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### Congrès international 1^er^ 2 et 3 mai 1964
L' « Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien » tiendra son Congrès les 1^er^, 2 et 3 mai 1964 à Sion (Valais), Suisse.
Le Congrès a pour thème d'étude : le totalitarisme moderne.
Les membres de l'Association « Les Compagnons d'Itinéraires » et les abonnés de la revue sont invités à participer au Congrès.
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La revue ITINÉRAIRES a décidé d'apporter sa participation au Congrès de l' « Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien ».
DANS NOTRE PROCHAIN NUMÉRO : le programme des travaux du Congrès et les AVIS PRATIQUES relatifs aux INSCRIPTIONS INDIVIDUELLES et aux diverses dispositions matérielles.
Les inscriptions individuelles pour le Congrès devant parvenir à l'Office international de préférence avant le 15 avril, nos abonnés de l'étranger qui sont géographiquement les plus éloignés risquent de ne pas recevoir en temps utile notre prochain numéro. Nous leur recommandons d'écrire immédiatement, pour présenter leur demande d'inscription (en mentionnant leur qualité d'abonnés de la revue ITINÉRAIRES) à la DÉLÉGATION GÉNÉRALE de l' « Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien », Case postale 22, Sion 2, Suisse.
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En quelque sorte en prélude à son Congrès, l' « Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien » a fait imprimer sur les presses de la Typographie polyglotte vaticane une traduction française de l'ouvrage du CARDINAL OTTAVIANI : « L'Église et la Cité ».
En France on peut commander cet ouvrage, pour 15 F franco, à l' « Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien » 146, boulevard de Saint-Cloud, Garches (Seine-et-Oise), C.C.P. Paris 20.164.27.
Ce livre de 300 pages, qui s'ouvre par une lettre du Cardinal Ottaviani à Jean Ousset, est le recueil des écrits et discours récents du Cardinal pour la défense de la foi et de la civilisation chrétienne.
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## ÉDITORIAUX
### Le cancer américain
Nous n'allons pas nier les droits des États-Unis sur le canal de Panama, ni les raisons morales, politiques et stratégiques qu'ils ont de le conserver. Ces raisons sont identiques à celles de la France et de l'Angleterre à Suez. Mais à Suez, l'Amérique a fait lâcher prise à la France et à l'Angleterre, au profit du « socialisme arabe ».
Nous n'allons pas prétendre qu'il faille assassiner Castro : l'assassinat, même politique, demeure un assassinat. Mais nous remarquons que l'Amérique a choisi de faire à Diem ce qu'elle n'a pas voulu faire à Castro.
Nous connaissons toutes les raisons de défendre Berlin contre le totalitarisme soviétique : mais nous doutons que ces raisons conservent un grand pouvoir sur ceux à qui l'Amérique a imposé d'abandonner Alger au « socialisme arabe » et à son racisme totalitaire.
Nous sommes persuadés, par tout un ensemble de faits et de raisons, que le capitalisme, plein de tares et d'injustices, est néanmoins susceptible de progrès, et qu'il demeure économiquement, socialement, moralement très supérieur au socialisme totalitaire. Mais nous devons constater que partout dans le monde, de la Yougoslavie au Brésil et du Caire à l' « ouverture à gauche » italienne, la « construction du socialisme » est financée par le capitalisme américain ; sans le capitalisme américain, cette « construction du socialisme » ne pourrait pas même exister.
Nous croyons à la nécessité de l'alliance atlantique. Mais, depuis 1945, l'action américaine dans le monde a davantage fait reculer la présence et l'influence européennes qu'elle n'a contenu l'avance du communisme.
Tel est le cancer américain qui ronge le monde. C'est de ce cancer qu'il faut guérir.
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Les États-Unis ont eu raison de s'opposer à la reconnaissance de la Chine communiste. Mais les États-Unis avaient imposé la reconnaissance de la domination soviétique sur la moitié de l'Europe.
Les États-Unis ont mille justes raisons de vouloir interdire l'entrée de l'O.N.U. à la Chine communiste. Mais les États-Unis ont imposé à l'O.N.U., comme soi-disant États indépendants, l'Ukraine et la Biélorussie, et les gauleiters soviétiques de l'Europe colonisée, avec voix délibérative pour dire le droit international.
Les États-Unis se sont gravement trompés sur l'Europe et ils se sont gravement trompés sur le communisme. Ils ont fait eux-mêmes l'abaissement de l'Europe et ils ont fait eux-mêmes la montée du communisme. Qu'ils soient seuls en position et en mesure de réparer leur erreurs, tandis que nous n'y pouvons presque rien, est une évidence matériellement constatable : mais ce n'est point une raison de partager leurs erreurs, de les y encourager ou de nous les laisser imposer.
Ennemis du totalitarisme sous toutes ses formes, les États-Unis se sont trompés sur le totalitarisme, ils se sont acharnés sur le cadavre du nazisme et du fascisme, ils ont composé avec le totalitarisme montant du despotisme socialiste, dont la forme la plus sauvage est celle du « socialisme arabe ». Vigilants et au besoin féroces contre le totalitarisme d'hier et ses formes en voie de disparition, les États-Unis restent distraits, ou complices, ou en tous cas inefficaces devant le totalitarisme d'aujourd'hui et ses formes envahissantes.
Il ne faut pas affaiblir les États-Unis qui sont seuls en mesure de défendre matériellement la civilisation. Mais il ne faut pas non plus renforcer tout ce que l'aberration américaine ourdit et met en œuvre contre la civilisation chrétienne.
Politiquement et moralement, les États-Unis ont favorisé -- ou imposé -- partout une attitude d' « ouverture au monde contemporain ».
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Ils ont contribué à faire de cette « ouverture au monde « une « ouverture à gauche ».
Ils ont appuyé et financé cette « ouverture à gauche » dans le sens d'une « ouverture au socialisme ».
Ils n'ont su éviter nulle part que cette « ouverture au socialisme » ne devînt une ouverture à un seul socialisme totalitaire, celui que « construit » le communisme.
C'est un échec général et constant, déterminé par une erreur spirituelle.
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Cette erreur spirituelle est l'erreur de la civilisation de masse.
Il y a deux civilisations de masse :
-- celle qui éduque et élève les masses jusqu'à la civilisation, et c'est le contraire de tous les totalitarismes ;
-- celle qui abaisse la civilisation jusqu'au niveau des masses, et c'est toujours la voie totalitaire...
Tout le spirituel aujourd'hui se trouve associé, engagé et compromis dans cette fausse civilisation de masse.
Tout le spirituel se trouve méthodiquement abaissé au niveau des masses, dans une intention philanthropique, démocratique au même apostolique.
C'est l'autre aspect du cancer américain sur le monde.
Tant que, par une fausse civilisation de masse, par une fausse démocratie de masse, par un faux apostolat de masse, le spirituel sera ainsi associé au totalitaire, on verra le totalitarisme grandir, le spirituel se dégrader.
Il faut dissocier le spirituel du totalitaire.
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### Une dégradation continue
Les déclarations faites par M. Félix Lacambre, secrétaire général de l'Action catholique ouvrière (A.C.O.) devant le Centre de coordination des communications du Concile, en octobre 1963, doivent donc être tenues pour authentiques et véridiques en la forme où elles ont été publiées. Elles ont été reproduites notamment par *Le Monde* du 23 octobre et citées par *Itinéraires* du mois de décembre. Elles n'ont fait l'objet d'aucune rectification, d'aucun démenti, d'aucune protestation.
Le passage le plus frappant de ces déclarations était celui-ci :
« *En France nous avons la chance inouïe de travailler habituellement avec les évêques. Et c'est un peu grâce à cela que lorsqu'en 1949 un décret du Saint-Office interdit de collaborer avec les communistes, le texte fut interprété dans son sens le plus restrictif, c'est-à-dire la seule appartenance au Parti.* »
Plus de quatre mois après ces déclarations, on attend, encore les éclaircissements, les explications et les mises au point quelles appelaient.
Tout le monde se pose (et nous avons posé en décembre 1963) les questions suivantes, qui n'ont encore reçu aucune espèce de réponse.
1. -- M. Félix Lacambre parlait-il au nom de l'Action catholique française, ès qualités, et en tant que mandaté ?
2. -- Les déclarations de M. Lacambre sont-elles conformes à la vérité historique en ce qui concerne l' « interprétation » faite, selon lui, par les ou des évêques français ?
3. -- L'Action catholique en général, ou l'A.C.O. en particulier, ont-elles effectivement, depuis 1949, et au nom de leur « mandat », enseigné aux catholiques qu'à la seule exception de l' « appartenance au Parti », la « collaboration avec les communistes » est parfaitement admise par les évêques français et peut (ou doit) être normalement et habituellement pratiquée ?
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La réponse à la première et à la troisième, question ne dépend pas de nous.
A la seconde, nous pouvons apporter quelques éléments de réponse.
Le décret du Saint-Office fut publiquement « interprété » en France par une « Lettre des Cardinaux français » datée du 8 septembre 1949.
Du point de vue canonique, cette Lettre des Cardinaux ne constitue pas en elle-même un acte de juridiction ayant pouvoir de déterminer l'attitude des évêques français. Mais, d'une part, elle est le document le plus solennel par lequel des évêques français aient, proposé une « interprétation » du décret du Saint-Office ; d'autre part, elle fut reproduite -- adhésion au moins implicite -- par beaucoup de *Semaines religieuses* (et peut-être par toutes).
Or ce document ne contenait absolument pas l' « interprétation restrictive » que présente maintenant M. Lacambre. Si l'on y cherche à toute force quelque chose de « restrictif », on remarquera sans doute l'insistance mise à écarter toute idée de « croisade » et à ne pas entrer dans le « conflit qui met aux prises puissances communistes et puissances anti-communistes » ; à écarter l'idée que la condamnation du communisme puisse signifier « une approbation donnée à la doctrine opposée » ou une volonté de prendre parti « pour le régime capitaliste ». Selon la lettre, il y a « dans la notion même du capitalisme », « c'est-à-dire la valeur absolue qu'il confère à la propriété sans référence au bien commun et à la dignité du travail », « un matérialisme rejeté par l'enseignement chrétien ». Anathème est lancé aux « catholiques que leur égoïsme de classe ou leur attachement aux richesses de la terre entraîne à se refuser à toute transformation des structures sociales ».
M. Lacambre peut appeler cela, s'il y tient, une « interprétation restrictive ».
Mais cette « restriction » ne va nullement à démontrer ou insinuer que la seule collaboration interdite soit « l'appartenance au Parti ».
Au contraire, la Lettre des Cardinaux exposait très clairement que l'interdiction de collaborer avec le communisme va beaucoup plus loin (c'est nous qui soulignons) :
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« *Le Saint-Office, dans sa décision, met en garde expressément les catholiques contre la propagande du Parti communiste. Non seulement il leur interdit de participer à la rédaction et à la diffusion des publications et journaux qui* FAVORISENT LA DOCTRINE OU L'ACTION *du Parti communiste, mais même de s'adonner à leur lecture. Nous croyons utile d'insister sur le bien-fondé de cette défense générale, que rendent nécessaire les procédés captieux dont usent les organes du Parti communiste pour attirer à eux la masse des catholiques* (*...*)*.*
« *A plus forte raison, nous espérons qu'il ne se trouvera pas un catholique pour se prétendre fils obéissant de l'Église tout en prêtant sa collaboration aux MULTIPLES publications et MANIFESTATIONS de la propagande communiste...* »
Un peu plus haut, la même Lettre des Cardinaux avait précisé :
« *Malheureusement l'on rencontre chez nous des catholiques qui sont inscrits à* L'UNE OU L'AUTRE *des organisations du Parti communiste français* OU TOUT AU MOINS *lui prêtent leur appui. Ils se défendent avec sincérité d'avoir renié quoi que ce soit de leur fidélité à la foi catholique ; mais, tout en repoussant l'accusation d'avoir adhéré, dans le communisme, à son matérialisme et à son anti-christianisme, ils revendiquent le droit de faire leur l'*EXPLICATION ÉCONOMIOUE ET SOCIALE *qu'il donne de l'histoire et, ce faisant, ils lui apportent un* SOUTIEN *qui souvent n'est pas négligeable. Aussi ces catholiques sont-ils atteints par le décret du Saint-Office, et ils s'exposeront à se voir écartés des sacrements dans la mesure où ils persévéreront sciemment et librement dans leur attitude présente.* »
Quand en regard du texte de cette Lettre des Cardinaux, on place l'affirmation de M. Lacambre, selon laquelle le décret du Saint-Office -- grâce à « la chance inouïe de travailler habituellement avec les évêques » -- fut « interprété dans son sens le plus restrictif, c'est-à-dire la seule appartenance au Parti », on ne comprend plus.
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Après plus de quatre mois, aucune espèce de mise au point n'est venue ni de M. Lacambre ni des évêques qu'il a mis en cause.
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On laisse donc s'accréditer l'idée que, contrairement à la Lettre des Cardinaux, les évêques français, ou des évêques français ont « interprété » l'interdiction de collaborer avec le communisme « dans son sens le plus restrictif, c'est-à-dire la seule appartenance au Parti ».
M. Félix Lacambre est en la matière mieux informé que personne, puisqu'il « travaille habituellement avec les évêques » et qu'il est « mandaté » par eux. M. Lacambre paraît comme un témoin digne de foi.
L'hypothèse qui vient en conséquence à l'esprit est que M. Lacambre se réfère à des consignes orales des évêques, verbalement données à l'Action catholique, et contraires à l'enseignement des documents écrits et publics. Mais une hypothèse aussi extrême serait inouïe et insupportable.
Alors, quelle explication ?
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La manière la plus commode de consulter la Lettre des Cardinaux sur le décret du Saint-Office était de se reporter à la brochure : *L'Encyclique* «* Divini Redemptoris *» *commentée par l'Action populaire*, Éditions Spes : la Lettre y figurait en annexe dans l'édition de 1951 (30^e^ mille).
Impossible désormais : cette brochure de l'Action populaire a été subrepticement retirée de la vente.
Non seulement retirée de la vente : mais SUPPRIMÉE DE LA LISTE des « Encycliques commentées par l'Action populaire ». Il y a toujours sur la liste *Quadragesimo anno* et *Rerum novarum*, il n'y a plus *Divini Redemptoris*. A cause de l'Encyclique elle-même ? A cause du commentaire de l'Action populaire ? *Ou à cause de la lettre des Cardinaux reproduite en annexe ?* On ne sait.
Les questions touchant au communisme comportent, et de plus en plus, anomalies et mystères.
Il y a eu dans le catholicisme français un glissement continuel tendant à donner des « interprétations » de plus en plus « restrictives », -- restrictives non pas de la collaboration avec le communisme mais restrictives de la liberté civique des catholiques de résister activement, socialement et politiquement au communisme.
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Si l'on veut saisir ce glissement au niveau le moins vulgaire, on peut se reporter à un ouvrage très sérieux sur le communisme, paru aux Éditions Fleurus en 1960, écrit par deux prêtres ; l'un des deux était à la même époque nommé Vicaire général. A côté de choses excellentes, on trouvait dans ce livre l'affirmation téméraire, ou plutôt contraire à la vérité, que dans l'Encyclique *Divini Redemptoris* le Pape Pie XI *a reconnu qu'il y a parfois dans le communisme des objectifs parfaitement légitimes*. Qu'il y ait dans le communisme des « objectifs parfaitement légitimes », c'est une thèse assez répandue parmi les théologiens, et c'est probablement l'avis de plusieurs évêques (occidentaux). Mais ce n'était pas l'avis de Pie XI, qui ne l'a aucunement « reconnu », et qui a même très fortement affirmé le contraire. Pie XI a exposé qu'IL FAUT SE MÉFIER DU COMMUNISME SURTOUT QUAND IL PROPOSE DES OBJECTIFS LÉGITIMES, CAR C'EST ALORS UNE FEINTE DE SA PART (*Divini Redemptoris*, § 55). Le livre des deux prêtres assurait au contraire que l'on peut, *en raison des objectifs légitimes du communisme* (sic), admettre une collaboration partielle *avec le Parti communiste* et conclure avec lui des *cartels d'action fructueux*. Ces contre-vérités manifestes passèrent sans encombre, malgré la contestation (trop) discrète parue dans la seule revue *Itinéraires*. Du moins ce livre spécifiait-il encore qu'une telle collaboration ne devait pas être « habituelle ».
Nous n'en sommes plus là. On peut aujourd'hui collaborer « habituellement » avec le communisme. Sans soulever aucune protestation ou rectification qualifiée, le secrétaire général de l'A.C.O. déclare que depuis 1949 les évêques français avec lesquels il « travaille » interprètent l'interdiction de collaborer « dans le sens le plus restrictif, c'est-à-dire la seule appartenance au Parti ». Si c'est la seule appartenance au Parti qui est interdite, on peut faire tout le reste : adhérer aux organisations annexes, participer aux manifestations, voter pour les candidats et enfin collaborer habituellement -- sans adhérer -- avec le Parti lui-même.
Voilà les énormités que le catholicisme français, dans l'état où il se trouve maintenant, est capable d'avaler sans réaction de personne.
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Pour notre part, nous ne croyons pas beaucoup à la vertu des seules *interdictions*. Elles sont à nos yeux, comme disait Péguy, l'équivalent ou l'analogue des poteaux indicateurs au bord des chemins. Elles renseignent ou plus souvent elles confirment ceux qui suivent la route. Elles précisent les choses, mais pour ceux qui en avaient déjà quelque idée, et qui déjà cheminaient. Ceux qui ne veulent pas suivre la route, elles ne suffiront pas à leur donner le désir d'avancer dans la direction indiquée.
Mais enfin ces interdictions existent, et la manière dont on les falsifie, par voie d' « interprétation », est au moins un test.
Une frange catholique, très réduite numériquement, mais très importante par sa prépotence de fait dans la presse confessionnelle et dans les organisations mandatées, est tentée en permanence par la collaboration avec le communisme. Les interdictions ne la retiennent pas, ou ne la retiennent pas vraiment, ou ne la retiennent qu'un temps. Les interdictions ne la retiennent que par discipline : c'est de toutes façons un pis-aller ; c'est à la longue un pis-aller inefficace ; le cœur n'y est pas.
L'essentiel serait de se demander pourquoi un certain type d'éducation, une certaine méthode de formation des militants, une certaine sélection des dirigeants, une certaine structure des organisations, donnent si souvent la prééminence à ceux qui regardent toujours du côté du communisme, à ceux qu'il faut toujours « retenir » sur cette pente. On les retient plus ou moins. Mais toute « interdiction » peut être tournée ; toute « interdiction » peut toujours d'une manière ou d'une autre être « interprétée dans son sens le plus restrictif », c'est-à-dire en l'occurrence le moins exigeant.
Ce n'est certes pas à coups d'interdictions que l'on modifiera une telle situation. La manière dont on « interprète » les interdictions les plus solennelles de l'Église est simplement le symptôme très clair d'une dégradation continue : et cette dégradation, on s'obstine à en méconnaître la nature et même à en nier l'existence. Elle se prolongera donc, et s'approfondira, multipliant les catastrophes spirituelles et les catastrophes civiques, jusqu'au moment où l'on décidera enfin d'entreprendre une révision, déchirante sans doute, mais nécessaire, et radicale, des méthodes et des structures en vigueur dans certains mouvements catholiques.
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### Pour parler net
Ces Dominicains étaient persécutés. Ils le disent aujourd'hui, ou le font dire. Le P. Congar est publiquement réhabilité ; l'abbé Laurentin dans le *Figaro* et même une voix épiscopale reproduite dans *La Croix* nous ont tracé le triomphal tableau de la revanche actuelle. Le P. Chenu, qui a été à la peine comme le P. Congar, est maintenant, comme lui, à l'honneur. Plus discrètement le P. Boisselot, animateur des Éditions du Cerf et de la presse qui en dépend, a goûté la consolation d'une audience du Saint-Père à l'automne 1963. Aux Éditions du Cerf l'événement a été commenté en ces termes : «* C'est la première fois depuis 1936 que nous recevons une parole aimable du Pape. *» Depuis 1936, c'est-à-dire en somme depuis l'aventure de *Sept*, depuis plus d'un quart de siècle, cette équipe de religieux dominicains n'avait reçu aucune parole aimable du Pape. Que ç'ait été de leur faute ne change rien au poids d'une telle situation, qui peut-être explique tant d'amertumes de leur part, tant de démesures polémiques dans leurs libelles de combat, une aussi horrible tension qui ressemblait à de la haine pour leurs frères catholiques, pour leurs frères dominicains... Qu'ils soient maintenant consolés, et détendus, et enfin magnanimes : ils n'avaient pas su l'être dans la tristesse et l'affliction, qu'ils le deviennent dans la joie et la paix retrouvées.
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-- Le Pape Paul VI, se demandent plusieurs, va-t-il être comme Léon XIII : d'une part un enseignement et un exemple admirables, et d'autre part, dans son gouvernement, parfois ou souvent, un soutien accordé à des hommes d'Église qui sont parmi les moins propres à comprendre et à mettre en œuvre sa pensée ?
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Cela n'est pas démontré. De toutes façons l'important, pour le moment, est ailleurs : il y avait à Paris une équipe de religieux qui, depuis plus d'un quart de siècle, et sous trois Pontifes successifs, attendaient du Pape une parole aimable, et s'aigrissaient de ne jamais l'entendre. Il fallait panser cette blessure. Puisse le Pape Paul VI y être parvenu.
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Les rigueurs publiques ou cachées du gouvernement de l'Église font peut-être partie elles-mêmes du mystère de l'Église. La répression ecclésiastique, contre l'Action française, dans les années qui suivirent l'année 1926, nous ne l'avons pas personnellement connue, mais d'après ce qu'on raconte, elle fut atroce. Daniel-Rops nous dit, avec une désinvolture dont la légèreté fait mal au cœur, que c'était une sorte de malentendu : «* Certains Ordinaires mirent à mener la répression une énergie d'autant plus grande qu'ils n'avaient pas été tous prompts à entrer dans la lice ; leur sévérité étonna les milieux romains eux-mêmes, lesquels trouvaient tout naturel que le roi d'Italie, excommunié, fit ses Pâques et eût son aumônier. *» ([^1]) Peut-être va-t-on maintenant nous expliquer peu à peu que, dans les années qui suivirent 1936, les Pères Chenu, Congar et Boisselot ont subi -- encore que d'une manière beaucoup moins violente -- une répression, et un malentendu dans la répression, analogues à ceux qu'avait subis l'Action française selon Daniel-Rops. Si la réalité des choses est bien celle que Daniel-Rops expose, nous émettons le vœu que personne jamais dans l'Église ne soit frappé de cette manière-là ; et que tous ceux qui, fût-ce à tort, se sont sentis victimes d'une persécution, soient consolés par les successeurs de Pierre ; par les successeurs des apôtres ; et surtout par la communion des saints.
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Sans aucunement contester la légitimité de la discipline ecclésiastique, nous n'appelons ni nous n'aimons les mesures d'autorité qui frappent ceux qui se veulent nos adversaires. Elles nous frappent aussi. Elles les atteignent d'une manière, elles nous atteignent d'une autre.
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Si nous avions été capables de faire reculer leurs doctrines par raison démonstrative, ou par la contagion de doctrines meilleures, l'autorité ecclésiastique n'aurait eu nul besoin d'intervenir contre eux. En intervenant, l'autorité prend acte à la fois de leur nocivité intellectuelle et de notre carence pratique.
Vous direz que ce n'est pas si simple et qu'interfèrent des questions de prépotence temporelle et de moyens matériels. C'est entendu. Les Pères dominicains (ou jésuites) qui se plaignent aujourd'hui d'avoir été sous Pie XI et sous Pie XII frappés par l'autorité romaine ne le furent pourtant pas au point de perdre leur prépotence à l'intérieur du catholicisme français, de ses structures, de ses mouvements, de sa presse. L'abbé Laurentin nous a raconté dans le *Figaro* que le P. Congar, que le P. de Lubac ne purent rééditer tel ou tel de leurs ouvrages -- : du moins ils avaient pu l'éditer, avec *nihil obstat* et *imprimatur*, et ils avaient conservé par eux-mêmes, ou par leurs amis, le pouvoir de faire refuser l'*imprimatur* à des ouvrages de sens contraire, ainsi condamnés à l'inexistence totale. Le P. Congar, le P. de Lubac et leurs amis, même frappés par l'autorité romaine, avaient conservé la vedette et tous les honneurs dans la presse catholique, y compris *La France catholique* et *L'Homme nouveau*, dans les séminaires, dans les congrès. Les mesures prises contre eux leur furent douloureuses, mais elles furent aussi entièrement inefficaces. Pour cette raison, les plaintes rétrospectives qu'ils font entendre apparaissent objectivement très exagérées. Mais la souffrance est subjective : nous nous réjouissons de tout ce qui peut être fait pour apaiser cette souffrance.
Leur souffrance apaisée, ils vont retrouver la liberté de l'esprit et du cœur, et apercevoir, et apaiser, et consoler la souffrance de leurs frères en religion, persécutés par leurs disciples et partisans, par leur clan. Car tandis qu'ils étaient frappés par les mesures romaines dont ils laissent aujourd'hui publier la nomenclature indignée, leur clan frappait et persécutait leurs confrères, par le truchement des autorités ecclésiastiques locales, régulières ou séculières.
Si le Pape Paul VI leur a donné la paix, c'est sans doute pour eux-mêmes ; c'est aussi pour qu'à leur tour ils la donnent aux autres, et d'abord à leurs propres victimes.
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De notre côté nous adhérons d'avance à tous les apaisements, à toutes les réconciliations que le Pape Paul VI s'efforce d'instaurer entre catholiques. Nous sommes à cet égard gens simples et commodes : nous n'avons aucune revendication, aucune réclamation, nous ne demandons rien. Depuis huit années -- huit années ce mois-ci -- qu'existe et que travaille la revue *Itinéraires*, les hommes d'Église frappés par la répression romaine ont sans interruption conservé assez de prépotence à l'intérieur du catholicisme français pour nous traiter et nous faire traiter comme on ne traite pas des chiens. Dans les premières années de la revue, nous leur avons proposé à tous, globalement et individuellement, d'essayer au moins d'aller à la messe ensemble : c'était notre seule proposition, notre seule demande, ils l'ont rejetée avec ricanements, colère ou mépris. Nous n'avons pas compris ce qui a pu se passer à cet égard dans leur tête et dans leur cœur. Sans doute était-ce leur grande souffrance, dont ils nous entretiennent ou nous font entretenir aujourd'hui, qui les aveuglait. Normalement, c'est eux maintenant, ou demain, qui vont venir à nous, la main tendue. Qu'ils viennent donc quand ils voudront. Cela leur est d'autant plus facile que nous n'y mettons nous, aucune condition.
Simplement, aujourd'hui comme hier et demain comme aujourd'hui, nous ne pouvons pas être de leur avis, et nous ne saurions dire comme eux. Mais il n'y a rien là qui puisse effaroucher les champions du pluralisme théologique et de la liberté d'option temporelle.
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Nous ne pouvons pas être de leur avis et nous ne pouvons pas dire, comme eux en ce qui concerne Simone de Beauvoir, dont la presse parisienne directement ou indirectement d'obédience dominicaine vient une fois de plus de faire l'éloge, recommandant son dernier livre, athéisme mis à part, et voyant toujours en elle « la femme forte sans l'Évangile ». Simone de Beauvoir ne cache point où elle place son espérance, elle dit de l'U.R.S.S. : « Sa cause, ses chances sont les nôtres ».
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On pense à Bernanos qui prophétisait il y a trente ou quarante ans : « *Une nouvelle invasion moderniste commence. Nos fils verront le gros des troupes de l'Église du côté des forces de mort. Je serai fusillé par des prêtres bolchéviks.* » Bernanos n'a pas été fusillé et ces prêtres ne sont pas bolchéviks. Mais ils pensent sur le temporel comme Simone de Beauvoir. Nous ne pouvons penser comme eux sur le temporel.
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Nous ne pouvons non plus penser comme eux sur l'Église.
L'abbé Laurentin, triomphal et triomphaliste thuriféraire de la revanche du P. Congar, nous ne pouvons dire comme lui :
« *L'Église qui depuis Pie IX s'était repliée sur elle-même, concentrée sur la contemplation des éléments les plus stricts et les plus autoritaires de sa structure, sort de sa chrysalide pour devenir l'Église vivante que le Christ veut susciter.* » ([^2])
Nous ne pouvons pas dire, comme le prélat cité dans *La Croix* faisant l'éloge du P. Congar : « *Il existait, en dessous d'un état statique de l'Église, comme un courant inconnu et insoupçonné, de même que sous une couche de glace que le froid produit à la surface de nos rivières circule une eau vive.* » Cette eau vive, ce courant existent, nous dit le même prélat, chez le P. Congar, et « *dans l'esprit de beaucoup d'évêques* », et « *dans une élite de chrétiens* », mais apparemment point sur le siège de Pierre, chez les Papes modernes. La Papauté en général, Pie XII en particulier ne sont pas nommés au chapitre de l'eau vive.
Tout au contraire, notre pensée et notre vie ont été éclairées, orientées, nourries par l'œuvre extraordinaire du Pape Pie XII ; par celle aussi de ses prédécesseurs Pie XI, Benoît XV, saint Pie X, Léon XIII.
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Nous avons beaucoup étudié l'histoire de leur gouvernement, l'exemple de leur apostolat, la doctrine de leurs enseignements. Nous n'y avons pas trouvé un état statique de l'Église ; nous n'y avons pas trouvé la couche de glace que le froid produit à la surface de nos rivières ; nous n'y avons pas trouvé une contemplation des éléments les plus stricts et les plus autoritaires de la structure de l'Église. L'eau vive et l'Église la plus vivante, dans l'ordre de la pensée précisément, nous les avons trouvées chez les Papes modernes. Et beaucoup de sourds au-dessous d'eux.
Ceux qui n'ont trouvé aucune eau vive chez Léon XIII, chez saint Pie X, chez Benoît XV, chez Pie XI, chez Pie XII, après tout ils peuvent peut-être parler comme ils le font sans impiété : ils ne leur doivent rien, ou n'aperçoivent pas ce qu'ils leur doivent. L'impiété serait nôtre si nous disions comme eux, parce que nous, c'est à la doctrine de ces Papes que nous devons la formation de notre pensée, la lumière de notre âme, l'éducation de notre liberté. Ce n'est pas l'autorité, et encore moins des arguments d'autorité, que nous avons cherchés dans la doctrine des Papes modernes, c'est une parole de vie, et nous l'y avons trouvée, une parole de vie que nous ne trouvions pas ailleurs, ni dans le « courant inconnu et insoupçonné », ni malheureusement dans « l'esprit de beaucoup d'évêques », ni auprès d'une certaine « élite de chrétiens ».
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Nous ne croyons aucunement que l'Église depuis Pie IX -- ou selon d'autres depuis Constantin, mort en l'an 306 de nôtre ère -- ait été privée d'être «* l'Église vivante que le Christ veut susciter *». Nous plaignons ceux qui, beaucoup plus âgés que nous-mêmes, ont donc, vécu beaucoup plus longtemps que nous dans une Église qui à leurs yeux n'était pas celle du Christ, n'était pas l'Église vivante. Mais nous ne pouvons dire comme eux que depuis 1871, ou depuis 306, l'Église avait cessé d'être l'Église vivante, l'Église avait cessé d'être l'Église du Christ.
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Le « courant » des Pères Chenu, Congar et Boisselot, d'une certaine « élite de chrétiens » et de « beaucoup d'évêques » n'était pas pour nous « un courant inconnu et insoupçonné » : nous le connaissions passablement, sans négliger ni mésestimer ce qu'il apporte de positif ou d'original dans l'ordre du témoignage et dans celui de la pensée, mais sans ignorer non plus tout ce qu'il charrie d'injuste, d'erroné, d'inacceptable à nos yeux ; nous n'avons ni mépris ni inimitié pour les hommes de ce courant ; et nous avons contesté non pas son existence, mais certaines de ses modalités et surtout la manière dont il tend à imposer son propre monopole. Nous n'avons jamais cessé de croire que la réalité du dialogue et l'acceptation de la complémentarité eussent été intellectuellement et spirituellement utiles à tout le monde, et à nous, et à eux-mêmes : nous voyons bien qu'elles demeurent, hélas, humainement peu probables, Mais quelquefois c'est l'imprévu qui arrive, le pire n'est pas toujours sûr, et il n'est pas interdit de continuer à espérer. -- Mais ce courant n'était pas et n'est pas le seul qui soit vivant dans l'Église. Et la multiplicité des « courants » dans l'Église ne se limite pas pour nous à la simple dualité entre, d'une part, l'eau vive des Pères Boisselot, Congar et Chenu, d'autre part la couche de glace attribuée à la « surface » en général et sans doute à Pie XII en particulier.
Nous devons beaucoup à d'autres ; au Père Garrigou ; à Gilson et Maritain ; à Charles De Koninck ; nous devons beaucoup à Péguy, à Claudel, à Chesterton, à Bernanos. Tout cela existait et tout cela existe, ce n'est pas précisément « une couche de glace », tout cela et bien d'autres choses encore, fort distinctes du fameux courant unique, voire fort opposées. Il y a beaucoup de demeures dans les domaines de l'esprit. Il y a beaucoup de richesses, et diverses, dans l'Église de notre temps. Il y a beaucoup d'esprits distingués, de grands talents, d'hommes de Dieu à l'intérieur de l'Ordre de saint Dominique et de la Compagnie de Jésus, en dehors des quatre ou cinq vedettes dont tous les journaux et l'abbé Laurentin nous font l'éloge obsessionnel.
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Ces quatre ou cinq vedettes, nous ne leur voulons aucun mal. Nous ne leur refusons rien, sauf de leur donner dans notre âme la place unique que cinquante Laurentins leur donnent dans les journaux. Si cela peut dépendre de nous, nous approuvons et au besoin nous demandons qu'on leur donne encore plus d'apaisements, de consolations, de satisfactions. L'expérience personnelle que nous avons eue de plusieurs d'entre eux nous a montré des hommes incapables de vrai dialogue intellectuel et même de prière en commun, du moins avec nous : mais notre expérience personnelle est forcément limitée et nous n'en faisons pas un critère absolu. Simplement, nous ne pouvons penser et agir comme ils font et comme on leur fait. Nous ne pouvons absolument pas dire que c'est par eux que l'Église cesse d'être morte et va enfin devenir vivante. Nous ne pouvons absolument pas dire qu'à côté de leurs œuvres l'œuvre immense de Pie XII apparaît comme une couche de glace étendue à la surface de l'Église. Et si nous avions quelque chose à demander, ce serait la liberté de ne pas penser comme eux, de ne pas dire comme eux, de ne pas faire comme eux.
Mais cette liberté, nous n'avons pas besoin de la demander, car une fois pour toutes, nous l'avons prise.
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## CHRONIQUES
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ON VA LIRE AUX PAGES SUIVANTES l'article que Mgr Marcel Lefebvre nous a fait le très grand honneur de nous confier. Il s'agit du Concile, qui a provoqué et qui provoque -- non par son être essentiel, mais par son utilisation accidentelle -- un trouble profond dans le peuple chrétien. L'immense espérance que fit naître l'annonce du Concile, le grand mouvement de prière et de pénitence qui l'a préparé et accompagné, n'étaient aucunement tournés vers ce que l'on a nommé, d'une manière provocatrice, « la Révolution d'Octobre dans l'Église » ; ni vers un reniement de la doctrine et de l'action des Papes modernes, de Léon XIII à Pie XII ; ni vers un désaveu méprisant de toute la vie de l'Église depuis un, trois ou quinze siècles. Ce désaveu, ce reniement, cette révolution n'ont été ni ne peuvent être l'œuvre du Concile : on l'a fait croire pourtant à l'opinion publique, par un usage extraordinairement abusif des « techniques modernes de l'information ».
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Nos lecteurs se souviennent que nous avons nous-mêmes suspendu nos chroniques sur le Concile, pour donner toute sa portée, par un tel acte, à la protestation radicale que nous élevions contre le faux Concile tenu dans la presse en dérision du vrai. Nous constations l'emprise bruyante et presque totale de la subversion sur les moyens d'expression, mais nous disions : « Cela ne nous impressionne pas du tout. Sereinement, nous attendons la suite. »
Sereinement, en ce sens et pour cette raison que rien ne sortira du Concile dans le sens de la subversion, qui vend la peau de l'ours et fait croire qu'elle est victorieuse. Dans la pire des hypothèses, la subversion pourrait tout au plus faire échouer le Concile, ce qui serait catastrophique, mais à la catastrophe même il existe une limite : même si elle était humainement triomphante, la subversion ne pourrait obtenir, comme elle le prétend, que le Concile la canonise positivement et légalement. On dit partout n'importe quoi sur les « schémas » en projet ou en discussion : mais les schémas réellement adoptés et promulgués par le Concile, et réellement devenus « constitutions » ou « décrets », sont et seront la défaite de la subversion dans l'Église. Le Décret sur les moyens de communication sociale a déchaîné le dénigrement ou la colère de la subversion. La Constitution sur la liturgie réaffirme solennellement que « l'humain est ordonné et soumis au divin, le Visible à l'invisible, l'action à la contemplation », ce qui contredit à angle droit l'activisme subversif.
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Mgr Marcel Lefebvre, évêque, archevêque, Père du Concile, a été entre autres, comme on le sait, archevêque de Dakar et Délégué apostolique en Afrique il a été archevêque-évêque de Tulle en 1962 ; il est Supérieur général de la Congrégation du Saint-Esprit, -- une Congrégation qui compte tant de missionnaires à la pointe de l'évangélisation, et 56 évêques sous toutes les latitudes. Sa connaissance du monde contemporain, son expérience pastorale sont d'une diversité et d'une étendue telles qu'il en est peu d'équivalentes. Il « fait le point » après la seconde session du Concile : en suivant et commentant le discours de clôture prononcé par le Souverain Pontife le 4 décembre 1963. Ce discours annonçait aussi, en conclusion, le pèlerinage en Terre Sainte, et cet événement extraordinaire éclipsa ce que le Pape avait dit concernant la marche du Concile lui-même. En outre, certaines allusions du Saint-Père, et le choix de certaines expressions ou de certains mots plutôt que d'autres, ne pouvaient être compris que par un Père du Concile exactement au fait de l'état réel des débats, des problèmes, des travaux, -- et des difficultés rencontrées. L'article de Mgr Marcel Lefebvre apporte la lumière et réconforte l'espérance.
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Après la II^e^ session du Concile
### Faisons le point
*sous la conduite\
du successeur de Pierre*
Introduction
Après cette deuxième session du Concile du Vatican II, il n'est pas inutile de faire le point, en prenant particulièrement comme base de nos jugements ceux que le Pape a formulés lui-même à la fin de cette seconde session.
Nous devons avec le Souverain Pontife affirmer en premier lieu « qu'on ne peut tout embrasser dans une description ; tant d'éléments de ce Concile relèvent du domaine de la grâce et de ce royaume intime des âmes où il est souvent difficile de pénétrer, et du reste beaucoup de ces fruits de notre travail ne sont pas encore arrivés à maturité, ils se trouvent plutôt comme à l'état de germes confiés à la glèbe, ils attendent du temps à venir et de nouvelles interventions de la mystérieuse action divine leur développement effectif et bienfaisant ».
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Cependant le Saint-Père après quelques considérations entre effectivement dans le vif du sujet et, énumérant les objectifs qui furent soumis à l'assemblée, donne des précisions extrêmement importantes qui doivent être pour tous les Pères acceptées comme une orientation pour la future session. En des circonstances comme celles du Concile où les Papes ont toujours voulu concilier, la liberté des Pères et exercer cependant leur rôle de guide que Notre-Seigneur leur a confié, les moindres allusions, si elles sont claires, ne doivent-elles pas être accueillies avec dévotion filiale par les Pères et orienter leurs jugements ?
La liberté dans le Concile
Le Saint-Père se réjouit de constater que le « travail conciliaire s'est déroulé dans une entière liberté d'expression et ce sentiment de satisfaction n'est nullement diminué du fait que les sentences, qui ont été formulées dans les discussions conciliaires ont été variées, multiples, diverses aussi... ». Cette liberté existait d'ailleurs déjà au Concile de Trente et du Vatican I. « Les instructions des Papes étaient que la plus entière liberté de parole fut réservée à chacun jusqu'à permettre qu'on proférât des hérésies, pourvu que, la décision prise, on se soumît ». (Theiner-Introduction XIX)
#### I. -- Résultats acquis
a\) La Liturgie.
En suivant l'ordre proposé par le Pape lui-même nous abordons en premier lieu la Liturgie.
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La place et la fonction de la Liturgie sont admirablement tracées par le Saint-Père en un exposé succinct mais vigoureux. « Nous y découvrons, dit le Pape, un hommage à l'échelle des valeurs et des devoirs : Dieu a la première place, la prière est notre premier devoir... » Puis vient la fonction de la Liturgie « source première de la vie divine... première école de vie spirituelle... premier don que nous puissions faire au peuple chrétien ». En quelques lignes le Saint-Père trace tout un programme. Enfin « invitation au monde, afin qu'il délie ses lèvres jusqu'ici muettes... qu'il chante avec nous les louanges de Dieu... ». Appel ardent à ceux qui ne prient pas encore avec le peuple chrétien.
Puis dans un deuxième paragraphe le Saint-Père étudie la relation de la Liturgie et de l'Église, et il affirme l'importance capitale de la Liturgie dans la vie de l'Église. « L'Église est une société religieuse, elle est une communauté de prière... » Il prévient avec insistance que si quelques simplifications sont apportées, elles ne signifient nullement « une diminution de l'importance de la prière, ni la faire passer après les autres soucis du ministère sacré ou des activités pastorales, ni amoindrir sa force d'expression ou ses attraits artistiques ». Ceci est à retenir pour bien interpréter les décrets qui seront pris dans l'avenir.
« Pour atteindre ce résultat, ajoute enfin le Saint Père, dans un troisième paragraphe, nous ne voulons pas qu'on porte atteinte aux normes de la prière officielle de l'Église en introduisant des réformes privées ou des rites particuliers. Nous ne voulons pas qu'on s'arroge le droit d'anticiper arbitrairement l'application de la Constitution... Son harmonie à travers le monde fait la noblesse de la prière de l'Église. Que personne ne la trouble, que personne ne lui porte atteinte... »
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Paroles fortes, vigoureuses, hélas rendues nécessaires par tant d'initiatives les plus invraisemblables dont des milliers de fidèles sont les témoins impuissants et profondément peinés. Nombreuses en effet sont les églises où les règles liturgiques sont impunément violées. Ce qui est plus grave peut-être que l'innovation liturgique elle-même de la part de ces prêtres est surtout l'habitude et l'exemple de la désobéissance publique de ceux qui ont promis obéissance et qui devraient en être des modèles.
Bientôt seront rendues publiques les instructions officielles du Saint-Siège. Il est à souhaiter que le premier résultat de leur publication soit la cessation des initiatives privées.
A propos de la Constitution sur la Liturgie il n'est pas inutile de rappeler que le Pape demeure toujours libre de la modifier s'il le juge opportun, même sans aucun recours aux évêques, même après l'avoir approuvée solennellement. Comme il s'agit d'une Constitution disciplinaire et non dogmatique, le Successeur de Pierre est à lui seul juge de la publication et de l'application.
b\) Communications sociales.
Après la Liturgie Notre saint père le pape indique comme deuxième fruit du Concile « le décret sur les moyens de communication sociale ». Et le Pape ajoute que « le décret montre que l'Église est capable d'unir ensemble vie intérieure et vie extérieure, contemplation et action, prière et apostolat ». L'Église en traitant de ce sujet ne sort pas de son rôle. D'aucuns auraient voulu rejeter ce schéma insuffisamment scientifique à leur sens.
Le Pape n'a pas jugé bon de souscrire à leur désir et a proposé le schéma aux Pères qui l'ont approuvé.
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c\) Facultés nouvelles concédées aux évêques.
Puis le Pape fait allusion aux facultés données aux évêques qui étendent ainsi leur compétence. La présentation des facultés accordées aux évêques n'a pas eu l'heur de plaire à ceux qui avaient affirmé dans le Concile que ces facultés ne devaient pas être considérées comme concédées aux évêques mais restituées. Ils affirmaient en effet que le Souverain Pontife ne devait limiter les facultés dues aux évêques que pour des raisons de bien commun de l'Église, les évêques ayant un droit strict à ces facultés par le fait même de leur sacre et de leur mission canonique à un diocèse ou une juridiction particulière.
Or il apparaît clairement que le Pape n'ait pas jugé bon de faire droit à cette exigence. Aucune allusion n'est faite à un droit des évêques. C'est toujours le terme « concedere » « accorder » qui est employé et les motifs sont la grande estime que le Pape porte aux Pères conciliaires, la dignité épiscopale mise davantage en lumière, le moyen de rendre plus efficace leur charge pastorale.
On peut légitimement conclure que le Pape confirme indirectement la thèse traditionnelle qui veut que tout le pouvoir de juridiction des évêques soit dispensé par le Pape dans la mesure où il le juge opportun. Si par son pouvoir d'Ordre l'évêque a une aptitude radicale à la juridiction et si lorsqu'elle lui est donnée il l'exerce de droit divin,
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il n'en est pas moins vrai que le Pape en demeure le dispensateur avec tout pouvoir d'augmenter ou de diminuer cette juridiction. Le Droit Canon indique ces pouvoirs concédés par le Pape, mais en cette matière le droit ne lie pas le Successeur de Pierre.
#### II. -- Résultats partiellement acquis
« Mais ce n'est pas tout, dit le Saint Père, le Concile a beaucoup travaillé. Il a, comme vous le savez, abordé de nombreux problèmes ; pour une part leurs solutions sont déjà virtuellement arrêtées... D'autres questions restent ouvertes à une étude et une discussion ultérieures... Nous ne sommes pas fâchés de ce que des problèmes d'une telle gravité soient l'objet d'une réflexion à tête reposée... » Le Pape fait alors allusion à une réduction plus grande encore des textes, ce qui fait entrevoir une nouvelle refonte des schémas, en « des textes profondément étudiés, des énoncés rigoureux et portés à toute la densité et la concision désirable ». En définitive, il nous faut revenir à un énoncé dogmatique précis, seul capable de réaliser le désir du Saint Père, tellement compréhensible après les interminables discussions dues à l'ambiguïté des termes et aux énoncés équivoques.
Les exemples qui vont suivre paraissent se rattacher plutôt « aux problèmes graves » « qui restent ouverts à une étude et une discussion ultérieures ». En effet les trois exemples indiqués par le Pape sont très importants : la Révélation, l'Épiscopat, la Vierge Marie.
Ici encore les indications et orientations données par le Pape sont de grande valeur, suffisamment claires quoique très nuancées, surtout en ce qui concerne l'Épiscopat.
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a\) De la Révélation.
Au sujet de la Révélation la pensée du Saint Père s'exprime clairement et dans le sens d'une grande prudence :
« Le Concile y répondra (cette expression est nette) tout à la fois de façon à garder le dépôt sacré... et de manière à marquer une direction aux études bibliques... dans la fidélité au magistère de l'Église et en assimilant tous les apports sérieux de la science moderne. »
Les limites sont bien tracées et indiquent la ligne générale à suivre.
b\) De l'Épiscopat.
Deuxième exemple : « La grande et complexe question de l'épiscopat » abordée en ce Concile, « lequel, ne l'oublions pas, est la continuation naturelle et le complément du premier Concile œcuménique du Vatican » ; et le Saint Père développe sa pensée d'une manière non équivoque. « Le Concile, dit le Pape, veut par conséquent mettre en lumière, selon la pensée de Notre-Seigneur et selon l'authentique tradition de l'Église la nature et la fonction divinement instituées de l'Épiscopat. » Deux sources sont indiquées : la pensée de Notre-Seigneur et l'authentique Tradition de l'Église qui évidemment ne peuvent se contredire, l'authentique tradition étant la manière la plus sûre de trouver la pensée de Notre-Seigneur dans la mesure où l'Écriture ne détermine pas les modalités de l'institution divine. S'il y a quelqu'hésitation à l'interprétation de la parole de Notre-Seigneur qui confère la mission aux Apôtres et leur donne leurs pouvoirs, il faudra interroger la tradition et principalement les faits historiques, depuis les Apôtres jusqu'à nos jours.
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Comment ont agi les Apôtres pour se donner des successeurs ? quels furent leurs pouvoirs ? quelles furent les relations des successeurs de Pierre avec les évêques ? particulièrement une fois la paix établie. Que disent les premiers écrits après les évangiles à propos des évêques ? Quelle fut la participation des évêques de Rome dans les Conciles ?
Il est clair que tous les Apôtres ont agi de la même manière c'est-à-dire ont établi des évêques sur des églises particulières, sur des sièges stables avec une juridiction limitée. Il apparaît avec une évidence de plus en plus manifeste que seul l'Évêque de Rome a une juridiction universelle. On recourt à lui comme à la seule instance suprême. Le pape saint Boniface I, en 422, disait à Rufus évêque de Thessalonique : « Jamais, en effet, il n'a été permis de traiter à nouveau ce qui a été décidé une fois par le Siège apostolique. »
Sur ce sujet la tradition est lumineuse. Pour affirmer que les évêques ont en communion avec le Pape une juridiction habituelle, de droit divin, sur l'Église universelle, il faut forcer les textes et nier les faits. « C'est confirmer, dit le Pape, les prérogatives pontificales du Pontife Romain, lesquelles comportent *toute l'autorité nécessaire au gouvernement universel* de l'Église, que de déclarer quels sont les pouvoirs de l'Épiscopat et comment ils doivent être exercés. » Comment les confirmer sinon en affirmant avec toute la tradition qu'il est seul à avoir ces prérogatives et que les évêques n'ont un pouvoir que sur des Églises particulières, pouvoir propre, de droit divin, mais dont l'exercice ne peut avoir lieu que par l'autorité du Pape. En effet, si le Pape a toute l'autorité nécessaire à sa charge, elle n'est donc pas partagée.
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Vouloir tirer exemple et argument du Concile pour prouver cette affirmation c'est chercher un bien mauvais argument, qui conclut trop et par conséquent ne conclut rien. Il conclurait en effet au droit divin des évêques d'être en quasi concile permanent, c'est-à-dire au droit divin des évêques de gouverner *habituellement* l'Église universelle avec le Pape, ce qui est évidemment contraire à toute la tradition, ce qui équivaudrait à dire que l'Église a ignoré sa constitution pendant dix-neuf siècles ou que les Papes ont frustré les évêques d'un pouvoir qu'ils tenaient de Notre-Seigneur lui-même. Autant d'absurdités !
L'histoire montre au contraire que les Conciles n'ont jamais eu le caractère d'institution permanente et que les Conciles ont rejeté les propositions, tant à Trente qu'au Vatican I, qui tendaient à demander des conciles œcuméniques convoqués à période fixe.
Le désir conforme à cette affirmation qui s'est manifesté dans le Concile de Vatican II est celui du droit qu'auraient des délégués élus par l'épiscopat de siéger auprès de Pierre d'une manière permanente afin d'exercer le droit divin qu'ont les évêques unis au Pape sur l'Église universelle. Si ce droit existe vraiment, le Pape doit évidemment accepter ce conseil épiscopal et ne peut le refuser. Or que dit N. S. Père le Pape Paul VI ? « Naturellement nous nous ferons une joie de choisir dans les rangs de l'épiscopat mondial et des Ordres religieux, comme cela se fit pour les Commissions préparatoires du Concile, des Frères distingués et compétents, qui, avec des membres qualifiés du Sacré Collège, nous apporteront aide et conseil pour traduire en règles adaptées et détaillées les décisions générales arrêtées par le Concile.
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Ainsi, sans aucune atteinte aux prérogatives du pontife Romain définies par le premier Concile du Vatican, l'expérience et l'aide de la divine Providence nous indiqueront comment rendre plus efficace dans la suite le concours cordial et dévoué des évêques pour le service de l'Église universelle. »
Aucune allusion à un droit des évêques, à une élection de délégués par les Conférences Épiscopales, au contraire le Pape indique qu'*il se fera une joie* (non un devoir) de choisir (non d'accueillir) *comme cela se fit pour les commissions préparatoires du Concile* (c'est-à-dire selon le choix du Pape seul et non comme cela se fit pour les Commissions du Concile où deux tiers sont élus). Tous les mots ont été pesés et étudiés attentivement.
Que reste-t-il de la collégialité habituelle du Pape et des évêques ? sinon une communion de foi, de charité, dans l'exercice d'une Mission universelle pour le Pape et particulière pour les évêques ; sollicitude pour tous envers l'Église universelle, mais responsabilité diverse selon l'extension des pouvoirs et leur exercice.
Le Pape n'aborde pas la question des *Conférences Épiscopales*, mais on peut dire de même que la collégialité au niveau des groupes d'évêques a subi de sérieuses amputations au cours de la session et qu'en définitive il n'en reste plus également qu'un sens de communauté fraternelle, de mise en commun d'efforts bénévoles pour des buts précis, mais qui n'affectent en rien le pouvoir de chaque Pasteur dans son diocèse et ne diminue pas sa responsabilité. Les évêques allemands, hollandais, américains l'ont clairement affirmé, qui cependant s'étaient montrés pour la plupart ardents défenseurs de la collégialité avec le Successeur de Pierre pour le gouvernement de l'Église universelle.
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*Bref aperçu historique\
sur la primauté de Pierre.*
Il est instructif et salutaire à l'occasion des paroles du Souverain Pontife sur l'Épiscopat de se reporter à l'Évangile et à toute l'histoire de l'Église, en particulier l'histoire des Conciles. Déjà les pharisiens se scandalisaient des honneurs rendus à Notre-Seigneur par la foule et lui disaient : « Maître, réprimandez vos disciples », et Notre-Seigneur leur répondait : « Je vous l'affirme, si eux se taisent les pierres parleront » (Luc 19, v. 39). « Vous voyez bien, dirent alors les pharisiens, nous n'arrivons à rien, tout le monde le suit » (Jean 12, v. 19). Or ceci est vrai de nombreux conciles, c'est au pouvoir de l'Évêque de Rome, du Vicaire du Christ que bien des objections s'adressent, quand elles ne se transforment pas en hérésies. Luther a pris la succession des pharisiens, après Wiclef (XIV^e^ s.), après les Vaudois (XII^e^ s.), après Michel Cérulaire (XI^e^, s.). Ils se sont tous attaqués au pouvoir du Vicaire du Christ, mais ce fut chaque fois en vain, le résultat fut au contraire une affirmation plus ferme de l'autorité souveraine du Pape et de son infaillibilité. Au Concile du Vatican I on assista au même processus : malgré tous les efforts d'une minorité agissante et organisée, malgré l'appui de certains gouvernements qui prenaient ombrage de l'autorité du Pape, la primauté du Pape et son infaillibilité furent proclamées.
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Nous assistons aujourd'hui au même phénomène sous des aspects différents : avec l'argument d'une collégialité renforcée, qui se présente comme un argument dogmatique, avec des critiques sur la Curie Romaine et spécialement contre le Saint-Office, on s'efforce d'imposer au Pape un conseil épiscopal élu, obligatoire, de droit divin pour partager son gouvernement.
A l'extérieur du Concile dans la presse, au cinéma, on s'efforça de critiquer la Papauté. C'est Pie XII qui est pris à partie dans la pièce « Le Vicaire ». A la télévision, en France, le dimanche même où le Saint Père se trouve à Nazareth, un religieux dénonce la papolâtrie et le pape-idole. Enfin un autre religieux bien connu écrit qu'il éprouvait la nausée en entendant sans cesse au Concile rappeler le « tu es Petrus » (*I.C.I.*, 15, déc. 1963).
Mais ce sont les petits et les humbles qui ont raison, ce sont les foules de Jérusalem et de Rome acclamant le Vicaire du Christ qui d'instinct saisissent la grandeur et la suavité de ce Père qui nous est donné en la personne du Successeur de Pierre. Que demain le Pape se rende aux États-Unis ou aux Indes, des millions d'âmes se précipiteront pour voir celui qui est le vrai Pasteur universel sur cette terre et le supplier de les bénir. Il faut avoir l'esprit des pharisiens ou de Luther pour leur reprocher cette manifestation d'amour filial.
Du Concile ne peuvent résulter que l'illustration du pouvoir de Pierre comme Vicaire du Christ, Pasteur de l'Église universelle, et du pouvoir des évêques comme Pères et Pasteurs des âmes qui leur sont confiées, l'illustration de l'intime communion « entre les évêques et le Souverain Pontife et les évêques entre eux » comme des membres unis à la tête dans l'assemblage d'un seul corps » (Conc. Vat. I, La Foi cathol. n° 469),
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« travaillant avec Pierre et *sous lui* au bien commun et à la fin suprême de l'Église elle-même, si bien que la connexion hiérarchique s'en trouve renforcée et non affaiblie, la collaboration interne resserrée et non pas relâchée, l'efficacité apostolique accrue et non pas affaiblie, l'amour réciproque rendu plus ardent et non pas attiédi ». Ce sont les propres paroles du Souverain Pontife Paul VI.
c\) De la Vierge Marie.
Enfin le troisième exemple dont parle le Saint Père est celui de la Vierge Marie. Ici encore le Souverain Pontife n'hésite pas à donner une orientation claire. Les acclamations des Pères du Concile à l'audition de ce passage ont été significatives.
« De même, dit le Saint Père, pour le schéma concernant la Sainte Vierge nous espérons (qui désormais n'espère pas avec le Successeur de Pierre ?) la solution qui convient le mieux à ce Concile, à savoir la reconnaissance unanime et fervente de la place absolument privilégiée que la Mère de Dieu occupe dans la Sainte Église, objet principal du présent concile. Marie y occupe après le Christ la place la plus élevée et en même temps la plus proche de nous, si bien que nous pourrions l'honorer du titre de « Mater Ecclesiae » pour sa gloire et notre réconfort. »
Qui osera, après ces paroles, reléguer la Vierge Marie en dernière place dans le Schéma de l'Église ou même en appendice, ou n'en parler que par quelques allusions ? C'est en ces lignes que le Saint Père se montre le plus affirmatif et indique de la manière la plus nette sa pensée et son désir.
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Que Dieu soit loué qui a fondé son Église sur Pierre. Nous vivons des moments où le surnaturel, où l'action de l'Esprit Saint est visible, tangible. Qu'on interroge les observateurs du Concile ; ils n'auront pas de termes assez expressifs pour nous féliciter et nous envier d'avoir un Évêque à qui a été donné le pouvoir suprême sur l'Église, un Évêque vers qui nous tourner lorsque le doute ou les ténèbres nous accablent et en qui nous sommes assurés d'avoir la Lumière. « Simon, Simon, voici que Satan va vous passer au crible comme le froment, cependant j'ai demandé pour toi que ta foi ne défaille pas, et toi quand tu seras converti affermis tes frères » (Luc 22, v. 32).
C'est ce que le Pape Paul VI, le Successeur de Pierre, vient de faire par ce mémorable discours de clôture de la deuxième session du Concile Vatican II.
Le 21 janvier 1964.
Marcel LEFEBVRE.
Archevêque tit. de Synnada in Phrygia\
Supérieur Général de la Congr. du St-Esprit
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### De la philosophie chrétienne à l'économie chrétienne
par Louis SALLERON
*Avec presque quatre années de retard, je viens de lire* Le philosophe et la théologie, *d'Étienne Gilson. C'est un livre passionnant, dont Jean Madiran a fait une excellente analyse dans le numéro 44 d'*Itinéraires*. Je ne l'évoque ici que parce qu'il traite longuement de la philosophie chrétienne et qu'il souligne, chez Léon XIII, les rapports de la théologie et de la philosophie avec l'enseignement social de l'Église.*
*Je venais à peine de terminer la lecture du livre de Gilson que paraissaient, dans quelques numéros successifs du* Monde*, les comptes rendus de la* « *Semaine de la pensée marxiste* » *organisée par le Parti communiste* (*janvier 1964*)*. A cette semaine participèrent plusieurs prêtres et savants catholiques qui -- ou du moins plusieurs d'entre eux -- déclarèrent que la science doit être matérialiste. Pour le Père Dubarle, par exemple,* « *il doit être entendu que la matière n'oppose à l'intelligence aucun domaine sacré et que l'explication scientifique de tous les phénomènes est en droit intellectuellement possible* » (Le Monde, 18 janvier).
*On comprend bien ce que veut dire le P. Dubarle et on est même spontanément porté à penser qu'il a raison.*
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*Mais a-t-il intégralement raison ? Est-il dans le vrai incontestable ? ou du moins dans le vrai total ?*
*La question est beaucoup plus délicate qu'elle n'apparaît de prime abord. Et on aimerait savoir ce qu'en pense Gilson.*
*Je n'ai pas l'intention de l'examiner ici. J'en serais d'ailleurs tout à fait incapable. Elle exige un langage philosophique dont je ne dispose pas.*
*Toujours est-il que le rapprochement du livre de Gilson et des déclarations faites par le P. Dubarle* (*et, semble-t-il, par d'autres participants catholiques de la semaine de la pensée marxiste*) *m'a remis en mémoire une brève étude que j'avais faite, en 1952, sur le problème de l'Économie chrétienne. J'ai retrouvé cette étude qui, autant qu'il m'en souvienne, était une communication faite à une réunion de professeurs de la Faculté de Droit, à l'Institut catholique. Je lui avais donné pour titre :* « *Existe-t-il une conception chrétienne de l'Économie politique ?* » *Sauf erreur, elle n'a pas été publiée. C'est pourquoi je la reproduis ici.*
*Quoique le problème des rapports entre le christianisme et disons : la philosophie, l'économie politique, la science pure, ne soit pas exactement le même, il se réfère toujours au problème premier des rapports entre la Foi et l'intelligence, entre la surnature et la nature. Si nous posions les questions successives : y a-t-il une philosophie chrétienne ? Y a-t-il une astronomie chrétienne ? Y a-t-il une géométrie chrétienne ? On serait de plus en plus embarrassé de défendre l'épithète* « *chrétienne* »*. Et pourtant...*
*Nous sentons bien que, pratiquement, il n'y a pas de géométrie chrétienne. Mais nous sentons bien aussi, plus profondément, qu'il y a une géométrie chrétienne. Pourquoi ? Parce qu'il ne peut pas y avoir séparation totale entre le Vrai absolu et chaque aspect du vrai, entre le Vrai incréé et le vrai créé, entre le Vrai de la Foi et le vrai de l'intelligence.*
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*Les droits impérieux de la Foi sont tels que si nous abandonnons ceux de la Foi chrétienne, ils sont immédiatement repris et revendiqués par quelque autre Foi non chrétienne. C'est très net en ce qui concerne la Foi* « *libérale* »*, quoique dissimulé parce que la liberté semble s'opposer à l'autorité et que le dogme de la liberté n'apparaît en première instance que comme une libération du dogme de l'autorité. Mais aujourd'hui que craque le libéralisme, on s'aperçoit que lui aussi était dogmatique. Et le dogme autoritaire du marxisme est affirmé comme une libération nouvelle par rapport à la liberté du libéralisme. Or la Foi marxiste n'hésite pas à proclamer qu'il y a une vérité marxiste absolue, qui fait qu'il y a une philosophie marxiste, une économie marxiste, une science marxiste, une théologie, une mathématique, une géométrie marxistes. Comme le dogme marxiste est matérialiste il impose le matérialisme en tout. Une* « *Semaine de la pensée marxiste* » *invite les catholiques à confesser que la science doit être matérialiste. Ce qu'ils font bien volontiers. L'Inquisition passe aux mains de Galilée.*
*Les philosophes chrétiens, s'il en reste, devraient nous écrire là-dessus quelque chose de clair.* (*Ce qui, pour dire vrai, ne me semble pas extrêmement difficile*)*. Cent pages y suffiraient largement. Qu'attend Gilson pour nous les donner ?*
EXISTE-T-IL une conception chrétienne de l'Économie politique ?
Cette question peut être entendue en des sens assez divers dont les deux extrêmes seraient : « Existe-t-il un comportement chrétien en face de l'Économie politique ? » et « Existe-t-il une science économique chrétienne ? »
Sous quelque angle que soit abordée la question, on retrouverait d'ailleurs toujours à sa racine l'éternel débat de la Foi et de la Science et, à un autre point de vue, celui de Dieu et de Mammon.
La difficulté logique envisagée est la suivante : s'il y a une *science économique*, s'il y a les *lois économiques*, on ne voit pas en quoi le christianisme y peut avoir affaire. Pourrait-on poser la question : « Existe-t-il une conception chrétienne de la géologie ? »
Répondons tout de suite qu'à notre avis on pourrait même poser une telle question (à condition de s'expliquer). Mais il est hors de doute que, quelles que soient les apparences contraignantes de la logique, chacun sent qu'on peut poser la question : « Existe-t-il une conception chrétienne de la politique ? », ou encore la question : « Existe-il une conception chrétienne de la philosophie ? -- Existe-il une philosophie chrétienne ? »
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La réponse à toutes ces questions est évidemment d'ordre philosophique. Elle ne peut donc être donnée de manière pleinement satisfaisante que par les philosophes. Celle que nous proposons ne peut échapper, par nature, à la philosophie ; mais nous n'avons pas d'autre prétention que de la proposer au niveau du bon sens, ou de la réflexion la plus simple.
\*\*\*
Le XVIII^e^ et le XIX^e^ siècles ont cru aux lois économiques.
La « Physiocratie » reçoit son nom de la croyance aux lois naturelles. Il faut laisser gouverner la nature. Quesnay écrit : « Pour connaître l'ordre des temps et des lieux, pour régler la navigation et le commerce, il a fallu observer et calculer avec précision les lois du mouvement des corps célestes ; il faut, de même, pour connaître l'étendue du droit naturel des hommes réunis en société, se fixer aux lois naturelles constitutives du meilleur gouvernement possible... » ([^3])
On connaît l'anecdote célèbre : un jour que le Dauphin, père de Louis XVI, disait devant Quesnay que la charge de roi est bien difficile à remplir. -- « Monsieur, je ne trouve pas cela, dit M. Quesnay ; -- Et que feriez-vous donc si vous étiez roi ? -- Monsieur, je ne ferais rien ; -- Et qui gouvernerait ? -- Les lois. » ([^4])
J.-B. Say, un peu plus tard, donne un son de cloche analogue.
« L'organisation artificielle des nations change avec les temps et les lieux. Les lois naturelles qui président à leur entretien et opèrent leur conservation, sont les mêmes dans tous les pays et à toutes les époques. Elles étaient chez les anciens ce qu'elles sont de nos jours ; seulement, elles sont mieux connues maintenant. Le sang qui circule dans les veines d'un Turc obéit aux mêmes lois que celui qui circule dans les veines d'un Canadien ; il circulait dans celles des Babyloniens comme dans les nôtres ; mais ce n'est que depuis Harvey que l'on sait que le sang circule et que l'on connaît l'action du cœur.
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Les capitaux alimentaient l'industrie des Phéniciens de la même manière qu'ils alimentent celle des Anglais ; mais ce n'est que depuis quelques années que l'on connaît la nature des capitaux et que l'on sait de quelle manière ils agissent et produisent les effets que nous observons ; effets que les anciens voyaient comme nous, mais qu'ils ne pouvaient expliquer. La nature est ancienne, la science est nouvelle.
Or c'est la connaissance de ces lois naturelles et constantes sans lesquelles les sociétés ne sauraient subsister qui constitue cette nouvelle science que l'on a désignée sous le nom d'*Économie politique*. » ([^5])
Une telle conception, vous connaissez son nom : c'est le libéralisme. C'est la conception qui triomphe en France au XIX^e^ siècle et jouit encore d'un grand prestige entre les deux guerres. Le christianisme en est exclu. Celui-ci se rattrape comme il peut sur le terrain de l'Économie sociale, qui signifie une intervention mesurée sur le terrain de la répartition, en vue notamment de la protection des travailleurs.
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L'équivoque du libéralisme provient de l'erreur qu'il commet sur la notion même de loi.
Cette erreur est loin d'être dissipée de nos jours. Dans sa remarquable « Introduction à l'étude de l'Économie politique », M. Gaëtan Pirou écrit : « Au sens *scientifique*, la loi... est une liaison nécessaire entre des possibilités. Au sens *juridique*, elle est une prescription édictée par les Pouvoirs publics et sanctionnée éventuellement par l'intervention des tribunaux et de la police. Ce sont les lois dans le premier sens qu'étudie la science sociale, tandis que ce sont les lois dans le second sens que commente et systématise le Droit. Et il eût été certainement préférable d'employer deux mots différents pour designer des réalités aussi diverses... » (p. 35).
« Il eût été préférable... » écrit Pirou. Mais cela n'est pas, et doit nous inciter à la réflexion. Il y a une métaphysique des mots. Que la « loi » désigne également la nécessité du phénomène naturel et l'*obligation* du phénomène politique, qu'elle évoque le déterminisme dans un cas et la *liberté* dans l'autre, est révélateur. L'enseignement du langage est d'ordre philosophique. Nous apprenons de lui qu'il n'y a pas différence de nature, différence d'essence entre la loi positive et la loi normative, entre *ce qui est* et *ce qui doit être*.
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Si, au sommet, Dieu ne peut être pensé que comme étant tout à la fois nécessité absolue et liberté absolue, si à la base, la matière, ou l'énergie, s'observe comme étant un mélange de nécessité et de contingence, le cosmos visible nous apparaît dans l'harmonie d'une loi de nécessité tandis que l'intériorité de l'esprit se saisit dans l'harmonie d'une loi de liberté. Selon les moments de l'Histoire et ceux de notre cœur, nous oscillons entre l'idée écrasante d'un ordre naturel implacable et l'idée exaltante d'une liberté personnelle irréductible, entre l'image du roseau frêle et celle du roseau pensant, entre le sentiment de ne rien pouvoir et celui de pouvoir tout. L'Économie politique, à la jonction des forces naturelles, sociales et individuelles se colore diversement, dans sa nature profonde et dans sa réalité concrète, selon les modes intellectuelles. Pendant deux siècles, on a vu en elle, dans les milieux officiels, un système de lois inéluctables et irréfragables. Aujourd'hui, elle participe au trouble de l'homme et de l'univers. Comment douter, qui douterait que le christianisme y ait sa place ? Objet de vérité, objet de liberté, elle suit le sort disputé de la vérité, de la liberté. Sans nul doute -- et à condition de ne pas prendre ces expressions dans un sens abusif ou désordonné -- il y a une *conception chrétienne* de l'Économie politique, il y a une *philosophie chrétienne* de l'Économie politique, il y a un *usage chrétien* de l'Économie politique, il y a une *Économie chrétienne*.
Tout cela me paraît tellement évident que je ne vois même pas ce qu'on pourrait y opposer. Mais si je précise que ces expressions ne doivent pas être prises dans un sens abusif ou désordonné, c'est parce que la nature même du vrai interdit, autrement que conceptuellement, la séparation *in concreto* du chrétien et du non chrétien. Pratiquement, et pour parler en gros, il n'y a pas, surtout aux époques de confusion, de solutions positivement chrétiennes a des problèmes précis. Le christianisme n'implique pas, ne recommande pas qu'on augmente ou non les salaires, qu'on fasse ou non l'échelle mobile, qu'on établisse ou non l'étalon-or, qu'on nationalise ou non une industrie, etc. Simplement peut-on dire qu'un ensemble de mesures va ou non dans le sens du christianisme ; et encore est-ce douteux. Le christianisme est vérité vécue puis vérité propagée. La dialectique de la vérité chrétienne n'est logique qu'à son terme ou dans son ensemble. La chance d'erreur du chrétien, des chrétiens est pratiquement égale à toute autre, à tout moment. Rien n'est plus abusif, en tout cas, que de prétendre, sur les faits les plus emmêlés, avoir une sorte de boussole chrétienne qui indiquerait infailliblement la bonne voie.
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Si un bon théologien vaut mieux qu'un mystique authentique pour disserter de Dieu, si un bon directeur spirituel vaut mieux qu'un saint maladroit pour guider un pénitent, un économiste vaut mieux qu'un bon chrétien pour proposer une solution valable à un problème économique concret, exactement comme un bon médecin vaudra mieux qu'un bon chrétien pour soigner une jaunisse ou une rougeole. C'est ce qui reste de vrai dans le libéralisme des XVII^e^ et XIX^e^ siècles. Car parmi les lois qui régissent l'économie politique, il y a en effet des lois matérielles simples, comme parmi les lois qui régissent la nature humaine il y a des lois physiologiques (et même psychiques). Avec ou sans christianisme, toutes choses étant égales d'ailleurs, l'inflation fera toujours monter les prix et la mauvaise monnaie chassera toujours la bonne. On ne saurait l'oublier.
On ne saurait l'oublier, mais on ne saurait non plus aller plus loin. Car de montrer que telle ou telle loi existe pour avoir été très constamment vérifiée sur des décades n'est même pas parfaitement probant. Il est dit dans l'Évangile qu'étant passé dans je ne sais quelle province Jésus n'y resta pas, car il n'y pouvait faire de miracles. Si le miracle, dérogation aux lois, a lui-même ses lois, comment les lois n'en auraient-elles pas ? Or une des lois les plus frappantes parmi celles qui gouvernent les lois économiques et sociales, c'est que celles-ci n'existent, pour une bonne part, qu'autant qu'on y croit. On leur permet ainsi de se manifester.
Autrement dit, le libéralisme existe quand on y croit. Il n'existe pas quand on n'y croit pas.
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Ces idées auraient paru extravagantes, il y a cinquante ou même vingt-cinq ans. Aujourd'hui elles sont courantes. On serait même tenté de tomber d'un excès dans l'autre.
Notre collègue Henri Guitton, professeur à la Faculté de Droit de Dijon, vient de publier un petit livre sur « l'objet de l'Économie politique » ([^6]). Il y développe, avec beaucoup de pénétration et le finesse, des considérations qui rejoignent celles que nous présentons très brièvement ici. Le plan de son étude est, à lui seul, révélateur. Il la découpe en deux chapitres : I. « L'Économie politique à l'image des sciences physiques », II. » L'Économie politique science de l'action humaine ». En 1900, nul n'aurait imaginé de concevoir l'Économie politique comme « science de l'action humaine ».
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Intitulant un paragraphe : « Des illusions de la mentalité », il écrit : « Si les sciences de la nature inanimée sont déjà affectées par les formes et les déviations que revêt l'action qui leur a donné naissance, à combien plus forte raison cela est-il vrai des sciences de la nature humaine ? C'est l'allure que prend l'action qui donne naissance à tel ou tel type de science. Ainsi, selon que l'on désire réaliser telle ou telle action, on donnera à la science issue de ce désir tel ou tel caractère. La science économique résultera de l'idée que l'on se fait de cette action. Et comme on ne peut pas concevoir cette action indépendamment de la conception qu'on se fait de l'homme, on est amené à cette proposition : *c'est la conception qu'on se fait de l'homme qui commande la nature de la science économique*. La science économique n'est pas indépendante d'une philosophie, d'une croyance, d'une certaine manière de comprendre les fins de l'homme : elle n'est pas indifférente. » ([^7])
Francesco Vito, directeur de l'Institut des Sciences économiques de l'Université catholique du Sacré-Cœur de Milan, n'est pas moins net. La science économique étant, pour lui, comme pour beaucoup d'autres « l'adaptation logique de moyens limités pour atteindre des buts » -- « comment, dit-il, élaborer des lois sur l'emploi des moyens limités quand on ignore l'ordre des buts vers lesquels tend la vie sociale ? » ([^8])
Il écrit encore : « A ceux qui défendent la neutralité de l'Économie politique en s'appuyant sur le mécanisme impersonnel et objectif du marché qui ignore les fins sociales, on objecte justement qu'en laissant jouer le marché, on finit toujours par préférer certains buts et par en négliger d'autres \[I. Clark J.-M. *Alternative to Serfdom*, New York, 1948\].
« Ce que Schumpeter a écrit, dans un de ses derniers articles publiés avant sa mort \[Schumpeter, « Science and Ideology », in *Amer. écon.* *R.,* 1950\], me semble tout particulièrement plein de sens. Contrairement à la prétention d'exclure toute pré-conception chez le chercheur, il reconnaît que chacun de nous porte en lui-même, en abordant les recherches, de nombreuses idéologies, c'est-à-dire des idées qu'il a tirées du milieu social où il a vécu. Les idéologies et les préventions idéologiques foisonnent dans la science économique. On trouve des éléments idéologiques non seulement dans les trois constructions les plus importantes de la pensée économique, celles de A. Smith, de Marx et de Keynes, mais on les rencontre continuellement dans les contributions des économistes.
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Quelques-unes de ces « préventions » sont partagées par la majorité des économistes, comme, par exemple, en ce qui concerne le monopole et les accords monopolistiques entre entreprises. Sur le même plan des idéologies et des intérêts de groupes, se trouvent les jugements de valeur, qui sont par leur nature des idéologies ([^9]). »
Ici, à dire vrai nous sommes sur un terrain un peu différent. Car Francesco Vito se contente d'observer, comme fait Schumpeter, que tous les économistes, qu'ils le veuillent ou non, font baigner leur science dans une certaine philosophie. Mais cette observation n'est pas moins intéressante que la démonstration qu'on peut faire de sa nécessité. Elle est un élément de cette démonstration.
Il est à noter que les sciences pures elles-mêmes n'échappent pas aux présupposés philosophiques. Le nier, c'est, en réalité, confesser encore une religion : celle de la Science. Un grand savant, Michel Polanyi (prix Nobel, sauf erreur) a émis sur ce point -- dans Science, *Faith and Society* et dans ses *Gifford Lectures* de 1951 -- des réflexions très remarquables auxquelles Bertrand de Jouvenel faisait récemment écho ([^10]).
« La recherche scientifique, écrit Jouvenel, postule des croyances de base qui sont implicites et que Polanyi s'est efforcé de formuler... Unis par ces croyances, les savants travaillent librement : mais la liberté du savant n'est pas une « liberté pour soi », elle est une liberté dans la poursuite du but extrinsèque à lui. L'archéologue, parvenu sur son lieu de fouille, n'est pas libre de faire ce qui lui chante, mais de procéder à sa fouille comme il le juge bon par rapport à la fin poursuivie, qui est la mise au jour. S'il cesse de mettre sa liberté au service de cette fin, il cesse aussi d'appartenir à la République \[des Sciences\]. »
Bertrand de Jouvenel cite le passage suivant de Michel Polanyi : « La communauté scientifique est unie et ses affaires sont gérées, sur la base de croyances fondamentales acceptées par tous. Ces croyances peuvent être regardées comme formant la charte de cette république et l'incarnation de sa volonté générale. La liberté scientifique consiste dans le droit de poursuivre l'exploration sur la base de ces croyances et selon les canons du monde savant. »
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Il ne s'agit pas là d'une vue de l'esprit, moins encore d'un paradoxe. « ...Voilà quelques années, dit Polanyi, il y eut une période où il était facile de faire imprimer dans les publications savantes un compte rendu prétendant à la transmutation d'éléments chimiques par les procédés de laboratoire ; aujourd'hui comme auparavant la chose serait difficile, sinon impossible. »
« Des millions, dit encore Polanyi, sont dépensés annuellement pour l'avancement de la science par des autorités qui ne donneraient pas un sou pour des recherches d'astrologie ou de sorcellerie : c'est que nous sommes engagés dans certaines croyances sur la nature des choses... C'est pour l'avancement dans la ligne de ces croyances que la recherche scientifique est soutenue. »
Dans tous les domaines, jusques et y compris dans le domaine des sciences apparemment les plus objectives, voire les plus abstraites, nous agissons et nous pensons a partir de postulats fondamentaux qui sont des croyances. Pourquoi la foi chrétienne, aurait-elle seule la fortune d'être refusée comme postulat ?
\*\*\*
Science des fins et des moyens dans la lutte engagée par l'homme contre la nature pour la dompter et l'ordonner, l'Économie politique est, de toute évidence, essentiellement philosophique.
Le libéralisme était une philosophie. Le marxisme en est une. Le cas du marxisme est, d'ailleurs, particulièrement frappant car son contenu théorique est exactement celui du libéralisme. Marx c'est Ricardo -- dans une perspective hégélienne. De telle sorte qu'on pourrait dire également, soit que le capitalisme et le communisme sont aux antipodes l'un de l'autre, soit qu'ils sont une seule et même chose. Ce qui les distingue, et les oppose, c'est la philosophie.
Peut-être arguera-t-on que si la philosophie seule distingue le capitalisme du communisme, c'est qu'il y a donc bien une réalité économique objective, qui serait justement la matière de la science pure. Au plan de la logique on peut en discuter. Mais dans les faits on voit mal à quoi correspondrait ce résidu théorique, cette quintessence abstraite. Mieux vaut dire que toute doctrine économique, comme tout complexe de faits économiques, se heurte toujours à des constantes macroscopiques, de l'ordre statistique ou causal, sur lesquelles un désaccord profond n'est guère concevable. Encore une fois, l'inflation fait monter les prix ; elle les fait monter au XX^e^ siècle comme elle les faisait monter au XVI^e^, elle les fait ou les ferait monter en U.R.S.S. comme aux U.S.A.
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Mais l'ordre de cette matérialité ne met nullement en question l'ordre supérieur d'une science économique complète, tant au plan pratique qu'au plan spéculatif. Comment en douter, en 1952, quand la variété des idées et des faits éclaire aussi vivement les leçons de l'Histoire humaine que le XIX^e^ siècle s'est obstinément refusé à comprendre ?
L'influence de la pensée sur la réalité économique peut aller beaucoup plus loin qu'on ne serait tenté de le croire de prime abord. Je voudrais le montrer par le rapprochement de deux textes tout-récents.
Dans la revue « Esprit », de janvier 1952, on lit les lignes suivantes, signées de M.D. Chenu : « Le travail aujourd'hui n'a plus *seulement* pour but de nous faire gagner notre pain ; il crée en quelque sorte de l'énergie sociale, immédiatement au service de l'entière humanité. Et, dans sa misère, l'ouvrier a une conscience confuse, sous ses amères revendications, de cette admirable efficacité, comme l'a aussi, dans sa loyauté désintéressée, le grand chef d'entreprise. Produire aujourd'hui ne peut ni ne doit plus être pour le seul profit, profit élémentaire du gagne-pain quotidien, profit capitaliste grossièrement démesuré ; produire s'étend, au-delà, aux fins humaines de la promotion individuelle et collective, dans une économie de service et de besoins. Les « dogmes » de l'industrialisme libéral sont mis en échec... ([^11]) »
Comme pour répondre aux préoccupations du théologien français, le journaliste américain écrit dans *Post*, du 19 janvier 1952 : « ...La conception des relations qui existent entre l'Économie et la Société a changé du tout au tout. Le mot même de « capitalisme » a pris un sens nouveau. Naguère il exprimait un divorce presque complet entre le bien des affaires et le bien de l'économie -- voire même un irréductible conflit. Nous croyons maintenant qu'il doit y avoir harmonie entre la fin des affaires et le bien de la société, dans l'intérêt des deux...
« ...Il y a deux ans, bien avant la Corée, le président d'une de nos plus grosses aciéries demandait à quelques-uns de ses vice-présidents de chiffrer la capacité additionnelle de fabrication que sa société pourrait réaliser. Dans la lettre où il leur traçait ce travail, il disait : « Ne vous souciez pas d'établir vos chiffres en fonction de la capacité qui serait la plus profitable à notre société. Souciez-vous de savoir quelle est la quantité d'acier dont le pays a besoin pour être fort et prospère, et voyez alors la contribution que notre société peut fournir à la réalisation de cet objectif. »
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Ni le président, ni ses associés ne virent rien d'extraordinaire dans cette manière de faire... En fait, cette manière eût paru excentrique aux dirigeants de la même société il y a vingt-cinq ans, et elle eût été à peine concevable aux dirigeants d'il y a cinquante ans. Elle suppose qu'en réalité la politique qui profite à une aciérie déterminée est la même qui, en fin de compte, est productive et rentable pour le pays tout entier...
« ...Évidemment, \[nos nouveaux principes\] ne sont pas observés par tout le monde, pas plus que ne le sont les Dix Commandements. Certainement la nouvelle philosophie, comme toute autre philosophie, peut être utilisée par des coquins qui ne pensent qu'à leurs propres petits buts. L'important, c'est que nous en sommes venus à accepter un nouveau Credo. Nous croyons que l'homme d'affaires doit agir avec le sens de sa responsabilité \[sociale\] -- non pas simplement parce que c'est chose correcte, mais parce que ses propres affaires l'exigent. Nous ne croyons plus qu'il y ait une coupure entre ce que les affaires exigent un individu en tant que patron et, ce que la société exige de lui en tant que citoyen ([^12]). »
La convergence entre les deux pensées ([^13]) est frappante. Certes l'un raisonne en Français, l'autre en Américain ; l'un en théologien, l'autre en journaliste ; l'un en « travailliste », l'autre en « capitaliste ». L'éclairage des textes est très différent. Mais différences et, si l'on veut, oppositions à certains égards ne font que mieux mettre du relief, et l'orientation commune de l'intention et la même conviction qu'une économie de liberté (sinon libérale) peut être conçue autrement qu'animée par le profit et par la recherche égoïste du profit.
Toutes les missions de productivité reviennent des États-Unis en nous disant que « la productivité, c'est d'abord un état d'esprit ». L'Économie américaine toute entière, c'est d'abord un état d'esprit. Nous parlons volontiers du capitalisme américain ; il est substantiellement autre quel le capitalisme anglais du XIX^e^ siècle, et même autre que lui même il a cinquante, et cent ans. Les infrastructures ont changé certes, mais la philosophie aussi. « Nous avons un nouveau Credo », dit Peter F. Drucker. Du même coup, c'est une économie nouvelle. Elle arrive, au pays du *profit*, à se fonder sur le *service*. »
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Elle demeure capitaliste, et transforme, presque radicalement, le contenu du capitalisme. Qui pourrait croire encore que la « valeur » est une notion périmée de l'Économie politique ?
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Le Credo chrétien, s'il est vécu, la philosophie chrétienne, si elle est assimilée, ne peuvent pas ne pas déterminer une conception chrétienne de l'Économie politique.
Après le tour d'horizon que nous venons de faire, nul ne peut en douter.
Reste la question : s'il existe une conception chrétienne de l'Économie politique, *quelle est-elle ?*
C'est une autre question, qui exigerait un autre exposé. Je me contenterai de présenter deux ou trois observations simples sur ce sujet :
1° Il ne faut pas confondre le credo chrétien avec un autre credo, la ou les philosophies chrétiennes avec d'autres philosophies, le ou les comportements chrétiens avec d'autres comportements. L'erreur est fréquente. Par exemple, d'innombrables chrétiens ont professé candidement le libéralisme économique au XIX^e^ siècle, et même au XX^e^ ; ils ont propagé ce libéralisme, mâtiné de quelques idées sociales, en croyant très honnêtement avoir une conception chrétienne de l'économie. Aujourd'hui la même illusion se retrouve fréquemment à partir du marxisme.
2° Il ne faut pas demander au magistère de l'Église un enseignement économique. Les Encycliques nous instruisent de Dieu, de l'Homme et de la Société, indiquant seulement les directions où la pensée économique peut s'engager valablement. Le christianisme fait la société capable d'une économie chrétienne. L'économiste chrétien fait l'économie chrétienne.
3° Dans la mesure où les Encycliques touchent aux problèmes économiques (par la voie, normalement, de ce qu'on appelle les problèmes sociaux), elles doivent être lues et méditées avec le désir d'y chercher des indications précieuses pour la science économique. Elles ne doivent pas être négligées, ou interprétées au rebours de ce qu'elles disent expressément ([^14]).
Terminons en disant que la fin de l'époque libérale et le refus que nous devons opposer au marxisme nous invitent également à construire une philosophie économique digne de ce nom et des besoins du siècle. Il ne tient qu'à nous que ce soit une philosophie chrétienne.
Louis SALLERON.
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### La force des choses et la minute de vérité
par J.-B. MORVAN
BEAUCOUP D'ÉCRIVAINS CATHOLIQUES et de critiques « de droite » ont rendu à Simone de Beauvoir le grand service de lui constituer une personnalité pittoresque intermédiaire entre Philaminte et les héroïnes truculentes et inassouvies célébrées par les chansons d'étudiants. Je n'y contribuerai pas ; d'abord parce que je déplore hautement la naïveté extraordinaire d'un certain nombre de chrétiens d'humeur modérée et de lectures restreintes, qui ignorent apparemment que les thèses jugées scandaleusement nouvelles de Simone de Beauvoir traînaient depuis 1920 dans tous les journaux et revues de gauche. Le programme d'émancipation sexuelle de le femme était plus que suggéré dans les colonnes du quotidien « L'Œuvre », qui comptait parmi ses brillants rédacteurs un jeune agrégé de philosophie, aussi souvent courroucé à cette époque contre les bien-pensants qu'il l'est aujourd'hui à son micro contre l'existentialisme sartrien. Les « Hommes de Bonne Volonté » de Jules Romains, qui tentaient l'explication de toute une société par la sexualité, au point de prendre la forme d'une assez basse entreprise de diffamation, ne me scandalisent pas moins que les « Mandarins » de Simone de Beauvoir. Que des révérends pères émancipés ou des perruches soudain échappées de la lecture de Delly aient cru découvrir un monde nouveau, c'est assez humiliant pour l'esprit. Les livres de Simone de Beauvoir ne sont pas une initiation, ils sont un résultat.
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L'autre raison de ma prudence -- ou de ma discrétion c'est que le dernier de ses ouvrages, « La Force des Choses », me paraît important. Tout d'abord par son titre. Il correspond à une lassitude et à une déception ; le progressiste -- au sens large du terme -- qui consent à reconnaître la force des choses n'est pas un cas tellement fréquent. Non que je me frotte les mains et applaudisse à cette bienheureuse force des choses parce qu'elle réussit à accabler Simone de Beauvoir ; nous en avons pâti autant qu'elle, et de bien des manières. Nous sommes d'autant plus à l'aise pour évoquer cette force des choses (où se mêlent au poids de la brutale réalité nos erreurs, nos langueurs et nos visions) que Simone de Beauvoir claque les portes au nez de l'adversaire avec une conviction plus assurée que jamais ; elle a rangé quantité de gens parmi les « fascistes » et ne reviendra pas là-dessus. Elle s'est constitué un monde de valeurs doublé d'un univers de phobies, et ce diptyque représente aux yeux des intellectuels de tous pays, ou presque, l'image même de la France intellectuelle ; l'intellectuel français de droite est désormais rangé aux yeux des nations dans le nombre des tyrans. Cette conception, hautement et officiellement patronnée, est pourtant présentée comme la caractéristique d'un esprit libre et même d'un écrivain d'opposition. Il y a là une tartufferie durable. Nous ne « dialoguerons » pas avec Simone de Beauvoir. Mais nous pouvons en parler.
Avec le titre, retenons la phrase finale de ce dernier livre de souvenirs : « Cependant, tournant un regard incrédule vers cette crédule adolescence, je mesure avec stupeur à quel point j'ai été flouée. » En d'autres temps, de bonnes âmes n'auraient pas manqué de lui faire entrevoir le veau gras réservé aux enfants prodigues. Je ne me souviens pas de l'avoir lu nulle part. Signe des temps ? Un de mes amis transforme irrévérencieusement la parabole en sa conclusion : « Tu arrives trop tard, dit le Père, le veau est trop vieux et tu mangeras du bifteck. » Encore le bifteck que nous pourrions offrir à la jeune fille rangée devenue prodigue ne serait-il pas tendre. Simone de Beauvoir semble se faire des illusions quand elle dit : « Un communiste, un gaulliste, raconteraient autrement ces années ; et aussi un manœuvre, un paysan, un colonel, un musicien. » Je crains que la fameuse « force des choses » ne condamne tous ceux qui ont le loisir, l'envie ou l'obligation de se pencher sur leur passé, à raconter l'histoire des vingt dernières années à peu près de la même façon.
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Cela n'aurait pas été vrai il y a dix ans, et ne le sera plus quand dix autres se seront écoulées -- même peut-être pour Simone de Beauvoir elle-même. -- Vingt ans après, c'est le temps des vaches maigres de la pensée.
« Je suis objective, bien entendu, dans la mesure où mon objectivité m'enveloppe » dit-elle encore en sa notice. Nous pourrions plaisanter. Mais cette philosophie naïvement partiale va au-delà des partialités idéologiques. Il est vrai que nous sommes tous enveloppés dans un certain style, une certaine façon de voir et de raconter notre vie, qui ne va pas sans asservissement. Je ne ferai certes plaisir à personne en comparant la vision du monde de Simone de Beauvoir à celle de Brasillach en ses romans. On en pensera ce qu'on voudra, et je ne me propose ici que des approximations. Mais il me semble qu'un système cinématographique a pesé sur toute une génération dont les titulaires récents de la quarantaine sont les derniers représentants. Nous ne voulons perdre aucune séquence, aucun figurant, et l'accélération du récit rend plus inhumaine encore cette collection d'images pressées et souvent réduites à l'insignifiance. Nous nous proposons de revivre le passé de la même manière que nous l'avons vécu. L'entreprise est vaine.
J'ai lu « les Mandarins », en leur temps, et n'en pense aucun bien. A ce propos les étonnements de Simone de Beauvoir n'ont pas fini de m'étonner, et je comprends mal son irritation à se voir transformée en personnage obscène environné de ricanements grivois. Je ne pense pas que les peintures érotiques soient capables de provoquer d'emblée chez qui que ce soit un affinement de la pensée et une sereine méditation philosophique. L'érotisme pénible des « Mandarins » présentait un autre caractère : il constituait une sorte de mensonge philosophique, de vice de méthode. C'était le seul moyen de donner l'impression vraie du temps, de le montrer à certains moments plus ralenti, plus indépendant de la course folle imposée par la « force des choses » ; paradoxalement, c'était la recherche d'une solitude propice aux réfractions nécessaires de la pensée, l'oraison, du diable. Dans « La force des choses », ce thème se réduit à l'évocation de bavardages, de propos entendus au hasard des voyages, et généralement puérils. Les attaques du temps, implacables et répétées, sont sans rémission pour l'individu isolé, livré à cette solitude sur ce que Montaigne appelait les avenues de la vieillesse.
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Il ne sert à rien de tricher à certains moments et de déplacer les aiguilles sur le cadran. Il faut échapper au mécanisme, si dans ce monde trop peuplé, la hâte des événements contraint finalement à ne rencontrer personne. On a âprement -- et justement -- critiqué le tohu-bohu des personnages, le langage hâtif et le style de reportage de bien des passages du livre. Encore faudrait-il se rendre compte d'une certaine ressemblance entre cette vision et l'ambiance psychologique de notre temps. On ne peut consentir, plus ou moins explicitement, à tout le reste et reprocher à l'auteur de ne pas avoir fait de la pâtisserie littéraire. Une autre rédaction de ses souvenirs eût exigé une vision philosophique différente.
Les alcools divers ingurgités par l'auteur sous toutes les latitudes, la disparition accélérée et implacable des paysages dont Simone de Beauvoir ressent pourtant la fugitive splendeur, tels sont les signes extérieurs de faillite d'un humanisme qui ne sait où se prendre. La pitié devant la misère, l'angoisse devant la maladie nous permettraient parfois une communion de pensée si nous ne pensions pas que les méthodes de vie prônées par Simone de Beauvoir recèlent la possibilité d'autres souffrances. La quête assoiffée des révolutions est une passion qui empêche d'entrevoir qu'une révolution est une guerre : on dirait que sous sa plume, les guerres révolutionnaires deviennent des guerres sans victimes ! L'âme progressiste est une pendule aux ressorts trop dociles et trop bien huilés : les certitudes progressistes et révolutionnaires continuent à s'imposer dans « La Force des Choses » avec une autorité indiscutée. On dirait que la conception de la vie s'y teinte d'une assurance pédagogique qui aurait changé d'objet, et que l'auteur, à la fois maître et élève, est incapable d'échapper aux principes de son propre enseignement. Du moins s'agit-il de l'auteur en tant qu'il vit, ou revit les événements ; mais on pressent un fait nouveau. Dans les pages finales, un arrêt nécessaire, un instant de contemplation impose un rythme différent, et une angoisse différente des indignations ou des douleurs précédemment éprouvées -- une angoisse où l'idée de la durée aurait réussi à rentrer.
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Dans les mémoires, l'horloge marche à l'envers, varie son rythme. Aussi je ne crois pas que ces souvenirs soient des « Mémoires ». L'heure va peut-être venir pour Simone de Beauvoir : « Mais non, rien n'aura eu lieu. Je revois la haie de noisetiers que le vent bousculait et les promesses dont j'affolais mon cœur quand je contemplais cette mine d'or à mes pieds, toute une vie à vivre. » Cette heure pourrait être celle du silence désespéré, ou du détachement à la manière de Renan : je ne crois pas que Simone de Beauvoir la vive ainsi. « Pourtant je déteste, autant qu'autrefois m'anéantir » dit-elle. Ce cri est respectable ; mais la découverte d'un certain parallélisme de vie et de la méditation sur la vie, que Chateaubriand sut découvrir assez tôt, n'implique nullement un abandon de l'existence concrète, et le repli résigné vers le coin du feu où l'on tisonne les souvenirs. Cette dimension nouvelle permettra peut-être à l'auteur de s'apercevoir de quelques présences, de quelques existences qui, elles non plus, ne veulent pas s'anéantir ; et qui sait, elle s'interrogerait un jour sur leurs raisons profondes que nous n'en serions pas tellement étonnés. Quand on commence à envisager la vie autrement que comme l'échiquier révolutionnaire où un pion chasse l'autre, quand on est amené à se concevoir soi-même comme sujet à des interrogations différentes de celles que la dialectique première avait pu prévoir, alors on peut se trouver amené à opérer dans le bloc massif des « fascistes » d'étonnantes distinctions ; et finalement à se sentir moins totalement « floué ».
Nous ne pouvons offrir à Simone de Beauvoir, ni a aucun de ceux qui feraient la même expérience, un palais magique de satisfactions. Ce monde décevant, multiforme, planétaire et accablant qu'elle parcourt inlassablement, au gré d'un rythme oppressé, il est, il a été aussi le nôtre mais nous, chrétiens, nous savions que nous serions floués. Nous croyons au péché originel et nous n'ignorons pas que la philosophie de l'engagement présentait une faille et une difficulté première : l'homme, divisé dans le principe, ne s'engage qu'incomplètement. Il est admirable qu'au moment où des théologiens sonores nous conjurent d'épouser notre siècle, Simone de Beauvoir revient méditer devant la haie de noisetiers. « Pyrrhus et Cinéas ? » Nous ne pouvions être absolument ni Pyrrhus le naïf, ni Cinéas le prudent. L'Épire n'est pas le pays où l'on rit toujours. « Vous êtes embarqué » dit Pascal. Et nous nous sommes embarqués, quitte à nous trouver en face des mitrailleurs justiciers chers à Simone de Beauvoir.
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Mais nous nous sommes embarqués, comme Dona Prouhèze, en laissant au départ un soulier au mur des ex-voto. Rien ne nous donne la calme assurance d'être protégés des discordances du monde. Nous n'avons pas cru à la mine d'or, mais nous ne reprocherons jamais à notre adolescence d'avoir été crédule ; chacun a sa part de crédulité, mais la nôtre se trouvait à l'ombre, d'une croyance qui nous imposait, en quelque sorte, à l'origine, d'écrire nos mémoires en même temps que nous étions les acteurs d'un film. La haie de noisetiers, nous savions bien qu'il faudrait y revenir : autant qu'elle restât présente, comme un écran, sinon de prudence, du moins de sagesse.
Nous... Non point un certain nombre d'hommes classés à droite apparemment décidés à imposer avec une persévérance masochiste, une conception élémentaire de leur idéal, d'une insolence aussi agaçante que forcée, ou d'une brutalité paradoxale. Mais ce n'est pas la lecture de Simone de Beauvoir qui nous détournerait d'une telle attitude ; elle y inciterait plutôt. Nous préférons penser que « La Force de l'âge », reléguera dans le monde des inutilités tous ces homosexuels, ces tueurs cosmopolites, ces drogués, dont Simone de Beauvoir a cru les présences bavardes et agitées trop nécessaires à sa vie. Le véritable moyen d' « épouser son temps » ne consiste pas à le concevoir comme un bloc-notes fébrilement rédigé, mais à recourir à des principes de compréhension qui peuvent en apparence en être fort éloignés.
Jean-Baptiste MORVAN.
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### Le scandale de Paris
par PEREGRINUS
NOUS AVONS précédemment exposé ici, il y a deux mois ([^15]), que le Saint-Siège, inquiet d'une certaine pénétration du communisme dans le catholicisme français, avait demandé au Nonce à Paris de faire connaître à l'Épiscopat et aux Supérieurs majeurs des religieux résidant en France une Note circonstanciée de dix pages sur l'un des instruments de cette pénétration communiste : le mouvement Pax. Cette Note, le jeudi dans l'octave de la Pentecôte, comme nous l'avons dit, fut effectivement adressée par le Secrétariat de l'Épiscopat à ses destinataires.
Concernant l'emprise du mirage communiste sur une partie du catholicisme français, il s'est passé autre chose d'important, au mois de janvier. Aux assises dites « Semaine de la pensée marxiste », organisées par le Parti communiste, deux religieux ont pris part, le P. Jolif et le P. Dubarle ([^16]) ; et, selon les dispositions d'une certaine « pastorale nouvelle » et d'une conception intégralement moderniste de l'AGGIORNAMENTO, ce n'est pas en contradicteurs qu'ils y ont pris part. Selon une information publiée par *Le Monde* le 23 janvier, c'est « *avec l'accord du cardinal Feltin *» ([^17]) que ces deux religieux ont apporté leur participation bienveillante, en esprit de « dialogue », à ces assises organisées par le Parti communiste.
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Avant d'examiner l'exacte portée de cette participation, il convient de rappeler que ce scandale public n'est pas absolument sans précédent à Paris.
Le 19 mai 1963, le P. Liégé était participant et même « rapporteur » aux « États généraux » organisés à Saint-Ouen par le Mouvement communiste de la Paix (il s'agit du Mouvement de la Paix qui, dans les conditions qui ont été analysées dans cette revue ([^18]), *a été fondé et lancé par Staline*). *L'Humanité* du 20 mai, *Témoignage chrétien* du 31 mai et les *Informations catholiques internationales* du 1^er^ juin ont publié toutes les informations souhaitables sur cette participation active ([^19]). A ces États généraux du Mouvement communiste de la Paix, le P. Liégé avait dit : « *Nous déclarons que nous sommes venus ici sans méfiance. Nous déclarons que nous nous faisons confiance les uns aux autres par-delà nos différences d'horizon.* » A ces États généraux du Mouvement communiste de la Paix, le P. Liégé avait dit en outre : « *Que rien ne soit fait qui pourrait ruiner notre unité d'aujourd'hui, qui pourrait faire renaître entre nous des méfiances et des soupçons. Que rien ne soit fait qui puisse nous séparer.* » Le P. Liégé avait donc trouvé l' « unité » avec les communistes et il voulait en être « inséparable ». C'est le même P. Liégé qui un peu partout dans le catholicisme français -- dans le clergé régulier et séculier -- est chargé de donner des cours de « pastorale nouvelle ». On voit qu'il n'est pas seulement un théoricien apprécié, mais qu'il joint le geste à la parole, qu'il met ses idées en pratique, qu'il prêche aussi par l'exemple.
Cependant, au mois de mai 1963, il n'avait pas été précisé, du moins publiquement, « avec l'accord » de qui le P. Liégé avait « posé un acte » aussi mémorable.
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Un certain parallélisme, une certaine simultanéité doivent être notées au passage.
On pourrait croire que ceux qui se jettent dans les bras du communisme le font par charité mal entendue, par tempérament débonnaire. Point du tout : ils sont *d'autre part* des violents. Ils sont débonnaires en face du communisme, violents contre les adversaires du communisme.
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Le P. Liégé est ce religieux qui a profondément troublé et bouleversé le catholicisme français et le catholicisme canadien par ses campagnes d'une violence extrême dénonçant « *les intégristes* » comme les « *pires ennemis de l'Église* » et désignant nommément, au premier rang des pires ennemis, *La Cité catholique* et Jean Ousset.
Même simultanéité en ce qui concerne les *Informations catholiques internationales*. La direction de cette publication, qui D'UNE PART était si... « débonnaire » à l'égard des agents communistes en France du mouvement *Pax* (de la manière qui est dite dans la Note du Saint-Siège à l'Épiscopat français), était D'AUTRE PART à la pointe du combat le plus violent contre Jean Ousset, contre *La Cité catholique*, dénoncés par ses soins à la répression du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, notamment dans son soi-disant dossier sur « le national-catholicisme ».
Il ne faut pas omettre cette simultanéité si l'on veut situer orientation réelle, pratique, nullement débonnaire, de cette attitude « bienveillante » à l'égard du communisme.
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Revenons à janvier 1964. La « Semaine de la pensée marxiste » s'est ouverte par un discours de Jacques Duclos, membre du Secrétariat du P.C.F., et s'est terminée par un discours de clôture de Roger Garaudy, membre du Bureau politique du P.C.F. : ce n'était pas la réunion d'une académie de philosophes, c'était une réunion de propagande du Parti communiste. Un communiste marxiste tel qu'Henri Lefebvre, professeur à la Faculté des Lettres de Strasbourg et auteur de nombreux ouvrages sur le marxisme-léninisme, a pu écrire dans *Le Monde* du 29 janvier qu'en ces « Semaines de la pensée marxiste « (c'est la troisième du genre) « la connaissance reste soumise à la tactique politique » et que « le compromis entre la science et la propagande penche toujours en faveur de cette dernière ». Autrement dit, du point de vue de la pensée, ces « Semaines » sont jugées méprisables et sont méprisées par les penseurs du marxisme-léninisme : ils voient clairement -- eux -- qu'il ne s'agit en l'occurrence ni de pensée, ni de science, mais de politique, de tactique, de manœuvre, de propagande.
Et c'est à ce niveau misérable que le P. Dubarle et le P. Jolif ont apporté leur présence, leur participation et leur concours au « marxisme »...
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Roger Garaudy, membre du Bureau politique du P.C.F., a pu déclarer dans son discours de clôture (*Humanité* du 27 janvier) :
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« Pour la première fois, nous avons pu obtenir la participation de deux prêtres catholiques éminents. C'est un événement de grande signification : lorsque le R.P. Dubarle admet la valeur du matérialisme scientifique et les possibilités d'un approfondissement commun de sa dialectique interne, lorsque le R.P. Jolif dégage les valeurs immanentes à la conception matérialiste de la morale, lorsque l'un et l'autre montrent qu'en dépit de conceptions dernières, irréductibles, chrétiens et marxistes, catholiques et communistes peuvent travailler à l'élaboration d'un humanisme commun, sur le plan de la science, de la morale, de l'histoire, en un mot de l'organisation d'un monde créant à l'homme les conditions proprement humaines de sa vie, nous pensons qu'une étape nouvelle est franchie et qu'au temps de la croisade et de l'anathème succède le temps de l'émulation, le temps de l'humain... C'est un événement d'importance nationale. »
C'est même un événement d'importance *internationale*.
Dans tous les pays où des chrétiens sont persécutés par le communisme, dans tous les pays où, des chrétiens, au prix de leur liberté ou de leur vie, résistent au communisme, la propagande leur raconte ce qui s'est passé à Paris. Dans un pays libre, sans contrainte policière pour les y amener, des « prêtres catholiques éminents » sont venus participer aux assises « marxistes » organisées par le Parti communiste. Ils ont manifesté, selon la conclusion que Garaudy tire à bon droit de leur participation, que « *catholiques et communistes peuvent travailler à l'élaboration d'un humanisme commun,* peuvent travailler ensemble à « *l'organisation d'un monde créant à l'homme les conditions proprement humaines de sa vie* ». Ces chrétiens, ces catholiques persécutés en Pologne, en Hongrie, en Tchéco-Slovaquie, vont se sentir alors un peu plus abandonnés encore, un peu plus écrasés dans la nuit.
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Au demeurant, la situation des prêtres à l'égard de la politique et des partis politiques est devenue tout à fait curieuse à Paris.
On sait que l'autorité ecclésiastique les a formellement invités à refuser leur participation aux réunions et manifestations organisées par des partis politiques.
Une règle, bien sûr, peut comporter des exceptions.
Toutefois, il est pour le moins surprenant de constater que *la seule exception connue à ce jour soit en faveur du Parti communiste.*
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Il arrive que le public catholique ne comprenne pas très bien tout ce qu'on lui raconte sous le nom de « pastorale nouvelle », « ressourcement », « collégialité », « aggiornamento », « prophétisme », etc. Chacun de ces termes a évidemment un sens légitime. Mais un certain contenu, qui leur est donné dans un certain contexte et dans une certaine intention, est manifestement *moderniste* au sens de saint Pie X. Qu'est-ce que le modernisme ? Le public catholique ne le sait pas très bien et souvent ne sait pas comment en juger théoriquement. Il peut du moins en juger pratiquement : *Vous les reconnaîtrez à leurs fruits*. Ils vont au communisme cela du moins est clair. La conception de l'AGGIORNAMENTO par laquelle le Parti communiste *est le seul parti* politique à bénéficier du concours bienveillant de « prêtres éminents » est une conception intégralement moderniste : et là, le gens commun comprend, le sens commun se révolte ; comme il se révolte devant l'accueil que les mêmes secteurs du catholicisme ont fait aux calomnies contre Pie XII lancées par *Le Vicaire* ou à son occasion. Les discussions théoriques peuvent bien paraître embrouillées, confuses, ésotériques. Quand il s'agit de faire ce que le charabia en usage appelle « *poser un acte* », et que cet acte est « posé » en faveur du Parti communiste, alors tout redevient fort net.
Ils vont au communisme. Ce n'est plus un « glissement », comme on disait naguère. C'est une chute libre uniformément accélérée. C'est un effondrement : un effondrement pratique qui est le test irrécusable d'un effondrement de la pensée -- *pour ne pas dire plus*.
PEREGRINUS.
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### Les chrétiens en U.R.S.S.
par A. TROUBNIKOFF
archiprêtre orthodoxe
ON SAIT que l'Église orthodoxe russe compte à Elle seule plus de la moitié des orthodoxes du monde entier
D'autre part, le grand public, est régulièrement informé par la presse, tant spécialisée que d'information, des faits se rapportant à l'Église Orthodoxe en U.R.S.S.
Tantôt le public a connaissance d'actes de véritable persécution, actes qui tous sont en contradiction avec les diverses déclarations des droits de l'homme et autres chartes internationales établissant les droits des êtres humains.
Tantôt ce public lit des déclarations de nombreux délégués de l'Église Orthodoxe de l'U.R.S.S. dans le monde libre, déclarations affirmant que cette Église est libre, que ses rapports avec l'État sont excellents et même meilleurs qu'ils ne l'étaient au temps de l'Empire des Tsars.
Les personnes qui approfondissent le problème de l'Église en U.R.S.S. apprennent que la Foi y est vivante, qu'il y a une Résistance religieuse, une Église clandestine.
Divers périodiques, en français, russe (émigrés), anglais, allemand publient des articles documentés traitant de tel ou tel aspect de cette Église. Mais le grand public ne peut pas prendre connaissance de tous ces articles et de ce fait une vue générale sur l'Église en U.R.S.S. lui manque.
Enfin l'orthodoxie étant encore mal connue en Occident, certaines manifestations de sa vie exigent, pour être comprises, des commentaires.
Ainsi un ouvrage sur l'Église en U.R.S.S. était nécessaire.
L'A. du livre *Les chrétiens en U.R.S.S.* ([^20]) appartient à la jeune génération issue de l'émigration russe. Petit-fils d'un publiciste connu et respecté, il est agrégé de l'Université. Dans l'avertissement, il écrit que le but de l'ouvrage est « de donner en toute objectivité un tableau de la vie des chrétiens en U.R.S.S. » et que ses « sources d'informations sont à quelques rares exceptions près toutes d'origine soviétique ».
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La formation scientifique de l'A. et son désir d'être objectif ; le crédit dont jouissent les Éditions du Seuil, nous donnaient de grands espoirs à la vue du livre. Notre désenchantement n'en fut que plus grand. Ce qui plus est, ce désenchantement se transformait à la lecture de certains chapitres en une émotion indignée.
Que l'Église ait été persécutée et le soit encore, l'A. le dit bien. Il cite des faits, des chiffres. Mais toute persécution provoque dans l'Église des réactions diverses. L'Église se glorifie de ses martyrs et de ses confesseurs, mais Elle connaît aussi des « sacrificati » des « thurificati » des « libellatici », sans compter les renégats. Des Conciles locaux, comme celui de Rome en 251 convoqué par le Pape Corneille et celui de Carthage en 254 convoqué par saint Cyprien, ont jugé ceux qui ont estimé pouvoir « pour le bien de l'Église » jouer le double jeu. (Les « sacrificati » étaient ceux qui lors de la persécution de l'an 250, demandèrent à faire des sacrifices aux dieux, les firent, bénéficièrent d'un reçu qui les mettait en règle vis à vis de l'administration, puis sont venus se repentir ; les « thurificati » étaient ceux qui demandèrent à faire des sacrifices, puis achetèrent le reçu, sans avoir sacrifié, et les « libellatici » étaient ceux qui sans faire de demande ni de sacrifices, ont obtenu le reçu en l'achetant. Voir à ce propos *L'Église des Apôtres et des Martyrs*, par Daniel-Rops, Édit. Fayard 1948, pages 429 à 447, ainsi que la « Lettre des Églises de Lyon et de Vienne aux Églises d'Asie et de Phrygie » dans le vol. 2 de la collection Ictus, « L'Empire et la Croix » ; ou encore cette lettre en édition séparée chez Vitte, Lyon 1936 et celle de Jouassard, Lyon 1949.)
Plus près de nous, que l'on se reporte en France à septembre 1790, lorsque l'Assemblée enjoignit aux évêques et aux prêtres de prêter serment à la Nouvelle Constitution. « Il y eut alors en France deux clergés : le clergé constitutionnel ou assermenté composé de prêtres... ambitieux et aussi de timides et de naïfs » qui désiraient « un peu de sécurité, un peu de liberté pour servir les âmes » et le clergé non assermenté ou réfractaire qui « donna pendant toute la révolution l'exemple de vertus chrétiennes ». (V. n'importe quelle Histoire de l'Église. Quant à nous, nous avons sous les yeux le tome VI de l'*Histoire de la Nation Française*, de Gabriel Hanotaux, tome consacré à l'*Histoire religieuse*, par G. Goyau.)
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D'autre part, si l'Église Orthodoxe Russe fut en 1917 la première victime du communisme d'autres Églises Orthodoxes et catholiques ont depuis été victimes de ce communisme. Les catholiques ont connu la persécution sanglante en Espagne durant la guerre civile et tout près de nous, les cas de NN.SS. Chou Chi Shin et Boisguérin, en Chine, ainsi que de prêtres, religieux et religieuses martyrisés. Tous ces faits devraient faciliter la compréhension, par analogie, des problèmes et drames de l'Église Orthodoxe en U.R.S.S.
Idéologiquement, le communisme fut condamné dans le sein de l'Église Orthodoxe par le Patriarche Tikhon le 19 janvier 1918. Le texte du mandement patriarcal est à mettre en parallèle avec l'encyclique de S.S. le Pape Pie XI du 19-3-37 et le décret du Saint-Office du 1-7-49.
Or, que trouvons-nous dans l'œuvre qui se voulait objective, de Nikita Struve ?
Elle comporte beaucoup de faits exacts, d'estimations statistiques défendables, de vues et d'explications justes. Mais en de très nombreuses pages nous constatons une nette tendance à arrondir les angles, à camoufler, à passer sous silence un texte important ou à en donner une interprétation très personnelle. Nous relevons aussi des affirmations n'ayant aucun fondement, des accusations calomnieuses de schisme et des offenses injurieuses à la mémoire des saints martyrs dont l'Église Orthodoxe se glorifie.
En Histoire, collectionner des documents ne suffit pas encore faut-il savoir les lire. Un écrivain est libre d'interpréter les faits selon ses conceptions philosophiques et politiques mais « *ce n'est jamais le droit de personne de jeter le discrédit sur les autres en ne se référant qu'à soi-même ou à des témoignages incontrôlables* ». D'autant plus lorsqu'il s'agit de l'Église et de Ses martyrs.
Nos lecteurs catholiques aussi bien qu'orthodoxes savent que verser dans un schisme est un des plus grands péchés qu'un chrétien peut faire car c'est se séparer de l'Église.
Lorsqu'arrivent les derniers instants de la vie d'un chrétien orthodoxe on lit sur lui une prière dont nous relevons quelques passages : « ...Reçois Seigneur Dieu... Ton serviteur, notre frère... (on cite le prénom), qui se présente à Toi, pardonne-lui... accorde-lui... car quoiqu'il ait péché il ne s'est pas écarté de Toi. » La Pholicalie (recueil de préceptes, pensées, faits et actes des Pères) livre en grand honneur dans l'Église Orthodoxe, cite le fait suivant :
« On raconte concernant l'abbé Agaphon ce qui suit. Certaines personnes, ayant entendu parler de sa grande sagesse, sont venus à lui. Désireux de l'éprouver et savoir si il est capable de se fâcher, ils lui disent : Agaphon, nous avons entendu dire que tu es un fornicateur et un orgueilleux. Et Agaphon répondit : Oui cela est vrai. Et ceux qui étaient venus à lui, lui dirent alors : Toi Agaphon tu es un radoteur et un calomniateur. Il répondit : je le suis. Et on lui dit encore : Agaphon tu es hérétique.
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Il répondit à cela : Non je ne suis pas hérétique. Alors on lui demande : Dis-nous, pourquoi n'as-tu pas réfuté les premières accusations et tu n'as pas supporté la dernière. Il leur répondit : J'ai reconnu les premiers vices car cette reconnaissance humiliante était utile pour mon âme. Mais être hérétique signifie être séparé de Dieu et, me séparer de Dieu, cela je ne le veux pas. Ayant entendu cela, ils s'émerveillaient de la sagesse de l'abbé et ils le quittèrent ayant reçu une leçon sanctifiante. » (Traduit de *Récits et faits mémorables des saints et bienheureux Pères*, 4^e^ édition, St-Petersbourg 1871 ; le récit se trouve aux pages 39 à 41)
Passons à l'examen de quelques-uns seulement des faits que nous reprochons à l'auteur.
Interprétation personnelle non justifiée.
Pages 24 et 25, parlant du mandement patriarcal du 19 janvier 1918, par lequel, comme nous l'avons indiqué plus haut, le communisme était anathématisé, l'auteur après en avoir cité quelques lignes et indiqué que cet anathème avait soulevé l'enthousiasme des fidèles et qu'il ne fut jamais rapporté, estime possible d'écrire : « Mais on peut soutenir valablement qu'il ne nommait pas expressément les communistes et ne visait que ceux qui au début de la Révolution s'étaient rendus coupables d'actes meurtriers. » Or la teneur de ce message qui, ajoutons-le, fut contresigné le 20 janvier 1918 par le Concile, est la suivante :
« L'humble Tikhon, par la grâce de Dieu patriarche... à tous les bien-aimés dans le Seigneur... de la Sainte Église orthodoxe de Russie, « Daigne le Seigneur nous arracher au mauvais siècle présent » (Gal. 1-4). C'est une époque pénible que traverse maintenant la Sainte Église... : les ennemis déclarés ou clandestins de la vérité du Christ persécutent cette vérité et s'efforcent de faire périr l'œuvre du Christ...
Les commandements dit Christ sur l'amour du prochain sont oubliés et méprisés ; chaque jour nous parviennent des échos d'horribles et cruels massacres... avec... une cruauté sans merci...
Tout ceci fait déborder notre cœur d'une tristesse profonde et douloureuse et nous contraint à s'adresser à ces rebuts du genre humain par des paroles redoutables d'accusation et de censure, conformément au précepte de l'Apôtre, 4 Ceux qui pèchent, reprends-les devant tous, afin que les autres éprouvent de la crainte » (I. Tim. V-20).
Faites retour sur vous-mêmes, insensés, cessez vos massacres. Ce que vous faites n'est pas une œuvre de simple cruauté : « est véritablement l'œuvre de Satan pour laquelle vous méritez le feu éternel après la mort et la terrible malédiction des générations futures ici-bas. Par l'autorité à nous donnée par Dieu, nous vous interdisons d'approcher des Mystères du Christ, nous vous anathématisons, si toutefois vous portez encore des prénoms chrétiens et, ne fût-ce que par votre naissance, appartenez à l'Église Orthodoxe.
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Quant à vous, fidèles enfants de l'Église Orthodoxe du Christ, nous vous adjurons de ne pas entrer en quelque communion que ce soit avec de pareils rebuts du genre humain : *retranchez le méchant du milieu de vous* (I Cor. V-13).
Les persécutions atteignent également avec une extrême cruauté la Sainte Église du Christ : les sacrements... les temples saints... sont ou bien détruits... ou bien pillés et profanés... les saints monastères vénérés... les maîtres des ténèbres de ce siècle s'en emparent ; les écoles... (sont) converties en écoles d'athéisme. Les biens... Enfin le pouvoir qui a promis... ordre, droit, justice... fait uniquement preuve... d'arbitraire éhonté et d'une absence \[de scrupules\] sans bornes a l'égard de tous et plus particulièrement à l'égard de la Sainte Église.
Jusqu'où iront ces outrages...
Nous vous invitons tous, enfants croyants et fidèles de l'Église : levez-vous pour la défense de votre sainte Mère que l'on outrage et opprime aujourd'hui... Et s'il faut souffrir pour la cause du Christ nous vous invitons, enfants bien aimés de l'Église, à souffrir avec nous... Quant à vous, frères, évêques et pasteurs, sans différer... invitez avec zèle ardent vos ouailles à défendre les droits de l'Église orthodoxe... » (v. texte complet dans cahier N° 7/8, d'avril-sept. 1950 de *Économie et Humanisme*).
Comme nos lecteurs peuvent s'en rendre compte, l'anathème se rapporte d'une façon catégorique et très nette à ceux qui persécutent l'Église. Depuis 1918 et à ce jour, l'Église fut persécutée. Et on demeure perplexe devant l'affirmation de l'auteur que cet anathème ne vise que « ceux qui au début... », c'est-à-dire qu'il aurait un effet uniquement rétroactif.
Fausse citation d'un texte.
Page 29, l'auteur indique que le Patriarche « donna toute faculté aux évêques qui se trouvaient dans les territoires contrôlés par les Blancs d'administrer leurs diocèses de façon autonome » (arrêté du 20 nov. 1920). Or le texte dit tout autre chose :
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« Dans le cas où, à la suite de la ligne de front militaire, de changement de frontières d'État ou de quelque autre raison, un diocèse se trouve sans liaison avec l'Administration Supérieure de l'Église, ou que l'Administration Supérieure de l'Église avec le Patriarche à sa tête cesse pour une raison quelconque son activité d'administration supérieure, les Ordinaires entrent immédiatement en liaison avec les autres Ordinaires voisins à l'effet de former un échelon administratif supérieur pour plusieurs diocèses se trouvant dans des conditions similaires. »
Ce texte a son importance car il est à la base de l'organisation actuelle de l'Église Orthodoxe libre russe, roumaine, bulgare (v. *Itinéraires*, n° 75, pp. 130-131, 138-139). Comme on le voit, il ne s'agit pas pour un évêque « séparé »... d'administrer d'une façon autonome, mais de former un collège épiscopal qui administre suivant le 34^e^ canon apostolique qui dit : « Il convient que les évêques de chaque peuple aient un primat qu'ils reconnaissent pour chef et ne fassent rien qui soit au-dessus de leur autorité sans son conseil... mais que ce primat lui aussi ne fasse rien sans le conseil de tous. »
Page 35, parlant d'une « curieuse déclaration de loyalisme publiée par la presse soviétique en juin 1923 », l'A. se demande si cette déclaration fut « librement consentie on arrachée de force ». Peut-il y avoir un doute, surtout après le procès du Cardinal Mindszenty ? Les deux déclarations commencent d'ailleurs par les mêmes termes.
Page 36, l'A. affirme que le Métropolite Pierre (remplaçant du Patriarche Tikhon) « le 28 juillet publia une lettre pastorale dans laquelle il affirmait sa fidélité à la politique de son prédécesseur et sa loyauté aux autorités civiles ». M. Struve cite comme référence un ouvrage paru dernièrement en russe aux États-Unis. Cet ouvrage est sous nos yeux. Le texte cité y figure aux pages 209-212. Sur presque toute son étendue, cette lettre parle des divers ennemis de l'Église, ennemis qui cherchent à arracher de l'Église ses fidèles. Dans les 12 dernières lignes, le Métropolite invite ses fidèles à vivre en paix et concorde entre eux, à s'entraider dans la défense de la Foi orthodoxe, « montrant en tout lieu et toute occasion l'exemple d'une vie imprégnée d'amour, d'humilité, de mansuétude, de douceur et d'obéissance à l'autorité civile ». Il est difficile de trouver dans ces lignes une AFFIRMATION de fidélité et de loyauté aux autorités civiles. Mais la référence provenant d'un livre paru en russe aux États-Unis, il y avait peu de chance que le lecteur français l'ait sous la main.
Page 37. Parlant du Métropolite Serge (qui sera élu patriarche, sous Staline) l'A. le présente comme étant sans conteste l'une des personnalités les plus remarquables de l'épiscopat Russe. Cette affirmation est nécessaire à l'A. pour pouvoir, plus loin, justifier l'acte du métropolite, acte par lequel il déclare sa soumission et celle de l'Église au pouvoir militant contre Dieu.
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Cette justification permettra à M. Struve de déclarer « schismatiques » les évêques, nombreux, qui ne souscriront pas à cet acte. (Indiquons pour le lecteur occidental que le Métropolite Serge a pris par son acte la position d'un assermenté et ceux qui ne l'ont pas suivi, de non assermentés). Or le Métropolite Serge s'est fait remarquer en 1906 en soutenant un évêque qui proposait d'autoriser le remariage de prêtres devenus veufs. Cette proposition était absolument anti-canonique. Ce fut le Métropolite Serge qui, profitant d'une présidence par intérim du St-Synode, fit agréer un candidat à l'épiscopat patronné par Raspoutine, et cela malgré l'opposition manifestée par le Synode à des séances précédentes. En 1917, devant les ingérences du gouvernement provisoire dans les affaires ecclésiales, le Métropolite Serge convient avec ses collègues de présenter une démission collective, pour revenir au Synode quelques jours plus tard, avec un Synode entièrement rénové. Emprisonné après la révolution d'octobre (prise du pouvoir par les communistes), le Métropolite Serge rédige un mémoire pour la défense d'un évêque déchu et défroqué pour crimes contre la morale. Enfin en 1922 il a adhéré à l'Église schismatique, dite Vivante, pour faire amende honorable en 1924.
Calomnies.
Page 58 l'A. se permet d'écrire que : « seul le Synode de Karlovtzy, qui avait choisi la voie de collaboration avec Hitler... ». Ce que l'A. nomme « Synode de Karlovtzy » est le Synode d'évêques russes à l'Étranger, qui conformément au décret du Patriarche Tikhon du 20 nov. 1920, administre l'Église Orthodoxe Russe Hors Frontières, Église qui représente dans le monde libre l'Église Orthodoxe Russe. Cette Église Hors Frontières s'est toujours défendue d'avoir un quelconque contact avec le communisme, auquel elle est absolument opposée et avec ceux que le communisme a asservis. L'expression « Synode de Karlovtzy » est de rigueur dans la presse soviétique. Pour plus de détails sur cette Église nous renvoyons à notre article dans *Itinéraires*, n° 75.
La presse soviétique ne manque pas d'avancer l'affirmation que le Synode de l'Église Russe à l'étranger avait été « collaborateur ». Or le Patriarche de Serbie, Gabriel, parlant en 1945 à Londres, déclarait que le Métropolite Anastase (président du Concile et Synode d'évêques de l'Église Orthodoxe russe Hors Frontières) a eu durant l'occupation allemande une attitude pleine de sagesse et de retenue, loyale vis-à-vis de la Yougoslavie, qu'il fut l'objet de plusieurs perquisitions de la Gestapo et qu'il ne jouissait pas de la confiance des autorités allemandes.
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Ajoutons qu'après le début de la guerre germano-soviétique, les autorités d'occupation exigèrent à plusieurs reprises un appel du Métropolite au peuple russe, l'invitant à se joindre aux Allemands. Quoique beaucoup de Russes, tant du monde libre que de l'U.R.S.S., aient cru au début de cette guerre à la sincérité des Allemands, « luttant contre le Bolchevisme », le Métropolite a toujours refusé de rédiger l'appel demandé. Il estimait que les buts de la politique allemande vis-à-vis de la Russie étaient douteux et il ne se croyait pas en droit de lancer un appel de ce genre.
Comme une histoire de l'Église Russe, tant en U.R.S.S. que dans le monde libre, manque, l'A. a cru pouvoir se permettre des affirmations peu conformes à la vérité.
Enfin, nous en venons au principal.
Accusation de schisme\
et offenses à la mémoire des martyrs.
Parlant de la déclaration du Métropolite Serge du 27-7-27 (p. 38), l'A. indique très bien que cette déclaration « engageait l'Église dans la voie des demi-vérités, sinon du mensonge... » Après quoi il entreprend de démontrer que cette voie était bonne à suivre, que « la majorité des clercs et des fidèles comprirent que c'était là un péché nécessaire à la survie de l'Église » et insinue que les évêques déportés acceptèrent ce péché. Citant l'ouvrage de Polsky (renvois n° 32 et 34) l'A. commence à se référer aux pages 66 et suivantes, toute en se gardant bien de citer les pages précédentes. Après quoi il se permet de désigner ceux qui n'acceptèrent pas la voie du mensonge, comme schismatiques de droite. Il met ainsi des martyrs et des confesseurs au même rang que les véritables schismatiques, -- les membres de l'Église Rénovée. Cette étiquette de « schismatiques de droite » l'A. va à nouveau la coller à ces martyrs, à la page 58 et aux pages 354 à 357 (Annexe IV).
(L'Église Rénovée fut fondée par le prêtre déchu Wedensky, promoteur de l'Union démocratique pan-russe du clergé et des laïcs -- à rapprocher des Unions de prêtres démocrates et progressistes, que connaissent actuellement les catholiques en Yougoslavie, Tchécoslovaquie, Pologne et Chine. Le 4 mars 1922 les fondateurs de cette « Église » publièrent un manifeste par lequel ils se désolidarisaient de la hiérarchie et de la masse du clergé, accusés d'être des contre-révolutionnaires et de vouloir affamer le peuple. Cette « Église » introduisit dans le rite de nombreuses innovations, autorisa le mariage et le remariage, après veuvage, des prêtres (on sait que dans le rite oriental, tant orthodoxe que catholique, on peut ordonner prêtre un homme marié, mais une fois ordonné, le prêtre ne peut contracter mariage), admit des évêques mariés (en Orient les évêques doivent obligatoirement être moines avant leur sacre), etc. En 1923 cette « Église » exprimait sa « profonde reconnaissance au gouvernement, qui, contrairement à ce que disent les médisants, hors frontières, ne persécute pas l'Église,... est le seul gouvernement au monde qui fait, sans avoir la Foi, les actes d'amour, que nous qui avons la Foi ne faisons pas ».)
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En tout premier lieu il nous faut insister sur le fait que la théologie orthodoxe ne connaît pas la restriction mentale, pas plus qu'elle n'admet des voies de demi-vérité ou de mensonge. Lorsqu'un fidèle ou un clerc (prêtre ou évêque) s'engagent sur une voie de mensonge, ils s'engagent de ce fait vers le schisme.
Le devoir (et non « un certain orgueil », comme l'écrit l'A. p. 40) de tout fidèle de l'Église est de tenter d'arrêter pour le sauver, le malheureux dévoyé. Cet effort de ramener le Métropolite Serge sur son mandement avait été fait. Des protestations affluèrent à Moscou au Patriarcat : protestaient des hiérarques les plus en vue, des évêques, des professeurs de théologie et de sciences profanes. Des lettres pathétiques furent écrites. Puis vinrent des délégations (certains membres de ces délégations vivent actuellement dans le monde libre et l'A. aurait pu les contacter ou du moins prendre connaissance de leurs écrits). Souvent à genoux, larmes aux yeux, les délégués suppliaient le Métropolite Serge de revenir sur sa décision. Ce ne fut qu'après le refus opposé par le Métropolite à toutes les délégations et protestations, que des diocèses (au moins le double du nombre indiqué par l'A. p. 39) déclarèrent ne plus être en communion avec lui.
L'étude vraiment impartiale des lettres et textes de refus d'obédience permet de constater que les accusations se ramenaient à 4 points :
a\) Acte contraire à la morale. Mensonge. « Oserez-vous jurer sur la Croix et l'Évangile que vous êtes réellement reconnaissant au Pouvoir pour ses bienfaits et que ses joies (celles du pouvoir) -- or la destruction de la Religion est un de ses buts -- sont votre joie ? »
b\) Penchant vers le schisme de l'Église Rénovée. Cette dernière avait lié son sort au pouvoir. Rappelons que le Métropolite Serge y avait adhéré.
c\) Avoir outrepassé ses droits. Unanimes, tous constataient que le Métropolite Serge s'est trouvé être à son poste par un concours de circonstances, que le Gardien du Trône Patriarcal et ses successeurs désignés sont en vie et que par conséquent son rôle devait se borner à résoudre les problèmes d'ordre administratif de la vie courante.
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d\) Avoir enfreint les Canons : 34, apostolique, qui prescrit au primat d'une métropole (ou d'une Église), de ne rien faire sans accord de ses évêques ; 3^e^ et 11^e^ Concile Œcuménique, qui prescrit de ne pas enfreindre les prescriptions des Pères et ne pas aliéner tant soit peu la liberté de l'Église ; les règles du Concile Pan Russe de 1917-1918 sur l'administration de l'Église, la nomination au poste suprême et sur les rapports avec l'État et le Communisme.
Un tableau comparatif des arguments des lettres et déclarations met en relief l'unanimité d'esprit de tous les hiérarques signataires. Et cela d'autant plus que les lettres furent souvent écrites sans que les signataires aient eu le temps ou la possibilité de s'entendre sur une ligne de conduite.
Le bras séculier s'abattit très rapidement sur ceux qui, comme l'écrit M. Struve page 40, « avec beaucoup de courage préférèrent souffrir, plutôt que de trahir la vérité ». Tout le manque de logique (c'est le moins que je puisse dire) de l'auteur se manifeste dans ces lignes. Car en effet, comment celui qui préfère souffrir, plutôt que trahir la VÉRITÉ, peut-il être schismatique ?
Il y aurait encore beaucoup à relever dans *Les Chrétiens en U.R.S.S.*, mais nous arrêtons là un compte rendu déjà trop long, estimant avoir mis en relief le principal.
Le lecteur trouvera dans ce livre un tableau de la vie de l'Église officielle en U.R.S.S., tableau dressé d'après de nombreux faits. Mais ce tableau est loin d'être aussi objectif que l'A. dit avoir voulu faire.
L'A. ne semble pas avoir compris que toute collaboration entre le Bien et le Mal -- l'Église du Christ et le Pouvoir militant anti-Dieu -- ne peut servir que le Mal.
Nous ne nous permettons pas de juger ceux qui, là-bas, par faiblesse, inexpérience on autre raison humaine, essaient de sauver, l'Église, en suivant la voie du compromis. Mais nous ne pouvons que blâmer ceux qui, dans le monde libre prêchent cette voie.
Ce livre « manifeste avec beaucoup de relief une certaine manière de concevoir, de juger et de présenter à l'opinion la réalité communiste « (v. *La technique de l'esclavage*, p. 47. -- J. Madiran). Ces manières de concevoir, de juger et de présenter, sont une forme de « complicité active ou passive à la non résistance et la collaboration, qui permet au Communisme d'étendre sa nuit sur le monde » (v. p. 104, même ouvrage).
Autrement dit, les personnes averties du problème religieux en U.R.S.S. n'y apprendront que peu de choses. Quant aux lecteurs non avertis, l'œuvre de N. Struve faussera leur optique.
A. TROUBNIKOFF.
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### De certaines situations tragiques et de l'apostolat
par R.-Th. CALMEL, o.p.
ILS SONT UN PETIT NOMBRE de publicistes, philosophes ou psychologues qui veulent à toute force marier les prêtres et changer leur état de vie. Ils trouvent que nous méritons la commisération la plus attentive du fait que nous avons renoncé à fonder un foyer afin de remplir moins indignement nos divines fonctions. La chasteté parfaite tournerait décidément au désastre pour nous-mêmes et pour le prochain. Mais le jour où les prêtres seraient mariés, quelle merveille deviendrait leur vie. Quelle chances incomparables pour la pénétration de l'Église dans le monde moderne, quel renouvellement de l'apostolat et de la spiritualité. On déploie de grands efforts pour faire admettre au peuple chrétien ces fariboles qui méconnaissent radicalement la Tradition de l'Église. Il n'est donc pas inutile de répondre.
Ils veulent marier les prêtres sous prétexte que le vœu de chasteté peut devenir l'occasion de situations tragiques. Mais des situations tragiques il en resurgira toujours, à moins que de transmuer la nature humaine. Est-ce cette transmutation qu'ils envisagent ? -- Et puis est-ce qu'ils savent vraiment ce qu'est la grâce de Jésus-Christ, et combien elle est fraternelle à cette pauvre nature qu'elle vient guérir par la croix en l'introduisant dans l'amitié de Dieu ? Justement parce qu'elle est au principe d'un amour surnaturel, la grâce permet à nos puissances intérieures de s'équilibrer et de mûrir en évitant la tragédie, c'est-à-dire la fermeture irrémédiable sur soi-même. -- Enfin lorsque quelqu'un (serait-il prêtre) est enferré dans une situation tragique c'est le propre de la grâce de briser les chaînes, de faire accéder à la délivrance par la Foi, l'Espérance et l'Amour.
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Dans certaines situations tragiques quelle est au juste la part de la détresse et de la responsabilité, du malheur et du péché, Dieu seul peut le dire. Mais de toute manière le Sauveur a payé le prix de notre libération, mérité la délivrance aux âmes captives, quelle que soit la forme de leur captivité. Le sacrifice du Fils de Dieu fait homme, lorsque Marie se tenait debout au pied de la croix, est à jamais efficace pour la rédemption de tous les péchés, même les plus têtus, les plus durcis, les plus étouffants. *Et reducam captivitatem vestram de cunctis locis*. Il est impensable que le Souverain Prêtre quand il demande à ses prêtres de vouer la chasteté, comme étant très convenable pour leur dignité transcendante, leur aurait tendu quelque piège, les aurait jeté dans un labyrinthe de tortures. De l'état du prêtre surtout il est vrai de dire : Seigneur accordez-moi de faire ce que vous me demandez et demandez-moi ce que vous voudrez : *da quod jubes et jube quod vis*.
Ce sont là des considérations tout à fait premières. Je crains cependant qu'elles aient échappé, malgré leur évidence, à ceux qui prétendent changer la condition du prêtre. On dirait qu'ils ne veulent pas de l'homme tel que Dieu l'a fait, et dans son état de chute et de rédemption. Par ailleurs ils n'ont pas la foi dans la croix du Christ et dans sa vertu libératrice. Et pas davantage ils n'ont pris conscience de l'amour du Rédempteur pour ses prêtres, pour ces faibles hommes si pécheurs comme tout homme, auxquels il a dit le soir du Jeudi-Saint, quelques heures avant sa Passion après avoir institué l'Eucharistie : *Faites ceci en mémoire de moi*.
La misère des temps, la faiblesse des hommes, la haine vigilante des démons, surtout lorsque se relâche la ferveur des chrétiens, multiplient les situations tragiques. La situation de baptisés vivant en régime de sous-prolétariat communiste était tragique ; elle l'est toujours. La mission des prêtres-ouvriers avait tenté d'y faire face. -- Par ailleurs que la situation de prêtres, peu équilibrés de tempérament, qui n'ont pas reçu par la suite une formation appropriée, qui ont été livrés sans défense aux tentations du monde et aux bourrasques du ministère, qu'une telle situation soit tragique ce n'est que trop évident.
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D'aucuns ont entrepris d'y porter remède ; ils ont fabriqué pour cela des théories qui n'ont rien de bien nouveau : accorder au prêtre le droit de choisir entre mariage et chasteté parfaite. Seulement la question à poser aux théoriciens comme aux prêtres en usine est toujours la même : à des tragédies qui ne peuvent trouver une délivrance, souvent très secrète, que par l'héroïsme des saints et en plein surnaturel, n'ont-ils pas proposé une issue beaucoup trop basse, à ras de terre, au niveau de la nature blessée ? Leur solution supprime la tragédie, mais en passant à côté de la profondeur véritable de la détresse et du péché. C'est dire que leur solution est illusoire.
Dans le *Dialogue des Carmélites*, au destin de Blanche de la Force que sa faiblesse congénitale précipite à la défection, lorsque se déchaînent les événements qui la dépassent de toute manière, une autre Carmélite fait équilibre, répond à la défaillance par le sacrifice de sa propre vie, gage et caution de la fidélité *in extremis* de la petite Blanche. Car il ne pouvait s'agir de faire refluer la tourmente révolutionnaire, encore moins de raconter à Blanche que ses vœux n'étaient pas valides ; seul un sacrifice total pouvait compenser, s'il était agréé de Dieu, un reniement presque inévitable, mériter à Blanche la conversion héroïque qui assurait la mort des élus. Mais voici que la soi-disant psychologie des profondeurs, doublée d'une théorie nouvelle, prétend désormais changer tout cela. La petite Blanche et ses frères pitoyables ne courront plus le risque d'aucune tragédie, ils seront dispensés aussi bien du déchirement possible de la persévérance que du bouleversement inévitable de la conversion. La consécration à Dieu sera aménagée selon une technique psychologique tellement perfectionnée, la maturité affective se trouvera assurée avec tant de soin que l'héroïsme deviendra en toute hypothèse une complication inutile. -- Rêverie que tout cela ; méconnaissance de l'homme et mépris de la Croix du Christ. Certes il est bon de vouloir assurer l'équilibre du prêtre ; mais que l'on cherche dans la lumière de la foi et dans la perspective de la conformité à Jésus-Christ, c'est-à-dire du côté de l'héroïsme sacerdotal ; que l'on tienne fermement les deux bouts de la chaîne : conscience aiguë du péché qui est en l'homme ; dignité unique du sacerdoce et nécessité d'un état de vie qui fasse honneur à cette élévation suprême.
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Sinon les recherches psychologiques les mieux intentionnées n'aboutiront à rien, faute de comprendre ce qui est en cause. Ce qui est en cause c'est le sacerdoce de la nouvelle et éternelle alliance. Pour être moins indigne d'en remplir les fonctions inouïes l'Église a déclaré, à travers des siècles et des siècles, l'Église déclare toujours que l'état de chasteté parfaite convenait souverainement. Une multitude innombrable de prêtres, de tous les tempéraments et sous toutes les latitudes, ont accepté avec une humble reconnaissance, et une prière inlassable, la pensée et la législation de l'Église. Leur nature s'est accommodée, non parfois sans être mise à mal, des exigences du célibat ; finalement ils ont trouvé la paix dans l'ascèse à la hauteur du Cœur transpercé de Jésus-Christ. Mais les théoriciens n'y font pas attention. Parce qu'il y a des trahisons effroyables, des ratés, des cas d'infantilisme douloureux ou ridicules, ils veulent réduire le prêtre à l'état de vie de n'importe quel baptisé. « Si vous êtes mariés comme tout le monde, nous disent-ils, vous n'aurez plus de drames ni même d'ennuis majeurs ; grâce à un système, spécialement étudié et mis au point pour vous autres, nous vous assurons une réussite psychologique surprenante. » Comme s'il suffisait d'avoir une femme pour échapper aux conflits intérieurs. Mais surtout quelle méconnaissance pénible de la dignité incomparable de notre élévation. Puisque nos fonctions à l'égard du Corps eucharistique aussi bien que du corps Mystique sont absolument à part, c'est la chose la plus naturelle du monde que notre état de vie nous mette à part.
Mais peut-être n'ont-ils jamais considéré en face que notre dignité est d'un ordre absolument à part. Or disserter sur la condition du prêtre en ne se tenant pas à un niveau de foi c'est multiplier les aperçus truqués, les faux-jours et les sophismes.
Et puis, si l'on veut se mettre à l'abri de toute éventualité tragique, pourquoi se limiter à la chasteté du prêtre ? Pourquoi ne pas s'en prendre aussi à l'indissolubilité du mariage, ou bien à l'exercice de l'autorité parmi les hommes d'Église, ou même d'une façon générale à toute législation chrétienne dans la société. Car il est bien évident que le mariage indissoluble, ou l'exercice de l'autorité ecclésiastique, ou la législation chrétienne en général deviennent un jour ou l'autre, non certes la cause véritable, mais quand même l'occasion de conflits inextricables, ou empoisonnés, en de faibles hommes qui sont en même temps de faibles pécheurs.
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Faudra-t-il pour cela abolir la hiérarchie ecclésiastique, ou le mariage tel que le Seigneur l'a institué, ou encore tout l'ensemble des institutions chrétiennes ? Ne pensez-vous pas plutôt que les mérites infinis du Christ, la réversibilité inépuisable de la communion des saints, la compassion active des âmes toutes livrées à l'amour de Dieu sont capables de dénouer mystérieusement les situations humainement désespérées, sans aller imaginer de changer de fond en comble les lois de l'ordre naturel et surnaturel ? Faudra-t-il donc que fléchissent les lois les plus sacrées, et les lois surnaturelles même, pour éviter à l'homme d'être broyé et déchiré ? Faudra-t-il au contraire que l'homme consente aux déchirements les plus douloureux et parfois à la mort, plutôt que de trahir l'ordre du divin amour ? (Et S'il eut le malheur de le trahir que du moins par la pénitence il s'élève de nouveau jusqu'à lui ?) Tel est le grand dilemme. Nous savons la réponse de la magnanimité divine : le Père du Ciel, en vertu de l'ordre sublime qu'il a voulu dans sa sagesse infinie, nous fait courir les plus grands risques et nous expose à des peines très douloureuses, mais c'est parce qu'il nous aime dans son Fils Jésus-Christ ; l'amour qu'il nous porte en son Fils bien-aimé est d'une élévation surnaturelle. *Nam quos praescivit et praedestinavit conformes fieri imaginis Filii sui*. Nous savons également la réponse que donnent au grand dilemme les hommes dont la volonté est vraiment droite : *scio cui credidi :* je suis sûr de celui en qui j'ai cru, dont j'ai accepté les commandements et suivi les conseils. -- Pour en revenir au célibat des prêtres, combien depuis des siècles et des siècles passent outre les brisements de toute sorte, les incompréhensions, les insinuations captieuses de certains êtres qui voudraient les retenir mollement prisonniers, -- combien passent outre en grande simplicité et bonté, parce qu'ils sont sûrs de leur Seigneur et sans penser s'attarder un instant à l'hypothèse misérable d'un accommodement avec la loi. Que saigne le cœur de chair : vaut-il tellement la peine de s'y attarder lorsque l'on croit véritablement au Christ crucifié ? *Dominus pars haereditatis mea et calicis mei : tu es qui, restitues haereditatem meam mihi*. De toute façon, celui qui considère le sacerdoce avec un regard de foi, qui prend conscience des relations absolument privilégiées qui sont établies avec le Christ et les âmes, celui-là ne doute pas que l'état normal du prêtre ne soit la chasteté consacrée.
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Il veut spontanément cette loi très belle et très sainte portée par l'Église. Il est sûr que la grâce de l'ordination, reçue en même temps que le caractère, permettra de remplir le moins indignement possible les fonctions sacerdotales et de faire face aux obligations qu'elles imposent : chasteté, dépendance, détachement.
Aucun jeune prêtre animé d'une foi simple et cordiale n'hésite là-dessus. Qu'il ne soit pas humainement assez sûr, il s'en aperçoit bien. Mais il comprend encore plus que la grâce lui permettra de mûrir selon l'humain dans la fidélité au surnaturel, d'approfondir son amour du Christ à proportion qu'il développera son expérience de l'humain. Les tourments, parfois peut-être pour un temps, le martyre intérieur, qui sera la rançon de la fidélité, est accepté en bloc et sans discussion. Le vœu ne sera pas remis en cause. La nature ne s'en tirera peut-être pas sans accroc. Mais le temps viendra de la grande paix dans l'amour ; cette heure bénie sonnera enfin, que ce soit à la seconde veille, au cœur de la nuit ou au chant du coq. *Pax multa diligentibus te*.
Plus personne ne regardait :
Aminadah n'osait paraître,
Les troupes avec leurs chevaux
Descendaient à la vue des eaux. ([^21])
D'ailleurs si vous tenez à congédier définitivement le tragique de toute vie de prêtre c'est la structure entière de l'Église, c'est l'homme même qu'il vous faut entreprendre de modifier. Plus de chasteté consacrée pour le prêtre, dites-vous, parce qu'elle peut aboutir à des conflits intenables. Mais l'obéissance par hasard est-ce qu'elle ne peut jeter aussi dans des situations impossibles ? Faudrait-il alors retirer de l'Église l'autorité et l'obéissance ? Évidemment supprimez le pouvoir dans l'Église et vous supprimez du même coup les abus de pouvoir. Plus d'abus de pouvoir parce que plus de pouvoir, mais aussi plus d'Église. Marx met à la place la construction de l'humanité. Nietzsche le surhomme ; et tel politique fameux l'édification de la paix et la *démocratie béatifique par-delà les barrières des religions et des credo*.
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Ce faisant ils remplacent les tragédies éventuelles par une folie permanente beaucoup plus tragique ; une folie qui n'a pas de recours possible au vrai Dieu, à la communion des saints ni aux sacrements. A un drame dont les victimes savaient qu'il peut toujours s'ouvrir du côté de la Croix, « en regardant vers Celui qui fut transpercé pour nous », ils ont substitué une folie rigoureusement rabattue sur la terre, bouclée, bouchée, une anticipation de l'Enfer, tour à tour hurlante ou indolore.
Du prêtre qui mène une double vie parce qu'il s'est attaché à une femme, ou du prêtre qui s'est révolté parce qu'il fut victime de l'injustice, ou même de la fourberie (ou simplement de la bêtise tortueuse) d'un prélat ou d'un supérieur : lequel est le plus torturé ? De ces deux êtres consacrés lequel est davantage la proie du démon ? Des deux tragédies laquelle est la plus atroce : le zèle apostolique mélangé avec la convoitise charnelle, ou la passion du vrai et du juste, mélangée avec l'orgueil ?
A considérer non plus le prêtre mais les âmes, il semble bien que le scandale n'est pas moins profond ni moins envenimé du prêtre qui jette le froc par révolte contre l'autorité ou de celui qui se laisse entraîner par une femme. La Mennais, qui n'était point parti au bras d'une femme, a-t-il causé un moindre scandale que Molinos qui séduisait ses pénitentes sous prétexte de les initier à l'oraison passive ?
En tout cas c'est l'indice d'une connaissance de l'homme assurément trop courte de réduire le drame possible du prêtre à celui de l'amour charnel. Car chacune des trois convoitises, et pas seulement les appétits de la chair, est capable de déchaîner dans le cœur humain des vagues furieuses qui renverseront les remparts les plus sacrés. Et les convoitises elles-mêmes n'auraient jamais cette force maudite si elles ne venaient à s'amalgamer avec les aspirations les plus nobles. Au principe des aventures amoureuses de tel prêtre, qui l'enferrent dans le sacrilège ou le précipitent au reniement, c'est parfois la réclamation des sens qui s'est faite entendre à peu près seule ; d'autres fois c'est la compassion apostolique qui commença de vaciller dans une heure de vertige ; elle déclina de son altitude ; elle accepta, sans se l'avouer encore, les désirs tacites de la chair.
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Et que dire de certaines révoltes contre l'autorité, dans les siècles passés ou dans le siècle présent ? Jamais elles n'auraient détenu ce pouvoir étonnant de blesser le peuple chrétien, de le diviser, de le frapper de stupeur et de doute, si l'orgueil seulement avait été en cause. Cet orgueil faisait corps avec un amour intense de la vérité, avec le sentiment aigu que le ministère des âmes ne s'accommode pas du mensonge. Le malheur de certains êtres, pas assez humbles pour ce qu'ils avaient de noble, c'est que leur passion de la justice mise en demeure de persévérer, de suivre un chemin de lumière malgré le scandale de l'iniquité, s'est égarée insensiblement, à la fin s'est perdue dans la nuit. La mise en demeure fut sans doute scandaleuse, mais un œil simple aurait perçu par-delà trahisons et mascarades une invitation ineffable de Jésus crucifié ; un appel de son amour jamais encore entendu. Un cœur d'enfant aurait tenu pour rien les tortuosités imbéciles ou savantes des personnages constitués en dignité ; il aurait transformé l'injustice subie en sacrifice offert.
\*\*\*
Marier le prêtre afin de lui épargner les ravages qui peuvent lui venir de la femme, abolir toute autorité des supérieurs et des curies afin d'épargner au prêtre les mesures iniques qui peuvent lui venir de l'autorité : ce sont là des idées peut-être séduisantes, généreuses à première vue ; en réalité ces idées font le jeu du diable, sont en connivence avec la lâcheté ou l'orgueil, méconnaissent radicalement l'élévation surnaturelle du prêtre et la puissance de la grâce divine pour le tenir au-dessus de l'homme. Le remède véritable à tant de désastres possibles est une *vie de prière véridique ;* je veux dire par là que le prêtre non seulement doit exercer ses pouvoirs et remplir ses fonctions (célébrer la messe et les sacrements, prêcher l'Évangile) avec un certain esprit, un certain cœur ; mais il doit aussi accepter avec joie la dépendance et la chasteté comme très conformes à son élévation et à sa mission ; et surtout il lui importe de savoir *pratiquement* qu'il est un pauvre pécheur, qu'il a besoin ni plus ni moins que le laïc (et plutôt plus que moins) d'être purifié, à fond ; et que le tri se fasse peu à peu dans son être intérieur entre l'or pur et les scories.
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Si Dieu permet qu'il rencontre la femme ce n'est pas pour qu'il s'abandonne mais pour qu'il se redresse, plus volontaire et plus résolu, de sorte que son amour de Jésus-Christ et son zèle apostolique sachent à la fin de quelle nature ils sont, et quelle matière alimente leur flamme ; c'est afin que le cœur apprenne à aimer divinement, privé de l'aliment si naturel de l'amour humain. Et si Dieu permet que le prêtre se heurte quelque jour à la sottise ou l'injustice de certaines autorités ce n'est point pour qu'il se brise, mais afin que son amour de Jésus-Christ et son zèle des âmes brûle et rayonne dans la totale vérité. Voilà ce que *la prière intérieure véridique* lui enseigne vitalement dans le contact de l'Esprit Paraclet. Certes il trouvera grand secours dans la méditation théologique sur le sacerdoce et la chasteté, et d'abord sur le mystère de Jésus-Christ. Cependant, en dehors d'un climat de prière, la théologie la plus solide touche rapidement ses limites, se révèle impuissante à l'heure des scandales et des tentations. Plus exactement la théologie, même solide, ne prémunit et ne sauve que si elle est contemplation, si elle part de la prière, si elle y fait retour. Hors de là elle risque d'être jetée au rebut dans les jours de fièvre ou de vertige, alors que s'élèvent des profondeurs bouleversées du cœur humain les sophismes aveuglants auxquels le diable a prêté sa puissance de séduction.
Prière, contemplation théologique : n'est-il pas d'autre remède pour le prêtre exposé à devenir la proie de l'amour humain, ou bien à se faire broyer dans les rouages de l'administration ecclésiastique. Serait-il donc impossible d'obtenir des améliorations grâce à des changements de structure ? Un *aggiornamento* flambant neuf, sous l'éclairage combiné de la psychologie et de la sociologie religieuses, n'apporterait-il pas enfin la solution définitive à des problèmes traînant depuis des siècles ? -- La guérison ne saurait être acquise une fois pour toutes parce que la plaie se rouvre tout le temps, chaque fois qu'une génération nouvelle apparaît avec ses grandeurs et ses péchés. Et puis quelle que soit leur utilité, quelles que soient leurs nouvelles acquisitions, la psychologie et la sociologie religieuse n'atteignent pas au fond du mal.
85:81
La chasteté du prêtre et son état de vie se situent en définitive au-delà des investigations psychologiques, comme au-delà de la sociologie.
Ce n'est pas des savants et des anthropologues
Qui rameront pour nous sur une humble galère
Ce n'est pas des talents doublés de psychologues
Le jour du règlement et le jour du salaire...
Et nos yeux chercheront pour l'âme scélérate
Une autre couverture, un autre couvrement
Et nos yeux chercheront pour ce recouvrement
Le maternel manteau d'une illustre avocate...
Que l'on réalise une sage rénovation des curies, celles de Rome et celles des évêchés, que les structures administratives se laissent pénétrer plus intimement de l'esprit évangélique c'est tout à fait souhaitable ; s'en moquer serait l'indice d'un manque de cœur et d'une lâcheté, sous prétexte que le trop humain, avec ses ruses et sa malice, saura bien s'arranger pour se dissimuler encore derrière des structures rénovées, plus accordées avec la loi du Seigneur. Les saints, même quand ils ne furent point personnellement des réformateurs, ont toujours applaudi ces réformes que l'Esprit du Christ inspire continuellement à la Sainte Église. Mais enfin ils n'avaient pas d'illusion sur l'aptitude des changements les meilleurs à rendre impossibles les abus ; et surtout ils ne cessaient de demander que les réformes fussent entreprises, poursuivies, sauvegardées avec un certain cœur -- un cœur héroïque et pur, illuminé par la prière et la pénitence.
S'agit-il de combattre, par des institutions améliorées, l'hypocrisie, la prépotence ou la fainéantise dans le ministère apostolique, on comprend bien vite que les réformes n'aboutiront pas si elles ne sont recherchées avec des dispositions intérieures d'humilité et de droiture, et de préférence par des hommes d'Église ayant éprouvé, au moins d'une certaine manière la brûlure de ces injustices qu'ils veulent corriger. S'agit-il de prémunir plus sûrement le prêtre, qu'il soit diocésain ou religieux, contre les tentations de l'amour et de la chair, là surtout rien ne se fera vraiment qui sonne juste, qui ne soit pas irréel, si le remède n'est pas apporté par des prêtres dont l'expérience et la richesse humaines ne soient éclairées par la lumière surnaturelle, transformées par la compassion du Christ.
86:81
La psychologie religieuse peut aider, mais seulement dans une mesure restreinte, et à la condition d'être mise en œuvre dans une lumière qui vient d'en-haut. Le mal en effet que l'on ausculte et que l'on soigne, à le considérer en ce qu'il a de plus intime, ne relève pas des sciences psychologiques. C'est seulement par son côté le plus extérieur qu'il peut se laisser mettre en formule ou discerner par des tests. Dans la mesure où la profondeur de l'être spirituel s'y trouve engagée que peuvent nous en dire les tests ?
Il est un savoir incommunicable. Le chemin de ce savoir est la qualité de la divination ; c'est là un don premier qui ne se transmet dans aucune école, ni par aucun livre de science. L'art de guérir les maux de l'âme, surtout lorsque le péché et les difficultés psychologiques sont effroyablement enchevêtrées, relève avant tout d'un savoir incommunicable et d'une prise en charge véritablement inspirée, qui ne serait pas efficace sans la force du Saint-Esprit. La guérison des maux dont je parle est à chercher dans le recours à « l'apprentissage » dans le soutien d'un maître qui soit également un père. Cela n'a pas grand chose à voir avec les « méthodes scientifiques » des cabinets de psychiatrie.
Que l'on confie la formation des futurs prêtres (diocésains ou religieux) à d'autres prêtres très sanctifiés ; affinés, modelés, repétris par l'expérience de Dieu et l'expérience des hommes, éminents par l'étude, plus éminents par la doctrine vécue, par la contemplation des saints.
Écarter la tragédie de la condition humaine en général et de toute vocation du prêtre en particulier, quitte à éliminer le mystère de la croix et de la grâce, ce n'est point le seul motif qui inspire les partisans d'un sacerdoce marié. Ils veulent encore, ils veulent surtout que le prêtre marche dans le sens de l'histoire. Ils ont supprimé Dieu au bénéfice de l'histoire humaine et de l'évolution ; dès lors le célibat des prêtres leur apparaît comme une survivance attardée des vieux âges. Il ne peut pas se concevoir après les découvertes, réelles ou prétendues, des sciences psychologiques ; il est incompatible avec le soi-disant progrès de l'organisation sociale.
87:81
Ces novateurs en appellent toujours à l'histoire. Malheureusement leur histoire ne connaît pas de cause transcendante, n'admet pas d'acteurs autres que les humains. Mais parce qu'ils ont oublié le démon comme l'un des protagonistes, celui-ci en serait-il nions déchaîné, moins perfide ? Et je sais bien que le Christ Rédempteur, maître souverain de l'histoire, ne cesse de vaincre l'Adversaire à tous les moments de la lutte. Mais enfin (et c'est cela aussi qui échappe aux novateurs) il ne remporte la victoire que par le sang de la croix, en continuant de souffrir en ses élus. De sorte que l'histoire humaine est incompréhensible pour celui qui ne voit que l'homme. De même la victoire de la rédemption est-elle comprise tout de travers si l'on n'a pas conscience du prix dont elle est payée, et que ce prix doit être versé à nouveau par chaque génération. L'histoire est commandée par la présence et par les visites du Christ parmi les générations humaines jusqu'à la dernière, à la veille de la Parousie, afin de les délivrer de la captivité du démon qui ne cesse de se démener pour capturer ses proies. Dans ces conditions l'histoire n'a aucune chance de devenir idyllique ; les incursions du diable ne vont pas se résorber peu à peu dans je ne sais quel flux grossissant d'une évolution vers l'ultra-humain. Dès lors le ministère sacerdotal bien qu'il doive s'adapter, avec une intelligence inspirée d'en-haut, aux besoins des époques et des pays, un tel ministère ne peut pas connaître de changement substantiel au cours de l'histoire. Il apportera aux hommes ce message de la croix du Seigneur qui sera toujours « scandale pour les Juifs, folie pour les Gentils ; mais pour ceux qui sont appelés, Juifs comme Grecs, c'est le Christ puissance de Dieu et sagesse de Dieu. » (I Cor., I, 23-24.)
Et pour que ce message de salut ne soit pas altéré l'apôtre le gardera, avec la plus grande révérence, dans l'écrin de ces formules dogmatiques façonnées par l'Église au cours des siècles, afin que l'orgueilleuse pensée de l'homme ne puisse pas dissoudre la Sagesse de Dieu. Jamais l'apôtre véritable n'opposera le dogme et l'Évangile, ne soutiendra que si l'on veut évangéliser le monde moderne il faut lui apporter « le Message » en écartant le dogme, ou du moins après l'avoir refondu en des catégories nouvelles, irréductibles à la Tradition.
88:81
Jamais non plus un apostolat véritable ne fera fi de l'opposition du péché de l'homme et de la malice de Satan, comme si c'était là de vieilles histoires dépassées ; comme si la prière, la pénitence, le renouvellement intérieur de l'apôtre ne devaient pas se joindre à la prédication de l'Évangile pour coopérer à la grâce de Dieu, satisfaire pour les péchés des hommes et déjouer les ruses du démon.
Mais on nous laisse entendre que désormais, en tout et pour tout, le ministère de l'apôtre devrait prendre la forme inconsistante d'un dialogue aussi courtois qu'il est stérile. La consigne reçue de Jésus-Christ et de son Église n'est quand même pas : « Allez et dialoguez, portant principalement attention aux découvertes des sciences et des techniques, faisant au mieux pour accommoder la Religion au sens de l'histoire. » Le Seigneur a dit au contraire -- « Allez, prêchez l'Évangile à toute créature, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit... Dans le monde vous aurez des persécutions. Mais confiance, j'ai vaincu le monde. »
Le développement de l'histoire n'est donc pas chargé de faire apparaître un apostolat d'une nature absolument inédite. Sans doute il s'est pratiqué en tous temps des renouvellements de méthodes dans la fidélité à la tradition. Mais voici que de nos jours nous entendons parler de toute autre chose, d'une chose inadmissible à la vérité, d'un apostolat qui serait défini au-delà de la Révélation et des dogmes, au-delà de la hiérarchie de l'Église. Il se caractériserait par quatre notes parfaitement aberrantes : d'abord les hommes à évangéliser et à convertir sont supposés n'être pas dans l'erreur et le péché, mais situés seulement dans une phase très intéressante de la croissance de l'histoire et de l'évolution du monde ([^22]). Deuxièmement il est bien entendu que l'Évangile à communiquer n'est pas renfermé vraiment dans les dogmes définis, simples formulations provisoires d'un âge révolu de la réflexion chrétienne. Troisièmement l'apôtre est à égalité avec ceux qu'il évangélise, non pas (ce qui est certes très vrai) parce qu'il est homme et pécheur, mais parce que l'on n'est plus certain qu'il détienne des pouvoirs spéciaux et qu'il soit l'objet d'une assistance particulière.
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C'est très indécent qu'il estime (tout pécheur qu'il soit) posséder une supériorité unique du fait de son sacerdoce et de sa mission ; à son sujet on doit parler de service mais non de pouvoir. Enfin, dernier trait de cette conception singulière de l'apostolat : le but à atteindre n'est pas la conversion : illumination de l'esprit, purification du cœur, changement des habitudes ; il s'agit seulement d'aboutir au dialogue. Ainsi, pense-t-on, l'apostolat obtiendra son couronnement et l'œuvre de l'Église sera réalisée lorsque tous les hommes, d'un pôle du monde à l'autre, poursuivront un dialogue « non pas confessionnel mais largement humain », en vue de la paix et du progrès, par-delà tous les credo. Car les credo et les dogmes n'ont pas une telle importance. L'important, et même l'absolu, c'est la terre, et de « se rencontrer pour vivre une vie plus humaine ». Mais surtout que l'on ne cherche pas à définir, à situer cette vie plus humaine par rapport à Jésus-Christ, Qu'on ne perde pas son temps à la définir dans la lumière de la Révélation ; c'est là du confessionnel, et il n'en faut plus ; il ne faut que du « largement humain ».
Je me dis que cette conception de l'apostolat s'exprime souvent avec netteté, en laissant voir sa fausseté intrinsèque. Mais je constate que cette conception aberrante se retrouve un peu partout ([^23]) à l'état dilué, dans les prospectus de missions paroissiales, les conférences données par des prêtres, les articles et les « informations » d'une certaine presse très répandue parmi les « militants ». Or avec cette idée de l'apostolat falsifiée et humanitaire, toutes les théories sur la condition du prêtre deviennent possibles. L'on ne voit plus au nom de quoi l'on exigerait du prêtre, à cause même de son ministère, l'absolue fidélité à la doctrine, la prière continuelle, la fuite des occasions de péché, la pénitence et enfin de modeler sa vie à l'imitation des plus saints apôtres -- saint Pierre, saint Paul ou saint Jean ; et aussi, saint Dominique ou le Curé d'Ars. On voit très bien au contraire que l'on veuille des apôtres dans le sens de l'histoire, L'un proposera ([^24]) le prêtre-médecin ; un autre le prêtre-psychanalyste, docteur en médecine et docteur en théologie ; un troisième le prêtre tenancier de bar.
90:81
Le plus inquiétant toutefois, dans l'apostolat falsifié dont je parle, ce ne sont pas les gamins pétulants qui se portent de suite aux extrêmes avec cette curieuse logique de la générosité sacerdotale fouettée par l'arrivisme ecclésiastique. Ceux qui paraissent les plus redoutables ce sont les personnages qu'ils se sont donnés comme maîtres à penser. Ceux-là sont assez avisés pour n'aller pas se mettre en des positions tellement à l'avant-garde qu'elles sont tout de suite démasquées et condamnées ; le progressisme suinte trop délicatement de leurs savants propos et de leur correcte personne pour inspirer une réprobation ouverte. Une âme droite cependant ne s'y trompe pas. Et pas davantage une âme qui n'aime pas la lumière ; qui n'est pas disposée à l'accueillir toujours, même à ses propres dépens ; qui s'est laissé sensibiliser en secret aux appâts des réalités équivoques ; une telle âme saisira bien vite que le maître a penser autorise, en quelque mesure, des conséquences pratiques, non seulement hasardeuses mais opposées à la vraie foi. Le mal que le maître à penser cachait en lui, pour lequel il nourrissait une complaisance souterraine, qu'il n'avait jamais eu le courage de désavouer franchement dans son cœur, avec la grâce de Dieu, ce mal honteux le disciple le recevra en plein dans son intelligence et dans son âme lui permettra de développer logiquement et publiquement ses pires effets. C'est ici la question redoutable du maître : il exerce son influence non seulement par son enseignement formel, mais au moins autant par ses inclinations cachées ; par l'accord ou le désaccord entre les inclinations de son cœur et son enseignement explicite. Les anciens avaient résolu la question en demandant pour le maître en sciences sacrées une âme purifiée et contemplative. Cette solution est à jamais valable.
\*\*\*
« Et si par hasard nous n'allions pas être acceptés par le monde moderne ? S'il allait nous mettre à la porte du chantier planétaire de la construction démocratique, socialiste et scientifique ? Alors, vite, des concessions ; le plus possible de concessions. Trahissons la croix du Christ, mais en nous réclamant bien entendu de la charité et du zèle apostolique. (Comme si la grande preuve de la charité n'était pas de porter la croix soi-même et de l'annoncer aux hommes.)
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Que pouvons-nous abandonner pour nous faire accepter, ne pas être traités de personnages « dépassés » ([^25]) et rétrogrades ? Lâcherons-nous l'école chrétienne et généralement l'idée même d'une civilisation chrétienne ? Bien sûr. Le célibat du prêtre ? Oui, dans une certaine mesure. La doctrine commune sur la consécration à Dieu et sa supériorité par rapport au mariage ? Évidemment. La loi de l'indissolubilité du mariage ? C'est à voir. -- Le droit absolu de porter condamnation des erreurs et des hérésies ? Cela ne fait aucun doute. -- Et puis gardons-nous de rien lâcher sans jurer de toutes nos forces, une main, sur le Missel et l'autre sur les livres de Teilhard, que nous sommes guidés par la fidélité à l'Évangile. » -- Il y a dans tout cela un manque de foi surprenant dans l'Évangile de Jésus-Christ ; cet Évangile qui est la *force de Dieu pour tout croyant, le Juif d'abord ensuite le Gentil*. Quelle peur abjecte de ne pas sentir l'approbation, la compagnie réchauffante du monde. C'est donc là toute leur confiance en l'Évangile. S'ils pouvaient saisir au moins qu'ils donnent surtout le témoignage de leur manque de cœur, de leur absence de foi. Quel homme de cœur aurait encore le goût de se joindre à des chrétiens si peu sûrs de Jésus-Christ et qui sont prêts à toutes les équivoques, à toutes les concessions pour le faire accepter, pareils à ces camelots qui vous abordent dans les rues de Lourdes pour vous proposer à vingt mille francs des montres de pacotille, qu'ils vous abandonnent à la fin pour deux cents francs. Les camelots du moins n'ont pas d'illusion sur leur marchandise. Mais les chrétiens ?... -- S'ils ne croient pas que Jésus-Christ est le vrai Fils de Dieu, notre Sauveur et qu'il sauve les hommes, y compris les hommes du monde moderne, par la seule croix ; que la tradition de l'Église au sujet de la foi et des mœurs est conforme à l'Évangile ; s'ils ne croient pas cela, alors qu'ils se taisent. Mais s'ils ont la foi qu'ils aient aussi la simple fierté de la proposer sans contorsions, sans collusions, sans marchandages. Alors le monde, au moins pour une petite part, peut-être une infime fraction, se convertira ; pour une grande part il persécutera.
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C'est prédit. « Si le monde vous hait, sachez qu'il a commencé par me haïr. Le disciple n'est pas au-dessus du maître. S'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront. S'ils ont gardé ma parole, ils garderont la vôtre. » (Jo XV, 18 sq.) C'est prédit. C'est prédit également que la persécution deviendra plus organisée, plus perfide à l'approche de la fin. (S. Matthieu XXIV et S. Luc XVIII et XXI). Il vaut mieux le savoir. Mais il faut savoir aussi que cette part du monde qui sera sauvée le sera uniquement pour avoir accepté l'Évangile comme il est, comme l'Église le garde et non pas comme un Évangile rectifié ([^26]).
L'Évangile tel qu'il est, et non pas accommodé au sens de l'histoire : sur un tel sujet nous connaissons les sophismes et les petites astuces des apôtres honteux. Justement, nous font-ils observer, l'Évangile tel qu'il est ne mentionne pas le célibat ecclésiastique ? -- Est-ce qu'il mentionne davantage les prêtres ingénieurs ou psychanalystes, docteurs en médecine, docteurs en théologie ? Et si vous saisissez la portée des textes de l'Écriture sur le sacerdoce et sur les conseils de perfection est-ce que vous ne voyez pas qu'ils orientent le prêtre du côté de l'état de perfection ? Et surtout est-ce que, oui ou non, l'Évangile est remis à l'Église ? Est-ce que, oui ou non, l'Église se trompe lorsque, au long de l'histoire, elle explicite la Révélation en dogmes définis, lorsqu'elle précise quel état de vie est convenable pour les prêtres et lorsqu'elle porte une loi en conséquence ? L'interprétation de l'Évangile sera-t-elle remise à un petit cénacle de spécialistes en chambre, férus de psychologie et de sociologie, sera-t-elle réservée à l'Église hiérarchique assistée du Saint-Esprit -- ? C'est la grande question qui sépare catholiques et protestants. On nous parle beaucoup de ressourcement depuis quelques lustres. On nous en parle dans l'équivoque, ne nous laissons pas égarer. On peut entendre le ressourcement comme une tentative perfide de retour, non pas vraiment à l'origine, mais bien à ce qui n'était pas encore formulé, afin de justifier par là les formules de l'apostasie moderne.
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On peut aussi (et on doit) considérer le ressourcement comme une application droite et fervente à méditer, dans la lumière des explications actuelles, les textes et les coutumes des origines, afin de mieux saisir la justesse et la portée des explicitations réalisées par l'Église dans l'ordre de la foi et des mœurs. C'est de cette seconde manière que les catholiques entendent le ressourcement, aussi bien pour la doctrine de la justification et de la Messe que pour l'organisation ecclésiastique, la liturgie, le célibat des prêtres et tout le reste. Nous demandons qu'on ne cherche pas à imposer aux catholiques, au nom du ressourcement, un prétendu retour à la pureté de la source qui est en réalité un détournement du fleuve dans le marécage des erreurs modernes.
Encore plus que de l'existentialisme, la parole de Maritain est vraie d'un certain catholicisme honteux qui estime ne s'être jamais assez contorsionné, jamais assez perverti, pour complaire à la mentalité moderne et pour engager le fameux dialogue. « Cette étonnante abjuration de toute grandeur est probablement ce qu'il apporte à notre époque de plus original et de plus apprécié. » ([^27]) La fierté chrétienne ne sera pas abolie pour cela. Et le précepte de saint Léon le Grand ne cessera jamais d'être entendu et mis en pratique :
« *Agnosce o Christiane dignitatem tuam ;* toi chrétien, toi surtout prêtre de Jésus-Christ, reconnais ta dignité. »
R.-Th. CALMEL, o. p.
94:81
### Un pèlerinage à Jérusalem il y a trente-trois ans
par Paul AUPHAN
Note préliminaire. -- En avril 1931, une division navale composée des croiseurs « Duquesne » « Tourville », « Suffren » faisait escale à Jaffa. La Palestine était sous mandat britannique. Tel-Aviv n'existait pas encore ou, si je me rappelle bien, ne comptait que quelques, masures le long de la plage au Nord de Jaffa.
Capitaine de frégate, j'étais embarqué sur le bâtiment-amiral, le « Duquesne », comme Directeur des Études de l'École d'Application des Enseignes de Vaisseau, qui fonctionnait alors sur ces trois beaux navires, en attendant l'entrée en service de la future « Jeanne d'Arc » celle qui accomplit en ce moment son dernier périple
Un grand nombre d'officiers et de marins purent accomplir à titre privé le pèlerinage de Jérusalem.
Le récit qu'on va lire reproduit sans changement le texte des notes que j'ai hâtivement prises à cette époque. Elles constituent comme un fragment anticipé de mes mémoires... si j'ai le temps de les écrire.
Il va de soi que ces souvenirs de voyage n'ont aucune ambition exégétique.
P. A.
A huit heures le 28 avril, l'auto commandée la veille nous attend au débarcadère.
Ce vieux quai jauni et usé, encombré de tartanes et de felouques, a vu débarquer, comme nous, les Croisés, au pied de la citadelle de Jaffa, dont les voûtes, les ruelles et les masures se dressent presque verticalement à quelques mètres de la mer.
95:81
Nous filons.
Il a une soixantaine de kilomètres de Jaffa à Jérusalem (altitude 800 mètres) sur une excellente route d'après-guerre. Nous regardons le paysage avec une telle intensité que le temps passe comme un éclair.
Banlieue de Jaffa : des champs d'orangers, petits et verts, qui constituent la fortune du pays. Plus loin, c'est la plaine de Hamleh, avec des oliveraies, des cultures, des terrains défrichés et labourés, peu verdoyante, mais fertile tout de même et dans laquelle les Juifs modernes, nouveaux venus, semblent en train d'élargir les surfaces cultivées.
Au bout d'une trentaine de kilomètres, on commence à monter dans les montagnes de Judée. Peu ou pas d'arbres. Quelques champs. Des villages blancs aux toits en terrasse s'accrochent parfois au flanc d'un vallon comme dans les paysages bibliques.
Quelques kilomètres avant la dernière grande montée vers Jérusalem, nous nous arrêtons à Abou-Goch. On nous a dit qu'un ermite bénédictin, le Père Alexandre, serait heureux de nous montrer son église. Mais il y a à Abou-Goch deux couvents : un au fond de la vallée, un sur la crête.
C'est celui-ci que nous accostons. Ce n'est pas le bon. Le P. Alexandre est à l'autre. Mais l'aimable prêtre français qui nous accueille tient à nous faire visiter son domaine : un couvent des Sœurs de Saint Joseph de Palestine dont il est l'aumônier et une église dont il est le « patron ». La colline où nous nous trouvons est l'emplacement de Quiriatiarim (la ville des forêts) dont parle l'Écriture. L'Arche d'Alliance y séjourna pendant presque un siècle, douze cents ans avant notre ère, au temps des guerres entre Israélites et Philistins, avant que le roi David vînt en grande pompe la chercher pour l'installer dans le Temple de Jérusalem. Au IV^e^ siècle, les Byzantins y construisirent une basilique, disparue avec les musulmans. En 1920, le cardinal Dubois y posa la première pierre d'une petite église, maintenant terminée, dans le même style et au même endroit que la basilique byzantine. « *Fœderis Arca, ora pro nobis* »...
Mais c'est l'église du Père Alexandre que nous voulons voir et, après un doigt de vin du pays, nous descendons du sommet de la croupe dans la vallée sauvage. Là gît une église romane du XII^e^ siècle, élégante et massive, propriété nationale française depuis 1873.
C'est, nous dit le Père Alexandre, le dernier point d'eau sur la route avant les hauteurs de Jérusalem. Ici Godefroy de Bouillon, à l'avant-garde des Croisés, s'arrêta une dernière fois pour reprendre des forces avant de franchir d'une traite la distance qui nous sépare de ce sommet qu'on voit au loin et qui est, dit-on, à la fois, le tombeau de Samuel et le site d'où les Croisés, surplombant Jérusalem sur l'autre versant, poussèrent leur cri fameux : « Montjoie, Saint-Denis ! Dieu le veut ! Dieu le veut ! »
96:81
La crypte de l'église, aux murs puissants, aux voûtes en arc brisé, abrite une source vénérée autrefois par les Juifs, aménagée ensuite par les soldats romains de la X^e^ Légion qui y tinrent garnison et révérée encore aujourd'hui par les musulmans. La nef a été bâtie par les Croisés au-dessus de la fontaine comme une forteresse défendant le point d'eau. Elle a défié le temps. Après la conquête musulmane elle servit d'écurie aux caravanes de chameaux jusqu'à la fin du siècle dernier, où le P. Alexandre venait encore y attacher son bourricot. Le savant moine éprouve une grande fierté à nous en montrer l'architecture restaurée. Au passage, il nous présente derrière nous, d'un geste, « un de ces messieurs qui vous ont précédés ici ». Nous nous retournons : le sarcophage en pierre d'un chevalier croisé.
L'âme emplie de ces souvenirs, nous repartons vers Jérusalem. Hélas ! notre entrée n'est pas émouvante comme celle de « ces messieurs » de Godefroy de Bouillon... Par la route actuelle, on entre à Jérusalem sans s'en douter, comme dans la banlieue d'une petite ville. Beaucoup de bâtisses en construction, des « colonies juives » comme on dit là-bas, des pétarades d'automobiles, des agents de police aux carrefours, des boutiques et des bazars... Notre auto s'arrête devant une immense façade de plusieurs étages en pierres de taille, voisine de la poste et d'une horloge publique en ciment armé : c'est « Notre-Dame de France » hôtellerie des Pères de l'Assomption, où nous recevons un accueil d'autant plus cordial que je suis moi-même ancien élève de l'Assomption et que le supérieur actuel, le Père Joseph, portant allègrement ses 82 ans, connut jadis mon père au collège fondé par le Père d'Alzon à Nîmes.
Assurés ainsi d'un gîte, nous allons à l'École Biblique, tenue par les Dominicains. Ce sont les grands spécialistes de l'archéologie palestinienne et de la Bible. Chez eux aussi j'ai mes entrées puisque leur éminent prieur, le Révérend Père Savignac, travailla avec moi pendant la guerre, quand j'étais au S.R. de Rouad et opérais sur les côtes de Syrie. Son accueil est chaleureux, mais nous coupons court aux effusions pour aller ensemble au point central de notre pèlerinage : le Saint Sépulcre.
97:81
Par les rues agitées et sinueuses de l'antique cité, encloses dans des murailles traitées de « récentes » parce qu'elles ne datent que du XVI^e^ siècle (Soliman), nous gagnons le toit de l'église du Saint Sépulcre avant d'y pénétrer. D'après notre guide, c'est le meilleur moyen d'en comprendre l'histoire. L'église en effet est difforme et enchevêtrée dans des maisons, des cloîtres, des couvents et des boutiques qui la noient comme une église médiévale au milieu des habitations qui la flanquaient.
Du toit nous en suivons le dessin.
Le Golgotha était une petite éminence, une sorte de tumulus, près d'une des portes de la ville dont les murs épais ont été retrouvés en fouillant à une centaine de mètres d'ici. Ils sont encore enfouis ou enfermés dans les maisons voisines.
Tout près du Golgotha (à une soixantaine de mètres, peut-être ?) et toujours en dehors de la cité, une autre éminence rocheuse était creusée de tombeaux juifs, dont nous verrons maint exemplaire à Jérusalem. C'est dans l'un d'eux que le Christ fut enseveli. Sa croix et celles des larrons furent enterrées dans le voisinage, car il ne fallait pas, à cause de la Pâque juive, qu'elles restassent debout un jour de fête.
En 325, quand, avec Constantin, l'empire de Byzance devint chrétien, l'empereur voulut vénérer cet emplacement. Il fit découper la colline de façon à ne garder que le sépulcre du Christ taillé dans le roc et édifia un monument, non une église, sur l'esplanade ainsi réalisée. Le Golgotha, enfermé dans une colonnade, resta à ciel ouvert. Enfin, dans le prolongement de cet atrium, il fit construire une basilique monumentale, dont il subsiste encore quelques restes dans un couvent russe orthodoxe voisin.
Les musulmans et les tremblements de terre firent disparaître ces monuments ; mais le conquérant arabe respecta le Saint Sépulcre et se borna à construire une mosquée en face de la basilique.
L'église actuelle a été construite par nos aïeux, les croisés, autour du tombeau du Christ. A l'origine, elle ne contenait que ce tombeau et n'enfermait pas l'éminence du Golgotha, élevée d'une dizaine de mètres au-dessus du parvis de l'église et à laquelle on accédait par un escalier extérieur. Plus tard, au temps des Sarrasins et des Turcs, on inclut la roche du Golgotha à l'intérieur de l'église de façon à n'avoir qu'une seule entrée pour les Lieux Saints. Détenteurs de la clef unique, les musulmans pouvaient facilement faire la police du local. Tous les soirs, ils y enfermaient les pèlerins chrétiens pour la nuit.
L'âme pleine de foi et l'esprit imprégné de ces souvenirs, ce n'est pas sans émotion que nous entrons sous les voûtes sombres de l'église du Saint Sépulcre.
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A droite en entrant, un escalier étroit et obscur se détache de la nef et conduit à la petite plateforme du Calvaire, où trois autels se serrent, un aux Grecs, deux aux latins. Sous les autels on aperçoit avec dévotion le roc du Golgotha et la fente dont saint Matthieu parle dans son évangile, qui se prolonge très loin dans les soubassements. C'est là que Godefroy de Bouillon fit chanter le Te Deum et tout près de là qu'il voulut être enterré jusqu'à ce que sa tombe fût profanée dans la suite des temps.
Dans la grande nef, le saint sépulcre est isolé dans le chœur, comme un autel, malheureusement gâché par les revêtements de marbre et les ornements de toute sorte mis par les Grecs auxquels, je crois, il appartient. A l'intérieur, où l'on ne peut tenir plus de trois ou quatre personnes, c'est le roc authentique de la tombe, devant laquelle on médite avec ferveur.
Les autres parties de cette église seraient trop longues à décrire. Le chœur bouche complètement la nef, si bien que l'édifice donne l'impression de quelque chose de tortueux et de formidable. Dans un coin, un escalier conduit à une crypte où quatre colonnes byzantines attestent encore qu'elle fut aménagée au siècle de Constantin. C'est là qu'on vénère la mémoire de sainte Hélène et l'invention de la Sainte Croix. C'est là qu'en fouillant dans une grotte située encore plus bas, au temps de sainte Hélène, on découvrit, selon la tradition ou la légende, la croix de notre Sauveur et celles des larrons.
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L'après-midi de ce premier jour, nous décidons de poursuivre notre randonnée en auto vers le Jourdain et la mer Morte, remettant au lendemain un pèlerinage plus détaillé à Jérusalem même.
Jérusalem est à 800 mètres d'altitude, la mer Morte à -400. Le paysage qui se déroule dans cette descente de 50 kilomètres est apocalyptique. Il a maintes fois été décrit, mais aucune description ne peut dire l'horreur grandiose de ce pays brûlé. C'est « l'abomination de la désolation » : des cailloux, de la terre inculte, sans maisons, sans eau, sans arbre, sans herbe, comme le crassier d'une usine.
Au bas de ces ravins désolés, s'étend la vallée du Jourdain et le miroir bleu de la mer Morte.
Au-delà, dans le lointain embrumé de soleil, les monts désertiques de Moab où les Juifs ont séjourné avant de traverser le Jourdain pour pénétrer en Judée. C'est là-bas que Moïse mourut, treize on quinze siècles peut-être avant J.-C., après avoir vu de loin la Terre Promise. On comprend qu'en sortant de ces déserts intenses, les Juifs aient trouvé que la Palestine, qui nous semble aujourd'hui assez peu enviable, était un paradis. Il est vrai qu'elle était à cette époque plus boisée et plus fertile que maintenant.
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Dévalant de la hauteur, notre auto débouche à quatre cents mètres au-dessous du niveau de la mer, dans la plaine étouffante du Jourdain. Quelques arbustes rabougris sont disséminés sur un sol limoneux suintant de sel. Le Jourdain est à peine visible dans cette plaine morose et sans vie, petite rivière boueuse qui coule entre deux rangées de tamaris et de saules, comme les torrents méridionaux de chez nous. C'est ici que des livres anciens (et pleins d'imagination) situent la légende de saint Christophe portant enfant Jésus. C'est dans ces eaux, au milieu du désert, que saint Jean baptisa le Christ.
Les lourdes petites vagues de la mer Morte sont chargées de sel, de bitume et de pétrole, qui donnent à l'eau un goût épouvantable. Aucun poisson n'y vit. Autrefois, deux mille ans avant J.-C., des villes luxueuses, Sodome et Gomorrhe, s'étalaient sur ses bords. Dieu les anéantit dans quelque cataclysme et jeta sur ce pays une malédiction qu'on ressent encore.
En revenant, nous passons à Jéricho, dont on montre quelques restes. C'est une oasis de verdure. On conçoit que Josué, successeur de Moïse, venant du désert à la tête des Israélites, ait été conduit à s'emparer de ce point d'eau. La source qui arrose les vergers de Jéricho est encore celle dont parle l'Écriture sainte cents ans avant J.-C. Elle est due au prophète Élisée.
Nous clôturons cette journée en nous arrêtant au retour, trois ou quatre kilomètres avant Jérusalem, à Béthanie, le village de la résurrection de Lazare.
Dans l'admirable lumière de la fin du jour, les maisons, dont le style n'a pas dû changer, forment une petite bourgade biblique à flanc de coteau. Jésus-Christ passait par là en montant du Jourdain vers Jérusalem, suivant sans doute les lacets de la piste que la route n'a fait que recouvrir. Quelques centaines de mètres avant le village, un monastère rappelle l'endroit où Marthe vint annoncer à Jésus la mort de son ami Lazare, enseveli de trois ou quatre jours. » « Si vous aviez été là, lui dit Marthe, il ne serait pas mort... »
Accompagné de toute la population du petit village en émoi, Jésus se rendit au tombeau qui subsiste encore, au moins selon la tradition. Nous pénétrons, comme lui, dans la crypte rocheuse. L'escalier qui y conduit est récent (des croisades ?). La véritable entrée du temps du Christ est murée par une mosquée adjacente, mais on la discerne encore.
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La cellule funéraire est intacte. L'émotion est grande de songer que là le Christ, avant l'entrée triomphale des Rameaux à Jérusalem, fit son dernier grand miracle, celui qui devait entraîner la décision de le supprimer.
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Le lendemain 29 avril, réveillés de bonne heure, nous assistons à une messe matinale à l'autel de la Crucifixion, sur le parvis médiéval du Calvaire.
A huit heures nous partons avec le Révérend Père B. visiter la ville que toutes les religions vénèrent et sanctifient.
Nous commençons par ce qui fut autrefois le parvis du Temple et qui est maintenant une « enceinte sacrée » musulmane.
Le sommet de la colline qui domine la vallée du Cédron, face au mont des Oliviers, a été rasé, aplani et, prolongé artificiellement par Salomon de façon à former une table horizontale de 500 mètres sur 300 environ. Au temps des Juifs, cette esplanade était coupée de plusieurs enceintes (parvis des gentils, des femmes, des Israélites...) au milieu desquelles le Temple était enchâssé. Devant le Temple, domaine de Jéhovah, l'autel des holocaustes se dressait en plein air, sur la route du mont Moriah, où une tradition légendaire, mais évidemment non prouvée, situe le lieu du sacrifice d'Abraham (2000 ans avant J.-C. ?). Sous la roche, une grotte servait aux prêtres juifs à évacuer les reliefs des sacrifices sanglants.
Au temps du Christ, une sorte de caserne romaine, la tour Antonia, aujourd'hui disparue, flanquait le coin nord-ouest du parvis et permettait à la police d'y surveiller les mouvements de foule. Le jour de la Passion, c'est peut-être là, à l'Antonia, que Jésus comparut devant Pilate, qui était venu de sa résidence habituelle de Césarée pour contrôler les mesures d'ordre prises à l'occasion des fêtes de la Pâque. C'est de là qu'on fait partir la « voie douloureuse » du Christ portant sa croix vers le Calvaire.
Le Temple fut détruit par les Romains, une première fois 70 ans après Jésus-Christ lorsqu'une révolte des Juifs conduisit Titus à faire le siège fameux de la ville, une deuxième fois en 135. Il n'en reste plus pierre sur pierre...
Au VIII^e^ siècle les musulmans, qui vénèrent le patriarche Abraham et qui assurent que Mahomet est venu par miracle, prier sur la roche du mont Moriah, édifièrent autour de cette roche un délicieux monument, la Coupole de la Roche, improprement appelée « mosquée d'Omar ».
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La visite en coûte 20 francs. Figurez-vous une salle octogonale éclairée tout autour par des vitraux aux couleurs changeantes et profondes, et ornée d'une double rangée circulaire de colonnes supportant un dôme qui surplombe la saillie de la roche au centre de l'édifice.
Les croisés, au XII^e^ siècle, ont entouré la roche antique d'une grille en fer forgé comme on en voit au chœur de nos vieilles églises et ont raboté le caillou pour y placer un autel. Les Sarrasins, revenus, ont enlevé l'autel et la mosquée d'Omar est, depuis lors, un des Lieux Saints de l'Islam.
A une centaine de mètres en face, à l'autre extrémité du parvis, une immense mosquée s'élève à l'ancien emplacement du palais personnel de Salomon. Elle est du VIII^e^ siècle. Les Templiers s'y installèrent à l'époque des croisades, d'où leur nom. On voit encore leur salle d'armes aux voûtes gothiques. Ils attachaient leurs chevaux dans les vastes caves du sous-sol qui servent d'assise à cette partie de l'enceinte sacrée.
Le mur puissant qui soutient au sud-ouest la terrasse du Temple date au moins d'Hérode. C'est là que les Juifs viennent prier et pleurer, le jour du sabbat, en mémoire de leur sanctuaire disparu. Nous ne voyons ce matin-là au « mur des lamentations » que quelques pauvres fidèles qui n'ont sans doute pas voulu laisser leur dévotion dans la solitude.
A l'est, la terrasse domine la vallée, toujours à sec, du Cédron. Du haut des murs crénelés nous contemplons les tombes juives qui se serrent innombrables dans le creux du vallon comme si les morts se pressaient déjà dans la vallée de Josaphat.
L'autre versant de la vallée, en face de nous, est celui de la montagne des Oliviers, où le Christ aimait à réunir ses disciples. C'est par là qu'il vint, à dos d'âne, par une piste qui existe encore, entrant à Jérusalem le jour des palmes et des Rameaux. En souvenir, l'empereur Justinien éleva au VI^e^ siècle un portique en arc de triomphe, aujourd'hui muré, à l'emplacement probable de l'ancienne porte.
Descendant de la terrasse de Salomon, d'autres sites évoquent de nouveaux souvenirs. Ici, en fouillant le sol, on a remis à jour une partie d'une piscine publique taillée en plein roc : c'est la piscine du paralytique qui correspond à a description de l'Évangile. Là, c'est une église romane édifiée par la ferveur des Croisés sur l'emplacement où une très ancienne tradition situe la maison de sainte Anne : la Sainte Vierge y joua enfant. Plus loin, une autre chapelle des Francs, d'un style magnifique et rare avec sa voûte oblique, abrite un large escalier obscur qui conduit à un tombeau : très probablement la sépulture de la Vierge avant l'Assomption...
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L'émotion vous étreint quand on pénètre, non loin de là, « au lieu dit Gethsémani », au bas de la montagne des Oliviers. Tous les détails connus de la dernière veillée de Jésus revivent alors avec intensité.
Gethsémani était probablement une petite propriété du genre des mas qu'on voit aujourd'hui autour de maintes villes de Provence. Elle appartenait sans doute à un disciple de Jésus. C'est là qu'il vint passer son dernier soir sur la terre. Une dizaine d'oliviers, au tronc difforme, si vieux qu'on n'en peut dire l'âge, sont conservés avec amour dans un jardinet semé de fleurs. Quelques mètres plus loin, une église s'élève sur le rocher où Jésus se retira à l'écart de ses disciples endormis, pour prier. Cette église se situe à la place d'une, église du XII^e^ siècle, démolie depuis, construite elle-même sur une église du IV^e^ siècle dont on voit encore les mosaïques et les fondations. Rien ne peut exprimer l'intensité avec laquelle on médite, au rocher de Gethsémani, sur la Passion du Christ.
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Il est déjà 10 heures 30. Le Père Savignac, occupé jusque là à professer un cours d'araméen, la langue du Christ, tient à nous conduire lui-même aussitôt son cours achevé. L'École Biblique, où nous le retrouvons, est construite à l'emplacement exact d'une ancienne église byzantine élevée à la mémoire de saint Étienne, sur les lieux de son martyre. Saint Étienne et la grâce de saint Paul, nouveau sujet de méditation...
Avec le Père Savignac nous repartons en auto pour atteindre, après un quart d'heure de circuits, la montagne des Oliviers, assez élevée au-dessus de Jérusalem pour qu'on puisse en embrasser toute l'étendue. C'est au sommet de cette montagne que l'Évangile place l'Ascension. Une tradition en fixe l'emplacement sur un rocher où se devine comme une empreinte de pied... Les Croisés y élevèrent un petit pavillon portant un dôme qui subsiste encore.
A côté, au milieu d'une église en construction, on voit une grotte où Jésus aimait à réunir ses disciples. Ces rochers ont peut-être, entendu quelque parabole. Il y avait là autrefois, une basilique, l'Eleona, construite par sainte Hélène en mémoire de l'Ascension :
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Nous visitons enfin, avant de rentrer à Jérusalem, le « Tombeau des Rois », qui n'est en réalité qu'un groupe de tombés juives construit, pour elle et sa famille, par une reine persane convertie au judaïsme au premier siècle de notre ère. Ces tombes n'ont d'intérêt que par la pierre verticale taillée en forme de disque épais qu'on y voit encore (comme une grosse meule de moulin) et qu'on roulait pour fermer l'ouverture du tombeau, creusé dans le roc. Devant le poids de cette pierre massive on songe aux réflexions de Marie-Magdeleine et des saintes femmes dans l'Évangile de saint Marc : « Qui nous roulera la pierre hors de l'entrée du tombeau ? »
Comme pour mieux maintenir mon pèlerinage dans le recueillement, je suis invité à déjeuner au couvent des Dominicains. Dans un réfectoire spacieux, aux voûtes dignes des Croisés, dix-sept Pères en robe blanche sont assis, le dos au mur, à des tables de marbre dressées autour de la salle. Comme dans toute abbaye, un lecteur lit à haute voix un gros livre « recto tono », mais la psalmodie est si unie, grave et monotone que je demanderai ensuite au Père Savignac -- qui s'esclaffera -- si la lecture était en arabe, en latin ou en français. D'ailleurs personne ne s'en occupe, chacun, entre deux coups de fourchette, lisant son courrier ou compulsant quelque note. En mon honneur on sert, sans mot dire, une bouteille de vieux vin et on allume, sans sourire, une omelette au rhum. On sort de table au chant du *Magnificat*. Pendant que les Pères vont réciter les grâces et l'office de none, je reste seul un moment avec le célèbre Père M.-J. Lagrange. Quelle érudition !... Puis, après une récréation où les langues déliées cherchent à rattraper le temps perdu, après café et liqueurs, après d'émouvantes poignées de main, je rejoins mes camarades et nous filons tous ensemble pour Bethléem (*à* 10 km de Jérusalem) sous l'égide infatigable du Révérend Père B.
C'est une petite bourgade où, fait remarquable, n'habitent que des chrétiens. La vaste basilique aux colonnades puissantes que l'empereur Constantin y construisit au IV^e^ siècle est encore intacte. Elle est bâtie sur la grotte de la Nativité, où l'on accède, comme à toute crypte, par un escalier voûté, modifié par les Croisés.
La grotte est vaste. D'un côté la tradition situe la nativité, de l'autre, dans une anfractuosité, la crèche. L'émotion serait plus dépouillée si les Grecs, dans un sentiment de piété, ne l'avaient pas tapissée de tentures, de cierges et d'une multitude de lampes en cuivre. La grotte communique avec tout un réseau d'excavations et de salles, dont certaines ont été percées postérieurement pour y placer des autels. C'est dans ces excavations de la montagne rocheuse, plus ou moins aménagées par la main des hommes, que Marie et Joseph furent obligés de loger « parce qu'il n'y avait plus de place pour eux dans les hôtelleries »...
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Au retour de Bethléem, nous nous séparons jusqu'au départ. Pour moi, je retourne à l'église du Saint Sépulcre, errant et priant sous ces voûtes chargées d'histoire. En passant dans les ruelles grouillantes du quartier des boutiques, j'achète pour 7 francs une canne en bois d'olivier, comme un bourdon de pèlerin.
A 16 heures, nous repartons pour Jaffa. Rentré à bord et reprenant contact avec les obligations de ma fonction, j'apprends que, pendant notre brève escale en Terre Sainte, le nombre des manquements que la discipline est obligée de sanctionner dans une agglomération ambulante qui atteint presque trois mille âmes est tombé à peu près à zéro. Respect instinctif de l'épopée des aïeux et surtout rayonnement de la grâce.
Paul AUPHAN.
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### Ô femmes chrétiennes !
Ô FEMMES CHRÉTIENNES, votre mission est grande ! Vos maris, vos frères s'imaginent peut-être que tout irait mieux et même bien, si on pouvait changer la forme du gouvernement, ou celle de l'État, transformer la société dans un sens ou dans l'autre. Vous-mêmes le croyez peut-être à force de l'entendre dire ou de voir les hommes en discuter entre eux.
Or, l'avenir est entre vos mains et non en celles des technocrates, ministres, directeurs, commissaires, conducteurs, ingénieurs, experts et référendaires, car c'est Vous qui d'abord formez les hommes, référendaires, experts, ingénieurs, conducteurs, commissaires, directeurs, etc. tous ont été des enfants, et de leur éducation -- sauf grâces extraordinaires -- dépendra leur comportement dans les charges qu'ils auront à remplir et l'avenir de la société entière.
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L'homme est libre, en ce sens qu'il est responsable de ses pensées et de ses actes devant Dieu, de ses actes devant les hommes mais un grand malentendu corrompt notre temps. La liberté est entendue comme la faculté de faire tout ce qu'on veut ou tout ce qui est possible en présence d'autres volontés libres. Alors que la liberté de l'homme consiste en la possibilité pour lui d'atteindre sa véritable fin qui n'est autre que la perfection de la sainteté. L'homme n'est vraiment libre que s'il est maître de ses passions et non libre de les assouvir. Il est libre s'il est toujours prêt à agir conformément à ce qu'il sait être vrai, et non libre de mentir pour arriver a ses fins.
L'apprentissage de la liberté vraie se fait dans le jeune âge par le moyen de l'éducation et c'est en quoi, ô femmes chrétiennes, votre mission est grande. Tous les hommes dépendent de vous au moins jusqu'à huit ans, et une éducation manquée à cet âge l'est pour toute la vie. Une bonne éducation reçue jusqu'à cet âge laisse une trace ineffaçable. Si un enfant de deux ans n'est pas habitué à obéir, il deviendra par la suite de plus en plus difficile de lui en faire comprendre la nécessité.
Car il lui faudra obéir toute sa vie aux circonstances et aux nécessités. Comme vous-mêmes, vous le savez bien. Pour le jeune âge, les parents sont juges des circonstances et des nécessités, car l'enfant est sans expérience. Il sortira par le froid sans se couvrir ; boira de l'eau très froide alors qu'il est en sueur, et ainsi de tout. Il apprendra donc en obéissant qu'il y a une nature des choses, des événements, auxquels la volonté libre de l'homme ne peut rien et que sa liberté consiste à dominer l'envie qu'il peut avoir d'échapper aux contraintes de la nature, ou de s'y abandonner au détriment de sa vraie fin.
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L'autre pôle de l'éducation consiste à rester toujours dans la vérité. Affaire bien délicate car les enfants mentent facilement surtout pour s'éviter les gronderies. L'art de gronder sans pousser les enfants au mensonge demande de la vertu aux parents. Il leur faut surtout éviter la colère, mais aussi punir plus sévèrement le mensonge que la faute.
Est-il utile d'ajouter que les enfants ne doivent pas entendre leurs parents mentir ? Ceux-ci ne tiendront jamais devant leurs enfants des propos qui peuvent détruire en eux l'esprit d'obéissance et l'esprit de vérité. Tout ceci était observé il y a cinquante ou soixante ans même dans les familles où la foi s'était perdue. Car l'éducation chrétienne survit pendant environ deux générations à la perte de la foi.
Aujourd'hui, beaucoup de familles encore chrétiennes suivent l'esprit du monde, et dans leurs mœurs et dans l'éducation des enfants. La fausse idée de la liberté, issue de Jean-Jacques Rousseau, remplace la vraie. Ce pseudo-philosophe prétendait que l'homme était bon naturellement et que c'était la société qui le gâtait. Il s'en suit qu'il faut réformer la société plutôt que soi-même. La vertu consiste alors à réclamer des révolutions et non à vaincre en son privé la gourmandise, la colère, ou la lubricité. Et il est des parents chrétiens, fort bien élevés eux-mêmes, qui laissent tout faire à leurs enfants sous prétexte de liberté. C'est une erreur fondamentale ; mais c'est aussi la facilité, car pratiquer l'éducation des enfants avec amour, attention et délicatesse demande beaucoup de précautions et donne beaucoup de soucis. Soucis d'ailleurs beaucoup moins graves que ceux qu'amène une éducation manquée.
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Ô mères chrétiennes, vous devinez où mènent ces constatations : il vous faut beaucoup de vertu. Que faire ? C'est bien simple, quel modèle voulez-vous suivre ? ÈVE ou MARIE ?
Et ce choix intéresse également les jeunes filles, car tout le comportement intérieur et extérieur des femmes s'en suit. Pour vous mettre au fait sans ambages voici la réponse d'un garçon de seize ans à son aumônier qui venait de faire une instruction sur le respect dû aux parents : « Monsieur l'Abbé, vous la connaissez, comment voulez-vous que je respecte ma mère ? » Il la voyait tout l'été nue sur les plages et ne se soucier que de son corps.
Ignorez-vous que des garçons se confessent de mauvaises pensées au sujet de leurs sœurs dont les attraits sont trop voyants ?
De telles femmes, de telles jeunes filles suivent la conduite d'Ève qui tenta et perdit Adam, en se perdant elle-même et toute sa race. Je ne les juge pas ; elles suivent simplement la mode et les habitudes de leur temps, mais ce sont les modes d'Ève, non celles de Marie.
Ignorez-vous que vous ne devez qu'à Marie la liberté dont vous jouissez ? Chez tous les peuples étrangers à la vraie religion on protège les femmes et on se protège d'elles en les enfermant soit dans la maison, soit sous un voile.
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En Grèce même, à l'époque la plus brillante d'Athènes, les noms de femmes connus ne sont guère que ceux de quelques courtisanes. On ne peut douter qu'il y eut de grands caractères parmi les mères de tant de grands hommes ; mais elles ne sortaient pas de l'appartement des femmes.
Depuis que Marie a enfanté le Sauveur, depuis que les sacrements nous ont permis de vivre de la vie divine, depuis que nous sommes devenus les rameaux de la vigne sainte et sacrée, alors la liberté a été donnée aux femmes dans la société, puisque devenus enfants de Dieu, les hommes comme les femmes ont reçu la grâce de pouvoir éviter le péché et de rester dans l'amitié de Dieu.
L'existence de deux sexes est un grand mystère naturel. Leur union nécessaire pour propager la vie est passagère chez les animaux qui sont une préfiguration naturelle de l'homme. La vie animale elle-même a une fin extraordinaire ; elle est une lutte contre les forces naturelles, en les utilisant, une lutte contre ce que les savants appellent l' « entropie ». Les animaux les plus simples sont même immortels puisqu'ils se propagent en se dédoublant. La vie animale est une lutte contre la matière et contre la mort ; l'union des sexes, dans la vie chrétienne, prend son sens définitif, puisqu'elle est une union indissoluble pour la vie éternelle ; c'est pourquoi après avoir rappelé les paroles d'Adam, dans la Genèse : « Celle-ci cette fois est os de mes os et chair de ma chair... C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme et ils deviendront une seule chair », saint Paul ajoute : « Ce mystère est grand, je le dis, dans le Christ et dans l'Église. »
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Saint Paul veut parler ici de la loi naturelle ; Notre-Seigneur l'a rappelée lui-même avec la même citation pour affirmer l'indissolubilité du mariage. Et ce mystère est grand non seulement dans la loi naturelle, mais dans le Christ et dans l'Église, à cause de cette indissolubilité même. Le Christ a dit : qu'ils soient un comme mon Père et moi nous sommes un. L'union de deux âmes pour la vie éternelle par le mariage est certainement la plus difficile et la plus parfaite de ces unions souhaitées. Aussi est-elle analogue à l'union du Christ et de l'Église. Les anciens Pères faisaient remarquer que le Christ lui-même avait quitté son Père pour épouser l'humanité et que l'Église était née de son flanc percé par la lance, comme Ève était née d'Adam.
Comment eût-on refusé la liberté aux femmes alors que tant d'entre elles subirent héroïquement le martyre ? Celles entre autres dont vous lisez les noms au canon de la messe, Perpétue, Félicité et ces jeunes filles Agathe, Lucie, Agnès, Cécile, Anastasie quelques-unes presque des enfants ; et ces martyrs de Scilli en Afrique, *Donata, Vestia, Secunda* «* et les autres *».
Donata dit : « Nous rendons à César l'honneur dû à César, mais nous ne craignons que Dieu. »
Vestia dit « Je suis chrétienne. »
Secunda dit : « Ce que je suis, je veux l'être.
Ce que Corneille fait dire à Auguste :
*Je suis maître de moi comme de l'univers*
*Je le suis, je veux l'être. Ô siècles ! ô mémoire.*
Secunda l'a dit en toute simplicité, sachant ce qui allait suivre : « Attendu qu'ils ont avoué qu'ils vivent à la manière des chrétiens. Attendu qu'on leur a offert de revenir à la manière de vivre des Romains, et qu'ils ont obstinément persévéré, nous les condamnons à être châtiés par le glaive. » Tous dirent : « Grâces à Dieu. »
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Ô femmes, telle est la source de la liberté dont vous jouissez dans la société chrétienne, Marie dans l'étable et fuyant en Égypte, Marie au pied de la croix. Et si la haute dignité de Marie dans un état de perfection inaccessible à notre misère vous effraie, choisissez parmi les saintes femmes qu'honore l'Église notre Mère, soit les premières qui suivirent Jésus, vraiment dans les pas de Notre-Seigneur, dans la même poussière sur les mêmes routes pierreuses, jusqu'au Calvaire et qui, dit saint Luc, «* avaient été guéries d'esprits malins et de maladies *». Ou les saintes mères des saints comme Marie Cléophas et Marie Salomé, mères de six apôtres. Elles n'étaient pas parfaites, puisque Salomé demandait pour ses deux fils les deux premières places. Il est vrai que c'était avant la Pentecôte. Vous, vous avez reçu le Saint-Esprit, vous pouvez plus qu'elles.
Il y a les mères des martyrs, celle de saint Symphorien qui, à Autun, encourage du haut des remparts son fils à bien mourir. Sainte Émélie, mère de saint Basile, sainte Monique, mère de saint Augustin, qui, vécurent une vie comme la vôtre, ou bien tout près de nous, les parents de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus.
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L'Église avait reconnu cette liberté par un signe qui a duré jusqu'à nos jours, et dure encore en nos campagnes en se perdant. Elle avait donné aux chrétiennes la coiffure des femmes libres, des matrones romaines, le petit bonnet blanc à bord tuyauté que vous pouvez voir encore et qui de Brest à l'Orient, de Syracuse à Oslo a couvert la tête de toutes les chrétiennes pendant dix-huit siècles. Dans la catacombe de Domitille à Rome qui date du IV^e^ siècle, la vénérable défunte est coiffée de ce bonnet avec un voile par-dessus. Au V^e^ siècle, à Sainte-Sabine, les mosaïques représentant les églises de la Circoncision et de la Gentilité ont la même coiffure. De même au VII^e^ siècle la Vierge de Parenzo ; à Ravenne, les Saintes Femmes au tombeau, la Vierge de l'Adoration des Mages. Il en est des exemples encore aux VIII^e^ et IX^e^ siècles.
Cette coiffure était en même temps le rappel du baptême qui nous a libérés du péché originel : après l'onction du Saint-Chrême, le prêtre place sur la tête de l'enfant le chrémeau, un linge blanc, en disant ces paroles : « Recevez cette robe blanche et portez-la sans tache jusqu'au tribunal de N.-S. Jésus-Christ, pour avoir la vie éternelle. »
Telles étaient les saintes et magnifiques pensées de l'Église en conseillant aux femmes le port de cette coiffure. Elle était uniforme en chaque paroisse. Le dimanche à l'église on ne pouvait savoir qui était riche ou pauvre. L'uniformité du costume excluait l'émulation de la vanité féminine. Quelles chrétiennes ne se sentiraient touchées par des pensées si belles et si conformes à la foi !
Comment ont-elles pu se perdre ? Et en somme, tout récemment. Parce qu'elles *n'ont plus été enseignées* d'une part et de l'autre parce qu'*une entreprise concertée de corruption de la femme* s'est développée parallèlement.
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La Révolution a répandu l'idée d'égalité : le clergé lui-même en a été touché, et bien entendu, l'égalité désirée n'a pas été conçue comme une modération universelle, une *modestie* (modération est le sens de ce mot) mais comme une égalité avec ce qui paraissait le plus enviable, la situation, les toilettes des personnes fortunées. Or la première tentation des personnes fortunées est d'afficher leur richesse et de se croire au-dessus des règles communes. « Le poisson pourrit toujours par la tête », dit la sagesse populaire. Le premier sens de l'égalité est celui qu'avait toujours conseillé l'Église et les mœurs chrétiennes. Le second est celui de la décomposition sociale. Or l'Église vous fait chanter au Troisième Dimanche de l'Avent ces paroles de saint Paul : « Réjouissez-vous dans le Seigneur en tout temps... Que votre modération soit connue de tous les hommes, car le Seigneur est proche. » Le chantez-vous dans votre cœur et vous réjouissez-vous dans la modération ?
Car les esprits pervers qui ont régné en France depuis plus de cent ans non seulement dans le gouvernement, mais dans la presse et dans la littérature et qui étaient hostiles à toute loi morale (sauf quand elle les servait) Ont compris que l'éducation -- donnée par la femme à ses jeunes enfants était la base d'une société fondée sur les dix commandements. Ils ont tout fait pour corrompre la femme par la licence dans la toilette qui amène la licence des mœurs. Et vous rendez infiniment plus difficile aux hommes et aux jeunes la « possession de leur vase », comme dit saint Paul, c'est-à-dire la chasteté. Tout pousse aujourd'hui au péché de la chair, le théâtre, le cinéma, l'affiche, la radio, c'est-à-dire *tout* aboutit à la destruction de la famille.
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Il y a de jeunes religieuses qui sont fort jolies, mais leur costume ne laisse pratiquement voir d'elles que ce qui est l'expression de l'âme. Les jeunes filles qu'on rencontre en la rue le nez au vent peuvent être aussi très belles, mais comme une jeune biche ou une jeune chienne. La mode est faite pour faire prévaloir ce qu'il peut y avoir de beauté bestiale dans la nature humaine, au détriment de la beauté spirituelle qui est la vraie fin de notre vie.
Nous n'inventons rien. Écoutons la doctrine des Apôtres ; ils vivaient en un temps aussi corrompu que le nôtre quoique peut-être moins hypocrite. Voici les recommandations de saint Pierre (I, 3 -- I, 12) : « Que votre parure ne soit point celle du dehors : les cheveux tressés avec art, les ornements d'or, la recherche dans les habits ; mais parez l'homme secret du cœur \[il veut dire : parez la disposition secrète du cœur\] d'un esprit paisible et doux : telle est la richesse devant Dieu. Ainsi se paraient autrefois les saintes femmes... »
Saint Paul ne parle pas autrement dans sa première épître à Timothée : « Pareillement, que les femmes, en tenue décente, se parent avec pudeur et modestie, non avec tresses, or, perles, habits somptueux, mais comme il convient à des femmes qui font profession de piété, au moyen de bonnes œuvres. » Inutile de dire que par tenue décente, saint Paul n'entend pas « être à la mode » comme l'entend généralement la vanité féminine. Le mot *catastolé* dont il se sert veut même dire : vêtement tombant et non seulement « tenue » comme nous l'avons traduit.
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Saint Pierre et saint Paul sont nettement contre les « indéfrisables » qui régnaient dans le monde païen comme dans le nôtre. Or en beaucoup d'endroits les femmes se sont mises à entrer nue-tête à l'église pour ne pas abîmer l'édifice de vanité qu'elles font dresser à grands frais sur leurs têtes... jusqu'à ce quelles se coiffent en chiens fous pour imiter la dernière des femmes d'Hollywood à la mode.
Or sur ce sujet même, saint Paul est encore plus précis dans la I^re^ aux Corinthiens ; et il va jusqu'au fond du problème social. Nous le citons intégralement : « ^3^ Or je veux que vous sachiez que le chef de tout homme, c'est le Christ ; le chef de la femme, l'homme ; le chef du Christ, Dieu. ^4^ Tout homme qui prie ou prophétise le chef couvert déshonore son chef. ^5^ Et toute femme qui prie ou prophétise le chef découvert, déshonore son chef. ^6^ C'est une seule et même chose avec celle qui est tondue. Car si une femme ne se voile pas, qu'elle se tonde aussi. Et s'il est honteux pour une femme d'être tondue, ou rasée, qu'elle se voile. ^7^ L'homme ne doit pas se voiler le chef, étant image et gloire de Dieu ; mais la femme est la gloire de l'homme. ^8^ Car ce n'est pas l'homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l'homme. ^9^ Aussi bien ce n'est pas l'homme qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme. ^10^ C'est pourquoi la femme doit porter sur sa tête une « *puissance* » à cause des anges. ^11^ D'ailleurs ni la femme n'est sans l'homme, ni l'homme sans la femme, dans le Seigneur ; ^12^ car de même que la femme est de l'homme, ainsi l'homme est aussi par la femme, et tout est de Dieu. »
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Le grec est difficile à traduire à 1.900 ans de distance ; le mieux est de s'en rapporter à la Vulgate dont les traducteurs vivaient en un temps plus bien proche de saint Paul et connaissaient le sens usuel des mots grecs. Le mot souligné signifie en grec *pouvoir*, *puissance de faire ;* le sens de la phrase est que la femme doit porter le signe d'une puissance extérieure à elle ; et qu'elle doit le faire pour ne pas contrister les anges qui l'assistent invisiblement, et sont présents à l'office divin.
*On vous cache tous ces textes*, ô femmes chrétiennes, pour ne pas déplaire à l'Ève qui sommeille en vous. Les idées fausses sur la liberté et l'égalité sont maîtresses de l'opinion. Or il s'agit de toute autre chose que l'égalité et la liberté. L'Évangile parlant de Jésus âgé de douze ans et retournant à Nazareth avec ses parents, dit de lui : « *Et il leur était soumis*. » N'était-il pas le Verbe éternel incarné ? infiniment incomparable à Marie et Joseph ? Et dans la Sainte Famille même, la Vierge immaculée n'est-elle pas supérieure à S. Joseph ? Cependant c'est S. Joseph qui est averti directement par un ange de toutes les décisions à prendre, non pas Marie, ni Jésus. C'est Joseph le chef de la famille. Pourquoi ? Parce qu'il en faut un. Lorsqu'on envoie quatre simples soldats en corvée on en nomme un chef de détachement. Ce n'est pas toujours le meilleur, ni le plus intelligent.
Cette décision universelle de prendre l'homme pour chef de la famille vient de ce que c'est l'homme sort de la maison pour chercher de l'ouvrage, travailler ou combattre. La femme élève les enfants ; l'homme, qui a la responsabilité de la défendre, a l'autorité. La femme est maîtresse à l'intérieur et le proverbe populaire, à la campagne, dit que l'homme a beau travailler, c'est la femme qui fait la prospérité de la maison.
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Nous savons tous que beaucoup de femmes sont supérieures à leur mari ; celles qui sont sages ne l'affichent pas ; elles restent modestes comme Marie auprès de Joseph, elles veulent ménager auprès de leurs enfants l'autorité du père. L'union prêchée par Jésus le demande.
Ne voyez-vous pas, d'autre part, que les soi-disant libertés prises par les femmes de faire les mêmes études et de briguer les mêmes places que les hommes conduisent à un nouveau, servage, celui de l'usine et du bureau ? Malheureuses celles qui, sans nécessité, le préfèrent aux responsabilités et à la gloire de former des hommes.
L'homme et la femme ne sont pas égaux, mais *complémentaires*. L'égalité n'a aucun sens, puisque l'un ne peut faire la besogne de l'autre. L'homme ne peut ni enfanter, ni allaiter.
On vous dit que le texte de S. Paul n'a d'autre importance que de donner les habitudes de son temps et que nous pouvons nous conformer à celles du nôtre. Pourquoi donc les femmes ont-elles suivi pendant 18 siècles les consignes de S. Paul ? N'y a-t-il pas une tentation propre à notre époque de se détourner de Marie pour suivre la conduite d'Ève ? Pour l'homme pécheur et exercé par les concupiscences, être de son temps consiste généralement à tomber dans les erreurs de son temps. Celle du nôtre consiste à vouloir être du monde tout en demeurant chrétien. Elle est condamnée par l'expérience universelle, par les saints, les apôtres et N. Seigneur lui-même. « Jeunes gens, dit S. Jean, n'aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui. Car tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l'orgueil de la vie, n'est pas du Père, mais du monde.
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Or le monde passe, ainsi que sa convoitise ; mais qui fait la volonté de Dieu demeure pour l'éternité. » Et Notre-Seigneur, priant son Père après la Cène, dit à ses disciples : « Je leur ai donné ta parole, et le monde les a haïs, parce qu'ils ne sont pas du monde, comme je ne suis pas du monde. »
Être bien vu du monde, telle paraît être la doctrine des nouveaux apôtres : elle contredit toute l'Écriture Sainte. Au ch. III Isaïe proclame : « Dieu a dit : parce que les filles de Sion sont devenues orgueilleuses, qu'elles s'avancent la tête haute, lançant des regards, qu'elles vont à petits pas et font sonner les anneaux de leurs pieds (disons leurs talons à aiguille), le Seigneur rendra chauve le crâne des filles de Sion et Dieu découvrira leur nudité... » (Elles s'en chargent bien elles-mêmes aujourd'hui ; elles sont plus près de l'animal que celles du temps d'Isaïe.)
Comme S. Paul, nous ne contesterons pas. Non seulement l'Église a maintenu pendant 18 siècles la discipline enseignée par lui pour la tenue aux offices, mais elle a jugé qu'il était bon de l'étendre à tous les lieux et tous les temps ; elle a maintenu sur la tête des femmes ce signe aimé de leurs anges, prouvant leur éloignement des vanités extérieures et leur consécration à l'éducation familiale. Remarquez que tous les hommes continuent à obéir à S. Paul. Ils se découvrent dès qu'il entrent au saint lieu (et en bien d'autres endroits). Le mouvement d'indépendance des femmes, dont la cause est la vanité n'en est que plus significatif. Quelle honte de vouloir être séduisante pour le premier venu qui passe dans la rue, c'est-à-dire d'exciter en lui des désirs dont le déshabillé indique le sens !
\*\*\*
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Ô femmes chrétiennes ! on ne réformera pas la société sans vous ; on ne la réformera pas par des lois (même somptuaires). Toute réforme qui n'est pas en même temps morale est vaine. La première des réformes morales en toute société est de la faire dans le rapport des sexes entre eux, car c'est dans ces rapports que repose l'avenir moral d'une race et d'une nation.
Ô femmes chrétiennes, vous êtes le sel de la terre, vous êtes le cœur de la famille, et la famille est par la nature et par la grâce, la société fondamentale. Vous avez, en leur donnant le jour, à compléter le nombre des élus ; par l'exemple de votre foi, à faire germer chez les prédestinés et, à faire grandir la semence de grâce reçue au baptême. Oui, votre mission est grande, vous la tenez de Dieu à l'exemple de Marie qui a donné au monde Celui qui devait être le premier né d'entre les morts. Fuyez Ève, et comme Marie, médiatrice de toutes grâces, communiquez celles que vous avez reçues à ces enfants dont vous avez la charge. Ils conserveront toujours dans leur cœur à l'âge d'homme ce point par où « on mouille à la grâce » que vous leur aurez transmis.
D. MINIMUS.
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### NOTES CRITIQUES
### Protestants et catholiques allemands conjuguent leur action en vue de la diffusion de la propriété capitaliste
Dans le Monde du 17 janvier dernier, M. Roland Delcour, correspondant à Bonn de ce journal, publiait un article intitulé : « Les Églises catholique et évangélique suggèrent une répartition plus équilibrée du capital et une participation plus équitable des travailleurs. »
L'idée de la diffusion de la propriété fait rapidement son chemin chez nos voisins. Dès le 29 octobre 1957, le gouvernement allemand l'avait faite sienne dans une déclaration très nette : « Une très large dispersion de la propriété est indispensable si l'on veut donner au plus grand nombre possible de citoyens le sentiment de leur propre valeur et celui d'appartenir à la communauté nationale. » Nous avons fait écho à cette déclaration, à la loi qui s'ensuivit le 12 juillet 1961 et à certains projets en discussion dans le numéro de mars 1962 d'Itinéraires ([^28]).
Aujourd'hui, c'est d'un nouveau document que nous parle M. R. Delcour. Le 14 janvier, la chancellerie de l'Église évangélique et le Comité central des catholiques allemands ont publié en commun des « Recommandations pour la politique de la propriété ». Ces recommandations « sont signées du côté catholique par quinze théologiens et experts catholiques », parmi lesquels figure le Dr Paul Adenauer, fils de l'ancien chancelier.
Le document a été publié *in extenso* dans la *Frankfurter Allgemeine Zeitung* du 15 janvier.
Il ne s'agit pas, précise le journal allemand « d'un Mémoire officiel des deux Églises, mais il n'est pas douteux que ce travail a reçu l'entière approbation des deux Églises. »
Nous sommes donc là en présence d'une action œcuménique de type social dont il est inutile de souligner l'importance.
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Un aspect particulièrement intéressant du Mémoire, c'est son caractère concret. Sans s'interdire d'invoquer les principes, les rédacteurs partent de la législation existante et s'inspirent de considérations économiques positives pour suggérer et proposer des mesures susceptibles de réalisation. C'est du reste (malheureusement) ce qui en rend la traduction intégrale sans objet -- du moins dans une revue non spécialisée comme *Itinéraires*.
Par contre, la citation de quelques passages en montrera l'orientation.
Le premier paragraphe est aussi clair et aussi catégorique que possible.
*Les Églises chrétiennes ont toujours insisté sur l'importance essentielle qu'elles reconnaissent à la propriété privée. Dans l'Encyclique sociale catholique* « *Mater et Magistra* » *et dans le Mémoire protestant,* « *Création de richesses et responsabilité sociale* » *il a été indiqué comment on pouvait obtenir plus de justice dans la création des richesses et par conséquent un ordre plus largement fondé de la propriété.*
Le but :
*Ces recommandations se proposent... de donner aux organismes et aux personnalités responsables de la vie économique, sociale et politique ; des indications concrètes pour le développement de leurs programmes d'action d'indications grâce auxquelles pourront être améliorées et élargies les mesures de politique de propriété actuellement en vigueur et ayant fait leurs preuves. En même temps, cette activité protestante et catholique vise à conduire vers des initiatives communes les responsables dans tous les partis, mais avant tout dans les syndicats et dans les unions patronales.*
Quelques positions significatives :
*Le rôle politique de la propriété est de créer un ordre économique tel que les couches pauvres de la population, en particulier les travailleurs, se voient faciliter la création des richesses... En même temps, les richesses sont réparties avec plus de justice et les tensions sociales sont diminuées...*
*L'élément ayant une importance décisive pour la politique de la propriété est le renforcement de la création d'épargne chez le travailleur.*
D'où la nécessité d'une aide à l'épargne, dont les moyens sont longuement examinés, notamment « en tenant mieux compte des familles ».
Il faudrait dénationaliser les entreprises nationalisées par le transfert au secteur privé des capitaux productifs possédés par l'État. -- Ce qui pourrait se faire par l'émission de certificats d'investissent.
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*Pour l'émission de ces parts, il faudrait, comme cela a déjà été fait pour les actions Volkswagen, consentir des abattements de nature sociale d'après la situation de famille et d'après le revenu.*
Les contributions patronales destinées à favoriser l'épargne des travailleurs devraient être dégrevées d'impôts.
Mais il faut aller plus loin et lier la politique des salaires à la politique de la propriété. Ce qui revient à dire qu'une fraction de salaire doit pouvoir être convertie en capital.
\[En ce cas, le salaire\] *n'est pas versé en espèces, mais est utilisé en investissement, indirectement ou directement. Les travailleurs reçoivent pour cela des droits de propriété* (*avoirs d'épargne, créances, valeurs diverses, etc.*)*, dont ils ne peuvent pas disposer immédiatement* (*sauf en cas de nécessité*) *mais seulement au bout d'un certain temps.*
Diverses modalités sont proposées pour la réalisation de cette mesure, dont l'intérêt pour les travailleurs est souligné :
*Tandis que le blocage par investissement d'éléments du revenu amène la création de fortune chez les travailleurs, l'épargne forcée par l'intermédiaire des prix a pour suite une concentration des richesses dans les entreprises, chez les propriétaires de valeurs réelles et entre les mains de l'État.*
Pour terminer, les rédacteurs précisent qu' « ils n'ont nullement la prétention de vouloir résoudre tous les problèmes sociaux uniquement par la politique de la propriété ». Mais ils affirment que cette politique « est un moyen décisif pour donner une forme plus convaincante à notre ordre social démocratique et libéral et pour le fortifier de l'intérieur ». D'autre part, ils soulignent bien qu'ils restent dans le domaine de l'immédiatement possible, sans aucun bouleversement des structures : « *Ce qui est proposé ici est un programme limité, qui peut se réaliser à bref délai.* »
\*\*\*
Faisons un vœu : que les patrons et syndicalistes chrétiens de chez nous méditent l'exemple qui leur vient d'Outre Rhin, et en tirent la leçon.
Les patrons chrétiens français doivent étudier, dans leur prochain congrès de Dijon, du 1^er^ au 3 mai, les problèmes de la participation des travailleurs à la vie des entreprises. Belle occasion pour eux de mettre au point un projet de participation dans le domaine de la propriété capitaliste !
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Quant aux syndicats chrétiens, les plus dynamiques et les plus chrétiens d'entre eux viennent de fonder l' « Association des groupes d'études économiques, sociales et syndicales d'inspiration chrétienne ». Cette association trouvera un beau thème d'étude et de combat dans la diffusion de la propriété capitaliste chez les travailleurs.
Si *Mater et Magistra* vaut pour l'Allemagne, elle vaut aussi pour la France, et pour tous les autres pays.
Pourquoi bouder éternellement l'encyclique du bon pape Jean ?
Louis SALLERON.
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### Simone Martini
Il est des découvertes qui nous laissent mystérieusement tenus par des fils invisibles mais forts, des sonorités dans la tête, des paroles incompréhensibles comme dans une ivresse, comme si quelque musique ineffable se faisait entendre en un moment solennel, plus silence que bruits d'instruments, plus élévation vers des hauteurs de vertige que perception simple de notes et d'accords. On se trouve alors dans une situation nouvelle où l'esprit semble planer dans un autre univers, détaché de sa chair, avant tout à coup éprouvé en lui-même la réduction singulière d'une distance, mais dans le temps plus encore que dans l'espace, comme si les multiples civilisations pouvaient se retrouver et vivre en une seule, comme si les êtres des multiples générations pouvaient se retrouver et vivre pleinement dans le dernier rejeton. L'archéologue qui découvre au cœur de la forêt sud-américaine, sur les bords de ce fleuve mythique, l'Amazone, une pierre gravée portant des signes semblables à ceux qu'utilisaient les Crétois quinze siècles avant Jésus-Christ, doit connaître à ce moment-là ce bond prodigieux de l'esprit où la conscience du temps s'abolit, où se retrouvent dans le même lieu de pensée plusieurs sociétés disparues, qui se fondent étrangement pour n'être plus, pendant un instant qu'un homme exalté dont la parole est alors la parole même de l'humanité passée et présente enfin saisissable par ce raccourci.
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Mais cette joie n'est pas réservée à l'inventeur -- il reste que le spectateur attentif mis lui-même en présence de l'objet pourra connaître le même phénomène. D'une manière semblable se renouvelle la découverte pour l'amateur de sculptures et qui en possédant une de grande beauté se trouve chaque matin choqué de la même émotion, comme si l'habitude elle-même ne faisait que renforcer l'émotion de la veille ; et permettre une vision chaque fois différente.
Je sais bien que c'est tenter d'expliquer d'une manière confuse ce qui se passe en nous lorsque nous sommes confrontés avec les œuvres du passé, venues jusqu'à nous avec cet épais mystère de regards accumulés depuis des siècles, ou celui plus attirant encore de l'oubli en quelque recoin d'église ou de terre, et dont la révélation tout à coup bouleverse à la fois ce que nous savions et ce que le monde admettait le plus sereinement. Ainsi par exemple de ce spectacle donné à l'hôtel Sully où l'on pouvait voir exposées les fresques ressuscitées que Simone Martini peignit sur le fronton de Notre-Dame-des-Doms, à Avignon.
\*\*\*
Simone Martini fut en Avignon au temps de la papauté. Il y vint dès 1340 pense-t-on, et passa les dernières années de sa vie à la Cour pontificale, auréolé d'un prestige immense, égal à celui de Giotto. Il y laissa quelques œuvres, pas toujours sûres, comme ce polyptyque de la Passion, dispersé entre les musées d'Anvers, de Berlin et du Louvre, œuvre nerveuse et d'une intensité dramatique assez certaine, quoique le peintre y sacrifie à ce que l'on nomme « l'expressionnisme anecdotique flamand » et qu'il est bien difficile d'imaginer contemporaine des fresques qui vont nous occuper. Il fut en Provence l'ami très cher de Pétrarque, pour lequel il peignit un portrait de Laure (perdu...) et poète enchanté déclarait en deux sonnets : « Mon ami Simon s'en est allé en Paradis d'où la noble dame était venue. L'ayant vue, il l'a peinte sur un parchemin : il voulait montrer ici-bas ce beau visage. Aussi l'œuvre fut de celles qui ne s'imaginent que dans le ciel, car au milieu de nous l'âme est voilée par le corps. » Puis en 1344 le peintre mourut, laissant à la seconde Rome son testament d'artiste, les fresques de Notre-Dame-des-Doms.
Destin fragile que celui de ces fresques. Tout d'abord elles passèrent longtemps pour être de Giotto : un siècle après sa mort, Simone Martini était dépossédé, et il fallut attendre la fin du dix-neuvième siècle pour que l'erreur fut réparée. Il y eut plus grave : sur le mur sud de l'église, le peintre fit une grande fresque : Saint Georges s'y voyait délivrant une princesse. Lorsque François Premier vit ce guerrier vaincre un dragon reptile tout de flamme et d'écailles, il ne put s'empêcher de « tressaillir d'admiration, ne se pouvant soûler de le regarder ».
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Le temps causa beaucoup de dommages à cette peinture : ce qui cependant ne justifie en rien les vandales qui l'effacèrent en 1828, alors que la composition se lisait encore très clairement, et que beaucoup de couleurs se voyaient dans leur éclat.
La sollicitude dont on témoigna, tardivement, pour les deux fresques du tympan manqua de peu la catastrophe. En 1910, alarmé par l'état de ces fresques, dont la surface se trouvait cloquée, les responsables tentèrent un sauvetage : on voulait consolider et fixer les mortiers boursouflés ou pulvérulents. Ypermann fit des nettoyages superficiels, injecta du silicate, vaporisa des fixatifs à base de benzine et de paraffine. Les couleurs s'avivèrent momentanément : cependant le traitement se montra tardivement fort dangereux. Lorsque les restaurateurs de 1961, M. Marcel Nicau et Mme Sorbets de Christen, entreprirent leur sauvetage, ils virent leurs efforts singulièrement compliqués du fait de ce traitement antérieur à la paraffine.
Prises avant la restauration empirique d'Ypermann, des photographies nous permettent de juger de la dégradation de l'œuvre : et des relevés exécutés cinquante ans avant elle font que nous disposons d'une sorte d'échelle qui permet d'apprécier le lent travail de désagrégation. En 1960, la situation pouvait être considérée comme désespérée.
Les peintures étaient lézardées, craquelées, « plaies ouvertes, à vif, comme une lèpre. Les poussières opaques accumulées depuis des siècles avaient achevé de les rendre méconnaissables. Les blessures n'attaquaient pas seulement la pellicule peinte superficielle, terriblement écaillée, mais atteignaient aussi leur support de mortier soufflé, pulvérulent, éventré de place en place, de plaie en plaie... »
Que faire de ce puzzle ? Certes, chaque écaille à sauver était précieuse : le travail fut entrepris, exigé si l'on peut dire par mille réclamations venant de tous les points du monde. Mais fallait-il attendre des merveilles de ces larves de fresques ?
\*\*\*
Entre ce qui se voyait au fronton de Notre-Dame-des-Doms, ces misérables reliques, ces boursouflures affreuses, qui avaient été dans le triangle supérieur un Christ Rédempteur adoré par les anges, dans le cintre roman du dessous une Vierge à l'enfant qu'entourent des anges, Vierge assise, dite Vierge d'humilité, innovation iconographique de Simone Martini, et ce qui fut offert à nôtre admiration dans la grande salle de l'hôtel Sully, quel lien, quelle continuité invoquer ? De ce quelque chose devenu affreux, crasse, lèpre, un lent travail, une patience de chaque minute pendant deux ans, un amour aussi pour ce qui se devine en dessous, ont fait, ont restitué un chef-d'œuvre d'une grande beauté, lisible malgré les manques inévitables, très nombreux.
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Qu'est-ce qui pouvait laisser prévoir cette restitution plus complète encore puisque ce qui nous est livré ce n'est pas seulement le travail achevé de Simone Martini, mais aussi sa première intuition, jetée à grands traits sur la pierre, directement, contrairement aux règles de ce temps, et ce lent travail, cette longue pensée de l'œuvre, qui va du premier trait jusqu'à la peinture, en passant par des retouches au dessin, qui toutes tendent vers une plus grande simplicité, une plus grande pureté dans le style, dans la composition, éliminant tous les détails inutiles, qui alourdissent sans profit, détournent sans profit l'attention de l'essentiel ?
\*\*\*
Lorsque le travail de préparation pour une fresque était achevé, deux aides étaient nécessaires pour achever l'œuvre, étant donné l'extrême rapidité de séchage du mortier. Il fallait donc que chacun connaisse exactement la part qui lui incombait : mais les esquisses, les « sinopia » étaient toujours faites par la main du maître.
Les sinopia d'Avignon : dans ce qui n'est qu'un dessin, jeté avec une sorte de générosité extraordinaire, une aisance dégagée pour l'instant de tout souci de détail, puis repris sur de nouveaux mortiers, perfectionné, (amené à un point de perfection telle que l'humilité de l'artiste recouvrant le tout pour enfin peindre ce qui pour lui n'était encore que « projeté » nous semble une humilité héroïque), dans ce dessin conservé intact nous découvrons, mieux dit que dans les autres œuvres de Martini, comme s'il avait voulu dans ce qui représente son testament se dépasser lui-même, aller au-delà de ses propres limites, l'alliance d'une sensibilité exquise -- comme dans cette étude séparée où ne se voient que la tête très tendre de la Vierge et celle bouclée de l'enfant Jésus -- et d'une force très mâle, dominatrice, souveraine. Force qui se reconnaît dans la figure du Christ, la plus belle, me semble-t-il, peinte par Simone Martini.
Cette découverte des restaurateurs, les dessins du peintre siennois, plus gothique qu'italien, très ouvert aux arts transalpins, nous apporte un autre témoignage. Ce qui devait rentrer dans l'ombre, être oublié, comme effacé par la fresque, voilà qu'une indiscrétion du hasard, une nécessité temporelle de sauvetage nous le révèle, et nous sommes éblouis par cette « confession ». De ce « primitif » du « trecento » nous voyons l'aisance admirable, le métier insurpassable, l'art souverain avec lequel il va droit à son but, qui est de montrer par une figuration immobile la souveraineté divine, la grâce inquiète et tendre d'une mère.
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Nous voyons son incessant souci d'éliminer tout le superflu qui a pu se glisser dans son premier geste, afin de garder les quelques traits qui feront de cette figure d'homme qu'il propose la figure d'un Dieu, de cette figure de femme celle de toutes les femmes. Et cela, qui nous était inconnu, nous atteint peut-être plus profondément du fait de cette longue attente, de cette longue nuit qui aurait dû être définitive.
\*\*\*
Lorsque Simone Martini dessina à même le mur sa Vierge d'humilité, il esquissa une figure un peu trop raide, et de ce fait la tendresse de la mère avait quelque chose de malaisé, de difficile. Une étude séparée fit découvrir le remède : une légère accentuation de l'inclinaison de la tête suffisait.
Dans la première esquisse du Christ Rédempteur, le peintre avait disposé les anges adorateurs très proches de la grande figure centrale. Il avait en outre mis dans la main gauche du Seigneur un globe terrestre, mais désaxé. La silhouette ainsi se trouvait comme prisonnière et alourdie. Dans la sinopia définitive au contraire les anges se trouvent éloignés et plus bas ; le globe terrestre, que le peintre avait pensé remplacer par un livre ouvert sur lequel s'inscrivait « Ego sum lux mundi », est de nouveau placé dans la main du Christ, mais ramené vers le centre et formant avec les auréoles des anges comme une suite de planètes tournoyant autour du soleil. Ainsi la silhouette du Christ prend une grandeur royale et puissante, d'une force discrète et souple. Autour de lui un espace de silence, et au-delà, seulement, l'adoration des anges.
\*\*\*
Ces quelques notes, bien entendu, sont impuissantes à dire le choc reçu à ce spectacle inattendu. Je n'étais entré à l'hôtel Sully croyant ne voir que quelques fresques curieuses dont on m'avait parlé, occasion de vérifier le beau travail de restauration d'un des hôtels de Paris les plus somptueux. L'étonnement fut complet. Ce sont à peu près les seuls mots capables de ne rien trahir.
Dominique DAGUET.
128:81
### Les abus de pouvoir dans l'Église
C'est l'autorité romaine qui défend\
et garantit les justes libertés des catholiques
Dans « Permanences », numéro 6 de janvier 1964, un éditorial de Jean Ousset qui est un coup de semonce et qui devrait être -- cela vaudrait mieux pour tout le monde -- un coup d'arrêt.
Car enfin les attaques catholiques, internationalement concertées, contre l'autorité romaine, sont devenues tout à fait insupportables. Le fait qu'elles soient éventuellement encouragées et couvertes par certaines autorités locales ne diminue pas le scandale, mais l'augmente.
*Ce que l'on appelle insolemment le totalitarisme romain,* écrit Jean Ousset, *est en réalité beaucoup moins évident que le totalitarisme de maints clercs de la* « *périphérie *».
Jean Ousset en atteste l'histoire de l'Église tout entière, celle d'hier et d'avant-hier, et aussi celle d'aujourd'hui.
C'est une sorte de constante, qu'il importe de mettre clairement en relief :
« *Jamais les férules locales ne furent plus férocement employées au plan religieux que dans les temps et les pays où les prescriptions romaines n'étaient pas scrupuleusement observées. *»
Exemples :
« *Évêques jansénistes et gallicans persécuteurs de saint Louis-Marie Grignion de Montfort. Inquisiteurs espagnols obéissant aux prescriptions locales plus qu'aux prescriptions romaines Sort des Juifs beaucoup plus doux à Rome que partout ailleurs. Juges iniques de Jeanne d'Arc au procès de Rouen, dociles à la pression anglaise et prêts à devenir les adversaires du pouvoir pontifical à ce Concile de Bâle qui allait s'ouvrir la même année. *»
Pourquoi ?
Pour cette raison permanente :
« *Dès qu'ils sont moins filialement attentifs à la voix de Pierre, les clergés nationaux ne tardent guère à s'abaisser devant César, ou devant cette force qui désormais commande aux Césars modernes : le courant gauchisant et révolutionnaire de l'opinion. *»
129:81
Jean Ousset poursuit :
« *Totalitaire, l'autorité qui s'exerce indûment hors de son domaine.*
« *...Les abus sont beaucoup plus le fait d'autorités ecclésiastiques* « *périphériques *», *nationales, diocésaines, paroissiales, que le fait de l'autorité pontificale.*
« *Ce n'est point Pie XI qui a incité les catholiques autrichiens à répondre* « *oui *» *à l'Anschluss, mais le cardinal-archevêque de Vienne. Ce n'est point Pie XII qui a proposé à l'admiration du monde l'avènement de Fidel Castro, mais tels évêques, telles centrales* « *périphériques *» *de la presse cléricale.* »
Exemples plus récents :
« *Ce n'est point Jean XXIII qui doit être tenu responsable si le droit naturel des parents chrétiens, droit de regard et d'intervention, a été si totalement méprisé au cours de l'élaboration d'un statut scolaire pitoyable.*
« *Ce n'est point Paul VI qui invite les fidèles à se pencher avec admiration sur l'ouvrage de M. Bloch-Lainé, mais telles organisations diocésaines. *»
Autre exemple français :
« *Il nous a été donné naguère de rencontrer* « *sur le tas *» *quelques prêtres-ouvriers, mariés depuis et pères de famille. Si leur dogmatisme était mince au plan habituel des interventions romaines, leur esprit totalitaire prenait largement sa revanche au plan du combat syndical et de l'action ouvrière. Récusant sans scrupule les documents romains, mais ne supportant pas qu'on récuse leur opinion*. »
La saine liberté religieuse dans l'Église est menacée le plus souvent par des abus locaux, et elle est défendue par Rome :
« *D'où nous vient aujourd'hui l'uniformité, la standardisation ? En matière de musique sacrée, par exemple ! Est-ce Rome, est-ce la périphérie qui nous inflige l'unitarisme envahissant d'un seul genre et d'un seul auteur !*
« *Au regard de ces abus, Rome demeure le vrai rempart de la liberté dans l'Église. Rome, ennemie de ces totalitarismes niveleurs, planifiants, déboiseurs de cette immense forêt des œuvres qui a toujours été le signe de la vitalité catholique. Rome, gardienne de l'autorité personnelle de l'évêque menacée par la collectivisation des services d'un épiscopat dit national mécanique trop facilement anonyme où le pouvoir de quelques prélats a tôt fait de s'imposer à tous, ainsi que l'histoire l'a montré maintes fois. *»
La juste et saine liberté des laïcs, c'est Rome qui la défend contre le totalitarisme uniforme et conformiste des organisations de masse :
« *On parle beaucoup de l'émancipation du laïcat. Qu'on relise les discours de Pie XII aux Congrès internationaux de l'apostolat des laïcs, et l'on verra si c'est pour interdire la liberté, ou au contraire pour la défendre contre tels monopoles* « *périphériques *» *qui la briment, que Pie XII prit la parole*. »
130:81
Jean Ousset conclut :
« *A la lumière de l'histoire, on comprend vite à quel point il importe de demander à Dieu de ne plus jamais permettre que Son Église ait à subir les abus d'autorité qui surabondent chaque fois que le pouvoir du Pontife romain tombe dans le mépris ou subit une éclipse. *»
Ces vérités fondamentales seront étudiées et mises en lumière devant l'opinion internationale par le prochain Congrès de l' « Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien » : Congrès qui se tiendra à Sion (Valais), Suisse, du 1^er^ au 3 mai, et qui aura pour thème : *l'homme face au totalitarisme moderne*. Sur ce Congrès, voir les trois premières pages du présent numéro.
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### Malédictions et bénédictions
(recueil de textes prophétiques)
J. GONTHIER : *Malédictions et bénédictions, recueil de textes prophétiques*, Éditions du Carmel, 27, rue Madame, Paris Vl^e^. Ce livre est un recueil de prophéties privées présentées avec la réserve qui s'impose en cette matière et, bien entendu, la totale soumission à l'Église. Ce livre nous émeut et nous atteint profondément ; en particulier, quand il s'agit de notre patrie, la convergence des prédictions ne laisse pas de nous impressionner beaucoup. Lisez plutôt les textes d'un Père Nectou, jésuite du XVIII^e^ siècle, d'un saint Curé d'Ars, d'un saint Pie X, d'une Mme Royer : ces textes s'accordent tous en ceci que la France, après des châtiments terribles -- la guerre de 1914, celle de 1940 dont les conséquences durent toujours et d'autres châtiments encore -- la France, après ces fléaux, finira par ouvrir les yeux, tomber à genoux, implorer et obtenir le pardon, et reprendra, même avec plus de pureté que jadis et une ardeur plus conquérante, sa grande mission de *fille aînée de l'Église*. Que de telles promesses nous réconfortent, mais qu'elles ne nous entraînent pas dans l'illusion.
Ces promesses ne nous disent rien du jour et de l'heure et nous disent très peu sur le comment. Sachons respecter ce silence ; c'est à cette condition, me semble-t-il, que les prophéties privées pourront vraiment nous être utiles.
131:81
Il n'est pas impossible que la France qui se convertira et retrouvera sa vocation soit une France aux neuf dixièmes anéantie, dans un univers désolé et dépeuplé ! Ce n'est pas impossible mais nous n'en savons rien. De même que, d'un autre point de vue, mais d'un point de vue assez proche, en nous reportant à une prophétie infaillible puisqu'elle est de saint Paul dans l'épître aux Romains, il n'est pas du tout impossible que la conversion du peuple juif en tant que peuple se réalise seulement lorsque ce peuple sera réduit à toute extrémité, le monde chrétien lui-même étant horriblement décimé. D'autre part rien ne nous garantit que ce retour du peuple élu (provisoirement condamné) s'accomplira avant l'apostasie générale prédite dans la seconde aux Thessaloniciens, ou seulement après et juste à la veille de la Parousie. Impossible de conclure avec assurance, malgré une confrontation rigoureuse des Écritures.
Et cela vaut mieux. Pour la France, comme pour le peuple juif, comme pour l'ensemble des peuples, l*'incertitude de nos connaissances humaines sur l'heure et sur le jour, sur la date et le mode, cette incertitude est encore ce qui vaut le mieux ;* nous sommes ainsi amenés à nous attacher d'une manière plus pure à la certitude surnaturelle de la foi théologale ; nous devons nous affermir dans une espérance théologale d'autant plus solide qu'elle est moins appuyée sur l'humain, davantage fixée en Dieu seul, et en Jésus-Christ son Fils, Sauveur et Roi des âmes et des nations.
La lecture du recueil de J. Gonthier peut être très bienfaisante ; elle nous permet en effet de nous rappeler, à partir d'une réalité qui nous tient aux entrailles, puisqu'il s'agit de la France, quelques enseignements fondamentaux de la Révélation divine. Quoi de plus bienfaisant que de nous souvenir concrètement d'abord que le Seigneur Jésus, dans son gouvernement du monde finit par châtier quelque jour les peuples prévaricateurs, loin de les laisser faire indéfiniment ; ensuite que les fléaux de sa justice sont des invitations de sa miséricorde. Cependant, la lecture des prophéties privées serait désastreuse si elle affaiblissait notre esprit de foi, les réactions pratiques de notre foi ; soit que nous en venions à imaginer l'ère de la conversion d'un peuple comme une sorte d'Eden retrouvé où le péché originel n'existerait plus, où l'héroïsme de l'Évangile n'aurait plus sa raison d'être ; soit que nous commencions de relâcher nos efforts, parce qu'ayant fixé les dates où les impies seront trucidés cependant que les justes exerceront le pouvoir, nous ayons tiré la conclusion qu'il suffit de s'asseoir et de laisser venir.
*Vous ne savez ni l'heure ni le jour. Veillez et priez afin de ne pas entrer en tentation*. (Matthieu XXIV, 42, et Marc XIV, 38).
*Veillez de crainte que vos cœurs ne s'appesantissent dans la débauche, les beuveries ou les soucis de cette terre et que ce jour-là ne tombe sur vous à l'improviste, à la manière d'un filet*. (Luc XXI, 34.)
132:81
Une remarque finale : l'interprétation de l'Apocalypse par le bienheureux Holzhauser me paraît plus que contestable ; malheureusement elle est citée beaucoup plus longuement que les autres « prophéties ». Consacrer plus de vingt-cinq pages aux imaginations de Holzhauser semble bien exagéré, quels que soient d'autre part les mérites de ce saint réformateur germanique de la première moitié du XVII^e^ siècle. -- Le P. Allo, o.p. a montré que le système qui prétend découvrir dans l'Apocalypse les étapes chronologiques de la vie de l'Église manque d'appui dans la Tradition et s'oppose à une exégèse critique (sur l'Apocalypse, voir « Apport et limites de l'Apocalypse dans une théologie de l'histoire du salut », *Itinéraires*, numéro 44 de juin 1960, et « Révélation divine sur l'histoire humaine », *Itinéraires*, numéro 73 de mai 1963).
R.-Th. C.
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### Notules
**Une révélation du P. Chenu : il y a eu plusieurs conversations entre Jean XXIII et Krouchtchev ?** -- Dans le numéro 24 de la revue « Parole et Mission », le P. Chenu, fêtant le 20^e^ anniversaire de la mort de l'abbé Godin, évoque entre parenthèses des « conversations » (au pluriel) entre Jean XXIII et Krouchtchev, qu'il met au nombre des « nombreuses prises de conscience évangélique » de notre époque.
Voici le texte du P. Chenu, et son contexte (p. 18 du numéro cité) :
« *Certes l'épisode Godin, avec la mission de Paris, et en pleine convergence avec la Mission de France, n'est que l'une des nombreuses prises de conscience évangéliques, levées à travers le monde, de Paris à Bandoung, des Noirs de Dakar aux Papous d'Indonésie, des Chinois de Hong-Kong aux Chiliens et aux Brésiliens de l'Amérique latine, de New York à Madagascar, de Rome à Moscou* (*conversations Jean XXIII-Krouchtchev*)*, Mais, vingt ans après cet épisode, nous pouvons le situer, etc. *»
Cette énumération géographique n'apporte aucune précision et paraît relever d'une sorte de délire cosmique. Aucune précision, à l'exception de celle-ci : *conversations Jean XXIII-Krouchtchev*.
Ou bien il s'agit d'une révélation, faite pour la première fois en public -- ; il y a eu effectivement, alors, plusieurs conversations entre Jean XXIII et Krouchtchev.
Ou bien il s'agit du rêve éveillé de celui qui a tant fait pour promouvoir la théologie jusqu'au rang de science-fiction.
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133:81
**« Annecy catholique » et le néo-catholicisme français. --** « Annecy catholique », dans son numéro de janvier, a publié dans sa rubrique « l'Église du XX^e^ siècle », un éloge de Kennedy que voici intégralement reproduit :
*Premier Président catholique des États-Unis, John KENNEDY a su se garder de tout cléricalisme. On connaît son action pour faire passer dans les faite l'égalité entre Noirs et Blancs américains ; on sait de quel poids a été le témoignage de son foyer chrétien ; on connaît son souci de la paix internationale...*
*Mais au point de vue confessionnel, on peut retenir 4 faits au bilan de son mandat présidentiel :*
1*. Il n'a pas cherché à établir des relations diplomatiques avec le Saint-Siège.*
2*. Il n'a pas prêté l'oreille aux revendications des catholiques réclamant des subventions fédérales pour leurs écoles.*
3*. Il n'a pas empêché la Cour Suprême de définir l'inconstitutionnalité des prières dans les écoles publiques.*
4*. Il n'a pas empêché le sénateur Fulbright d'insérer dans la loi d'aide à l'étranger une clause autorisant d'utiliser ces fonds pour appuyer des programmes de contrôle des naissances.*
*Aussi pour le peuple américain beaucoup de préventions sont levées : un Président catholique peut servir loyalement l'État sans se laisser lier ou commander par les intérêts ou les directives de son Église.*
*John KENNEDY : le prototype du chrétien qui veut aujourd'hui faire l'œuvre de Dieu en jouant loyalement le jeu des hommes.*
Le prototype du chrétien qui veut aujourd'hui faire l'œuvre de Dieu en jouant loyalement le jeu des hommes, c'est donc celui qui, ayant à la tête de l'État le pouvoir de le faire, n'établit pas de relations diplomatiques avec le Saint-Siège ; celui qui ferme son cœur aux revendications des catholiques pour leurs écoles ; celui qui permet qu'à l'école la prière soit interdite ; celui qui laisse financer dans le monde entier, par l'État qu'il dirige, les « programmes de contrôle des naissances ».
C'est assurément là un catholicisme, c'est assurément là du catholicisme : « Annecy catholique » est plein de pages pieuses, de nouvelles sur « la vie de nos paroisses », de phrases de Teilhard, de Guitton, des évêques, de citations de la presse dominicaine des Éditions du Cerf.
C'est du catholicisme, c'est un catholicisme, -- mais un autre catholicisme. Tout à fait nouveau. Un néo-catholicisme.
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**La réponse de « L'Homme nouveau ». --** Après avoir lu l'article d' « Annecy catholique » -- qui a dû étonner beaucoup le peuple chrétien d'Annecy, si nous en jugeons pas le nombre de correspondants qui nous ont envoyé soit le numéro entier, soit la page en question, -- après, donc, avoir rédigé la note ci-dessus, nous avons lu « L'Homme nouveau » du 2 février. Son directeur, l'abbé André Richard, y consacre un long article.
134:81
Précisions utiles : « Annecy catholique » est une revue inter-paroissiale, qui est distribuée gratuitement dans les boîtes aux lettres à plus de 19.000 exemplaires. Selon « L'Homme nouveau », la même revue inter paroissiale aurait précédemment publié des articles sur des sujets tels que :
-- Au Pérou, le socialisme instauré dans la ligne de « Pacem in terris » ;
-- Krouchtchev seul défenseur de la paix.
Nous n'avons pas eu ces articles sous les yeux. Il semble que ce soit l'article sur Kennedy qui ait davantage retenu l'attention.
D'ailleurs l'abbé André Richard remarque que le même numéro d' « Annecy catholique » contient encore un autre article sur Kennedy, qui est, dans la même ligne, encore plus mauvais. C'est la reproduction d'un texte paru dans le magazine illustré *Signes du temps* (des Dominicains du Cerf), et signé de son directeur dominicain.
L'abbé André Richard réfute avec beaucoup de sagesse, de discrétion et de fermeté, les contrevérités morales et religieuses de « Signes du temps » et d' « Annecy catholique » -- Nous recommandons ce numéro de « L'Homme nouveau », et spécialement cette page, à tous nos amis de la région d'Annecy (numéro 367 de « L'Homme nouveau », 1, place Saint-Sulpice, Paris VI^e^).
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Toutefois les idées avancées par « Signes du temps » et par « Annecy catholique » ne sont nullement un « faux-pas isolé ». Il s'agit d'une idéologie qui a dépassé le stade de la simple « tendance » pour devenir une faction organisée, installée à l'intérieur de l'Église et y poursuivant sa propagande. Ce *néo-catholicisme*, si scandaleuses que soient telles ou telles de ses manifestations particulières, pose surtout un problème d'ensemble.
La solution d'un tel problème dépasse infiniment nos possibilités, nos responsabilités et nos compétences.
Mais que la solution de ce problème nous dépasse ne veut pas dire que nous ne puissions pas, avec tout un chacun, constater :
1. -- que ce problème se pose ;
2. -- que le peuple chrétien, pour le moment du moins, est abandonné sans défense à cette subversion ;
3. -- que, lorsqu'il essaie de se défendre lui-même, par instinct de conservation, c'est sur sa tête que pleuvent les algarades des théologiens ou supposés tels, et les invectives furieuses des chrétiens adultes ou supposés tels ;
4. -- qu'une telle situation ne pourra pas se prolonger indéfiniment.
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135:81
**Le droit de regard du gouvernement français sur la nomination des évêques. --** Dans son « Histoire de l'Église du Christ », tome VI, volume 2, page 398, Daniel-Rops écrit qu'en 1922, au moment de la reprise des relations diplomatiques entre la République française et le Vatican, le Pape « reconnut gracieusement au gouvernement français un droit de regard sur les nominations épiscopales, comme si un Concordat existait » ; et quelques lignes plus bas, Daniel-Rops précise que ce système « dure encore ».
Dans son livre « Un siècle sous la tiare » (Amiot-Dumont 1955), Charles Ledré esquive ce point délicat mais cite (p. 135) une lettre de Mgr Baudrillart où il est dit que, « *en s'entendant avec le Pape sur le mode de nomination des évêques, on fait avec moins de solennité, mais avec autant de réalité, ce qu'a fait le Concordat *».
Charles Pichon, dans son ouvrage sur « Le Vatican » (Fayard 1960), mentionne bien (p. 465) un *droit de regard* dont le gouvernement français « bénéficie depuis 1921, en vertu d'un aide-mémoire de la Secrétairerie d'État », qu'il présente simplement ainsi : « La Secrétairerie d'État prépare la nomination, que signe le Saint Père, mais avant la publication, elle la communique au gouvernement français : ce dernier peut alors faire part de ses objections, notamment en matière politique »
Dans son « Histoire religieuse », tome II, page 503, Dansette parle des « modalités suivant lesquelles le Pape soumettra au gouvernement la nomination des évêques » ; et il parle lui aussi (page 504) du « droit de regard reconnu au gouvernement français en matière de nominations épiscopales ».
Mais comment se fait-il qu'en régime qui se dit démocratique le gouvernement français n'ait jamais fait connaître de quelle manière et au profit de quelles orientations politiques il exerce son droit de regard sur la nomination des évêques ?
Il y a donc eu, sous la III^e^, sous la IV^e^ sous la V^e^ République, un pouvoir politique échappant à tout contrôle ?
*Et au nom de qui ou de quoi* le gouvernement « démocratique » de ces trois Républiques successives exerce-t-il ce pouvoir ? au nom du peuple français ?
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**« Écroulé dans le sang ». --** C'est une trouvaille de « La Croix ». Voici comment est présenté, dans sa rétrospective de l'année 1963 (numéro du 1^er^ janvier 1964) l'assassinat du président Diem :
« *Pour avoir sous-estimé le problème bouddhique et lassé les États-Unis, le régime du président Diem s'est écroulé dans le sang le 1^er^ novembre*. »
A joindre, assurément, au « petit lexique du nouveau langage religieux » publié par le P. Calmel dans notre numéro 79. Quand on tue quelqu'un qu'ils aiment (Kennedy, dans la même page), c'est un « assassinat ». Quand on tue quelqu'un qu'ils n'aiment pas, c'est un homme qui « s'écroule dans le sang », tout seul, comme ça.
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136:81
**Prier. --** Volume n° 37 de la IV^e^ partie de l'Encyclopédie du catholicisme au XX^e^ siècle publiée chez Fayard et intitulée également : « Collection je sais-je crois ». Prier est un volume de 127 pages rédigé par Jean Daujat. C'est du meilleur Daujat.
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**La Chapelle de Versailles et la Sainte-Chapelle. --** Étude des deux célèbres monuments, de leur iconographie, et du thème étonnamment pareil qui s'y développe : deux forts fascicules des « Nouvelles de Chrétienté », Prix franco : 20 F (aux « Nouvelles de Chrétienté », 134, rue de Rivoli, Paris 1^er^).
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**L'équivoque démocratique :** une brochure de 45 pages par Amédée d'Andigné publiée « Au fil d'Ariane », 22, rue des Canettes, Paris VI^e^.
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**Hommage à « La Croix ». --** On lit dans la « Documentation catholique » du 15 décembre 1963 col. 1669, en note, la citation d'une lettre de l'Archevêque d'Albi à ses diocésains :
« Vous connaissez fort bien tous les détails de ces débats (du Concile) par le compte rendu journalier de « la Croix ». Vous dirai-je même que *le latin ayant facilement raison des puissances d'attention de la plus grande partie des évêques, nous sommes nous-mêmes heureux de disposer des comptes rendus de* « *La Croix *» *pour connaître de façon précise tout ce qu'on dit dans l'Aula conciliaire*. »
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**Une nouvelle lettre pastorale du Cardinal Siri traduite en français. --** Les « Nouvelles de Chrétienté » viennent de traduire et d'éditer une nouvelle lettre pastorale du Cardinal Siri : Orthodoxie, idéaux de sainteté.
Trois précédentes lettres pastorales du Cardinal Siri sur l'orthodoxie, et sa lettre pastorale sur « la distribution rationnelle du travail dans le clergé paroissial », sont également en vente aux Nouvelles de Chrétienté (134, rue de Rivoli, Paris I^er^).
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**Un commentaire scientifique de « Mater et Magistra ». --** Le fascicule 1 de 1964 de la revue « Studia Montis Regii », publiée par la Faculté de théologie de Montréal, contient la suite de Mater et Magistra, traduction et commentaire, par le P. Paul-Émile Bolté. Nous avons signalé, lors de sa parution, la première partie de ce travail. La seconde va du § 27 au § 50 de l'Encyclique. On peut ne pas en approuver chaque détail on ne peut pas ne pas saluer l'ensemble. Il se confirme qu'il s'agit d'un commentaire sans précédent ni analogue à notre époque -- un vrai commentaire, dans la tradition médiévale du genre, minutieux, ample et complet.
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137:81
**Constitution « De sacra liturgia ». --** La constitution sur la sainte liturgie, promulguée par Paul VI en session publique du second Concile du Vatican, le 4 décembre 1963, est éditée en traduction française par Le Centurion (Bonne Presse) sous le titre : Vatican II : la liturgie.
La traduction française a été établie par le « Centre de Pastorale liturgique » ; elle avait paru déjà dans la « Documentation catholique » du 15 décembre 1963.
Le volume (126 pages) comporte un index analytique établi par le P. Rémy Munsch.
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### La paille et la poutre
Mgr Helder Camara est l'auxiliaire du cardinal-archevêque de Rio de Janeiro ; il est secrétaire de la Conférence nationale des évêques du Brésil, et secrétaire général du Conseil de l'Épiscopat de l'Amérique latine. En France, il est connu par un article sensationnel qu'il a publié dans *Témoignage chrétien* du 30 janvier 1964 sous le titre : « Propositions concrètes pour faire grandir le Concile » ([^29]).
Mgr Helder Camara avait eu au moins un prédécesseur en la personne de Mgr Roberts, dans une conférence de presse qu'il avait tenue à Rome au mois d'octobre dernier ([^30]), où il avait déclaré que *ce sont les journalistes qui renseignent non seulement les fidèles mais les évêques eux-mêmes sur ce qui se passe au Concile,* et que pour cette raison lui-même avait *choisi la presse plutôt que la tribune du Concile pour communiquer ses idées*.
De la même manière, Mgr Helder Camara choisit la presse, « la grande voix de la presse », pour faire ses propositions concrètes.
Son article est précédé de l'avertissement suivant :
« Qui mieux qu'un Père conciliaire peut faire des proposition concrètes pour améliorer les travaux et les résultats du Concile. Après deux sessions vécues du dedans à Vatican II, Mgr Helder Camara apporte des suggestions de poids. Et il les présente par la grande voix de la presse. Nous le remercions d'avoir pour cela choisi *Témoignage chrétien*. »
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Parmi ses propositions concrètes, Mgr Helder Camara suggère que les journalistes reçoivent le texte même des schémas, traduit en langue vivante ; et, mieux encore : qu'ils assistent aux réunions plénières du Concile et aux réunions des commissions, -- ces « commissions qui sont les vrais laboratoires du Concile ».
L'argument le plus fort de Mgr Helder Camara est que les journalistes peuvent assister à toutes les autres « assemblées vivantes », -- il pense sans doute aux réunions des Parlements :
« Puisque les journalistes participent à toutes les assemblées vivantes et aident à créer l'opinion publique, il est dommage de les maintenir seulement en contact indirect avec le Concile. »
Bien sûr : pourquoi le Concile serait-il la seule assemblée à laquelle les journalistes ne puissent avoir accès ?
Mais tout d'un coup l'argument qui paraissait si fort laisse apercevoir la faiblesse de son point de départ. Est-il exact, *en fait*, que les journalistes aient accès à *toutes les autres* assemblées délibérantes ? et aux réunions de leurs commissions ?
Mgr Helder Camara fait-il entrer les journalistes pour assister aux délibérations des Assemblées épiscopales latino-américaines dont il est le secrétaire ? Nous n'avons pas entendu dire que Mgr Helder Camara ait pris une initiative en ce sens.
Ses propositions, formulées en France, ont provoqué un malaise et un embarras visibles : on sait qu'un rigoureux secret protège les délibérations de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques et celles de l'Assemblée plénière de l'Épiscopat. Les journalistes n'ont pas accès à ces réunions. Pas davantage aux séances des diverses commissions épiscopales.
Si la présence des journalistes aux réunions des commissions conciliaires et aux réunions plénières du Concile était véritablement susceptible d'en « *améliorer les travaux et les résultats* », on ne voit pas pourquoi les épiscopats nationaux devraient, eux, être privés d'une telle amélioration. Et, pour prendre un exemple, c'est en présence des journalistes, et seulement en présence des journalistes, que l'Épiscopat français pourrait alors délibérer sur le statut scolaire, ou encore sur la Note de mise en garde envoyée par le Saint-Siège au sujet de *Pax*.
Certains épiscopats nationaux, dans la ligne exprimée par Mgr Helder Camara, ont déjà beaucoup fait ou toléré, en vue de réduire ou de supprimer ce qui était traditionnellement le secret du Concile. Si c'est là un bien, si c'est un progrès, ce progrès va certainement s'étendre aux assemblées et commissions des épiscopats nationaux.
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A rapprocher des propositions de Mgr Helder Camara : la brochure intitulée *Le Concile en 20 pages*, éditée au mois de janvier par l'Action catholique générale des hommes (A.C.G.H.), avec une lettre-préface du cardinal Liénart.
Un préambule d'Henri Rollet, écrit et signé *ès qualités* d' « auditeur au Concile », déclare notamment (c'est une page d'anthologie) :
« Au long des siècles, on avait vu des laïcs dans les Conciles, des princes qui confondaient les affaires de l'Église avec celles de leurs États et intervenaient entre les Pères avec plus ou moins de bonheur. Depuis le Concile de Trente, ils avaient disparu.
Et voici qu'à la veille de la II^e^ Session, le Saint-Père a annoncé qu'il appelait des représentants qualifiés du laïcat, choisis parmi les dirigeants des grandes Organisations internationales catholiques, à assister aux travaux du Concile (...).
Ce ne sont là que des débuts, mais ils annoncent le concours grandissant que, par l'apostolat organisé, les laïcs apporteront à l'Église. Les Auditeurs laïcs au Concile ont été les hirondelles annonciatrices d'un nouveau printemps de l'Église. »
Dire que les Princes chrétiens participant au Concile confondaient (tous et toujours ?) *les affaires de l'Église avec celles de leurs États*, cela fait partie de ce système de dénigrement, de diffamation, de haine du passé chrétien, de ce système qui a quelque chose de répugnant, -- et de trompeur pour l'appréciation même du présent.
Les Princes chrétiens aux Conciles étaient des *représentants du laïcat*, tout comme M. Henri Rollet, -- point forcément les meilleurs qui soient, mais les plus naturels ou les seuls possibles à l'époque, -- tout comme M. Henri Rollet aujourd'hui.
Ils étaient là pourquoi ? En général, parce qu'ils y avaient été invités et appelés par le Saint-Père, -- tout comme M. Henri Rollet. Ils étaient aussi « qualifiés » à leur époque, et à la manière de l'époque, que M. Henri Rollet à la nôtre.
Qu'il soit arrivé à plusieurs d'entre eux de « confondre » les intérêts politiques et les affaires de l'Église, c'est entendu : certains le firent cyniquement, d'autres le firent *de bonne foi*, et aujourd'hui les dirigeants « mandatés » des organisations catholiques ne sont nullement à l'abri d'une telle confusion.
140:81
Et ce n'est probablement pas le système ancien qui était le plus dangereux. L'indépendance du Magistère de l'Église est dans la nette distinction, d'une part, du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, d'autre part, de l'Église enseignante et de l'Église enseignée. On commence à s'apercevoir que ces distinctions nécessaires sont plus difficiles à maintenir en période démocratique, et vont demander beaucoup d'énergie et beaucoup d'esprit inventif.
Surtout si aux « auditeurs laïcs » on ajoute les « journalistes » comme le propose Mgr Helder Camara dans *Témoignage chrétien*. Auditeurs laïcs et journalistes sont tout simplement les *représentants des nouvelles forces temporelles*, comme les Princes chrétiens représentaient les forces temporelles de leur époque. En son essence, la présence laïque d'aujourd'hui ne mérite pas les hyperboles emphatiques de M. Henri Rollet ou de Mgr Helder Camara : car en son essence, elle n'est *ni meilleure ni pire* que la présence laïque d'avant-hier. Elle est accordée à l'époque, c'est tout. Elle peut avoir son côté positif. Elle peut avoir son côté négatif, -- comme pour les Princes. Elle aura en fait, comme pour les Princes, probablement les deux.
PEREGRINUS.
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## DOCUMENTS
### Le Souverain Pontife en Terre Sainte
*Discours de Paul VI du 25 janvier 1964*
Le 25 Janvier, le Pape Paul VI a reçu en audience les chefs de mission du corps diplomatique accrédités auprès du Saint-Siège. Dans sa réponse au discours d'hommage (prononcé par le doyen du corps diplomatique, l'ambassadeur de Belgique), le Souverain Pontife a déclaré que s'il avait déjà eu l'occasion de confier ses impressions sur son pèlerinage en Terre Sainte, il tenait à faire « une communication de caractère plus officiel », sur le même sujet, aux représentants des nations.
Ce discours du Saint-Père, prononcé en français, nous en reproduisons ci-dessous le texte intégral, tel qu'il a été publié par « L'Osservatore romano » du 26 janvier.
Excellences et chers Messieurs,
Nous sommes très touché des belles paroles que Nous venons d'entendre et bien reconnaissant pour les sentiments que votre Doyen a exprimés avec sa délicatesse coutumière, et avec un grand bonheur d'expression dont Nous aimons à le féliciter.
Cette rencontre avec Nous, au lendemain de Notre pèlerinage en Terre Sainte, vous l'aviez désirée et demandée : votre désir, chers Messieurs, venait au-devant du Nôtre. Car si les occasions ne Nous ont pas manqué depuis Notre retour, de confier Nos impressions sur cet inoubliable voyage, il Nous paraissait hautement convenable qu'une communication d'un caractère plus officiel fût faite par Nous aux Représentants des nations accrédités auprès du Saint-Siège.
C'est que ce voyage, avant tout religieux, a eu un retentissement inattendu auprès des autorités temporelles et dans l'opinion publique ; il a pris, de ce fait, des dimensions mondiales sur lesquelles il Nous est très agréable de Nous interroger quelques instants devant un auditoire aussi qualifié que le vôtre.
142:81
Pourquoi un intérêt aussi général -- et, chez beaucoup, une émotion aussi sincère et aussi intense -- à propos d'un pèlerinage du Pape aux Lieux-Saints ? Pourquoi des marques si multipliées de déférence et d'enthousiasme, de la part d'autorités et de populations étrangères, le plus souvent, à la foi chrétienne ? N'y a-t-il pas, dans cet hommage spontané rendu au Chef de l'Église catholique, le signe encourageant d'un désir, d'une attente, d'une aspiration des hommes de notre temps vers des valeurs morales et spirituelles qu'ils voient représentées dans la personne du Pape ? C'est tout l'idéal de dignité, de paix, de fraternité, auquel le monde moderne est si sensible, « tout ce grand courant incarné par le Saint-Siège » -- pour reprendre l'expression de votre Doyen -- qui était reconnu et acclamé en Notre humble personne.
Quant à Nous -- Nous le disons dans la simplicité de Notre cœur -- il Nous semblait sentir Notre paternité s'élargir aux dimensions de ce monde en attente. Et de même que l'accueil de Rome, à Notre retour, Nous a fait prendre, avec une intensité nouvelle, la mesure du lien mystérieux qui unit le Pape à son diocèse, ainsi les ovations des foules rencontrées au cours de Notre pèlerinage Nous faisaient éprouver avec une indicible émotion une autre dimension de la charge dont Nous sommes revêtu, cette paternité universelle que la liturgie du couronnement veut exprimer dans son langage hiératique lorsqu'elle proclame le nouveau pape « guide du monde -- *rectorem mundi* ».
Non qu'il faille entendre cette formule -- cela va de soi -- dans le sens que lui donnait l'époque désormais révolue où elle fut jadis conçue et en partie appliquée. Mais elle indique bien, à travers les changements historiques et psychologiques, le caractère permanent d'une mission qui transcende toutes les frontières pour embrasser l'humanité, et vers laquelle cette humanité, en certains moments privilégiés, s'oriente instinctivement comme vers le pôle de l'unité, de la vérité, de la paix auxquelles elle aspire.
Nous avons vécu ensemble, chers Messieurs, sous le pontificat de Notre grand Prédécesseur Jean XXIII, un de ces instants privilégiés. Et voici que, sans l'avoir cherché, dans le sillage tracé par cet inoubliable Pontife, Nous venons d'être témoin à Notre tour d'une de ces vastes manifestations de consentement populaire, qui a fait vibrer Notre âme dans ses fibres les plus intimes. Au contact de ces populations qui partagent avec nous la foi au Dieu unique et tout-puissant. Nous avons senti cette attirance exercée sur les âmes par l'idéal que représente l'Église Catholique.
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Et du fond du cœur Nous avons remercié Dieu, qui rapprochait ainsi de Nous les hommes Nos frères, et Nous faisait éprouver si intensément le sentiment de Notre universelle paternité. Puisse l'impulsion ainsi donnée à tant d'hommes de bonne volonté par l'heureuse réalisation de ce pèlerinage contribuer à ce grand mouvement d'unification du genre humain dont votre digne interprète a si bien parlé tout à l'heure.
Sur un autre terrain encore -- voisin de celui-ci -- ce voyage a marqué une étape notable et éveillé une grande espérance. Nous ne voulons pas terminer sans en avoir fait une brève mention.
Si l'unité du genre humain apparaît souvent, hélas ! comme un but aussi lointain qu'incertain et difficile à réaliser, plus proche, en revanche, et plus facile devrait être la réalisation de l'union entre tous ceux qui professent la foi au Christ. Nous avons voulu ne rien négliger pour que Notre voyage apportât à cette grande cause une contribution efficace ; et avec une joie immense Nous avons vu venir à Notre rencontre ceux-là même au-devant desquels Nous venions, le cœur plein de confiance et d'espoir.
Nous l'avons dit -- et il Nous plaît de le répéter devant vous -- un des moments de plus intense émotion de tout ce voyage fut pour Nous la rencontre avec le Patriarche de Constantinople. Lorsque Nous priâmes à ses côtés, lorsque Nous échangeâmes avec lui le baiser de paix sur les lieux mêmes où le Christ avait opéré la rédemption du monde, Nous avions conscience de renouer, par-dessus les siècles, les anneaux d'une chaîne qui n'aurait jamais dû se rompre, conscience d'accomplir le premier pas dans la voie d'une réconciliation à laquelle aspirent ardemment tous les chrétiens dignes de ce nom.
Voie encore longue, elle aussi, c'est bien certain, et semée d'obstacles : on ne fait pas disparaître, en quelques heures, des préjugés et des malentendus accumulés au cours des âges ! Mais être sur la voie, avoir repris un contact personnel, après des siècles de séparation, n'est-ce pas déjà l'annonce et le présage de développements qui, Dieu aidant, pourraient conduire un jour jusqu'à l'union tant désirée ?
Ainsi, Nous l'espérons, Notre voyage n'aura pas été sans fruit dans ce domaine. Et il Nous plaît, chers Messieurs, que Notre rencontre avec vous ait lieu au jour même où, dans tout le monde chrétien, s'achève le grand cycle de prières justement appelé la « Semaine de l'Unité ». Il Nous semble voir en esprit tous les chrétiens qui vivent dans vos Pays respectifs unis en un seul chœur pour faire monter vers le Ciel leurs supplications et pour en obtenir la grâce et le bienfait de l'unité. Et il ne vous déplaira pas, Nous en sommes sûr, de vous voir, grâce à cette heureuse coïncidence, associés en quelque sorte à l'élan de cette prière universelle et au spectacle de cette grande vision de l'unité en marche.
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Unité des chrétiens, unité du monde : dans ces deux directions, Nous voulons l'espérer, un nouveau pas a été fait, un nouveau jalon a été posé. Vous avez été, Messieurs, parmi les premiers à en prendre acte et à vous en réjouir. Laissez-Nous vous dire que votre acquiescement est pour Nous un précieux encouragement dans la poursuite de Notre marche. Soucieux comme vous l'êtes de tout ce qui peut affermir la paix dans le monde, n'êtes-vous pas, par le fait même, toujours et partout, des partisans résolus de tout ce qui rassemble, de tout ce qui unit ?
Nous remercions votre Doyen d'avoir si bien parlé de cette grande cause de la paix et de l'union. Nous lui savons gré aussi d'avoir évoqué, en terminant, la figure du grand Apôtre dont Nous avons voulu prendre le nom. Un précieux souvenir est lié à cette fête de la Conversion de saint Paul : c'est, vous vous en souvenez, celle qu'avait choisi le Pape Jean XXIII, il y a aujourd'hui exactement cinq ans, pour lancer la première annonce du Concile œcuménique, cette œuvre de paix et d'union par excellence. Puissent les efforts de la Sainte Église, les vôtres, Excellences et chers Messieurs, ceux de tous les hommes de bonne volonté, être bénis de Dieu et couronnés de succès ! C'est là Notre vœu le plus cher et l'objet de Nos prières, en cet instant où, ayant le plaisir de vous voir réunis autour de Nous, Nous invoquons sur toutes et chacune de vos personnes, sur vos familles et sur vos Pays, la plus abondante effusion des divines faveurs.
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### Pour une réforme de la Sécurité Sociale
Face aux prétentions grandissantes des pouvoirs publics, on voit apparaître des réactions syndicales hostiles à l'étatisation bureaucratique. Ce nouvel état d'esprit peut contribuer à relancer, à renforcer les justes réclamations pour une réforme de la Sécurité sociale.
Sur ce sujet, dans les « Études sociales et syndicales », Claude Harmel a publié l'article suivant :
Faut-il reprendre la bataille ? Il semblait que se battre pour essayer de faire rebrousser chemin au courant qui mène à l'étatisation définitive de la Sécurité sociale c'était désormais tirer sa poudre aux moineaux. Il n'y avait plus qu'à laisser faire, qu'à tracer une croix sur tout un secteur définitivement perdu pour la gestion sociale et conquis par la gestion étatique. On ne peut consacrer tout son temps à des « barouds d'honneur »...
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Deux séries d'événements incitent à recommencer le combat, abandonné à regret. *Les protestations des syndicats se font plus vives que jamais en présence des libertés que s'octroie le gouvernement à l'égard du budget de la Sécurité sociale,* qu'il va bientôt traiter comme s'il n'était qu'une annexe, un chapitre du budget national. Le gouvernement, de son côté, dissimule de moins en moins ses intentions, ou celles des services du ministère du Travail.
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La loi de Finances, avec les transferts internes ou externes prévus aux articles 9, 67 et 70, montre que les ministres et les experts ministériels considèrent maintenant les cotisations des assurés sociaux comme une espèce d'impôt, parce que, sous le couvert d'un vote du parlement, il décide à son gré de leur emploi, et parce qu'il leur confère peu à peu, par l'usage qu'il en fait, une des caractéristiques de l'impôt, sa « *non affectation *».
Parlant à un journaliste du *Figaro* (qui a rapporté ses propos le 25 octobre), M. Gilbert Grandval a eu le grand mérite de mettre les choses au clair. Son intention, a-t-il dit, est de « *parvenir a un régime unique de Sécurité sociale, un régime national *». En parlant de la sorte, le ministre n'innovait pas. Il reprenait à son compte l'idéologie qui présida, en 1944-1946, à la transformation (à la déformation) des Assurances sociales en Sécurité sociale. Cette idéologie n'avait cessé depuis d'exercer son influence, mais elle n'était pas avouée. *Les intentions du gouvernement, maintenant, sont affichées*.
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Peut-être les syndicats vont-ils ainsi être contraints de s'en prendre non plus à tel ou tel transfert qui leur paraîtra particulièrement regrettable, *mais à l'idée elle-même*. S'il en était ainsi, on pourrait recommencer d'espérer en la possibilité d'imposer, malgré la volonté contraire des services officiels, une transformation fondamentale du « système français de sécurité sociale », pour user de l'expression grandiloquente qu'aiment les défenseurs dudit système.
\*\*\*
La difficulté principale d'une telle réforme vient de ce qu'elle ne peut être accomplie sans le secours des syndicats et qu'avant de s'engager dans cette voie les syndicats doivent se livrer à un véritable « mea culpa ». Car ils ont prêté la main à ce qui conduit inéluctablement à l'étatisation de la Sécurité sociale, et ils ne parviendront pas à empêcher cette étatisation s'ils s'obstinent à croire qu'ils ne se sont pas trompés. Il serait d'un grand intérêt (et pas seulement pour l'histoire des idées) de chercher pourquoi, au lendemain de la guerre, ils ont *abandonné brusquement leurs conceptions traditionnelles en matière de gestion autonome des institutions sociales* pour se rallier à des formules d'inspiration socialiste ou étatique.
Certes, les communistes dominaient alors la C.G.T. et les formules centralisatrices, loin de leur faire peur, allaient dans le sens de leur politique, de leur doctrine et de leur tempérament. Certes, les militants de stricte obédience syndicale avaient vu leurs rangs s'éclaircir par suite de l'épuration et des remous de l'après-guerre. Mais je ne parviens pas à comprendre comment un homme comme Georges Buisson a pu se rallier aux conceptions de M. Pierre Laroque.
Le mauvais coup que celui-ci méditait contre les syndicats (sans d'ailleurs leur vouloir de mal ni savoir qu'il leur en ferait) n'a pas pu réussir tout à fait, par suite des impossibilités matérielles, par suite aussi de la résistance opposée par certains syndicats qui défendaient les avantages acquis dans leur profession. Mais, depuis, la « nationalisation » de la Sécurité sociale s'est poursuivie, obscurément mais inlassablement, et il a fallu ces dernières années pour que les syndicats se réveillent, que les écailles leur tombent des yeux et qu'ils crient « casse-cou ».
Ils se scandalisent à bon droit des transferts opérés au nom de la « surcompensation » du budget du régime général à celui du régime agricole. Mais, des années durant, ils ont laissé accomplir des transferts tout aussi graves de l'assurance-vieillesse vers l'assurance-maladie, du régime général vers les régimes divers, sans la moindre protestation, et beaucoup d'entre eux n'ont pas protesté, on seulement pour la forme, notamment à la C.G.T.-F.O., contre l'utilisation des « excédents » du budget des allocations familiales pour combler le déficit des assurances sociales qui est, en fait, le déficit de l'assurance-maladie.
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Seul, le gouvernement pouvait procéder à des opérations de ce genre, soit *par des abus de pouvoir* qui étaient autant de petits coups d'État, soit *en se faisant couvrir par le vote d'une loi*. Ainsi les syndicats encourageaient-ils l'État à accroître ses pouvoirs sur la Sécurité sociale, et en son sein, au détriment de ceux dont disposaient encore les représentants des « assujettis ». Si l'État est maintenant le maître, et un maître qui ne se cache plus de l'être, ils doivent s'en prendre à eux-mêmes.
\*\*\*
S'il fallait mettre *aujourd'hui* sur pied un « système de sécurité sociale », *les syndicats proposeraient et imposeraient quelque chose de très différent de ce qui existe*. Sans doute ne reviendraient-ils pas exactement aux « caisses d'affinité » qui avaient leur préférence avant la guerre et dont la multiplication régulière entre 1930 et 1939 prouvait la capacité ouvrière, la capacité syndicale, à la gestion sociale. Leur préférence irait vers des formules « paritaires » et ce qu'ils aideraient à construire ressemblerait fort aux caisses de retraite complémentaires et aux associations pour la sécurité de l'emploi. Ils n'écarteraient pas le contrôle de l'État, qui est de droit, ni son concours éventuel ; ils veilleraient à ne pas abandonner à l'État et à ses fonctionnaires la gestion des institutions de sécurité sociale.
Est-il possible d'arrêter l'évolution présente et de conduire, sans à-coups, l'énorme machine administrative que constitue aujourd'hui l'ensemble des caisses, vers une multiplicité d'institutions largement autonomes, moins vastes, et, de ce fait, susceptibles d'être gouvernées par des conseils paritaires agissant, si l'on peut dire, au vu et au su de tout le monde, sous le contrôle des intéressés ?
Il faudrait pour cela commencer par rouler « dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts » le sacro-saint principe de l'unité de la Sécurité sociale. La Sécurité sociale n'a pas à être « une » la vie n'est pas « une » ; les « risques » dont on entend atténuer les conséquences matérielles ne sont pas « un » non plus. La manie de tout assimiler, de tout confondre, montre d'ailleurs ici qu'elle est une insulte au bon sens : elle nous fait appeler « risque » -- tout comme les accidents du travail ou la maladie -- la maternité et la vieillesse.
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Il importe donc de créer *quatre systèmes autonomes *: les allocations familiales, l'assurance-vieillesse, l'assurance-maladie, les accidents du travail, *chacun ayant ses ressources propres, son administration à lui*. Ainsi aura-t-on isolé l'assurance-maladie, qui vit en parasite sur les autres systèmes. On pourra donc avoir une politique de la vieillesse et une politique des allocations familiales, qui ne seront pas remises sans cesse en cause par les prélèvements faits sur le budget des retraités et sur celui des enfants pour couvrir le déficit de l'assurance-maladie.
Une fois acquise l'autonomie des quatre systèmes, d'autres autonomies deviendront possibles. Il faudra imposer l'autonomie « aux régimes divers », à celui des fonctionnaires -- qui, eux aussi, vivent en parasites sur le régime général -- et arrêter l'évolution aujourd'hui amorcée qui transformera, si on laisse faire, les « régimes spéciaux » comme celui des mines, en « régimes divers » vivant, comme les autres, aux dépens du régime général.
Le régime agricole ou, si l'étude et l'expérience révèlent la nécessité de leur multiplicité, les régimes agricoles -- ceux aussi des travailleurs indépendants, de l'artisanat, devront demeurer strictement autonomes. Certes, des uns aux autres, on peut instaurer un système de compensation, mais dans une mesure restreinte, fixe, chaque système devant contribuer dans des proportions égales à alimenter le fonds commun auquel on pourrait recourir dans certaines conditions, pour combler, en tout ou en partie, les déficits de tel ou tel système, soit par des dons, soit par des prêts. On pourrait parler alors vraiment de solidarité des différentes catégories de la société entre elles. La méthode actuelle, qu'on justifie aussi en invoquant la solidarité, est en vérité de l'exploitation, car c'est une solidarité à sens unique : on puise dans le budget du régime général des salariés de l'industrie et du commerce pour alimenter le budget des autres régimes, jamais dans le budget des autres régimes pour alimenter le budget du régime général. C'est d'autant plus grave que les cotisations à la Sécurité sociale *constituent un élément du salaire* et un élément important : on procède donc, en fait, à un *prélèvement sur les salaires* de certaines catégories de travailleurs pour assurer un *supplément de salaire indirect* à d'autres travailleurs qui ne sont pas tous plus défavorisés que les travailleurs de l'industrie et du commerce.
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Une autonomie de même type devrait être accordée aux caisses régionales de l'assurance-maladie. Là encore, il faudrait prévoir une compensation, une contribution fixe de chaque caisse à un fonds commun. Mais les conseils d'administration des caisses devraient garder le droit de décider, dans certaines limites, des taux de cotisation ou des taux de prestations de façon que les caisses économes ne soient pas les dupes des caisses dépensières, de façon aussi que les assujettis aient conscience que ce n'est pas « la princesse » qui paie, mais eux-mêmes. Et il y aurait sans doute plus d'avantages que d'inconvénients, aussi bien sur le plan financier que sur le plan moral, à pousser plus avant l'application du principe d'autonomie et accorder, dans des limites plus serrées sans doute, le soin de gérer leur budget et d'ajuster leurs ressources et leurs dépenses à des caisses départementales ou locales.
Alors, les caisses de Sécurité sociale cesseraient d'être, pour les « assujettis », *des organes administratifs analogues aux bureaux du percepteur*. Elles deviendraient *des sociétés ou des associations de sécurité sociale*. Non seulement leurs administrateurs assumeraient des responsabilités véritables, mais chaque assuré serait appelé à appliquer, au moins un moment, son attention sur la gestion des caisses, quand il sera avisé de l'augmentation ou de la diminution du taux des prestations ou de celui des cotisations en fonction de la prospérité des sociétés de Sécurité sociale.
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On dira qu'un tel projet va à l'encontre de l'évolution générale de nos sociétés, qui tend à concentrer, à centraliser, à unifier. M. Grandval, pour justifier la constitution d'un régime national unique de Sécurité sociale n'a-t-il pas dit que c'était « *une question d'organisation rationnelle *».
J'avoue que je me fais une autre idée de la raison et que je n'ai jamais cru qu'on cessait d'être rationnel ou raisonnable lorsqu'on s'efforçait de donner aux institutions sociales une complexité qui les rapprocherait de la complexité de la vie. Je crois aussi qu'une certaine croyance en les vertus de l'évolution constitue une abdication de l'esprit et de la liberté.
*Ce n'est pas parce que le mouvement des choses s'oriente dans une direction, se dirige vers un but, que cette direction et que ce but sont bons*.
Laissons aux marxistes ce mépris de l'homme qu'ils osent présenter comme un humanisme. Au mouvement des choses -- au mouvement de l'histoire comme ils disent -- nous devons demander des comptes et ne nous laisser porter par lui que s'il mène vers plus de liberté, vers plus de justice, vers plus de dignité pour l'homme.
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Les syndicats commencent à réagir (au risque d'avoir à se déjuger, à condamner ce qu'ils ont naguère exalté) contre le mouvement qui emporte nos sociétés vers l'embrigadement des hommes et leur asservissement, sous couvert d'organisation économique. La planification, ils ne la veulent plus qu'indicative, et s'ils consentent au dirigisme, c'est à condition qu'il soit souple. Ils résistent au courant au lieu de s'y abandonner, alors que pour une bonne part, au moins au plan idéologique, ils ont donné l'impulsion à ce courant. Pourquoi ne résisteraient-ils pas à ce même courant dans le domaine social ?
Ce qu'ils ont toujours voulu, ce n'est pas faire de la société une étable où les bêtes fussent bien pansées, bien traitées, mais en faire autant que possible *une fédération de groupes et d'associations au sein desquels les hommes pourraient assumer eux-mêmes la gestion de leurs propres affaires*.
Allez voir les files d'attente aux guichets de la Sécurité sociale et dites si cela vous fait penser à une société d'hommes libres ou à une mangeoire à bœufs.
Sur la nécessaire réforme de la Sécurité sociale -- ses raisons, ses possibilités, ses orientations -- voir dans *Itinéraires*, numéro 54 de juin 1961, les études suivantes :
-- « Pour une réforme de la Sécurité sociale »
-- « La Sécurité sociale et l'erreur des syndicats »
-- « Les cadres et la Sécurité sociale »
-- « La médecine sociale et la S.S. »
-- « Pour un budget honnête de la S.S. »
============== fin du numéro 81.
[^1]: -- (1). Daniel-Rops, *Histoire de l'Église du Christ*, tome VI, volume 2, page 501.
[^2]: -- (1). *Figaro* du 8 novembre 1963, et passim vingt ou cent formules analogues dans ses chroniques de la seconde session du Concile,
[^3]: -- (1). Quesnay, *Le Droit naturel*, éd. Guillaumin (p. 52).
[^4]: -- (2). A la limite, l'Économie libérale refuse la Politique qui, par nature, est la science du gouvernement des hommes vivant en société. L'anecdote rapportée ici est typique à cet égard et suffit à ruiner le libéralisme absolu.
[^5]: -- (3). J.-B. Say : *Cours complet d'Économie Politique*, éd. Guillaumin, pp. 2-3.
[^6]: -- (4). Collection « Bilans » dirigée par R. Mossé (Paris, Rivière 1951).
[^7]: -- (5). *Op. cit.*, p. 85.
[^8]: -- (6). *Id.*, pp. 1 et 133.
[^9]: -- (7). *Id.*, p. 136.
[^10]: -- (8). « La liberté et sa logique », par B. de Jouvenel, in *Fédération*, novembre 1951.
[^11]: -- (9). « Pour une théologie du travail », par M. D. Chenu, in *Esprit*, janvier 1952, p. 7.
[^12]: -- (10). « Look what's happened to us ! », par Peter F. Drucker, in *Post*, du 19 janvier 1952, pp. 30 et 83.
[^13]: -- (11). Il y aurait des réserves à faire sur l'article de M. D. Chenu et sur celui de Peter F. Drucker. Mais nous ne retenons ici que le point qui intéresse notre exposé.
[^14]: -- (12). Comme c'est le cas fréquemment (Note de 1964)
[^15]: -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 79 de janvier 1964 : « Le mouvement Pax en Pologne, en France et autour du Concile ».
[^16]: -- (2). Sur les idées « apostoliques » du P. Dubarle, voir dans *Itinéraires*, numéro 72 d'avril 1963, l'article de Pierre Boutang : « L'atome d'abord, l'Évangile ensuite ».
[^17]: -- (3). D'après les informations dont nous disposons, nous sommes en mesure de préciser que ces deux religieux ont reçu l'autorisation préalable de leurs Supérieurs provinciaux ; munis de cette première autorisation, ils ont demandé ensuite et obtenu l'autorisation préalable de l'Ordinaire.
[^18]: -- (1). sur les origines, la fondation et le développement du « Mouvement de la Paix », créé par Staline, voir *Itinéraires*, numéro 75 de juillet-août 1963, pages 159-161.
[^19]: -- (2). Voir *Itinéraires*, numéro 75, pages 158-159.
[^20]: -- (1). Nikita Struve : *Les chrétiens en U.R.S.S.*, Éditions du Seuil, Collection « Les Univers », 1 vol. de 384 pages, Paris 1963. \[sur Nikita Struve, cf. Soljénitsyne, *Le grain tombé entre les meules*, Fayard, 1998, pp. 19-20. -- 2002\]
[^21]: **\*** -- cf. saint Jean de la Croix, *Itinéraires*, n° 76 \[2001\]
[^22]: -- (1). « Le passage du christianisme au culte de l'Histoire s'accomplit insensiblement. » Ceslaw Milosz, *la Pensée captive*, cité en exergue, (p. 8) du livre de Pierre Andreu, *Histoire des prêtres-ouvriers* (N.E.L. Paris). Toute la citation de Milosz est à lire et à méditer,
[^23]: -- (1). Voir aussi la conception inacceptable de la foi « qui traîne un peu partout dans les publications catholiques contemporaines » : Journet, *Le Dogme chemin de la foi*, p. 6.
[^24]: -- (2). Voir Pierre Andreu, *Histoire des Prêtres-ouvriers* (Nouvelles éditions latines, Paris) pages 127-131 les citations de *l'Actualité religieuse dans le monde* (revue relayée par les I.C.I.). voir aussi page 130 les extraits de « deux grands articles de théologiens... éminents. »
[^25]: -- (1). « Maintenant je suis comme tout le monde », déclarait avec beaucoup de satisfaction, à un petit groupe d'ouvriers, le jeune vicaire de la paroisse, le jour où il arborait enfin son costume civil. Et l'un des ouvriers lui répondit. « Si vous croyez que ça m'intéresse d'en voir un de plus comme moi. Il y en a suffisamment de mon espèce. Le jour où je me tournerais vers la religion et m'approcherais du prêtre, ce ne serait quand même pas pour rencontrer quelqu'un comme tout le monde. »
[^26]: -- (1). Sur la « foi chrétienne rectifiée » ne nous lassons pas de renvoyer à Teilhard, *l'Avenir de l'homme*, éd. du Seuil à Paris ; page 349. -- Teilhard parle avec beaucoup de ferveur, une véritable illumination, de « son Évangile » à la page 351 de *Genèse d'une Pensée*, chez Grasset, à Paris.
[^27]: -- (1). Maritain, *Court traité de l'existence et de l'existant* (Paris -- éd. Hartmann) fin de l'avant-propos.
[^28]: -- (1). « La diffusion de la propriété en Allemagne », dans *Itinéraires*, n° 61 de mars 1962.
[^29]: -- (1). Il s'agit bien du numéro 1.021 de *Témoignage chrétien*, numéro du 30 janvier 1964, daté par erreur 30 janvier 1963.
[^30]: -- (2). Voir entre autres *Le Monde* du 24 octobre 1963.