# 84-06-64
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## ÉDITORIAUX
### Le vent de la nuit
*DANS CE PAYS-LÀ, et qui n'est point le Monomotapa, le Rotary-Club de la ville avait, pour fêter le 59^e^ anniversaire de sa fondation, invité l'évêque du diocèse à prononcer une conférence sur le Concile. Le compte rendu de la conférence a été publié le 3 mars par un grand journal de province. Peut-il se faire que le compte rendu ait point par point et intégralement déformé toute la conférence ? Peut-il se faire au contraire que toute la conférence ait été réellement prononcée comme elle est rapportée ? Authentique ou non, le texte existe en tant que tel, comme un événement public. Il rassemble d'ailleurs fidèlement les principales idées qui, à propos du Concile, ont été mises en circulation depuis deux ans par toute une presse catholique dans ce pays-là et dans quelques autres. Ces idées, sociologiquement installées, tyranniquement dominantes, blessent les consciences d'un grand nombre de fidèles. Acclamées peut-être au sein de tel Rotary-Club, elles heurtent beaucoup d'âmes au sein du peuple chrétien.*
*Le texte en question déclare :*
« De par la volonté du Christ, l'Église n'est ni une monarchie, ni une oligarchie, ni une démocratie : elle n'est pas un régime politique. Son régime est celui que le Christ a « inventé » pour elle, un régime collégial sous l'autorité réelle, pleine et entière du chef de ce collège. »
*Si ce régime collégial, nouveau dans l'histoire de l'Église, est celui qu'a voulu le Christ, comment peut-il se faire qu'il ait fallu attendre le XX^e^ siècle pour s'en apercevoir ? Comment peut-il se faire que l'Église se soit si longtemps fourvoyée ?*
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(*Il est bien évident que l'Église* «* n'est pas un régime politique *»*. Mais les docteurs qui ont vu dans l'Église* «* une monarchie *» *ne prétendaient pas pour autant que c'était une monarchie* «* politique *»*. Et inversement, le régime* «* collégial *» *est lui aussi, d'autre part, le nom d'un régime politique. A la mort de Staline, et avant même que l'on parlât dans les journaux de* «* direction collégiale *» *pour l'Église, le régime soviétique prétendit avoir instauré, ou plutôt rétabli, la* «* direction collégiale *» *qui est dans la théorie, et en un certain sens dans la pratique, du Parti communiste. Si l'expression de* «* direction collégiale *» *a été mise à la mode dans l'opinion publique, c'est d'abord, à partir de 1953, par les communistes.*)
« Dans les premiers siècles, les évêques gouvernaient leur diocèse sans avoir besoin de recourir à Rome, sauf pour les problèmes importants ; il y avait un équilibre entre le gouvernement de chaque diocèse par l'évêque et la soumission légitime au Souverain Pontife.
Mais à partir du Concile de Trente, l'Église devint une organisation centralisée comme les États modernes. »
*Si l'on croit que le Concile de Trente* (*1545-1563*) *a pu bouleverser la structure divine de l'Église, et si ce bouleversement a pu demeurer triomphant dans l'Église pendant quatre siècles, sans qu'aucun Pape ni le Concile de 1869 ne s'aperçoivent de cette subversion, comment donc peut-on alors croire à l'infaillibilité des Conciles et du Magistère ? Car si le* « *régime collégial* » *est de droit divin, s'il a été voulu par le Christ, il appartenait aux structures intangibles de l'Église. Et si les conciles et les Papes des quatre derniers siècles se sont trompés là-dessus avec une telle persévérance, en qui désormais placer sa confiance ?*
« Le Premier Concile du Vatican (1869) devait étudier la constitution de l'Église : la souveraineté pontificale avec l'infaillibilité du successeur de Pierre, mais également le collège des évêques ; la guerre de 1870 et l'invasion de Rome par les troupes du jeune État italien dispersa le Concile.
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C'est pour achever ce que le Concile Vatican I^er^ n'avait pu terminer et revenir à un gouvernement plus collégial de l'Église que Jean XXIII décida l'ouverture d'un Concile et l'historien dira plus tard que cette période des environs de 1960 a marqué un changement radical dans la manière dont l'Église se gouverne.
La 3^e^ session du Concile, en septembre prochain, définira solennellement la collégialité de l'épiscopat : l'Église sera gouvernée par un collège épiscopal et par le Pape.
On constituera sans doute l'année prochaine, autour du Pape, une assemblée d'évêques, non pas nommée, mais élue par les diverses conférences nationales. Elle gouvernera l'Église avec le Pape. Les Congrégations romaines seront à la fois le secrétariat du Pape et de cette assemblée mondiale. »
*Étonnante prophétie. On ne connaît aucune parole de Jean XXIII ou de Paul VI qui dise cela. On sait que Paul VI a même dit le contraire dans son discours de clôture de la II^e^ session. Il a dit qu'éventuellement il se ferait* UNE JOIE (*et non un devoir*) *de* CHOISIR (*et non de recevoir d'une élection*) *des évêques qui lui apporteraient* AIDE *et* CONSEIL (*et non pas qui partageraient son pouvoir*) *pour* TRADUIRE EN RÈGLES ADAPTÉES ET DÉTAILLÉES LES DÉCISIONS GÉNÉRALES ARRÊTÉES PAR LE CONCILE (*et non pas pour gouverner habituellement l'Église, le Souverain Pontife ayant* « *toute l'autorité nécessaire au gouvernement de l'Église universelle* »)*. La revue* « *Études* » *a remarqué* (*numéro de février 1964, page 242*) *qu'* « involontairement le cardinal Liénart, en parlant d'associer l'épiscopat à l'EXERCICE de l'autorité pontificale attribue au Pape le contraire de ce que disait le cardinal Montini dans son oraison funèbre de Jean XXIII » ; *il avait dit en effet :* « *Jean XXIII a posé les conditions spirituelles et pratiques de la collaboration convenable du corps épiscopal* NON PAS A L'EXERCICE, *qui restera certainement personnel et unitaire, mais à la* RESPONSABILITÉ *du gouvernement de l'Église entière.* » *-- En tous cas, dans son discours de clôture de la II^e^ session, le Pape Paul VI a précisé que le choix de ces évêques aurait lieu* COMME CELA SE FIT POUR LES COMMISSIONS PRÉPARATOIRES DU CONCILE : c'est-à-dire par le choix du Pape seul, et non par élection comme cela se fit pour les deux tiers des membres des commissions du Concile.
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*Paul VI a bien fait référence aux Commissions* PRÉPARATOIRES *du Concile et non aux commissions conciliaires. Il a bien dit :* « *Nous nous ferons une joie de choisir dans les rangs de l'épiscopat mondial et des Ordres religieux, comme cela se fit pour les commissions préparatoires du Concile...* » *N'a-t-on pas entendu ? ou voudrait-on imposer au Pape autre chose ? Quelle est l'explication ?*
*Quelle que soit l'explication, une discordance aussi nette, sur un point aussi capital, est assurément symptôme de crise et facteur de trouble.*
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*Un peu plus loin, le même texte lance des jugements incroyables.*
*Celui-ci par exemple :*
« L'Église passe d'un « christianisme sociologique » à un christianisme authentique. »
*Il était temps ! L'Église n'avait alors jamais eu encore un christianisme authentique, ou l'avait abandonné ? Mais qu'est-ce qu'un christianisme authentique, pour les catholiques, si ce n'est pas celui de l'Église ? Et si l'Église peut défaillir sur ce point, où seront désormais les critères d'authenticité ? Et s'il est possible que l'Église* PASSE *d'un christianisme non-authentique à un christianisme authentique, comment saurons-nous si par hasard elle ne passerait pas, en sens contraire, d'un christianisme authentique à un christianisme non-authentique ? A partir du moment où de tels* « *passages* » *sont supposés dans un sens, ils ne sont plus exclus dans l'autre.*
*Et cet autre jugement :*
« On a conservé jusqu'à maintenant les prières de la messe en latin du IV^e^ siècle par immobilisme et fidélité à un rite dont on oubliait le contenu. »
*Du IV^e^ siècle seulement ?*
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*Seize siècles d'* « *immobilisme* »* ? Quel record !*
*Mais, qui est cet* « *on* » *qui a* « *conservé par immobilisme* »* ? Qui, sinon d'abord les Papes et les Conciles ? Ce sont eux d'abord qui avaient autorité pour conserver ou ne pas conserver ; ce sont eux qui ont conservé et ordonné de conserver. Ils ont mille fois dit pourquoi, et dans des documents solennels, où nous n'apercevons ni* « *immobilisme* » *ni* « *oubli du contenu* »*, ni non plus le genre de pensée courte et simpliste que trop souvent nous apercevons ailleurs. Ce fut d'autant moins un* « *immobilisme* » *que ce* « *rite* »*, il a fallu non pas seulement le conserver, mais aussi l'adapter ou le développer, ce qui fut fait. Il a fallu aussi parfois le restaurer. Ceux qui travaillèrent à une telle restauration, sur l'instigation ou avec l'approbation des Papes, et par exemple Dom Guéranger et ses semblables, nous apercevons dans leur travaux bien autre chose que l'* « *immobilisme* » *dont on les crédite : nous y trouvons même, tout à la fois, une profondeur de spiritualité, une ampleur et une exactitude de connaissance historique, une vigueur de pensée que malheureusement nous ne retrouvons pas aujourd'hui au même degré, il s'en faut de beaucoup, chez ceux qui méprisent sans connaître et dénigrent sans justice un passé digne de notre piété.*
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*Une telle manière de concevoir l'Église, son histoire et sa vie, est assurément toute nouvelle. Les Pères, les Docteurs, les Papes, les Conciles, les Saints ne parlaient point ainsi. Dans l'hypothèse où cette nouveauté radicale aurait sa raison d'être, il conviendrait au moins, semble-t-il, de ne pas l'affirmer purement et simplement, mais d'expliquer, de démontrer, de persuader. On ne s'en soucie guère. On ne s'occupe pas d'apporter des raisons, de les confronter avec les raisons contraires, on assène des aphorismes à la manière d'une propagande. Il est vrai que la connaissance du passé, -- source de toute culture profane et religieuse, de toute civilisation naturelle ou chrétienne, et de toute prise réelle sur l'avenir, -- est elle-même étrangement traitée. On nous dit :*
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« L'Église catholique a perdu au XI^e^ siècle les orthodoxes, au XVI^e^ siècle les protestants ; ces départs ont provoqué un repliement dans l'amertume, ceux qui sont partis ont été considérés comme des adversaires. »
*Même le P. Congar, du moins si l'on en croit son ouvrage* « *Vraie et fausse réforme* »*, ne souscrirait pas à une vue aussi brutalement unilatérale, selon laquelle au XVI^e^ siècle les protestants* « *sont partis* »*, c'est tout : ils n'étaient ni ne se voulaient* « *adversaires* » *c'est l'Église qui, coupablement, gratuitement, a inventé de les* « *considérer* » *comme tels...*
*Même le P. Congar, on le suppose du moins, n'accepterait pas de caractériser par les mots de* « *repliement dans l'amertume* » *les Papes, les Conciles, les Docteurs, les Saints qui ont gouverné, enseigné, inspiré ou illuminé l'Église depuis le XVI^e^ siècle ou depuis le XI^e^.*
*Et l'on continue :*
« Pour beaucoup de gens d'Église, il y avait aussi comme adversaires ceux qui appartenaient à une civilisation moderne qui s'était constituée en dehors de l'Église : la classe ouvrière, le monde technique... »
*Si l'on croit encore au mythe de* «* la *» *classe ouvrière, mythe fabriqué, utilisé, usé, ruiné, que voulez-vous dire à cela...*
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Bien entendu, une conférence prononcée au Rotary-Club n'est pas un acte épiscopal et n'engage pas l'autorité épiscopale. Elle n'exprime que des opinions personnelles : on n'est pas obligé d'y adhérer sous peine d'être retranché de la communion chrétienne. Mais des opinions aussi extrêmes, admirablement conformes a ce qu'écrit une certaine presse fort recommandée, -- de telles opinions présentement répétées « jusqu'à la nausée », comme dit le P. Congar à moins bon escient -- ont leur importance. Elles ont leur gravité. Elles ont des conséquences.
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De ses trésors, l'Église tire opportunément au cours des âges « nova et vetera », des choses anciennes et des choses nouvelles. Mais c'est bien de ses trésors -- et notamment du trésor de sa liturgie traditionnelle -- qu'elle les tire, les nouvelles comme les anciennes. Si les trésors de l'Église étaient dénigrés, méprisés, incompris pour un temps par une génération d'hommes d'Église, ou du moins par trop d'hommes dans cette génération, alors on ne tirerait plus ni « vetera » ni « nova », plus rien que du vent. Un vent furieux et glacial sur des peuples dépouillés, sans abri, abandonnés.
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### Phénomènes de presse
LE BRÉSIL, au début du mois d'avril, a eu le courage et a trouvé les moyens de renverser une situation politique qui le conduisait au communisme. Cet événement a été vivement dénigré dans des pays d'Europe qui ne seraient, ne seront ou ne sont peut-être pas capables d'en faire autant, ni seulement d'apercevoir la réalité du péril communiste et la nature des processus sociologiques par lesquels il avance. On nous a beaucoup dit, dans nos journaux, qu'au Brésil ce renversement politique n'a rien changé parce que « les faits demeurent » et parce que « les problèmes ne sont pas résolus ». Certes il y a plusieurs problèmes difficiles qui se posent au Brésil, et un certain nombre de faits à réformer. Mais on peut se demander par quel miracle le communisme lui-même ne serait pas, lui aussi, un « fait » et ne poserait aucun « problème » digne de considération. On se demande pourquoi il faudrait parler et s'occuper de tout, sauf du communisme.
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Nous avons sous les yeux l'article que *La Croix-Dimanche*, magazine catholique à grand tirage, a consacré au Brésil le 12 avril, pour résumer et faire connaître au public catholique le plus vaste ce qui s'est passé. Le communisme n'y est même pas nommé.
Très exactement, les mots « communiste » ou « communisme » apparaissent, dans l'article, trois fois en tout et pour tout.
Deux fois pour dire que Carlos Lacerda, adversaire de Goulart, est un « ancien communiste » et un « champion de l'anti-communisme ».
La troisième fois, pour dire que depuis, la chute de Goulart, « la chasse aux communistes se poursuit ».
Toute l'affaire du renversement de Goulart est racontée, analysée, commentée et jugée comme si le fait et le problème communistes n'avaient tenu aucune place dans les motifs, les ressorts et les causes de cet événement politique.
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Au plan de l'information, cette omission radicale est une sorte de record.
Record aussitôt égalé par un autre, dans le même article : le catholicisme n'est pas nommé non plus.
Très exactement, les termes de « catholique » ou de « catholicisme » apparaissent, dans l'article, deux fois en tout et pour tout.
Une fois pour dire que Carlos Lacerda, déjà nommé, s'est « converti au catholicisme ».
L'autre -- fois pour dire qu'aux côtés de Carlos Lacerda se trouve un « politicien au passé fort, trouble, devenu brusquement soutien d'un certain catholicisme ».
Toute l'affaire du renversement de Goulart est racontée, analysée, commentée et jugée comme si les catholiques -- et leurs évêques -- n'avaient joué aucun rôle dans cet événement politique.
Voilà un éclatant usage des « techniques modernes d'information de masse ».
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Que raconte donc l'article de *La Croix-Dimanche *?
En substance, que Goulart était un modéré, trop modéré au goût de *La Croix-Dimanche*, mais qu'un jour il s'est mis à prendre « la défense des pauvres » -- alors les « grandes sociétés américaines », les « féodaux terriens » et l'armée à leur service, ont renversé Goulart. Voilà tout ; s'étalant sur trois quarts de page.
Ce schéma simpliste, tronqué et truqué coïncide assez bien avec celui de la propagande communiste.
Le même article informatif donne ces chiffres ébouriffants : le Brésil, qui compte 75 millions d'habitants, en aura 180 millions, pas moins, soit *plus du double*, dans 36 ans, à la fin du siècle, en l'an 2.000.
Non seulement on ne dit pas la vérité. Non seulement on imprime des informations grotesquement fantaisistes -- comme si l'on méprisait « les masses » auxquelles on veut s'adresser. Non seulement on réduit les grands événements de la vie des peuples à des schémas simplistes qui les défigurent. Mais encore tout cela *converge dans un certain sens*. Le péril communiste est mis entre parenthèses ; l'action permanente et universelle du communisme est omise ; la défense contre le communisme n'est même pas nommée en tant que telle, et elle est souvent diffamée sous d'autres noms. La *diversion* est systématiquement organisée.
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Plusieurs grands articles documentaires de *La Croix-Dimanche* ont, ces derniers temps, présenté des caractères analogues. Entre autres, celui qui retraçait d'une manière tendancieuse l'histoire de la guerre d'Espagne. Ces articles sont reproduits de confiance, sans examen critique (à moins que ce ne soit automatiquement, en application d'accords techniques et commerciaux) par plusieurs « hebdomadaires diocésains ». Sans qu'on y prenne garde, ou bien parce on imagine que c'est un sacrifice nécessaire aux « techniques modernes d'information de masse », on donne ainsi aux lecteurs une soi-disant documentation qui manque de sérieux, d'exactitude dans l'information, de vérité historique, de valeur morale. Aurait-on fait le calcul d'atteindre « les masses » au moyen d'une ostensible médiocrité intellectuelle ? Ou bien est-ce la médiocrité non feinte de tels et tels rédacteurs qui leur fait adopter, dans certains secteurs de l'information politique et économique, les schémas simplistes mis en circulation par la propagande communiste ? Quelle qu'en soit la raison, le résultat n'est pas brillant ; il n'est pas acceptable ; et un nombre croissant de lecteurs catholiques commencent à s'impatienter.
A propos de Carlos Lacerda
Au cours d'une escale à Orly, le 23 avril, Carlos Lacerda -- parce qu'il était interrogé par un bataillon de journalistes lui réclamant des déclarations -- a protesté avec énergie et pertinence contre la manière dont la presse française avait « informé » son public sur les événements du Brésil : «* Je crois que vous avez été très mal informés en France à notre sujet. Quelques correspondants de aux français ont diffusé des nouvelles complètement fantaisistes... On a menti au public français. *» Pertinence au sujet de la « chasse aux sorcières » ou « chasse aux communistes » : «* Il y a quelques emprisonnements, la destitution de quelques députés qui avaient trahi : beaucoup moins que n'en a fait votre épuration après la libération de 1945. *» Pertinence encore en ceci : «* La lutte de classe n'est pas pour nous, c'est un truc vieillot du communisme international. Il y a au Brésil moins de différence entre les classes sociales qu'il n'y en a en U.R.S.S. *» Comme on lui demandait s'il estimait avoir mérité son surnom de « tombeur de présidents », il répondit qu'en tous cas il en avait « tombé » beaucoup moins que n'en « tomba » le général de Gaulle... Et comme on lui reprochait d'avoir été communiste, il fit remarquer qu'il l'avait été beaucoup moins longtemps qu'André Malraux...
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Ces comparaisons incisives ont l'avantage de réveiller le jugement endormi par les slogans, et de faire brusquement percevoir avec quelle inconscience la presse française joue le jeu de « la paille et la poutre ».
L'intérêt des déclarations de Carlos Lacerda est de même nature que celui des déclarations de Mme Nhu l'autre année. Par leur vigueur et leur pertinence, ces déclarations s'imposent même à une presse hostile, et font entrevoir un moment au public combien la réalité est différente des fables qu'on lui raconte habituellement. La plus grande partie de la presse internationale déteste (et diffame) ces personnalités capables de percer le conformisme des mythes régnants ; la plus grande partie de la presse catholique manifeste une véritable haine à ces personnalités qui se sont converties au catholicisme. Car ce ne sont pas des convertis de la pastorale nouvelle, ni de l'ouverture à gauche, ni de la construction du socialisme, ni de la collaboration avec le communisme. Ce sont des gens qui luttent contre le communisme : et la presse est contre eux.
Cette presse que les communistes appellent la « presse bourgeoise » est victime d'une colonisation idéologique : cette presse n'est pas communiste mais on y est automatiquement hostile à ceux qui, où que ce soit dans le monde, combattent le communisme avec résolution et efficacité. On les traite autant que possible par le silence et le mépris. Et quand leur envergure personnelle crève le mur du silence, comme hier Mine Nhu, comme aujourd'hui Carlos Lacerda, on fait bloc contre eux. Il est tout de même remarquable que des journaux qui proclament hautement n'être pas communistes, et qui de fait ne le sont pas, déploient contre Mme Nhu, contre Carlos Lacerda ou contre Tixier-Vignancour, une violence agressive que ces mêmes journaux n'emploient pas contre les dirigeants ou contre les entreprises du communisme international.
Ceux qui combattent le communisme ne sont pas infaillibles, impeccables, au-dessus de toute critique : c'est entendu. Mais l'imposture est énorme de les traiter en fait, dans la presse, comme si c'étaient des individus automatiquement *pires* que les communistes. C'est, au profit pratique du communisme, la transposition sur le plan politique de la tactique religieuse du P. Liégé s'exprimant en cette maxime célèbre : « Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes. »
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Ayant été directement mis en cause par Carlos Lacerda, *Le Monde* lui a répliqué, cela est tout à fait compréhensible et normal. Mais la réplique du *Monde* (25 avril) est particulièrement faible ; et elle est très significative. Elle se limite à dire que Carlos Lacerda ayant « appartenu à des organisations communistes », et « soutenant aujourd'hui une dictature militaire », n'est pas qualifié pour donner des « leçons de démocratie ». C'est une étrange manière de juger. Étrange d'abord parce qu'elle est épisodique et à éclipses : *Le Monde* l'applique à Carlos Lacerda mais point à André Malraux. Étrange en elle-même : saint Paul ayant persécuté des chrétiens serait donc disqualifié pour donner « des leçons de christianisme ». Étrange, parce qu'elle consiste à *juger les fruits d'après l'arbre*. Nous avons appris au contraire à *juger l'arbre d'après ses fruits*.
Lorsque certaines vérités ne peuvent plus être tenues sous le boisseau, la presse, même catholique, plutôt que d'essayer de les discuter raisonnablement, cherche à discréditer ceux qui les disent. Elle les traite de méchants, de violents, de réactionnaires, d'intégristes, de conservateurs, d'immobilistes, toute une panoplie d'étiquettes préfabriquées et de qualificatifs assassins, visant à faire jouer des réflexes conditionnés qui abolissent tout examen critique. C'est une éducation à rebours, pour parler avec « modération ». Pour parler avec exactitude, c'est une entreprise d'abêtissement.
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L'attitude de la (plus) grande partie de la presse catholique en Europe est spécialement paradoxale. Elle étouffe dans le silence ou elle accable de son hostilité systématique ceux qui se convertissent au catholicisme, surtout s'ils viennent du communisme. Les convertis, aujourd'hui, sont suspects. Il est vrai qu'ils ont eu le mauvais goût de se convertir alors que la thèse en vigueur est que l'Église ne peut plus convertir personne à moins de faire sa « révolution d'Octobre ». Il est vrai aussi qu'une fois convertis ils ne croient plus du tout à ces mythes temporels de la lutte de classe, de la construction du socialisme, de l'ouverture à gauche auxquels cette même presse consent tant de considération. Tout se passe comme si l'on voulait nous faire comprendre que ces convertis se sont convertis à un mauvais christianisme, puisque c'est un christianisme sans ouverture à gauche, sans construction du socialisme, sans lutte de classe.
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La même presse catholique est beaucoup plus favorable à l' « évolution libérale » ou « évolution démocratique » des chefs communistes. Même dans l'hypothèse, où cette évolution serait réelle, il est énorme qu'une presse catholique réserve si souvent sa sympathie aux communistes qui « évoluent » vers la démocratie libérale et réserve si souvent son hostilité aux communistes qui se convertissent au christianisme.
La presse apparaît ainsi comme l'un des lieux où la subversion des valeurs, l'obscurcissement du jugement, le conformisme mythologique sont le mieux installés. Mais bien entendu, ce n'est pas la presse qui le dira.
Aussi longtemps qu'une réforme radicale de la presse, réforme intellectuelle et réforme des structures, n'aura pu être opérée, trouver *en dehors des journaux* ses sources d'information et de réflexion restera l'une des premières nécessités de l'homme moderne.
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### Le Congrès de Sion
*Filial appel au Pape,\
suprême défenseur des peuples*
COMME IL ÉTAIT PRÉVISIBLE, les Français ont été sous-informés, voire point informés du tout par leurs journaux sur le Congrès de Sion. A la veille de ce Congrès, en première page de *La Croix* du 28 avril, l'éditorial commençait par ces mots : «* Que plus de mille personnes venues de toutes les parties de la France sacrifient l'un des premiers week-end de printemps aux joies austères du débat démocratique, sans même que l'attrait du pouvoir puisse justifier cet empressement, voilà un fait qui vaut d'être relevé. *» Il s'agissait en l'occurrence du congrès à Vichy des « clubs démocratiques ».
Mais que plus de mille personnes « sacrifient » au sens propre trois journées par la prière en commun et l'étude commune, dans les confrontations d'expériences pratiques et les échanges intellectuels organisés par l' « Office international des œuvres de formation civique et d'action, doctrinale selon le droit naturel et chrétien » ; que ces personnes examinent les formes actuelles d'implantation du totalitarisme, au milieu de nous, dans nos structures, dans nos mœurs, dans nos consciences ; qu'elles *s'adressent au Pape comme un défenseur suprême des peuples menacés, des peuples menacés, des peuples abandonnés*, -- alors cela ne « vaut » pas, selon les critères de la presse d'information, de le faire savoir objectivement au public.
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Tant pis. Ou tant mieux. L'information aura lieu quand même, plus lentement, moins spectaculairement, plus sûrement. Et une fois de plus seront ainsi donnés à ceux qui réfléchissent l'avertissement et la preuve qu'il leur faut être attentifs à d'autres sources d'information que les journaux.
Par vocation, les journaux peuvent beaucoup pour le bien. Mais les journaux actuels -- qui ont pour la plupart, et c'est un test, accueilli si mal, ou avec tant de réticences, ce qui dans le Concile les concerne directement : le décret conciliaire sur les moyens de communication sociale -- les journaux actuels ont besoin d'une réforme radicale de leurs structures, de leurs mœurs et de leur personnel. Tant que cette réforme n'est pas accomplie, il faut bien et souvent il est préférable de se passer d'eux.
C'est en qualité de citoyens libres et responsables que les congressistes de Sion ont étudié la nature du totalitarisme moderne, du totalitarisme d'aujourd'hui, de ses processus actuels ordinairement inaperçus de ceux qui les subissent. C'est en qualité de laïcs libres et responsables que les congressistes de Sion, dans l'adresse au Souverain Pontife qui a terminé leurs travaux, ont exprimé une *entière et libre adhésion aux enseignements des Papes sur l'ordre social et la civilisation chrétienne*. On demande à entendre la voix des laïcs ? En voilà une, qui est libre, responsable, cohérente, résolue, et qui dit bien ce qu'elle veut dire.
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Les *Actes du Congrès de Sion*, premier Congrès de l' « Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien » seront publiés. Ce qu'ils ne diront pas, il fallait y être pour le voir de ses yeux : la qualité humaine de l'assemblée, sa capacité d'attention, son information et sa formation sérieuses, son assiduité à la prière, sa foi dans le Christ.
Et sa jeunesse : une nouvelle génération civique et chrétienne s'est rencontrée, s'est reconnue, a pris conscience de son existence et de sa force. C'est la génération de la relève. Tous « engagés » dans des œuvres sociales, civiques, charitables, apostoliques, et représentant un vivant foisonnement de cellules d'étude, de réseaux d'amitiés, d'organisations les plus diverses, d'associations multiples, de corps intermédiaires.
On peut maintenant, si on le veut, on pourra quand on le voudra, dans l'action civique, dans l'action sociale, dans l'action chrétienne, réformer des structures installées et un personnel qui ont fait leur temps : les cadres existent pour cela, les hommes sont prêts, les ouvriers d'un nouveau printemps.
On peut aussi, dans les sphères installées de l'action civique, sociale et chrétienne, prendre la lourde responsabilité de continuer à ne rien changer, sinon en pire, aux méthodes, aux structures et au personnel, à la dégradation doctrinale, à la confusion des esprits, à la veule complicité tactique en face du totalitarisme, à la fascination hébétée des mythes de l'ouverture à gauche et de la construction du socialisme. On peut prendre la très lourde responsabilité de maintenir à l'écart la génération de la nécessaire relève. Les hommes que l'on a vus à Sion savent créer leurs propres moyens d'action pour accomplir, avec la grâce de Dieu et quoi qu'il arrive, la tâche qui leur est propre.
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La réforme intellectuelle et morale, la réforme sociale, la réforme des méthodes et des structures, la réforme de l'action catholique ne sont plus seulement imaginées, pensées ou rêvées : elles sont vécues déjà, par des hommes capables de les promouvoir et de les animer autour d'eux. L'*aggiornamento* auquel nous sommes conviés exige inévitablement une révision, souvent déchirante, des manières de penser, des méthodes d'organisation et des lâches tactiques du conformisme régnant qui ont conduit aux désastres présents de la société. Pour cette révision, les hommes existent, sachant ce qu'ils veulent. Et cette révision est déjà effective à l'intérieur des multiples associations et des petites sociétés chrétiennes de base qu'ils animent.
Qu'on les aide ou qu'on les combatte, de toutes façons, aujourd'hui et demain, ils sont, ils seront témoins de la Vérité, dans l'amitié chrétienne qui les assemble et qui fait leur force.
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Qu'un Congrès de laïcs libres et responsables en appelle filialement au Pape, qu'il reconnaisse et qu'il désigne dans le Vicaire du Christ le *suprême défenseur des peuples écrasés ou menacés par le totalitarisme moderne*, cela aura des conséquences.
Nous savons par l'expérience et par la foi que le Père écoute les demandes de ses enfants. Demandez et l'on vous donnera. Car quiconque demande reçoit. Qui d'entre vous, quand son fils lui demande du pain, lui remettra une pierre ?
Tant de peuples aujourd'hui sont abandonnés, à l'écrasement du totalitarisme ou à sa pénétration progressive. Tant de défenseurs des peuples les ont livrés. Il reste un défenseur suprême. Dans la confiance, dans l'espérance, les hommes de Sion ont prié pour lui et avec lui. Dans l'amour filial, ils ont envoyé vers lui l'adresse que voici :
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*Mille trois cents congressistes venus d'Allemagne, d'Angleterre, d'Argentine, d'Autriche, de Belgique, du Canada, d'Espagne, de France, du Gabon, d'Irlande, d'Italie, du Liechtenstein, du Portugal, de Suisse, des U.S.A., ou réfugiés de Pologne, de Russie, de Slovaquie,*
*militants de divers organismes civiques, sociaux ou culturels,*
*réunis pendant trois jours à Sion dans le cadre des échanges intellectuels et des confrontations d'expériences pratiques organisés par*
l'Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien
*pour étudier les formes actuelles d'implantation du totalitarisme dans les structures, les mœurs et les consciences*
*et pour éclairer leur action de citoyens responsables en vue de restaurer les libertés de la personne et des sociétés naturelles,*
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*déclarent leur entière et libre adhésion aux enseignements des Papes sur l'ordre social et la civilisation chrétienne*
*et adressent au Père commun*
SA SAINTETÉ PAUL VI
*le filial hommage de leur amour,*
*reconnaissant et désignant en Lui le Vicaire du Christ, salut du monde, espérance des nations, suprême défenseur des peuples écrasés ou menacés par la barbarie totalitaire.*
*Par la prière et par l'offrande du devoir d'état quotidien, ils s'unissent au Pontife romain dans l'attente et la préparation d'un nouveau printemps chrétien sur le monde.*
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## CHRONIQUES
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### Nature de l'art et mission de l'art chrétien
par Henri CHARLIER
Voici quelques années, un colloque international d'artistes et d'intellectuels catholiques se posait les questions suivantes :
A. -- Dans un monde imprégné de science et de technique, l'Art aura-t-il une place irremplaçable dans la diffusion du Message chrétien ?
B. -- N'y a-t-il pas dans la vie religieuse des intuitions et des émotions vécues qui ne peuvent s'exprimer autrement que par l'Art ?
C. -- Quelle est l'importance du problème de la beauté et de la qualité pour la diffusion du Message chrétien ?
D. -- Existe-t-il un rapport entre l'évolution historique des styles et les exigences de la diffusion du Message chrétien à chaque époque ? Pouvons-nous tirer des conséquences pour notre propre travail des nouvelles interprétations et des changements de style dans l'histoire de l'Art sacré ?
Sur ces mêmes questions, Henri CHARLIER a précédemment publié dans « Itinéraires » :
-- Le beau est une valeur morale indispensable à la société : numéro 1 de mars 1956.
-- Conversation sur l'illustration des Missels : numéro 9 de janvier 1957.
-- Conversation sur plusieurs sujets diversement actuels : numéro 17 de novembre 1957 et numéro 18 de décembre 1957.
-- Les danses de Rameau : numéro 49 de décembre 1960.
-- Le « Socrate » d'Erik Satie : numéro 53 de mai 1961.
-- L'origine de la Querelle des Anciens et des Modernes numéro 64 de juin 1962,
On se reportera aussi à l'ouvrage d'Henri CHARLIER paru aux Nouvelles Éditions Latines : Le martyre de l'art.
Henri Charlier rédigea en 1959 les réponses que l'on va lire ; il en a récemment revu et complété le texte à l'intention des lecteurs d' « Itinéraires ».
*A. -- Dans un monde imprégné de science et de technique, l'Art aura-t-il une place irremplaçable dans la diffusion du Message chrétien ?*
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« Un monde imprégné de science et de technique » qui nie ou qui combat ou qui oublie les valeurs spirituelles est un monde déséquilibré. Il oublie les vraies fins de l'homme et sa condition sur la terre. Nous n'avons pas à le suivre ou à l'imiter. Ni la science ni la technique ne s'opposent à ce que l'homme poursuive sa vraie fin qui est spirituelle ; beaucoup de grands savants furent de bons et sincères chrétiens ; les mauvais bergers, les bergers mercenaires qui trompent le peuple depuis cent cinquante ans ont fait ce déséquilibre en opposant science et religion pour des raisons fort peu intelligentes. Notre expérience personnelle nous a appris que la plupart d'entre eux voulaient se soustraire à toute autorité morale pour suivre leurs passions.
Or tout art est spiritualiste, même non chrétien. Son existence seule est une preuve de l'existence de besoins qui ne sont pas matériels. Au XIX^e^ siècle, époque où le scientisme régnait à la Sorbonne et dans la société, où triomphaient les ennemis de la religion, les artistes se sont trouvés les grands représentants du spiritualisme et même en ont été les martyrs. Ce n'est pas l'art chrétien proprement dit qui a commencé à réagir contre le matérialisme pratique de la société et ses idées fausses sur l'art et la pensée, c'est l'art tout court. Gauguin écrivait à Schuffneker : « L'art est une abstraction ; tirez-la de la nature en rêvant devant et pensez plus à la création qui en résultera ; c'est le seul moyen de monter vers Dieu, en faisant comme notre Divin Maître : créer. »
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Et alors qu'un siècle plus tôt, au temps de l'Académie Royale de peinture, les Watteau, les Chardin arrivaient dès leur maturité à une situation honorable et gagnaient leur vie (Watteau était membre de l'Académie Royale à vingt-sept ans, Chardin à vingt-neuf) Puvis de Chavannes, Cézanne, Gauguin, Van Gogh ont vécu très misérablement. Van Gogh n'a vendu qu'un tableau de son vivant.
Tandis que Taine essayait de prouver que notre connaissance n'est qu'une hallucination paraissant vraie, les artistes de son temps essayaient de tirer l'art hors du psychologisme, de l'historicisme qui le réduisaient à n'être que l'illustration d'une autre pensée. Ils cherchaient quels en sont les fondements dans l'être ; ils le rétablissaient ainsi au rang de langue autonome comme il fut toujours au temps des grandes époques. Mais on ne peut pas dire que cet aboutissement d'un long effort de l'art français pour échapper au relativisme ait été encouragé par les catholiques.
L'art chrétien aurait donc certainement une mission irremplaçable, s'il y consentait. Au lieu de suivre les modes, les engouements prônés par les marchands, il doit réformer l'art, contemporain pour lui rendre sa valeur spirituelle. La voie a été tracée par les grands artistes que nous avons cités ; ils nous ont rendu les moyens d'un art vraiment religieux.
Ces moyens ont été adultérés par leurs successeurs pour des fins mercantiles, et aussi parce qu'ils ont été incompris par des hommes médiocres pressés de réussir en se donnant le moins de mal possible. Ils y étaient encouragés par une société ou matérialiste ou relativiste ne voyant dans l'art qu'un jeu de l'esprit sans rapport avec quoi que ce soit de réel.
L'art chrétien n'aura une place irremplaçable que s'il devient un art digne de ce nom, et non un amusement pour les snobs et les oisifs.
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*B. -- N'y a-t-il pas dans la vie religieuse des intuitions et des émotions vécues qui ne peuvent s'exprimer autrement que par l'Art ?*
La manière dont est posée la question : « N'y a-t-il pas... » laisse supposer que l'art a rapport surtout à la sensibilité et qu'il aurait un rôle à jouer dans la civilisation religieuse contemporaine surtout pour exprimer des intuitions et des émotions.
C'est bien l'idée que s'en font d'habitude les littérateurs mais elle est très fausse. L'art, qui a la chance d'échapper aux concepts tout faits du langage, n'en est pas moins un langage de l'esprit. Le philosophe parle de la liberté entre la page 170 et la page 215. Il parle de l'amour de la page 290 à la page 307. Mais l'homme n'est pas libre d'une heure moins le quart à deux heures et demie, volontaire à partir de trois heures et intelligent entre cinq et sept. Comme son Créateur il agit toujours, toujours librement, toujours intelligemment ; « Mon Père œuvre toujours et Moi j'œuvre aussi ». Seuls les arts donnent une idée complète de la nature humaine en chacun de ses instants. Et les intellectuels, obligés par leur langage à tout diviser pour parler successivement, ne s'y retrouvent pas. Le langage des arts est un langage de l'esprit intraduisible dans le langage discursif. La parole désigne l'essence par un concept spécial, c'est son avantage ; les Beaux-Arts la distinguent, mais sans la séparer du cas concret sans lequel elle n'existe pas. Le rapport de la pensée et de l' « étant » y est plus juste. Quel que soit le sujet choisi par l'artiste ou qui lui est imposé, l'art parle sans cesse, continûment de liberté et d'amour. Or la liberté et l'amour sont les caractères fondamentaux de la nature humaine créée à l'image de Dieu, qui est l'amour même. La psychologie des émotions est bien dépassée et elle l'a toujours été dans le grand art. Que ce soit l'Aurige de Delphes, le Scribe accroupi du Louvre, ou les Rois de Juda de Chartres, ces œuvres ne parlent que de spiritualité, celle de l'Attente chez les païens, celle de l'Espérance et de la Vision chez les chrétiens. Sans doute la psychologie et les émotions sont à la base.
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Elles sont à la base de la philosophie elle-même. Une rage de dents pour le philosophe est un excellent moyen d'analyser ses perceptions et le rôle des puissances de l'âme. S'il ne se connaît vivant comment pourrait-il parler de l'être ? Nous reconnaissons d'ailleurs très facilement qu'il est peu de philosophes pour arriver à l'étant à travers les notions traditionnelles. Ils partent de notions traditionnelles apprises et non de l'étant.
L'art comme toute pensée est fait pour parler de l'*essentiel*, pour nous montrer où est l'*essentiel* et quel est le but de notre liberté. Il y a autant d'abstraction et de généralité dans l'Esclave de Michel-Ange ou le Saint Grégoire de Chartres que dans une « Somme » car l'art fait un choix ; c'est nécessairement un choix intellectuel entre des perceptions, car il en est ainsi pour tout homme. Ce choix est indispensable à l'esprit humain ; c'est *l'abstraction ;* de la nature et de la qualité de ce *choix* dépend la valeur de l'œuvre. Mais l'avantage de l'art est que ces pensées générales sont représentées *sur un cas concret*. Un arbre pousse et monte très haut en l'air contre la pesanteur ; celui qui n'y voit que des cônes ou des cylindres est à côté de la question car c'est la force interne le faisant pousser à l'encontre de la pesanteur qui est l'*essentiel* du sujet et c'est proprement ce que la philosophie appelle l'*essence* (ce qui se conçoit d'abord d'une chose). Ajoutons *quand on a l'esprit porté à ce genre de connaissance ;* les vrais philosophes sont aussi rares que les vrais artistes, mais il est clair qu'avec un langage très différent c'est le même objet que visent l'artiste et le philosophe.
Cette force qui fait l'arbre ce qu'il est a toujours un caractère propre suivant les cas individuels.
Ayant à sa base des sensations, des perceptions, des émotions, l'objet de l'art même naturel est placé beaucoup plus haut dans l'esprit ; il est de déceler *la puissance même qui maintient les choses dans l'être ;* de montrer Dieu en toute chose.
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Nos contemporains font une contrefaçon de l'abstraction ; ils la remplacent par des schémas, c'est-à-dire par une simplification *matérielle* des formes qui enlève tout sens possible à ce qu'ils croient être l'abstraction. Car l'abstraction est essentiellement spirituelle ; elle est même le CONCRET DE L'ESPRIT, pleine de vie, qu'on peut progressivement faire avancer et rendre de plus en plus vivante. Pensez-vous qu'on puisse garder toute sa vie, comme scellée sous la même définition du catéchisme ou de la philosophie, la même idée de Dieu, de l'âme ou du péché ?
Sans doute, l'art chrétien ne peut employer comme art que des moyens naturels, il doit donc être capable de ce qui fait la profondeur d'un dessin chinois ou d'une sculpture égyptienne. Il y ajoute d'être *essentiellement contemplatif* et de rapporter à la vie surnaturelle ce qu'il tient à la fois de la nature humaine et du baptême.
*C. -- Quelle est l'importance du problème de la beauté et de la qualité pour la diffusion du Message chrétien ?*
Le beau et le vrai ne font qu'un en Dieu et dans sa création de même. Le beau est forcément le beau de quelque chose. Le beau est une réalité liée à l'être. L'expérience de l'humanité montre que le vrai est tellement lié au beau que *le vrai n'est pas communicable sans la beauté à laquelle il est lié*. Ce qui fait dire aux anciens philosophes que le beau est la lumière, la clarté, *l'éclat du vrai*. Les Pères de l'Église sont eux-mêmes des écrivains supérieurs, c'est-à-dire des artistes par leur style. Ils n'ont pas séparé le vrai de son éclat. Si bien qu'aujourd'hui encore la beauté de leurs images et la qualité du rythme de leurs phrases est un puissant moyen d'apologétique, en ce que le vrai y possède la lumière qui lui est connaturelle. Les théologiens exacts dont la prose n'a pas eu cet *éclat* qu'est la beauté ont disparu de l'histoire. Au contraire le chant de l'Église, ses cérémonies et notre architecture médiévale conservent leur pouvoir apologétique.
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Il serait presque indécent de se demander si l'art est de quelqu'utilité quand Notre-Seigneur lui-même, en dehors des actes commandés par Son Incarnation et la volonté du Père, lorsqu'Il parlait, ne s'est guère exprimé que par des moyens d'art. La parabole est le type même de l'art.
Dessiner un arbre pour parler de la puissance créatrice de Dieu est une parabole ; parler des lys des champs, de la drachme retrouvée, dire : «* Je suis la vigne, vous êtes les sarments *» c'est donner le modèle de l'art tout en énonçant ce qui fût jamais dit de plus profond. Notre-Seigneur s'est toujours exprimé à l'aide des moyens de l'art et non avec ceux de la théologie. La théologie est utile et même indispensable, dans l'état de la nature déchue où nous vivons, pour préciser le vrai et pour calmer les intellectuels ; mais ce n'est pas le moyen avec lequel Notre-Seigneur s'est exprimé et qui correspond comme la liturgie elle-même à cet instant de la pensée où comme Péguy le dit de lui-même à propos de son *Ève :*
« Péguy a réussi à descendre jusqu'à cet être profond de spiritualité d'où tout remonte ensuite, et, selon les modes, se manifeste pour ainsi dire à volonté en liturgie, en théologie, en histoire... De même qu'en matière de foi Péguy était descendu à ces profondeurs où la liturgie et la théologie, c'est-à-dire la vie spirituelle et la proposition spirituelle ne sont pas encore distinguées, de même et comme écrivain il est redescendu ici à ces profondeurs, Où l'image et l'idée sont jointes encore d'une liaison elle-même charnelle et non encore résolue. » (*Œuvres poétiques*, la Pléiade, p. 1519.)
C'est là précisément la manière de Notre-Seigneur.
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*D. -- Existe-t-il un rapport entre l'évolution historique des styles et les exigences de la diffusion du message chrétien à chaque époque ? Pouvons-nous tirer des conséquences pour notre propre travail des nouvelles interprétations et des changements de style dans l'histoire de l'Art sacré ?*
« Existe-t-il un rapport entre l'évolution historique des styles et les exigences de la diffusion du message chrétien à chaque époque ? »
La question laisse supposer qu'un certain matérialisme historique s'est introduit dans la pensée des catholiques qui l'ont rédigée. Il n'y a jamais rien de nécessaire dans les changements que l'humanité prend sur elle d'introduire dans ses mœurs et ses coutumes. Pour la matière c'est différent. Si vous laissez de la chaux à l'air libre elle s'oxydera petit à petit pour devenir de la craie. Le temps qu'elle y mettra dépend aussi de causes qui nous paraissent nécessaires (bien que la vie des métaux elle-même soit pleine de choses étranges et inexpliquées). Mais il n'y a aucune évolution nécessaire pour l'homme et par conséquent pour l'art. Là nous trouvons intelligence ou non intelligence, amour ou amour-propre, pureté ou corruption ; intelligence ou non des vraies fins de l'homme et des moyens de l'atteindre. En art, intelligence ou non des buts de l'art ; bon ou mauvais choix entre les moyens d'expression et même corruption de moyens excellents pour rabaisser l'art à n'être que sensualité ou amusement.
Il y a donc en art des abandons et des retours, un effet jamais complètement arrêté des trois concupiscences ; on y retrouve des vérités perdues par négligence, ou qu'on a voulu perdre, des moyens d'expression méprisés auxquels un grand artiste redonne la vie. L'art suit très étroitement la valeur morale de la civilisation dans laquelle il naît.
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Nous avons un exemple au XVI^e^ siècle de ces brusques abandons. L'époque dite de la Renaissance est un bouleversement, ce n'est pas une évolution ; il eut lieu en trente ans parfois en certaines contrées ; Rubens aurait pu être le petit-fils de « Van Eyck. Sans doute Van Eyck a quelque chose de *bourgeois* par où il est terre à terre et flamand, l'expressionnisme si contraire au véritable sens plastique sévit déjà chez Van der Weyden et ses contemporains, mais les valeurs essentielles demeurent alors qu'elles ont disparu chez Rubens. Nous ignorons qui a donné le nom de Renaissance à cette époque, mais nous partageons le sentiment de Chesterton qui l'appelait la *Rechute*. L'homme a voulu vivre pour la terre et pour lui-même, il a perdu le sens religieux, et au lieu de *montrer Dieu en toute chose*, quand il veut être religieux il nous montre seulement *ses sentiments à propos de Dieu*. Il est tombé de la métaphysique dans la psychologie et il a abandonné les moyens essentiels à un art vraiment spirituel qui veut être une connaissance.
Cette soi-disant « évolution » de la Renaissance n'était nullement nécessaire, puisqu'on s'aperçut aussitôt en France des pertes qu'on venait de faire. On s'en aperçut trop tard cependant, car deux générations suffisent pour que soit totalement perdue une certaine discipline de l'esprit et l'intelligence des moyens d'art qui lui sont nécessaires. Il faut alors une suite de rares génies pour y remédier.
A vrai dire Michel-Ange ayant vécu très vieux avait conservé jusqu'en 1564 les qualités du grand art telles que les avait connues le Moyen Age. Jean Goujon fut tué d'un coup d'arquebuse alors qu'il travaillait sur les échafaudages du Louvre le jour de la St Barthélemy en 1572. Et Poussin ne naquit seulement qu'en 1594. Il est le premier artiste qui ait essayé de retrouver l'esprit des primitifs (*Eliézer et Rébecca*) mais l'académisme de Raphaël s'interposait entre lui et les vrais maîtres. Il a essayé de se débarrasser du clair-obscur. Le premier Cézanne, le Premier Watteau, le premier Puvis de Chavannes ont été peints par Poussin. Sa partie faible est la qualité du dessin, mais son contemporain G. de la Tour retrouvait excellemment la beauté du dessin du Moyen Age, et *cela a suffi pour qu'il fût ignoré de l'histoire de l'Art pendant trois siècles*.
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Enfin, toute la peinture française pendant plus de deux siècles a recherché les moyens d'art perdus à la Renaissance ; elle a enfin retrouvé avec Puvis de Chavannes, Gauguin, Rodin, les qualités plastiques qui permettent à l'art d'être une connaissance réelle par laquelle on atteint le Créateur.
L'humilité même des artistes dans leurs recherches en est la preuve. Si un trait a par lui-même une valeur intellectuelle, s'il est une connaissance directe de l'être et n'est pas seulement le signe d'une forme, il doit avoir cette valeur absolue sur les objets les plus simples comme sur les plus compliqués, sur une assiette ou une pomme comme sur la figure humaine. C'est avec ces pauvres objets que Cézanne représentait le monde comme l'harmonie logique d'une force qui dure. Il disait -- « La nature est toujours la même, mais rien ne demeure d'elle dans ce qui nous apparaît. Notre art doit donner le frisson de sa durée avec les éléments et les apparences de tous ses changements. » (Cité par Léo Largier.) Restaurer le dessin comme l'ont fait Gauguin, Vau Gogh, Rodin, c'est restaurer la connaissance, et la connaissance de l'amour, et l'amour de la connaissance car c'est tout un. Gauguin écrivait à son ami de Monfreid : « Jusqu'à présent je n'ai rien fait de saillant ; je me contente de fouiller mon moi-même et non la nature, d'apprendre un peu à dessiner ; le dessin il n'y a que ça. » (*Lettres à Monfreid*, p. 3.)
Or chacun sait que l'histoire de l'art depuis cinquante ans est abandonnée aux spéculations des hommes d'argent et aux fantaisies des artistes qui sont entrés dans le jeu.
Le cubisme, dans les recherches de l'art à la fin du XIX^e^ siècle, est une revanche du matérialisme et de l'école officielle des Beaux-Arts. Celle-ci a toujours enseigné le dessin comme une *construction* par masses et par volumes ce qui n'est pas mauvais pour le début de l'enseignement. Faire cette construction avec des cylindres et des cubes est une simplification qui peut avoir son utilité pour une première approximation dans l'analyse des formes.
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En faire un moyen d'art, c'est se couper de toute possibilité d'exprimer la force interne qui maintient les formes dans l'être et se manifeste par leur suite, leur *lien* et la *qualité* de ce lien. Chose qui échappera éternellement à la géométrie. Les artistes qui se sont laissés aller à cette facilité ont perdu le moyen de *devenir eux-mêmes par le dessin cette force interne*, ce qui est la vraie connaissance. Ils n'ont gardé quelque qualité que dans la couleur qui s'accommode de formes rudimentaires.
Les artistes connus du XX^e^ siècle ont donc galvaudé des trouvailles de leurs devanciers, les ont détournées de leur but qui était la création d'un art spiritualiste.
Car ceux qu'on avait prétendu être des révolutionnaires comme Gauguin ou Rodin ou Van Gogh voulaient et ont effectivement réformé l'art, non pour faire ce qu'on n'avait jamais vu, mais pour saisir le réel plus profondément. Ils ont cru qu'il y a une vérité.
Rodin disait :
« Il n'y a qu'une seule beauté, celle de la vérité qui se révèle. Et quand une vérité, quand une idée profonde, quand un sentiment puissant éclate dans une œuvre... il est de toute évidence que le style ou la couleur ou le dessin en sont excellents mais cette qualité ne leur vient que par reflet de la vérité. »
« Tout artiste qui a le don de généraliser les formes c'est-à-dire d'en accuser la logique *sans les vider de leur réalité vivante*, provoque la même émotion religieuse (que les sculptures égyptiennes) car il nous communique le frisson qu'il a éprouvé lui-même devant des vérités immortelles. »
Au contraire Picasso déclare : « Nous savons maintenant que l'art n'est pas la vérité. L'art est un mensonge qui nous permet d'approcher de la vérité ; au moins la vérité qui nous est discernable. L'artiste doit surprendre la manière de convaincre le public de l'entière vérité de ses mensonges. »
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Et Lhote : « Si je suis amateur de théories et de lois que j'invente pour mon propre usage, ce n'est pas pour en demeurer le prisonnier, mais bien pour avoir le plaisir de leur être infidèle. »
Brake de son côté déclare : « Il faut avoir au moins deux idées, l'une pour détruire l'autre. »
Cette génération d'artistes qui a succédé à celle de Gauguin est une génération de destructeurs, elle a contribué à supprimer le savoir et l'étude indispensables à qui tient à être le maître de dire ce qu'il veut. Gauguin disait -- « L'art comporte la philosophie comme la philosophie comporte l'art. Sinon que devient la beauté ? » Ce qui signifie que le beau est une face du vrai.
L'abbé Georges Duret écrivait en 1922 (*Propositions de technique générale*) : « La forme est de l'ordre de l'âme. C'est ainsi que l'art humain a toujours pour résultat plus ou moins tangible d'animer une matière et de la transformer à l'image de l'homme. Ce que faisant l'art pose une chose dans l'être ou plus exactement, l'élève dans la hiérarchie ontologique... Le même acte qui fait l'œuvre la fait semblable à l'ouvrier. Le premier, Ouvrier, le divin ouvrier de la Genèse, l'a été de la façon la plus parfaite et la plus claire ; et l'œuvre créatrice, particulièrement dans la formation et suscitation de l'homme, est le prototype de toute œuvre humaine. » ([^1])
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Les grands artistes de la génération qui nous a précédés, bien loin de mépriser l'étude et le métier en avaient la plus haute idée. Rodin disait à Gsell (L'art, p. 131) : « L'artiste qui néglige le métier n'atteindra jamais son but... C'est la disgrâce qu'encourent aujourd'hui beaucoup de jeunes artistes. Comme ils n'ont pas fait d'études sérieuses, leur inhabileté les trahit à chaque instant... Il faut posséder une technique consommée pour dissimuler ce qu'on sait. » J.-Ph. Rameau disait qu'il faut cacher l'art par l'art même.
Van Gogh qui est un des grands dessinateurs de l'histoire disait (Lettres, p. 82) :
« Car les grandes choses ne se font pas par impulsion seulement, elles sont un enchaînement de petites choses réunies en un tout. Qu'est-ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ? C'est l'action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible qui semble se trouver entre ce qu'on *sent* et ce qu'on *peut*. Comment doit-on traverser ce mur, car il ne sert à rien d'y frapper fort ; on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens. Et voilà comment on pourra rester assidu à ce travail sans se laisser distraire à moins qu'on ne réfléchisse et qu'on ne règle sa vie d'après des principes. Et il en est des choses artistiques comme des autres. Et la grandeur n'est pas chose fortuite, elle doit être *voulue*. »
Qui ne serait touché devant tant d'humble fidélité au vrai ?
Il faudrait que les artistes chrétiens contemporains connaissent bien peu l'histoire même récente de leur art pour se laisser prendre aux pirouettes de faux grands hommes qui abusent actuellement un public complice ou ignorant alors qu'ils ont si proches d'eux encore de grands et profonds réformateurs.
Satan montre assez clairement qu'il croit le moment venu d'achever notre société en retirant aux chrétiens eux-mêmes le sens des vertus : modestie, pudeur, le sens de la famille et de l'éducation, le sens des Béatitudes, et dans les œuvres de la pure intelligence le sens des conditions dans lesquelles peut et doit travailler l'esprit humain.
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Nous n'avons donc aucunement à suivre nos devanciers immédiats ou nos contemporains sous prétexte d'entrer dans une évolution soi-disant fatale, et d'être de notre temps. Ce qui fait en tous temps la grandeur d'un art, c'est que s'y trouvent exposées les vérités et les besoins fondamentaux de l'esprit humain, qui sont éternels. Un bon dessin de la grotte de Lascaux, un bon dessin d'un lécythe attique, d'un vitrail de Chartres, ou de Rodin sont bons *pour la même raison*, en vertu des mêmes principes fondamentaux des arts plastiques et de l'esprit humain. Les couleurs d'un vitrail de Chartres, d'un émail de Limoges ou d'un Gauguin sont bonnes par le même sens de l'*unité* du *divers*.
Mais c'est uniquement dans l'étude *approfondie, soigneuse, acharnée,* de la nature, que tous les grands artistes ont retrouvé les principes ou appris les moyens de les utiliser, non ensuivant les modes dont le principal but est d'éviter aux artistes l'étude et le travail.
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TANT QUE L'ART CHRÉTIEN se traînera à la suite des saltimbanques de l'art, il ne fera rien qui vaille. Tant que l'enseignement ne sera pas restauré, la plupart des artistes ne sauront comment faire. Sur les portails de Chartres on compte peut-être quinze ou vingt chefs-d'œuvre d'une très haute valeur. Mais les centaines de statues de cette cathédrale ont toutes un style de qualité, car un enseignement, magistral permettait aux artistes de second ordre de développer ce que chaque personnalité, même relativement médiocre, peut offrir de précieux. Depuis plus de cent ans aucun des grands artistes n'a pu enseigner, il ne faut pas s'étonner de la décadence de l'art. Il y eut maintes fois des décadences dans l'histoire, même aux époques préhistoriques elles sont visibles. Entre l'époque magdalénienne et l'époque néolithique, la décadence a déjà consisté à remplacer la vie par des schémas. Ne prenons point la décadence actuelle pour une merveille, ni pour une évolution fatale à laquelle il faut s'adapter.
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C'est la pire des erreurs que nous puissions commettre. Nous sommes en présence d'un nouvel académisme rudimentaire fabriqué par des artistes paresseux et une multitude de gens incompétents qui par la presse et par l'argent prétendent diriger l'opinion car la direction de l'art a échappé aux artistes. Un académisme est une *convention d'ordre intellectuel*. Raphaël voulait représenter la nature telle qu'elle *devrait être*, c'est lui qui l'a dit ; ce qui est manifestement une sottise peu respectueuse du Créateur. Nos contemporains veulent créer un monde purement intellectuel indépendant (qu'ils croient) de la création et ils aboutissent à un autre genre d'absurdité. Ce « changement de style », pour reprendre les termes de notre questionnaire, n'en est pas un. C'est l'oubli du vieil adage de la philosophie «* qu'il n'y a rien dans l'intelligence qui n'ait été d'abord dans le sens *», c'est un essai d'autonomie pour l'homme, c'est une corruption de l'esprit, c'est enfin un moment de l'éternelle révolte du Prince de ce monde.
Malheureusement, les réunions internationales sont toutes dirigées par des gens qui s'essayent à cacher les différences et à réunir leurs congressistes sur des idées vagues ou bien sur une charité mal entendue les portant à éviter de préciser où est le vrai. Le grand souci des organisateurs des réunions internationales d'artistes est d'éviter les discussions esthétiques. Il se trouve en outre, malheureusement, nous sommes obligés de le dire, que nous ne nous trouvons jamais, dans ces réunions, sur le même plan que les étrangers. Dans un pays voisin on nous avait demandé, vers 1935, une conférence ; or les artistes y découvraient l'impressionnisme. Il avait été assimilé chez nous depuis quarante ans par tous les artistes de valeur, assimilé et perfectionné car ils avaient réintégré, le souci de la forme comme Cézanne, comme Gauguin et Van Gogh celui du style. Il n'y a pour ainsi dire pas moyen de se comprendre. C'est ainsi ; à part le temps du XVI^e^ siècle qui vit envahir les arts en France par les fausses idées primaires de Vinci, l'académisme de Raphaël et le sensualisme des Vénitiens, la France a toujours été en art à l'origine des mouvements de pensée.
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Or il est bien évident que le choix d'une esthétique est le seul moyen d'avoir un puissant mouvement d'art qui ait une signification religieuse, intellectuelle et morale autant qu'artistique. Une esthétique, c'est la mise en ordre des degrés du beau, et le bon choix des moyens pour y arriver. Car il y a des degrés dans le beau, qui correspondent aux degrés d'abstraction de la pensée.
Il y a un beau sensuel, qui est du beau dans son ordre et à son degré ; c'est l'art de Rubens. Van Gogh disait, parlant de la *Descente de croix* d'Anvers : « ...les plus belles têtes de Madeleine ou de *Mater Dolorosa* en pleurs me font toujours penser aux larmes d'une belle fille qui aurait par exemple un chancre ou quelqu'autre « petite misère de la vie humaine. » (*Lettres à son frère p. 1*59.)
Il y a ensuite l'art de trouver des couleurs exquises chargées d'exprimer l'*unité du divers *; voilà un degré d'abstraction supérieur, mais qui reste dans l'instantané, et non dans le permanent. C'est trouver, comme l'écrivait Cézanne à Gasquet, « une harmonie parallèle à la nature » c'est-à-dire une parabole colorée.
Il y a enfin l'art d'exprimer une qualité de l'essence c'est l'art des grandes époques religieuses, l'art de l'Égypte, de la Grèce, de la Chine et de notre Moyen Age. Impossible d'y atteindre sans un choix des moyens, qui est précisément le même à toutes ces grandes époques, malgré les différences extérieures des procédés matériels, des costumes et des civilisations.
La génération qui a suivi les grands artistes auxquels nous nous référons s'est attachée surtout à Cézanne et n'a pas compris Gauguin (qui ne l'est pas encore) ; cela veut dire qu'elle s'est *arrêtée à un degré d'abstraction inférieur*. Or Cézanne lui-même concevait très bien que le degré supérieur d'abstraction existait ; il disait : « l'aboutissement de l'art, c'est la figure », et « le contour me fuit ».
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A la fin de sa vie, cet homme conscient de ses dons, mais très modeste, écrivait à Roger MARX : « Mon âge et ma santé ne me permettront jamais de réaliser le rêve d'art que j'ai poursuivi toute ma vie. Mais je serai toujours reconnaissant au public d'amateurs intelligents qui ont eu à travers mes hésitations, l'intuition de ce que j'ai voulu tenter pour rénover mon art. Dans ma pensée on ne se substitue pas au passé, on y ajoute seulement un nouveau chaînon. Avec un tempérament de peintre et un idéal d'art, c'est-à-dire une conception de la nature, il eût fallu des moyens d'expression suffisants pour être intelligible au public moyen et occuper un rang convenable dans l'histoire de l'art. » Nous pouvons dire : sainte simplicité ! Car Cézanne travaillait depuis des années à un tableau qu'il laissa inachevé, les *Grandes Baigneuses*, où il recherchait par le dessin (qui l'avait toujours fui) ce style qu'il voyait, avec raison, être le grand moyen d'expression spirituelle. La récompense de cette clairvoyance et de cette recherche obstinée est qu'en cette dernière œuvre, il a fini par y arriver. Quant à Picasso il a certainement entrevu la voie ouverte par Puvis, Gauguin et Rodin. Mais quand il s'est aperçu que ses dons, modestes (et surfaits) l'arrêteraient avant le point même qu'avaient atteint ses devanciers, il s'est mis avec un certain désespoir d'abord, à faire des acrobaties. Comme, au fond, Picasso est un naïf (par l'intelligence) il croit maintenant qu'il a mis dans le but. Vous me direz : « Où sont vos Français ? » Ils ont été tués entre 1914 et 1918. Et nous sommes persuadés qu'il existe maintenant de véritables jeunes artistes, mais sans maîtres, sans doctrine, et déroutés par l'immense appareil du snobisme, de la presse, et des réussites mondaines d'un art falsifié.
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Les grands païens de tous les pays et de tous les temps ont su choisir l'esthétique convenable à l'expression de la pensée religieuse. Les chrétiens savent, en plus, que Dieu est amour et que la foi est surnaturelle. Mais il n'y a que des moyens naturels pour le dire. Il faut comme les grands païens, faire un choix des moyens et un choix des degrés d'abstraction ; c'est une esthétique. Tant que les artistes chrétiens ne voudront pas le comprendre, ils s'égareront et travailleront en vain à suivre les modes inventées par les agnostiques de leur temps.
Les artistes chrétiens ont le choix entre un art qui sait qu'il y a une vérité et un art qui n'y croit pas. Ils ont à continuer la réforme plastique de la fin du XIX^e^ siècle, si grave, si importante, plus importante de beaucoup que la Renaissance, aussi pleine de promesse que le fut le onzième siècle, et compromise maintenant d'une manière irrémédiable si les chrétiens ne daignent s'apercevoir de son existence, de sa grandeur et de l'effort nécessaire pour l'utiliser à la gloire de Dieu.
Henri CHARLIER.
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### L'imposture Nicodème
par PEREGRINUS
SA HAUTE SAINTETÉ Monseigneur Nikodim, comme l'appelle respectueusement le journal communiste *L'Humanité*, plus connu dans notre langue sous le nom de Mgr Nicodème, métropolite de Leningrad, est la deuxième autorité ecclésiastique du Patriarcat orthodoxe soviétique de Moscou, dont il dirige le « département des relations extérieures ». La première autorité est le stalinien Alexis. Car, comme on le sait, ou comme on devrait le savoir, le Patriarcat de Moscou est la seule institution soviétique qui n'ait été à aucun degré « déstalinisée » et qui n'ait même pas fait semblant. Il semble que pour certaines besognes religieuses, en milieu orthodoxe comme en milieu catholique, les communistes ne trouvent guère que des staliniens. Ils ont gardé en place les staliniens du Patriarcat de Moscou, faute sans doute de pouvoir les remplacer ; pareillement, ils ont conservé le stalinien Piasecki à la tête de *Pax*. Le Patriarche Alexis, en qualité de « dirigeant des travailleurs ecclésiastiques », ainsi qu'il se nommait lui-même du temps de Staline, a été l'un des principaux complices des crimes staliniens. Mgr, Nicodème est son bras droit, ou son maire du palais.
C'est avec Mgr Nicodème que fut négociée la présence d'observateurs orthodoxes soviétiques à la première session du Concile. La négociation eut lieu à Metz en 1962 : c'est entre Mgr Nicodème et le cardinal Tisserant que fut préparé le message d'invitation qu'ensuite Mgr Willebrands fut autorisé à porter à Moscou. Mgr Nicodème, dans la négociation, avait demandé « des garanties », sur lesquelles on ne dispose d'aucun renseignement public d'origine catholique. De leur côté les communistes affirmèrent publiquement que l'Église catholique avait « *pris l'engagement, à l'occasion de son dialogue avec l'Église Orthodoxe russe, qu'il n'y aurait pas dans le Concile d'attaque directe contre le régime communiste* » ([^2]).
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Il est fort peu plausible qu'engagement ait été pris que le Concile ne dirait rien sur le communisme. Mais il est très vraisemblable que Mgr Nicodème a mené la négociation dans une équivoque complète. Il a demandé l'assurance que le Concile serait « apolitique » et n'attaquerait pas « sa patrie » : assurances en elles-mêmes faciles à donner, mais qui n'avaient pas le même sens pour les négociateurs catholiques et pour les négociateurs soviétiques. Pour ces derniers, ces assurances signifiaient qu'aucune parole ne serait prononcée contre le communisme. L'équivoque n'ayant pas été levée, les journaux communistes ont pu faire publiquement leur campagne sur « *l'engagement pris *» par l'Église catholique et ne se sont heurtés à aucun démenti.
C'était un « malentendu ». Mais un malentendu conscient et organisé de la part de Mgr Nicodème, et qui aboutit à une désastreuse impasse. Beaucoup de Pères du Concile désirent vivement que l'Église manifeste qu'elle est « présente au monde » ; un schéma tout entier, le schéma 17, est en préparation sur ce sujet. Mais quelle serait la *présence au monde* d'une Église qui parlerait de tous les grands problèmes sauf du problème communiste ? qui ferait comme si le communisme n'existait pas ? qui n'en dirait pas un mot ? qui parlerait du capitalisme, du racisme, du sous-développement, de la justice sociale, de tout, -- sauf du communisme ? Oui, mais comment en parler sans avoir l'air de violer un engagement qui certes n'a pas été pris, mais que l'une des deux parties assure et répute avoir été pris ?
Celle impasse désastreuse aurait été évitée si l'on avait mieux connu (et compris) la personne, la carrière et l'activité réelle de Mgr Nicodème ([^3]).
Depuis lors, Mgr Nicodème a prononcé deux déclarations publiques qui devraient contribuer à faire la lumière sur son personnage.
La déclaration de mars 1964
Lorsque Mauriac, Domenach, Madaule, Struve, Olivier Clément etc., organisèrent à la Mutualité un meeting contre la persécution religieuse en U.R.S.S., et que l'un d'entre eux lança la formule : « Le Christ agonise à Moscou » la réponse fut donnée non par le pouvoir soviétique lui-même, mais par son fidèle serviteur, le métropolite Nicodème. Sa déclaration, téléphonée de Moscou, parut dans *L'Humanité* du 14 mars. Il disait :
« *Je vous parle en évêque de l'Église orthodoxe russe, qui connaît bien la vie de son Église, tant au centre que dans les localités* (...). *On ne peut absolument pas parler d'une agonie du christianisme*.
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*D'ailleurs, si vous lisez notre presse laïque, vous n'avez pu manquer de noter qu'on y constate souvent que jusqu'à aujourd'hui la religion dans notre pays, et notamment l'Église orthodoxe, mène une vie active. Je tiens à le répéter : on ne peut en aucune façon parler d'une agonie du Christ dans notre pays*. »
Sur la « coexistence » Mgr Nicodème développait -- une fois de plus -- les thèses mêmes du pouvoir soviétique et du Parti communiste :
«* Dans notre pays on compte un bon nombre d'incroyants. Non seulement ils ont une attitude critique à l'égard de la religion, mais encore ils luttent contre elle. Mais ils luttent contre la religion en tant que système d'idées. Il est bien évident que des idées opposées ne peuvent coexister pacifiquement. Entre elles, il y a lutte. C'est tout à fait naturel, chacun en conviendra. Les athées voudraient voir tout le monde athée et notre vocation, à nous chrétiens, est de témoigner pour Jésus-Christ devant le monde entier, pour que chacun soit touché par la parole de Dieu et devienne son disciple. Il est évident qu'il ne peut y avoir ici de coexistence pacifique. D'autre part, lorsque le gouvernement de notre pays parle de coexistence pacifique, il a en vue les États, les peuples dotés de systèmes politiques et économiques différents. La mise en œuvre de ce principe rend possible un épanouissement pacifique de la vie sur terre. Pour ce qui est de l'idéologie, eh bien, l'idéologie qui survivra, celle qui triomphera, sera celle qui se sera montrée la meilleure dans son incarnation pratique, dans les faits. *»
Mais la persécution ?
Il n'y en a pas :
«* Il n'y a pas de répression à l'égard de la religion en U.R.S.S., ce n'est pas vrai. Je sais qu'il y a un certain temps on a beaucoup parlé des procès faits à deux de nos évêques. Il ne nous est pas agréable d'en parler, mais à notre grand regret, il faut dire que ces évêques ; étaient poursuivis pour des délits effectifs qui n'avaient rien à voir avec leur activité ecclésiastique. *»
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(Ici *L'Humanité* précise en note qu'il s'agit des évêques de Kazan et de Smolensk poursuivis pour spéculation et dissimulation de revenus, les sommes dissimulées portant sur des millions de roubles. Naturellement, il n'est pas possible de savoir s'il s'agit d'un délit réel ou -- comme il arrive souvent dans les régimes communistes -- d'un prétexte administratif ou fiscal artificieusement machiné. La caution donnée par Mgr Nicodème n'est en tout cas pas une garantie suffisante.)
«* Nous entendons nous-mêmes que ne se répètent pas des faits de ce genre dans notre Église, qui compromettent cette Église et ses serviteurs.*
*Dans les considérations sur la persécution de la religion, une fois de plus on mélange souvent deux idées différentes. Quand on entend parler à l'Occident d'une intensification de la propagande anti-religieuse dans notre pays, beaucoup voient là une persécution de la religion, mais c'est autre chose : c'est la lutte d'idées. La persécution cela signifie des mesures administratives dirigées contre les croyants. Or, chez nous, l'égalité en droits de tous les citoyens n'est pas seulement proclamée par la Constitution, elle est appliquée dans les faits. La discrimination religieuse est frappée par la loi, exactement comme la discrimination nationale, raciale, etc., et le croyant utilise activement ses droits. Les non-croyants n'ont ni le droit ni la possibilité d'attenter à ces droits.*
*Je voudrais ajouter en conclusion ceci : il me semble que tout esprit non prévenu qui se familiarise avec la vie de notre pays peut s'en convaincre : il n'existe absolument aucun antagonisme sous quelque forme que ce soit entre croyants et incroyants chez nous. Le croyant est en U.R.S.S. un citoyen à part entière. *»
Mgr Nicodème a ainsi énoncé des contre-vérités dont le caractère mensonger est aisément vérifiable. La discrimination religieuse en U.R.S.S. est inscrite dans la loi, et dans la loi la plus solennelle, dans la « loi fondamentale » dans la Constitution. L'article 124 reconnaît et garantit d'une part « la liberté de propagande anti-religieuse » d'autre part « la liberté de pratiquer les cultes religieux ». Les croyants ont théoriquement le droit de pratiquer leur culte, mais ils n'ont droit à aucune propagande, pas même le droit de répondre à la propagande antireligieuse.
C'est la Constitution soviétique de 1924 qui ne faisait -- théoriquement -- aucune discrimination, en déclarant : « La liberté de propagande religieuse et la liberté de propagande anti-religieuse est reconnue à tous les citoyens. » Mais, depuis 1936, la discrimination entre les uns et les autres a été introduite dans la Constitution. Chacun peut le vérifier lui-même : la Constitution soviétique est en vente, à un prix très modique, dans toutes les librairies communistes du monde, traduite dans la langue du pays.
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D'autre part, l'article 126 de la Constitution impose à toute organisation sociale existant en U.R.S.S. d'avoir un *noyau dirigeant communiste*. L'Église orthodoxe n'échappe pas à l'application de cette règle constitutionnelle : le Patriarcat de Moscou, avec Alexis et Nicodème, est le noyau dirigeant communiste qui lui est imposé.
C'est ce dernier point qui est le plus mal compris en Occident et spécialement parmi les chrétiens, catholiques et protestants. La Croix du 15 mars, un peu suffoquée par les déclarations de Mgr Nicodème, rappelait que les chrétiens en U.R.S.S. sont « parfois obligés de dire que les rapports de l'Église et de l'État -- sont satisfaisants » : c'était vrai, mais c'était ne point aller au fond de la question, et méconnaître une fois de plus la véritable *obligation* imposée à l'Église orthodoxe officielle en U.R.S.S. : celle d'avoir à sa tête un noyau dirigeant communiste.
La déclaration d'avril 1964
Venu à Nantes en avril dernier, Mgr Nicodème y a fait à l'A.F.P. (Agence France-Presse) des déclarations reproduites notamment dans *La Croix* du 22 avril.
Au sujet des persécutions religieuses en U.R.S.S., Mgr Nicodème a déclaré :
«* Il n'y a rien de nouveau qui puisse susciter l'inquiétude. La législation à l'égard de l'Église est respectée. S'il y a parfois des violations de la loi et des ingérences administratives des autorités locales dans les affaires ecclésiastiques, celles-ci sont rectifiées par les autorités centrales* (*...*)*.*
*Il y a eu en U.R.S.S. quelques fermetures d'églises, surtout dans le Sud où des paroisses peu nombreuses ont fusionné. Mais ces fermetures sont beaucoup moins nombreuses qu'on ne l'a dit. Trois séminaires ont été fermés, il y a environ deux ans, par suite de la raréfaction des vocations, mais il en existe encore cinq... *»
*La Croix* a répliqué :
« A propos de la situation religieuse en U.R.S.S., il est compréhensible que Mgr Nicodème soit tenu à une très grande réserve. Les articles parus depuis cinq ans dans la presse communiste soviétique, et que nous avons reproduits et commentés dans *La Croix*, nous font connaître la réalité des épreuves que traversent en U.R.S.S. les communautés chrétiennes à cause de leur foi. »
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La documentation publiée par *La Croix* est en effet souvent précieuse, mais c'est surtout une documentation de détail. Il y manque une vue d'ensemble de la situation soviétique, de l'application universelle de l'article 126 de la Constitution, et du rôle exact joué par Nicodème et Alexis. D'où l'appréciation :
«* Il est compréhensible que Mgr Nicodème soit tenu à une très grande réserve. *» Sans réserve aucune, avec un cynisme complet, Mgr Nicodème est le porte-parole habituel et l'apologiste des vues et des ukases du pouvoir soviétique : il est là pour cela. Son cynisme consiste notamment à dire que « la législation à l'égard de l'Église est appliquée » quand précisément c'est une législation discriminatoire et persécutrice. Il y a une atroce ironie, il y a un ricanement sinistre dans cette affirmation de Mgr Nicodème.
Mgr Nicodème trompe l'opinion du monde libre, il trompe les protestants et les catholiques, il trompe le Conseil œcuménique des Églises, il a trompé le cardinal Tisserant, et *La Croix* elle-même est trompée par lui, du moins à moitié.
Cette imposture durera, avec Mgr Nicodème ou avec un autre, tant que l'on continuera à ignorer les réalités communistes, et précisément la manière dont fonctionne l'application (même aux organisations religieuses) de l'article 126 de la Constitution soviétique.
PEREGRINUS.
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### Les mouvements d'idées en Afrique
par Thomas MOLNAR
Thomas Molnar rentre d'un voyage « études d'une année dans divers pays d'Asie et d'Afrique. Son présent article concerne l'Afrique. Prochainement il nous parlera de l'Asie.
Thomas Molnar est né à Budapest en 1922. Américain, professeur à New York, il est l'auteur de plusieurs ouvrages en langue anglaise (dont un sur la pensée politique de Bernanos) ; il est membre du Comité de rédaction de la revue américaine « National Review ».
Il a précédemment publié dans « Itinéraires » les études suivantes :
-- Le catholicisme aux États-Unis : numéro 62 d'avril 1962
-- Pas de civilisation désacralisée : numéro 67 de novembre 1962
-- La pensée utopique dans le catholicisme américain : numéro 73 de mai 1963.
-- Méthodes américaines d'enseignement : numéro 78 de décembre 1963.
Au bout de quelques semaines passées en Afrique et après de nombreuses conversations, il se crée dans l'esprit du voyageur une impression mixte : il retrouve sur les lèvres de ses interlocuteurs tous les slogans idéologiques ayant cours en Occident ; mais tandis qu'en Occident ces termes recouvrent une réalité ou plutôt des fragments de réalité, en Afrique il y a derrière eux un vide ou, si vous voulez, un jeu, une illusion. L'Africain continue à s'exprimer en « européen » (et il n'en est pas peu fier !), mais comme les réalités correspondent de moins en moins à ce que les mots désignaient jadis, les entretiens deviennent des scènes et les interlocuteurs des acteurs jouant un jeu.
Il faut chercher honnêtement avant de se rendre compte qu'il y a un décalage parfois alarmant en Afrique entre les paroles, les intentions, les possibilités, les projets, et finalement la réalité. C'est que l'on débarque sur un continent bourré de textes doctes, écrits par des intellectuels et idéologues occidentaux sur des questions comme : « socialisme africain » « négritude », « conscience nationale » « néocolonialisme » « masses laborieuses et bourgeoisie noires », etc. Cependant, quelques mois de contact avec l'Afrique, de Tunis jusqu'au Cap de Bonne-Espérance, m'ont convaincu que, primo -- cette terminologie idéologique constituée d'après le modèle européen n'est applicable que par un procédé frauduleux, et, secundo : ce continent qui dépendra encore très longtemps des pays lointains quant à son développement économique, politique et culturel, aura toutes les difficultés du monde à créer sa propre philosophie et son propre langage.
\*\*\*
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Il découle de ce que je viens de dire que ni les pessimistes ni les optimistes n'ont nécessairement raison lorsque, en Occident, ils parlent de « l'occidentalisation » ou, au contraire, de la « communisation » de l'Afrique. Comme un vieux prêtre sage m'a dit à Nairobi, les Noirs sont des acteurs nés, ils adoptent avec une aisance déconcertante le mode d'expression de leur interlocuteur, et ils énoncent les idées que ce dernier voudrait entendre. Par conséquent, les marxistes se trompent s'ils croient que la matière humaine africaine sera facilement manipulable, et les Américains se trompent également lorsqu'ils projettent dans l'avenir l'image de sociétés africaines qui, pour se « moderniser » deviendraient « démocratiques ».
N'empêche que partout en Afrique des discussions sans fin cherchent à formuler la personnalité de ce continent et à en définir les objectifs. Ces discussions s'organisent le long de certaines lignes de force, telles que « l'unité continentale et le socialisme africain ».
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L'idée de l'unité est dans l'air, lancée par les utopiens après la dernière guerre. L'opinion dite mondiale ne songe, d'après les articles de revues, qu'à la grande fraternisation, aux grands blocs idéologiques, aux marchés communs. Cette fièvre a atteint l'Afrique également, et les gens qui s'entretuent aux confins algéro-marocains, somalo-éthiopiens, entre le Nord et le Sud au Soudan, entre Bahutu et Watutsi au Ruanda, etc., appellent leurs victimes respectives « frères ». L'empereur Haïlé Selassié convoque les chefs d'État africains en vue de résoudre les questions entre gens dont l'intérêt est réputé commun ; le président Nkrumah, entre deux attentats à ses jours, proclame la grande fraternité africaine -- sous son propre sceptre -- et même le Congo déchiré, ayant sombré dans l'anarchie, fait appel à la solidarité du continent contre les Blancs usurpateurs en Angola, en Rhodésie, en Afrique du Sud.
Voilà les slogans, nés en grande partie du désir des Africains d'imiter les anciens colonisateurs, leurs méthodes, leurs débats, leurs problèmes. Il y a évidemment aussi une part de réalité dans tout cela : mais une part de réalité que les slogans cachent plutôt qu'ils n'expriment ; l'Afrique politique est un terrain vierge et les nouveaux dirigeants savent que c'est le moment de s'imposer : soit en se taillant un empire, soit en se proclamant le prophète de l'unité ou le champion de l'anticolonialisme. Les anciens cadres coloniaux sont encore en place, ce qui permet à tel dirigeant de l'emporter sur ses adversaires, à tel autre d'avoir des conseillers compétents et écoutés dans les capitales du monde. Mais l'unité africaine dans tout cela n'est qu'un mot, une abstraction, un prétendu objectif qui réjouit le cœur de certains fonctionnaires onusiens.
En vérité, comme un leader syndicaliste me l'a dit au Sénégal, l'idée de l'unité n'est pas seulement une idée lointaine, elle est dépourvue de tout poids réel. Comme les démagogues et les communistes s'en servent, personne n'ose dévoiler le vide que cache ce mot d'ordre : au Caire, à Accra, à Dar Es-Salaam les dirigeants africains se donnent rendez-vous, créent des organisations et nomment des secrétaires généraux pour s'en occuper. Mais les diplomates ne visent qu'à en tirer avantage pour la nation qu'ils représentent, les cotisations tardent à rentrer du n'entrent pas du tout. Comme leur modèle, les Nations-Unies elles-mêmes, ces organisations ne servent pas, en dernière analyse, l'intérêt du continent mais celui des chefs d'État qui, en vue de leur propre agrandissement, jouent le rôle de sauveurs.
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D'un bout à l'autre de l'Afrique retentit le slogan de la solidarité, à propos de la libération des « frères » sous domination portugaise et sud-africaine. Cet objectif est poursuivi avec d'autant plus d'ardeur qu'il est le seul problème concret -- bien que, encore une fois, lointain car on pense bien que les gouvernements visés ne restent pas inactifs en présence de la menace. Les pays africains ont été encouragés dans leur projet par l'écrasement du Katanga, quoiqu'ils sachent parfaitement -- et des diplomates noirs me l'ont confirmé à Léopoldville -- que ce n'est point leur effort mais l'intervention américaine qui a mis fin à l'indépendance éphémère d'Élisabethville. Pourtant, les organisations panafricaines mentionnées plus haut, et surtout celle de Dar-es-Salaam (Tanganyika) considèrent comme leur véritable raison d'être la lutte contre Lisbonne, Prétoria et Salisbury (Rhodésie du Sud). Les armes de cette lutte sont la subversion, l'endoctrinement révolutionnaire donnés aux réfugiés de ces pays, et surtout le boycott économique.
Les deux premières méthodes permettent à ces organisations de toucher des sommes importantes dont on devine l'origine. Mais c'est le boycott qui est censé servir de véritable preuve de l'efficacité de l'unité africaine. Or, sur ce point décisif, les intérêts divers des pays africains l'emportent, et de loin, sur les protestations de solidarité. Voici quelques exemples.
Chaque année des centaines de milliers d'ouvriers quittent les pays de l'Afrique de l'Est pour le travail saisonnier dans les mines de l'Afrique du Sud. Les sommes envoyées aux familles ou rapatriées avec les personnes des mineurs sont considérables, et elles contribuent au revenu des pays en question comme le Kenya et le Tanganyika, le Nyassaland, etc. Ces derniers ne pourraient pas interdire cette migration saisonnière sans fortement mécontenter les mineurs et leurs familles. Toutefois, là où c'est moins visible mais non moins dommageable, des mesures absurdes et stériles sont prises : le Kenya décida il y a un an d'interdire aux avions de la South African Airways l'escale à Nairobi en représailles contre le système d'apartheid pratiqué par Prétoria. La perte pour le Kenya, pays nouveau ayant besoin de devises, est d'environ 300.000 dollars par an.
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La Compagnie aérienne de l'Afrique du Sud a tout de suite négocié l'organisation d'une nouvelle route, avec escale en Angola et terminus à Lisbonne, ce qui a raccourci le trajet et l'a rendu moins cher pour les passagers. D'où augmentation du nombre de ceux-ci et des revenus de la Compagnie. Devant ce succès, Brazzaville vient d'offrir aux Sud-Africains l'escale de l'aéroport de cette ville.
Autre exemple : en décembre dernier je pus constater de la fenêtre de mon hôtel à Durban que l'appel au boycott avait été bafoué par ceux-là même qui criaient le plus fort. Des douzaines de navires, entre autres égyptiens -- et ghanéens, apportaient leurs marchandises (cacao, coton) et attendaient l'autorisation d'entrer au port au moment même où les représentants de ces pays poussaient l'Occident a déclarer l'embargo sur une quantité de produits dont l'Afrique du Sud a besoin. Aussi n'est-il pas étonnant que certains chefs d'État africains ne fassent pas confiance à leurs « frères » et engagent des pourparlers avec les gouvernements de l'Afrique « blanche » en vue de conclure des traités économiques bilatéraux. Pendant mon séjour en Rhodésie du Sud, un des nouveaux dirigeants les plus agressifs, le Dr Hastings Banda (Nyassaland), a prié le premier ministre rhodésien, M. Winston Field, de lui rendre visite afin de normaliser les liens économiques d'État à État, liens interrompus le 1^er^ janvier 1964 avec l'éclatement de la Fédération des deux Rhodésies avec le Nyassaland. Il est caractéristique que le cabinet de M. Banda ait demandé que la visite de M. Field ait lieu sans la publicité d'usage de part et d'autre et que le premier ministre rhodésien fasse le voyage en un avion non officiel. On comprend bien que la Rhodésie n'ait pas accédé à ces demandes et qu'elle ait fait la publicité d'usage à l'entretien des deux hommes d'État.
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On pourrait multiplier les exemples montrant que l'unité africaine est une étiquette qui cache des marchandises variées. Car cette unité se heurte d'abord à une impossibilité économique : les nouveaux pays préfèrent commercer avec les pays européens, et surtout avec l'ancien colonisateur dont ils connaissent la langue, les habitudes, et les produits. En outre, tous ont besoin de pièces de rechange pour entretenir leur équipement industriel ; or, ces pièces de rechange doivent leur parvenir du pays qui leur avait fourni la machinerie et qui est capable, de leur acheter leurs produits d'exportation.
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Dans ces conditions on ne peut guère parler d'un marché commun africain ou même régional. Ensuite, l'unité africaine est une impossibilité politique : les frontières sur ce continent ne sont pas encore définitives, et comme je le disais plus haut, certains politiciens ont des visées sur les territoires du voisin. La subversion n'a pas que des centres extra-africains et communistes : les agents du colonel Nasser font leur travail en Libye, au Soudan et même au sud du Sahara ; les voisins du Ghana ne sont pas rassurés quant aux projets du « Osagyefo » (« sauveur ») Nkrumah ; Brazzaville abrite les ennemis, communistes et autres, d'Adoula, et, d'une façon générale, l'anarchie congolaise encourage certaines ambitions dans l'Afrique centrale ; etc.
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Qu'en est-il maintenant de l'autre idée-force, le socialisme dit « africain » ? Dans les réunions inter-africaines et internationales ce terme a été lancé sans que les responsables aient jamais pris la peine de le définir. S'agit-il simplement de signaler le détachement de la nouvelle Afrique à l'égard des puissances coloniales qui, elles, ont encore la réputation erronée d'être « capitalistes » ? Est-ce la propagande soviétique qui cherche à créer un fossé entre l'Occident et l'Afrique et à attirer celle-ci vers la formule appliquée par son propre régime économique ?
Quoi qu'il en soit, presque tous les pays africains se disent « socialistes ». D'abord on entend par là, très vaguement sans doute, le désir de faciliter au peuple la participation aux affaires publiques. Dans ce cas ce n'est qu'un slogan car plus qu'ailleurs, en Afrique une élite politique s'installe au gouvernement et crée quasiment une caste autour du pouvoir. C'est assez naturel : comme il y a peu de gens instruits, même les étudiants, comme cela est arrivé au Congo en 1961, peuvent aspirer à des postes de dirigeants. La brousse, c'est-à-dire la majorité de la population, reste entièrement en dehors des affaires de l'État, tandis que le prolétariat des villes n'a pas encore trouvé ses chefs ou ses meneurs.
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L'élite se constitue à partir des personnes préalablement en contact avec le colonisateur, de quelques officiers et des éléments qu'on pourrait appeler bourgeois par leur degré d'instruction et de prospérité. Le socialisme n'est donc qu'une sorte d'aspiration pudique, un slogan pour satisfaire les mécontents et les envieux, et un terme à la mode qui fait croire qu'on est « moderne » et sophistiqué.
Justement, les Africains sophistiqués savent creuser un peu mieux la signification de ce terme. Lors de mon passage à Nairobi, en janvier 1964, j'ai eu l'occasion de m'entretenir longuement avec l'un d'eux, M. Mwai Kibaki, jeune Ministre de la planification économique dans le gouvernement de Jomo Kenyatta. Il ne cache pas que « socialisme africain » n'a guère de sens, marxiste ou autre ; mais, dit-il, il faut lui donner un sens qui puisse servir de transition entre la réalité tribale et le monde moderne. En ceci il a certainement mis le doigt sur le problème essentiel du continent : la tribu reste la réalité qui structure la vie des individus et des communautés. A l'intérieur de la tribu l'individu se sent libre (car il est depuis toujours acquis aux habitudes et à l'organisation ancestrales) et en même temps il est membre d'un groupe vivant et solidaire. J'ai pu constater partout en Afrique, en parlant avec des chefs de tribu, que ce ne sont pas des autocrates, mais des arbitres prudents, s'appuyant sur leurs conseillers et exprimant la volonté générale. En fait, on les dépose s'ils essayent de s'imposer à la manière d'un tyran.
La période coloniale a créé les grandes villes et un rudiment d'industrie : elle attira l'habitant de la brousse qui, abandonnant sa tribu et sa routine, se dépaysa et rompit ses attaches traditionnelles. C'était à peu près ce qui était arrivé au paysan européen tout le long du dix-neuvième siècle, en Angleterre même un siècle auparavant, avec cette différence que la tribu africaine est une entité beaucoup plus cohésive que le village en Europe.
Survint la propagande socialiste qui pénétra en Afrique par les politiciens français, belges, etc., les journaux, et surtout par la voie des étudiants noirs revenus des universités occidentales. Le socialisme parla d'une nouvelle fraternité, d'une conciliation des vertus traditionnelles avec les avantages de la vie urbaine. Le Noir dépaysé ne put s'empêcher de succomber aux attraits et aux promesses, d'autant plus qu'il était doublement solitaire : citadin dans des villes dominées par les Blancs, et détaché une fois pour toutes de sa famille où les femmes (son épouse, sa mère) restèrent plus arriérées que lui. C'est encore aujourd'hui le grand problème en Afrique où les Noirs instruits ne veulent plus épouser une femme de leur race car l'instruction des filles est presque inexistante.
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Ainsi la signification du « socialisme », en Afrique n'est pas nécessairement économique ou politique ; il faut l'entendre plutôt dans le sens que donnaient à ce terme certains socialistes français du début du dix-neuvième siècle : la reconstitution des structures perdues, mais au niveau qui correspond aux besoins des temps nouveaux. Justement, m'a dit M. Kibaki, la tribu elle-même possède une autorité qui est semblable à celle de l'État moderne, les Anciens y jouent le rôle des dirigeants démocratiquement élus. La tâche des pays africains est alors de « moderniser » la structure tribale sans la détruire : le membre de la tribu, devenu citoyen, observera la même discipline, c'est-à-dire le même civisme, qu'avant ; si du moins on arrive à le persuader que ses dirigeants tirent leur autorité de la même volonté générale que les chefs avaient tiré la leur.
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D'une façon théorique, en effet, c'est tout le problème. Mais la situation concrète se présente autrement. Je pouvais m'en rendre compte à l'Université Lovanium, près de Léopoldville. J'y suis allé pour m'entretenir avec des étudiants congolais et autres, car cette institution, dirigée par les Pères, est aujourd'hui une sorte de creuset des peuples africains venus des territoires ex-français, ex-belges et ex-britanniques. Il était tout de suite évident que mes interlocuteurs, demain l'élite du continent, entendaient par « socialisme » tout autre chose que le ministre du Kenya. Les étudiants congolais critiquent d'abord le régime actuel : non pas à cause de l'anarchie, qu'il ne parvient pas à maîtriser, mais parce que les dirigeants sont encore « les hommes de la colonisation » amis des Belges et trop « démocrates ». Ce sont des gens timides, esclaves des anciennes méthodes et institutions, et qui essayent d'empêcher la montée des nouvelles générations. A entendre ces étudiants, on dirait qu'Adoula et ses ministres sont pires que les Belges.
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Qu'est-ce qu'il faudrait mettre à la place des dirigeants et des institutions actuels ? C'est là que le terme « socialisme » a été prononcé, mais encore une fois d'une manière vague comme si le sens en était évident. Quel socialisme ? Pas le marxisme orthodoxe tel qu'on le pratique en Russie, ce marxisme-là, on le rejette presque au même titre que le capitalisme occidental et sans examen. L'idéal de ces étudiants est ce qu'on pourrait appeler : national-communisme. Ils admirent Mao Tsé-toung, Castro, Nasser et Ben Bella pour une raison plus sentimentale que raisonnée : à l'exception de Mao, ces hommes gouvernent de petits pays pauvres, pourtant ils paraissent au niveau des grands problèmes et des grandes puissances, et naviguent sur des eaux vierges. En plus, ils cherchent une combinaison heureuse entre le socialisme à outrance et le nationalisme farouche. Car le « socialiste » du Tiers-Monde n'est plus, loin de là, internationaliste : il se passionne pour son pays et veut y créer des institutions, en harmonie avec l'âme et les besoins populaires. De toute façon, me dit M. Warhbi, un des étudiants les plus intelligents que j'aie rencontrés, la démocratie n'a plus de partisans ; l'avenir est aux régimes qui savent imposer des sacrifices sur la voie royale vers le bien-être. Si une partie de la population néanmoins résiste, comme à Cuba par exemple, eh bien elle n'a qu'à abandonner la partie et à émigrer. Le « peuple », le « vrai » peuple, continuera à faire confiance au Chef, porteur de ses intérêts véritables.
Voilà brièvement l'idée, ou plutôt les idées que se font les Africains intelligents et instruits sur le socialisme, la démocratie, le nationalisme, en un mot : sur l'avenir. Il faut bien dire que lorsque ces mêmes personnes, les étudiants de Lovanium, par exemple, arrivent au contact des affaires publiques et au pouvoir, leur fièvre peut vite retomber. Pourtant ce qui caractérise l'Afrique en ce moment, ce sont les idées vagues, les mouvements qui penchent dangereusement vers la démagogie, les gens, enfin, qui deviennent souvent la proie des tentations, de l'envie et des ambitions démesurées.
Thomas MOLNAR.
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### Le fer à cheval
par J.-B. MORVAN
UN vieux fer à cheval abandonné à un carrefour de chemins de terre près d'un hameau, ce n'est plus tellement fréquent au temps des tracteurs. J'aurais dû le ramasser, pour la rareté du fait, et pour meubler quelque musée futur des traditions agrestes ; mais on aurait vu dans mon geste une intention superstitieuse. Quelle peut bien être, au fait, l'origine de la croyance en une valeur talismanique du fer à cheval ? Je n'ai trouvé personne qui pût m'en instruire. Je m'imagine alors qu'elle est liée au prestige d'un objet indispensable et familier au paysan, à l'artisan, au cavalier, seigneur, marchand ou soldat. Aux pieds du cheval d'aventure comme à ceux du cheval de labour, résumait-il en un même symbole la confiance accordée à l'événement prévu et à l'évènement imprévu ? L'instabilité des souhaits humains, le caprice de nos aspirations révèle le vœu plus profond d'être à la fois l'homme qui va et l'homme qui reste, le chevalier et le manant, le roulier et le forgeron.
Au moment où le syndicalisme s'interroge sur son destin, on reparle du compagnonnage. Raoul Vergès, l'auteur de *La pendule à Salomon*, participait dernièrement à des entretiens radiophoniques sur le monde du travail, l'enseignement des techniques et la transmission des principes moraux. Je songeais, non sans un peu d'amertume, à la difficulté de maintenir les organisations professionnelles dans une activité qui leur soit vraiment propre : j'ai, pour ma part, toujours défendu ce principe sur le plan syndical, mais il me fallait convenir que, si j'avais raison, Raoul Vergès n'avait pas tort.
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Il y a présentement une certaine équivoque, et l'on éprouve une difficulté à considérer les organismes sociaux sous un angle purement professionnel ; et il n'est pas non plus possible, ou pas encore possible de les tenir pour des « corps intermédiaires » tout prêts, déjà sûrs de leurs principes et en possession de leurs véritables moyens d'action. Il n'est aucune de ces vastes formations qui ne soit amenée à sortir, insensiblement et souvent en toute bonne foi, des simples nécessités de défense du métier.
D'ailleurs, l'esprit s'accommode mal de voir limiter ses ambitions. Salvador de Madariaga disait : « Quand un Espagnol parle avec conviction des questions médicales, il est probable que vous avez affaire à un peintre ; s'il semble s'y connaître beaucoup en peinture, c'est sûrement un colonel ; s'il est spécialiste en stratégie, aucun doute, il s'agit d'un chanoine. » A ce compte, quel Français ne serait digne d'être Espagnol ? L'homme de métier ne saurait rester indifférent à l'enseignement de ce métier, non plus qu'aux questions médicales qui se rattachent aux problèmes sociaux. Et le conseil antique recommandant au cordonnier de ne pas s'élever au-dessus de la chaussure est parfaitement illusoire ; il est plus vain encore pour le syndicat des cordonniers. Nous avons vu des militaires de choc passionnés de théologie, des ecclésiastiques occupés de médecine, des peintres devenus théoriciens politiques. « Chacun son métier, les vaches seront bien gardées. » Mais comme l'expression « garder les vaches » est nettement péjorative, qu'elle constitue un brevet d'insuffisance intellectuelle, on préfère laisser à leur pâture ces ruminants sans histoire, et ferrer le cheval pour un itinéraire plus risqué.
Le dialogue sur le compagnonnage ne pouvait, pour cette raison, manquer d'inclure quelques gourmandises historiques, ou prétendues telles, sur Salomon et les Templiers, avant qu'on en revînt à la formation des techniciens du bâtiment. Il faut un grain de chevalerie.
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Dans son dernier livre sur la Franc-Maçonnerie, Alec Mellor ridiculise un des doctrinaires les plus imaginatifs et les plus curieux de la société, l'Écossais Ramsay, que Fénelon convertit au catholicisme et qui manifesta pour la chevalerie médiévale une curieuse passion déjà préromantique. L'idée de faire entrer des légendes relative aux Croisades dans un ensemble de rites inspirés par la construction, de représenter des chevaliers l'épée dans une main et la truelle dans l'autre, semble bouffonne à Alec Mellor. Nous n'avons pas l'intention de reprendre ici la question maçonnique : comme Louis XVII, le Masque de Fer ou le Courrier de Lyon, elle a ses charmes mais risque de tourner à la « délectation morose ». Disons seulement que l'idée critiquée ne paraît pas tellement étrangère au Moyen Age : Renaud de Montauban, à la fin de sa vie héroïque et parfois rebelle, s'engage sans être connu parmi les constructeurs de la cathédrale de Cologne.
On pourrait envisager cette dualité d'aspiration comme un louable idéal de développement des différents mérites humains. Mais quand il s'agit de collectivités, les rivalités d'attributions dans un monde où le parti rêve naturellement de doubler l'armée, l'université de supplanter les corps politiques et le syndicalisme de renouveler la théologie, ne sont pas sans présenter d'étranges problèmes. Les fascismes les ont connus, et manifestés de façon spectaculaire : revendiquant l'application et la défense d'une structure sociale du travail, ils adoptaient en même temps avec les bottes, les chemises d'uniforme et les baudriers, les signes extérieurs du départ et de l'expédition. Nous avons au fond de l'âme à la fois le laboureur ou l'artisan casanier, et le cavalier juvénile, le « tyran » allègre et confiant. Peut-être ce cavalier et ce tyran est-il le même personnage que celui du « poète mort jeune à qui l'homme survit ». Il est en contradiction avec le monde de la continuité et de la stabilité. Un Rabelais fuit son couvent, en dénonce les routines :
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il retrouve avec la science et la dignité professorale une autre cristallisation : c'est ce qui l'oblige à créer le personnage de Frère Jean, le moine botté et voyageur. On ne voit guère d'époque où l'homme n'ait demandé, plus ou moins clairement, à la société existante, et non seulement aux songes de l'art, de la littérature ou du spectacle, de lui permettre d'être autre chose que ce qu'il est ; de défendre la continuité quotidienne et la sécurité établie, et en même temps d'y échapper.
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Ce rôle d'exutoire militant a souvent été tenu par les partis politiques. Une certaine forme de pensée religieuse inspirée par Pascal ne voyait dans cette recherche d'un complément psychologique qu'un divertissement, un expressionnisme qu'on pouvait en somme abandonner à qui voulait s'en charger. Peu importait qui tenait les boutiques de la kermesse. Mais il semble que le syndicalisme, pour lequel l'Église ne cesse d'avoir une grande considération, se trouve maintenant quelque peu transformé dans sa nature, affecté de quelques équivoques dans son action, et chargé de rôles imprévus. Les machines syndicales sont devenues énormes, tout le monde est syndiqué ou considéré comme tel ; certaines centrales ou confédérations ont créé des annexes mutualistes, sanitaires, des assurances automobiles et des coopératives de camping. Nous ne songeons pas un seul instant à le leur reprocher. Mais la survivance d'un vocabulaire créé sous les drapeaux rouges de 1848 produit parfois un effet curieux. La défense immédiate, impérieuse des prolétaires et des travailleurs manuels, avec délégations en casquettes à la villa d'un patron fumeur de gros cigares, comme dans Germinal, cela peut se produire encore ; mais quand le « patron » n'est que le directeur d'un organisme plus ou moins coiffé par l'État, l'équivoque apparaît déjà. Quand le protestataire est lui-même salarié de l'État, on peut penser que les cortèges à pancartes sont là pour le plaisir.
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Comment ignorer que les vraies discussions auront lieu dans un bureau de ministère et que les pancartes représentent une survivance folklorique ? Entre les formules, les heureuses trouvailles qu'on lit sur les pancartes, leurs irrévérences gavroches, leurs antithèses, d'une part, et les négociations prudentes des grands chefs syndicaux d'autre part, on observe un disparate sur lequel les syndicalistes de la base et les délégués locaux préfèrent généralement ne pas s'interroger. On voit naître une piété et une pudeur, bien étrangement, là où l'on ne s'y attendait guère.
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Il ne faut jamais dire à un enfant que sa poupée est vilaine. Mais précisément, on nous parle de masses parvenues à l'âge adulte, et il faut bien de temps à autre chercher à tracer leur frontière entre la prudence et le machiavélisme de diversion. On voudrait être sûr que les problèmes ne sont pas déjà parfois réglés en sous-main avant l'heure où l'on distribue les pancartes. Si la forme la plus communément répandue de notre syndicalisme actuel était déjà parvenue au stade folklorique, on pourrait encore s'interroger, au nom de la vérité, mais on peut se demander si les mythes et symboles ne sont pas entretenus pour servir un jour à une autre action, efficace, violente, totalitaire et non prévue par le jovial porteur de pancarte. Une constatation du moins est permise : certaines manifestations d'origine professionnelle sont devenues tellement vastes que l'imagerie qui les accompagne semble être le seul lien commun qui appelle l'adhésion des participants. Qu'une partie d'entre eux soit vraiment dans une urgente nécessité, c'est presque toujours certain. Pour d'autres, la grève est devenue « fériale » et répond à un besoin de remuement collectif et à une soif d'événement ; beaucoup n'y portent pas beaucoup plus d'intérêt essentiel qu'ils n'en accorderaient à un couronnement de rosière. La grève est un fait extérieur auquel quantité de gens s'adaptent pour des raisons variables, et la participation n'est qu'une adaptation.
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Telle travailleuse mère de famille fera grève pour garder ses rejetons privés d'école ; tel gréviste avouera sans honte comme sans cynisme que la truite est bien tentante. La paysannerie, qui garde le secret du folklore, inventa les barrages de charrettes et les invasions de tracteurs ; or, en chacun de nous sommeille un homme insatisfait qui rêve d'arrêter les diligences. Avec un peu de chance le touriste peut se consoler de son voyage un moment interrompu en dégustant gratis les vins du cru ou en chargeant son coffre d'un sac de pommes de terre. Le cheval de labour est devenu pour quelques heures cheval d'aventure, le tracteur s'est mué en char d'assaut. Le fer à cheval a changé de signification ; mais quelle que soit la matière des griefs, il faut convenir que la forme qu'ils revêtent est celle du loisir.
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Nous ne refusons pas le divertissement ; mais il peut devenir diversion. Dans un État à demi ou aux deux tiers collectivisé, les organisations syndicales et professionnelles ont une puissance politique. Elles ne peuvent affecter de l'ignorer à certaines heures pour la réclamer à d'autres, ni affronter l'État-patron comme si l'État leur était extérieur et étranger. A la limite, une coalition d'agriculteurs, d'ouvriers et de fonctionnaires, tous se plaignant également de leur sort, ira s'en prendre à qui ? Si elle estime qu'une caste technocratique constitue l'ennemi commun, de quel droit cette coalition se couvrira-t-elle d'un étendard socialiste ? On ne la voit pas davantage, psychologiquement parlant, réclamer le retour au libéralisme pour avoir les coudées plus franches au combat. En fait nous observons une sorte d'instinctive restriction de conscience, de pieux silence : au nom du Socialisme à la mode de 1848, on lutte (mollement) contre un État socialiste qu'on a fondé et qu'on ne voudrait point voir disparaître.
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Système bien clos, assez confortable, et en aucun cas soucieux de l'avenir et de ses devoirs. De temps à autre une feinté aventure donne l'illusion de la conviction et de la jeunesse.
Pourtant ces devoirs existent, ainsi que l'avenir et une aventure non dépourvue de périls dans laquelle il faudra se décider à avancer, et non pas sur un cheval de carton. Raoul Vergès y faisait allusion dans l'entretien radiophonique du 9 avril dernier : formation morale et technique des travailleurs futurs, constitution d'un prolétariat manuel étranger d'origine et souvent de langue, qui risque bientôt de se chiffrer non plus par centaines de mille, mais par millions. Il insistait sur le devoir d'autorité morale, de rayonnement personnel des cadres de chantier. Ces considérations sont propres à faire sentir la différence qui existe entre les mots d'ordre du syndicalisme quarante-huitard et les besoins nouveaux. Pour résoudre les problèmes les plus généraux, au stade économique et politique, pour intégrer, guider, servir et sauver de leur misère les travailleurs immigrés et la jeunesse déboussolée, il faut un principe nutritif, un langage commun, une expérience antérieure.
Un socialisme international de plus en plus affolé et divisé, incarné tantôt par Krouchtchev, tantôt par Mao, tantôt par les condottieri du castrisme ne peut être utile en rien. L'outil, le dénominateur commun, c'est une prise de conscience nationale. Tout Français éclairé et instruit se trouve chargé, qu'il le veuille ou non, d'une sorte de pastorat laïc, le terme de sacerdoce des laïcs m'ayant toujours paru excessif. Le dialogue des « compagnons », à propos de la profession même, laissait transparaître une complaisance certaine pour l'idée de tradition, et constatait l'impossibilité d'échapper à la salutaire nécessité des hiérarchies. Si l'on envisage non plus seulement le métier, mais aussi le loisir, à quelles sources faudra-t-il avoir recours ? On peut évidemment ignorer le problème et laisser les âmes errer dans le vide.
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Qui ne se souvient des rêveries creuses, insatisfaites et ressassées des pauvres garçons du film « Marty » songeant, devant la télévision ou les bandes illustrées, à « une belle rousse » et à des exploits de gangsters et de détectives ? A partir du moment où certaines lacunes apparaissent plus manifestement, la claustration d'une classe sociale en elle-même et dans son présent immédiat paraît impensable, au moins pour les hommes de bonne volonté. Il est vain d'attendre que l'âge ait calmé les blousons noirs, ou qu'ils se soient anéantis dans leur propre abrutissement. Le « monde du travail » ne peut plus se préoccuper uniquement du travail ; car dans ce monde les jeunes oisifs occasionnels ou permanents ne sont pas des éléments extérieurs, mais des résultats. Il faut voir plus loin que le bout de son nez, ce nez fût-il syndicaliste, et cégétiste ; on ne doit pas trop compter sur les grandes manœuvres chroniques et les grèves fériales pour nourrir les esprits et fournir des structures matérielles à des ouvriers incapables de comprendre la langue où les dirigeants expriment leur belle âme et leur doctrine.
Ce monde attend une action, des formules. Il attend d'abord une prise de conscience d'un syndicalisme qui croit trop volontiers qu'il lui suffit d'être ce qu'il a toujours été depuis cent ans. On hésite à inventer des noms, et même à trouver des références. Le mot de « national-corporatisme » paraît lourd et figé ; celui de « national-syndicalisme », un peu étroit, et trop proche peut-être de « national-socialisme ». Pourtant le national-syndicalisme espagnol, où se retrouvèrent des personnalités aussi différentes que José-Antonio, Redondo et Ledesma Ramos, est assez riche d'enseignements. De toute façon, aucune formule ne sera donnée d'ailleurs, ni présentée toute forgée. Il faut trouver le fer à cheval pour l'itinéraire social-chrétien de la France future. Il ne convient pas d'aller trop vite, ni de Prôner d'emblée un essai unique : on a vu des montures emballées bientôt déferrées.
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Mais nous n'échappons pas à la conscience nécessaire de notre devoir : au-delà de ces fameuses « centrales » syndicales qui évoquent un peu les maisons centrales, créer un monde de l'étape et de la rencontre. Nous ne pouvons voir la France comme une terre muette ou agitée de bourrasques confuses, où notre voyage ne serait que l'angoisse du cavalier seul.
Jean-Baptiste MORVAN.
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### Une politique de « protection de la nature »
par Dominique DAGUET
LA « nature » est à l'ordre du jour : parler de la « nature » dans les salons est à la mode, faire admirer la « nature » -- fût-elle en bocal ou en pot -- relève de la plus « exquise humanité » et de même le plus orthodoxe des snobs citadins doit, lorsqu'il se trouve en visite, glisser quelques mots sur la beauté des fleurs, sur la nécessité de leur présence, sur l'ignominie d'une civilisation qui en ferait peu de cas...
Cependant, malgré cet engouement, il ne se passe pas de jour que ne disparaissent quelques arbres dans une parcelle de Paris encore oubliée des bâtisseurs, à un carrefour mal adapté à une circulation sans cesse en augmentation, dans les forêts environnant la capitale, où l'on construit des stades -- dont l'un, de cent mille places, sera sans doute beaucoup trop grand -- où l'on fait passer des routes à grand trafic... La nature est à l'ordre du jour dans les salons, mais on y parle de fleurs et de chats, tandis que les pouvoirs publics semblent consentir -- quand ils ne la provoquent pas eux-mêmes -- à cette dégradation continue et de plus en plus rapide.
Or, ce qui est en jeu, ce n'est pas un simple plaisir du regard, mais la santé de millions d'êtres enfermés dans une région de plus en plus malsaine. Ce qui est en jeu, c'est donc la santé des hommes, et au-delà d'elle leur équilibre mental. Il est tout à fait invraisemblable qu'un gouvernement digne de ce nom ne s'occupe que de fort loin de ces questions vitales.
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Ainsi lorsque se dégagent à l'intérieur même de Paris un grand espace comme celui des Halles, un autre comme celui de la gare d'Orsay, on ne songe pas à les transformer dans leur plus grande partie en jardins, (en « poumon » de tout un grand quartier asphyxié par la circulation automobile) -- non, on imagine de grands immeubles à bureaux, qui aggraveraient encore la situation de ces zones... Ainsi, alors que des architectes sérieux ont depuis longtemps étudié les solutions du transport à Paris, qu'ils se sont aperçus qu'il serait plus agréable pour toute la population d'interdire le véhicule particulier à l'intérieur de l'agglomération parisienne, rien n'est fait pour vérifier ces études... Or, on laisse se développer une situation intenable où l'homme perd sa santé. Et l'on devrait enfin appliquer sur tout le territoire cette loi d'or : qu'il faut protéger la nature afin de mieux protéger l'homme.
Urgence de la protection\
de la nature vierge.
Certes, le problème de la nature à l'intérieur des agglomérations est un problème très particulier : on aimerait qu'il soit résolu en obligeant les constructeurs à ce qu'il n'y ait pas de solution de continuité entre la nature -- la campagne même -- et la ville. Que le paysan trouve des champs à labourer fût-ce en pleine ville. Que l'ouvrier trouve à travailler, fût-ce en pleine campagne. Ce jour-là, les citadins retrouveront une grande part de cet équilibre qu'ils ont perdu en vivant une vie trop artificielle, et le paysan ne sera plus tenté d'abandonner ses terres pour la ville...
Mais il y a une autre nature dont la protection se révèle particulièrement urgente : c'est que pour cette nature, la civilisation industrielle est une civilisation de fer et de ruine. La nature vierge, la seule où nous puissions aujourd'hui trouver cette solitude où nous refaire, ce contact avec le monde des choses non encore défigurées par notre action, contact profondément nécessaire, cette nature est désormais, du moins en Europe, refoulée en quelques recoins de montagnes et de hauts plateaux : là même menacée. Partout ailleurs, la ville, le faubourg, la route, l'agriculture mécanisée, enfin le fusil, les appareils à bruits, les gens, et même, par un étrange paradoxe, le goût et le besoin de la campagne, ont fait reculer la vie sauvage, souvent disparaître.
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Encore, devrai-je, parler des attentats stupides contre la terre, motivés par des haines plus ou moins folles, haine des arbres, haine des bêtes, haine de tout ce qui échappe au contrôle de l'homme.
Si bien que des sites admirables se trouvent défigurés, que des espèces florales sont en voie de disparition ; si bien que sur le nombre des espèces animales qui vivaient en Europe il y a quelques siècles beaucoup ne sont plus que des souvenirs pour album d'histoire naturelle : ainsi du cheval sauvage, du lynx, de l'aurochs. Ainsi en était-il dans les Alpes du bouquetin, race véritablement ressuscitée. Ainsi voyons-nous disparaître peu à peu, dans les Pyrénées, l'isard et l'ours, le coq de bruyère.
Cependant, l'homme moderne éprouve de la nature, de cette grande nature sauvage et difficile, un besoin vital qui dépasse la simple nostalgie. L'homme redeviendrait-il sensible au rythme naturel du jour et de la nuit, des saisons ? Par contraste avec la vie artificielle des villes, la façon simple de vivre aux champs ou bien sur quelque pente de montagne retrouverait-elle attrait et caractère de nécessité ? Peut-être, à voir comme la montagne, la mer, les marécages tout comme la simple campagne attirent à eux des foules avides de détente, de repaysement, de purification. Mais les foules transportent avec elles les habitudes de désordre qu'elles contractent dans les villes : si bien que des régions entières, chaque été deviennent intenables, parce qu'aucune discipline n'est imposée.
C'est ainsi que dans les Alpes le goût de la chasse, partagé par trop de fidèles, dépeuple inconsidérément la montagne : cela était déjà si net à la fin du siècle dernier que le Roi Victor Emmanuel fit organiser une chasse personnelle : le Roi pensait que les bouquetins étaient d'une race trop digne pour que de simples braconniers puissent lui en ravir les derniers représentants. Cette action fut salutaire, puisqu'à l'origine d'une résurrection de cette race de chèvres aux longues cornes annelées.
Mais il n'y a pas que la faune à se trouver menacée. Le flux saisonnier qui porte vers la mer des millions de « vacanciers » affamés de soleil et de sel transforme peu à peu les sites magnifiques de la Côte d'Azur en une sorte de cité discontinue où le gratte-ciel et le village de tentes se disputent un terrain de plus en plus cher et rare.
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Quand le phénomène aura atteint son but, loger de plus en plus de gens sur un territoire de surface constante, la Côte ne sera plus qu'un bidonville hideux et chaotique. Les chasseurs font disparaître, par trop d'empressement, leur gibier : les amateurs des beautés marines, par trop de bêtise, les beautés de leurs rêves.
Dans les Alpes, à un degré moins alarmant dans les Pyrénées, la fièvre du ski a fait surgir des forêts de pylônes, des villes de cabines mobiles partant à l'assaut des sommets les plus élevés. Partout ce ne sont que treuils, câbles, remonte-pentes, télésièges, hôtels à néon, gares, panneaux publicitaires : au fur et à mesure de cette évolution, qui risque d'abîmer, par contagion, jusqu'aux moindres de nos vallées alpines, la montagne disparaît, du moins cette beauté qu'elle pouvait nous montrer, sans doute inaccessible, mais capable justement de donner ce sentiment de l'inaccessible et du grandiose, en quelque sorte de permettre une approche secrète du mystère. Nulle atteinte humaine n'aurait dû être tolérée. Au lieu de cela on a laissé le mal se faire, et on laisse le mal s'accroître. Restent des régions encore saines : La Vanoise, par exemple, et ce massif qui est sans doute le plus beau de France, l'Oisans, non pas dominé, mais équilibré par cette montagne au dessin classique, la Meije. Au sommet de laquelle un vandale grotesque voulait faire monter un téléphérique.
Il était urgent de se préoccuper de ces questions : car enfin il semble logique, lorsque l'on administre une affaire, ou bien lorsque l'on met sur pied une entreprise, de s'interroger tout d'abord sur le capital. Et de tout faire pour que ce capital, au lieu d'être grignoté et peu à peu réduit à presque rien, soit augmenté régulièrement, ou tout au moins conservé entièrement. C'est ce qu'a compris le service des Eaux et Forêts, un siècle après les militaires américains.
Notes sur l'histoire\
des Parcs nationaux.
En septembre 1960 était rendu public à New York un plan de dépenses de 1900 millions de dollars, soit environ neuf milliards et demi de francs actuels, afin d'accroître dans cette région des États-Unis la surface des parcs et des espaces verts de... 223.000 hectares, soit dix fois la surface de la forêt de Fontainebleau.
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Dans le même temps, cette forêt de Fontainebleau se voyait éventrée par des chantiers d'autoroutes et promise à des chercheurs de pétrole. Heureusement, il semble que les chercheurs de pétrole ne soient plus assurés de leur victoire.
On dit que des militaires rien ne peut sortir de bon. Cependant en 1870, des militaires américains, en expédition dans le Nord-Ouest de l'État de Wyoming, à la recherche de terrains de manœuvre, s'aperçurent de l'extrême beauté et du caractère exceptionnel des manifestations naturelles de ces lieux. Ils firent en sorte que tout cela ne put se trouver menacé par l'extension de la « civilisation » ; ainsi fut créé le premier parc national des U.S.A. et du monde, le parc de Yellowstone, création qui fut à l'origine en Amérique du Nord d'une véritable révolution dans la géographie des loisirs.
Ce parc, conçu dans un but de protection, se révéla de surcroît, être une excellente affaire du point de vue financier. Et les Américains, pratiques, multiplièrent le nombre des parcs protégés, au grand bénéfice des amoureux de la nature sauvage. Ainsi le « National Park Service » étend aujourd'hui sa juridiction sur quelques 8.300.000 hectares, dont une moitié est composée de Parcs Nationaux proprement dits, qui couvrent donc une superficie deux fois plus vaste que celle de la Suisse, et l'autre, par des aires de loisirs, plus aménagées, d'une réglementation moins stricte, dont l'organisation est plus directement au service du touriste.
Pour le public, sont « conservées » ces richesses inestimables, ces curiosités prodigieuses, ces architectures naturelles tout à fait étranges que l'on trouve dans le Wyoming, en Floride ou dans le Colorado : les geysers, les marécages des Everglades, les gorges...
A côté de ces parcs existent des réserves, relevant d'un autre principe, qui s'étendent sur 7.200.000 hectares : là, le public doit montrer « patte blanche », car ici c'est la nature pour elle-même qui est préservée, afin que toutes les formes minérales, végétales et animales puissent continuer à trouver les conditions idéales de leur permanence.
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Il faudrait disposer d'une place très importante pour dire toutes les réalisations que la sauvegarde de la « nature naturelle » a permis aux États-Unis : disons simplement que sur ces bases saines, la sauvegarde est une entreprise colossale, cotée à la bourse, et qui rapporte chaque année à ceux qui s'en occupent quelques cinq milliards de francs actuels de bénéfices...
Partant de ce principe que ce qui était vérité d'un côté de l'Atlantique n'était pas obligatoirement erreur de l'autre, certains pays d'Europe ont imité les U.S.A. : il n'était pas question de transposer purement et simplement la formule américaine. En effet, d'immenses étendues de terres sauvages composent les parcs américains (et africains). L'Europe est terre trop anciennement habitée et cultivée pour offrir de tels espaces. Cependant, la Suisse créa en 1914 le Parc National de la Basse Engadine, qui s'étend aujourd'hui sur près de 16.000 hectares. L'Italie développa la réserve de chasse de Victor Emmanuel, qui devint le Parc du Grand Paradis, dont l'étendue est d'environ 63.000 hectares. En Allemagne étaient conçus des Parcs de la Nature, mi aires de loisir, mi parc national. Mais en France ?
En France...
Eh bien ! la France semblait se désintéresser du problème. Certes quelques « réserves intégrales » furent organisées, dans les Alpes et en Camargue par exemple. Cette dernière est d'ailleurs célèbre dans le monde entier. Mais ces réserves, indispensables sur le plan scientifique, ne sont que d'un maigre intérêt pour le public ordinaire, puisqu'elles lui sont fermées. La vocation de la réserve intégrale ou réserve naturelle est une vocation scientifique : assurer la protection totale d'espèces rares et très localisées, tant en ce qui concerne la faune que la flore.
Mais au Service des Eaux et Forêts, service qui compte une proportion étonnante d'hommes remarquables, certains ne pouvaient s'empêcher d'éprouver de vifs regrets : si bien que leur action, soutenue par un certain effort de la presse, conduisait le gouvernement de M. Debré à étudier une législation spéciale qui devait permettre aux Eaux et Forêts de mettre au point une véritable, politique des Parcs Nationaux.
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L'Italie et l'Espagne ont constitué des sortes de grandes réserves de chasse, où se reconstitue le gibier ; la Suisse s'est davantage orientée vers la formule « réserve intégrale » tandis qu'en Allemagne, les parcs de la nature essayent de préserver les activités humaines traditionnelles ainsi que le folklore afin d'y développer le tourisme éducatif : quelle formule allaient prôner les spécialistes français ? Une formule de synthèse, très ambitieuse, qui si elle est entièrement respectée conduira à des réalisations du plus haut intérêt.
Jusqu'en 1960, ceux qui voulaient protéger la nature devaient le faire dans le cadre restreint de la loi du 2 mai 1930, qui réorganisait la protection des sites et des monuments naturels. Cette loi fut complétée le 1^er^ juillet 1957 : ainsi pouvait-on désormais classer, dans un but spécifiquement scientifique, des stations de surface restreinte comportant des éléments de faune et de flore rares ou menacés de disparition en « réserves naturelles ».
Cependant tout cela était trop timide pour satisfaire les scientifiques, les éducateurs et tous les particuliers avides de voir protégées efficacement des richesses fugitives dont ils étaient amoureux et dont ils voyaient peu à peu le visage se faner.
Que fallait-il comprendre dans la nouvelle législation ? Il fallait tout d'abord agir pour conserver les éléments, les complexes et les équilibres biologiques présentant un intérêt scientifique. Premier point. En second lieu, permettre l'éducation et la formation des jeunes dans un milieu de nature préservée, hors de l'artifice moderne. Enfin favoriser le simple repos des citadins, fatigués nerveusement et moralement. Un quatrième point très important fut ajouté : il fallait contribuer à la réactivation de régions trop rudes que l'homme avait tendance à abandonner. Ces régions étant les plus favorables à l'installation de parcs nationaux.
La loi du 22 juillet 1960 fut étudiée dans cet esprit. Elle apporte une solution neuve à la difficile conception du parc national en Europe.
Le parc sera composé, dit la loi, de plusieurs zones, si nécessaire. La première, ou parc proprement dit, sera la zone où la composition, l'aspect et l'évolution du milieu seront protégés. Une réglementation spéciale, qu'une administration spéciale sera chargée de faire respecter, réglementation plus ou moins restrictive selon les cas, a été mise au point afin que l'action de l'homme ne soit jamais une cause de détérioration du milieu.
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Les activités fondamentales, agricoles, pastorales ou forestières, ne sont pas interdites, mais seulement réglementées. On ne cherchera pas à les étendre systématiquement, mais seulement à en améliorer les conditions. Enfin, dans cette zone essentielle, qui pourra contenir une ou plusieurs « réserves intégrales » suivant les besoins, un tourisme respectueux de la nature sera encouragé. Les autres formes du tourisme sont sévèrement interdites. Tout cela signifie que les éducateurs disposeront ainsi d'un champ d'observation tout à fait incomparable, que les amoureux de la nature peuvent être rassurés, que les scientifiques trouveront les moyens d'assurer leur mission.
La loi prévoit, et c'est ici qu'elle se montre plus particulièrement originale, qu'une zone périphérique pourra être dégagée autour du parc : dans cette zone, des mesures seront étudiées pour permettre, selon un plan très défini, un ensemble de réalisations et d'améliorations d'ordre social, économique et culturel. Cette zone permettra en outre une protection de la nature plus efficace dans le parc qu'elle entourera.
Elle sera zone d'accueil et de séjour : d'elle, partiront les randonnées à l'intérieur du parc, les expéditions en montagne ; sur son territoire s'installeront des établissements d'enseignement secondaire, de plein air, des centres d'étude et des foyers de jeunes... Le tourisme s'y développant plus fortement, cela provoquera une expansion économique qui incitera la population locale à demeurer sur place.
Les activités normales de la vie humaine et toutes celles prévues pour l'expansion de cette zone périphérique devront s'exercer dans un cadre harmonieux où les règles de l'urbanisme et de l'esthétique seront respectées.
Le Parc national de la Vanoise.
Voilà dites et résumées les intentions des promoteurs. Cette loi fut votée en juillet 1960 : les premières réalisations commencent à voir le jour. Elles illustrent la loi, montrent dans le détail comment les administrations spécialisées mises sur pied entendent conduire l'entreprise.
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Premier parc créé en France, parc destiné à être à la fois le modèle et le plus important de tous ceux qui verront le jour dans les dix prochaines années, voici le parc national de la Vanoise, en Haute Maurienne et Haute Tarentaise.
Les paysages des massifs de la Vanoise et de la Maurienne, d'une beauté singulière, sont encore relativement peu atteints par l'activité humaine, par les développements des stations de sport d'hiver, qui demeurent en bordure : Tignes, Val d'Isère, au nord-est du parc, Courchevel à l'ouest et Modane au sud. Il était donc particulièrement intéressant de préserver ces sites, à la frontière des Alpes sèches et des Alpes vertes. C'est pourquoi les promoteurs du projet tiennent, puisqu'ils en ont les moyens légaux, à empêcher le développement des marques humaines dans le périmètre du parc : c'est ainsi que l'E.D.F. a été conduite à renoncer à un projet de barrage à l'intérieur du parc. Il est vrai, des difficultés techniques assez considérables se présentaient : mais quel site n'offre pas de difficultés techniques ? Donc pas de barrage, pas d'installation pour skieurs, pas de téléphérique, pas de ligne à haute tension, et même pas de survol à moins de mille mètres du sol. Comme certaines constructions seront entreprises -- cabanes de bergers, refuges, granges -- il n'a été prévu que le style propre à la montagne, que des matériaux traditionnels.
Cependant il faut que les « sites » soient accessibles d'où un programme de sentiers, où ne seront autorisés que les marcheurs libres de tous appareils à bruits. Havre de paix pour la faune, puisque la chasse y est interdite, le parc sera aussi un havre de silence pour le citadin ivre du vacarme des villes. Qui pourra peut-être aussi admirer à nouveau le vol de l'aigle royal, oublié, l'émouvante progression des hordes de bouquetins et de chamois, les bonds à ras de pente du lapin des neiges, du chat sauvage.
Avant le Moyen Age, le nord des Alpes connaissaient le bison, l'aurochs, l'élan, le daim, le cheval sauvage. Avant le XVIII^e^ siècle, on y trouvait encore l'ours, le loup, le lynx, le castor... Restent essentiellement le bouquetin, le chamois, la marmotte. Et peuvent revenir, certes, les castors. Comme les 65.000 hectares du parc jouxtent les 63.000 autres du Grand Paradis, c'est donc un refuge de près de 130.000 hectares qui est proposé aux animaux pour se reconstituer, se multiplier... Être en paix.
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Cette zone de transition au milieu des Alpes est d'une richesse floristique peu commune : une foule d'amateurs se passionne pour ces humbles plantes qui, parce qu'elles se trouvent au point de rencontre des influences climatiques piémontaises, méditerranéennes, savoyardes, ne poussent que là. D'autres sont si rares qu'on ne les retrouve que dans les steppes de l'Europe centrale ou arctique...
Il suffirait de modifications infinies pour que ces groupements végétaux si fragiles disparaissent : il est compréhensible qu'on les protège à la fois contre les dangers biologiques et contre ceux d'une cueillette abusive faite trop souvent à des fins commerciales.
Utilisant ce matériel, des études seront entreprises, commencent à être entreprises, sur les conditions de vie et de sol, de climat et de milieu naturel des espèces végétales et animales : parallèlement à ce vaste effort scientifique se développera un important programme d'information et d'éducation du public.
Amélioration de la vie montagnarde.
Le parc s'insère dès aujourd'hui dans la vie montagnarde traditionnelle. Ce qu'il veut réussir, c'est une « fréquentation ordonnée entre le montagnard et le citadin, une amélioration constante des conditions de vie de l'un et de la santé de l'autre ». Ce souci a conduit les responsables à composer le Conseil d'administration du parc avec une importante partie d'élus locaux, conseillers généraux et maires, ce qui permet de connaître plus précisément leurs désirs et ceux des diverses populations.
Effleurant à peine l'horizon supérieur de la forêt subalpine, s'étendant au contraire largement aux altitudes élevées, au niveau des glaciers et des rochers, le parc essentiellement le domaine de prédilection de la vie pastorale, de la chasse et du tourisme estival et hivernal.
L'exploitation pastorale sera très encouragée, car elle est un facteur très important d'équilibre dans l'économie rurale de montagne. Elle fournit en effet une grande part des besoins fourragers. Comme cette exploitation est en régression, nombre de pâturages se sont trouvés livrés à la lande alpine, à la brousse d'aune vert : si l'on tient à un bon entretien des pelouses montagnardes il faut faire revenir les bergers et leurs troupeaux, qui sont de plus, dans ces décors quelquefois trop sévères, un élément d'animation non négligeable auquel les touristes ont de tout temps été sensibles...
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Les alpages compris dans le parc seront donc l'objet d'un programme de travaux subventionnés d'améliorations pastorales : routes, chemins, câbles pour le foin, débroussaillement, épierrement, fumures, amendements...
Il y avait des détails à régler : ainsi l'introduction de chiens est-elle interdite dans le périmètre du parc, afin d'éviter les risques d'épidémie dans la faune locale. Cependant, comme le chien de berger est un auxiliaire indispensable pour la garde des troupeaux, une dérogation spéciale a été prévue en sa faveur.
D'autres points ont été étudiés : c'est qu'en effet il faut éviter le surpeuplement des pâturages qui provoquerait une catastrophique dégradation des pelouses, et par voie de conséquences une perte de terre, lors des chutes de pluies ou des fontes de neige. De même, pour empêcher la propagation des maladies infectieuses transportées par les troupeaux des plaines, et qui risqueraient de contaminer la faune alpestre, des zones seront interdites aux transhumants, lorsque la route de transhumance coupe un couloir de migration du bouquetin ou du chamois.
Cependant, les alpages ne couvrent qu'une faible étendue, relativement à la vaste surface du parc, et les points de contact avec le gibier local seront donc peu nombreux.
La production de produits agricoles est à peu près inexistante dans les limites du parc. Les dispositions prises à ce sujet concernent donc la zone périphérique, où, vu le développement du tourisme, on orientera la production vers une plus grande qualité.
Pour ce qui est de l'exploitation forestière, rien n'est modifié pour toutes les exploitations soumises au régime forestier. Les propriétés privées, par contre, sont soumises à un contrôle : sont proscrites les coupes abusives, qui seraient préjudiciables au sol -- vu les risques d'érosion -- et à l'esthétique -- en définitive au propriétaire lui-même. Des reboisements pouvant présenter un intérêt économique, ou bien utiles à la protection du sol, seront décidés.
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Des dispositions sont prises pour permettre la sauvegarde, dans les deux zones, du caractère original et pittoresque des bâtiments ruraux : les facteurs d'enlaidissement étant évidemment proscrits. Pour ce qui a déjà été fait, et malheureusement fait, des subventions pour restituer aux bâtiments une beauté perdue ou absente seront accordées : les constructions neuves ne seront autorisées que si elles entrent dans le cadre des aménagements prévus, que si elles répondent aux critères esthétiques adoptés.
Quant à la chasse, son interdiction est absolue. En contrepartie, cette interdiction aura les plus heureux effets dans les chasses avoisinant le parc, c'est-à-dire dans la zone périphérique et au-delà, où le droit de chasse continuera selon les règlements en vigueur... Il y a quelques cas particuliers : dans les limites primitives du parc étaient inclus des territoires à vocation touristique hivernale, et où les municipalités projetaient des installations mécaniques. Ces territoires ont été rendus à la zone périphérique. Mais la faune venant d'Italie utilise quelques-uns de ces terrains pour venir dans le parc français : il s'agit donc de réserves, où le règlement applicable est celui de la zone périphérique, mais où le droit de chasse est suspendu ainsi que celui de transhumance (sauf cas particuliers...). Ainsi en est-il de la route de l'Iseran, au-dessus du Val d'Isère du col du Blet, au-dessus du lac de Tignes.
Si la chasse est interdite dans le parc, la pêche au contraire est la grande favorisée : l'administration du parc a même prévu de faire tous les efforts possibles pour assurer un aménagement piscicole rationnel de tous les plans d'eau, fort nombreux, qu'ils soient dans le parc ou dans la zone périphérique.
Dans cette dernière zone, de nouvelles installations mécaniques sont évidemment autorisées : elles ne doivent en aucun cas pénétrer dans le parc. Cependant, si quelque projet présente un intérêt du point de vue de l'accès au parc il sera éventuellement accepté.
Mais un monde immense va s'ouvrir aux skieurs, et le parc entend faire en ce domaine les plus grands efforts : celui du ski de randonnée, qui est bien entendu le ski le plus exaltant, celui qui offre les plus grandes joies. Descendre pour descendre est certes grisant. Mais parcourir à ski trente ou quarante kilomètres au travers de paysages où la présence humaine ne laisse qu'une trace infime, cela le semble beaucoup plus.
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Le parc créera donc une infrastructure de gîtes d'étapes sur certains grands itinéraires : une ou plusieurs chaînes de refuges seront construites, qui permettront de joindre, à travers le parc, les grandes stations de tourisme hivernal de la zone d'accueil.
Ainsi fera-t-on coup double ; car si les grandes randonnées hivernales peuvent de cette manière devenir populaires, les grandes randonnées estivales le sont depuis longtemps. Les refuges d'hiver peuvent tout aussi bien devenir gîtes d'été. Des sentiers discrètement balisés les relieront, qui éviteront les réserves intégrales et rechercheront avec une certaine prédilection ce qui s'appelle « les points de vue panoramique », les lieux de beauté plus évidente, tout à coup plus manifeste. Les jeunes et les amateurs de marche trouveront là des « promenades » à la mesure de leur goût.
La zone périphérique.
La réglementation restrictive du parc, sera, dans la zone périphérique, d'un effet très stimulant : et ainsi aura-t-on obéi aux désirs des promoteurs qui voulaient que le parc permette une amélioration de la vie locale en s'insérant de la façon la plus étroite possible dans la vie locale.
De cette situation doit résulter tout naturellement, vu la richesse du Massif, un essor de l'ensemble de la région que les pouvoirs publics, les collectivités locales et les initiatives privées doivent provoquer, compléter et organiser par une action concertée. Déjà un inventaire des secteurs où il faut intervenir a été fait : à l'heure de « l'aménagement du territoire » tout cela se révèle très positif. Mais on espère bien que la création du parc aura des effets insoupçonnés et bénéfiques.
Ce programme ne veut que tirer parti des efforts faits pour protéger la nature, les sites, les paysages, la faune, la flore : tout le travail de la zone périphérique doit tendre à mettre en valeur les richesses révélées par la création du parc.
Ainsi, dans cette région de 138.000 hectares environ, débuteront des opérations d'équipement de toutes natures : mais la collaboration des autochtones est un facteur essentiel de ; succès, de même que la réalisation par les Pouvoirs Publics nationaux et départementaux des investissements nécessaires. Les assurances ont été données : reste à faire.
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Les réalisations et améliorations prévues toucheront tout d'abord l'agriculture, dans les divers étages des vallées aux différentes époques de l'année ; ensuite, les Eaux et Forêts verront s'amplifier leur rôle traditionnel : amélioration pastorale, comme dans le parc, entretien et construction de bâtiments d'habitation, de chalets de fabrication, d'étables et de halles à bétail, de cabanes de berger, constructions ou améliorations des voies d'accès, d'adductions d'eau, d'abreuvoirs, de travaux d'irrigation, de drainage, d'amélioration de la pelouse, de débroussaillement, d'épierrement, etc. Dans le même temps seront ouverts des chemins de forêt, qui valoriseront les bois sur pied, souvent inaccessibles, débutées des opérations de reboisement, de conservation et de restauration des sols...
Tous ces travaux sont donc compris dans le programme de mise en valeur de la zone d'accueil : il sera très intéressant de constater, dans quelques années, les effets de ce programme prometteur. Toute la région peut s'en trouver complètement métamorphosée.
Systématiquement les travaux du génie rural seront poursuivis : remembrement (de plus en plus souhaité), alimentation en eau potable, en électricité, équipements des voies rurales. L'habitat rural comme les gîtes ruraux seront développés.
Enfin, une station d'étude sera construite qui s'occupera des problèmes relatifs à la fondation, à l'équipement, à la fabrication et à la commercialisation des spécialités de montagne et à leur promotion sur les différents marchés. Pendant ce temps on amplifiera la lutte contre la tuberculose bovine, l'action pour améliorer les races du cheptel.
Tout cela donc en vue de promouvoir une région particulièrement apte au tourisme, du fait de la proximité de 120.000 hectares de nature protégée. C'est évidemment la « zone d'accueil » qui hébergera ce flot attendu d'amateurs de montagne : l'équipement prévu consiste en chalets et immeubles résidentiels dont l'utilisation à temps le plus complet possible doit être assurée. Seront aidées par le Haut Commissariat au Tourisme les entreprises qui apporteront la preuve d'efforts judicieux dans le sens d'une originalité de l'hôtellerie et du loisir dans une région de parc.
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Le Commissariat à la Jeunesse et au Sport envisage, quant à lui, de subventionner les éléments les plus intéressants d'un réseau de maisons de jeunes, d'auberges de la jeunesse, de classes de neige, de foyers culturels, de gîtes d'étapes, de balisages d'itinéraires de grandes randonnées, de terrains de camping... Terrains qui sont interdits dans le parc, et dont l'emplacement dans la zone périphérique doit être étudié pour ne point être choquant.
Ces installations seront réparties sur toute la région, afin d'en favoriser l'accès et la résidence aux jeunes qui empruntent les itinéraires internationaux du Mont Cenis et du Petit Saint-Bernard.
D'autres dispositions sont encore prévues, comme l'établissement de plans d'urbanisme directeurs pour l'ensemble des communes, qui permettront notamment de prévoir et d'ordonner les initiatives et les transformations spontanées dues à l'apparition du parc. L'intervention des Affaires Culturelles pourra se manifester non seulement dans le domaine traditionnel de la conservation des sites et des villages anciens -- qui est un des buts de l'opération « parc national » -- mais aussi dans celui plus neuf de « l'action culturelle ». D'autre part, ont été prises des dispositions spéciales en matière de publicité qui tendent à rendre plus efficaces les précautions indispensables à la bonne tenue de ce pays.
Voilà donc dans son ensemble brossé un portrait du tout nouveau parc national de la Vanoise, qui avec le Grand Paradis, constitue ce que l'on peut nommer le premier parc européen. Mais d'autres réalisations suivent, dont celle, déjà effective, du classement de l'île de Port-Cros.
Cette nouvelle a réjoui les fervents de la plus belle sans doute des îles d'or et probablement l'une des plus intéressantes des îles de la Méditerranée. Les dimensions réduites de l'île en font certainement ce qui sera le plus petit parc national de France. Mais la situation de fait due à l'initiative des propriétaires de l'île, principalement de Mme Henry, méritait d'être consacrée.
Ainsi est assurée la protection définitive d'un site exceptionnel renfermant des éléments biologiques de haute valeur. Parmi les dispositions prises, citons le classement du domaine maritime autour de l'île, domaine qui se trouve désormais interdit aux embarcations à moteur, où la pêche au fusil sous-marin et au filet sont proscrites ;
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l'interdiction de camper édictée par Mme Henry a été maintenue fort heureusement : la prolifération abusive du « camping » a contribué à défigurer nombre de sites, en premier lieu sur la Côte d'Azur, mais aussi sur la Côte d'argent, sur les bords des cours d'eau, etc. Que les sites exceptionnels soient au moins préservés. L'équipement hôtelier de l'île restera stationnaire, afin d'éviter l'engorgement de ce joyau de la nature, et une surveillance accrue permettra de faire la chasse au touriste négligent, sale ou vandale : et Dieu sait qu'il en existe des armées innombrables. Enfin, une station d'étude permettra aux spécialistes de la faune et de la flore sous-marine de profiter du calme de ces eaux préservées.
Des projets, bien entendu, abondent dans les cartons des Eaux et Forêts. C'est ainsi qu'au cours des années 1964 et 1965 devrait intervenir la création de deux nouveaux parcs : l'un serait situé à la limite des départements des Hautes et des Basses Pyrénées, face au parc espagnol d'Ordessa. Le cirque de Gavarnie serait compris dans ce parc, ainsi que de très beaux lacs ; s'y trouveraient une flore de haute valeur scientifique et une faune comprenant des espèces aussi diverses que l'ours, l'isard, et le grand coq de bruyère. Dans le Massif Central serait installé le second parc en projet : à plus lointaine échéance, d'autres, dont un dans les Ardennes, un autre en Bretagne, dans les Alpes (Massif du Mercantour) et surtout en Corse, dans l'extraordinaire région du Monte Cinto où peuvent se trouver encore aujourd'hui près de 100.000 hectares de terres inviolées : avec une ceinture de curiosités uniques au monde. Il suffit de parler des calanques de Piana et du Golfe de Porto pour en être convaincu.
Une seconde formule a été proposée aux départements : les Parcs Nationaux en effet seront de grandes entreprises qu'on ne saurait multiplier à l'infini. Or il existe en France de nombreuses curiosités naturelles qui pourraient être classées dans des parcs dits « départementaux » d'étendue moyenne -- 5 à 20.000 hectares -- et qui constitueraient, pour le tourisme, de multiples points d'attraction : ce serait en même temps un facteur d'ordre.
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Tout cela montre que vient de naître en France un système que rendait nécessaire l'actuelle indiscipline du « tourisme », dont l'action tendait à rien de moins que de détruire peu à peu les derniers îlots de paix. Ces îlots seront désormais, protégés : non pas mis à l'abri des foules, ce qui ne peut se faire, mais simplement mis à la disposition de foules éduquées et respectueuses. Ainsi les Parcs Nationaux aideront-ils à promouvoir un tourisme intelligent, à un moment où nos voisins s'apprêtent à nous faire en ce domaine une concurrence sans merci. Ainsi aideront-ils peut-être à faire prendre conscience au plus grand nombre de la nécessité d'une vie plus en harmonie avec la nature.
Dominique DAGUET.
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### La première, l'unique, l'éternelle Messe
par Dom G. AUBOURG
Ce texte est celui d'une homélie prononcée le dimanche des Rameaux à la première messe d'un nouveau prêtre.
La Première Messe... l'unique, l'éternelle Messe !
Le récit en a été donné pour la première fois dans les lettres chrétiennes par saint Paul au cours de sa première Épître aux Corinthiens : « Pour moi j'ai reçu du Seigneur ce qu'à mon tour je vous ai transmis : Le Seigneur Jésus, dans la nuit où Il fut livré, prit du pain et, après avoir rendu grâces, le rompit et dit : « Ceci est mon corps (livré) pour vous, faites cela en mémoire de Moi. » De même, il prit la coupe après le repas et dit. « Cette coupe est la nouvelle Alliance (conclue) dans mon sang. Faites cela » chaque fois que vous en buvez, en mémoire de moi, car chaque fois que vous mangez ce pain et buvez à cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'Il vienne. »
Cette tradition évangélique, l'accoutumance de notre propre éducation a pu en atténuer l'effet sur nous. Nous voici au jour des Rameaux et l'Église, pendant la semaine tragique qui s'écoule, quatre fois nous donne le récit de ce drame que fut la crucifixion de Jésus. Aujourd'hui pour nous, en cette Messe, il y a une anticipation de la Croix analogue à celle qu'en fit Lui-même le Christ par les gestes et les paroles que je viens de vous rapporter.
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Je voudrais que tous ensemble nous nous mettions à la hauteur inouïe qui se révèle en cette scène, que nous changions si je puis dire de registre et qu'au lieu de nous laisser aller au train-train de la connaissance quotidienne, nous nous élevions au niveau de la connaissance de foi ! Elle seule peut nous rendre supportables des paroles comme celles-là : « Ceci est mon Corps », ce pain. « Ceci est mon sang », ce vin ! Songez à la douzaine d'hommes qui étaient avec là. Des fragiles, des lâches : la nuit allait le montrer tant de tristesse aux yeux de Jésus, qui « regardait », nous dit saint Luc.
Cependant si depuis deux mille ans, une multitude combien innombrable d'hommes a vécu pleinement de ces paroles, c'est parce que ce petit groupe de disciples les a recueillies, les a ensevelies dans son souvenir comme il leur était prescrit et nous les a transmises. N'est-ce pas tout de même d'abord il y a cru ! Cette foi prodigieuse des Apôtres imprévisible en vérité, est le socle d'acier sur lequel nous sommes fondés.
Au cœur de la Messe, coupant la parole même au Christ, dans la consécration du vin, l'Église lance cette exclamation qui autrefois, croirais-je, était sur la bouche du diacre : *Mysterium fidei !* Mystère, mais mystère de foi. La région des choses de Dieu, au secret desquelles la foi veut nous introduire, grâce à une Alliance, comme il est dit, nouvelle, cette région n'est pas accessible encore une fois à notre train-train quotidien de savoir ou de science. Cette foi communie au régime même de la connaissance que Dieu possède en Lui-même. Nous y sommes initiés par son don. Et c'est par une pure option de notre volonté que nous l'acceptons au sein même de notre intelligence, dans l'humble assentiment qu'elle lui fait. Aveugle apparemment, celle-ci en cet instant acquiert des yeux nouveaux. Tout lui devient clair et le fond de notre être se remplit de la divine charité. La Mesure infinie de Dieu, qui s'exprime en la profondeur des paroles de Jésus, s'ouvre ainsi à notre esprit.
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Arrêtons-nous un peu sur la relation de saint Paul qui est déjà comme le récit de cette Messe à laquelle nous assistons. A peine le décor est-il changé, l'événement est absolument le même. Tout ceci est identique : l'acte qui va s'accomplir, la présence qui s'impose sous les signes de l'alimentation, et, je dirai, la personne même du prêtre.
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Qu'est-elle donc cette personne, quand le prêtre prononce les Paroles mêmes de Jésus, sinon Lui présent au milieu de nous, comme l'auteur agissant, comme le donateur de Lui-même. Oui, c'est la perpétuelle et c'est, je dirais, l'éternelle incarnation qui se reproduit parmi nous. « *Exinanivit semetipsum* ». Il était le Fils de Dieu, mais devenu homme Il ne joua pas à l'égalité avec Dieu, Il se dépouilla et se fit un rien, en la condition d'esclave, s'abaissant dans la soumission jusqu'à en mourir et mourir sur la croix. Eh quoi ! alors que le pain et le vin sont vidés dans leur substance pour devenir signe de la seule présence de Jésus crucifié, le prêtre risquerait, sans s'arracher à son moi, d'assumer sur ses lèvres la parole du Seigneur : ceci est mon corps, ceci est mon sang ? Ô l'absolu réalisme, le tout du christianisme !
Quand à l'acte, qu'est-il donc ? Mais l'Évangile des Rameaux, dont nous suivions la récitation, ne vient-il pas d'en dérouler l'événement sur l'écran de notre imagination, ou mieux, d'en retracer la gravure dans le métal de notre conscience. C'est la croix ! Et là encore l'identité est totale. On peut discuter -- et vous pensez bien que les théologiens et les exégètes ne s'en privent jamais ! -- sur le lien qui unit la cène à la croix. Mais qui en douterait ? Il est éclatant ! Pour quiconque connaît les modes de la révélation biblique, nous avons ici la dernière prophétie, la suprême Parole qui va nous interpréter le fait divers du Golgotha. Car ce n'était qu'un fait divers. Qu'un Juif de plus montât sur une croix en ces temps-là pour que fût sauvegardée la domination de l'Empire, puissance occupante, ce n'était qu'un fait divers de plus. Il y en avait des milliers et des milliers à qui il arrivait de subir le même sort, suspendus au bois le long des routes. Oui, ce fait divers entre les autres ! Mais voici que les gestes et les paroles, en cette nuit où Jésus fut trahi, inaugurant le drame sans couture, « *inconsutilis* », lui aussi comme la tunique, nous en dévoilent l'intime, le propos secret que Dieu y réalise, le mystère ! C'est une prophétie au sens fort du mot, la prophétie réalisée de la Croix. Grâce à elle, le fait divers du lendemain reçoit toute sa signification surnaturelle et sa première réalisation sous les éléments sensibles. La présence de Jésus crucifié est là, ce jeudi soir, contenue, située dans ce pain dans ce vin, qui sont le corps rompu, le sang versé à la neuvième heure du Vendredi.
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Ainsi la croix est anticipée sur la table du Cénacle, comme elle est à cette heure reproduite sur l'autel de cette assemblée chrétienne. Et c'est identité, le même Jésus qui alors était dans sa chair mortelle, et est aujourd'hui dans sa chair ressuscitée, le même dans l'acte unique de son sacrifice. Il l'a fait une seule fois : « *hoc fecit semel* » est-il dit dans l'Épître aux Hébreux où le mot revient trois fois. Promesse et accomplissement, prophétie réalisée, -- gestes et paroles -- en lesquels l'événement annoncé se trouve également accompli. C'est ainsi que d'aucuns parlent d'eschatologie réalisée, c'est-à-dire de cette fin du monde glorieuse qui est la résurrection déjà accomplie en sa vérité au cœur des consciences chrétiennes par la vie de grâce. N'est-ce pas une des intuitions fondamentales de saint Jean dans son Évangile ?
L'Eucharistie rentre dans cette réalité, à la fois éternelle et transitoire, prophétie d'avant, et prophétie d'après, elle est la Croix, l'unique, elle est Jésus crucifié, hier et demain, aujourd'hui et pour les siècles. Et autrement dit, par « le cœur » avec Pascal : « Jésus est en agonie jusqu'à la fin du monde ; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. »
Saint Paul qui nous livre une tradition, il nous le dit lui-même, la tradition rituelle de l'Église depuis son origine, relève et dans le récit lui-même et au terme du récit, ce que doivent être les gestes de l'Église, la fonction de l'Église pour perpétuer cet acte et le rendre constamment présent au cœur de l'histoire humaine, constamment présent, minute à minute, par millions et milliards de répétitions ! Tout s'exprime en trois mots dont deux sont de Jésus et l'autre, le dernier, de l'Apôtre.
Le premier est : « EN MÉMOIRE DE MOI ». Cette demande est renouvelée au terme de la consécration du pain, au terme de la consécration du vin. Le deuxième est : « Vous ferez ». Un acte ! Ah ! prenons garde, il s'agit de plus qu'une parole ! Oui, il s'agit d'une parole, certes, mais d'une parole créatrice comme celle qui retentit au premier chapitre de la Genèse. Dieu dit et il fut fait. Vous ferez, et une réalité nouvelle sera présente au cœur même du mystère, sous la cachette des signes.
Et enfin, le troisième : « Vous proclamez la mort du Christ. » Chaque fois que vous mangez, que vous buvez, vous proclamez la mort du Christ jusqu'à ce qu'*Il vienne*.
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SE SOUVENIR. Voilà un mot qui traverse toute la révélation biblique. Se souvient... Se souvenait... « Yaweh se souvient de son Alliance ; Israël se souvient de ce qu'a fait Yaweh. » La mémoire de Dieu, la mémoire de l'Église : une sorte d'incarnation de la Parole et des gestes de Dieu dans la vivacité de la présence que suscite la réminiscence. Souvenirs... Quelles profondeurs du passé s'ouvrent à l'esprit de Jésus quand Il dit : « Faites ceci en mémoire de Moi » du passé, mais, ne faisant qu'un, quelles profondeurs de l'avenir !
Si on veut s'arrêter à la densité de ce texte paulinien, des résonances infinies s'y font percevoir. C'est l'Alliance et jusqu'où remonte-t-elle dans les profondeurs ? Il en est déjà parlé au temps de Noé, sinon au temps même de la création. Puis voici Abraham et Moise et Jérémie, et après tant d'oracles, la méditation brûlante et subtile des Docteurs de la Loi ou de leurs dissidents, plus dévorés encore, les hommes de Qumran. Qu'est-ce encore ? Mais le sacrifice lui-même où se conclut l'Alliance. Rappelez-vous cette chute du jour, quand Abraham chassait les oiseaux de proie battant des ailes sur les victimes ! Le sacrifice qui n'est rien sans effusion du sang, -- « cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang » --. En ce festin de Pâques, où va donc l'attention, l'intention d'imiter, en ce cœur doux et humble, sinon vers cet Agneau pascal dont le sang coule au Temple et à l'heure même où Il tend la coupe pleine de vin à ses disciples, cernés et craintifs, où Il offre au traître la bouchée. Avec l'Agneau, la mémoire franchit les bornes de l'histoire d'Israël et s'enfonce vers l'âge primordial, l'Apocalypse ose, semble-t-il, parler de l'Agneau qui fut égorgé dès la fondation du monde...Cet immense souvenir vit en Lui, Il le recueille dans sa mort, réalisée sur cette table sous les signes, cette mort que nous proclamons jusqu'à ce qu'Il vienne...
Il nous dit : « C'est Moi qui recueille, rassemble, récapitule, je le fais dans ces biens essentiels mais communs, quotidiens, ce pain, ce vin, ils sont Pion corps et mon sang, et, derrière ce voile, c'est Moi seul qui suis présent en personne. »
Il y a en effet quelque chose de quasi-automatique dans le fait de la réminiscence quand nous célébrons la mort du Seigneur. D'elle-même, par elle-même, comme brutalement, elle nous remet en la présence souveraine de sa personne en qui tout accède et se consomme.
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FAIRE. Ce matin le prêtre est là, à l'autel qui y fait ce qui a été fait voilà deux mille ans, comme des légions de prêtres avant lui, des légions en ce jour, des légions au cours des siècles à venir, avec le même geste, la même parole, le même don. Faire ! Il faut un acte. Si cet acte a besoin de la parole pour prendre son sens, elle ne manque pas. Elle est là soutenue par l'acte et le soutenant !
Enfin « VOUS PROCLAMEZ ». Ah !... c'est que l'Évangile est une proclamation ; depuis son premier moment : « Le temps est accompli ; le Royaume de Dieu est proche... » crie Jésus en Galilée au premier jour de la Bonne Nouvelle. Et voilà en effet le Royaume, qui s'insère, s'enracine, devient consistance, et pivot, si je puis dire, de l'histoire des hommes en sa phase dernière. « Vous proclamez. » On ne peut en effet assister à la Messe sans témoigner. Vous êtes ici, et pourquoi ? Parce qu'il y eut cette rencontre quasi clandestine d'une douzaine d'hommes, -- fuyant toutes les polices de l'époque --, voilà vingt siècles, dans une salle obscure, au sud de Jérusalem. Vous êtes ici, après une si longue durée réunis pour participer à cette rencontre, soit de toute l'âme, soit de simple présence. Qu'importe ? Votre assemblée témoigne et proclame à quel point cet humble incident a compté, compte, et comptera dans la marche de l'humanité.
\*
Et que proclamez-vous ? Ah ! Nous voilà au cœur de l'événement, à l'extrême pointe du paradoxe... Vous proclamez la mort du Seigneur. Nous sommes confondus ! La mort, Paul ne dit rien de plus, il ne parle pas, comme en tant d'autres endroits, de la Résurrection. Vous proclamez la mort du Seigneur. Certes, vous le savez -- c'est croyance chrétienne -- à cette mort est suspendu le salut de l'homme, à cette mort seule. Il nous est terrible de penser que nous fûmes l'enjeu du sang versé en cette mort. -- « J'ai versé telle goutte de sang sur toi ! » -- Si nous pouvons la proclamer, c'est en effet qu'elle nous fut salut et source de Vie. Emportés, bien plus, dit saint Paul, ensevelis dans cette mort du Fils de Dieu au baptême avec Lui, comme Lui, nous sommes ressuscités à la vie de Dieu, par l'incroyable grâce de la foi et de la charité qui palpite au sein de notre esprit, conquis et rendu, ainsi nous pouvons proclamer la mort du Seigneur, cette victoire ! Mais il est dit seulement la mort, ah ! c'est que l'œuvre en nous est inachevée, elle n'est pas encore fondée, ou si fragilement, dans la vie éternelle, que nous pourrions nous exalter de sa sûre possession.
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Nous sommes les gens qui vivons encore dans la mort du Seigneur, osant à peine dire que nous en vivons. Et c'est un manque et c'est une attente, nous sommes projetés en avant, toujours en avant. « Jusqu'à ce qu'Il vienne. » Nous proclamons la mort du Seigneur en ces Messes incessantes, perpétuelles, jusqu'à ce qu'Il vienne.
C'est que la durée chrétienne se déroule entre deux pôles absolus, l'un de mémoire et l'autre d'attente. Et le premier est cet acte qui s'accomplit là-bas, au lointain de cette nuit où Il fut trahi, et le dernier sera au jour où Il viendra, *in nubibus* en grande puissance et gloire, quand paraîtra dans le ciel, le signe du Fils de l'homme, ce signe qu'aux voûtes des absides, sur l'autel, nos Pères figuraient par une croix constellée... Et c'est ainsi à Saint-Apollinaire in Classe de Ravenne où sous le pied de la Croix il est écrit *salus mundi :* le salut du monde en cette croix étincelante ! « Jusqu'à ce qu'Il vienne. » Dans cette durée où notre vie individuelle prend sa courte mesure, nous ne tenons que par la mort du Seigneur et autant que nous incorporant à Lui nous la proclamons. C'est que nous aussi nous sommes en cette brève traversée, dans la mort, et nous n'y survivons qu'à force de morts. Elle est à l'horizon, nous ne sommes dans le Seigneur que par le consentement à cette mort, la nôtre, pour le même « fiat » qui fut le sien, chaque jour... Saint Paul est formel, il insiste à deux reprises « *quotiescumque*... » à toutes les fois que vous en buvez... toutes les fois « que vous mangez ce pain et buvez à cette coupe... ». Chaque jour, chaque dimanche, et ne fût-ce que chaque année, quand vous communiez à ce corps et à ce sang, vous assimilez la mort du Seigneur, elle devient en vous une force vitale. Et y faisant son œuvre, elle se traduit elle-même au dehors, elle se proclame.
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En chacun des actes, des paroles, des pensées, où, en authentiques chrétiens, vous renoncez à vous, vous mourez à vous-mêmes, dit encore saint Paul, et quand, sans presque y penser à la fin, vous faites un pas en avant qui vous arrache à l'égoïsme, vous rachète, compose un don de vous alors, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'Il vienne et que la mort soit engloutie dans sa victoire.
\*
C'est le temps de l'Église où s'ouvre pour un délai notre carrière, l'intervalle, l'entre-deux qui va de la première venue en humilité à la seconde venue en gloire. Temps où le Seigneur se donne mais dans l'absence, temps de l'attente et de la patience, de la crainte et de l'espérance ! « Encore un peu et vous ne Me verrez plus, mais encore un peu et vous Me verrez... » *Modicum :* ce « peu » qu'après Jésus saint Augustin a défini admirablement : c'est tout l'espace que ce monde actuel parcourt de son vol ! Ainsi vivons-nous, si souvent inconsolés, perdus, haletants sur la route... jusqu'à ce qu'Il vienne et que sous la fulguration éclatent les semences cachées, ensevelies. Ainsi vivons-nous dans le souvenir de toutes les profondeurs du passé que le Christ a récapitulées en son Corps et en son sang... jusqu'à ce qu'Il vienne... et, les revivant dans nos actes gratuits, nous les emportons et les charrions vers ce fond de l'avenir, ce jour où Il viendra.
Voilà brièvement dites et puisées en la seule Parole de Dieu, quelques-unes des grandes pensées qui doivent nous animer.
......
Et tu vivras, toi aussi, de ce Mémorial que pour la première fois tu renouvelles ce matin, tu renouvelleras chaque jour. C'est lui qui portera ton esprit et je plongera dans l'autre Mémorial : le Livre, unique et incomparable de la Bible. Ainsi tu proclameras les actes de Dieu, et celui qui les achève tous, seul salutaire, la « mort du Seigneur. Tu apprendras aux autres hommes à en revêtir leur propre existence pour y faire éclater les puissances de vie éternelles qu'elle seule y ensemence. Tu avanceras sans repos sur la route, dans la ferveur et l'humilité, recréant à tous pas l'ouvrage que Dieu a fait, par la Parole et le conseil, par le geste bon que tu sais si bien, par la charité et le don sans retour.
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Ces mille façons de faire l'Unique Nécessaire, jamais tu ne pourras imaginer que l'une ou l'autre d'elles puissent avoir un sens ou une efficace hormis en cette Messe, en cette éternelle première Messe qui s'offre sans interruption dans le cénacle des églises chrétiennes. Toujours ta parole et ton action seront trempées dans le sang versé de l'Alliance nouvelle, se fondront dans le corps rompu, le corps unique où nous sommes tous faits « Un » en Jésus, le Christ.
Telle est notre Eucharistie..., pour reprendre le mot de saint Paul au premier emploi qui en est fait dans le langage chrétien. Elle consiste dans le don divin reçu, puis repris et, si j'ose dire, relancé de jour en jour par un intarissable vouloir d'amour qui est le don rendu, proclamant la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'Il vienne.
« Et faisant son eucharistie, Il rompit le pain et Il tendit la coupe. » Et c'est la première Messe, et c'est la dernière Messe, et c'est l'unique Messe.
Dom G. AUBOURG.
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### Tourneloup et Grisloup
*Conte champenois*
par Claude FRANCHET
CE BEAU MATIN DE SEPTEMBRE François Topinel dit à son Jacquot : « je me sens le dedans tout embarbouillé pour trop de pâté en prunes bien sûr que j'aurai pris : va t'en à ma place, mon fi, à la foire de Sainte-Croix. Tu y mèneras notre vache et me rapporteras l'argent à part le prix d'un couteau que tu me choisiras à la boutique de l'Édenté, ce failli rémouleux qui n'a pas passé depuis longtemps ; ce jour de vente il sera chez lui et bien en va, car sa brave femme d'Édentée ne connaît pas grand chose au bien trempé, bien affilé... La mère, -- il se tournait vers Topinelle -- prépare les habits du garçon, je sais que je peux compter sur lui pour la bonne conduite, de la journée. »
Ainsi parle le père entre Jacquot en grande aise et la mère bien attendrie. Au vrai ce Jacquot-là n'est ni grand ni gros mais avisé, courageux, près des sous, enfin quasi homme fait.
Pendant ce temps, dans le bois, un jeune loup se mettait de belle humeur sur le dos, les pattes en l'air. Il faisait si bon autour de lui, le brouillard avait mouillé les feuilles qu'il léchait, un innocent levraut s'était laissé prendre à l'aurore, la journée commençait donc bien et Grisloup se disait qu'elle continuerait de même.
« C'est la foire de Sainte-Croix à ce que j'ai entendu dire : il y aura du monde par les chemins, des moutons à vendre. Pourtant ne t'attends pas à rencontrer fortune ce matin, mon ami, ces paysans sont tous sérieux comme vieux ânes et veillants au partir : attends ce soir où après boire quelqu'un ou quelqu'autre passera tard sur la route ramenant un agneau peut-être ou un petit gouri -- il voulait dire un petit cochon, connaissant notre parler -- Alors, à nous deux compères, Grisloup fera voir de ses tours ! Ha, Ha !
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Et croc, croc dans le pauvre levraut, lap, lap aux basses branches d'un coudre, wrou, wrou la queue en moulinet : voilà un loup bien content de la vie.
Après toilette Jacquot mordait d'aussi bon appétit dans son fromage et son pain, lampait de bon cidre, retenait sa culotte avec une ceinture de paille parce qu'il ne faut pas avoir l'air trop riche un soir de foire sur les chemins, mettait bonnet en tête et déliant Beau-pis quittait la cour suivi des recommandations du père jusqu'à la porte de la rue, et des adirations de la mère restée les mains aux hanches sur le seuil de la maison ; la larme à l'œil pourtant, la bonne femme, à cause de la partante ; mais quoi, ce si beau pis était tombé à rien, on s'arrangerait pour l'instant de la génisse, voire après du sevron.
La route était belle, toute unie et blanche. Mais maître Jacques avait de la fantaisie ; à deux lieues de là :
« Si je passais par les Vignottes ? Beau-pis -- allons ma belle, ne te fais pas tant traîner, avance un peu -- trouveras de l'herbe au bord du chemin et moi des vendangeurs.
C'était donc une contrée de vignes, sur la pente d'une hauteur ; et on y avait commencé vendange comme le garçon le pensait. Mais il n'avait pas tout pensé :
« Eh le seigneur au tortillon de paille, tu promènes ton peuple d'étable ?
-- Oui bien, m'en vas le vendre à la Sainte-Croix.
-- Fais voir un peu, si tu ne vas tromper ton monde ?
Et l'un tire la queue de la bête, l'autre se prend à ses cornes, un troisième veut lui faire un pinçon au nez : vendangeurs sont gens joyeux.
Et cependant le garçon :
-- Touchez pas davantage, elle va vous mettre en pâté.
-- Vicieuse elle est, ta vache ? Eh bien mon gâs, presse-toi de la tirer d'ici, mais ce soir rapporte-nous l'argent pour boire à ta santé !
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Il rit et s'en va sans prendre le propos au sérieux.
Maintenant conter sa vente et sa journée, son dîner à midi dans une auberge pleine de connaissance ce qui est bien aimable et d'étrangers, ce qui est bien intéressant, son plaisir aux étalages et à la parade du charlatan, enfin ses démêlés avec l'Édenté, ayant voulu cher de la vache mais payer le couteau peu de chose, ce n'est pas de notre histoire : il faut seulement savoir qu'un peu avant la nuit, tout seul par les chemins, il a repassé par les Vignottes.
Ces gens étaient encore là retenus par le loueur et maugréants.
« Le maître aurait bien dû apporter des lanternes, disaient-ils, pour les pendre aux échalas ! »
La vue du garçon fit tomber sur lui leur vivacité de langue :
« Çà, notre marchand de vache !
-- Les deux mains dans les poches comme un bourgeois à la promenade.
-- C'est que la bourse est au fond.
-- Garçon, tire de là un écu pour nous faire boire à ta santé !
Ils n'en voulaient pas, c'était seulement pour se débrider.
-- Nenni, répondait Jacquot, l'argent est au père et quand il serait à moi...
Mais l'humeur vendangeuse, surtout méchante en fin de jour ne va pas sans diablerie. Le Jacquot passe, ils le suivent -- le maître était reparti -- il se presse, ils courent après ; bientôt l'attrapent, le ramènent de force et commencent à lui faire un mourre (un museau) de vendange en le barbouillant de raisin tinturiau, essayent d'autres malices et en fin de compte malgré sa belle bataille à coups de poings et coups de pieds l'enferment dans un tonneau défoncé dont ils remettent ensuite le fond ne lui laissant pour respirer que le trou de bonde. Puis ils s'en vont pensant qu'il se tirera de là à force de remuement ; et sans même toucher à l'argent, ce dont le garçon se trouve soulagé malgré tout.
C'étaient gens d'un autre pays, de l'autre côté du bois. Grisloup les voit passer mais quelle bande pour songer à les attaquer ! Ho, que content-ils d'un gâs tassé dans un tonneau ? Contre son attente, le compère n'a rien eu à se mettre sous la dent depuis le levraut du matin. S'il allait voir là-bas ?
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Il s'est coulé jusqu'à la vigne, le nez au vent. Oui bien, cela sent la chair d'homme, mais où est le tonneau ? Le nez de ci, de là, voilà l'objet cherché tout au haut d'une roie : mais quelle affaire, tout clos !
Quelle affaire surtout pour le pauvre Jacquot respirant à son trou, y guignant ce qui se passe ; se rassurant quand même d'être si bien enfermé. Et le particulier s'en doute qui tourne, tourne, se détourne, se retourne, devient tout fou, mord le bois, hurle de colère, fait de sa queue un vrai moulin. Jacquot de plus en plus tranquille en rit ; queue par ci, queue par là, elle flotte, elle claque, elle bat à grands coups ce tonneau de malheur : plac, plac, tiens, tiens, pour toi puisque mes dents n'y peuvent rien ! C'est un spectacle si divertissant que le garçon s'en met a chanter comme autrefois sa petite sœur Clairon avec les autres gâchottes, toutes l'une derrière l'autre se tenant par les pans du tablier devant soi :
Tu n'auras pas la queue de mon loup
Tu n'auras par la queue-eue, eue, eue...
Et tout d'un coup tressautant : pourquoi ne l'attraperait-il pas, lui, si par un beau coup, à force de baller contre, elle s'enfilait par la bonde : tant peu que ce soit ! Et aussitôt il se met en posture, guettant de l'œil et des mains... Eh bien tout arrive : c'est arrivé ! La queue a passé par le trou, les deux mains l'ont agrippée, en ont tiré plus long pour avoir meilleure prise ; et à nous deux beau compagnon.
Vous imaginez si celui-là s'est démené et de sauter, et d'aller de côté, d'autre, et tirer tant qu'il pouvait ! Mais ce que tient le gâs Topinel il le tient bien ; c'est de race ; il n'y a qu'à voir des Topinel aux ventes ; le lopin visé il faut qu'il soit à eux. Et quand le père en âge de prendre femme a voulu la mère et personne n'y consentant, ni sa famille, ni celle de la fille, ni quasi la fille elle-même, il l'a eue pourtant ! Vous pensez après cela si Jacquot est bien accroché.
Chacun tire donc de son côté jusqu'à ce que Grisloup détale croyant en finir. Mais détaler en l'occasion c'est dévaler, et dévaler c'est aller toujours plus vite avec l'enragé de tonneau : qui vous tombe sur les reins, se heurte aux échalas, les arrache, vous en entrappe les pattes, vous envoie la pierraille au ventre, tout cela en un train d'enfer et les cris du cocher au-dedans : « Hue petit, hue ! » mêlés de grands éclats de rire. Jacquot est bien un peu secoué, mais l'aventure est si belle !
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Et l'équipage est si bien lancé qu'il finit par arriver d'un saut à la route où il s'arrête enfin pour cause : le tonneau est en morceaux, douves et javelles de tous côtés, avec notre Jacquot bravement assis au milieu et se frottant les reins, et Grisloup n'ayant demandé son reste à la lisière du bois, déjà.
Le garçon s'est encore un peu frotté partout, puis comme il ne faut rien laisser perdre il a mis les débris sous son bras et suivi tranquillement le chemin de la maison :
« Le père, voilà le couteau et l'argent ; ma petite sœur, un fichu sur ma bourse ; et, ma bonne mère, ces trois pains au lait un peu effondrés d'un charrois que j'ai dû faire avec une bête assez vive. »
Puis en mangeant la soupe il a conté son histoire dont la famille n'a pas cru ses oreilles : pourtant à cette heure personne ne l'a en doutance.
Cependant les deux compères étaient faits pour se rencontrer. A quelque temps de là :
« Mon fi, va chez le meunier demander quel jour je dois mener mon grain. »
Le garçon y va et s'en revient. Après un bout de temps. Le moulin n'est pas au pays, il en est même à une bonne lieue ; il faut pour aller et s'en retourner passer par le bois ; et dans le bois le chemin est tout resserré, bon pour les âmes et le monde à pied : il faut se représenter cela.
Jacquot revenait donc, chantant comme tout bon gâs en faisant tourner son bâton. Et voilà qu'à un moment il entend marcher tout doux, à petits pas, derrière lui. Une demoiselle ? Le cœur lui bat. Hé, c'était le vieux camarade.
« Ce n'est que toi, attends un peu... »
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Façon de parler, le camarade sans avoir eu à attendre ayant déjà reçu par la margoulette un grand coup du martin. Mais de quoi est faite cette espèce, celui-là, loin de sembler hors de combat est resté planté droit sur ses quatre pattes, la tête haute, les yeux flambants, le bout du bâton entre les dents, serrant de mâle rage et tirant de toutes ses forces qui ne sont pas petites.
-- Attends un peu à ton tour quand je t'aurai fait lâcher !
Le gâs a bien lu cela dans le mauvais regard ; mais il croche aussi tant fort qu'il peut et tient, tient bon, et tire encore plus que sur la queue l'autre fois. Et ainsi chacun à son bout, le Jacquot devant, l'animal derrière, et d'aventure à force de danser et tourniquer c'est le contraire et le loup traîne l'autre, ils sont bravement arrivés à la sortie du bois, puis à l'entrée du pays et, le galop continuant, jusqu'à la maison de François Topinel, l'une des premières... Il commence à faire un peu nuit ; il n'y a personne dans la cour ; la mère est à l'étable, le père allé dire un mot au voisin, Clairon prépare la soupe : une jolie fille aujourd'hui, et fraîche et tout. Alors Grisloup commence à renifler.
Et cependant Jacquot en belle humeur :
« Clairon, apporte un morceau de pain pour le compagnon que j'amène ! »
Clairon est si curieuse qu'elle a d'abord regardé par le trou de la serrure. Ce Jacquot tout de même ! Mais cela va bien ; elle est fille de décision ; elle a sauté sur les poires qu'elle venait de tirer du four, a entrebâillé la porte et tandis que le visiteur affriandé lâchait le bâton pour ouvrir la gueule tout grande, elle a lancé une bouillante jusqu'au fond du gosier ; et raide, et ferme, je vous le dis.
Et vous croyez peut-être encore que ce Grisloup est resté là à pâmer de douleur ? Point ; alors que Clairon se voyait déjà cet hiver avec une bonne descente de lit taillée dans sa peau, il a fait un grand bond de côté et commencé à s'en sauver ; la fille a eu juste le temps de lui envoyer, faites excuse, une autre poire sous la queue qui l'a bien échaudé aussi.
Puis ils ont entendu hurler au loin, à grands cris rauques. Jacquot est sûr d'avoir entendu :
« Tu me le paieras avec le reste !
-- Voire ! a répondu le garçon.
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Il a bien fait sa réponse ; c'est qu'il était devenu tout résolu. Et après un peu de temps grandi, forci, à ne pas croire.
« Il est tout d'un coup homme fait, disait le père.
-- Ne tient plus dans ses habits, répondait la mère mi-glorieuse mi-bourrue.
De toute façon si bien homme et beau garçon que le voilà presque accordé avec une fille d'un village par là. Il allait le dimanche faire la cour à la mère comme il se doit. Il retirait son carnier de ses épaules :
« Cousine Pinpernelle, j'apporte un tiot lièvre pris aux sapins pour vous. -- On cousinait quelque peu -- Ou bien c'était une canne ; ou six poires mijolées, ou seulement le bonjour, pour ne pas trop avoir l'air, d'un autre cousin.
Pour commencer la belle et lui faisaient semblant de ne pas se regarder : c'était aussi dans les honnêtes manières. Pourtant ils finissaient bien par causer et un jour elle lui raconte :
« Plus mortes que vives sommes revenues hier d'une veillée, la mère et moi. Tout fin cela marchait derrière nous ; on se retourne : deux chandelles au ras de ma cotte ; c'était le loup qui me flairait. Ah, l'eau nous en a bien coulé dans le dos ! Et avons tôt refermé le clayon. Ne sortirai plus le soir avant d'être mariée ».
Jacquot a répondu que s'il tenait à lui le mariage serait tôt fait : mais il y a les considérants des familles... Puis il a serré les poings ; c'est sûrement son ennemi qui est venu rôder. S'il s'en prend maintenant à la promise, verrons bien !
Un soir qui n'est pas de dimanche il a bravement trouvé à aller chez ces femmes. A la maison on devait tuer l'habillé de soie et mère Topinel n'avait pas assez de persil pour le boudin ; et lui était tout à fait sûr d'en avoir vu dans le jardinet de la future belle-mère, et du beau, et même un arbre de laurier. Alors la bonne femme n'a pu s'empêcher de rire :
« Va donc mon gâs, m'en chercher un bouquet, tu ne peux mieux faire que rendre si grand service à ta mère... »
Dire qu'après cela il a fait des façons, personne ne le croirait ; tôt il a été sur le chemin, courant presque. Mais ce chemin détournait du côté du bois et à l'endroit où il s'en approche le plus, voilà la bête qui s'élance, la gueule grande ouverte.
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De quoi surprendre un cœur plein d'agréables pensées, vous croyez ? Ma fi non ; d'un même élan le garçon s'est jeté vers cet énorme four, y a enfoncé le poing si avant qu'il a dépassé le gosier, a continué plus loin, plus loin encore, et toujours, jusqu'à ressortir de l'autre côté où il a agrippé la queue pour refaire, la tenant bien, tout le voyage en sens contraire : de telle sorte que le malheureux Grisloup s'est vu en un instant tout retourné, le poil au-dedans.
Dans cet état le garçon l'a mené chez la fille, pour l'obliger à des excuses ; mais elle a tant piaillé de dégoût que son bel ami tout penaud a dû incontinent remettre les choses en place, à cela près que l'animal avait perdu force et fierté et restait tremblotant sur ses jambes, langue et queue pendantes.
Il a vécu un petit temps chez les Topinel, tout domestique, tout docile. Et puis un matin ils l'ont trouvé trépassé : de sa belle mort ils ont dit : Moi je crois que sa dernière aventure y était pour quelque chose. En tout cas c'est la fille qui a eu la peau et non Clairon, ces garçons avant le mariage ne connaissant plus ni père, ni mère, ni sœur, ni autre parenté : aussi retournés que la bête autour de son poil. Ainsi vont les choses en amours.
Mais songeant en ma jugeotte j'allais oublier la fin finale de l'affaire : c'est que Jacquot y perdit son nom de Topinel pour gagner celui de Tourneloup. Et Tourneloup furent ses garçons et les autres en allant. Il y en a encore au pays mais on commence à revenir aux Topinel tant les vieilles modes se perdent.
Bien le bonjour à tout chacun et la compagnie.
Claude FRANCHET.
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### Le temps d'après la Pentecôte
APRÈS LA PENTECÔTE, tout l'essentiel de la Révélation est donné. L'Église, par les apôtres d'abord, puis par leurs successeurs, en explique et développe le contenu. Le temps qui nous sépare du prochain Avent (le verrons-nous sur cette terre) représente mystiquement pour l'Église l'attente du jugement, et l'Évangile du dernier dimanche après la Pentecôte est celui du Jugement dernier. Car notre Mère nous fait revoir chaque année l'histoire du monde et l'histoire du salut, c'est un catéchisme annuel pour adultes : il ne semble pas qu'on en ait bien conscience. Le dogme y est rappelé, non par des raisonnements d'intellectuels, mais par les événements mêmes qui ont préparé la Révélation dans l'histoire de l'humanité, et par les faits dont l'accomplissement a pour toujours établi les moyens de notre salut.
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Qu'elle était belle l'assemblée de Pâques où toute la chrétienté a communié, qu'elle est resplendissante en ce jour, l'Église de la terre ! Elle est pure et l'Esprit Saint habite en elle ! Pour combien de temps ? Hélas ! Nous avons tous les moyens de lui garder sa splendeur. Mais notre faiblesse est si grande ! si grande ! Préoccupés de biens terrestres, ce qui, est légitime et qui est même un devoir si nous ne laissons pas envahir totalement notre conscience par leur souci, nous oublions que le jugement peut être pour nous fort proche, et nous n'en savons rien. Des jeunes gens de vingt ans mourront cette nuit. Puissent-ils mourir dans l'amour de Dieu.
L'histoire du salut continue donc et pour que nous ne manquions pas d'amour, Jésus nous accompagne fraternellement. Après avoir accompli son œuvre, Jésus est resté personnellement au milieu d'elle pour la maintenir pendant la durée des temps. S. Luc raconte que les habitants de Bethsaïde voulaient retenir Jésus. Le soir, leur travail fini, ils lui amenaient leurs malades à guérir. Jésus s'en allait ensuite en des lieux écartés de la campagne. Quelques-uns le cherchaient, et arrivaient jusqu'à lui pour lui demander de ne les quitter point. Et Jésus répondait qu'il lui fallait évangéliser les autres villes, qu'il était envoyé pour cela.
La présence continue de Jésus était refusée aux habitants de Bethsaïde pour des raisons que nous fait comprendre l'apostrophe de Notre-Seigneur à S. Thomas : « Heureux ceux qui n'auront pas vu et qui croiront. » Les gens de Bethsaïde voulaient retenir Jésus pour les bienfaits matériels qu'ils tiraient de Sa présence. Ils ne voyaient pas « le royaume de Dieu » comme le voulait Jésus.
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La foi de « ceux qui n'auront pas vu » est celle du royaume de Dieu qui dès maintenant peut être au-dedans de nous, mais sans être de ce monde, Jésus a donc trouvé le moyen de demeurer avec nous toujours. Sa présence continue et réelle dans l'Eucharistie, voilà le trésor du monde et non pas ces misérables ferrailles tôt rouillées, convoitise de tout un peuple.
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«* Et voilà que je suis avec vous jusqu'à la consommation du siècle *»...naissant... souffrant... agonisant...triomphant. Le Père a remis à son Fils le pouvoir de juger *parce qu'il est un fils d'homme*. Jésus a la connaissance expérimentale des misères de notre vie ; il a senti le froid, le chaud, la faim, la soif, la pointe des cailloux sur le chemin, la brûlure du soleil, du vent et de la neige.
Ce sont les conséquences d'un péché qu'il n'a pas commis ; en les subissant il répare la faute et paie pour les pécheurs. Mais il compatit aussi, son cœur aimant fait miséricorde, et c'est pourquoi Dieu, qui est amour, le fait juge.
Le chemin que nous avons à faire pendant notre pèlerinage sur la terre, Jésus l'a fait avant nous. «* Vous savez où je vais et vous en savez le chemin. *» Thomas lui dit : «* Seigneur, nous ne savons pas où tu vas, comment connaîtrions-nous le chemin ? *» Jésus lui dit : «* Je suis la Voie, la Vérité, la Vie... *» Nous avons tous à passer par où sont passés tous les hommes et par où a passé Jésus, par la mort. C'est pourquoi le sacrifice de la Croix dure jusqu'à la fin des temps, modèle de notre épreuve personnelle. Mais Il nous l'a rendue, comme Il l'a promis, douce et légère, en nous offrant l'intelligence de sa grâce, en nous montrant la gloire de l'Amour.
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« C'est que Dieu ne nous a pas destinés à subir la colère, mais à acquérir le salut par Notre-Seigneur Jésus-Christ, lequel est mort pour nous afin que soit que nous veillions, soit que nous dormions ensemble avec lui nous vivions. » (*I Thess.*)
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Or la vie de Jésus, c'est en même temps la vie du Verbe éternel dans la T. S. Trinité. L'homme avait été créé à l'image de Dieu, et Jésus a restauré cette image blessée par le péché. Que veut dire cette « image » ? Que nous portons en nous l'image de la Sainte Trinité même. Image veut dire que nous ne sommes pas semblables à Dieu, mais analogues. Comme il n'y a jamais eu deux choses semblables dans l'univers, qu'il n'y a pas deux feuilles tout à fait pareilles sur un même arbre, qu'elles diffèrent toutes l'une de l'autre par quelque détail interne ou externe, ni deux arbres semblables ni deux hommes, ni deux nez, on comprend que cette ressemblance sans similitude absolue est comme une loi universelle de la création. Jésus portait donc lui-même dans une âme d'homme une image de la Trinité et il l'a restaurée en nous. Et les hommes ont pu vivre, de la vie divine suivant les moyens de leur nature créée. Nous n'y avons aucun droit, c'est pure grâce ; Jésus a sauvé notre liberté d'adhérer à la grâce.
Habitant auprès de nous dans la Sainte Réserve eucharistique, Jésus se donne à nous dans la communion. Et quand Jésus est passé, l'autre consolateur, le Saint-Esprit, vient faire en nous sa demeure. C'est lui qui, en nous, par ses gémissements d'amour « inénarrables », dit s. Paul, nous attire à l'amour et le Père en est inséparable.
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Quel spectacle que l'Église vivante, incorporée au Christ par le Christ lui-même, demeuré vivant auprès d'elle et en elle ! Chaque jour il naît, vit, meurt et se communique avec la Trinité même !
Nous faisons nos petites besognes journalières, charger le poêle, ramasser les miettes, balayer, ranger les outils, faire des copeaux ou retourner la terre avec l'accompagnement de l'esprit d'amour qui avec nous taille, rogne, balaie, pleure ou chante !
Disons donc souvent *O beata Trinitas !* Disons avec révérence le *Gloria Patri*... Nous pouvons le dire toute la journée en faisant quoi que ce soit. C'est cela, la vie spirituelle. Le verbe mental peut devenir parfois comme mécanique, car telle est la faiblesse humaine, mais Dieu qui est au-dedans de nous, plus intime à nous que nous-mêmes, juge l'intention au départ et couvre notre faiblesse d'un manteau d'amour. Parfois il nous en fait sentir la chaleur pour fortifier notre foi, mais c'est la foi qu'il demande, et l'œuvre de la foi, qui est la sainte espérance du ciel.
\*
Au Sinaï, Dieu dit à Moïse : « Tu parleras ainsi à la maison de Jacob, et tu diras aux enfants d'Israël :... si vous gardez mon alliance, vous serez mon peuple particulier parmi tous les peuples, car toute la terre est à moi, mais vous, vous serez pour moi un royaume de Prêtres et une maison sainte... »
Les promesses de Dieu sont sans repentance ; on peut le remarquer, de toutes les nations de l'antiquité dont on parlait il y a trois mille ans, seule subsiste la nation juive comme témoin de l'alliance.
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Mais Dieu, par un miracle de son amour, a étendu ses promesses à toute l'humanité. Il les a complétées dans la magnificence et la gloire : l'écho du Sinaï retentit dans l'Église universelle cette fois, pour le monde entier par la parole de saint Pierre :
« A vous l'honneur, vous qui avez la foi... vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis en propriété, pour annoncer les vertus de celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière, vous qui n'étiez pas un peuple, et qui êtes maintenant le peuple de Dieu, qui n'aviez pas obtenu miséricorde et qui maintenant avez obtenu miséricorde. » (2, 9.)
\*
Les événements quotidiens de notre temps ne sont ni rassurants pour la raison humaine, ni consolants pour un cœur chrétien. Mais quelles consolations sur cette terre eut le Christ, sinon sa Mère ? Et il avait à sa mort cent vingt disciples. L'Église est toujours brillante des clartés de la Très Sainte Trinité. Satan essaie de les offusquer par les putrides exhalaisons de la terre. Résistons « forts dans la foi » et nous continuerons de les voir et d'en vivre.
D. MINIMUS.
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## NOTES CRITIQUES
#### Trois pièces de Jacques Perret
Maximilien, Monsieur Georges, Caracalla\
(N.R.F.)
La bonne humeur est inventive et sait les moyens de ne pas souffrir de la tyrannie des techniques. Dans ces trois pièces écrites pour la radio, Jacques Perret a pensé que deux d'entre elles pouvaient faire une part aux accessoires indispensables de l'émission, les fils, les micros, les pannes et le contretemps. Je suis encore de cette génération pour qui la radio a été la T.S.F. c'est-à-dire une révélation magique de l'enfance, servie par un prestigieux entonnoir comparable à quelque buccin surnaturel ; la radio reprend ce pouvoir, elle entre dans la danse des fictions, embauche comme acteur improvisé un empereur romain soudain surgi pour jouer son propre personnage et retransmet, par relais séculaires, les jeux du cirque dans le style habituel des comptes rendus de rugby Elle sauverait même Georges Cadoudal, si le général chouan daignait y consentir.
Ma fidélité au souvenir du Morbihannais ne peut m'empêcher de donner la préférence à « Maximilien » -- L'histoire de l'éphémère empereur du Mexique est conçue un peu à la manière d'une tragédie antique, le chœur étant ici représenté par deux zouaves, héros de ces campagnes malheureuses. On peut penser qu'on rendra justice un jour à Jacques Perret pour sa contribution à la réanimation de la langue française. Considérant que la radio se devait d'être le domaine élu, le haut-lieu du verbe, il a donné à ses héros, et aux deux zouaves en particulier, une langue scandée et assonancée, riche d'images évidemment vigoureuses capable de dépasser en intensité le pouvoir habituel des pièces sans visages. Le vocabulaire est riche de mots rares, vénérables ou plaisamment contemporains, toujours affectés à des objets concrets dont l'esprit se plait à redécouvrir les formes : armes et vêtements, sans compter le contenu variable des gamelles historiques. L'emploi des rimes intérieures souligne les trouvailles et les formules, comme naguère « Le vent dans les voiles » ou « La Bête mahousse » renouvelaient les proverbes ou en créaient de nouveaux. Je ne me souviens pas d'avoir jamais vu Perret sacrifier au verbalisme dans l'emploi même de ce vocabulaire multiple et pittoresque. Le comique ou la couleur illustrent toujours une vérité à la fois essentielle et quotidienne.
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On ne peut parler d' « humour », car l'auteur se plonge dans l'action, reste avec ses personnages ; ni de technique du comique, car le militant-militaire a toujours plus à dire qu'un amuseur. Si les personnages, eux, s'amusent de leur vie, c'est à cause de l'ingéniosité toute ulysséenne qu'ils mettent à la vivre. Ainsi l'œuvre est plus intellectuelle que tant d'autres qui revendiquent cette étiquette en tirant l'intelligence en dehors des péripéties de l'action vécue ; et elle est plus active que celles qui font de l'action une mécanique pénible et doctrinale conçue pour elle-même. Quant au pittoresque, il est présent chez Jacques Perret parce qu'il est le pain quotidien d'une existence acceptée, comme celle des zouaves dans « Maximilien », avec ses déceptions et ses inutilités. Vigny a parlé de la grandeur et de la servitude militaires d'une manière inoubliable, mais en homme retiré du service ; d'autres en firent un champ d'expérience, mais le psychologue observateur se sépare, en une sorte de dédoublement, du cavalier ou du fantassin. Chez le caporal épinglé, le service n'est jamais fini ; et c'est aussi bien Eugène Le Torch que les biffins de Gonesse ou Perret lui-même. La notice des « Trois pièces » adresse aux zouaves du temps jadis un adieu mélancolique, mais que nous ne croyons pas tellement résigné : l'idéal est comme ce drapeau des « Biffins de Gonesse » tiré un soir du musée pour une aventure imprévue. La mythologie même reste riche de possibilités ; du simple point de vue littéraire, l'ancienne armée vêtue d'abord par le tailleur gaulois de Caracalla, portant au hasard des siècles la peau de bique de Cadoudal ou le pantalon rouge des zouaves du Mexique, vient apporter un tribut de vie forte, de poésie à la fois étrange et familière à une langue française attristée. Il faudrait trouver des noms nouveaux pour qualifier le style de Perret : le « baroque militaire », peut être, et l' « humeur française », dont les secrets semblent parfois en passe d'être perdus en notre temps.
Jean-Baptiste MORVAN.
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#### « Les voix dans le désert »
*L'avis d'Henri Charlier...*
Nous avons si souvent, dans cette revue, cité Joseph de Maistre, Le Play, La Tour du Pin, qu'il nous a été très agréable de voir publier un livre qui parle d'eux : *Les Voix dans le désert*, par Albert Garreau (Éditions du Cèdre, 13, rue Mazarine, Paris VI^e^)
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On y trouve une bibliographie, souvent peu connue même de ceux à qui leurs œuvres sont familières, de J. de Maistre, Bonald, Balzac, Le Play, Veuillot, La Tour du Pin, Drumont ; enfin Mistral, Daudet, Maurras.
Malgré leur brièveté relative, ces biographies témoignent de l'expérience psychologique de leur auteur. Elles sont en outre d'un style très agréable. Albert Garreau donne pour titre à sa préface : « *Principes de vie ou traditions mortes ?* » Son avis est, bien entendu, que ces écrivains qui passent pour représenter des traditions mortes ont simplement défendu et voulu mettre en lumière les vrais principes de toute société normale, principes sans lesquels nous ne retrouverons ni équilibre, ni ordre, ni paix. Et ces biographies montrent que les plus grands d'entre ces hommes ont sacrifié à leurs idées leur avenir temporel, leurs biens et leur repos.
Les vies de Mistral, Daudet et Maurras sont particulièrement suggestives. Mais l'auteur n'est-il pas un peu désenchanté ? Les hommes qui, comme nous, sont entrés dans la vie entre 1900 et 1914 avec des idées analogues à celles de Péguy ne peuvent qu'avoir assisté avec désolation à l'abaissement progressif de notre pays et à sa chute dans la fange. Ce désenchantement transparaît dans le point d'interrogation du titre de la préface, dans le ton de plusieurs remarques faites au cours de la biographie des hommes que nous admirons le plus, comme de Maistre, Le Play, La Tour du Pin. Maurras eut certainement des œillères qui l'empêchèrent de mener parallèlement à l'action politique une action sociale. Il était en outre poussé par les nécessités quotidiennes de la vie d'un journaliste ; elles l'ont empêché de voir qu'il eût pu entreprendre ou favoriser une œuvre continuant celle de La Tour du Pin. Mais il est une partie de son œuvre inattaquable par quiconque : il a rendu à une élite française le sens de son histoire. Celle du patient et dur labeur d'une nation et d'une famille pour sauver des dangers intérieurs et extérieurs un esprit, un ordre, une foi. En outre, Maurras a combattu ardemment l'idée d'une fatalité historique, si contraire au courage, à l'action, si contraire au dogme chrétien et qui infecte aujourd'hui beaucoup de catholiques eux-mêmes.
Le Play a certainement raison de fonder la paix sociale sur le Décalogue ; il est très sage de choisir ce code de morale naturelle qu'ont connu les païens eux-mêmes. Péguy écrivait, « La révolution sociale sera morale ou ne sera pas. » Et Pie XII a passé presque toute la fin de sa vie à rappeler cette morale naturelle aux nombreuses corporations qui l'allaient visiter.
106:84
Or Dieu tire toujours le bien du mal. A très longue distance, très souvent. Dieu prend le temps qu'il veut. La vie d'un homme est si courte qu'il s'impatiente et répète souvent : « Exurge, Domine... » Mais il importe peu que nous voyions arriver ce bien ou non. Dieu nous demande seulement la confiance en sa parole, et alors nous irons dans l'éternité contempler le lent développement temporel de la pensée divine.
Henri CHARLIER.
*...et celui du P. Calmel*
Elle est captivante la lecture des monographies consacrées par Albert Garreau à ces grands Français qui, vaille que vaille, empêchèrent la Révolution d'aboutir complètement : Joseph de Maistre, le Vicomte de Bonald, Balzac, Le Play, Veuillot, La Tour du Pin, enfin Mistral, Léon Daudet et Charles Maurras ([^4]). C'est une bonne idée d'avoir réuni leurs portraits dans un même ouvrage, de nous avoir retracé leurs combats, rendu sensible leurs blessures, honoré leurs nobles entreprises. En cet âge du monde qui est celui des « hommes sans mémoire » comme disait le poète, il était opportun, salutaire, fécond de renouer le lien avec quelques-uns de ces aînés admirables à qui, Dieu aidant, nous devons de n'avoir pas encore péri. Sans doute il en est d'autres, et aussi grands, dont l'auteur ne parle presque pas. Je songe par exemple à Péguy. Mais enfin tirons le meilleur parti possible de son étude et remercions-le de nous avoir permis d'approcher d'un Bonald, d'un La Tour du Pin, d'un Édouard Drumont ; d'autant que, pour nombre de lecteurs sans doute, cette approche sera la première, tellement la conspiration du silence a été bien organisée. Mais quoi ! La même conspiration d'ingratitude et d'impiété n'avait-elle point tenté d'ensevelir le cardinal Pie, Ernest Hello ou Augustin Cochin ? Peine perdue. Il reste toujours des Français pour se souvenir. C'est même pour cela que la France continue.
Cependant la France ne continue que dans la mesure où elle demeure attachée à Jésus-Christ et à son Église. Elle refleurira le jour où sa conversion deviendra profonde et étendue. Saint Pie X l'a prophétisé dans un discours célèbre. La France continue dans la mesure où elle est fidèle aux exemples et aux leçons de saint Louis et de sainte Jeanne. Ce n'est pas le propos de l'auteur de nous le montrer, et je ne conteste pas le propos de l'auteur. Mais je pense qu'il est bon d'y apposer un complément. Sans doute Bonald ou J. de Maistre ou Le Play nous aideront réellement, chacun avec ses intuitions et ses limites, à lutter contre la perversion révolutionnaire. Mais ont-ils la vertu de nous enraciner dans notre tradition la plus sacrée, la plus originale : la tradition de saint Louis et de Jeanne d'Arc ? Je ne pense pas que les réflexions de ces grands Français nous ramènent jusqu'à ces sources vives de la France.
107:84
C'est pourquoi leur leçon, qui ne doit pas être négligée, ne doit pas être non plus fermée sur elle-même. Que cette leçon soit « communicante ». Je veux dire : en les écoutant mettons-les en communication, dans notre univers intérieur, avec un Péguy, un Bernanos, un Ernest Hello. « De grâce, mon Père, m'objectait un ami, à qui je faisais part de cet effort de conciliation que j'ai toujours pratiqué, de grâce ne les mettez pas ensemble. Vous savez bien que souvent ils s'ignoraient ou même se regardaient de travers. Comment pensez-vous accorder tout ce monde ? » Je réponds : d'abord par la vertu lumineuse et pacifiante de la sagesse thomiste, ensuite par une piété patriotique vivifiée, purifiée le plus possible par la vie théologale. Je veux bien que Joseph de Maistre, la Tour du Pin ou Édouard Drumont n'aient sans doute jamais ouvert la *Somme Théologique.* Il reste qu'ils me parlent avec une puissance, une conviction extraordinaire de l'ordre naturel de la cité, des châtiments divins, des iniquités juives. Eh ! bien, c'est par le moyen de la *Somme* que j'arrive à trouver l'équilibre, la juste proportion, les nécessaires arrière-plans théologiques, de cet enseignement qui me parle dans ma langue natale, qui éclate de vie et de génie, mais qui n'est pas toujours sans bavures, étroitesses ou fausses notes. Comment m'exprimer ? Je veux lire les œuvres de ces grands penseurs qui ont aimé la France avec une passion magnifique, qui ont médité sur le salut de la cité avec une rare vigueur d'esprit, je veux lire leurs œuvres salutaires sans me priver de la lumière théologique, persuadé que, autrement, je tournerais court et plus ou moins vite je serais arrêté. Mais réciproquement je lis et relis la *Somme* de saint Thomas en prenant bien conscience que je ne suis plus au XIII^e^ siècle. Depuis lors il s'est commis des péchés d'une portée immense : l'hérésie du XVI^e^, l'apostasie révolutionnaire du XVIII^e^ siècle. Je lis et relis la *Somme* de saint Thomas de façon à toucher terre, et notamment à toucher la terre de France. Je ne suis pas un apatride quand je réfléchis sur les grands traités théologiques ; inversement je ne suis pas clos, bouché, bouclé du côté de la théologie lorsque je considère à la suite de Joseph de Maistre, Drumont, Bernanos ou Péguy les péchés et la vocation de la France. Je m'efforce toujours de rejoindre, je veille à une intercommunication vivante et hiérarchisée, je fais un tri au nom de critères qui me paraissent certains : j'essaie d'être un prêtre dominicain en France et non pas en Stratosphérie, réciproquement j'essaie d'être un Français dans l'Église et dans l'Ordre des frères prêcheurs.
Il n'est pas douteux que les évêques, que Rome même, n'ont pas toujours montré une compréhension aiguë, une justice sans faille à l'égard de certains penseurs, catholiques et français, qui donnèrent leur vie et leur mort pour que la France demeure la France et demeure d'Église.
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Certaines pages d'Albert Garreau sur Veuillot, Drumont ou Charles Maurras ne peuvent être lues sans déchirement ; certes l'auteur est discret, mais il n'a pas besoin d'en dire bien long pour que nous ayons compris.
*Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots *; et tant de lâcheté ; et leur faculté d'hébétude est-elle donc aussi prodigieusement développée ? Mais qu'importe ! au-delà des misères possibles ou des faiblesses de ceux qui représentent la hiérarchie, il demeure que par la hiérarchie elle-même, la doctrine révélée est sauvegardée et interprétée, les sacrements de la foi sont donnés, *le sacrifice de la nouvelle et éternelle alliance* est offert chaque jour. Il demeure que l'Église au XIX^e^ et au XX^e^ siècles n'a cessé de présenter aux nations la lumière de l'Évangile et du droit naturel en face de l'apostasie et de la subversion révolutionnaire ; elle a suscité des saints immenses, vierges, confesseurs et martyrs : Thérèse de Lisieux, le Curé d'Ars, Pie X, le Père de Foucauld elle a reçu, comme jamais encore jusque là, la visite de la Vierge Immaculée, *victorieuse de toutes les batailles de Dieu*. Certes nous ferons bien de ne pas oublier que les hommes d'Église, quel que soit leur rang, demeurent des hommes, et comme tels sont exposés aux trois convoitises, et même à cette forme particulièrement répugnante des trois convoitises (notamment cette forme d'orgueil et d'hypocrisie) qui n'est possible que chez l'ecclésiastique. Nous serons sages de ne pas l'oublier : *Soyez prudents comme serpents.* Sur ce point le livre d'Albert Garreau peut bien nous éclairer si du moins nous savons lire. Mais aussi, soyons *simples comme des colombes ;* c'est-à-dire, par ces hommes d'Église qui ne sont pas toujours des saints, voyons que la sainteté de l'Église vient à nous, et laissons-nous sanctifier. Par ces hommes d'Église dont la tactique et l'administration ont fait quelquefois le jeu des apostats et des révolutionnaires, recevons la vérité divine qui nous a été donnée, la doctrine infaillible qui nous permet de barrer la route à la Révolution et de construire un ordre politique chrétien. Quelle réponse plus catégorique à la Révolution, quelles indications plus positives pour réparer les brèches, pour repousser les monstres, que le Syllabus de Pie IX, les encycliques de Léon XIII et de ses successeurs ? Que les médiocrités ou les péchés des hommes d'Église ne nous voilent jamais ce qui importe encore plus : la sainteté *toujours* active de l'Église et sa lumière indéfectible.
Maurras, nous dit mélancoliquement Albert Garreau à la fin de son livre, « Maurras a cru que la volonté de quelques hommes, tendue à l'extrême et sans relâche, pourrait infléchir le destin. Il y eut depuis les millions de morts de deux guerres et les perspectives qui s'ouvrent ne nous laissent de recours qu'en la Providence. » Qui oserait y contredire ? Mais aussi comment ne pas voir que ce recours à la Providence ne conduit pas à esquiver l'action -- l'action pour que « France et chrétienté continuent ».
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Si peu de choses sont encore possibles gémissent certains ; et je comprends leur accablement : l'État visse avec beaucoup de méthode les écrous perfectionnés de la mécanique totalitaire, cependant qu'une fraction du clergé se laisse décomposer dans les dissolvants du progressisme. Peu de choses sont encore possibles : c'est peut-être vrai. Tout de même un peu plus que la méditation du condamné derrière les barreaux de la prison le matin de l'exécution capitale. Eh ! bien, cette petite possibilité d'action encore à portée de la main pourquoi ne pas la saisir ? Pourquoi ne pas mettre à profit, lucidement, avec patience, sans fléchissement, le peu de liberté qui subsiste de manière à faire barrage, chacun à notre poste, à l'apostasie organisée, aux techniques de perversion, aux vagues d'assaut de l'Antéchrist ? Faire barrage, donner la lumière, mettre sur pied un essai, serait-il embryonnaire, d'institution normale.
Mais si la France allait mourir ? m'objectez-vous. Et je vous répondrai : auriez-vous par hasard une révélation ? Non sans doute. Alors, à votre poste, aidez à la vie, au salut chrétien de la France. -- Mais si la fin du monde était proche ? Si de grands châtiments divins allaient emporter notre ouvrage et brusquement nous colloquer tous devant le Souverain Juge, les brebis comme les boucs, les apostats comme les fidèles, les traîtres comme les loyaux serviteurs ? Eh ! bien, si cela doit arriver, comment mieux vous préparer à paraître devant le Juge que par l'accomplissement des œuvres spirituelles, *mais aussi temporelles,* qui sont en votre pouvoir ? Même si elles doivent être balayées par quelque cataclysme, envoyé par Dieu pour punir les hommes et les convertir, même alors les œuvres temporelles accomplies pour l'amour de Dieu et de la patrie ne seront pas vaines pour la patrie elle-même. Est-ce que nous ne vivons pas en France, depuis un demi-millénaire, de l'intercession et de l'exemple rayonnant de la vierge chrétienne dont l'œuvre temporelle fut odieusement contrariée : sainte Jeanne d'Arc ? qu'elle nous obtienne donc -- que les saints de la patrie, comme Louis IX ou Thérèse de Lisieux, nous obtiennent auprès de la Vierge d'être des Français de chrétienté et des chrétiens de France, qui refusent de capituler, et qui dans la ferveur de la prière trouvent la force de continuer l'action.
R.-Th. CALMEL, O.P.
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110:84
#### Renée Massip : La bête quaternaire
Malgré les couronnes du Prix Interallié, ce roman paraît être le type du livre qui ne vient pas à son heure. La Résistance avait été, de par son personnel même, un fait à la fois littéraire et politique ; rien d'étonnant à ce que dès la Libération, elle ait donné matière à un certain nombre de romans ou plutôt d'autobiographies romancées qui trouvaient encore dans le public une nervosité réceptive. Le panégyrique était de rigueur et la majorité ne songeait pas à critiquer les vertus d'un patriotisme armé. Depuis, les affaires d'Alger ont eu pour double résultat de créer un climat d'incertitude sceptique et de mettre sur la scène des spectacles analogues mais plus récents. Il est inévitable qu'en retournant aux années quarante, le lecteur manque de foi
L'héroïne de Madame Renée Massip est une intellectuelle qui trompe son mari prisonnier avec un jeune plastiqueur de pylônes ; le plastiquage étant devenu une activité suspecte et non plus une valeur absolue, la mystique de la Résistance paraît perdre en importance au profit d'un adultère en somme assez peu passionnant, noyé au milieu de préoccupations ménagères et de drames de santé touchant des personnages de second plan. Le couvre-feu et le rutabaga sont la tentation de tous les narrateurs de cette époque et sous une plume féminine cet intimisme des restrictions tend à prendre une place excessive. Tout « finit bien »... l'amant dynamiteur mourra, le mari peu amateur d'évasion reprendra sa place, avec la bénédiction de l'abbé Plantegrain, prêtre résistant au patronyme évangélique, tout à fait conforme au poncif désormais établi à travers plusieurs romans d'autres auteurs. Dieu me pardonne ! Cela manque de haine, le mépris anti-vichyssois est d'une singulière banalité. Vichyssois impénitent, j'aurais souhaité d'être injurié avec plus de lyrisme. Je reconnais volontiers du talent à l'auteur, mais ce livre au style trop coulant a été écrit quinze ans trop tard, ou plus probablement quinze ans trop tôt. La Résistance, parti triomphant et installé, ne peut prétendre actuellement à la nostalgie ; c'est une triste loi de l'esprit, mais ses morts et ses martyrs connaissent l'épreuve de l'oubli. Que les anciens acteurs de ces drames s'adonnent à la rédaction manuscrite de leurs mémoires et laissent les années apporter leur tribut à la légende. Le temps seul situera les personnages, établira les structures de romans véritables. Il est possible que le roman de demain s'oppose à la Résistance, et que des lugubres histoires enfermées dans le silence et les rancœurs que nul n'a cherché à apaiser, surgisse une littérature d'âpres griefs. Il restera à la Résistance le roman d'après-demain. La seule chose que nous puissions désirer, c'est que des uns et des autres la littérature française tire des triomphes durables.
J.-B. MORVAN.
111:84
### Notules
**Revue thomiste. **-- Dans le numéro de janvier-mars 1964, le P. Jean-Pierre Torreil, o.p. inaugure une intéressante chronique de « théologie fondamentale ».
J. Onimus, dans le même numéro, recense « L'Homme contre lui-même » de Marcel De Corte avec une réelle amitié d'esprit, tout en assurant que Marcel De Corte « est un frappant exemple de ce que deviennent le péguysme, l'aristotélisme (...) lorsqu'ils sont vus avec les partis pris d'un homme de droite ». A supposer que cela soit exact, on se demandera tout de même s'il ne serait pas plus urgent et opportun, aujourd'hui, de mettre explicitement en cause les partis pris des hommes de gauche. Nous avouons aimer mieux ceux qui s'en prennent courageusement aux partis pris tyranniques du conformisme installé.
On connaît le goût de J. Onimus Pour Teilhard (voir son livre : « Teilhard ou la foi au monde », et l'article de Louis Salleron sur ce livre, dans notre numéro 73). Goût qui l'amène à écrire : « Comment l'auteur (Marcel De Corte) n'a-t-il pas vu que le teilhardisme tend à sacraliser la nature et travaille dans le sens de cet aristotélisme qui lui est cher ? »
Grâce à J. Onimus, on aura pu lire à l'endroit où on l'aurait le moins attendu, c'est-à-dire dans la « Revue thomiste », que le teilhardisme « travaille dans le sens de l'aristotélisme ».
\*
**Avis au Saint-Office :** *dorénavant, ce n'est plus permis*. Bizarre recension du livre du P. de Lubac sur Teilhard, par le P. Coutagne, o.p., dans la « Revue des sciences Philosophiques et théologiques » du Saulchoir (numéro de janvier 1964, paru en avril, pages 166-167).
Recension pleine de finesse et d'intelligence, certes, qui note que l'ouvrage du P. de Lubac est « bel et bien une apologie », « discrète et subtile », « mais non parfois sans artifice », et qui donc « ne paraît pas parfaitement convaincante ».
Et le P. Coutagne continue, sur cette « apologie » :
« Parée de tous les attributs de l'objectivité, elle pourra donner le change sans doute à beaucoup ; mais, en voulant peut-être trop prouver, elle laissera malgré tout sceptique le lecteur averti, non quant à l'orthodoxie foncière de Teilhard (qu'il n'est plus permis dorénavant de mettre en cause), mais quant à la valeur théologique de la synthèse opérée. »
Cette incidente, doublée d'une parenthèse, sur *l'orthodoxie foncière de Teilhard, qu'il n'est plus permis dorénavant de mettre en cause* est passablement obscure.
Une question aussi importante -- la plus importante -- aurait mérité mieux qu'une incidente, surtout si l'on avance une affirmation aussi étrange.
Plus permis ? plus permis par qui ? à qui ? pourquoi ?
112:84
Dorénavant ? A partir de quand ? après le livre du P. de Lubac ? ou à partir du « *Monitum* » du Saint-Office ?
Après le livre du P. de Lubac, il y a eu le « Monitum » du Saint-Office déclarant que les œuvres de Teilhard fourmillent d'erreurs graves, contraires à la doctrine catholique. Que peut donc être une « orthodoxie foncière » qui fourmille ainsi ?
A moins de tenir pour rien le « Monitum » du Saint-Office, il apparaît au contraire que la question qui est dorénavant posée, c'est celle du degré d'orthodoxie ou d'hétérodoxie des œuvres de Teilhard ; c'est avant tout cette question-là que les théologiens devraient étudier et éclairer.
Mais à quel titre et pourquoi un théologien peut-il interdire, ou déclarer interdit, de mettre dorénavant en cause l'orthodoxie de Teilhard ?
Et quelle interprétation du « Monitum » implique une telle attitude ?
Interdit ? Dorénavant interdit ?
Le P. Coutagne ne *permet plus* ?
Ce doit être un lapsus, ou une faute d'impression.
Le P. Coutagne a certainement dû écrire, au contraire, quelque chose comme :
« ...l'orthodoxie foncière de Teilhard, qu'il n'est dorénavant plus permis, après le « Monitum. », d'affirmer absolument... »
**Autre avis au Saint-Office :** *voici notre charte.* -- Le P. Peuchmaure, o.p. à la dernière page de « Témoignage chrétien » du 2 avril, parle du P. Chenu et de son livre : « Une école de théologie : Le Saulchoir » -- Ce livre, écrit le P. Peuchmaure, « *demeure pour notre génération une charte *».
Fort bien. Mais ce livre a été mis à l'Index par décret du Saint-Office qui date du 4 février 1942.
Le même P. Peuchmaure, dans le même article, nous apprend que la liste des œuvres du P. Chenu comporte 294 titres.
Sur 294 titres, en avoir un à l'Index, ça peut arriver.
Mais sur ces 294, pourquoi avoir pris pour « charte » précisément le seul qui soit à l'Index plutôt que les 293 autres ?
Et pourquoi recommander aussi aux laïcs précisément celui-là ?
Cela ressemble à une provocation délibérée, ou à un défi.
\*
**Une omission de la « Documentation catholique ».** -- Le travail d'information accompli par la « Documentation catholique » est tout à fait estimable. C'est pourquoi l'omission qui s'est produite dans le numéro du 5 avril est étrange. On y publie (col. 461 et 462) la lettre adressée par Giorgio La Pira, maire de Florence, à Krouchtchev pour lui demander de faire cesser en U.R.S.S. la persécution religieuse.
Mais ce « noble appel » a été commenté -- et c'était un commentaire critique -- par « L'Osservatore romano » en date du 41 mars. (Voir à ce sujet « Itinéraires », numéro 83, pages 136 et 137.)
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L'article de « L'Osservatore romano » était un élément d'information au moins aussi important que la lettre de La Pira. On y exposait en substance pourquoi le « noble appel » est doublement chimérique : parce qu'il a peu de chances d'être entendu en ce moment ; et parce qu'il est « insuffisant » ajoutait « L'Osservatore romano » ; même si la persécution religieuse ouverte et avouée cessait en U.R.S.S., le communisme resterait radicalement inconciliable avec le catholicisme, et tout dialogue impossible.
Il est vraiment dommage que la « Documentation catholique » n'ait pas cru devoir reproduire l'article en même temps que la lettre. Cela ressemble à une prise de position implicite pour la lettre et contre l'article de « L'Osservatore romano ». Et en tout cas, c'est une défaillance notable dans l'information objective.
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**« Témoignage chrétien » reprend à son compte une formule de « la Cité catholique » qui avait été condamnée par le P. de Soras.** L'hebdomadaire « Témoignage chrétien » (numéro du 12 mars, Page 20) se définit modestement, sous la plume de son directeur, comme « un courant dans l'Église ». Modestement, oui : car il pourrait en dire beaucoup plus. Il pourrait dire sans mentir qu'il est le courant choisi, cautionné, favorisé, et seul favorisé de cette manière, par les dirigeants de toutes les branches de l'Action catholique française (voir le numéro 1.000 de « Témoignage chrétien », commenté dans « Itinéraires », numéro 77 de novembre 1963. pp. 139 et suiv.).
Mais le directeur de « Témoignage chrétien » ajoute que son journal « *entend situer son action à la charnière du spirituel et du temporel *».
On a déjà entendu cela.
C'était une formule de « La Cité catholique », quand elle existait encore en tant que telle.
Or cette formule, cette image de « la charnière » a été censurée par le P. de Soras dans son livre contre « La Cité catholique », pages 52 et 53.
Le P. de Soras écrivait :
« Je songe en particulier à l'image de « charnière » que (« La Cité catholique ») emploie et ressasse avec complaisance (...) Cette image paraît totalement inadéquate pour signaler le genre de liens qui rattachent à la doctrine ses projections sociologiques normales. Car l'image de charnière évoque fatalement l'idée d'une jointure qui n'ouvre qu'une porte, etc., etc. »
Alors, nous attendons.
Nous attendons que le P. de Soras fasse à la « charnière » de « Témoignage chrétien » ce qu'il a fait à celle de « La Cité catholique ».
Et nous attendons que tous ceux qui ont applaudi et suivi le P. de Soras contre la « charnière » de « La Cité catholique » s'en prennent pareillement, aujourd'hui, à celle de « Témoignage chrétien » et censurent à nouveau cette « *image totalement inadéquate pour signaler le genre de liens qui rattachent à la doctrine ses projections sociologiques normales *».
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Nous l'attendons comme la preuve de... leur cohérence intellectuelle et de leur sérieux doctrinal.
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**Démesure liturgique. --** Des « Nouvelles de Chrétienté » du 5 mars :
« Nous savons que beaucoup se demandent sans enthousiasme où ils sont entraînés malgré eux. Ils sont inquiets... Déjà, le grégorien et le latin paraissent condamnés... Tout le monde va-t-il être soumis à la liturgie du Kremlin-Bicêtre... Voyons, vous êtes tous des ignorants ; vous ne savez pas lire ; vous ne connaissez pas même le sens du Pater, du Dominus vobiscum du Gloria in excelsis ou du Credo. Du direct, on va vous en donner plein les oreilles ; on va vous indiquer tout ce que vous aurez à penser, pour être bien certain que vous pensez et priez ensemble (...).
« La liturgie qui vous tient à cœur, il faut apprendre à vous en détacher C'est un évêque, au Concile, qui n'a pas hésité à la qualifier de « scandale »... Rome, par ses exigences surannées, a coupé le peuple des sources vives ! etc.
« Cette chanson commence à énerver pas mal de gens. Nous comprenons fort bien le souci pastoral « une adaptation, mais il y a tout de même pas mal de chrétiens qui sont adaptés à la liturgie et pour qui tout cela est un non-sens, un grossissement arbitraire. La Presse catholique officielle peut les ignorer, ils ne sont pas moins le grand nombre. Et ce n'est pas manquer à l'esprit de la Constitution liturgique que de recueillir ici et là certaines réactions qui, après tout, viennent de chrétiens pratiquants ayant voix, au chapitre... »
Si l'on s'en tenait à la Constitution liturgique, et s'il se pouvait que « le Pape prenne en main l'application de la Constitution », comme le souhaitent les « Nouvelles de Chrétienté », on éviterait le mouvement agressif et destructeur qui veut tout jeter par-dessus bord.
Il y faudrait aussi un raisonnable apaisement, comme le remarquent les « Nouvelles de Chrétienté » :
« Tant que subsisteront les fausses oppositions qu'à propos du Concile la presse de gauche a si constamment entretenues que la presse de droite a fini par y croire, tant que continueront les entorses de plus en plus nombreuses aux règles liturgiques, tant que l'on soufflera partout cette mentalité que tout va changer, que rien ne résistera à la poussée des innovations, tant que l'opinion n'aura pas repris son calme et que l'on n'aura pas restauré la confiance, rien de vraiment bon ne pourra être fait pour l'application de la Constitution liturgique il y a le plus grand intérêt à attendre l'apaisement. »
Mais c'est cet apaisement, et ce calme, et cette restauration de la confiance que les frénétiques s'efforcent d'empêcher. Pour « préparer » la troisième session du Concile, ils lancent des attaques publiques de plus en plus violentes contre le Saint-Siège. Il y a, à l'intérieur du catholicisme, une action occulte et une action publique contre l'unité catholique.
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**Croisière et pèlerinage en Grèce insulaire. --** Le « Mouvement pour l'Unité » organise cet été, du 10 au 25 août, un pèlerinage en Grèce, notamment à Éphèse et Patmos, avec croisière dans les Cyclades, les Sporades, le Dodécanèse, Rhodes et la Crète. Le 15 août à Tinos pour la plus grande fête mariale orthodoxe. Tous renseignements au « Mouvement pour l'Unité », 1, place Saint-Sulpice, Paris VI^e^.
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**Numéro spécial de « L'Homme nouveau » sur Pie XII. --** « L'Homme nouveau » a entièrement consacré son numéro 372 du 19 avril à la personne de Pie XII, -- prenant occasion des accusations immondes lancées dans « Le vicaire » ou à propos de cette pièce.
L'abbé André Richard, directeur de « L'Homme nouveau », dans une intention réparatrice et de défense de la vérité, lance un appel pour « distribuer largement ce numéro exceptionnel » notamment « aux personnes qui auraient été troublées par « Le vicaire ».
On peut se procurer ce numéro à « L'Homme nouveau », 1, place Saint-Sulpice, Paris VI^e^, au prix de 0,75 franc l'exemplaire.
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**Rectification de tir. --** On connaît les venimeuses attaques lancées par « Témoignage chrétien » contre la personne du Pape Paul VI. Nous les avons relevées dans notre numéro 82, pages 122-123, et dans notre numéro 83, pages 145-153. L'émotion provoquée par ces attaques a, dit-on selon la formule consacrée, été intense dans les milieux touchant de près à l'épiscopat.
Le 23 avril, « Témoignage chrétien » a rectifié son tir, fait machine arrière et subitement découvert « plusieurs prises de position publiques de Paul VI » :
« Sur deux problèmes que nous considérons comme très importants, le Pape a parlé. L'un concerne une des questions à l'ordre du jour, l'autre l'avenir du Concile. Dans les deux cas les déclarations de Paul VI nous remplissent de joie.
La liberté religieuse avait donné lieu à un débat intéressant au cours de la seconde session mais les conclusions de celui-ci avaient été étouffées. Et nous avions exprimé la crainte qu'on ne parle plus de la liberté religieuse, cette question qui est une des conditions essentielles à l'existence d'un climat œcuménique et qui retient l'attention de tous les laïcs. Paul VI a parlé : « C'est, a-t-il dit une question dont l'importance et l'ampleur sont telles que le Concile en a été saisi. On peut légitimement attendre sur ce point la promulgation d'un texte qui sera de grande portée, non seulement pour l'Église, mais pour tous ceux -- et ils sont innombrables -- qui se sentiront concernés par une déclaration autorisée en cette matière. »
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Et puis il y avait l'avenir du Concile (...). Nous avions exprimé nos appréhensions (...) -- Paul VI a parlé avec sagesse et notre joie est grande. Devant les évêques italiens il a déclaré que le Concile était « un grand événement » et qu'il entendait laisser aux Pères une « libre et ample possibilité d'enquête, de discussion et d'expression ». Quant à la fin de Vatican II, le Pape s'est refusé « à préjuger de la durée du Concile sur laquelle il n'est pas possible en ce moment de faire des prévisions** »**.
On ne saurait mieux affirmer dans les faits en quelle éminente estime on tient le Concile. Paul VI continue dans la ligne de Jean XXIIII. »
Si le Pape Paul VI ramène à ses vues même « Témoignage chrétien », cela aussi sera un grand événement. Surtout si ce n'est pas un ralliement limité, restrictif et sélectif...
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## DOCUMENTS
### Les chinoiseries des « Études »
Pour l'information de nos lecteurs, et éventuellement pour leur édification, nous publions ci-après quelques textes relatifs à la manière dont les « Études » (« revue mensuelle fondée en 1856 par des Pères de la Compagnie de Jésus ») ont mis en cause la personne et la pensée de notre ami Louis Salleron, à propos de sa traduction française du livre de l'évêque anglican Robinson : « Dieu sans Dieu » (*Honest to God*).
D'un article du P. Rouquette
Dans les « Études » de mars 1964, le P. Rouquette a consacré au livre du Dr Robinson un article d'une douzaine de pages, où il écrit notamment :
...Voici qu'un catholique français, qui ne cache pas ses opinions intégristes extrêmes, vient de traduire le livre et de le publier sous le titre de *Dieu sans Dieu* dans une collection appelée *Itinéraires* qui n'est pas, comme on pourrait le croire, consacrée au tourisme, mais qui s'apparente étroitement à une revue du même nom qui, paraît-il, relève de l'extrême-droite. Le livre de Robinson est présenté par son traducteur intégriste comme un exemple d'*aggiornamento* moderniste. Passons sur le manque d'élégance qu'il y a à jeter ainsi un soupçon de modernisme sur ce terme cher à Jean XXIII et à Paul VI. Passons aussi sur le rapprochement insinué par le traducteur dans sa préface, entre Robinson et Teilhard, que vraiment rien ne justifie. Pas un mot sur Teilhard dans le livre de l'évêque de Woolwich. Mais l'on se demande par quelle aberration un catholique, et qui se veut intégriste, diffuse un ouvrage qu'il juge profondément hérétique : c'est, nous dit-on, pour faire voir jusqu'où peut aller le modernisme ; avec la même apologétique de l'ilote ivre, le *Pèlerin* pourrait publier le marquis de Sade en feuilleton, pour bien faire voir l'horreur de la littérature pornographique.
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Mais dans cette histoire aberrante, le piquant c'est que la plupart des critiques catholiques qui ont rendu compte du livre de Robinson n'y décèlent rien de révolutionnaire et prétendent y retrouver des positions très traditionnelles, simplement présentées abusivement comme neuves et novatrices.
Et, plus loin, le P. Rouquette affirme :
...La simple honnêteté demande qu'on comprenne *Honest to God* en fonction de ses *retractationes* (j'emploie le mot au sens latin et augustinien, disons « mises au point »). Robinson déclare nettement tenir la foi intégrale du Credo, croire en un Dieu personnel et créateur et en la divinité du Christ. Si, comme je l'espère, le traducteur français a lu ces *retractationes*, c'est une trahison que de traduire *Honest to God,* comme il le fait, par *Dieu sans Dieu.* La traduction allemande est plus « honnête » : *Gott ist anders*.
La lettre de Louis Salleron
Louis Salleron a écrit au directeur des « Études » la lettre suivante :
Monsieur le Directeur,
Votre revue publie, dans son numéro de mars, sous la signature de Robert Rouquette, un article intitulé *Tempête dans l'Église d'Angleterre*, où je suis mis en cause d'une manière qui appelle de ma part protestation et rectification sur deux points.
Certes votre collaborateur ne me nomme pas, mais il me désigne nettement, puisque je suis le traducteur d'*Honest to God* et que c'est à ce traducteur qu'il s'en prend.
1° Votre collaborateur écrit (pp. 403-404) : « ...Voici qu'un catholique français, *qui ne cache pas ses opinions intégristes extrêmes*... », « le livre de Robinson est présenté par son *traducteur intégriste*... », « l'on se demande par quelle aberration un catholique, *et qui se veut intégriste*... »
L'épithète « intégriste » a mille sens divers. Je ne sais celui auquel s'attache votre collaborateur. Mais je constate qu'elle exprime une intention offensante. On en peut douter moins encore si l'on se souvient que votre collaborateur considère l'étiquette d'intégrisme comme une « étiquette injurieuse » (cf. *Études* d'octobre 1961, p. 102).
Il est louable d'accepter les injures par charité. Il est admissible de les accepter par indifférence. Mais on doit rectifier les erreurs.
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Quand votre collaborateur dit que le « catholique français » que je suis « ne cache pas ses opinions intégristes extrêmes » et qu'il « se veut intégriste », il dit des choses totalement fausses. Je ne cache ni ne manifeste des opinions qui ne sont pas les miennes, et je ne me veux pas intégriste. Sur quoi peut-il fonder ces déclarations étranges ?
2° Votre collaborateur écrit (p. 405) : « Si, comme je l'espère, le traducteur français a lu ces *retractationes*, c'est une trahison que de traduire *Honest to God* par *Dieu sans Dieu* »*.* En réalité, le titre anglais est intraduisible, parce qu'il constitue une sorte de jeu de mots. Si « Honest to God » veut dire, littéralement, « honnête envers Dieu », c'est aussi une expression usuelle qui signifie quelque chose comme « Parole d'honneur ! » ou « Je vous jure ».
La traduction allemande, *Gott ist anders,* qu'il m'oppose comme plus « honnête », est, de même que la mienne -- et sans doute pour la même raison -- une transposition et non une traduction.
En ce qui concerne le titre français auquel je me suis arrêté, *Dieu sans Dieu*, il répond bien au contenu du livre. L'éditeur anglais, consulté par scrupule, y a donné son plein accord. Sous le titre français figure d'ailleurs, en caractères importants, le titre anglais.
Je vous prie, etc.
Louis SALLERON.
Le mot du directeur
Cette lettre de Louis Salleron a été insérée dans les « Études » d'avril.
Le directeur des « Études », le P. Maurice Giuliani, la fit suivre des lignes que voici :
M. Salleron ne se veut pas intégriste : nous en prenons acte volontiers. Nous notons d'autre part les précisions qu'il donne à propos du titre de l'ouvrage du Dr Robinson, bien qu'elles ne nous semblent pas répondre à toutes les objections que soulève le titre français. Mais M. Salleron ne dit rien de la question essentielle posée par le Père Rouquette : quel but vise le catholique qui diffuse un livre dont la doctrine lui semble hérétique et nuisible ?
Tout au contraire de ce qu'affirme la dernière phrase du P. Maurice Giuliani, il apparaît clairement :
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1. -- Que le P. Rouquette n'avait nullement posé à Salleron de question, essentielle ou subsidiaire, sur le but de la traduction française. Le P. Rouquette ne prétendait aucunement que ce « but » était un mystère un secret ou une inconnue ; il en faisait état, et en donnait une représentation caricaturale.
2. -- Que Louis Salleron loin de ne « rien dire » du but poursuivi, l'a énoncé très précisément dans l' « Avertissement du traducteur au lecteur catholique » qui figure en tête du volume.
L'avertissement de Louis Salleron
Voici d'ailleurs les principaux passages, concernant le « but » visé, de l' « Avertissement » de Louis Salleron :
La publication, dans cette Collection, d'un livre dont l'auteur est un évêque anglican et dont les thèses sont aussi éloignées que possible du catholicisme, demande une explication.
Cette explication, la voici -- en deux points :
I. -- Publié en mars 1963, *Dieu sans Dieu* (Honest to God) a connu aussitôt un succès prodigieux ; et ce succès ne s'est pas démenti. En quelques mois, l'ouvrage est devenu un « best seller ». La vente atteignait ou dépassait 350.000 exemplaires à l'automne. Des traductions dans des langues diverses le répandaient dans de nombreux pays.
Il ne s'agit pas d'un livre à scandale -- quoiqu'il ait fait scandale. Si son auteur. John A.-T. Robinson, évêque (anglican) de Woolwich, était jusqu'au printemps dernier peu connu du grand public, il était par contre fort connu des milieux spécialisés dans l'étude de l'Écriture sainte. Ses ouvrages précédents -- *Twelve New Testament Studies, Jesus and His Coming, The Body, In the end God...* -- lui avaient fait un nom, hautement estimé, parmi les exégètes.
*Dieu sans Dieu* entend être une présentation du message évangélique à l'usage de l'homme « adulte » du XX^e^ siècle. Il répond ainsi directement à l'une des préoccupations actuelles du catholicisme. Répandu dans tout le monde anglo-saxon, chez les protestants de diverses nations, et dans d'autres milieux encore, il ne peut être ignoré des catholiques français.
C'est donc d'abord au titre de l'*information* que nous le traduisons et le publions.
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Le débat de l'*aggiornamento* est aujourd'hui sur la place publique. La théologie est dans les journaux. Il serait enfantin d'essayer de dissimuler aux catholiques français un document qui, à l'extérieur de nos frontières, a, par la presse, la radio et la télévision, remué des millions d'esprits et qui, par une voie ou une autre, serait, de toute façon, venu à leur connaissance.
2. -- Il y a plus. La publication de *Dieu sans Dieu* ne nous paraît pas seulement légitime ; nous la croyons nécessaire et bénéfique.
Le modernisme n'a jamais été aussi virulent que de nos jours. Mais, chez nous, il demeure relativement prudent dans l'expression. Timidité personnelle, crainte de choquer le lecteur, peur du Saint-Office, le modernisme catholique s'avance toujours plus ou moins camouflé. *Larvatus prodeo.* Parce qu'il est anglican, le Dr Robinson avance à visage découvert. Ce n'est pas qu'il ne prenne, lui aussi, des précautions. Mais elles apparaissent dérisoires à côté de celles dont doit user un moderniste catholique.
Lisant ce livre, le catholique français que séduit le modernisme en trouvera ici l'image la plus intelligente et la plus « honnête » que nous connaissions. Nous lui poserons alors la question : Vous sentez-vous chrétien de cette manière ? Ce relativisme existentialiste et freudien est-il le vôtre ? Dans la négative, comprenez-vous maintenant où risquent de vous entraîner les engrenages dans lesquels vous mettez si volontiers les doigts ?
......
Pour « fonder », si l'on ose dire, son christianisme de l'homme « adulte », le Dr Robinson s'attaque au Dieu transcendant et à l'Homme-Dieu. En prétendant, d'ailleurs, les conserver. Mais peut-il être dupe de lui-même ? Sa « transcendance » est immanence pure. Et, dépouillée de sa valeur ontologique, la « Définition de Chalcédoine » s'évapore entre ses doigts, avec l'*homoousios.*
Ceci nous est une très précieuse leçon. L'abandon de la Transcendance divine et de l'Incarnation, c'est le modernisme éternel. Le modernisme, d'abord, qu'on pourrait appeler « traditionnel » celui qu'a condamné Pie X et qui repousse dru aujourd'hui. Le modernisme, ensuite, qui, au gré des circonstances, se pare de couleurs variées. Nous pensons à Teilhard de Chardin. Paix à ses cendres ! Si l'éclat de sa poésie cosmique a vraiment, comme on nous l'assure, une valeur apologétique pour beaucoup de bons esprits, nous nous en réjouissons sans réserve. Mais comment ne pas voir que si, chez lui, la Transcendance divine et l'Incarnation peuvent être sauvées, ce n'est que par le peu d'attention qu'il y accorde, la logique de son système les évacuant presque totalement ?
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Tous les chrétiens d'aujourd'hui sont avides de remonter à la source de leur croyance. Nous autres, catholiques, saluons comme un signe de pure volonté évangélique le fait que le Pape actuel et son prédécesseur aient tenu à demander leur nom aux apôtres Paul et Jean. Mais nous savons, comme eux, que si le « ressourcement » est une excellente chose, il ne saurait signifier l'abandon des terres que la source a irriguées, des moissons qu'elle a fait lever. Dès saint Jean et saint Paul, précisément, nous voyons naître l'Église. Le retour aux sources impliquerait-il, par hasard, la suppression de l'Église et de ses deux mille ans d'existence ?
Nous parlons en laïcs. Nous ne sommes pas des théologiens. Mais si l'Église est, comme dit superbement Bossuet « Jésus-Christ répandu et communiqué », comment veut-on que cette expansion et cette communication se fassent sans une « incarnation » permanente, c'est-à-dire sans un magistère, sans des structures, sans des normes et des définitions ? Croire que le christianisme puisse se réduire à l' « amour inconditionnel », c'est faire fi de la foi, c'est faire fi de la raison, c'est faire fi de l'expérience universelle et de l'histoire.
Sur les mêmes sujets, on se reportera aux deux articles de Louis Salleron récemment parus dans « Itinéraires » :
-- « De l'arianisme à Teilhard et à John A.-T. Robinson : Pour la seconde fois, le monde va-t-il se réveiller arien ? » (numéro 80 de février 1964).
-- « Les deux œcuménismes » (numéro 83 de mai 1964).
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#### Le syndicalisme de « contestation »
Claude Harmel a publié dans le numéro de mars des « Études sociales et syndicales » l'article que voici :
Il ne serait pas sans intérêt de chercher d'où est venu dans le mouvement syndical et comment s'y est répandu ce mot de « contestation » qui semble y avoir obtenu définitivement droit de cité depuis qu'à son dernier congrès, la C.G.T.-F.O. a paru l'adopter. On verrait ainsi comment pénètrent les idées dans les syndicats, milieux plus conservateurs qu'on ne le croit généralement en matière d'idéologie, comment elles y cheminent, véhiculées souvent par des mots ou des formules dont le sens, la portée, n'ont pas été saisis tout de suite, mais qui, peu à peu, imprègnent les esprits, orientent les actions.
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On verrait ainsi également de quels lieux, de quels milieux, de quels hommes, de quel genre d'hommes viennent aujourd'hui aux syndicats les idées et les mots qu'ils ne doivent pas à eux-mêmes, ou, si l'on veut, quels sont aujourd'hui les hommes (de quel type, obéissant à quels mobiles et issus de quels milieux) qui songent à jouer, directement ou non, auprès des syndicaux, le rôle d'inspirateurs, de conseillers en idéologie...
En l'occurrence, il semble bien que ce soit à la presse dite progressiste que Bothereau et ses amis ont emprunté le mot « *contestation* »*.* Quant aux journaux et journalistes en question, ils l'avaient reçu des syndicalistes chrétiens, plus particulièrement me semble-t-il (mais il faudrait vérifier cette impression) de l'aile gauche de la C.F.T.C.
Laissons ce qui ne serait qu'hypothèse. C'est le sens actuel du terme, c'est l'idéologie dont il est en ce moment le véhicule dans les syndicats, qui nous importent ici.
Manifestement, « *contestation* » prend la place du mot « revendication » qui s'était usé à la longue (les mots s'usent, c'est bien connu), qui d'ailleurs avait fait plus que s'user, qui avait pris, ou qui tendait à prendre, un sens péjoratif. La revendication apparaît depuis longtemps à beaucoup de syndicaux comme une définition insuffisante, trop restrictive, de l'action syndicale. Un syndicalisme revendicatif est à leurs yeux un syndicalisme incomplet. Ils le veulent « *constructif* », et je crois bien que c'est l'opposition, la confrontation de ces deux mots -- « *constructif* »*,* « *revendicatif* » -- qui a affaibli le second et qui, sans le faire tomber en désuétude (il s'en faut de beaucoup), a préparé les esprits à lui préférer un substitut.
Si cette remarque est fondée, comme je le crois, on se trouve en face d'un phénomène paradoxal. Le mot « revendication » aurait été repoussé, partiellement au moins, parce qu'il ne « faisait pas assez constructif »... et on lui a substitué un mot qui fait moins constructif encore !
Revendiquer, c'est réclamer son dû. C'est donc, quoi qu'on puisse en penser, une action positive. Elle est positive également en ce sens qu'elle amène (que ce soit ou non de bon gré, la chose ici importe peu) celui qui défient le pouvoir -- employeur, État ou parlement -- à exercer ce pouvoir pour donner aux salariés ce à quoi ils ont droit, -- ce à quoi ils estiment avoir droit.
La revendication est négative (ou, si l'on veut, destructive) dans la mesure où ceux qui revendiquent ne veulent pas se soucier de la façon dont ceux qui exercent le pouvoir pourront satisfaire aux demandes qui leur sont présentées.
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Cela ne veut pas dire forcément que la revendication est mal fondée : elle est fondée sur des préoccupations personnelles, qui, sans être étrangères à l'employeur, ne sont pas les seules à entrer en ligne de compte pour lui, ni même les premières.
Il est parfaitement légitime que les salariés aspirent à gagner plus, mais il est également légitime que l'employeur se soucie de la survie de son entreprise et qu'il ne veuille pas accorder de hausses de salaires qui la mettraient en péril.
Que de fois n'a-t-on pas entendu, soit des anarcho-syndicalistes, soit des syndicalistes-communistes, repousser cet argument en disant : « Qu'ils se débrouillent ! Ce n'est pas notre affaire. C'est lui le patron. Nous, on veut tant, et en le lui imposera si l'on peut... » Ceux qui parlaient ainsi en sachant ce qu'ils disaient, où cela conduisait, imaginaient qu'en agissant de la sorte les syndicats précipiteraient la ruine du patronat. Leur attitude impliquait néanmoins (et c'est bien ce que pensaient obscurément ceux qui les suivaient) que l'action créatrice, la responsabilité de la marche de l'entreprise, et plus généralement la responsabilité de la production et de l'économie nationale étaient du ressort des employeurs, qu'elles leur incombaient. Implicitement, on reconnaissait leur pouvoir, sa légitimité (les révolutionnaires cherchant à les mettre dans l'incapacité d'exercer ce pouvoir, afin qu'ils passent la main).
Les syndicaux de la tendance que l'on disait jadis « *réformiste* », puis qu'on a dit «* constructive *» se préoccupaient eux, de la façon dont les revendications pouvaient être satisfaites. Ils s'en préoccupaient par souci du possible, par désir de ne pas précipiter les entreprises à la ruine, ou, plus simplement de ne pas les mettre dans des situations difficiles dont les travailleurs risquaient de pâtir. Cette même attitude, ils l'observaient au niveau de l'économie nationale, car ils se préoccupaient de ne pas déclencher des processus inflationnistes susceptibles d'anéantir la hausse des salaires par la hausse des prix et la dépréciation de la monnaie.
De cette façon, les syndicaux assumaient déjà, en quelque sorte, une responsabilité dans l'économie, mais ce n'était pas la seule façon car, soucieux de proportionner leurs revendications aux possibilités des entreprises et de l'économie nationale, ils demandaient en contre-partie que les responsables cherchent sérieusement à développer les possibilités de leurs entreprises et de l'économie nationale en vue de satisfaire plus complètement les revendications ouvrières. Ils allaient plus loin, et préconisaient une politique économique qui, à leurs yeux, aurait permis de donner aux travailleurs plus de bien-être et plus de libertés.
Ainsi, la revendication les conduisait, peu à peu, à réclamer des responsabilités, une part du pouvoir. Le syndicalisme « revendicatif » débouchait dans le syndicalisme « constructif ».
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Le syndicalisme de « contestation » veut faire rebrousser chemin aux syndicats et les ramener à une conception purement négative de leur action.
« Contester », c'est -- nous dit Littré -- ne pas reconnaître à quelqu'un le droit ou la prétention à quelque chose. C'est, selon Darmesteter, mettre en discussion ce que quelqu'un revendique ou ce qu'il affirme. C'est, dans le cas qui nous occupe, contester soit les décisions de l'employeur, soit son droit à prendre des décisions. Dans un cas comme dans l'autre, les syndicats seraient ceux qui ne reconnaissent pas, ceux qui disent non, ceux qui refusent, ceux du moins qui ne prennent aucune responsabilité dans ce qui est décidé, ceux qui ne s'engagent en aucune façon.
La contestation, c'est la négation pure.
A quoi conduit pareille attitude ?
On retrouve ici, mais sous des formes plus accentuées, ce que les anarcho-syndicalistes et les « syndicalo-communistes » attendaient de la revendication qu'on pourrait dire immodérée et ce qu'impliquait leur action.
Ou bien, à force de contestation, de refus de reconnaître le bien-fondé de ce qui est fait ou proposé, on conduit, peu à peu, le système à sa ruine morale puis matérielle, on prépare une situation révolutionnaire avec, dans la meilleure des hypothèses, la constitution d'un pouvoir syndical qui se substituera aux anciens pouvoirs, mais qui sera exercé par des hommes -- les syndicalistes -- qui, devant passer brusquement d'une attitude de contestation à une attitude d'autorité, seront conduits à user de contrainte, à exercer une véritable dictature, d'autant plus mal accueillie que leurs troupes auront été habituées de leur part à d'autres propos. La contestation risque d'être ainsi le point de départ d'un processus analogue à celui qui a provoqué en U.R.S.S. la transformation de la « dictature du prolétariat » en dictature sur le prolétariat.
Ou bien, le syndicalisme de contestation refuse cette perspective révolutionnaire, il refuse d'assumer le pouvoir à son tour, soit pour ne pas sombrer dans la dictature, soit parce que « *le pouvoir est toujours mauvais* » ; il est « contestataire » pour l'éternité.
Mais alors, si l'on veut que les entreprises tournent, que l'économie soit prospère, la production abondante, que la société tienne debout, il faut que ceux qui assument la responsabilité de tout cela conservent leurs pouvoirs, et, comme ces pouvoirs sont contestés, battus en brèche, mis en cause par l'action syndicale, il est inévitable que ceux qui les détiennent cherchent à les renforcer, à les durcir. Cette réaction est naturelle, et elle est indispensable ; sans elle, tout s'effondrerait et l'on sombrerait dans l'anarchie. Par ce chemin-là aussi, la contestation conduit au renforcement des pouvoirs contestés...
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Cela dit, on comprend mieux la contradiction qui apparaît dans le programme des syndicalistes chrétiens qui ont les premiers parlé de contestation, et qui sont en même temps, en matière économique, les plus dirigistes de tous. Leur contestation vise en premier lieu le pouvoir patronal et les décisions des employeurs, ce qui les conduit à préconiser plus ou moins clairement un renforcement des pouvoirs de l'État. Mais est-ce bien cela qu'ils veulent ? Et ne se rendent-ils pas compte par moments qu'ils n'échappent à Charybde que pour tomber en Sylla ?
Sans doute se disent-ils que, plus tard, le patronat ayant été « contesté » jusqu'à l'anéantissement, ils accentueront leur « contestation » des pouvoirs de l'État, des structures économiques d'État dont ils auront provoqué le surgissement et le développement par leur contestation antérieure... Cela ne relève pas d'une vue bien large, ni d'une conception bien profonde de la vie des sociétés et du gouvernement des hommes.
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C'est au contraire l'accroissement des pouvoirs de l'État en matière économique qui, me semble-t-il, a conduit d'autres syndicaux -- notamment ceux de la C.G.T.-F.O. -- à adopter à leur tour le mot et l'idée de « contestation ». La peur de voir les syndicalistes intégrés dans l'appareil de l'État, d'avoir à assumer des responsabilités directes dans l'élaboration et l'application du plan est chez eux si vive qu'elle en a conduit certains à remettre en cause la traditionnelle « politique de la présence ». A leurs yeux, le danger d'intégration que comporte désormais la présence des représentants des syndicats dans les organes où se détermine la politique économique et sociale dépassent tant les quelques avantages qu'on peut retirer de cette présence que les syndicats ne perdent vraiment rien, sauf les chaînes dont ils sont menacés, en adoptant une attitude de refus pur et simple, de « contestation ».
Cette réaction quasi instinctive, pour explicable qu'elle soit en son origine, ne saurait suffire à la définition d'une politique syndicale efficace et juste. Celle-ci se situe à mi-chemin de la « contestation » et de l'intégration ; elle repousse l'une et l'autre, tout en participant de l'une et de l'autre.
Les syndicats gardent leur autonomie et la liberté de leur comportement à l'égard du pouvoir, de tous les pouvoirs auxquels ils ont affaire, depuis la direction de l'entreprise jusqu'au gouvernement, en passant par les organisations patronales. Mais cette autonomie et cette liberté se trouvent limitées volontairement à la fois par les engagements que prennent les syndicats et par une *reconnaissance implicite de la légitimité des pouvoirs avec lesquels ils traitent*.
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Même si ces pouvoirs doivent être considérés comme transitoires, au moins dans leur forme, l'objet de l'action syndicale ne peut pas être leur ruine, elle ne peut pas viser à enrayer leur fonctionnement de manière à paralyser la vie économique et sociale et à précipiter l'explosion révolutionnaire. Elle a, au contraire, besoin pour s'exercer, pour être efficace, sans cesser d'être elle-même, que ces pouvoirs *assument les responsabilités qui sont les leurs. Sinon, ces responsabilités retomberaient sur les syndicats*, dont cette nouvelle charge changerait la nature. D'instrument de la défense des intérêts ouvriers, de pouvoir représentant et protégeant les salariés, les syndicats deviendraient les représentants et les gérants de l'ensemble des intérêts économiques et sociaux ; et ils ne pourraient demeurer fidèles à leur vocation ancienne qu'en trahissant leur vocation nouvelle, -- assumer leurs nouvelles fonctions qu'en négligeant leurs tâches d'autrefois.
Tant qu'on n'aura pas trouvé le moyen de servir l'intérêt général en servant exclusivement les intérêts ouvriers, ou de servir comme ils doivent l'être les intérêts ouvriers en servant l'intérêt général -- (et ce moyen ne sera jamais trouvé, car il n'y aura jamais plus de société simple, ignorant la division en classes, couches ou catégories aux intérêts divergents), les syndicats ne seront que des institutions entre d'autres, des pouvoirs entre d'autres *et qui auront besoin de ces autres institutions, de ces autres pouvoirs, pour mener à bien leurs propres tâches*.
La reconnaissance de ces autres pouvoirs, chacun dans son domaine, tel est le fondement de la politique paritaire ; à côté d'elle, la « contestation » n'est qu'une attitude facile de moraliste ou d' « intellectuel ».
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L'affaire « Pax » en France\
(suite)
Dans notre précédent numéro (n° 83 de mai 1964, pages 159 à 207), nous avons donné à nos lecteurs et analysé les textes essentiels concernant l'affaire « Pax » en France, du mois de janvier au mois d'avril 1964.
Voici maintenant l'article de Georges Hourdin en date du 1^er^ mai, avec les observations qu'il appelle.
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### Georges Hourdin réaffirme les contre-vérités des I.C.I.
De 1^er^ mai 1964, en tête des *Informations catholiques internationales,* un éditorial de Georges Hourdin traite de « L'Église polonaise et l'État communiste ». Il commence par ces mots. « La situation de l'Église polonaise suscite en France beaucoup de remous à l'intérieur desquels on a parfois voulu nous prendre. »
La situation de l'Église polonaise est bien présente aux esprits, mais ce qui a provoqué des « remous », c'est la révélation de l'action de *Pax* en France, et cela, Georges Hourdin ne le dit pas.
Georges Hourdin fait allusion aux protestations des évêques polonais contre l'administration communiste, déclare qu'il faut les croire quand ils parlent et que les faits justifient leur « irrédentisme », ce qui est bizarre ([^5]). Il évoque divers aspects de la persécution religieuse en Pologne et il ajoute :
Ces faits rendent impossible la situation d'un groupe comme « *Pax *» dont il nous est arrivé, autrefois, de parler ici parce qu'il est de notre métier de rendre compte de la situation de l'Église polonaise dans sa totalité, mais dont nous n'avons jamais partagé les illusions et dont nous ne sommes ni de près ni de loin les agents ou les collaborateurs.
Laissons là les questions de personnes. Laissons là aussi les polémiques et voyons les faits. Le groupe « *Pax *» veut rapprocher en Pologne l'Église et le Parti communiste en faisant accepter, d'une part, aux chrétiens les principes du socialisme et, d'autre part, aux communistes l'idée que son système économico-politique peut être vécu suivant des idéologies différentes.
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Ainsi, Georges Hourdin refuse toujours de dire la vérité.
*Pax* n'est pas un groupe qui veut « rapprocher en Pologne l'Église et le Parti communiste » : Pax est un organisme de noyautage, au service de l'appareil communiste, pour domestiquer l'Église. Cela, Georges Hourdin continue à le cacher, les *Informations catholiques internationales* continuent à le dissimuler.
Georges Hourdin et les *Informations catholiques internationales* continuent également à dissimuler que Pax est un organisme communiste TRAVAILLANT EN DIRECTION DE LA FRANCE ET DU CONCILE.
Georges Hourdin cache ce que les communistes veulent cacher : l'appareil de noyautage. Il dit ce que les communistes ne cachent pas : leur opposition idéologique au christianisme. Il poursuit en effet :
Rien ne permet de penser, à l'heure actuelle, que les communistes, pas plus en Pologne qu'ailleurs, soient décidés à renoncer à leur vision totalitaire d'un monde purement humain. Ils acceptent de faire des amabilités aux catholiques au niveau le plus élevé pour obtenir des déclarations susceptibles d'aider à leur politique internationale. Cela ne se traduit au niveau des paroisses par aucune détente intérieure à l'égard du christianisme dont l'asphyxie est impitoyablement poursuivie. Leur politique religieuse rappelle celle de Hitler et les plus mauvaises périodes du fascisme. Toutes les idéologies, en effet, qui veulent donner une explication totale de l'homme ou de la vie en se limitant à l'histoire du monde visible aboutissent fatalement à cette volonté d'utiliser les Églises en poursuivant l'élimination de la foi dans l'âme des citoyens.
Un peu plus loin, dans le dernier alinéa, il est encore question de *Pax :*
...Il est dangereux de nier la conception singulière que les communistes se font de la liberté de conscience. La bataille sera dure qui mènera à la libération des Églises persécutées. Elle ne peut être conduite que par des hommes lucides, indépendants, au passé politique indiscutable. C'est pourquoi d'ailleurs une maison d'édition comme « Pax », dont la vie matérielle dépend du gouvernement communiste, ne peut la conduire à son terme.
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C'est pourquoi aussi, songeant à toutes les bagarres que nous avons déjà menées contre toutes les forces d'oppression, nous sommes, nous avons toujours été aux côtés de la hiérarchie polonaise pour la défense des libertés religieuses.
Ainsi, *Pax* serait simplement un groupe ayant des « illusions » ; un groupe placé dans une « situation impossible », et qui ne peut « conduire à son terme » la libération des Églises persécutées : si le défaut de *Pax* est de ne pouvoir CONDUIRE A SON TERME une telle libération, cela veut dire qu'il l'a au moins désirée, qu'il l'a entreprise, qu'elle est son but.
Et c'est seulement « la vie matérielle » de *Pax* -- et pas même du groupe *Pax*, mais seulement de sa « maison d'édition » -- qui dépendrait du « gouvernement » communiste : mais LA VIE MATÉRIELLE DE TOUT LE MONDE, dans un régime totalitaire, dépend du gouvernement. Dire cela c'est ne rien dire. Et il est extrêmement probable que Georges Hourdin le sait très bien. Toutes les maisons d'édition, et les écoles, et les œuvres, dans leur vie matérielle, dépendent du gouvernement tyrannique qui peut à tout instant les tracasser, les écraser d'impôts arbitraires, les supprimer. En réalité, ce n'est pas la « maison d'édition » c'est le groupe *Pax* tout entier, et ce n'est pas « la vie matérielle », ce sont le dessein, l'action et la pensée de *Pax* qui sont aux ordres du Parti : mais cela, Georges Hourdin passe astucieusement à côté et, une fois de plus, les *Informations catholiques internationales* ne le disent pas.
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Au passage, on remarquera que Georges Hourdin vient ainsi de s'engager personnellement dans l'affaire. Sa responsabilité n'était jusqu'ici que celle du directeur responsable, non celle de l'acteur principal. C'est José de Broucker qui a écrit dans les *Informations catholiques internationales* les fausses informations sur *Pax ;* c'est José de Broucker qui en a fait un livre, paru au Cerf dans la Collection des *Informations catholiques internationales*, où il aggravait encore ses contre-vérités. Cette particularité, et jusqu'à l'existence du livre de José de Broucker, ont assez largement échappé à la plupart des commentateurs.
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C'est José de Broucker seul qui est personnellement mis en cause par la Note du Saint-Siège. Où est-il passé, pourquoi son silence ? Georges Hourdin reprend tout à son compte, assume tout personnellement, n'aperçoit, ne confesse ni ne corrige aucune erreur ni aucune faute dans l'attitude des *Informations catholiques internationales* concernant *Pax ;* il ne concède même pas qu'il aurait pu y avoir, selon le vocabulaire habituellement en usage, un léger « faux-pas » ou une quelconque « maladresse » occasionnelle. *Les Informations catholiques internationales* ont été parfaites, infaillibles, impeccables, elles ont eu entièrement raison, elles ne se sont trompées en rien, elles n'ont pas même commis l'ombre d'une imprudence. Rien à rectifier. Rien à compléter. Rien même à nuancer ou à préciser. L'article de Georges Hourdin assume, défend et réaffirme en bloc, comme sans défaut, toute l'attitude des *Informations catholiques internationales* en cette affaire.
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L'insistance de Georges Hourdin à assurer que les *Informations catholiques internationales* ne sont « ni agents ni collaborateurs » de *Pax* réussira-t-elle à donner le change sur ce qui est en question ?
Même dans l'hypothèse extrême où, malgré tant d'efforts déployés et tant d'argent dépensé, *Pax* n'aurait jamais encore réussi à trouver en France agents et collaborateurs, le plus important resterait de savoir et de faire savoir que cette entreprise existe, et de mettre en garde le public catholique. Georges Hourdin s'y refuse toujours, il présente toujours *Pax* comme une entreprise strictement polonaise agissant strictement en Pologne. Il ne dit pas la vérité. Il dit le contraire de la vérité.
Et même dans l'hypothèse extrême où tout l'argent de *Pax* dépensé hors de Pologne l'aurait été absolument en vain, il resterait encore, il resterait d'abord à savoir où, comment, auprès de qui cet argent a été dépensé. Georges Hourdin fait en sorte que la question ne soit même pas posée dans les *Informations catholiques internationales.*
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Et enfin, même dans l'hypothèse extrême, et difficilement soutenable, où les *Informations catholiques internationales* n'auraient pour leur part rien publié qui aille dans le sens de la déformation de Pacem in terris et des paroles de Jean XXIII telle qu'elle est décrite au chapitre VIII de la Note du Saint-Siège, il resterait encore, il resterait d'abord à avertir le public catholique que cette déformation -- présentant Jean XXIII comme le Pape de la coexistence et de la collaboration avec le communisme -- est une déformation qui sert le communisme, une déformation qui a été fabriquée par le communisme et répandue par les officines communistes. Mais cela, les *Informations catholiques internationales* ne le disent ni de près ni de loin, comme si la question n'était même pas posée.
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Quand Georges Hourdin ose écrire : « Nous n'avons jamais partagé les illusions » (de *Pax*), il écrit le contraire de la vérité.
Ce qu'il appelle maintenant les « illusions » de *Pax* a été très réellement partagé par les *Informations catholiques internationales* présentant *Pax* comme un « mouvement catholique » comme une « aile de l'Église » qui « n'a pas été condamnée », et par qui « le catholicisme a encore pignon sur rue en Pologne » -- C'est bien José de Broucker, rédacteur en chef des *Informations catholiques internationales*, qui a présenté *Pax* comme « la tentative la plus audacieuse et la plus dangereuse pour tenter d'obtenir, de l'intérieur et par l'action politique, une dissociation de l'athéisme et du socialisme ». Présenter *Pax* comme la tentative la plus dangereuse... pour le communisme, comme une action visant à s'insinuer à l'intérieur... du communisme, c'était mentir. Et aujourd'hui, après cela, sans formuler ni excuse ni rectification à ce propos, prétendre n'avoir « jamais partagé les illusions » de *Pax*, c'est encore une manière de mentir.
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Il s'y ajoute l'énorme et insupportable impudence d'oser écrire, comme le fait Georges Hourdin : « *Il faut croire les évêques polonais quand ils parlent*. » C'est une énorme et insupportable impudence d'écrire cela dans l'article même où le même Georges Hourdin continue à refuser de croire ce que les évêques polonais ont dit de Pax.
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« Il faut croire les évêques polonais quand ils parlent », mais Georges Hourdin ne veut pas croire et ne veut pas laisser savoir que *Pax*, aux dires des évêques polonais, est une officine de l'appareil communiste ; Georges Hourdin s'obstine à y voir un groupement de catholiques ayant des « illusions » ; il s'entête à ne point faire connaître à ses lecteurs Cette INFORMATION DE FAIT : que, aux dires des évêques polonais, *Pax*, officine de l'appareil communiste, travaille SURTOUT en direction de la France, en direction des mouvements chrétiens d'Europe occidentale, en direction du Concile. *Les lecteurs de Georges Hourdin ne* *sont toujours ni avertis ni même informés.*
Si Georges Hourdin estime que les évêques polonais exagèrent ou se trompent quand ils disent que *Pax* est une officine de l'appareil communiste et quand ils disent que *Pax* travaille surtout en direction de la France et en direction du Concile, pourquoi donc alors écrit-il « Il tant croire les évêques polonais quand ils parlent » ?
Et de toutes façons, pourquoi les *Informations catholiques internationales,* professant qu' « il faut croire les évêques polonais quand ils parlent » s'obstinent-elles à dissimuler ce que les évêques polonais ont dit de *Pax ?*
C'est admirable comme, système : on déclare qu' « il faut croire les évêques polonais quand ils parlent » mais simultanément on dissimule ce qu'ils ont dit et l'on continue, sur *Pax,* à raconter le contraire de ce qu'ils ont dit.
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Les déclarations d'intentions de Georges Hourdin sur « la bataille » et sur « les bagarres » sont, au regard des faits, infiniment pitoyables.
Parler, *parler,* PARLER de « bataille pour la libération des Églises persécutées » et de « toutes les bagarres menées contre toutes les formes d'oppression » au moment où l'on continue à *dissimuler les faits* est absolument misérable.
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On ne savait pas que les *Informations catholiques internationales* se voulaient un organe de « bataille » et de « bagarres ». En tous cas, c'est à leur INFORMATION qu'on en a. Quelles que soient les « bagarres » ou la « bataille » dont elles se réclament, ce qui est en cause c'est l'information fausse donnée par les *Informations catholiques internationales,* et c'est le refus maintenu des *Informations catholiques internationales* de donner une information vraie sur *Pax*.
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La cause est entendue.
Nous voulons dire : on a pu entendre et connaître les éléments d'appréciation, les faits, les arguments en présence.
La cause est donc entendue, et chacun l'entendra comme il voudra, comme il pourra, comme il croira bon, là où il se trouve placé et selon les responsabilités qui sont les siennes.
Cette manifeste obstination à cacher les faits, à dissimuler la véritable nature et le contenu exact des accusations précises portées contre *Pax* par l'épiscopat polonais et par la Note du Saint-Siège, et d'autre part l'entêtement que l'on sait à couvrir cette obstination ou à ne point vouloir seulement l'apercevoir, constituent des phénomènes sociologiques dont l'existence, la substance, les modalités sont suffisamment établies.
Nous avons, quant à nous, donné les textes, les dates, les faits, nous avons pris nos responsabilités selon ce qui est de notre ressort et ce qui dépend de nous.
Devant ces phénomènes sociologiques, devant la situation épouvantable qui en résulte et qui apparaît en toute netteté, chacun selon son rang peut prendre ses responsabilités : nous croyons que chacun aura à en répondre, dans le temps peut-être, dans l'éternité à coup sûr.
Ni cet avertissement, ni les moyens de savoir et de comprendre n'auront manqué.
============== fin du numéro 84.
[^1]: -- (1). Nous devons dire qui était le saint abbé Duret (1887-1943). Professeur de philosophie au collège Saint-Stanislas à Poitiers, il avait publié à partir de la fin de la guerre de 14 une « Série préparatoire aux cahiers des professeurs catholiques de France » -- Simplement polycopiés, ils eussent pu être par leur valeur originale la véritable suite des Cahiers de Péguy ; les circonstances ecclésiastiques s'y opposèrent. Recherché pur la Gestapo, pendant la dernière guerre, il ne fit rien pour se cacher. Il disait à ses amis : « Notre cause a besoin de martyrs. » Il refusa ensuite obstinément de répondre à tout interrogatoire et mourut dans un camp de représailles où on le mettait tout nu dehors par la gelée.
[^2]: -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 72 d'avril 1963, pages 43 à 45.
[^3]: -- (2). Sur la personne, la carrière et l'activité réelle de Mgr Nicodème, voir *Itinéraires*, numéro 70 de février 1963 pages 173 et suiv.
[^4]: -- (1). Albert Garreau. *Les Voix dans le désert,* prophéties du XIX^e^ siècle, vol. de 166 pages, édit. du Cèdre à Paris.
[^5]: -- (1). Irrédentisme se dit en effet d'un mouvement politique qui, après la formation de l'unité nationale, réclame l'annexion de territoires nationaux non encore libérés de la domination étrangère. Irrédentisme n'a aucun autre sens. On ne voit pas bien ce que Georges Hourdin a voulu dire en parlant de l' « irrédentisme » des évêques polonais.