d'une très grande importance : le logement.
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Dans de très nombreux cas, l'étroitesse, l'inconfort et même l'indignité du logement imposent la limitation du nombre des naissances dans le foyer, où tout au moins empêchent l'épanouissement de l'amour conjugal et familial en rendant la vie impossible. Cette cause profonde n'est certainement pas la seule, mais en nombre, elle est l'une des plus importantes. C'est la première en tout cas, sur laquelle les pouvoirs publics devraient et pourraient agir, alors qu'elle est en quelque sorte escamotée sous nos yeux.
La réalité devrait nous effrayer : notre génération et la précédente ont peu construit, la moyenne d'âge des constructions urbaines et rurales ne cesse d'augmenter, en même temps que s'élève le nombre des personnes à abriter, que croissent les besoins de chacun liés au foyer, principalement la surface habitable et l'hygiène, le confort, l'isolement nécessaires. Et quant à ce que nous construisons, le nombre est bien au-dessous des besoins minimum, la répartition entre centres urbains et zones rurales aberrante, la qualité bien au-dessous des exigences de la dignité humaine.
Beaucoup en souffrent individuellement et cherchent à s'évader comme ils le peuvent, de telle sorte que la voiture devient une nécessité primant celle du logement pour beaucoup de jeunes ménages. Le foyer n'est plus le havre de repos et de paix à tel point qu'il n'est plus le lieu de rencontre dominical. C'est la route qui attire, avec l'ivresse qu'elle provoque, mais aussi les fatigues et l'énervement qui en résultent. Toute notre civilisation en est marquée, et les faveurs dont bénéficie l'automobile se retrouvent dans les privilèges économiques dont elle jouit, y compris celui de payer l'impôt, d'ailleurs.
Il semble invraisemblable que la France ne s'en aperçoive pas, et qu'elle semble ignorer que la situation déjà difficile et douloureuse, s'aggrave un peu plus tous les jours. Nous craignons qu'elle devienne véritablement explosive d'ici quelques lustres, quand les jeunes qui manquent maintenant de classes parce que nous n'avons pas vu la montée démographique, arriveront à l'âge nuptial. Nous avons dit, en une autre occasion, que le logement est l'un des besoins fondamentaux de l'homme et qu'à ce titre il est l'un des vrais critères du sous-développement.
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Dans notre difficile euphorie automobile, nous ne voyons pas que c'est là où nous allons le plus sûrement. Mais au contraire, nous nous laissons mener par l'économie, ce qui est encore un signe de matérialisme : notre presse réclame à grand fracas quelques centaines de kilomètres d'autoroutes par an, alors qu'il serait plus urgent encore de réclamer quelques centaines de milliers de logements. Cela devient un péché social dont la conséquence directe est la chance donnée au crime social des antinatalistes de toute tendance.
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Mais les causes purement matérielles sont loin d'être les seules, et dans l'ordre moral, certaines sont très lourdes. Nous voulons parler en particulier de l'éducation, où la responsabilité directe des parents est engagée. Toute la question tient en ceci : dans quelle mesure avons-nous été préparés, dans quelle mesure préparons-nous nos enfants, à être pères et mères de famille ? N'est-il pas significatif que le souci majeur soit celui de la situation, du gagne-pain, même pour les filles ? Il n'est certes pas mauvais de penser et de prévoir que les circonstances de la vie obligent celles-ci à gagner leur vie seules, ou encore chargées de famille. Mais ce souci ne doit pas primer sur la préparation de la vie de famille, comme cela semble trop souvent le cas, il doit suivre, ou au maximum aller de pair.
Cette absence de préparation se retrouve aussi bien dans l'enseignement, où le nombre des écoles ménagères est insignifiant par rapport aux besoins, où, les programmes sont les mêmes pour filles et garçons, quel que soit le niveau. La femme est ainsi préparée à l'indépendance dont nous avons déjà parlé, et qui la conduira à être beaucoup plus épouse que mère, à construire un égoïsme à deux où l'enfant sera effectivement une entrave, une gêne. Il ne faut pas être surpris, dans de telles conditions, de voir de jeunes couples, ayant pourtant reçu une « éducation sexuelle » dite appropriée, être tout désorientés dès les premiers signes d'une grossesse.
Nous pensons que cette tâche est urgente si nous ne voulons pas que nos enfants se heurtent aux mêmes souffrances et aux mêmes tentations.
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#### Incertitudes et souffrances personnelles.
En notre temps, il ne suffit plus de poser des règles de morale, générale, qui peuvent paraître trop abstraites et même désincarnées, car l'habitude de la réflexion personnelle se perd dans le tourbillon de la vie moderne d'autant plus facilement que nous sommes submergés d'écrits et d'images et, en quelque sorte, endormis. C'est pourquoi je voudrais m'adresser plus directement à tous ceux qui sont incertains ou qui souffrent, en sachant bien que je ne pourrai répondre à leurs questions propres. Cela ne tient pas à la multiplicité des cas, mais au fait que nul, en morale, ne peut se substituer à la responsabilité de chacun ; or je tiens pour certain que là d'abord se trouve le nœud de la difficulté.
Le plus grand reproche que l'on puisse faire à Sauvy et au M.F.P.F. n'est pas tant la fausseté de leurs raisonnements et de leurs arguments que l'ignorance de notre responsabilité, vis-à-vis de nous-même en tout premier lieu, vis-à-vis de la société ensuite. Pour Sauvy, toute question de sexualité n'est en fin de compte que celle d'un équilibre toujours précaire entre démographie et économie : l'individu importe uniquement par la somme de ses actes et de ceux de ses semblables dans une multitude qui le dépasse. Et le choix de ses actes ne lui appartient pas tellement, il est politique, soumis aux conclusions du spécialiste, et de lui seul. Les personnes ne l'intéressent pas dès lors que « l'ordre règne ». Le M.F.P.F. est, si cela se peut, moins nuancé encore : il ne songe pas qu'il y ait un bien commun dans la natalité, il se limite aux personnes hors de la société. Il veut la poursuite d'un bonheur uniquement fondé sur le sexe, en supposant par principe que cela suffit pour le plus grand nombre. De plus, il considère que la seule cause des souffrances est la trop grande prolificité de la nature, excès qu'il convient de corriger : L'INTENTION unique qu'il nous présente est celle qui ramène à de justes proportions des forces naturelles qui nous dépassent.
Le point de départ de l'un et de l'autre est une méprise, et rejoindrait le mépris, s'ils en étaient conscients. L'homme et la femme ne sont pas de simples unités au sein d'une collectivité ; ils sont des êtres doués de raison et de liberté, maîtres de leurs décisions et de leurs actes. Point n'est besoin d'être chrétien pour le savoir, mais il suffit de désespérance pour le nier. C'est pourquoi je veux insister sur ce point en premier.
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Mari et femme sont responsables, d'eux-mêmes, de leur famille, et au bout du compte, de la société dont ils font partie. Cette responsabilité n'est pas une charge intolérable, encore moins l'occasion ou le prétexte de condamnations non charitables. Bien au contraire, elle est la source de leur grandeur, de leur dignité, elle est la cause même de l'épanouissement de leur amour, elle est la mesure exacte qui distingue l'homme de l'animal. La grande erreur de notre temps est de croire qu'il suffit de faire oublier cette responsabilité pour supprimer les difficultés qui en résultent, et cette faute est grave non seulement en elle-même, mais plus encore parce qu'elle diminue l'homme, le respect de lui-même et de l'autre.
Cette responsabilité commence dès les fiançailles, puisqu'au premier chef, fonder un foyer équivaut très exactement à fonder une famille. Cette évidence est loin d'être claire pour tous : les mariages se font de plus en plus tôt, bien avant que la situation ne soit faite ou même amorcée, et les jeunes couples ne désirent pas d'enfant « tout de suite ». La porte est alors ouverte à l'égoïsme à deux, ou bien, sans aller jusque là, à l'idée du bonheur du couple, à l'idée de la femme-épouse, à l'époque où précisément on sait le moins maîtriser les désirs. Il est urgent, dans ce sens, que les parents, les amis, disent et répètent aux jeunes gens que l'union des corps a plus de conséquences que la dégustation d'une glace, que ces conséquences ne seront pas maîtrisées avec quelques artifices en toute quiétude, que ce sont les désirs qu'il faut d'abord dominer.
Mais cette responsabilité porte aussi sur le nombre d'enfants qu'un couple peut avoir. J'ai déjà dit dans le passé que l'importance de la famille est une question de vocation du couple, pour laquelle la Providence ne manque jamais de nous faire des signes, des clins d'œil que nous sommes libres de rechercher on de négliger. Ces signes se trouvent dans la santé, dans l'aisance matérielle actuelle ou prévisible, dans la stabilité du métier, dans la dimension du logement ou les possibilités de l'améliorer, dans bien d'autres encore que chacun ne peut voir que pour soi-même. Et je voudrais ici dénoncer le scandale immense que constituent nombre de familles aisées et très restreintes par opposition aux familles pauvres surchargées d'enfants dans des logements indignes.
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Ce scandale n'est pas simplement celui de mésusage de la responsabilité personnelle, c'est surtout celui grâce auquel on peut prétendre que la prévention est le fait de gens éclairés et prétendus sages, et conclure que la saine prévention est question d'instruction et d'éducation.
Enfin, la liberté dont nous disposons est sociale dans les deux sens : je veux dire que chacun d'entre nous est, à sa mesure propre, responsable des défaillances de notre monde, qui en retour, nous incitent à défaillir. Tel est le cas de l'érotisme répandu dans la presse, la radio, le cinéma. Nous en sommes certainement victimes, mais n'en sommes-nous pas pour une part la cause, dès lors que l'érotisme est l'un des grands moyens psychologiques, de publicité et de vente ?
Il serait illusoire de vouloir cacher que nous sommes à l'origine de nos propres maux parce que nous sommes membres de la communauté dont nous sommes responsables, même lorsque les dérèglements sociaux font de nous des victimes. Une telle affirmation est rare en raison de sa sévérité, mais elle est propre à grandir l'homme, en particulier ceux qui ne savent plus où ils en sont, et qui souffrent...
#### L'épanouissement de l'amour.
La première des responsabilités personnelles des époux est de construire un amour véritable, qui sera plus tard le support du foyer et de la vie familiale, en même temps -- que le refuge contre les souffrances ou la cause de leur acceptation.
L'épanouissement de l'amour va beaucoup plus loin que l'union des corps bien que celle-ci soit souvent un point de départ et un point d'appui. L'amour doit dépasser la seule physiologie pour devenir moral et spirituel, car il n'y a pas d'amour vrai tant que l'un ne trouve pas en l'autre, l'image de Dieu, malgré faiblesses et péchés. C'est en cela que l'amour, même l'amour conjugal, est divin. Mais cela ne se fait pas en un jour, encore moins comme un « coup de foudre ».
L'amour se construit avec le temps, à la longue, dans la patience et la douceur, dans l'humilité et le pardon, il mûrit comme un fruit après que le bourgeon, devenu fleur, se soit fané : il y a une mort dans toute vie, et ceci est vrai aussi de l'amour, c'est celle des égoïsmes des époux.
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Faute de le savoir, bien des unions se fanent avant que la fleur ne se transforme, ou simplement se survivent dans une cohabitation sans signification : l'ignorance est de confondre jouissance et amour, et ceci, que la jouissance soit matérielle ou sexuelle. De cette volonté de jouissance sont nés le divorce et la prévention des naissances qui en est la suite logique, c'est tout autant d'elle que les époux se réclament dans un cas comme dans l'autre, qui est toujours la négation de l'amour véritable.
Mais l'épanouissement de l'amour n'est pas le privilège des seuls époux, il est aussi le droit le plus absolu de la famille complète avec ceux et celles qui naîtront de cette union, qui ont d'abord le droit d'en naître, car l'amour est un équilibre, une harmonie, même lorsque les difficultés, les orages momentanés nous empêchent de le voir. Quelles que soient les souffrances, le désordre apparent, c'est cette harmonie qu'il faut rechercher sans cesse, car c'est en elle seule que se trouve la paix avec soi-même, la paix du couple et de la famille. Mais cette harmonie ne se trouve que dans l'effort, dans la volonté de surmonter ce qui semble insurmontable, en un mot, dans la maîtrise de soi.
Tel est le cas, de la chasteté conjugale que la nature demande à de nombreux couples, et je voudrais dire tout d'abord combien je préfère ce mot de chasteté à celui d'abstention qui est employé dans la supplique : en effet, l'abstention se présente comme une absence, comme une lacune, qu'il convient de combattre dès lors qu'elle est imposée de l'extérieur, alors que la chasteté est au contraire l'exercice d'une volonté libre, l'acceptation des faits, la soumission qui grandit l'homme et la femme. Cela me semble tellement évident qu'il me paraît impossible de ne pas associer la frustration à l'abstention, ni de ne pas lier chasteté et liberté et grandeur. Car telle est la force et la psychologie du langage.
Dans cette chasteté librement acceptée, les époux ont toute chance de construire véritablement leur amour, et de voir de plus grandes joies remplacer la jouissance dont ils se sont privés ; ce sera pour le bénéfice de tous, y compris celui des enfants, et tout autant la meilleure préservation de ce qui a été acquis. Ce qui conduit à une autre perspective : nous nous faisons nous-même tout au long de notre vie, et notre passé peut engendrer des regrets et des remords si certains de nos actes s'écartent de la voie droite.
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Or aucun des apologistes de la prévention des naissances ne nous dit si l'enfant non désiré à vingt ans, souvent sur une impulsion, ne fera pas, à quarante ou cinquante ans, regretter son absence. Il ne nous dît pas non plus les remords lorsque, dans une famille délibérément limitée, un enfant vient plus tard, à disparaître brutalement. Or le seul fait de recourir à la chasteté plutôt qu'à la contraception, demande une réflexion, un effort plus grands, qui ont de bien plus grandes chances d'être exactement et justement motivés. Dans la chasteté, il ne peut y avoir d'ambiguïté sur l'intention. Il est de même fort probable que le médecin qui conseille les méthodes de chasteté bénéficie aussi de toute la réflexion qu'il a dû consacrer à son choix, et de toute l'expérience qu'il a pu acquérir dans son effort, et dans ceux qu'il a fait accepter à d'autres librement.
J'en viens au dernier aspect de notre problème : on ne manquera pas de dire que l'épanouissement de l'amour, que la chasteté très souvent nécessaire sont des idéaux trop parfaits, qu'ils sont réservés à une petite élite en raison même du dérèglement de notre temps, qu'en fin de compte, nous ne sommes pas des anges et que si nous voulions le faire... Il n'y a pas de raisonnement plus faux, plus pernicieux.
A ceux qui hésitent, je voudrais pouvoir dire : vous êtes plus grands que les moyens méprisables, que les ustensiles minables que l'on vous offre pour votre jouissance parce que l'on ne vous croit pas capable de dignité et de grandeur. On confond en vous l'animal et l'homme, la passion fugitive et l'amour authentique. Vous qui souffrez, vous êtes responsable de vous-même, vous êtes libre, vous êtes appelé à être enfant de Dieu, même si vous êtes faible et pécheur, surtout si vous l'êtes. Jésus n'a-t-il pas choisi une Samaritaine ignorante, une schismatique, presque une impie, une concubine, pour lui faire par priorité, la grande révélation sur la vie intérieure et sur la grandeur de la vie personnelle et spirituelle ? Ne serait-ce pas, à l'inverse, péché contre l'Esprit, de vous dire que la vraie morale n'est pas faite pour vous, qu'elle est trop haute, et qu'il vaut mieux rester dans l'animalité car c'est bien là le plus facile ?
Michel TISSOT.
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### Demain Saint-Exupéry
par Dominique DAGUET
« Nous agissons toujours comme si quelque\
chose dépassait, en valeur, la vie humaine. »
Saint-Exupéry.
PARLER de Saint-Exupéry, de son œuvre, de sa résonance dans l'esprit de ceux qui n'ont pu connaître l'homme, est une entreprise hasardée (mais nécessaire) : puisque je n'ai pas l'intention de sacrifier aux idoles du temps présent. Et que beaucoup considèrent qu'il n'y a qu'un vêtement qui convienne à « Saint-Ex » : le silence.
Que l'on m'entende bien : aligner des mots, former de belles phrases, concevoir de grandes périodes, tout cela, qui est un métier -- difficile et souvent ingrat -- métier que Saint-Exupéry ne pratiqua point ou seulement par jeu comme il faisait des tours de cartes, serait sans doute un peu faux. Car il s'agit ici d'une toute autre entreprise, comme d'un témoignage afin de dire sur cet « *être de race qui toujours et d'instinct marchait orienté vers la grandeur* » ce qui me semble aujourd'hui trop tenu dans le silence.
Voici cependant : on dit que le temps passe, que l'on oublie. Que l'on s'attache à des détails sans importance. « *Ment le poète qui nuit et jour te parle de l'ivresse du poème. Lui arrive de souffrir de quelque mal de ventre et se moque de tous les poèmes*. »
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Il faut donc tâcher de ne pas mentir. De respecter ce qui est respectable. De tirer à boulets rouges sur ce qui ne l'est point. « *Une fois la route tracée, on ne peut pas ne plus poursuivre*. » Voilà la mienne ouverte : je tâcherai de m'y tenir.
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Il y a quelques mois, relisant les livres de Saint-Exupéry, je me suis étonné du retour d'une ancienne exaltation, d'une jubilation qui fut celle de mon adolescence, revenue à l'occasion de cette incursion à nouveau dans ces pages que j'avais quelque peu oubliées. C'est que voilà un écrivain dont l'œuvre agit moins par sa vertu littéraire, vertu que l'on peut mettre en doute, ou nier, ou bien apprécier, peu importe, que par son évidente qualité humaine. Et une pudeur me retient, comme elle retient beaucoup de ceux de ma génération qui furent sur leurs quinze ans nourris de Saint-Exupéry, une pudeur que je ne puis expliquer ; je tiens à mes légendes qui sont autant sel de ma vie que le furent celles accrochées à la bouche inventive des femmes et que je réclamais enfant.
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Saint-Exupéry fut un de mes héros, à l'égal des chevaliers antiques, des croisés et des saints conquérants : lointain et proche tout à la fois, le chef de file d'une merveilleuse lignée, héritière en notre temps des prestiges et des vertus de la longue suite des chevaliers de la quête du Graal. Je n'aurais su dire quel trésor vital ces hommes étaient chargés de découvrir -- aucun peut-être, à part Saint-Ex, -- mais je nommais Mermoz, et je voyais sa tête d'archange vainqueur, Blériot le défricheur, Guillaumet le sublime : derrière ces visages confondus dans le temps dont je soupçonnais la force naïve et l'entêtement bourru contre le malheur, il y avait Saint-Exupéry, déjà séparé par ce nom étrange et magnifique, mais aussi par ce don de parole et ce souci d'exprimer une pensée fécondée par des heures lumineuses de méditation ; leur égal cependant dans l'héroïsme, l'habitude de la grandeur. Comme Saint-John Perse disait « *parler dans l'estime* », Saint-Exupéry agissait : avec aussi cette souriante familiarité jamais tant reconnue et aimée qu'au travers de cette voix touchante d'un enfant descendu des astres jusque dans un désert.
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« *Ce que j'ai fait, je te le jure, aucune bête au monde...* ». C'est très grand, en même temps très simple.
Trop simple au gré de beaucoup de mes aînés qui semblent loin de manquer de raisons. De mauvaises raisons ; bien entendu.
Et cette légende de l'homme nous est aussi précieuse que son œuvre : ainsi sa disparition tel un demi-dieu de la mythologie donne au départ singulier du Petit Prince une étrange résonance : d'avoir été comme prévue elle en acquiert une signification nouvelle.
Ce que je voudrais tenter ici c'est donc de dire le rayonnement, secret au cœur d'une génération non encore affirmée, de cet homme qui symbolise peut-être le meilleur de tout ce temps bien trouble entre les deux guerres. Encore ne vais-je donner que des raisons très simples, puisque mes quinze ans tenaient Saint-Exupéry pour un dieu par lequel jurer.
« *Quiconque abaisse, disait mon père, c'est qu'il est bas*. » Il avait des paroles sûres et brillantes, cet homme. Qui suffisent souvent à faire détourner de ces œuvres désolantes ou mensongères des Sartre, Alain, Camus...
S'il ne s'agissait que de louer, à la façon dont on loue des écrivains, des littérateurs, nous serions tout aise. Mais il s'agit sans doute d'un autre projet ? Cependant ce qui attire tout d'abord c'est cette façon d'être qu'avait l'homme Saint-Exupéry, et dans sa vie et dans son œuvre, qui sont inséparables ; sa clarté de regard, son rire qui perce dans les meilleures pages, son abondance toujours jaillissante de raisons de vivre, issues quelquefois de cette contemplation, dans l'oubli du temps que l'homme connaissait, aux prises avec la force d'une nature insoupçonnée et souvent rebelle, raisons pas toujours claires ni nettement exprimées, saisies un moment par l'intuition, mais pas toujours poussées jusqu'à leurs ultimes conséquences, de ces raisons cependant qu'il jugeait excellentes raisons de mourir.
C'est une telle attitude qui fait regarder les fervents de « Saint-Ex » comme des attardés : ce lyrisme un peu naïf pour dire des louanges « excessives », cette sorte de romantisme positif, mélange bizarre et déroutant, cet enthousiasme juvénile et ignorant, qui choque le bon goût et la hiérarchie, lorsqu'il se manifeste encore à l'orée de l'âge adulte... Ces critiques ne manquent ni de mordant ni de justesse. N'ont-elles que ces qualités ?
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Voilà des raisons bien diverses, on ne sait trop comment s'y prendre, puisque ce qui nous a atteint au plus profond, bien plus que ses « accents », bien plus que les mots qu'il prononce, c'est cet air de sincérité absolue, de dévouement sans limite à la cause humaine, mêlé à une humilité d'artisan qui ne dit que ce qu'il sait pouvoir dire comme l'autre ne fait que ce qu'il sait pouvoir faire.
Mais cette séparation involontaire que j'introduis déjà entre l'œuvre et l'homme est une séparation fausse : jamais œuvre n'exprima aussi fidèlement la quotidienneté de la vie d'un écrivain ; jamais œuvre ne fut autant appelée par cette vie. Et l'on peut dire qu'elle ne fut que parce qu'il y eut vie riche et féconde, qu'il fallait rendre exemplaire. C'est peut-être là une des raisons qui rendent le mieux compte de l'actuelle audience de ces livres qui forment comme un autoportrait involontaire mais fidèle et précieux, d'un homme dont nous souhaiterions la présence comme d'un bon compagnon.
Œuvre d'un ton si égal, si merveilleusement égal, si constamment le même, simple et beau, chargé d'intentions comme un regard le serait de sentiments.
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Quel homme est-ce que cet écrivain dont on nie un peu partout le talent et les mérites ? Plus un paysan qu'un homme de lettres, certes. Un artisan, si l'on veut bien donner à ce mot le sens d' « *homme qui fabrique de ses mains* »*.* Trempé de la sueur du temps. Enfoncé dans sa glèbe. Amoureux du très simple éclat de la moisson, des gestes de la moisson. « *Celui-là seul de son espèce, ou peu s'en faut, n'écrivait que pour établir les résultats de son action*. » Un paysan. Et n'est-ce point dans une telle attitude que doit se chercher le secret d'une vie qui ne fut qu'un éblouissant passage : secret précieux plus qu'on ne l'imagine. Et ceci : il semait, dit-on, partout la joie et partout le regret de son départ. C'est là peut-être ce qui nous permet d'éprouver davantage de confiance que d'admiration.
Ainsi cet homme, qui fut un écrivain réservé prêt à se passer du brillant des mots, préférait à tout une exactitude minutieuse, de laquelle il pouvait au moins compter qu'elle ne le tromperait pas, sachant l'importance de l'écrit, et voulant donc éviter l'erreur ou le mauvais usage qui trouble ou paraît mensonge.
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Si l'on voit qu'il voulut revenir à la réalité par les chemins les plus discrets, ce ne fut en définitive que pour la sauver. Et en même temps sauver l'homme.
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Cependant voilà que l'on me parle d'échec ; de bonnes intentions demeurées impuissantes. Saint-Exupéry, grand écrivain ? Que non : et sur un ton qui rend impossible toute contestation. Ainsi *Courrier Sud* ne serait que le roman annonciateur d'un réel talent ; *Vol de Nuit*, une suite décevante, ennuyeuse, trop systématique, où la mort, trop vite acceptée, ne serait que de peu de prix. *Pilote de Guerre* aurait eu son heure de gloire, celle de son utilité. *Le Petit Prince* ne trouve point grâce : histoire pour gamins. Or notre temps a mieux à faire qu'à s'occuper de gosses. Mais *Citadelle* enfin ? Un immense taillis dans lequel se rencontreraient parfois des souches offrant quelque intérêt...
C'est qu'en effet Saint-Exupéry n'est pas un grand écrivain, comme on le dit de Monsieur François Mauriac ou de Monsieur Henry de Montherlant. Car ces deux derniers ont plus de tours dans leur besace et plus d'imagination : plus de vocabulaire et de manières, plus d'adresse aussi, plus de savoir-faire et d'invention que celui-là...
Mais au vrai ce n'est pas cela qui nous intéresse. Il y a une différence considérable et unique : c'est que Monsieur François Mauriac se trouve disjoint de son œuvre, que nous n'avons en lisant *Thérèse Desqueyroux* aucun désir de connaître l'auteur, que ce livre pourrait être aussi bien d'un anonyme : notre plaisir ou nôtre ennui n'en serait nullement gêné. Or notre attention, dans les livres de Saint-Exupéry, s'arrête peut-être davantage sur l'homme que l'on entend parler que sur les mots qui se fixent sur la page. (La fascination connue trouve son origine autant dans les livres, clairs comme des regards, que dans les actes de l'homme. Et nous trouvons à ces livres une qualité essentielle, qui les situe d'emblée à une place unique dans notre histoire littéraire, c'est qu'ils rendent l'homme, et qu'en définitive c'est leur seul but.)
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C'est qu'il ne s'agit pas ici de littérature. Un projet beaucoup plus important occupait Saint-Exupéry : il avait à examiner ce qui faisait l'essentiel de sa vie et à en exprimer le sens. Il devait agir, et donc savoir pourquoi : il devait donner un sens à sa vie, et par là même à la vie de l'homme, en tous temps minée et détruite par des philosophies de négation.
D'autres que lui ont montré la faiblesse humaine : c'est la grandeur humaine qui l'a ébloui, qu'il a voulu dire. L'intuition de cette grandeur. D'autres ont dit les déchirements de l'esprit et les redoutables passions de notre cœur : il s'est contenté simplement de porter son regard sur la part la plus haute de l'âme humaine, et de la dire. Point toute, me dit-on. Mais le seul projet est déjà rare. Et qui pourrait la dire toute ?
Il a su deviner hors des limites de la vie, dans les espaces les plus déserts d'une planète déserte à hauteur de vol, la prodigieuse signification d'une présence d'homme, et la grandeur et la haute beauté d'un mot, d'un sourire, d'une amitié liée dans le cœur des sables, comme dans la sécheresse mortelle des grandes villes industrielles.
De cette volonté têtue d'élargir la terre, de ce sentiment raciné profond en lui d'un infini à l'intérieur même de ce monde tout limité, il a poussé les cris les plus simples. Voilà qui dépasse singulièrement le cadre de la littérature, même si sa pensée est quelquefois mal assurée ; même si ses élans généreux manquent de précision.
Certes il est beaucoup plus moraliste que philosophe, et lorsque lui apparaissent les nécessités ce sont les justifications qu'il oublie. Mais quelle importance ces manques ? Ce n'est pas de justifications que nous avons besoin : c'est d'élan vers l'infini que l'on devine, vers une réalisation toujours plus avancée et plus humaine de la vie.
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Alors voilà que l'on devine ici ce mystère qu'il y a derrière les mots prononcés : cet éloignement et cette invite qui se ressentent dans l'esprit. Cette exigence plus haute et plus durable peut-être que ce qui se comprend dans l'instant. La part souterraine qui doit être la plus décisive...
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Les signes de division ne sont plus les nôtres et nous sommes davantage portés à tendre les mains et à prendre où qu'elles se trouvent les beautés de ce monde. Les divisions ne nous tentent guère : et c'est que nous obéissons à une obscure exigence d'unité. Mais une unité qui se ferait par une voie royale.
Or cette œuvre, engagée dans le temps du fait de la vie de l'auteur, engagée dans l'immortel du fait de son regard, ne nous est pas message de discorde.
Enfin que veut-on dire ? On discute de mérite littéraire, de style, de beautés selon le droit canon des écrivains : et de ce point de vue très limité on peut trouver d'éminentes qualités aux livres de Saint-Exupéry. Cependant, pour quoi et pour qui écrivait-il ? Il voulait marquer dans le temps son passage comme un signe, comme un appel à plus d'humanité. Dans cet appel, une question est posée, qu'est-ce que l'homme ? (Nous aimons que cette question soit posée par les voix les plus diverses, afin qu'elle ne soit point oubliée.) Mais la réponse dit-on ? Peut-être qu'elle existe, je le crois, je le sais. Mais cette réponse en définitive n'est possible et ne prend toute son importance -- sa flamme ne devient brûlante -- que dans la mesure où la question se fait angoisse au fond de nous.
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Avant de poursuivre ces remarques je voudrais à nouveau parler du Petit Prince, -- dont certains disent ne plus percevoir le charme. Je me refuserai, nous nous refuserons toujours à croire que le Petit Prince pourrait mourir dans l'esprit d'enfants devenus adultes. Je me refuserai toujours à penser que ceux que j'aime ou estime pourraient laisser mourir en eux cette part d'enfance que fait vivre si singulièrement cet être de chair et de lumière. Jamais écrit n'eut ce pouvoir d'exprimer ainsi l'âme de son lecteur, si bien qu'on a pu prendre le Petit Prince comme signe de ceux que l'on connaît de sa famille. Signe au sens de marque sur le front.
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Arrivé à ce point, je me pose une question, naïve sans doute, mais tout de même à poser. Quels sont les critères qui nous permettront d'être sûrs qu'une œuvre de ce temps sera pour demain un phare, signifiante donc pour l'avenir, témoin irrécusable d'une époque, d'une race d'hommes, de certaines vertus comme de certains vices ? Qui fera ce tri ? Les critiques ne sont là bien souvent que pour errer et rappeler par leur exemple la fragilité des vues humaines. Enfin ce n'est pas un avis de critique que nous demandons ici.
Laissons donc le temps faire la grande part de ce travail : nous voyons qu'alors il ne manque point de raisons qui donnent l'œuvre de Saint-Exupéry pour signe, phare et témoin de son temps. Tandis que des œuvres tenues en haute estime par toute une génération, qui s'y mirait plus qu'elle n'y puisait, s'effondrent dans l'oubli ou le mépris, celle-là demeure plus vivante que jamais, vingt ans après, puisque jamais autant qu'aujourd'hui elle n'a connu une telle diffusion. (Cela même me semble significatif d'une faim, que la seule perfection littéraire, estimable certes et qu'il ne saurait être question de mépriser ou de juger inutile -- mais elle n'est pas absente de *Vol de Nuit* ou du *Petit Prince* -- ne peut assouvir. Et si nous parlons des possibles défauts littéraires de quelques livres de Saint-Ex, c'est simplement pour souligner que la qualité essentielle qui nous attire est autre. Que rend plus évidente peut-être, la laissant seule, la faiblesse quelquefois de la part littéraire.)
Enfin, je crains de découvrir que les raisons pour lesquelles on mésestime Saint-Exupéry soient des raisons peu avouables, qui feraient appel à ce qu'il y a d'obscur et peut-être de honteux en nous.
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Au centre de cette œuvre, qu'allons-nous chercher ? Quelle est la sève dont notre printemps fait sa nourriture ? Quels mots traquons-nous dans notre faim ? Ces mots de passe et ces lumières qui ouvrent pour tant d'esprits en formation ce monde dans lequel ils s'engagent. Mots de passe, lumières : cette génération a soif tout d'abord de certitudes. (Ne s'oublient que rarement les œuvres qui apportent au temps de l'adolescence la part de l'enthousiasme, de l'ivresse de vivre, dans une lucidité cependant qui évite la folie. Il est préférable que ces jeunes hommes fassent ce chemin ainsi guidés par une voix sereine et familière des routes de la joie plutôt que de les voir confier leurs pas encore mal assurés à cette confusion et à cette pauvreté qui sont en définitive les tristes beautés des livres d'Albert Camus.)
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Mais vient le plus important, ces mots de grandeur et de responsabilité et de vérité et d'amour que nous lisons, plus suggérés que dits, davantage montrés qu'écrits, nous les jetons à la face de notre temps qui est plus temps de désordre, de déroute et d'abandon que temps de vertu, de rectitude et d'œuvre. Davantage temps de mollesse et de faiblesse que d'héroïsme.
Nous les cherchons ces instants de dépassement -- dont le secret doit être si beau, ces instants si rares de nos jours, si bien jetés sous le boisseau que nul ne les connaît, ces instants où l'homme renonce à lui-même pour mieux atteindre ce qui en lui est essentiel, son humanité, ce « je ne sais quoi » qui transcende la vie et en fait tout le prix. On me dira que Saint-Exupéry, s'il montre cet exemple d'un homme à la recherche en lui de l'étincelle divine est peut-être en même temps l'exemple d'une défaite. Mais a-t-il jamais renoncé ? A-t-il jamais cessé de vouloir nommer ce qu'il pressentait être la vérité ? Cette obstination à elle seule est réussite d'une vie.
Ainsi, dans notre temps de systèmes et de relâchement, son esprit fut-il dégagé des systèmes, son être tendu comme un arc prêt à lancer sa flèche. En ce temps où sévit l'angoisse de vivre, où les hommes se laissent fasciner par des doctrines absurdes et dérisoires, la volonté farouche de celui-là, surmontant sa propre angoisse, son propre vertige devant les jours : voilà qui justifierait semble-t-il toutes les affections pour une œuvre où la fraternité humaine est dite, reconnue, recherchée.
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Ce qu'il y a d'inhabituel -- c'est une redite, peu m'importe -- c'est que l'œuvre nous conduit inévitablement à l'homme, dans le sens le plus haut, l'homme chargé de mission, l'homme qui pose sa main royale sur le monde et prend ainsi appui : mais vers quel ciel, quel salut, quel amour ? Il n'y a pas d'échappatoire, la question est posée, vrillée, si l'on peut dire, au centre même de l'âme.
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Voilà des pages qui ne témoignent ni pour l'Art, ni pour la Liberté, ni pour la Grandeur, mais pour l'Homme, en qui s'accomplissent et se rejoignent l'Art, la Liberté, la Grandeur. Cependant à l'altitude d'une telle exigence, capables d'une désarmante simplicité, qui va jusqu'à l'enchantement, au sourire, au petit prince.
« *Ce surpassement de soi qu'obtient la volonté tendue, c'est là ce que nous avons surtout besoin qu'on nous montre* », disait André Gide dans sa préface à *Vol de Nuit*. Voilà bien ce qui nous est nécessaire : des exemples d'homme ; faisant honneur à l'homme. Il nous fallait cette réflexion dure sur la condition de l'homme, réflexion « sans en avoir l'air », sur ce qui fait sa vie ; sur ce qui est nécessaire pour la conduire : l'énergie, le courage, ce sens du devoir avec celui de la grandeur.
Il nous plaît qu'une telle réflexion ne soit venue qu'au travers d'une expérience quotidienne -- ici celle d'un homme aux prises avec un monde tout inconnu et dont l'approche nécessitait une transformation totale des habitudes. Dans cette lutte se sont retrouvées pour s'exprimer d'une façon exemplaire les anciennes vertus. Malgré le danger, Saint-Exupéry part sur Arras, sachant qu'il n'est « *rien à attendre d'une mission manquée* ». Et il profite de ce temps pour méditer sur l'homme. Il dépasse ainsi le simple héroïsme, qui fait affronter le danger sans le rendre autrement significatif : il fait rendre gorge à l'événement et en tire toute une « moelle substantifique ». -- Fabien continue le vol malgré le cyclone, et le courrier d'Europe qui prend entre de telles mains valeur de symbole, s'envole malgré la mort peut-être de Fabien.
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Ainsi des exemples d'hommes. Forts, de la race de ceux qui rendent au culte des temples fermés pour cause de barbarie : forçant le destin alors que tout autour de nous le monde craque et se meurt, s'enlise dans la plus vulgaire des défaites, docile au malheur, soumis à l'adversité, obéissant aux appels de la déroute.
Nous en avons assez de ces temps de vieillards où la femme enceinte gémit et pleure sur son enfant parce que le monde de jour en jour prend visage de laideur, où l'homme est sans cesse remis en question, renié, où l'on nous enferme dans des systèmes sauvages, où la mort seule parvient encore à rire de toutes ses dents.
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Nous en avons assez de ces temps où la civilisation se trouve « bouclée » dans les salles sépulcrales des musées. Nous en avons assez de voir chaque fois nos élans brisés : nos rêves n'être que d'humiliantes réminiscences. Nous en avons assez de sentir le formol : alors voilà un homme qui voyait que la civilisation était morte et qu'une nouvelle était à faire : il apportait son message très simple, que l'amitié est sûre, qu'une fraternité humaine doit être toujours possible. Mais que se passe-t-il, nous devons à chaque pas montrer les dents. Qu'on nous laisse l'espoir de croire que nous ne serons pas ainsi figés jusque dans le tombeau.
Pour une fois qu'il arrive un autre événement, pour une fois qu'une question, peut-être malhabile, comme tous les gestes humains, une question qui sauve l'homme en le rendant à son unicité, à son inconnaissable mystère, dite non pour quelques initiés privilégiés mais pour la plus grande foule, laissant ridicules tous les radoteurs de poussière, tous les stupides enrubannés qui pontifient au centre de cours rares et ennuyées, pour une fois qu'un homme qui vient à peine de nous quitter a su reprendre le flambeau de la révolte de l'esprit que de siècle en siècle des hommes de plus ou moins de génie mais d'égale ferveur se transmettent et avivent de leur souffle et protègent de leurs mains et fortifient de leur sang, pour une fois nouvelle que nous devons nous remettre à espérer, pour une fois, à nouveau que la vie se débarrasse de sa gangue d'absurde et de honte que l'on aurait voulu nous faire revêtir, pour cette fois que notre jeunesse tient avec certitude l'un des siens, on voudrait le faire taire, agir comme s'il n'avait pas existé, déclarer sa parole insignifiante, son exemple sans portée. Déjà cette même race aurait voulu éteindre le verbe incandescent d'un Péguy, ce génie isolé à l'orée du siècle, et qui fait de grands gestes et qui pousse de hauts cris afin d'éloigner si possible la malédiction sur notre temps.
Mais heureusement la pureté des voix les rend plus hautes et audibles. Le reste n'est que fange. Voilà donc Saint-Ex, homme complet dans cette époque de spécialistes, un homme de grande franchise : l'esprit ouvert à tous les vents du large, attentif aux étoiles comme aux simples lumières qui brillent dans les campagnes sous le froissement de l'air.
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Ainsi tenons-nous à nos légendes, à nos héros, à nos dieux. Nous aimons ces images qui nous le montrent, face à la terre, dans son avion immobile, arc-bouté contre la violente poussée de l'ouragan : là, dans cette position privilégiée, songeant à quelques lignes nouvelles de son langage dont la noblesse nous est nécessaire.
Ah ! certes, il disait le courage et l'accomplissait. « *Ce que j'ai fait je te le jure nulle bête au monde ne l'aurait fait*. » A cette réponse de Guillaumet, disant le courage le plus humain, la plus longue patience, la plus tenace amitié, se lie le geste de l'inquiétude vigilante de l'ami. « *Je te voyais et tu ne me voyais pas -- Comment savais-tu que c'était moi ? -- Personne n'aurait osé voler si bas.* »
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Est-ce tout ce qui vous retient ? -- Ce serait déjà quelque chose. Mais non, voici encore dans cette œuvre d'un homme à la fois d'avant son temps, du désert et des altitudes : c'est qu'il sait puiser les leçons les plus profondes, qu'il sait ne pas être emporté par les facilités de la vie, la séduction du monde, ou détruit par sa laideur. Cette vie où le sublime ne se trouve en rien distinct du quotidien et du naturel -- cette vie que nous avons apprise avec quelle attention et quel étonnement -- nous apporte les mots les plus simples et nous fait retrouver, d'une manière nouvelle cette échelle des valeur dont le respect est ici bien beau. Ainsi préférait-il bien vivre plutôt que bien écrire : et plutôt disparaître que faillir à l'honneur. Ces choses ne s'inventent point : or nous avons besoin qu'elles soient vécues et dites.
C'est pourquoi l'œuvre se présente sans fards. Ainsi retient-elle plus profondément ceux qui demain formeront la part active du peuple de France. Parce que justement cette « autre chose » qui se lit dans le regard du Maure, cet ailleurs que l'on croit au-delà des lignes du sable et qui attire, cela n'est point du truquage. C'est le reflet pour beaucoup incompréhensible d'une âme qui au-delà du facile -- par exemple se laisser enfermer dans un certain style, se laisser prendre aux louanges, se laisser mettre la main dessus comme on fait aux esclaves -- préfère l'incertitude des questions et des mystères reconnus, de cette quasi « angoisse métaphysique » des classes de philosophie, que ne peut manquer de faire surgir la réflexion honnête sur la condition humaine.
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Voici donc toute une jeunesse qui a besoin d'inconnaissable et de mystère et qui trouve en ses premiers sentiers un homme qui recherchait aussi le mystère et l'inconnaissable, cette part la plus secrète -- mais la plus reconnue -- le dernier refuge de notre âme.
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« Mais voici que je restais seul, responsable seul de tout mon passé, et sans témoin qui m'eût vu vivre. » Ainsi l'être haut est-il seul : mais à cette altitude entre deux, où peut-être il y a encore absence de Dieu mais sens cependant du geste grand, de la beauté plénière. Au désert sans doute cette conscience de ce que nous nommons solitude apparaît, que ne permet pas de sentir à ce point la délirante activité de nos villes. L'homme alors se fait attentif à la résonance de sa vie et de sa voix chez ses compagnons de route : la solitude prend une autre couleur. Elle est plus pour l'être qui demeure après la mort de l'aimé : tant que la vie demeure et que les pensées, dans l'espace, s'entrecroisent, l'espoir reste et la solitude ne montre point son visage de bête. Ce qui est un renversement admirable, qui suppose une grande attention aux êtres qui vous ont confié une part de leur âme, et qui exige les plus grands efforts pour survivre et accompagner le plus longtemps possible la marche de l'autre qui deviendrait hésitante et peut-être s'égarerait. Il y a là une dimension peu dite de l'amour entre les hommes.
« L'amour est appel vers l'amour. » Nous recherchons comment au travers de tout ce désarroi du temps, ce déséquilibre de plus en plus affirmé entre les hautes aspirations humaines et l'évolution des mœurs, nous recherchons comment Saint-Exupéry a pu maintenir cette confiance jamais aveugle, cette foi et ce sens inépuisablement renouvelé de sa responsabilité et de la beauté de tout sacrifice, Malgré tout ce fardeau de jour en jour plus pesant de déceptions, de désillusions, de deuils, de luttes stériles ; aussi devant ce spectacle des divisions entre Français, qui le déchirait. (Et qui continue à nous déchirer.)
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Ainsi voilà que nous plait décidément cet homme qui sut par force d'âme faire craquer les vieilles limites de la vie pour retrouver la liberté des anciens héros, un homme qui savait devoir construire, selon l'image qu'il redisait souvent, une cathédrale et que cette œuvre à faire emplissait de joie : qui ne succombait point à la tentation de l'absurde et de ses contradictions apaisantes, dans le chaos cependant où il devait trouver la mort.
« *Nul ne parviendra jamais à la connaissance d'une seule âme d'homme.* » Il nous semble cependant connaître ici une âme, et des plus riches et des plus fraternelles. Voilà bien des raisons pour dire un attachement, des attachements : « *Car ne pèse point l'individu avec sa pauvre écorce et son bazar d'idées mais avant tout compte l'âme plus ou moins vaste avec ses climats, ses montagnes, ses déserts de silence, ses fontes de neige, ses versants de fleurs, ses eaux dormantes...* »
C'est encore pourquoi nous accorderons toujours notre attentive fidélité à la voix de cette conscience qui sut l'importance pour l'homme de cet espace intérieur qu'il nomme silence et où s'écoute dans la solitude l'appel vers la liberté déchaînée de toutes servitudes ; rien ne se découvre alors qui n'ait quelques liens avec la vérité, celle là désirée en tout instant de la vie, même si nul visage ne répond à cette attente.
Or nous savons qu'un visage se trouvera au bout de ces longs jours de l'attente illuminée de notre regard.
Dominique DAGUET.
106:80
### Les origines juives de l'islam
par R.-Th. CALMEL, o.p.
Sur l'œuvre de Hanna Zakarias, son contenu et sa portée, la revue « Itinéraires » a précédemment publié :
-- Vrai Mohammed et faux Coran, « notes critiques » du numéro 53 de mai 1961.
-- Par Moïse vers Jésus-Christ, numéro 55 de juillet-août 1961.
-- Le judaïsme du « Coran », numéro 57 de novembre 1961.
AURONS-NOUS BIENTÔT un *Coran expliqué* comme nous avons des épîtres de saint Paul commentées, des textes de la mystique comparée, commentés ([^18]) à la lumière de critères incontestables ? C'est la question que je me suis posée, à mesure que je lisais l'admirable tome III de Hanna Zakarias ([^19]). Car le troisième tome de la grande œuvre du Père Dominicain Gabriel Théry (Hanna Zakarias) vient enfin d'être édité, non plus chez l'auteur lui-même, mais dans une maison d'édition. Il reste encore à paraître le tome quatrième et dernier ; espérons que l'abbé Bertuel qui a recueilli la succession du Père Théry, avec un soin pieux et une diligence très éclairée, ne tardera pas trop à nous procurer l'achèvement d'une œuvre décisive sur l'origine et sur la nature de l'Islam.
Le tome troisième, *Édification de l'Islam arabe*, qui raconte les prédications, l'organisation, et les événements de la période médinoise, n'est ni plus ni moins facile que les deux tomes antérieurs. Il se réfère toujours à une lecture très attentive des sourates ; il argumente toujours à partir du texte comparé avec la Bible (surtout le Pentateuque) et les divers talmuds ;
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il se fonde toujours principalement sur la critique interne ; il aboutit à la conclusion qui fut si souvent traitée avec dédain, mais à laquelle on n'a pas opposé d'arguments solides : non seulement ce n'est pas le Seigneur Dieu qui a dicté le Coran à Mahomet -- (on s'en doute) -- mais Mahomet lui même n'a pas composé le Coran ; le Coran que nous avons actuellement entre les mains, et qui s'appellerait à plus juste titre les « Actes de l'Islam », n'est autre chose que « l'enseignement, l'apologétique, la chronique de « l'apostolat » juif à la Mecque et à Médine. » (H.Z., p. 9). Le Coran actuel représente les notes, mémoires et schémas d'un rabbin juif qui instruisait Mahomet et organisait la communauté des Arabes convertis au Judaïsme ; le fond de sa doctrine et les idées directrices de son organisation étaient l'acceptation de la loi de Moïse avec le monothéisme et le rejet de toute idolâtrie ; il s'y ajoutait, en corollaire, la détestation de la doctrine chrétienne, conçue comme opposée au monothéisme mosaïque ; de ce rabbin juif le Père Théry, -- comme l'explique un exégète de grande valeur, le P. Spicq, -- de ce fameux rabbin, le Père Théry ne prouve pas apodictiquement l'existence, « mais il la conclut *avec le maximum* de probabilités. Il en est ici comme de toutes les hypothèses scientifiques, une fois admises elles rendent compte de faits *autrement inintelligibles* » ([^20]).
Ce rabbin juif ayant converti Mahomet et formé grâce à lui une petite communauté de convertis a essayé de l'unir avec la communauté juive primitive.
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Peine perdue. Les Arabes qui avaient accepté le Judaïsme refusèrent la fusion avec les Juifs et sous l'autorité des Juifs, de sorte que le rabbin fut amené à les organiser en communauté autonome. La place qu'il fit alors à Abraham, le *hânif* Abraham ([^21]), n'empêcha pas que la Thora de Moïse ne continuât de détenir la primauté. Telle est l'aventure qui se passait à Médine après l'*hégire,* au septième siècle de notre ère, et qui nous est retracée avec beaucoup de vie (et parfois quelques longueurs) dans le tome troisième : *Édification de l'Islam arabe.*
D'où tirons-nous tout cela ? D'une lecture critique des sourates, celles-ci ayant été rangées préalablement dans l'ordre chronologique en utilisant le classement de *Nöldeke et Schwally ;* ensuite de la confrontation des sourates entre elles ; enfin de leur confrontation avec la Bible. Nous n'avons pas d'autre source, mais cette source est bonne. Seulement, je reprends ma première idée, pour faire saisir sans trop de peine que cette source est bonne à ceux des lecteurs qui ne sont pas des spécialistes (et les spécialistes en la matière sont très rares), pour faire entrevoir au public moyennement cultivé la vérité de ces positions si nouvelles, *un recueil commenté d'extraits du Coran* serait extrêmement précieux. Le Coran en effet, tel que nous le possédons, est un fatras inimaginable, un fatras dont on ne soupçonne pas le fouillis avant de l'avoir lu soi-même d'affilée depuis la sourate *liminaire* jusqu'à la 114^e^ sourate. Deux idées cependant s'imposent à nous dans ce désordre -- d'abord le monothéisme, ensuite la dépendance à l'égard de la Bible et surtout à l'égard de la loi de Moise. Le Père Théry a démontré qu'il y avait davantage, ou plus exactement que le monothéisme et le mosaïsme de l'actuel Coran, disons *le mosaïsme monothéiste des* « *Actes de l'Islam* » *n'était point l'œuvre de Mahomet, mais bien d'un juif qui a mis sur pied l'Islam arabe*.
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Un recueil d'extraits commentés rendrait tout cela perceptible aux non-initiés et serait ainsi d'une grande utilité aussi bien pour les chrétiens que pour les Juifs et les Musulmans. Car il est d'une grande utilité, aussi bien pour comprendre l'histoire de l'Église que pour guider l'action apostolique en général, de saisir la nature exacte puis les succès et les revers du « Judaïsme » depuis qu'il a condamné Jésus, le Fils de Dieu, et qu'il a été rejeté à cause de cette extrême infidélité.
Entre autres vicissitudes, le Judaïsme s'est transposé chez les Arabes sous forme d'Islam. Les analyses du Père Théry ne permettent guère d'en douter : l'Islam n'est pas un dérivé du Judaïsme, mais bien sa transposition. Transposition incomplète du reste puisque, pour les Arabes, le rabbin n'a pas retenu la totalité de la Bible mais seulement des extraits, plus ou moins adaptés, insérés dans les écrits qu'il composa pour leur instruction. L'Islam est un Judaïsme, partiellement amputé et amoindri, implanté en milieu arabe. Du judaïsme il garde cette notion du Dieu unique orgueilleusement close, raidie sur elle-même, qui repousse la Trinité des Personnes. Quand on relit le récit de la comparution de Jésus devant le Sanhédrin on voit aussitôt que la notion du Dieu unique, chez les docteurs et les parisiens, n'était pas assez humble et adorante pour admettre que la générosité du Dieu très-saint puisse surabonder en Trois Personnes, et que le Père dans son amour nous ait envoyé son propre Fils pour nous racheter. Du Judaïsme encore, l'Islam a conservé l'organisation théocratique que Dieu n'avait donnée à son peuple que pour un moment, comme étape provisoire vers l'Église ; mais *le peuple à la nuque raide* a prétendu maintenir jalousement la théocratie, il n'a pas supporté un Christ qui n'exercerait pas une royauté temporelle. On peut relire à ce propos le récit de la multiplication des pains dans saint Jean pour voir quel messianisme charnel soulevait l'espérance du peuple élu. -- Du Judaïsme enfin l'Islam a gardé la volonté de courber toutes les nations sous son emprise. -- Vous me direz que Judaïsme et Islam n'ont pas marché en bonne compagnie et qu'ils sont même des ennemis irréductibles.
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C'est vrai sans doute. Mais cela ne prouve point que l'Islam ne soit la forme arabe du Judaïsme. Cela prouve seulement qu'une théocratie, par le fait même qu'elle se prétend un absolu, ne supporte pas d'être scindée ; lorsque cela se produit chacun des deux fragments s'érige en absolu ; d'où les détestations et les luttes. -- Dire aux Arabes que l'Islam, dans son essence, n'est que le Judaïsme ; dire aux Juifs que le Judaïsme n'est pas dans le vrai et qu'il a trahi radicalement l'alliance mosaïque, cela ne peut faire plaisir aux Arabes ni aux Juifs. Mais quoi, pour ne pas leur faire de peine faudrait-il les abandonner à leur erreur ? En réalité ce serait le bon moyen de les tenir à l'écart de la sainte Église. Ou bien faudrait-il laisser entendre que désormais la sainte Église n'attache aucune importance à l'héritage d'infidélité qui est consubstantiel au Judaïsme (sous sa forme judaïque ou sa forme islamique) parce qu'il s'agirait désormais d'obtenir « une convergence générale des religions sur un Christ universel qui au fond les satisfait toutes » ? Mais ceci est une aberration teilhardienne qui n'a rien à voir avec la doctrine et la pratique de l'Église. Dès lors, si du moins nous désirons la venue au sein de l'Église de nos frères du Judaïsme et de l'Islam, nous ne pouvons éviter de leur dire la vérité, la pénible et salutaire vérité sur leur religion.
Ce qui a détourné trop de spécialistes de considérer de près les travaux du P. Théry c'est peut-être, dans une certaine mesure, le ton et le style ; et l'on comprend que l'on soit gêné par une certaine verbosité, des longueurs, parfois un manque de goût ou bien une ironie cinglante ; toutefois le grand motif qui a tenu éloigné des islamologues, cependant chrétiens, me paraît être assez différent ; je crains que ce ne soit une charité mal comprise. Si, d'aventure, les conclusions du Père Théry étaient justes elles seraient désagréables aux Musulmans ; or il ne le faut à aucun prix ;
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et l'on glisse avec une légèreté déconcertante sur une *somme d'exégèse coranique* conduite cependant avec une intelligence et une méthode rares. On oublie cependant que la première charité à faire aux hommes ce n'est pas de leur être agréable mais de leur apporter la vérité avec le meilleur de notre âme et de notre esprit, même si cette vérité n'est pas agréable.
Je rappellerai pour finir les arguments de critique externe et surtout de critique interne qui ont acheminé le Père Théry vers sa conclusion : *l'Islam entreprise juive.* Critique externe : le vide parfait de toute littérature chez les Arabes d'avant le Coran et leur idolâtrie générale ; puis l'apparition soudaine et que rien n'avait préparée d'un « Coran » admirable ; comme tomberait un aérolithe, voici tout à coup, au milieu de ce peuple inculte et idolâtre, un « Coran » qui se distingue par la qualité de la langue et par la perfection du contenu ; et ce contenu est tout entier biblique ou talmudique. Quelle vraisemblance qu'il soit l'œuvre d'un Arabe ? On est d'autant plus enclin à l'attribuer à un rabbin juif que l'on connaît par les textes l'existence d'un cimetière juif à la Mecque au début du VII^e^ siècle ([^22]). Il n'est pas excessif d'avancer qu'il n'y avait pas de cimetière juif sans une communauté, ni de communauté sans rabbin ; et que ce rabbin à son tour aurait bien pu composer le « Coran ».
Arguments et indices de la critique externe sont renforcés considérablement par la critique interne : d'abord *l'intention* évidente du Coran qui est de judaïser des idolâtres, aussi bien dans les croyances que dans leur vie privée et leur vie publique ; ensuite les réminiscences bibliques et talmudiques innombrables et très exactes ; enfin les *formules* si souvent répétées : *dis-leur, réponds-leur, avertis-les.*
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Ces trois raisons réunies, ajoutées aux raisons de la critique externe, conduisent à penser que c'est un juif très savant et très zélé, sans doute un rabbin, qui a rédigé notes et schémas afin d'instruire un prosélyte arabe qui devait à son tour instruire ses compatriotes. Enfin, étant donné qu'un certain nombre de passages de l'actuel « Coran » se rapportent explicitement à une version de la Bible en langue arabe, à un vrai Coran (puisque Coran signifie Bible ou Livre par excellence) le Coran actuel mériterait d'être dénommé, pour éviter les confusions, non pas Coran mais plutôt « Actes de l'Islam ».
Mais toutes ces choses deviendront plus claires le jour où nous disposerons enfin de morceaux choisis du « Coran » avec introduction et commentaire ; nous comprendrons mieux aussi la valeur de « la tradition » arabe relative à Mahomet.
R.-Th. CALMEL, o. p.
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### Pauvreté et fausses richesses du langage
par J.-B. MORVAN
BIEN des gens refont inlassablement l'éloge de la langue française avec un optimisme béat qui est assez consternant. On dirait qu'elle est un trésor acquis pour toujours, que chaque mot, chargé de sens et de poésie, a été enfermé dans un coffre et protégé par des assurances et des réassurances prises auprès des compagnies les plus sûres. Celui qui se refuse au conservatisme en politique s'en délecte secrètement quand il s'agit du langage, sans soupçonner que les impulsions qu'il donne ou qu'il approuve en d'autres domaines puissent entamer le dépôt sacré.
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Il n'est que d'initier à l'étude de la langue française des adolescents de quatorze à dix-huit ans pour observer des lacunes et des disparitions insoupçonnables pour un quinquagénaire progressiste. Un exemple, pris au hasard : les plus jeunes ignorent Polichinelle, dont le nom surgit dans le cours d'un récit ; ni les jouets, ni la télévision n'évoquent le burlesque bourgeois napolitain. Il en est sans doute de même d'Arlequin, Pierrot et Colombine, qui pourtant ont joué un rôle dans le trésor imagé de l'Occident, sa poésie et ses proverbes. Autre fait révélateur : une classe de cinquième lit dans un extrait de Jules Romains la promenade du Petit Bastide poussant son cerceau : « Voici l'immense mur de la gare des marchandises et la rue des Poissonniers dont le becs de gaz sont si étranges. Ils ont une couronne comme les rois, une auréole comme les martyrs. »
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Ô laïcité ! comment te concilier avec l'étude du vocabulaire ? Il semble évident qu'une bonne partie des « petits Bastide » de 1964 ne sait pas ce qu'est une auréole, et que l'association d'idées, naturelle au gamin de l'écrivain, ne se produit plus chez ceux-ci. Il faut alors faire une petite digression d'art sacré, quand ce ne serait que pour signaler que Jules Romains a confondu le nimbe et l'auréole dans son hagiographie des becs de gaz ; mais auparavant, il est prudent de dessiner au tableau un bec de gaz de la « belle époque ».
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Nous nous trouvons ramenés à l'éternelle antinomie de la richesse et de la pauvreté dans le domaine de l'esprit, de ses moyens d'expression et de ses modes de diffusion. La culture française se voit apparemment pourvue d'une clientèle plus nombreuse que jamais ; elle souffre en fait de l'optimisme et de l'inflation. Les adultes pensent souvent que « cela va sans dire », et précisément ils ne l'ont pas dit ; ils n'ont pas imaginé que tel détail jadis familier et quotidien a disparu, alors que les expressions courantes et proverbiales qu'il justifiait ou expliquait demeurent dans leur langage. La superstition évolutionniste les dissuade de raconter le passé, le progressisme leur donne la rage de modifier ou d'abolir les images anciennes. L'enfant n'est pas supposé connaître les nimbes et les auréoles d'une imagerie de catéchisme. On se console en pensant qu'il les voit, ou les verra quelques années plus tard, sur de bien belles photos de fresques romanes ou de tableaux de la Renaissance. Son livre d'histoire est un musée.
Mais que vaut le musée ? « Ami, n'entre pas sans désir » écrivait Valéry pour les inscriptions du Palais de Chaillot. Mais les livres parlent-ils beaucoup aux enfants ? Les expressions imagées qui éclairaient et coloraient le langage, qui soutenaient la pensée, avaient pris leur force, s'étaient implantées dans les mémoires par l'effort continu de la vie, l'accueil chaleureux de l'enfance au mystère des mots, et aussi par la durée des choses. En apparence, l'acquisition du langage est aujourd'hui facilitée pour l'enfant et pour l'adulte, toujours plus ou moins enfant et autodidacte. Mais que vaut, que pèse l'acquisition ?
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La langue française offre au lecteur, ou à l'homme qui écoute et qui tend à remplacer le lecteur, une fécondité verbale impressionnante. Si impressionnante que l'on peut se demander si le devoir de charité à l'égard du langage de l'homme actuel ne consiste pas à apporter une pauvreté libératrice. Du français qu'on lit et qu'on enseigne, faut-il louer l'abondance et le pittoresque ? Quelles en sont les sources ? Le français littéraire est inondé d'images et, depuis Zola, le vocabulaire coloré semble avoir foisonné aux dépens de la syntaxe et de la pensée suivie. N'est-ce pas un prodigieux matérialisme verbal ?
On admire Colette, et on l'utilise abondamment dans les textes destinés aux enfants. Je ne crois pas qu'on s'interroge sur la formation de son style. L'originalité prenante du trait descriptif, la création soudaine d'un paysage, ne viennent-ils pas d'une longue élaboration très personnelle d'un art littéraire marqué par l'époque 1900, où l'idée fondait à la chaleur du sentiment, où le sentiment lui-même s'abandonnait à l'extase voluptueuse de la sensation ? La tendresse que je garde pour l'œuvre de ma compatriote tient surtout à la vision lamartinienne et rustique que la fille de la Puisaye a traduite de façon inoubliable ; elle était peut-être un poète à qui la poésie a manqué et ceux qui ont parachevé son éducation littéraire ont pu lui fermer certaines avenues triomphales. Paradoxalement, un lyrisme plus orchestré, plus autonome et plus conscient eût pu l'empêcher de mettre trop d'elle même dans certaines esquisses fragmentaires où la sensation reste trouble à l'arrière plan. Je craignais de nourrir des soupçons de chrétien étroit jusqu'au jour où un ami communiste mais perspicace en ce domaine me demanda si, je ne trouvais pas un air bizarre à une de ces descriptions d'animaux si justement vantées. Son impression était aussi la mienne. Les peintures de la nature sont trop souvent considérées comme innocentes par définition. Je n'ai parlé de Colette qu'à titre d'exemple illustre : d'autres moins talentueux nous donnent de semblables paradis terrestres où le connaisseur admire l'artiste, mais où le lecteur moyen croit trouver la preuve d'une bonté naturelle de l'homme et de l'univers.
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La littérature d'impressions est voluptueuse, mais elle peut créer une démission de l'âme, non seulement dans l'exercice de la logique calculatrice, mais encore dans la conscience de sa continuité, de sa démarche et de sa vocation. D'autres activités intellectuelles compensent-elles cette lacune ? Je crains malheureusement que pour l'enfant comme pour l'adulte on ait définitivement adopté la méthode de la dispersion et de la discontinuité : on ne donne que des morceaux détachés d'un puzzle, qu'on baptise documents. On peut ainsi se glorifier d'une absence de dogmatisme : cela n'exclut pas l'arrière-pensée. Le développement d'un certain climat de révolution se satisfait mieux de l'incohérence que d'un apostolat nettement proclamé.
Que souhaiterions-nous pour notre compte ? Revenir aux élégantes dissertations dans la manière du XVIII^e^ siècle, où la pensée semblait s'avancer avec aisance et majesté sur un chemin fleuri ? J'ai retrouvé, encore après la dernière guerre, ce genre de style dans un discours d'Albert Sarraut. Je n'insiste pas. Ce langage avait son hypocrisie ; pendant qu'il déployait pour les gens « éclairés » son jabot de dentelles et les charmes de sa perruque, un autre langage plus réaliste et plus brutal, de harengères et de rouliers, avait aussi sa littérature, ses thèmes et sa rhétorique. Les deux styles ne faisaient pas mauvais ménage. On voit chez Voltaire ou Diderot apparaître çà et là des phrases étranges, d'une bizarre et obscure trivialité. Quant au langage populaire, il sombrait souvent dans la scatologie et empruntait au jargon distingué la grivoiserie littéraire qu'il renforçait d'obscénité.
On l'appelait le style bas. Depuis la fin du XIX^e^ siècle la littérature officielle l'a adopté, intégré, mais en trichant toujours. On le retrouverait plus authentiquement dans les petits livrets de monologues pour noces et réjouissances militaires, dans toute une littérature obscure, souvent perdue, mais intéressante pour la pathologie du langage et ses périls moraux. Je voyais dernièrement au Musée des Sollorges, à Nantes une affiche grossièrement enluminée et célébrant les délices du cabaret de la Ville-en-Bois. En des couplets innombrables elle évoquait les mœurs joyeuses des habitués, et même un franc buveur allait soulager ses entrailles sur le fourneau d'une marchande de galettes. Ce qui était remarquable, c'était le pédantisme, les fioritures poétiques dont un émule peu lettré du divin Béranger avait assaisonné ces nobles fictions. Tous les textes accompagnant l'imagerie populaire depuis le XVII^e^ siècle ont un trait commun : le psittacisme de leur poésie de mirliton aboutit à une sorte d'ivresse qui les rend souvent inintelligibles, probablement parce que la pensée en est en fait absente.
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Toute plongée dans le style populaire n'est pas source de satisfaction. Certains mots qui sentent trop l'être humain, avec ses sueurs et ses déjections, nous frappent comme une insulte, et non sans cause : ils sont agressifs, visent à capter l'attention par une sorte de violence et d'intimidation. Comment y voir la franche expression de l'esprit humain, paré de pureté et de liberté ? Mais la littérature de notre siècle l'adopte volontiers car elle y trouve une force apparente, un dynamisme, illusoire certes, mais que l'impressionnisme du style artiste ne saurait lui procurer. L'un ne corrige pas l'autre. Ils s'associent dans un mélange anarchique propre à enlever à l'homme l'idée d'un itinéraire personnel vers un but. La langue française ainsi exploitée arrive à noyer toute notion de finalité. La grammaire ne sera pas l'archange sauveur : l'école nouvelle de grammairiens, fondée par Ferdinand Brunot, ruine par sa conception évolutionniste et « démocratique » du langage l'espérance de retrouver là quelque sens des structures.
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Le fond du problème est tout autre. Il faudrait faire entendre que le langage n'est pas un domaine de gratuité morale, de neutralité et d'indifférence ; qu'il y a dans le langage aussi, le péché et la vertu, le péché qui consent à ce qui enfonce l'esprit dans l'atone et l'obscur, la vertu qui ordonne l'expression selon un chant intérieur d'espérance ; en un mot, que ce n'est pas dans ce qui est bas qu'il faut chercher ce qui est le plus profond. Peut-être notre littérature n'est-elle que l'arrière-garde du romantisme ; mais celui-ci avait trouvé ses premières séductions dans l'évocation de ce genre de paysage moral que Mme de Sévigné avait jadis appelé « un vallon affreux propre à faire son salut ». Il chantait les lieux d'élection, les êtres et les objets élus. Élus pour quelle fin ? Le choix des objets que le langage se plaît à nommer se rattache en dernière analyse, obscurément peut-être, mais certainement, à l'idée du salut. Les mots précieux sont ceux qui marquent les bornes de son itinéraire.
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Le meilleur de la langue française, dans ses tours familiers comme dans la haute simplicité du classicisme, vient d'une continuelle référence à l'Évangile, d'une présence constante de l'Écriture que le biblisme superficiel et plaqué du romantisme n'a que médiocrement remplacée. L'Évangile fournissant, étape par étape, l'image que l'homme devait imiter dans le cours de sa vie, le langage du maître-livre soutenait de sa dignité l'expression de l'âme humaine dans ses incertitudes mêmes et ses moments de déréliction. Mais pour s'en inspirer, il faut s'en nourrir, on ne peut le copier.
C'est pourquoi, quand, j'ai lu deux ou trois de ces romans modernes dont Dupuis et Cotonet, dans Musset, adjuraient le Ciel de les préserver, je retourne à un vieux petit livre de méditations, retrouvé par hasard dans des papiers de famille. « Avant et après la Sainte Communion » édité en 1884 n'a pas valu sans doute de prix littéraire à Mgr Ricard, pas plus qu'à Mgr de La Bouillerie dont il fut l'élève. Qui se souvient d'eux ? Qui les lit encore ? Pourtant, dans le style périlleux de la méditation mystique, ce vieux livre donne une impression de puissance, de dignité, d'assurance dans la marche de la pensée ; les images de la Bible y trouvent une netteté de lignes et un rayonnement si intime et si durable que je le conseillerais volontiers à ceux qui voudraient retrouver les échos déjà lointains, affaiblis et presque perdus, d'une langue française qu'il faudra bien faire ressusciter pour la gloire de Dieu.
Jean-Baptiste MORVAN.
119:80
### Histoire de Saint Louis
(*fin*)
par JOINVILLE
APRÈS que le roi fut revenu d'outre-mer, il vécut si dévotement, que jamais depuis il ne porta ni fourrures de vair ou de petit-gris, ni écarlate, ni étriers, ni éperons dorés : ses vêtements étaient de camelin et de pers ; les fourrures de ses couvertures et de ses vêtements étaient de daim ou de jambes de lièvres. Il était si sobre de sa bouche qu'il ne commandait nullement ses mets, en dehors de ce que ses cuisiniers lui apprêtaient ; et on le mettait devant lui, et il le mangeait. Il trempait son vin en un gobelet de verre ; et selon que le vin était, il mettait de l'eau en proportion, et tenait le gobelet en sa main pendant qu'on lui trempait son vin derrière sa table. Il faisait toujours manger ses pauvres, et après le repas leur faisait donner de ses deniers.
Quand les ménétriers des riches hommes entraient et apportaient leurs vielles après le repas, il attendait pour ouïr ses grâces que le ménétrier eût fini son chant ; alors il se levait, et les prêtres se tenaient debout devant lui, pour lui dire ses grâces. Quand nous étions privément à la cour, il s'asseyait au pied de son lit, et quand les Prêcheurs et les Cordeliers qui étaient là lui parlaient d'un livre qu'il dût ouïr volontiers, il leur disait :
-- Vous ne me lirez pas ; car il n'est si bon livre après manger que propos ad libitum.
C'est-à-dire que chacun dise ce qu'il veut. Quand quelques riches hommes mangeaient avec lui, il leur tenait bonne compagnie.
\*\*\*
120:80
Je vous parlerai de sa sagesse. Il fut telle occasion où l'on déclarait qu'il n'y avait personne à son conseil d'aussi sage qu'il était. Et il y parut à ce que quand on lui parlait d'aucunes choses, il ne disait pas :
-- J'en prendrai conseil.
Mais quand il voyait le droit tout clair et évident, il répondait seul, sans conseil, tout de suite, comme j'ai ouï dire qu'il répondit à tous les prélats du royaume de France sur une requête qu'ils lui firent, et qui fut telle.
L'évêque Gui d'Auxerre lui parla pour eux tous :
-- Sire, fit-il, ces archevêques et ces évêques qui sont ici, m'ont chargé de vous dire que la chrétienté déchoit et se perd entre vos mains, et qu'elle décherra encore plus si vous n'y avisez ; parce que nul ne craint aujourd'hui une excommunication. Nous vous requérons donc, sire, de commander à vos baillis et à vos sergents qu'ils contraignent les excommuniés qui auront soutenu la sentence un an et un jour, afin qu'ils fassent satisfaction à l'Église.
Et le Roi leur répondit seul, sans conseil, qu'il commanderait volontiers à ses baillis et à ses sergents de contraindre les excommuniés ainsi qu'ils le requéraient, pourvu qu'on lui donnât la connaissance de la sentence pour juger si elle était juste ou non. Et ils se consultèrent et répondirent au roi qu'ils ne lui donneraient pas la connaissance de ce qui appartenait au for ecclésiastique. Et le roi leur répondit à son tour qu'il ne leur donnerait pas la connaissance de ce qui lui appartenait, et ne commanderait point à ses sergents de contraindre les excommuniés à se faire absoudre, qu'ils eussent tort ou raison.
-- Car si je le faisais, j'agirais contre Dieu et contre le droit. Et je vous en montrerai un exemple qui est tel, que les évêques de Bretagne ont tenu pendant sept ans le comte de Bretagne en excommunication, et puis il a eu l'absolution par la cour de Rome ; et si je l'eusse contraint dès la première année, je l'eusse contraint à tort.
Il advint, depuis que nous fûmes revenus d'outre-mer, que les moines de Saint-Urbain élirent deux abbés : l'évêque Pierre de Châlons (que Dieu absolve !) les chassa tous deux, et bénit pour abbé monseigneur Jean de Mymeri, et lui donna la crosse. Je ne le voulus pas recevoir, parce qu'il avait fait tort à l'abbé Geoffroy, qui avait appelé contre lui et était allé à Rome. Je tins tant l'abbaye en mes mains que ledit Geoffroy emporta la crosse, et que celui-là la perdit à qui l'évêque l'avait donnée ; et tandis que la contestation durait, l'évêque me fit excommunier. C'est pourquoi il y eut, à un parlement qui se tint à Paris, grande querelle entre moi et l'évêque Pierre de Châlons, et la comtesse Marguerite de Flandre et l'archevêque de Reims, qu'elle démentit.
121:80
A l'autre parlement qui vint après, tous les prélats prièrent le roi qu'il vînt leur parler tout seul. Quand il revint de parler aux prélats, il vint à nous, qui l'attendions dans la chambre du palais, et nous dit tout en riant le tourment qu'il avait eu avec les prélats, dont le premier fut tel, que l'archevêque de Reims avait dit au roi :
-- Sire, que me ferez-vous pour la garde de Saint-Rémi de Reims que vous m'enlevez ? Car par les reliques de céans, je ne voudrais pas avoir sur le cœur un péché tel que vous l'avez, pour tout le royaume de France.
-- Par les reliques de céans, fit le roi, vous en feriez autant pour Compiègne, à cause de la convoitise qui est en vous. Or, de nous deux, il y en a un de parjure.
-- L'évêque de Chartres me requit, fit le roi, que je lui fisse rendre ce que je retenais du sien.
Et je lui dis que je ne le ferais pas jusques à tant que mon dû fût payé.
Et je lui dis qu'il m'avait fait hommage ses mains dans les miennes, et qu'il ne se conduirait ni bien ni loyalement envers moi quand il me voulait déshériter.
L'évêque de Châlons dit :
-- Sire, que me ferez-vous au sujet du seigneur de Joinville qui enlève à ce pauvre moine l'abbaye de Saint-Urbain ?
-- Sire évêque, fit le roi, vous avez établi entre vous qu'on ne doit entendre en cour laïc aucun excommunié ; et j'ai vu par une lettre scellée de trente-deux sceaux que vous êtes excommunié. C'est pourquoi je ne vous écouterai pas jusques à tant que vous soyez absous.
Et je vous montre ces choses pour que vous voyiez tout clair comme il se délivra tout seul par son bon sens de ce qu'il avait à faire.
\*\*\*
L'abbé Geoffroy de Saint-Urbain, après que je lui eus fait sa besogne, me rendit le mal pour le bien, et appela contre moi. Il fit entendre à notre saint roi qu'il était en sa garde. Je demandai au roi qu'il fit savoir la vérité sur ce point, si la garde était sienne ou mienne.
-- Sire fit l'abbé, vous ne ferez pas cela, s'il plaît à Dieu ; mais retenez-nous en ordonnant qu'il soit plaidé entre nous et le seigneur de Joinville ; car nous aimons mieux avoir notre abbaye en votre garde qu'en la garde de celui à qui est l'héritage.
122:80
Alors le roi me dit :
-- Disent-ils vrai que la garde de l'abbaye est mienne ?
-- Certes, Sire, fis-je, elle ne l'est pas mais elle est mienne.
Alors le roi dit :
-- Il peut bien être que l'héritage soit vôtre, mais que vous n'ayez aucun droit à la garde de cette abbaye. Mais il faudra, si vous le voulez, dit-il à l'abbé, et selon ce que vous dites et selon ce que dit le sénéchal, qu'elle demeure, ou à moi ou à lui. Je ne laisserai pas, pour ce que vous en dites, d'en faire savoir la vérité ; car si je le mettais dans l'obligation de plaider, je lui ferais tort à lui qui est mon homme, en mettant son droit en plaidoirie, duquel droit il m'offre de faire savoir la vérité clairement.
Il fit savoir la vérité, et la vérité sue, il me délivra la garde de l'abbaye et m'en bailla ses lettres.
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Il advint que le saint roi négocia tant que le roi d'Angleterre, sa femme et ses enfants vinrent en France pour traiter de la paix entre lui et eux. Les gens de son conseil furent très-contraires à cette paix, et lui disaient ainsi :
-- Sire, nous nous émerveillons beaucoup que votre volonté soit telle, que vous vouliez donner au roi d'Angleterre une si grande partie de votre terre, que vous et vos devanciers avez conquise sur lui, et à cause de sa forfaiture. D'où il nous semble que si vous croyez que vous n'y ayez pas droit, vous ne faites pas bonne restitution au roi d'Angleterre, quand vous ne lui rendez pas toute la conquête que vous et vos devanciers avez faite ; et si vous croyez que vous y ayez droit, il nous semble que vous perdez tout ce que vous lui rendez.
A cela le saint roi répondit en telle manière :
-- Seigneurs, je suis certain que les devanciers du roi d'Angleterre ont perdu tout à fait justement la conquête que je tiens ; et la terre que je lui donne, je ne la donne pas comme chose dont je sois tenu à lui ou à ses héritiers, mais pour mettre amour entre mes enfants et les siens, qui sont cousins germains. Et il me semble que ce que je lui donne je l'emploie bien, parce qu'il n'était pas mon homme, et que par là il entre en mon hommage.
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Ce fut l'homme du monde qui se travailla le plus pour mettre la paix entre ses sujets, et spécialement entre les riches hommes voisins et les princes du royaume, par exemple entre le comte de Chalon, oncle du seigneur de Joinville, et son fils le comte de Bourgogne, qui avaient grande guerre quand nous revînmes d'outre-mer. Et pour faire la paix entre le père et le fils, il envoya des gens de son conseil en Bourgogne, et à ses dépens ; et par ses soins la paix se fit entre le père et le fils. Depuis, il y eut une grande guerre entre le roi Thibaut de Champagne deuxième du nom, et le comte Jean de Chalon, et le comte de Bourgogne, son fils, pour l'abbaye de Luxeuil. Pour apaiser cette guerre, monseigneur le roi y envoya monseigneur Gervais d'Escraines, qui alors était maître queux de France, et par ses soins il les réconcilia.
Après cette guerre, que le roi apaisa, survint une autre grande guerre entre le comte Thibaut de Bar et le comte Henri de Luxembourg, qui avait pour femme la sœur de Thibaut ; et il advint ainsi qu'ils combattirent l'un contre l'autre près de Piney, et le comte Thibaut de Bar fit prisonnier le comte Henri de Luxembourg, et prit le château de Linay qui était au comte de Luxembourg de par sa femme. Pour apaiser cette guerre, le roi envoya monseigneur Pierre le chambellan, l'homme du monde qu'il croyait le plus, et ce fut aux dépens du roi ; et le roi fit tant qu'ils furent réconciliés.
Au sujet de ces étrangers que le roi avait réconciliés, aucuns de son conseil lui disaient qu'il ne faisait pas bien de ne pas les laisser guerroyer ; car s'il les laissait bien s'appauvrir, ils ne lui courraient pas sus aussitôt que s'ils étaient bien riches, Et à cela le roi répondait et disait qu'ils ne parlaient pas bien :
-- Car si les princes voisins voyaient que je les laissasse guerroyer, ils se pourraient aviser entre eux et dire : « C'est par méchanceté que le roi nous laisse guerroyer. » Alors il en adviendrait qu'à cause de la haine qu'ils auraient contre moi, ils me viendraient courir sus, et j'y pourrais bien perdre, sans compter que j'y gagnerai la haine de Dieu, qui dit : « Bénis soient tous les pacifiques. »
D'où il advint ainsi, que les Bourguignons et les Lorrains, qu'il avait pacifiés, l'aimaient et lui obéissaient tant que je les vis venir plaider par-devant le roi, pour des procès qu'ils avaient entre eux, à la cour du roi à Reims, à Paris et à Orléans.
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Le roi aimait tant Dieu et sa douce Mère que tous ceux qu'il pouvait convaincre d'avoir dit sur Dieu ou sa Mère chose déshonnête ou vilain jurement, il les faisait punir grièvement. Ainsi je vis qu'il fit mettre un orfèvre à l'échelle à Césarée, en caleçon et en chemise, les boyaux et la fressure d'un porc autour du cou, et en si grande foison qu'ils lui arrivaient jusqu'au nez. J'ai ouï dire depuis que je revins d'outre-mer il fit brûler pour cela le nez et la lèvre à un bourgeois de Paris -- mais je ne le vis pas. Et le saint roi dit :
-- Je voudrais être marqué d'un fer chaud à condition que tous vilains jurements fussent ôtés de mon royaume.
Je fus bien vingt-deux ans en sa compagnie sans que jamais je l'ai ouï jurer par Dieu, sa Mère ou ses saints ; et quand il voulait affirmer quelque chose, il disait :
-- Vraiment, cela fut ainsi.
ou :
-- Vraiment cela sera ainsi.
Jamais je ne lui ai ouï nommer le diable, si ce n'est en quelque livre là où il convenait de le nommer, ou en la vie des saints de quoi le livre parlait. Et c'est grande honte au royaume de France et au roi quand il le souffre, qu'à peine on puisse parler qu'on ne dise :
-- Que le diable y ait part !
Et c'est un grand péché de langage, quand on approprie au diable l'homme ou la femme, qui sont donnés a Dieu dès qu'ils furent baptisés. En l'hôtel de Joinville, qui dit une telle parole reçoit un soufflet ou une tape, et ce mauvais langage y est presque tout détruit.
Il me demanda si je lavais les pieds aux pauvres le Jeudi saint ; et je lui répondis que non, car cela ne me semblait pas bien. Et il me dit que je ne le devais pas avoir en dédain, car Dieu l'avait fait.
-- Car alors vous feriez bien malgré vous ce que fait le roi d'Angleterre, qui lave les pieds aux lépreux et les baise.
Avant qu'il se couchât en son lit, il faisait venir ses enfants devant lui et leur rapportait les faits des bons rois et des bons empereurs, et leur disait qu'ils devaient prendre exemple sur de tels hommes. Et il leur rapportait aussi les faits des mauvais princes qui, par leur luxure et par leurs rapines et leur avarice, avaient perdu leurs royaumes.
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-- Et je vous rappelle ces choses, faisait-il, pour que vous vous en gardiez, afin que Dieu ne se courrouce pas contre vous.
Il leur faisait apprendre leurs heures de Notre-Dame et leur faisait dire devant lui leurs heures du jour, pour les accoutumer à ouï leurs heures quand ils gouverneraient leurs terres.
Le roi fut si large aumônier, que partout là où il allait en son royaume il faisait donner aux pauvres églises, aux maladreries, aux hôtels-Dieu, aux hôpitaux, et aux pauvres gentilshommes et gentilles femmes. Tous les jours il donnait à manger à une grande foison de pauvres, sans compter ceux qui mangeaient en sa chambre ; et maintes fois je vis qu'il leur taillait leur pain et leur donnait à boire.
De son temps furent édifiées plusieurs abbayes, c'est à savoir Royaumont, l'abbaye de Saint-Antoine lez-Paris, l'abbaye du Lis, l'abbaye de Maubuisson, et plusieurs autres couvents de Prêcheurs et de Cordeliers. Il fit l'hôtel-Dieu de Pontoise, l'hôtel-Dieu de Vernon, la maison des aveugles de Paris, l'abbaye des Cordelières de Saint-Cloud, que sa sœur madame Isabelle fonda par son octroi.
Quand quelque bénéfice de la sainte Église venait à lui échoir, avant qu'il le donnât il consultait de bonnes personnes religieuses ou autres ; et quand il avait pris conseil, il donnait les bénéfices de la sainte Église en bonne conscience, loyalement et selon Dieu. Il ne voulait jamais donner nul bénéfice à nul clerc s'il ne renonçait aux autres bénéfice d'Église qu'il avait déjà. Dans toutes les villes de son royaume où il n'avait jamais été, il allait aux Prêcheurs et aux Cordeliers, s'il y en avait, pour requérir leurs oraisons.
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Après que le roi Louis fut revenu d'outre-mer en France, il se conduisit très dévotement envers Notre-Seigneur, et très-justement envers ses sujets ; c'est pourquoi il considéra et pensa que c'était très-belle et bonne chose d'amender le royaume de France. Premièrement, il établit un établissement général sur ses sujets par tout le royaume de France, en la manière qui s'ensuit :
-- Nous Louis, par la grâce de Dieu roi de France, établissons que tous nos baillis, vicomtes, prévôts, maires et tous autres, en quelque affaire que ce soit ou en quelque office qu'ils soient, fassent serment que, tant qu'ils seront en offices ou en fonctions de baillis, ils feront droit à chacun, sans acception de personnes, aussi bien aux pauvres qu'aux riches, et à l'étranger qu'à l'homme du pays ; et ils garderont les us et coutumes qui sont bons et éprouvés.
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Et s'il advient que les baillis ou les vicomtes ou autres, comme sergents ou forestiers, fassent rien contre leurs serments, et qu'ils en soient convaincus, nous voulons qu'ils en soient punis en leurs biens, et en leurs personnes si le méfait le requiert ; et les baillis seront punis par nous et les autres par les baillis.
Derechef, les autres prévôts, les baillis et les sergents jureront qu'ils garderont loyalement nos rentes et nos droits, et ne souffriront pas que nos droits soient soustraits, supprimés ni diminués. Et avec cela ils jureront qu'ils ne prendront ou recevront par eux ou par autrui ni or, ni argent ni bénéfices par voie indirecte, ni autres choses, si ce n'est du fruit, du pain, du vin ou autre présent jusques la somme de dix sous, et que ladite somme ne sera pas dépassée. Avec cela ils jureront qu'ils ne prendront ni ne feront prendre nul don, quel qu'il soit, à leurs femmes, ni à leurs enfants, ni à leurs frères, ni à leurs sœurs, ni à autre personne, pour peu qu'elle soit de leurs familiers ; et sitôt qu'ils sauront que de tels dons seront reçus, ils les feront rendre au plus tôt qu'ils pourront. Et avec cela ils jureront qu'ils ne recevront nul don, quel qu'il soit, d'homme qui soit de leur bailliage, ni d'autres qui aient affaire ou qui plaident par-devant eux.
Derechef, ils jureront qu'ils ne donneront ni n'enverront nul don à l'homme qui soit de notre conseil, ni aux femmes, ni aux enfants, ni à personne qui leur appartienne, ni à ceux qui recevront leurs comptes de par nous, ni à nuls enquêteurs que nous envoyions dans leurs bailliages ou dans leurs prévôtés pour enquerre de leurs faits. Et avec cela ils jureront qu'ils ne prendront part à nul le vente de nos rentes, de nos bailliages ou de notre monnaie, ni à autres choses qui nous appartiennent.
Et ils jureront et promettront que s'ils savent, sous eux, nul officier, sergent ou prévôt qui soient déloyaux, faiseurs de rapines, usuriers, ou pleins d'autres vices pour lesquels ils doivent sortir de notre service, ils ne les soutiendront ni pour don, ni pour promesse, ni pour affection ni pour autres choses ; mais les puniront, et jugeront de bonne foi.
-- Derechef, nos prévôts, nos vicomtes, nos maires, nos forestiers et nos autres sergents à pied ou à cheval, jureront qu'ils ne donneront nuls dons à leurs supérieurs, ni à femmes ni à enfants qui leur appartiennent.
-- Et parce que nous voulons que ces serments soient fermement établis, nous voulons qu'ils soient prêtés en pleine assise, devant tous, par clercs et laïques, chevaliers et sergents, quoiqu'ils aient déjà juré devant nous, afin qu'ils craignent d'encourir le vice de parjure non pas seulement par peur de Dieu et de nous, mais par honte du monde.
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-- Nous voulons et établissons que tous nos prévôts et nos baillis s'abstiennent de prononcer nulle arole qui tourne au mépris de Dieu, de Notre-Dame et de tous les saints, et qu'ils se gardent du jeu de dés et des tavernes. Nous voulons que la fabrication de dés soit défendue par tout notre royaume, et que les femmes de mauvaise vie soient mises hors des maisons ; et quiconque louera une maison à une femme de mauvaise vie, il rendra au prévôt ou au bailli le loyer de la maison pendant un an.
-- Après, nous défendons que nos baillis n'achètent frauduleusement ou ne fassent acheter, par eux ou par autres, possessions ou terres qui soient dans leur bailliage ou dans un autre, tant qu'ils seront à notre service, sans notre permission ; et si de tels achats se font, nous voulons qu'ils soient et demeurent en notre main.
-- Nous défendons à nos baillis que tant qu'ils seront à notre service, ils ne marient leurs fils, leurs filles ni autre personne de leur bailliage, sans notre congé spécial ; et avec cela qu'ils ne les mettent en maison de religion de leur bailliage, ni qu'ils leur acquièrent nul bénéfice de la sainte Église ou nulle possession ; et avec cela qu'ils ne prennent ni vivres ni droit de gîte en maison de religion ou auprès, aux dépens des religieux. Cette défense des mariages et d'acquérir des possessions, ainsi que nous l'avons dit, nous ne voulons pas qu'elle s'étende aux prévôts, ni aux maires, ni aux autres de moindre office.
-- Nous commandons que baillis, ni prévôts, ni autres ne tiennent une trop grande quantité de sergents ou de bedeaux, de peur que le peuple ne soit grevé et nous voulons que les bedeaux soient nommés en pleine assise, ou autrement qu'ils ne soient pas tenus pour bedeaux. Au cas que nos sergents soient envoyés en quelque lieu éloigné ou en pays étranger, nous voulons qu'ils ne soient pas crus sans lettres de leurs supérieurs.
-- Nous commandons que ni bailli ni prévôt qui soit à notre service, ne grève les bonnes gens de leur ressort contre le droit : et que nul de ceux qui sont nos sujets ne soit mis en prison pour dette qu'il doive, si ce n'est pour la nôtre seulement.
-- Nous établissons que nul de nos baillis ne lève d'amende pour une dette que nos sujets doivent, ni pour méfait, si ce n'est en pleine audience, où cette amende soit jugée et estimée, et par conseil de bonnes gens, quand même elle aurait été consignée par-devant eux. Et s'il advient que celui qui sera accusé de quelque chose ne veuille pas attendre le jugement de la cour qui lui est offert, mais qu'il offre une certaine somme de deniers pour l'amende, ainsi qu'on l'a communément reçu, nous voulons que la cour reçoive la somme de deniers si elle est raisonnable et convenable ;
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ou sinon, nous voulons que l'amende soit jugée, selon ce qui est dit ci-dessus, quoique le coupable s'en remette à la volonté de la cour. Nous défendons que les baillis ou les maires ou les prévôts ne contraignent en secret ou en public, par menace, par peur ou par chicane, nos sujets à payer une amende, et qu'ils ne les accusent sans cause raisonnable.
Et nous établissons que ceux qui tiendront les prévôtés, vicomtés et autres charges, ne les puissent vendre à autrui sans notre congé ; et si plusieurs achètent ensemble les offices susnommés, nous voulons que l'un des acheteurs fasse l'office pour tous les autres, et use seul de la franchise en ce qui concerne les chevauchées, les tailles et les communes charges, ainsi qu'il est accoutumé. Et nous défendons qu'ils ne vendent les dits offices à leurs frères, neveux et cousins après qu'ils les auront achetés de nous, et qu'ils ne réclament par eux-mêmes les dettes qu'on leur doit, si ce n'est des dettes qui appartiennent à leur office ; mais que pour leurs propres dettes ils les réclament par l'autorité du bailli, tout comme s'ils n'étaient pas à notre service.
-- Nous défendons que les baillis et les prévôts ne fatiguent nos sujets, dans les causes poursuivies devant eux, en transportant leurs assises de lieu en lieu ; mais nous voulons qu'ils entendent les affaires que l'on a par-devant eux au lieu là où ils ont eu coutume de les entendre, en sorte que nos sujets ne renoncent pas à poursuivre leur droit pour cause de fatigue ni de dépenses.
-- Derechef, nous commandons qu'ils ne dessaisissent personne de la saisine qu'il tient, sans connaissance de cause ou sans notre commandement spécial ; et qu'ils ne grèvent pas nos gens de nouvelles exactions, de tailles ou d'imposition nouvelles ; et aussi qu'ils ne les citent pas à faire une chevauchée pour avoir de leur argent ; car nous voulons que nul de ceux qui doivent chevauchée ne soit sommé d'aller à l'armée sans cause nécessaire ; et que ceux qui voudront aller à l'armée en propre personne ne soient pas contraints à racheter leur voyage à prix d'argent.
Après, nous défendons que baillis ni prévôts ne fassent défendre de porter blé ni vin, ni autres marchandises, hors de notre royaume, sans cause nécessaire ; et quand il conviendra que défense en soit faite, nous voulons qu'elle soit faite en commun, en conseil de prud'hommes, sans soupçon de fraude ni de tromperie.
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-- De même, nous voulons que tous anciens baillis, vicomtes, prévôts et maires restent, après qu'ils seront hors de leurs offices, par l'espace de quarante jours, au pays où ils ont tenu leurs offices, en leurs propres personnes ou par procureur, afin qu'ils puissent répondre aux nouveaux baillis pour les torts qu'ils auraient faits à ceux qui se voudraient plaindre d'eux.
Par cet établissement, il amenda beaucoup le royaume.
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La prévôté de Paris était alors vendue aux bourgeois de Paris ou à d'aucuns ; et quand il advenait que d'aucuns l'avaient achetée, ils soutenaient leurs enfants et leurs neveux en leurs méfaits ; car les jeunes gens se fiaient en leurs parents et en leurs amis qui tenaient la prévôté. C'est pourquoi le menu peuple était fort foulé, et ne pouvait avoir raison des gens riches, à cause des grands présents et des dons qu'ils faisaient aux prévôts. Celui qui, en ce temps-là, disait la vérité devant le prévôt, ou qui voulait garder son serment pour n'être point parjure, au sujet de quelque dette ou de quelque chose sur quoi qu'il fût tenu de répondre, le prévôt levait sur lui l'amende, et il était puni. A cause des grandes injustices et des grandes rapines qui étaient faites dans la prévôté, le menu peuple n'osait demeurer en la terre du roi, mais allait demeurer en d'autres seigneuries. Et la terre du roi était si déserte, que quand le prévôt tenait ses plaids, il n'y venait pas plus de dix personnes ou de douze. Avec cela il y avait tant de malfaiteurs et de larrons à Paris et dehors, que tout le pays en était plein. Le roi, qui mettait grand soin à faire que le menu peuple fût gardé, sut toute la vérité ; alors il ne voulut plus que la prévôté de Paris fût vendue, mais il donna grands et bons gages à ceux qui dorénavant la garderaient. Et il abolit toutes les mauvaises impositions dont le peuple pouvait être grevé, et fit enquerre par tout le royaume et par tout le pays où il pourrait trouver un homme qui fit bonne et roide justice, et qui n'épargnât pas plus l'homme riche que le pauvre. Alors lui fut indiqué Étienne Boileau, lequel maintint et garda si bien la prévôté que nul malfaiteur, larron ni meurtrier n'osa demeurer à Paris, qui ne fût tantôt pendu ou exterminé : ni parenté, ni lignage, ni or, ni argent ne le purent garantir. La terre du roi commença à s'amender, et le peuple y vint pour le bon droit qu'on y faisait. Alors elle se peupla tant et s'amenda que les ventes, les saisines, les achats et les autres choses valaient le double de ce que le roi y recevait auparavant.
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Dès le temps de son enfance, le roi eut pitié des pauvres et des souffrants ; et la coutume était que partout où le roi allait, cent vingt pauvres fussent toujours repus, en sa maison, de pain, de vin, de viande ou de poisson, chaque jour. En carême et en avent le nombre des pauvres croissait ; et plusieurs fois il advint que le roi les servait et leur mettait la nourriture devant eux, et leur donnait, au départ, des deniers de sa propre main. Particulièrement aux grandes vigiles des fêtes solennelles, il servait à ses pauvres de toutes les choses des-susdites, avant qu'il ne mangeât ni ne bût. Avec tout cela, il avait chaque jour à dîner et à souper prés de lui des hommes vieux et estropiés, et il leur faisait donner la nourriture dont il mangeait ; et quand ils avaient mangé, ils emportaient une certaine somme d'argent. Par-dessus tout cela, le roi donnait chaque jour de si grandes et si larges aumônes aux pauvres religieux, aux pauvres hôpitaux, aux pauvres malades, et aux autres pauvres communautés, et aux gentilshommes et aux dames et aux demoiselles pauvres, aux femmes déchues, aux pauvres femmes veuves et à celles qui étaient en couches, et aux pauvres qui par vieillesse ou par maladie ne pouvaient travailler ni continuer leur métier, qu'à peine pourrait-on en raconter le nombre. Aussi pouvons-nous bien dire qu'il fut plus heureux que Titus, l'empereur de Rome, dont les anciens écrits racontent qu'il s'affligea fort et fut déconforté pour un jour où il n'avait accordé nul bienfait.
Dès le premier temps qu'il en vint à tenir son royaume et qu'il se sut connaître, il commença à édifier des églises et plusieurs maisons religieuses, entre lesquelles l'abbaye de Royaumont l'emporte en beauté et en grandeur. Il fit édifier plusieurs hôtels-Dieu : l'hôtel-Dieu de Paris, celui de Pontoise, celui de Compiègne et de Vernon, et leur donna de grandes rentes. Il fonda l'abbaye de Saint-Matthieu de Rouen où il mit des femmes de l'ordre des frères Prêcheurs ; et fonda celle de Longchamp, ou il mit des femmes de l'ordre des frères Mineurs, et leur donna de grandes rentes. Et il octroya à sa mère de fonder l'abbaye du Lis lez-Melun-sur-Seine, et celle qui est lez-Pontoise, que l'on nomme Maubuisson. Et il fit faire la maison des aveugles lez-Paris, pour y mettre les pauvres aveugles de la cité de Paris, et leur fit faire une chapelle pour ouïr le service de Dieu. Le bon roi fit faire la maison des Chartreux au dehors de Paris qui a nom Vauvert, et assigna des rentes suffisantes aux moines qui étaient là, qui servaient Notre-Seigneur. Assez tôt après, il fit faire une autre maison au dehors de Paris, sur le chemin de Saint-Denis, ni fut appelée la maison des Filles-Dieu ; et fit mettre dans le logis une grande multitude de femmes qui par pauvreté, s'étaient mises en péché de luxure, et leur donna quatre cents livres de rente pour les soutenir. Et il fit en plusieurs lieux de son royaume des maisons de béguines, et leur donna des rentes pour elles vivre, et commanda qu'on y reçût celles qui voudraient se tenir à vivre chastement.
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Aucuns de ses familiers murmuraient de ce qu'il faisait de si larges aumônes, et de ce qu'il dépensait beaucoup ; et il disait :
-- J'aime mieux que l'excès des grandes dépenses que je fais soit fait en aumônes pour l'amour de Dieu qu'en faste ou en vaine gloire de ce monde.
Cependant, malgré les grandes dépenses que le roi faisait en aumônes, il ne laissait pas de faire de grandes dépenses en son hôtel chaque jour. Le roi se comportait largement et libéralement dans les parlements et les assemblées des barons et des chevaliers ; et il faisait servir à sa cour très-courtoisement et largement, et sans épargne, et plus qu'il n'y avait eu depuis longtemps à la cour de ses devanciers.
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Le roi aimait toutes gens qui se mettaient à servir Dieu et qui portaient l'habit religieux ; nul ne venait à lui qui manquât d'avoir de quoi vivre. Il pourvut les frères Carmes, et leur acheta une place sur la Seine vers Charenton, et leur fit faire une maison, et leur acheta vêtements, calices et telles choses qu'il convient pour le service de Notre-Seigneur. Et après, il pourvut les frères de Saint-Augustin, et leur acheta la grange d'un bourgeois de Paris et toutes les dépendances, et leur fit faire une église hors la porte Montmartre. Les frères du Sac, il les pourvut et leur donna une place sur la Seine par-devers Saint-Germain des Prés, où ils se logèrent ; mais ils n'y demeurèrent guère, car ils furent supprimés assez tôt. Après que les frères du Sac furent logés, il vint encore une autre espèce de frères que l'on appelle l'ordre des Blancs-Manteaux ; et ils requirent au roi qu'il les aidât pour qu'ils pussent demeurer à Paris. Le roi leur acheta une maison et de vieilles places à l'entour pour les loger, près de la vieille porte du Temple à Paris, assez près des Tisserands. Ces Blancs-Manteaux furent supprimés au Concile de Lyon que tint Grégoire X. Après il vint encore une autre espèce de frères qui se faisait appeler frères de Sainte-Croix, et qui portent la croix devant leur poitrine : et ils requirent au roi qu'il les aidât. Le roi le fit volontiers, et les logea dans une rue qui était appelée le Carrefour du Temple, et qui maintenant est appelée la rue Sainte-Croix. C'est ainsi que le bon roi environna de gens de religion la ville de Paris.
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#### La dernière croisade
Après ces choses dessus dites, il advint que le roi manda tous ses barons à Paris pendant un carême. Je m'excusai près de lui pour une fièvre quarte que j'avais alors, et le priai qu'il me voulût bien dispenser ; et il me manda qu'il voulait absolument que j'y allasse, car il avait là de bons médecins qui savaient bien guérir de la fièvre quarte. Je m'en allai à Paris. Quand je vins le soir de la vigile de Notre-Dame en mars, je ne trouvai ni roi ni autre qui me sût dire pourquoi le roi m'avait mandé. Or il advint, ainsi que Dieu le voulut, que je m'endormis à matines ; et il me fut avis en dormant que je voyais le roi devant un autel à genoux, et il m'était avis que plusieurs prélats en habits d'église le revêtaient d'une chasuble vermeille en-serge de Reims. J'appelai après cette vision monseigneur Guillaume, mon prêtre, qui était très-savant, et lui contai la vision. Et il me dit ainsi :
-- Sire, vous verrez que le roi se croisera demain.
Je lui demandai pourquoi il le croyait ; et il me dit qu'il le croyait à cause du songe que j'avais songé ; car la chasuble de serge vermeille signifiait la croix, laquelle fut vermeille du sang que Dieu y répandit de son côté, et de ses mains, et de ses pieds.
-- Quant à ce que la chasuble était en serge de Reims, cela signifie que la croisade sera de petit profit, ainsi que vous verrez si Dieu vous donne vie.
Quand j'eus ouï la messe à la Magdeleine à Paris, j'allai à la chapelle du roi, et je trouvai le roi qui était monté sur l'échafaud des reliques, et faisait apporter la vraie Croix en bas. Pendant que le roi venait en bas, deux chevaliers qui étaient de son conseil commencèrent à parler l'un à l'autre, et l'un dit :
-- Ne me croyez jamais, si le roi ne se croise ici. Et l'autre répondit :
Si le roi se croise ce sera l'une des douloureuses journées qui jamais fût en France. Car si nous ne nous croisons pas, nous perdrons l'affection du roi ; et si nous nous croisons, nous perdons celle de Dieu, parce que nous ne nous croiserons pas pour lui, mais par peur du roi.
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Or il advint ainsi que le roi se croisa le lendemain, et ses trois fils avec lui ; et puis il est advenu que la croisade fut de petit profit, selon la prophétie de mon prêtre. Je fus beaucoup pressé par le roi de France et le roi de Navarre de me croiser. A cela je répondis que, tandis que j'avais été au service de Dieu et du roi outre-mer, et depuis que j'en revins, les sergents du roi de France et du roi de Navarre m'avaient détruit et appauvri mes gens, tellement que le temps ne serait jamais où moi et eux n'en valussions pis. Et je leur disais ainsi que si j'en voulais faire au gré de Dieu, je demeurerais ici pour aider et défendre mon peuple ; car si je mettais mon corps dans les aventures du pèlerinage de la Croix, là où je voyais tout clair que ce serait pour le mal et le dommage de mes gens, j'en courroucerais Dieu, qui mit mon corps pour sauver son peuple.
Je pensai que tous ceux-là firent un péché mortel qui lui conseillèrent le voyage, parce que, au point où il était en France, tout le royaume était en bonne paix à l'intérieur et avec tous ses voisins ; et depuis qu'il partit, l'état du royaume ne fit jamais qu'empirer. Ils firent un grand péché ceux qui lui conseillèrent le voyage, dans la grande faiblesse là où sort corps était ; car il ne pouvait supporter d'aller en char ni de chevaucher. Sa faiblesse était si grande, qu'il souffrit que je le portasse dans mes bras depuis l'hôtel du comte d'Auxerre, là où je pris congé de lui, jusques aux Cordeliers. Et pourtant, faible comme il était, s'il fût demeuré en France, il eût pu encore vivre assez et faire beaucoup de bien et de bonnes œuvres.
#### Mort de saint Louis
Du voyage qu'il fit à Tunis, je ne veux rien conter ni dire, parce que je n'y fus pas. Dieu merci ! et je ne veux rien dire ni mettre en mon livre de quoi je ne sois certain. Nous parlerons donc de notre saint roi, sans plus, et nous dirons ainsi, qu'après qu'il eût abordé à Tunis devant le château de Carthage, une maladie le prit d'un flux de ventre ; et Philippe, son fils aîné, fut malade de la fièvre quarte. Avec le flux de ventre que le roi avait, il se mit au lit, et sentit bien qu'il devait en peu de temps passer de ce siècle à l'autre. Alors il appela monseigneur Philippe, son fils, et lui commanda de garder, ainsi que par testament, tous les enseignement qu'il lui laissa, qui sont ci-après écrits en français, lesquels enseignements le roi écrivit de sa sainte main, ainsi qu'on le dit.
-- Beau fils, la première chose que je t'enseigne, c'est que tu mettes ton cœur à aimer Dieu, car sans cela nul ne peut être sauvé. Garde-toi de faire rien qui déplaise à Dieu, c'est à savoir le péché mortel. Si Dieu t'envoie l'adversité, alors reçois-la en patience, et rends-en grâces à Notre-Seigneur, et pense que tu l'as méritée et qu'il te tournera tout à profit.
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S'il te donne la prospérité, alors remercie-l'en humblement, de sorte que tu ne sois pas pire par orgueil ou d'autre manière, pour ce dont tu dois mieux valoir ; car on ne doit pas guerroyer contre Dieu avec ses dons. Confesse-toi souvent, et choisis un confesseur prud'homme, qui te sache enseigner ce que tu dois faire et de quoi tu te dois garder ; et tu te dois maintenir et comporter de telle manière que ton confesseur et tes amis t'osent reprendre de tes méfaits. Écoute le service de la sainte Église dévotement et sans bavarder ; mais prie Dieu et de cœur et de bouche, spécialement à la messe, quand se fait la consécration. Aie le cœur doux et compatissant aux pauvres, aux malheureux et aux affligés, et les conforte et aide selon que tu pourras. Maintiens les bonnes coutumes de ton royaume, et abats les mauvaises. Ne convoite pas contre ton peuple, et ne charge pas ta conscience d'impôts et de tailles, si ce n'est par grande nécessité. Si tu as quelque peine de cœur, dis le tantôt à ton confesseur ou à quelque prud'homme qui ne soit pas plein de vaines paroles : alors tu la porteras plus facilement. Veille à avoir en ta compagnie des gens prud'hommes et loyaux, soit religieux soit séculiers, qui ne soient pas pleins de convoitise, et parle souvent avec eux ; et fuis et évite la compagnie des mauvais. Écoute volontiers la parole de Dieu et la retiens en ton cœur ; et recherche volontiers prières et indulgences. Aime ce qui est profitable et bon ; hais tout ce qui est mal où que ce soit. Que nul ne soit si hardi que de dire devant toi une parole qui attire et excite au péché, ni de médire d'autrui par derrière par ses détractions ; ne souffre pas non plus que nulle vilenie soit dite de Dieu ni de ses saints devant toi. Rends souvent grâces à Dieu de tous les biens qu'il l'a faits, de sorte que tu sois digne d'en avoir davantage. Pour rendre la justice et faire droit à tes sujets, sois loyal et roide, sans tourner à droite ni à gauche, mais toujours du côté du droit, et soutiens la plainte du pauvre jusques à tant que la vérité soit déclarée. Et si quelqu'un a une action contre toi, ne crois rien jusques à tant que tu en saches la vérité ; car alors tes conseillers jugeront plus hardiment selon la vérité pour toi ou contre toi.
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Si tu tiens rien qui soit à autrui, ou par toi, ou par tes devanciers, et que la chose soit certaine, rends-le sans tarder ; et si c'est chose douteuse, fais-en faire une enquête, par gens sages, promptement et diligemment. Tu dois mettre ton attention à ce que tes gens et tes sujets vivent sous toi en paix et en droiture. Surtout garde les bonnes villes et les coutumes de ton royaume dans l'état et la franchise où tes devanciers les ont gardées ; et s'il y a quelque chose à amender, amende-le et redresse-le, et tiens-les en faveur et en amour ; car à cause de la force et des richesses des grandes villes, tes sujets et les étrangers redouteront de rien faire contre toi, spécialement tes pairs et tes barons. Honore et aime toutes les personnes de la sainte Église, et prends garde qu'on ne leur enlève ni diminue les dons et les aumônes que tes devanciers leur auront données. On raconte d'un roi Philippe, mon aïeul, qu'une fois un de ses conseillers lui dit que ceux de la sainte Église lui faisaient beaucoup de torts et d'excès, en ce qu'ils lui enlevaient ses droits et diminuaient ses justices ; et c'était bien grande merveille qu'il le souffrît. Et le bon roi répondit qu'il le croyait bien ; mais il considérait les bontés et les courtoisies que Dieu lui avaient faites ; alors il aimait mieux laisser aller de son droit que d'avoir contention avec les gens de la sainte Église. A ton père et à ta mère porte honneur et respect, et garde leurs commandements. Donne les bénéfices de la sainte Église à des personnes de bien et de vie nette ; et fais-le par le conseil de prud'hommes et d'honnêtes gens. Garde-toi d'entreprendre sans grande délibération la guerre contre un prince chrétien ; et s'il te le faut faire, alors garde la sainte Église et ceux qui ne t'ont fait aucun tort. Si des guerres et des contentions s'élèvent entre les sujets, apaise-les plus tôt que tu pourras. Sois soigneux d'avoir de bons prévôts et de bons baillis, et enquière-toi souvent d'eux et de ceux de ton hôtel, comme ils se maintiennent, et s'il y a en eux aucun vice de trop grande convoitise, ou de fausseté ou de tromperie. Travaille à ôter de ton royaume tout vilain péché ; spécialement fais tomber de tout ton pouvoir les vilains serments et l'hérésie.
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Prends garde que les dépenses de ton hôtel soient raisonnables. Et enfin, très doux fils, fais chanter des messes pour mon âme et dire des oraisons pour tout ton royaume ; et octroie-moi une part spéciale et entière en tout le bien que tu feras. Beau cher fils, je te donne toutes les bénédictions qu'un bon père peut donner à un fils. Et que la bénite Trinité et tous les saints le gardent et défendent de tous maux ; et que Dieu te donne la grâce de faire toujours sa volonté, de sorte qu'il soit honoré par toi, et que toi et moi nous puissions, après cette vie mortelle, être ensemble avec lui, et le louer sans fin. Amen.
Quand le bon roi eut enseigné son fils monseigneur Philippe, la maladie qu'il avait commença à croître fortement ; et il demanda les sacrements de la sainte Église et les reçut avec l'esprit sain et en pleine connaissance, ainsi qu'il parut : car pendant qu'on l'oignait des saintes huiles et qu'on disait les sept psaumes, il disait les versets à son tour. Et j'ai ouï conter a monseigneur le comte d'Alençon, son fils, que quand il approchait de la mort, il appela les saints pour l'aider et le secourir, et spécialement monseigneur saint Jacques, en disant son oraison qui commence par « esto, Domine », c'est-à-dire, « Dieu soyez sanctificateur et gardien de votre peuple. » Il appela alors à son aide monseigneur saint Denis de France, en disant son oraison qui veut dire : « Sire Dieu, donnez-nous que nous puissions mépriser la prospérité de ce monde, de sorte que nous ne redoutions nulle adversité. » Et j'ai ouï dire alors à monseigneur d'Alençon (que Dieu absolve !) que son père invoquait sainte Geneviève. Après, le saint roi se fit coucher en un lit couvert de cendre, et mit ses mains sur sa poitrine, et, en regardant vers le ciel, rendit à notre Créateur, son esprit en cette heure même que le Fils de Dieu mourut sur la Croix.
C'est une précieuse et digne chose de pleurer le trépas de ce saint prince, qui garda son royaume si saintement et si loyalement, et qui y fit tant de belles aumônes, et qui y mit tant de beaux établissements. Et ainsi que l'écrivain qui a fait son livre et qui l'enlumine d'or et d'azur, ledit roi enlumina son royaume de belles abbayes qu'il y fit, d'hôtels-Dieu, de couvents de Prêcheurs, de Cordeliers et d'autres ordres religieux qui sont ci-devant nommés.
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Le lendemain de la fête de saint Barthélemy l'apôtre, trépassa de ce siècle le bon roi Louis, en l'an de l'incarnation de Notre-Seigneur, l'an de grâce 1270 ; et ses os furent gardés dans un coffre et enfouis à Saint-Denis en France, là où il avait élu sa sépulture, auquel lieu il fut enterré, là où Dieu a fait maint beau miracle pour lui et par ses mérites.
\*\*\*
Après cela, à la poursuite du roi de France et par le commandement du Pape, l'archevêque de Rouen et frère Jean de Samois, qui depuis fut évêque, vinrent à Saint-Denis en France, et là ils demeurèrent longtemps pour faire l'enquête sur la vie, les œuvres et les miracles du saint roi ; et on me manda que j'allasse avec eux, et ils me tinrent deux jours. Et après qu'ils se furent enquis près de moi et d'autres, ce qu'ils eurent trouvé fut porté à la cour de Rome ; et le pape et les cardinaux virent soigneusement ce qu'on leur porta ; et selon ce qu'ils virent, ils lui firent droit et le mirent au nombre des confesseurs. De là fut et doit être une grande joie à tout le royaume de France, et grand honneur à tous ceux de sa lignée qui lui voudront ressembler en faisant le bien ; *et grave déshonneur à tous ceux de son lignage qui par leurs bonnes œuvres ne le voudront pas imiter ; oui, grand déshonneur à ceux de son lignage qui voudront mal faire ; car on les montrera du doigt, et l'on dira que le saint roi dont ils sont descendus eût répugné à faire une si mauvaise action*.
Après que ces bonnes nouvelles furent venues de Rome, le roi assigna une journée au lendemain de la Saint-Barthélemy, à laquelle journée le saint corps fut levé. Quand le saint corps fut levé, l'archevêque de Reims qui était alors (que Dieu absolve !), et monseigneur Henri de Villers, mon neveu, qui était alors archevêque de Lyon, le portèrent d'abord, et plusieurs autres, tant archevêques qu'évêques que l'on avait établi.
Là prêcha frère Jean de Samois ; et entre les autres grandes actions que notre saint roi avait faites, il rappela une des grandes actions dont je leur avais témoigné par mon serment, et que j'avais vues ; et il dit ainsi :
-- Pour que vous puissiez voir que c'était l'homme le plus loyal qui jamais fût de son temps, je veux vous dire qu'il fut si loyal qu'envers les Sarrasins il voulut tenir une convention de ce qu'il leur avait promis par sa simple parole ; et s'il eût été ainsi qu'il ne leur eût pas tenu promesse, il eût gagné dix mille livres et plus.
Et il leur raconta tout le fait ainsi qu'il est ci-devant écrit. Et quand il leur eut raconté le fait, alors il dit ainsi :
-- Ne croyez pas que je vous mente, car je vois tel homme ici qui m'a témoigné de cette chose par son serment.
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Après que le sermon fut fini, le roi et ses frères, reportèrent de là le saint corps dans l'église, avec l'aide de leur lignage, à qui ils durent faire cet honneur ; car un grand honneur leur est fait, s'il ne tient à eux, ainsi que je vous ai dit ci-devant. Prions-le qu'il veuille prier Dieu de nous donner ce qui nous sera nécessaire pour nos âmes et nos corps. Amen !
\*\*\*
Je veux encore dire de notre saint roi des choses qui seront à son honneur, que je vis de lui en dormant : c'est à savoir qu'il me semblait en songe que je le voyais devant ma chapelle à Joinville ; et il était, ainsi qu'il me semblait, merveilleusement joyeux et aise de cœur ; et moi-même j'étais bien aise parce que je le voyais en mon château, et je lui disais :
-- Sire, quand vous partirez d'ici, je vous hébergerai en une mienne maison sise en un mien village qui a nom Chevillon.
Et il me répondit en riant, et me dit :
-- Sire de Joinville, sur la foi que je vous dois, je ne désire pas partir sitôt d'ici.
Quand je m'éveillai, je me mis à penser ; et il me semblait qu'il plaisait à Dieu et à lui que je l'hébergeasse en ma chapelle, et ainsi ai-je fait ; car je lui ai établi un autel en l'honneur de Dieu et de lui, là où l'on chantera à jamais en l'honneur de lui ; et il y a une rente à perpétuité, établie pour ce faire. Et j'ai raconté ces choses à monseigneur le roi Louis, qui est héritier de son nom ; et il me semble qu'il ferait au gré de Dieu et au gré de notre saint roi Louis s'il se procurait des reliques du vrai corps saint, et les envoyait à la dite chapelle de Saint-Laurent à Joinville, pour que ceux qui viendront en son autel y eussent plus grande dévotion.
Je fais savoir à tous que j'ai mis ici une grande partie des faits de notre saint roi devant dit, que j'ai vus et ouïs, et une grande partie de ces faits que j'ai trouvés dans un ouvrage en français, lesquels j'ai fait écrire en ce livre. Et je vous rappelle ces choses pour que ceux qui entendront ce livre, croient fermement en ce que le livre dit, que j'ai vraiment vu et ouï ; et les autres choses qui n'y sont pas écrites, je ne vous témoigne pas qu'elles soient vraies, parce que je ne les ai vues ni ouïes.
Ce fut écrit en l'an de grâce 1309, au mois d'octobre.
JOINVILLE.
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### L'ingratitude des chrétiens (III)
Job, dans sa douleur, en arrive à se plaindre de ne savoir où trouver Dieu. Il n'existait alors qu'un sacerdoce humain, chargé d'immoler des veaux, des agneaux ou des colombes. Dieu était toujours un Dieu caché. Le Verbe éternel n'était pas encore devenu « Dieu avec nous », l'Emmanuel.
Réfléchissant à l'orgueil des hommes à qui leur science humaine cache la sagesse, Job s'écrie (on croirait qu'il parle du tunnel du Mont-Blanc) :
JOB, 26. 5 *: Devant Dieu les ombres tremblent sous les eaux et leurs habitants. Le schéol est à nu devant lui, et l'abîme n'a point de voile...*
27\. 2 : Par le Dieu vivant qui me refuse, justice, par le Tout Puissant qui remplit mon âme d'amertume ; aussi longtemps que j'aurai la respiration... mes lèvres ne prononceront rien d'inique... Loin de moi la pensée de vous donner raison...
9 : *L'homme porte la main sur le granit, il ébranle les montagnes dans leurs racines. Il* *perce des galeries dans les rochers... il sait arrêter le suintement des eaux, il* *amène à la lumière tout ce qui était caché.*
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12 *: Mais la Sagesse, où la trouver ? Où est le lieu de l'intelligence ? L'homme n'en connaît* *pas le prix, on ne le rencontre pas sur la terre des vivants...* 20 : *D'où vient donc la* *Sagesse ? Où est le lieu de l'intelligence ? Elle est cachée aux yeux de tous les* *vivants, elle se dérobe aux oiseaux du ciel. L'enfer et la mort disent :* « *Nous en avons* *entendu parler.* »
Ô profonde parole ! L'enfer et la mort sont peuplés de ceux qui ont refusé d'écouter la Sagesse éternelle ! Et job termine en disant :
18 : *La crainte du Seigneur, voilà la Sagesse : fuir le mal, voilà l'intelligence.*
29\. 1 : *Job reprit encore son discours et dit : Oh, qui me rendra les mois d'autrefois, les jours où Dieu veillait à ma garde... En me voyant les jeunes gens se cachaient, les vieillards se levaient et se tenaient debout, les princes retenaient leur parole et se mettant la main sur la bouche.*
Ce verset est entré dans l'office de sainte Jeanne d'Arc.
12 : *Car je sauvais le pauvre qui implorait du secours... la bénédiction de celui qui allait périr venait sur moi...*
30\. 16 : *Et maintenant mon âme s'épanche en moi et les jours d'affliction m'ont saisi...* 20 : *Je crie vers toi et tu ne réponds pas... car je sais : tu me mènes à la mort, au rendez-vous de tous les vivants...*
31\. 1 : *J'avais fait un pacte avec mes yeux, et comment aurais-je arrêté mes regards sur une vierge ?...* 30 *: Je n'ai pas permis à ma langue de pécher en demandant la mort de mon ennemi, avec imprécation.* 35 : *Oh, qui me fera trouver quelqu'un qui m'écoute ? Voilà ma signature ; que le Tout Puissant me réponde.*
Alors intervint un cinquième personnage, ÉLIU. Plus jeune que les autres, il les a laissé parler. Il est en colère contre Job parce « qu'il se prétend plus juste que Dieu » (Job n'a jamais dit cela ; on voit où entraînent les discussions ; on voit aussi l'art de l'auteur). En colère aussi contre les trois amis qui condamnent Job sans avoir trouvé de bonne réponse à faire. Il est assez content de lui-même ; on croirait entendre les personnages des premiers drames de Claudel, « La Ville » Ou « Tête d'Or ».
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32\. 18 : *C'est à mon tour de parler à présent ; je veux dire aussi ce que je pense. Car je suis plein de discours, l'esprit est en moi qui m'oppresse. Mon cœur est comme, un vin renfermé... Que je parle, afin de respirer à l'aise !*
33\. 1 : *Maintenant donc, Job, écoute mes paroles... Si tu peux, réponds-moi... Devant Dieu je suis ton égal, comme toi j'ai, été formé du limon de la terre... Ainsi le poids de ma majesté ne peut t'accabler.*
La réponse d'Éliu est probablement celle de l'auteur ; il reproche surtout à Job sa manière de dire ; l'esprit des prophètes passe par sa bouche. Avec moins de clarté peut-être, mais une grande force. Le livre de Job peut être antérieur -- à Isaïe même ; ou puisque les exégètes d'aujourd'hui le décomposent, sans utilité pour la pensée religieuse, antérieur à certaines parties d'Isaïe. Ézéchiel au chapitre XIV prédisant la chute de Jérusalem, écrit : « Fils de l'homme, si un pays péchait contre moi par la révolte... et si je lui envoyais la famine... et qu'il y eut ces trois hommes au milieu de ce pays, Noé, Daniel et Job... eux sauveraient leur âme par leur justice... ils ne sauveraient ni fils ni fille... »
Dans le discours d'Éliu, l'espérance messianique arrive à la surface de la pensée. Tous les élus du monde païen, depuis Adam ont cru en un salut venant de Dieu. Ce Juif se rend compte qu'il faut au moins un ange comme intercesseur et qu'il aura une dette à payer. Mais c'est encore comme les Juifs du temps de Jésus un royaume de Dieu terrestre qu'il entrevoit.
33\. 23 : « *Mais s'il* (*l'homme*) *trouve pour intercesseur un ange entre mille qui fasse connaître à l'homme son* *devoir, si l'ange a pitié de lui et dit à Dieu : Épargne-lui de descendre dans la fosse,* j'ai trouvé la rançon de sa vie. »
25 : *Sa chair alors a plus de fraîcheur qu'au premier âge.*
Puis il dit à Job que rien ne peut exister que par une création continuée par Dieu. Dieu veille donc sur lui.
34\. 14 : *S'il* (*Dieu*) *ne pensait qu'à lui-même, s'il retirait à lui son esprit et son souffle, toute chair expirerait à l'instant et l'homme retournerait à la poussière.*
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35 : *Éliu prit de nouveau la parole et dit :*
2 : *Crois-tu qu'il soit juste de dire : J'ai raison contre Dieu. Car tu as dit : Que me sert mon innocence, qu'ai-je plus que si j'avais péché ?* 15 : *Mais Dieu sauve le malheureux dans sa misère, il l'instruit par la souffrance. Il te retirera de la détresse pour te mettre au large, en pleine liberté.*
37\. 14 : *Job, sois attentif à ces choses ; arrête-toi, considère les merveilles de Dieu. Sais-tu comment il les opère et fait briller l'éclair dans la nue ?...* 19 : *Fais-nous connaître ce que nous devons lui dire : nous ne saurions lui parler, nous sommes ignorants...* 24 : *Que les hommes donc le révèrent ! Il ne regarde pas ceux qui se croient sages.*
Ainsi se terminent les discours des hommes. En Juif fidèle, l'auteur approche davantage du mystère ; il ne saurait remplacer la parole du Fils de Dieu incarné, mais seulement préparer les fidèles à la comprendre. Jésus seul a pu nous enseigner à vivre d'une vie surnaturelle sans laquelle la nature demeure privée de sens. C'est le sujet de la plainte de Job. Aussi le DISCOURS DE DIEU par lequel l'auteur termine son livre ne fait-il qu'évoquer avec magnificence la Toute Puissance de Dieu et le mystère qui enveloppe sa volonté.
38\. 1 : *Alors Dieu répondit à Job dans la tempête et dit : Quel est celui qui obscurcit le plan divin par des discours sans intelligence ? Ceins tes reins comme un homme je vais t'interroger, et tu m'instruiras.* 4 : *Où étais-lu quand je posais les fondements de la terre ? Dis-le, si tu as l'intelligence. Qui a fixé les dimensions ? Le sais-tu ?...* 19 : *Où est le chemin du séjour de la lumière ?...* « *Tu le sais sans doute puisqu'alors tu étais né ; le nombre de tes jours est si grand !* »
Voilà posée la question des origines, à jamais insoluble pour la science de l'homme. Faute d'y avoir été, le tout de tout lui est inaccessible. La science cherche des explications ; elle ne trouve que des rapports ; et seulement les rapports qu'elle peut formuler dans son langage mathématique. Un astronome se réjouit d'avoir découvert une nébuleuse à un milliard d'années-lumière. Il est donc possible qu'il sache où elle était il y a un milliard d'années. Où est-elle en ce moment et en quel état ?
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La simultanéité de ces grands ensembles nous échappe complètement. Je suis réduit à celle de mes lunettes et de mon papier sur la table, et à celles que je suppose par expérience, celle par exemple d'un président de la République simultanée à celle de mes lunettes.
Après la physique, la biologie. Dieu parle des créatures animées du mystère insoluble des espèces. Péguy chantait : « La foi, dit Dieu, ce n'est pas difficile, j'éclate tellement dans ma création. » Le Créateur interpelle Job :
39\. 5 : *Qui a lâché l'onagre en liberté, qui a brisé les liens de l'âne sauvage, à qui j'ai donné le désert pour maison ?* 9 : *Le buffle voudra-t-il te servir...* 19 : *Est-ce toi qui donne au cheval sa vigueur, qui revêt son cou d'une crinière flottante, qui le fait bondir comme la sauterelle ?...* 26 : « *Est-ce par ta sagesse que l'épervier prend son vol et déploie ses ailes vers le midi ?* »
L'auteur décrit ensuite, probablement d'après des voyageurs, des animaux extraordinaires, Beemoth et Léviathan dont on ne sait pas bien quels ils sont, mais qui échappent complètement à la domination de l'homme par leur puissance. Aujourd'hui nous constatons que les insectes y échappent encore plus complètement. Beaucoup pensent qu'une force cachée appelée évolution les transforme de l'un à l'autre, du moucheron au rhinocéros. Toute cette pseudo-science reste une pure supposition sans preuves expérimentales. Les espèces sont innombrables leur étonnante diversité, comme leur fixité fondamentale, reste un problème aussi mystérieux qu'au temps de job, et Dieu s'adressant à lui demande Le censeur du Tout-Puissant veut-il encore plaider contre lui
42 : *Job répondit à Dieu et dit :* « *je sais que tu peux tout... Oui, j'ai parlé sans intelligence de merveilles qui me dépassent et que j'ignore... Mon oreille avait entendu parler de toi, mais maintenant mon œil t'a vu, c'est pourquoi je me condamne et me repends sur la poussière et sur la cendre.* »
Dieu condamne les trois amis de Job à un sacrifice expiatoire et rétablit Job dans sa prospérité antérieure.
\*\*\*
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Ainsi se termine ce grand et beau livre de la Sainte Écriture. Puisse-t-il nous exciter à la contrition. L'humanité a reçu, depuis, tant de grâces. Les fidèles chrétiens eux-mêmes sont portés par l'habitude à les mal reconnaître, à les mal utiliser.
Dieu n'a jamais abandonné les hommes. La religion naturelle telle qu'ont pu la pratiquer les païens n'a elle-même pu être bien connue des grands esprits que par grâce. Et il y eut même de vrais miracles dans ces religions, quand Dieu voulait retenir les hommes de s'abandonner au scepticisme. Les Juifs avaient en plus une alliance surnaturelle qui les préparait à la révélation définitive, et même tirait dans leur race au cours des générations la souche d'où devait naître le Messie. A travers des péchés comme celui de Juda et de Thamar, de David et de « celle qui fut la femme d'Urie », par un sang étranger comme était celui de Ruth, se préparait la nature humaine de la Très Sainte Vierge.
L'incarnation du Verbe Éternel qui suivit la naissance immaculée de Marie nous apporte l'admirable complément de la Révélation, un salut qui n'est plus seulement en attente, et la réponse aux angoissantes questions que se posèrent les hommes de tous les temps, et que se posait Job lui-même. Or pour le faire, Dieu lui-même, s'incarnant, est devenu un nouveau Job, innocent comme lui « perfectionné » (en tant qu'homme) par la souffrance comme Job, et nous donnant la faculté, dans sa Toute-Puissance, de nous incorporer à lui comme lui-même s'est incarné en notre chair.
Nous serons bientôt des cadavres, sans avoir en le temps de résoudre par la raison les énigmes de l'univers. Mais Jésus-Christ aussi fut un cadavre ; et il a ressuscité. Son âme d'homme a donc subsisté pendant les trois jours où son corps ne fut qu'un cadavre pour pouvoir lui rendre la vie dans la nuit du Samedi Saint. Voilà la preuve expérimentale du sort de tous les hommes. Nous ressusciterons comme Jésus et en attendant notre âme subsistera. Car Jésus « sur la croix a mis à mort l'iniquité » entre Dieu et l'humanité, dit saint Paul.
Et Jésus demeure lui-même au milieu de nous par un sacrement tel que, disent les Pères, Dieu est impuissant à faire davantage ; il se donne à nous et nous communique sa propre vie, nous devenons « co-héritiers, con-corporels, co-participants de la promesse dans le Christ Jésus ». Ce sont les termes qu'emploie S. Paul (Éphés. III, 6).
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Jésus reproduit sans cesse et prolonge, sous nos yeux à la sainte messe, le sacrifice qui nous a sauvés. L'amour du Christ « surpasse la connaissance » pour que nous soyons remplis de toute la plénitude de Dieu (Ibidem).
« L'amour surpasse la connaissance », dit S. Paul ; voilà qui est à retenir pour expliquer l'impuissance du rationalisme à satisfaire même la raison humaine.
Tout ce à quoi pouvait aspirer Eschyle sous les voiles des mythes et des erreurs du paganisme ; tout ce que désirait Job confusément à travers les lumières prémonitoires du Sinaï et les vues des prophètes, nous l'avons. Qu'en faisons-nous ? La grande apostasie de la fin des temps est commencée chez les peuples les plus anciennement chrétiens. Bien plus heureux matériellement qu'il y a cent ans seulement, ils se plaignent de plus en plus car les hommes ne peuvent se passer de Dieu. Plus on les en éloigne (car peu d'hommes sont réellement coupables personnellement de cet éloignement) plus ils sont malheureux, quand « tout l'or d'Ophir » paverait leurs chemins.
C'est Dieu qui leur manque et sa Sagesse. Quand s'en apercevra-t-on ? Il subsiste certes, de bons, d'excellents et même d'héroïques chrétiens ; ils sont assez peu nombreux parmi les chrétiens déclarés. Ceux-ci bien souvent acceptent les mœurs païennes ou corrompues qui leur sont diaboliquement proposées depuis longtemps. Ils acceptent les soi-disant progrès, qui sont uniquement des progrès matériels (et pourraient être bons) mais que l'absence de régulation morale fait contribuer à la corruption générale. Cette civilisation court à sa perte ; elle ne peut être sauvée que surnaturellement, si les chrétiens s'avisent de vivre en vrais chrétiens, dans l'espérance du ciel.
Ils sont assez nombreux encore pour fonder une vraie société chrétienne si petite soit-elle, qui puisse être enviée, et donner ainsi l'exemple de la seule et vraie paix possible parmi les épreuves de cette terre.
D. MINIMUS.
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## NOTES CRITIQUES
### A propos d'un livre de Mgr Charles Journet,
« Le dogme chemin de la foi »\
ou le sens du surnaturel en théologie
Un théologien enraciné dans la tradition la plus sûre, dominant l'ensemble de la doctrine, encore qu'il soit plus qualifié dans certains traités, monnayant dans une langue claire et un français vivant ses réflexions les plus abstraites, c'est là de nos jours une assez rare merveille pour en entretenir les lecteurs de cette revue. Aussi bien, depuis plusieurs années déjà je me proposais de parler de Mgr Journet ; de ses « petits catéchismes » si denses et si pratiques sur la Messe, sur l'Église, sur les Origines du monde ([^23]) ; -- de ses ouvrages de moyenne épaisseur : *Le Mal, Théologie de l'Église, la Messe présence du Sacrifice de la Croix, Vérité de Pascal,* et surtout ce véritable petit chef-d'œuvre : les *Entretiens sur la Grâce,* ([^24]) ; je voulais même dire un mot de ses deux immenses traités d'environ un millier de pages chacun sur *L'Église du Verbe incarné* (chez Desclée de Brouwer). Je noterai simplement pour cette fois que ces traités sont incomparables pour faire saisir que l'Église est un mystère de sainteté et de vie surnaturelle ; ensuite que les tables analytiques rendent ces gros volumes facilement utilisables et permettent d'étudier de près une question particulière avec ses tenants et aboutissants, sans être perdu dans le dédale des divisions et sous-divisions. N'ayant toujours pas le loisir d'aborder comme je le voudrais les livres du *Mal,* de la *Théologie de l'Église* et des *Entretiens sur la Grâce,* je ne veux pas du moins laisser passer la publication du *Dogme chemin de la Foi* ([^25]) sans dire tout le bien que j'en pense et pourquoi j'en pense tant de bien.
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D'abord, parce que de toute évidence, l'auteur a médité, longuement examiné, pesé, approfondi la question dont il traite, le Mystère dans lequel il essaie de nous introduire Cette qualité qui est toute naturelle est quand même devenue trop rare pour ne pas la signaler en notre époque d'ouvrages hâtifs et comme cinématographiques ; en notre siècle de livres religieux bâclés, et lorsque des éditeurs catholiques multiplient les collections religieuses à une cadence folle, comme s'il y avait tellement d'auteurs capables de nous parler religieusement de la religion, ou même simplement avec sérieux. Ce qui est encore très attachant dans ce petit volume de Mgr Journet c'est le sentiment pieux de gratitude et de dépendance envers les grands aînés de la précédente génération thomiste comme le Père Gardeil, o.p. ou le Père Garrigou-Lagrange, o.p. C'est tout spontanément que l'auteur nous renvoie au livre du P. Garrigou sur *Le sens commun, la philosophie de l'être et les formules dogmatiques* (Desclée de Brouwer à Paris) comme à un « beau livre qu'on ne dépassera pas ». (*Le Dogme chemin de la Foi*, page 103.) Cela va sans dire, et sans doute seront-ils, du même avis ceux qui ont fréquenté à la fois le P. Garrigou et ces auteurs théologiques contemporains autour desquels on fait le plus de tapage. Cela va sans dire ; mais comme il est bon cependant de l'entendre dire par un théologien aussi solide et ouvert, et aussi mesuré de ton, que Mgr Charles Journet.
Et je n'ignore pas qu'on reproche au P. Garrigou les limites de son érudition ; il doit bien y avoir un fondement à cela, encore que sa pratique de saint Augustin soit surprenante. On lui reproche encore d'être insuffisamment averti, sinon de la psychologie concrète, du moins des travaux de psychologie concrète poursuivis depuis une quarantaine années. Là aussi il y a une part de vrai ; *non omnia possumus omnes *; mais c'est une lacune qu'un lecteur ayant le sens de l'humain parviendra facilement à combler. Cependant, toutes les limites que l'on signale n'enlèvent rien à l'excellence du P. Garrigou dans l'ordre proprement théologique ; or c'est cela qui nous importe. Dans ce domaine il est un maître, et un maître qui a fait un admirable effort, malgré un style peu captivant, pour se rendre accessible au grand public. C'est pourquoi on ne saurait trop conseiller quelques ouvrages du P. Garrigou à des chrétiens moyennement cultivés qui désirent s'initier à la théologie sans se rompre la tête. Qu'ils lisent par exemple le *Sauveur et son amour pour nous* ([^26]), la *Providence et la confiance en Dieu* ([^27]), la *Prédestination des saints et la Grâce* (**27**)*,* les *Trois conversions et les trois voies,* et même en partie le *Sens commun* (**26**) ;
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ils seront pris par la force des intuitions, la solidité, la limpidité des raisonnements ; ils verront comment on raisonne avec sérieux et piété à partir des données de l'Écriture et de la Tradition ; ils auront l'impression de se cadrer et de se construire doctrinalement. Et certes le Père ne leur dira pas tout ; mais à partir de ce qu'il leur aura dit ils auront le moyen de juger, comprendre, opérer un tri salutaire dans tant de choses qui se disent actuellement. Le génie théologique de Mgr Journet est différent de celui du P. Garrigou ; il porte une attention bien plus aiguë au drame de la destinée humaine, aux vicissitudes de la civilisation, au mystère révélé sur l'histoire du Salut. Cependant il est en continuité du P. Garrigou et il le manifeste. Qu'il en soit remercié d'autant plus que nous souffrons de la vaine discontinuité entre les générations thomistes depuis la crise de l'Action Française et surtout depuis la seconde guerre mondiale.
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Pour en revenir au *Dogme chemin de la Foi* disons que ce petit volume extrêmement dense n'en est pas moins limpide, tellement sont bien disposés dans la lumière les éléments qui le composent. Comme les autres livres du même auteur, celui-ci est délibérément scientifique. J'ai cru bon de le lire dans une perspective plus immédiatement pratique. S'il fallait le caractériser en quelques mots je dirais ceci : comment le sens vigoureux de la vérité surnaturelle et absolue des dogmes ne néglige pas les questions posées par les contemporains mais les fait graviter dans l'orbite de l'essentiel et les situe constamment à leur place ; une place qui du reste est seconde lorsque la question est secondaire.
Je m'explique. Lorsque, avec la tradition la plus certaine, nous affirmons que, sans la foi, il est impossible d'être sauvé et que l'on n'entre pas au Paradis sans admettre les mystères de foi, les mystères surnaturels, il nous arrive souvent d'entendre l'objection : alors vous voulez damner la très grande majorité du genre humain depuis Adam ? Pour les hommes de la préhistoire qui furent des milliers et des myriades, que pouvait être la foi et quel pouvait être son contenu ? Et dans la période historique, mis à part le minuscule peuple hébreu quelle pouvait être la foi de l'innombrable gentilité ? Et même depuis la venue du Rédempteur d'immenses foules ignorent *ce nom qui est au-dessus de tout nom* et sans la confession duquel on ne sera pas sauvé.
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Ces objections ne laissent pas d'être impressionnantes. Il est une manière d'y répondre d'un simplisme dérisoire mais qui se répand de plus en plus, qui consiste à ignorer ce qui est en cause, à rabaisser la surnaturalité de la vertu de foi et supprimer l'élévation surnaturelle de son objet. On dit à peu près ceci : Sans doute la foi est-elle nécessaire au salut. Mais quelle foi ? N'est-il pas suffisant d'admettre la montée du monde vers un sommet idéal, l'ascension ou plutôt l'évolution de l'humanité vers quelque seuil nouveau de conscience et d'amour ? Or cette foi, d'une manière ou d'une autre, n'est-elle pas le partage de tous les humains ? Et si vous demandez que la foi qui mérite le salut reconnaisse le Christ, eh ! bien, nous conviendrons qu'il existe « un Christ universel sur lequel convergent toutes les religions et qui, au fond, les satisfait toutes » ([^28]) ; un Christ Universel qui opère la réconciliation sur le terrain de l'amour du Progrès « des prétentions et des absolutismes des croyants et des incroyants » ([^29]).
On aura reconnu, à peine modifiée, la phraséologie de cet évolutionnisme, de ce progressisme qui sont dilués dans maintes revues catholiques ou paraphrasés jusque dans la chaire de nos églises. L'intention est assurément généreuse car on veut sauver l'humanité. Le vice caché de cette intention n'en est pas moins horrible, puisque (étant donné que l'humanité ne peut être sauvée que par le surnaturel) on n'hésite pas à rabaisser le surnaturel ; notamment le surnaturel le la foi. La générosité véritable n'est pas moins attentive au salut des hommes, mais elle est héroïque. Elle s'exprime ainsi : puisque l'humanité ne peut être sauvée que par le surnaturel (et d'abord par le surnaturel de la foi) présentons-le dans son intégrité et sa transcendance ; mettons sans doute en lumière qu'il s'agit d'un surnaturel qui tient compte de l'homme, de sa psychologie et de son histoire ; mais ne cessons de rappeler à l'homme que, quelle que soit sa psychologie et son histoire, c'est bien à ce surnaturel authentique qu'il doit s'adapter (se laisser adapter par la miséricorde de Dieu), loin de tirer le surnaturel du côté de ses rêves, loin de le confondre par exemple avec les ambitions de son prométhéisme humanitaire. Ainsi et de tout temps s'est exprimée la générosité des vrais théologiens, des prédicateurs évangéliques, des apôtres dignes de leur mission. Voilà ce qui se dégage de l'argumentation doctrinale de Mgr Journet sur « les premières formes de la lumière prophétique » et les « deux premiers credibilia » :
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« Si Dieu nous aime, s'il veut se faire aimer, de nous, il faut d'abord qu'il nous découvre son mystère, il faut encore qu'il nous présente le pouvoir d'y acquiescer. Une double lumière, dès lors, est nécessaire : l'une, nous disant ce qu'est Dieu, son dessein d'amour sur les hommes, ce qu'il attend d'eux, par quels chemins ils peuvent aller à lui ; l'autre, s'offrant à soulever leur intelligence pour qu'elle puisse adhérer « à ce que l'œil n'a pas vu, à ce que l'oreille n'a pas entendu, à ce qui n'est pas monté du cœur de l'homme, et que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment » (I Cor., II, 9).
« La première lumière manifeste le sort d'une humanité solidaire d'une même catastrophe, mais sauvée par la même rédemption : nommons-la, au sens le plus large, lumière prophétique ; la seconde lumière vient solliciter dans le secret chaque personne humaine pour la faire consentir à sa propre rédemption : nommons-la lumière sanctifiante. D'une part, une lumière prophétique nous apportant les données à croire, *les énoncés de la foi ;* d'autre part, une lumière sanctifiante, celle de *la foi théologale et de son acte*, entrant (p. 13), moyennant ces énoncés, dans la nuit translumineuse du mystère de Dieu et de ses providences.
« L'Évangile est plein de cette double lumière : celle de la *prédication extérieure* qui peut être refusée, celle du *consentement intérieur* qui sauve et sanctifie. On ne peut sans doute parler de l'une de ces lumières sans parler de l'autre. Mais on peut s'attacher à décrire principalement soit la vie de la foi théologale, soit la vie du dogme (et la vérité qui est donnée à croire). C'est ce second aspect qui nous retiendra surtout », (p. 14)...
« La foi théologale peut exister à l'état de vertu, de puissance sommeillante sans encore exercer son acte, sans avoir besoin d'une donnée à croire. Tel est le cas de la vertu de foi infusée dans l'âme du petit enfant au moment de son baptême.
« Mais dès que la foi sort de son sommeil, *dès qu'elle exerce son acte, il lui faut s'attacher à une donnée, à une vérité *: impossible dans l'ordre naturel de penser sans penser quelque chose, impossible pareillement dans l'ordre surnaturel de croire sans croire quelque chose... ([^30])
« Sous la loi nouvelle, la donnée à croire est présentée au monde avec la plénitude qu'elle a reçue des apôtres éclairés par la double (p. 23) lumière de révélation et d'inspiration, par l'Église divinement assistée. Ce point doit faire le centre de notre petit livre.
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« Si d'une part « Dieu notre sauveur veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (I Tim. II, 4), si d'autre part l'exercice de la foi théologale est impossible sans la présentation d'une donnée à croire, il est certain que tous les hommes, même ceux qui ont précédé ou ignoré le temps de la révélation abrahamique ou qui, aujourd'hui même, ignorent encore le sens de la révélation évangélique, sont visités cependant par quelque lumière prophétique leur proposant quelque message par lequel, s'ils l'acceptent dans le secret de leur cœur, ils seront sauvés pour l'éternité. Est-il possible dans une certaine mesure de percer ce mystère, d'essayer de décrire les formes les plus élémentaires qu'a dû revêtir dans le passé le message à croire, et sous lesquelles aujourd'hui encore il se pourrait qu'il se cache ?
« Les deux énoncés de base dont a besoin pour s'exprimer la foi théologale, les deux premiers credibilia, ou si l'on veut, les deux (p. 24) dogmes fondamentaux, nous sont donnés dans le grand chapitre de l'Épître aux Hébreux sur la foi : « Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu. Car celui qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe, et qu'il se fait le rémunérateur de ceux qui le cherchent » (XI, 6). Ces deux énoncés : Dieu est, Dieu est rémunérateur, représentent d'une part des énoncés révélés, d'autre part des énoncés fondamentaux.
« *Ce sont des énoncés dont le sens est révélé*. La seule raison peut sans doute s'élever jusqu'à une certaine connaissance de Dieu et de sa providence. Mais cette connaissance, si précieuse qu'elle soit pour écarter les obstacles et, préparer les voies, n'est pas ici en cause. Tout au plus veut-elle établir les termes de jugements que la lumière prophétique viendra illuminer pour leur conférer une profondeur de sens inaccessible à la seule raison, accessible à la seule foi théologale. Ce Dieu qui est, ce Dieu qui est providence, c'est déjà le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants ; le Dieu qui déjà commence à révéler de son être et de sa providence, non plus seulement ce qu'on en peut voir à partir de ses œuvres (Rom. I, 20), mais ce que l'œil n'a pas vu, ni l'oreille entendu, et qui n'est pas monté de son cœur (I Cor., II, 9) ; le Dieu qui, en réponse à cette communication secrète, n'attend rien de moins que l'obéissance de la foi (Rom. I, 5). *La 23^e^ proposition condamnée avec d'autres erreurs* en matière morale par Innocent XI, le 4 mars 1679, affirmait que « la foi au sens large, fondée sur le témoignage fourni par la création ou sur quelque motif de cet ordre, suffit à la justification » ([^31]). La foi sans laquelle, selon l'Épître aux Hébreux, il est impossible de plaire à Dieu, est du même ordre que celle des patriarches : Abel, Hénoch, Noé, Abraham, Isaac, Jacob,
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« *Les deux énoncés : Dieu est, Dieu est providence, représentent en outre des énoncés fondamentaux.* Ils contiennent en eux, à l'état implicite, tout ce qui sera révélé ultérieurement. « Tous les articles de foi, écrit saint Thomas, sont contenus implicitement dans quelques (p. 25) premières données à croire, *prima credibilia,* savoir que Dieu est, et qu'il a souci du salut des hommes, selon Hébr. XI, 6. En effet, dans l'*Esse* divin est renfermé tout ce que nous croyons exister en Dieu éternellement et qui sera notre béatitude, voilà le mystère de la Trinité ; et « dans la foi à la providence est renfermé tout ce que Dieu entreprendra temporellement pour conduire les hommes vers cette béatitude » ([^32]), voilà le mystère de l'Incarnation rédemptrice. Ailleurs, saint Thomas précise que ceux qui n'ont pas connu le Christ « n'ont cependant pas été sauvés sans croire à sa médiation ; sinon d'une foi explicite, du moins d'une foi implicite en la divine providence, en croyant que Dieu est Libérateur des hommes selon des modes connus de lui seul, *credentes Deum esse liberatorem hominum secundum modos sibi placitos* » ([^33]) (p. 26).
« Les deux premiers « *credibilia* » renferment déjà toute la substance de la foi chrétienne ; dans la révélation que Dieu fait de son être, ce qui est enveloppé, comme la rose dans le bouton, c'est la Trinité ; dans là révélation de son souci du salut des hommes, ce qui est enveloppé, c'est la promesse de l'Incarnation rédemptrice.
« Tout l'essentiel de la foi chrétienne tient dans ces deux révélations de la Trinité et de l'Incarnation, qui nous livrent dans la nuit de l'ici-bas « ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment » (I Cor. 11, 9).
« Essentiellement, dit saint Thomas, la foi porte sur ce qui nous sera découvert par la vision dans la vie éternelle, et sur ce qui nous achemine vers cette vie éternelle. Or ce qui nous sera découvert, et qui nous est proposé à croire, ce sont d'une part les profondeurs de la divinité, *occultum divinitatis,* dont la vision nous béatifiera ; -- et d'autre part le mystère de l'humanité du Christ par qui nous avons accès à la gloire des enfants de Dieu (Rom. V, 2). D'où le texte (p. 35) de Jean XVII, 3 : *La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ.* La première distinction des données à croire sera donc entre d'une part celles qui concernent la majesté, de la divinité, *majestas divinitatis*, et d'autre part celles qui concernent le mystère de l'humanité du Christ, que saint Paul, (I Tim. III, 16) nomme *le mystère de la piété* » ([^34])*.* Sous ces deux suprêmes données viendront se ranger tous les articles du Credo (p. 36).
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« Mais tous les hommes ont-ils pu connaître les deux premières données indispensables à qui veut s'approcher de Dieu ?
« Si Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, et si la foi s'exprime initialement dans les deux premiers « credibilia », ne faut-il pas conclure qu'ils ont été présentés d'une manière ou d'une autre, à ceux mêmes qui ont vécu en dehors de la révélation judéo-chrétienne ou antérieurement à elle ? C'est la pensée de saint Thomas, et il fait appel ici soit au ministère des anges ([^35]), soit à une illumination immédiate. » (p. 266).
On le voit, la nécessité absolue d'admettre, serait-ce sous un mode implicite, les deux premiers *credibilia* tient à ce que nul ne peut être sauvé sans avoir accepté, dans son cœur et dans son esprit, le Dieu qui sauve. On ne peut accepter dans le vide absolu le Dieu qui sauve ; dans le vide absolu, c'est-à-dire en n'ayant absolument aucune aperception, d'aucune manière, qu'il est Dieu et qu'il sauve.
A moins de nier le principe d'identité, en soutenant que l'esprit et le cœur peuvent recevoir Dieu sans le recevoir, je ne vois pas comment on affirmerait qu'un homme peut croire en Dieu qui nous sauve, et donc accueillir en lui le surnaturel alors qu'on l'aurait exempté des deux premiers *credibilia*. -- La grâce intérieure suffirait disent certains. Mais enfin la grâce fait produire des actes qui ont prise sur un objet sinon ils ne seraient pas des actes ; dans le cas présent la grâce fait produire un acte de foi qui porte nécessairement sur un objet à croire. Loin de dispenser des deux *credibilia* la grâce intérieure les exige. Ainsi l'élévation de la foi est-elle maintenue cependant que le théologien reconnaît les limites de la condition humaine. Monseigneur Journet ne lâche aucun des deux bouts, il nous montre qu'un acquiescement surnaturel est indispensable et qu'il s'applique au mystère proprement surnaturel de Dieu et de son Christ ; mais cet acquiescement peut revêtir un mode implicite ce mode n'altère pas son caractère.
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J'insisterai cependant plus que Mgr Journet sur la fragilité, la précarité d'un tel acquiescement, quand il reste de mode implicite, surtout quand il s'accomplit en milieu idolâtre ou, ce qui est pire, en milieu matérialiste et apostat ; dans de tels milieux la situation générale de la pensée et de la vie intérieure est effroyablement contraire à une profession de foi, même implicite. Et sans doute la grâce peut-elle triompher de ces obstacles. En triomphe-t-elle souvent, Dieu seul le sait. De toute façon un milieu idolâtre est fait pour porter les hommes à l'idolâtrie, un milieu apostat pour les porter à l'apostasie, pour les détourner autant que possible d'un acquiescement au surnaturel véritable. C'est pourquoi il sera urgent, en toute époque et en tous milieux, d'annoncer les vérités révélées ; de ne pas abandonner les hommes à la merci d'une possible adhésion de foi dans la pénombre de l'implicite.
En tout cas la solution de Mgr Journet (qui d'ailleurs, se rattache à St Thomas) sur la possibilité de la foi surnaturelle, ayant un contenu défini, chez les hommes qui cependant ne prononcent pas explicitement le nom du Christ, cette solution diffère à l'infini de celle du teilhardisme ; car celui-ci admet également que la foi demeure possible chez ceux qui ignorent le Christ, mais ce n'est plus une foi surnaturelle qui porte sur un contenu surnaturel et défini : c'est l'enthousiasme pour un mythe.
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Mgr Journet avance encore et il montre la possibilité de la foi non seulement sous une forme implicite, mais sous une forme « volitionnelle ». Ici encore il exploite saint Thomas et son raisonnement ne me paraît pas aventureux :
« C'est dans la perspective d'une foi normale, achevée et donc conceptuellement exprimée, que saint Thomas se place chaque fois qu'il demande quelles sont les données indispensables de la foi. Et il répond que partout et toujours il a été requis de croire explicitement les deux premiers « credibilia » dans lesquels les mystères de la foi chrétienne sont implicitement contenus... Mais antérieurement à ce stade normal de la foi, n'y a-t-il pas possibilité d'un stade imparfait et provisoire où les deux premiers « credibilia » seraient crus réellement, actuellement, formellement, quant à leur substance et contenu, mais (p. 27) d'une manière encore préconceptuelle, prénotionnelle, volitionnelle et en ce sens inconsciente, c'est-à-dire non réflexivement consciente ? ([^36]) Le problème posé est celui de l'éveil de la conscience morale individuelle ; la réponse pourra valoir outre pour l'éveil de la conscience morale dans l'humanité.
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« A un moment donné l'enfant, supposons-le même non baptisé, élevé en milieu animiste, polythéiste, etc., est mis en demeure de choisir pour ou contre le bien humain raisonnable, le « bien honnête ». Le bien à faire, le mal à éviter lui apparaît alors consciemment, bien que d'une manière confuse, dans une notion, un jugement impératif. Qu'il choisisse ce bien, sans même penser déjà explicitement ni à Dieu ni à sa fin dernière, que se passe-t-il en lui ? Il se porte de fait et du premier coup sans même en avoir conscience jusqu'à la valeur sans laquelle le bien honnête ne subsisterait pas un seul instant, jusqu'à Dieu, Fin dernière de la vie humaine. Il atteint Dieu actuellement et formellement, mais à l'aveugle, en vertu du dynamisme secret de la volonté, ne le rejoignant et ne le connaissant qu'en se fiant au mouvement de sa volonté droite. L'intelligence, a-t-on dit, « démunie de ses propres armes, ne peut, là, être en acte qu'au-dessous du seuil de la conscience, dans une nuit sans concept et sans connaissance exprimable... Connaissance purement pratique de Dieu dans le mouvement de l'appétit vers le bien moral en tant même que bien. Sans doute elle est prégnante d'un contenu métaphysique, mais non saisi comme tel, non spéculativement libéré. Connaissance purement pratique, non-conceptuelle, non-consciente, qui peut coexister avec l'ignorance théorique de Dieu. Ainsi un homme, en vertu d'un acte libre premier ayant pour objet le bien honnête, peut sans connaître Dieu tendre à Dieu comme à la Fin de sa vie, et du même coup connaître (inconsciemment) Dieu sans le connaître (consciemment). » ([^37])
« Au cours de cette décision, le théologien sait que l'enfant n'a pas été laissé à lui seul par le Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés. La lumière sanctifiante est venue s'offrir à mouvoir sa volonté, et la lumière prophétique à transvaluer le concept du bien honnête en bien salutaire « par lequel je serai sauvé » -- Que je consente à cette notion du bien salutaire, le Terme réel auquel mon désir, passant à travers cette notion, se porte, est lui aussi surnaturel et salutaire, c'est le Dieu sauveur. Je ne le connais pas encore d'une connaissance consciente et conceptuelle ; la connaissance que j'en ai n'est pour l'heure que volitionnelle et inconsciente. C'est pourtant une connaissance actuelle et formelle, une connaissance en acte vécu ; et si je savais alors en conceptualiser la substance et le contenu, j'énoncerais, tels qu'ils sont formulés dans l'Épître aux Hébreux, les deux premiers « credibilia »... (p. 28-29)
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« Le premier acte de volonté délibérée, le premier acte de la vie morale proprement dite, baigne dans le mystère de la grâce et du premier péché. Sous quelques cieux qu'il soit né, de quelque tradition qu'il ait reçu l'héritage, qu'il connaisse ou non le Christ, un enfant d'homme n'inaugure droitement sa vie morale que dans la grâce de Jésus Christ. Et sans cette grâce son premier acte de liberté ne peut être, comme l'enseigne saint Thomas d'Aquin, qu'un péché qui l'écarte de sa Fin dernière. » ([^38])
« Pour les enfants baptisés l'Église est venue les rencontrer dès leur berceau. Elle est entrée tout entière en eux avec le caractère (p. 31) sacramentel et la grâce du baptême. Au moment où ils vont pour la première fois reconnaître personnellement cette Église, il ne leur reste qu'à franchir le pas qui sépare l'habitus de l'acte, le sommeil du réveil. Ils peuvent réussir ce pas, étant placés dans des conditions privilégiées. Ils peuvent aussi, malgré cela, le manquer, et déchirer en eux l'Église, ou plus exactement se déchirer d'avec l'Église.
« Pour les enfants non baptisés, c'est en vérité à l'intérieur même de leur premier acte de liberté qu'ils rencontrent, non pas encore le magistère, mais déjà le mystère de l'Église. La lumière prophétique qui vient au-devant d'eux pour leur montrer le bien salutaire, le bien par lequel ils peuvent être sauvés, la lumière sanctifiante qui les presse d'y adhérer, c'est déjà la présence en eux de l'Église sainte et catholique. Qu'ils consentent à ces lumières, et les voilà rattachés sans doute initialement, imparfaitement, mais déjà salutairement, *à la grande Église universelle confiée ici-bas à la juridiction de Pierre et du souverain pontife* (ils ne le connaissent pas, et lui non plus ne les connaît pas nommément), et dont le Christ est la Tête (ils ne le connaissent pas, mais lui les connaît nommément). Qu'ils se détournent, au contraire, de cette lumière, et c'est l'Église qu'ils déchirent en eux, au moment même où elle tente de les sauver.
« Avec cette connaissance pré-conceptuelle, pré-notionnelle, volitionnelle, du bien « salutaire », du « bien par lequel je serai sauvé », nous tenons le minimum de lumière prophétique requis pour que la foi théologale puisse entrer en exercice et faire adhérer l'intelligence réellement, actuellement, surnaturellement, au mystère du Dieu qui « est » et qui est « rémunérateur pour ceux qui le cherchent ».
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« Mais c'est là pour la foi un état provisoire, instable menacé, un état d'enfance ; et la connaissance des mystères du salut demandera de soi à sortir des brumes, à s'achever, à passer au mode adulte, à trouver sa première expression conceptuelle dans les deux credibilia fondamentaux. » (p. 32)
Je trouve cette argumentation convaincante et tout le contraire de l'aventure. Par contre je trouve aventureuse ou plutôt aberrante la conclusion que certains prétendent en déduire. Avec ces théories de l'implicite ou du « volitionnel », disent-ils, pourquoi donc prêcher l'Évangile ; les hommes s'en tireront toujours. Mais non. Les hommes ne se tireront normalement de l'erreur et du péché que par la vertu de l'Évangile annoncé dans toute sa teneur : *docentes* (*homines*) *servare omnia quæcumque mandavi vobis ;* et les hommes ne se tirent de l'erreur et du péché dans des conditions anormales que dans la mesure où ils veulent réellement (encore que dans l'ignorance) les conditions normales ; bien loin de les mépriser ; et lorsqu'ils méprisent réellement ces conditions normales (encore que leur mépris soit dans l'ignorance) ils se précipitent à leur perte éternelle.
De même beaucoup d'hommes seront-ils sauvés qui jamais ne sont venus à la Messe et qui ne savent même pas si l'on célèbre la Messe. Cependant ils ne seront sauvés que parce que la Messe est offerte où, l'on prie pour eux, et parce qu'ils y assisteraient eux-mêmes s'ils étaient dans la situation de connaître le sacrifice de la *nouvelle et éternelle alliance.*
Les élucidations de Mgr Journet au sujet de l'acte de foi sous forme « volitionnelle » manifestent admirablement quelle est la puissance d'un théologien quand il reste établi dans la tradition pour considérer de ce sommet le flot mouvant des questions contemporaines. Il devient capable d'intégrer à la doctrine traditionnelle les découvertes au nom de quoi on prétendait la démolir, notamment les découvertes de la psychologie de l'histoire ou de la préhistoire. -- Cependant, en règle générale, un théologien ne peut réussir une entreprise aussi difficile que si, unissant en lui-même le sens du surnaturel et le sens de l'humain, il est inflexiblement attaché au surnaturel ; en un mot, s'il est un de ces théologiens contemplatifs auxquels je rendais hommage dans un article récent (sur la contemplation des saints).
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Non moins que les chapitres sur « les diverses présentations de la donnée à croire et les premiers credibilia », les chapitres sur le développement du dogme nous captivent et nous permettent de répondre à des questions très actuelles ; et nous admirons toujours la faculté de Mgr Journet de tenir compte de l'humain sans faire fléchir le surnaturel ; de le respecter d'autant mieux qu'il est fixé dans le surnaturel.
Au sujet du développement du dogme on nous demande parfois : l'Église n'est-elle pas infidèle à l'Évangile lorsqu'elle en traduit le langage, habituellement concret, dans des termes abstraits et savants comme par exemple consubstantialité, transsubstantiation, immaculée conception ? N'est-ce pas une exigence de « ressourcement » de s'en tenir aux seules paroles du texte sacré ? Ne faudrait-il pas proscrire sans pitié ces formulations dogmatiques ? En vérité ce raisonnement est très sommaire ; si on le transposait dans l'ordre de la vie morale on devrait dire que la loi de simplicité et de pureté qui s'impose à tout homme exigerait qu'il ne grandisse pas et qu'il demeure dans l'état d'enfance. Il ne faudrait pas quand même parler de ressourcement quand on ne veut pas autre chose que la stagnation dans la source.
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Cependant ce que, de nos jours, on reproche le plus aux formules et définitions dogmatiques ce n'est point le fait d'avoir explicité le donné révélé, mais bien le fait qu'elles seraient tributaires d'un système de pensée définitivement caduc, qui était valable tout au plus pour les époques de Constantin, de saint Louis et de Philippe II, et bien entendu seulement dans le monde occidental. Il deviendrait urgent de pratiquer une courageuse adaptation des dogmes aux goûts des modernes ; que ces goûts soient justes, douteux ou aberrants cela n'aurait pas trop d'importance puisqu'ils sont modernes ; il faudrait s'y adapter pour le motif qu'ils sont modernes, et que la pire-sottise c'est de manquer les « tournants de l'histoire ». La conclusion que l'on tire de ces idées s'étale sous nos yeux, chaque jour un peu plus évidente ; on maintient les termes et les définitions dogmatiques par condescendance ou par précaution mais on leur donne un contenu absolument nouveau ; on les vide de surnaturel ; on conserve les formules tant bien que mal, mais pour leur faire signifier des thèses progressistes, non seulement étrangères mais opposées à la révélation.
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C'est ainsi que les termes *Immaculée Conception* exprimeraient non pas l'intervention infiniment gratuite et miséricordieuse du Seigneur Dieu pour préserver de tout péché Celle qui devait devenir la Mère de son propre Fils, mais bien plutôt la grande réussite de la nature et de la vie montante, le point culminant de l'effort accompli par la vie au cours de milliards d'années ([^39]). Pareillement le terme transsubstantiation qui serait beaucoup trop inféodé à la philosophie grecque devrait s'entendre désormais d'une façon plus « religieuse » (?). Il désignerait le changement réalisé à la Messe dans la destination du pain et au vin, mais pas le changement de leur substance ; changement fonctionnel, mais pas substantiel ([^40]). Lorsque le prêtre après la consécration élèverait aux yeux des fidèles l'hostie et le calice, il leur montrerait simplement un bout de pain non fermenté changé de destination ; un calice rempli de vin, de vin simplement passé à une destination différente. Le corps et le sang du Christ ne seraient pas *réellement et substantiellement* présents sous les espèces de l'hostie et du vin. L'hostie serait bien affectée à un usage religieux, mais elle demeurerait inchangée dans sa substance. A la communion, les fidèles ouvriraient la bouche pour recevoir un fragment de pain qui, rappellerait la Cène et non pas le Corps du Christ sous l'apparence du pain. Plus de présence réelle. Dieu devient absent. Expliquer ainsi le dogme c'est le nier.
Cependant il y a sans doute pire. Si nous sommes capables, dit le teilhardisme, de nous apercevoir que les perspectives de notre univers sont résolument évolutionnistes, alors nous interpréterons la consécration simplement comme l'offrande du travail et de la peine d'un monde « emporté par l'universel devenir ». Voici quelques passages très significatifs de « la Messe du Père Teilhard sur le monde ([^41]) » : « Et maintenant mon Dieu prononcez par ma bouche sur *toute vie qui va germer :* ceci est mon Corps ; et sur toute mort qui s'apprête à ronger, à flétrir, à couper, commandez (*mystère de foi par excellence*) : ceci est mon sang (p. 22). Faites Seigneur que pour moi *votre descente sous les espèces universelles*... devienne véritablement une présence réelle (p. 27). -- Et maintenant Jésus, je vous répéterai les paroles enflammées où se reconnaîtra toujours plus exactement, j'en ai la foi inébranlable, *le christianisme de demain* (p. 32).
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Je ne distingue *plus en vous d'autres traits que la figure d'un monde* enflammé. Christ glorieux, *influence secrètement diffuse au sein de la matière*, c'est vous que mon être appelait... (p. 34). A votre corps dans toute son extension, *c'est-à-dire au monde devenu par votre puissance et par ma foi le creuset... où tout disparaît pour renaître*, -- par mes liens religieux, par mon sacerdoce, et (ce à quoi je tiens le plus) par le fond de ma conviction humaine, je me voue pour en vivre et pour en mourir, Jésus. (p. 37). » Mgr Journet apporte d'autres exemples (pages 82 à 84) d'une refonte totale du contenu des dogmes, au sujet de la primauté de Pierre, puis au sujet de la création. Dans chaque cas l'adaptation a une certaine mentalité moderne est tout à fait réussie et le mystère surnaturel radicalement éliminé.
Qu'on lise attentivement les trois écrits, allégués par Mgr Journet, sur la transsubstantiation, la Primauté Pontificale, la Création (pages 81 à 84). On s'aperçoit avec un grand malaise que les théologiens (?) dont Mgr Journet ne donne pas les noms, ont travaillé comme s'ils avaient l'intention de changer les dogmes du dedans, conservant les formules, rejetant leur signification traditionnelle. Or, si on lit de près une certaine presse dite catholique, et quelquefois vendue à la porte des églises, on s'aperçoit que le même travail de désintégration est entrepris sur un plan fort étendu et de manière à atteindre l'ensemble du peuple chrétien. Sous le couvert de l'information, voire de l'information internationale, une certaine presse dite catholique, est en train de nous fabriquer une religion pervertie de l'intérieur. Numéro après numéro on nous trace insensiblement par anticipation, la figure de cette fausse église que le diable veut instaurer, qu'il instaurera même lors de l'apostasie générale de la fin du monde (à ce moment-là le nombre des vrais fidèles sera tellement réduit que « lorsque le Fils de l'homme reviendra sur la terre, c'est à peine s'il trouvera encore la foi » Luc 18, 8). Dans cette église falsifiée dont une certaine presse s'applique à nous imposer l'image par un « conditionnement » méthodique et gradué, les formules *des dogmes* ne seront pas abolies Mais leur signification sera changée ; le texte du Décalogue sera conservé et peut-être rappelé, en pratique, selon l'opportunité du sens de l'histoire mais *la morale* sera modifiée fondamentalement : sur le plan personnel elle se confondra avec la psychanalyse ; sur le plan social avec le socialisme ; -- *le culte* sera toujours célébré mais libéré des entraves d'un rituel dépassé, il s'alignera avec souplesse sur les formes les plus extravagantes des loisirs, parades et auditions dans une civilisation de masse ; -- de *la hiérarchie* on conservera les titres mais le gouvernement sera exercé de fait par un « noyau dirigeant » de clercs et de laïcs ; -- enfin, *le prêtre* sera comme tout le monde, il ne se distinguera plus désormais par le célibat, par l'état de vie, ni même peut-être par le Sacrement de l'Ordre, mais seulement par une spécialisation occasionnelle à certaines fonctions liturgiques ; bien entendu ces fonctions seront avantageusement exercées par des femmes : il n'y aura plus de prêtre sans prêtresse, ni de diacre sans diaconesse.
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Encore une remarque sur une certaine presse. Au sujet du mystère du péché, consultons les *Informations catholiques internationales* du 15 septembre 1963. Nous sommes informés que nos péchés ne sont pas dépourvus de bonté *morale ;* sans doute ils sont un bien insuffisant, mais ils sont un bien tout de même. « Dans cette évolution (de l'homme) le bien et le mal apparaissent désormais comme le positif et le négatif de quelque chose : le mal moral, négatif, étant en quelque sorte une insuffisance de bien. » (p. 21) (Non pas opposition au bien et à Dieu mais simple insuffisance) ([^42]). « La vitalité de l'homme moderne, en effet, a déchiré la vieille toile de la morale chrétienne actuelle, de même que le Christ avait déchiré la vieille toile du judaïsme. » Dès lors l'Église ferait bien de « *modifier fondamentalement ses thèses sur la morale* » et sa doctrine sur le péché. Ainsi le demande « l'adaptation de l'Église au monde moderne » (p. 22 dans les I.C.I. du 15 sept. 1963) ([^43]).
Proposition inacceptable. Que demande en réalité l'adaptation de l'Église au monde moderne ? Qu'elle disparaisse comme Église en présentant au monde moderne un dogme « rectifié » ([^44]) qui ne soit plus homogène à la Révélation du Seigneur, ou qu'elle soit fidèle à sa mission d'Église en présentant au monde moderne un dogme qui demeure homogène au donné révélé ? Et si le monde moderne, avec les acquisitions modernes de la psychiatrie ou de la paléontologie ou de la physique trouve que le dogme, s'il demeure homogène au donné révélé, devient par là même inintelligible, c'est au monde moderne à se convertir, et non pas à l'Église à se pervertir. Car la Révélation est parfaite et définitive ([^45]) ; elle a été donnée une n'y en aura point d'autre.
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A travers la durée des siècles, la méditation aimante des secrets du Seigneur, l'effort pour se faire entendre des générations successives, la nécessité enfin de répondre aux erreurs, amènent l'Église à désenvelopper ce qui est contenu dans la Révélation ; mais jamais l'Église ne s'égare au point d'inventer un autre contenu. Car Jésus-Christ a fondé pour jamais une société surnaturelle parfaite qui est la dépositaire vivante de toutes les richesses de sa vérité et de sa grâce, et non pas une société surnaturelle flottante et indécise, qui serait privée en partie de la vérité et de la grâce divine, qui attendrait leur « émergence » des vicissitudes de l'histoire et des vertus de l'évolution. L'Église est la dépositaire de la Révélation du Christ ; dépositaire vivante, fidèle, infaillible, parce que épouse du Christ, elle est assistée par l'Esprit du Christ, C'est pourquoi la proposition de la Révélation qui se fait plus explicite au long des siècles est un développement homogène ; une sorte de désenveloppement qui permet de saisir avec plus de lumière la beauté éternelle de la figure sacrée et non pas la substitution d'une figure moderne à une figure révolue.
Et si l'on prétend que le développement du dogme ne doit pas être nécessairement homogène au donné révélé, que l'on convienne alors que l'on prétend aussi changer la nature et la structure de l'Église. Il est évidemment bien triste de construire un christianisme parallèle, mais justement parce que c'est assez triste comme cela, qu'on n'y ajoute pas la tristesse supplémentaire de se duper soi-même et de duper les autres ; que du moins on ait la simplicité d'avouer ce que l'on fait ; que l'on reconnaisse que l'on bâtit un christianisme parallèle quand c'est à cela que l'on travaille.
De l'explicitation fidèle des dogmes au cours de l'histoire Mgr Journet présente les grands exemples classiques au sujet de la Trinité du Fils de Dieu incarné et de la Vierge Marie ([^46]) ; exemples saisissants de développement homogène ; homogènes comme la rose épanouie est en continuité avec le bouton de rose ; comme pour le jeune homme et la jeune fille qui sont demeurés honnêtes et purs, la splendeur du visage de leur vingtième année ne fait que révéler la candeur du visage de leur enfance.
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En tout cas la lutte de l'Église au IV^e^ siècle contre l'hérésie d'Arius l'obligeait, sous peine d'infidélité, à traduire le début du quatrième Évangile (au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu) dans les termes plus explicites du Credo de Nicée : Jésus-Christ, Fils unique de Dieu,... vrai Dieu de vrai Dieu, engendré non créé, consubstantiel au Père (de même nature que le Père). De même la réflexion de l'Église sur le mystère de Marie et l'expérience de sa maternité spirituelle devait la conduire inévitablement à traduire le *gratia plena* dans la formule plus approfondie mais très fidèle d'*Immaculée Conception*. -- Refuser de tels progrès et d'autres semblables au nom du « ressourcement », ne vouloir pas sortir des expressions de l'Écriture (tout au plus de la « théologie biblique ») c'est être inhumain et même sot, car c'est méconnaître la condition de la raison humaine, condition qui n'est pas abolie même lorsque notre raison s'applique au surnaturel et qu'elle est surélevée par la foi. Car c'est une loi de l'intelligence humaine, aussi bien dans la contemplation paisible que dans la bataille et la réfutation, c'est une loi essentielle d'affiner, de perfectionner toujours plus ses concepts et ses formules pour exprimer plus convenablement toute réalité, y compris les réalités surnaturelles ; par ce langage plus approprié on veut manifester mieux la suprême profondeur des choses, non pour dépasser ou déplacer leur mystère, mais afin de se mouvoir et de se reposer intelligemment dans ce mystère.
Ce mystère, surtout dans l'ordre surnaturel, est une profondeur ontologique ; c'est de l'être et il ne peut être pensé et traduit convenablement sinon en termes d'être et selon l'analogie de l'être ; en termes de nature, substance, personne, relations substantielles, amour, loi éternelle, violation de la loi éternelle, et autres semblables concepts. Vouloir penser les mystères divins d'une manière anthropomorphique ou en termes de devenir (idéaliste ou matérialiste) c'est inévitablement se condamner à les trahir. Le mystère de l'Incarnation par exemple, exprimé en termes anthropomorphiques, réduit le Christ à une simple personnalité humaine, très noble sans doute, mais il n'est plus le Fils consubstantiel du Père. C'est un hérésie. De même le Mystère de la Rédemption exprimé selon la philosophie du devenir réduit le Christ à un simple initiateur du progrès humain ; c'est une hérésie.
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Semblablement, le mystère du péché dans les philosophies évolutionnistes est ramené à une sorte d'insuffisance de maturité psychologique : encore une hérésie. -- Ces propos appelleraient des développements justificatifs que je ne peux fournir dans cette note ; je renvoie au maître-livre du P. Garrigou-Lagrange sur *Le sens commun, la philosophie de l'être et les formules dogmatiques* (on peut y joindre *Les Degrés du savoir* de Maritain, sur l'analogie, pages 465 à 468 et 478 à 484). Le P. Garrigou-Lagrange a le mérite de bien mettre en relief que les formules dogmatiques sont inévitablement ontologiques ; la sainte Église qui nous traduit et nous explicite fidèlement l'Écriture et la Tradition élabore les formules dogmatiques à partir du sens commun et en termes fournis par la philosophie de l'être. Sans doute ces termes ne sont-ils que des instruments pour la foi ; c'est la foi qui les choisit et les discerne ; ce ne sont pas ces concepts qui s'assujettissent la foi. Il reste que la foi ne peut se servir, dans sa formulation, de n'importe quel instrument. Justement parce qu'elle nous fait atteindre l'Être trois fois saint dans son mystère le plus réservé (dans ce mystère qui n'est connaissable que par la Révélation), justement pour cela, la foi s'exprime en termes d'être. C'est dans une philosophie de l'être qu'elle va prendre ses instruments ; du reste elle purifie dans sa lumière les principes et conclusions d'une telle philosophie.
Et les conférenciers bavards ou les théologiens superficiels qui prétendent formuler désormais la religion chrétienne en termes hégéliens, marxistes ou teilhardiens, nous préparent des confusions et des falsifications abominables : ou bien ils ne savent pas que ces philosophies « modernes » trahissent l'être ; ou bien ils n'ont jamais perçu que la religion chrétienne s'adresse à l'Être infini dans la transcendance de son mystère surnaturel. De toute façon ils méconnaissent savamment cette religion dont ils nous entretiennent.
En résumé : d'abord, « désenveloppement » du dogme au cours des siècles, nécessaire en raison de la « condition charnelle » de l'esprit humain. Ensuite développement homogène, explicitation et non addition, parce que la Révélation est achevée ; depuis la venue du Christ nous avons en lui « tous les trésors de la sagesse et de la science ». Enfin développement en termes d'être, parce qu'il s'agit de parler convenablement de l'Être très saint, dans les mystères les plus cachés de sa sainteté : Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié...
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Après ces remarques, nous aurons grand intérêt à relire avec Mgr Journet les textes classiques de saint Vincent de Lérins, mort en 450, sur le progrès du dogme :
« Après avoir insisté dans son *Commonitorium* sur la fidélité à la tradition, saint Vincent de Lérins pose subitement la question du progrès de la foi : « Mais peut-être dira-t-on : la religion n'est donc susceptible d'aucun progrès dans l'Église du Christ ? Certes, il faut qu'il y en ait un, et considérable ! Qui serait assez ennemi de l'humanité, assez hostile à Dieu pour essayer de s'y opposer ? Mais sous cette réserve que ce progrès constitue vraiment pour la foi un progrès et non une altération : le propre du progrès, *profectus,* étant que chaque chose s'accroît en demeurant elle-même, le propre de l'altération, *permutatio,* qu'une chose se transforme en une autre. Que croissent donc et progressent l'intelligence, la science, la sagesse... de l'Église entière avec le progrès des âges, mais... dans le même dogme, le même sens, la même vérité, *in eodem scilicet dogmate, eodem sensu eademque sententia* » ([^47]) (p. 53).
« Après le passage célèbre opposant, à la transformation, *permutatio,* de la foi, son progrès, *profectus,* dans le même dogme, le même sens, la même vérité, voici deux autres textes où s'exprime le même souci : « Vous avez reçu de l'or ; c'est de l'or qu'il faut restituer. Je ne veux pas que vous substituiez une chose à l'autre : je ne veux pas qu'au lieu d'or vous me présentiez impudemment du plomb ou frauduleusement du cuivre ; je ne veux pas ce qui ressemble à l'or, mais de l'or authentique. Ô Timothée, ô prêtre, ô interprète, ô docteur, si la faveur divine t'a accordé le talent, l'expérience, la science, sois le Béséel du tabernacle, spirituel (Ex. XXX, 12). Taille les pierres précieuses du dogme divin, sertis-les fidèlement, orne-les sagement, ajoutes-y de l'éclat de la grâce, de la beauté ; que par tes explications on comprenne plus clairement ce qui auparavant était cru plus obscurément, *intelligatur industrius quod antea obscarius tredebatur.* Que grâce à toi la postérité se félicite d'avoir intelligé ce que l'antiquité vénérait sans (encore) l'intelliger. Mais enseigne les mêmes choses que tu as apprises dis les choses d'une manière nouvelle, sans dire pourtant des choses nouvelles, *ut cum dicas nove, non dicas nova* » ([^48]).
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Encore un texte :
« Il est légitime que ces anciens dogmes de la philosophie céleste ([^49]) se taillent, se liment, se polissent avec progrès du temps ; il est criminel de les transformer, *commutentur*, de les mutiler. Qu'ils reçoivent plus de clarté, de lumière, de précision, *evidentiam, lucem, distinctionem ;* mais qu'ils conservent absolument leur plénitude, leur intégrité, leur sens propre, *plenitudinem, integritatem, proprietatem*. » ([^50])
« La doctrine des Pères sera celle de saint Thomas : « La vérité de foi est suffisamment expliquée dans la doctrine du Christ et des apôtres ; mais puisqu'il s'est trouvé des hommes pour pervertir la doctrine apostolique et les Écritures (II Pierre, III, 16), une explication de la foi est devenue nécessaire au cours des temps » ([^51]). « La décision d'un concile général n'enlève pas à un concile subséquent le pouvoir de faire une nouvelle édition du Symbole contenant non pas une autre foi, mais la même foi plus expliquée, *magis expositam *» ([^52]).
« Nous avons rapporté le texte du premier concile du Vatican enseignant que « le sens des dogmes sacrés qui est toujours à retenir est celui que notre sainte Mère l'Église leur a une fois reconnu, et qu'il n'est jamais permis de s'en écarter sous prétexte et au nom d'une intelligence plus haute, *altioris, intelligentiae specie et nomine *» ([^53]). On se souvient de la définition solennelle correspondante du canon 3 : « Si quelqu'un dit qu'il est possible, grâce au progrès de la science, d'attribuer aux dogmes proposés par l'Église un sens différent de celui que leur a donné et leur donne l'Église, qu'il soit anathème » ([^54]).
« La pensée de l'Église sur la valeur de vérité absolue des énoncés de foi pouvait-elle s'exprimer avec plus de netteté ? » (p. 80).
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Au sujet du développement du dogme, Mgr Journet nous découvre exactement la source secrète, la source empoisonnée des déviations anciennes et modernes : c'est le manque de foi dans l'amour. C'est parce qu'ils n'ont pas été assez simples, assez humbles pour se tenir au niveau de l'amour surnaturel du Seigneur Dieu, que Arius a inventé que le Père ne nous avait pas envoyé son Fils consubstantiel ; pour le même motif, Calvin n'a pas voulu que Jésus-Christ nous ait aimé au point de demeurer lui-même avec nous, réellement présent dans l'Eucharistie ;
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de même tels évolutionnistes modernes racontent que Jésus-Christ a fait sans doute beaucoup pour l'humanité ; il n'est pas allé toutefois jusqu'à racheter le péché ; son œuvre a été simplement de hâter l'évolution, en nous mettant sur le chemin de l'unification du cosmos, de la construction convergente de la terre, grâce à la recherche sans fin ni terme, sans trêve ni merci.
Hérétiques d'hier ou d'aujourd'hui, l'origine de leurs erreurs est tristement semblable : affaiblissement, tarissement du sens de l'amour surnaturel. Ils achoppent sur la grande parole de saint Jean : « Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique, afin que celui qui croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle ». Au lieu d'incliner leur raison devant le mystère d'amour d'un Dieu qui se communique lui-même les hérétiques arrangent ce mystère au gré de leurs cogitations. *Ils rationalisent les dogmes.* Soit qu'ils les interprètent selon les fausses clartés du syncrétisme hellénistique comme aux premiers siècles, soit qu'ils les embrouillent dans les nuages du progressisme et de l'évolutionnisme comme de nos jours (voir pages 58 à 61 et 61 à 70).
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Trois conclusions me paraissent se dégager naturellement de la belle étude de Mgr Journet. Il paraît d'abord indispensable, à notre époque de fièvre et de civilisation dispersante, de méditer et reméditer sans cesse le donné révélé tel qu'il se présente dans l'Écriture, tel qu'il est explicité dans les formules dogmatiques. « Je méditerai ses commandements car je les aime (Ps. 118, 47). Je méditerai comme la colombe. » (Isaïe, cantique d'Ézéchias, 38, 14.) Cette attitude convient à tous, mais particulièrement à ceux et à celles qui ont pour mission d'enseigner la doctrine. « Je vois nettement, écrivait une maîtresse d'école libre comment éviter la saturation et l'ennui qu'une lecture trop superficielle des textes sacrés amène, par notre faute, chez nos élèves. Il nous faut les avoir longtemps médités et considérés dans une attitude de prière ; ne pas aller vite ; ne pas galoper d'un texte à l'autre de telle façon que les mots soient rebattus avant que le goût ne s'y soit attaché. » ([^55]) Ces propos sont valables pour les aumôniers, les prédicateurs et les théologiens, sans parler de la foule bariolée des publicistes qui écrivent sur les choses de la foi.
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Si l'on a adopté cette attitude contemplative en présence de la parole de salut que Dieu a confiée à son Église, on fera l'effort nécessaire pour lui assurer auprès de la foule de ceux qui ne sont pas théologiens une traduction vivante et fidèle ; et c'est là notre seconde conclusion. A ce propos, Mgr Journet note très justement (pages 89-90) que seul le langage ontologique (et le langage du sens commun dans la mesure où il est ontologique) est approprié à traduire la révélation de Dieu. Le contenu de la parole divine est en effet d'une richesse *ontologique* suprême ; ou plutôt surnaturelle. Dès lors pour traduire ce contenu sans le déformer, il faut le présenter en termes d'être, de vie, d'amour. C'est pourquoi lorsque l'Écriture nous instruit sur la grâce ou les vertus théologales elle nous parle de la semence dans le champ du père, de la famille réunie pour le repas, de l'ami qui frappe à la porte. On ne saurait, traduire les réalités surnaturelles, en respectant leur élévation, dans un langage qui ne serait pas celui de l'être, de l'amour, et de la vie, en empruntant par exemple le vocabulaire des sciences qui laissent de côté l'être dernier des choses pour s'en tenir au quantitatif et au mécanique. -- Le registre du quantitatif et des phénomènes mathématisables est bouché, fermé à l'analogie de l'être, et par là incapable de faire allusion à ce qui est l'être dans sa réalisation la plus inespérée, c'est-à-dire le surnaturel. (Cette question d'un vocabulaire ontologique pour traduire le surnaturel se rattache à la question très générale des *degrés du savoir*, de leurs plans irréductibles.)
Enfin, et ce sera notre troisième conclusion, si l'on veut que les chrétiens dans leur vie profonde et la civilisation dans ses sources vives, se tournent vers le Seigneur Dieu il est très nécessaire que les dogmes soient exprimés en langue vivante ; avec les ressources merveilleuses de l'éloquence et de la poésie, de manière à imprégner le cœur, les facultés d'émotion, l'intime de l'âme. Il ne suffit pas que les Conciles avec leurs définitions assurent le développement du donné révélé en lui-même. Ce progrès est sans doute très nécessaire et du reste inévitable, nous l'avons vu. Mais le progrès de la doctrine dans le cœur des hommes n'est pas moins nécessaire. C'est ici que des écrivains totalement fidèles au dogme peuvent jouer un grand rôle ; songez si vous voulez à Bossuet dans les *Méditations sur l'Évangile* et les *Élévations sur les Mystères ;* ou bien à Pascal dans l'ensemble des *Pensées.* Par la vertu d'une expression qui procède non seulement du génie, mais d'un génie illuminé par la foi vive, ils nous atteignent aussi bien dans notre intellect que dans les profondeurs de notre vie intérieure ; ils apprivoisent nos facultés pour les faire devenir amies du surnaturel et activement dociles à la Révélation dans sa transcendance.
R.-Th. CALMEL, o. p.
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### La différence entre deux théologiens
Dans un intéressant numéro (13 décembre 1963) qui tente un bilan de la seconde session du Concile, *La France catholique* a publié les conversations d'un enquêteur de la R.T.F. avec (entre autres) les Pères Congar et Gagnebet.
*La France catholique* présente très bien ces deux Dominicains français, tous deux disciples de saint Thomas : « L'un est plus connu, l'autre moins. L'un a publié une œuvre importante. L'œuvre non moins importante de l'autre n'est qu'en partie publique, puisqu'elle a consisté surtout en études pour le Saint-Siège. Tous deux sont « maîtres en théologie ». Experts du Concile, ils ont joué un rôle important... »
Or le contraste entre les déclarations de ces deux théologiens est saisissant.
Le P. Gagnebet expose :
« *Je n'ai jamais eu l'idée ni même la pensée d'aller au Concile ou de profiter de mon influence dans les Commissions du Concile pour faire triompher mes idées.* »
Et c'est tellement vrai que le P. Gagnebet ne profite même pas de cette « interview » pour exposer ses propres idées.
Il ne les a pas exposées non plus dans son grand article de *La France catholique* du 15 novembre 1963, où il a cherché seulement, selon sa propre expression, à délimiter « *une base sur laquelle tout le monde* (*puisse*) *s'accorder* ». Et c'est pourquoi ceux qui connaissaient la pensée du P. Gagnebet -- notamment sur la « collégialité » -- eurent la surprise de ne pas la retrouver dans cet article de *La France catholique.*
Si l'on veut connaître les idées du P. Gagnebet sur la « collégialité » il faut se reporter à sa magistrale étude sur *L'origine de la juridiction collégiale du corps épiscopal au Concile* parue dans la revue romaine *Divinitas* ([^56])*.*
En revanche, le P. Congar, dans l' « interview » qui fait pendant à celle du P. Gagnebet comme dans ses articles de *Témoignage Chrétien* et des *Informations catholiques internationales*, pousse en avant ses propres idées avec une très vive passion.
Cette disparité, cette antinomie radicale entre deux attitudes sont éclatantes.
Du point de vue de ce que devrait être le comportement d'un religieux, d'un expert au Concile, nous n'avons évidemment pas à juger si l'une de ces deux attitudes est plus recommandable que l'autre.
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Du point de vue de l'opinion publique, et du malaise profond dans lequel se trouve plongé le peuple chrétien par ce que lui racontent les journaux, nous déplorons que ce soient toujours les mêmes qui, seuls ou quasiment seuls, mettent publiquement en avant leurs idées, créant ainsi un déséquilibre nocif auquel n'a point été opposé jusqu'ici un contre-poids suffisant.
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Le P. Gagnebet donne une indication très intéressante sur le comportement des théologiens à l'intérieur des commissions conciliaires :
« *On nous a opposés en écoles de théologie différentes, on a dramatisé ces luttes entre théologiens. En commission, ensemble dans la même salle, au bout d'un quart d'heure, nous avons trouvé les bases d'accord et nous avons fixé les positions doctrinales sur lesquelles nous nous sommes tous accordés sans aucune difficulté.* »
Voilà qui éclaire la portée véritable des violentes attaques lancées contre le travail des commissions conciliaires. En commission, l'accord se fait entre théologiens d'écoles différentes ; il peut se faire, parce qu'il s'agit alors d'argumenter théologiquement, entre personnes connaissant la théologie. Mais un grand nombre de Pères conciliaires, assurant qu'ils représentaient la « majorité », ont demandé au Pape de changer radicalement la composition des commissions.
Le Pape n'a pas cédé ; il a seulement concédé, comme on le sait, que l'assemblée conciliaire pourrait élire trois ou quatre membres de plus pour chaque commission, ce qui a été fait à la fin de la seconde session.
On comprend mieux, à la lumière de l'indication donnée par le P. Gagnebet, pourquoi certains ont mis tant d'ardeur à réclamer que les commissions conciliaires soient modifiées de fond en comble.
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Dans la série d' « interviews » publiées par ce même numéro de *La France catholique,* l'enquêteur -- qui est celui de la R.T.F. et non celui du journal -- a mis en accusation et cherché à mettre en difficulté certaines des personnalités interrogées, et non point les autres.
Au Cardinal Ottaviani, au P. Gagnebet, il a dit et répété, avec une insistance, avec une lourdeur manifestes :
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*-- Vous représentez une certaine tendance, disons conservatrice...*
-- *Tout ce que vous venez de nous dire et tout ce que vous représentez a quand même été mis très souvent en minorité, dans le Concile...*
*-- Beaucoup des points que vous défendez, des positions que vous soutenez, n'ont pas été celles de la majorité du Concile...*
*-- Vous avez bonne espérance* MALGRÉ *le Concile ?*
Bien sûr, on peut considérer que le jeu de l' « interview » comporte des questions piquantes de cette sorte, cherchant à être embarrassantes.
Mais, dans la même série d' « interviews », le même enquêteur a réservé cette sorte de questions au Cardinal Ottaviani et au P. Gagnebet.
Il en a entièrement dispensé le Cardinal Liénart et le P. Congar. Il ne leur a pas posé les questions analogues -- ou symétriques -- qu'il eût été très facile de trouver pour eux.
Cette tactique unilatérale de l'enquêteur de la R.T.F. contribue à persuader l'opinion que les positions du Cardinal Ottaviani ou celles du P. Gagnebet sont contestées par presque tout le monde, et que les positions du Cardinal Liénart et du P. Congar ne sont rejetées quasiment par personne. Or il n'en est pas du tout ainsi. On nous le fait croire, en rapportant toujours les thèses du Cardinal Liénart et du P. Congar comme si elles allaient de soi et ne soulevaient aucune objection raisonnable, et en ne nommant jamais la personne ou les idées du Cardinal Ottaviani et du P. Gagnebet sans multiplier les insinuations, les feintes, les mises en accusation, les mines horrifiées et autres contorsions. Cette tactique de l'enquêteur apporte une contribution visible au déséquilibre de l'opinion et au malaise du peuple chrétien. En nous mettant sous les yeux le texte écrit de ces questions tendancieuses posées à la télévision, *La France catholique* a permis de saisir sur le vif et d'analyser l'une des techniques du conditionnement que nous subissons.
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### Brasillach dit par Pierre Fresnay
Les poèmes écrits en prison par Robert Brasillach, du 22 août 1944 au 6 février 1945, commencent une nouvelle vie : celle du disque, et le disque est admirable : *Poèmes de Fresnes de Robert Brasillach, dits par Pierre Fresnay* ([^57])
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Sur plusieurs points, on le sait, nous sommes en net désaccord avec la manière dont l'œuvre elle-même est présentée et éditée. On l'appelle : *Poèmes de Fresnes*, mais ce titre n'est pas de Brasillach. Les premières éditions, partielles et clandestines, ont commencé à circuler dès la fin de l'année 1944, certaines portant comme nom d'auteur : « Robert Chénier ». Brasillach les avait intitulés *Barreaux,* ou simplement *Poèmes*, comme il avait intitulé *Poèmes* ceux qu'il écrivit avant et pendant la guerre, et qu'en 1943 il réunit en volume.
Or nous le remarquions en 1958, et nous le remarquons semblablement aujourd'hui, car la situation est la même : l'édition des Poèmes dits de Fresnes reste à faire. Celle qui existe -- et que Pierre Fresnay a suivie trop scrupuleusement, je dirai pourquoi tout à l'heure -- est le fruit d'une piété fidèle, des circonstances et du hasard, jusque dans son titre, qui est d'occasion. Le premier poème du recueil, celui du 22 août 1944, n'est d'ailleurs pas « de Fresnes », mais du camp de Noisy-le-Sec. Quant à l' « Épître dédicatoire », elle ne dédie que la première partie de ces poèmes. Leur division en deux parties est bonne, sauf en ceci que *Le jugement des juges* n'est pas la dernière pièce de la première partie, mais s'inscrit entre les deux parties.
La dernière page, une page de prose datée du 6 février 1945 et intitulée *La mort en face*, commence par ces mots :
« *Si j'en avais eu le loisir, j'aurais sans doute écrit le récit des journées que j'ai vécues dans la cellule des condamnés à mort de Fresnes, sous ce titre...* »
Ce titre -- qui est, lui, de Brasillach -- est le titre qui manifestement convient pour l'ensemble des poèmes de captivité, qui sont précisément une montée progressive jusqu'à « la mort en face ».
Les observations qui précèdent comportent si l'on veut une part d'appréciation subjective. En revanche l'ordre et la date des poèmes ne laissent place à aucune marge d'appréciation : il y a une erreur dans l'édition, une erreur incontestable, une erreur de fait. Le dernier poème, *Aux morts de février*, n'est pas le dernier. Une mauvaise lecture du manuscrit l'avait daté : « 5 février 1945 ». Il est en réalité du 1^er^ février. La remarque a été faite par Georges Blond, dans les *Cahiers des Amis de Robert Brasillach*, numéro 4, page 18, avec une reproduction du manuscrit portant la date. J'avais repris cette remarque dans mon livre de 1958 et j'en avais montré l'importance.
173:80
Même si l'on n'est pas d'accord sur l'importance que j'y vois, il n'en reste pas moins que ce « dernier » poème n'est pas le dernier, qu'il n'est pas à sa place, et qu'il devrait être remis à la place qui est la sienne. On ne l'a pas fait dans l'édition actuellement en librairie, mais en outre on ne l'a pas non plus signalé à Pierre Fresnay, qui respecte la mauvaise ordonnance.
Cela fait contresens. Le poème *Aux morts de février* placé à la fin prend l'allure d'une conclusion, qu'il n'est pas, il prend même la valeur d'une retombée et quasiment d'une négation du mouvement -- peut-être unique dans l'histoire de la poésie française -- qui va du Psaume VI jusqu'à *Lazare.* Le poème *Aux morts de février* est, pour la date, contemporain du Psaume VI : 1^er^ février ; et pour le sens, il est antérieur : il trouve sa place exacte entre *L'Enfant Honneur* et le Psaume VI. La signification la plus profonde et la plus belle des Poèmes dits de Fresnes est dans leur mouvement, dans leur progression, dans leur montée. Il est infiniment regrettable que ce mouvement reste masqué, que cette montée demeure brouillée par une erreur incontestable et non contestée.
Il paraît que l'on prépare une édition complète et définitive des œuvres de Robert Brasillach. Je souhaite qu'en tous cas cette erreur n'y trouve pas droit de cité, par la seule force de l'habitude.
Le dernier des Poèmes dits de Fresnes, c'est *Lazare,* et les derniers vers, ceux-ci :
*L'Enfant Espérance a joint les deux mains.*
*Je remets, Seigneur, aux plis de sa robe*
*La peine des miens, l'étreinte du cœur :*
*Que l'Enfant me rende, à l'heure de l'aube,*
*Le jour de la terre, -- ou sinon, d'ailleurs.*
\*\*\*
Pierre Fresnay a mis un art presque toujours parfait au service des derniers poèmes de Brasillach. Sa diction est excellente dans les accents qui s'apparentent à ceux de Clément Marot ou de François Villon. Il trouve admirablement le ton juste, solennel, fort et quasiment prophétique pour *Le jugement des juges*. Seul le *Lazare* est un peu au-dessous de ce que j'attendais : je ne l' « entends » pas ainsi, mais plus inspiré, plus résolu, -- plus surnaturel. *La mort en face* est exactement dite, et le dernier mot est au registre qu'il faut.
Jean MADIRAN.
174:80
### Un procès (verbal) du verbalisme
« Premier roman explosif » dit la notice de la N.R.F. Je me demande plutôt si le « Procès-Verbal » ([^58]) n'est pas le procès du verbalisme. Non point que l'auteur manque de talent, mais à cause des conditions où s'opère l'explosion précitée. Le personnage central, Adam Pollo, est-il déserteur ou évadé d'un asile psychiatrique ? Ce dilemme est symbolique et doit figurer la fuite hors de la communauté opprimante. Quelle que soit l'hypothèse que l'on adopte, l'expérience est truquée. Toute autre situation que celle de l'évadé amnésique (amnésique volontaire ?) empêcherait Adam Pollo, assis sur sa serviette éponge, de laisser flotter sa pensée entre l'existentialisme et le solipsisme, au centre de ce paysage de plage, lieu élu de l'incertitude.
De ce diogénisme, de cette clochardisation philosophique, le lauréat du Prix Renaudot a parfois abusé dans le sens de l'exposé didactique. Si la vision du monde d'Adam Pollo n'est souvent qu'un puzzle, un découpage, par contre sa métaphysique de la simultanéité, « anéantissement total du temps et non du mouvement », retrouve le sens des grands ensembles, avec quelques longueurs, et nous passons du cryptogramme au tartinogramme. La dernière explosion philosophique d'Adam Pollo a lieu à l'asile d'aliénés, où l'avait conduit la précédente, sa harangue sur la voie publique. Ces développements, pour intéressants qu'ils soient, n'amènent pas grand'chose de nouveau à un prométhéisme fatigué, qui, du volcan rimbaldien, s'épaissit chez les existentialistes et les derniers surréalistes en coulées très refroidies. Imiter Dieu, refaire la création, pâtir de l'étrangeté de l'objet, recourir à la folie... C'est toujours le même manège de chevaux de bois. Le Clézio est un élève très doué. Il faut lire ce livre avec un crayon, marquer une verticale en marge trois, cinq ou dix lignes de temps en temps, pour les relire. Le style a d'immenses ressources pour la description, la traduction des présences des choses, le pathétique insolite des associations d'idées. Puisqu'il nous a livré le journal d'Adam Pollo avec les blancs des pages déchirées, et même les ratures reproduites par de charmantes habiletés typographiques, rien ne s'oppose à ce que l'on fasse subir à l'ouvrage imprimé un traitement analogue, et somme toute moins douloureux.
On ne saurait du reste condamner ces artifices. Les bribes d'affiches, les phrases infatigables des radios, les réclames de toute sorte composent une farandole extérieure mais obsédante autour de l'âme de l'homme contemporain. Par un obscur réflexe de défense, il est amené lentement à se découvrir une vocation d'amnésique universel. La mémoire est une faculté qui sert à oublier ; il laissera les objets suivre leur folle épopée de bateau ivre au milieu de la tempête, grondante des bourrages de crâne.
175:80
Mais dans quelle mesure ce mythe d'Adam Pollo correspond-il à la vérité de notre expérience ? Aucun de nous n'est détaché au point d'aboutir à cette démission de l'homme en face des choses à qui il laisserait jouer leur jeu propre dans une sorte de complète, d'indifférente égalité. Les slogans publicitaires, les réclames de vitrine finissent par prendre un visage familier, ou par passer totalement inaperçus. L'esprit choisit, affabule ou raille ; et la vérité en de telles expériences me paraît être du côté de Jacques Perret, non de Le Clézio. L'isolement d'Adam Pollo est à la fin parce qu'il était au début : forcé, et volontaire. Il constitue une retraite diabolique. Ceci posé, le style peut déployer les prestiges chatoyants du détail original, de la vision personnelle, du mot vrai et criant : l'ensemble n'en a pas moins les couleurs du mensonge, et le prophétisme du feu n'est qu'une dérision agressive.
Dans le vertige intellectuel qu'il éprouve en contemplant une boîte d'allumettes voguant sur l'eau du bassin, Adam Pollo s'exclame : « C'est à ce moment là que j'aurais bien aimé entendre quelqu'un dire, quelqu'un me dire salaud ! ». A la page suivante, un Américain l'assomme et lui casse une dent. Il faut se défier des vœux irréfléchis et de leurs réalisations imprévues. L'esprit-Pollo, largement répandu dans l'intellectualité contemporaine, ne rencontre pas toujours des censeurs aussi blasés que j'ai conscience de l'être ; parfois quelqu'un dit : « Quand j'entends le mot d'intellectuel, j'arme mon revolver ». Il reste à Adam Pollo, s'il n'est pas tué sur le coup, à pleurnicher et à constituer une ligue antifasciste. Nous préférons, très pharisaïquement, ne pas être confondus avec lui ; ce qui nous donnera peut-être l'occasion de le sauver, encore qu'il se plaise à signer « Adam Pollo martyr » son manuscrit « retrouvé plus tard, par hasard, dans les W.-C. hommes du Torpédo-Snack-Bar ».
Jean-Baptiste MORVAN.
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### Notules
- **La calomnie indirecte. --** Dans la revue *Esprit* de décembre 1963, son directeur J.-M. Domenach affirme (p. 976) :
« *Esprit* est une revue financièrement indépendante -- *la seule revue de ce genre* à l'être encore. »
Quel est donc « ce genre » ?
D'après la revue *Esprit* elle-même, son « genre » est d'être une « revue d'inspiration personnaliste en lutte contre le désordre établi ».
L'accusation implicitement portée contre les revues de « ce genre » viserait alors seulement les autres revues se réclamant de l' « inspiration personnaliste », par exemple la revue *France-Forum* qu'anime Étienne Borne.
Étienne Borne et *France-Forum* diront peut-être ce qu'ils pensent de l'affirmation de Domenach ainsi comprise : que la revue *Esprit* est la seule revue d'inspiration personnaliste à être financièrement indépendante...
176:80
Mais tout le monde comprendra plutôt la phrase de Domenach dans son sens obvie.
*Esprit* est une revue mensuelle, de présentation classique (textes sans illustrations), appartenant à la catégorie ordinairement dénommée : « revues de culture générale ».
A cette catégorie, ou à ce genre, appartiennent des revues telles que *Études*, *Écrits de Paris*, *La Table ronde* (etc.) et *Itinéraires*.
L'accusation implicitement contenue dans la phrase de Domenach est non seulement une infamie, mais une sottise et un mensonge. Le dernier secteur de « la presse » où l'on trouve encore, en aussi grande quantité, des publications « financièrement indépendantes », c'est précisément le secteur des revues mensuelles.
\*\*\*
Domenach précise un aspect de sa pensée par les lignes suivantes :
« Contrairement à ce qu'on pense parfois, les Éditions du Seuil, si elles éditent les « Collections Esprit », n'apportent aucune contribution matérielle à l'édition de la revue. *Esprit* ne peut subsister que par elle-même. »
C'est exactement la situation de la revue *Itinéraires*.
Contrairement à ce qu'on pense parfois, les Nouvelles Éditions Latines, si elles éditent la Collection Itinéraires, n'apportent aucune contribution matérielle à l'édition de la revue. La revue *Itinéraires* ne peut subsister que par soi-même.
\*\*\*
La prétention du directeur d'Esprit, cherchant à faire croire au public que la revue *Esprit* est « La seule revue de ce genre à être encore financièrement indépendante » relève de la publicité abusive et mensongère, fondée sur la calomnie implicite.
\*\*\*
Mais ce n'est pas tout.
Il nous paraît grandement abusif qu'une publication acceptant d'insérer dans ses colonnes de la publicité payante ait l'audace et l'inconscience de parler, et sur ce ton, de l'*indépendance financière* dont elle serait « seule » à jouir, Nous savons bien que la publicité payante est passée dans les mœurs et les institutions, et que les consciences sont anesthésiées sur ce chapitre. Mais si l'anesthésie des consciences est un fait et une circonstance atténuante, cela ne saurait aller jusqu'à pouvoir transformer en bien ce qui est objectivement un mal.
Il est mauvais que la *publicité payante* intervienne de manière indispensable dans le budget des publications. Il est mauvais que par l'artifice de la *publicité payante*, journaux et revues soient offerts au public *au-dessous de leur prix de revient*. Il est mauvais que le public soit accoutumé à certains prix de vente et d'abonnement inférieurs au prix réel de la marchandise imprimée. Il est mauvais que, la *publicité payante* étant devenue indispensable à l'équilibre du budget des publications, celles-ci placent leur exis**tence dans la dépendance de ceux qui leur assurent des contrats de publicité.
177:80
Il est mauvais, en outre, qu'une *publicité payante* qui dans tous les domaines se fonde habituellement sur des techniques de mensonge (ce produit est le « meilleur », ce produit est « le seul qui », ce produit est « adopté par tous », etc.) prenne une telle place dans la presse et, par l'intermédiaire de la presse, une telle place dans les esprits et un tel empire sur eux. Il est assurément très mauvais que les publications se considèrent comme moralement autorisées à publier n'importe quoi, du moment qu'*on les paye peur cela*, et pensent que dans ce cas leur responsabilité n'est pas engagée. Au demeurant, l'intention de n'accepter que de la publicité honnête, si elle existe, est condamnée à rester platonique : comment *savoir* que la publicité qu'on vous propose est parfaitement honnête ? et *comment la refuser* si on la soupçonne de ne l'être pas ? Un refus expose à être poursuivi en justice, et à devoir y « faire la preuve » que l'on a un motif de refuser la publicité en question.
Il est mauvais que la situation générale de la presse soit celle dont a pris acte Roger Priouret, chef du service économique et financier de *France-soir*, dans une conférence rapportée par *L'Écho de la Presse* du 10 février 1962 :
« M. Priouret a dû constater avec regret que la presse d'aujourd'hui ne joue plus son rôle d'*information libre* et qu'elle ne guide plus l'opinion mais qu'elle la *suit en la flattant*. « Le défaut de la presse moderne, poursuit M. Priouret, est dû en grande partie à la place *terriblement importante qu'a prise la publicité dans le domaine de la presse*. »
D'une manière générale, c'est une grave erreur économique et sociale de faire payer les choses au-dessous de leur prix. C'est en réalité au prix de la qualité, c'est toujours au prix de la liberté, c'est finalement au prix de l'existence même. On l'a fait pour les loyers ; en l'espace d'une génération on a eu le résultat : plus de maisons et, quand il a fallu malgré tout en reconstruire, des casernes dont beaucoup ne tiendront debout que vingt ou trente ans. Pour la presse, cette erreur économique et sociale a d'aussi graves conséquences. On vend au public les journaux et publications au-dessous de leur prix de revient (grâce à la publicité payante) : ce procédé aberrant et anti-naturel entraîne la disparition progressive de la presse libre. *En économie comme en morale, il faut mettre leur vrai prix aux choses, sinon on détraque tout.*
\*\*\*
Prenons un exemple concret, méprisable et cocasse, de la bassesse qui est inhérente à l'acceptation de la publicité payante.
Soit un journal qui ne dit jamais un mot de la revue *Itinéraires*, parce qu'il ne « veut » pas en parler : on le lui fait vouloir, simplement en lui envoyant un chèque et un « ordre de publicité ».
Soit un journal qui ne dit que du mal de la revue *Itinéraires :* on peut lui en faire imprimer un éloge délirant, simplement avec un « ordre de publicité » et un chèque...
178:80
Ils refuseront cette publicité ?
Il n'est nullement assuré qu'ils puissent la refuser. A partir du moment où ils acceptent dans leurs colonnes de la publicité payante de la même catégorie, la jurisprudence est contre eux : ils seront condamnés pour refus arbitraire d'insertion, ils devront insérer, à moins de « faire la preuve » -- car c'est à eux qu'incombera la charge de la preuve qu'ils ont un motif impérieux et objectif de refuser.
Le seul recours sûr, dans l'état actuel des mœurs, du système, des institutions et de la législation, c'est de *toujours* refuser toute publicité payante.
\*\*\*
Depuis sa fondation il y a huit ans, en Mars 1956, la revue *Itinéraires* n'a jamais accepté une publicité payante.
Nous pensons qu'une réforme radicale est nécessaire sur ce point : nous avons donc entrepris non pas de *prêcher aux autres* cette réforme, mais de *nous réformer nous mêmes*.
Nous ne proclamons pas : nous sommes « la seule » revue à le faire. D'autres le font aussi -- encore très peu nombreuses il est vrai : Mais c'est donc possible. Il y a les *Nouvelles de chrétienté*, avant-hier il y avait *Verbe*, il y a *Permanences*. Peut-être y en a-t-il une ou deux autres...
Mais que Jean-Marie Domenach ne vienne pas provoquer et calomnier, sur ce terrain, ceux qui ont une idée plus haute et plus exigeante que la sienne de la véritable « indépendance financière ». Oh ! il est très facile, en paroles, de se proclamer « contre le désordre établi » et de stigmatiser ce désordre établi... chez les autres. Il serait meilleur de s'en prendre au désordre établi chez soi. Quand on est une publication imprimée, le premier désordre établi auquel s'en prendre, c'est le désordre établi dans la presse par le capitalisme libéral. L'un des derniers secteurs économiques, où l'on trouve encore à l'état à peu près pur le libéralisme économique, c'est le secteur de la presse. On le trouve notamment, dans la presse catholique, qui condamne -- en paroles et chez les autres -- le libéralisme économique. On le trouve notamment dans les publications qui se prétendent anti-capitalistes. Certes, il ne dépend pas d'elles de modifier du jour au lendemain le cadre économique, législatif, institutionnel dans lequel nous vivons. Mais il dépend de chacun de commencer la réforme par soi-même.
Le *désordre établi*, en matière de presse, c'est notamment la publicité payante.
On pourrait *au moins* l'apercevoir, on pourrait *au moins* se mettre à « étudier » cet aspect du désordre établi, par lequel la plupart des publications ne peuvent en toute vérité parler de leur « indépendance financière », dans le meilleur des cas, qu'en un sens relatif et diminué.
\*\*\*
Peut-être, à condition premièrement qu'elle soit *bien réglementée*, à condition secondement que la *liberté du refus* soit mieux assurée par la loi, à condition troisièmement qu'elle n'occupe dans les budgets qu'une part très faible et quasiment facultative, -- oui peut-être qu'à ces conditions-là une certaine publicité payante pourrait être normalement admise. Mais ces conditions ne sont pas présentement réalisées.
179:80
De plus, la publicité payante est pour la presse un facteur d'avilissement pour une autre raison encore, la plus déterminante sans doute pour les quotidiens et les hebdomadaires : elle rapporte davantage en proportion directe du tirage. D'où la baisse du niveau intellectuel et moral pour augmenter le tirage.
Cette raison financière, cette augmentation des tarifs publicitaires en fonction de l'augmentation du tirage, est la vraie raison de cette course insensée des journaux à un tirage toujours plus étendu. Car l'influence intellectuelle et morale d'un journal n'est pas, elle, fonction du tirage elle est souvent *en raison inverse* du tirage. Il est évident, par exemple, que l'influence politique et intellectuelle du *Monde*, avec 250.000 lecteurs, est beaucoup plus grande que celle de *France-soir* avec plus d'un million de lecteurs : si *Le Monde* opérait dans sa rédaction les transformations lui permettant de prétendre lui aussi à un million de lecteurs, ces transformations lui feraient perdre les qualités par lesquelles il exerce le plus fort de son influence. Une revue comme la *Chronique sociale*, avec environ 2.500 abonnés a évidemment beaucoup plus d'influence sur l'évolution des esprits et des idées que n'en peut avoir (ne nommons personne) un magazine illustré qui se flatte d'une « diffusion de masse » et qui pour atteindre à cette diffusion de masse, doit se condamner à être nul ou vide de contenu réel. Un hebdomadaire qui s'efforce de ne mécontenter personne parmi son public réel ou virtuel, dans l'espoir de gagner 20.000 lecteurs de plus, a manifestement beaucoup moins de prise sur le mouvement des idées qu'un hebdomadaire disant carrément ce qu'il pense, en y gagnant d'avoir 20.000 lecteurs en moins.
Péguy parlait avec le mépris qu'elles méritent de « *ces énormes revues qui perdent des millions, ou qui en gagnent, pour ne rien dire ; ou plutôt à ne rien dire *», parce qu'elles « *s'appliquent à ne mécontenter personne *». Leur énorme tirage est l'équivalent d'une influence nulle, puisque, malgré quelques apparences contraires, en réalité elles ne disent rien. Moins elles en disent, plus elles ont de lecteurs, et plus la publicité payante leur rapporte d'argent. Le système dans lequel nous vivons en matière de presse, c'est donc la prime automatique à la bassesse et à la nullité. C'est un système immoral et scandaleux.
\*\*\*
Dans les conditions actuelles, la dignité, la liberté imposent le refus de toute publicité payante. Nous le disons : mais avant d'être ce que nous disons, c'est ce que nous faisons...
Ceux qui n'ont jamais eu le courage de vraiment regarder cette question en face ne devraient pas avoir l'inconscience de se donner en exemple -- et en soi-disant « seul » exemple -- d' « indépendance financière ».
\*\*\*
180:80
- **L'avis de la C.T.I.C. --** La Centrale technique de l'information catholique (C.T.I.C.) dirigée par Jean Mondange (14, rue Saint-Benoît, Paria VI^e^) a publié en décembre, en supplément à son « Courrier catholique de l'information », quelques remarques sur les « problèmes de la presse industrielle ». On y lit notamment :
« *La presse et la publicité paraissent de plus en plus liées, même si chacune garde son autonomie : privée des ressources financières que lui apporte la publicité, la presse ne peut vivre* (...)*. Il ne faut pas s'étonner de voir l'information rester tributaire de ceux qui détiennent la puissance de l'argent : dans ce secteur comme dans d'autres, c'est elle qui mène. A l'heure actuelle, le sort d'une excellente publication peut dépendre du simple fait d'une publicité accordée ou refusée.*
« *Les éditeurs catholiques expérimentent d'autant plus durement cette réalité qu'ils doivent souvent refuser en conscience d'ouvrir leurs colonnes à une réclame payante mais immorale.*
« *Il faut se rendre à l'évidence : après vingt siècles de christianisme, le veau d'or n'est toujours pas détruit. *»
Telle est la situation à laquelle aboutit le capitalisme de presse : « *le sort d'une excellente publication peut dépendre du simple fait d'une publicité accordée ou refusée *».
Mais ce n'est rien de protester contre une telle situation (d'ailleurs bien peu protestent dans la presse, même catholique), si en même temps on accepte de la subir.
Il faut préparer d'autres structures pour la presse. Non pas seulement les préparer en théorie mais commencer dès maintenant à *vivre autrement*, à éditer des publications qui refusent toute publicité payante. La liberté aujourd'hui, l'existence demain sont à ce prix.
\*\*\*
D'autant qu'il ne faut pas trop nous en raconter sur les « éditeurs catholiques qui souvent refusent en conscience une réclame payante mais immorale » : il y a beaucoup de manières pour la publicité d'être immorale, et l'on est en général totalement inattentif à la plupart de ces manières.
\*\*\*
- **La conséquence prochaine ou lointaine, mais finalement inévitable :** la nationalisation des grosses entreprises de presse. -- Il est inquiétant que la presque totalité de la presse catholique préfère les facilités immédiates -- mais redoutables -- de la publicité payante, plutôt que de regarder la réalité en face et de commencer aujourd'hui à créer, dans la pauvreté s'il le faut, la presse de demain.
La presse actuelle, qui est de la manière que dit Jean Mondange -- serve de l'argent, sera demain inévitablement nationalisée si elle ne sort pas dès maintenant de l'engrenage : *publicité payante -- presse de masse -- trusts financiers -- concentration sans cesse croissante -- monopoles de fait nationalisation par l'État.*
181:80
La nationalisation est, tôt ou tard mais inévitablement, au bout du processus de concentration financière croissante des entreprises de presse.
Cela est vrai, aussi, dans l'édition, pour les concentrations qui tendent au monopole de fait.
L'engrenage commence avec l'acceptation de la publicité payante.
\*\*\*
- **Simone et les Dominicains. --** on peut se demander pourquoi les publications dirigées ou influencées par les Dominicains des Éditions du Cerf font aux œuvres de Simone de Beauvoir un accueil d'un enthousiasme et uniforme et si peu critique, et depuis des années, les recommandent au public d'une manière insistante qui est mi-bouffonne mi-scandaleuse.
Il s'agit entre autres, croyons-nous, d'une complicité spontanée entre « intellectuels », en un certain sens -- qui n'est pas le meilleur -- du mot « intellectuels » -- Dans un article du « Monde » (18 décembre) où il commente le dernier tome des « Mémoires » de Simone de Beauvoir, Pierre-Henri Simon met en relief plusieurs traits intellectuels qui ont valeur d'explication :
« *Des intellectuels bourgeois* (Sartre et Simone de Beauvoir) *libérés par leurs gains d'écrivains de tout souci économique et par leur style de vie de toute responsabilité et de toute charge, tirent d'une certaine idée abstraite, et d'ailleurs flottante, de la Révolution, des conséquences pratiques qui n'ont plus de rapports avec les faits.*
« *Quand par exemple, Simone de Beauvoir loue Sartre d'avoir recommandé à la gauche française d'aider militairement le F.L.N. en Algérie pour faire reculer le fascisme en France, elle montre à quel point elle peut ne pas sentir la réalité nationale à laquelle,* « *nolens volens *», *elle est intégrée.*
« *Je suis frappé d'apprendre qu'invitée à donner une conférence rue Mouffetard en 1949 -- elle a alors passé la quarantaine -- cette théoricienne intransigeante de la démocratie avoue :* « C'était la première fois que j'étais en contact avec un public populaire. » *Une petite phrase comme celle-là explique beaucoup de choses, en particulier qu'une certaine gauche intellectuelle n'ait jamais réussi à mordre sur les masses ; peut-être aussi que les communistes, à qui l'on ne peut dénier le sérieux, se soient toujours méfiés de ces brillante alliés qui croyaient que la Révolution se prépare mieux à cogiter dans les bistrots qu'à s'informer dans les syndicats. *»
Cette manière abstraite de vivre dans un univers intellectuel coupé de toute réalité est sans doute ce qui rapproche Simone de Beauvoir de ses admirateurs dominicains (une petite minorité dans l'Ordre de saint Dominique en France, mais la plus ou la seule bruyante, parce qu'elle s'est adjugé une prépotence sociologique notamment dans les domaines de la presse, de l'édition, du cinéma, de la radio et de la télévision ; il ne faudrait pas croire que tous les Dominicains sont des admirateurs de Simone de Beauvoir).
\*\*\*
182:80
Pierre-Henri Simon note un autre trait intellectuellement caractéristique chez Simone de Beauvoir :
« *Une violence, parfois une bassesse de polémique et un ton viscéralement partisan. *»
La bassesse (« à peine honnête », ajoute P.-H. Simon) que Simone de Beauvoir met à combattre tout ce qu'elle « déteste : la droite, la bonne pensée, la religion », -- est celle que l'on retrouve, fort semblable, dans les pamphlets dominicaine que les Éditions du Cerf publient contre les « catholiques de droite » accusés par eux d' « intégrisme », de « fascisme », de « national-catholicisme » : voir entre autres leur libelle intitulé : « Parole et Mission : l'intégrisme contre la mission ».
Une certaine gauche abstraite, idéologique, sectaire, est *intellectuellement* identique dans l'existentialisme athée, nuance Simone de Beauvoir, et dans une certaine école dominicaine de Paris, nuance Boisselot-Liégé.
\*\*\*
- **Le style au microscope. --** Commentant l'annonce du pèlerinage de Paul VI en Terre Sainte, Henri Fesquet écrivait dans « Le Monde » du 10 décembre :
« *Le soi-disant prisonnier du Vatican congédie des habitudes séculaires. Le Souverain Pontife redevient un homme comme tout le monde. Il pose un acte de disciple du Christ *».
Voyons cela mot à mot.
« *Soi-disant *» signifie : qui se dit, qui dit de lui-même. Le Pape se disait prisonnier depuis 1871 : il n'y a pas un siècle. Il a cessé de se dire prisonnier avec les accords du Latran. Il n'y a rien là de « *séculaire *».
« *Le Souverain Pontife redevient un homme comme tout le monde *» **:** parce qu'il fait un pèlerinage en Terre Sainte. Or « *tout le monde *» ne va pas en Terre Sainte ; ni même en pèlerinage. Parmi les chrétiens eux-mêmes, beaucoup nous racontaient que le « *pèlerinage *» est une dévotion médiévale et dépassée, manifestant une mentalité qui relève du ghetto catholique. Au surplus, un peu plus loin dans le même article, le même auteur expose que « *la moitié de l'humanité et 95 % des non-chrétiens *» sont séparés de l'Église. Donc « *poser un acte de disciple du Christ *», ce n'est pas précisément « *redevenir un homme comme tout le monde *».
Il « *pose un acte *» -- : expression empruntée à un dialecte ésotérique non déchiffré. Cette expression est intraduisible en français : sinon, Henri Fesquet l'aurait certainement traduite
\*\*\*
- **L'évolution des « Études ». --** Revue fondée en 1856 par des Pères de la Compagnie de Jésus, aujourd'hui dirigée par le P. Maurice Giuliani, les « Études » ont adopté au mois de janvier une nouvelle présentation : « Sous une couverture renouvelée, c'est bien la même revue ».
183:80
Dans le même numéro, la notice nécrologique que le P. René d'Ouince consacre au P. Henri du Passage, qui fut directeur des « Études » de 1919 à 1935, apporte un intéressant point de repère :
En 1919-1920, les « Études » avaient 2.300 abonnés. Le P. du Passage décida de faire des « Études » une revue qui, « renonçant à toute érudition, s'adresserait au public laïc cultivé », en dispensant une culture religieuse « étroitement rattachée à l'information immédiate », mais « ne réclamant pas trop d'effort ». Le résultat fut un « accroissement annuel d'un millier d'abonnés ». Aujourd'hui le P. Maurice Giuliani en annonce « environ 15.000 »
En 1890, les « Études » avaient 3880 abonnés. Elles en avaient 1300 en 1931. Le record, 15.131, fut atteint en 1951. (Cf. « Études » de novembre 1956, p. 164.)
Dans le passé -- un passé qui s'étend sur plus d'un siècle -- les « Études » ont exercé dans la vie intellectuelle et religieuse française, à plusieurs moments, une influence certaine. Il serait sans doute très difficile d'analyser quelle est exactement aujourd'hui l'influence de cette revue dans le mouvement des idées.
En janvier 1964, le directeur des « Études » expose que la revue a pour « but clairement défini et constamment poursuivi : mieux connaître, dans la lumière du Christ et de son Église, les courants qui animent aujourd'hui les communautés humaines, qui dessinent la rapide transformation de leurs institutions et qui agissent par là sur le destin de l'homme ».
Seulement « connaître » ce qui « anime » et ce qui « agit » -- ou bien animer et agir aussi pour sa part ?
Autrement dit : subir (peut-être en filtrant) toutes les influences, et soi-même n'en exercer aucune ?
C'est toute la conception que l'on peut se faire de la fonction intellectuelle qui se trouve ainsi en question.
A l'égard du courant teilhardien, l'attitude des « Études » fut d'abord réservée et très critique en 1955-1958. En 1962, ce fut l'approbation inconditionnelle, on dirait presque : la capitulation sans conditions. (Sur cette extraordinaire évolution, voir textes et dates dans « Itinéraires », numéro 67, pages 314-318.) Pourquoi ? parce qu'il faut seulement connaître les « courants », et renoncer à les combattre quand ils apparaissent en pleine force ?
Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres.
L'intérêt documentaire avec lequel on lit les « Études » est ainsi parsemé de multiples points d'interrogation.
\*\*\*
- **Observateurs soviétiques au Concile. --** Outre les observateurs du Patriarcat de Moscou, il y eut à la seconde session du Concile deux autres observateurs soviétiques, représentants de l'Église orthodoxe d'Arménie (sous domination soviétique) :
-- l'évêque Parker Kevorkian, qui représente l'Église d'Arménie auprès du gouvernement soviétique et du Patriarcat de Moscou ;
-- le Dr. Gregor Bekmiezian. C'est un laïc qui a fait ses études au séminaire de Jérusalem.
184:80
Après la seconde guerre mondiale, il s'est déjà tristement illustré comme organisateur, dans le Proche Orient, du rapatriement forcé des Arméniens en U.R.S.S. (on se rappelle à ce sujet le drame des Arméniens rapatriés de France, et leur manifestation à Erivan, le 25 mai 1956, lors de la visite de cette ville par M. Christian Pineau).
L'attitude du Dr. Gregor Bekmezian au Concile fut tout à fait remarquable, et d'ailleurs très remarquée.
Très assidu, certes, il était toujours là. Très assidu mais souvent très inattentif. Il ne s'intéressait à aucun sujet en particulier ; il s'intéressait seulement aux personnes. Dès que prenait la parole un évêque des pays colonisés par l'U.R.S.S., alors, quel que soit le sujet traité, fébrilement il notait tout ce qui était dit.
Il aura ainsi constitué, sur cette catégorie d'évêques, de très complètes fiches de renseignements.
C'est un spécialiste.
\*\*\*
- **Histoire de Pie IX. --** Écrite par Pierre Fernessole sous le titre : *Pie IX, Pape,* en deux tomes chez Lethielleux. Le premier tome (288 pages) a paru en 1960, le second (494 pages) en 1963. Très bel ouvrage, et très utile. Un seul regret : les vingt-deux appendices qui figurent à la fin du tome II et qui -- d'après les notes en cours de volume qui y renvoient -- devaient donner le texte intégral de documents importants (et souvent peu accessibles) ont été finalement réduits à une imagerie sans grand intérêt.
\*\*\*
- **Maritain. --** Dans la « Revue thomiste » d'octobre-décembre 1963, le P. Labourdette met parfaitement en valeur l'importance et la signification de « La philosophie morale » de Maritain, tome I : « Examen historique et critique des grands systèmes », Gallimard 1960 (« Chronique de théologie morale », pp. 567-579. Dans la même « Chronique », une autre recension du P. Labourdette -- p. 634, second alinéa -- manifeste une complaisance inattendue.)
\*\*\*
Dans le même numéro de la « Revue thomiste », Mgr Charles Journet termine son étude sur « L'économie de la loi mosaïque » et le P. Jacques-Marcel Dubois publie : « Les présupposés originels de la conception aristotélicienne du temps. »
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### Selon « La Croix » : ce n'est pas à « La Croix » que doivent se référer les gens sérieux
Étonnante affirmation du journal *La Croix*, parue en page 4 de son numéro du 31 décembre 1963. C'est à la *Documentation catholique*, « publiée par notre maison » (c'est-à-dire par la Bonne Presse) que « les gens sérieux se réfèrent en général, quand il s'agit de citer des documents pontificaux ». A la *Documentation Catholique* et non à *La Croix*.
185:80
Il vaut la peine de reproduire le contexte entier de cette affirmation catégorique ; il appelle au demeurant quelques observations.
Sous le titre « *A propos d'un discours pontifical *», le numéro cité de *La Croix* a publié l'article suivant :
Nos lecteurs savent qu'un certain nombre de publications, vivant de ressources fournies par des catholiques sous prétexte de lutte contre le bolchevisme, dénigrent *la Croix* à longueur d'année.
Plusieurs nous ont mis en cause au sujet du discours de Frascati, prononcé il y a quelque quatre mois, et à l'occasion duquel nous aurions prêté au Pape lui-même des propos peu orthodoxes.
Expliquons une bonne fois le comportement de notre journal, quand il rend compte des discours du Pape.
S'il s'agit d'un document particulièrement important, comme par exemple le récent Message de Noël, ou précédemment le discours d'ouverture du Concile, *la Croix* rend les mesures nécessaires -- non sans s'imposer des frais de transmission considérables -- pour publier avant quiconque le document dans son intégralité.
S'il s'agit de discours plus ou moins improvisés, *la Croix* qui n'entend pas être en retard sur ses confrères, insère les premières dépêches reçues, soit de ses correspondants, soit d'une agence offrant un maximum de garanties. Ensuite, il arrive que soit reprise par notre quotidien la traduction officielle. Mais, le plus souvent, celle-ci est publiée dans notre maison, par *la Documentation Catholique*, à laquelle les gens sérieux se réfèrent en général quand il s'agit de citer des documents pontificaux.
Après le discours de Frascati, nous avions utilisé une dépêche A.F.P. conservée encore aujourd'hui dans nos archives.
Son auteur ou le bureau de l'agence a certes mis entre guillemets la traduction de phrases prises à la volée et un peu résumées. Si, à l'arrivée du texte complet reconstitué et en quelque sorte officialisé par sa publication, nous avions eu le sentiment d'avoir été victimes d'un piège, *la Croix* aurait inséré ce document. Mais tel n'était manifestement pas le cas.
A son tour, *Aspects de la France* vient de relayer les bulletins dont nous parlions plus haut, et ses lecteurs auraient d'autant plus de peine, s'ils en ressentaient le désir, à se reporter au contexte de la phrase montée en épingle que la référence fournie est fausse.
Nous avons tenu à donner ces quelques précisions. Si, ensuite, certains passionnés gardent l'envie de poursuivre leurs attaques, au moins auront-ils la preuve de notre bonne foi et de notre honnêteté.
186:80
Cet article de *La Croix* nous suggère les quatre observations suivantes :
**1. -- Première observation.** -- Les « publications » ou « bulletins » que *La Croix* ne nomme pas, ce sont en l'occurrence les *Nouvelles de Chrétienté* et *Permanences*. Ces deux publications ont, dans l'ordre, l'une après l'autre, remarqué que *La Croix* avait reproduit d'une manière fautive le discours de Paul VI à Frascati.
Mais ces deux publications ne correspondent aucunement à la définition (étrange) qu'en donne *La Croix*. Ce ne sont pas des publications « vivant de ressources fournies par des catholiques sous prétexte de lutte contre le bolchévisme ». Observons au passage que « *sous prétexte* » est outrageant et calomnieux. C'est insinuer qu'il y aurait détournement. Il est pourtant assez connu que ni les *Nouvelles de Chrétienté*, ni *Permanences* ne s'assignent comme objectif principal ou unique la « lutte contre le bolchévisme ». Il est pareillement manifeste, et aisément constatable, que ces deux publications sont occupées à bien autre chose que « dénigrer *La Croix* à longueur d'année ». On a le regret de devoir le dire, mais il est impossible de ne pas le dire : cette présentation qu'en fait *La Croix* n'est absolument pas conforme à la vérité.
*Nouvelles de Chrétienté* est une publication hebdomadaire (134, rue de Rivoli, Paris 1^er^) qui, entre autres choses, donne les documents pontificaux dans leur texte intégral, aussi bien que la *Documentation catholique*.
*Permanences* est une revue mensuelle (3, rue Copernic, Paris XVI^e^) qui ne saurait dénigrer *La Croix* ni personne « à longueur d'année », étant donné que cette revue n'a pas encore un an d'existence. Son premier numéro a paru en juillet 1963. C'est une publication recommandée par l'*Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien*.
L'occasion est d'ailleurs bonne de remarquer que *La Croix*, unique quotidien catholique d'information, ne donne aucune information sur ces deux publications.
\*\*\*
**2. -- Seconde observation. **-- Le journal *La Croix* omet de dire en quoi on lui reproche d'avoir mal rapporté les paroles du Pape.
Si le texte de *La Croix* n'avait pas été fautif, il aurait suffi à *La Croix* -- au lieu de se lancer dans ces « explications » confuses et parfois venimeuses -- de publier côte à côte les deux textes, et de faire juge le lecteur. *La Croix* ne l'a pas voulu.
187:80
A la suite de *Nouvelles de Chrétienté*, de *Permanences*, d'*Aspects de la France* et de plusieurs autres (*La Nation Française*, etc.) nous publions à gauche ([^59]) le texte paru dans *La Croix*, et en regard, à droite, la traduction littérale du texte italien publié par *L'Osservatore romano* **(**[^60]) :
« Bien que la Révolution fût parée de laïcisme et bien qu'elle apparût comme une protestation contre l'Église, ses raisons étaient profondément chrétiennes : liberté, égalité, fraternité. De même aujourd'hui les profondes aspirations sociales vers la justice et la liberté sont chrétiennes, elles aussi. »
\[O.R. : \]
« Nous sommes dans la période consécutive à la Révolution française, avec toutes les catastrophes et toutes les idées désordonnées et chaotiques et en même temps frémissantes, et encore confiantes, que cette révolution avait répandues chez les hommes du siècle précédent. Il y avait grand besoin de mettre de l'ordre et, pourrait-on dire, de stabiliser cet ordre, de le rendre ferme comme il doit l'être. En même temps, on remarquait la fermentation de quelque chose de nouveau : c'étaient des idées vivantes, des coïncidences parmi les grands principes de la révolution qui n'avait rien fait d'autre que de s'approprier quelques concepts chrétiens : fraternité, liberté, égalité, progrès, devoir d'élever les classes humbles. Donc, tout cela était chrétien, mais avait revêtu alors un signe antichrétien, laïque, antireligieux, tendant à dénaturer cette partie du patrimoine évangélique visant à développer la vie humaine dans un sens plus élevé et plus noble. »
*La Croix* déclare qu'elle a été trompée par une dépêche d'agence de presse : bon ; cela est tout à fait vraisemblable ; et cela peut arriver à tout le monde. Mais *La Croix* n'a pas rectifié -- pas même dans son article cité, qui fait des reproches à tous sauf à elle-même. La Croix prétend que « manifestement » elle n'a pas été « victime d'un piège » : bon mais ça nous est bien égal ; ce que l'on veut, c'est le texte authentique, le texte vrai. Ne l'ayant pas donné, *La Croix* s'obstine, et ne le donnera jamais. *La Croix* ne veut pas reconnaître qu'on lui a adressé un reproche objectivement fondé.
\*\*\*
188:80
**3. -- Troisième observation.** -- Le journal *La Croix* parle (une fois de plus) de la « traduction officielle » des documents Pontificaux : il n'en existe aucune. Il s'agit là d'une contre-vérité que nous combattons depuis des années. C'est une contre-vérité de prétendre, comme le fait (une fois de plus), *La Croix*, que cette « traduction officielle » est publiée par la *Documentation catholique :* nous en attestons la Documentation catholique elle-même qui, elle, ne dit pas du tout cela, qui précise très honnêtement que les traductions qu'elle publie ont souvent été revues et corrigées par ses soins. Une traduction « revue et corrigée » n'est évidemment pas officielle ; et s'il y avait une traduction officielle, on ne se permettrait évidemment pas de la revoir et de la corriger. Ce travail de révision et de correction d'après le texte original, la *Documentation catholique* le fait en général avec beaucoup de sûreté, et elle rend ainsi un grand service aux « gens sérieux ». Mais si les rédacteurs de *La Croix* lisaient eux aussi -- comme ils le recommandent aux « gens sérieux » -- la *Documentation catholique*, ils y apprendraient qu'il ne s'agit aucunement de « traductions officielles ».
Encore récemment (voir *Itinéraires*, numéro 78 de décembre pages 213 et 214) nous avons dû protester contre l'abus de *La Croix* prétendant que la *Documentation catholique* publiait « le texte officiel et complet » du discours de Paul VI pour l'ouverture de la seconde session du Concile. Nous avons fait remarquer que cette contre-vérité était démentie par la *Documentation catholique* elle-même, où, l'on pouvait lire (c'est nous qui soulignons) :
« La traduction que nous publions a pour point de départ celle distribuée par le Bureau de presse du Concile. *Nous l'avons retouchée* en tenant compte du texte latin, etc. »
Il importe que les « gens sérieux » le sachent, et ne soient plus trompés par les inexactitudes et les contre-vérités que *La Croix* publie à ce sujet, chaque fois où elle le fait, si on la considère isolément, on peut supposer que c'est un simple lapsus, dû peut-être à ce penchant préférentiel et permanent pour l'inexactitude qui se remarque généralement dans les journaux d' « information », et que Mauriac, entre autres, a souligné à juste titre. Mais voilà des années que nous relevons cette inexactitude-là et que nous protestons contre elle. L'obstination que met *La Croix* à la maintenir et à la répéter ne peut donc plus relever de la seule distraction.
Nous avons dit plusieurs fois les inconvénients qui résultent de cette inexactitude : ils détournent les esprits de se reporter au texte original, voire de proposer une traduction meilleure, puisqu'il existe une traduction « officielle ».
189:80
Accessoirement, il s'agit d'une publicité mensongère, qui valorise indûment les traductions publiées par la Bonne Presse -- au détriment de celles que publient d'autres éditeurs -- en faisant croire que les traductions publiées par la Bonne Presse sont « officielles ».
La qualité très réelle des traductions de la *Documentation catholique* est tout autre : elle résulte d'un travail non « officiel », mais sérieux et honnête.
\*\*\*
**4. -- Quatrième observation.** -- Le journal *La Croix* prétend avoir donné « la preuve » de son « honnêteté » et de sa « bonne foi ». On ne voit nulle part aucune « preuve » d'aucune sorte dans l'article cité. Ce qui eût été probant, c'eût été d'en revenir au texte authentique, et de le publier. Le lecteur aurait jugé. Mais sans doute aurait-il jugé sévèrement -- non pas l'honnêteté et la bonne foi -- mais l'extrême désinvolture de *La Croix*. Désinvolture qui s'affiche en outre quand *La Croix* déclare en substance que le discours de Paul VI à Frascati n'entre pas dans la catégorie des « documents particulièrement importants » mais dans celle des « discours plus ou moins improvisés ». Une telle discrimination apparaît entièrement gratuite et arbitraire, et c'est invoquer une bien mauvaise excuse. Car même s'il était prouvé qu'il s'agit d'un discours peu important et improvisé, cela ne justifie pas le fait d'en avoir donné un compte rendu inexact.
\*\*\*
**En guise de conclusion**. -- En vérité, *La Croix* pourrait à juste titre s'excuser en disant :
-- Nous sommes comme tout le monde, nous pouvons commettre des erreurs ; nous en avons commis une, qui a été relevée à bon droit par *Nouvelles de Chrétienté*, par *Permanences* et par *Aspects de la France*. Nous n'aimons pas, nous autres de *La Croix*, ces publications, mais cela ne saurait nous empêcher de reconnaître qu'elles ont raison sur ce point. Et notre erreur, nous allons la rectifier.
Le jour où *La Croix* prendrait les choses sur ce ton, il y aurait un grand changement dans le climat du catholicisme français.
...En attendant ce jour, nous ne manquerons pas de faire savoir que de son propre aveu, *La Croix* ne donne pas, des documents Pontificaux, un texte auquel puissent de référer les « gens sérieux ». Mais nous ne manquerons pas non plus d'insister pour que, progressant sur ce point, l'unique quotidien catholique à notre disposition en France en vienne à nous donner des textes auxquels les « gens sérieux » pourront faire confiance.
Mais tout de même... tout de même... quelle conception du « journalisme »... La Bonne Presse édite la *Documentation catholique* pour « les gens sérieux » ; et *La Croix* pour... les autres !
190:80
## DOCUMENTS
### La nouvelle question sociale : celle que va créer la démocratisation de l'enseignement
Claude Harmel, dans les « Études sociales et syndicales » d'octobre 1963, a publié l'important article que voici :
Si l'on en juge par la presse, les propos des hommes politiques, ceux des représentants des parents d'élèves ainsi que par les résolutions adoptées dans les assises syndicales, la France entière réclame la « démocratisation de l'enseignement ». Elle réclame, unanime, que tous les garçons et toutes les filles soient confiés jusqu'à dix-huit ans aux bons soins de l'Université, soumis par elle à la même formation ou à des formations aussi voisines que possible, orientés par elle vers des professions convenant à leurs aptitudes, bientôt sans doute affectés sur ses indications et avec son concours à leur fonction sociale définitive.
Tel était depuis de longues années le rêve des théoriciens socialistes, un rêve qui paraît venir en assez droite ligne de l'engouement des « philosophes » du XVII^e^ siècle pour les institutions mandarinales de la Chine ancienne. Ce rêve revêtit la forme d'un projet au lendemain de l'autre guerre, dans un livre intitulé «* Éducation *». Son auteur, Ludovic Zoretti, un des pionniers du syndicalisme confédéré dans l'enseignement supérieur, fit adopter ses projets par la C.G.T. d'avant la tutelle communiste. A ce projet, dont ils n'ignoraient pas l'auteur et qu'ils remanièrent à peine, Langevin et Wallon laissèrent donner leur nom, et c'est à sa réalisation qu'on s'applique depuis des années avec une continuité, une énergie et une dépense dignes d'une meilleure cause.
Car la « démocratisation » de l'enseignement est une mauvaise cause.
Elle a pour elle désormais un préjugé idéologique presque universel, mais ce n'est pas la première fois que l'approbation universelle signifie la déraison universelle.
\*\*\*
191:80
Que ne pourrait-on dire sur les méfaits de l'entreprise ?
Qui ne voit, par exemple, que l'Université est impropre à dételer et à développer les qualités et les connaissances qu'il faut pour un très grand nombre de fonctions économiques et sociales. Ne parlons même pas des qualités ouvrières, paysannes ou commerçantes, dont on n'a aucune idée quand on a passé toute sa vie sous la tutelle de l'*Alma Mater*. Mais les aptitudes à la décision, au commandement, à l'autorité, à l'initiative, aux responsabilités matérielles, où voit-on qu'on les cultive, ou qu'on les repère et les sélectionne dans l'Université ? Notre enseignement est fait pour former des « clercs ». Il reconnaît et cultive principalement les qualités de l'intelligence, accessoirement certaines qualités du caractère. Une immense partie de l'homme lui échappe.
Certes, on s'efforce aujourd'hui d'élargir l'enseignement traditionnel. Voici longtemps qu'on lui a adjoint des écoles techniques et cette branche croît sans cesse, bien qu'elle porte -- c'est connu -- plus de feuilles que de fleurs et de fruits. De même, la formation traditionnellement donnée est sans cesse diversifiée, élargie, afin qu'elle convienne à tout le monde.
Hélas ! elle est surtout abaissée, ravalée. On a beau fabriquer à la grosse des pédagogues (leur nombre a doublé en dix ans), les classes sont pléthoriques. Tous les professeurs seraient-ils excellents et tous les élèves « doués » qu'un enseignement distribué dans ces conditions serait nécessairement médiocre. Or, à tous les niveaux de la scolarité et des études depuis l'école primaire jusqu'à l'enseignement supérieur, la qualité des maîtres a baissé. Dans une si large masse, ceux qui ont choisi par vocation ce qui fut « le beau métier » vont bientôt former le petit nombre, et combien des autres ne sont que des hommes et des femmes, des hommes surtout, qui n'ont pas pu faire autre chose.
La qualité des élèves, elle aussi, a baissé. Ceux qui sont « doués » sont toujours aussi nombreux, et sans doute plus parce que le système des bourses pratiqué autrefois laissait au dehors plus d'un fils de paysan, d'ouvrier, d'artisan ou d'employé qui aurait pu « faire des études ». Mais là quantité de ceux qui ne sont pas « doués » s'accroît sans cesse dans les lycées et collèges. Il y a toujours eu des « queues de classe », des élèves qui suivaient moins bien ou qui suivaient mal. Les classes d'aujourd'hui sont comme les reptiles monstrueux de l'ère secondaire dont la tête était minuscule et la queue immense, il n'y a plus (ou presque) que des queues de classes ! Comment, dans ces conditions ; l'enseignement pourrait-il conserver un niveau élevé ?
192:80
La démocratisation de l'enseignement se traduit inévitablement par un abaissement du niveau des études, et elle se traduira aussi, tôt ou tard, par un abaissement de la culture nationale.
\*\*\*
La « démocratisation » en cours soulève d'autres problèmes, d'un caractère plus urgent, plus dramatique. Elle arrache chaque année un nombre de plus en plus grand d'adolescents à leur milieu social, à la formation professionnelle traditionnelle. La foule des aspirants bacheliers croît sans cesse, et avec elle croît aussi la foule des garçons et des filles de dix-huit ans qui ont échoué à l'examen, la foule également des bacheliers dont seulement une partie pourra pénétrer dans l'enseignement supérieur, la foule enfin des étudiants dont beaucoup ne conduiront pas leurs études à leur terme, dont, parmi ceux qui seront licenciés ou diplômés, pas mal ne sauront pas vers où guider leurs pas, que faire de leurs diplômes.
Tous ces jeunes, pendant cinq on dix ans, quelquefois plus, vivront d'une vie artificielle, qui autrefois était gaie parce qu'elle était originale, qui tend à devenir génératrice de mécontentements sans nombre. Jadis, ils avaient le sentiment d'être d'une essence supérieure quand ils se comparaient aux garçons et aux filles du même âge déjà entrés dans la production. Ils sont trop nombreux aujourd'hui pour avoir le sentiment de constituer une élite et ils sentent plus fortement leur infériorité économique et sociale par rapport aux jeunes travailleurs qui, eux, gagnent leur vie (si médiocrement que ce soit), ne dépendent presque plus que d'eux-mêmes. Ils sont de plus en plus des déracinés sociaux. L'enseignement qu'ils reçoivent les détache du milieu familial (il faut infiniment de culture intellectuelle pour comprendre la valeur de la culture ouvrière ou de la culture paysanne). Les milieux estudiantins forment de moins en moins un corps social, de plus en plus une masse, où les individus se sentent isolés, où ils peuvent aller jusqu'à un sentiment de déréliction sociale s'ils vivent seuls, loin de leur famille, jusqu'aux maladies nerveuses et au suicide. Ils vivent dans l'insécurité de l'avenir. Que feront-ils demain avec leurs diplômes
Et que feront-ils s'ils ne les obtiennent pas ?
La démocratisation de l'enseignement est en train de nous créer une « question sociale » qui risque d'être aussi difficile à résoudre que celle qui était née au siècle dernier de la prolétarisation des travailleurs manuels. Il y a eu, de tout temps, des bacheliers manqués, des étudiants qui rataient leurs études. Mais, jadis ils n'étaient qu'un tout petit nombre et la Société les absorbait sans peine, au pire, ils ne posaient que des cas d'espèce. Aujourd'hui, on les compte par dizaines, bientôt par centaines de mille.
193:80
Comment leur assurera-t-on un emploi à la hauteur des ambitions éveillées en eux, conforme aux goûts et aux modes de vie qu'on leur a donnés ? Ceux qui, comme on dit, « retomberont » (ignoble expression) dans le travail manuel, ou iront grossir les rangs du prolétariat en faux-col, garderont presque tous le sentiment qu'ils sont victimes d'une injustice. D'autre part, ceux qui n'auront pas réussi à se faire une situation grâce à leurs études formeront bientôt, forment déjà, une masse telle qu'elle influe sur l'état d'esprit du reste de la masse estudiantine. Si, dans celle-ci, on voit se développer si rapidement par exemple une opinion favorable à la « fonctionnarisation de la médecine », c'est parce que la peur du lendemain, « l'insécurité de l'embauche », hantent l'esprit des étudiants comme elle hantait celui des prolétaires de jadis.
Ces phénomènes n'en sont encore qu'à leur début. Mais ils ne cesseront plus de croître et ils seront, n'en, doutons pas, générateurs de violences et de désordres. Les « monômes » de bacheliers, qui n'étaient jadis que des « chahuts » prennent peu à peu des allures très différentes. Qu'ils comportent quelque jour jusqu'à des violences homicides n'étonnerait personne, en tout cas personne de ceux qui se rendent compte que, pour des centaines de milliers de jeunes gens et de jeunes filles chaque année, la réussite ou l'échec signifie une certaine sécurité du sort ou l'incertitude, quelque chose comme la chute dans les ténèbres extérieures.
194:80
### LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES
*Première Assemblée générale*
Association déclarée selon la loi de 1901, Les Compagnons d'Itinéraires ont pour but statutaire, comme le savent nos lecteurs, d' « *étudier, de coordonner et mettre en œuvre toutes initiatives susceptibles de faciliter et d'étendre l'abonnement à la revue *», notamment et d'abord par l'*entraide à l'abonnement *: en établissant un système de bourses à la disposition des personnes empêchées de souscrire un abonnement au tarif normal.
Les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES ont tenu en 1963, sur convocation personnelle adressée à chaque adhérent, leur première Assemblée générale. Le P. Calmel et Jean Madiran assistaient à la réunion.
Le bilan de la première année de fonctionnement a permis d'enregistrer 151 adhésions. Quatre-vingts bourses d'abonnement à Itinéraires ont été attribuées. La trésorerie de l'Association a pu faire-face à la plupart des demandes qui lui ont été présentées.
L'Assemblée générale a pris acte de ces premiers résultats ; elle a réélu les membres du bureau et elle a délibéré sur l'orientation et les développements à donner aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES.
Le service des bourses d'abonnement restera la première fonction des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES.
195:80
En second lieu, les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES sont le moyen, pour les lecteurs et amis de la revue qui le désirent, d'entrer en contact les uns avec les autres.
Assez souvent la revue *Itinéraires* reçoit des lettres d'abonnés demandant communication des noms et adresses des autres abonnés de la même région ou de la même localité. Il n'est pas possible de répondre à ces demandes : car l'abonné donne son nom et son adresse pour recevoir la revue et pour nul autre usage. C'est pourquoi la revue ne communique jamais à des tiers, fussent-ils eux-mêmes abonnés, les noms des abonnés.
En revanche, ceux qui donnent leur adhésion aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES peuvent normalement être mis en relation avec les autres Compagnons de la même région. La première occasion de rencontre est la messe du *dernier vendredi du mois :* le dernier vendredi de chaque mois, les rédacteurs, les lecteurs, les amis d'Itinéraires vont à la messe dans leur paroisse, ou là où ils se trouvent, priant les uns pour les autres et aux intentions de l'œuvre de réforme intellectuelle et morale entreprise par la revue.
Déjà, dans plusieurs villes, les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, chaque dernier vendredi du mois, vont ensemble à la même messe. Il est extrêmement souhaitable que partout les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES aient leur messe commune du dernier vendredi du mois.
\*\*\*
En troisième lieu, le secrétariat des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES met des exemplaires gratuits de la revue à la disposition des Compagnons localement organisés en groupes de travail, d'études ou de propagande.
\*\*\*
196:80
Pour la région parisienne, l'Assemblée générale a examiné les deux difficultés principales qui limitent actuellement le développement de l'Association :
1. -- Le siège de l'Association est excentrique et ne comporte pas de lieu de réunion. Appel est adressé aux amis de la revue qui pourraient mettre à la disposition des Compagnons, par exemple une fois par semaine, un local permettant de tenir une permanence régulière.
2. -- Le secrétariat central des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES a besoin d'aide (dactylographie du courrier, expédition d'exemplaires de la revue, etc.). Appel adressé aux amis de la revue qui pourraient exemple une après-midi par semaine -- venir aider le secrétariat de l'Association.
\*\*\*
L'Assemblée générale s'est terminée par une messe célébrée par le P. Calmel aux intentions de tous les amis vivants et morts de la revue *Itinéraires.*
*Pour tout ce qui concerne* « *Les Compagnons d'Itinéraires* »*,* NE PAS *s'adresser à la revue, mais uniquement à l'adresse suivante :*
« Les Compagnons d'Itinéraires »
14, Cité Verte
Sucy-en-Brie (Seine-et-Oise)
C.C.P. Paris 9.241.14
TARIF DES COTISATIONS.
*10 F. pour les membres actifs ; 100 F. pour les membres donateurs ; 500 F. pour les membres fondateurs.*
197:80
POUR OBTENIR UNE BOURSE PARTIELLE OU TOTALE D'ABONNEMENT. -- *Ne rien envoyer à la revue* (*pas même un versement partiel*)*. Écrire aux* « *Compagnons d'Itinéraires* »*, 14, Cité Verte, Sucy-en-Brie, Seine-et-Oise, en exposant brièvement les motifs de la demande et en précisant s'il s'agit d'un réabonnement. Ne faire aucun versement avant d'avoir reçu une réponse. N'oubliez pas que si vous ne recevez aucune réponse, c'est probablement parce que votre nom et votre adresse n'étaient pas mentionnés dans votre lettre, ou n'étaient pas écrits assez lisiblement.*
RÉABONNEMENTS DES BOURSIERS. -- *Les bénéficiaires d'une bourse d'abonnement sont normalement prévenus par une circulaire de la revue de l'expiration de leur abonnement : ils peuvent* A CE MOMENT *adresser aux* « *Compagnons d'Itinéraires* » *une demande de renouvellement de bourse.*
SOUSCRIPTION SANS ADHÉSION. -- Les personnes qui, pour une raison quelconque, désirent ne pas « adhérer » à l'association, mais veulent participer à l'entraide à l'abonnement, peuvent naturellement envoyer leur souscription aux « Compagnons d'Itinéraires » en précisant sur le talon de versement : « Souscription sans adhésion ».
============== fin du numéro 80.
[^1]: -- (1). C'est ainsi qu'elle est appelée dans la table des matières (p. 412) du tome VII des *Actes de S.S. Pie XII, textes originaux et traduction française* (Bonne Presse éditeur).
[^2]: -- (1). Voir le texte intégral du message de juin 1956 et de la déclaration de septembre dans *Itinéraires*, numéro 7 de novembre 1956 (pp. 1 à 9).
[^3]: -- (2). Texte intégral dans *L'Osservatore romano* du 8 décembre 1963 dans *Nouvelles de Chrétienté* du 19 décembre 1963 ; dans la *Documentation catholique* du 6 janvier 1964 ; etc.
[^4]: -- (1). Plusieurs journaux catholiques, et notamment *La Croix* du 8 décembre, ont imprimé ici : « Car ce n'est qu'ainsi que vous *pourriez*... » Sévérité excessive, qui n'est pas dans le texte de Paul VI. Le texte de *L'Osservatore romano* dit : « vous pourrez »,
[^5]: -- (1). Article de Georges Suffert dans *L'Express* du 6 juin 1963, cité et commenté dans *Itinéraires,* numéro 77, pages 133-136.
[^6]: -- (1). Poirot-Delpech, *Le Monde* du 18 décembre 1963.
[^7]: -- (2). *Nouveau Candide* des 19-26 décembre 1963.
[^8]: -- (3). Déclaration de Rolf Hochhuth au *Monde* du 19 décembre 1963.
[^9]: -- (1). *Figaro* du 17 décembre 1963.
[^10]: -- (1). *Le Monde*, 18 décembre 1963.
[^11]: -- (1). Notamment le 27 décembre 1963.
[^12]: -- (1). Aux Nouvelles Éditions Latines, « Collection Itinéraires », 188 pages.
[^13]: -- L' « Oblativité ». -- En sexologie moderne, « oblativité » s'entend du pur don de soi par opposition à « auto-érotisme » ou jouissance égoïste et sensuelle de soi.
« Normalement » -- selon cette sexologie-là -- le « dynamisme sexo-instinctuel » du sujet humain « évolue » instinctivement de l'état infantile, caractérisé par un complet repli sur soi (« auto-érotisme » à l'état pur de l'enfant à la mamelle), à l'état adulte caractérisé par le don maximum de soi (« allo-érotisme » à l'état pur des époux réalisant l' « oblativité » suprême en se donnant physiquement l'un à l'autre pour transmettre la vie), à travers toute une série de crises de croissance dont chacune aboutit « normalement » à une « mutation » physique du « dynamisme sexo-instinctuel » dans le sens d'une socialisation progressive de l'instinct.
Portée comme à bout de bras par l'instinct sexuel, l' « oblativité » dépend étroitement de l'état « physique » du « dynamisme sexo-instinctuel ». Un sujet qui a mal fait ses crises et manqué une ou plusieurs « mutations » ne saurait donc mieux faire, dans l'incapacité « physique » où il se trouve de réaliser concrètement la parfaite « oblativité allo-érotique », que de se mettre en état de « tension oblative » vers cette perfection.
Toujours selon cette sexologie, dans le cas des sujets consacrés aux œuvres sociales ou à Dieu, une mutation originale, la « sublimation », vient élargir la visée « altruiste » du « dynamisme sexo-instinctuel » et opérer le transfert nécessaire de la communauté conjugale à la communauté sociale ou ecclésiale. \[figure en encadré dans l'original.\]
[^14]: -- (1). N° 988, Presses Universitaires de France, Paris.
[^15]: -- (2). 2 rue des Colonnes, Paris.
[^16]: -- (1). 12 rue Sala, Lyon, numéros 5 (1962) et 2 (1963).
[^17]: -- (1). *Elle*, numéro 931 du 25 octobre 1963, p. 147.
[^18]: -- (1). Voyez l'excellent ouvrage : *Thèmes et textes mystiques, recherche de critères en mystique comparée* par Louis Gardet, édit. Alsatia, Paris.
[^19]: -- (2). Hanna Zakarias : *De Moïse à Mohammed,* tome III : *Édification de l'Islam arabe*, éditions du Scorpion, 1, rue Lobineau, Paris VI^e^.
[^20]: -- (1). Spicq, o.p. *Freibürger Zeitschrift für philosophie und theologie*, 1961, n° 8, page 194.
[^21]: -- (2). Voir H.Z. le chapitre 1^er^ du livre VI sur *Abraham et le Hanifisme*.
[^22]: -- (1). Sur ce point voir dans H.Z. tome III, page 14, la réponse de l'abbé Bertuel au Père Jomier, o.p. et à son article des *Études* de janvier 1961. -- En réponse au même article, voir encore les pages 300, et surtout 164 au sujet des fameux *rûh* et *rasûl*. -- Voir enfin page 62, la réponse à l'article hautement fantaisiste du Père Caspar dans les *Informations catholiques internationales* du 15 mars 1961.
[^23]: -- (1). Éditions Saint-Augustin à Saint-Maurice (Suisse).
[^24]: -- (2). Ces derniers chez Desclée de Brouwer à Paris.
[^25]: -- (3). Fayard.
[^26]: -- (1). Éditions du Cerf à Paris.
[^27]: -- (2). Ces derniers également chez Desclée.
[^28]: -- (1). Teilhard. de Chardin, *Comment je crois.*
[^29]: -- (2). Teilhard de Chardin, *Genèse d'une Pensée* (Grasset éditeur à Paris), page 154.
[^30]: -- (1). « *Sicut arbor florens floribus* » S. Thomas, I, qu. 37, a. 2. \[manque l'appel de note dans l'original\]
[^31]: -- (1). Denz., N° 1173.
[^32]: -- (1). II-II, qu. I ; a. 7.
[^33]: -- (2). II-II, qu. 2, a. 7, ad. 3.
[^34]: -- (1). II-II, qu. 1, a. 8.
[^35]: -- (2). I, qu. 111, a. I ad. 1 ; II-II qu. 2, a. 7, ad. 1.
[^36]: -- (1). Jacques Maritain, « La dialectique immanente du premier acte de liberté », dans *Raison et raisons*, Paris, P.U.F. 1947, pp. 131 et suiv.
[^37]: -- (2). Jacques Maritain, loc. cit.
[^38]: -- (1). Jacques Maritain, « La dialectique immanente du premier acte de liberté », *op. cit.*, pp. 130 et 146.
[^39]: -- (1). Sur cette question, on peut voir le P.S. de mon article sur *Marie Nouvelle Ève* dans *Itinéraires* de novembre 1963.
[^40]: -- (2). Voir le texte de cette « interprétation récente » page 81 et 82 du livre recensé.
[^41]: -- (3). Dans *L'Hymne de l'Univers*, publié aux éditions du Seuil, à Paris.
[^42]: -- (1). Sur la nature authentique du bien et du mal on peut voir avant tout le livre de Journet sur le Mal (Desclée de B., à Paris) ; je mentionnerais aussi le chapitre IX de mon livre *Sur nos routes d'exil : les béatitudes*. A ce propos, que le lecteur me permette de lui signaler une coquille page 64, ligne sixième, lire *procurer* au lien de *prouver*.
[^43]: -- (2). Au sujet des I.C.I. du 1^er^ décembre 1962, Mgr Journet remarque nettement mais sans élever la voix, que leur dossier : *Comment dire la vérité* « est regrettable de désinvolture » (p. 104 du livre de Journet). Pourquoi cette désinvolture ? Parce qu'on veut se faire accepter à tout prix par le monde moderne.
[^44]: -- (3). C'est le vœu du P. Teilhard, page 349 de *L'Avenir de l'homme* (édit. du Seuil à Paris).
[^45]: -- (1). C'était dans le vieux Testament que la doctrine procédait par voie de nouvelles révélations ; depuis le Christ il n'est de progrès de la doctrine que par *simple désenveloppement* (Journet chap. IV). Sur la différence de la Révélation divine dans l'ancienne et la nouvelle loi, on peut relire le célèbre chapitre de la *Montée du Carmel* de saint Jean de la Croix, livre II, chap. 22.
[^46]: -- (2). J'ai montré ailleurs que le beau livre du P. Régamey, o.p. : *Les plus beaux textes sur la Vierge Marie* permet de saisir, à travers de nombreux extraits fort bien présentés, le développement du dogme marial.
[^47]: -- (1). Commonitorium XXIII, 1-3.
[^48]: -- (2). *Ibid.*, XXII, 5-7.
[^49]: -- (3). « L'expression *philosophie céleste* ne semble s'établir que vers la fin du IV^e^ siècle ; elle est fréquente chez Jean Chrysostome qui oppose l'état d'esprit des vrais chrétiens, orientés vers le ciel, à celui des hommes encore attirés par le monde. » Michel Meslin, *Saint Vincent de Lérins*, édit, Soleil Levant, Namur, 1959, p. 105.
[^50]: -- (1). *Commonitorium*, XXIII, 13.
[^51]: -- (2). II-II, qu. 1 a. 10, ad. 1.
[^52]: -- (3). *Ibid*., ad. 2.
[^53]: -- (4). Session III, chap. 4, Denz. N° 1800.
[^54]: -- (5). Denz., N° 1818.
[^55]: -- (1). Voir Journet, pages 51 et 52, ses réflexions sur le vrai « ressourcement ».
[^56]: -- (1). Article recensé et analysé dans *Itinéraires*, numéro, 61 de mars 1962, pp. 174 et suiv.
[^57]: -- (1). Un disque trente-trois tours dans la série -- « Hommes et faits du XX^e^ siècle ». Productions S.E.R.P., HF06A et HF06B. (S.E.R.P., 6, rue de Beaune, Paris (7^e^). Le livre intitulé *Poèmes de Fresnes* est en vente aux Éditions des Sept Couleurs, 51, rue de la Harpe, Paris-V^e^.
[^58]: -- (1). J. M. G. Le Clézio. Le Procès-verbal (Gallimard).
[^59]: **\*** -- ici : *d'abord* et *ensuite*.
[^60]: -- (1). Nous reproduisons les textes tels qu'ils ont paru dans *Permanences*.