# 82-04-64
\[pages 1-8 : Congrès de Lausanne, avis pratiques\]
9:82
## ÉDITORIAL
### En Chine : 700 millions de non-communistes
Sept cent millions de Chinois : le chiffre est peut-être majoré de 15 à 20 %. Mais prenons-le tel qu'il circule. Sept cent millions de Chinois : et combien de communistes ?
\*\*\*
On nous a dit : *il faut reconnaître ce qui est ; il faut reconnaître que la Chine existe ; il faut reconnaître qu'il y a* 700 *millions de Chinois*. Bien nous n'en discutons pas. On avait « reconnu » Hitler. On avait « reconnu » Staline. La « reconnaissance » de la Chine rouge peut se concevoir. Ce n'est pas un impératif moral ni la seule politique possible : mais ce n'est pas de *cela* que nous parlons. C'est de la suite.
Car on nous dit du même souffle : *il faut reconnaître ce qui est ; il faut reconnaître qu'il y a* 700 *millions de Chinois qui sont communistes ; il est juste que ces* 700 *millions de Chinois communistes soient représentés*.
Or cela N'EST PAS. Ce n'est plus reconnaître ce qui est. Au contraire, c'est accepter le mensonge.
\*\*\*
Le Parti communiste chinois compte environ 14 millions de membres : soit 2 % de la population totale.
Chiffre faible, et qui augmentera sans doute. Il augmentera quelque peu. Il n'augmentera pas indéfiniment. Un Parti communiste au pouvoir représente ordinairement, en moyenne, 5 % de la population.
10:82
Les peuples, eux, subissent l'esclavage le plus radical qui ait existé dans l'histoire humaine ; ils sont écrasés dans la nuit.
\*\*\*
Tito, après sa rupture avec Staline, -- Tito qui connaît bien le système et sait quel en est le rouage essentiel, -- Tito avait lancé cette accusation : « Il y a en U.R.S.S. cinq millions de membres du Parti communiste. Et il y a cinq millions de fonctionnaires d'autorité. Ce sont les mêmes ». Ce n'était pas absolument exact à la lettre ; c'était strictement exact en esprit. Ces derniers temps, le nombre des membres du Parti a augmenté en U.R.S.S. ; il dépasse maintenant 5 % de la population ; il n'est pas susceptible d'atteindre ni même d'approcher 10 %.
Les proportions sont du même ordre en Hongrie, en Pologne, en Tchécoslovaquie, partout. Partout où le Parti communiste est au pouvoir, fût-ce depuis vingt ans, fût-ce depuis quarante ans, il représente numériquement de 2 à 6 % de la population totale.
Mais ce n'est pas un échec du communisme. C'est sa réalisation normale, conforme à la théorie. Le Parti communiste au pouvoir est une caste fermée de privilégiés, se recrutant par cooptation. Non une caste héréditaire, mais une caste sociologique ; on pourrait dire, empruntant le vocabulaire du fondateur de la sociologie, Auguste Comte, une caste « sociocratique ».
11:82
Le Parti communiste n'est pas le peuple, et ne veut pas l'être. Le Parti communiste est l'organisme créé pour dominer et pour exploiter le peuple. Si le peuple pouvait en être, le Parti communiste n'aurait plus de sens et plus de raison. Le Parti communiste est un système clos de domination absolue.
Tous les propos actuellement tenus sur le communisme chinois ou sur n'importe quel autre communisme sont radicalement frivoles et dérisoires, parce qu'ils méconnaissent la nature sociologique du Parti communiste -- ce Parti dont tous les Congrès soviétiques, chinois et autres proclament uniformément qu'il faut encore et toujours « renforcer son rôle ». Le Parti communiste est la forme la plus moderne et la plus radicale d'une caste dirigeante rigoureusement fermée.
\*\*\*
Et les peuples ? Les peuples sont contre, mais réduits en servitude.
Les peuples subissent partiellement le mirage communiste tant qu'ils n'ont pas vécu en régime communiste. Ils votent plus ou moins pour les candidats communistes. En France, les candidats communistes obtiennent jusqu'à 5 millions de suffrages -- sur 11 millions d'électeurs salariés. Déjà la connaissance personnelle et directe de la vie intérieure du Parti travaille à les immuniser. On compte aujourd'hui en France environ 256.000 adhérents au Parti communiste contre 1 à 2 millions d'anciens adhérents. Mais la répulsion qu'inspire, quand elle a été directement et personnellement connue, la vie intérieure d'un Parti communiste dans l'opposition, n'est presque rien à côté de la répulsion qu'inspire un Parti communiste installé au pouvoir. La tyrannie communiste immunise définitivement les peuple qui en ont l'expérience directe : seulement il est trop tard, ils n'ont aucun moyen d'en sortir.
\*\*\*
12:82
Les ahuris et les criminels qui nous parlent des « objectifs légitimes du communisme », ou de « la part de vérité du marxisme », ou de la « collaboration pour construire le socialisme » ont tous ceci de commun qu'ils parlent à côté de la question. Ce soi-disant marxisme, cette mythique construction du socialisme, ces prétendus objectifs légitimes recouvrent le projet communiste, uniforme et cohérent, d'établir LE POUVOIR ABSOLU D'UNE CASTE D'UN TYPE NOUVEAU. On nous parle de tout, sauf de cette caste et de son pouvoir absolu. On va même jusqu'à insinuer que l'on pourrait peut-être construire le socialisme de concert avec les communistes tout en les amenant à renoncer au pouvoir absolu de leur caste dirigeante. Comme si la caste sociologique au pouvoir était un moyen occasionnel, que les dirigeants communistes seraient prêts à abandonner. Comme si le Parti communiste n'attendait qu'un signe pour opérer son suicide politique. Comme si le communisme n'était pas d'abord et avant tout un certain système social de combat et un certain système social de domination.
\*\*\*
A propos de la Chine ou de n'importe quoi, sous couleur de « dialogue avec le marxisme » dans une intention philanthropique, démocratique ou apostolique, voici que sous nos yeux, sans qu'il y ait de mise au point ni de remise en ordre suffisantes et appropriées, des secteurs entiers du catholicisme vont au communisme. Ils croient aller vers l'avenir. Ils croient aller aux masses. Ils croient se prêter à une confrontation idéologique. Ils croient collaborer, en terrain neutre, au service des hommes. Ils vont, en fait, à un organisme précis, dont ils ne savent rien, ils vont à une caste sociocratique, ils tombent sous la coupe, pas toujours indirecte, du Parti communiste.
Devant l'histoire et devant Dieu, nous protestons qu'aujourd'hui les peuples victimes et les peuples menacés sont temporellement abandonnés.
Il n'était inscrit nulle part, et certainement pas dans l'Évangile, que les peuples devaient être laissés sans défense contre cette entreprise, abjecte et cruelle, de domination.
Jean MADIRAN.
13:82
## CHRONIQUES
14:82
Nous devons à la bienveillante autorisation de S. Em. le Cardinal Ottaviani de pouvoir publier cette « Méditation ». Nous lui en exprimons ici notre très déférente reconnaissance et celle de nos lecteurs. Ce texte constitue le chapitre sixième du livre du Cardinal qui vient d'être traduit en français sous le litre : « L'Église et la Cité » (édité par l'Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale ; en vente au « Club du Livre civique », 3, rue Copernic, Paris XVI^e^).
Cette « Méditation » a été prêchée par le Cardinal en la basilique Saint-Pierre-de-Rome à l'occasion des événements de Hongrie. Elle demeure comme une expression permanente de l'examen de conscience du chrétien dans le monde actuel. En autorisant sa publication dans « Itinéraires », Son Éminence a bien voulu nous exprimer l'espoir qu'ainsi elle « contribue à maintenir parmi les catholiques la conscience du drame de l'Église persécutée ».
15:82
### Méditation
*Pour un peuple héroïque*
par le Cardinal OTTAVIANI
#### I.
Adorons, mes frères, Jésus Dieu, ici présent sous le voile eucharistique : et plus nous le voyons humble et caché, plus notre foi le reconnaît grand et puissant. Adorons le Dieu juste, juge suprême des vivants et des morts.
Plus nous sommes angoissés par l'iniquité qui triomphe en ce monde, plus nous voyons les hommes violer tout droit humain et divin, martyriser avec une férocité inouïe individus, familles et nations, et plus nous voulons nous confier à Lui, qui est l'unique, sûr, infaillible restaurateur de toutes les valeurs morales, naturelles et surnaturelles, l'unique, sûr, immanquable juge, juste et fort même s'il est patient, qui rétribuera chacun selon ses mérites.
Certes, le découragement est grand, et grande l'angoisse de l'heure présente, si grande que, plutôt que de parler, nous devrions pleurer, à la seule pensée de ce malheur terrible et apocalyptique.
Jérusalem sous les envahisseurs n'a pas donné à Jérémie plus de motifs de pleurs que la Hongrie ne nous en donne à nous. Pas une des paroles du prophète qui ne revienne sur nos lèvres, pas une de ses prières et supplications qui n'apparaisse appropriée à la calamité d'aujourd'hui, à la désolation si terrible, si démesurée !
16:82
N'y a-t-il donc pas une justice, même en ce monde ? Seigneur, Seigneur, ici sur la terre tous se proclament les tuteurs de la justice et de la paix, mais ils ne font ni justice ni paix. Au contraire, ô Seigneur, il n'y a tant de licence pour le mal que « superbia eorum qui te oderunt, ascendit semper ! » (ps. 74, 23) ([^1]).
En ce qui devrait être la suprême assemblée de la justice mondiale, l'agresseur siège comme juge parmi les autres juges, et l'on retient pour représenter la victime celui qui est complice de l'assassin !
Et tout le reste du monde n'a-t-il pas sa part de responsabilité en démontrant, en un calcul cynique, une impuissance et une prudence qui permettent aux alliés et aux serfs des massacreurs d'être insolents, d'exalter les massacreurs contre l'opinion publique ? Paisible, en apparence seulement, que fait donc le monde responsable pour se mettre à la hauteur morale de ceux qui meurent afin de ne pas abandonner la foi et ne pas trahir la liberté des enfants de Dieu ?
Ô puissants du monde, écoutez le terrible avertissement de l'Esprit Saint : « Le Très Haut examinera vos œuvres et scrutera vos pensées ; parce que... vous n'avez pas observé la loi de justice, parce que vous n'avez pas cheminé selon la Volonté de Dieu. Terrible et foudroyant il tombera sur vous, le très rigoureux jugement des puissants. Au petit, en vérité, il sera fait miséricorde mais les puissants seront puissamment punis ! Parce que le Seigneur de tous no reculera devant aucun, ne sera intimidé par la grandeur de personne, Lui qui a créé le grand comme le petit et qui a soin également de tous. »
17:82
Ô Jésus, juge suprême des vivants et des morts, quel réconfort et quelle espérance nous donne cette parole de l'Esprit Saint. Oui, nous croyons en toi, Dieu, Fils de Dieu, constitué par le Père Céleste Juge des siècles passés et futurs, qui donnera à chacun son dû.
*Mihi vindictam, et ego retribuam* ([^2]). Et la restauration de l'équilibre entre le délit et la peine, la bonté et le prix, arrivera non seulement individuellement pour chaque homme au jour de son trépas, mais aussi, socialement, au jour terrible de la colère : *Dies irae, dies illa* ([^3]).
Ô Jésus, aujourd'hui caché et silencieux, toi-même nous as décrit comment Tu reviendras dans ta majesté de juge :
« Alors, le signe du Fils de l'homme (Ta croix, ô Seigneur) apparaîtra dans le ciel, et toutes les nations de la terre pleureront, et elles verront le Fils de l'homme venir sur les nuées du ciel dans toute sa puissance et sa gloire. Il enverra ses anges avec une trompette sonore et ils rassembleront des quatre vents, d'une extrémité des cieux à l'autre, ses élus. »
Jésus, juge suprême, donne dès maintenant la paix éternelle et le repos aux âmes des héros hongrois martyrisés par les féroces partisans de l'Antéchrist, et fais qu'au jour suprême de ton jugement ils se retrouvent triomphants avec tous ceux qui méritèrent ou mériteront cette béatitude que tu disais réservée aux persécutés : *Beati qui persecutionem patiuntur propter justiliam, quoniam ipsorum est regnum caelorum* ([^4]) (Mt., 5, 10).
18:82
#### II.
*Gratias agamus.*
*Vere dignum... nos Tibi semper et ubique gratias agere* ([^5]).
Dans la douleur comme dans la joie, dans la vie terrestre comme dans la vie céleste. Dans la douleur qui nous purifie, dans les pures et saintes joies qui nous exaltent.
Nous te remercions, ô Seigneur, pour la sagesse et la puissance avec lesquelles du mal même tu sais tirer le bien.
Ne nous a-t-il pas été donné de pouvoir, avec notre douleur, avec notre sang, *adimplere ea quae desunt passionum eius ?* ([^6])
L'Église n'a-t-elle pas la grâce de se réjouir de la gloire des martyrs ? Et même du massacre subi par les Hongrois, quelle gloire pour les idéaux du nom chrétien ! Et comme leur sang, avec celui d'Abel, clame, invoque, admoneste, illumine les esprits d'une grande partie de ceux qui étaient dans l'erreur, et maintenant changent d'avis et jugent le communisme !
Nous devons aussi remercier le Seigneur de la lumière et de la force dont il a doté son Vicaire sur la terre, pour qu'il proclame devant le monde entier les principes de vérité et de justice par lesquels doivent être condamnés les agresseurs et qui rendront aux opprimés la liberté et la paix. Remercions le Seigneur qui, au milieu de tant de ténèbres, de tant de vilenies et de tant d'abstentions calculées, a fait resplendir la lumière et le désintéressement et le courage de Celui qui a parlé au nom de Dieu et a rendu la sentence de condamnation, qui marquera dans l'histoire la honte perpétuelle des oppresseurs et la gloire de l'Église vengeresse des droits sacrés et humains de l'homme racheté et libéré par le Christ.
19:82
Remercions le Seigneur pour cette vraie grandeur qu'il a donnée au Chef de Son Église, en contraste violent avec l'insuffisance et, la petitesse, manifestées en ces douloureuses circonstances par ceux qui se font appeler les grands de ce monde.
Jésus, qui ne t'es pas même contenté de la croix, et nous a laissé Toi-même dans le Sacrement de ton amour, de ton sacrifice et de ta douleur, ô Jésus qui, à l'heure de ta grande souffrance et peu avant ton départ nous as donné Toi-même le moyen de t'avoir toujours -- dans nos douleurs comme dans nos joies -- mystérieusement mais réellement présent, et présent à notre ordre, comme la nourriture qui restaure notre âme et comme gage irréfutable d'amour et de résurrection, ô Jésus, notre justice et notre miséricorde, remercie pour nous le Père Céleste de tout ce qu'Il nous a donné. Remercie-le de son immense amour pour nous, et du bien qu'Il nous a fait, et qu'Il nous fait.
Remercie-Le de nous avoir donné en Toi le trésor de toute grâce et de toute vie spirituelle : pour cela même Tu es Eucharistie, c'est-à-dire gratitude, ce qui revient à dire que Tu es notre action de grâce au Père, notre Holocauste, notre point de rencontre, où Dieu qui s'abaisse rencontre l'homme qui s'élève. Tu es, ô Jésus, notre vie et notre aile, notre nourriture et notre repos. Que serait la terre, ô Jésus, si Tu n'y étais descendu comme homme et n'y étais resté comme Sacrement !
20:82
Maintenant, nous l'expérimentons tout spécialement au milieu de tant d'angoisses, nous avons en Toi un refuge. Les exilés, les déportés, les orphelins et les veuves de la Hongrie désolée ont en Toi, en Toi plus qu'en n'importe quel secours humain, le réconfort le plus efficace, le compagnon d'exil, l'ami, le soutien des espérances non éteintes, le refuge dans la douleur suprême.
Merci, ô Jésus, pour le réconfort que tu donnes au Père commun des fidèles, qui voit ces concours de générosité et d'aide de ses fils pour secourir leurs frères hongrois, l'unanimité des prières et la solidarité de l'amour !
#### III.
*Parce, Domine, parce populo Tuo* ([^7]).
La destruction la plus barbare, la férocité la plus méthodique, la cruauté la plus folle et macabre massacrent un peuple, et le reste des hommes s'en lave les mains, heureux de n'être pas « en cause.
Tremblons, mes frères. Le peuple de Hongrie expie pour nous aussi sur la Croix, avec Jésus. Ce peuple enseigne au reste du monde et nous enseigne quelle chose terrible est de tomber sous le joug sanguinaire du communisme : mais attention à nous si, même après un si clair et terrible témoignage, nous continuons à être vils et pécheurs !
Nous avons péché et nous péchons : nous péchons par omission. Si certains sont sans toit, sans feu, sans pain, sans travail même, à qui en est la faute ? Si certains parmi nous ignorent Dieu, et vont même jusqu'à Le blasphémer ou Le nier, à qui la faute sinon à nous qui ne savons Le révéler par notre action et Le défendre par notre vie ? Si tant de saleté couve dans les maisons, et s'étale jusque sur les murs des villes, à qui la faute ? Si le monde est redevenu païen et ignore Dieu ou Le combat, à qui la faute, sinon à nous ?
21:82
Est-ce que nous aussi, ne péchons pas par nos actions ?
Qui oserait s'étonner de la colère de Dieu et de ses jugements, en pensant à tant de péchés ! Mes chers fils, nous devons nous rendre bien compte qu'aucune de nos fautes, même les plus légères, ne manquera de recevoir son juste salaire. Tout cela étant posé, réfléchissons avec terreur au nombre de péchés qui se commettent et vraiment, il y a de quoi être horrifié. Réfléchissons, chacun dans le silence de notre âme, à nos seuls péchés personnels. Réfléchissons, je dirai plus, réfléchissons même à un seul péché. Il y a de quoi trembler d'épouvante. Qui de nous, se trouvant devant un lion, oserait le provoquer ? Qui, au bord de l'abîme, risquerait des gestes imprudents ? Qui, au milieu de risques terribles, oserait des plaisanteries déplacées ? Et nous, malheureux infortunés, nous sommes tous dans les mains de Dieu et nous L'offensons, nous ne cessons pas de L'offenser !
Il nous a aimés et nous Le payons de notre ingratitude. Il nous a donné la vie, et nous, à peine s'est-Il fait homme, nous L'avons tué. Il nous a comblés de toute sorte de biens et nous les avons rejetés dans la fange. Il nous maintient en vie par un prodige continu et nous ne pensons pas même à Son existence. Il est tout et fait tout, et nous ne sommes rien et ne faisons rien pour Lui.
Comment donc la justice divine pourrait-elle nous épargner ? Regardons autour de nous : partout règne le péché, Même parmi nous qui reconnaissons et confessons son Saint Nom.
22:82
Ô Jésus, nous le savons et le confessons à haute voix. Ton Père ne serait pas Dieu s'Il n'était juste, et sa justice ne connaît pas de limites ni d'obstacles ! Elle est infinie et toute puissante. Sa justice a donné un exemple mémorable de sa sévérité, en ta passion et ta mort. Si en Toi, le bois vert, le feu de sa colère a brûlé de la sorte, qu'adviendra-t-il de nous, bois sec, bon seulement à être jeté au feu éternel ?
Seigneur Jésus, nous voici à tes pieds. Oui, c'est nous ton *populus acquisitionis* ([^8]). Nous sommes les rachetés de ton sang. Nous sommes tes frères adoptifs. Nous sommes tes témoins et tes adorateurs. Nous sommes ton peuple élu et nous aussi nous T'avons abandonné, trahi, renié, peut-être même blasphémé.
Seigneur Jésus, nous sommes ton Peuple, et nous sommes pécheurs. Aie pitié de nous !
#### IV.
*Fiat misericordia Tua super nos* ([^9]).
Le peuple hongrois monte aujourd'hui sur la Croix du Christ, et expie aussi nos propres fautes. Oui, les nôtres, et là est notre honte.
Un historien raconte que, lorsque Clovis entendit pour la première fois le récit de la Passion de Jésus, il ne put s'empêcher de s'exclamer : « Que n'étais-je là avec mes Francs ! »
23:82
Mes chers fils, les hommes d'aujourd'hui sont au contraire très contents de n'être pas là où pour les idéaux chrétiens de liberté, pour la fidélité aux principes de la morale et de la foi, les disciples du Christ montent sur la Croix, où tout un peuple est broyé par les sbires de l'Antéchrist ; oui, littéralement broyé dans ses villes et ses campagnes, dans son présent et jusque dans son avenir.
Nous n'avons plus qu'à faire appel à la miséricorde de Dieu. Que la miséricorde de Dieu éloigne sa colère et sauve la paix du monde ; qu'elle donne aux exilés un prompt retour ; qu'elle essuie les larmes de tant de mères, accueille les plaintes implorantes de tant d'orphelins.
Le Seigneur n'est pas moins miséricordieux qu'Il est juste, et à dire la vérité, ici-bas, sur la terre, sa miséricorde apparaît bien plus que sa justice. Comme créateur seulement, nous voyons qu'Il est tout de bonté, don, libéralité, qu'Il est tout de cœur (si je puis ainsi dire). Que dire de Lui comme Père ? et comme Rédempteur ? Que dire de Lui comme Paraclet et consolateur ?
Dieu est grand, et grande est sa miséricorde. Que sont les cieux, la terre, sinon un de ses miroirs ? Qu'est-il de plus beau au monde que la miséricorde de Dieu ? Qu'est-il de plus grand, de plus vaste, de plus profond ?
Si la justice de Dieu arrive partout -- elle peut tarder, mais certainement elle arrive -- sa miséricorde est d'une certaine manière sa présence la plus continue. Il est toujours juste, mais sa justice apparaît surtout lorsqu'elle punit ; sa miséricorde, au contraire, apparaît toujours, même quand elle punit. Elle resplendit dans le sourire des justes, elle triomphe dans les larmes des pécheurs. Elle brille dans la joie comme un jour heureux et luit dans la douleur comme une interprétation et la clef d'un secret. Si la Croix de Jésus est le trophée de la justice divine, elle est aussi le trophée de la divine miséricorde. Sur cette Croix un Dieu punit notre péché, un Dieu expie notre péché la justice étreint la miséricorde. Nous pouvons donc espérer au milieu de tant de tristesses.
24:82
Votre tristesse se changera en joie (Jean 16, 20), ainsi parla Jésus, juste avant sa passion, quand une profonde amertume avait envahi l'âme de ses disciples, qui venaient d'apprendre combien Il devait souffrir, et combien proche maintenant était le Chemin de la Croix, et la séparation d'avec les siens. Vous aussi serez flagellés, serez emprisonnés, tués.
Ne craignez rien, j'ai vaincu le monde. Jésus, nous aussi devons espérer ainsi. Le ciel et la terre passeront, mais tu as dit : *Verba mea non transibunt* ([^10]) (Marc 13, 31).
Et nous, ô Seigneur, nous avons cette foi et cette confiance, mais ne considère pas, ô Seigneur, comme un manque de confiance en Toi, si nous Te prions avec les mêmes gémissements que l'antique prophète, afin que ton heure arrive bientôt, l'heure de notre joie, *cito anticipent nos misericordiae tuae* ([^11])*.*
Pourtant il est vrai aussi, ô Seigneur, que Tu as appelé les apôtres « hommes de peu de foi » quand, terrorisés par la tempête, ils t'éveillèrent avec le cri de leur supplication angoissée : « Seigneur, sauve-nous, nous périssons », et qu'ils ne surent pas attendre, assurés par Ta présence. Mais toutefois, ô Seigneur, Tu anticipas le moment de la grande tranquillité, en commandant aux vents et à la mer.
25:82
Et sans doute, n'est-ce pas une créature, Ta Mère, la Vierge immaculée, qui nous a enseigné que l'on peut faire anticiper Ta divine intervention ? *Nondum venit hora mea* ([^12]) disais-tu, et malgré cela la volonté toute puissante s'est pliée à la puissance que Toi-même as donnée à la prière, et, obéissant, Tu fis aussitôt le miracle.
Jésus, Seigneur de nos âmes, aie pitié de ceux qui meurent, de ceux qui souffrent, et pour la gloire de Ton nom, donnent leur vie héroïquement. Grandis ce peuple admirable, que Tes ennemis veulent écraser. Nous sommes tous Hongrois aujourd'hui, ou nous voudrions être tels, ô Seigneur, en Ta présence. Ce sont eux qui nous représentent, comme Tu nous représentais sur la Croix. Ce sont eux nos témoins et nos martyrs. Merci, Toi qui nous a donné, au milieu de tant de vilenies, un peuple aussi grand, aussi courageux, en un mot aussi chrétien. Si tant de grandeur est encore possible, Tu n'es pas mort en vain, et nos espérances redeviennent des certitudes. Nous ne désespérons plus depuis que nous avons vu comment s'affrontent Tes ennemis, et comment on lutte pour libérer l'Église des antéchrists, oppresseurs et bourreaux, comment on meurt pour Ton amour et pour Ta gloire, ô Jésus.
26:82
### La théologie non-euclidienne et le peuple orphelin
par l'Abbé V.-A. BERTO
LA ROMANITÉ est en toutes choses la mesure, l'ordre, le sain réalisme évangélique ; je vois le porte à faux l'emporter sur l'aplomb, le système sur le réel, la science arrogante et superbe sur la simplicité des petits et des pauvres. On leur fera bien voir qu'ils sont de mauvais chrétiens, qui prient beaucoup trop la Sainte Vierge, et qui ne devraient pas la prier du tout, attendu qu'ils sont des ignorants, et que c'est si compliqué de dire un Ave Maria correctement que le mieux qu'ils puissent faire c'est de s'en passer. Il faut dire l'Ave Maria bibliquement, exégétiquement, figurativement, typologiquement, ecclésiologiquement. Comment ces chétifs s'en tireraient-ils ? Comment éviteraient-ils de tomber dans l'abîme sans fond de la dévotion abusive, mal entendue, périmée, blâmable, qui ne laisse voir dans la Sainte Vierge que la mère de Jésus et la nôtre ?
Ô Seigneur Jésus, jusques à quand ? Souvenez-vous de vos pauvres, souvenez-vous des petits enfants ! Ne laissez pas assassiner dans leur cœur leur piété innocente envers votre Mère et la leur !
27:82
Je suis de ceux qui refusent hommage à cette théologie monstrueusement détachée du saint Évangile, absolument hétérogène à la foi des simples, chassant les enfants de devant la crèche, et enlevant le chapelet des mains de ceux qui ne savent pas lire, établie dans sa suffisance et dans son orgueil, ajoutant des raisonnements à des documents et des documents à des raisonnements, sans autre fin que de prendre sa complaisance en elle-même, semblable à un mur infiniment long et infiniment haut, désespérément infranchissable, et derrière lequel il n'y aurait rien, rien, rien, satisfait d'être là, de s'allonger toujours, de s'élever toujours, jusqu'à ce qu'on ne voie plus que lui.
La théologie est une science mauvaise, une science méchante, une science maudite, si elle se vide de son contenu primordial, qui est un catéchisme *identique* au catéchisme du plus illettré des chrétiens. Je crois ce que croient nos enfants, et malheur à moi si je ne le croyais pas, et en un sens très vrai je n'en sais pas plus long qu'eux. Si la théologie perd cette humilité foncière de vouloir demeurer consubstantielle à la foi des humbles, c'est alors qu' « elle ne vaut pas une heure de peine », qu'elle n'est plus qu'une énorme baudruche creuse flottant dans l'espace, ou une sorte de géométrie non-euclidienne de théorèmes empilés à l'infini sur des théorèmes, du haut desquels on peut bien mépriser le paysan courbé sur sa charrue, mais que le paysan a bien aussi le droit de mépriser, parce que de toute une bibliothèque non-euclidienne il ne tirerait pas de quoi fabriquer la charrue qui nourrit les hauts géomètres non-euclidiens.
28:82
Je ne mets pas en cause, vous le pensez bien, l'humilité privée des hérauts de cette théologie « non-euclidienne » aberrante, *égoïste*. Je dis qu'ils forgent une théologie qui n'est pas humble, et qui en est châtiée par un effroyable irréalisme. La plus sublime théologie doit toujours pouvoir être monnayée en catéchèse pour les plus simples du peuple fidèle, autrement sa sublimité n'est que leurre. Car il n'en va pas de la théologie comme de la géométrie non-euclidienne. Celle-ci n'a pas besoin d'être réelle, ni de se donner pour réelle ; elle peut sans dommage se donner pour ce qu'elle est, un jeu extra-spatial sur des symboles arbitrairement définis, et on a toujours l'euclidienne pour faire des outils ou pour construire des ponts.
Mais la Théologie est par nature existentielle ; elle a besoin d'être réelle (elle exige intrinsèquement de l'être), elle ne peut sans se détruire consentir à ne l'être pas. Que par une violente dénaturation d'elle-même elle cesse de l'être, et que cependant elle ne cesse pas de se donner pour telle, et qu'elle parvienne à tant imposer qu'elle se fasse recevoir pour telle, et qu'elle se proclame le plus fidèle, quand elle lui est le plus infidèle, à sa loi fondamentale de l'existentialité, alors le ravage est incalculable. Car le réel résiste, l'humble réalité de l' « esprit catholique » tel qu'il est diffus dans le peuple fidèle, tel qu'il ne doit jamais disparaître chez les plus savants ; et l'on a d'un côté une « théologie » séparée, qui, ne pouvant rejoindre le réel, s'en forge un substitut et croit l'avoir rejoint pour s'en être donné le simulacre ; et de l'autre le réel vrai, le réel réel, si je puis dire, mais délaissé, abandonné, puérile pâture des pauvres, dédaignée des savants.
29:82
Maudite cette science qui ne sait plus aimer ! Maudite la théologie qui ne contient plus dans un sein plein d'amour les pauvres de Jésus ! Maudite la théologie sans tendresse et sans entrailles, qui passe sans même le voir, auprès du blessé gisant sur la route de Jéricho ! Je rejette cette théologie, je la repousse, elle me fait horreur, parce qu'il n'y a plus rien, sur ses traits durs et fermés, de ce que saint Augustin appelle le sourire de l'Évangile aux touts-petits, « *Evangeli superficies blanda parvulis* ».
Et ils nous reprochent notre « triomphalisme », comme ils ont inventé de dire. Et ils disent qu'ils veulent faire « l'Église des pauvres » ! Que savent-ils des pauvres, que savent-ils si les pauvres n'ont pas besoin de ce qu'ils appellent notre « triomphalisme », ces hommes de cabinet et d'Université, de livres et de revues, de conférences et de sessions ? Je ne leur reproche pas d'être tels. Il faut de grandes chaires dans l'Église, il faut des savants, il les faut de premier ordre, qui puissent marcher dans leur science les égaux des plus grands savants de toutes les sciences. Je leur reproche de parler de ce qu'ils ne connaissent pas et d'en parler « irréellement ». Ils se sont fait une idée du pauvre aussi irréelle que toutes leurs idées. Ils n'ont pas l'expérience du pauvre, ils se sont rendus incapables de l'avoir, parce que l'esprit de système les domine, et que l'esprit de système est clos sur soi, enfermé en soi, et, pour que les faits tels qu'ils sont ne lui donnent pas de démenti, ils les décrètent autres qu'ils ne sont. Il n'a pas prise sur le réel, mais aussi le réel n'a pas prise sur lui, n'exerce plus sur lui la fonction réductrice que seul il peut remplir, et la raison raisonnante déraisonne sur les pauvres, comme elle déraisonne sur toutes choses.
30:82
Ils ont donc décidé que l'Église sera « l'Église des pauvres » quand le Pape ne paraîtra plus porté sur la sedia, quand les évêques ne revêtiront plus d'ornements précieux, quand la messe sera célébrée en langue vulgaire, quand le chant grégorien sera relégué au musée des discothèques, et choses de ce genre, -- c'est-à-dire quand les pauvres seront privés de la seule beauté qui leur soit gratuitement accessible, qui sache leur être accessible, qui sache leur être amie sans rien perdre de sa transcendance, qui est la beauté liturgique ; quand les cérémonies de l'Église, vulgarisées, trivialisées, ne leur évoqueront plus rien de la gloire du ciel, ne les transporteront plus dans un monde plus haut, ne les élèveront plus au-dessus d'eux-mêmes ; quand l'Église enfin n'aura plus que du pain à leur donner, -- et Jésus dit que l'homme ne vit pas seulement de pain.
Qui leur a dit que les pauvres n'ont que faire de beauté ? Qui leur a dit que le respect des pauvres ne demande pas qu'on leur propose une religion belle, comme on leur propose une religion vraie ? Qui les rend si insolents envers les pauvres que de leur refuser le sens du sacré ? Qui leur a dit que les pauvres trouvent mauvais de voir un Évêque présider une procession, crosse en main et mitre en tête, et s'approcher d'eux pour bénir leurs petits enfants ? Sont-ce les pauvres qui ont crié au gaspillage quand Marie-Magdeleine a répandu le nard sur la tête de Jésus, jusqu'à briser le vase pour ne rien épargner du parfum ? Qui leur a dit surtout que, les Évêques dépouillés des marques liturgiques de leur autorité, les prêtres en seront plus évangéliquement dévoués aux pauvres ? Qui leur a dit que les honneurs extérieurs rendus aux Évêques ne sont pas une garantie faute de laquelle l'évangélisation des pauvres n'aurait plus, aux yeux des pauvres mêmes, aucune marque d'authenticité, sans laquelle l'évangélisation des humbles ne serait plus assez humble elle-même, n'ayant plus le caractère d'une mission reçue d'une autorité visiblement supérieure, mais tous les dehors de l'entreprise d'un prédicant particulier ?
31:82
On détruit, on saccage, on ravage, sans nul souci de ces réalités séculairement éprouvées ; s'en soucier serait du « triomphalisme », et ils ont décidé que le « triomphalisme » est le dernier des crimes, indiscernable qu'il est du « constantinisme » lequel consiste à réclamer pour l'Église, à l'égard de la puissance séculière, une quelconque reconnaissance de ses droits. Comment ce qui était un devoir parfaitement clair, inlassablement inculqué, est-il devenu un crime ? Accusez l'esprit de système et dites-vous que c'est un système parfaitement lié, cohérent comme une géométrie, auquel il ne manque que d'être vrai, mais qui est en ce moment, notamment en France, le seul qui ait droit à l'audience, le seul publiquement exposé. Nous en avons vu les commencements il y a bien trente ans quand, par un renversement des valeurs qui n'avait pas de précédent, on a imaginé, presque secrètement d'abord, puis avec une audace fracassante, de faire aux chrétiens un devoir « apostolique » de fréquenter les bals et les spectacles, que toute la tradition de l'Église absolument unanime avait jusque là considérés comme des manifestations de l'esprit du monde, dont l'esprit de l'Évangile devait inspirer l'aversion. Tel a été le premier murmure des clameurs qui proclament aujourd'hui dans l'Église « la révolution d'octobre ».
32:82
Qu'y gagneront les pauvres ? Hélas ! ils y perdront tout. S'il y a une cruelle évidence, c'est celle du peu que nous pouvons pour eux dans un régime de « laïcité ». Quand les lois, les institutions, les mœurs publiques perdent toute référence à l'Église, quand tout se fait dans l'État sous le préalable d'une ignorance délibérée, volontaire, universelle, du christianisme, quand l'Église y est réduite à la condition d'une association privée, la première conséquence est que les pauvres ne sont plus évangélisés. Nul besoin pour cela que l'État soit d'un laïcisme hostile et agressif. Les classes aisées peuvent échapper, en partie, du moins et notamment dans l'éducation des enfants, à la formidable pression sociale qui résulte de la simple déchristianisation de l'État ; les pauvres ne le peuvent pas. Ils ont besoin d'assistance, elle est « laïque » ; ils ont besoin d'hôpitaux, ils sont « laïques » ; ils ont besoin d'écoles pour leurs enfants, elles sont « laïques » ; et s'ils sont pauvres à ce point de ne pouvoir enterrer leurs morts, ils obtiendront des obsèques gratuites, mais « laïques » car l'État qui paiera le cercueil et le fossoyeur, ne paiera pas les frais d'une absoute. Les pauvres, et eux seuls, sont emprisonnés sans remède dans la « laïcité » de l'État ; seuls ils sont condamnés sans remède à ne respirer que dans le climat d'indifférence religieuse engendré par la « laïcité » de l'État. Nous arrachons un enfant à cette asphyxie de l'âme ; nous en laissons cent qui ne seront jamais évangélisés, qui passeront d'une école « laïque » à un centre d'apprentissage « laïque », d'un centre d'apprentissage « laïque » à un mouvement de jeunesse « laïque », dont toute la vie enfin sera par l'État « laïque » si inexorablement tenue à l'écart de toute influence chrétienne, que ce sera un miracle de la grâce si l'un ou l'autre, forçant les barreaux de sa cage, ouvre les ailes de son baptême pour retrouver le climat de sa deuxième naissance et rejoindre l'Église sa mère qui lui tend les bras.
33:82
Il y a longtemps que tel est le sort des pauvres en régime de « laïcité », mais jusqu'aujourd'hui, la théologie catholique enseignait que c'était un mal, une iniquité, un désordre atroce dont les petits de ce monde étaient la proie sans défense, un désordre auquel il fallait travailler sans relâche à substituer l'ordre chrétien. Maintenant elle enseigne, du moins celle qui a le privilège exclusif de la parole, que ce désordre est l'ordre. Si l'évangélisation des pauvres en est rendue plus difficile encore, ce sera tant pis pour les pauvres, le système n'en conviendra pas, car il ne saurait avoir tort.
A ce même esprit de système porté à son comble est imputable ce que nous Voyons, ce que nous n'aurions pas cru qu'aucune théologie pût jamais entreprendre, ce que la théologie non-euclidienne a entrepris noyer l'idée simple, riche, populaire de la maternité universelle de la Sainte Vierge dans la notion difficile, inaccessible, glaciale de son *caractère ecclésiotypique ;* noyer l'idée simple, riche, populaire de l'universelle paternité pontificale dans la notion alambiquée, quintessenciée de « chef du collège pontifical ».
Ainsi cette théologie si irréellement pastorale travaille à rendre le peuple chrétien orphelin de sa mère la Sainte Vierge, de son père le Pape : elle n'est qu'une imposture qui les rend l'un et l'autre absents de son cœur.
V.-A. BERTO.
34:82
### De la pêche à la ligne à la pêche au filet
par Eugène LOUIS
*A propos de l'apparent revirement de l'Église catholique vis-à-vis* *des communautés chrétiennes protestantes.*
CÈDERIONS-NOUS AU DÉMON de la dialectique et à la tentation d'opposer la « Contre-Réforme tridentine » à « l'œcuménisme » de Vatican II ? -- Non point, et notre titre déclare au contraire notre intention formelle de manifester la constante fidélité de Pierre à sa mission de pêcheur d'hommes à travers la diversité des temps.
Méconnaîtrions-nous donc que Pierre ait lancé maintes fois le filet pour ramener en bloc tous les protestants dans la communion catholique ? -- Non plus.
Alors que voulons-nous dire ?
Ceci : Si l'Église catholique a fait hier l'impossible pour arracher un à un aux sectes hérétiques tous les malheureux baptisés qui s'y trouvaient fourvoyés (pêche à la ligne), et si elle en vient aujourd'hui à donner la parole aux communautés protestantes pour les ramener entières et vivantes dans la barque de Pierre (pêche au filet), c'est qu'entre temps quelque chose a changé ;
35:82
quelque chose qui n'a rien à voir avec la foi de l'Église ni avec sa fidélité à sa mission d'unité, l'une et l'autre inébranlablement assurées par l'Esprit qui la guide ; car ce qui de Trente à Vatican II a changé, ce sont :
-- les communautés protestantes ;
-- l'idée univoque qu'on s'est faite jusqu'à une date récente, en milieu catholique, d'une « communauté hérétique ».
L'évolution\
des communautés protestantes.
Les communautés protestantes ne sont au départ que le regroupement de membres dissidents de l'Église catholique.
Certes dans un temps et dans une société où l'attachement des catholiques à l'Église dépendait communément beaucoup moins d'un engagement personnel que de l'appartenance à un pays catholique et où la foi du « Peuple chrétien » était généralement fille de celle du « Roi-très-chrétien », il n'est pas douteux que nombre de chrétiens passèrent au protestantisme sans se rendre compte qu'ils quittaient l'Église. Mais quel que soit le nombre de ceux qui suivirent sans méfiance les chefs de file religieux ou politiques du mouvement protestant, quelle que puisse être l'innocence personnelle de bien des membres des communautés protestantes de la première heure, il est clair que l'Église ne pouvait pas ne pas considérer alors les communautés protestantes comme une contre-Église et qu'elle eût certainement manqué à sa mission d'unité en ne luttant pas de toutes ses forces pour désagréger des communautés de baptisés qui reposaient directement sur sa propre désagrégation. Reprocher à Pierre d'avoir « pêché à la ligne » à ce moment-là est un non-sens et une dérision : les communautés protestantes tendaient alors par tout elles-mêmes à se couper de l'Église et l'Église ne faisait que prouver sa lucidité en les considérant comme des lieux de perdition auxquels il fallait à tout prix arracher les malheureux baptisés qui s'y étaient fourvoyés.
36:82
Si l'action missionnaire de l'Église était parvenue à dissoudre dès l'origine les communautés protestantes, soit en les frappant à la tête en obtenant la conversion de leurs chefs (celle de Luther, en Allemagne, ou celle de Henri VIII, en Angleterre, comme elle obtint celle de Henri IV, en France), soit en obtenant l'une après l'autre celle de tous leurs membres (comme saint François de Sales y réussit pratiquement dans le Chablais), les communautés chrétiennes protestantes n'auraient évidemment jamais pu devenir autre chose que des officines de séparation des chrétiens d'avec l'unique Église de Jésus-Christ. Seulement des générations et des générations de baptisés sont nées et ont vécu dans les communautés protestantes ; c'est là que des millions d'hommes et de femmes ont reçu la foi chrétienne. Or, s'il y a toutes chances, comme nous l'avons dit, qu'en raison des circonstances nombre des premiers sectateurs du protestantisme l'embrassèrent de bonne foi -- sans perdre la foi ; comment penser que leurs fils, souvent élevés dans une haine aveugle du catholicisme et blessés dans leur chair par des persécutions qu'ils imaginaient facilement à sens unique, n'aient pas professé l'anti-catholicisme beaucoup plus par fidélité à leurs pères et par piété envers la foi de leurs ancêtres que par impiété envers l'Église-Mère de tous les baptisés ? Comment penser que pour s'être refusés à rentrer dans la communion catholique, ils aient perdu la foi de leur baptême ? Et s'ils ne l'ont pas perdue, si des millions d'hommes et de femmes ont gardé la foi catholique au sein des communautés protestantes, comment ne pas *croire* que la foi de ces millions de fils de l'Église catholique n'ait rongé peu à peu l'anti-catholicisme originel de leurs communautés ?
37:82
Et tandis que grâce à la foi de leurs membres, les communautés protestantes cessaient peu à peu à l'intime d'elles-mêmes d'être des foyers de dissidence et devenaient d'une manière encore voilée aux yeux des hommes des centres d'orientation catholique, elles prenaient par ailleurs de plus en plus conscience du terrible handicap que représentait pour la fidélité des croyants l'absence d'un magistère qui préservât leur foi de la subversion. Quel terrible réveil pour les communautés protestantes lorsqu'elles s'aperçurent qu'un nombre impressionnant de ceux qui se considéraient toujours comme leurs fidèles ne croyaient même plus que le Christ fût Dieu ; et quel pas fait vers l'Église catholique le jour où toutes les communautés membres du Conseil œcuménique proclamèrent unanimement leur foi en Jésus-Christ fils de Dieu -- autrement dit qu'on s'excluait de leur communion si on ne partageait pas leur foi sur ce point, si on n'admettait pas cet article de foi. Car à partir du moment où les communautés chrétiennes protestantes en reviennent aux articles de foi, il est bien clair qu'elles sont sur le chemin qui mène à Rome.
Ce qui a changé du côté catholique.
Il nous semble que l'aggiornamento œcuménique de l'Église catholique perd toute allure de revirement sans rien perdre de sa nouveauté, pour peu qu'on reconnaisse que tout ce qui a changé du côté catholique, c'est l'idée univoque qu'on se faisait jusqu'à une date récente d'une « communauté hérétique ».
Une « communauté hérétique » c'est et ce sera bien sûr toujours comme telle une communauté qui altère la foi catholique, qui ne présente pas toutes les vérités de la foi ; ce sera toujours une communauté qui de soi n'a rien à apporter à l'Église.
Et ce sera donc toujours en fin de compte en raison de préjugés humains et non en vertu d'un attachement à la vérité chrétienne, intégralement gardée par l'Église et par elle seule, que les hérétiques de bonne foi -- ceux qui ont la foi catholique -- refuseront de rentrer dans la communion catholique.
38:82
Seulement ce qui peut arriver, c'est que sous l'influence de l'Esprit Saint, et *parce qu'elle était privée d'autres richesses de la foi catholique*, une « communauté hérétique » mette en valeur d'une façon singulière l'un des trésors qui lui restent ; ce qui peut arriver, c'est que dans son infinie miséricorde, Dieu permette qu'une « communauté hérétique » qui ne dispose plus de tous les trésors de grâces de l'Église pour sauver ses membres, leur découvre plus que l'unique Église le prix de l'un de ces trésors.
Et alors, paradoxalement, il pourra arriver que ce soit en effet par attachement à l'Église catholique qu'un chrétien séparé refuse d'y rentrer tant qu'il ne verra pas briller encore plus vive chez elle que dans sa communauté la flamme que l'Esprit y avait attisée. Et bien sûr il n'aurait qu'à prendre garde que l'Église possède tant et tant d'autres trésors pour voir qu'il est dérisoire de ne pas vouloir la rejoindre sous prétexte que celui-là y est moins prisé que dans sa communauté ; mais qui sait si ce que Dieu attend alors pour rendre ce vrai croyant à la véritable Église, ce n'est pas qu'elle lui montre d'abord qu'elle attache encore un plus grand prix que lui à ce trésor ?
Alors Vatican II...
...c'est la volonté de l'Église de montrer aux communautés chrétiennes séparées que toutes leurs lumières brillent en elle d'un plus brillant éclat ;
c'est la volonté de l'Église de leur jouer sur les grandes orgues romaines tous les airs que l'Esprit a pu leur inspirer ;
c'est l'Église qui accepte de les traiter comme si elles étaient ses filiales et de les « pêcher au filet ».
Eugène LOUIS.
39:82
### Le Concile et l'opinion 1962-1964
par PEREGRINUS
L'ARTICLE DE Mgr Marcel Lefebvre, « Faisons le point sur le Concile » ([^13]), a remis les choses en place, dans leur vraie perspective ; il a écarté les confusions, il a rétabli les « points fixes » autour desquels peut s'organiser une réflexion.
Dans cette lumière, nous pouvons tenter maintenant de jeter un regard d'ensemble sur les rapports, depuis l'origine, entre le Concile et « l'opinion ».
La nouveauté\
de Vatican II
La plus grande nouveauté, dans l'ordre phénoménologique, du présent Concile par rapport aux Conciles précédents, ce n'est probablement pas le nombre élevé de Pères ni les aménagements modernisés de l'Aula conciliaire. C'est l'entrée en jeu, et quasiment au premier plan, d'un personnage nouveau ; un personnage qui s'était parfois glissé dans les synodes antérieurs, mais s'était généralement tenu dans les coulisses, ou n'avait en tout cas occupé qu'une place beaucoup plus restreinte : *l'opinion publique*.
40:82
En 1870, pour la première fois, un Concile œcuménique avait trouvé à ses côtés la presse moderne. Mais une presse moderne encore dans l'enfance, et tout de même tenue à distance par le secret du Concile. Les journaux commentaient ce qui avait plus ou moins furtivement transpiré d'un secret presque entièrement gardé. Les passions journalistiques, déjà, étaient violentes. Se souvenant de ce précédent historique, le Pape Jean XXIII et ses collaborateurs avaient le vif souci -- dont il fut facile de recueillir l'écho -- d'éviter que pour Vatican II la presse jouât un rôle aussi pernicieux que pour Vatican I. On craignait surtout les polémiques. De fait, on eut tout autre chose : un bloc d'opinion publique massivement encadré et monopolisé dans un seul sens. L'Italie échappa en grande partie à ce totalitarisme imprévu -- ou plutôt : non prévu -- de l'opinion publique. Mais dans la plupart des autres pays, les « techniques d'information de masse » étaient aux mains d'un seul clan, écrasant, par leur volume et leur quasi-monopole, toute possibilité de controverse efficace. On n'eut donc pas les excès de la polémique entre les journaux. On eut les excès d'une seule polémique, à sens unique, massivement dirigée contre « le Vatican ».
Et le secret n'existe plus.
Le secret du Concile, aujourd'hui, ne porte plus que sur le travail des commissions et le texte même des schémas. Et ce secret réduit presque à rien est lui-même violemment attaqué, par exemple par Mgr Helder Camara ([^14]).
Communication officielle est faite aux journalistes de la substance des interventions dans l'Aula conciliaire ; d'importants « commentaires », « blocs-notes », « correspondances » kilométriques, signés ès-qualités par des « experts » sont publiés par la grande presse. En fait sinon en droit, les séances conciliaires sont peu à peu devenues des séances publiques.
41:82
Publicité que l'on pourrait nommer « centrifuge », partant de Rome pour se diffuser jusqu'aux extrémités du monde, et qui peut avoir des avantages, quand elle est fidèle et propage un écho surnaturel. Mais aussi, en sens inverse, pression exercée par l'opinion publique sur les membres du Concile, et cela d'autant plus que plusieurs d'entre eux ont publiquement avoué qu'ils *apprenaient par les journaux* (par les journaux ! mon Dieu !) *ce qui s'était dit dans l'Aula conciliaire*. On sait qu'un Père du Concile (et même plus d'un) en a tiré la conséquence pratique, déclarant *préférer faire connaître ses idées en les exposant dans la presse plutôt qu'à la tribune du Concile*. Quelle aubaine pour la presse, quelle occasion d'exercer une influence dans et sur le Concile...
Qu'un Concile œcuménique ait à se défendre contre les pressions extérieures, cela certes n'est pas nouveau. L'histoire des Conciles du IV^e^ et du V^e^ siècles montre l'influence que pouvaient exercer alors les empereurs sur l'Assemblée conciliaire. On s'est réjoui de voir disparaître ce genre de pressions exercées du dehors : au vrai, il n'y a pas eu disparition mais transposition ; à l'influence des princes chrétiens d'autrefois s'est substituée la pression anonyme, insidieuse, insaisissable dans la multiplicité de ses manifestations, d'une « opinion publique » mobilisée et embrigadée par les « techniques modernes d'information ».
L'opinion publique\
dans l'Église
Il est bon, a dit Pie XII, qu'il y ait une opinion publique même dans l'Église, et qu'elle y joue un rôle. On cite beaucoup cette affirmation ; on pourrait s'étonner de la voir citer si souvent par les détracteurs les plus acharnés de Pie XII, si l'on ne prenait garde que la plupart de ceux qui la citent la falsifient radicalement.
42:82
Cette affirmation de Pie XII est extraite de son discours dit « sur l'opinion publique » ([^15]), prononcé le 18 février 1950.
Pie XII a en effet parlé de « l'opinion publique au sein même de l'Église, naturellement dans les matières laissées à la libre discussion ». Il disait : « L'Église est un corps vivant et il manquerait quelque chose à sa vie si l'opinion publique lui faisait défaut ».
On cite ces paroles pour en conclure sommairement et absolument que *l'opinion publique telle qu'elle est aujourd'hui doit jouer un rôle dans l'Église*.
Or tout au contraire, Pie XII rejetait et condamnait avec une énergie extrême cette opinion publique-là, cette OPINION PUBLIQUE TELLE QU'ELLE EXISTE AUJOURD'HUI.
« Ce que l'on appelle aujourd'hui opinion publique n'en a souvent que le nom, un nom vide de sens, quelque chose comme une rumeur, une impression factice et superficielle ; rien d'un écho spontanément éveillé dans la conscience de la société et émanant d'elle. »
Pie XII mettait en cause non seulement l'état intellectuel et moral, si lamentable, qui est actuellement celui de l'opinion publique, mais encore Son ORGANISATION totalitaire, conformiste, monopoliste. Il s'élevait contre « l'abus de la force des organisations gigantesques de masse qui, saisissant l'homme dans leur engrenage compliqué, étouffent sans peine toute spontanéité de l'opinion publique et la réduisent à un conformisme aveugle et docile des pensées et des jugements ».
Toujours dans ce même discours, Pie XII demandait que l'opinion publique soit éclairée par des hommes capables de juger les événements « à la lumière des principes centraux de la vie ». Mais de tels hommes sont de plus en plus rares dans la presse telle qu'elle est, c'est Pie XII lui-même qui le disait carrément : « Sans doute il y a encore de tels hommes, trop peu nombreux hélas ! et chaque jour de plus en plus rares, au fur et à mesure que viennent se substituer à eux des sujets sceptiques, blasés, insouciants, sans consistance ni caractère, aisément manœuvrés par quelques maîtres du jeu. »
43:82
Pie XII ajoutait encore :
« L'homme moderne affecte volontiers des attitudes indépendantes et désinvoltes. Elles ne sont, le plus souvent, qu'une façade derrière laquelle s'abritent de pauvres êtres vides, flasques, sans force d'esprit pour démasquer le mensonge, sans force d'âme pour résister à la violence de ceux qui sont habiles à mettre en mouvement tous les ressorts de la technique moderne, tout l'art raffiné de la persuasion, pour les dépouiller de leur liberté de pensée et les rendre pareils aux frêles roseaux agités par le vent. »
Quant à «* l'opinion catholique dans l'Église *», Pie XII en disait sans ambages :
«* Aujourd'hui cette opinion oseille entre les deux pôles également dangereux d'un spiritualisme illusoire et irréel, d'un réalisme défaitiste et matérialisant. *»
Bref une opinion, même catholique, profondément malade, dans son âme et dans son organisation.
L'influence\
d'une opinion malade\
qui propage sa maladie
Ce que « l'on nomme aujourd'hui opinion publique » n'en est qu'une caricature, « n'en a souvent que le nom ». Elle est puissante, par son organisation totalitaire d'un conformisme massif et préfabriqué. Mais elle est malade, et pernicieuse.
Tous ceux qui désirent comprendre comment et pourquoi l'opinion publique -- chose saine en soi et en principe -- joue dans beaucoup de domaines, et notamment à l'égard du Concile en cours, un rôle si souvent pernicieux, n'auront qu'à relire en son entier et méditer ligne à ligne ce discours de Pie XII « sur l'opinion publique ».
44:82
L'opinion publique telle qu'elle existe aujourd'hui, telle qu'elle est *fabriquée* aujourd'hui, est gravement malsaine dans son ensemble. Et son *influence*, bien sûr, est de même nature que son *être*.
Remarque latérale
Le secret du Concile avait peut-être des inconvénients. Il peut paraître démodé, peu adapté aux mœurs actuelles. Mais il avait certainement un avantage (entre autres) : il rendait moins malaisé au Souverain Pontife d'exercer sa fonction dans les cas les plus difficiles.
Le cas le plus difficile, au Concile, est sans doute celui où une majorité de Pères conciliaires se prononce dans un sens que le Pape refuse. Cette majorité n'est pas le Concile. Car le Concile, ce sont les Pères et le Pape ensemble. A elle seule et en tant que telle, la majorité des Pères n'a aucune infaillibilité ni même aucun pouvoir : il faut indispensablement que s'y ajoute la sanction du Souverain Pontife.
Il est toujours délicat pour le Pape de s'opposer à une majorité de Pères conciliaires. Mais cela peut lui être rendu *pratiquement presque impossible* si la chose est publique et si l'opinion a été chauffée à blanc dans le sens de la majorité. Une majorité a peu de penchant à se déjuger en public, sous le feu roulant des journaux qui l'incitent à ne pas se déjuger, à ne pas « capituler devant la Curie », à ne pas « se laisser dominer par les mauvais conseillers du Pape », etc. Si au contraire la chose se passe dans le secret du Concile, il y a beaucoup moins de difficultés psychologiques.
Cette difficulté nouvelle opposée à l'exercice du Pontificat suprême a été voulue, au moins par quelques-uns (et ne fut peut-être pas comprise à temps, ou suffisamment, par ceux qui auraient pu s'y opposer). La suppression du secret du Concile était un moyen de favoriser la pression de l'opinion publique -- d'une pseudo-opinion publique monopolisée et préfabriquée.
45:82
Cette suppression du secret a été présentée comme une « amélioration » et un « progrès » mais c'était un prétexte, elle n'était pas conçue comme telle par ceux qui y poussèrent le plus. Et l'on en a la preuve : car ceux qui ont le plus travaillé à la suppression du secret du Concile étaient, d'autre part, en mesure de réclamer ou d'opérer la suppression du secret des Conférences épiscopales et de leurs groupes restreints : ils ne l'ont pas fait, ils n'ont pas voulu pour eux-mêmes de cette « amélioration » de ce « progrès » ou de cette « concession inévitable aux nécessités du temps », bref de cet « aggiornamento ». Cette simple remarque atteste l'existence de certaines arrière-pensées très conscientes.
De l'annonce du Concile\
à la fin de la 1^e^ session
L'opinion publique est entrée en scène avant même l'ouverture du Concile. Une première dissonance s'était établie déjà -- même au plan de la soi-disant « information objective » -- entre le discours de Jean XXIII du 25 janvier 1959 et les commentaires immédiats de la presse.
La substance du discours du 25 janvier 1959 fut d'abord connue par un communiqué officiel qui précisait les intentions principales de Jean XXIII dans la convocation d'un Concile :
« Comme Pasteur suprême de l'Église, le Saint Père a fait allusion aux périls qui menacent davantage aujourd'hui la vie spirituelle des fidèles, c'est-à-dire les erreurs qui serpentent ici et là, et l'attrait excessif des biens matériels, accru actuellement par les progrès de la technique. »
Après avoir énoncé les remèdes que le Pape avait choisis (synode romain, Concile œcuménique, révision du Code), le communiqué continuait :
46:82
« En ce qui concerne le Concile œcuménique, il n'a pas seulement pour but, dans la pensée du Saint Père, le bien spirituel du peuple chrétien, mais il veut être également une invitation aux communautés séparées pour la recherche de l'unité à laquelle tant d'âmes aspirent aujourd'hui, dans toutes les parties de la terre. »
Dans la presse presque entière, ce « pas seulement » et cet « également » furent aussitôt présentés comme l'objectif premier et quasiment unique du Concile.
Alors que Jean XXIII, dans son discours du 25 janvier 1959, avait dit vouloir « revenir à certaines *formes antiques d'affirmation doctrinale* et de sage ordonnancement de la discipline ecclésiastique qui, dans l'histoire de l'Église (...) donnèrent des fruits d'une extraordinaire efficacité » on fit croire à l'opinion publique que l'ère des définitions était close et que le Concile qui allait s'ouvrir serait exclusivement « pastoral ».
Cette divergence entre les intentions exprimées par Jean XXIII et la pression exercée par l'opinion publique eut des conséquences directes sur la première session du Concile. Les commissions préparatoires, nommées par Jean XXIII, travaillant sur ses indications et s'appuyant sur ses paroles, avaient préparé, dans le sens des « formes antiques », des schémas ressemblant à ceux des précédents Conciles. En sens contraire, un grand nombre de Pères, et surtout d'experts, ne pensaient qu'à écarter tout ce qui pourrait présenter quelque difficulté pour les non-catholiques. Ainsi une opposition s'éleva contre les projets de schémas que Jean XXIII avait fait établir. La Constitution *De Fontibus Revelationis* fut renvoyée sine die, la discussion du schéma *De Ecclesia* fut remise à une date ultérieure.
Résultat inattendu, indirect, et fort heureux le schéma sur la Liturgie y gagna une priorité qui ne lui avait pas été primitivement assignée.
Pendant\
la seconde session
Attendue d'abord pour le printemps 1963, la seconde session ne put se réunir qu'un an après la première.
47:82
Mais bien plus qu'une année les sépare. Jean XXIII, qui avait eu l'inspiration de convoquer le Concile, et qui lui avait donné sa lancée, rendit son âme à Dieu le 3 juin 1963, peu après avoir promulgué l'Encyclique *Pacem in terris*.
Le concert de louanges que lui prodigua la presse, même la plus éloignée de toute sympathie pour l'Église catholique, montra quelle était la popularité du souverain Pontife. On y vit un fait sans précédent. Daniel-Rops écrivit :
« *La mort de Jean XXIII offrit l'occasion de mesurer le prestige qui entourait la personne du Pape et le Siège romain. Elle fut considérée comme un événement mondial, dont toute la presse rendit compte, avec des commentaires qui, même dans les pays de régime totalitaire, reconnurent la place considérable qu'avait occupée le disparu. Si l'on se souvient de la quasi totale indifférence qui avait accueilli la mort de Pie IX, il est difficile de ne pas être impressionné par le changement.*
« *La vérité est que jamais sans doute, au cours des siècles, la Papauté n'a été si puissante, si respectée qu'elle l'est à l'instant où Jean XXIII va reposer dans la crypte vaticane. Jamais la personne du Souverain Pontife, non plus, n'a été aussi glorieuse, aussi admirée et aimée.* »
Il faut lire ou relire avec attention ce texte de Daniel-Rops. Car la citation que nous venons d'en faire n'est pas tout à fait exacte. Ce texte existe bien tel que nous l'avons reproduit, il figure à la page 124 du second volume du tome VI de son *Histoire de l'Église du Christ*. Mais à un détail près. Il ne parle pas de « Jean XXIII », il parle de « Pie XI », et de sa mort en 1939.
\*\*\*
48:82
A la mort de Jean XXIII, celui vers lequel tous regardaient déjà pour lui succéder affirma que « son œuvre ne se refermerait pas avec son tombeau ». Mais son œuvre réelle, et non pas la réfraction souvent méconnaissable que l'on en avait imposé à l'opinion publique.
La seconde session du Concile s'ouvrit sur la lancée de la première. Elle commença par l'examen des amendements aux derniers chapitres du schéma sur la Liturgie. Beaucoup d'esprits pourtant étaient tournés vers d'autres desseins. De même qu'à Vatican I toutes les pensées étaient tournées vers l'infaillibilité pontificale, à Vatican II c'est « la collégialité » qui orientait les désirs. Un nouveau schéma, tenant compte des desiderata exprimés pendant la première session, avait été préparé ; les interventions à la tribune furent nombreuses, animées, le ton monta. La pression de l'opinion poussait en avant « la collégialité » comme une sorte de machine de guerre. « On ne le redira jamais assez, car cela est fondamental : le Concile est dirigé contre la suprématie de la Curie. » Il faut « briser moralement le carcan de la Curie ». « Il y a comme une obsession morbide du primat du Pape. » Le Premier Concile du Vatican avait instauré « un système qui devait nuire à l'autonomie, à la liberté, au prestige des évêques ». Tel était le ton de la presse la plus lue. L'exaltation guerrière semble avoir atteint son paroxysme à la fin du fameux sondage imaginé par le cardinal Suenens -- le vote contesté du 30 octobre, présenté par ses plus chauds partisans comme « la Révolution d'Octobre dans l'Église ».
La veille, le 29 octobre, un autre vote -- non contesté celui-là -- avait eu lieu ; un vote dont on ne peut encore mesurer toutes les conséquences : à une très faible majorité, l'assemblée conciliaire avait rejeté le principe d'un schéma réservé à la Sainte Vierge.
Ces votes du 29 et du 30 octobre furent salués par « l'opinion publique » comme sa propre victoire sur « le Vatican intégriste et réactionnaire ». Profitant de l'enthousiasme suscité, on essaya d'obtenir un vote en faveur d'une « liberté religieuse » presque aussi peu définie qu'était peu définie « la collégialité » mais ce projet n'aboutit point.
49:82
Le vote du 30 octobre n'a pas marqué seulement l'apothéose, devant l'opinion publique, de « la collégialité » : il a marqué aussi un point d'arrêt. Depuis lors, « la collégialité » -- globale, massive, non définie, et révolutionnaire, telle que l'entendait l'opinion n'a pas cessé de reculer.
Car désormais, il fallait compter avec Paul VI.
\*\*\*
Les premiers gestes de Paul VI avaient été pour assurer la continuation de l'œuvre gigantesque entreprise par son prédécesseur. Il avait convoqué la seconde session pour le 29 septembre 1963, c'est-à-dire avec très peu de retard. Il avait augmenté le nombre des membres des commissions, assuré une plus large information à la presse, invité de nouveaux observateurs, élargi la place des laïcs.
Mais, dès le 6 septembre 1963, s'adressant aux participants de la « Semaine d'aggiornamento pastoral », Paul VI précisait le sens et la portée de ces termes, et surtout de l'adjectif « pastoral » :
« Il ne faut pas voir dans cet adjectif un fléchissement, inconscient mais nocif, vers le pragmatisme et l'activisme de notre temps, au détriment de la vie intérieure et de la contemplation lesquelles doivent avoir la première place dans l'échelle de nos valeurs religieuses. »
Il ajoutait :
« Que l'on ne croie pas non plus que cette sollicitude pastorale que l'Église inscrit aujourd'hui en tête de son programme, qui absorbe son attention et réclame ses soins, signifie un changement d'attitude à l'égard des erreurs répandues dans notre société et déjà condamnées par l'Église, le marxisme athée par exemple ; chercher à appliquer des remèdes salutaires à une maladie contagieuse et mortelle ne signifie pas changer d'avis à son sujet, mais bien chercher à la combattre, non seulement en théorie, mais en pratique. »
50:82
C'était reprendre la pensée même, la pensée méconnue de Jean XXIII, s'élevant dans son discours du 25 janvier 1959 contre « les erreurs qui, dans le cours de l'histoire du christianisme, portèrent toujours à des divisions fatales et funestes, à la décadence spirituelle et morale », -- la pensée de Jean XXIII qui annonçait « la résolution décidée de revenir à certaines formes antiques d'affirmation doctrinale ». Mais, pas plus en septembre 1963 qu'en 1959, « l'opinion » ne prit en considération ces paroles de Jean XXIII et ces paroles de Paul VI.
Quelques jours avant l'ouverture de la seconde session, c'était le discours de Paul VI à la Curie, que « l'opinion » organisée voulut interpréter comme un désaveu de la Curie et comme un acte visant à « la briser moralement ». C'était tout le contraire, et les faits l'ont montré, notamment sur deux points essentiels :
1. -- Paul VI demandait à la Curie d'accueillir avec bonne grâce les critiques sincères et sérieuses qui pourraient lui être faites. En même temps, il annonçait clairement qu'aux attaques injustes, une réponse serait désormais opposée. Cela était dit très nettement, mais personne, dans « l'opinion publique » n'y prêta la moindre attention. Le Pape avait dit :
« Nous devons accueillir les critiques qui nous entourent avec humilité, réflexion et même reconnaissance. Rome n'a pas besoin de se défendre en faisant la sourde oreille aux suggestions qui lui viennent de voix honnêtes, à plus forte raison si ce sont des voix amies et fraternelles. Aux accusations manquant si souvent de fondement, elle donnera sûrement une réponse qui sera toute à son honneur, mais sans humeur, rétorsion, ni polémique. »
51:82
Les auteurs d' « accusations manquant si souvent de fondement » ne surent pas remarquer qu'en face d'elles -- comme d'ailleurs en face des critiques honnêtes et fondées -- Paul VI déclarait en substance faire corps avec la Curie et annonçait qu'il y aurait des réponses. Pendant la première session les « accusateurs » avaient eu la partie belle, Jean XXIII ayant demandé aux membres de la Curie de ne pas répondre aux attaques lancées contre les dicastères romains. Il en fut tout autrement lors de la seconde session. Il y eut, de diverses manières, des mises au point plus ou moins discrètes ou privées ; et il y eut, avec une immense dignité et une force souveraine, la réponse du cardinal Ottaviani au sujet du Saint-Office.
2. -- Paul VI parlait bien, dans ce même discours, d'une « réforme » de la Curie, et l'opinion publique parla aussitôt de « briser moralement la Curie ». Mais quels sont donc le langage et les pensées de ces « réformateurs », si pour eux *réformer* veut dire *briser *? Si réformer la Curie signifie briser la Curie, qu'entendent donc dire les mêmes quand ils parlent pareillement de réformer la liturgie, de réformer l'Église ? Voilà un point qui mériterait d'être tiré au clair.
Paul VI, en tout cas, précisait que la réforme de la Curie serait l'œuvre du Souverain Pontife et de la Curie elle-même : c'était inviter l'assemblée conciliaire à ne pas s'y immiscer.
\*\*\*
Le discours d'ouverture de la seconde session donnait déjà quelques indications aux partisans de « la collégialité ».
Le Saint-Père disait :
« Tout en sauvegardant les déclarations dogmatiques du Premier Concile du Vatican sur le Pontife romain, il s'agit maintenant d'approfondir la doctrine de l'épiscopat, de ses fonctions, de ses rapports avec Pierre. »
Il précisait :
52:82
« Bien que cette charge universelle soit dotée par le Christ *de la suffisance et de la plénitude de pouvoir* que vous connaissez, elle pourra cependant être *mieux aidée et soutenue*, selon des modalités à établir, par une plus efficace et responsable collaboration de Nos chers et vénérés frères dans l'épiscopat. »
Seuls ces derniers mots furent retenus par « l'opinion publique » et interprétés comme l'acceptation par le Saint-Père d'une sorte de concile permanent d'évêques, élus par leurs collègues pour remplacer ou superviser la Curie. La voix authentique du Pape était couverte, dans la presse, par les vaticinations de simples experts, ou inexperts, transformés en oracles.
Il fallut attendre le mois de décembre 1963, et même l'année 1964, pour que les plus futés parmi les chroniqueurs du Concile (le P. Rouquette par exemple) commencent à entrevoir vaguement que le Pape évitait de parler de « la collégialité » et réaffirmait au contraire la plénitude et les prérogatives du pouvoir pontifical « *avec une telle insistance qu'il est difficile de l'interpréter pour le moment* » ([^16]). -- Pour ce qui est de « la collégialité » elle-même, il doit bien en exister une, ne serait-ce, précisément, que celle des Conciles œcuméniques : mais il importerait de savoir exactement de quoi l'on parle, et non pas de se prononcer globalement pour « la collégialité » avant de l'avoir définie. L'élucidation nécessaire viendra plus ou moins vite, peut-être avec la troisième session, peut-être au siècle prochain, nul ne le sait. Pour le moment, l'opinion publique se sert de « la collégialité » comme d'un slogan, et souvent fort agressif.
Avant la fin de la seconde session, Paul VI fit distribuer aux Pères un *Motu proprio* où il « concédait » aux évêques un certain nombre de pouvoirs que les tenants de « la collégialité » prétendaient leur appartenir en vertu même de la consécration épiscopale.
53:82
Le discours de clôture\
et la suite
Nous ne reviendrons pas sur le discours prononcé par Paul VI pour clôturer la seconde session : il a été commenté dans cette revue par Mgr Marcel Lefebvre, notamment sur le chapitre de « la collégialité » -- à laquelle le Pape porte un rude coup -- et sur celui de la Vierge Marie.
De la Sainte Vierge, le Souverain Pontife a dit, comme on le sait :
« Marie occupe, (dans l'Église), après le Christ, la place la plus élevée et en même temps la plus proche de nous, si bien que nous pourrions, pour sa gloire et notre réconfort, l'honorer du titre de *Mater Ecclesiae*. »
*Le Souverain Pontife a donné une orientation claire*, écrivait Mgr Marcel Lefebvre ([^17]).
Dans ses discours en Terre Sainte, particulièrement à Nazareth, Paul VI s'est exprimé de manière analogue. Il serait malaisé de nier qu'une orientation a été par là donnée au Concile, une orientation distincte de celle qui se dégageait du vote du 29 octobre 1963.
\*\*\*
Dans sa réponse aux vœux du Sacré-Collège et de la Curie romaine, Paul VI a déclaré (24 décembre 1963) :
« Si le Concile s'est donné une structure propre, immense et complexe, la Curie romaine n'en est pas pour autant dispensée de soutenir le poids de son fructueux fonctionnement, parce que, d'une part, l'activité des Commissions conciliaires se développe dans le cadre des problèmes religieux dont s'occupent essentiellement les Dicastères romains, et parce que, d'autre part, beaucoup d'entre vous ont personnellement des responsabilités et des tâches au sein des Commissions.
54:82
De votre concours dépend en grande partie le succès effectif de la prochaine période conciliaire. Il faut que le Concile soit secondé par votre allègre activité, afin d'aboutir rapidement des conclusions qui obtiennent l'approbation suprême du Pape, en même temps que celle de l'assemblée des Pères conciliaires. »
Le bilan positif\
de la seconde session
La Constitution conciliaire sur la Liturgie a été définitivement adoptée le 4 décembre 1963 par 2.147 voix contre 4, et solennellement promulguée par le Souverain Pontife.
Le Décret sur les moyens de communication sociale a été adopté par 1.960 voix contre 164 et solennellement promulgué par le Souverain Pontife le 4 décembre 1964.
Il est à noter que *ces résultats positifs se situent en dehors du champ des pressions exercées par* « *l'opinion publique* »* ; en dehors du champ de l'affrontement des tendances, tel que* « *l'opinion publique* » *s'en nourrissait et l'excitait.*
Aussi bien, c'est le Saint-Père lui-même, dans son discours déjà cité au Sacré-Collège et à la Curie romaine (24 décembre 1964), qui l'a dit avec force :
« La célébration du Concile n'est pas, comme des journalistes ignorants et malavisés l'ont insinué, une épreuve de force entre des tendances opposées, mais c'est l'expression d'une même puissance suprême, qui se prononce d'une seule voix. Et cette voix, c'est celle des membres du Concile, unie à celle, souveraine, du Pape. »
La voix du Concile, donc, c'est celle des membres du Concile *à partir du moment* où elle a « abouti à des conclusions qui obtiennent l'approbation suprême du Pape » *à partir du moment* où elle est « unie à celle, souveraine, du Pape ».
55:82
Une quasi unanimité des membres du Concile, unie à la voix souveraine du Pape, nous a donné la Constitution liturgique et le Décret sur les moyens de communication. Là, il y a eu communion, et résultat.
L'opinion publique n'a guère approuvé le Décret *qui la concerne directement*. Elle l'a trouvé « hâtif », parce qu'elle n'a pas été écoutée dans le sens où elle l'aurait voulu. Elle l'a trouvé trop « moralisateur », bien sûr : car précisément les moyens de communication sociale et l'opinion publique sont aujourd'hui dans un état immoral qui a besoin d'être réformé de fond en comble.
L'opinion publique telle qu'elle devrait être, c'est l'opinion publique fidèle aux devoirs que lui traçait Pie XII par son discours du 18 février 1950 ; c'est l'opinion publique telle qu'elle sera lorsqu'elle aura été énergiquement « moralisée » conformément aux principes énoncés par le Décret, -- Décret qui lui paraît amer à avaler. L'opinion publique telle qu'elle devrait être pourrait jouer un rôle positif dans l'Église et à l'occasion du Concile.
Telle qu'elle est aujourd'hui le plus souvent, l'opinion publique -- l'opinion publique que Pie XII disait indigne de ce nom, mais qui est puissamment organisée --, a été l'un des principaux obstacles qu'aient eu à surmonter, ou à tourner, les deux premières sessions du Concile, et elle demeure l'une des principales menaces qui pèsent sur la prochaine session.
Mais quand la voix des Pères conciliaires est *unie à celle, souveraine, du Pape*, cette pseudo-opinion publique est obligée de lâcher prise, au moins partiellement, et les âmes retrouvent, dans et par l'Esprit Saint agissant en son Église, la liberté de l'esprit.
PEREGRINUS.
56:82
### L'immuable nature humaine
par R.-Th. CALMEL, o.p.
ENTRAÎNÉ PAR SA LOI PROPRE, surexcité encore par les anges de Satan, l'orgueil humain en arrive à n'avoir plus le respect de rien. Aucun domaine n'est tenu pour sacré. Il prétend tout soumettre à sa domination et à son arbitraire, à commencer par la génération et la naissance de l'homme. C'est ainsi que le contrôle des naissances est passé à l'ordre du jour : pour le faire admettre on multiplie les sophismes et l'on organise une propagande à l'échelle de la planète.
Entendons-nous : « une régulation des naissances » dans le couple humain peut être tout à fait légitime, à la condition de y voir qu'il s'agit en effet du couple humain, et donc en respectant la loi que le Créateur a portée dès le principe et à jamais sur l'union de l'homme et de la femme. Cette loi divine ordonne non seulement que l'union charnelle ne soit pas accomplie en dehors du mariage légitime, mais encore que le plaisir ne soit pas artificiellement séparé de ses conséquences naturelles. Le don des corps, par sa nature même, c'est-à-dire en vertu de l'ordre inscrit par Dieu même dans sa nature, conditionne la venue à l'existence d'un être humain nouveau ; il n'appartient pas à l'homme de fausser l'ordre établi par Dieu. S'il a le malheur de le faire il offense Dieu, il se rend coupable d'un grave péché. -- Alors, objectent certains, le Créateur aurait-il voué l'espèce humaine à la prolifération indéfinie et au natalisme ? Loin de là ; il a seulement demandé aux hommes de ne pas détourner artificiellement de sa finalité l'acte de la génération.
57:82
Mais sans aucun artifice, sans aucune fraude ni tricherie, l'homme et la femme peuvent accomplir cet acte, conformément à ce que Dieu veut, en mettant à profit la marge d'infécondité naturelle laissée par Dieu ; de sorte que l'union demeure honnête et normale, mais cependant la fécondation ne peut avoir lieu. Il y a un absolu, une loi morale absolue, sur les réalités de la génération et de la naissance. Cet absolu au sujet de l'œuvre de chair n'empêche pas une certaine latitude. On peut utiliser cette latitude en respectant l'absolu de la loi. L'essentiel est de voir et de vouloir cette loi absolue. Or ce respect, surtout en un domaine qui intéresse la convoitise, ne peut être gardé sans mortification du désir, sans maîtrise du corps et des instincts ; disons que la vertu y est absolument requise. Vouloir espacer les naissances, parce qu'il y a des raisons légitimes à cela, et vouloir en même temps faire l'œuvre de chair conformément à la loi du Créateur, vouloir ces deux choses à la fois, cela n'est possible que dans les périodes d'infécondité laissées par le Créateur et assez bien précisées par la science contemporaine. Mais il est évident que l'effort indispensable pour se limiter à ces périodes réclame la vertu.
Or le mode de limitation des naissances que nous prônent les adeptes du birth-control entend n'avoir rien à voir, soit avec la vertu, soit avec une reconnaissance quelconque d'un absolu divin sur les choses de la vie, de l'amour et de la naissance. L'orgueil de ces faux-prophètes a la prétention de traiter la nature humaine et ses actes, non pas comme une réalité spirituelle qui relève de la morale, mais comme une sorte de matériel soumis à une technique. La technique consiste dans le cas présent à fausser l'union charnelle, à dissocier artificiellement le plaisir et la possibilité de génération. Divers sophismes sont mis en avant pour légitimer cette perversion ; (car, ces techniciens de la sexualité ont beau dire, la sexualité dans l'homme n'est pas indifférente à la loi morale ; pour essayer de le faire admettre ils n'évitent pas de chercher à se justifier devant la morale, détruisant par là même ce qu'ils veulent prouver). Que nous disent-ils ? Qu'ils ont pitié des faméliques, et dès lors plutôt que de vouer les enfants à la misère ils préfèrent les empêcher de naître grâce aux techniques de l'avortement et de la contraception. Ils ajoutent que des enfants moins nombreux seront mieux élevés, et donc il ne faut pas reculer devant l'emploi de techniques qui raréfient les naissances.
58:82
Ils prétendent enfin que la femme sera libérée du jour où elle pourra disposer de son corps dans le mariage abstraction faite de toute idée de génération ; dès lors il importe de lui enseigner à rendre impossible la grossesse quand et comme bon lui semble.
Autant d'arguments, autant de sophismes ([^18]). C'est le souci des affamés, dites-vous, qui vous pousse à répandre vos techniques contraceptives. Mais nous savons que la planète est en friche et qu'elle peut nourrir convenablement une population bien supérieure à la population actuelle, grâce bien entendu à un effort politique prudent et juste. Eh ! bien, si c'est vraiment la pitié pour les faméliques qui anime vos propagandes pourquoi prêchez-vous la contraception plutôt que l'effort politique sage et généreux ? Pourquoi cette solution, celle-là seulement, vous intéresse-t-elle et non pas la solution personnellement et politiquement vertueuse ? Pourquoi cette exclusive ? Parce que la contraception permet la jouissance en écartant le risque, dispense le plaisir en évitant les responsabilités possibles, donne satisfaction à l'égoïsme. En réalité c'est la volonté de satisfaire l'égoïsme qui vous fait parler, qui met en branle votre formidable appareil de propagande. -- Pareillement quand vous prétendez défendre la mère par la dépravation de l'acte qui peut la rendre mère, ce n'est pas le sens de la dignité de la mère qui vous inspire ; en réalité vous voulez accorder à l'égoïsme ses droits. Allons plus loin, vous entendez faire droit à l'égoïsme parce que vous estimez que le plaisir échappe à toute loi divine, qu'il n'existe pas de loi divine sur le corps et sur l'union de l'homme et de la femme. -- De même quand vous prétendez rendre les enfants plus heureux par leur raréfaction artificielle ce n'est pas le bien des enfants qui vous tient à cœur.
59:82
Vous savez en effet que sans aucun artifice, les naissances peuvent devenir moins nombreuses, ne serait-ce que par l'observation vertueuse de la marge d'infécondité laissée par le Créateur. Ce qui vous tient à cœur en réalité c'est de donner libre cours aux instincts charnels, c'est encore et toujours le plaisir sans risque, la luxure et l'égoïsme. Que les humains puissent jouir et ne pas s'embarrasser d'avoir des enfants parce que, sur le fait de jouir, Dieu n'aurait rien à voir, ni sur le fait d'engendrer ou de rendre impossible la génération : tel est le principe secret, le principe abominable de refus de l'ordre divin, qui commande votre raisonnement. Le bonheur des petits ou le bonheur des familles ce n'est qu'un alibi. Si vous parliez en toute lucidité et sincérité vous diriez simplement ceci : « Aux questions pénibles et toujours renouvelées que posent la mauvaise nutrition de beaucoup d'hommes et la surcharge de tant de familles, il existe deux réponses radicalement différentes : l'une qui, ayant reconnu l'absolu divin sur l'amour et la génération, et sans demander aux gens mariés de vivre comme s'ils ne l'étaient pas, exige cependant une solide vertu, combat l'égoïsme, met en œuvre une politique de générosité et de sagesse. De cette réponse nous ne voulons pas ; notre réponse à nous est celle de la divulgation la plus large possible d'une technique multiforme qui procure la satisfaction des sens, en écartant comme on veut les possibilités de fécondation et de génération ; la solution proposée par nous fait droit aux réclamations de la luxure et de l'égoïsme et nous ne trouvons point cela répugnant parce que nous n'admettons pas d'absolu ; pour nous la nature de l'homme n'est pas référée au Créateur selon une loi absolue ; l'homme en a le maniement en dehors de toute règle. La règle c'est sa propre volonté (ou la volonté de l'État). » S'ils parlaient ainsi les zélateurs de la contraception seraient peut-être moins écoutés ; ils auraient en tout cas le mérite, de la franchise, ils ne déguiseraient pas les véritables motifs de leur action ([^19]).
\*\*\*
60:82
Laissons là les fausses raisons de la propagande contraceptive : bonheur de l'enfant, libération de la femme, suppression de la faim parmi les peuples ; voyons plutôt que les sciences biologiques ont réalisé un certain progrès pour déterminer les périodes d'infécondité et considérons aussi cette largeur que Dieu accorde dans l'usage honnête du mariage. Mais, plus que tout, voyons bien et n'oublions jamais que nul progrès n'a été fait quant à la nécessité de la vertu, quant à l'exigence ascétique pour les époux qui veulent user du mariage dans l'honnêteté. Cette nécessité de la vertu est immuable. Aucun progrès ne sera fait pour exempter de la vertu et de l'ascèse les époux décidés à vivre comme il convient. Et la vertu dans une nature gâtée dès l'Origine, tentée par Satan, provoquée par le monde, soumise à des pressions immorales, la vertu dans une situation aussi ingrate ne sera jamais une solution commode ni facile. Et même lorsque la vertu devient douce, et comme allant de soi, ce n'est qu'au terme de luttes et de sacrifices.
Aux conjoints qui veulent être vertueux la science moderne a « découvert » avec de grandes probabilités l'existence d'une certaine marge. Mais ni la science actuelle, ni la science de l'avenir ne peuvent permettre d'observer cette marge sans effort et sans prière. La dignité du mariage, la dignité de l'homme en général demandent nécessairement l'ascèse. C'est une loi tout à fait fixe ; fixe comme notre qualité d'être spirituel référé au Dieu très-saint dans le Christ Jésus. Cette loi qui est fixe n'est pas rigide. On saisit mieux, en écoutant tel médecin contemporain, que cette loi n'est pas rigide. Mais elle demeure fixe. Elle ne sera pas abrogée.
Or les tentatives que l'on fait maintenant pour abroger cette loi morale et ascétique de notre dignité prennent une ampleur considérable. Les essais se multiplient dans tous les domaines d'une sorte de transmutation de notre nature et d'abolition de la loi morale qui nous régit. On ne veut plus que l'homme soit référé à Dieu, et pas davantage qu'il soit affecté par le mal de coulpe (c'est-à-dire par le péché) et meurtri par le mal de peine.
61:82
On décrète que le péché n'existe pas et que la peine sera prochainement abolie. Là où les hommes, surtout depuis la Révélation du Christ, parlaient avec crainte d'offense et de péché, voici que désormais l'on parle avec cynisme de simple aménagement technique. C'est ainsi que le fait de déposséder les particuliers et de livrer à l'État, par d'hypocrites détours, toute propriété privée ; une telle iniquité n'est pas appelée péché de vol mais aménagement du territoire ou réforme de l'entreprise. Le fait de pratiquer la contraception n'est plus appelé péché de luxure ou d'homicide mais progrès biologique. On pourrait citer d'autres exemples aussi énormes. On constaterait chaque fois que pour nombre de contemporains il n'est plus question de voir des péchés dans les désordres les plus monstrueux que le progrès des sciences a permis d'inventer. Les manquements à l'éternel décalogue, comme le vol, la fornication ou l'homicide, du moment qu'ils mettent en œuvre la technique, ne sont plus appelés de leur nom véritable de fornication, d'homicide ou de vol. On ne veut plus voir que les réalisations de la technique ; on met de côté toute appréciation morale. Puisque c'est la technique qui est mise en œuvre l'action est légitimée en elle-même.
D'une perversion aussi profonde je demande à quoi elle prétend aboutir ? Les faux-prophètes prométhéens me répondent dans leur illuminisme : à forger une humanité rénovée, « désaliénée », devenue Dieu par elle-même et bientôt parfaitement heureuse.
*Oculos habent et non videbunt :* ils ont des yeux et ils ne verront pas. Que ne regardent-ils humblement la pauvre humanité de tous les jours qui se débat et se lamente. Vous avez organisé le vol en le décorant d'un autre nom, vous avez mis les biens et les entreprises aux mains des fonctionnaires de l'État et de ses technocrates et vous avez prétendu de la sorte supprimer les abus possibles de la propriété privée ; ouvrez donc les yeux et reconnaissez que vous n'avez réussi qu'à multiplier les misérables, à généraliser le prolétariat, car l'État devenu universel propriétaire est aussi le tyran le plus implacable. Vous avez initié l'homme et la femme aux horreurs perfectionnées et raffinées de la contraception scientifique et vous avez déclaré avec une jactance luciférienne : nous avons permis à cette force fascinante et redoutable de la sexualité de se débrider sans aucun risque, nous l'avons soustraite à toute pensée de loi ou de culpabilité, nous avons libéré la mère et procuré le bonheur du couple.
62:82
Beau travail en effet que celui-là. Vous avez multiplié les crimes et généralisé les névroses. Jamais encore vos cliniques n'avaient été aussi remplies, ni l'armée de vos psychiatres aussi nombreuse ; car avec toutes vos découvertes vous n'avez pu venir à bout de la loi morale naturelle inscrite par Dieu dans le cœur de l'homme et de la femme, et dans les gestes de leur amour. Cette loi que vous avez prétendu tuer par votre science et qui imposait ascèse et sacrifice, mais dans l'ordre et la lumière, vous ne l'avez aucunement tuée ; elle reparaît sous forme de névrose c'est-à-dire sous forme de souffrance aveugle et empoisonnée.
Si au moins vous consentiez à ouvrir les yeux sur les résultats palpables et présents au lieu de vous laisser aveugler par le mythe du devenir, alors vous arriveriez à reconnaître l'homme tel qu'il est, dans sa nature et dans sa condition, qui ne seront transmués par aucun progrès scientifique. Vous verriez que l'homme est référé à Dieu et commandé par une loi morale imprescriptible. Par ailleurs la condition de l'homme est douloureuse et mortelle, mais il lui est donné par le Christ Jésus de faire face aux épreuves et à la mort dans l'honneur et sans défaillance. Que si pour se soustraire à la peine il a recours au péché, en particulier à ces formes nouvelles du vieux péché que permettent les techniques modernes, alors non seulement il offense le Seigneur Dieu mais de plus il ne supprime pas la peine, il l'empoisonne.
Quoi qu'il fasse l'homme est pécheur en Adam et il est enclin au péché ; il lui a été donné dans le Christ non seulement de discerner le péché, de l'appeler par son nom, mais de le vaincre. Que si, par un excès de perversion, il éteint la lumière qui est en lui, s'il se refuse à appeler par leur nom le péché ou la fidélité pour ne plus connaître que l'évolution et le développement, alors ses crimes crient vengeance vers le Ciel avec une telle force que le Souverain Juge ne peut plus différer le châtiment. (Mais ces châtiments sont une miséricorde pour les cœurs humbles et droits.) De toute manière on ne changera pas les lois et la condition de notre nature : référée à Dieu, inclinée à la faute, sujette à la peine, blessée en Adam et rachetée par la Croix de Jésus-Christ.
63:82
En réalité il n'est pas trop difficile de découvrir l'idée du diable derrière l'immense appareil des techniques de perversion que nous installent aujourd'hui les savants forcenés et les démocraties totalitaires : technique de la réduction en esclavage étatisé ; technique, du conditionnement de la pensée ; technique d'utilisation du corps humain. L'idée du diable par ces moyens nouveaux est de déformer tellement notre espèce, aussi bien les personnes que les sociétés, que Dieu ne trouve plus aucune voie d'accès dans le cœur de l'homme, qu'il ne puisse plus intervenir. Peine perdue. La nature résiste, immuable dans ses données constitutives et dans son état de chute et de rédemption. La nature résiste, la liberté demeure, la grâce est toujours efficace, les sacrements de l'Église sont toujours là. Du fond de la nature déformée, tordue jusqu'au centre d'elle-même, la grâce : divine tirera un gémissement si lamentable que le Seigneur n'y résistera pas ; il sera comme forcé de descendre pour confondre les falsificateurs, installés dans leur prépotence et leurs ténèbres : *dispersit superbos mente cordis sui*. Mais aussi, du milieu même de la cité perverse que le diable organise pour mieux pervertir les personnes, un refus s'élèvera de quelques amies inflexibles, un refus catégorique, déterminé, total, tellement profond que ceux qui l'auront prononcé ne s'arrêteront plus de travailler, aussi réduites que soient les possibilités d'action, pour rendre dignes de Jésus-Christ les cités de cette terre.
Que l'on songe à la douce pitié de Dieu, que l'on songe au jaillissement imprévu et irrépressible de l'honneur chrétien, des deux côtés il apparaît que les falsificateurs, malgré le mal qu'ils font, perdent leur temps. Leurs tentatives pour énorme que soit la puissance dont elles disposent sont peine perdue. Ou plutôt leurs entreprises de falsification servent finalement à tirer des serviteurs de Dieu et de sa justice une forme de fidélité jamais encore aperçue. Dans le combat contre ces nouvelles inventions du monde des ténèbres c'est un rayon nouveau qui apparaît de la grâce multiforme du Christ. « Ainsi tout ce qui s'oppose à l'ordre de Dieu ne sert qu'à la rendre plus adorable », car Dieu fait coopérer toutes choses au bien de ceux qui l'aiment.
R.-Th. CALMEL, o. p.
*P. S.* Voir *La Technocratie et les Libertés*, première partie, page 49 (diffusé par le Club du livre civique, Paris, 3, rue Copernic).
64:82
L'auteur montre fort bien ceci : pour en finir avec l'injustice sociale, on veut dissocier la propriété et le pouvoir de direction. Or il faudra toujours un chef, une direction. Mais une direction, un chef dépossédés de la propriété privée subiront bien plus facilement la domination (occulte et impersonnelle) des puissances financières et des pouvoirs publics. Pour guérir le mal qui peut venir d'une institution légitime vous abolissez l'institution ; elle reparaît alors sous une forme viciée et le mal est pire.
Pour user de cette latitude des périodes d'infécondité, pour user de cette sorte de faveur laissée par le Seigneur Dieu, la vertu est nécessaire, c'est-à-dire l'ascèse, la mortification du désir, la possession honnête du corps et des instincts. Sans vertu, les époux qui veulent l'union charnelle et entendent pourtant espacer les naissances trouveront vite trop limitée la marge laissée par le Créateur. Ils essaieront de l'élargir en rendant eux-mêmes la génération impossible. C'est un péché, car c'est provoquer *soi-même par une habileté vicieuse* cette sorte de dispense que concédait la nature, c'est mépriser la loi établie par le Dieu très saint ; c'est violer l'ordre de Dieu. Attitude opposée à celle d'une prudence honnête, quoique non héroïque, qui observe l'ordre de Dieu, mais en mettant à profit les latitudes qu'il laisse, et en tenant compte soigneusement des limites humaines. Cependant cette prudence honnête encore qu'elle soit condescendante, n'est pas tenable sans vertu.
65:82
### Notes sur la science
par Dominique DAGUET
CE NE SONT QUE DES NOTES DE LECTURE : ou bien des impressions qui se retrouvent cependant et finissent par devenir troublantes. C'est qu'il se passe aujourd'hui un phénomène étrange : la science se trouve dotée d'une autorité très grande, et l'on voudrait nous voir plier le genou alors que tout de même cette autorité est contestable, de même que cette importance qui auréole le mot : Science. Notre temps vénère les savants et la science qu'ils servent : on en fait des mages, des ho mines de certitude ; il me semblait que la chose était excessive, contre les partisans des savants. Eh ! bien, il s'est produit un curieux événement : c'est que les savants, depuis quelques années, ont fini par dire que tout cela était abusif, que toute cette vénération exclusive n'était que mensonge. Et qu'il était bien difficile de parler de certitude.
\*\*\*
Tout l'effort de l'homme : tendre vers la certitude. Car vivre nécessite cette certitude, ou sa recherche, qui peut en tenir lieu. Sans elle, tout est trouble, étrange, un peu ridicule. La vie semble inutile.
Titov déclare, après sa ronde aux approches du cosmos mais cette aventure technique est encore bien modeste -- : « Il n'y a pas de place pour Dieu sur la terre et dans le ciel. » L'aventure était modeste : Titov n'était qu'un outil parmi d'autres ; une sorte d'instrument supérieur, capable de noter des observations sur le vol orbital, de rectifier la direction, de son engin en ras de déviation.
66:82
Il ne faisait que s'échapper de l'atmosphère terrestre, à peine : l'immensité de l'univers demeurait inviolée. Et Titov, tout comme un autre restait mortel. L'aventure était donc modeste. La déclaration, par contre, est absolue. Elle est le signe d'une certitude triomphante. La joie de l'homme est telle qu'il lui faut la proclamer, cette découverte étonnante : il n'y a pas de Dieu. Alors il se fait missionnaire ; voilà le témoin des temps nouveaux : il n'a pas vu Dieu. Et cette absence -- attendue -- lui suggère que l'homme pourrait bien être ce Dieu après lequel il aspire.
L'homme désire Dieu. S'il l'est lui-même, sa joie est absurde, parce que voilà un Dieu bien fragile.
La connaissance du monde implique une certitude quant à ce monde. Sinon le monde pourrait sembler impensable. (Ainsi rejet du hasard, invention mathématique, découverte des lois : assurance pour mieux vivre.)
\*\*\*
Le succès de la science, ou des sciences, a décidé d'une sorte de rupture : on s'appliquait à découvrir les lois régissant le monde. Il était inutile, dans cette démarche, de se référer en permanence au créateur de ce monde. Les faits l'ont emporté sur la compréhension religieuse, unifiée d'une certaine manière. Des compréhensions parcellaires ont remplacé les anciennes cosmologies, qui rendaient compte du monde dans son ensemble. De ces compréhensions on a ensuite cherché à s'élever plus haut : il fallait embrasser tout ce divers pour n'en faire qu'un mot dans lequel tout soit contenu.
Cependant Kepler, dans un texte très beau : « Je te remercie, mon Dieu, notre créateur, de m'avoir laissé regarder la beauté de ta création et je me réjouis des œuvres de tes mains. Vois, j'ai achevé l'œuvre à laquelle je me suis senti appelé, j'ai fait valoir le talent que tu m'as donné, j'ai annoncé aux hommes la splendeur de tes œuvres ; dans la mesure où mon esprit limité a pu les comprendre, les hommes en liront ici les preuves. »
\*\*\*
67:82
De plus en plus, puisque l'on peut dégager des lois régissant l'ensemble des phénomènes et les « formuler mathématiquement », le savant se contente d'objectiver ce qu'il voit ; le reste n'étant affaire que de métaphysique. Mais est apparu avec Einstein une espèce nouvelle, désirant de ce monde une connaissance généralisée, comme pouvait l'être la « connaissance » philosophique, des anciens : mais cette fois on veut rendre compte du monde d'une tout autre manière.
\*\*\*
Recherche d'une certitude, mais cependant incertitude. Car enfin tout ce que l'on connaît du monde laisse supposer une organisation parfaite régie par des lois immuables : et seulement l'atteinte dernière paraît difficilement concevable. Et c'est pourquoi des questions de nature métaphysique viennent naturellement aux lèvres du savant parvenu à cette altitude sublime.
\*\*\*
Une difficulté heurte le savant : la philosophie matérialiste se crut sur le point de vaincre avec la découverte de l'atome. (Elle ne se serait d'ailleurs donné que l'illusion de la victoire.) L'atome, tenu pour l'étant proprement dit, la matière véritablement première de l'univers, avec laquelle tout semblait aller de soi...
Eh ! bien, non il en allait tout autrement. On espérait que les particules élémentaires représenteraient la réalité objective. Simplification grossière des faits réels. Car à cette échelle de l'observation se produisent des phénomènes dus uniquement à l'homme qui observe : le comportement natif de la particule demeure inconnu. Il faut tenir compte du processus d'observation. Et donc les lois naturelles qui sont formulées mathématiquement ne concernent plus les particules élémentaires proprement dites, en elles-mêmes, mais la connaissance que nous en avons.
C'est ainsi que l'on ne peut parler que des événements qui se déroulent lorsque par l'action réciproque de la particule et de n'importe quel système physique, par exemple des instruments de mesure, on tente de connaître le comportement de la particule.
68:82
De ce fait d'une importance extrême on peut conclure comme le fait Heisenberg que la « science n'est qu'un maillon de la chaîne infinie des dialogues entre l'homme et la nature et qu'elle ne peut plus parler simplement d'une nature en soi ».
On pensait briser les barreaux d'une prison d'incertitude : on s'aperçoit qu'à la manière de la lumière, le regard de l'homme avance selon une ligne courbe, et revient ainsi frapper l'homme à la nuque.
Sera-t-il toujours impossible de dire d'une manière certaine l'être du monde, et donc de nous assurer nous-mêmes ? La science ainsi présuppose toujours l'homme : mais nous sommes acteurs au centre d'un décor dont nous ne saurons jamais percer à fond la forme.
\*\*\*
Ce ne sont que notes : il règne donc ici un désordre naturel. Certains détails significatifs paraissent étrangers entre eux : c'est qu'ils contribuent à étayer, par des voies diverses, quelques idées complémentaires.
Il y a quelques années paraissait un petit livre assez abordable, écrit par Léon Brillouin, un des physiciens les plus éminents de l'heure : « Vie, matière et observation ». De ce livre, bien des pages sont à retenir.
Voici une ère nouvelle pour la science : on mêle la physico-chimie, la vie, la pensée. La matière et l'esprit se rencontrent, dit-on ; une nouvelle discipline apparaît -- née en réalité le jour où fut inventée la première machine à vapeur -- aux prétentions inconnues jusqu'à ce jour et que l'on fait progresser par grands à-coups : la cybernétique. C'est que la vie semblerait soumise aux mêmes lois que celles qui régissent la matière. Enfin la science se cogne la tête à la philosophie, très étonnée de ce rapprochement soudain, alors qu'elle avait longtemps suivi un chemin à l'écart.
C'est donc cette nouvelle orientation de la science qui retient Léon Brillouin : les conclusions que l'on peut être tenté, hâtivement, de jeter devant soi devront tenir compte des sages prémices posées par ce savant.
69:82
Louis de Broglie déclare qu'on doit à Léon Brillouin « la plus importante et la plus belle des idées suggérées par la cybernétique » c'est-à-dire « assurément celle d'une analogie profonde entre l'information et l'entropie ».
Il existe en thermodynamique -- science qui traite des relations existant entre les phénomènes mécaniques et calorifiques -- un principe appelé « second principe de Carnot » : selon ce principe, l'organisation d'un système ne peut subsister mais est vouée à la dissolution plus ou moins rapide. Alors comment comprendre la vie et surtout faire appel à un « principe de vie » qui agirait à l'encontre du principe de Carnot et empêcherait son action ?
Le second principe parle donc d'entropie : l'entropie est la quantité qui mesure la dégradation qui intervient dans l'évolution des systèmes matériels. Cette quantité ne peut jamais diminuer : au contraire, elle croît constamment, comme dans l'évolution d'un organisme vivant progresse inéluctablement le vieillissement ou dégradation. (C'est une façon de constater l'action du temps.)
Ainsi lorsque nous assistons à des transformations entre diverses formes d'énergie, électrique, mécanique, thermique, les transformations ne se font pas aussi facilement dans tous les sens. La chaleur ne se transforme pas aussi facilement en travail que le travail en chaleur. Tout se passe comme si ces formes d'énergie avaient des valeurs différentes, le passage de l'une à l'autre ne pouvant se faire qu'avec dégradation de cette valeur. Résumons donc le second principe : l'entropie d'un système fermé, c'est-à-dire existant sans contact avec l'extérieur, ne peut qu'augmenter : au plus rester constante. Mais comme d'autre part on constate expérimentalement qu'il n'existe pas de réelle réversibilité -- qui permettrait à cette entropie de rester constante -- le second principe dit donc que tous les systèmes fermés vont à une mort certaine.
On s'est posé, cependant, la question de savoir si la terre ou le vivant échappait à ces lois. On ne peut pas appliquer ce principe à la terre, ni au vivant, comme on serait tenté de le faire. Il ne s'applique en effet qu'au système fermé. La terre et le vivant n'en sont pas : ils vivent en perpétuelle communication avec d'autres systèmes. L'univers, quant à lui, n'est pas une quantité expérimentale : tout ce que l'on pourrait en dire serait vain, puisque tout à fait hors de mesure avec ce que nous connaissons. Dire l'univers « système fermé » est intéressant : c'est une hypothèse qui serait bien pratique, et tout aussi vraisemblable qu'une autre. Mais cette hypothèse ne peut être vérifiée et donc elle est inutile.
70:82
A partir du second principe, on ne peut rien dire sur les temps d'évolution : les réserves de pétrole auraient dû depuis longtemps exploser, suivant la logique immédiate : cela prouve que la suspension de la réaction peut se faire pendant des temps très longs.
Lorsque l'on examine ce qui se passe dans tout processus d'information, on s'aperçoit que d'une manière analogue existe cette dégradation irréversible. Louis de Broglie a jugé cette remarque particulièrement importante. C'est que tout message, toute pensée exprimée «* engendre dans sa transmission une perte *», une dégradation entre le point de départ et le point d'arrivée. La pensée que l'on reçoit n'est déjà plus totalement celle du penseur ; à plus forte raison si la pensée est transmise par un témoin. C'est là comme un second principe qui aurait été généralisé.
Il suffira d'un exemple pour rendre cela plus clair : lorsque l'on envoie un télégramme, l'information insérée ne peut en aucun cas être augmentée en cours de transmission : elle ne peut que diminuer, par suite d'une déformation de mot, d'un brouillage, d'une substitution de terme. Dans l'idéal l'information reste constante. Son entropie ne peut donc qu'augmenter : parlant alors de l'information elle-même, on pourra dire qu'elle est semblable à une entropie négative, une « néguentropie ». Autrement dit, la tendance de l'information donnée est de toujours décroître.
Léon Brillouin précise en même temps les possibilités des calculateurs électroniques. Que fait une machine électronique ? Elle transmet une information. On lui présente à l'entrée un certain nombre de données brutes -- chiffres, opérations à faire, ordre à respecter -- de façon qu'à la sortie ces mêmes éléments soient utilisables. Mais l'information à la sortie est nécessairement moins grande -- au plus pourrait-elle être identique -- à l'information initiale.
Si l'on compare aux résultats de ces observations l'exercice des facultés humaines, qui sont au contraire créatrices d'information, on aperçoit immédiatement l'abîme qui sépare le cerveau de l'homme de l'appareillage d'une machine électronique. Si dans l'esprit on distingue une faculté active -- créatrice -- et une faculté passive -- traductrice -- cette dernière seule est réalisée par la machine électronique.
71:82
Mais cette théorie sur l'information ne peut-elle s'appliquer au vivant ? Ainsi l'organisme se développe à partir de cellules entièrement caractérisées par leurs chromosomes. Ne suffira-t-il pas de connaître intégralement la structure de ces dernières pour chiffrer l'information et donc l'entropie d'un vivant ? Connaissant cette entropie, nous aurions d'un coup une ouverture décisive sur ce problème : le vivant obéit-il au second principe ou un principe mystérieux en empêche-t-il l'application -- au moins temporairement, \[pendant\] la durée même de la vie ? Mais pour connaître la structure du chromosome et de la cellule-œuf, on les détériorera : si peu que ce soit, l'information sera inutilisable pour répondre au problème posé... On arrive à cette conclusion étonnante me semble-t-il : *l'information sur la vie se fait payer du prix même de la vie*.
Cette conclusion est semblable à une autre, non moins importante : l'impossibilité absolue, à laquelle l'homme se heurte, d'analyser de manière totale la structure chimique d'un être vivant. Cela marque d'une autre manière cette autre limite de la science qui jamais ne pourra connaître totalement l'univers dans son infinité, puisque l'information nécessaire devrait être infinie comme le monde et demanderait donc une énergie infinie. L'homme veut tout savoir, c'est son ambition. Il est cependant condamné à devoir se contenter d'une certaine connaissance, à mi-chemin entre l'ignorance absolue et la connaissance totale : qui est divine.
A cette lumière, on prend mesure de l'ambition infinie de l'homme. Si cette ambition est juste, la science n'est pas son véritable champ.
\*\*\*
Le savant ne voit jamais que quelques aspects du problème qui l'intéresse. Tout un pan de la réalité, toute une partie de l'information qu'elle véhicule, échappe au physicien qui dans ses formules les a nécessairement mutilées. Il fait une lumière qui permet à l'ombre dont elle est entourée de paraître davantage.
\*\*\*
72:82
Il fut un temps où le déterminisme scientifique triomphait. Est-il aujourd'hui aussi facilement admis ? Toute mesure comprend une certaine erreur, due à l'inadéquation fondamentale de la théorie mathématique à la description d'un fait physique. A sa description parfaite. Quelque chose échappe. Quoi ? L'essentiel peut-être.
Ainsi Aristote parlait de forme et de matière à informer. Les savants, comme on épluche un oignon, découvrent chaque fois une forme nouvelle, qu'ils disent ultime : et ce serait enfin la matière. Mais quoi, on s'aperçoit vite qu'il y a un au-delà de cette forme, un moment considérée comme dernière, et que la matière, en définitive, échappe encore.
C'est pourquoi la belle certitude des savants du début du siècle apparaît aujourd'hui comme naïve. C'est que le savant actuel peut dire que la science n'est que le reflet de l'homme dans le miroir de la nature et image de la nature dans l'esprit de l'homme, enfin que le vrai modèle explicatif est introuvable dans les profondeurs apparemment insondables de l'univers qu'explore la science.
\*\*\*
Il y a donc interaction entre l'observateur et le monde. Si de ce monde le savant ne donne pas une image entièrement objective, il y a tout de même que ce monde n'est pas purement imaginé : dans la connaissance ainsi interviennent deux pôles : le monde extérieur et le sujet qui connaît.
\*\*\*
Les exigences de la pensée ne peuvent être accomplies par la science. Ignorant du futur trop souvent porté à récuser toute Foi, toute révélation divine, parce que trop confiant dans le pouvoir de sa raison, l'homme ressent un besoin cependant, au plus profond de lui-même, comme de s'assurer contre le chaos et l'absurde. On a voulu, en somme, trop faire dire à la science : or son office est de nous renseigner sur le décor de notre existence et sur cette existence même, et non de dire qui nous sommes. Ainsi, quelle vision -- on ne peut en effet parler de certitude en matière si grave -- peut autoriser le savant à conclure au nom de sa science à l'inutilité (ou vanité) de la Foi ?
\*\*\*
73:82
Ce qui donc me paraît ici particulièrement net, c'est l'impuissance de la science aux approches de l'essentiel. Comme si le langage se trouvait tout à coup impuissant pour toute communication. Voilà la science qui se montre à nous incapable de certitude : or fondamentalement, la soif humaine est une soif de certitude. (Non d'une certitude parcellaire -- d'une certitude au-delà de laquelle toute question devient inutile.) Affaire de philosophie, qui marque des approches, et de Révélation, qui est consécration de l'effort de l'homme, en ce sens que son effort de pensée finit par s'accorder à la parole de Dieu.
\*\*\*
La science s'autorise aujourd'hui quelques regards vers le « domaine des philosophes » : ainsi des recherches scientifiques suscitent des interrogations quelquefois pathétiques. La réponse cependant ne peut être trouvée dans l'exercice scientifique : le savant œuvre sur un autre plan, cette différence est essentielle. Alors une tentation assez primaire emporte l'homme de science : que ces interrogations, où nous voyons le signe le plus évident de l'humain, le signe le plus beau, ne soient après tout que de pseudo-problèmes.
Certes, il n'est pas nécessaire, si l'on veut progresser en science, de s'interroger dans le même temps sur des problèmes d'ordre philosophique, des mystères d'ordre religieux. Mais il ne suffit pas, pour être pleinement homme, de se vouer au progrès des sciences et de se contenter de telles recherches. A coup sûr, on passerait ainsi à côté de la principale inquiétude humaine.
\*\*\*
74:82
Dire que la science est matérialiste nécessairement est une affirmation dangereuse et fausse. Dangereuse parce qu'elle justifie l'homme de science enfermé dans son naïf et confortable matérialisme, et le rassure. Elle éteint en lui tout désir d'éclairer cette part étrange de notre âme, où inlassablement chante l'obscure exigence du Transcendant. Fausse, parce que la science ne peut être en esprit matérialiste, seulement par méthode. La science n'a pas de plus bel emploi, et de plus juste, que de chanter la louange de Dieu, lui disant, parce qu'elle le découvre, que ce qui a été fait l'a été merveilleusement. Comment dire que la splendide structuration de l'univers n'aurait pas ce pouvoir de faire surgir dans l'esprit du savant cette pensée que tant de logique nécessite une cause transcendante dont le reflet se trouve dans la faculté créatrice de l'intellect ? L'homme se trouve à la frontière de deux mondes : le monde créé, auquel il appartient par sa chair, le monde du Créateur, vers lequel tout son être aspire (à cause peut-être d'une assurance en nous, d'une vocation qui nous ferait participer déjà à ce qui est notre désir). Dans cette aspiration la démarche scientifique trouve sa grandeur.
Toute une part ainsi de l'humanité cherche sa gloire et son bonheur ailleurs qu'en Dieu : il reste que cette gloire et ce bonheur semblent bien n'avoir jamais été atteints en dehors de Dieu, tandis que l'homme consacré a pu souvent nous montrer un visage sur lequel brillaient les reflets d'une joie ineffable.
\*\*\*
Nombre de chercheurs, n'ayant affaire dans leurs expériences, qu'à un monde toujours semblable, en viennent à penser qu'il n'existe rien en dehors de ce monde dont ils appréhendent l'apparence et de plus en plus le cœur. Et s'ils admettent que peut-être il existe autre chose que ce monde de la matière, une autre réalité, alors ils sont bien près de dire que de toutes façons cela n'a que peu d'importance et que seul compte le monde leur « expérience ».
Mais comment leur faire dire que le mystique poursuit une « expérience » d'un tout autre ordre, tout aussi « sûre » que l'expérience scientifique ? Il faudrait être d'une singulière étroitesse d'esprit pour n'accorder de valeur qu'à un tangible fuyant pendant que l'on rejetterait dans l'indécision et l'incertitude les marques du spirituel.
75:82
La science biologique pose aujourd'hui plus fortement qu'autrefois le problème de la finalité, des buts de cette vie. « Dans quelle mesure la physiologie, et surtout la physiologie de la reproduction, nous montre-t-elle des enchaînements et de formations et de conduites capables de nous inquiéter et de nous faire mal admettre qu'il s'agisse là de mécanismes dus au hasard : ils présentent, au contraire, l'apparence de machines merveilleusement montées. » (Max Aron.)
\*\*\*
Voilà ce que tente l'homme de science : appréhender tout l'univers comme le faisaient les philosophes pré-socratiques, Aristote ou, plus près de nous, Hegel.
Certains parlent de la formation des planètes, d'autres de la naissance des étoiles ou de la date probable de la fin du-soleil : d'autres vont plus loin, examinant les rapports qui existent entre des amas de galaxies, tandis que d'un autre côté des savants étudient les lois qui rendent compte des mouvements divers qui affectent les particules élémentaires. Tout cela paraît légitime, parce que localisé et qu'on peut à la rigueur dire que l'on sait de quoi on parle.
Mais là-dessus Kant déclare le problème cosmologique sophistique et paradoxal : ce serait une idée de la raison, inévitable, comme le vent et la pluie dans la nature, parce que la raison est une machine à idées : mais celle-là est indéfendable. Cependant on voit les savants d'aujourd'hui plus préoccupés que jamais par ce problème « sophistique et paradoxal » : vouloir expliquer l'univers dans sa totalité.
L'idée de globaliser l'univers, d'anti-scientifique serait-elle devenue scientifique ? Oui, répondent les mathématiciens qui depuis les diverses théories d'Einstein se sont exercés là-dessus avec des chiffres et des équations : il y a peut-être une solution. Einstein ne l'a pas trouvée, Heisenberg crut y parvenir, mais à tort, Jean Charon se fait vérifier par les quelques spécialistes capables d'entrer dans ses calculs. Cependant, l'image mathématique d'un univers globalisé serait-elle juste, qu'on ne pourrait dire en définitive si l'univers réel est entièrement contenu dans cette image.
76:82
De cette idée de globaliser l'univers, on glisse à une autre tout aussi importante : inévitable à nouveau, et peut-être sophistique et paradoxale : on veut parler ici de finitude ou d'infinitude. L'univers est-il limité ou illimité ? En quel sens le dire, et de toutes manières comment concevoir une infinitude qui par définition serait incontrôlable ? Il y a bien une méthode qui ressemblerait à celle des démonstrations par l'absurde : l'impossibilité de vérifier la finitude -- qui par définition est contrôlable si les moyens techniques sont donnés -- permettrait de conclure à l'infinitude. Mais une nouvelle génération technique pourrait remettre en cause une telle conclusion : ou bien l'on pourrait dire que c'est l'impuissance technique qui empêche de connaître les limites de l'univers. Mais si l'on conclut à la finitude de l'univers, l'homme pensera : qu'y a-t-il au-delà de l'univers ? Un espace limité semble plus difficile à concevoir qu'un espace illimité, dans lequel cependant nous semblons noyés comme un simple électron dans une galaxie.
\*\*\*
Un domaine, encore assez vierge, est offert à notre réflexion : il s'agit de tout ce champ des décisions humaines, des choix, de ce que nous décidons de faire : et que nous affirmons notre liberté. Peuvent-elles être intégrées à la science positive, prévue par elle ?
Ainsi, dans quelle-mesure l'emploi des machines peut-il nous permettre désormais de résoudre des problèmes auxquels il n'aurait pas fallu songer il y a seulement trente ans ? Il y a là passage d'une faible puissance à une autre, bien plus considérable.
« La machine accroît immensément non seulement la puissance matérielle de l'homme, mais aussi sa puissance de calcul, et donc sa puissance de prévoir et de poser des problèmes » : ceux-ci pourront être à un nombre énorme de variables, ce qui n'aurait pas de sens pratique pour l'homme réduit à ses propres moyens, à ses moyens naturels. La machine les rend accessibles. Il ne s'agit pas évidemment d'une puissance qualitative, mais simplement d'une puissance quantitative.
77:82
Cependant cet accroissement de puissance est différent de l'accroissement donné par la construction de machines à moteur, et qui permettent d'aller plus vite, de soulever des poids plus lourds, de mesurer plus finement. Ici, c'est un développement des connaissances qui est autorisé, un développement qui dépasse de très loin ce qui semblait possible il y a vingt ou trente années. C'est ainsi que les documents, qui sont la monstrueuse mémoire de l'humanité, peuvent être consultés par les machines à un rythme superbement rapide.
Car le tout en ces matières, ce n'est pas seulement d'acquérir mais aussi d'oublier. Nous ne devons nous souvenir que de ce dont nous avons besoin. Simplement. La machine peut extraire ces souvenirs, nous remplaçant en quelque sorte dans ce travail essentiellement passif. Et cela sans rien omettre.
Elle pourra même jouer un rôle dans la formulation des problèmes : il suffira qu'elle soit conçue de façon à établir des prévisions rigoureuses, d'ordre économique, technique, politique même, découlant logiquement du donné : le premier stade de ce genre d'activité fut la prévision de la marche d'un train, l'établissement d'un bilan... etc.
En effet, que demande-t-on à la machine ? De résoudre des problèmes d'optimum. On dit le but, la machine doit indiquer ce qui est le meilleur -- il lui suffit pour cela de trier dans un nombre énorme de possibilités. C'est un procédé d'imbécile -- de la simple vérification. Mais la machine peu faire deux cents millions de vérifications en une minute ce procédé d'imbécile permet d'aller beaucoup plus vite.
Certains songent déjà, après avoir remplacé la mémoire humaine par celle des machines, à construire des système électroniques capables de poser dans un ordre d'idées donné des problèmes. La machine à traduire -- on sait qu'on peu donner à la machine le sens normal d'un mot et ceux qu'il possède dans divers contextes -- s'approche de ce but. On a vu des machines à composer de la musique : mais nous approchons du moment où la technique s'essouffle en son domaine comme la science dans le sien. La terminologie employée : cerveau électronique par exemple, dit bien la philosophie de ces techniciens : leur profond matérialisme, auquel la machine elle-même semblait donner raison jusqu'à ce jour.
La limite est cependant facile à reconnaître. La machine à traduire « oubliera » les nuances et les finesses du style, sans lesquelles tout texte est sans valeur ; la machine à « composer » de la musique, fera tout ce que l'on voudra sauf précisément « composer ».
78:82
Car on pourra bourrer les flancs de la machine d'une multitude de recettes, il faudra déchanter au résultat. L'ordre de ces recettes voilà ce que la machine ne peut concevoir : car enfin en cette matière, qu'est-ce qu'un ordre, cette qualité profondément subjective qui permet de savoir qu'un accord ou une suite d'accords ne trouvera son plein effet qu'à la suite de telle variation et que placé avant elle ce serait ridicule ? Il faut bien parler ici d'invention.
On a cru déceler dans le procédé qu'emploie une calculatrice électronique, le procédé même de la pensée : et nombre de techniciens s'accrochent encore à cette thèse. Cela permettrait, à peu de frais de nier la faculté créatrice de cette pensée, qui donc ne procéderait que par choix. Des collections d'idées défileraient ; la « pensée » arrêterait au bon moment celles qui lui plairaient. On fait appel au même schéma pour expliquer les habitudes.
Il est trop évident que cela ne rend pas compte du processus du raisonnement.
L'homme « apparaît » comme la plus haute forme de la vie sur la terre, l' « aboutissement » (définitif) de l' « évolution » du monde qui a porté les atomes de l'explosion initiale d'il y a cinq milliards d'années à composer l'homme en passant par les êtres les plus étranges qui dominèrent, les uns après les autres, notre chasse gardée d'aujourd'hui. L'homme paraît donc être un aboutissement -- mais il s'échappe toujours, par quelque côté, du monde dont il est issu ; après lui le monde n'a plus rien à proposer, semblant lui avoir donné la vie pour justement connaître ce qu'il est incapable de montrer.
Il importait donc d'étudier cet homme, de connaître le mécanisme nouveau qui avec lui a surgi et de savoir si vraiment rien d'autre ne viendra, s'il est la dernière étape de l'histoire du vivant sur la terre.
A quoi servirait cette compréhension que nous avons, générale mais existante, peu ancrée dans le détail mais assise cependant et inscrite dans la pierre, si l'être ultime de tant d'efforts nous demeurait un inconnu ? Car celui-là a digéré, si l'on peut dire, toute l'évolution de l'univers, puisqu'il en est le fruit, et l'on ne saurait pas pourquoi, pour quelle destinée ? Cet être qui résume en sa chair toutes les possibilités de l'univers créé ne semble vivre que pour s'échapper de ce qui ne peut plus lui apporter aucune nouvelle richesse.
79:82
Par diverses voies on tâche donc de comprendre cet être multiple et peu à peu se montre le danger capital de la science.
Nous faisons donc l'étude génétique de l'homme et cela est hautement louable : cela continue l'histoire universelle. Très bien. Mais cela parle du présent et du charnel, cela ne peut justifier aucune extrapolation dans l'avenir, sur les formes sociales par exemple, encore moins quelque décision métaphysique définitive.
De même la médecine : étude scientifique qui trace le réel portrait de l'homme charnel, de sa façon d'exister corporellement. Elle ne rend pas compte bien entendu de ce qui fait l'originalité absolue de l'homme.
Ce n'est pas parce que la science ne rencontre pas dans son terrain, son champ, qui est la réalité matérielle, des signes matériels de la supériorité humaine qu'elle peut s'ériger en négatrice de cette supériorité : puisqu'elle est d'un autre ordre et qu'elle ne relève pas des mêmes appréhensions. Vouloir le contraire, c'est-à-dire rencontrer ces signes, serait une attitude enfantine, ou plus exactement grotesque.
L'office de la science est de nous renseigner sur ce qui nous porte jusqu'à notre chair, et non de nous dire qui nous sommes, non de décrire le chemin de notre vocation. La connaissance de la manière dont le monde a surgi, celle de la méthode « géniale » par laquelle la « nature » parvint à imaginer la vie, puis après tant d'hésitations, l'homme, ne permet pas de porter sur cet aboutissement c'est-à-dire sur l'homme qui connaît, quelque lumière susceptible de répondre à l'énigme. Il s'en faut même de beaucoup. Prétendre le contraire serait s'enferrer dans l'illusion et provoquer le mensonge.
Cependant l'homme est devenu un objet d'étude pour le savant. Il n'est plus question de médecine, non, mais de psychologie et de sociologie : de « sciences humaines » selon l'affreuse terminologie en usage, qui trahit bien la pensée des fondateurs. Et voilà qu'on se heurte en permanence, sitôt que l'on pousse un peu loin chaque question, au début, au milieu, à la fin, à ce qu'on appelle la « métaphysique » et cela avec rage, parce qu'il faut alors passer comme une frontière, au-delà de laquelle cette science paraît vaine, charge un peu encombrante et dont on ne sait que faire. Après tant d'espoir.
80:82
Les conclusions métaphysiques, au contraire des scientifiques, paraissent toujours plus ou moins hasardeuses et temporaires. D'où vient qu'elles présentent cependant un visage immédiatement plus convaincant ? Plus proche de ce qui attire, qui est incertain, mais très vite beaucoup plus beau que l'univers ?
Mais l'homme ? Ce but de la recherche ? Il s'échappe inévitablement, ce que nous en disons n'est jamais l'essentiel. C'est la certitude qui fait défaut.
Il y a peut-être une erreur d'optique. Si le scientifique cessait de faire de l'homme un aboutissement, c'est-à-dire un achèvement, c'est-à-dire un être ne tournant plus que sur lui-même ? Ah ! il le retrouverait peut-être, comme par un hasard, et ce serait plus certain : tout naturellement, il changerait de langage en passant du monde d'avant l'homme au monde d'après l'homme.
Tout cela, je ne le dis qu'avec prudence, sachant très bien n'être qu'un amateur : ce n'est qu'un sentiment que j'exprime. Il manque à ces mots une rigueur, un appareil, des connaissances. Certes. Mais...
\*\*\*
La science a montré, depuis la naissance de l'univers, l'évolution qui conduisait à l'homme. La philosophie, allant au-delà, trouvait naturellement un langage plus approprié qui lui permît de comprendre les aspirations les plus spirituelles de l'homme. Vint la Révélation, avec elle la Théologie, qui nous apporta notre pain de certitude : cette théologie donc, allant plus loin que la naissance du monde, elle vit Dieu. Et recevant la parole de Dieu, elle a pu, dans un grand mouvement de lumière, montrer cet appel inouï marqué par Dieu sur notre front afin de nous faire enfin arriver jusqu'à lui. Ah ! il fallut aussi la mort du Christ.
Dominique DAGUET.
81:82
### Sur l'art abstrait
par J.-B. MORVAN
QUAND on évoque l'art non-figuratif, il est facile de conquérir l'adhésion immédiate d'une partie du public grâce à quelques sarcasmes pris au rayon des lieux communs. Certains applaudissent parce qu'ils ont peur d'être rangés parmi les snobs, d'autres parce qu'ils croient renforcer ainsi des devoirs et des fidélités d'un ordre plus élevé, et assez différent. Je ne songe ici qu'à considérer la question de l'abstrait et du figuratif dans le cadre de nos vies ; il ne s'agit point de critiquer ou de vilipender des théories esthétiques, mais d'examiner la façon dont nous recevons ces théories, ou les productions artistiques qu'elles engendrent. De ces approximations, nous souhaitons seulement qu'elles ne soient pas trop entachées d'erreurs doctrinales ; mais le domaine de l'art est encore de ceux où l'on peut risquer les bévues.
L'art abstrait est partout : aux vitrines des magasins, sur nos papiers peints. Il n'est peut-être pas une illumination, mais il est une continuelle présence. Nous ne commençons à nous irriter que lorsqu'il s'agit du mérite de ses auteurs. Un des ennemis les plus déterminés de l'abstrait, Bernard Buffet, déclarait dans un entretien télévisé que le mieux était de le réaliser soi-même, en bricoleur, et surtout si l'on n'avait jamais tenu un pinceau. Le peintre a peut-être raison, mais cette raillerie nous suggère que l'abstrait n'est pas tellement un intrus dans notre monte intellectuel. « On peut se le faire ». Ce qui est précisément troublant, c'est qu'on le fait volontiers, sans préméditation d'excentricité ou de mystification, comme on crayonne sur un papier quadrillé en utilisant les carreaux ou comme on modifie les contours d'une tache d'encre.
82:82
Ce genre de distraction coïncide généralement avec une impression d'agacement, ou d'attente, avec la méditation d'un problème ; parfois, avec un besoin de défense ou de repli frileux sur sa propre liberté : de toute façon c'est une géométrie magique et personnelle. Le non-figuratif ne me paraît ni collectiviste, ni communautaire : même quand il est l'œuvre d'un artiste, il laisse place à une interprétation arbitraire, ou à l'absence d'interprétation, comme s'il était un « disque de silence ». Les partisans d'un art sacré à sens communautaire ont-ils été logiques en adoptant le vitrail abstrait ? En tout cas le communisme l'abhorre, et non sans raison.
En même temps, l'abstrait est lié à tout un ensemble de visions quotidiennes : un univers géométrique sans chaleur, mais déjà assez ancien pour avoir meublé l'arrière-boutique de l'âme, un monde de fenêtres innombrables, de carreaux, de dalles de trottoirs, de feux de signalisation. Je rapprocherais volontiers les carrelages colorés du peintre hollandais Mondrian et le poème de l'Allemand Max Brod, « Steine, nicht menschen », « Les pierres, non pas les hommes » : « Les pierres des trottoirs, voilà mes confidentes. -- Elles ont de beaux dessins -- et bellement se répètent. -- L'on dirait, brossées horizontalement, -- de grandes fresques que nous ne comprenons pas -- et sur lesquelles nous passons si hautains -- ... Plus d'une pierre a une oreille -- et plus d'une autre un portail. » Poésie d'hommes habitués à marcher la tête penchée, poésie d'enfants ou d'hommes aspirant confusément à redevenir enfants, poésie d'hommes de ville. L'imagination s'empare de ces pauvres thèmes comme elle s'emparait du rocher, de l'arbre et de la ronce, des bêtes au pâturage dans un climat rustique. Ce n'est point une évasion ; ou plutôt, dans ce monde difficile et nouveau, l'évasion est en dedans. Par contre quand l'objet devient important, compliqué et par là même obsédant, il a tendance à disparaître, à être refoulé ou annihilé. Les « sculptures » obtenues par distorsion, mutilation ou écrasement d'outils, de voitures, de pièces de machines correspondent, qui sait ? à une possible défense ou à une revanche puérile et obscure.
83:82
Nous parlons évidemment de l'abstrait, non du surréalisme ou du cubisme qui résident dans un acte d'autorité de l'artiste et qui constituent généralement pour le public un tourment, un effroi, une intrusion violente. L'homme en proie aux grands ensembles s'en défend comme d'une menace. Mais ne se défendrait-il pas également d'un art figuratif nourri d'éléments naturels qui ne lui sont plus familiers ? Les appartements étroits donneraient à ces motifs ornementaux une valeur obsédante et un air étranger. La nostalgie des demeures rustiques connaît une certaine vogue, à travers les magazines, car elle prend la forme du jeu. Mais l'homme du milieu urbain n'est plus tellement sensible au regret des forêts crépusculaires. Une timidité née d'un monde trop bien encadré, aux responsabilités diminuées, ne laisse plus de place aux élans lyriques, parfois naïfs et ridicules, des bourgeois d'autrefois. Les pensées parvenues au seuil de la conscience ont tendance à rentrer et à refermer la porte, sentant que leur jour n'est pas encore venu. Appauvrissement, non seulement esthétique, mais intellectuel et moral. Cependant l'art non-figuratif en est-il la cause, ou simplement l'effet ?
Il existe aussi dans le domaine esthétique une carence des corps intermédiaires. L'idée d'un art communautaire ne la pallie nullement, car il conçoit généralement la communauté comme uniforme, aussi étendue que possible et sans subdivisions originales -- en cela, cette idée est fortement teintée de marxisme. Est-ce à dire qu'il faille brutalement politiser la question de l'art ? Peut-on croire qu'une réaction conjuguée des pouvoirs intellectuels, des milieux artistiques, des organismes universitaires pourrait changer d'emblée le climat et les goûts ? Encore faudrait-il qu'une doctrine d'État obtînt leur adhésion pour une reconquête esthétique de l'univers réel primitif. En ces matières, le pouvoir doit autant que possible imiter la Providence et, s'il veut amener les hommes à vouloir quelque chose, il est nécessaire qu'ils le veuillent librement. Ce qui implique de la part du Pouvoir beaucoup de continuité, et comme il n'est qu'imitateur, beaucoup d'humilité.
L'art, ses symboles, ses thèmes, ses ornements se situent dans l'ordre du divertissement, au sens pascalien. Pascal parle du bonheur du roi, bonheur dû au fait qu'il est l'homme le plus diverti. Mais l'homme commun, s'il veut être diverti, veut aussi être roi dans son divertissement, roi d'une certaine Arcadie que Chateaubriand appelait « la société selon le cœur » :
84:82
« ...Un ciel humide, enfumé ; une mésange dans le jardin d'un presbytère ; une chauve-souris même... toutes ces petites choses, rattachées à quelques souvenirs, s'enchanteront des mystères de mon bonheur ou de la tristesse de mes regrets ». Cette Arcadie-là, comment la recréer ? Un titre de poème de Francis Jammes me hanta parfois : « L'église habillée de feuilles ». Mais les feuillages sont rares autour des églises nouvelles, elles ne sont plus précédées du parvis ou de la placette où l'on annonçait les nouvelles, où se jouaient les actes des comédies humaines. Au milieu qui les entoure, le titre de Max Brod plus haut cité conviendrait mieux que celui de Francis Jammes.
Une transfusion de vie réelle dans notre monde ornemental pourrait éventuellement être procurée par le jeu ; l'art figuratif était lié aux modes familiers de l'agriculture et de la vénerie. Les lieux artistiques, la place avec son calvaire, l'église, la maison de ville, le château étaient ceux où les nécessités de la vie sociale conduisaient les hommes, aussi naturellement qu'elle les conduit aujourd'hui aux bureaux de la Sécurité Sociale, dans les couloirs du métro ou les grands magasins. L'adhésion à un art vraiment vital pourrait se produire au cours de démarches nouvelles, communes à des groupes restreints, soucieux d'y vivre pleinement ; le cérémonial et ses joies remplacerait la nécessité matérielle. En somme, c'est une philosophie du scoutisme qui serait à reprendre et à étendre, car l'insertion de l'art dans la vie n'est compatible ni avec une situation solitaire, ni avec cette autre solitude que constitue une présence humaine perdue dans une immense collectivité.
La pluralité et la diversité des formules seraient nécessaires pour ces groupes de reconquête humaine dans la termitière présente. Sinon le monde esthétique qu'ils seraient amenés à créer érigerait vite ses repères figuratifs en superstition totalitaire ; d'où un culte néo-païen à la manière du cérémonial nazi. La réconciliation de l'homme avec les figures naturelles et primitives de son paysage ne va pas sans une fixation affective de l'esprit sur un lieu, un paysage ; nous pouvons bien être tenté de dresser une pierre près de ce bouquet de bouleaux où un après-midi triomphant a laissé au groupe une durable illumination du souvenir.
85:82
« Superstes » signifie : ce qui demeure, immémorial et en même temps étroitement cerné par la réalité. Des chrétiens scrupuleux se sont parfois émus de la présence, dans le scoutisme, d'éléments bizarrement empruntés aux épopées de la vie sauvage ou encore, à travers Baden-Powell, à la maçonnerie britannique. Mais il faut distinguer la superstition et le jeu de la superstition. On ne construit pas immédiatement la chapelle ; mais il faut assurer d'abord le passage du menhir ou du totem au blason.
Une certaine psychologie a fait de la surestimation de l'objet une sorte de maladie de l'esprit. Mais il faut que l'objet soit surestimé : objet inerte, végétal, animal ou humain. Nous appauvrissons sans cesse les figures et les événements. De la Légende Dorée, l'esprit moderne est passé aux anecdotes de Plutarque ; puis à rien du tout : le romantisme sous une apparente exaltation de la nature pittoresque et picturale, la restreignait à une expérience absolument isolée. Comment l'art ne deviendrait-il pas abstrait, si une critique rongeuse privait toute silhouette, tout événement du pouvoir d'être un nœud dans un réseau ? La dépréciation universelle attaque l'art en même temps que la vertu, car la vertu suppose un sens, une puissance d'harmonisation et l'absence de vertu coïncide avec la conscience de ne plus pouvoir rien harmoniser.
Je me garderai bien de proposer un système, des règles, une esthétique. Mais je crois que l'Église détient la clef du problème de l'art. Notre temps est, artistiquement, une « table d'attente », comme disent les héraldistes ; elle n'a reçu depuis longtemps que des signes obscurs et vite effacés. Il m'arrive de concevoir l'image de l'Église sous la forme du « Repas des Paysans » ou de « La Forge » de Le Nain. On ne sait encore ce qu'il y aura au menu, ni ce que l'on amènera à forger. Mais la chaleur cordiale des couleurs est en accord avec cet imprévu mêlé à la sécurité de la durée. Il y a une manière de dire le Pater comme de faire la soupe ou de marteler un fer à cheval : chaque jour, l'invention dans ce que l'on ne réinvente pas.
Jean-Baptiste MORVAN.
86:82
### Un amour vivant
*A l'occasion du cinquantenaire du vœu\
de la Basilique Sainte Jeanne d'Arc*
par Joseph THÉROL
EN MÊME TEMPS que celui de la victoire de la Marne, nous fêtons cette année le cinquantenaire d'un vœu. Septembre 1914. Les armées allemandes atteignaient Compiègne, l'Allemagne annonçait leur entrée à Paris pour le 7, et les troupes françaises en retraite semblaient hors d'état de les en empêcher. Mais le 4, en la chapelle Saint-Michel du Sacré-Cœur, à Montmartre, Mgr Odelin, évêque auxiliaire de Paris, promit d'élever une basilique en l'honneur de la Bienheureuse Jeanne d'Arc si Paris était sauvé. Et le miracle eut lieu, que l'Histoire appelle « miracle de la Marne ».
Il fut décidé que le sanctuaire serait bâti à Saint-Denysde-la-Chapelle, près de l'église où la Pucelle a passé en prières la nuit du 7 au 8 septembre 1429. Il y fallut cinquante ans d'efforts et de patience, mais enfin, ce 8 mai 1964 la basilique votive sera solennellement inaugurée ([^20]). Elle rappellera que sainte Jeanne d'Arc ne cesse de protéger, comme le dit la liturgie de sa fête, « son peuple et toute la nation française ».
87:82
Le miracle de la Marne ! Nouvelle et magnifique preuve de l'Amour qui fit de l'humble Jeannette la célèbre Patronne de la France. Excellente occasion de proposer quelques éléments de méditation.
\*\*\*
Voici d'abord le début de la supplique d'Isabelle Romée pour la réhabilitation de sa fille :
« De mon légitime mariage j'avais une fille ; elle avait été baptisée et dûment confirmée ; je l'avais élevée dans la crainte de Dieu, le respect et la tradition de l'Église, pour autant que le permettaient son âge et notre condition ; vivant parmi les bêtes et les travaux des champs, elle n'en fréquentait pas moins l'église très souvent, et elle était assidue aux sacrements de l'Eucharistie et de la Pénitence, pour ainsi dire chaque mois ; elle priait et jeûnait avec ferveur pour les misères du peuple de ce temps-là, et elle y compatissait de tout son cœur... »
Il y aurait bien des leçons à tirer de ce texte. Et par exemple, ne propose-t-il pas un programme d'éducation que parents et maîtres d'aujourd'hui auraient tout avantage à observer, puisque Jeanne d'Arc en a été l'admirable fruit ? De l'amour de Dieu dans lequel elle avait été si bien élevée, l'enfant devait tout naturellement conclure à un amour du prochain d'autant plus « agissant » qu'elle apportait à observer le second commandement une habitude plus ancrée, une volonté plus ferme d'obéir au premier.
Mais aimer Dieu, aimer le prochain pour l'amour de Dieu, c'est imiter Jésus-Christ. Or plus le disciple ressemble au Maître, plus il est parfait. Si donc Jeanne a parfaitement imité le Christ, ne devons-nous pas retrouver en elle des traits du Maître. Essayons.
« Dieu est Charité » a dit saint Jean. Et ce Dieu-Charité a donné de lui-même d'autres définitions, parmi lesquelles celle-ci : « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie ». Recherchons en Jeanne ces trois signes de la perfection de sa Charité, c'est surtout le troisième qui nous retiendra.
*La Voie*. -- Quand cette « bergerette » d'environ dix-sept ans est sur le point de quitter Vaucouleurs pour aller, à travers 150 lieues de pays ennemi, rejoindre à Chinon le Dauphin discuté qu'elle a mission de secourir, les gens renseignés, les autorités compétentes croient bon de la mettre en garde, de la munir de quelques explications. « On lui expliquait, dépose un témoin, Henri Le Royer, la route à suivre pour éviter les gens de guerre. Elle répondit... que Dieu son Seigneur lui ferait la route pour aller au seigneur Dauphin, *qu'elle était née pour cela* ».
88:82
C'était la raison de sa venue au monde. Ce rôle de guide et de lumière, c'était sa raison d'être. De Chinon la route passait ensuite par Orléans, Jargeau, Patay. Au bout, c'était Reims et le sacre. Mais se risquer jusqu'à Reims, avec les Anglais à l'ouest et les Bourguignons à l'est, le dauphin jugeait cela trop imprudent. « Ne doutez pas », lui répétait Jeanne. Elle l'entraîna enfin et le fit roi. Elle était bien la voie qu'il fallait suivre.
*La Vérité*. -- Dans la lettre qu'elle leur adresse de Poitiers le mardi saint 1429, Jeanne affirme aux Anglais : « ...on verra qui aura meilleur droit, du Roi du ciel ou de vous ».
Prend-elle en ces mots la défense du droit divin de la monarchie ? Sans doute puisque pour elle le Roi est le lieutenant du Roi des Cieux. En tout cas, ce qu'elle veut surtout proclamer c'est la légitimité du Dauphin Charles. Car elle vient de dicter : « N'ayez point en votre opinion que vous tiendrez jamais le royaume de France de Dieu, le Roi du Ciel, *fils de Sainte Marie*, mais le tiendra le roi Charles, vrai héritier, car Dieu le Roi du ciel le veut ainsi, et lui est révélé par la Pucelle. »
Cette vérité, elle ne l'a pas, suivant une de ses expressions, « prise dans sa tête ». C'est une révélation que lui ont faite ses Voix, de la part de Jésus-Christ. Elle y adhère de toute sa foi et de toute sa raison, et quand on ne la croit pas facilement, elle se « courrouce », comme Notre-Seigneur se courrouçait lorsqu'il s'écriait par exemple : « Hommes de peu de foi ». Elle en donne pour garanties ce qu'elle appelle ses « signes », comme Notre-Seigneur encore lorsqu'il disait : « Croyez du moins les œuvres que je fais ».
Opportunément, importunément, ainsi saint Paul prêchait-il la vérité. Pour Jeanne aussi, celle-ci est toujours bonne à dire. Que ce soit ou non opportun, elle la proclame « de tout son pouvoir » autant qu'elle le peut, « pour ce que j'en sais entendre... », autant qu'elle la connaît. A Vaucouleurs, on la rebute, mais elle maintient : « Il n'y a de secours que par moi. » Oui, par elle, cette fillette en cotte rouge qui n'est jamais sortie de son trou de campagne ! A Chinon, quand le Dauphin, pour l'éprouver, lui dit -- « Je ne suis pas le roi » elle réplique : « En vérité, c'est vous et non un autre ». A ce moment pourtant, beaucoup la tiennent pour folle et son roi n'est qu'une pièce forcée et déjà perdue sur l'échiquier occidental. Toutes les chances sont du côté de l'ennemi. Elle affirme le contraire, et l'on vient de voir, par sa lettre aux Anglais, sur quel ton souverain.
Jusque devant ses juges, complices de ses « ennemis capitaux » elle ne cède pas davantage : « J'ai été envoyée à Charles, fils de Charles, et qui sera roi de France lui aussi. »
89:82
Mais plus que cette vérité politique, ce sont les vérités de la Foi que nous l'entendons proclamer. En voici quelques exemples. Elle prêche, et prouve par ses œuvres, la gravité, la malfaisance du péché, témoin ce passage de la déposition de son aumônier, Frère Paquerel : « Que les hommes veillent à ne pas traîner avec eux des femmes de mauvaise vie, car c'est pour ces péchés que Dieu permet que l'on perde la guerre. » Elle prêche l'unique nécessaire : « Je n'ai jamais demandé d'autre récompense que le salut de mon âme. » Elle prêche la maternité divine de Marie, à preuve le passage cité ci-dessus de sa première lettre aux Anglais. Elle prêche le dogme de l'enfer ; quand ses juges la menacent, le 2 mai 1431, du feu temporel pour le corps et du feu éternel pour l'âme, elle riposte : « Si vous faites ce que vous dites contre moi, il vous en cuira au corps et à l'âme. » Non pas seulement le purgatoire, où seules séjournent les âmes, mais bien l'enfer, où brûlent aussi les corps. Elle prêche l'étroite union de l'Église et de son divin Fondateur : « C'est tout un de Notre-Seigneur et de l'Église. » (Procès, 17 mars) Et ce qui suit va nous montrer son assurance dans la Foi, son goût pour les sacrements.
*La vie*. -- Le degré auquel atteint une âme dans la vie spirituelle se mesure d'après la règle d'or que St Jean-Baptiste, parlant de Jésus, exprimait ainsi : « Il faut qu'Il croisse et que je diminue. » Et l'âme a atteint son sommet quand on peut lui appliquer ce que St Paul disait de lui-même : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi. »
A cette fin tendent les efforts de quiconque, désireux de perfection spirituelle, a compris tout le sens de ces mots du Seigneur : « Qui veut conserver sa vie la perd, qui perdra sa vie pour moi la retrouvera. » Il n'y a pas là seulement une invitation à préférer la mort au reniement en cas de persécutions violentes. D'après le contexte de St Matthieu (chap. X), c'est aussi et surtout le conseil d'accepter les épreuves quotidiennes, de porter, par amour pour le Christ, sa croix de chaque jour.
Deux cents ans après le passage de la Pucelle, fut placé dans la cathédrale de Troyes le vitrail dit du « Pressoir mystique ». Où serait-il mieux à sa place qu'en cette capitale de la Champagne ? Aussi l'imagier y a-t-il multiplié de lourdes grappes comme il n'en mûrit, bien sûr, que sur les côtes champenoises. En bas, le sang du Christ écrasé coule dans un calice, y devient le breuvage eucharistique qui entretient la vie. Vers le haut jaillit de la poitrine divine un cep qui se ramifie en douze sarments dont chacun porte, avec sa grappe, la figure de l'un des apôtres à qui le Maître, un jour de la deuxième année de son ministère public, aux environs de Nazareth, a dit ces Mots : « Je suis la Vigne, vous êtes les sarments. »
90:82
Ce sont les sarments qui portent les fruits nés de la vigne, mais à condition qu'ils restent attachés au cep vivant, que ni la chair ni la volonté propre ne mettent obstacle à l'élan de la sève, à la circulation de la grâce. « Celui-là porte beaucoup de fruits qui demeure en Moi, et Moi en lui, car sans Moi vous ne pouvez rien faire. » (Jean, XV.)
« Moi en lui, lui en Moi. » Privé de l'occasion de témoigner par le sang, le fidèle qui veut se diminuer pour que le Christ croisse en lui a la ressource de la mortification. Elle portera sur la chair et les sens -- et il mourra au monde, -- mais aussi sur la volonté propre et il mourra à lui-même. Actes d'amour, preuves d'amour.
Renoncement aux biens de ce monde, renoncement à soi-même ont pour fin de mettre en état d'obéir parfaitement aux commandements de Dieu, et, pour employer une autre expression de Jeanne, au « plaisir » du Seigneur. -- « Ma vie, a dit Jésus, est de faire la volonté de mon Père » ce Père qu'il appelle aussi « Celui qui m'a envoyé ». Mais quelle volonté ? comment la reconnaître ? Et la perfection tient moins dans l'obéissance aux commandements que dans la qualité de l'amour qui dicte cette obéissance. Voici à ce propos le conseil que donne saint Paul : « Ne vous conformez pas au monde, mais transformez-vous par le renouvellement de votre esprit afin que vous reconnaissiez la volonté de Dieu... » (Épître aux Romains, XII -- Octave de l'Épiphanie.)
La mission impartie à Jeanne n'était pas spécifiée dans les commandements de Dieu. Elle lui était imposée par une révélation spéciale. Mais la Pucelle ne se trompait-elle pas quand elle affirmait que c'était bien là volonté de Dieu. Écoutons-la répondre à ses juges. En face d'elle, sous la présidence d'un évêque, Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, siègent des religieux, des gradués *in utroque jure*, des maîtres en théologie, des prélats, des Abbés. Ils se disent l'Église, ils sont « mandatés », mais par peur, intérêt ou passion partisane, ils sont ce que nous appellerions aujourd'hui des tenants du « sens de l'histoire ». Et pour eux le sens de l'histoire c'est que les Français deviennent sujets du roi d'Angleterre. Aussi tirent-ils du dogme, de la morale, et du droit canon, non pas des arguments en faveur de la Foi, mais des machines de dialectique politique. Ils se conforment au monde. Comment verraient-ils, en cette Pucelle le démenti que leur inflige la Providence ? En ce qu'elle a fait, en ce qu'elle leur affirme, comment leur esprit, qui ne se renouvelle pas, reconnaîtrait-il la volonté de Dieu ?
91:82
En vain s'efforce-t-elle de la leur montrer par les événements. Ce ne sont tout de même pas des faits divers sans importance. Par une « simple pucelle » (Procès, 13 mars) -- c'est-à-dire par un instrument tout à fait hors de proportion avec les résultats, et dont certes, l'ingéniosité humaine ne se serait pas avisée -- l'Angleterre est battue. « A qui attribuer cela (écrit un clerc français de la cour de Martin V) sinon à celui qui peut faire tomber une grande, foule sous les coups de quelques-uns... C'est donc à vous, mon Dieu, roi de tous les rois, que je rends grâces d'avoir humilié le superbe et d'avoir maîtrisé nos adversaires par la force de votre bras. »
En vain répète-t-elle à ses juges : « Je n'ai rien fait que par commandement de Dieu... Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait de par Dieu. » Aveuglés par la volonté propre, ils ne peuvent voir en elle Celui qui l'a envoyée.
« Demeurez en Moi, et Moi en vous. Comme le sarment ne peut de lui-même porter fruit s'il ne demeure sur la vigne, ainsi vous non plus, si vous ne demeurez en Moi. » Jeanne est demeurée en son Seigneur, et sur ce sarment la sève divine a poussé ses fruits.
Dès la première fois qu'elle entendit la Voix, Jeannette a fait « vœu de virginité tant qu'il plairait à Dieu ». Dans la même épître aux Romains, saint Paul n'écrivait-il pas : « Offrez vos corps comme un sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu... » Ce sacrifice, dès l'âge de 13 ans environ, elle l'avait donc déjà consenti. Elle l'a parfait au moyen de la mortification corporelle « elle était très sobre, dépose son page Louis de Contes : plusieurs fois de toute la journée elle ne mangea rien qu'un morceau de pain ; je m'étonnais qu'elle mangeât si peu » ; et au moyen de l'abnégation ou renoncement à la volonté propre. A 16 ans environ, elle disait à Jean de Metz : « Je préférerais bien filer près de ma pauvre mère, mais il faut que j'aille parce que c'est le plaisir de mon Seigneur. »
L'abnégation ne lui était pas tellement facile, il lui fallait parfois faire de grands efforts sur elle-même. C'est ce qu'elle avoue pendant l'interrogatoire du 10 mars : « Si j'avais su l'heure et que je dusse être prise, je n'y serais pas allée de bon gré ; toutefois j'aurais fait leur commandement pour finir quoi qu'il dût m'arriver. » Et l'on se souvient de son mot du 12 mars : « Puisque Dieu le commandait, eussé-je eu cent pères et cent mères... je serais partie. » Quand l'amour dû à Dieu et l'amour voué aux parents entrent en balance, à celui-là Jeanne sacrifie celui-ci, comme tout le reste, comme soi-même.
« *Demeurez en moi et Moi en vous*. » Cette communion, rien ne l'entretient mieux que l'Eucharistie. Pour ce sacrement des vivants, Jeanne montrait plus que du goût, de l'avidité. Nous l'affirment tous les témoins, ceux de l'enfance comme ceux de la vie quotidienne. Et ses juges eux-mêmes ont noté pour l'avenir sa brûlante faim du « corps du Christ ».
92:82
... *car sans Moi vous ne pouvez rien faire*. Elle en était si persuadée, la simple pucelle, cela lui était tellement évident qu'elle a traduit presque littéralement : « *N'était la grâce de Dieu, moi-même ne saurais que faire.* » (Procès, 4 février.)
Qu'a-t-elle donc fait qui ne soit pas seulement temporel, qu'a-t-elle fait de plus durable que ces victoires et ce sacre et cette réconciliation nationale, car tout cela, c'était la figure de ce monde qui passe ?
« La vertu du Seigneur était là pour guérir » écrit S. Luc (V, 17) qui va raconter comment Jésus guérit un paralytique en lui disant : « Tes péchés te sont remis. » Par Jeanne la puissance du Seigneur donnait aussi la vie surnaturelle. Aux pillards, aux paillards, aux écorcheurs qui, en devenant ses hommes, devenaient les instruments de la geste de Dieu, à ces morts spirituels elle conseilla dès le début le sacrement qui rend la vie aux morts, la Pénitence. C'était à Blois, avant l'entrée en campagne -- quand à Orléans vint l'heure du premier « signe » pour la résurrection du royaume, elle insista davantage -- son aumônier reçut d'elle l'ordre de « conseiller à tous de confesser leurs péchés et de rendre grâces à Dieu sinon elle ne resterait pas en leur compagnie ».
Autre sacrement des morts : le baptême. Jeanne aimait tenir les enfants sur les fonts baptismaux. Elle le lit à Troyes et en bien d'autres villes. « A Saint-Denis, j'en ai tenu deux. Volontiers je donnais comme nom aux garçons « Charles » pour l'amour du roi, et aux filles « Jeanne » ; d'autres fois, selon le désir des mères. A Lagny, « toutes les filles de la ville étaient devant Notre-Dame » priant pour un enfant mort avant le baptême « on me demanda d'y aller prier Dieu et Notre-Dame qu'ils daignassent lui rendre la vie ; j'y allai et priai avec les autres. Et finalement la vie apparut en lui ; il bailla trois fois, et puis il fut baptisé, et il mourut tout de suite et il fut enterré en terre chrétienne » (Procès, 3 mars). Un miracle ! Les bonnes gens de Lagny ne doutèrent pas qu'il lui était dû. Pour elle, elle ne s'en soucia point (Procès, 3 mars). Quant à nous, nous voyons que cette résurrection n'eut lieu qu'après son intercession et qu'elle récompensa une foi plus vive, une foi plus grosse qu'un grain de sénevé. Un tel degré dans cette vertu ne prouve-t-il pas l'ardeur de sa vie surnaturelle.
C'est parce qu'il est l'Amour infini que Jésus, Voie et Vérité, s'est fait aussi pour les hommes la Vie. C'est par son union étroite avec lui que, sur les chemins du ciel comme sur les routes de France, Jeanne a montré la Voie et la montre encore d'après Pie XII lui-même : « Elle montre à tous le chemin sûr... » (Message aux Français, juin 1956.)
93:82
De cette union du sarment Jeanne à la vigne divine, rappellerons-nous quelques preuves.
Lorsque après l'avoir cherché pendant, trois jours Marie retrouva Jésus au Temple, lorsqu'elle lui eut demandé : « Mon fils, pourquoi avez-vous agi de la sorte avec nous ? » Jésus répondit : « Ne savez-vous pas que je dois être aux affaires de mon Père ». Entendons Jeanne : « Eussé-je eu cent pères et cent mères, je serais partie ». Modèle de fidélité à la vocation, elle n'en aimait pas moins ses parents d'un amour dont on sent bien l'extraordinaire chaleur quand elle parle d'eux, ce qui est rare car elle n'embarrasse pas autrui de ses propres chagrins. Jusqu'au milieu de son procès elle ne cesse d'espérer qu'elle les retrouvera un jour, comme elle l'a dit à Dunois deux ans plus tôt. « Plût à Dieu que je puisse me retirer maintenant, déposer les armes et aller servir mon père et ma mère... qui seraient si heureux de me revoir. » Tel est l'Amour ! Servir ceux qu'il aime. « A mes parents, j'ai toujours bien obéi, excepté pour ce départ. » Ne fallait-il pas qu'elle fût, elle aussi, aux affaires de Dieu ?
Un jour Jésus dit aux Pharisiens (Jean, VIII) : « Bien que je témoigne de moi-même, ce témoignage est vrai. Je sais d'où je viens et où je vais. Mais vous, vous ne savez pas d'où je viens ni où je vais, parce que vous jugez selon la chair. Pour moi, je ne juge personne. » Tout le procès de Jeanne est le développement de ces paroles du Christ. « Croyez-moi, si vous voulez » dit-elle à ces autres Pharisiens qui sont ses juges. Ou bien encore : « Renvoyez-moi à Dieu de qui je suis venue. »
Dans le même chapitre de saint Jean, Jésus dit encore : « Lorsque je vous dis la vérité, vous ne me croyez pas. Qui de vous pourtant me convaincra de péché ? » Avec la même obstination, Cauchon et ses assesseurs, au lieu de croire Jeanne, cherchent à la convaincre de péché. La menace même de la torture, le 9 mai, ne la fait pas plier. « Je sais bien, moi, que Notre-Seigneur a toujours été le maître de mes actes et que l'Ennemi n'a jamais eu puissance sur moi. » L'Ennemi, ce Satan homicide qui tue les sarments en les persuadant de se couper de la vigne vivante. Non ! Les Pharisiens de Rouen ne convaincront plus Jeanne de péché. Et la veille de sa condamnation à mort, elle s'écriera : « Je n'ai jamais rien fait contre Dieu ou la Foi. » (Procès, 28 mai.)
« Si je me glorifie moi-même, reprit Jésus, ma gloire n'est rien. Mais c'est mon Père qui me glorifie, mon Père que vous ne connaissez pas. Moi, je le connais. Si je disais que j'e ne le connais pas, je serais comme vous, menteur. » Et Jeanne, ce 28 mai : « Si je disais que Dieu ne m'a pas envoyée, je me damnerais. C'est la vérité que Dieu m'a envoyée. »
94:82
Quant à se glorifier elle-même, elle s'y est toujours refusée, et avec une force particulière le 17 mars en ces termes : « Mon espérance en la victoire était fondée en Notre-Seigneur, non ailleurs », ou encore le 13 mars en ces mots dont l'âme ne cesse d'entendre en secret le chant merveilleux quand elle médite sur sainte Jeanne d'Arc : « Il a plu à Dieu faire ainsi par une simple pucelle » constatation d'une humilité si touchante de la part de quelqu'un que tous les jours le ciel appelle « Fille de Dieu ».
Fille de Dieu. En la désignant ainsi par commandement du Seigneur, ses Voix ne nous confirmaient-elles pas dans la conviction que Jeanne vivait dans l'union au Fils de Dieu ?
Dans son chapitre XVI (v. 7) saint Jean rapporte ces paroles du Christ à ses disciples : « Il vous est avantageux que je m'en aille, car si je ne m'en allais pas l'intercesseur ne viendrait pas à vous. Si je m'en vais, je vous l'enverrai. »
Il fallait la mort de Jeanne pour la vie de la France. Après Reims, au lieu de continuer à se fier à la Messagère de Dieu, le roi préfère suivre une autre voie derrière d'autres guides. C'est cette offense à la Foi, évidente ingratitude et faute difficilement pardonnable, qui fait tomber des mains de la Pucelle l'épée et l'étendard. Assurément nous n'attendrons pas d'elle qu'elle dise. « Si je m'en vais, je vous enverrai le Consolateur. » Il ne procède pas d'elle, c'est Lui qui l'a choisie (Jean XV, 10). Mais nous comprenons mieux ce qu'elle entendait révéler en affirmant : « Puisqu'il plait à Notre-Seigneur, c'est le mieux que je sois prise. » (Procès, 12 mars.) Car il plaît à Notre-Seigneur de rendre à ce peuple la vie dont l'infidélité de son lieutenant risque de le priver. Or, pour le salut de la France, Jeanne peut encore quelque chose, donner sa vie, et le Seigneur la lui demande. Sa fin, comme celle de Jésus, montre ce qu'était son amour. (Jean XIII, 1.) Sa passion et sa mort prouvent que « nul ne peut l'emporter en amour sur celui qui donne sa vie pour ses amis » ([^21]). Et son dernier souffle lui sert à expirer le nom de Jésus, « qui veut dire sauveur », qui veut dire amour.
\*\*\*
Pas plus que Jean-Baptiste n'était la Lumière, Jeanne n'était la Voie, la Vérité, la Vie. De même qu'il était venu pour rendre témoignage à la Lumière, elle était venue pour rendre témoignage à la Voie, à la Vérité, à la Vie.
\*\*\*
95:82
« Il vous donne un commandement nouveau, c'est de vous aimer les uns les autres. A ce signe on reconnaîtra que vous êtes mes disciples » (Jean XV, VI) et ceux du « Père qui m'a envoyé ».
Cet amour mutuel est la marque à laquelle on reconnaissait les premiers chrétiens. « Voyez comme ils s'aiment ». Chose extraordinaire, en ces temps où l'homme n'était pour l'homme qu'objet et même proie. *Homo, homini lupus* (Plaute). Et les païens, habitués aux abus, aux crimes, aux horreurs de l'égoïsme, voyaient avec étonnement fraterniser les esclaves et leurs maîtres absolus, ces bourreaux convertis.
Cette charité reparaît éminente en sainte Jeanne d'Arc. La Pucelle n'avait pas seulement pour mission de rétablir le chef d'État légitime, clé de voûte de la société nationale, elle devait le limiter à la fois et l'élever au titre de lieutenant du Roi des cieux, aux fonctions de pontife de l'ordre temporel. Pour qu'on n'en doutât point, elle a révélé, elle-même, elle qui ne parlait qu'après « congé de Dieu » l'évangélique essence de son apostolat politique -- « J'ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des indigents » ([^22]). A ce sujet deux de ses paroles sont à rapprocher : celle-ci, prononcée devant le roi et des princes de sa parenté : « Plus il y en aura du sang du roi de France ensemble, mieux ce sera » (déposition du duc d'Alençon) ; et celle-là, dite à propos d'un simple écuyer : « Voilà un homme de bonne trempe comme j'aimerais en avoir beaucoup » (déposition de Gobert Thibault). Liant par la même charité sujets et princes, elle donnait à l'Amour la clé des cœurs et des villes, assurant la réconciliation, rétablissant la concorde en vue du bien commun. A cela on la devait reconnaître comme envoyée du Roi du ciel.
« Chacun, a écrit Isabelle Rivière, avait droit à un morceau de la vie et du cœur d'un autre, que cet autre lui a refusé. » ([^23])
Ô Jeanne, qui avez donné à la Foi et à la Patrie votre vie tout entière et tout votre, cœur, nous vous en prions en cet anniversaire du dernier de vos grands miracles, réconfortez ceux qui souffrent pour la Patrie et pour la Foi. Guide à qui Dieu traça la route, éclat de la Lumière divine, vous en qui vivait le Christ, montrez-nous la voie qui nous sortira des ténèbres et qui, les idoles renversées, le Veau d'or abattu, Dieu premier servi, nous conduira en votre compagnie a Celui qui, seul, a les paroles de la Vie Éternelle, et dont le règne est le règne de la Justice, de la Paix, de l'Amour.
Joseph THÉROL.
96:82
### La société secrète des modernistes
par Jean MADIRAN
Voici quelques pages extraites de la cinquième partie du nouveau livre que Jean Madiran vient de publier aux Nouvelles Éditions Latines (Collection Itinéraires) « L'intégrisme, histoire d'une histoire ».
Dans l'Encyclique Pascendi, saint Pie X mentionne à plusieurs reprises et de diverses manières l'action « occulte » des modernistes.
S'agit-il d'une société secrète au sens strict ?
L'Encyclique *Pascendi* permet de le supposer ; son texte ne l'affirme pas formellement.
Mais trois ans plus tard, cette accusation formelle est prononcée par saint Pie X (*Motu proprio* du 1^er^ septembre 1910)
« Les modernistes, même après que l'Encyclique *Pascendi* eût levé le masque dont ils se couvraient, n'ont pas abandonné leurs desseins de troubler la paix de l'Église. Ils n'ont pas cessé, en effet, de rechercher et de *grouper en une association secrète de nouveaux adeptes*... »
Le texte latin dit en cet endroit : «* Haud enim intermiserunt novos aucupari et in clandestinum fœdus ascire socios. *»
Il s'agit bien d'une société secrète.
\*\*\*
Or les historiens ne font pas mention de cette société secrète.
97:82
Dans les livres, dans les revues, nous avons consulté les « histoires » et les « bilans » du modernisme (en langue française) parus depuis la seconde guerre mondiale : nous n'y avons trouvé aucune allusion à cet aspect précis de la question.
Non seulement la société secrète est omise, mais encore la présentation du modernisme faite par les uns et les autres en *nie implicitement* l'existence. Elle la nie en ce que leur portrait du modernisme est incompatible avec l'existence d'une société secrète : des modernistes. On nous parle d'hommes de cabinet, de chercheurs, de publicistes, d'ecclésiastiques qui se trompaient sans doute, mais qui étaient autant d'âmes candides : assurément cela est vrai pour beaucoup d'entre eux ; mais cela ne suffit pas à rendre compte du phénomène historique que fut le modernisme ; cela n'explique pas la prépotence organisée, les campagnes concertées, le fatras publicitaire d'insultes ou de louanges, les tactiques préméditées et les activités occultes décrites par l'Encyclique *Pascendi ;* et cela n'explique pas la « société secrète » mise en cause par le *Motu proprio* du 1^er^ septembre 1910.
Les récits de la crise moderniste, les bilans du modernisme, les jugements portés sont radicalement viciés par l'ignorance systématique et la dissimulation d'un élément d'appréciation aussi important.
Dans l'hypothèse où saint Pie X aurait « exagéré » en imputant aux modernistes l'organisation d'une société secrète, on pourrait au moins nous le dire. Car on ne se gêne pas pour nous dire de toutes les manières, y compris les plus explicites, que saint Pie X a « exagéré » ; il a exagéré, nous dit-on, en rattachant à un seul système des idées diverses ; il a exagéré, disent certains, en parlant de péril mortel pour l'Église ; il a exagéré dans la vigueur et la rigueur apportées à combattre le modernisme... A ceux qui en ont déjà tant dit, il ne coûterait pas grand-chose de dire aussi que saint Pie X a exagéré en affirmant l'existence d'une société secrète.
98:82
Il serait même plus facile aux critiques de Pie X de lui reprocher cette exagération-là, qui concerne simplement un point de fait, que de lui reprocher des exagérations concernant la discipline ecclésiastique ou même la doctrine religieuse. Le point de fait, c'est le domaine en lequel l'autorité du Souverain Pontife est le moins engagée. Il n'est contraire ni à la foi ni même au respect de penser et de dire qu'un Pape a pu se tromper sur un point de fait. Il est toujours délicat de l'accuser de s'être trompé en matière de discipline ecclésiastique : d'autant plus délicat que saint Pie X a été canonisé, ce qui, sans le rendre impeccable, atteste du moins qu'il ne commit pas de faute grave dans le gouvernement de l'Église. Une rigueur excessive et persécutrice dans la répression du modernisme eût été une faute grave s'opposant à la canonisation ; une erreur sur un point de fait, en revanche, n'est pas a priori impossible. Eh ! bien, historiens et publicistes n'hésitent pas : ils mettent fréquemment en cause la prudence et la justice du gouvernement de saint Pie X, et certains même ne cachent nullement qu'ils ne considèrent point comme irréprochable son magistère doctrinal. Après cela, ce n'est donc ni la pudeur, ni le respect, ni aucun autre sentiment analogue qui peut les retenir de mettre en cause la justesse de l'appréciation portée par le même Pie X sur un simple point de fait.
Pourtant, ils ne le font pas. Ils *dissimulent* entièrement la question. Omettant de mentionner la société secrète du modernisme, niant implicitement son existence, ils n'osent pas contester l'affirmation de saint Pie X, ils préfèrent *dissimuler* cette affirmation aussi.
Disons qu'il s'agit d'une énigme.
\*\*\*
Ayant dissimulé l'existence de la société secrète, les historiens ne nous apportent évidemment aucune lumière sur sa disparition.
C'est pourtant une question ; une question historique une question non résolue ; une question posée : *à quelle date* la société secrète des modernistes a-t-elle cessé d'exister ?
99:82
On ne peut même pas se demander si d'aventure elle ne se serait pas ultérieurement « reconstituée » ; pour se « reconstituer », il faut avoir cessé d'exister : on ignore *si* et *quand* elle a été dissoute. Mais non seulement on ignore la réponse : on feint d'ignorer la question.
Auteurs de récits ou de bilans considèrent qu'en 1907 l'Encyclique *Pascendi* a porté un coup mortel au modernisme ; qu'elle a réglé la question ; qu'elle l'a même, en quelque sorte, trop réglée, trop brutalement, trop complètement.
Ce n'était pas l'avis de saint Pie X qui, trois ans plus tard, à la date du 1^er^ septembre 1910, affirmait en toute netteté : *les modernistes n'ont pas cessé de grouper en une association secrète de nouveaux adeptes*.
Ils n'ont pas cessé...
Mais alors, quand donc ont-ils cessé ?
Et même : ont-ils cessé ?
Existe-t-il aujourd'hui une société\
secrète des modernistes ?
Peut-être la société secrète des modernistes a-t-elle été dispersée par les bouleversements de la première guerre mondiale ? C'est une hypothèse plausible. Ce n'est pas une certitude. Et, dans cette hypothèse, n'y a-t-il pas lieu de se demander si une société secrète *qui avait été capable de résister aux mesures les plus rigoureuses de saint Pie X* n'a pas été capable de se reconstituer sous une forme ou sous une autre ?
Souvenons-nous de la remarque que faisait le sociologue de la *Chronique sociale :*
« Même dissoutes par une autorité civile ou religieuse, les sociétés secrètes ont tendance à subsister, ou à se reformer dès la première occasion. Ce fait ne manque pas de frapper tout historien... »
Cette considération judicieuse, mais générale, ne prouve évidemment pas que, dans ce cas particulier, la société secrète du modernisme ait indéfiniment survécu : les sociétés secrètes ne sont point, par nature, immortelles.
100:82
Mais celle-là, *par qui donc, par quoi et comment a-t-elle été protégée, et encore aujourd'hui ?*
Faut-il penser que seules l'obnubilation, la distraction, la paresse, l'ignorance ont empêché les historiens de se poser la moindre question à son sujet ?
Ou bien une influence discrète, occulte, puissante, les a-t-elle efficacement et continuellement détournés de ce problème ?
On n'est jamais si bien servi que par soi-même. Que ce soit la société secrète elle-même des modernistes, continuée et toujours vivante, qui ait détourné ou empêché les historiens de s'occuper de son histoire, c'est une hypothèse également plausible.
A quoi s'ajoute une autre considération.
Jusqu'à sa mort, saint Pie X a combattu avec une énergie terrible cette société secrète installée à l'intérieur de l'Église. Il l'a combattue sans pouvoir la vaincre ni la supprimer : il l'a dit lui-même. *Une société secrète qui réussit à survivre quand on la combat, ne va-t-elle pas prospérer quand on ne la combat plus ?* Après la mort de saint Pie X, on s'est occupé d'autre chose, y compris du modernisme doctrinal, juridique, social, mais on ne s'est plus occupé de la société secrète installée au sein de l'Église. La conséquence normale d'une telle abstention est que la société secrète a renforcé son installation, multiplié ses progrès, développé sa puissance ; que son pouvoir occulte est devenu beaucoup plus grand ; qu'elle a été beaucoup plus forte pour pousser en avant ses adeptes, pour liquider ses adversaires, et pour empêcher que l'on parle d'elle -- imposer le silence public sur soi-même est l'objectif commun à toutes les sociétés secrètes. Cela a-t-il eu lieu ? C'est, encore, une hypothèse plausible, une hypothèse que l'on ne peut écarter a priori une hypothèse qui mérite réflexion.
\*\*\*
101:82
Pour notre part nous n'avons pas poussé plus loin la recherche. La méthode à employer, semble-t-il, serait la suivante : reprendre les thèmes modernistes analysés et catalogués dans *Pascendi *; examiner s'ils sont professés aujourd'hui ; rechercher s'ils bénéficient d'une *action concertée* et si, entre ceux qui participent au concert, s'établissent des liaisons de fait que n'expliquent ni leurs fonctions, ni leurs activités connues, ni leur situation géographique et sociale. Une telle recherche, portant sur la période contemporaine et sur des personnes vivantes, est manifestement hors des possibilités d'un individu isolé. Pour pouvoir procéder à une telle recherche dans l'Église, il faut disposer de l'autorité et des moyens d'information qui appartiennent aux Congrégations romaines, et notamment au Saint-Office. Seules les Congrégations romaines en général, et le Saint-Office en particulier, seraient en mesure de déterminer si la société secrète des modernistes, sous sa forme ancienne ou sous une forme nouvelle, existe toujours *in sinu gremioque Ecciesiae*.
Pour cette raison d'ailleurs, si cette société secrète existait toujours, *sa préoccupation cardinale serait de neutraliser, paralyser ou supprimer les Congrégations romaines en général et le Saint-Office en particulier*.
Il faudrait enfin apercevoir que, si la société secrète des modernistes a subsisté, elle a dû très probablement se renforcer et se transformer par l'adjonction de techniques nouvelles à ses tactiques anciennes : les techniques sociologiques du noyau dirigeant, du groupe restreint, du comité, du secrétariat, et des courroies de transmission. Il faudrait en outre ne pas négliger une autre considération encore : si la société secrète du modernisme a survécu, il est à peu près impossible qu'elle n'ait pas été normalement amenée à des liaisons, inter-actions et inter-pénétrations avec l'une ou l'autre des obédiences maçonniques et avec l'une ou l'autre branche de l'appareil clandestin du communisme soviétique...
Jean MADIRAN.
102:82
### L'Annonciation
Comme on le sait, la fête de l'Annonciation est le 25 mars. Mais cette année, le 25 mars tombant dans la Semaine sainte, l'Annonciation est fêtée le 6 avril.
*Voici le début d'un Noël Bourguignon :*
*Un jor la haut Dieu le Fî*
*Enfin que par la lucarne*
*De toute part il regarde*
*Su Nazareth s'arrêti*
*Il vit la Vierge Marie*
*Fillotte de quatorze an*
*Fraîche comme en la prairie*
*Les violettes au printam*
*C'est bien ainsi qu'elle paraissait aux yeux du monde : une enfant très pure et très sage et bonne à marier.*
\*\*\*
103:82
*Elle s'ignorait elle-même ; elle n'avait aucune idée de sa condition véritable. Sans se douter de l'élection dont elle était l'objet, elle avait une haute vie mystique. La venue de l'ange Gabriel ne la surprend pas. Ses paroles seulement la troublent. Elle vivait en présence de Dieu, elle la connaissait dans son âme et, comme tous ceux à qui cette grâce est donnée, elle était profondément humble : plus on approche de Dieu et jusqu'à le toucher, plus nous apparaît notre petitesse et notre misère. Marie était donc alors déjà la plus humble des enfants d'Israël.*
*Nous ignorons si elle a suivi à Jérusalem, jusqu'à* 14 *ans, les cours d'une école sacrée pour les filles, où elle aurait été élevée. Une tradition très ancienne le dit, et c'est possible. Que reste-t-il chez la plupart des enfants d'une formation tôt arrêtée ? Mais Marie avait un maître intérieur à son âme pour l'instruire. Et il est certain que la Très Sainte Vierge avait une excellente mémoire ; elle avait retenu à peu près tout ce qu'elle avait entendu lire de l'Écriture Sainte dans la synagogue ; son Magnificat en apporte la preuve. Il comporte au moins une douzaine d'allusions à des passages de l'Ancien Testament et principalement au cantique d'Anne qui, stérile jusqu'alors, fut la mère du prophète Samuel. Elcana, son mari lui disait :* « *Anne, pourquoi pleures-tu et ne manges-tu pas ? Pourquoi ton cœur est-il triste ? Est-ce que je ne vaux pas pour toi mieux que dix fils ?* »
*La mère de Marie s'appelait Anne elle aussi ; comme la femme d'Elcana, elle avait longtemps attendu son enfant ; l'histoire de la première Anne était souvent méditée dans la famille et son cantique renaît sur les lèvres de Marie quand l'ange lui eût, révélé son avenir.*
*Mais il y avait un mystère dans l'âme de la fillette. Toutes les femmes d'Israël avaient considéré la stérilité comme une malédiction et, en ce temps-là particulièrement, toutes espéraient comme possible de donner le jour au prophète qui devait sauver son peuple. Cent cinquante ans auparavant, les frères Macchabées avaient donné leur vie ils avaient vaincu leurs persécuteurs, fondé un royaume de Dieu et on célébrait toujours magnifiquement l'anniversaire de la Dédicace du Temple par Judas Macchabée :*
104:82
« *On célébra alors la Dédicace à Jérusalem ; c'était l'hiver et Jésus allait et venait dans le Hiéron sous le portique de Salomon.* »
*Si jamais peuple eut une foi* « *adulte* » *comme on dit aujourd'hui, ce fut bien le peuple juif au temps de Notre-Seigneur.*
*Jamais la loi n'avait été suivie aussi exactement dans l'histoire du peuple juif qu'elle l'était au temps de l'enfance de Marie. Et même, depuis qu'Hérode avait enlevé tout pouvoir politique aux pharisiens, jamais il n'y avait eu autant d'unité religieuse en Israël. Ce roi fort intelligent quoique barbare et hypersensible comme le sont beaucoup, de ces peuples, avait spontanément accompli la séparation des pouvoirs qui est un des grands bienfaits du christianisme. Sa récompense était que tout le peuple juif scrutait les prophètes pour savoir à quel moment le Messie viendrait le débarrasser de lui. Daniel avait, écrit* (*IX --* 20)
« *Comme je parlais encore, priant, confessant mon péché et le péché de mon peuple d'Israël, et déposant ma supplication devant Dieu... comme je parlais encore et priais, cet homme, Gabriel, que j'avais vu auparavant en vision, s'approcha de moi d'un vol rapide vers le temps de l'oblation du soir. Il m'instruisit, me parla et me dit : Daniel... sois attentif à la parole et comprends la vision. Soixante dix semaines ont été déterminées sur ton peuple et sur ta ville sainte pour enfermer la prévarication, pour sceller les péchés et pour expier l'iniquité, et pour amener la justice éternelle, pour sceller vision et prophète et pour oindre le Saint des saints... Et après soixante-deux semaines, un oint sera retranché...* »
*Dans toutes les maisons juives où le repos du sabbat était absolu, on faisait le compte des semaines d'années : la venue du Messie était maintenant prochaine et toutes les femmes d'Israël eussent désiré en être la mère et d'abord celles de la tribu de Juda à laquelle appartenait Marie, puisque ce Messie devait être un descendant de David. Toutes priaient pour hâter sa venue.*
105:82
*Comment se fait-il que la petite Marie, qui priait plus intensément que quiconque, était la seule qui y eût renoncé dans son cœur ?*
*Elle était parfaite et n'en savait rien. Elle ne commettait aucun péché, mais l'habitude de la présence continue de Dieu dans son âme la laissait humiliée de sa* « *bassesse* ». *Elle n'était même pas tentée comme nous le sommes par les trois concupiscences, car celles-ci sont l'héritage du péché originel et elle en était exempte. Sa délicatesse de conscience était extrême, et n'ayant pas à se reprocher de péchés personnels, mais seulement de ne pas aimer Dieu assez, elle souffrait infiniment de toutes les offenses à Dieu et priait aussitôt en implorant la miséricorde de Dieu. Elle chantait du fond du cœur ces psaumes qui semblent, hélas, tenir si peu de place, aujourd'hui, dans la vie chrétienne :* « *Du fond de l'abîme je crie vers toi, ô Dieu... Si tu gardes le souvenir de l'iniquité, Seigneur, qui pourra subsister... Israël, mets ton espoir en Dieu, car en lui est la miséricorde, et surabonde la délivrance.* » *Et ces paroles répétées par des lèvres si pures ouvraient à beaucoup, d'âmes, sans qu'elle le sût, les avenues du ciel. Celle qui était vraisemblablement sa sœur de mère, Marie de Clopas, épouse d'Alphée, suivit Notre-Seigneur jusqu'au Calvaire. Ses quatre fils, alors petits garçons, devinrent des apôtres. Marie avait vécu avec eux.*
*Connaissant bien les habitudes de sa nation et la loi de Moïse, elle savait qu'on la marierait et qu'elle n'y pourrait rien. Or, elle ne voulait appartenir qu'à Dieu. Sans tache, et insensible aux attraits de la concupiscence dont elle était préservée, unie à Dieu dès son enfance, comment eût-elle désiré quoi que ce soit de la terre ?*
*Sa fidélité constante augmentait sans cesse en elle les grâces que lui versait la munificence divine ; elle ne voyait que Dieu en toutes choses et n'aspirait qu'à Dieu.*
106:82
*Ce fut donc pour Marie une épreuve intime des plus cruelles de se voir fiancée. Elle acceptait sans doute sans arrière pensée la volonté de Dieu mais elle ne comprenait pas ; ce fut une époque de ténèbres, de pure foi, sans autre lumière que la volonté évidente de Dieu, qu'elle devait être mariée. Ce que dura cette épreuve, nous l'ignorons, mais il serait étonnant qu'avant la grande révélation elle n'ait eu sa nuit de l'esprit. Il ne fallut rien de moins que le plus grand miracle de tous les temps et de tout l'univers pour l'éclairer.*
*Les fiançailles duraient un an. Un an après, jour pour jour, avait lieu le mariage. C'était un engagement si sérieux qu'il fallait une répudiation en forme pour le rompre. Mais il était d'usage, en Judée, que les jeunes gens destinés à s'épouser prissent un repas en tête à tête, ou qu'ils pussent avoir un entretien privé.*
*Moment solennel dans l'histoire du monde. La grâce de Joseph répondit à la grâce de Marie. L'ascendant de celle qui allait devenir la reine des anges, des patriarches et des prophètes conquit à ses vues le jeune homme si pur dont l'Écriture dit qu'il était juste. Juste devant Dieu, bien entendu, ce n'est pas peu de chose. Il vénéra tout de suite l'épouse immaculée que Dieu lui donnait. La grâce les menait tous deux, car rien de ce que nous savons n'était alors connu d'eux. Le jeune homme accepta, pour vivre auprès d'une telle épouse, les conditions que lui offrait Marie et qu'il était entièrement maître de repousser quoi qu'eût pu dire la jeune fiancée. Son amour grandit au cours de cette année de fiançailles et cet amour de Marie fit de lui probablement le plus grand saint du ciel. Merveille de la grâce ! comme le dit saint Paul :* « Ceux qu'il prévoit, il les prédestine ; ceux qu'il prédestine, il les appelle ; ceux qu'il appelle, il les exalte ! »
\*\*\*
107:82
*La tradition place l'Annonciation au 25 mars. Cette date est commandée par celle de Noël. Et le mariage de Marie et de Joseph eut lieu à une date très proche pour qu'il n'y eût aucun soupçon d'irrégularité dans la naissance de Jésus. C'est donc probablement au milieu des fêtes de mariage, peut-être au jour du Seigneur, le sabbat suivant, qu'eut lieu l'Incarnation du Fils de Dieu. Le mariage eut lieu comme partout, avec les invitations des parents, les costumes de fête, les robes nuptiales, le cortège des* « *amis de l'époux* »*, nos* « *garçons d'honneur* » *un grand repas, les prières à la synagogue et la fiancée revêtue d'une tunique de diverses couleurs, d'un ample manteau et d'une couronne faite de plaques dorées représentant les tours d'une ville. Telle était Marie. Elle fut conduite processionnellement dans un palanquin, à la maison qu'elle et Joseph devaient habiter. Un petit dais y était dressé. Elle et Joseph s'y placèrent, on mit un même voile sur leurs deux têtes, ils burent au même verre et échangèrent l'anneau. Puis un parent lut le contrat de mariage.*
*Au Sabbat suivant, dans le même costume, les jeunes époux eurent la place d'honneur à la synagogue. Or, c'était le temps de la fête de Pourrim ; on célébrait l'anniversaire du salut des Juifs par Esther, l'épouse du grand Roi. Les invités de la noce, les époux et toute l'assistance entendirent la prière d'Esther :* « Mon Seigneur qui êtes seul notre roi, assistez-moi dans mon délaissement, moi qui n'ai pas d'autre recours que vous... Souvenez-vous : faites-vous connaître dans ce temps de notre affliction et donnez-moi du courage, roi des dieux et dominateur de toute puissance. Mettez de sages paroles sur mes lèvres en présence du lion. »
*Et tous, au cours de la lecture, voyaient en esprit Esther entrer chez le grand Roi et s'évanouir en sa présence.* « *A lors Dieu changea la colère du roi en douceur. Il s'élança de son trône et soutint Esther dans ses bras.* » *Qu'as-tu donc Esther, je suis ton frère, aie confiance...*
*Marie ignorait encore que la reine Esther qui sauva les Juifs était une simple figure du rôle qu'elle allait jouer elle-même. Mais elle aussi demandait le secours de Dieu, elle aussi priait avec ferveur pour le salut des hommes, car elle savait que* toutes les familles de la terre *et point seulement les Juifs* étaient bénies en Abraham.
108:82
*Et c'est très vraisemblablement au milieu de ce mariage et de ces fêtes, au retour de la synagogue, pendant une heure de tranquillité et d'isolement que Marie en prière et méditant les vues de Dieu sur le salut, des hommes, vit entrer l'ange Gabriel.*
« Je vous salue, pleine de grâces ! » *Comment l'humilité de Marie n'eût-elle été surprise ? Comment une âme possédée par Dieu et qui sentait en elle la présence divine eût-elle pu imaginer qu'elle eût répondu exactement* (*c'était le cas de Marie*) *à toutes les grâces qui s'étaient accumulées sur elle depuis sa naissance ? Elle fut troublée de ces paroles, se demandant ce que pouvait signifier cette salutation. L'ange la rassura et lui annonça la grande nouvelle de l'Incarnation du Fils de Dieu.*
*Mais Marie se voulait tout à Dieu et elle avait obtenu de Joseph qu'il respectât ce qu'elle pensait être sa vocation ; elle demande alors à l'ange* (*ô la raisonnable tête, ô la ferme volonté !*) « Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d'homme ? » *La réponse de l'ange est bien connue de tout le monde. Le père de l'Enfant sera l'Esprit Saint, et l'ange ajoute un signe : la naissance prochaine d'un enfant chez la vieille Élisabeth. Marie, le temps d'un éclair, comprit les prophéties et comment elles s'accompliraient en elle, celle d'Isaïe, d'abord* « Le Seigneur lui-même vous donnera un signe. Voici que la Vierge a conçu et qu'elle enfante un fils et elle lui donne le nom d'Emmanuel. » *Marie dit alors :* « Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole. »
109:82
*Du coup, l'acceptation humble et tranquille du rôle offert par le Seigneur fit de Marie la* « *maison d'or, l'étoile du matin, la porte du ciel, le refuge des pécheurs et la reine des anges* »*. Et saint Augustin dit que tous les prédestinés, pour être conformes à l'image du Fils de Dieu, sont en ce monde cachés dans le sein de la Très Sainte Vierge jusqu'à ce qu'elle les enfante à la gloire. Réjouissez-vous, chrétiens ignorés du monde et dont les peines sont connues de Dieu seul, vous avez un refuge semblable à vous, pareillement ignoré des hommes.*
*Du coup, Jésus, dans le sein de Marie, commença, du sang de sa Mère, à se former des yeux pour contempler un jour celle qui devait être sa seule consolation sur la terre, des yeux aussi pour pleurer sur Jérusalem, des membres pour travailler et souffrir, s'offrir à nos clous et à nos coups de lance.*
*Marie connaissait les prophéties sur la passion du Serviteur de Dieu ; elle en acceptait pour elle toutes les conséquences, telles que devait les lui rappeler le vieillard Siméon. Et dans la joie de voir s'accomplir le salut du genre humain, elle partit aussitôt porter le Christ à Élisabeth et à saint Jean.*
D. MINIMUS.
110:82
## NOTES CRITIQUES
### Le scandale de Paris (suite)
L'un des deux religieux qui ont participé à la « Semaine de la Pensée marxiste » organisée par le Parti communiste ([^24]) a expliqué les motifs de son attitude en répondant aux questions qui lui ont été posées par les *Informations catholiques internationales* (numéro du 15 février).
L'auditoire\
et l'inexpérience\
de l'orateur,
Le premier mot du P. Jolif aux *Informations catholiques internationales* est pour dire :
« Le Parti communiste m'a offert le plus bel auditoire que j'aie jamais eu : plusieurs milliers de jeunes, extrêmement attentifs et chaleureux. »
Des auditoires aussi fournis, aussi jeunes, aussi studieux, aussi ardents, il en existe ailleurs. A Lourdes, par exemple. Ou dans un Congrès de *La Cité catholique*, quand elle existait encore en tant que telle. On s'étonne que le P. Jolif n'ait jamais eu auparavant un auditoire de cette importance.
Il était imprudent qu'un homme dépourvu d'expérience sous ce rapport ait sa première rencontre, évidemment grisante, avec un auditoire important et jeune, dans une réunion organisée -- préfabriquée -- par le Parti communiste.
Les « marxistes »,\
les communistes\
et le Parti
Le P. Jolif, ayant ainsi salué le *Parti communiste*, n'en parle plus par la suite. Il ne s'agit plus que du « dialogue » entre « des marxistes » et « des chrétiens » :
111:82
« Des marxistes et des chrétiens peuvent nouer un dialogue amical sans jamais oublier ce qui les oppose (...). Une manifestation publique telle que la « Semaine de la Pensée marxiste » peut révéler et même créer en partie, un climat ; en ce sens, son utilité pour le dialogue est incontestable. Mais les choses ne progresseraient guère si l'on en restait à de tels débats. Si nous prenons au sérieux le dialogue, nous nous trouvons en face d'une tâche ardue, qui exigera beaucoup de temps. Cette tâche ne pourra être menée à bien, je crois, qu'à l'intérieur de groupes de travail, aussi représentatifs que possible (...) Je pense que rien ne s'oppose aujourd'hui à la création ou au fonctionnement de tels groupes de travail. »
On va donc prolonger, institutionnaliser la rencontre et le dialogue de janvier 1964.
Ses motivations, le P. Jolif les présente ainsi :
« En dernière analyse, tout se ramène à une question très simple : les marxistes sont-ils aussi des hommes ? Répondre affirmativement, c'est estimer que tout est possible et qu'il faut discuter. Répondre négativement, c'est penser que tout est perdu et que rien ne peut être fait. Opter pour la première réponse, ce n'est pas seulement faire un pari généreux, c'est reconnaître ce qui est. »
Vouloir tout ramener à la question : *les marxistes sont-ils aussi des hommes *? est étrangement simpliste. Donner à entendre qu'il y aurait des chrétiens (sans doute ceux qui désapprouvent le P. Jolif) pour prétendre que les marxistes ne sont pas des hommes, c'est se moquer du monde.
\*\*\*
La distinction entre « le communisme » et « les communistes » est une distinction insuffisante, ainsi que l'ont montré, à plusieurs reprises, divers écrivains de cette revue. Du moins vaut-il mieux encore une distinction insuffisante que pas de distinction du tout. Le P. Jolif ne distingue plus rien et s'établit dans une totale confusion. Il ne fait aucune différence explicite entre « les marxistes » -- qui sont des hommes, bien sûr -- le marxisme, le communisme et le Parti communiste.
S'il distinguait au moins entre « les marxistes » et « le Parti », il pourrait alors se demander s'il est vraiment indispensable que le dialogue avec ceux-là soit organisé à l'intérieur de celui-ci et sous son contrôle. Il pourrait se demander si dialoguer avec des marxistes impose l'obligation d'aller chez le Parti communiste, sur sa convocation, sous son égide et selon son programme.
112:82
Certes, il n'est pas fatalement mauvais, en soi, de prendre la parole dans les réunions du Parti. Le P. Jolif n'est pas le premier. Mais ses prédécesseurs y allaient en *contradicteurs*, et non en interlocuteurs amicaux. Les « réunions publiques et contradictoires » n'ont pas été inventées en 1964. Elles conviennent peut-être mieux aux hommes politiques qu'aux moines. Des religieux pourraient pourtant y prendre part. En février 1957, les communistes (et le même Garaudy) avaient invité à une réunion publique et contradictoire les Pères jésuites Bigo, Chambre et Calvez, à titre d' « auteurs d'ouvrages sur le marxisme ». Les Pères jésuites déclinèrent l'invitation. S'ils ne l'avaient pas déclinée, ils seraient intervenus en contradicteurs, -- ce que n'ont point fait les Pères Jolif et Dubarle en janvier 1964.
L'une au moins des raisons invoquées en 1957 par les Pères Bigo, Chambre et Calvez conserve en 1964 toute sa valeur :
« Ce débat ne pourra avoir un intérêt que le jour où les communistes français auront publié des études sérieuses et scientifiques sur l'Union soviétique et sur Karl Marx, ce qui n'est pas le cas. »
Comme en témoignent ces lignes, les Pères de l'Action populaire avaient compris que le Parti communiste les invitait non point à un vrai *débat*, mais à une opération de propagande calculée et machinée au profit exclusif du Parti.
\*\*\*
On dirait que le P. Jolif ne sait rien du Parti dont il a accepté l'invitation. On dirait qu'il ne sait même pas que « des marxistes », en France, il en trouverait beaucoup plus en dehors du Parti communiste qu'à l'intérieur. Il y a tous les marxistes qui n'ont jamais été communistes d'obédience soviétique. Il y a tous les anciens communistes qui ont quitté le Parti : un ou deux millions d'hommes et de femmes qui ont été communistes à un moment ou l'autre depuis 1945, et qui ont tourné le dos au Parti communiste, tout en restant, peut-être, plus ou moins « marxistes » (et en continuant éventuellement à voter pour des candidats communistes). Ces anciens communistes constituent une « masse » beaucoup plus importante que celle qui figure sur les contrôles du Parti, répond à ses appels et assiste à ses réunions.
\*\*\*
113:82
Bien sûr, on veut « aller aux masses », aux gros bataillons, aux plus nombreux. Et l'on ne s'est pas encore avisé du B-A-BA, à savoir que partout et toujours le « masses » sont *à l'extérieur* du Parti communiste. Même dans les pays où le Parti est au pouvoir, même en U.R.S.S., il ne représente qu'environ 5 % de la population. La théorie même du Parti, c'est de mouvoir les masses *de l'extérieur* (par des « organisations de masse » par des « courroies de transmission » qui *ne sont pas* le Parti). En fait et en France il y a moins de 20.000 communistes qui n'aient pas quitté le Parti dix ans après leur première adhésion. Les adhérents du Parti à un moment donné ne sont jamais que des *communistes provisoires* dans la proportion d'au moins 90 % des effectifs. A côté des 250.000 (environ) adhérents provisoires que compte aujourd'hui le Parti, il y a un à deux millions d'*anciens communistes*, dont aucun apostolat ne s'occupe. Tout cela est bien connu de ceux qui ont étudié les RÉALITÉS communistes ([^25]).
\*\*\*
Humainement, sociologiquement, concrètement, « les marxistes » ne sont pas la même chose que « les communistes ». Et « les communistes » qui sont eux aussi « des hommes » ne forment pas eux-mêmes une seule et unique catégorie.
« Le marxisme » « le communisme » et « le Parti communiste » ne sont pas non plus trois termes équivalents ni une seule et même réalité.
Dans l'intention de dialoguer avec « des marxistes » aller au Parti, c'est prendre le chemin le plus irréel. Justifier son acte en mettant dans le même sac les marxistes, les communistes et le Parti, c'est ajouter de la confusion à la confusion.
La nature\
du dialogue
Le porte-parole des *Informations catholiques internationales* dit au P. Jolif : «* Vous avez constaté que morale marxiste et morale chrétienne se rejoignaient pour servir les hommes. *» On pourrait épiloguer longuement sur une contre-vérité aussi trompeuse. Mais retenons plutôt ce qu'énonce le P. Jolif lui-même. Il définit le dialogue avec les marxistes en ces termes :
« Un marxiste ne peut accepter la conception de l'homme qui est mienne, pas davantage que le ne puis admettre l'humanisme marxiste. Je ne vois qu'une seule façon de surmonter progressivement cette contradiction : il faut que nous relativisions nos représentations théoriques en les confrontant perpétuellement à l'homme tel qu'il existe.
114:82
Il nous faut tout bonnement prendre au sérieux notre décision initiale : servir les hommes et non défendre des conceptions de l'homme qui sont vraisemblablement inadéquates à l'homme réel. Cette attitude réaliste me paraît acceptable pour un marxiste aussi bien que pour un chrétien. En l'adoptant, on ne risque d'encourir aucune perte ; elle permettra au contraire de découvrir peu à peu que l'homme est incomparablement plus riche que nous ne le pensions au point de départ. Mais pour réaliser ce gain, il faut renoncer à tout dogmatisme et ce n'est pas chose facile. C'est là pourtant le point décisif. »
Et plus loin, le P. Jolif ajoute :
« Même si nous croyons à la vérité absolue de notre conception de l'homme, nous savons que nous n'en percevons pas toutes les implications et qu'elle reste en partie abstraite. Dans le dialogue, nous visons bien plus à nous enrichir mutuellement qu'à nous détruire. Si nous ne sommes pas d'accord, c'est que nous ne savons pas voir ou dire ce qui est réellement. L'unité est en avant de nous, dans une compréhension plus totale... »
Cette déclaration donne l'exemple difficilement surpassable d'une horrible et double extrapolation.
Ce que dit le P. Jolif est absolument vrai entre les diverses familles spirituelles du catholicisme.
Cela est encore vrai, sous certaines réserves, entre chrétiens séparés en confessions distinctes. Cela reste très largement vrai, au plan philosophique, entre les diverses philosophies chrétiennes.
Mais transposer ce schéma au cas du « marxisme » c'est insensé. C'est traiter le marxisme comme s'il était l'une des grandes religions chrétiennes. Et appliquer ce schéma, en fait, non pas même au « marxisme » mais à une opération de propagande du Parti communiste, c'est infiniment dérisoire.
\*\*\*
La « conception » personnelle que le P. Jolif ou n'importe qui se fait « de l'homme » est sans doute insuffisante, partiellement inadéquate à l'homme réel. Mais la conception chrétienne de l'homme, c'est elle que le P. Jolif veut « relativiser », c'est elle qu'il déclare « vraisemblablement inadéquate ».
115:82
On saisit sur le vif l'autre genre d'extrapolation. Parce que les conceptions de chaque individu sont faillibles et limitées, le P. Jolif en conclut que *la conception chrétienne est faillible et limitée*.
C'est effarant.
Nous n'avons ici ni le désir, ni l'autorité de contester la décision hiérarchique qui a envoyé deux religieux dominicains participer amicalement à une réunion de propagande du Parti communiste.
Mais nous avons certainement la liberté, le droit et sans doute le devoir de dire ce qui suit :
-- Si l'on estime indispensable d'envoyer des religieux participer aux réunions du Parti communiste, qu'au moins on en choisisse qui aient une tête solide ; qu'on en choisisse qui ne profèrent pas de telles énormités. Qu'on y envoie des religieux qui sachent distinguer entre le marxisme, le communisme et le parti ; qui sachent distinguer entre les marxistes, les communistes, les anciens communistes ; et qui aient médité les conséquences pratiques que comportent de telles distinctions. Enfin, qu'on les choisisse tels qu'ils soient capables de ne pas commencer le « dialogue » en accordant, d'emblée que la conception chrétienne est inadéquate.
Orientation nouvelle\
de l'apostolat
La participation amicale de deux religieux dominicains à une réunion du Parti communiste a été un scandale. Ce scandale aurait pu éventuellement être atténué, apaisé ou corrigé par des explications raisonnables (par exemple si l'on nous avait dit que la bonne foi de ces religieux, et celle des autorités, avait été surprise, et qu'ils n'avaient pas compris qu'il s'agissait d'une réunion de propagande du Parti communiste). Les explications données par le P. Jolif ne manifestent qu'un véhément et total confusionnisme. Elles énoncent des motivations radicalement aberrantes. Elles déclarent une volonté de continuer. A l'acte s'ajoute ainsi la théorie ; à l'exemple s'ajoute l'enseignement. L'opinion catholique est ainsi endoctrinée ; elle est orientée dans une voie insensée. Si l'action chrétienne, si l'apostolat deviennent cela, dans l'accord explicite ou implicite de tous, on en pleurera bientôt des larmes de sang.
PEREGRINUS.
==============
116:82
### Jacques Ellul et la présence au monde
M. Jacques Ellul s'est fait connaître par « La Technique ou l'Enjeu du Siècle » (A. Colin, 1954), qui est un excellent livre, quoique un peu trop pessimiste à mon goût, et « Propagandes », (A. Colin), que je n'ai pas lu mais dont j'imagine aisément le contenu.
Protestant, il a écrit, d'autre part, des livres religieux ou, sur des sujets sociologiques, d'inspiration religieuse. J'ai été amené à lire, il y a quelques mois, « Présence au Monde Moderne » (Roullet, 1948). Je viens de lire « Fausse présence au monde moderne » (Collection « Les Bergers et les Mages », diffuseur : Librairie protestante, 140, boulevard Saint-Germain, Paris 6^e^).
C'est de ce dernier livre que je voudrais parler, ou plutôt dont je voudrais citer de larges extraits.
Le titre dit suffisamment de quoi il s'agit. L'introduction nous le précise : « Les chrétiens de ce temps ont pris conscience d'une grande vérité : que l'Église n'a pas à vivre repliée sur elle-même et pour elle-même... Voici dès lors un grand élan de bonne volonté dans nos Églises, dans les mouvements les plus avancés, pour assurer cette présence au monde, et au monde moderne. On a pu dire, à juste titre, que les chrétiens retrouvaient la vocation de l'Église. Mais le monde dans lequel nous vivons est très complexe, pose des questions très difficiles, présente des obstacles et des pièges assez nombreux. Avant toute chose, ce monde est terriblement nouveau. » (p. 7)
M. Jacques Ellul va donc examiner ces difficultés, ces obstacles, ces pièges et cette nouveauté. Les réflexions qu'il nous propose me paraissent fondamentalement vraies. C'est évidemment pourquoi j'y fais écho.
Peut-être vaut-il mieux que je prenne la précaution d'émettre une ou deux observations préliminaires qui, à mes yeux, sont superflues tant elles vont de soi ; mais l'expérience m'apprend, chaque jour un peu davantage, qu'il faut mettre les points sur les *i,* car on ne peut plus dire ou écrire n'importe quoi sans que des esprits compliqués ne cherchent les intentions secrètes qui vous animent et les buts obscurs que vous visez.
Je précise donc que, protestant, M. Ellul pense et écrit en protestant -- aussi savant que convaincu -- ; mais sur la matière dont il traite, ce qui est du protestantisme est bien moins important que ce qui est du christianisme.
117:82
Autrement dit, réserve faite de certains présupposés théologiques dont la portée exacte m'échappe, l'essentiel de ces propos pourrait tout aussi bien émaner d'un catholique. (Ceci dit sans vouloir froisser personne, d'un côté ou de l'autre.) La ligne de pensée de M. Ellul, quoique plus sombre, rejoint en tous cas la mienne propre ; et ce qu'il dit pour les protestants vaut exactement pour les catholiques.
Je précise également que les extraits que je vais citer sont (naturellement) ceux qui m'intéressent le plus et qu'il faut (naturellement) lire le livre en entier pour y trouver la totalité de la pensée de l'auteur. Cette pensée est à la fois ferme et nuancée, touchant au problème si difficile des rapports entre le spirituel et le temporel. Ce qu'on va en lire, par son caractère partiel, n'en représente qu'un aspect, sans d'ailleurs la déformer.
La grande erreur à laquelle M. Ellul s'attaque, c'est que « pour arriver à être présents au monde, les chrétiens aujourd'hui justifient tant qu'ils peuvent le monde comme il va » (p. 16).
Or ce monde, c'est bien toujours le même monde dont parle l'Évangile. « Le monde reste le monde. Tout l'Évangile de Jean est là pour nous l'attester : puissance hostile et en révolte. Il est trop facile et vraiment mensonger de venir déclarer que la société, le milieu où nous vivons n'est pas le « monde »... Si ! c'est le monde politique, économique, technique qui est ce dont nous parle l'Évangile de Jean : radicalement perdu, radicalement ennemi de Dieu ; et ses œuvres ne sont pas des œuvres bonnes. Le Prince de ce monde est toujours Satan » (pp. 18-19).
(Admettons là une certaine dureté de formulation où se reconnaît le protestant. N'empêche que c'est bien la vérité chrétienne sur le fond.)
Avec des idées pareilles sur le monde, on n'a pas de peine à conjecturer celles que M. Ellul peut avoir sur l'Histoire.
« Il existe une grave, permanente (et je l'espère involontaire) confusion, entre cette Histoire dont le Christ est le Seigneur, et les chemins politiques ou économiques par lesquels on prétend accomplir l'Histoire. Confusion entre la seigneurie de Jésus-Christ sur l'Histoire et le sens de l'Histoire attribué par une philosophie marxiste par exemple ; confusion entre la fin de cette Histoire dans les mains miséricordieuses du Seigneur, et l'aboutissement dans un paradis technicien ou socialiste. Quand encore on ne s'enthousiasme pas pour les élucubrations antichrétiennes de Teilhard de Chardin, montrant l'aboutissement normal, scientifique, évolutif de l'Histoire dans le point oméga, et comment la collectivisation est une étape pour atteindre ce point oméga. » (p. 21)
118:82
Il y a, Dieu merci, assez de catholiques qui ont dit tout cela pour que nous n'ayons pas à rougir de nous l'entendre rappeler par un protestant. Mais, tout de même, ces catholiques sont les moins nombreux, du moins parmi ceux qui peuvent disposer de tribunes publiques. Et c'est ce qui est si inquiétant.
« Appréhender les problèmes comme le monde les pose, en accepter les données, les indications intrinsèques de solution et leur accorder une place primordiale ; c'est entrer dans le courant dialectique décrit par K. Marx, qui est exact dans la mesure même où les chrétiens s'y laissent enfermer, c'est-à-dire cessent de représenter le Tout Autre, celui qui intervient et réinsère le miracle dans l'Histoire » (p. 49).
Voilà qui éclaire assez bien les risques d'une participation aux « semaines de la pensée marxiste ». Car on peut bien y participer si c'est pour y affirmer la position chrétienne, mais si c'est pour y concéder au départ un accord quelconque sur le matérialisme et l'Histoire, tout le reste est néant. M. Garaudy ne peut que s'en féliciter. (Il s'en félicite notamment dans « Le Monde » du 6 mars.)
Tout se tient. Le Progrès et l'Histoire font bon ménage dans la religion du monde moderne. Pour dénoncer le mythe du Progrès, M. Ellul n'a pas les accents vengeurs de Simone Weil, mais il n'est pas moins rigoureux.
« L'important, avant tout, c'est de s'adapter au monde... Mais le mot d'ordre de l'adaptation est lié à la croyance au progrès. Là encore, nous sommes en présence d'un mythe moderne, sans aucun fondement dans l'Écriture. On sait parfaitement d'où viennent ce mythe et cette foi collective dans le progrès. On sait parfaitement de quoi ils se nourrissent, et qu'il s'agit d'une philosophie expressément antichrétienne ; qu'il s'agit d'une admiration confondue devant les réussites de la science et de la technique ; qu'il s'agit d'une puissante vague politique ; qu'il s'agit d'une croyance évidente et commune à tous. Dans ces conditions, le chrétien, parce qu'il est homme de ce monde, ne résiste pas à cet enthousiasme. Lui aussi veut participer à cette avance. » (pp. 54-55)
Mais quoi ! je ne peux pas tout citer. Et pourtant ce n'est pas l'envie qui m'en manque.
Que d'excellentes réflexions sur l'amour du prochain, devenu -- c'est ma formule, -- l'amour du « lointain » et, pour M. Ellul, l'amour d'un objet de « relations longues » et médiatisées (« Il est faux de dire que « la charité » n'apparaît bien souvent que lorsque j'atteins dans l'autre homme une condition commune, qui prend la forme d'un malheur collectif : salariat, exploitations coloniales... c'est l'inverse qui est vrai bibliquement. Tant que je considère cette condition commune et ce malheur collectif, je suis au niveau des révoltes politiques, des réformes institutionnelles etc. mais ce n'est justement pas la charité » (p. 64).)
119:82
Comme je contresignerais ce que M. Ellul écrit sur l'œcuménisme ! (p. 72 et s.).
Quelle vérité dans ces mots jetés en passant... les chrétiens qui tendent à politiser l'Église sont essentiellement les intellectuels et, ici encore, ils suivent le courant général. En tant qu'intellectuels ils ont tous été marqués par l'existentialisme sartrien... » (p. 97).
Au total, « il semble que la politique soit en définitive le plus gros problème posé à l'Église... » (p. 111). Oh ! combien vrai !
Mais plus que toutes ces citations, et mille autres analogues que je pourrais faire, une suffirait, perdue dans un paragraphe, et qui résume tout : « La tendance actuelle est de minimiser excessivement l'importance de la foi » (p. 24).
Voilà le point central. Et comment se fait-il que ce soit les laïcs, tant chez les protestants que chez les catholiques, qui s'y montrent le plus sensibles ?
Au IV^e^ siècle, dans cette histoire de l'arianisme dont je montrais ici quelques traits, c'est un évêque (Athanase) et l'ensemble du peuple chrétien qui ont sauvé la Foi. Y aurait-il encore, sur ce point, quelque rapprochement à faire entre ces temps lointains et les temps modernes ?
Louis SALLERON.
==============
### Notules
**La minorité de Vatican I devenue la majorité de Vatican II ?** -- Dans les « Cahiers universitaires catholiques », numéro de janvier-février 1964, le P. Maurice Villain assure (p. 231) :
« Il est intéressant de constater que la minorité de Vatican I est devenue, pour entériner la mise au point ecclésiastique des dernières décades, la majorité de Vatican II. »
Que cela soit exact ou inexact, il est d'abord et surtout « intéressant de constater » que l'on puisse présenter les choses de cette manière et dans cette perspective.
Si cette assertion du P. Maurice Villain était exacte, ce serait énorme.
Si elle n'est pas exacte, il est également, énorme que l'on puisse croire, dire, espérer une telle chose.
\*\*\*
120:82
**La minorité de Vatican II. --** Le P. Maurice Villain, au même endroit, ajoute aussitôt :
« Mais il est troublant de noter que la minorité de Vatican II est constituée par ceux-là même qui ont été, dans le même temps, les maîtres de l'orthodoxie catholique. »
A présenter ainsi les choses, on s'engage forcément dans de redoutables impasses. C'est insinuer ou laisser supposer qu'en matière d'orthodoxie catholique la « majorité » des évêques était en désaccord fondamental avec les « maîtres de l'orthodoxie », c'est-à-dire le Pape et ceux que le Pape appelle à travailler avec lui. Les uns ou les autres seraient donc suspects d'erreur religieuse.
Mais c'est surtout oublier qu'il n'y a au Concile aucune majorité qui tienne, aucune majorité qui compte, aucune majorité ayant autorité, si c'est une majorité sans le Pape.
S'il se trouvait que la majorité des Pères soit en désaccord ou en opposition avec le Souverain Pontife, cela créerait sans doute une situation pénible et difficile (qui s'est déjà vue dans l'histoire de l'Église). Mais une telle majorité n'aurait aucun droit aucune autorité, aucun pouvoir de décision.
\*\*\*
**Où en est « la collégialité » ?** -- Le P. Rouquette, lui, sait bien qu'il en est ainsi : et c'est pourquoi ses chroniques des « Études » ne sont pas réellement à l'unisson des vues du P. Maurice Villain et de ce qui s'écrit un peu partout dans la presse. Le P. Rouquette est un ardent partisan de « la collégialité », mais il n'a point, lui, une attitude « triomphaliste » en cette matière ; à la différence de tous ceux qui croient et disent que « c'est gagné », le P. Rouquette aperçoit parfaitement qu'on ce domaine rien n'est acquis (cf. « Itinéraires », numéro 79, pages 180-181).
Le P. Rouquette est encore revenu sur le même sujet dans les « Études » de février, et ce fut pour constater :
« Le discours de clôture (de Paul VI) a étonné par une espèce de mouvement de retrait qu'il semblait dessiner par rapport au Concile et à ses préoccupations : on n'y trouve pas un mot sur la collégialité (...).
« Paul VI évite manifestement de parler de cette collégialité universelle Au contraire, il multiplie les déclarations selon lesquelles l'Église est fondée sur le roc de Pierre seul. »
\*\*\*
Ces constatations piteuses et désenchantées du P. Rouquette pourront surprendre une grande partie du public catholique français qui a été tenue complètement dans l'ignorance de toutes les raisons théologiques et historiques s'opposant aux thèses excessives de l'épiscopalisme collégial.
Parmi les plus intéressantes contributions à l'étude de cette question, il faut signaler les travaux de l'abbé Raymond Dulac parus dans *La Pensée catholique :*
-- « D'une direction collégiale de l'Église à un Primat des Gaules ? » (numéro 73).
-- « Décentralisation internationale et concentrations nationales dans l'Église ? » (numéro 78).
121:82
-- « Le Pouvoir Pontifical, les Conciles et les Assemblées épiscopales non conciliaires » (numéro 87).
(*La Pensée catholique* est une revue ecclésiastique paraissant tous les deux mois, publiée par les Éditions du Cèdre, 13, rue Mazarine, Paris VI^e^)
\*\*\*
**Un sérieux avertissement au P. Rouquette. --** Les « Informations catholiques internationales » avaient déjà relevé l'affirmation du P. Rouquette selon laquelle rien n'est acquis en ce qui concerne « la collégialité ». Dans leur numéro du 1^er^ mars (page 6), et sans nommer personne, les « Informations catholiques internationales » tancent ceux qui se sont permis de remarquer que «* le pape* (a) *rappelé fermement plusieurs fois, ces temps derniers, la primauté de Pierre *». Ceux qui ont osé remarquer cette attitude de Paul VI sont rangés par les « Informations catholiques internationales » dans la rubrique « quelques journalistes », par opposition aux « commentateurs plus avertis ».
Notez la date : 1^er^ mars. Ce texte des « Informations catholiques internationales » à donc été écrit quelques jours plus tôt (et certainement avant de connaître l'article de Mgr Lefebvre paru dans « Itinéraires » du 1^er^ mars). Or le journaliste et commentateur qui avait assuré le plus grand écho à ces appels, c'était le P. Rouquette dans les « Études » de février (cité supra). Par sa notoriété personnelle, par l'importance hors de pair, aussi, de la tribune où il exprime ses opinions, le P. Rouquette est celui qui, avant le 1^er^ mars, avait le plus fait pour attirer l'attention du catholicisme français sur cette attitude du Souverain Pontife.
C'est donc, objectivement, le P. Rouquette qui est visé par les « Informations catholiques internationales » -- C'est lui, en fait, qui se voit exclu du nombre des « commentateurs plus avertis » et qui est rétrogradé jusqu'au rang des simples « journalistes ».
Sérieux avertissement.
Si le P. Rouquette, malgré ses sentiments connus en faveur de « la collégialité », s'obstinait dans sa maladresse et continuait à attirer l'attention publique sur les réticences manifestes du Pape devant « la collégialité », il provoquerait sans doute des sanctions ou des représailles plus sévères de la part des « Informations, catholiques internationales ». Il serait probablement alors suspecté d'*intégrisme*, voire accusé d'être un *intégriste extrémiste*.
Les inquisiteurs anti-intégristes sont en effet exposés en permanence à l'anathème d'inquisiteurs plus farouches. Un anti-intégriste trouve toujours plus anti-intégriste que lui-même pour l'accuser d'intégrisme.
\*\*\*
Mais on peut compter sur l'habileté et d'ailleurs sur les bons sentiments anti-intégristes du P. Rouquette pour savoir éviter cette suprême disgrâce, pour se faire pardonner d'une manière ou d'une autre son incartade, et pour ne plus rompre, par des propos imprudents, l'alignement du mouvement épiscopaliste collégial.
122:82
**Après l'article de Mgr Lefebvre. --** Mais, à partir du 1^er^ mars, c'est surtout l'article de Mgr Marcel Lefebvre dans le numéro 81 d' « Itinéraires » qui met en lumière -- et cette fois dans une juste lumière -- la pensée et les orientations exprimées par le pape Paul VI.
Partout lu avec la plus vive attention -- et souvent la plus vive surprise -- l'article d' « Itinéraires » provoque dans le catholicisme français la « prise de conscience » qui lui manquait. Par distraction ou par obnubilation, on n'avait guère aperçu jusqu'alors la portée véritable des paroles prononcées par le Pape au sujet de la primauté romaine, au sujet des évêques, au sujet de la Vierge Marie. Les « techniques d'information » avaient attiré l'attention ailleurs. L'article de Mgr Lefebvre eut aussitôt sur les esprits un effet décisif.
Il répondait aussi à une attente. On peut en juger par le supplément d' « Itinéraires » contenant cet article et partout demandé, malgré l'absence de publicité d'aucune sorte. Actuellement le tirage de l'article de Mgr Lefebvre en est à son 12^e^ mille.
Mais dès lors, la réaction allait dépasser celle des « Informations catholiques internationales » contre le P. Rouquette, et s'en prendre directement au Souverain Pontife.
\*\*\*
**« Témoignage chrétien » entre en lice. --** C'est cette fois dans « Témoignage chrétien » que s'exprima la réaction. Précédemment « Témoignage chrétien » avait pris à partie, en termes violents, les « bureaux romains » : voir son numéro du 20 février, en page 11, l'article délirant : « Les bureaux romains vont-ils tuer la réforme liturgique ? »
Mais le 1^er^ mars paraît l'article de Mgr Lefebvre dans « Itinéraires » : tout devient clair.
Alors, dès le 5 mars, « Témoignage chrétien » s'en prend directement et personnellement au Pape, le critiquant et l'attaquant au point de vue religieux : liturgie et conduite du Concile.
Il est arrivé que des organes catholiques expriment, en matière « politique » (par exemple sur l'Europe) ou en matière anecdotique (l'uniforme des gardes suisses) un dissentiment avec le Saint-Siège. Même en de tels domaines, cela était déjà délicat, voire douloureux.
Mais cette fois c'est *en matière religieuse* que les inquisiteurs de « Témoignage chrétien » font le procès de l'attitude, des orientations, des décisions du Souverain pontife.
En page 4 de ce numéro du 5 mars, on lit cette première attaque fielleuse :
« On se préoccupe, dans certains milieux conciliaires, du fait que le Pape ne parle que rarement du concile, et ces mois de somnolence apparente semblent perdus pour le travail conciliaire. Il n'en est rien au plan des commissions. Celles-ci multiplient les réunions et les contacts. Mais on aimerait que le Saint-Père, comme son prédécesseur, encourageât ces efforts méconnus, en disant à ses visiteurs tout le prix qu'il attache à la réunion du Concile. »
123:82
Naturellement, le Pape n'a pas attendu « Témoignage chrétien » pour parler publiquement et fréquemment du Concile, pour dire le prix qu'il y attache, mais aussi pour formuler à son intention des *orientations*. Pour pouvoir continuer à tenir ces orientations sous le boisseau, « Témoignage chrétien » invente et veut faire croire que le Pape ne parle quasiment pas du Concile !
Inexacte en fait, l'attaque de « Témoignage chrétien » est en outre moralement grotesque : ce journal se croit donc qualifié pour dicter au Pape ce qu'il devrait dire dans ses discours.
\*\*\*
La seconde attaque de « Témoignage chrétien » contre le Pape est dans le même numéro du 5 mars, en page 12 : parce que Paul VI a décidé de fonder un « Institut pontifical de latinité », ayant pour but de mettre en pratique les mesures en faveur du latin qui avaient été édictées par Jean XXIII dans sa Constitution apostolique « Veterum sapienta ».
« Témoignage chrétien » écrit vaillamment à ce propos :
« On peut se demander si la décision de Paul VI ne sera pas un frein à l'emploi des langues nationales par le clergé dans les cérémonies liturgiques, emploi décidé -- il faut le souligner -- par le Concile (...) N'aurait-il pas été préférable de fonder un Institut pontifical de liturgie afin de secourir le travail considérable de la commission post-conciliaire... »
Voici donc maintenant que « Témoignage chrétien » s'arroge la fonction d'indiquer au Pape quels sont les Instituts pontificaux qu'il doit fonder et quels sont ceux qu'il ne doit pas fonder !
Quand on se souvient que « Témoignage chrétien » est le journal soutenu et favorisé par les dirigeants, parlant ès-qualités, de toutes les branches de l'Action catholique française (voir son numéro 1.000) on mesure combien est dramatique la crise présente du catholicisme français.
L'opposition au Pape, une opposition non plus sournoise et occulte, mais une opposition qui devient de plus, en plus déclarée, est en train de mobiliser ses forces en vue de faire pression sur la prochaine session du Concile.
Les mêmes qui avaient déformé et tendancieusement annexé à leur profit, par leurs « techniques d'information », les intentions et les textes de Jean XXIII, en sont actuellement au point de désespérer de pouvoir faire subir le même traitement aux directives de Paul VI. Alors ils entreprennent carrément le dénigrement des actes *religieux* du Souverain Pontife.
Ils iront jusqu'où ?
\*\*\*
124:82
**« Dieu sans Dieu »**. -- De l'abbé André Richard, dans « L'Homme nouveau » du 16 février :
« Ce qui est en tout cas certain, c'est que le livre de l'évêque Robinson, « Honest to God », ce qui veut dire : « Soyons honnêtes dans les choses de Dieu », et que le traducteur français a, plus honnêtement encore, titré : « Dieu sans Dieu », représente bien le modernisme d'hier. Mais c'est un modernisme qui relève la tête et qui, avec un nouvel éclat, jette son défi. »
\*\*\*
**Angelicum :** revue trimestrielle de l'Université pontificale Saint-Thomas (ex-Athénée pontifical Angelicum). Dans le dernier numéro de l'année 1963 (paru au début de 1964), une importante étude du P. Benoît Lavaud, o.p. sur le livre contesté du Cardinal Suenens : « La promotion apostolique de la religieuse ». (Voir sur ce point « Itinéraires », numéro 79, pages 219 et suiv.)
\*\*\*
**Nova et vetera :** numéro de janvier-mars 1964. Mgr Journet discute sérieusement le livre de Hans Küng, « Structures de l'Église » (Desclée de Brouwer). Il y remarque une « altération fondamentale de la notion de Concile œcuménique » et un « relativisme dogmatique ».
Ce livre de Hans Küng ligure d'autre part dans la sélection des cinquante « meilleurs livres religieux de 1963 » publiée en France.
\*\*\*
**Les cinquante meilleurs. --** Les « Informations catholiques internationales » du 15 février, en publiant cette sélection des cinquante « meilleurs » livres religieux parus en 1963, ont précisé (p. 31) que ce choix est opéré « par le Comité d'ecclésiastiques et de laïcs mandatés. »
Mandatés par qui ?
« ...*mandatés par le Groupe des Éditeurs de livres de religion* (*Syndicat national des Éditeurs*). »
\*\*\*
De 1956 à 1959, la revue « Itinéraires » avait étudié en détail le développement et les différents aspects de cette entreprise de « sélection ». On trouvera l'ensemble de nos observations rassemblées dans notre numéro 33 de mai 1959, pages 66 à 72.
\*\*\*
Bien que cette entreprise ait survécu et se soit continuée chaque année, nous n'en avons pas reparlé depuis lors, parce que l'une au moins de nos principales objections semblait avoir été prise en considération.
En effet (ainsi que nous le notions dans notre numéro 33), le « Groupe des Éditeurs de livres de religion » avait déclaré notamment :
« Le Comité... ne prétend pas déterminer les cinquante MEILLEURS livres. Une telle prétention friserait le ridicule. Selon quels critères d'ailleurs se ferait un tel choix... »
Nous avions pris acte de cette déclaration apaisante.
125:82
Mais nous prenons acte aujourd'hui du fait que, selon les « Informations catholiques internationales » du 15 février 1964, le Comité recommence à désigner les meilleurs livres religieux, -- « prétention qui frise le ridicule », selon la déclaration citée, et choix que l'on ne saurait « selon quels critères opérer ».
\*\*\*
Nous renvoyons à l'exposé d'ensemble de notre numéro 33 ceux que cette question intéresse ou préoccupe. Rappelons seulement, de manière résumée, deux de nos principales observations :
1. -- Une sélection des *meilleurs* livres religieux, seule l'autorité religieuse, si elle le juge bon, peut l'opérer, la garantir, l'authentifier. Il n'appartient certainement ni aux éditeurs, ni à un comité « mandaté » par les éditeurs, de prononcer en matière religieuse quels sont les *meilleurs* livres.
2. -- Une sélection de *cinquante* livres par an présente encore un autre caractère abusif, qu'elle n'aurait pas si elle ne couronnait par exemple qu'un ouvrage, ou qu'un petit nombre d'ouvrages. Le public même cultivé ne lit pas plus d'un livre religieux nouveau par semaine ; pas plus de cinquante livres religieux par an. Ne pouvant, en fait, lire *les cinquante* livres qui lui sont proposés par la « sélection », le public se trouve manifestement amené à ne choisir *que parmi* les cinquante : s'il ne peut pas lire tous les « meilleurs », du moins il aura tendance à ne choisir que parmi ces supposés meilleurs les 5, 10 ou 20 livres religieux qu'il achètera dans l'année. Il s'agit donc, en fait, d'un empiètement abusif sur la légitime liberté de choix du public.
Il y a là, selon nous, un point absolument essentiel.
Quand un jury, un comité, un groupe quel qu'il soit, recommande au public *un* ouvrage par un « prix », une « sélection », ou tout autre procédé publicitaire analogue, il favorise cet ouvrage sans défavoriser les autres, car le public lit *plus d'un* ouvrage dans l'année.
Mais quand une « sélection » recommande un *plus grand nombre* d'ouvrages que n'en lit en moyenne le public dans l'année, alors on fait plus, et autre chose que favoriser ces ouvrages : on défavorise efficacement tous les autres, on tend inévitablement à une sorte d'annexion arbitraire du public.
Cette annexion se trouverait assez largement réalisée en fait si l'ensemble des journaux et des libraires assurait à la sélection des cinquante « meilleurs » un grand crédit sur l'opinion publique. Or la plupart des journaux catholiques, et un certain nombre de libraires, ont favorablement présenté au public cette sélection, -- apparemment sans avoir aperçu les inconvénients majeurs qui sont inhérents à un tel procédé publicitaire.
\*\*\*
126:82
Ces inconvénients ont sans doute été clairement distingués par *La France catholique*. Dans son numéro du 7 février, elle a fait écho à la « sélection », en la nommant : « une sélection de 50 livres religieux » ; le mot : « meilleurs » a été évité. En outre, La France catholique n'a pas publié la liste des 50 titres, mais s'est contentée d'en « retenir particulièrement » 28 ouvrages seulement. Ainsi l'inconvénient inhérent à une liste de cinquante ouvrages par an se trouve sinon supprimé, du moins réduit dans des proportions notables, -- encore que 28 dans l'année (c'est-à-dire plus de deux livres religieux nouveaux par mois) soit un chiffre passablement élevé pour la moyenne du public, même cultivé.
Au demeurant voici exactement de quelle manière la France catholique a présenté la chose :
« Un comité composé de huit membres -- RR. PP. Dalmais, O.P. ; de Parvillez, S.J. ; A.A. ; Sœur Maryvonne de Sion ; Mlle Reyre ; MM. de Bourbon-Busset, Stanislas Fumet, J. P. Normand vient de publier me sélection de 50 livres religieux publiés en France en 1963, dont nous retenons plus particulièrement... »
\*\*\*
Il existe assurément un problème réel ; aider le public à se guider au milieu du nombre extraordinaire de livres qui paraissent en librairie chaque année. Ce nombre est tel qu'il dépasse non seulement les possibilités du public lui-même, mais encore celles des équipes spécialisées qui s'efforcent d'assurer des « recensions » méthodiques. Par exemple les « Études », qui détiennent sans doute, parmi les revues de culture générale, le record des « recensions » publiées, sont elles-mêmes débordées par le nombre. « L'Ami du clergé » lui aussi paraît débordé, malgré l'abondance de ses recensions (pourtant limitées aux livres religieux). Il est normal que l'on recherche des solutions. Mais il est indispensable d'être attentif aux inconvénients graves de l'actuelle sélection qu'opère le Comité « mandaté » par le Groupe des Éditeurs religieux.
127:82
## DOCUMENTS
### Le Père Garrigou-Lagrange : bibliographie
Il fut UN FIDÈLE SERVITEUR DE L'ÉGLISE ET DU SAINT-SIÈGE, a dit à sa mort le Pape Paul VI.
*Le Père Garrigou-Lagrange est mort à Rome le samedi* 15 *février, à cinq heures du matin. Il avait* 87 *ans.*
*Il était né à Auch en* 1877*, et il était étudiant en médecine à Bordeaux quand il décida d'entrer dans l'Ordre de saint Dominique. Il eut pour maître le P. Ambroise Gardeil, l'un des pionniers de la renaissance thomiste en France. Ses supérieurs lui firent également suivre les cours de la Faculté des Lettres de l'Université de Paris. De* 1904 *à* 1909*, il fut chargé d'enseigner la philosophie moderne au Saulchoir* (*couvent d'études de la Province dominicaine de France, qui était alors transféré en Belgique*)*. En* 1909 *le Maître général des Dominicains, le P. Cormier, l'appelle à Rome, où pendant cinquante années il sera professeur de théologie et de spiritualité à l'Athénée pontifical Angelicum* (*que Jean XXIII, en* 1960 *a érigé en Université pontificale saint Thomas d'Aquin*)*.*
\*\*\*
*A l'annonce de la mort du P. Garrigou-Lagrange, le Pape Paul VI a adressé le message suivant, en français, au P. Fernandez, Maître général des Dominicains* (Osservatore romano *des* 17*-*18 *février ; message non reproduit dans la presse française*) :
« Nous apprenons avec une vive peine la mort du vénéré Père Reginald Garrigou-Lagrange et c'est avec une profonde émotion et une grande gratitude qu'en évoquant la mémoire de cet illustre théologien, Nous élevons notre prière vers Dieu pour le repos de l'âme de ce fidèle serviteur de l'Église et du Saint-Siège, et adressons en gage des divines grâces à sa Famille religieuse éprouvée Notre paternelle bénédiction apostolique. »
128:82
*Dans le même numéro de* L'Osservatore romano, *un article signé R.S.* (*sans doute le P. Raymond Spiazzi, o.p.*) *s'intitule :* « *L'Ordre dominicain et la culture catholique sont en deuil.* » *Une traduction française de cet article a paru dans l'édition hebdomadaire en langue française de* L'Osservatore romano*, numéro du* 28 *février.*
*Dans un prochain numéro, nous essayerons de rendre hommage à ce grand théologien, à ce grand esprit, à ce fils exemplaire de saint Dominique.*
*Voici dès maintenant une bibliographie de ses ouvrages parus en librairie.*
*On remarquera que plusieurs des œuvres du Père Garrigou-Lagrange ont été traduites en anglais, en allemand, en italien, en espagnol, en polonais, en flamand et en hongrois : c'est un signe extérieur de l'immense rayonnement spirituel qui a été le sien.*
(La bibliographie que l'on va lire a été établie par Eugène Louis et Jean Madiran.)
#### EN LANGUE FRANÇAISE
1. -- LE SENS COMMUN, LA PHILOSOPHIE DE L'ÊTRE ET LES FORMULES DOGMATIQUES. -- Première édition 1909. Cinquième édition Desclée de Brouwer 1936, un vol. in-80, 400 pages. « Un beau livre que l'on ne dépassera pas. » (Charles Journet). *Cet ouvrage, et l'ouvrage numéro* 7 *ci-dessous, exposent les principes d'une réfutation de tous les évolutionnismes, y compris l'évolutionnisme christiforme. Ceux qui désirent situer exactement le teilhardisme par rapport à la religion chrétienne et à la philosophie chrétienne trouveront grand profit à étudier à fond ces deux ouvrages.*
129:82
2. -- DIEU, SON EXISTENCE ET SA NATURE. Première édition 1915. Onzième édition 1950, Beauchesne. Solution thomiste des antinomies agnostiques. Augmenté d'appendices sur la notion divine et sur le fondement de la distinction entre puissance et acte. *Lecture indispensable sur la démonstrabilité de l'existence de Dieu. Chef-d'œuvre de rigueur, ce livre est généralement considéré comme le chef-d'œuvre du P. Garrigou-Lagrange. Il en existe une traduction anglaise.*
\*\*\*
3. -- LES PERFECTIONS DIVINES. 1920. Un vol. in-8, de 340 p., Beauchesne. *Extrait du précédent, sans discussions philosophiques*. -- Traduit en italien.
\*\*\*
4. -- PERFECTION CHRÉTIENNE ET CONTEMPLATION. *Selon saint Thomas d'Aquin et saint Jean de la Croix. Première édition* 1923*. Deux vol., Desclée et Cie. Où il est montré comment tous les chrétiens sans exception sont appelés à la perfection. Cet ouvrage, ainsi que l'ouvrage numéro,* 5 *et l'ouvrage numéro* 13 *ci-dessous, conviennent particulièrement aux directeurs d'âmes. --* Traduit en allemand, en anglais et en italien (la traduction italienne chez Marietti, Turin).
\*\*\*
5. -- L'AMOUR DE DIEU ET LA CROIX DE JÉSUS. Étude de théologie mystique sur le problème de l'amour et les purifications passives d'après les principes de saint Thomas d'Aquin et la doctrine de saint Jean de la Croix. Première édition 1929. Septième édition (Desclée et Cie). *Comme le précédent, cet ouvrage convient particulièrement aux directeurs d'âmes. --* Traduit en anglais et en italien.
\*\*\*
130:82
6. -- LA PROVIDENCE ET LA CONFIANCE EN DIEU. Première édition 1932. Un vol. in-8° de 410 p., Desclée de Brouwer. *Traité de l'abandon à Dieu, cet ouvrage est susceptible de combler les intelligences les plus soucieuses d'exactitude et les cœurs les plus épris de fidélité quotidienne aux volontés du Seigneur. C'est sans doute le livre du P. Garrigou-Lagrange qui risque d'être le plus utile à toutes les catégories de lecteurs, simples ou savants,* « *majores* » *ou* « *minores* »*. --* Traduit en allemand, en anglais, en italien, en espagnol et en polonais.
Le P. Garrigou-Lagrange présentait ainsi son ouvrage :
« Nous avons voulu exposer d'après la Révélation et la Théologie ce qu'est la Providence divine, son extension, son infaillibilité, et comment nous devons nous abandonner à elle avec confiance en accomplissant chaque jour un peu mieux nos devoirs ; comment la conformité à la volonté de Dieu signifiée nous permet de nous abandonner à sa volonté de bon plaisir non encore manifestée. »
\*\*\*
7. -- LE RÉALISME DU PRINCIPE DE FINALITÉ. 1932. Un vol. in-8° de 368 p., Desclée de Brouwer. *Voir plus haut numéro* 1.
\*\*\*
8. -- LES TROIS CONVERSIONS ET LES TROIS VOIES. Première édition 1933. Un vol. in-16° de 194 p., Éditions du Cerf. *Contient, sous une forme plus accessible, l'essentiel des ouvrages numéro* 4*, numéro* 5 *et numéro* 13. -- Traduit en allemand, en italien, en polonais, en espagnol, en flamand et en hongrois.
\*\*\*
131:82
9 -- LE SAUVEUR ET SON AMOUR POUR NOUS. Première édition 1934. Un vol. in-8° de 472 p., Éditions du Cerf, 10^e^ mille. *C'est l'analogue en français de l'ouvrage en latin ci-dessous numéro* 23. -- Traduit en italien et en anglais.
Ce livre, disait le P. Garrigou-Lagrange, est en somme la suite de *La Providence et la confiance en Dieu* (ci-dessus numéro 6) :
« Qui en effet, sinon le Sauveur, a fait définitivement prévaloir l'idée juste de la Providence, souvent exprimée dans l'Ancien Testament, sur celle du destin ou de l'enchaînement inconnu, irrésistible, des événements et des causes ? (...) Après avoir plusieurs fois expliqué aux étudiants en théologie le traité de l'Incarnation de saint Thomas (...) nous avons pensé qu'il était utile d'en extraire ce qui touche directement la personnalité du Sauveur, sa vie intime, son amour pour nous, en le présentant sous une forme accessible aux âmes intérieures et *en remontant le plus possible de la théologie à la foi elle-même* qui lui reste supérieure. La théologie aide ainsi à découvrir le sens profond de l'Évangile ; et plus elle avance, plus en un sens elle doit se cacher ; elle doit disparaître un peu comme saint Jean-Baptiste après avoir annoncé Notre-Seigneur. Elle fait connaître la structure du corps doctrinal, mais il convient qu'elle s'exprime le plus possible avec les termes mêmes de l'Écriture, ou de la parole de Dieu. Ainsi elle remonte vers la foi d'où elle est sortie (...). En suivant de près la doctrine de saint Thomas sur tout ce qui touche la vie intime du Sauveur, nous verrons, comme éclairée d'en haut, notre propre vie spirituelle, qui doit être, toute proportion gardée, l'imitation de notre divin Modèle, comme le montre le chef-d'œuvre connu de tous qu'est *L'Imitation de Jésus-Christ*. »
\*\*\*
132:82
10. -- LE SENS DU MYSTÈRE ET LE CLAIR-OBSCUR INTELLECTUEL. Première édition 1934. Un vol. in-8° de 343 p., Desclée de Brouwer. *Cet ouvrage, avec l'ouvrage numéro* 15*, peut constituer une introduction au* « *thomisme* »*. Il montre combien la pensée de saint Thomas d'Aquin diffère du rationalisme, et que la théologie spéculative, -- la théologie* « *comme science* »*, -- est tout le contraire de l'évacuation du mystère*. -- Traduit en allemand.
\*\*\*
11. -- LA PRÉDESTINATION DES SAINTS ET LA GRÂCE. Première édition 1936. Un vol. in-8° de 434 p., Desclée de Brouwer. Principale des études spéciales de théologie dogmatique publiées en français par le P. Garrigou-Lagrange ; s'adresse plutôt aux théologiens. -- Traduit en anglais.
\*\*\*
12. -- MÈRE FRANÇOISE DE JÉSUS, fondatrice de la Compagnie de la Vierge. Un vol. in-8° de 187 p., Desclée de Brouwer.
\*\*\*
13. -- LES TROIS ÂGES DE LA VIE INTÉRIEURE. Traité de théologie ascétique et mystique. 1938. Deux vol. in-8° de 641 et 886 p., Éditions du Cerf. *S'adresse particulièrement aux directeurs d'âmes*. -- Traduit en espagnol.
\*\*\*
14. -- LA MÈRE DU SAUVEUR ET NOTRE VIE INTÉRIEURE. 1941. Un vol. in-8° de 389 p., Éditions de l'Abeille à Lyon (nom des Éditions du Cerf pendant la guerre). *Guide de la vraie dévotion à Marie : d'une dévotion qui n'ajoute ni ne retranche au mystère de la Mère de Dieu*. Ce livre s'adresse tout ensemble aux « esprits forts » et aux « dévots ». (Tous les ouvrages du P. Garrigou-Lagrange sont dédiés à Marie, Mère de Dieu.)
\*\*\*
133:82
15. -- LA SYNTHÈSE THOMISTE, 1947. Un vol. in-8° de 739 p., Desclée de Brouwer. « Dans cet ouvrage, écrit le P. Garrigou-Lagrange, a été utilisé l'article *Thomisme* que nous avons composé pour le *Dictionnaire de théologie catholique*. Nous y avons çà et là introduit des précisions nouvelles et ajouté à la fin une centaine de pages sur les bases réalistes de la synthèse thomiste. » *Il faut vivement recommander cet ouvrage à tous ceux qui veulent se faire une juste idée d'ensemble du* « *thomisme* ». En appendice : « La nouvelle théologie -- où va-t-elle ? » extraordinaire et prémonitoire diagnostic de la crise actuelle : on trouvera ce texte intégralement reproduit à la suite de la présente bibliographie.
\*\*\*
16. -- L'ÉTERNELLE VIE ET LA PROFONDEUR DE L'ÂME. Desclée de Brouwer, 1953. *Traité des fins dernières. Beaucoup d'âmes qui aujourd'hui ne savent pas trop en quoi consistent le ciel, la damnation, l'enfer* (*ou qui doutent plus ou moins de leur existence*) *pourront par l'étude de cet ouvrage se placer en face de ce qui les attend et ainsi* « *ressourcer* » *leur vie intérieure.*
#### EN LANGUE LATINE
17. -- DE REVELATIONE. Première édition 1917. Quatrième édition 1945. Deux vol. in-8° de 564 et 482 p., Ferrari (Rome). *Étudie à fond les notions de* « *surnaturel* »*, de* « *mystère* » *et de* « *révélation* »*.*
134:82
Contient en outre d'amples développements sur la nature de la théologie et sur l'apologétique. Selon le P. Garrigou-Lagrange, l'apologétique fait partie de la théologie, elle est placée sous sa direction et dans la lumière de la foi ; elle est la partie défensive de la théologie comme la critique de la connaissance est la partie défensive, de la métaphysique.
\*\*\*
18. -- DE REVELATIONE. Édition abrégée, 1925, -- Un vol. grand in-8° de 666 p., Ferrari. (Rome) et Desclée de Brouwer. *Il est indiqué de commencer par cette édition abrégée*. Le latin du P. Garrigou-Lagrange est facile à lire.
\*\*\*
19. -- DE DEO UNO. Commentaire des questions 1 à 26 de la première partie de la *Somme théologique* de saint Thomas d'Aquin. Un vol. grand in-8° de 582 p., Desclée de Brouwer 1938. *Tous ceux qui prennent la* « *Somme théologique* » *de saint Thomas d'Aquin pour leur manuel de théologie s'aideront utilement du commentaire, article par article, qu'en a fait le P. Garrigou-Lagrange* (*partiellement ; voir les numéros* 20*,* 21*,* 22*,* 23*,* 25 *et* 27)*. Les grandes questions soulevées depuis les commentaires de Cajetan et de Jean de Saint Thomas sont présentées par le P. Garrigou-Lagrange et traitées par lui à la lumière des principes les plus assurés*. -- Traduit en anglais.
\*\*\*
20. -- DE DEO TRINO ET CREATORE. Suite du précédent. Un vol. grand in-8° de 466 p., Marietti (Turin) 1943 et Desclée de Brouwer.
\*\*\*
135:82
21. -- DE CHRISTO SALVATORE. Ce volume était prêt en 1943 mais la première composition typographique fut détruite pendant la guerre. Un vol. grand in-8° de 549 p., Berruti (Turin) et Desclée de Brouwer, 1946. *Commentaire de la troisième partie de la* « *Somme* » *de saint Thomas. Voir numéro* 22*.*
\*\*\*
22. -- DE EUCHARISTIA. Un vol. grand in-8° de 436 p., Berruti (Turin) et Desclée de Brouwer, 1943. *Suite du précédent. Ce volume se termine par une revue des questions dogmatiques concernent le sacrement de pénitence*.
\*\*\*
23. -- DE GRATIA. Berruti (Turin), 1945. *Commentaire de la prima-secundae, qu.* 109 *et suiv.*
\*\*\*
24. -- DE SANCTIFICATIONE SACERDOTIS SECUNDUM NOSTIRI TEMPORIS EXIGENTIAS. Première édition Marietti 1946. Troisième édition Institut pontifical Angelicum (Rome). Il en existe une traduction française -- non encore éditée -- faite Par Dom Émile Bertrand, moine de Saint-Wandrille, et revue par l'auteur.
\*\*\*
25. -- DE VIRTUTIBUS THEOLOGICIS. Berruti 1948. *Commentaire de la secunda-secundae* (*début*)*.*
\*\*\*
26. -- DE UNIONE SACERDOTIS CUM CHRISTO SACERDOTE ET VICTIMA. 1948.
\*\*\*
27. -- DE BEATITUDINE ET DE ACTIBUS HUMANIS. Berruti, 1951. *Commentaire de la prima-secundae* (*début*)*.*
==============
136:82
### La nouvelle théologie : où va-t-elle ?
Grâce à l'aimable autorisation des Éditions Desclée de Brouwer, nous pouvons reproduire intégralement l'appendice que le P. Garrigou-Lagrange ajoutait à son livre « La synthèse thomiste » (voir bibliographie ci-dessus numéro 15).
Ces pages ont été écrites en 1946. En les relisant aujourd'hui, on verra combien elles sont actuelles, et quel regard lucide le P. Garrigou-Lagrange avait porté sur la maladie intellectuelle qui a provoqué la crise généralisée et dramatique de la théologie catholique dont nous subissons présentement toutes les conséquences spirituelles et temporelles,
Dans un livre récent du P. Henri Bouillard, *Conversion et grâce chez saint Thomas d'Aquin*, 1944, p. 219, on lit : « Quand l'esprit évolue, *une vérité immuable* ne se maintient que grâce à une évolution simultanée et corrélative de toutes les notions, maintenant entre elles un même rapport. *Une théologie qui ne serait pas actuelle serait une théologie fausse* ([^26]). »
Or dans les pages précédentes et les suivantes on montre que la théologie de saint Thomas en plusieurs parties importantes n'est plus actuelle. Par exemple saint Thomas a conçu la grâce sanctifiante comme une *forme* (principe radical d'opérations surnaturelles qui ont pour principe prochain les vertus infuses et les sept dons) : « Les notions utilisées par saint Thomas sont simplement des notions aristotéliciennes appliquées à la théologie » (*Ibid*., p. 213 sq.).
137:82
Que s'en suit-il ? « En renonçant à la Physique aristotélicienne, la pensée moderne a abandonné les notions, les schèmes, les oppositions dialectiques qui n'avaient de sens qu'en fonction d'elle » (p. 224). Elle a donc abandonné la notion de *forme*.
Comment le lecteur évitera-t-il de conclure : la théologie de saint Thomas n'étant plus actuelle, est une théologie fausse.
Mais alors comment les Papes nous ont-ils si souvent recommandé de suivre la doctrine de saint Thomas ? Comment l'Église dit-elle dans son Code de droit canonique, can. 1366, n. 2 : « Philosophiæ rationalis ac theologiæ studia et alumnorum in his disciplinis institutionem professores omnino pertractent ad Angelici Doctoris rationem, doctrinam, et principia, eaque sancte teneant. »
De plus comment « *une vérité immuable* » peut-elle se maintenir, si les deux notions qu'elle réunit par le verbe *être*, sont *essentiellement changeantes ?*
Un rapport immuable ne se conçoit que s'il y a quelque chose d'immuable dans les deux termes qu'il unit. Autrement, autant dire qu'un crampon de fer peut immobiliser les flots de la mer.
Sans doute les deux notions qui sont unies dans une affirmation immuable sont d'abord confuses puis distinctes, telles les notions de nature, de personne, de substance, d'accident, de transsubstantiation, de présence réelle, de péché, de péché originel, de grâce, etc. Mais si dans ce qu'elles ont de fondamental ces notions ne sont pas immuables, comment l'affirmation qui les unit par le verbe être serait-elle immuable ? Comment maintenir que la présence réelle de la substance du Corps du Christ dans l'Eucharistie requiert la transsubstantiation, si ces notions sont essentiellement changeantes ? Comment maintenir que le péché originel en nous dépend d'une faute volontaire du premier homme, si la notion de péché originel est essentiellement instable ? Comment maintenir que le jugement particulier, après la mort est irrévocable pour l'éternité, si ces notions sont appelées à changer ? Et comment enfin maintenir que toutes ces propositions sont immuablement *vraies*, si la notion même de vérité doit changer, et s'il faut substituer à la définition traditionnelle de la vérité (la conformité du jugement au réel extramental et à ses lois immuables) celle proposée ces dernières années par la philosophie de l'action : la conformité du jugement avec les exigences de l'action ou de la vie humaine qui évolue toujours ?
\*\*\*
138:82
#### 1° *Les formules dogmatiques elles-mêmes gardent-elles leur immutabilité ?*
Le P. H. Bouillard, *op. cit.*, p. 221, répond : l'affirmation qui s'exprime en elles demeure. Mais il ajoute, *ibid. :* « On se demandera peut-être s'il est encore possible de considérer comme contingentes les notions impliquées dans les définitions conciliaires ? Ne serait-ce pas compromettre le caractère irréformable de ces définitions ? Le Concile de Trente, sess. 6, cap. 6, can. 10, par exemple, a employé, dans son enseignement sur la justification la notion de *cause formelle*. N'a-t-il pas par le fait même consacré cet emploi et conféré à la notion de grâce-forme un caractère définitif ? *Nullement*. Il n'était certainement pas dans l'intention du Concile de canoniser une notion aristotélicienne, ni même une notion théologique conçue sous l'influence d'Aristote. Il voulait simplement affirmer, contre les protestants, que la justification est une rénovation intérieure... Il a utilisé à cette fin des notions communes dans la théologie du temps. *Mais on peut leur en substituer d'autres, sans modifier le sens de son enseignement* ». (C'est nous qui soulignons.)
Sans doute le Concile n'a pas canonisé la notion aristotélicienne de forme avec toutes ses relations aux autres notions du système aristotélicien. Mais il l'a approuvée comme une *notion humaine stable*, au sens où nous parlons tous de ce qui constitue formellement une chose (ici la justification) ([^27]). En ce sens il parle de la grâce sanctifiante distincte de la grâce actuelle, en disant qu'elle est un don surnaturel, infus, qui inhère dans l'âme et par lequel l'homme est formellement justifié (cfr Denzinger, 799, 821). Si les Conciles définissent la foi, l'espérance, la charité comme des *vertus infuses permanentes*, leur principe radical (la grâce habituelle ou sanctifiante) doit être aussi un don infus permanent, et par suite distincte de la grâce actuelle ou d'une motion divine transitoire.
139:82
Mais comment peut-on maintenir *le sens* de cet enseignement du Concile de Trente « la grâce sanctifiante est la cause formelle de la justification », si « *l'on substitue une autre notion* à celle de cause formelle » ? Je ne dis pas « si l'on substitue un équivalent verbal », je dis avec le P. H. Bouillard « si l'on substitue une autre notion ».
Si elle est *autre*, ce n'est plus celle de *cause formelle *: Alors il n'est plus *vrai* de dire avec le Concile : « la grâce sanctifiante est la cause formelle de la justification ». Il faut se contenter de dire : la grâce a été conçue à l'époque du Concile de Trente comme la cause formelle de la justification, mais aujourd'hui il faut la concevoir *autrement*, cette conception passée *n'est plus actuelle* et donc elle *n'est plus vraie*, car une doctrine qui n'est plus actuelle, a-t-il été dit, est une doctrine fausse ([^28]).
On répondra : on peut substituer à la notion de cause formelle, une *autre notion équivalente*. Ici on se paie de mots (en insistant d'abord sur *une autre* et ensuite sur *équivalente*), d'autant qu'il ne s'agit pas seulement d'équivalence verbale, puisque c'est une *autre notion*. Que devient *la notion* même de *vérité *? ([^29])
140:82
Alors la question très grave revient toujours : la proposition conciliaire est-elle maintenue comme *vraie* per conformitatem cum ente extramentali et legibus eius immutabilibus, an per conformitatem cum exigentiis vitæ humanæ quæ semper evolvitur ?
On voit le danger de la nouvelle définition de la vérité, non plus *adæquatio rei et intellectus*, mais *conformitas mentis et vitæ*. Lorsque M. Blondel en 1906, proposait cette substitution, il n'en avait pas prévu toutes les conséquences dans le domaine de la foi. Lui-même en sera peut-être effrayé, ou du mois très inquiet ([^30]). De quelle vie s'agit-il en cette définition : « conformitas mentis et vitæ » ? Il s'agit de la vie humaine. Et alors comment éviter la proposition moderniste : «* Veritas non est immutabilis plusquam ipse homo, quippe quæ cum ipso, in ipso et per ipsum evolvitur *» (Denz. 2058). On comprend que Pie X ait dit des modernistes : «* æternam veritatis notionem, pervertunt *» (Denz. 2080).
Il est très dangereux de dire : « les notions changent, les affirmations restent ». Si la notion même de vérité vient à changer, les affirmations ne restent plus vraies de la même manière, ni selon le même sens. Alors *le sens des Conciles* n'est plus maintenu, comme on l'aurait voulu.
141:82
Malheureusement la nouvelle définition de la vérité se répand chez ceux qui oublient ce qu'avait dit Pie X : « Magistros autem monemus, ut rite hoc teneant Aquinatem vel parum deserere, *præsertim in re metaphysica*, non sine magno detrimento esse. *Parvus error in principio*, sic verbis ipsius Aquinatis licet uti, *est magnus in fine* ». (Enc. *Pascendi*.)
A plus forte raison si l'on fait fi de toute métaphysique, de toute ontologie, et si l'on tend à substituer à la philosophie de l'être, celle du phénomène ou celle du devenir, ou celle de l'action.
N'est-ce pas la nouvelle définition de la vérité qui se trouve : sous la nouvelle définition de la théologie -- « *La théologie n'est autre qu'une spiritualité ou expérience religieuse qui a trouvé son expression intellectuelle*. » Et alors que penser d'assertions comme celle-ci : « Si la théologie nous peut aider à comprendre la spiritualité, la spiritualité à son tour fera, dans bien des cas, éclater nos cadres théologiques, et nous obligera à concevoir divers types de théologie... A chaque grande spiritualité a correspondu une grande théologie ». Cela veut-il dire que deux théologies peuvent être vraies, même si elles s'opposent *contradictoirement* sur leurs thèses capitales ? On répondra non si l'on maintient la définition traditionnelle de la vérité. On dira oui, si l'on adopte la nouvelle définition du vrai conçu non pas par rapport à l'être et à ses lois immuables, mais par rapport à différentes expériences religieuses. Cela nous rapproche singulièrement du modernisme.
On se rappelle que le Saint-Office condamna le 1^er^ décembre 1924, douze propositions extraites de la philosophie de l'action, parmi elles il y avait, n. 5, la nouvelle définition de la vérité : « Veritas non invenitur -- in ullo actu particulari intellectus in quo haberetur *conformitas cum obiecto*, ut aiunt scholastici, sed *veritas est semper in fieri*, consistitque in *adæquatione progressiva intellectus et vitæ*, scil. in motu quodam perpetuo, quo intellectus evolvere et explicare nititur id quod parit experientia vel *exigit actio :* ea tamen lege ut in toto progressu nihil unquam ratum fixumque habeatur ». La dernière de ces propositions condamnées est celle-ci : « Etiam post fidem conceptam, *homo non debet quiescere in dogmatibus religionis, eisque fixe et immobiliter adhærere*, sed semper anxius manere progrediendi ad ulteriorem veritatem, nempe *evolvendo in novos sensus*, immo et corrigendo id quod credit » ([^31]).
142:82
Plusieurs, sans y prendre garde, reviennent aujourd'hui à ces erreurs.
Mais alors comment maintenir que la grâce sanctifiante est *essentiellement surnaturelle, gratuite*, nullement due à la nature humaine, ni à la nature angélique ?
Cela est clair pour saint Thomas, qui sous la lumière de la Révélation admet ce principe : les facultés, les « habitus », et leurs actes sont spécifiés par leur objet formel ; or l'objet formel de l'intelligence humaine et celui même de l'intelligence angélique, sont immensément inférieurs à l'objet propre de l'intelligence divine : *la Déité ou la vie intime de Dieu* (cf. I^a^, q. 12, a. 4). Mais si l'on néglige toute métaphysique, pour se contenter d'érudition historique et d'introspection psychologique, le texte de saint Thomas devient inintelligible ([^32]). De ce point de vue qu'est-ce qu'on maintiendra de la doctrine traditionnelle sur *la distinction* non pas contingente, mais nécessaire *de l'ordre de la grâce et de celui de la nature ?*
A ce sujet dans le livre récent du P. H. de Lubac, *Surnaturel* (Études historiques), 1946, p. 264 : à propos de l'impeccabilité probable des anges dans l'ordre naturel, on lit : « Rien n'annonce chez saint Thomas la distinction que forgeront plus tard un certain nombre de théologiens thomistes, entre « Dieu auteur de l'ordre naturel », et « Dieu auteur de l'ordre surnaturel »... comme si la béatitude naturelle... dans le cas de l'ange aurait dû résulter d'une activité infaillible, impeccable ». *Item*, p. 275.
143:82
Saint Thomas distingue au contraire souvent la fin ultime surnaturelle de la fin ultime naturelle ([^33]), et pour ce qui est du démon il dit, *De malo*, q. 16, a. 3 : « Peccatum diaboli non fuit in aliquo quod pertinet ad ordinem naturalem, sed secundum aliquid supernaturale ». *Item*, I^a^, q. 63, a. 1, ad. 3.
On en arrive à se désintéresser complètement des *pronunciata maiora* de la doctrine philosophique de saint Thomas, c'est-à-dire des vingt-quatre thèses thomistes approuvées en 1916 par la Sacrée Congrégation des Études.
Bien plus, le P. Gaston Fessard s.j. dans *Les Études* de novembre 1945, p. 269-270, parle du « bienheureux assoupissement qui protège le thomisme canonisé, mais aussi, comme disait Péguy, « enterré », tandis que vivent les pensées vouées, en son nom, à la contradiction ».
144:82
Dans la même revue en avril 1946, il est dit que le néothomisme et les décisions de la Commission biblique sont un « garde-fou, mais non pas une réponse ». Et que propose-t-on à la place du thomisme, comme si Léon XIII dans l'encyclique d'*Æterni Patris* s'était trompé, comme si Pie X, dans l'encyclique *Pascendi*, en renouvelant cette même recommandation, avait fait fausse route ? Et où va-t-elle aller cette théologie nouvelle avec les maîtres nouveaux dont elle s'inspire ? Où va-t-elle sinon dans la voie du scepticisme, de la fantaisie et de l'hérésie ? Sa Sainteté Pie XII disait récemment dans un discours publié par l'*Osservatore romano* du 19 septembre 1946 : « Plura dicta sunt, at non satis explorata ratione, « de nova theologia », quæ cum universis semper volventibus rebus, una volvatur, semper itura, numquam perventura. Si talis opinio amplectenda esse videatur, *quid fiet de numquam immutandis catholicis dogmatibus, quid de fidei unitate et stabilitate ?* »
#### 2° *Application des Principes nouveaux aux doctrines du péché originel et de l'Eucharistie.*
On dira certainement que nous exagérons, mais une erreur même légère sur les notions premières et les premiers principes a des conséquences incalculables que ne prévoyaient pas ceux qui se sont ainsi trompés. Les conséquences des vues nouvelles dont nous venons de parler doivent donc aller bien au-delà des prévisions des auteurs que nous avons cités. Ces conséquences, il est difficile de ne pas les voir en certaines feuilles dactylographiées qui sont communiquées (certaines depuis 1934) au clergé, aux séminaristes, aux intellectuels catholiques ; on y trouve les plus singulières assertions et négations sur le péché originel et la présence réelle.
Quelquefois avant de proposer ces nouveautés on prévient le lecteur en lui disant : cela paraît fou au premier abord, mais cependant, si l'on y regarde de près, ce n'est pas sans vraisemblance et c'est admis par plusieurs. Les intelligences superficielles s'y laissent prendre, et la formule : « *une doctrine qui n'est plus actuelle n'est plus vraie* » fait son chemin. Quelques-uns sont tentés de conclure : « la doctrine de l'éternité des peines de l'enfer n'est plus actuelle, semble-t-il, et par là même elle n'est plus vraie ». Il est dit dans l'Évangile qu'un jour la charité de beaucoup se refroidira et qu'ils seront séduits par l'erreur.
145:82
C'est une stricte obligation de conscience pour les théologiens traditionnels de répondre. Autrement ils manquent gravement à leur devoir, et ils devront en rendre compte devant Dieu.
Dans les feuilles polycopiées distribuées en France ces dernières années (au moins depuis 1934, d'après celles que nous avons en mains) les doctrines les plus fantaisistes et les plus fausses sont enseignées sur le péché originel.
Dans ces feuilles, l'acte de *foi chrétienne* n'est pas conçu comme une adhésion surnaturelle et infaillible aux vérités révélées *propter auctoritatem Dei revelantis*, mais comme une adhésion de l'esprit à une perspective générale de l'univers. C'est la perception de ce qui est possible et *plus probable* mais non démontrable. La foi devient un ensemble d'opinions probables. De ce point de vue, Adam paraît être non pas un homme individuel d'où descend le genre humain, mais c'est plutôt une collectivité.
On ne voit plus dès lors comment maintenir la doctrine révélée du péché originel telle qu'elle est expliquée par saint Paul, Rom. V, 18 : « Sicut *per unius delictum* in omnes homines in condemnationem, sic et per *unius iustitiam* in omnes homines in justificationem vitae. Sicut enim *per inobedientiam unius* peccatores constituti sunt multi, ita *per unius obeditionem* iusti constituentur multi ». Tous les Pères et l'Église, interprète autorisée de l'Écriture, dans son magistère soit ordinaire, soit solennel, ont toujours entendu que Adam a été un homme individuel comme ensuite le Christ et non pas une collectivité ([^34]). On nous propose maintenant une probabilité en sens contraire de l'enseignement des Conciles d'Orange et de Trente (Denz. 175, 789, 791, 793) ([^35]).
146:82
De plus l'incarnation du Verbe, de ce nouveau point de vue, serait un moment de l'évolution universelle.
L'hypothèse de l'évolution matérielle du monde est étendue à l'ordre spirituel. Le monde surnaturel est en évolution vers l'avènement plénier du Christ.
Le péché en tant qu'il affecte l'âme est quelque chose de spirituel et donc d'intemporel. Par suite peu importe pour Dieu qu'il ait eu lieu au début de l'histoire de l'humanité ou au cours des âges.
Le péché originel n'est donc plus en nous un péché qui dépend d'une faute volontaire du premier homme, mais il provient des fautes des hommes qui ont influé sur l'humanité.
On en vient ainsi à vouloir changer non seulement le mode d'exposition de la théologie, mais *la nature même de la théologie*, bien plus celle du dogme. Celui-ci n'est plus considéré du point de vue de la foi infuse à la Révélation divine, interprétée par l'Église dans ses Conciles. Il n'est plus question des Conciles, mais on se place ici au point de vue de la *biologie* complétée par des élucubrations des plus fantaisistes qui rappellent celles de l'évolutionnisme hégélien, lequel ne conservait plus des dogmes chrétiens que le nom.
En cela on suit les rationalistes, et l'on fait ce que les ennemis de la foi désirent, on la réduit à des opinions toujours changeantes qui n'ont plus aucune valeur. Que reste-t-il de la parole de Dieu donnée au monde pour le salut des âmes ?
147:82
Dans ces feuilles intitulées *Comment je crois*, on lit, p. 15 : « Si nous voulons, nous autres chrétiens, conserver au Christ les qualités qui fondent son pouvoir et notre adoration, nous n'avons rien de meilleur ou même rien d'autre à faire que d'accepter jusqu'au bout les conceptions les plus modernes de l'Évolution. Sous la pression combinée de la Science et de la Philosophie, le Monde s'impose de plus en plus à notre expérience et à notre pensée comme un système lié d'activités s'élevant graduellement vers la liberté et la conscience. La seule interprétation satisfaisante de ce processus est de le regarder comme irréversible et convergent. Ainsi se définit en avant de nous un *Centre cosmique Universel* où tout aboutit, où tout se sent, où tout se commande. Eh bien, c'est en ce pôle physique de l'universelle Évolution qu'il est nécessaire, à mon avis, de placer et de reconnaître *la plénitude du Christ*... L'Évolution en découvrant un sommet au monde, rend le Christ possible, tout comme le Christ en donnant un sens au Monde, rend possible l'Évolution.
« J'ai parfaitement conscience de ce qu'il y a de vertigineux dans cette idée... mais, en imaginant une pareille merveille, je ne fais rien d'autre que de transcrire en termes de réalité physique les expressions juridiques où l'Église a déposé sa foi... Je me suis engagé pour mon compte, sans hésiter, dans la seule direction où il me semble possible de faire progresser et par conséquent de sauver ma foi.
« Le catholicisme m'avait déçu, en première apparence, par ses représentations étroites du Monde, et par son incompréhension du rôle de la Matière. Maintenant je reconnais qu'à la suite du Dieu incarné qu'il me révèle, je ne puis être sauvé qu'en faisant corps avec l'univers. Et ce sont du même coup mes aspirations « panthéistes » les plus profondes qui se trouvent satisfaites, rassurées, guidées. *Le Monde* autour de moi, *devient divin*...
« *Une convergence générale* des religions vers un Christ universel, qui, au fond, les satisfait toutes : telle me paraît être la seule conversion possible au Monde et la seule forme imaginable pour une Religion de l'avenir ([^36]). »
148:82
Ainsi le monde matériel aurait évolué vers l'esprit, et le monde de l'esprit évoluerait naturellement pour ainsi dire vers l'ordre surnaturel et vers la plénitude du Christ. Ainsi l'Incarnation du Verbe, le corps mystique, le Christ universel seraient des moments de l'Évolution, et de ce point de vue d'un progrès constant dès l'origine, il ne semble pas qu'il y ait en une chute au début de l'histoire de l'humanité, mais un progrès constant du bien qui triomphe du mal selon les lois mêmes de l'évolution. Le péché originel serait en nous la suite des fautes des hommes qui ont exercé une influence néfaste sur l'humanité.
Voilà ce qui reste des dogmes chrétiens dans cette théorie qui s'éloigne de notre Credo dans la mesure où elle se rapproche de l'évolutionnisme hégélien.
149:82
Dans cet exposé, il est dit « Je me suis engagé dans la seule direction où il me semble possible *de faire progresser* et *par conséquent de sauver ma foi* ». C'est donc que la foi elle-même n'est sauve *que si elle progresse*, et elle change tellement qu'on ne reconnaît plus la foi des Apôtres, celle des Pères et des Conciles. C'est une manière d'appliquer le principe de la théologie nouvelle : « une doctrine qui n'est plus actuelle, n'est plus vraie » et pour certains il suffit qu'elle ne soit plus actuelle *en certains milieux*. Dès lors la vérité est toujours *in fieri*, jamais immuable. Elle est la conformité du jugement, non pas avec l'être et ses lois nécessaires, mais avec la vie qui évolue toujours. On voit jusqu'où conduisent les propositions condamnées par le Saint-Office le 1^er^ décembre 1924, et que nous avons citées plus haut : « Nulla propositia abstracta potest haberi ut immutabiliter vera. » « Etiam post fidem conceptam, homo non debet quiescere in dogmatibus religionis, eisque fixe et immobiliter adhœrere, sed semper anxius menere *progrediendi* ad ulteriorein veritatem, nempe evolvendo *in novos sensus, immo et corrigendo id quod credit*. » Cfr *Monitore ecclesiastico*, 1925, p. 194.
\*\*\*
Nous trouvons un autre exemple de semblable déviation en des feuilles dactylographiées sur la Présence réelle, qui circulent depuis quelques mois dans le clergé. Il y est dit que le vrai problème de la présence réelle n'a pas été jusqu'ici bien posé : « On a dit pour répondre à toutes les difficultés qu'on s'est forgées : le Christ est *présent à la manière d'une substance*... Cette explication passe à côté du vrai problème. Ajoutons que dans sa clarté trompeuse, elle supprime le mystère religieux. A vrai dire, il n'y a plus là un mystère, il n'y a plus là qu'un prodige. »
C'est donc saint Thomas qui n'a pas su poser le problème de la présence réelle, et sa solution : præsentia corporis Christi *per modum substantiæ* serait illusoire ; sa clarté est une *clarté trompeuse*.
On nous avertit que l'explication nouvelle qu'on propose « implique évidemment qu'on substitue comme méthode de réflexion la méthode cartésienne et spinosiste à la méthode scolastique ».
150:82
Un peu plus loin on lit : au sujet de la *transsubstantiation* « ce mot n'est pas sans inconvénient, pas plus que celui de péché originel. Il répond à la manière dont les scolastiques conçoivent cette transformation et *leur conception est inadmissible* ».
Ici on ne s'éloigne plus seulement de saint Thomas, mais du Concile de Trente, sess. XIII, cap. 4, et can. 2 (Denz. 877, 884), car il a défini la transsubstantiation comme vérité de foi, et il a même dit : « quam quidem conversionem catholica Ecelesia aptissime transsubstantiationem appellat. » Aujourd'hui ces nouveaux théologiens disent : « ce mot n'est pas sans inconvénient... il répond à une conception inadmissible ».
« Dans les perspectives scolastiques où la réalité de la chose est « la substance », la chose ne pourra changer réellement que si la substance change... par la transsubstantiation. Dans nos perspectives actuelles... lorsqu'en vertu de l'offrande qui en a été faite selon un rite déterminé par le Christ *le pain et le vin sont devenus le symbole efficace du sacrifice du Christ*, et par conséquent de sa *présence spirituelle, leur être religieux a changé* », non pas leur substance ([^37]). Et l'on ajoute : « C'est là ce que nous pouvons désigner par la transsubstantiation ».
151:82
Mais il est clair que ce n'est plus la transsubstantiation définie par le Concile de Trente, « conversio totius substantiæ vini in Sanguinem, manentibus duntaxat speciebus panis et vini » (Denz. 884). Il est évident que le sens du Concile n'est pas maintenu par l'introduction de ces notions nouvelles. Le pain et le vin sont devenus seulement « le symbole efficace de la présence spirituelle du Christ ».
Cela nous rapproche singulièrement de la position moderniste qui n'affirme pas la présence réelle du Corps du Christ dans l'Eucharistie, mais qui dit seulement au point de vue pratique et religieux : comporte-toi à l'égard de l'Eucharistie comme à l'égard de l'humanité du Christ.
Dans les mêmes feuilles on entend de façon semblable le mystère de l'Incarnation : « Bien que le Christ soit vraiment Dieu, on ne peut pas dire que par lui il y avait une présence de Dieu sur la terre de Judée... Dieu n'était pas plus présent en Palestine qu'ailleurs. Le *signe efficace* de cette présence divine s'est manifesté en Palestine au premier siècle de notre ère, c'est tout ce que l'on peut dire » ([^38]).
On ajoute enfin : « le problème de la causalité des sacrements est un faux problème, né d'une fausse manière de poser la question. »
Nous ne pensons pas que les écrivains dont nous venons de parler abandonnent la doctrine de saint Thomas ; ils n'y ont jamais adhéré ne l'ayant jamais bien comprise. C'est douloureux et inquiétant.
Avec cette manière d'enseigner comment ne pas former des sceptiques ? car on ne propose rien de ferme pour remplacer la doctrine de saint Thomas. De plus on prétend être soumis aux directions de l'Église, mais en quoi consiste cette soumission ?
152:82
Un professeur de théologie nous écrit : « C'est en effet sur la notion même de vérité que porte le débat, et, sans bien s'en rendre compte, on revient vers le modernisme dans la pensée comme dans l'action. Les écrits dont vous me parlez sont très lus en France. Ils exercent une grosse influence, sur les esprits moyens il est vrai : les gens sérieux n'accrochent pas. Il faut écrire pour ceux qui ont le sincère désir d'être éclairés. »
Au dire de certains, l'Église n'aurait reconnu l'autorité de saint Thomas que dans le domaine de la théologie, non pas directement dans celui de la philosophie. Au contraire l'encyclique *Æterni patris* de Léon XIII parle surtout de la philosophie de saint Thomas. De même les vingt-quatre thèses thomistes proposées en 1916, par la Sainte Congrégation des Études sont d'ordre philosophique et si ces *pronunciata maiora* de saint Thomas n'ont pas de certitude, que peut valoir sa théologie qui constamment y a recours ? Enfin, nous l'avons déjà rappelé, Pie X a écrit : « Magistros autem monemus, ut rite hoc teneant Aquinatem vel parum deserere præsertim in re metaphysica non sine magno detrimento esse. Parvus error in principio magnus est in fine. »
D'où viennent ces tendances ? Un bon juge m'écrit : « on recueille les fruits de la fréquentation sans précautions des cours universitaires. On veut fréquenter les maîtres de la pensée moderne pour les convertir et l'on se laisse convertir par eux. On accepte peu à peu leurs idées, leurs méthodes, leur dédain de la scolastique, leur historicisme, leur idéalisme et toutes leurs erreurs. Si cette fréquentation est utile pour des esprits déjà formés, elle est sûrement périlleuse pour les autres. »
\*\*\*
#### Conclusion
Où va la nouvelle théologie ? Elle revient au modernisme. Parce qu'elle a accepté la proposition qui lui était faite celle de substituer à la définition traditionnelle de la vérité *adequatio rei et intellectus*, comme si elle était chimérique, la définition subjective : *adæquatio realis mentis et vitæ*.
153:82
Ceci est dit plus explicitement dans la proposition déjà citée, extraite de la philosophie de l'action, et condamnée par le Saint-Office le 1^er^ décembre 1924 : « *Veritas* non invenitur in ullo actu particulari intellectus in quo haberetur *conformitas cum obiecto* ut aiunt scholastici, sed *veritas est semper in fieri*, consistitque in *adæquatione progressiva intellectus et vitæ*, scil. in motu quodam perpetuo, quo intellectus evolvere et explicare nititur id quod parit experientia vel *exigit actio :* ea tamen lege ut in toto progressu *nihil* unquam ratum *fixumque habeatur* » (*Monitore ecclesiastico*, 1925, t. I, p. 194).
La vérité n'est plus la conformité du jugement avec le réel extramental et ses lois immuables, mais la conformité du jugement avec les exigences de l'action et de la vie humaine qui évolue toujours. A la philosophie de l'être ou ontologie se substitue la philosophie de l'action qui définit la vérité en fonction non plus de l'être mais de l'action.
On revient ainsi à la position moderniste : « Veritas non est immutabilis plus quam ipse homo, quippe quae cum ipso, in ipso et per ipsum evolvitur » (Denz. 2058). Aussi Pie X disait-il des modernistes «* æternam veritatis notionem pervertunt *» (Denz., 2080).
C'est ce qu'avait prévu notre maître le Père M. B. Schwalm dans ses articles de la *Revue thomiste*, 1896, p. 36 ss., 413 ; 1897, p. 62, 239, 627 ; 1898, p. 578, sur la philosophie de l'action, le dogmatisme moral du P. Laberthonnière, sur la Crise de l'apologétique contemporaine, les illusions de l'idéalisme et leurs dangers pour la foi.
Mais plusieurs ont pensé que le Père Schwalm avait exagéré, ils ont peu à peu donné droit de cité à la nouvelle définition de la vérité, et ils ont plus ou moins cessé de défendre la définition traditionnelle du vrai : la conformité du jugement avec l'être extramental et ses lois immuables de non contradiction, de causalité, etc. Pour eux, le vrai n'est plus *ce qui est*, mais *ce qui devient* et change toujours.
Or cesser de défendre la définition traditionnelle de la vérité, laisser dire qu'elle est *chimérique*, qu'il faut lui en *substituer* une autre vitaliste et évolutionniste, cela conduit au relativisme complet, et c'est une très grave erreur.
154:82
De plus, et l'on n'y réfléchit pas, cela conduit à dire ce que les ennemis de l'Église veulent nous entendre dire. Quand on lit leurs ouvrages récents, on voit qu'ils en éprouvent un vrai contentement, et qu'ils proposent eux-mêmes des interprétations de nos dogmes, où il est question du péché originel, *du mal cosmique*, de l'incarnation, de la rédemption, de l'eucharistie, de la réintégration universelle finale, du *Christ cosmique*, de la convergence de toutes les religions vers un centre cosmique universel ([^39]).
On comprend dès lors que le Saint Père dans le discours récent rapporté par l'*Osservatore romano* du 19 septembre 1946, ait dit en parlant de la « théologie nouvelle » : « Si talis opinio amplectenda esse videatur, *quid fiet de numquam immutandis catholicis dogmatibus, quid de fidei unitate et stabilitate ?* »
Par ailleurs, comme la Providence ne permet le mal que pour un bien supérieur et comme on voit chez beaucoup une excellente réaction contre les erreurs que vous venons de souligner, on peut espérer que ces déviations seront l'occasion d'un vrai renouveau doctrinal, par une étude approfondie des œuvres de saint Thomas, dont la valeur apparaît de plus en plus, lorsqu'on la compare au désarroi intellectuel d'aujourd'hui ([^40]).
155:82
### Sur l'Action catholique et l'étude de la doctrine
Voici quelques citations de l'ouvrage du P. Garrigou-Lagrange : « De sanctificatione » (bibliographie, numéro 24). Nous traduisons quelques passages du début. Après un tableau rapide des difficultés actuelles, le P. Garrigou-Lagrange examine les deux principaux remèdes que l'on y emploie : l'apostolat de l'Action catholique et l'étude de la doctrine.
...D'une part l'apostolat de type Action catholique, d'autre part l'étude de la doctrine. Mais souvent il y manque la contemplation, qui est, selon saint Thomas, la source de l'apostolat : la doctrine et la prédication découlent de la plénitude de la contemplation. Ainsi en fut-il pour les Apôtres après la Pentecôte, pour les Pères apostoliques, pour les saints... Aujourd'hui il manque souvent aux prêtres une vie intérieure assez intense pour être l'âme de l'apostolat.
Sans doute, l'Action catholique a déjà donné des résultats en Europe et en Amérique : un renouvellement de la vie chrétienne dans tous les milieux. Mais il arrive souvent que les prêtres qui s'occupent d'Action catholique soient trop absorbés par l'administration bureaucratique, par l'organisation matérielle des œuvres : et alors leur vie intérieure diminue ; ils ne peuvent donc plus entretenir la vie intérieure chez les autres. Ils ne trouvent plus le temps de lire leur bréviaire, fût-ce très rapidement. A quoi s'ajoute fréquemment une trop grande familiarité des jeunes prêtres avec les jeunes gens des deux sexes : ils y perdent en dignité et en véritable influence.
156:82
Les laïcs les plus instruits deviennent conférenciers, prédicateurs -- mais avec davantage de sentiments humanitaires ou de religiosité que de foi profonde et de charité apostolique. On ne parle bien que de ce que l'on vit véritablement : si nous ne vivons pas suffisamment de la foi et de la charité surnaturelles, nous parlons selon le sentimentalisme religieux ou selon l'humanitarisme, qui sont très différents de la véritable charité apostolique. Un prédicateur qui ne vit pas assez de Dieu parlera -- par exemple -- selon ses aspirations démocratiques. Il ajoutera sans doute qu'il s'agit de démocratie « chrétienne » : encore faudrait-il veiller avec assez d'attention à ce qu'elle soit et demeure réellement chrétienne. Faute de quoi, on voit souvent prédominer une tendance qui n'est pas surnaturelle, mais naturelle : et qui, au lieu de monter, descendra plutôt, suivant la loi du moindre effort.
(Ainsi) l'apostolat décline jusqu'à un naturalisme pratique qui est, au moins en fait, négation de la vie surnaturelle. Ce qui manque souvent à l'apostolat, c'est cela même qui en est l'âme : la vie intérieure.
\*\*\*
...Étude de la doctrine : philosophie, exégèse, théologie, sociologie et même ascétique et mystique. Cette étude est souvent conduite aujourd'hui d'une manière plus scientifique qu'autrefois. Et l'on a raison de distinguer entre cette étude et l'exhortation pieuse (...). Malheureusement, il arrive fréquemment que l'étude soit séparée de la vie intérieure : c'est alors une étude qui ne s'inspire pas de la vie intérieure et qui ne tend pas non plus à l'entretenir ; une étude menée de manière trop naturelle, sans esprit de foi. En théologie ascétique et mystique, on expose des thèses de spiritualité, mais sans rapport direct avec la sanctification de ceux à qui on les expose. Or il vaut mieux vivre de l'oraison qu'écrire un traité d'oraison.
Des livres religieux, beaucoup en disent : « Ou bien ce sont des livres scientifiques, ou bien ce sont des livres de vulgarisation. » En vérité l'Évangile, les Épîtres, les écrits des grands spirituels ne sont ni des livres scientifiques ni des livres de vulgarisation : ce sont des livres de contemplation, ce sont des livres de vie intérieure. Ils sont au-dessus de la recherche scientifique et au-dessus de la vulgarisation.
\*\*\*
157:82
Dans certains Séminaires, on a demandé au prédicateur de retraite de ne pas parler d' « examen de conscience », mais plutôt d' « introspection », voire de « psychanalyse ». C'est passer de l'esprit surnaturel au naturalisme pratique. L'examen de conscience est l'œuvre de la prudence infuse, éclairée par la foi et par les dons du Saint-Esprit. L'introspection est un procédé naturel utilisé par le psychologue ; et de même la psychanalyse dont parle Freud en un sens matérialiste. Un tel changement de vocabulaire est une révélation des cœurs : il manifeste quel naturalisme pratique prend la place de la vie surnaturelle.
Il y a lieu d'unir vie intérieure et étude théologique, mais non pas de les confondre. Il faut les unir ; il ne faut pas les séparer ; mais il faut les distinguer. Si l'étude était confondue avec la piété, la science théologique perdrait son objectivité et sa solidité, et la vie intérieure risquerait de se ramener à des thèses sur la spiritualité. La théologie ne serait plus que l'expression intellectuelle d'une expérience religieuse subjective ; de son côté la vie intérieure s'intellectualiserait, elle deviendrait une théorie de la vie intérieure, elle perdrait sa réalité, sa profondeur et sa fécondité.
\*\*\*
Deux âmes immortelles ne se rencontrent jamais par hasard : l'une au moins doit faire à l'autre un bien salutaire.
==============
### L'amnistie en France
Le 29 février, l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France a publié un « appel » dont voici le texte intégral :
Nous voulons attirer l'attention sur des cas douloureux qui prolongent les souffrances d'un certain nombre de familles françaises. Ils demandent de la part de tous compréhensions sympathie et charité active.
158:82
Ce sont d'abord les « disparus » en Algérie (hommes, femmes, enfants) pour lesquels nul ne possède une information certaine. Sont-ils décédés ou survivants ? On imagine l'angoisse de leurs familles en France.
Des enquêtes ont déjà eu lieu. Des démarches ont été faites de notre part. L'Église demande instamment que les recherches soient poursuivies partout où l'on peut présumer que ces personnes auraient pu être transférées.
\*\*\*
Ce sont aussi les femmes et les enfants restés en Algérie, d'anciens soldats, fonctionnaires, élus musulmans réfugiés en France. Ces familles souffrent d'être séparées. Il serait humain qu'elles puissent se réunir au plus tôt.
D'une manière plus large, notre sollicitude va vers les 800.000 rapatriés d'Algérie. Déjà, dans nos diocèses et par notre Assemblée, des appels pressants ont été adressés à tous les chrétiens, aux organismes d'Action catholique et d'action charitable et sociale pour que ces rapatriés soient accueillis partout comme des frères. Que tous leur apportent l'entraide et les services dont ils ont besoin ! Qu'ils soient reçus avec cœur au sein de la communauté nationale dont ils font partie.
Enfin, nous pensons à tous ceux qui, dans les prisons, expient la peine à laquelle ils ont été condamnés à l'occasion des événements d'Algérie. L'heure est venue d'oublier les discordes passées. Une large amnistie devrait être un grand acte de solidarité et de réconciliation nationales. En particulier, il faut offrir aux jeunes et aux chefs de famille la possibilité de mettre leurs énergies et leurs espoirs au service de la patrie, qui a tant besoin du concours de tous ses fils.
\*\*\*
Parmi tous les articles, propos et commentaires qu'a suscités cette déclaration des Cardinaux et Archevêques, nous avons spécialement retenu l'éditorial, bref et dense, de « La Nation française », du 4 mars, qui s'exprime ainsi :
159:82
L'importance et l'originalité du dernier message des cardinaux et archevêques tiennent à ceci : une même angoisse de la charité y réunit les disparus, les séparés, les « rapatriés » (ce mot impropre est passé dans l'usage, mais ces exilés de leur province ne vivaient-ils pas dans leur *patrie ?*), et les prisonniers politiques.
C'est pour l'ensemble des victimes de la tragédie algérienne que la hiérarchie parle fermement : « L'Église demande... L'heure est venue... Une large amnistie devrait... ».
Le Pouvoir entendra-t-il cet appel pressant, longtemps attendu sous une forme aussi nette ?
On assure que Paul VI aurait été invité à venir prochainement en France. Comment imaginer qu'il accéderait au vœu d'un Pouvoir qui a des oreilles pour ne pas entendre ? On n'invite pas le Vicaire du Pauvre et du Christ sur une terre qui maltraite le Pauvre et insulte le Christ. Nos évêques ont parlé d'un *devoir*, et l'amnistie n'est plus matière d'opinion. Elle engage l'honneur chrétien comme l'engage aussi la recherche des disparus chez Ben Bella.
============== fin du numéro 82.
[^1]: -- (1). « L'insolence de ceux qui Te haïssent est toujours croissante ! »
[^2]: -- (2). « Je me vengerai, et je récompenserai. »
[^3]: -- (3). « En ce jour, ce jour de colère » (liturgie des messes de funérailles).
[^4]: -- (4). « Bienheureux ceux qui souffrent pour la justice, car le Royaume des cieux leur appartient. »
[^5]: -- (5). « Rendons grâce... Il est vraiment digne... de Vous rendre grâce en tous temps et en tous lieux. »
[^6]: -- (6). « De compléter ce qui manque à sa passion. »
[^7]: -- (7). « Épargne, Seigneur, épargne ton peuple. »
[^8]: -- (8). « Le peuple que tu t'es acquis »
[^9]: -- (9). « Que ta miséricorde s'étende sur nous. » re très contents de n'être pas là, où pour les idéaux chrétiens de liberté, pour la fidélité aux principes de la morale, et de la foi, les disciples du Christ montent sur la Croix, où tout un peuple est broyé par les sbires de l'Antéchrist ; oui, littéralement broyé dans ses villes et ses campagnes, dans son présent et jusque dans son avenir.
[^10]: -- (10). « Mes paroles ne passeront pas. »
[^11]: -- (11). Afin que soit anticipée l'heure de ta miséricorde. »
[^12]: -- (12). « Mon heure n'est pas encore venue. »
[^13]: -- (1). L'article de Mgr Lefebvre : « Faisons le point sur le Concile », a paru dans notre numéro 81.
[^14]: -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 81, pages 137 et suiv.
[^15]: -- (1). Texte intégral de ce discours de Pie XII dans *Itinéraires*, numéro 71 de mars 1963, pages 151-159.
[^16]: -- (1). Cette merveilleuse circonlocution, véritable chef-d'œuvre rhétorique (plus le Pape insiste, plus il est difficile de l'interpréter...) est bien sûr du P. Rouquette, dans les Études de février 1964, page 239, en note.
[^17]: -- (1). *Itinéraires*, numéro 81, page 40.
[^18]: -- (1). Le docteur Huant a eu le mérite d'entreprendre le démasquage des faux motifs des partisans de la contraception dans un petit livre plein d'intérêt, publié à Paris chez Bloud et Gay : *Naître ou ne pas naître*. Livre largement documenté et cependant discret, livre fondé sur des arguments solides et animé d'un souffle généreux. On eût souhaité cependant un peu plus de rigueur logique dans la mise à découvert des sophismes. Par ailleurs on ne comprend pas et on est fort gêné de voir que le docteur, à l'encontre même de ses principes, admet, exceptionnellement il est vrai, les méthodes contraceptives comme un moindre mal. Enfin il convenait dans cette lutte contre les théories et les pratiques anticonceptionnelles de faire appel à la grâce divine et à la religion. Faire appel à peu près uniquement à la générosité naturelle et à la confiance dans la vie ne suffit pas à maintenir généreuse et noble une nature blessée, portée à l'égoïsme et à la bassesse. (On regrette aussi que le docteur accepte comme vérité historique la fable absurde racontée (page 82) par un certain Révérend Père Coutençon au sujet de St Thomas d'Aquin). Malgré ces petites réserves, il est sûrement très utile de lire le petit ouvrage du docteur Huant. Les premières pages de cet article lui doivent beaucoup.
[^19]: -- (1). Pour reprendre en le transposant un mot énergique de Drumont, disons que souvent « les hommes ont un petit cochon qui sommeille en eux. Seulement (les zélateurs du birth control) au lieu d'enfermer dans la porcherie ce disciple malpropre d'Épicure, ont une tendance fâcheuse à s'occuper du petit cochon des autres. » E. Drumont, *le Testament d'un anti-sémite*, page 362 (édition Dentu à Paris, 1891).
[^20]: -- (1). Comme par hasard cette solennité ne figure pas au programme des cérémonies officielles. Le vœu de Mgr Odelin fut approuvé et confirmé, à Notre-Dame, le 13 septembre, par le Cardinal Amette archevêque de Paris, revenu de Rome où il avait participé au Conclave qui élut Benoît, le pape de la canonisation de Jeanne d'Arc (1920).
[^21]: -- (1). C'est la traduction par A. Tricot (Bible Crampon) de la phrase qui était ainsi traduite auparavant : « Il n'y a pas de plus grande preuve d'amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime, »
[^22]: -- (1). Déposition de Marguerite La Touroulde.
[^23]: -- (2). Isabelle Rivière, Le devoir d'imprévoyance
[^24]: -- (1). Voir : « Le scandale de Paris » dans *Itinéraires*, numéro 81.
[^25]: -- (1). Voir (par exemple) résumé et références dans *Itinéraires*, numéro 71 de mai 1963, pages 137-141 : « Le communisme et les communistes en France ».
[^26]: -- (1). C'est nous qui soulignons.
[^27]: -- (1). Nous avons expliqué cela plus longuement dans *Le Sens, commun, la philosophie de l'être et les formules dogmatiques* 4^e^ éd. 1936, p. 362 ss.
[^28]: -- (1). Du reste il est défini que les vertus infuses (surtout les vertus théologales), qui dérivent de la grâce habituelle, sont des qualités, principes permanents d'opérations surnaturelles et méritoires ; il faut donc que la grâce habituelle ou sanctifiante (par laquelle nous sommes en état de grâce), dont ces vertus procèdent comme de leur racine, soit elle-même une qualité infuse permanente et non pas une motion comme la grâce actuelle. Or c'est bien avant saint Thomas qu'on a conçu la foi, l'espérance et la charité comme des vertus infuses. Quoi de plus clair ? Pourquoi perdre son temps sous prétexte de faire avancer les questions, à mettre en doute les vérités les plus certaines et fondamentales ? C'est un indice du désarroi intellectuel de notre temps.
[^29]: -- (2). M. Maurice BLONDEL, nous l'avons vu, écrivait dans les *Annales de Philosophie chrétienne*, 15 juin 1906, p. 235 : « A l'abstraite et chimérique *adequatio rei et intellectus* se substitue la recherche méthodique de ce droit, *l'adequatio realis mentis et vitæ* ». Ce n'est pas sans une grande responsabilité qu'on appelle chimérique la définition traditionnelle de la vérité admise depuis des siècles dans l'Église, et qu'on parle de lui en substituer une autre, dans tous les domaines, y compris celui de la foi théologale.
Est-ce que les derniers ouvrages de M. Blondel corrigent cette déviation ? nous avons vu qu'on ne peut l'affirmer. Il dit encore l'*Être et les êtres*, 1935, p. 415 : « *Aucune évidence intellectuelle même celle des principes* absolus de soi et possédant une nécessaire valeur ontologique, *ne s'impose à nous avec une certitude spontanément et infailliblement contraignante* ». Pour admettre la valeur ontologique de ces principes, il faut une option libre. Avant cette option leur valeur ontologique n'est donc que probable. Mais il faut les admettre selon des exigences de l'action *secundum conformitatem mentis et vitæ*. Il ne peut en être autrement si l'on substitue à la philosophie de l'être ou ontologie, la philosophie de l'action. Alors la vérité est définie en fonction non plus de l'être, mais de l'action. Tout est changé. Une erreur sur la notion première de vérité entraîne une erreur sur tout le reste. Voir aussi dans *La Pensée* de M. Blondel (1934), t. 1, p. 39, 130-136, 347, 355 ; t. 11, p. 65 ss, pp, 96-196.
[^30]: -- (1). Un autre théologien, que nous citerons plus loin, nous invite à dire qu'à l'époque du Concile de Trente on concevait la transsubstantiation comme le changement, la conversion de la substance du pain en celle du Corps du Christ, mais qu'aujourd'hui il convient de concevoir la transsubstantiation, sans ce changement de substance, mais en concevant que la substance du pain, qui reste, devient le signe efficace du Corps du Christ. Et l'on prétend encore conserver le sens du Concile !
[^31]: -- (1). Ces propositions condamnées se trouvent dans le *Monitore ecclesiastico*, 1925, p. 194 ; dans la *Documentation catholique*, 1925, t. 1, p. 771 ss. et dans les *Prælectiones Theologicæ naturalis* du P. Descops, 1932, t. I, p. 150, t. II, p. 287 ss.
[^32]: -- (2). Le P. H. BOUILLARD, *op. cit*., p. 169 ss, arrivé au cœur de son sujet dit par exemple que saint Thomas I-II, q. 113, a. 8, ad l, à propos de la disposition immédiate à la justification, « *ne fait plus appel à la causalité réciproque* » comme dans ses ouvrages précédents. Il est clair au contraire pour tout thomiste que c'est d'elle que parle saint Thomas et c'est ce qui éclaire toute la question. Du reste, et c'est élémentaire, la causalité réciproque se vérifie *toujours* quand les quatre causes interviennent, c'est-à-dire en tout devenir. Ici il est dit : « Ex parte Dei justificantis, ordine naturæ *prior et gratiæ infusio quam culpæ remissio*. Sed si sumantur ea quæ sunt ex parte hominis justificati *prius est liberatio a culpa quam consecutio gratiæ justificantis* ». Tout étudiant en théologie, qui a entendu expliquer le traité de la grâce de saint Thomas article par article, considère que c'est là une vérité qu'il n'est pas permis d'ignorer.
[^33]: -- (1). Cf. Ia, q. 23, a. 1 -- « *Finis* ad quem res creatæ ordinatur a Deo est *duplex. Unus, qui excedit proportionem naturæ creatæ et facultatem*, et hic finis est vita æterna, quæ in divina visione consistit : quae est supra naturam cuiuslibet creatura, ut supra habitum est Ia, q. 12, a. 4. *Alius autem finis est naturæ creatæ proportionatus*, quem scil. res creata potest attingere sec. virtutem suæ naturæ ». Item Ia IIae, q. 62, a. 1 : « Est autem *duplex hominis beatitudo*, sive felicitas, ut supra dictum est, q. 3, a. 2 ad 4 ; q. 5, a. 5. Una quidem proportionata humanæ naturæ, ad quam scil. homo pervenire potest per principia suæ naturæ. Alia auteni est beatitudo naturam hominis excedens. *Item de Veritate*, q. 14, a. 2 : « *Est autem duplex hominis bonum ultimum*. Quorum unum est proportionatum naturæ... hæc est felicitas de qua philosophi locuti sunt... Aliud est bonum naturæ humanæ proportionem excedens ». Si l'on n'admet plus la distinction classique entre l'ordre de la nature et celui de la grâce, on dira que la grâce est l'achèvement normal et obligé de la nature, et l'octroi d'une telle faveur n'en demeure pas moins, dit-on, gratuit, comme la création et tout ce qui suit, car la création n'était nullement nécessaire. A quoi le Père Descoqs s.j. dans son petit livre *Autour de la crise du Transformisme*, 2^e^ éd. 1944, p. 84, répond très justement. « Cette explication nous semble en opposition manifeste avec les données les plus certaines de l'enseignement catholique. Aussi bien suppose-t-elle une conception évidemment erronée de la grâce. La création n'est nullement une grâce au sens théologique du mot, la grâce ne trouvant place que présupposée la nature... Dans une telle perspective, *l'ordre surnaturel disparaît* ».
[^34]: -- (1). Cfr *L'Épître aux Romains* du Père M. J. LAGRANGE, o.p., 3^e^ éd. Commentaire du chap. V.
[^35]: -- (2). Les difficultés du côté des sciences positives et de la préhistoire sont exposées dans l'article Polygénisme du Dict. de théol. cath. Les auteurs de cet article, A. et J. Bouyssonie distinguent bien, c. 2536, le domaine de la philosophie, « où le naturaliste, en tant que tel, est incompétent ». On aurait désiré que, dans cet article, la question fut traitée aux trois points de vue des sciences positives, de la philosophie et de la théologie, en particulier par rapport au dogme du péché originel...
Selon plusieurs théologiens, l'hypothèse d'après laquelle il y a eu sur terre des hommes, dont la race était éteinte avant l'existence d'Adam, ne serait pas contraire à la foi. Mais selon l'Écriture le genre humain qui est à la surface de la terre dérive d'Adam, Gen., III, 5... 20, Sap. X, 1 ; Rom., V, 12, 18, 19 ; Act. Ap. XVII 26.
De plus au point de vue philosophique il a fallu une intervention libre de Dieu pour créer l'âme humaine, et même pour disposer le corps à la recevoir. Un engendrant de nature inférieure ne peut produire cette disposition supérieure à son espèce ; le plus sortirait du moins, contrairement au principe de causalité.
Enfin, comme il est dit dans l'article cité, col. 2535, « pour les mutationistes (d'aujourd'hui) l'espèce nouvelle prend naissance dans un germe unique. L'espèce est inaugurée par un individu exceptionnel ».
[^36]: -- (1). Les soulignements sont de nous. On trouve des idées presque aussi fantaisistes dans un article du P. TEILHARD DE CHARDIN « Vie et planètes », paru dans les *Études*, de mai 1946, surtout pp. 158-160, et 168. -- Voir aussi *Cahiers du Monde nouveau*, août 1946 : « Un grand Événement qui se dessine : la Planétisation humaine », du même auteur.
On a cité récemment un texte du même écrivain, extrait des *Études* 1921, t. II, p. 543, où il est parlé de « l'impossibilité où est notre esprit de concevoir, dans l'ordre des phénomènes, un début absolu ». A quoi MM. Salet et Lafont ont justement répondu dans *L'Évolution régressive*, p. 47 : « La création n'est-elle pas un *début absolu ?* » Or la foi nous dit que Dieu crée quotidiennement des âmes de petits enfants, et qu'à l'origine il a créé l'âme spirituelle du premier homme. Du reste le miracle lui aussi est un commencement absolu qui ne répugne en rien à la raison.
Cfr sur ce point P. DESCOQS s.j., *Autour de la crise du transformisme*, 2^e^ éd. 1944, p. 85.
Enfin comme le remarque le même P. DESCOQS, *ibid*., p. 2 et 7, ce n'est plus le moment pour les théologiens de tant parler de l'évolutionnisme et du transformisme alors que les meilleurs savants écrivent comme P. Lemoine, professeur au Muséum : « L'évolution est une sorte de dogme auquel ses prêtres ne croient plus, mais qu'ils maintiennent pour leur peuple. Cela il faut avoir le courage de le dire pour que les hommes de la génération future orientent leurs recherches d'une autre façon ». Cfr Conclusion du t. V. de *l'Encyclopédie Française* (1937). Le Dr H. Rouvière, prof. à la Faculté de médecine de Paris, membre de l'Académie de Médecine, écrit aussi dans *Anatomie philosophique. La finalité dans l'Évolution*, p. 37 : « Il s'est produit un véritable effondrement dans la doctrine transformiste... La plupart des biologistes se sont éloignés d'elle parce que les défenseurs du transformisme n'ont jamais apporté la moindre preuve à l'appui de leur théorie et que tout ce que l'on sait de l'évolution plaide contre elle. »
[^37]: -- (1). On nous dit au même endroit : « Dans les perspectives scolastiques la notion de *chose-signe* s'est perdue. Dans un univers aux perspectives augustiniennes, où une chose matérielle est non seulement elle-même, mais davantage un signe des réalités spirituelles, on peut concevoir qu'une chose, étant de par la volonté de Dieu le signe d'autre chose que ce qu'elle était par nature, soit devenue elle-même *autre* sans que dans son apparence elle ait changé. »
Dans les perspectives scolastiques la notion de *chose-signe* ne s'est pas perdue du tout. Saint Thomas dit, Ia, q. 1, a. 10 : « Auctor S. Scripturae est Deus, in cuius potestate est, ut non solum voces ad significandum accomodet (quod etiam homo facere potest) sed etiam res ipsas ». Ainsi Isaac qui s'apprête à être immolé est la figure du Christ, et la manne est une figure de l'Eucharistie. Saint Thomas le note en parlant de ce sacrement. Mais par la consécration eucharistique le pain ne devient pas seulement le signe du Corps de Christ, et, le vin le signe de son sang, comme l'ont pensé les sacramentaires protestants, cfr D.T.C. art. Sacramentaire (controverse) ; mais comme il est formellement défini au Concile de Trente, la substance de pain est *convertie* en celle du Corps du Christ qui est rendu présent *per modum substantiae* sous les espèces du pain. Et ce n'est pas seulement là la manière dont les théologiens de l'époque du Concile concevaient la consécration. C'est la vérité immuable définie par l'Église.
[^38]: -- (1). Saint Thomas avait nettement distingué trois présences de Dieu : 1° la présence générale de Dieu en toutes les créatures qu'il conserve dans l'existence (I^a^, q. 8, a. 1) ; 2° la présence spéciale de Dieu dans les justes par la grâce, il est en eux comme dans un temple à titre d'objet quasi-expérimentalement connaissable, I^a^, q. 43, a. 3 ; 3° la présence du Verbe en l'humanité de Jésus par l'union hypostatique. Et alors il est certain qu'après l'incarnation Dieu était plus présent en la terre de Judée qu'ailleurs. Mais quand on pense que saint Thomas n'a même pas su poser ces problèmes, on se lance dans toutes les aventures, et on revient au modernisme avec la désinvolture que l'on constate en chacune de ces pages.
[^39]: -- (1). Des auteurs comme Téder et Papus, dans leur exposé de la *doctrine martiniste*, enseignent un panthéisme mystique et un néo-gnosticisme selon lequel tous les êtres sortent de Dieu par émanation (il y a ainsi une chute, *un mal cosmique*, un péché originel *sui generis*), et tous aspirent *à se réintégrer* dans la divinité, et *tous* y parviendront. Il est question en plusieurs ouvrages occultistes récents du *Christ moderne*, de *sa plénitude de lumière astrale*, dans un sens qui n'est plus du tout celui de l'Église et qui en est même la contrefaçon blasphématoire, car c'est toujours la négation panthéistique du vrai surnaturel, et souvent même la négation de la distinction du bien moral et du mal moral pour ne laisser subsister que celle du bien délectable ou utile et au mal cosmique ou physique, qui, *avec la réintégration de tous sans exception*, disparaîtra.
[^40]: -- (2). Certes nous admettons que la *véritable expérience mystique*, qui procède dans le Juste des dons du Saint-Esprit, surtout du don de *sagesse, confirme la foi*, car elle nous montre que les mystères révélés correspondent à nos aspirations les plus profondes et en suscitent de plus élevées. Il y a là, nous le reconnaissons, une vérité de vie, *une conformité de l'esprit avec la vie de l'homme de bonne volonté*, et une *paix* qui est un signe de vérité. Mais cette expérience mystique *suppose* la foi infuse et l'acte de foi suppose lui-même l'évidente crédibilité des mystères révélés.
De même, comme le dit le Concile du Vatican, nous pouvons avoir, par la lumière naturelle de la raison, *la certitude de l'existence de Dieu* auteur de la nature. Seulement, pour cela, il faut que *les principes* de ces preuves, en particulier celui de causalité, soient *vrais per conformitatem ad ens extramentale*, et qu'ils soient *certains* d'une *certitude objectivement suffisante* (antérieure à l'option libre de l'homme de bonne volonté) et non pas seulement d'une *certitude subjectivement suffisante* comme celle de la preuve kantienne de l'existence de Dieu.
Enfin *la vérité pratique* de la prudence *per conformitatem* ad *intentionem rectam*, suppose que notre intention est *vraiment droite* par rapport à la fin ultime de l'homme, et le jugement sur la fin de l'homme doit être *vrai secundum mentis conformitatem ad realitalem extramentalem*. Cfr I-II, q. 19, a. 3, ad 2.