# 85-07-64
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## ÉDITORIAL
### Le test Robinson
APPAREMMENT SANS LE VOULOIR, et incidemment, le P. Rouquette a mis en pleine lumière la valeur de test que revêt le livre de Robinson *Dieu sans Dieu* ([^1]). Dans les *Études de* mars 1964, il a fait cette constatation. « *La plupart des critiques catholiques qui ont rendu compte du livre de Robinson n'y décèlent rien de révolutionnaire et prétendent y retrouver des positions très traditionnelles.* » N'importe qui aurait pu constater cette attitude de la plupart des critiques catholiques. Mais l'aurait-on écouté, l'aurait-on cru ? On écoute assez religieusement les *Études*, et même l'on recopie volontiers leurs articles. On a donc entendu formuler cette constatation. Un certain état de la pensée catholique contemporaine a ainsi été « testé ». Impossible maintenant de se dérober innocemment à ses responsabilités, en disant qu'on ne savait pas. Désormais, on sait.
\*\*\*
Pour esquiver néanmoins la vraie question, on trouve commode de s'en prendre au traducteur Louis Salleron. C'est un divertissement, et une diversion. Comme on n'a pas beaucoup d'imagination, on recopie ici et là les trois griefs inventés par le P. Rouquette :
1. -- Le traducteur a donné en français un titre tendancieux. *Honest to God*, le titre anglais, veut dire : « honnête avec Dieu » point c'est tout.
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2. -- Traduire un livre dont on n'approuve pas les idées, c'est la pédagogie discutable, c'est l'apologétique contestée dite de « l'ilote ivre » (ou de « l'hilote ivre », comme écrit le P. Rouquette pour nous rappeler qu'à défaut de l'orthographe française il connaît le grec). Les ilotes étaient des esclaves que les Spartiates enivraient pour donner à leurs enfants, par le spectacle répugnant de l'ivresse, le goût de la sobriété. « Avec la même apologétique de l'hilote ivre, le *Pèlerin* pourrait publier le marquis de Sade en feuilleton, pour faire bien voir l'horreur de la littérature pornographique. »
3. -- En présentant, par son « Avertissement », le livre de Robinson comme un exemple d'*aggiornamento* moderniste, Louis Salleron « manque d'élégance » car il commet le crime de « jeter ainsi un soupçon de modernisme sur ce terme cher à Jean XXIII et à Paul VI ».
Un nombre croissant de critiques, comme s'ils étaient incapables de penser par eux-mêmes, ont repris ces trois griefs inventés par le P. Rouquette ; ils les ont recopiés mot à mot, avec des variantes insignifiantes, pour les donner sous leur signature comme le fruit original de leur méditation personnelle.
Il nous paraît donc utile de rassembler les réponses qu'y a faites Louis Salleron en des lieux divers et des occasions différentes.
**1. --** Sur la question du titre, que des anglicistes simplistes, et le P. Rouquette, auraient voulu traduire par « Honnête avec Dieu », Louis Salleron a répondu (*Études* d'avril 1964) :
« *Le titre anglais est intraduisible, parce qu'il constitue une sorte de jeu de mots. Si* « *honest to God* » *veut dire, littéralement,* « *honnête avec Dieu* » *c'est aussi une expression usuelle qui signifie quelque chose comme* « *Parole d'honneur !* » *ou* « *Je vous jure* »*.*
*La traduction allemande,* Gott ist anders, *qu'il* (*le P. Rouquette*) *m'oppose comme plus* « *honnête* » *est, de même que la mienne -- et sans doute pour la même raison -- une transposition et non une traduction.*
*En ce qui concerne le titre français auquel je me suis arrêté,* « *Dieu sans Dieu* » *il répond bien au contenu du livre. L'éditeur anglais, consulté par scrupule, y a donné son plein accord.*
*Sous le titre français figure d'ailleurs, en caractères importants, le titre anglais.* »
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**2. --** Sur la question de l' « ilote ivre », Louis Salleron a rappelé à tels spécialistes de théologie morale la différence essentielle qu'ils n'auraient pas dû ignorer (*La France catholique* du 2 mai 1964)
« *La pédagogie de l'ilote ivre n'a de signification que dans le domaine de la* MORALE*. Elle n'en a aucune dans le domaine des* IDÉES*.* »
Représenter les vices pour en inspirer l'horreur est la pédagogie, discutable, de l'ilote ivre.
Montrer clairement où vont la logique interne et les conséquences d'une idée fausse est au contraire parfaitement normal ; nécessaire ; usuel ; traditionnel.
**3. --** Quand le P. Rouquette, qui a écrit tant d'épigrammes insolentes ou empoisonnées sur le compte de Jean XXIII et de Paul VI, se déclare atteint dans sa délicatesse parce qu'on jetterait *un soupçon sur un terme qui leur est cher,* c'est de la haute ou basse comédie. Non vraiment, pas ça ou pas lui ! Si le P. Rouquette le désire, on fera le recensement des nasardes qu'il a lancées à l'adresse de ces deux Papes : à l'adresse non pas d'un « terme » de leur vocabulaire, mais de leurs personnes.
D'autres, sur ce point encore, ont recopié le P. Rouquette, pour présenter en substance Louis Salleron comme un ennemi du Pape et comme un ennemi de l'*aggiornamento.*
Ils n'ont pas lu, ou ils ont feint de n'avoir pas lu, précisément l' « Avertissement » *à Dieu sans Dieu,* où Louis Salleron écrivait :
« *Tous les chrétiens d'aujourd'hui sont avides de remonter à la source de leur croyance. Nous autres, catholiques, saluons comme un signe de pure volonté évangélique le fait que le Pape actuel et son prédécesseur aient tenu à demander leur nom aux apôtres Paul et Jean. Mais nous savons, comme eux, que si le* « *ressourcement* » *est une excellente chose, il ne saurait signifier l'abandon des terres que la source a irriguées, des moissons qu'elle a fait lever.*
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*Dès saint Jean et saint Paul, précisément, nous voyons naître l'Église. Le retour aux sources impliquerait-il, par hasard, la suppression de l'Église et de ses deux mille ans d'existence ?* »
Il y a un vrai « ressourcement » et il y en a un faux. Le faux est celui qui se propose ou qui consent « l'abandon des terres que la source a irriguées, des moissons qu'elle a fait lever ». Louis Salleron a posé la question cruciale et véritable, et c'est pourquoi tant de dents se mettent à grincer contre lui. Il a touché au point juste. Il y a un vrai aggiornamento et il y en a un faux. Et la manière dont on défend le faux aggiornamento consiste à présenter ceux qui montrent sa fausseté comme des ennemis de l'aggiornamento vrai ; et comme des ennemis du Pape. Mais c'est alors au Pape lui-même qu'il faudrait s'en prendre, car c'est le Pape lui-même qui a distingué le faux aggiornamento du vrai.
Dans son discours du 6 septembre 1963, Paul VI déclarait en effet aux participants de la Semaine d' « aggiornamento pastoral » :
« *Appliqué au domaine ecclésiastique Ce mot* (aggiornamento) *indique le rapport entre les valeurs éternelles de la vérité chrétienne et leur insertion dans la réalité dynamique, aujourd'hui extrêmement changeante, de la vie humaine telle qu'elle est continuellement et diversement modelée dans l'histoire présente, inquiète, troublée et féconde* (...). *Ce mot peut apparaître comme un hommage servile à la mode capricieuse et changeante, à l'existentialisme qui ne croit pas aux valeurs objectives transcendantes et n'aspire qu'à une plénitude momentanée et subjective ; mais, en fait, il donne sa vraie importance à la succession rapide et inexorable des phénomènes au milieu desquels se déroule notre vie, et il cherche à se conformer à la célèbre recommandation de l'Apôtre :* « *Rachetez le temps, car les jours sont mauvais* » (*...*)
*Il ne faut pas voir dans cet adjectif* (pastoral) *qui accompagne les manifestations les plus hautes et les plus caractéristiques de la vie ecclésiastique un fléchissement inconscient mais nocif vers le pragmatisme et l'activisme de notre temps, au détriment de la vie intérieure et de la contemplation, lesquelles doivent avoir la première place dans l'échelle de nos valeurs religieuses* (*...*)*.*
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*Que l'on ne croie pas non plus que cette sollicitude pastorale que l'Église aujourd'hui inscrit en tête de son programme, qui absorbe son attention et réclame ses soins, signifie un changement d'attitude à l'égard des erreurs répandues dans notre société et déjà condamnées par l'Église, le marxisme athée par exemple...* »
L'*aggiornamento* est *pastoral* (et non pas « doctrinal ») ; il n'est pas, il ne doit pas être un hommage servile à l'existentialisme qui ne croit pas aux valeurs objectives transcendantes ; il n'est pas, il ne doit pas être un fléchissement vers le pragmatisme et l'activisme de notre temps ; il ne signifie pas non plus, il ne doit pas signifier fût-ce un simple « changement d'attitude » de l'Église à l'égard des erreurs répandues dans notre société...
Pourquoi donc tant de bruyants partisans de l' « aggiornamento pastoral » tiennent-ils sous le boisseau ce que le Pape en a dit ? Tout ce qui s'avance vers nous sous le nom invoqué et la caution revendiquée de l' « aggiornamento » n'est pas forcément digne de cette caution et de ce nom. Le dire n'est pas commettre un crime contre le Pape. C'est bien plutôt de vouloir faire endosser en bloc au Pape toutes les sottises que l'on raconte un peu partout, dès lors que ces sottises prétendent se réclamer de l' « aggiornamento » qui constitue un étrange comportement et sans doute une manœuvre assez douteuse.
Si l'on veut discuter les idées de Louis Salleron en la matière, il faudrait au moins se donner la peine de les connaître, telles qu'il les a exprimées dans son « Avertissement » à *Dieu sans Dieu* et dans ses divers travaux : *L'opinion publique, tentation moderne du christianisme* ([^2]) ; *Problèmes de l'aggiornamento* ([^3]) ; *De l'arianisme à Teilhard et à Robinson* ([^4]) ; *Les deux œcuménismes* ([^5]).
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Une discussion sérieuse de ces travaux n'est certainement pas pour effaroucher notre ami Louis Salleron, ni pour lui déplaire.
Mais si l'on veut faire sur son dos une manœuvre de diversion, par des procédés rhétoriques et publicitaires véritablement indignes de l'objet réel d'un tel débat, on s'exposera à voir dresser par nos soins, avec toutes les pièces et tous les textes, les constats de carence intellectuelle que l'on aura provoqués.
Après la parution d'*Honest to God* en Angleterre, il y eut la parution du *Débat d'Honest to God*, qui ne manquait ni de tenue ni de sérieux. En France, certaines chinoiseries du P. Rouquette, et le fait qu'elles ont été substantiellement voire littéralement recopiées par ses imitateurs successifs, ne donneront pas une haute idée de la pensée catholique installée. Un volume n'y suffira sans doute pas. A côté du *Débat autour de Dieu sans Dieu*, il faudra envisager de publier un autre recueil, qui sera le *Sottisier autour de Dieu sans Dieu*. Il est des abus, dans l'ordre intellectuel, qui appellent eux aussi l'anthologie.
\*\*\*
Il existe un certain état d'une certaine pensée catholique -- comme par hasard celle qui exerce en France une prépotence sociologique quasiment absolue. Il existe, à côté de l'aggiornamento voulu par Jean XXIII et Paul VI, une autre conception, une conception intégralement moderniste de l'aggiornamento : elle s'inspire de Teilhard et elle se reconnaît dans Robinson. Il existe un état de choses que les *Études* ont constaté : « *La plupart des critiques catholiques qui ont rendu compte du livre de Robinson n'y décèlent rien de révolutionnaire et prétendent y retrouver des positions traditionnelles. *»
Qu'on le veuille ou non, voilà de quoi il faudra bien parler enfin.
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## CHRONIQUES
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### Aux curés de Nantes
par Jean MADIRAN
CES CURÉS DE NANTES, on peut les embrasser, on peut les combattre, ils en sont dignes. Voici enfin des hommes vivants, et non des mounaques. Les combattre, il le faudra bien, si personne ne les met à une autre place, plus conforme à leur vocation (je m'en expliquerai tout à l'heure et par prosopopée). Les combattre, car ils attaquent. On nous conte que c'est un malentendu et nous n'en croyons rien. Ils auraient mal compris ce qu'avait dit leur évêque, à cause d'un compte rendu de presse qui était incomplet. Pieux mensonge. Mensonge impie, mensonge odieux. Ils s'opposent à leur évêque, et aucun malentendu n'est responsable de leur profession de foi : « *Vous devez savoir, Monseigneur, que* « *ceux qui sont loin *» *et qui doivent solliciter en priorité notre attention, ceux-là n'accepteront pas une Église alourdie par des patronages, des cinémas, des écoles, des terrains de sport, des organisations de loisirs, etc.* » Les terrains de sport et les cinémas, on peut en penser ce que l'on veut : il n'est apparemment pas indispensable que l'Église en soit propriétaire. Mais les écoles et les patronages, c'est autre chose, et d'un autre ordre. Des curés de paroisse qui déclarent l'Église « alourdie » par ses patronages et par ses écoles, c'est intolérable. Pourquoi pas aussi par les séminaires ?
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La priorité à ceux qui sont loin, que l'on nous rabâche en tous sens, est une idée qui a une histoire. Elle vient d'un Pape missionnaire, et de la plus missionnaire de ses Encycliques, qui est aussi la plus méconnue, l'Encyclique *Divini Redemptoris,* mais oui. C'est Pie XI qui a lancé l'idée d'une telle « priorité » : une priorité relative pourtant, car il précisait, c'est au paragraphe 62, il précisait pour les prêtres de paroisse :
« Les prêtres de chaque paroisse, *tout en s'occupant d'abord, comme il convient, de l'ensemble des fidèles, doivent ensuite* apporter le meilleur et le plus grand de leurs soins à ramener les masses laborieuses au Christ et à l'Église... »
(Il est vrai que la traduction française reçue est un peu moins nette. Elle déclare : « Que les prêtres, dans les paroisses, *sans préjudice* bien entendu de ce que réclame le soin ordinaire des fidèles, etc. » Mais le latin dit bien, comme nous disons : « ...*cum primum, ut par est,* etc. »)
Tous les prêtres ne sont pas des prêtres de paroisse. Les prêtres de paroisse ont à s'occuper d'abord, comme il convient, de l'ensemble, des fidèles et des institutions chrétiennes. S'ils veulent s'occuper d'abord d'autre chose, il y a pour eux de la place et du travail ailleurs que dans les paroisses.
Ceux que l'on appelle désormais « les curés de Nantes », et qui ne sont pas tous les curés de Nantes, mais vingt-six d'entre eux, ont pris à partie leur évêque et veulent libérer l'Église des institutions chrétiennes. Mais les paroisses, mais l'ensemble des fidèles ont un besoin vital de ces institutions. Les curés de Nantes veulent nous priver de notre dû, nous dépouiller injustement de notre bien, cela nous concerne et nous avons notre mot à dire. Les institutions chrétiennes, nous y avons droit.
Les curés de Nantes sont d'injustes agresseurs et des adversaires. Adversaires étranges, puisqu'ils sont curés de paroisse. Adversaires que nous saluons et que nous estimons. Et je répète que nous les embrasserions volontiers.
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Car ils agissent selon ce qu'ils pensent et ils portent un témoignage conforme à ce qu'ils croient. Ils sont nets, directs, francs et cohérents. Ils ne vont pas, comme tant d'autres, dire « officiellement » par précaution, une chose qu'ils ne croient pas, et tenter en secret de faire le contraire. Ils se déclarent pour ce qu'ils sont. Combien en connaissons-nous d'autres, sournois, qui agissent clandestinement. Qui se mettent à l'abri en déclarant contre leur conscience : « Bien sûr, les institutions chrétiennes sont nécessaires. » Et qui travaillent par en dessous à décourager ou à démolir ces institutions. Le mensonge est entré profondément dans certaines mœurs ecclésiastiques, il est devenu une « tactique » ; une « vertu » ; une « charité ». Les curés de Nantes ne mentent pas. A leurs risques et périls, ils témoignent selon leur conscience, sans tromperie, sans bassesse, sans duplicité tactique. Voilà qui nous change de ce que nous avons ordinairement autour de nous, et qui nous étouffe, et qui nous asphyxie. Les curés de Nantes, voilà des hommes, voilà des prêtres comme nous les aimons.
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Nous n'aimons pas leurs idées.
Nous constatons en outre que leurs idées sont contraires à celles de l'Église. Tous les Papes et Paul VI ont parlé pour les écoles, pour les patronages, pour les institutions chrétiennes. Les curés de Nantes n'en savent rien, ou ne prennent pas ces déclarations pontificales au sérieux : il y a une raison à cela, et qui n'est pas de leur faute. Notre catholicisme est pourri de personnages qui applaudissent les déclarations du Souverain Pontife, et puis enseignent le contraire dans leurs cours magistraux, leurs livres et traités, leurs articles de revues et leurs chroniques de journaux. Tous les curés ne peuvent pas être docteurs en théologie, experts ès encycliques et tout ce qui s'ensuit ; et d'ailleurs le seraient-ils, serait-ce beaucoup mieux ? Experts patentés et docteurs diplômés sont souvent les premiers à faire figure d'ânes savants : il en a toujours été ainsi.
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Les curés de Nantes, je suppose qu'ils lisent les journaux catholiques qu'on leur recommande comme étant les plus recommandables et comme étant les seuls « purement religieux » ; et qu'ils lisent les livres que ces journaux recommandent. Un prêtre qui n'est pas de Nantes m'a bien dit un jour de cette année, et en public, et avec une entière bonne foi, et même une sorte de foi, que les *Informations catholiques internationales* expriment « l'esprit de l'Église de France » tel qu'il est « suscité par le Saint-Esprit » et « approuvé par la Hiérarchie ». Alors il faut être sérieux et surtout il faut être régulier : je n'aime pas trop que l'on prenne les curés de Nantes comme têtes de Turc quand on est demeuré muet, ou presque, devant les responsables réels de leur état d'esprit. Je n'aime pas trop non plus, à vrai dire, que des journaux de Paris engueulent des curés de Nantes, surtout quand ce sont des journaux qui ont la haute spiritualité qu'on leur voit. Et en général je n'aime pas que des journalistes engueulent des curés de paroisse. Les journaux ne sont pas faits pour engueuler les curés, mais pour engueuler les autres journaux, et ceux qui les inspirent, et ceux qui les soutiennent, et ceux qui les couvrent. Les journaux sont faits pour s'opposer quand il le faut aux idées d'autres journaux : s'en dispenser et aller s'en prendre aux lampistes, aux conséquences, je ne marche pas. Les curés de Nantes sont une illustration concrète, et probante, de ce que l'on aurait dû dire contre certaines idées, contre certaines propagandes, contre certaines prépotences intellectuelles. Si l'on allègue leur cas à titre d'illustration, fort bien. Mais si l'on se défoule sur eux de tout ce que l'on n'a point osé dire en face aux idées soi-disant « pastorales » de *Témoignage chrétien,* des *Informations catholiques internationales* et des Révérends Pères farcis de diplômes et d'approbations supérieures qui font l'ornement habituel de ces publications, je n'en suis pas.
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Bien sûr, si Vous vous en prenez non plus aux fantassins, mais aux chefs de file, non plus aux curés de paroisse, mais aux journaux, aux livres, aux docteurs en renom qui empoisonnent le clergé et le peuple chrétien, alors on vous dira que vous manquez de charité, que vous êtes des extrémistes, des intégristes, des polémistes. On pourra bien vous dire ce que l'on voudra. Qu'est-ce que ça fait ? Puisque ce faisant vous serez vrais. Tandis qu'il n'est pas *vrai* de s'en prendre purement et simplement, et seulement, aux curés de Nantes.
Car enfin les curés de Nantes sont dans la droite ligne des implications implicites, et pas toujours implicites, d'une certaine « pastorale nouvelle ». Seulement, eux, ils ne biaisent pas, ils vont aux conséquences pratiques et ils en prennent la responsabilité.
Elle s'étale assez visiblement, cette « pastorale nouvelle » qui estime l'Église « alourdie » par les institutions chrétiennes : c'est elle qu'il faut prendre à la gorge, et pas ces vingt-six curés qui croient ce qu'on leur dit et qui ont le cœur assez droit pour engager réellement leur vie, leur âme et leur sort dans ce qu'ils croient.
Ils résistent à leur évêque ? Eh ! bien, je leur souhaite un évêque qui se souvienne du mot de Bernanos : *On ne s'appuie que sur ce qui résiste.* C'est une chance, et un honneur, et une grâce, pour un évêque, d'avoir de tels hommes dans son clergé. Des hommes qui lui parlent directement au lieu de murmurer derrière son dos comme font, aujourd'hui presque tous les autres. De tels hommes, on peut faire quelque chose. On peut en faire de grandes choses. Il suffit, à leur tête, d'un chef.
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Pour l'instant, et avec des paroles, il est probablement impossible de les faire changer d'avis. Les curés de Nantes pensent en accord avec le conformisme catholique régnant ; ils pensent comme Robert Serrou dans *Paris-Match,* comme Henri Fesquet dans *Le Monde,* comme les Dominicains de *Parole et Mission.*
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Ce n'est point par la pensée que brillent les curés de Nantes : ils pensent comme tout le monde. Mais leur originalité est d'y croire et de s'y engager à découvert, au lieu de militer sournoisement dans les précautions du mensonge. La plus grande partie de la presse catholique, de la théologie catholique du moment, même si elle dit parfois le contraire, incidemment et par clause de style, va substantiellement dans ce sens-là : « L'Église est alourdie par ses écoles et ses patronages. » Elle va dans ce sens-là sans aller jusqu'au bout et souvent sans savoir où elle va, mais elle y va. Les livres, les journaux, les docteurs les plus recommandés, ou les seuls recommandés, inclinent systématiquement, les esprits dans cette direction. Alors les esprits les plus prompts vont le plus vite aux conséquences. Et ceux qui décident de les mettre en pratique sont probablement les plus généreux ; les plus sincères ; les plus vivants. Les curés de Nantes ont tort, gravement tort, mais le tort n'est pas en eux-mêmes. Pour remettre en question tout ce qui est « enseigné » par la presse, pour s'insurger intellectuellement contre tout le climat mental où nous baignons, il faut en avoir vocation. Toute âme généreuse n'en est pas forcément capable. Mais toute âme généreuse fera comme les curés de Nantes : toute âme généreuse obéira à sa conscience, fera ce qu'elle croit vrai, refusera de mentir. On peut seulement s'étonner, et regretter, qu'ils ne soient pas plus nombreux parmi ceux qui pensent ainsi.
Là remise en question de tout un système intellectuel et moral ne peut se faire en un tournemain, et n'est pas non plus dans la vocation de chacun. Mais il est à chaque instant dans la vocation de chacun d'engager son âme et sa vie selon les lumières qui sont les siennes : les curés de Nantes l'ont fait. Fausses lumières ? Sans doute. Mais à qui la faute ? A eux, certainement pas.
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Tite-Live inventait les discours qu'il faisait tenir aux personnages historiques. Dans les mœurs actuelles, nous allons beaucoup plus loin : il est admis qu'un écrivain catholique fasse parler à son gré un Pape de son invention. Un écrivain catholique italien a écrit les lettres et discours du Pape Célestin. Un écrivain catholique australien a écrit les lettres et discours du Pape Cyrille. On peut donc inventer le discours d'un évêque imaginaire, qui réunirait autour de lui les curés de Nantes et leur parlerait ainsi :
*La lettre que vous m'avez adressée a été rendue publique. Comme ce n'est point par moi, il faut bien que ce soit par vous. Cette lettre m'a fait mieux vous connaître. Votre acte appelle une sanction, vos personnes méritent une promotion.*
*Je vous retire vos paroisses. C'est la sanction. La charge de curé de paroisse comporte de développer les institutions chrétiennes et non pas de les détruire. Pensant ce que vous pensez, sentant les choses comme vous les sentez, vous n'êtes donc pas à votre place à la tête d'une paroisse.*
*Mais je vois bien le sentiment missionnaire qui vous porte vers ceux qui sont loin, et, j'approuve votre courage et votre générosité. Voici votre promotion : vous partez demain pour l'Afrique, au titre de* « *Fidei donum* »*. Vous emporterez pour tout bagage votre Bible, votre bréviaire et votre chapelet. A la promotion s'ajoute un honneur : je vous ai choisi les diocèses africains où les missionnaires sont menacés dans leur vie. Cet honneur, je crois que vous en êtes dignes. Vous reviendrez dans dix ans, si Dieu vous garde en ce monde : à ce moment-là seulement, aux hommes, aux prêtres que vous serez devenus, moi-même ou plutôt mon successeur parlera de la lettre que vous m'avez adressée, de son contenu doctrinal et pratique. Aujourd'hui ce serait inutile.*
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*En Afrique vous resterez mes fils, A partir de demain, chaque matin je me lèverai une demi-heure plus tôt, et je dirai un chapelet pour vous et pour votre mission. Là où vous serez, vous pourrez chaque fois que, vous le voudrez vous unir à moi et à l'Église diocésaine dans la récitation de ce chapelet de l'aurore.*
*Notre diocèse manque de prêtres, comme tous les diocèses. Vingt-six curés qui s'en vont d'un coup, c'est un embarras terrible. Mais le Pape de l'Encyclique* « *Fidei donum* » *nous a demandé d'envoyer en Afrique non pas seulement le superflu, mais aussi une part de ce qui nous est nécessaire. Il nous a dit :* « *Dieu ne se laisse pas vaincre en générosité.* »*, Nous y croyons. Vous avez le mérite de m'avoir conduit à m'en souvenir. Je vous en remercie.*
*Les patronages et les écoles du diocèse ne sont pas riches : vous connaissez leurs difficultés matérielles. Mais Dieu y pourvoira : J'ai pris des dispositions pour leur im**poser en priorité la charge financière de vos missions. Vous serez en Afrique les missionnaires des institutions chrétiennes du diocèse. Par vous se préparera, d'abord spirituellement, mystiquement, la réconciliation de l'* « *institution* » *et de la* « *mission* »*. Dans l'état actuel des esprits, cette réconciliation est humainement impossible avec des discours. Nous l'attendons du Seigneur, s'Il daigne agréer nos sacrifices communs.*
*Mais peut-être y en a-t-il parmi vous qui ont signé la lettre sans trop y croire, sans se sentir concernés et engagés, comme des piétons répondent à une enquête sur le stationnement automobile payant. Ceux-là sont des misérables. Une telle lettre n'a de sens que si la signature engage la vie : c'est sa justification et je tiens à vous dire que ceux qui y ont engagé leur vie sont devant moi justifiés. S'il y avait pourtant parmi vous de ces misérables qui aient pu signer une telle lettre sans y engager toute leur âme*, *alors que ceux-là ne partent point pour l'Afrique. Ils méritent la sanction, ils ne méritent pas la promotion. Je leur pardonne leur médiocrité.*
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*Je leur pardonne plus difficilement, mais enfin je leur pardonne d'avoir, dans leur médiocrité, voulu singer et simuler la générosité. Je leur pardonne, mais ils auront à réparer, dans l'humilité, même extérieure de tâches obscures -- il n'en manque pas dans le diocèse -- d'avoir fait semblant en une matière qui ne supporte pas le faux semblant.*
*-- Ainsi vous êtes libres. Vous êtes libres, de partir ou de rester. Chacun d'entre vous se reconnaîtra dans l'une ou l'autre catégorie, et suivra le sort que j'ai fixé à l'une et à l'autre. A ceux d'entre vous, et j'espère que c'est tous, qui engageaient véritablement leur conscience, leur âme et leur vie dans la lettre si grave que, vous m'avez envoyée, je réponds gravement : voici votre place, je vous la désigne et je vous y envoie.*
*Un dernier mot : je ne vous avais pas compris et vous ne m'aviez pas compris. Et si nous argumentions ensemble sur le contenu de vos remontrances véhémentes, il est infiniment probable que nous ne nous comprendrions pas. Je vous en demande pardon. Du moins, à partir d'aujourd'hui, je vous le dis du fond de mon cœur, vous serez mes fils préférés. Auprès de Dieu, vous serez les intercesseurs de notre Église diocésaine. Partez maintenant. C'est votre évêque qui vous confirme dans votre vocation et qui vous envoie en mission.*
Cette allocution pourrait être prononcée en la cathédrale, devant tout le clergé et le peuple chrétien assemblés. En ce cas, un mot serait adressé aussi aux laïcs insurgés :
-- *Vous m'avez écrit que vous prenez l'engagement de refuser désormais le denier du culte. Sans doute je n'ignore pas que l'on a fait signer cette lettre même à des personnes qui viennent peu à l'église ou qui n'y viennent jamais ; à des personnes qui de toutes façons ne payaient pas le denier du culte. Aux catholiques pratiquants, je rappelle que le denier du culte n'est pas un don facultatif, mais qu'il est dû en justice.*
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*Néanmoins je prends acte de leur engagement et je les dispense du denier du culte pour dix ans. Mais je leur fais un devoir de le verser chaque année à la caisse diocésaine qui assumera la charge de nos missionnaires en Afrique.*
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Naturellement l'évêque imaginaire parlerait beaucoup mieux que nous ne l'imaginons et inventerait des solutions pratiques bien meilleures.
Mais il en inventerait, pour briser le cercle fermé où s'affrontent indéfiniment les théories adverses et les passions opposées.
Réconcilier dans l'Église d'aujourd'hui l' « institution » et la « mission », cela est toujours possible sur le papier par un discours de juste milieu harmonieusement balancé ; cela est toujours possible dans l'élaboration nuancée de théories abstraites ; on ajoute ici un paragraphe, là une incidente, ici une subdistinction. Ce n'est pas en ajoutant un paragraphe que l'on apaise les passions, que l'on entraîne les esprits, que l'on convertit les cœurs. Ces discours de théologie pastorale équilibrée, si utiles soient-ils à leur plan, demeurent insuffisants : d'abord parce que l'on n'en fait point beaucoup qui aient précisément cet équilibre nuancé ; ensuite parce que la nuance (verbale) et l'équilibre (rhétorique) y sont souvent l'effet d'une intention tactique, d'une recherche de compromis, voire d'une précaution, davantage que d'une vue synthétique et d'une conviction. Ce sont des propos rhétoriques, tactiques et calculés : or la conciliation vivante de la « mission » et de l' « institution », ou plutôt des tendances passionnées qui s'affrontent à leur sujet, ne pourra jamais être l'œuvre de la rhétorique, de la tactique, du calcul. D'ailleurs l'intention principale de la plupart des discoureurs nuancés de juste milieu concerne leur propre personne : ils cherchent à n'être en butte à l'inimitié d'aucune tendance, à ne paraître compromis avec aucune, ils pensent que tout serait sauvé le jour où ils parviendraient à se faire applaudir de tous les côtés à la fois. Une entreprise comme la leur est strictement égale à zéro.
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Si l'on attend, pour sortir du désordre actuel, que la confusion ait été dissipée et que les esprits aient été éclairés par l'harmonie et la nuance de discours parfaitement équilibrés, on attendra longtemps.
Si l'on compte sur des actes de « gouvernement » qui ordonneraient des silences, exigeraient des retranchements, apporteraient des diminutions -- et j'entends des diminutions, des retranchements, des silences légitimement imposés à d'insupportables errements -- par cela seul on n'aboutira, dans l'état actuel des esprits, qu'à multiplier simultanément les hypocrites et les révoltés.
Au reste, quand des évêques frondent l'autorité du Pape, ce n'est certainement point par des mesures répressives à l'égard des curés de paroisse que peut commencer le rétablissement de l'autorité nécessaire.
Si, pour paraître ouvert et compréhensif, on fait des concessions sur la vérité et des compromis sur les principes, ou seulement des apparences de compromis et de concessions, on aggravera tout.
Mais si, sans faiblir d'un millimètre, sans céder d'une virgule, on prend d'autre part les hommes tels qu'ils sont ; si l'on a le courage, l'audace, l'autorité de demander à chacun le meilleur de lui-même ; si l'on exige de chacun, dans la ligne de sa vocation propre, beaucoup plus que ce qu'il imaginait avoir jamais à donner, alors oui, ce sera un *gouvernement* de l'Église et des âmes. Et un « aggiornamento » dans les faits. Et un nouveau printemps chrétien sur le monde. « Dieu ne se laisse pas vaincre en générosité. »
Jean MADIRAN.
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### Un christianisme pour l'homme adulte
par Louis SALLERON
DE TOUTES PARTS nous sommes invités à bâtir un christianisme pour l'homme adulte.
C'est une invitation à laquelle chacun se sent prêt à se rendre. Mais il faudrait d'abord savoir ce qu'on entend par « l'homme adulte ».
L'image qui vient à l'esprit est la suivante. L'immense majorité des humains étaient, jusqu'à ces tout derniers temps, ignorants. Ils ne savaient ni lire, ni écrire. Une religion, qu'elle fût chrétienne ou païenne, était superstition. Aujourd'hui, des millions, des dizaines de millions d'entre eux vont à l'école. Ils reçoivent une instruction, parfois assez poussée. Ils lisent les journaux. Ils écoutent la radio. Ils se font une idée personnelle sur tous les problèmes. On ne peut donc plus leur présenter les vérités chrétiennes de la même manière qu'autrefois.
C'est vrai.
Et ce n'est pas vrai.
Le départ de ce qui est vrai et de ce qui n'est pas vrai est difficile à faire. C'est même si difficile que je ne sais trop par quel bout prendre la question pour tâcher de la clarifier un peu.
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Car qu'est-ce qui est « enfantin » dans la manière dont le christianisme est aujourd'hui proposé aux hommes ?
Et qu'est-ce qui est « adulte » dans l'homme d'aujourd'hui ?
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Pour poser le problème, peut-être pouvons-nous nous interroger sur ce qui fait obstacle à l'enseignement chrétien dans l'esprit d'un incroyant.
Nous verrons aussitôt que c'est d'abord la science.
La Science -- la science par son contenu, et la science en tant qu'idée -- est l'obstacle majeur sur lequel bute le christianisme.
Pourquoi ?
Pour des raisons historiques et philosophiques.
Les raisons historiques sont massives, et parfaitement connues. Depuis le XVI^e^ siècle, l'Église apparaît comme à la traîne devant tout le progrès scientifique. Elle condamne Galilée. Elle condamne, Darwin et l'évolution. Elle condamne -- pour se rallier tardivement à ce qui devient vérité scientifique acquise. Ne nous arrêtons pas au sens et à la portée des condamnations prononcées. Ne plaidons pas une cause, parfaitement plaidable au plan théologique, philosophique et même scientifique. Prenons les choses comme elles sont indiscutablement au niveau de la réalité historico-sociologique. Pour l'incroyant, il y a eu conflit entre la Foi et la Science. Et c'est la Science qui a vaincu.
Les raisons philosophiques procèdent des raisons historiques. Les victoires de la Science sur la Foi n'ont pas été reçues comme la récupération, par la Science d'un domaine sur lequel avait empiété la Foi. Elles ont été prises pour l'affirmation d'un système de vérité en face d'un système d'erreur. La Science est devenue une religion. La religion de la non-religion. La Science est devenue la voie, la vérité et la vie. Elle entend chasser non pas seulement la Foi, le Dogme, la Religion, mais la philosophie elle-même.
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Elle remplace tout. Elle est l'Unique. Elle annonce chaque jour la mort de Dieu. Elle s'identifie à l'Homme -- à l'Homme adulte. Il y a ce qui est scientifique, qui est de l'homme ; et il y a ce qui n'est pas scientifique, qui est un résidu du passé.
Après la science, le second obstacle à l'enseignement chrétien est la Politique.
Et les raisons sont encore historiques et philosophiques.
Et ce sont, pourrait-on dire, les mêmes que pour la science.
Il y a eu, pendant des siècles en Occident, une étroite imbrication des structures religieuses et des structures politiques. Il y a eu, comme on dit, alliance du Trône et de l'Autel. La Révolution en renversant le Trône renversait aussi l'Autel. Pour le Peuple, proclamé souverain, c'était le Trône d'abord, puis l'Autorité même, en tant que principe politique, qui devenait suspecte. L'Église incarnait le principe d'Autorité ; la démocratie, le principe de Liberté. Conflit. Quand le capitalisme libéral institua, à côté du pouvoir politique, un pouvoir économique qui écrasait l'ouvrier, l'Église, quoiqu'elle condamnât et la Démocratie et le Capitalisme libéral, se trouvait pratiquement du côté des détenteurs du pouvoir politique et du côté des détenteurs du pouvoir économique, parce qu'ils incarnaient l'Autorité dans les faits. En conséquence de quoi, elle était combattue à la fois par les maîtres de la Politique et de l'Économique, parce qu'elle contestait la légitimité de leur pouvoir, et par le peuple parce qu'elle était du côté du Pouvoir.
Sur le double terrain de la Science et de la Politique, le christianisme apparaissait donc comme dépassé. Il ne tenait que par sa vertu propre et par son insertion profonde dans la biologie nationale.
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Ces contradictions ne sont pas surmontées, mais si, à certains égards, elles sont plus aiguës qu'autrefois, elles ont changé de couleur et presque de nature. L'*aggiornamento* auquel nous convient Jean XXIII et Paul VI n'est que la phase ultime d'un *aggiornamento* qui a commencé dès le début du XIX^e^ siècle et dont les échecs et les succès mêlés nous enseignent là difficulté. Pie IX est, à lui tout seul, l'exemple d'un aller et retour qui montre que la voie à suivre est semée d'embûches. C'est sur le terrain politique qu'il avait cru pouvoir effectuer les réconciliations nécessaires. Ce fut, pour commencer, un triomphe. La désillusion suivit rapidement. Il était évident que le monde moderne ne consistait pas simplement en modalités institutionnelles qui en valaient bien d'autres, mais qu'il incarnait dans ses institutions des principes dont il ferait en sorte que rien ne pût les séparer. *L'aggiornamento* serait un long chemin de croix. Après un siècle et demi, nous pouvons mesurer ses résultats. Ils sont principalement religieux, et principalement visibles à Rome. C'est par Rome que le christianisme avait failli sombrer. C'est par Rome et à Rome qu'il s'est redressé. Il serait difficile de trouver, non seulement dans l'histoire de l'Église, mais dans l'histoire universelle, une suite d'hommes aussi remarquables par l'intelligence, la vertu et la sainteté que les papes qui se sont succédé depuis Pie IX sur la chaire de Saint Pierre.
Toute l'Église en a été vivifiée dans ses profondeurs ; et à travers des crises douloureuses, le départ s'est fait peu à peu entre ce qui est de la Science et de la Foi, comme de la Politique et de la Foi. Il existe aujourd'hui nombre de croyants qui sont des personnalités éminentes, soit dans la Science, soit dans la Politique. L'hommage universel de respect, d'admiration, de reconnaissance qui a entouré la mort de Jean XXIII traduit bien la place reconquise dans le monde de l'Église catholique.
Mais, cet aspect « triomphal » du catholicisme actuel est marqué d'une terrible ambiguïté. Car c'est dans la mesure où elle a été évacuée de ses positions sociales que l'Église reçoit l'hommage du monde. Et c'est dans la mesure où l'on considère que ses positions religieuses ne représentent plus qu'une survivance sans effet sur la marche de la société et sur le destin de l'homme qu'on lui prodigue les honneurs dus au témoin de cette histoire qui fut la nôtre.
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Au sein de l'Occident, l'Église n'est admise que comme une alliée des structures à l'assaut desquelles monte le communisme. Et les avances que lui font les communistes n'ont d'autre but que d'ébranler l'Occident. Dans les deux cas, on la courtise pour ce qu'elle n'est pas. On veut lui faire jouer un rôle qui n'est pas le sien. Tout ce donc qu'elle a pu retrouver de force intime et d'authentique pureté est la cause et l'objet d'un investissement grandissant dont l'aspect flatteur est peut-être ce qui constitue la menace la plus redoutable.
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De nombreux clercs, et de nombreux laïcs, tout heureux de se sentir acceptés par le monde, s'empressent de le payer de retour par l'attitude la plus ouverte et la plus compréhensive. Ils entendent, certes, lui porter le message chrétien mais en évitant de renouveler les erreurs des derniers siècles. Comme c'est sur le terrain scientifique et sur le terrain politique que l'Église s'était naguère enfermée, ils font leurs, a priori, toutes les thèses, hypothèses, théories et doctrines où ils croient entendre le dernier cri du progrès. L'important, pour eux, est de s'insérer dans le « Mouvement de l'Histoire » afin de ne pas compromettre le christianisme par des positions dépassées. D'où ce progressisme, patent ou latent, qui est aujourd'hui la marque du christianisme français.
Un tel état d'esprit porte à concevoir « l'homme adulte » comme un incroyant qui aurait à peu près raison sur tout, sauf sur le plan purement religieux. On est donc prêt à lui concéder à peu près tout, sauf le christianisme. Le malheur c'est que le christianisme n'est pas une abstraction, qui ne vaudrait que pour elle-même, indépendamment du reste. Si beaucoup d'options sont libres dans tous les domaines, elles ne le sont pas toutes, et elles ne le sont pas également dans tous les domaines.
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Tout se tient dans l'esprit humain, et par conséquent dans la société. Accepter et à plus forte raison embrasser d'enthousiasme certaines positions philosophiques ou politiques, certaines alliances, certaines attitudes, c'est risquer -- et l'expérience le vérifie surabondamment -- de quitter les positions chrétiennes et catholiques, c'est risquer de sacrifier la vérité à l'erreur.
Reste qu'il y a un problème, spécifique de l'homme contemporain à évangéliser. Reste que cet homme est profondément déchristianisé. Reste aussi que, derrière les démarches intéressées des puissances du jour, cette sorte d'appel au Pape qui émane du monde entier, cet engouement pour les questions religieuses, ces discussions autour du Concile, cette sensibilité générale à tous les problèmes dont le christianisme est au cœur, traduisent un état d'attente et de réceptivité qui exige une action consciente de la part des chrétiens.
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S'y prend-on de manière heureuse quand on se soucie de s'adresser désormais à « l'homme adulte » ? Nous ne le pensons pas, et nous croyons qu'il serait préférable de s'adresser à « l'homme contemporain ».
Quelle différence faisons-nous entre « l'homme adulte » et « l'homme contemporain » ? La différence suivante : c'est que « l'homme contemporain », c'est tout le monde, tandis que « l'homme adulte » ce n'est aujourd'hui comme hier, qu'un très petit nombre d'hommes. Si l'on entend en effet, par « homme adulte » celui qui bénéficie d'une culture suffisante pour se faire une idée personnelle sur les plus hauts problèmes, cet homme demeure rare -- aussi rare, proportionnellement, qu'il à toujours été.
D'où vient donc qu'on parle communément de l'homme adulte comme si tous les hommes, ou du moins un très grand nombre d'hommes étaient devenus adultes par rapport à l'état d'enfance où étaient leurs parents ?
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Cette confusion provient, tout simplement du fait qu'on estime que l'accroissement moyen des connaissances positives et la diffusion générale de l'information sur tous les sujets font, de l'homme instruit de plus de choses et informé de tout, un homme adulte.
Simple question de définition, évidemment. Si j'appelle homme adulte l'homme qui lit le journal, écoute la radio, regarde la télévision, il est bien certain que l'homme de 1964 est adulte, et que ses aïeux ne l'étaient pas. Mais quand on oppose l'adulte à l'enfant, c'est pour signifier, non seulement un plus grand bagage de connaissances, mais aussi plus d'expérience, plus de réflexion, plus de sagesse et de jugement. A cet égard, l'homme du XX^e^ siècle n'est pas plus adulte que l'homme du XIX^e^ siècle, ou du XV^e^, ou du V^e^ siècle. Chaque siècle a ses « adultes » et ses « enfants », et le nombre des adultes ne croît pas, proportionnellement, d'un siècle à l'autre. Simplement on peut dire qu'en certaines époques le nombre des adultes augmente par rapport à des époques antérieures. C'est vrai, mais ce sont des époques parmi d'autres. Le mouvement est cyclique, et non pas linéaire. La seule croissance continue qu'on observe c'est celles des connaissances ; et la seule élévation moyenne qu'on observe, c'est l'élévation du niveau des connaissances. Peut-on l'identifier à l'élévation moyenne de la culture ? Nous ne le pensons pas. Le nombre des hommes qui savent lire, écrire et compter a cru, absolument et proportionnellement. En résulte-t-il l'apparition d'un « homme adulte » qui se différencierait substantiellement de l'homme enfant des siècles passés ? Nous ne le pensons pas.
N'y a-t-il donc aucune différence, en Occident, entre l'homme de 1964 et l'homme de 1800, de 1500 ou de 1300 ? Si. Il y a la différence suivante : c'est que l'homme de 1964, informé de tout et sachant pas mal de choses, se croit adulte et croit que ses ancêtres étaient des enfants.
L'homme de 1964, parce qu'il a été élevé dans la religion de la Science et de la Démocratie, ne croit plus à la religion d'un Dieu transcendant et incarné. Parce qu'il voit les ingénieurs lancer des fusées dans la lune, il sourit des miracles.
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Parce qu'il apprend tous les matins que les savants viennent de résoudre un nouveau problème, il s'imagine que le mystère du monde et de sa propre existence n'est qu'un problème parmi les autres, que la Science résoudra comme les autres. Bref, il vit dans un climat a-religieux ou anti-religieux.
L'obstacle au christianisme, il est là, et non pas ailleurs.
Cet obstacle, on ne le surmontera pas en tentant de faire du christianisme une annexe de la Science et de la Démocratie. On ne le surmontera, au contraire, qu'en prêchant l'Évangile dans sa pureté, qui n'a rien à faire ni avec la Science, ni avec la Démocratie.
D'où vient cette expression d' « homme adulte » ?
Ce serait intéressant à savoir. Je ne serais pas étonné que sa fortune, sinon sa naissance, soit due à Saint Paul. L'opposition fréquente qu'il fait, dans des contextes divers, entre l'enfant et l'adulte, favorise des transpositions abusives. Un christianisme adulte pour l'homme adulte, voilà qui a l'air très paulinien. En réalité, ce qu'on nous propose est très exactement le contraire de ce que propose Saint Paul.
A l'égard des Juifs, des Grecs et des Romains, hommes adultes s'il en fût par rapport aux enfants chrétiens, son langage est scandale ou folie. Depuis deux mille ans, il n'en a jamais été différemment.
Le caractère censément adulte de l'homme de 1964 n'est en réalité que puérilité, voire même infantilisme. Le *préjugé* et le *conditionnement* sont certainement les deux traits les plus marquants de l'esprit contemporain. Ils s'expliquent par l'enseignement reçu et par la nature de l'information quotidienne. L'homme de la rue se croit rationnel et scientifique, parce qu'il est élevé dans le culte de la Raison et de la Science. Ce n'est que son épiderme et son habit social qui sont rationnels et scientifiques. Lui, non.
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Le résultat, on le connaît. Jamais l'homme n'a été plus crédule et plus superstitieux que de nos jours. Il loge n'importe où ses instincts religieux comprimés.
On ne saurait plus croire, sans déchoir, à un Dieu créateur et provident. Mais croire aux tireuses de cartes, aux diseuses de bonnes aventures, aux fakirs, aux devins, à l'immense armée des charlatans, est normal. L'astrologie fleurit comme aux plus beaux âges. Et l'hebdomadaire qui n'aurait pas ses pages d'horoscope serait voué à la faillite.
Chaque fois qu'un *speaker* facétieux annonce une invasion de Martiens, des millions de terriens sont pris de panique.
Pour étayer la propagande athée, le camarade Titov annonce qu'il a scruté tous les recoins de la stratosphère et qu'il peut jurer que Dieu n'y est pas. C'est, paraît-il, un argument-massue pour l'homme adulte.
Mais il ne s'agit là que de phénomènes secondaires. Beaucoup plus caractéristiques sont les grands mouvements religieux qui secouent ou animent l'Occident. Le nazisme n'était-il pas une religion ? Il n'a duré que quelques années. Le communisme dure toujours et ne semble pas à la veille de disparaître. Or, qui refuserait de voir en lui une religion, avec ses dogmes, ses rites, ses prêtres et ses martyrs ? Religion de la Matière, mais religion. Religion de la Nature, religion de la Science, mais religion. Religion pour le peuple et religion pour les savants. Religion de l'homme de la rue et religion du professeur en Sorbonne. Religion qui présente tous les traits de toute religion et d'abord celui-ci : qu'elle se fonde sur l'irrationnel et l'invérifiable. En quoi l'eschatologie marxiste est-elle plus scientifique que l'eschatologie chrétienne ? Suffit-il du mot « Science » à la place du mot « Dieu » pour que la prophétie cesse d'être prophétie ? L'Homme nouveau de la Société sans l'État et sans Classes est-il moins « absurde » que l'Homme nouveau du Baptême et de la Grâce ? Le communiste est un croyant, comme le chrétien.
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Considérer que le caractère adulte de l'homme contemporain se manifeste par l'esprit scientifique est faire preuve de la plus parfaite absence d'esprit scientifique. Jamais, dans son rayonnement profond, l'humanité n'a été plus étrangère à tout ce que signifie l'esprit scientifique : observation, expérience, analyse, expérimentation, comparaison, mensuration, vérification, raisonnement, réflexion, etc. Certes, l'homme contemporain est scientifique *dans son travail --* à l'usine, au bureau, au laboratoire -- mais sorti de son travail, il ne l'est plus du tout. Il devient même curieusement anti-scientifique, comme s'il éprouvait le besoin de se défouler (ce que je suis tenté de croire). Il passe de la science à la non-science où à l'anti-science par le même phénomène qui le fait, citadin, se ruer à la campagne dès qu'il a trois jours de vacances. Besoin de changement d'air, pour l'esprit comme pour le corps.
Cependant l'habitude (on pourrait presque dire *l'habitus*) scientifique crée un comportement. De même que le citadin emporte en camping son transistor et mille gadgets du même genre, l'homme de l'usine emporte dans ses évasions de loisir certains réflexes de sa vie de travail. Sa précision millimétrique, sa règle à calculer, ses outils de fabrication, de dessin, de recherche, de contrôle vont l'accompagner dans ses rêves. Tout cet attirail ne sert évidemment à rien pour prendre un bain de soleil ou pêcher l'écrevisse. Mais il en a besoin. A moins que, par une rupture plus violente, il se fasse naturiste ou se plonge dans les paradis artificiels de quelque mysticisme extravagant.
Dans tous les cas, l'homme adulte du XX^e^ siècle se montre aussi enfant dans le domaine intellectuel et spirituel qu'il se montre adulte dans son métier.
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Lors donc qu'on parle d'un christianisme adulte pour l'homme adulte, on évoque un problème qui existe bien mais qu'on pose mal. Car il ne s'agit pas de hisser le christianisme au niveau de l'homme adulte, il ne s'agit pas d'adapter un christianisme enfant aux besoins de l'homme adulte, il s'agit bien plutôt de présenter le christianisme tel qu'il est à l'homme tel qu'il est. Ce qui suppose une triple démarche :
1°) Retrouver le christianisme dans sa pureté. -- Démarche qui est essentiellement religieuse, mais qui est aussi intellectuelle. Dans la mesure notamment où, sur le plan scientifique, le christianisme demeurerait en retard, il doit se mettre à jour.
2°) Montrer à l'homme contemporain que la Science a son domaine propre, lequel pour être vaste, est limité. Lui montrer qu'il obéit à des préjugés alors qu'il se croit scientifique. Revendiquer hautement le domaine du mystère et préciser nettement le sens et l'objet de la foi. Enseigner dans cette perspective.
3°) Trouver les modes apologétiques d'approche globale de l'homme contemporain, mais en y concédant le minimum, car se sont (à toute époque) les moins durables et les moins valables. (Autrement dit : ne se servir de la Science et de la Démocratie que le moins possible et avec la plus grande prudence, car on risque beaucoup plus, sur ce terrain, de fortifier l'adversaire que de le désarmer).
Chacun de ces trois points, dont le troisième est celui qui soulève le plus de difficultés appellerait de longs commentaires.
La Science et la Démocratie, confondues sous les espèces du progrès, sont devenues des dogmes. L'homme contemporain y donne sa foi, et se croit adulte de ce fait. Il croit ne plus croire en croyant à autre chose qu'à. Dieu. Il sourit de la foi en donnant sa foi à des systèmes de pensée qui nient la foi.
Cependant, ce qu'il y a de vrai dans la Science et dans les méthodes scientifiques, ce qu'il y a de vrai ou d'admissible dans certaines conceptions et certains aspects de la Démocratie rend malaisé le travail d'approche du chrétien.
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S'il conteste les dogmes, il a l'air de contester le contenu valable de la Science et de la Démocratie. S'il admet le contenu valable, il a l'air de confesser les dogmes. Il risque donc d'être continuellement en porte-à-faux. Il le risque d'autant plus que, nous l'avons dit, il a disputé trop longtemps à la Science et à certaines aspirations démocratiques un terrain qui n'appartenait pas à la religion. Il n'a donc pas seulement à trouver l'attitude exacte à tenir, il doit encore se faire pardonner une erreur d'attitude antérieure.
En théorie, tout cela est facile. On peut dire d'abord qu'il suffit au chrétien d'être parfaitement chrétien et que le reste importe peu. Ce n'est qu'à moitié vrai. Comme on ne peut pas espérer que tous les chrétiens seront des saints, et comme aussi bien il appartient aux chrétiens, sauf vocation exceptionnelle, d'être saints dans leur ordre normal d'activité, les problèmes demeurent. On l'a vu dès la naissance du christianisme. Tout de suite, il faut bâtir une théologie, affronter la philosophie, poser des règles d'apostolat, répondre à mille questions de morale concrète. Saint Paul ne fait que cela, et tous les autres avec lui et après lui. Donc, s'il est évident que l'Évangile est la source unique et la référence ultime en toute hypothèse et en toute occasion, il n'en est pas moins constant qu'une époque déterminée, un milieu déterminé, un climat intellectuel et social déterminé posent des problèmes particuliers appelant des solutions particulières.
Aujourd'hui donc, l'apôtre, le missionnaire, l'apologiste rencontre la Science et la Démocratie. S'il doit s'opposer à leurs dogmes, il peut avoir à composer avec les mentalités que ces dogmes engendrent chez la majorité de ses contemporains. Il compose, en effet ; et on est en droit de se demander si parfois il ne compose pas trop, ou si même il n'embrasse pas les dogmes.
Prenons des exemples.
Le premier qui vient à l'esprit est celui de Teilhard de Chardin. Il s'est voulu chrétien, homme de science, voué identiquement au Christ et au Monde. Son entreprise se solde à ce jour par d'apparents succès.
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Entre la religion et la science il a abattu mille murs et mille cloisons. Il a libéré les savants catholiques, les ingénieurs catholiques, les industriels catholiques de complexes d'infériorité et de gênes diverses qui les inhibaient dans leur activité professionnelle. Il apparaît comme le champion d'un christianisme renouvelé. Mais nombreux sont les théologiens, les philosophes, les intellectuels qui pensent que son œuvre constitue finalement une profession de foi non chrétienne. La confusion de ses idées et de son vocabulaire sauve peut-être le christianisme de certains ; peut-être aussi perd-elle le christianisme d'autres. Bienfaisant ou sans danger pour l'homme mûr, plongé dans l'action, dont les « blocages » religieux sont pratiquement d'ordre sociologique, il risque de nuire gravement aux jeunes intelligences en quête d'une vérité absolue dont elle attendent leur unité intérieure. S'il ne les déçoit pas, il les fixera peut-être en dehors du catholicisme.
Un autre exemple, plus certain, est celui des prêtres-ouvriers. Trop d'entre eux n'ont cru pouvoir embrasser la vie ouvrière qu'en embrassant l'idéologie communiste. Le résultat a été ce qu'on pouvait attendre. Leur foi religieuse a été absorbée ou corrompue par leur foi marxiste.
Exemple caractéristique encore : celui de l'évêque anglican John A.T. Robinson qui écrit son livre *Dieu sans Dieu* (*Honest to God*) dans le dessein exprès de rendre le christianisme acceptable à l'homme adulte. Il réduit pratiquement Dieu à la conscience et le christianisme à « l'amour inconditionnel ». L'accueil enthousiaste que connaît son livre peut lui donner le change. Mais si même il enregistre quelques conversions sincères, comment peut-il douter que, pour le plus grand nombre, il témoigne simplement de la fin de sa religion ?
Les cas de ce genre sont exceptionnels dans ce qu'ils ont de spectaculaire. Mais ils ne sont que la pointe extrême d'un état d'esprit généralisé. C'est cet état d'esprit qui est grave.
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33:85
Peut-on trouver une ligne de conduite d'apostolat sur le terrain de la Science et de la Politique ? Nous pensons qu'on le peut.
A l'égard de la science, une double démarche s'impose :
-- d'une part, distinguer inlassablement ce qui est du domaine de la science, de ce qui est du domaine de la foi et de la religion ;
-- d'autre part, appliquer les méthodes scientifiques dans tout ce qui en est justiciable au sein du christianisme.
Il s'agit là de propositions dont personne ne songerait à contester le bien-fondé. Mais il est certain que l'application n'en est pas simple, pour la bonne raison que les domaines de la science et de la foi se compénétrent bien plus intimement qu'il n'apparaît à première vue. La meilleure manière d'éviter que la science n'abuse de ses droits, c'est de l'attaquer dans son aspect dogmatique. Dès qu'elle sort du phénomène, la science se fait religion. Elle doit être, à cet égard, combattue inlassablement. Nous voyons ceux qui se réclament de la science confondre constamment le fait, l'hypothèse et le dogme. Cette confusion ne saurait être trop dénoncée. Elle est à l'origine de l'invasion marxiste. Or, à cet égard, le catholique est aussi bien armé contre le scientiste que celui-ci l'était naguère contre le catholique. Cent cinquante ans de scientisme permettent, en effet, de relever une inépuisable collection d'erreurs annoncées chaque fois par la science comme des vérités scientifiques et qui n'étaient que des hypothèses ou des dogmes que l'avenir devait continuellement démentir. (C'est l'immense faiblesse de Teilhard de vouloir confirmer la religion catholique par la religion scientiste. Cette apologétique se retourne à long terme contre la religion catholique, non sans avoir le défaut, à court terme, de donner une valeur qu'elle n'a pas à la religion scientiste).
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En ce qui concerne l'application des méthodes scientifiques à l'étude des faits justiciables de la science au sein du christianisme, elle est aussi nécessaire que délicate. On pense d'abord à l'exégèse et à l'histoire, où le terrain est déjà fortement déblayé. Mais il y a le terrain, infiniment plus dangereux, des sciences humaines, de la biologie à la sociologie, en passant par la psychologie. Ici, on pourrait dire, sommairement, que tout est question de jugement. Il faut connaître la science en tant que science ; il ne faut pas y croire en tant que religion. Le départ entre, d'un côté, faits observés et résultats acquis et, de l'autre côté, hypothèses et dogmes, doit être minutieux, et implacable.
Mais il n'y a pas seulement la distinction à faire entre les conclusions scientifiques et les affirmations dogmatiques. Il y a aussi la différence entre la réalité naturelle et la réalité surnaturelle, et même, plus subtile, la différence entre la transformation de la nature par la science et la transformation de la nature par la religion. A cet égard, il y a duel, et ce duel ne cessera jamais. Car il n'est pas entre le savant et le chrétien mais entre l'autorité de la Science et l'autorité de l'Église. La Science dit : « Tout m'appartient. J'ai en toute chose le critère du vrai et du faux. » L'Église dit : « J'ai le dépôt du vrai absolu et je peux trancher, en ceci ou cela, du vrai et du faux. » Deux Fois en présence. Notons que l'Église réserve sa décision à des domaines où la Science ne peut que nier, sans qu'il y ait conflit, puisque le dogme concerne des réalités extérieures au phénomène. Mais en dehors des affirmations dogmatiques, il y a les phénomènes, aux degrés innombrables, où l'Église dit la possibilité, ou la probabilité, ou la quasi-certitude du caractère surnaturel du phénomène -- par exemple, que telle guérison est miraculeuse, ou que la Sainte Vierge est apparue à Bernadette.
En fait, le conflit entre le naturel et le surnaturel serait extrêmement limité ou même inexistant si la foi scientifique et la foi religieuse n'avait spontanément tendance à modeler le monde dans tous ses aspects. C'est le propre de la foi d'être conquérante. Par une extension insensible, on passe du débat entre la Science et la Foi à l'opposition du Monde au Royaume de Dieu.
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C'est ce qui rend si difficiles les adaptations concrètes du christianisme. Autant la Science et son domaine lui sont réellement indifférents, autant il est sensible à leur expansion religieuse. Mais comment définir la frontière du scientifique au religieux ?
A l'égard de la Politique, les problèmes ne sont pas très différents. C'est-à-dire qu'il s'agit toujours, pour le christianisme, de distinguer les domaines et d'éviter de s'engager dans les institutions jusqu'à faire corps avec leurs principes, à moins d'arriver à convertir les principes eux-mêmes.
Sur ce sujet, on n'en finirait pas d'écrire. Aussi j'e préfère m'abstenir complètement.
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Mais, qu'il s'agisse de Science ou de Politique, il semble que toutes les difficultés de l'évangélisation viennent aujourd'hui de la notion même d'apologétique.
Qu'est-ce que l'apologétique ? J'ignore sa définition officielle. Les dictionnaires nous disent que c'est la partie de la théologie qui a pour but de défendre la religion chrétienne contre les attaques. Plus généralement c'est l'ensemble des arguments qui plaident en faveur de la religion, soit en réponse à des objections nettement formulées, soit en réponse à une certaine attente confuse où le doute et l'indécision paralysent toute démarche.
Le risque de l'apologétique c'est de s'insérer dans l'actualité. Puisqu'il s'agit de convaincre on se place au niveau de l'interlocuteur. Et puisque ce sont des arguments qu'on met en avant, on les choisit de nature à être compris. D'où deux inconvénients : l'apologétique se situe sur un terrain de rationalité qui n'est pas celui de la religion dans ce qu'elle a d'essentiel ; elle épouse la Mode, donc la précarité.
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Autrefois et naguère, ces inconvénients n'étaient pas énormes. L'esprit de foi l'emportait sur l'esprit de rationalité et l'actualité avait des allures d'éternité. Aujourd'hui, il en va autrement. Le rationalisme est une foi, et l'actualité se périme en dix ans.
L'apologétique du cinquième siècle valait pour le quinzième. L'apologétique de 1900 est ridicule en 1950. L'apologétique de 1950 est désuète en 1964 -- au point de vue scientifique, et au point de vue politique ou sociologique.
Alors, bien sûr, il faut encore de l'apologétique, il en faut toujours, mais il faut de plus en plus la ramener à l'essentiel.
Mieux, il faut la ramener à la vérité pure et simple.
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*La vérité*... C'est certainement ce dont l'homme contemporain, adulte ou non, a le plus besoin. Et c'est aussi probablement ce à quoi il aspire le plus.
Oui, il y a la Science, et il y a la technique. L'homme adulte s'en émerveille. Mais à force d'en voir le développement il finit par s'interroger à son sujet. Où va-t-elle ? Que signifie-t-elle ? Quelle réponse apporte-t-elle à la souffrance, au mal, à la mort, à la vie elle-même, dans sa signification ultime aussi bien que dans son déroulement quotidien ?
Oui, il y a la Démocratie, et tout ce qu'on en attend sur le plan de la justice, de la sécurité, du bien-être. Mais où est la Démocratie ? Et qu'est-ce que cette Démocratie qui s'appelle toujours Démocratie en 1938 en 1940, en 1945, en 1958, en 1964 -- en France, aux États-Unis, en U.R.S.S., en Chine, à Cuba, en Algérie, à Zanzibar ?
L'homme adulte se satisfait de ses fins de mois, de ses congés payés, de son logement, de sa voiture. Mais l'homme adulte se demande aussi s'il ne devient pas totalement abruti et si en dehors de tout ce qui l'entoure, l'assaille, le martèle, le pilonne, le façonne, il n'y a pas, tout de même, autre chose.
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Vouloir convertir l'homme adulte à l'aide des poisons dont il ne peut se priver mais dont il est dégoûté, c'est une méthode qui ne va pas loin. Qu'il faille un peu de cette homéopathie, sur les bords, c'est possible. Mais on en voit vite la limite.
Non, en fait d' « adultisme », tout cela n'est que de l'enfantillage. Ce qu'il faut apporter à l'homme contemporain, c'est la vérité, et rien d'autre.
Si l'incroyant, si l'indifférent fait un reproche au christianisme, ce n'est pas d'être vieux jeu, ou enfantin, c'est de lui proposer, en échange des puérilités du monde moderne, les mêmes puérilités baptisées à la sauce chrétienne. Et ce qu'il attend du christianisme, c'est tout simplement la vérité. Non pas du vieux opposé à du neuf, et non pas davantage du neuf chrétien opposé à du neuf païen ; mais de l'éternel opposé au contingent, de la vérité opposée à l'erreur, de l'esprit de vérité opposé à l'esprit de mensonge.
Le monde moderne étouffe de mensonge. On ne le convertira pas en saupoudrant ce mensonge de paillettes de vérité. Or c'est, malheureusement, l'habitude de l'apologétique chrétienne. Au point de vue religieux, c'est inadmissible. Au point de vue intellectuel, ce ne l'est pas moins, et c'est d'ailleurs incompréhensible tellement il est évident qu'une « défense » ou une présentation de la religion qui n'est qu'une entreprise de séduction ou un compromis avec les préjugés, est assurée de manquer son but. En fait, s'il y a tant de mensonge, d'opportunisme, de goût de se faire bien voir, dans les démarches catholiques de notre temps, c'est tout simplement parce que l'esprit de vérité fait trop défaut chez les catholiques. Ils ne mentent pas tant à autrui qu'ils se mentent à eux-mêmes. Ils ne savent plus très bien à quoi ils croient. Conscients de ce qui manque à l'incroyant ou à l'indifférent, ils se rendent compte des trésors dont ils demeurent les possesseurs, mais sensibles à l'assurance de l'interlocuteur ils ont l'impression d'avoir plus à recevoir de lui qu'à lui donner. Tout cela finit dans une immense confusion où s'évapore le christianisme.
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On le vérifie au niveau de l'homme de la rue. On le vérifie aussi, et plus cruellement, au niveau de l'intellectuel. Simone Weil a écrit là-dessus des pages qu'on ne saurait trop méditer (notamment dans « l'Enracinement », pp. 209-223). « L'esprit de vérité, dit-elle, est aujourd'hui presque absent et de la religion et de la science et de toute la pensée » (p. 221). Quiconque est honnête doit le confesser. La cause n'en est pas mystérieuse. C'est la technique moderne des moyens de communication, et c'est le dogme démocratique. On parle et on écrit pour tout le monde ; pour être compris par tout le monde ; pour flatter tout le monde.
Le remède ? Simone Weil l'indique c'est « de faire redescendre l'esprit de vérité parmi nous ; et d'abord dans la religion et la science ; ce qui implique qu'elles se réconcilient » (p. 221).
Mais c'est à la religion de faire les premiers pas, si je puis dire.
Lisons encore Simone Weil. « ...La merveille, dans le cas des mystiques et des saints, ce n'est pas qu'ils aient plus de vie, une vie plus intense que les autres, mais qu'en eux la vérité soit devenue de la vie. Dans ce monde-ci la vie, l'élan vital cher à Bergson, n'est que du mensonge, et la mort seule est vraie. Car la vie contraint à croire ce qu'on a besoin de croire pour vivre ; cette servitude a été érigée en doctrine sous le nom de pragmatisme ; et la philosophie de Bergson est une forme de pragmatisme. Mais les êtres qui malgré la chair et le sang ont franchi intérieurement une limite équivalente à la mort reçoivent par-delà une autre vie, qui n'est pas en premier lieu de la vie, qui est en premier lieu de la vérité. De la vérité devenue vivante. Vraie comme la mort et vivante comme la vie. Une vie, comme disent les contes de Grimm, blanche comme la neige et rouge comme le sang. C'est elle qui est le souffle de vérité, l'Esprit divin. » (pp. 211-212).
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Après tout, si Jésus a dit : « je suis la Voie, la Vérité et la Vie », on ne voit pas trop ce que peut signifier un christianisme pour l'homme adulte, sinon le christianisme lui-même indéfiniment ramené à lui-même, hors des chemins où il se serait égaré. Et on ne voit pas trop ce qu'on peut offrir à l'homme adulte de 1964 de plus adulte que l'Évangile, saint Paul, saint Augustin, saint Thomas et cent autres des vingt siècles que compte le christianisme.
...Ce qui fait que je dois signer un aveu de défaite. Car il me faut avouer que je n'ai pas su traiter mon sujet. Un plus savant que moi y réussira sans doute.
Louis SALLERON.
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### L'œuvre de Notre-Dame au Mesnil-Saint-Loup
par Henri CHARLIER
D. Minimus a parlé à plusieurs reprises dans cette revue même (numéros 26 et 27) de l'œuvre pastorale du Père Emmanuel au Mesnil St-Loup. Habitant la paroisse depuis trente-neuf ans, nous nous honorons de la lui avoir fait connaître et nous avons eu la joie de guider ses pas de l'église au presbytère, à l'école et... à notre atelier.
Aujourd'hui, comme habitant du lieu, nous voulons parler de ses besoins actuels et du caractère de l'apostolat qu'elle est appelée à faire. La paroisse n'est nullement, comme on serait tenté de le croire, une très ancienne paroisse qui, grâce à de saints prêtres, s'est conservée intacte depuis ses origines. (Elle s'est fondée autour d'un prieuré des Templiers.)
C'est au contraire une paroisse qui a subi toutes les misères de la Révolution. L'excellent curé qu'elle avait alors fut chassé, dépouillé, arrêté. Presque tous les habitants suivirent le prêtre assermenté qui lui succéda puis subirent la Terreur. Sur l'autel même de l'ancienne église, qui existe toujours, trôna une fille d'Estissac déguisée en déesse Raison. En 1820, à la mort de l'ancien curé revenu dans sa paroisse à l'époque du Concordat, le Mesnil tomba en binage pendant plus de vingt ans.
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L'un des curés qui desservaient le pays donna du scandale et apostasia. Enfin, quand le jeune abbé André y fut nommé curé, la paroisse « pauvre matériellement, était encore inférieure au point de vue religieux à d'autres du voisinage », disait un vicaire général.
C'est donc une paroisse convertie en plein XIX^e^ siècle. L'abbé André y fut nommé en 1849, à l'époque où Renan écrivait *L'avenir de la science.* Elle a supporté toutes les difficultés de la vie paysanne depuis le second Empire : l'exode rural ; la mévente des grains vers 1890 ; les difficultés pour une agriculture ruinée de s'outiller convenablement, puis la transformation économique dans laquelle les métiers individuels des petits bonnetiers (qui nourrissaient une partie de la population) furent remplacés, mais dans la ville, par les grands métiers des usines. La population était tombée d'environ quatre cents âmes à deux cent quatre-vingt lorsque nous vînmes nous installer au Mesnil. En même temps, l'école de l'État envoyait des instituteurs chargés de combattre la religion.
La population réagit en esprit de foi ; malgré sa pauvreté elle réussit à avoir une école libre ; elle trouva dans son sein même des institutrices dévouées. Elle réussit sa conversion économique, aidée en cela par le Père Emmanuel et par son successeur l'abbé Thiriot.
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Pour demeurer dans une société chrétienne, les jeunes gens adoptèrent la pauvreté... et le reste leur fut donné par surcroît. Ces fils de paysans prirent les métiers artisanaux qui sont nécessaires en société. Aujourd'hui le Mesnil St-Loup est pour les trois quarts une cité d'artisans et compte environ 400 habitants. Il s'y trouve 125 enfants d'âge scolaire, de 3 à 14 ans. C'est donc une société très vivante, qui au lieu de dépérir comme tant de communes rurales, est en progrès économique, et le principe de ce progrès est la foi, le désir de demeurer dans une société chrétienne. Il y a ici une douzaine de maisons neuves. Et on s'entraide fraternellement de profession à profession pour bâtir à moindres frais.
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On nous dit que le Père Emmanuel (l'abbé André) ne ferait plus comme il a fait. En son temps tout le monde assistait à la messe du dimanche ; il pouvait instruire. D'accord ; et on ne peut que louer les adresses qu'emploie un clergé zélé pour attirer à Dieu un peuple déchristianisé.
Mais la paroisse du Mesnil était moins bonne que ses voisines. Partout ailleurs aussi on assistait à la messe du Dimanche. Comment se fait-il que toutes soient tombées quasi à rien (dans la région) pendant qu'une seule montait dans la Foi, l'Espérance et la Charité ? Comment se fait-il qu'à part quelques-uns, tous ses confrères combattaient ou plaisantaient le Père Emmanuel ? Le propos commun dans le clergé était que les habitants du Mesnil avaient conservé la foi parce qu'ils étaient des dégénérés, qui se mariaient entre eux. Ce n'est pas un on dit, je l'ai entendu plus d'une fois, de mes propres oreilles. Qu'en est-il au vrai ? Comme partout à la campagne on cousine jusqu'à la septième ou huitième génération ; mais tout le monde évite la trop grande consanguinité. Mon grand-père et ma grand'mère maternels étaient cousins ; mon père et ma mère étaient cousins : je ne m'en porte pas plus mal.
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Dans tous les villages la vie de communauté, le voisinage, font que le cœur parle parfois très tôt, avant que la raison puisse intervenir. Mais il y a au Mesnil beaucoup de femmes étrangères au village, et un examen médical scolaire a déclaré la population enfantine très saine avec un nombre très faible de hernies par rapport à la moyenne qu'on observe généralement. Les muscles sont vigoureux.
En fait beaucoup de prêtres du temps du Père Emmanuel (sous le Concordat) se laissaient vivre. Ceux qui leur succédèrent cherchèrent des formes nouvelles d'apostolat qui réussirent selon la qualité de la prière qui s'y insérait. Le Père Emmanuel tablait sur la sanctification du dimanche. Seules la prière, la mortification, une instruction tournée vers le surnaturel attirent la grâce. Dieu ne demande pas un grand nombre de saints mais des hommes décidés à tout pour le devenir.
Au R.P. Maréchaux qui l'interrogeait sur sa méthode, le Père Emmanuel répondait : « Ma méthode ? C'est celle de saint Paul : *Je souffre tout pour les élus*. Je n'en ai point d'autre. » Ce qui nous fait penser qu'il n'en aurait point d'autre encore aujourd'hui. Avec un grand amour pour les âmes, il prenait pour lui-même d'abord tous les moyens que possède le sacerdoce chrétien de conserver aux âmes la grâce du baptême. Il y eut certainement en son temps, et depuis, chez ses confrères, dans l'instruction donnée aux fidèles, une sorte de retenue qui minimisait les vérités pour les rendre soi-disant plus accessibles et parce que « les paroissiens ne comprendraient pas ». C'était là, au fond, un manque de foi, c'était distinguer mal la grâce de la nature, c'était s'en méfier misérablement. La foi est un pur don. Elle vient par grâce. La valeur intellectuelle du sujet n'y est pour rien. Si donc les fidèles (ou infidèles) qui écoutent le prêtre ont reçu une grâce de conversion, ce qu'il leur faut, c'est la vérité pure de la foi ; seule elle peut répondre à ce que la grâce prépare en eux. Elle donnera soit un consentement, soit une inquiétude, Mais un fruit.
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Pour ceux qui ont négligé ou méprisé la grâce ou ne l'ont pas reçue, parlez-leur des ichtyosaures, des nébuleuses, du point oméga, donnez-leur des loisirs honnêtes, employez tous les procédés d'apologétique que vous voudrez, le résultat sera nul ; et pendant qu'on tient ces propos qu'on croit prudents, ceux qui ont reçu une grâce de foi resteront privés de la nourriture qui convient.
Le Père Emmanuel avait su mettre son labeur sous la protection de la Sainte Vierge. Il ne parlait pas de son œuvre mais de *l'œuvre de N.-D. de la Ste Espérance* au Mesnil St-Loup, c'est-à-dire *l'œuvre de Dieu.* D. Minimus a raconté l'histoire de l'intervention de la Sainte Vierge dans la vie paroissiale. La prière perpétuelle avec son invocation « *Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez-nous* » continue son œuvre de sanctification et grâce à Dieu nous avons un évêque qui aime, comprend et soutient cette œuvre de conversion.
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Quelle est la signification de cette paroisse exceptionnelle, et quels sont ses besoins ? Elle dit d'abord qu'on eût pu tout sauver au XIX^e^ siècle si on eût suivi le Père Emmanuel au lieu d'étouffer sa pensée et son action. Il faut croire que déjà le naturalisme avait envahi les esprits.
Elle dit ensuite que ce n'est pas la qualité de ses habitants ni de ses chefs qui l'a préservée, mais une protection constante, incroyable même dans les circonstances et dans le milieu où nous vivons. Cette paroisse est un modèle préservé de ce que la Sainte Vierge veut qu'on fasse. Rien ne réussira qui ne sera pas, je ne dis pas sur ce modèle exact, car chacun commencera comme il le pourra, mais dans cet esprit. La Paroisse d'Houville, au diocèse de Chartres, paroisse exemplaire, a été convertie par des phénomènes manifestement diaboliques, et l'esprit de pénitence s'en est suivi chez les habitants. Au Mesnil St-Loup la Très Sainte Vierge manifeste son rôle dans l'Église.
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Elle demeure l'instrument principal de la grâce de Dieu pour convertir les âmes ; elle est le modèle de l'obéissance au Saint-Esprit et de la collaboration avec le Christ. « Bienheureux ceux qui gardent ses voies ! »
Telle est la route où le Père Emmanuel a engagé sa paroisse. Il s'en est suivi l'établissement d'une petite société chrétienne, petite mais acceptant les principes éternels de la sainteté et préservée par grâce des erreurs naturalistes de notre temps.
L'exégèse moderne se met martel en tête pour savoir s'il y eut deux ou trois Isaïe. Il est infiniment plus important de savoir et de comprendre ce qui est dit par le texte, comment l'entendaient les Juifs et Notre-Seigneur lui-même.
C'est ce qui s'enseigne au Mesnil-St-Loup par les offices mêmes de l'Église qui sont un florilège de l'Écriture réuni par l'Esprit Saint. La grand'messe est la fête de la semaine, elle y est intégralement chantée en chant grégorien par les paroissiens eux-mêmes, et bien chantée. En aucun lieu du monde ils ne sauraient rien avoir d'aussi satisfaisant pour les yeux, pour les oreilles et pour l'esprit. Et ils y participent. Le chant des saints qui ont fondé nos églises en Orient et en Gaule a toujours les mêmes vertus. Il introduit dans la vie spirituelle authentique. Le chant, comme le langage plastique, est compris sans traduction dans le monde entier. Un même chant, unique dans l'Église universelle, est certainement le meilleur moyen humain d'y introduire un unique esprit. Sans traduction, il nous relie avec tous ceux qui le chantent et avec tous ceux dans le ciel qui l'ont créé ou chanté Le chant est l'art social par excellence ; lui seul obtient réellement l'unanimité d'une grande assemblée. Supprimer le chant grégorien serait couper le lien concret, sensible, sonore, en même temps que spirituel et intellectuel le plus complet qui nous relie aux premiers âges du christianisme. Après les sacrements bien entendu. Mais ceux qui ont supprimé cette liturgie ont aussitôt supprimé les sacrements.
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Avec tout cela, la paroisse est loin d'être parfaite, ce qui n'étonnera personne. Elle l'est même moins qu'il y a quarante ans. Elle a laissé des plumes dans les crises que la guerre, l'incompréhension de certains, les rapports plus étroits avec le monde extérieur, l'avilissement général des mœurs lui ont fait subir. Mais enfin elle fait depuis longtemps malgré la pauvreté, bien qu'il ne s'y trouve aucun riche, les sacrifices nécessaires à l'entretien du culte, et à celui d'une école chrétienne ; il n'y en a même pas d'autre. Elle est tout de même une petite société chrétienne, et décidée à le rester. Et son principe est uniquement la foi, non les idées de philosophie ou de sociologie naturelle que chacun peut avoir privément.
Or, devant les lois qui vont prolonger la scolarité et imposer le ramassage des enfants pour les mener au centre le plus proche, désireuse de préserver ses enfants et des mauvaises doctrines, et des dangers bien constatés de la mixité, d'accord avec l'autorité diocésaine, cette paroisse a décidé de construire une nouvelle école et de procéder au ramassage des enfants chrétiens des environs. Elle obéit en cela aux consignes du Saint-Siège et au droit imprescriptible, des parents chrétiens. Où veut-on voir enseignée ailleurs l'histoire de l'Église ? Elle n'est, dans l'école officielle, qu'un élément de l'histoire politique. Or l'histoire politique et sociale naturelle n'en est qu'une des bases. Priver les jeunes chrétiens de juger l'histoire du point de vue de la foi est absurde et scandaleux.
Bien entendu il a fallu de l'argent pour bâtir cette école. Il en faudra encore car rien n'est achevé. Il sera le bienvenu, mais cet appel n'est pas un appel d'argent. Le plus difficile sera de donner un enseignement digne de l'humanité, digne de notre temps, digne de l'Église. Il y a longtemps qu'existe en France une crise de l'enseignement, et toutes les réformes n'ont fait que l'aggraver. Et puisqu'il y aura au Mesnil au moins deux classes nouvelles, il s'agit d'innover, et d'accomplir nous-mêmes cette réforme intellectuelle et morale qui est de première nécessité. Ceux qui peuvent s'y intéresser trouveront dans mon livre *Culture, École, Métier* des commencements de solution.
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J'y indique que des enfants bien doués perdent leur temps à l'école primaire telle qu'elle est conçue, dès l'âge de onze ans ; la coupure entre le primaire et le secondaire est chose absurde ; non pour faire passer dans l'enseignement supérieur des jeunes gens (et des hommes) à l'esprit primaire, mais parce que les principes de ce qui fut l'enseignement secondaire peuvent être appliqués dès l'âge de raison et partout.
Il faut en outre que l'enseignement donné ici puisse satisfaire aux besoins d'une population d'agriculteurs et d'artisans. Nous offrons donc une place à un jeune homme, ou à un jeune ménage, qui aurait des idées ou des désirs, analogues aux nôtres et pourrait devenir le directeur de cette école. A d'autres aussi qui sont nécessaires. Il s'agit davantage d'une mission que d'une place ; mission qui consiste à donner à une petite société chrétienne moderne, un enseignement adapté à notre temps mais vivifié par l'Esprit. Tout est à faire en ce sens. Le savoir pédagogique, le savoir tout court ne sont que des éléments de cette construction nouvelle. Qui s'y intéresse écrive au R.P. Thomas d'Aquin, au Mesnil St-Loup, par Estissac, Aube. Et surtout qu'on vienne assister à la grand'messe du dimanche (elle est toujours à 10 h. 1/2) ; on se rendra compte ainsi du caractère de cette société, au courant de tous les progrès modernes dans l'agriculture et l'artisanat mais conservant ce qui a été le principe du christianisme en tous temps, sous tous les habits, et tous les climats.
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Le monde méditerranéen a été converti par de telles petites sociétés éparses comprenant parfois une seule maison où un esclave avait introduit la foi et y avait attiré ses maîtres.
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Ou bien le faubourg d'une petite ville abritant deux ou trois pauvres ménages, pauvres de biens, pauvres de savoir sinon Jésus Crucifié, mais prêts au martyre. Les païens qui les voyaient mourir dans l'amphithéâtre sous la dent des bêtes s'écriaient : « Comme ils s'aiment ! » Et les âmes droites voulaient connaître le secret de cette paix plus forte que le malheur, de ce bonheur que la souffrance et la mort n'atteignaient pas... Le Mesnil-St-Loup est une de ces sociétés élémentaires qui peuvent servir de modèle ou d'exemple pour en fonder d'autres. Avoir plus grands yeux que grand ventre ne vaut rien non plus dans l'apostolat. Mieux vaut fonder une société chrétienne qui soit simplement celle de notre rue mais où règnent la foi et ses œuvres, l'espérance et l'amour, que de viser trop loin, trop haut et manquer le but.
Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez-nous !
Henri CHARLIER.
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### Jeanne et notre France
par Dominique DAGUET
Ces paroles ont été prononcées le 8 mai lors d'une réunion préparatoire à la fête du 10. La réunion était organisée par l' « Association universelle des amis de Jeanne d'Arc » (B.P. 268.04 Paris) et présidée par le général Weygand et le colonel Rémy. Il m'a semblé qu'il eût été sans intérêt d'enlever à ce texte son caractère « oral » si je puis dire. Tant pis pour les redondances...
*D. D.*
Le 11 mai, on a inauguré à Caen la statue de Jeanne d'Arc ramenée d'Oran.
L'inauguration a eu lieu en l'absence des pouvoirs publics, de l'armée et des corps constitués.
Les corps constitués, l'armée et les pouvoirs publics n'avaient pas d'abord refusé leur présence ni leur concours ; mais les circonstances les amenèrent à se décommander.
Il est permis de penser, ou d'imaginer, que ces circonstances ne sont pas l'effet simplement du hasard ; que, les choses étant ce qu'elles sont, Jeanne d'Arc ne désirait point être accueillie par ceux-là ; et que son bon plaisir sut faire place nette.
J.M.
ON VOUS A DIT : réjouissez-vous, le monde est neuf encore, la terre change tous les jours. On vous a dit : voici le temps de l'homme, et voyez comme ces fleurs étranges qui poussent sous ses pas ont des couleurs et des pétales jamais vus. Chantez votre joie, le fleuve et les mers sont fleuves et mers d'un monde sans commune mesure avec l'ancien : voyez, la terre entière vibre d'un printemps jamais connu. On vous a dit : laissez ces contes d'hier, oubliez ces figures apprises dans l'histoire, et réjouissez-vous devant le monde, car l'homme lui-même est neuf, tout neuf, comme sorti d'une coquille dans laquelle n'étaient qu'étouffements et chaînes. On vous a dit, et cette fois le masque honteux de ces prophètes des lendemains qui chantent vous est apparu : les paroles passées ne sont que paroles d'enfants, oubliez les paroles des hommes de votre histoire ; l'homme est fait pour marcher en foule vers le soleil à son lever ; laissez derrière vous cette poussière des souvenirs et des vénérations.
50:85
Oui, vous avez entendu de ces paroles, tant de discours où l'on proclame absurde ce qui pour nous demeure l'essentiel.
Vous avez entendu de telles voix, puisque aujourd'hui ces voix sont celles qui paraissent les plus puissantes : elles vous ont dit ces mots pleins d'exaltations et de visions d'avenir : or, voici qu'il faut enfin s'apercevoir que l'on vous a demandé de renier vos morts et d'oublier la couleur de votre sang, que l'on vous a demandé de remplacer en votre âme la foi en Dieu par la religion du progrès humain. Or, les fêtes dont on a fait des songes devant vos yeux, ce ne sont que fêtes de parjures, cérémonies du mensonge. Eh ! bien, nous sommes ici ce soir pour vous dire d'autres paroles, sans doute moins enivrantes au premier son, sans doute plus gênantes à entendre, car plus exigeantes, porteuses de feu et de douleurs autant que de joie et de douceur : chargées qu'elles sont d'un poids trop lourd de souvenirs amers. Puisque ce soir il nous faut parler d'une jeune fille lumineuse dont nous gardons en notre cœur l'image rayonnante de force, de certitude, d'amour. Jeune fille venue en des heures sombres où notre pays fut au bord d'une mort honteuse, la mort par abandon, en des heures semblables peut-être à celles que nous vivons aujourd'hui, l'heure des lâches, des calculateurs, des fourbes, l'heure de ces hommes épris seulement de leur argent et de leur corps, l'heure des habiles, des égoïstes et des politiques lucifériens, l'heure obscure des partisans de Satan.
51:85
Oui, ces paroles sont dures à dire comme à entendre et ne peuvent éveiller en nous les mêmes mirages que celles des idéologues du Progrès humain, de la Science et de la Société des lendemains inconnus. Mais il faut bien quelquefois sortir notre tête de l'effroyable rumeur qui nous enserre et nous étouffe, au point que nous en oublions l'essentiel -- que nous sommes fils de Dieu, et qu'il n'est d'Espérance que par la Croix. C'est que donc nous voici décidés sans doute à dire et à proclamer et à crier par tous les champs de ce monde que nous ne sommes pas prêts à lâcher la main de Celui qu'en toute liberté nous avons reconnu comme notre Père, et que nous ne sommes pas prêts et que nous ne serons jamais prêts, la grâce décisive de Dieu ne nous faisant pas défaut, à nous laisser tromper, à nous laisser couvrir par la nuit de leur mensonge, à nous laisser prendre la seule lumière qui fait que la vie vaille la peine d'être vécue.
Et parmi nos frères humains, et parmi nos sœurs humaines, il y eut cette âme transparente, cette sûre et fidèle vierge, cette âme pure et enthousiaste vers qui nous tourner aujourd'hui en ces heures de péril et d'obscurité, afin de comprendre ce signe qu'elle fut, afin de suivre cet exemple qu'elle donna jusqu'aux flammes étrangement nécessaires de Rouen. Il y eut donc pour notre joie, voici déjà cinq siècles, une fille de force et de courage, notre sœur bien aimée, notre aînée admirable, qui vint à ce moment extrême de notre histoire où notre pays risquait de perdre son âme et son être, et ce faisant allait oublier la mission particulière dont il a été chargé dans la communauté des hommes.
Il est vrai, en ces temps de l'illusoire et du passager, de l'idolâtrie et du vacarme, en ce temps où le factice et le nouveau savent fasciner les esprits à ce point qu'ils en oublient la parole essentielle, il nous est bon, il nous est doux, il nous est même tout à fait indispensable de nous dire à voix haute ces mots de notre certitude, qui cependant est certainement faible, par instant aveuglée, et qu'il faut incessamment conforter. Ce que fait très bien la méditation de cette aventure d'il y a cinq siècles, dont la signification prodigieuse est inépuisable et toujours féconde, de cette aventure d'humilité et de sacrifice, de don total exprimé par les gestes de la joie la plus complète comme de la souffrance la plus sereinement acceptée.
52:85
ELLE AVAIT DIX-SEPT ANS : elle était une bergère et une jeune fille aimant son père et sa mère. Autant dire qu'elle était bien sage : et que son premier souci, après la prière à Dieu, où elle disait tout l'amour qui était en elle, tout l'amour par lequel elle était véritablement, comme tout homme, image de Dieu, que son premier souci était tout simplement de dire à son père humain et à sa mère humaine qu'elle les aimait et qu'elle leur serait toujours soumise et dévouée. Or, elle avait dix-sept ans -- et en ce temps-là, dix-sept ans c'était encore peu de choses -- elle avait juste l'âge où l'on commence à prendre au sérieux les responsabilités de la vie : et elle sut que l'heure de partir était venue. Sans étonnement trop marqué, elle sut que l'heure grave entre toutes était venue, que c'était son heure, l'heure de l'innocence et de la faiblesse, puisque tout autre moyen avait échoué. Il y avait urgence : la France était à ce point perdue, ce point d'agonie, que ce n'était que par la faiblesse d'une toute jeune fille qu'elle pouvait espérer le salut, que ce n'était que par l'ignorance du monde d'une toute jeune fille, l'inconcevable et pure confiance d'une, jeune fille perdue dans un univers de compromissions et de lâchetés qu'elle pouvait espérer retrouver le chemin d'une résurrection. Il fallait pour sortir notre pays de cette extrême honte l'extrême inexpérience d'une jeune fille si jeune qu'elle était à la fois merveilleusement pure et avisée, innocente et merveilleusement indulgente : à ce point d'abandon à la force ennemie, la France ne pouvait compter que sur la pauvre et sans malice faiblesse de Jeanne la Pucelle. Elle ne savait rien des ruses de ce monde, des combinaisons et des duplicités, des marchandages et des tractations, des combines et des tactiques, des alliances d'intérêts et des reniements non moins intéressés : elle ignorait tout de cette boue qui coule dans l'âme des puissants et des lâches au cœur de ces grandes guerres : mais au reste qu'avait-elle besoin de savoir, puisqu'elle ne venait que pour sauver sa patrie, cette terre sur laquelle vivait son peuple, son père, sa mère, sur laquelle se tenaient debout tant d'églises où prier, tant de maisons où vivre la vie humaine, tant de cimetières où penser aux morts : puisqu'elle ne venait que pour apporter espérance et joie à ce peuple dont elle était, peuple de petites gens, de travailleurs, de paysans, de moines, de maçons, toute sorte de personnes dont la guerre faisait un peuple de douleurs et de plaintes, un peuple dont la prière sourde vers Dieu réclamait ce secours qu'elle vit venir un jour sous les traits d'une fille sainte, inspirée de Dieu.
53:85
Il voyait venir l'innocence, auréolée de cette surnaturelle charité qu'elle donne : et ce fut l'heure du renouveau, le moment de la reprise en main des intérêts de notre nation. Et cette France à la veille de mourir sut qu'enfin la grâce de Dieu était venue et que le salut était, proche ; Jeanne le savait elle-même, puisque ses voix, ses chères voix, compagnes fidèles jusqu'à la mort, le lui avaient si bien dit : et Jeanne donc chevaucha hardiment, fragile et douce, comme un soldat plein de ressources et de forces, vers un devoir pour lequel tout lui fut demandé : les fatigues sans nombre, les blessures de l'âme et du corps, enfin la mort des criminels et des âmes damnées.
ELLE EST ÉTRANGE ET INEXPLICABLE cette aventure de notre sainte Pucelle, de notre héroïne toujours admirée : et invoquée : c'est qu'il y avait tant d'hommes de guerre, dont le métier est justement de chasser l'ennemi lorsqu'il vient trop près de nous ; c'est qu'il y avait tant d'hommes intelligents et instruits, tant de clercs dont le métier est de savoir la volonté de Dieu, le métier, si l'on peut dire, car enfin savoir la volonté de Dieu est encore une grâce ; il y avait tant de puissances qui peu à peu cependant laissaient tomber en des mains étrangères, et bientôt hérétiques, des provinces entières, tant de villes. Il y avait, mais tout cela était comme rien, toute cette puissance n'était que faiblesse et reniement. Il fallut cette jeune laïque, non instruite dans la théologie, qui savait seulement son Pater et son Credo et non les subtilités de l'école, pour remettre les choses en ordre, pour restaurer la nation dans l'ordre naturel et dans l'ordre surnaturel.
Il faut bien dire aussi, il y eut donc une fois une servante de Dieu pour remettre dans les affaires politiques un peu de ce sens de l'honneur, un peu de cet amour de la patrie, un peu de cet amour pour Dieu sans lesquels tout tombe en ruine ; et nous aimerions aujourd'hui voir se manifester encore dans notre pauvre pays la tendresse et la sollicitude de notre Père.
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Car enfin si Jeanne trouva dans les affaires de la France une grande désolation, qui pourrait dire que cette désolation ne règne plus cinq siècles après ? Pour ceux de mon âge, qui espérons malgré tout que l'œuvre de salut est possible, les signes qui nous ont été donnés ont surtout manifesté la puissance du mal, la perversité des hommes, l'égarement des intelligences prises, telles des alouettes, aux mirages de la divinité humaine.
C'EST QUE L'EFFONDREMENT, dans tous les ordres, est immense, et que le danger de ce qui vient ne l'est pas moins. A l'heure où nous devrions mobiliser nos forces, exercer nos muscles pour le jour où il faudra se battre, nos voix pour le jour où il faudra crier, notre cœur pour le jour où il faudra souffrir, que voyons-nous ? Des êtres de trouble et parmi eux des prêtres, agir dans l'Église comme le feraient des mineurs sous un rempart ; des hommes instruits se tourner vers l'incertitude et le mensonge, et dire que cette incertitude et ce mensonge, après tout, sont peut-être la certitude et la vérité. Et nous voyons des clercs aller les bras tendus vers ces hommes et leur donner l'accolade fraternelle, et leur dire qu'ils sont des hommes de lumière. Nous ne pouvons pas penser que notre Mère l'Église nous fera longtemps souffrir encore, et pourra encore longtemps nous désespérer lorsque notre voix se trouve étouffée simplement parce que nous disons, nous autres, oh ! certes, nous autres les mal armés, nous autres mal protégés derrière une certitude dite en peu de mots, lorsque nous disons le Christ, et seulement le Christ, le Christ d'une Incarnation misérable, le Christ d'une mort ignominieuse, et le Christ enfin de la lumineuse Résurrection, le Christ source de notre Espérance.
IL Y A AUTRE CHOSE, certes, et pour le dire, je vais devoir rappeler des souvenirs, faire venir en vous des images de mort et de sang : et le faire seulement est déjà insupportable. Il y avait l'essentielle mission de salut et d'aide que la France devait conduire dans ces pays dont elle avait pris la charge. Il y avait donc cette essentielle mission politique et humaine et chrétienne qui aurait dû être la nôtre et qui a été reniée avec le cynisme le plus violent ; les fruits aujourd'hui de ce reniement se nomment parjure, misère, égoïsme, orgueil, massacres, famines.
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Ainsi avions-nous pris la charge, par exemple, de ce pays qu'on appelle l'Algérie, terre de France depuis cent trente ans. Et comme les puissances liées à l'argent et à la tyrannie ont crié contre nous, nous avons abandonné l'œuvre capitale qui nous était fixée. Pour satisfaire aux désirs de l'argent et de la tyrannie, nous avons laissé faire le malheur -- tout un peuple ainsi fut déraciné, sorti de sa terre, jeté ailleurs, sur un sol dont le nom était le même que celui qu'ils avaient appris à aimer, pour lequel ils s'étaient battus : et ils furent reçus comme Lazare devant la maison du riche. Tout un peuple fut éloigné de sa terre, de ce qui fut sa patrie, le lieu naturel de son existence et de sa prière. Et pour que le péché fut irrémédiable, nous avons laissé réduire en cendres les traces séculaires de la vie de ce peuple sur la terre de son amour. Nous avons laissé saccager des villes, nous avons laissé des campagnes revenir au désert, nous avons laissé des églises servir de dépôts d'ordures, nous avons laissé labourer des cimetières.
Bien plus encore, notre reniement, nous l'avons augmenté de parjure : il y eut une grande part de ce peuple musulman, une très grande part, qui malgré nos hésitations, nos faiblesses, nos scrupules d'intellectuels, malgré notre faiblesse dans la décision, malgré cela, une grande part qui avait opté, qui nous avait choisi. Et alors nous avions juré, ne pouvant imaginer qu'était possible un tel malheur, ce qui advint, nous avions juré protection et assistance. Et nous avons laissé nos fidèles désarmés et nus devant les hordes rassasiées de haine, assoiffées de sang, de notre sang, et nous avons laissé faire des massacres de nos fidèles cette tache de sang est ineffaçable. Ils nous avaient dit frères, nous sommes avec vous, mais ne nous abandonnez pas. Nous sommes avec vous, sans vraiment savoir si vous ne nous abandonnerez pas. Ils firent cet acte de foi, bravant la mort. Et nous avons laissé faire, parce que ces choses disait-on étaient dans le sens de l'histoire. Mais pas dans le sens de la droiture, pas dans le sens de l'honneur, pas dans le sens de l'humain, pas dans le sens de l'amour. Alors qu'est-ce que ce sens de l'histoire qui ignore l'amour, l'humain, l'honneur et la droiture ? Qu'est-ce que ce sens de l'histoire qui voudrait nous faire accepter comme inévitable et juste, ordinaire et sans importance, le massacre de ceux qui le refusent ou le nient ? Ah ! certes, il ne sera pas compté à l'honneur de notre temps d'avoir cédé à de telles pauvretés, de s'être complu à de tels mensonges.
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De même il ne sera pas compté à l'honneur des hommes instruits de ce temps, à l'honneur des vrais responsables de ce temps, d'avoir tout fait, au nom de principes étranges et contraires à l'ordre naturel, d'avoir tout fait pour accélérer l'avènement de telles hontes. Et de même encore ne sera-t-il pas compté à l'honneur de certains clercs et de certains hommes de Dieu qui oubliant qu'ils avaient revêtu un vêtement d'amour n'ont pas craint de porter le fer et le feu contre les nôtres, oubliant ce que fit Jeanne d'Arc, chef de guerre, qui préférait tenir bien haut son étendard plutôt que de porter l'épée. Ah oui, il est douloureux d'avoir à dire qu'il y eut de ces hommes et de ces prêtres.
IL Y EN EUT, donc, et puissants, puisqu'ils triomphèrent de nous, et nous imposèrent l'abandon, c'est-à-dire qu'ils donnèrent licence au crime et à la vengeance. C'est pourquoi dans la suite nous avons, impuissants, dû contempler le martyre des nôtres, dû voir tant de cadavres des nôtres : et chacun était une condamnation contre nous, une preuve de notre crime. Les yeux arrachés des nôtres, les langues coupées de nos fidèles, les ventres crevés et remplis de cailloux de ceux qui avaient combattu à nos côtés afin de faire revenir sur leur terre la paix, la tranquille descente du soir sur les collines ; tant de fatigues pour eux, et d'espoirs aussi jusqu'au dernier jour, absurde, dément, mais espoir du bon sens, espoir des honnêtes gens, pour en arriver à ces chasses à l'homme dans les djebels, ces carnages tout près quelquefois des postes français : et nous avons dû regarder, impuissants, les fossés du bled comblés par les cadavres de nos fidèles : nos fidèles, envers lesquels nous avions engagé la parole de la France, l'honneur de la France. Mais la France n'avait plus de parole, mais la France n'avait plus d'honneur. Du moins la France officielle, la France exprimée, la France des palais et des parlements.
Maintenant que j'ai rappelé cette honte et ces souvenirs inépuisables et tragiques, comment m'arrêter et ne pas vous dire le déferlement de haine qu'a fait naître notre reniement ? Ah ! nous avons bien cru que cette lâcheté dernière était comme la mort de notre pays, comme le râle païen de la mort païenne de mon pays.
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Alors depuis ce temps, tandis que par notre patrie nous devrions être dans la joie et les œuvres de la joie -- celles qui auraient été possibles, là-bas, si tant d'imbéciles et de lâches, si tant d'hommes pleins de mépris en eux-mêmes pour ces gens des terres nord-africaines ne nous avaient enlevé les terres de nos futures moissons -- eh ! bien depuis ce temps notre pays nous est une lourde charge de douleurs.
ET COMME POUR MARQUER que rien n'est fini, que le chemin de l'abaissement est encore long, en a vu se précipiter sur des soldats et des jeunes gens désespérés -- il y avait de quoi -- des charges de police, et des procès et d'innombrables années de prison et des condamnations à mort. On a vu des jeunes gens de dix-huit ans emprisonnés neuf, dix mois de suite avant d'être jugés, emprisonnés et tenus au régime des prisonniers de droit commun, c'est-à-dire à un régime de honte et d'avilissement : et quand leur procès venait, ou bien ils étaient libérés, mais l'esprit détruit par ces incarcérations sordides, ces régimes odieux même pas dignes du nom de barbare, ou bien on les conservait pour des années et des années dans les mêmes geôles de l'ignoble revanche, la revanche du plus fort, du très puissant contre l'infortuné désespéré, contre le pauvre que l'on a voulu faire jurer. Et l'on a vu que l'humaine demande d'une petite réparation, d'une petite justice, d'un mot de pardon et d'excuse n'a même pas été écoutée et que cette libération, cette amnistie, réclamée enfin par l'Église de France, n'a pas même commencé à recevoir un début de réalisation ([^6]). Non, c'est toujours la même haine qui souffle sur notre pays, la même volonté inexorable de ne rien renier des crimes du passé.
Je tente ainsi un recensement rapide des œuvres de la haine : je n'aurai pas le temps de le faire comme il conviendrait, car une chose dite, cent autres se présentent : ainsi, la manière dont le peuple de France, à part d'admirables exceptions, -- parce qu'elles furent l'exception justement, -- a reçu sur le territoire dérisoirement appelé « l'hexagone » le million de réfugiés, le million d'exilés, venus ici, étonnamment, pour ne pas perdre ce dernier bien, ce nom qui dit toute une part de l'être, le nom de leur patrie.
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On a laissé un million de gens se débrouiller de leur malheur, et seuls quelques Français ont songé à leur porter le verre d'eau de la communion dans la souffrance. Même les prêtres n'ont pas trouvé dans l'Église l'accueil fraternel qui leur était dû. Certains qui avaient exercé des ministères dans de grandes villes se sont vus relégués dans des villages très isolés, très loin de leur paroisse naturelle, la paroisse de leurs exilés : il eût été cependant d'une stricte charité de leur permettre ces rencontres. Et il est intolérable, ainsi, qu'on l'on sépare le pauvre du pauvre. Car souffrir ensemble est plus aisé que, de porter seul le poids de tant de souvenirs, de morts, d'actes irréparables. D'autres se virent refuser dans des paroisses étranges jusqu'à l'autorisation de confesser, d'exercer un ministère. Mais par ces conduites scandaleuses, ces conduites de pharisiens, qui veut-on séduire, convertir, conduire au Christ ? Est-il même seulement question du Christ ?
VOILA POURQUOI nous réclamons que les fruits poussés derrière les chevauchées de Jeanne soient enfin connus et montrés, pourquoi nous voulons nous mettre à l'ombre de son étendard afin de faire comme elle, il y a cinq siècles, la double restauration de l'ordre, la restauration de l'ordre naturel dans le domaine de la politique et la restauration de l'ordre surnaturel dans les domaines de la foi. Ordre naturel et ordre surnaturel étant deux faces complémentaires, nous semble-t-il, de la volonté de Dieu. Et la manière dont Jeanne vécut sa mission montre bien que l'un ne peut aller sans l'autre.
Reims en effet suffisait en politique : Jeanne ayant permis au roi de retrouver sur la nation, sur le peuple enfin conscient de lui-même, cette autorité descendue de Dieu. Si donc cette restauration de l'ordre politique avait été suffisante, Rouen serait pour nous un scandale inexplicable, un supplice de honte, une ineffaçable injustice, comme seraient pour nous inexplicables, infécondes, les souffrances si pesantes de tant des nôtres. Mais les flammes qui consumèrent le corps béni de la Pucelle, il est vrai, brillèrent afin d'allumer des foyers d'un autre ordre, les foyers de l'amour de Dieu, les foyers d'une vie chrétienne renouvelée, ardente et missionnaire.
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S'il n'y avait eu cette lumière triste, cet envol de colombe du Milieu des flammes, peut-être que le destin de l'Église de France eût connu d'autres détours, peut-être que le visage de l'Église eût connu moins de beauté.
Et puisque furent ainsi liées deux restaurations que des voix de trouble s'acharnent à nous dire séparées, puisque furent liées cette restauration de l'ordre naturel dans la patrie et cette restauration de l'ordre surnaturel dans la même patrie afin qu'un témoignage fût porté à l'univers entier, c'est qu'aujourd'hui nous pouvons sans aucun doute, sans aucune hésitation, marcher dans la voie que nous montre en son aventure d'histoire la bergère de Domremy, la guerrière d'Orléans, la triomphatrice de Reims, la petite vierge brûlée de la Place du Marché. Et ce n'est que dans cette perspective, que nous pouvons regarder nos morts, nos prisonniers et nos condamnés : tant de souffrances ne peuvent être vaines, tant de larmes ne peuvent être stériles. Jeanne à Reims donne au Roi tout ce qui lui est dû ; à Rouen, il s'agit de donner à Dieu afin de rappeler au peuple de France la Croix du Christ, dont il a pour mission de garder la vérité, et de la répandre. Nous ne pouvons pas croire qu'une telle mission puisse être reniée, quand tant de souffrances ont ainsi rendu plus proches du Christ une telle foule de nos compatriotes.
Dominique DAGUET.
#### Post-scriptum
Il n'est peut-être pas inutile d'apporter quelques précisions sur ce qui se passe dans les prisons, précisions qui permettent de se rendre compte que les paroles dites ne sont en rien excessives et que la simple exigence de l'Église de France est fondée :
-- Des aveux passés sous la contrainte, une contrainte nettement établie, ont été maintes fois retenus par les tribunaux contre les accusés. Ainsi, Yan Ziano fut condamné à dix ans de réclusion criminelle par la Cour de Sûreté de l'État sur ses aveux passés à la caserne des Tagarins à Alger : la « garde à vue » -- qui est une pratique scandaleuse quoique légale -- se prolongea durant trente neuf jours au lieu de quinze légaux.
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A l'audience, le commissaire Bardou, le juge d'instruction Connen Bernard tentèrent de minimiser les faits : ils ne firent que se confondre, tandis que le professeur Charles, appelé à la barre comme témoin, affirmait : « Cette fracture de la charnière dorsolombaire était si courante que nous l'appelions le syndrome des Tagarins ». Le cas de Ziano est connu : la déclaration du professeur Charles atteste que son cas fut loin d'être unique. Une amnistie juste devra tenir compte de ces cas et réparer, autant qu'il sera possible, mais d'une façon éclatante, l'injustice éclatante dont ils furent les victimes.
En février 1962, quatorze jeunes mineurs furent arrêtés. Aucun n'avait versé de sang. Tous cependant furent chargés de peines inconcevables par des juges dont plusieurs étaient pères de famille. Ajoutons qu'ils furent chargés plus lourdement que ne le furent des généraux responsables. Ainsi, Patrick Edel, 18 ans, fut condamné à vingt ans de réclusion criminelle ainsi que Francis Cheilan, 19 ans, et Yves Tissandier, 22 ans ; Alain Cheilan, 20 ans, fut condamné à quinze ans de réclusion criminelle, tandis que Xavier Buisson 20 ans, Jacques Gretha, 19 ans, André Marchand, 19 ans, Christian Mirakian, 19 ans, furent condamnés à sept ans de prison. Didier Gonsolain, 19 ans, Jeah-François de Montjoux, 19 ans, et Roger Villareal, 20 ans, « ne » furent condamnés « qu'à » cinq ans de réclusion criminelle. Mais il faut encore préciser l'effet de cet emprisonnement sur ces organismes : Alain Cheilan, qui mesure 1 m. 78, ne pesait plus en septembre 1963 que cinquante cinq kilos. Les deux frères Cheilan, Villareal et Michel Toutvent, un autre détenu, sont restés à quatre pendant six mois dans la cellule de la 12^e^ division de la Santé, c'est-à-dire dans une cellule de condamné à mort. Aucune amnistie ne pourra effacer le tort porté à ces jeunes gens. A tous les jeunes gens ainsi emprisonnés. Et une juste amnistie devra tenir compte de telles pratiques pour tâcher, cependant, de réparer. Il est ainsi des cas où la seule libération ne suffit pas pour la Justice.
-- Les quelques deux mille personnes actuellement détenues pour raison politique, à part une centaine de « privilégiés » sont assimilées à des prisonniers de droit commun. Moins bien traitées encore que des prisonniers de droit commun. Ainsi à Fresnes, aux petites Baumettes à Marseille, en d'autres prisons...
-- Quatre jeunes gens furent un jour arrêtés : on les conduisit, les pieds et les mains enchaînés comme au temps de barbarie, à la Centrale de Melun. On les laissa plusieurs mois dans des cachots désaffectés, que l'on jugeait insalubres pour des condamnés de droit commun -- mais il ne s'agissait que de jeunes gens, désespérés par leur patrie. Ces cachots n'avaient ni eau ni installation sanitaire. De minuscules lucarnes distribuaient un faible jour. On en vint à les juger : et les juges estimèrent leur cas si peu grave qu'ils bénéficièrent tous du sursis. Mais le jeune Alain Lafitte, de Paris, qui fut ainsi « retenu » dix-sept mois préventivement ne pesait plus que cinquante quatre kilogs en sortant : on pouvait croire à un réchappé de quelque camp nazi.
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-- Des prisonniers politiques malades n'ont pu obtenir d'être évacués vers des infirmeries, des hôpitaux. L'un d'eux, le Commandant Casatis, héros de la Résistance, mourut dans l'ambulance qui venait enfin le chercher, après un jour d'attente vaine et mortelle, après treize mois de détention préventive ([^7]). Ainsi, le lieutenant Lecue, grand mutilé de guerre, qu'une hémiplégie rend incapable de se suffire à lui-même, incarcéré dès 1961.
-- Il existe, à l'intérieur des prisons françaises traditionnelles, et je dis bien des prisons françaises, un système de répression qu'utilisaient fort les nazis : il consiste en un isolement dans des cellules particulièrement insalubres, dont l'insalubrité est entretenue par des hommes qui prétendent agir au nom de la civilisation. Dans ces cellules on laisse croupir des hommes avec une nourriture insuffisante et sans couverture. Dans ces cellules, la vermine est maîtresse, il n'y a pas de jour, d'installations sanitaires : le sol y est en terre battue. Ces lieux se nomment « mitard ». Il est courant qu'un condamné y fasse des séjours de quinze jours, suivis de cinq à l'infirmerie. Si la « peine » du « puni » n'est pas finie, il recommence aussitôt.
-- On a parlé de mesures de grâce : ces grâces furent surtout des grâces de cynique. Six cents détenus environ pouvaient bénéficier de la liberté conditionnelle depuis déjà plusieurs mois, tandis que deux cents d'entre eux ont été « libérés » à la veille même de l'expiration de leur peine. Parmi les libérés se trouvaient des jeunes gens qui n'avaient pas effectué leur service militaire, ou étaient en train de l'effectuer quand ils furent arrêtés. Dès la levée d'écrou, ils furent remis à l'autorité militaire et placés dans des unités disciplinaires. Dans lesquelles « on » devait les « surveiller ».
-- Il faut encore s'interroger sur les raisons spéciales qui motivent les traitements considérablement plus durs qu'ailleurs que l'on fait subir aux prisonniers politiques dans les prisons suivantes : les Baumettes, à Marseille ; les Privas, à Valence ; à Caen ; en Alsace surtout, dans la prison de Eisenheim ?
-- Il y a encore le problème des aumôniers et de leur rôle : il est pénible de devoir dire que certains aumôniers oublient à la porte des prisons la compréhension et la charité que l'on attend d'eux. Il n'entre pas dans leurs attributions de contribuer à la vengeance du pouvoir. Que dans certaines prisons, le ministère des aumôniers est gêné par l'administration. Citons l'incident de Fresnes où les aumôniers s'opposèrent au désir des détenus d'entendre une messe célébrée plus particulièrement sous le vocable de Saint-Michel.
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Citons aussi le fait que l'aumônier de la Santé au quartier haut n'est pas autorisé à se rendre dans les cellules des détenus ou à les recevoir dans un lieu réservé. Ces pratiques elles aussi sont scandaleuses, comme la prédilection marquée par des aumôniers pour les détenus progressistes -- en très petit nombre. Les autres détenus n'éprouveraient-ils pas les mêmes souffrances ? La détention serait-elle plus pénible à gauche qu'à droite, du côté des internationaux que du côté des nations désespérés ? Enfin l'amour du Christ n'est-il réservé qu'à une seule espèce de chrétiens ?
-- Je voudrais conclure ces notes en citant tout d'abord un éditorial de La Nation Française (29 janvier 1964) : « Daniel Berdah, orphelin de père, âgé de seize ans, rentrait de l'école, un jour de guerre civile, accompagné de sa mère et d'une cousine de son âge. Une grenade est lancée, la fillette est rendue totalement aveugle. Le gamin, révolté, choisit la résistance, non la vengeance. Arrêté, transféré à Fresnes, il est condamné à quatre ans de prison. Il a fait la moitié de sa peine et se trouve au sinistre camp de Thol. Or le chef de l'État, ou ses trieurs de grâce, ne l'ont pas inscrit dans les derniers trains miséricordieux. Orphelin, seize ans, pied noir, parent de victime du F.L.N., cela ne suffit pas, sans doute. Il y a là quelque honte... »
Et ensuite ce texte de Mgr Rhodain, aumônier général des prisons, dans *Message*, organe du Secours Catholique :
« A tous ceux qui écartent ce mot (amnistie) comme un terme « gênant », l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques vient de répondre avec éclat en plaçant ce mot d'amnistie sur le tapis de l'actualité. Et elle ne le dépose pas sur un coin obscur de ce tapis. Elle réclame une « large » amnistie. Et elle en dessine le relief : « Un acte de solidarité et de réconciliation nationales ».
« Le parlement n'a pas osé abordé la question. L'Église de France la pose, cette question.
« Imaginez que l'Église d'Espagne ou celle de Pologne ou celle de Cuba pose avec autant d'éclat une question pareille : tous les journaux français, en titres énormes, ameuteraient l'opinion : «* A Cuba* (*ou en Espagne*), *que va répondre le gouvernement à l'Église ? *»
« En France nous sommes plus discrets... »
Oui, en France nous sommes plus discrets : tellement que le gouvernement ignore qu'il y a une Église de France. Mais il n'y a pas que lui à être discret.
-- Alors « jusques à quand » oui, ce règne de la haine, ce règne du mensonge, ce règne du silence et de l'hypocrisie, ce règne, ignoble, de la vengeance du puissant et du riche sur le pauvre ? Du vainqueur sur le vaincu ?
D. D.
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### Nous resterons syndicalistes chrétiens
par Henri MECK
Henri Meck, député M.R.P., Maire de Molsheim, ancien vice-président de la C.F.T.C., président d'honneur des Syndicats chrétiens d'Alsace, nous adresse l'article que l'on va lire, accompagné de la lettre suivante :
« Monsieur le Rédacteur en chef,
« J'estime de mon devoir de donner une réponse à M. Folliet pour ce qui concerne sa brochure sur le problème du sigle de la C.F.T.C, exposé qu'il a répandu à travers toute la France et qui notamment fut envoyé à tous nos journaux quotidiens, hebdomadaires et périodiques.
Vous ne pourrez peut-être pas publier cet article en entier, mais je vous prie d'en donner tout au moins des extraits, notamment en ce qui concerne les parties positives de l'article... »
Bien entendu, nous publions le texte intégral de l'article d'Henri Meck.
LE DIRECTEUR de la *Chronique Sociale de France* vient de publier une petite brochure intitulée : « RÉFLEXIONS A PROPOS DE L'ÉVOLUTION DE LA C.F.T.C. » Bien que M. Folliet affirme qu'il ne veuille pas prendre position, ses explications sont claires et nettes, il conseille aux syndicalistes chrétiens ce qu'il appelle une sécularisation dans l'espoir de voir l'actuelle C.F.T.C., dévirilisée, devenir « la centrale majoritaire » en France.
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Toute la question est de savoir si les innombrables ouvriers, employés qui ont sacrifié le meilleur de leur force intellectuelle et physique pendant toute leur vie au syndicalisme chrétien, uniquement parce qu'ils étaient guidés par l'attachement à l'idéal chrétien social, seront prêts à rester dans une maison qui ne sera plus la leur.
Quant à moi, il n'y a pas de doute possible. Ancien secrétaire général et président des syndicats chrétiens d'Alsace et de Lorraine et président de la Fédération Internationale des Syndicats Chrétiens des Mineurs, toujours président d'honneur de l'Union Régionale de cette C.F.T.C. d'Alsace que « France-Observateur » a intitulé un jour comme « organisation puissante, mais réactionnaire », je tiendrai parole. N'ai-je pas déclaré il y a quelques années, en même temps que Gaston Tessier, au Congrès des journalistes C.F.T.C. à Strasbourg : « Si l'on déchristianisait un jour notre C.F.T.C., nous en fonderions une nouvelle. » Et je suis sûr d'avance que je ne resterai pas seul.
Grâce à un travail audacieux et persévérant, l'équipe de « Reconstruction », à l'œuvre depuis bientôt vingt ans, a réussi à noyauter la C.F.T.C. -- Je fus consterné lorsqu'au congrès de la C.F.T.C., il y a à peu près trente ans, le Président Jules Zirnheld nous a mis en garde contre le danger d'un noyautage communiste qui pourrait se réaliser à l'intérieur des syndicats chrétiens. Ce jour-là, Jules Zirnheld ne comptait pas avec la possibilité d'un travail de cellule d'autres éléments de gauche : socialistes, P.S. U., et tendances analogues. Aujourd'hui c'est chose faite. La minorité de 1945 à 1963 a eu un jeu facile en présence de dirigeants majoritaires qui, intellectuellement invertébrés, ne cherchaient qu'une planche de salut, se tirer d'affaire par des manipulations diplomatiques, des compromis. Ils se faisaient forts de canaliser le mouvement minoritaire. Je leur ai prédit : Vous serez emportés par le flot de la canalisation dans le tout à l'égout. Aujourd'hui nous y sommes.
Que dire de ce fils spirituel de Gaston Tessier, haut dignitaire international du syndicalisme chrétien qui s'est courageusement abstenu lors du dernier vote. Le rencontrant ces jours derniers, je lui ai dit bonjour et au revoir par le mot historique adressé à Poincaré député débutant « Jeune homme, courez vous abstenir. »
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Dans les instituts de formation, qu'il conviendrait d'appeler plutôt écoles de déformation depuis presque vingt ans, on a fait le nécessaire. Ces éléments dits de gauche qui s'affirment anticléricaux ont accepté allègrement le concours de certains ecclésiastiques. J'entends encore Gaston Tessier, lors de notre suprême rencontre, répéter cette phrase : « Des soutanes de toutes couleurs se mettent à l'œuvre pour jeter le désarroi dans les rangs de nos militants. » Loin de moi la pensée de généraliser. La grande majorité du clergé n'est pas mise en cause.
M. Folliet, dans sa brochure, met en avant l'encyclique « Pacem in Terris », pour suggérer à nous autres de changer d'orientation. M. Folliet, en particulier, et sa Chronique Sociale en général, ne fut pas toujours si fidèle aux encycliques. Je me rappelle une contradiction que j'ai portée contre lui lors d'une conférence faite devant les intellectuels chrétiens sociaux à Strasbourg où un soir j'ai quitté ma clinique et à force de croquer des dragées de trinitrine, je lui ai prouvé (toute une documentation à l'appui) qu'il n'avait rien fait pour informer les lecteurs de la Chronique Sociale des encycliques traitant du communisme. J'attends que M. Folliet m'explique si les directives pontificales données au sujet du communisme sont encore valables ou si elles sont abrogées par « Pacem in Terris ». Dans tous les cas, pour M. Folliet elles n'ont jamais existé. A Strasbourg, ce soir de novembre 1956, quelques jours après l'oppression de la révolte hongroise par Souslov, M. Folliet me donna comme seule réponse : « M. Meck a raison dans une large mesure ».
Pour ne pas abuser de la patience de mes lecteurs, il m'est impossible de répondre à tous les arguments développés par M. Folliet dans sa brochure de seize pages. Il mentionne que ceux qui veulent rebaptiser la C.F.T.C. songent à s'orienter vers un socialisme démocratique. Cela me rajeunit. J'ai connu la Sociale Démocratie allemande du temps où l'Abbé Wetterlé l'appelait quotidiennement la « Kaiserliche Sozial Demokratie ». Elle était farouchement anticléricale, voire antichrétienne. Aujourd'hui, le parti social démocratique de la République Fédérale Allemande sollicite des audiences privées auprès du Souverain Pontife, organise des échanges de vues avec les représentants des églises protestantes, prend des contacts avec des évêques, et s'est donné un programme qui a jeté hors bord tout ce qu'en anticléricalisme suranné \[*sic*\] faisait le charme de ce parti de Bebel à Scheidemann.
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Par cette volte-face, indirectement la position traditionnelle prise par nous autres, ouvriers chrétiens, est plus que justifiée. Devrions-nous donc choisir ce moment-là pour hisser le drapeau blanc ? Pour qui nous prend-on ?
L'Europe naissante a un besoin impérieux de la collaboration d'un mouvement ouvrier chrétien. Pendant toute ma vie, j'ai lutté pour l'Europe. Notre Internationale des Mineurs chrétiens dès 1921 a demandé une gestion commune des Charbonnages de tous les pays européens et la synchronisation de la législation sociale dans les différents pays. La première de ces revendications est réalisée par le plan Schuman, la C.E.C.A., et puisque nous avons eu raison, pourquoi alors mettre notre drapeau honteusement en poche ?
Encore une fois, pour qui nous prend-t-on ?
Il y a maintenant assez de manœuvres ! Je n'en cite qu'une seule. Le XV^e^ Congrès National des Syndicats des Fonctionnaires des Préfectures (C.F.T.C.) en juin 1963, a décidé par 1.028 voix contre 40, avec 56 abstentions, que cette organisation se prononcerait pour le maintien du mot chrétien dans le sigle de la C.F.T.C. Ce résultat fut publié en mai 1964 et, entre temps, le représentant de la Fédération a voté pour la suppression du « C ». Tableau !
Je veux m'arrêter pour aujourd'hui, quitte à reprendre cette conversation dans un prochain article.
Dans tous les cas, je suis convaincu que les membres de la C.F.T.C., les éléments de la « base », ce mot affreux du vocabulaire néo-syndicaliste, pensent en grande majorité comme moi et, dans tous les cas, autrement que certains militants qui détiennent les pouvoirs de vote et qui agissent en toute bonne foi, déformés par ceux qui auraient dû les former. Que ces camarades décident ce qu'ils voudront La majorité des ouvriers et des employés rejoindront les rangs de ceux qui grouperont une nouvelle confédération syndicale chrétienne à condition qu'il y ait suffisamment de militants pour prendre en mains l'organisation de cette centrale à créer.
Non, le syndicalisme chrétien ne capitulera pas !
Henri MECK.
67:85
Le Bureau de l'Union Régionale de Franche-Comté de la C.F.T.C. a critiqué l'attitude de S.E. Mgr *l'Archevêque de Besançon* qui, dans la « Vie Catholique » s'était prononcé *pour le maintien du mot* « *chrétien* » dans le sigle de la C.F.T.C. -- L'Union Régionale parle d'une ingérence inadmissible.
Je m'étonne quelque peu de ce que l'Union Régionale de Franche-Comté ne désapprouve pas *en même* temps une autre ingérence cléricale, celle du Chef des Semaines Sociales de France, M. Joseph FOLLIET, qui a fourni à toute la presse française un article de propagande préfabriqué pour sa brochure, qui sous l'apparence d'une attitude de Ponce-Pilate, pratiquement favorise ce qu'il appelle *la* « *sécularisation* » *de la C.F.T.C.*
Lorsque nous autres syndicalistes alsaciens, nous nous sommes rencontrés avec nos amis francs-comtois aux premiers congrès de la C.F.T.C., il y a maintenant 45 et 40 ans, nous ne nous sentions *nullement*, ni les uns ni les autres, *soumis à je ne sais quelle tutelle cléricale*. Nous fûmes des syndicalistes libres et indépendants, attachés aux principes sociaux du christianisme, mais refusant nettement une confessionnalisation de notre mouvement.
Mais, lorsque je prends à présent connaissance de la protestation de l'Union Régionale de Franche-Comté, il est de mon devoir de protester à mon tour *contre l'ingérence cléricale inadmissible* qui s'est manifestée notamment auprès de *certains syndicats C.F.T.C. du Haut-Rhin. Des soutanes de toutes couleurs* ont fait valoir leur influence afin que ces sections se prononcent *pour la suppression du mot* « *chrétien* » dans le sigle de la C.F.T.C.
Si nos voisins bisontins veulent avoir des noms, je peux les leur donner.
C'est du reste un fait archi-connu que *certains abbés des mouvements spécialisés d'ouvriers catholiques,* depuis des années, *se donnent un mal inouï* pour contribuer à la *nouvelle évolution* de la C.F.T.C. tendant à *supprimer le* 2^e^ « C ».
Pourquoi cette *attitude hypocrite* contre le seul Archevêque de Besançon, alors qu'il faudrait flétrir en premier lieu des ingérences cléricales qui se font valoir ouvertement depuis de longues années dans le sens d'une déchristianisation de notre centrale syndicale ?
Non, et il faut le souligner, les gens qui *avec allégresse acceptent depuis 15 ans l'appui de certains membres du clergé régulier et séculier* pour faire de la minorité de la C.F.T.C. une majorité, *sont les derniers* qui soient fondés à s'élever contre une ingérence cléricale faite en faveur de la dénomination de la C.F.T.C.
H. M.
68:85
### Impasses idéologiques et avenir agricole en Asie
par Thomas MOLNAR
Thomas Molnar rentre d'un voyage d'études d'une année dans divers pays d'Afrique et d'Asie. Il nous a parlé, dans notre numéro précédent, de ce qu'il a vu en Afrique.
L'IMPRESSION DU VOYAGEUR qui entreprend sa tournée asiatique après quatre mois en Afrique est qu'il a quitté un continuent en effervescence pour entrer dans la quiétude. La terre mystérieuse, si c'est bien le mot, est aujourd'hui le continent arabo-noir, tandis qu'en Asie on sent une sorte d'épuisement comme si l'histoire y était passée sans vouloir y retourner.
Il y a deux raisons à cela : l'Arabe, et surtout le Noir, sont des êtres humains que l'homme occidental n'arrivera peut-être jamais à comprendre. Pendant l'ère de la colonisation le maître ne s'intéressait guère à la psychologie de son serviteur ou de son subordonné ; le résultat peut-être le plus important de la décolonisation n'est pas l'émancipation politique et économique de l'Africain mais le fait que l'homme blanc se penche maintenant avec un intérêt passionné (et, avouons-le, angoissé) sur les secrets et méandres de la mentalité noire.
69:85
De l'autre côté, l'Asiatique ne présente pas, le même intérêt ; on s'y était depuis longtemps habitué, il est considéré (le Chinois, le Japonais surtout) comme l'égal du Blanc, parfois même supérieur à lui. Depuis le XVIII^e^ siècle on vante ses vastes empires, sa civilisation, ses mœurs. Depuis Alexandre, l'Asie attire l'Occidental comme l'ancêtre attire les jeunes générations.
L'autre raison est que le départ de l'homme blanc n'a pas laissé le même vide en Asie qu'en Afrique. Dans ce dernier cas nous nous trouvons devant l'énigme de l'avenir : tout est possible en Afrique ainsi que le contraire de tout ce qu'on peut en ce moment imaginer. La matière historique y est à l'état brut. En Asie, par contre, le départ des Occidentaux signifie que les anciens empires se reconstituent, les peuples reprennent leurs habitudes (si tant est qu'ils y avaient renoncé), les rivalités millénaires réapparaissent.
Et cependant les choses ne seront plus jamais les mêmes après que la présence des Occidentaux ait fertilisé le sol et semé de nouvelles idées dans les esprits. Ce qui caractérise l'Asie actuelle est la confusion entre la puissance du passé et l'attirance du présent. Bien entendu, le terme « Asie » recouvre des entités très différentes l'une de l'autre : de Téhéran à Saigon et de Bombay à Tokyo les peuples et les conditions d'existence ne se ressemblent guère ; mais, et c'est ce qui m'a frappé le plus, l'Occident y a laissé des moules qu'il faudra remplir (ou laisser vides), des formules qu'il faudra accepter ou combattre, des techniques dont il faudra se servir.
J'ai parlé du vide, surtout du vide spirituel. Cette constatation est valable qu'on parle de l'Islam ou du Bouddhisme ou du Shinto. Le contact avec le dynamisme européen a un effet dévastateur sur les grandes religions orientales. C'est en Asie et en Afrique que l'on se rend compte véritablement de la puissance du christianisme et de la compatibilité remarquable entre celui-ci et les méthodes (industrielles, scientifiques et sociales) de la civilisation occidentale. Le christianisme a révélé aux élites de ces peuples que leurs propres croyances retardent le progrès et que sur le plan spirituel-religieux elles ne résistent pas non plus au dynamisme chrétien. Le résultat est un quasi-effondrement des religions asiatiques en ce sens qu'il y a un décalage manifeste entre celles-ci et les exigences scientifiques et sociales des élites et même des masses.
70:85
Les grandes religions de l'Asie (et, comme il s'agit également de l'Islam, de l'Afrique du Nord) ne s'intéressent qu'à l'individu, au salut (ou à l'anéantissement béat) individuel. On y prêche la charité, mais c'est encore sur le plan de l'individu : cette charité s'adresse au mendiant, aux membres de la famille, au moine qui vient recueillir l'aumône. Bref, elle est presque incapable de s'institutionnaliser, de devenir corporative. Hôpitaux, orphelinats, écoles etc. sont des fondations chrétiennes, ce sont les missionnaires qui s'occupent des filles-mères, qui recueillent les enfants abandonnés, qui instruisent les jeunes et leur font apprendre un métier. D'où un rôle dont l'importance ne peut être exprimée par le nombre de ces missionnaires ; d'où aussi la sympathie des élites acquises sinon au christianisme en tant que religion vraie, du moins à ses aspects d'auxiliaire vigoureux de la vie sociale, économique et culturelle.
La désaffection des élites à l'égard des religions asiatiques est donc un fait lourd de conséquences. On possède des chiffres assez exacts sur le nombre de protestants et de catholiques en Inde, au Japon, à Formose, et ces chiffres, numériquement peu élevés, sont significatifs car ils représentent l'adhésion des élites et des éléments dynamiques de la société. Mais enfin il y a là une limite que l'on dépassera avec difficulté même si la doctrine hostile du marxisme ne faisait pas les conquêtes que l'on sait. Seulement, et c'est là précisément que réside le danger, le communisme s'avance, il cherche à combler le vide dont j'ai parlé tout à l'heure. Le communisme apporte à ces peuples dans une période difficile de leur histoire une solution de synthèse qui peut être fausse, qui est fausse, mais qui séduit.
\*\*\*
Cette séduction s'explique assez facilement. Ce que j'ai dit au sujet de l'incapacité des vieilles religions d'agir vigoureusement dans le domaine social et politique est valable pour les États eux-mêmes. L'État asiatique, à l'exception du Japon, n'a pas cette structure élastique, et pourtant forte qu'on leur connaît en Europe. Il est encore dominé par l'ancien féodalisme et par le despotisme Millénaire, il est corrompu jusqu'aux os, et il n'inspire pas le civisme, ne garantit pas, n'encourage pas la cohésion nationale.
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Or, devant cette incurie de l'État, les intellectuels en rapport avec l'Occident pensent que cela devrait marcher mieux ; la tentation est forte d'attribuer au communisme les vertus qui manquent à la maison, d'autant plus que les pays asiatiques sont très nationalistes et que, justement, le communisme installé sur le pas de leur porte, c'est-à-dire celui de Mao Tse-toung, est le parangon du nationalisme.
Cela ne veut pas dire que le courant principal en Asie est le communisme. Là où ses chances de pénétration sont favorables, c'est-à-dire en Indochine et en Indonésie, son avance coïncide avec le caractère chinois des populations, avec le contact plusieurs fois millénaire entre elles et la Chine, avec la culture dominante, c'est-à-dire chinoise. Ailleurs, en Moyen-Orient par exemple, l'Islam dresse devant le communisme un obstacle fait de passivité et de louvoiement ; le Japon résiste par sa position géographique qui le situe au carrefour des routes commerciales, et par sa propre version du civisme moins définissable mais peut-être aussi forte, considérant l'isolement du pays, que le communisme.
Placés entre l'Occident et le communisme (chinois), les pays d'Asie ont donc à résoudre le problème de la modernisation : des esprits, des attitudes et des structures. C'est là le grand courant qui parcourt ces populations, courant que l'on ne doit pas identifier avec une quelconque idéologie, mais qui se nourrit d'idéologies et de beaucoup d'autres choses encore. La réussite est assez problématique car il faudrait surmonter non seulement les obstacles traditionnels mais encore et surtout le comportement des élites qui ne change que d'une façon superficielle. Esquissons en quelques phrases les caractéristiques de ce comportement qui sont d'ailleurs en grande partie identiques d'un bout à l'autre du monde.
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Mais d'abord : quand je dis « élites » il faut se rendre compte que le comportement de celles-ci a comme parallèle celui des autres couches de la société. Seulement dans le premier cas c'est plus apparent. Nous devons constater en premier lieu le manque de responsabilité civique.
Déjà au Maroc ou en Tunisie on vous dit que les « nouveaux maîtres », les fonctionnaires, les universitaires, visent un peu trop leur enrichissement personnel, et qu'ils sont en train de constituer une caste.
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Même chose en Iran, en Inde et un peu partout en Asie : les membres de l'élite accumulent les situations rémunératrices, s'absentent de celles où la surveillance n'est pas trop directe. Ainsi le nouveau Recteur de l'Université de Téhéran m'a parlé de la mise en vigueur d'un règlement qui exigera un certain nombre d'heures par jour de la part des professeurs qui, autrement, seraient accaparés par leurs fonctions dans un ministère ou accepteraient des invitations à passer des années entières à l'étranger. En Thaïlande une poignée de généraux détient presque toutes les places dans les conseils d'administration, dans les directions d'entreprise, dans les ministères. C'est un peu la même chose à Taiwan où il fallait trouver des emplois au personnel supérieur du Kuomintang lorsque ceux-ci, en nombre très élevé pour la petite île (0,31 pour cent du territoire chinois), y ont débarqué après la conquête du pays par le communisme
L'Asiatique (et l'Africain) se sent nettement supérieur à la masse de ses concitoyens du moment qu'il sait lire et écrire, surtout s'il est détenteur d'un diplôme, Au lieu de faire profiter ses compatriotes de ses connaissances, il s'installe alors derrière une table, y installe le téléphone et se constitue bureaucrate. Dès lors il appartient à la caste des clercs, ou plutôt des scribes, il fait très peu de travail véritable mais il a des ambitions. Comme il n'est pas très bien payé, il acceptera d'être soudoyé par les clients et quémandeurs. Et il se servira de son influence qu'il fera jouer en faveur de sa famille et de ses amis. En Inde il faut avoir des « contacts » pour faire installer chez soi le téléphone, pour être accepté à l'hôpital, pour se faire inscrire dans une école, pour être envoyé en mission, même très modeste, à l'étranger. En Indonésie, le ministère revend les camions importés (plutôt : envoyés par l'Amérique comme aide à l'étranger) à des particuliers, et un autre ministère vend des billets de train -- souvent la même place à deux ou trois passagers.
Inutile de multiplier les exemples, c'est une maladie omniprésente où les anciennes habitudes s'imposent aux réalités modernes. Un chef de parti en Inde m'a avoué que dans beaucoup de localités les électeurs refusent de voter pour ses candidats qui sont aussi corrompus que les militants du parti au pouvoir, celui de Nehru.
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Et la direction du parti en question refuse, à son tour, de châtier les coupables car leur comportement s'inscrit dans les mœurs de toujours. Et de tout le monde. Car il faut dire à la décharge des « élites » que leur manque d'esprit civique se retrouve, sous une autre forme, chez l'homme de la rue. Pas ou peu d'esprit d'entreprise ; manque de confiance dans l'autre ; souci d'enrichissement personnel et immédiat, ce qui fait que les investissements gouvernementaux ou privés sont vite gaspillés et servent, dans la suite, à créer une façade derrière laquelle les fonds sont soit dilapidés, soit laissés inopérants.
\*\*\*
Dans ces conditions les dirigeants des pays d'Asie lancent ce qu'ils appellent « la révolution ». Encore une fois, c'est un phénomène omniprésent dans tout le tiers monde : plus un pays est pauvre et sans espoir de sortir de l'ornière, et plus on y parle « révolution ». Mais attention : ce n'est pas la révolution marxiste ou autre ; il s'agit de satisfaire un certain besoin verbal, ou de cacher certaines visées inavouables mais qui n'ont rien à faire avec le mécontentement populaire. J'ai déjà écrit dans l'étude qui précède celle-ci que le « socialisme africain » ne veut pas dire ce qu'indique son nom mais qu'il cache des marchandises variées ; la « révolution » en Asie ne veut pas dire davantage. Toutefois, ne soyons pas trop pessimistes : il y a une grande différence entre ce que j'ai vu dans le Mali « socialiste » et ce que j'ai vu dans l'Iran qui ne l'est pas. A l'aéroport et à l'hôtel de Bamako, au milieu de la plus exaspérante misère on trouve des vitrines avec les ouvrages de Marx et d'Engels, tandis que des femmes nues et squelettiques traversent la place principale. En Iran, évidemment beaucoup plus riche, surtout en pétrole, le Shah a quand même entrepris « une révolution d'en haut » une réforme agraire et des corps enseignants et d'hygiène parcourant les campagnes et œuvrant à la promotion du paysannat. Dans le cas de l'Iran on ne pourra revenir sur les réalisations bien que l'avenir en soit assez incertain ; mais en Indonésie, par exemple, la « Révolution », lancée également d'en haut, masque les ambitions déchaînées d'un démagogue communisant.
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Ces démagogues contribuent d'ailleurs à rendre incertain tout édifice social et politique en Asie. Pour une raison inscrutable les États-Unis continuent à encourager aux deux bouts du continent deux de ces démagogues, Nasser et Soekarno, qui entretiennent une agitation permanente. Ce n'est pas que les masses les suivent en dehors de leurs pays respectifs ; mais la confusion qu'ils créent invite à la pénétration de tous les mouvements subversifs, y compris celle du communisme.
Quels sont alors les facteurs positifs dans l'évolution de l'Asie ? Tout comme en Afrique, la réforme agraire est la base d'un avenir meilleur car la possession du sol est quand même une chose concrète et qui a son propre langage parlant aux masses. Ces sociétés sont essentiellement agricoles : comme l'écrit le Professeur Wittvogel dans son ouvrage monumental sur « Le despotisme oriental », les grands empires « hydrauliques » (fondés sur la nécessité d'irriguer des espaces immenses) d'Asie se sont constitués à partir de l'organisation des masses de laboureurs. On peut estimer que l'Asie nouvelle ne pourra avoir que les mêmes bases : la garantie de nourrir ses centaines de millions d'habitants. Pour cela il faut écarter toute idéologie comme on l'a fait (sous pression américaine, il est vrai) au Japon et à Taiwan. L'amélioration est presque instantanée car la réforme agraire intelligemment exécutée crée le pouvoir d'achat, la circulation de la monnaie, et elle encourage l'industrialisation. Ces avantages sont évidents surtout en Asie où le paysannat l'emporte numériquement sur toutes les autres couches de la population : l'argent entre les mains du plus grand nombre est immédiatement mis en circulation et cela à une échelle considérable. On n'a qu'à voir le paysan de Formose qui achète bicyclette, radio, machine à coudre, des meubles de toute sorte, sans parler des outils de labourage et de la construction d'une nouvelle habitation -- tout cela à partir d'un petit lopin de terre mais qu'il cultive avec le soin d'une mère soignant son enfant. Ou bien le paysan japonais qui, de misérable et quasi-serf est devenu propriétaire gagnant assez pour se permettre un voyage touristique de deux semaines chaque année en compagnie de son épouse. Les guides touristiques de l'Inde et de Hong-Kong apprennent aujourd'hui le japonais.
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Il y a donc moyen de changer les habitudes, même dans une Asie empêtrée dans ses traditions desséchées. Mais les idéologies n'y suffisent pas, elles sont même des obstacles. Il fallait le choc de la défaite dans le cas des deux réussites éclatantes : le Japon a perdu la guerre, la Chine de Tchiang Kai-shek a été obligée de se retrancher sur un petit coin du territoire. C'étaient des chocs salubres. Mais il n'y a pas de formule valable pour toute l'Asie : il y a seulement les anciennes habitudes où il est toujours tentant de retomber, et il y a l'effort presque surhumain de quelques-uns imposant des voies nouvelles. Entre les deux le gigantesque continent s'avance cahotant, la plupart du temps étonné de son propre mouvement.
Thomas MOLNAR.
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### Souvenirs et réflexions stratégiques pour un cinquantenaire
par Paul AUPHAN
MA GÉNÉRATION A FAIT DEUX GUERRES, celle de 1914 et celle de 1939, et la plupart des Français qui l'ont composée ont aussi entendu parler de celle de 1870 par quelque parent ou grand-parent. Comme trois secousses sismiques d'amplitude croissante, ces guerres ont ébranlé l'Occident, ruiné son empire politique et moral sur le reste du monde, provoqué l'éruption communiste et partiellement engendré la situation révolutionnaire où l'humanité se débat.
Il n'est pas dans mon propos d'aujourd'hui de philosopher sur ces conséquences. Restant sur le terrain de la stratégie, je voudrais simplement tirer quelques leçons du cinquantenaire que nous célébrons et des similitudes ou des différences entre le conflit de 1914 et ceux qui l'ont immédiatement précédé ou suivi.
\*\*\*
Il y a juste un demi-siècle en effet j'ai vu monter aux drisses du sémaphore de Cherbourg un signal fait de pavillons multicolores claquant au vent qui voulait dire « Mobilisation générale. Le premier jour de la mobilisation est le dimanche 2 août. »
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La combinaison des signes qui exprimait cette phrase était assez complexe. Mais les timoniers du croiseur à bord duquel j'étais embarqué n'ont pas été longs à la déchiffrer et à en hurler la nouvelle à l'intérieur du bâtiment comme on le faisait alors, les hauts parleurs n'étant pas inventés.
Le lendemain à l'aube notre escadre appareillait pour le Pas-de-Calais, face à d'éventuelles forces navales allemandes. Pleins à craquer, les paquebots qui le sillonnaient ramenaient d'Angleterre des masses de réservistes français, dont les vivats et les hourrahs, arrivant jusqu'à nous, traduisaient l'ardeur et la détermination patriotiques. Quelle différence avec la mobilisation de chien fouetté de 1939 ! Et que penser, en extrapolant, de ce que serait le moral de la nation si une nouvelle mobilisation s'imposait à elle dans l'état de dégradation où l'on a laissé glisser l'idée de patrie ?
Pour la plupart des Français, la guerre de 1914 a été une guerre essentiellement continentale et terrienne, dont ils réduisent les phases à ce qui s'est passé sur leur sol : arrêt héroïque de l'invasion allemande sur la Marne, longue guerre de tranchées sur un front s'étirant de la mer du Nord à l'Alsace, gains et pertes alternés autour de Verdun et sur la Somme, victorieuse offensive de Foch en 1918, armistice de Rethondes, immenses cimetières jalonnant la ligne des combats...
La réalité est plus complexe. Le sacrifice français, le plus grand en vies humaines de toutes les nations alliées, était indispensable à la victoire finale. Mais, seul, il n'eût pas suffi. Sans la puissance maritime, sans l'appui des peuples d'outre mer, nous ne l'aurions pas emporté. C'est ce que je voudrais montrer brièvement. La leçon n'aura pas qu'un intérêt historique. Elle s'appliquera aussi à l'actualité.
\*\*\*
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En 1914 le sous-marin était à peine sorti de l'âge expérimental. En France, dans les exercices du temps de paix, on n'utilisait guère les « submersibles », comme on disait, qu'au voisinage des ports de guerre. Je me rappelle encore l'incrédulité de certains officiers plus âgés que moi lorsqu'en septembre 1914 un périscope de sous-marin fut signalé par un veilleur dans le Pas-de-Calais : la distance avec les bases navales allemandes leur paraissait trop grande. Or, quelques jours après, trois croiseurs britanniques étaient torpillés dans ces parages et les sous-marins allaient faire trembler l'Angleterre, menaçant la victoire commune.
A l'ouverture du conflit, l'Allemagne ne possédait qu'une vingtaine de sous-marins. Elle réussit à en avoir cent vingt environ en 1917, les entrées en service compensant alors les pertes. Ce total lui permit d'en entretenir simultanément une quarantaine en opérations. Avec son génie pratique elle en fit d'excellents outils de guerre. A titre de comparaison, je signale que la flotte soviétique actuelle compte plusieurs centaines de sous-marins, dont trois cent cinquante très modernes et de nombreux lanceurs d'engins. Plusieurs sont à propulsion atomique.
Au début de la guerre de 1914, il n'existait aucune arme pour lutter contre les sous-marins. Si l'on apercevait un périscope, on ne pouvait qu'essayer de l'éperonner ou de laisser tomber l'ancre dans son voisinage comme un gros hameçon. Les grenades sous-marines, les filets à mines, les appareils de détection ou d'écoute n'existaient pas. Je me rappelle qu'en 1917 on mit à l'essai sur le sous-marin où j'étais embarqué comme second un « géophone » frais émoulu des laboratoires parisiens qui prétendait déceler de loin les bruits d'hélice. Or mon sous-marin, naviguant en demi-plongée, fut abordé et torpillé (sans succès) par un sous-marin allemand en plongée dans un vacarme infernal sans que l'opérateur à l'écoute ait jamais rien entendu. Inutile de dire qu'après cela l'appareil était jugé. Petite expérience qui rappelle, jusqu'à l'âge de la force de frappe, combien il faut se méfier, avant l'épreuve de la réalité, des théories et des abstractions.
79:85
Pour lutter contre les sous-marins, les marines alliées durent mobiliser, construire et armer une immense flotte de petites unités, le nombre suppléant à la carence des moyens techniques et finissant par rendre la mer intenable à l'adversaire. La France arma 1.300 unités, la Grande-Bretagne plus de 8.000.
\*\*\*
Après les grandes batailles terrestres de 1914 et de 1915, les deux camps adverses s'étaient trouvés matériellement à bout de souffle. Personne n'avait prévu une guerre longue. Faute de munitions, les batteries d'artillerie n'étaient autorisées à tirer que quelques coups par jour. Les moyens d'offensive manquaient.
En France, la métallurgie arrivait à peine à remplacer les canons usés. Les pièces d'artillerie lourde, les armes nouvelles ne sortaient d'usine que lentement. Les houillères du Nord étaient aux mains de l'ennemi, et presque tout notre charbon était importé d'Angleterre par mer. Quelques denrées comme le sucre durent être rationnées. Si nous n'avions pu, nous et les Anglais, nous ravitailler à la planète entière, nous aurions été écrasés par la puissance industrielle allemande ; nous n'aurions pas reçu, non plus, l'appoint des 600.000 combattants et des 200.000 travailleurs qui vinrent de toutes les régions de notre empire.
Inversement, grâce à la supériorité des marines alliées, l'Allemagne, plus exactement l'ensemble continental s'étendant de la Baltique à la Turquie, était bloqué par mer et le commerce maritime ennemi était théoriquement interrompu. Mais des pays comme la Hollande importaient vingt fois plus de certaines denrées qu'en temps de paix. On devine où passait la différence... Tout le continent américain était complice. La fraude ne cessera qu'après l'entrée en guerre des États-Unis.
80:85
Notre alliée, l'Angleterre, était dans une situation qui doit retenir l'attention. Elle n'avait avant la guerre qu'une petite armée de type colonial. Le corps expéditionnaire britannique qui participa à la bataille de la Marne ne comptait, comme celui de septembre 1939, que quatre ou cinq divisions (à côté de quelque 120 divisions françaises) ([^8]). Mais dès 1915 il en comprenait 35 et en 1917 il dépassait la soixantaine. Les Anglais tenaient alors environ le tiers du front terrestre. Il n'est pas nécessaire d'être technicien pour comprendre l'ampleur et l'importance vitale des lignes de communication qui, à travers la Manche et l'Océan, reliaient journellement les ports britanniques aux ports français.
D'autre part l'Angleterre dépendait pour presque toute son alimentation d'apports extérieurs. L'agriculture y était beaucoup moins développée qu'aujourd'hui. Tout venait de son empire, d'ailleurs exploité dans ce but. Il était relativement facile de paralyser son économie et de l'affamer.
Aussi quand, en 1916, les militaires allemands eurent finalement échoué devant Verdun, l'État-Major Impérial, ne sachant trop comment gagner la guerre, se tourna vers les amiraux qui se flattèrent de réduire l'Angleterre à merci en quelques mois.
De fait, en février 1917, les sous-marins allemands coulent 540.000 tonneaux de navires de commerce ; en mars, 578.000 ; en avril, 874.000. Si le draine continue ainsi, il est évident, pour les initiés, que l'Angleterre est perdue, et nous avec. Les Américains, auxquels on dévoile la vérité quand ils deviennent alliés, sont atterrés. Heureusement, les sous-marins ne peuvent soutenir leur effort tandis que les alliés augmentent le leur. Mai et juin 1917 sont encore, sur mer, des mois tragiques. Mais en juillet les pertes s'infléchissent à 560.000 tonneaux ; en septembre elles tombent à 350.000 tonneaux. Nous pouvons respirer. En 1918, la première bataille de l'Atlantique est gagnée.
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Entre temps, deux événements capitaux se sont produits, qui vont être dominants pour la victoire.
D'abord, les États-Unis d'Amérique, sont entrés en guerre (avril 1917). Ils n'avaient avant cette date qu'une Marine de guerre de 69.000 marins et une petite armée de 200.000 hommes. L'État-Major Impérial allemand estimait qu'il leur faudrait très longtemps avant de pouvoir apporter au front franco-britannique en Europe un concours militaire efficace. Il espérait bien en finir auparavant grâce aux troupes libérées du front russe par l'armistice consécutif à la révolution bolchévik et qu'il ramenait en France en hâte pour nous assommer (ce furent les offensives de mars, avril, mai 1918).
Or, en dix-huit mois, les Américains organisent une marine de guerre de 500.000 marins et mettent sur pied une armée de quatre millions d'hommes. Le nombre de leurs chantiers navals passe de 61 en 1917 à 203 en 1918, si bien que leur flotte commerciale s'élève dans le même temps, malgré les pertes, de trois à neuf millions de tonneaux. Le résultat est qu'en juillet 1918 il y a déjà 1.150.000 soldats américains en Europe (pas encore tous sur le front, car beaucoup continuent à s'entraîner en Angleterre). En octobre il y en aura plus de deux millions transportés par 1.142 voyages de navires avec seulement 368 hommes perdus. Devant ce déluge, qui continue à la cadence de 250.000 hommes par mois, les généraux allemands comprennent qu'il faut arrêter les frais le plus tôt possible.
D'autre part -- c'est le deuxième fait à considérer -- au moment où les Allemands se font cette réflexion, leur front principal face à l'Ouest est déjà tourné par la Méditerranée, et par l'Orient.
Pour comprendre l'importance du théâtre oriental des opérations, il faut revenir un peu en arrière et rappeler qu'en 1854 l'Angleterre, suivie de la France comme de son ombre, avait fait une guerre meurtrière à la Russie tsariste pour l'empêcher d'accéder à Constantinople.
82:85
Par égoïsme capitaliste, l'Occident avait pris position pour le croissant contre la croix. Des options de cette sorte ne pardonnent jamais. En l'espèce, si, en 1914, la Russie chrétienne avait été à Constantinople, nous aurions pu aisément la soutenir et la révolution bolchevik n'aurait probablement pas eu lieu.
Quoi qu'il en soit, pour essayer de donner la main à la Russie en 1915, on avait entrepris l'expédition des Dardanelles. Préparée par Winston Churchill avec sa légèreté coutumière et mal commandée par les Anglais, cette entreprise avait échoué après avoir absorbé successivement 450.000 hommes transportés à 2.500 kilomètres de la métropole. Mais, après l'évacuation de Gallipoli, le commandement français avait repris l'idée d'un « second front » en Orient. Avec les restes de l'expédition des Dardanelles, l'armée serbe transportée de Corfou, un contingent hellénique et des renforts venus de France, une puissante armée s'était constituée peu à peu autour de Salonique. Des centaines de convois furent nécessaires, dans une mer infestée de sous-marins, pour réunir là-bas quelque 500.000 hommes et le matériel correspondant.
Le 15 septembre 1918 l'armée d'Orient prend l'offensive, perce le front adverse et s'élance au galop vers le Nord. Huit jours plus tard la Bulgarie capitule, isolant toutes les forces allemandes qui se battent encore en Turquie. Le soir même Hindenbourg prévient son gouvernement qu'il faut demander l'armistice. Quand les plénipotentiaires allemands arriveront à Rethondes au début de novembre, les avant-gardes françaises auront déjà franchi le Danube et progresseront dans les plaines de Hongrie.
Ainsi, en regardant les choses de très haut, on voit en 1918 la « mer » envahir et submerger le continent : la Manche et l'Atlantique assaillent le front occidental ; la Méditerranée s'infiltre en Europe centrale.
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Pour résumer en quelques chiffres l'effort maritime interallié qui a obtenu ce résultat, je citerai simplement cet extrait daté de 1920 du rapport d'ensemble du Premier Lord de l'Amirauté britannique : « Pendant la guerre, 23.388.000 combattants ont été transportés par mer ([^9]), ainsi que 2.336.000 non combattants, 2.263.000 animaux, 512.000 véhicules, 52.956.000 tonnes d'approvisionnements militaires. »
Il est regrettable pour la bonne compréhension mutuelle entre la France et ses alliés que de tels chiffres restent ignorés des manuels scolaires et du grand public français.
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Un survol rapide de la guerre de 1939 nous révélerait sensiblement le même spectacle et la même évolution : après quelques semaines de combats comme en 1870 (si l'on ne fait partir la vraie guerre que du 10 mai 1940), le front français est crevé et l'armée française en grande partie prisonnière, comme à Sedan et à Metz. L'armistice de juin 1940 sauve temporairement la situation en instituant un modus vivendi, douloureux certes mais inévitable, qui permet à la métropole et à son empire de vivre, plus exactement de survivre, en attendant la renverse. Celle-ci est longue à venir. Sans Pearl Harbour serait-elle jamais venue ?... Au bout de deux ans et demi enfin, la « mer » envahit l'Afrique du Nord ; en 1943 elle recouvre l'Italie ; en 1944, c'est, comme en 1918, le déluge direct à travers l'Atlantique tandis qu'un autre raz de marée venu du Pacifique submerge le Japon.
Dans les deux cas le salut est venu de la mer et des peuples d'outre mer avec, malheureusement, un long retard sur notre propre engagement. La seule différence entre 1914 et 1939 -- mais elle est essentielle, au moins pour nous -- est que, dans le premier cas, grâce à la victoire de la Marne, la plus grande partie du territoire national a pu être préservée de l'invasion, tandis que, dans le second, il a fallu assurer par la négociation la survivance de la patrie sous l'occupation.
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Si en 1870 les choses ne se sont pas également passées ainsi, s'il n'y a pas de reconquête du continent par la « mer » c'est que nos manières tranchantes et notre diplomatie orgueilleuse avaient, d'avance écarté de nous tous les alliés possibles -- l'Autriche, la Bavière, l'Italie même, qui ne nous envoya que son Garibaldi -- et que l'Angleterre répugne toujours à s'engager seule. Les guerres de l'Empire comme son impuissance relative en 1940-41 montrent d'ailleurs à l'évidence que, sans un appui militaire extérieur, européen ou américain, la Grande-Bretagne ne peut pas grand chose sur le continent. Réduit à lui-même, le poids de la mer a besoin de beaucoup de temps pour produire son effet.
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Ces réflexions comportent une leçon.
Je n'ignore rien de ce que l'on peut reprocher à la politique américaine. Je connais ses naïvetés, ses réactions démagogiques ou simplistes, ses investissements intéressés, son anti-colonialisme d'autant plus inexplicable que nos amis américains descendent tous de valeureux colons.
Mais, en premier lieu, je crois qu'une France plus vraie et moins machiavélique aurait, à la longue, davantage d'influence intellectuelle et politique sur elle ; son poids moral serait plus grand dans l'alliance commune. D'autre part, toute politique est un compromis et je pense qu'il est fou de dégoûter d'avance de nous porter secours, avec ou sans fusées, la seule puissance d'où, le cas échéant, -- l'histoire le montre -- un secours efficace puisse nous parvenir.
Paul AUPHAN.
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### Un cinéma selon l'esprit
par Philippe de COMES
« Le cinéma est surnaturel par essence. »\
Jean EPSTEIN.
ON POURRAIT MULTIPLIER LES CITATIONS. Mais quelques-unes suffiront, et auront de surcroît l'avantage de nous dispenser de ce qui ressemblerait trop à l'exposé, toujours fastidieux, d'une thèse. Les voici, empruntées aux auteurs ou aux artistes les plus variés.
*Élie Faure :* « Le Cinéma, si nous voulons le comprendre, doit ranimer et porter à son comble un sentiment religieux, dont la flamme mourante réclame son aliment. » Et un peu plus loin, cette belle image, qui va dans le même sens : « Qu'on n'invoque pas *l'âme* pour l'opposer à la *matière.* L'âme n'a jamais scellé sa voûte colossale qu'au croisement des nervures qui s'élancent, d'un jet, des profondeurs de la terre. »
*Robert Bresson :* « Hoffmann disait de l'un de ses contes : « Le théâtre des opérations a été transporté à l'intérieur des personnages. L'important, ce qu'il faut attraper, ce n'est pas l'extérieur, c'est l'intérieur. D'ailleurs, il n'y a pas d'extérieur. » Ailleurs : « Seuls les nœuds qui se nouent et se dénouent à l'intérieur des personnages donnent au film son mouvement, son vrai mouvement. »
*Alexandre Astruc :* « Cet art doué de toutes les possibilités... aucun domaine ne doit lui être interdit. La méditation la plus dépouillée... la métaphysique, les idées, les passions sont très précisément de son ressort. »
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*Carl Dreyer :* « L'artiste doit décrire la vie intérieure, non pas l'extérieure. La faculté d'abstraire est essentielle à toute création artistique. L'abstraction permet au metteur en scène de franchir l'obstacle que le naturalisme lui oppose. Elle permet à ses films de n'être plus seulement visuels, mais spirituels. »
*Éric Rohmer :* « Derrière ce que le film nous donne à voir, ce n'est point l'existence des atomes que nous sommes conduits à rechercher, mais plutôt celle d'un au-delà des phénomènes, d'une âme ou de tout autre principe spirituel. »
*Henri Agel :* « D'un univers éteint, cinéma et poésie feraient jaillir une flamme. Ou, plus exactement, ils animeraient spirituellement une matière inerte... Cela pourrait se résumer par la définition de Jacques Maritain : « La divination du spirituel dans le sensible. »
Arrêtons là ce choix de citations. On voit clairement à quoi elles prétendent en venir, qui est précisément l'objet de cet article. D'une façon ou d'une autre, elles affirment toutes la même chose : la vocation du cinéma, en vertu de la nature profonde du film, et des pouvoirs propres à l'image filmique, de suggérer l'au-delà des apparences, le halo de l'âme derrière les visages, et l'intrusion de l'esprit et de ses lois au cœur d'un monde opaque qui ne révèle d'abord que ses contours matériels. Assurément le bien-fondé d'une telle affirmation et la mesure de l'étendue de ces pouvoirs spécifiques du cinéma demanderaient une analyse approfondie, mais cela nous entraînerait trop loin et tel n'est pas l'objet de la présente étude. C'est même pour nous en dispenser que nous avons commencé par ces citations dont l'autorité doit suffire pour l'instant à étayer notre conviction. Tenant ces pouvoirs pour acquis (et quelques exemples le montreront tout à l'heure) nous nous interrogerons plutôt sur les raisons qui font qu'il existe un tel écart entre les possibilités et les aspirations de l'art cinématographique et la pratique effective la plus courante de cet art.
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Eh quoi ? Voilà donc un art dont on nous affirme qu'aussi bien que n'importe quel autre, il est apte à exprimer les formes les plus élevées de la vie de l'esprit, profanes ou sacrées. Comment se fait-il que les témoignages en soient si peu nombreux, en regard des occasions tellement plus fréquentes qui font de lui un objet de scandale et un auxiliaire actif des pires bassesses, des plus nauséabondes turpitudes de notre temps, au point que de bons esprits (de moins en moins nombreux, il est vrai, nous ne sommes quand même plus au temps de Duhamel) s'en détournent encore avec dédain ou dégoût.
Et il est vrai. Il est vrai qu'entre le cinéma tel qu'il devrait (tel qu'il pourrait) être, et tel qu'il se présente effectivement à nos yeux, l'écart semble grand. Quelques scandales récents, soigneusement amplifiés par une publicité de plus en plus dévergondée, pourraient même faire croire qu'il grandit chaque jour. Sans doute, n'est-ce pas exact, mais de toute façon le problème est ailleurs. Aux ignorants, aux sceptiques, nous avons tout de même quelques noms, quelques titres de films à opposer. Des œuvres sont là pour témoigner de la profondeur à quoi peut prétendre le cinéma, lorsque se produit la rencontre miraculeuse d'un cinéaste qui professe les exigences les plus hautes à l'égard de son art et qui possède la pleine maîtrise des procédés techniques qui lui permettront d'accéder à ces horizons inconnus. Le cinéma muet en a fourni quelques rares exemples. Immédiatement, nous vient à l'esprit le nom de Murnau, le grand cinéaste de *Nosferatu, Faust, l'Aurore, Tabou* et tant de chefs-d'œuvre redécouverts par la nouvelle génération. De lui, Lotte Eisner a pu écrire qu' « aucun metteur en scène, même Lang ([^10]), n'a su faire surgir aussi magistralement le surnaturel en plein studio », ([^11]). Commentant un tel art, un mot allemand vient naturellement sous sa plume, celui de *Stimmung,* qu'elle définit en ces termes -- « C'est un accord *métaphysique*, une harmonie mystique et singulière parmi le chaos des choses, une sorte de nostalgie douloureuse aussi qui, pour l'Allemand, se mêle au bien-être, une nuance imprécise de la *Sehnsucht,* langueur colorée de désir, jointe comme toujours à une certaine volupté du corps et de l'âme. »
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Toutefois un tel pouvoir n'est pas seulement le privilège des cinéastes allemands de la grande époque. C'est un autre grand artiste du cinéma mondial, Carl Dreyer, qui est Danois, qui a sans doute réalisé les films où cet affleurement ou cette irruption de métaphysique au cœur du monde quotidien est exprimé avec le plus de bonheur. Son dernier film, et son chef-d'œuvre, *Ordet,* œuvre d'une spiritualité religieuse très haute (protestante, évidemment) faisait du spectateur le témoin à la fois émerveillé et parfaitement docile d'un miracle. C'était un de ces moments merveilleux qui montrent, de façon irrécusable, la possibilité offerte au cinéma d'atteindre au sublime. Mais il faut pour cela le simple et hautain génie d'un Dreyer.
Plus proches de nous, plusieurs metteurs en scène italiens (et cela ne nous étonnera pas) ont fait de leurs films l'instrument de l'expression de leur foi catholique, ou de leurs intimes débats de conscience, ceux-ci se définissant toujours par rapport au catholicisme. Tout d'abord Robert Rossellini. Ce très grand cinéaste de notre temps, aussi malencontreusement méconnu dans son pays que dans le nôtre et dont plusieurs œuvres ont pour thème profond le miracle (c'est même le titre de l'une d'elles), est l'auteur de quelques-uns des films les plus vraiment catholiques jamais tournés. Lui aussi a au moins une fois atteint au sublime, avec les *Onze Fioretti de François d'Assise,* film follement audacieux, très en avance sur le cinéma de son temps et pour cela, complètement méconnu. A propos d'une des plus belles scènes des *Fioretti,* un commentateur a pu parler de ce « silence étoilé et nocturne qui suit le passage du lépreux (et lui donne) le sens même de l'interrogation humaine à la face de Dieu » (P. G. Hovald), tandis que Maurice Scherer concluait ainsi un article sur *Europe 51* « Le génie de Rossellini est, comme celui de la religion à laquelle il se réfère, de savoir découvrir une si étroite union et en même temps une si infinie distance entre le royaume des corps, son matériau, et celui de l'esprit, son objet, que les effets les plus éprouvés d'un art déjà vieux -- et dont il use avec quelle autorité, quel raffinement -- se trouvent tout naturellement accéder à la dignité d'une signification combien plus nouvelle, plus riche, plus profonde ([^12]). »
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Plus ambigu apparaît le cas, de Federico Fellini, qui fut le collaborateur de Rossellini (et même son interprète pour le *Miracle*)*.* Des films comme la *Strada* ou *Il Bidone* étaient empreints d'un sens catholique très net. L'ambiguïté apparaît avec la *Dolce Vita* dont, en dépit des exégètes, le message était peu clair, et devient incertitude avec son dernier film, *Huit et demi.* Peu importe toutefois, car l'essentiel demeure la hauteur du propos, et nous serions tentés de dire comme Péguy en d'autres circonstances : « Présence de Dieu, absence de Dieu, c'est toujours de Dieu qu'il s'agit. » Enfin, tout près de ces œuvres, on pourrait ranger le très beau (et unique) film de Curzio Malaparte, *Christ interdit,* que pour des raisons pas toujours très honnêtes, la critique française s'obstine, dans son ensemble, à ignorer.
Et le cinéma français ? Hélas, la rareté ou, la timidité des tentatives en ce domaine donneraient à penser que son inaptitude foncière et, pourrait-on dire, congénitale à évoquer toute réalité spirituelle, constitue une de ses plus constantes et plus graves infirmités. Celle-ci n'est d'ailleurs pas la seule, et on pourrait à bon droit la rapprocher d'une autre, encore plus étonnante peut-être : l'incapacité à nous dire l'histoire de France et en faire revivre les grandes figures. Alors que les cinémas russe aussi bien qu'américain ont excellé dans l'entreprise et en ont tiré quelques-unes de leurs œuvres les plus exaltantes, même et d'abord sur le plan de la beauté pure (*Ivan le Terrible, Naissance d'une nation*), en France, rien de tel. Seul fait exception, un film vieux de quarante ans : le *Napoléon* d'Abel Gance. Une fois qu'on aura ajouté *La Marseillaise* de Renoir, tout sera dit. Pourtant, en admirant comment dans ce dernier film, Renoir « a pu rendre sensible cette imprégnation des visages des Français par les paysages de France, cette fécondation presque mystique d'un peuple par une terre », Armand Petitjean ([^13]) montrait parfaitement la voie royale qu'offrait à nos cinéastes une épopée nationale de dix siècles dans laquelle il n'y aurait qu'à puiser à pleines mains. Mais il faut s'y résigner. Ce n'est pas au cinéma que nous apprendrons que la France est la patrie de saint Louis, Bayard, Turenne, Jean Bart, Louis XIV, Surcouf, Champlain, Montcalm, Dupleix ou Lyautey. Pourtant, ce n'est point la matière, romanesque ou poétique, qui manque. Plutôt, le courage aux cinéastes pour l'affronter. Il y a bien eu quelques films, consacrés à Du Guesclin ou Mermoz, saint Vincent ou le Père de Foucauld. Ils étaient en général l'œuvre de metteurs en scène si médiocres qu'à peine nés, ils sont retombés dans un oubli mérité.
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Qu'on nous entende. Nous ne plaidons pas en ce moment pour un cinéma d'édification, pas plus patriotique que religieuse. On se rappelle du reste que l'expérience en fut tentée sous le régime de Vichy, à la faveur du climat moralisateur du moment. Les résultats furent uniformément désastreux. Des historiens, peu suspects de malveillance pour ce temps, nous en ont rapporté les méfaits : « On tourna *Patricia, Le voile bleu,* somptueuses sottises morales et lacrymogènes... Le cinéma sombrait sous la vertu, la bonne santé et le sentiment. Tout paraissait perdu ([^14]). » Le retour à pareils errements n'a rien pour nous séduire. Simplement, il nous semble qu'il y a quelque intérêt à considérer l'habituelle incapacité de notre cinéma national à s'élever au-dessus de ses thèmes familiers : hier, le populisme sordide ou l'adultère bourgeois, aujourd'hui l'érotisme vulgaire et le libertinage le plus veule. Les raisons, si nous les trouvons, nous aideront à comprendre comment ce cinéma a constamment failli (à de rares exceptions près) à ce qui aurait dû être, par-delà la culture ou le divertissement, sa plus haute mission.
Reprochant au cinéma français la bassesse de son inspiration, nous interrogerons de préférence ceux qui lui fournissent les thèmes : les scénaristes. En effet, à travers la diversité apparente des metteurs en scène célèbres, Carné, Grémillon, Feyder, Duvivier, Christian-Jaque, Cayatte, Renoir même à l'occasion, on s'aperçoit qu'en fait, deux hommes ont régné pendant plus de vingt ans sur le cinéma français : Jacques Prévert et Charles Spaak. Dans leurs scénarios originaux ou leurs adaptations de romans, ce sont eux qui, inventant les personnages, choisissant l'histoire, le milieu et l'horizon moral imposés à ceux-ci, ont façonné le climat spirituel -- si l'on peut dire -- de notre production. En effet, rien de plus étranger à ces deux hommes que, précisément, toute préoccupation spirituelle. Prévert, poète surréaliste de stricte obédience, un des rares demeurés fidèles à Breton est bien entendu un athée convaincu et militant ; bien plus, il n'a jamais dédaigné à l'occasion, dans ses poèmes ou ses scénarios, de s'abaisser aux plaisanteries faciles et grossières d'un anticléricalisme à peine digne du « Canard enchaîné ».
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Pourtant, ce matérialiste agressif était aussi un homme de talent et un vrai poète, quoique mineur ; ces qualités suppléant à toute ouverture sur un milieu spirituel qu'il ignore, lui permirent un jour de reconstituer le Moyen-Age chrétien et même d'y évoquer, non sans bonheur, un Diable qui devait plus à la littérature qu'à la théologie, mais assez « plausible » : ce furent les *Visiteurs du soir.* Mais c'est là un accident dans sa carrière, et le reste de son œuvre sonne désagréablement à des oreilles chrétiennes, tout particulièrement ce *Crime de M. Lange,* film terrible et corrosif, que les pieux exégètes de Renoir s'efforcent en vain d'atténuer.
Plus anodin, le cas de Spaak en fin de compte apparaît pire, car il a moins de talent et c'est tout le contraire d'un poète. Aussi rien chez lui ne vient jamais éclairer un monde où tout est médiocre, gris, terne, laid et prosaïque. Chez Spaak, pas même un de ces blasphèmes chers à Prévert, cris de révolte ou de négation qui pour offenser le Créateur n'en attestent pas moins la suzeraineté qu'ils semblent contester. Rien ici, que le triomphe de ce silence lugubre et sans âme de l'univers naturaliste dont Spaak est bien le morose héritier. (Il a du reste adapté *La Bête humaine* et *Thérèse Raquin*)*.* Ses héros, tout d'une pièce et figés, sont de pures mécaniques, privées de vie, et dont les actes sont, conformément à l'orthodoxie naturaliste, conditionnés par les rouages les plus élémentaires de la vie en société. C'est ce simplisme monotone qui aujourd'hui ruine tous les films où il a travaillé, de *La Bandera* à *Justice est faite,* et même, malgré le génie de Renoir, *la Grande illusion.* (Revu aujourd'hui, ce dernier film nous étonne par tout ce qu'il y a de primaire, et qui est le fait du scénario, surtout comparé à la richesse et la subtilité de *La Règle du jeu*, qui est son contemporain.)
Au lendemain de la guerre, l'étoile de Prévert et de Spaak commence à pâlir sérieusement. Mais alors, c'est pire. Dans le climat intellectuel de 1945, s'instaure un nouveau conformisme d'époque. Le cinéma recueille, d'ailleurs le plus souvent inconsciemment, les sous-produits des idéologies en vigueur : marxisme ou existentialisme. De toute façon la mode est au matérialisme ; c'est une chape de plomb qui tombe alors sur le cinéma français. Pas trace d'inquiétude métaphysique dans les films de ces années, et si d'aventure un cinéaste se hasarde à évoquer un autre monde,
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c'est un au-delà glacé, un nouveau « Huis-Clos », dû à l'imagination sans grâce de Jean-Paul Sartre, dont cette incursion au cinéma, échec total, sera d'ailleurs sans lendemain. (Ce film oublié s'appelait *Les jeux sont faits*, et était réalisé par le laborieux Delannoy.) Deux noms symbolisent bien ce cinéma français d'après-guerre, le plus triste qu'on ait connu, deux scénaristes encore : Aurenche et Bost, qu'on retrouve au générique de presque tous les « grands succès » de ces années (*La Symphonie pastorale, Le Diable au corps,* etc.). François Truffaut devait, vers 1955, faire justice de ce magistère abusif dans un article retentissant qui marqua le déclin de ce cinéma de robots, que même les pires excès de la « nouvelle vague » ne nous feront jamais regretter.
On ne peut pourtant pas affirmer que, sur le plan des préoccupations spirituelles, l'avènement de celle-ci ait constitué un progrès sensible. Toutefois, prenons garde. La réputation de scandale ou d'immoralité qui s'est attachée aux films des jeunes cinéastes, et qu'ils ont parfois bien cherchée, ne doit pas nous dissimuler qu'au-delà d'une immoralité souvent épidermique (et c'est bien le mot), le sens profond de ces œuvres est souvent infiniment préférable à celui des films français de la période précédente qu'il serait tout à fait étourdi de leur opposer. Tout autant que l'athéisme sectaire et militant de leurs aînés est étranger aux jeunes cinéastes, l'insupportable matérialisme dogmatique de la génération d'après-guerre et le refus crispé de toute idée de transcendance. Si dans leurs films, trop souvent l'âme apparaît insultée ou avilie, du moins laisse-t-elle entrevoir ou soupçonner, même si cette révélation est involontaire, sa présence blessée. On ne saurait en dire autant des films de Feyder, Yves Allégret ou Autant-Lara et de leur climat étouffant où nulle palpitation, nul tremblement ne se pouvait certes deviner. Alors que dans *Jules et Jim*, *Les Carabiniers ou Les Parapluies de Cherbourg* (prenons à dessein des films où on trouverait difficilement une référence religieuse explicite) on ne sait quel état d'heureuse innocence, quelle légèreté de l'âme, quelle euphorie joyeuse est l'aveu tacite de la nostalgie (où l'espoir) d'une vie meilleure, d'une substance, plus légère et plus pure que celle qui compose notre chair périssable, un désaveu de la lourdeur des corps terrestres et comme la réfutation de ce qu'ils puissent se suffire à soi-même en tant que finalité ultime.
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Si l'on trouve ces indices trop fragiles pour permettre d'affirmer que de telles œuvres postulent une autre vie, une autre réalité que celles qui sont en-closes dans leurs limites, il n'est pas exagéré d'y voir la possibilité de cette ouverture vers un ailleurs dont elles constituent peut-être la promesse ou le signe annonciateur. Opposée à l'esprit de lourdeur, une certaine forme de légèreté paraîtra toujours d'essence divine, même s'il ne doit pas nous échapper que, cela s'entend au sens figuré ([^15]). En regard de ces exemples, les allusions chrétiennes, voire le symbolisme christique que certains ont trouvées dans les premiers films de Claude Chabrol (*Le Beau Serge*, *Les Cousins*) et après une éclipse, dans un des derniers (*L'Œil du malin*) et qui figuraient certainement dans les intentions du metteur en scène, apparaissent infiniment moins convaincants, et plutôt qu'à une nécessité profonde semblent répondre à un dessein rhétorique assez gratuit sinon déplacé. Seule l'indignation comique de quelques critiques « de gauche » (à la revue *Positif,* par exemple) a pu faire croire un instant que Chabrol serait ce grand cinéaste catholique, que le cinéma français n'a pas encore été capable de susciter. Ce mystificateur souvent amusant, n'apparaît guère du bois dont on fait les témoins de la foi, et un penchant certain pour l'humour noir et les plaisanteries macabres ne doit pas être pris pour une angoisse métaphysique. Chabrol n'est ni le Bosch, ni le Goya du cinéma.
Laissons de côté le « cinéma-vérité » qui, pour avoir été jusqu'ici pratiqué par des cinéastes, strictement matérialistes ou progressistes, comme Jean Rouch ou Chris Marker, a usurpé son nom, et n'apparaît au mieux que comme celui d'une demi-vérité, tant il se montre inapte à imaginer un au-delà de la réalité ainsi mutilée qu'il nous restitue. Laissons de côté encore, les cinéastes à scandale aussi bien que ceux qui n'ayant évoqué certains débats spirituels que par accident de carrière ou par emprunt de hasard à une œuvre célèbre, se sont montrés incapables de hausser leur inspiration au niveau de thèmes qui ne leur étaient pas vraiment familiers, ni même suffisamment proches (pensons aux *Dialogues des Carmélites,* filmés par Philippe Agostini, au *Léon Morin*, de Melville, à la *Thérèse Desqueyroux*, de Franju). Et qui peut dire ce qui dans *Muriel*, de Resnais, indique que le scénario était du chrétien Cayrol ?
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En sens inverse, il est vrai, le hasard parfois nous ménage une heureuse surprise, et dans un film où nous ne l'attendions absolument pas, passe soudain un souffle très pur. C'est, par exemple, le *Plaisir,* de Max Ophüls ; filmant une nouvelle de Maupassant (« La maison Tellier ») qui se prêtait pourtant dangereusement aux facéties du plus mauvais goût, ce très grand cinéaste nous donne tout soudain et comme par mégarde l'image la plus juste et la plus émouvante de ce que pouvait être la foi dans les campagnes françaises jusqu'au siècle dernier. Perdant de vue Maupassant et son propos initial, pendant quelques instants, le film devient autre chose et suscite une émotion qu'on n'attendait pas à ce moment. Le miracle fugitif, bien sûr, ne dure pas, tout rentre dans l'ordre et ce coin de ciel entrevu a tôt fait de disparaître. Cela suffit pour qu'un moment nous ayons pu espérer un autre film, rêver d'un autre cinéma.
Finalement, cet *autre* cinéma, il n'y a en France qu'un seul cinéaste, dont l'œuvre nous apporte le témoignage, mais avec quel éclat et quel poids ! Ce cinéaste, c'est Robert Bresson. On pourrait penser que tout ce que nous avons dit des pouvoirs du cinéma n'est qu'une vue de l'esprit (du moins jusqu'à nouvel ordre) si cette suite de chefs-d'œuvre n'était là pour affirmer le contraire : *Les Anges du péché*, *Le Journal d'un curé de campagne*, *Un condamné à mort s'est échappé*, *Pickpocket*, *Procès de Jeanne d'Arc*. Cette œuvre mystérieuse et dense apporte la preuve de ce que son auteur a affirmait un jour : « Le cinématographe est bien le domaine de l'inexplicable. » ([^16]) Cet inexplicable n'est d'ailleurs qu'une apparence, en regard de quoi chaque film apparaît comme une tentative d'élucidation. Et comment en serait-il autrement, pour un artiste qui, interrogé sur son « inspiration », répondait : « Je pense que, pour moi, tout l'univers est chrétien. Je ne vois pas un sujet qui paraisse moins chrétien qu'un autre. » ([^17]) D'où l'unité profonde d'une œuvre tout entière remplie de cette préoccupation chrétienne essentielle : le salut. Depuis Anne-Marie des *Anges du péché,* jusqu'au héros de *Pickpocket* et à Jeanne d'Arc devant ses juges, ces films nous montrent tous des personnages, fuyant ou cherchant leur salut, mais le trouvant en fin de compte.
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« Tout est grâce » nous dit le curé de Bernanos dans l'un de ces films. Mais la grâce est au centre du débat, dans n'importe quel autre -- que ce soit le *Condamné à mort* (dont le sous-titre est : *Le vent souffle où il veut*) ou *Pickpocket*, ce film admirable et incompris. Louis Malle fut un des seuls à le défendre intelligemment (dans *Arts*) en montrant à quel point il s'agissait d'une œuvre profondément pascalienne : « Quelle chimère est-ce donc que l'homme ! S'il se vante je l'abaisse ; s'il s'abaisse je le vante ; et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne... » Que le sujet fût ici le même que celui du *Curé de campagne* ne devait échapper qu'aux spectateurs frivoles, et en premier lieu les critiques qui, privés de la caution de Bernanos, furent aussi sévères pour ce film que dithyrambiques pour le précédent. De plus, l'identité profonde de style, comme aussi pour *le Procès de Jeanne d'Arc,* aurait dû les éclairer. Il n'est pas question d'entreprendre ici une analyse de ce style, qui a d'ailleurs été faite une fois pour toutes, et de la plus admirable façon par André Bazin ([^18]). Nous en citerons seulement ces mots qui résument et expriment l'essentiel :
« Ainsi, pour la première fois sans doute, le cinéma nous offre non point seulement un film dont les seuls événements véritables, les seuls mouvements sensibles sont ceux de la vie intérieure, mais plus encore, une dramaturgie nouvelle, spécifiquement religieuse, mieux théologique : une phénoménologie du salut et de la grâce. »
Si cela ne suffit pas à faire de lui le plus grand cinéaste français (Renoir, le païen, est un aussi grand artiste -- et Vigo, l'anarchiste ne l'était pas moins), cela lui assure une place singulière au royaume cinématographique : la première parmi les très rares metteurs en scène grâce à qui nous savons que l'art du film est en mesure d'apporter le « supplément d'âme » que réclame notre époque. Espérons que d'autres viendront bientôt lui disputer la place. Encore faudrait-il pour cela que la révolution esthétique, d'ailleurs seulement ébauchée par le cinéma français, se double aussi d'une révolution morale. Nous ne réclamons point de directeurs de conscience ; mais seulement, aux créateurs, un peu de conscience.
Philippe de COMES.
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### Géographies littéraires
par J.-B. MORVAN
UN « Guide Littéraire de la France » vient de s'ajouter à la collection des « Guides Bleus ». On voudra bien m'excuser de n'en dire que du bien. Est-ce parce que j'y trouve les noms de tant d'anciens maîtres et d'amis ? Je ne crois pas sacrifier à une complaisance partiale en signalant l'intérêt qu'un tel ouvrage présente pour nous, qui désirons étudier le monde présent sans recourir aux termes de « bilan » ou d' « inventaire ». N'étant pas technocrates, et considérant comme assez illusoires ces comptabilités intellectuelles, nous avons préféré l'itinéraire, méthode plus maniable et plus efficace. Une conception géographique des œuvres de l'esprit peut nous faire éviter l'abstention indifférente ou le jugement abrupt. La recherche des parcours routiers, des errances et des carrefours nous fournit d'autres ressources que l'adoration béate du fait accompli, le palmarès ou le coup de balai. Nous reprenons la vieille carte de France des écoles primaires, nous y décalquons les itinéraires parisiens et provinciaux tracés par l'imagination des écrivains ou le hasard de leurs biographies, et nous cherchons si l'image que nous nous sommes faite de la nation correspond à ce réseau de lignes capricieuses. C'est encore la quête de la vérité, à travers la pauvreté et la richesse.
Ce guide obtiendra-t-il la faveur d'une certaine « nouvelle vague » érudite et critique ? Ceux qui méprisent l'anecdote dans le roman apprécient sans doute l'écrivain voyageur, mais dans la mesure où son voyage nous déroute, et où il échappe à lui-même. Un itinéraire que l'on peut marquer sur la carte ressemble dans une certaine mesure à une filiation, à une sorte de généalogie intérieure. En le retraçant, on prouve une continuité.
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Si l'écrivain a eu conscience de parcourir un chemin vraiment terrestre, il adhère pour toujours à une fidélité. Continuité et fidélité : pour beaucoup, les ennemis les plus dangereux. On préfère toutefois ne pas les attaquer directement. Les reproches porteront plus souvent sur le style, et on louera les auteurs qui, soit par la perfection, soit par l'extravagance, de l'expression, découragent l'intimité du lecteur ; ceux-là peuvent bien nommer des provinces et des villes, nous ne verrons pas en eux des compagnons de route. Pour prendre comme exemple un terroir qui n'est pas le mien, j'ai souvent constaté une profonde animosité des fidèles de Flaubert et de Maupassant contre La Varende ; ils lui font grief de ses tournures dialectales, d'une indiscutable exubérance romantique dans le choix du vocabulaire. Mais, en dehors des arrière-pensées politiques toujours possibles, il est certain que la faveur de nos critiques va plutôt, à l'attitude de méfiance manifestée par Flaubert et Maupassant à l'égard du terroir ; une attitude de cordialité enthousiaste leur semble suspecte de puérilité.
On n'ose pas formuler les mêmes réserves quand il s'agît du Valois de Gérard de Nerval (protégé par le surréalisme qui voit en lui un ancêtre) ou des visions provinciales de Proust, ou encore des Mémoires d'Outre-tombe de Chateaubriand. Je me permets toutefois de rapprocher Chateaubriand, Nerval, Proust et La Varende ; j'y ajouterais, parmi bien d'autres, Giraudoux, Brizeux et Alphonse Daudet. Singulier catalogue ? Il prouverait du moins que les écrivains dont l'œuvre peut donner lieu à un croquis géographique, à une cartographie littéraire sont ceux chez qui l'esprit d'enfance subsiste assez puissamment pour permettre une exploration nouvelle d'un pays connu ou la découverte absolue de lieux dont personne n'a parlé jusque là. L'existence de Chateaubriand peut être aussi vagabonde que celles de Benjamin Constant ou de Stendhal. On ne s'intéresse pas à la carte des séjours de Benjamin Constant ; et malgré la permanence du thème italien, les voyages de Stendhal ne sauraient constituer la même géographie cordiale que ceux de Chateaubriand. Le Breton semble redécouvrir un pays natal même en Bohême ou en Amérique ; d'autres sont en perpétuel déménagement, faute d'un esprit d'enfance auquel le lecteur chrétien s'intéresse nécessairement et profondément.
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LES localisations géographiques des œuvres littéraires nous amènent à réviser certaines valeurs réputées intangibles. Là encore les concepts de richesse et de pauvreté sont souvent trompeurs. Il y a des écrivains dont la géographie apparaissait comme un document humain complet, vérifié, indiscutable. Un tableau impressionnant par sa variété, par l'exactitude de ses silhouettes, par la plénitude achevée de son style, reste pendant soixante ans et plus un modèle littéraire. La Normandie de Flaubert et de Maupassant fournit des extraits pour lectures complémentaires aux manuels de géographie ; et puis, un jour, la noce normande de « Madame Bovary » devient une estampe du passé. L'Œuvre reste un chef d'œuvre ; mais nous cherchons peut-être dans une œuvre autre chose qu'un chef d'œuvre. Et nous nous prenons à regretter que le trait ait été trop précis, le tableau trop complet, l'itinéraire trop prévu ; qu'il n'y ait pas certaines brèches, lacunes ou indécisions où l'âme du lecteur puisse trouver place. Dans une certaine mesure la monographie, le reportage et le document ne répondent pas-exactement à notre conception de l'itinéraire littéraire. Nous cherchons alors à satisfaire notre sens du mystère en passant des séjours des personnages à ceux de l'auteur : les présences trop présentes des humanités imaginaires amènent un déplacement dans le choix du héros. Est-ce à dire que nous n'aimons plus les œuvres achevées ? Il est possible que trop d'œuvres aient été achevées en dehors de nous, les lecteurs, à qui la réussite du monument ou du spectacle ne suffit pas.
Nous désirons que les auteurs garantissent à nos yeux que notre propre vie n'est pas inutile ; dans une société où le Chemin de Croix est moins impliqué, nous exigeons de la littérature qu'elle laisse apparaître, avec une certaine lenteur, les démarches humaines dans leur transparence. Il manque une dimension au personnage le plus criant de vérité extérieure, dépeint à la mode réaliste, avec son profil, ses manies, ses cravates et ses verrues. On souhaite encore qu'il ait une patrie, et que ses étapes soient marquées. Et cette progression en sa compagnie n'est concevable que s'il possède un secret rayonnement de sympathie : un héros amical, une héroïne dont on est quelque peu amoureux. Sylvie, le Conscrit de 1813, Gaston de La Bare, le Docteur Benassis sont des personnages qui ont comme nous besoin d'être complétés par un pays environnant. Il en va souvent de même pour l'écrivain lui-même, et Victor Hugo avait le sens de cette nécessaire fraternité des lieux.
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Cette dimension supplémentaire peut n'offrir qu'un divertissement superficiel au lecteur ; mais la flânerie géographique enlève à certains éléments littéraires une suprématie abusive. Nous ne sommes plus convaincus de l'absolue nécessité pour la vie intellectuelle de manger de la guerre ou de déguster du scandale. Ce n'est pas dans les lieux où Chateaubriand a tiré l'épée que son souvenir est le plus riche de virtualités mémoriales : sa promenade songeuse en écoutant la grive de Montboissier est aussi célèbre que ses impressions du Camp de Thionville. Et même là, les images des bivouacs valent plus par les visions pacifiques et rustiques qui s'y insèrent que par l'évocation des armes. La littérature du XX^e^ siècle procède souvent à une assimilation brutale entre l'événement traité et son efficacité littéraire, ignorant en cela le désir secret que nous avons de voir l'événement et son paysage géographique et spirituel nous ouvrir des possibilités à une action de grâces renouvelée, à un remerciement spontané pour les charmes subtils du monde et de la vie. La beauté durable de l'incident fortuit n'est pas proportionnée à son importance : elle tient au fait souvent minime pourvu qu'il surgisse au tournant de la route, et nous prouve mystérieusement qu'une Providence peut faire toutes choses nouvelles sans recourir aux fracas d'une machinerie d'opéra.
Cette présence de la terre à l'homme en marche, à l'homme des étapes, Péguy lui a donné une poésie suprême. Mais les anecdotes de Chateaubriand, sa rencontre avec Louis XVI pendant la chasse à courre, les notes de route où Victor Hugo voit surgir six ours échappés d'une ménagerie dans la campagne banlieusarde, ces arrêts dans la vie, ces pauses dans l'histoire, nous rappellent que l'humilité régénère l'inspiration littéraire. L'humilité n'est pas forcément gluante, elle peut être souriante : l'homme a été trouvé terreux, dit Péguy, mais terreux d'un limon authentique, dans un paysage donné. Et l'homme qui s'arrête à l'étape ne trouve pas de lieu absolument vide de tout espoir de rédemption.
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Il existe une charité morale de l'écrivain, poète et romancier, moins urgente sans doute aux siècles passés. Dans la mesure où, actuellement, le séjour de l'homme devient plus étouffant, ses démarches plus mécanisées, les images de l'itinéraire du Christ moins fréquemment décrites, répétées et proclamées, il devient plus nécessaire, à l'auteur soucieux de contribuer à un supplément d'âme, de régler son pas sur celui du lecteur et de ne pas l'emmener en pays inconnu ; de ne pas lui rendre inconnu un pays familier ; de nommer les étapes et de lui assurer par ces noms mêmes qu'il a prise sur le monde. Qu'on songe aux énumérations des bourgs et des villages chez Péguy, aux images des noms de localités bretonnes et normandes chez Proust, à la sensation éclairante, désaltérante, soudain surgie quand Giraudoux évoque ses sous-préfectures ou Alain Fournier ses hameaux. Toute halte reprend ainsi sa dignité et l'on sait qu'elle possède un pouvoir.
Cette conscience itinéraire de la patrie complète une géographie que les lectures quotidiennes de l'homme pressé lui présentaient comme seulement économique, malléable au gré de puissances industrielles et politiques capables d'appliquer les mêmes thérapeutiques à n'importe quel terroir. La présence mémoriale des écrivains et de leurs personnages constitue un ensemble de faits invisibles mais certains, qui échappent à l'arbitraire bien ou mal intentionné, et assure une permanence indispensable. On ne peut domestiquer les morts illustres, et on hésiterait même à détruire la maison d'un héros de roman, beaucoup plus que s'il s'agissait de raser celle d'un contribuable ordinaire. Qu'on le veuille ou non, dans le nivellement général, « le savoir a son prix » et les itinéraires fortement tracés sur notre sol créent des réseaux de solidarité et des repères appréciables, en un temps où des pouvoirs spirituels ou politiques qu'on eût crus moins illusoires ne garantissent plus nos structures.
EST-CE à dire que l'ensemble de ces itinéraires, reportés sur la carte de l'hexagone (sans oublier quelques annexes), nous donne une image parfaitement satisfaisante de la France intellectuelle et morale ? A vrai dire, il nous déplairait qu'il en fût ainsi. Bien au contraire, en constatant au hasard des routes tracées, que certaines présences jadis importantes ou prestigieuses ne sont plus les palais et les forteresses que l'on avait cru voir, en découvrant aussi des espaces blancs de terres inexplorées, nous éprouvons quelque réconfort, et le sentiment d'une histoire intellectuelle qui n'est pas terminée.
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Dans les lieux mêmes où la carte est tracée, nous revendiquons le droit de dessiner d'autres lignes. Je considère l'itinéraire auxerrois de Restif de la Bretonne ; j'aurais regretté que Restif n'eût pas son croquis routier. Mais l'outrecuidance d'un chauvinisme innocent me fait dire : « Pourquoi, après tout, Sacy et non pas Saint-Moré ? Un château, une rivière, deux martyrs et un camp gallo-romains, et personne n'en a parlé ! Après tout, il est préférable que Restif, né à quelques kilomètres, n'en ait point dit mot. Il eût sans doute diffamé nos villageoises... Mais le travail reste à faire. » Je pense que cette sainte indignation, tenant à la fois de l'esprit de syndicat d'initiatives et de la jalousie posthume commune aux gens de lettres, peut éveiller en bien des pays un salutaire esprit de conquête intellectuelle. Nos provinces parfois somnolentes, laissées pour mortes, révèlent leurs exigences, comme un malade réveillé d'un sommeil comateux réclamerait à dîner. Et si Auxerre devait être Restif de la Bretonne sans être aussi Marie Noël, la douleur m'en serait insupportable.
Ces lacunes ouvrent sur l'espérance, en même temps qu'elles révèlent un mystère toujours insatisfait, en quête de plénitude. On pense aux abstruses spéculations mathématiques de Cantor, au « nombre aleph » l'infini plus un, en songeant aux innombrables possibilités de vocations individuelles, qui conduiront tant de méditations écrites ou éternellement ignorées à passer par ce même lieu, ce même point qui nous est personnellement précieux, et pour toujours. La résurrection familière des biographies illustres, servie par la géographie touristique, rend au traditionalisme la deuxième moitié de sa nature, qui est la méditation de l'espérance et le sens de l'infinie fécondité des destinées. Le sens du lieu n'implique pas seulement le culte du passé ; il réclame une élection divine et un supplément toujours nécessaire d'actions de grâces. Ce don personnel et pourtant sans exclusive, dont nous sentons l'éternel besoin dans les formes supérieures et toujours imparfaites du langage humain, nous conduirait de la flânerie touristique au sentiment eucharistique. Est-ce illusion ? Le Christ est toujours au tournant de la route.
Jean-Baptiste MORVAN.
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### Les origines du mercantilisme à Lourdes
par Henri MASSAULT
Les sources utilisées dans cet article et les originaux des textes qui y sont cités se trouvent aux Archives Lasserre et Peyramale, conservées à Mauzac-Saint-Meyme (Dordogne).
LE 14 février 1958, dans son appartement du boulevard Saint-Germain, l'écrivain Gaëtan Bernoville examinait avec stupéfaction une liasse de vieux papiers.
« C'est effarant ! répétait-il. Pour écrire sur Lourdes j'ai fouillé les archives officielles. J'ai même reçu ici, en communication, 30 kilos de documents originaux. Tout était clair et limpide. Tout concordait. Et voici que plusieurs passages de mes livres, et un chapitre entier de mon ouvrage sur l'Évêque de Tarbes au temps des Apparitions, sont démentis par ces pièces dont personne ne soupçonnait l'existence. »
Il était d'autant plus consterné que son éditeur, Grasset, attendait le bon à tirer d'une *Vie du Père Peydessus,* supérieur des Pères de Garaison au siècle dernier. Or les mêmes inexactitudes y étant reprises, le malheureux écrivain ne pouvait plus signer ce bon à tirer.
Il avertit ses conseils qui accoururent de Lourdes et de Garaison, laissant se dérouler sans eux les solennités du Centenaire des Apparitions. Le 25 février, au moment de l'anniversaire du jaillissement de la source Miraculeuse, ils constatèrent qu'on ne les avait pas fait venir pour rien. Il était nécessaire de modifier l'ouvrage sous presse.
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Ce fut très méritoire car il fallut changer à grands frais la composition typographique déjà presque achevée. Mais ce fut surtout un beau geste. Ces rectifications, encore bien insuffisantes, commençaient à lever le voile sur les partialités et les errements d'un passé à peine révolu.
Les historiens qui, comme Gaëtan Bernoville, se sont documentés à Lourdes, ont donc été induits en erreur. Et ensuite, sans le savoir, ils ont trompé d'innombrables lecteurs.
L'authenticité des Apparitions n'est pas ici en cause. Elle demeure absolument inattaquable. Il s'agit d'abord de l'évolution du Pèlerinage qui est généralement connue d'après ces « 30 kilos » de documents tendancieux. Mais, comme l'erreur fait toujours tache d'huile, ces déformations ont réagi sur l'histoire des Apparitions qui a été quelque peu corrompue.
Dans le Bref célèbre reconnaissant la réalité des Apparitions de la Vierge à Bernadette Soubirous, le Pape Pie IX a dit que *l'humaine malice* avait fait ressortir avec éclat l'évidence du fait surnaturel. En 1869, on n'a vu là qu'une allusion aux oppositions administratives qui avaient tenté de contrarier le plan divin onze ans auparavant. Mais avec le recul d'un siècle, cette parole du saint Pontife paraît avoir été prophétique, car *l'humaine malice* a continué ses attaques. -- Elle s'est acharnée à ravaler Lourdes à la dérisoire mesure des hommes. Elle a prétendu « embellir », à sa manière, l'œuvre de Dieu par des « remaniements » de l'histoire, et par des aménagements, des constructions et des décorations spectaculaires.
Sur ce terrain matérialiste, le Pèlerinage était vaincu d'avance, surtout à notre époque. Non seulement toutes ces somptuosités étaient en contradiction avec le message de pénitence, mais, au lieu d'attirer des pèlerins, elles les ont transformés en visiteurs et en touristes. « Mes voies ne sont pas vos voies » dit Dieu dans Isaïe.
Et pourtant Lourdes garde encore une puissance de fascination sur les âmes.
Cela paraît une gageure de prétendre qu'il y aurait encore de l'inexploré dans un sujet qui a suscité une littérature si abondante que le public en est visiblement saturé, et même excédé.
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Pourtant c'est un fait : aucun historien sérieux, pas un publiciste en quête d'inédit, pas un aventurier avide de bruit, -- et Dieu sait s'il y en a eu ! ; n'a cherché à expliquer pourquoi autrefois, dans les siècles de lente évolution, tous les pèlerinages déclinaient vite et sombraient dans l'oubli, tandis que maintenant où tout change si rapidement Lourdes conserve sa vitalité.
Les causes habituelles de déchéance ne s'y sont-elles pas rencontrées ? Est-ce une simple exception, analogue à la conservation de certains corps dans des sépultures apparemment dépourvues d'agents corrupteurs ? Absolument pas. En moins de dix ans toutes ces causes funestes y étaient déjà réunies. Mais leur action dissolvante a été freinée, non sans peines, par des éléments *laïcs* dont le siècle passé a essayé de faire un sujet de scandale, tandis que les nouveaux courants actuels commencent à leur reconnaître le mérite des précurseurs.
Et d'abord comment ces causes de destruction ont-elles été introduites à Lourdes ? Cette question est sans réponse depuis bien longtemps. Pour y répondre, il aurait fallu parler librement d'un certain personnage, celui qui a eu le plus d'influence sur le développement du Pèlerinage. N'est-il pas étrange que tien de valable n'ait jamais été rédigé sur lui ? Soixante-quinze, ans après sa mort, son non est à peu près ignoré du grand public. L'Histoire se tait, comme si elle craignait de le voir riposter encore par un de ces libelles qu'il lançait contre quiconque osait le contredire. En effet les fameux « 30 kilos », d'archives qui ont abusé tant de chercheurs contiennent ses lettres et pamphlets, publiés anonymement, ou diffusés sous le manteau avec sa signature et celles d'évêques circonvenus par lui pour essayer de propager ses inimitiés personnelles sous le couvert de leur autorité.
Maintenant que tous les faits relatés dans ces libelles sont complètement démentis, l'Histoire n'a plus rien à craindre. Elle doit reprendre ses droits et redresser des erreurs trop longtemps accréditées.
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A cause de son grand âge, Gaëtan Bernoville n'a pu continuer le redressement historique qu'il avait commencé. Comme laïc, il l'eut réalisé plus facilement que les ecclésiastiques qui, depuis, ont été gênés par le respect de la hiérarchie. L'autorité de la chose jugée a été pour eux un retranchement commode, alors qu'autrefois le problème n'a jamais été réellement et sainement jugé.
« Il est impossible de désavouer des documents authentiques exprimant l'avis de Prélats contemporains des événements » a dit l'abbé Laurentin.
-- Mais si les auteurs de ces documents ont été trompés ?
-- Pour vérifier cette hypothèse, il faudrait des preuves d'un bien grand poids. Autant dire qu'on n'en trouvera jamais d'assez sérieuses. Celles qui ont ému M. Bernoville ne me paraissent pas suffire pour infliger un démenti à d'aussi hautes personnalités.
Une telle déférence ressemble plus à l'esprit de corps qu'à une loyale critique historique, surtout chez celui qui sait, pièces en mains, que ces documents reposent sur des faits inexacts et des citations fausses, et que par conséquent ils sont imputables non pas à leurs signataires, mais à un informateur très partial. Redoutant l'examen public de la question, l'abbé Laurentin l'a classée, dès l'origine de ses travaux, dans les polémiques périmées et sans intérêt. Quand il en a vu les graves répercussions sur l'histoire des Apparitions, il a estimé qu'il était trop tard : ses positions étaient déjà prises. Il s'est contenté de déclarer cette affaire « embrouillée ». Puis, mettant ses pas dans les pas de bien d'autres timorés, il a renvoyé le lecteur à ces textes sans valeur. Il ne fait sur eux aucune réserve, sous prétexte qu'ils sont signés par un archevêque ou par l'éminence grise qui, pendant vingt-trois ans, de 1866-*à* 1889, a tout orienté, tout dirigé, tout décidé à Lourdes.
A cette époque, cinq évêques se sont succédés en très peu de temps sur le siège de Tarbes. Parmi eux, deux étaient si diminués par l'âge et les infirmités que, la plupart du temps, ils laissaient agir leur entourage, leur gouvernement personnel ayant pris fin bien avant leur mort. Deux autres ont demandé leur changement, car si tout se faisait en principe sous les apparences de l'obéissance la plus docile, les plaintes des pèlerins leur prouvaient qu'en réalité leur autorité épiscopale était sans cesse réduite à entériner une décision déjà prise, ou à approuver un fait accompli. Pour le cinquième le jeu s'est peu à peu retourné en sa faveur, à mesure que l'âge atténuait l'influence de l'éminence grise.
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Ce personnage dont nul n'a jamais osé parler clairement, c'est le premier Supérieur des Chapelains, le R.P. Sempé.
Des charges importantes dans les collèges diocésains et à l'évêché en avaient fait un administrateur et lui avaient donné une réelle intelligence des affaires. Aussi pensait-il ne ses idées et ses plans étaient toujours les meilleurs.
Il n'acceptait chez autrui que ce qui cadrait avec ses jugements. Il avait la phobie de la contradiction, d'où qu'elle vînt. Il dédaignait d'en discuter les motifs et ne les écoutait même pas. Ainsi par exemple quand il constatait l'étonnement des pèlerins devant le magasin d'objets de piété et de cierges installé par lui près de la Grotte ; quand les malades réclamaient des hôpitaux, des civières, des linges et des piscines convenables ; quand les pauvres souhaitaient un peu moins de faste dans les résidences et les sanctuaires afin qu'on pût leur construire un abri décent, le Père Sempé prenait toutes ces remarques pour des signes de déraison. Si les critiques étaient publiques, son tempérament très vif ripostait avec violence. Il cherchait à se justifier, non point sur le fond de la controverse, mais en alléguant la nécessité de défendre, contre des attaques sacrilèges, son caractère sacerdotal et, à travers lui, l'honneur du clergé tout entier, y compris celui de l'Épiscopat et de la Papauté elle-même. C'était là son grand argument pour implorer l'appui des Évêques de passage à Lourdes, sans les renseigner sur le fond des litiges que ne cessait de susciter son activité débordante.
Il a vécu constamment obsédé par la crainte de prétendus persécuteurs. Il en a vu partout, jusque parmi ses meilleurs amis et parmi les plus grands bienfaiteurs de Lourdes quand leur amour pour le Pèlerinage les portait à le désapprouver.
Cette idée fixe eut des conséquences plus durables que n'en ont habituellement de simples propos qu'emporte le vent. Le P. Sempé a été si convaincu de l'excellence de ses plans et de ses actes, que non content d'en persuader, croyait-il, tous ses contemporains, il a essayé de s'assurer les éloges des historiens futurs. C'est dans cette intention qu'il a soigneusement réuni les « 30 kilos » d'archives. Il y couvrait de fleurs les Missionnaires qu'il dirigeait, et il y vilipendait quiconque lui déplaisait.
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Comme le terrain des preuves et de la critique sérieuse était trop dangereux pour lui, il a préféré celui de la polémique où sa soutane lui était un précieux bouclier contre les laïques qu'il attaquait, et où la victoire reste, à celui qui crie le plus fort et porte les coups les plus rudes.
Son imagination n'a connu aucun frein pour prêter à ses contradicteurs des intentions perverses ; pour les accuser non seulement d'irréligion, mais de jalousie, de haine, de méchanceté ; pour présenter leurs actes sous un jour désobligeant ; pour faire entre guillemets des citations inexactes ; pour s'appuyer sur des textes tronqués et des dates fausses. Il est allé jusqu'à faire imprimer, aux frais de l'Œuvre de la Grotte, des pamphlets calomnieux qu'il distribuait aux pèlerins et envoyait dans tous les Évêchés de France. S'il obtenait une réponse polie d'un Prélat trop confiant ou d'un secrétaire zélé, il y voyait aussitôt une condamnation de ses « ennemis » et en faisait état, comme d'une initiative spontanée, pour essayer de recruter des partisans.
Partout où il l'a pu, le P. Sempé a constitué de ces dossiers, soi-disant justificatifs. Il en a expédié des résumés, souvent annotés de sa main, jusqu'à Rome et même dans des archives privées, comme celles de la famille du Préfet Massy. Mais il a caché soigneusement toute cette littérature à ceux qu'il voulait perdre, afin de les empêcher de se défendre, et à ceux qu'il savait exactement informés, pour ne pas recevoir leurs reproches et leurs démentis publics.
Il est évident qu'un tel acharnement relève de la psychiatrie, -- ce qui est à la décharge de son auteur. Un exemple, pris entre bien d'autres, suffira à le prouver. L'Archevêque d'Auch ayant demandé à son suffragant de Tarbes de remettre à l'écrivain Lasserre les libelles que les Missionnaires de Lourdes faisaient circuler clandestinement contre lui, c'est le P. Sempé qui lui répondit, sans passer par son Évêque, et en refusant d'obéir. Après avoir annoncé une « complète franchise et la vérité tout entière » il exposa plusieurs faits absolument inexacts et conclut en ces termes : « Il n'y a *rien à espérer et tout à craindre* de la part d'un pauvre insensé, méchant, calomniateur, inventeur de machinations, qui abuse de toute écriture, parole et même du silence. »
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Il faut qu'un prêtre n'ait plus son bon sens pour juger quelqu'un ainsi sans rémission et pour s'acharner à le faire condamner par autrui. Rien n'est plus contraire à la mission sacerdotale, même s'il s'agit du criminel le plus notoire, -- ce qui n'était pas le cas dudit Lasserre, apprécié universellement et à bon droit comme un excellent homme. Mais le Supérieur des Chapelains n'aimait pas ce laïc. Aussi tâchait-il de justifier sa hargne et de la faire partager par tout le monde.
Beaucoup d'historiens sérieux sont restés sceptiques devant tant de plaidoyers violents. Ils ont flairé l'exagération et la calomnie. Le P. Sempé se montrait incapable de rien prouver. Il disait qu'*il savait*, qu'*il était sûr* et il exigeait que l'on croie « la parole d'un prêtre qui affirme ». Cette déclaration pouvait garantir sa sincérité, mais nullement sa véracité. Les textes des Archives de la Grotte étaient bien authentiques. Mais l'authenticité des documents n'a jamais suffi pour authentifier les faits qu'ils relatent, ni pour écrire l'histoire authentique d'une période agitée par de continuelles polémiques.
Les historiens dignes de ce nom ont donc vu là une énigme. Ils se sont abstenus de rien conclure tant que l'on n'aurait pas découvert, pour l'opposer à ces fatras assez incohérents, une contre-partie qui permettrait de juger non plus d'après quelques avis visiblement passionnés, mais d'après le fond de chaque problème et d'après les faits réels.
Cette contre-partie longtemps introuvable a été enfin exhumée dans les archives de l'abbé Peyramale, curé de Lourdes et dans celles d'Henri Lasserre de Monzie, le premier historien de Notre-Dame de Lourdes. Ces archives, en grande partie inédites, sont classées et présentées en constant parallèle avec les transcriptions méthodiques des documents conservés dans les autres fonds. Il est désormais impossible de rien apprécier équitablement sans tenir compte de nombreuses pièces systématiquement supprimées ailleurs et que l'on ne trouve plus que là. Elles justifient les conclusions révolutionnaires de la présente étude.
En présence de ces nouvelles sources, on ne peut plus garder le même silence craintif et embarrassé sur vingt-trois années si importantes pour le Pèlerinage. L'exposé loyal des faits n'offusquera personne. Si le Supérieur des Chapelains a été l'esclave d'idées plus ou moins étroites ; s'il a eu une excessive confiance en ses propres lumières ; s'il a eu un sentiment exagéré de son infaillibilité du fait de son état ecclésiastique ; si, se croyant attaqué, il a employé des moyens de défense plutôt déconcertants, c'est certainement en toute bonne foi et persuadé, en son âme et conscience, qu'il ne pouvait mieux faire.
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Bernadette Soubirous a souffert des rudesses de sa maîtresse des novices. L'institut de Nevers ne l'a pas caché, même sous le prétexte de respecter la mémoire de la Mère Vauzou, bien intentionnée, certes, mais autoritaire et peu disposée à admettre que la Sainte Vierge se soit montrée à une pauvre bergère « quand il existait, disait-elle, tant d'autres jeunes personnes très délicates et fort bien élevées ». Il faut dire ce qui met en lumière la sainteté de la voyante, puisque cette sainteté confirme la réalité des Apparitions.
De même nul ne saurait s'opposer désormais à la révélation du rôle, plein de bonnes intentions aussi mais souvent maladroit, du P. Sempé. Cela prouvera que l'établissement et la survie d'un des phénomènes spirituels les plus extraordinaires de notre temps proviennent bien moins de ses efforts que d'une évidente action surnaturelle. C'est là une sorte de miracle permanent dont il importe de rendre hommage à Notre-Dame de Lourdes.
Les Pères Sempé et les Mères Vauzou ne sont pas rares ; on en trouve aux postes de commande qu'ils aiment occuper. Les analogies entre ces deux-là sont étranges. S'ils avaient eu des facultés moins brillantes, ou s'ils avaient appris à en faire meilleur usage ; leur entourage aurait moins souffert de leur confiance en soi et de leur besoin de dominer. L'un et l'autre sont parvenus jusqu'au Supériorat Général de leur Congrégation. L'un et l'autre ont eu un grand souci de justifier autour d'eux et devant l'histoire leurs partis pris et leurs actes. Mais aussi, aux approches de la mort, l'un et l'autre ont manifesté la même terreur de s'être lourdement trompés.
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Pendant les huit premières années qui suivirent les Apparitions, la Grotte de Lourdes resta sous la dépendance de la paroisse. Ainsi naquit l'habitude d'invoquer non pas Notre-Dame de Massabielle, mais *Notre-Dame de Lourdes*.
Les pèlerins se groupaient dans la vieille église branlante avant de descendre en procession sur les bords du Gave. Puis ils remontaient pour assaillir les confessionnaux et participer aux cérémonies célébrées par le clergé local.
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Le Curé Peyramale et ses vicaires défendaient le pèlerinage contre les trois principaux risques de corruption que l'actuel Évêque de Lourdes, Mgr Théas, proscrit avec la même sagesse et beaucoup plus d'expérience. Ce sont : le matérialisme qui va à l'encontre de la pénitence et de la simplicité prêchées par la Vierge elle-même ; la recherche d'un *profit pécuniaire ;* et la *déformation de la vérité*.
« En mai 1866, le presbytère eut un second sanctuaire à desservir : la crypte de l'église en construction au-dessus de la Grotte. Il reçut alors des aides. Quatre missionnaires diocésains de la Congrégation de Notre-Dame de Garaison, furent envoyés par l'Évêque de Tarbes pour évangéliser le flot des étrangers.
L'un d'eux prit vite le pas sur ses compagnons, sur les vicaires et même sur le curé pour tout ce qui concernait l'œuvre naissante : c'était le Père Sempé. Ses brillants succès scolaires l'avaient fait nommer professeur au Séminaire, puis préfet des études, et enfin secrétaire particulier à l'évêché. Ces différents postes l'avaient maintenu, jusqu'à l'âge de 48 ans, à l'écart du menu peuple chrétien. Son caractère autoritaire s'y était un peu durci.
Il ne tarda pas à avoir, sur le Pèlerinage, des idées et des plans qu'aucun avis, aucune expérience, aucun échec ne purent jamais modifier. Selon lui Lourdes devait servir non seulement à la sanctification des fidèles, mais aussi à démontrer au bas clergé et aux foules la puissance de la hiérarchie catholique et la grandeur de l'Église. Il prêchait avec ferveur la pénitence aux pèlerins pauvres qui restaient sans abris, et aux malades qui n'avaient ni hôpitaux, ni civières, ni même les piscines convenables qu'une élémentaire charité aurait dû leur aménager. Mais il oubliait la pénitence et la simplicité dès qu'il s'agissait d'attirer les visiteurs et de forcer leur admiration par la majesté des cérémonies, par la richesse des ornements et des vases sacrés, par la magnificence des aménagements et des constructions, par la somptuosité des décorations. Il voulait que l'on aille proclamer au loin : « Nous avons vu à Lourdes de belles choses. »
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Jusque là l'ambition de l'abbé Peyramale avait été tout autre. Il souhaitait que chacun pût dire au fond de son cœur, -- comme on le dira un siècle plus tard de Fatima : « Nous avons *senti et compris* de si grandes choses que nos vies en sont transformées. » Il avait voulu que la chapelle demandée à Bernadette fût simple, à l'image du simple rocher où s'était montrée l'Apparition. La crypte édifiée par lui atteste cette intention, si toutefois on l'imagine sans les marbres et les mosaïques ajoutés bien après.
Pour réaliser ses vastes projets, le P. Sempé avait besoin de grosses ressources. Il a résumé ainsi l'essentiel de son plan d'administration : « Exploiter la propriété de l'Œuvre au profit de l'Œuvre elle-même... par un vrai et légitime commerce de tout ce qui est la propriété du Pèlerinage, commerce qui se fait dans tous les sanctuaires, et dans presque tous ostensiblement ; commerce qui « peut donner un *très grand revenu* et suffira presque seul « à l'entretien de l'Œuvre lorsqu'elle sera terminée et que « les dons auront cessé, ou grandement diminué. »
C'est bien clair. Voilà comment l'Œuvre a établi des magasins pour y vendre des cierges et des objets de piété. Il y en eut d'officiels, près de la Grotte. D'autres furent clandestins, en ville, sans que les Chapelains se soucient ni de l'indignation des pèlerins, ni de la jalousie des Lourdais, ni des lamentations de l'abbé Peyramale. « Il y a, écrivait ce dernier, un tollé général contre le commerce qui produit les plus graves désordres. On a surexcité les convoitises de la ville qui fait à ces messieurs (les missionnaires) une concurrence acharnée. *Je n'aurai bientôt plus qu'un peuple de marchands...* »
Telle fut l'origine du mercantilisme qui, de nos jours encore irrite tellement tous les visiteurs, quels qu'ils soient. Sans l'exemple des Chapelains, il se serait quand même installé mais il eût été plus discret. Cette pente est maintenant bien difficile à remonter. Prenons confiance dans l'exemple inverse donné naguère par Mgr Théas quand il a fait supprimer la boutique, et a fait démolir jusqu'aux vestiges de sa première installation, en 1868.
Avant l'arrivée du P. Sempé, le sectaire Guéroult regrettait certainement d'avoir écrit, le 30 août 1958, dans le journal « La Presse » qu'il prévoyait *une exploitation savante aboutissent à un pèlerinage et à une foule de petits commerces bénits, tous très lucratifs*. Le Pèlerinage avait été fondé, certes. Mais il était pieux et on n'y exploitait personne. Le curé avait empêché ses ouailles de transformer en commerce ce qui, dès le début s'était fait par charité chrétienne.
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Dans le pauvre presbytère de Lourdes, nul ne s'était inquiété des problèmes financiers. Loin de solliciter les dons des pèlerins, le clergé s'en était remis à la Providence pour les frais de construction de la chapelle. Chacun avait imité le désintéressement de la voyante qui frappait tout le monde, et surtout les incrédules.
Ce mépris de l'argent était une marque évidente du surnaturel. Tous les enquêteurs, dévots ou sceptiques, avaient vu là une des grandes preuves de la réalité des Apparitions, meilleure peut-être que les guérisons par l'eau de la Grotte. Les miracles n'étaient que de mystérieuses dérogations à des lois matérielles, et peu en bénéficiaient. Tandis que le mépris des *profits pécuniaires* rendait tangible l'action de la grâce dans les âmes.
Les Chapelains ne parurent pas comprendre que le désintéressement était le signe évangélique, et surtout peut-être la condition, de la grande envolée spirituelle à laquelle la Vierge était venue convier non pas seulement la très pauvre Bernadette et ses parents, mais tous les pèlerins et tous ceux qui devaient connaître Lourdes.
Enfin l'influence du P. Sempé se fit sentir sur la manière de *respecter la vérité* en racontant les événements de 1858. Pour mieux frapper ses divers auditoires, il improvisait, au cours de ses prédications, des développements nouveaux, il peignait des tableaux inédits, ou passait sous silence certains épisodes. Les scènes se modifiaient ainsi peu à peu dans son esprit, et les personnages s'idéalisaient, comme dans les « Vies de Saints » *à l'eau de rose*. Il en vint bientôt à ne plus savoir ce qui était exact ou ce qu'il avait adapté aux besoins de telle ou telle catégorie de pèlerins. Il se souciait d'ailleurs assez peu de le savoir. En toute bonne foi il pensait que l'histoire est une science profane, dont les exigences ne doivent pas entraver celles de l'éducation. « Les *faits* surnaturels, écrivait-il, et par suite *leur récit,* ont pour juges ceux que Dieu a établis pour régir son Église. En dehors de ces juges, nous risquerions de nous tromper... »
Règle très juste pour tout ce qui concerne la doctrine. Mais il était abusif de l'étendre aux *faits historiques* et d'aller soutenir que l'édification exigeait tantôt de développer bien au-delà du réel, tantôt d'édulcorer ou de cacher, surtout s'il y avait risque d'ennuis pour le clergé. C'est cette hantise d'opportunité et de prudence que le P. Sempé a mise en avant pour déplorer que Mgr Laurence ait chargé un laïc d'écrire sur Notre-Dame de Lourdes.
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Dans son zèle pour susciter une histoire « ecclésiastique » il n'a jamais voulu admettre que les accommodements avec les faits corrompraient l'histoire divine et l'étoufferaient sous une masse de plus en plus envahissante de contextes humains. Ce qui, en tout autre sujet, eût été une adroite réclame, devait au contraire ici diminuer le rayonnement du surnaturel et suggérer le doute.
Sur ce point encore les préoccupations du curé avaient été différentes. Il respectait la vérité par-dessus tout, mais sans trop s'attacher aux précisions chronologiques ou aux circonstances purement humaines. Il ne leur trouvait pas de commune mesure avec les Apparitions. Ce n'était que le cadre : il ne fallait donc pas en exagérer la valeur. Seuls lui importaient les événements surnaturels, tels que la Providence les avait ordonnés, tels que ses paroissiens en avaient été témoins. Il faisait de cette exactitude une condition essentielle du rayonnement non seulement régional, mais mondial qu'il avait toujours prédit à Lourdes, avec une humble et fervente confiance.
Les divergences de vues étaient nombreuses et graves, on le voit, entre le curé de Lourdes et le Supérieur des Chapelains. Elles appartiennent à l'histoire et, avec le recul du temps, elles apparaissent comme la clé indispensable de bien des énigmes. Si l'abbé Peyramale ne pouvait approuver des innovations dont sa grande expérience des âmes lui montrait les dangers pour le Pèlerinage, il ne voulait pas non plus étaler en public un tel désaccord entre deux prêtres. De son côté le P. Sempé ne renonçait jamais à ses idées. Devant une opposition ferme, il feignait de capituler, il était trop autoritaire pour se laisser dominer par qui que ce soit, et il continuait à agir dans l'ombre, avec ténacité.
Les apparences demeurèrent paisibles jusqu'à la publication dans la *Revue du Monde Catholique,* à la fin de 1867, des premiers articles d'Henri Lasserre sur les Apparitions. L'auteur avait été guéri subitement d'une ophtalmie par l'eau de la Grotte, en octobre 1862. Il avait été sollicité peu après par l'abbé Peyramale, et mandaté officiellement par l'Évêque de Tarbes, pour écrire sur Massabielle. Mais pendant cinq ans il était resté absorbé par ses retentissantes réfutations de Renan et par ses travaux littéraires à Paris et à Rome.
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Enfin il était allé à Nevers questionner Bernadette Soubirous et il avait fait à Lourdes une première enquête de plus de trois mois. L'insuffisance des documents écrits l'avait obligé de recourir aux dépositions de nombreux contemporains, mais en se méfiant beaucoup des souvenirs qui se brouillaient dix ans après les événements, ou s'égaraient dans des fantaisies souvent fort jolies, mais non confirmées par l'ensemble des témoignages.
Le Supérieur des Chapelains lit d'abord le plus grand éloge de ce « travail patient, consciencieux, approfondi, poétique, religieux, édifiant, écrivait-il, \[qui\] satisfait l'esprit, charme l'imagination et le cœur, touche les âmes, fait du bien, d'une rigoureuse exactitude, écrit sous la dictée de Bernadette ou d'autres témoins...
Au printemps suivant, trois nouveaux articles eurent un grand succès et comblèrent de joie l'évêché : « Le clergé de Tarbes vous devra, Monsieur Lasserre, d'éternelles actions de grâces pour tout le bien que votre ouvrage est destiné à faire à notre diocèse... »
Tandis que Mgr Laurence s'empressait de remettre à l'écrivain un complément d'archives récemment découvert, le P. Sempé commença à montrer l'ombrage qu'il prenait de ce laïc trop lié, à son gré, avec le curé ; de ce Parisien qui s'opposait, lui aussi, à la vente des cierges et des objets de piété près des sanctuaires et qui s'apprêtait à réaliser, avec son livre, de gros bénéfices. Pour essayer d'éviter le conflit, Lasserre proposa à l'Œuvre de la Grotte d'éditer elle-même l'ouvrage à son profit, et de plus il offrit de lui abandonner une part importante des droits d'auteur.
Le Supérieur fut très impressionné par les chiffres envisagés. Il trouva la totalité préférable à un partage. Pour cela il suffisait, sous un prétexte quelconque, de faire refuser au livre l'approbation de l'Évêque. Ce retrait de mandat officiel réduirait l'historien au silence en rendant suspectes ses publications, et les chapelains n'auraient plus qu'à utiliser ses articles pour exploiter eux-mêmes l'évidente avidité des lecteurs.
Le prétexte fut facile à trouver : l'auteur avait refusé le dissimuler, dans son récit déjà paru, l'hostilité des fonctionnaires en 1858. Le P. Sempé fit valoir au Conseil épiscopal de Tarbes que le clergé, alors fonctionnaire lui aussi, s'exposerait à de dangereuses représailles administratives s'il laissait rappeler ces maladresses. La prudence exigeait que l'on se désolidarisât d'un livre qui les divulguerait.
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Mieux encore : il fallait désormais soutenir que le narrateur laïc avait romancé, exagéré, dramatisé dans la *Revue du Monde Catholique.* Cette conduite serait très opportune envers des administrations dont on avait souvent besoin.
Les propositions de Lasserre furent donc rejetées. « Le ton vif de l'ouvrage à l'endroit des autorités, même ministérielles, pourrait nous attirer des désagréments si nous prenions à cette publication une part active et avouée. Vous savez comme nous, Monsieur Lasserre, qu'un Évêque a des ménagements à garder vis-à-vis du Gouvernement, et qu'il n'a pas *grand intérêt* à le contrarier sans des motifs puissants. »
Tel est le seul reproche qui a motivé le refus d'approbation. Plus tard, poussé par le désir de justifier la position imposée par lui et critiquée de toutes parts, le P. Sempé affirmera que la décision avait été épiscopale et fondée sur de nombreuses inexactitudes dans les *faits* et la *doctrine.* Cette version calomnieuse a trompé autrefois quelques Prélats et historiens parce que, trop confiants dans la parole d'un religieux, ils ont cru inutile de la vérifier. Elle est maintenant démentie par tous les documents originaux qui montrent bien comment le P. Sempé puisait dans son imagination la matière de ses attaques et de ses pamphlets. La lettre ci-dessus ne fut pas écrite par l'Évêque, mais par un sous-ordre, comme *toutes* celles qui se rapportent à cette affaire. La correspondance personnelle de Mgr Laurence avec l'éminent écrivain fut toujours empreinte de cordialité. On n'y trouve aucune allusion à ces considérations utilitaires. Le Prélat n'était pas d'un caractère à « craindre les hommes plus qu'il ne convient dans les choses de Dieu ». Il aurait certainement vu des « motifs puissants » dans le respect de la vérité historique et dans l'obligation de raconter avec exactitude des faits qui, comme le proclamera Pie IX, confirmaient l'intervention surnaturelle.
Henri Lasserre trembla, non pas pour son travail dont il était déjà décidé à ne jamais percevoir pour lui les immenses bénéfices, mais pour l'unité de l'histoire. Le P. Sempé s'en souciait si peu quand il rêvait d'un « récit édifiant » dont on vendrait d'innombrables exemplaires ! Il répondit que si, par prudence purement humaine, on lui refusait l'approbation promise, il avait confiance que ce n'était pas pour la donner à un autre.
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Il avait fait de gros frais pour remplir loyalement les conditions de son mandat, et surtout toutes les archives alors connues sur les Apparitions étaient entre ses mains. Par conséquent nul ne pouvait rien publier avant lui qui ne soit ou un vol du fruit de ses longues recherches, ou une relation fantaisiste non fondée sur ces sources authentiques. Cela n'était pas une « exigence de monopole » comme on le prétendra. Mais il était déjà abusif que l'évêché utilisât une arme spirituelle pour sauvegarder sa tranquillité temporelle. Il convenait de lui rappeler de ne pas en profiter encore pour s'approprier, aux dépens de la vérité, des droits qu'un auteur laïc avait laborieusement acquis.
L'évêché promit alors son patronage officiel « si, dans un temps donné, il ne se manifestait pas d'opposition » de la part des personnalités nommées ; et le P. Sempé se montra, lui aussi, très rassurant : « L'écrivain qui ferait une contrefaçon de votre livre serait un lâche et vil plagiaire. »
Cependant, six semaines plus tard, le 31 août 1868, les Annales, bulletin mensuel des Chapelains, commençaient à publier cette contrefaçon.
Le scandale fut grand dans la ville de Lourdes. « Dans ce récit figure non point la Bernadette naïve et simple qui est dans la mémoire de tous, mais une Bernadette puritaine et régenteuse, confite en bigoterie, une Bernadette de fantaisie que personne n'a jamais connue. On y voit des scènes bizarres où la Vierge joue un rôle ridicule et puéril, et où la voyante présente des symptômes de folie. »
Après une seconde livraison dans le même genre, fin septembre, le Chapelain signataire, le Père Duboé, s'alarma : « Mon récit des Apparitions trouve noise. La seconde, avec son appendice du moulin a remué la foudre... Je commence à sentir des *remords* pour les variantes que j'ai acceptées dans mon récit. » L'auteur est d'autant moins sûr de ses témoins qu'il avoue les avoir « bien poussés, sans doute ». Et il conclut : « Tout ceci est hâtif. » Pourquoi faut-il que les historiens amateurs aient tous cette même hâte qui leur fait imprimer tant d'erreurs ?
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Ici encore la conduite des Chapelains est difficile à comprendre. Quand le P. Sempé a essayé de l'expliquer, il s'est contredit comme un enfant pris en flagrant délit. Ainsi, pour se blanchir de n'avoir pas envoyé ces deux livraisons à Lasserre qui cependant payait trois abonnements aux Annales, il affirme à la fois qu'il ignorait l'adresse de l'historien et qu'il était convaincu de l'envoi de chaque numéro. Cette parade ne peut plus duper personne, car sa correspondance atteste qu'il n'a pas cessé de connaître l'adresse en question.
Le Supérieur tente de repousser l'accusation de plagiat en déclarant que le P. Duboé, pour mieux s'en garder, n'a pas lu Lasserre. Seulement il ajoute que l'auteur « a sacrifié des dates et des faits dont il est sûr » afin d'atténuer les différences entre les deux récits. On ne voit pas comment on peut se conformer à un écrit que l'on n'a pas lu ; et d'autre part, si le P. Duboé sacrifiait ainsi la vérité par amabilité pour un écrivain en renom, cela prouve qu'il ne la respectait guère.
Après avoir reproché à Lasserre de travailler trop lentement et de prétendre à un monopole de l'Histoire de Lourdes, le P. Sempé raconte que le manque d'un récit à vendre aux pèlerins l'a obligé à en faire composer un par un chapelain. La faute en revient à l'historien, dit-il, qui avait refusé de l'écrire lui-même dans les Annales. La passion de se défendre par tous les moyens a empêché de voir que monopole et refus d'écrire sont incompatibles. Qui veut trop prouver ne prouve que sa mauvaise foi. D'ailleurs les archives démontrent que cette offre d'écrire dans les *Annales,* ce refus et cette idée de monopole n'ont jamais existé que dans l'imagination du P. Sempé.
Quant à l'indignation des Lourdais, tantôt il soutient que « c'est une pure invention de M. Lasserre » tantôt il dit qu'elle a été provoquée par les efforts de ce dernier pour « former à Lourdes une opinion hostile » au récit des Chapelains. Or l'orage avait éclaté depuis un mois et demi quand, alerté par l'abbé Peyramale, l'historien Lasserre arriva pour enquêter sur les faits contestés. Comment n'aurait-il point mis alors dans cette enquête le loyal sens critique et l'indépendance avec lesquels il venait de reconstituer toute l'histoire des Apparitions ? Aussi nul doute que, s'il avait vérifié ces faits nouveaux, il les aurait insérés dans son livre qui ne devait paraître que neuf mois plus tard, corrigé et enrichi de bien d'autres améliorations grâce aux remarques des lecteurs de ses articles. Pourquoi pas celles-là ? Parce qu'il a clairement établi qu'il s'agissait de « contes de bonnes femmes ».
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D'ailleurs le P. Sempé lui-même fut incapable de prouver ces faits autrement qu'en les prétendant certifiés par des témoins qu'il ne nommait pas, et en les disant très édifiants : cela lui suffisait.
Pour démontrer la sincérité du Supérieur, on a produit le brouillon d'une lettre, datée du 10 novembre 1868, où il proposait à Lasserre, de la part de l'Évêque, de soumettre les points litigieux à une commission d'enquête. C'était, en effet, la meilleure solution pour trancher le différend en enregistrant, dès cette époque, des témoignages non encore corrompus par des pressions et des polémiques. Comme cette enquête officielle n'a pas été faite, les apparences et l'habitude d'accorder le préjugé favorable au P. Sempé plutôt qu'à un simple laïc ont fait conclure que, redoutant d'être confondu, Lasserre avait eu la perfidie de refuser ce qui lui était offert par la bonne foi des Chapelains.
Or la vérité est tout autre. Nul n'avait remarqué, jusqu'à ces derniers temps, que la transcription de ce brouillon à l'évêché de Tarbes, il y a en marge la mention : « Non *envoyée* »*.* Que s'était-il passé ? Eh bien ! Lasserre était allé exposer à Mgr Laurence le résultat de ses investigations. Il avait demandé que le problème ne fût pas laissé à l'appréciation des parties, et qu'il fût examiné par une commission qui mettrait fin à ces pénibles débats. Le Prélat avait acquiescé, en promettant même que les Chapelains cesseraient d'ores et déjà la publication de leur « Petite Histoire » dans les *Annales.*
Le pauvre vieil évêque était dans l'illusion s'il croyait encore gouverner à Lourdes. L'abbé Peyramale rencontra le P. Sempé revenant de Tarbes avec les ordres de Mgr Laurence. « Il était fort triste, très découragé, écrit-il. Il me dit qu'il s'attendait à être brisé, etc. Pour la première fois il me parla de leur œuvre. Je lui dis toute ma pensée à cet égard sans ménagement aucun : Pour votre honneur et l'honneur de la Vierge, cette histoire doit être anéantie. Tout le monde la condamne à tous les points de vue. Il y a en effet un tollé général contre ces MM. (les Chapelains). »
Pour n'être pas « brisé », le Supérieur n'envoya pas à Lasserre la lettre sur la commission d'enquête. Mais il en laissa le brouillon dans les Archives. La transcription à Tarbes sembla même en authentiquer l'expédition, ce qui égara mieux encore les historiens.
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Pourtant lorsque, l'année suivante, Bernadette elle-même aura joint sa réprobation à celles des Lourdais contre ce que leur curé appelait un « misérable roman » le P. Sempé n'osera pas encore suspecter publiquement le loyalisme d'Henri Lasserre, en l'accusant d'avoir refusé cette commission. Aussi bien l'opposition d'un laïc aurait-elle été inopérante si le clergé avait vraiment voulu la réunir. Le Supérieur déclarera que la décision a été prise par Mgr Laurence qui « a cru l'enquête inutile, les faits contestés étant sans importance, et sûr d'ailleurs des recherches consciencieuses, des excellentes intentions et de la conduite irréprochable des Missionnaires. » Si l'évêque de Tarbes avait été au courant de toute l'affaire et libre de ses actes, il ne se serait certainement pas contenté d'arguments aussi puérils et aussi étrangers à la critique historique. La conscience, les bonnes intentions et une bonne conduite n'ont jamais suffi à conférer à quelqu'un ni un jugement sain, ni surtout l'infaillibilité.
Il est temps de rompre définitivement avec de nombreuses inexactitudes dont de récents travaux sur Lourdes ne font pas justice. Leurs auteurs ont eu peur de s'écarter des positions reçues. Ils ont continué à s'appuyer non pas sur les faits réels, mais sur leur interprétation par tel ou tel personnage mal informé. Ils se sont laissé aveugler, eux aussi, par l'idée fixe de récuser l'action d'un simple laïc dans une affaire d'Église. Le public ne s'est pas contenté des « bonnes intentions » de ces énormes travaux. Il aurait souhaité, pour leur reconnaître l'authenticité à laquelle ils prétendent, que l'histoire y soit rétablie sur les bases solides des événements tels qu'on les connaît maintenant avec précision.
Henri MASSAULT.
120:85
### Anomalies "liturgiques"
par PEREGRINUS
Dans une communication à l'Institut catholique de Paris, faite le 8 avril 1964, et opportunément reproduite par *L'Ami du Clergé* du 30 avril, Mgr Marcel Noirot rappelle d'abord ceci :
« Lorsqu'à la fin de la II^e^ session du Concile (4 décembre 1963) fut votée et promulguée la Constitution sur la Liturgie sacrée, le Secrétaire général de l'Assemblée conciliaire, Mgr P. Felici, fit aux Pères deux communications de la plus grande importance.
« La première était relative à la nature du document et donc à sa valeur canonique. Malgré son titre de « Constitution » (...) le présent texte n'a qu'un caractère *disciplinaire.* Sans doute, les considérations théologiques qu'il contient en assez grande abondance ont pu justifier l'appellation qui lui a été donnée, mais, canoniquement parlant, il n'a valeur que de « décret », et les décisions qu'il renferme ne sont ni infaillibles ni irréformables.
« La seconde communication (...) portait sur la mise en application de ces décisions. Le Pape, déclara Mgr Felici, ferait savoir d'ici le 16 février 1964, premier dimanche de carême, quels points de la Constitution seraient applicables et selon quelles modalités : aussi était-il sévèrement interdit à quiconque, quels que soient son titre ou ses fonctions, de mettre à exécution l'un ou l'autre point de la loi sans en avoir reçu l'ordre ou la permission du Pape (...)
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« De fait, un premier document papal a déterminé les modalités de mise en vigueur de quelques points de la Constitution conciliaire, les autres devant attendre, pour être applicables, ou leur insertion dans les futurs livres liturgiques, ou une décision expresse du Pape, ou une approbation formelle du Saint-Siège. »
Ce premier document papal est le Motu proprio *Sacram liturgiam* du 25 janvier 1964.
Mgr Marcel Noirot précise en outre :
« En certains cas indiqués par le Concile lorsqu'il parle de la future réforme, les assemblées (épiscopales), pourvu qu'elles observent les « normes » détaillées aux divers chapitres de la Constitution, peuvent bien « *statuere* » c'est-à-dire voter une mesure, mais, comme c'est du reste toujours le cas pour les réunions de ce genre, même convoquées sous forme de conciles locaux, aucune décision prise ainsi ne peut avoir de valeur avant que n'intervienne sa confirmation par le Saint-Siège.
« Dans d'autres cas, également prévus par le Concile, ces assemblées ne peuvent que solliciter une permission du Saint-Siège.
« Il est donc clair que, même lorsqu'est employé le mot « s*tatuere* » pour désigner la décision prise par l'assemblée (épiscopale), il ne s'agit que d'une décision toute conditionnée juridiquement et par les limites fixées dans la Constitution elle-même et dans les livres liturgiques que publiera le Saint-Siège, et par l'intervention ultérieure de l'autorité suprême dont l'accord exprès est absolument nécessaire pour que la mesure décidée ou envisagée puisse être légitimement exécutée et ait valeur liturgique (...).
« Dans les deux cas (décision prise ou postulation présentée), ce sera seulement la confirmation (1^er^ cas) ou la permission (2^e^ cas) données par le Saint-Siège qui confèreront à ces actes, ayant fait l'objet du vote de ces assemblées, une valeur liturgique. Avant cette intervention romaine, même si tous les évêques présents avaient pris une décision à l'unanimité, même s'ils étaient sûrs d'avance de l'agrément ultérieur du Saint-Siège (que celui-ci n'aura, du reste, aucune raison de refuser si le cas est de ceux prévus par le Concile et par les livres liturgiques et si les modalités d'exécution sont respectées), leur mesure serait absolument inopérante et, si elle venait à être appliquée, le rite ainsi posé ne serait pas liturgique, il ne serait pas la prière de l'Église puisqu'il se serait produit contre la volonté de celle-ci : il y aurait donc ici, en plus de la désobéissance, falsification de la prestation cultuelle offerte à la participation du peuple fidèle
122:85
« Aucune décision d'une assemblée épiscopale, sur quelque point qu'elle porte en matière de liturgie, ne peut avoir effet sans l'accord explicite de Rome. »
\*\*\*
Le Motu proprio du 25 janvier 1964 a édicté les dispositions qui entrent en vigueur -- les seules dispositions qui entrent en vigueur -- pour une première application, à partir du 16 février 1964, de la Constitution conciliaire sur la liturgie :
« Le Pape Paul VI a *conféré* par son Motu proprio un pouvoir en cette matière à l'assemblée de tous les évêques résidentiels d'un même pays : assemblée qui n'avait, avant cette disposition pontificale, aucun pouvoir canonique, et qui reçoit à cette date, uniquement pour les points prévus par cette Constitution conciliaire, et aux conditions fixées par celle-ci et par le Motu proprio, la possibilité d'exercer ce que le texte conciliaire réserve aux assemblées territoriales légitimement constituées.
« Donc, même si, dans quelques pays, existaient déjà *en fait* des assemblées groupant tous les évêques, celles-ci n'avaient aucun droit à s'occuper des questions dont traite la Constitution conciliaire sur la liturgie avant que Paul VI ne leur octroie cette faculté par son Motu proprio, qui fixe, en même temps, les modalités du fonctionnement de ces assemblées (...). Quant aux précisions portant sur le contenu des délibérations et l'envoi des résultats au Saint-Siège avant toute divulgation des décisions prises, il faudra se conformer aux instructions que le Saint-Siège ne manquera pas d'adresser aux assemblées en question. »
123:85
Dans le Motu proprio, Paul VI traite la question de la *langue vivante *:
« Il le fait à propos d'un cas particulier, celui de la traduction du Bréviaire (...). La traduction doit être élaborée et son exactitude doit être contrôlée sous la responsabilité des assemblées épiscopales compétentes, mais ces assemblées doivent transmettre au Saint-Siège ces traductions ainsi approuvées pour que celui-ci les reconnaisse valables pour l'usage liturgique.
« Et cette approbation finale réservée au Saint-Siège devra toujours être sollicitée, ajoute le Pape, chaque fois qu'il s'agira de traduire un texte liturgique quelconque en une langue vivante : la mesure indiquée ici pour la traduction du Bréviaire est donc étendue, en termes très clairs, à tous les cas où intervient ou pourra intervenir légitimement, sur ce terrain, la langue vulgaire. »
\*\*\*
Ce Motu proprio *Sacram liturgiam* du 25 janvier 1964, aussitôt connu, fut l'objet de vives attaques dans la presse.
Quand il parut aux Acta du 15 février 1964, son texte avait été modifié : ainsi ceux qui avaient publiquement attaqué sa première rédaction purent prétendre avoir remporté la victoire et avoir imposé leur point de vue. Mgr Marcel Noirot expose à ce sujet :
« La première rédaction du texte papal avait présenté l'inconvénient de ne pas reproduire exactement les termes de la Constitution conciliaire (on lisait, en effet, dans le Motu proprio, « première manière » que les traductions une fois élaborées seraient proposées par les épiscopats au Saint-Siège pour approbation par celui-ci, alors que le Concile parlait déjà d'une véritable approbation donnée au plan national et qu'il ne s'agissait donc ici que de la confirmation romaine de cette approbation). L'idée était très claire cependant, à savoir que le § 4 de l'article 36 devait être interprété en fonction de l'article 3, c'est-à-dire que, également au stade de l'approbation de la traduction elle-même, il fallait que la décision nationale fût soumise à l'accord du Saint-Siège, seul efficace pratiquement.
124:85
« La seconde et définitive rédaction du Motu proprio ne laisse place à aucune ambiguïté.
« Pas plus en ce domaine que dans les autres, les décisions des divers épiscopats ne sont directement opérantes : le Saint-Siège se réserve de donner lui-même le qualificatif de « liturgique » à un rite ou à un texte, dès l'instant qu'il deviendra la prière de toute l'Église, et le Motu proprio énonce clairement qu'il doit en être ainsi dorénavant pour tous les cas d'emploi d'une traduction d'un texte liturgique (...).
« Les assemblées épiscopales nationales donnent donc bien une « approbation » à la traduction qu'elles ont fait composer (elles engagent donc pleinement leur responsabilité), mais cette approbation -- comme c'est toujours le cas pour les assemblées de ce genre, même réunies sous forme de conciles -- n'a aucun effet pratique tant qu'elle n'est pas confirmée par une autre approbation, celle du Saint-Siège, laquelle seule peut conférer valeur liturgique à ces textes. »
Pour s'y reconnaître dans chaque cas particulier, il convient, dit Mgr Marcel Noirot, de poser deux questions :
« Le Saint-Siège a-t-il permis :
« 1. -- Que telle pièce liturgique soit donnée directement en telle langue selon telles modalités ?
« 2. -- Que telle traduction soit utilisée à ce moment-là ?
« Voilà donc la double question qui doit avoir reçu une réponse affirmative, *avec document daté à l'appui*, pour que l'on puisse accorder à l'emploi direct d'un texte en langue vulgaire, dans un rite du culte officiel, le qualificatif de liturgique. »
Nous n'avons pas besoin de souligner toutes les conséquences logiques, canoniques, morales, pratiques qui découlent d'un tel exposé. Elles sautent aux yeux.
*L'Ami du Clergé* est la revue ecclésiastique la plus répandue en France. On peut estimer que désormais, après cette publication, l'ensemble du clergé français agit en pleine connaissance de cause en cette matière.
On lira avec fruit l'exposé, tout entier de Mgr Marcel Noirot (l'adresse de *L'Ami du clergé* est : Boîte postale 4, Langres, Haute-Marne).
125:85
La version du P. Rouquette
Voyons maintenant la version donnée dans les *Études* de mai 1964, pages 652-653, par le P. Rouquette :
« On sait comment un premier Motu proprio, daté du 25 janvier 11964, déclarait « opportun » de réserver au Saint-Siège l'approbation des traductions des textes liturgiques (...). D'aucuns voyaient dans le texte du Motu proprio une manifestation d'une volonté bien arrêtée de la Curie romaine de reprendre ce qui avait été décidé par le Concile. Or j'ai appris à Rome, de sources sûres, et diverses, que le Motu proprio était l'œuvre de deux personnes seulement, un important officier du Concile et un scribe des lettres latines ; on ne peut donc pas accuser la Curie romaine en général, et non plus une Congrégation en particulier, d'avoir voulu tourner le Concile. Il semble à peu près certain que le Pape qui, évidemment, par sa signature, endosse le Motu proprio, n'a pas remarqué la contradiction qu'impliquait le texte à lui proposé. Il n'est pas sûr non plus que les deux rédacteurs du Motu proprio aient eu l'intention explicite de modifier le sens de la Constitution conciliaire : après tout, l'article 36 a besoin d'une exégèse, et ni l'un ni l'autre des rédacteurs ne sont des spécialistes de liturgie. Ce qui est sûr c'est que le passage controversé du Motu proprio a été modifié dans le texte définitif et seul authentique publié dans les *Acta Apostolicæ Sedis ;* ce texte déclare très explicitement que les traductions en langue moderne doivent être effectuées et approuvées par l'autorité territoriale compétente ; les *Actes* de cette autorité devront être approuvés ou confirmés par le Saint-Siège. Un membre de la haute autorité du Conseil pour la réforme liturgique m'a expliqué ce que l'on entend par cette approbation des actes. « Nous ne songeons nullement à contrôler les traductions et à en prendre ainsi la responsabilité, m'a-t-il dit, ce serait ridicule. Mais nous tenons à constater si l'autorité territoriale a confié les traductions à des gens compétents, si les délibérations sur l'approbation des traductions ont été sérieuses, si tout s'est passé convenablement... On pourrait comparer, a-t-il ajouté, cette procédure à celle qu'adopte le Saint-Siège pour les élections des évêques orientaux. Le Saint-Siège ne conteste pour ainsi dire jamais une élection faite selon les rites canoniques des synodes patriarcaux, mais il contrôle sérieusement si ces-règles ont été observées. »
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Le P. Rouquette poursuit un peu plus loin :
« L'épiscopat français, dès la parution du Motu proprio, avait pris l'initiative d'autoriser la proclamation en langue française des textes d'Écriture sainte de la messe, conformément à l'interprétation qui a prévalu ensuite de l'article 36 de la Constitution conciliaire. Plusieurs épiscopats nationaux ont, depuis, pris des mesures analogues. »
Comme chacun le sait, ou peut le constater, le P. Rouquette, dans cette dernière citation, triche avec les dates.
Le Motu proprio est daté du 25 janvier 1964. « L'initiative d'autoriser la proclamation en langue française des textes d'Écriture sainte de la messe » est datée du 14 janvier.
\*\*\*
La version du P. Rouquette, selon laquelle « l'initiative » aurait été prise « *dès la parution* du Motu proprio », n'est pas contredite seulement par les dates officielles des documents et par leurs dates de parution effective. Elle est également contredite par tous les témoignages. Voici par exemple celui de Jean Pélissier dans *La Croix* des 10 et 11 mai 1964 : « Du 30 novembre au 2 décembre 1963 ; l'épiscopat français tint à Rome, à Saint-Louis-des-Français, sa cinquième Assemblée plénière ([^19]). Une grande partie des travaux fut consacrée à la liturgie ; *c'est alors que fut élaborée la première Ordonnance pour la mise en application de la Constitution conciliaire...* »
\*\*\*
127:85
Il y aurait beaucoup d'autres remarques à faire sur l'article du P. Rouquette.
Ne nous arrêtons pas à la bévue par laquelle il attribue aux spécialistes *de liturgie* la compétence requise pour une exégèse de l'article 36.
Mais la manière dont il présente la première rédaction du Motu proprio -- le Pape qui « endosse par sa signature », et sans « remarquer la contradiction » (s'il y avait contradiction, et si le Pape ne l'a pas remarquée, cela veut dire ou bien le Pape signe sans lire, ou bien qu'il ne connaît pas la question cette manière-là est tout de même assez énorme).
D'autres estiment, avec plus de vraisemblance, que le détenteur de l'autorité suprême, par un acte personnel d'humilité, a voulu ne pas faire perdre la face et trouver une porte de sortie à ceux qui s'étaient trop hâtivement avancés : il a donc accepté de changer les mots (sans rien changer au fond).
Il a en tous cas donné ainsi un exemple qui pourrait être suivi.
Si le Souverain Pontife peut consentir une seconde rédaction d'un Motu proprio, il n'y aurait *à plus forte raison* aucune déchéance à ce que d'autres, moins haut placés, consentent une seconde rédaction de l' « Ordonnance » et de la « mise au point » parues dans la *Documentation catholique* du 16 février 1964, colonnes 260, 261 et 262.
\*\*\*
En effet, la version du P. Rouquette et l'exposé de Mgr Marcel Noirot, fort différents d'accent et de contenu, s'accordent pourtant sur un point décisif : *l'approbation ou confirmation du Saint-Siège est indispensable.*
Or la première rédaction -- jusqu'ici la seule rédaction -- de l' « Ordonnance » du 14 janvier 1964 a omis de mentionner explicitement cette indispensable approbation ou confirmation.
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De même, la « mise au point du secrétariat de l'information religieuse », parue dans *La Croix* du 8 février et reproduite dans la *Documentation catholique* à l'endroit cité, déclare qu' « *en prenant l'Ordonnance datée du 14 janvier, l'épiscopat français a usé des pouvoirs qui sont actuellement les siens* » en omettant semblablement toute référence explicite à l'approbation ou confirmation du Saint-Siège. Cette approbation, on peut la « présumer » : c'est-à-dire que l'on suppose bien que l'Ordonnance n'a pas été promulguée *avant* l'approbation du Saint-Siège. Mais on a omis de le mentionner.
Une « seconde rédaction » de cette Ordonnance et de cette mise au point ne doit tout de même être ni plus difficile ni plus humiliante qu'une seconde rédaction d'un Motu proprio.
Il est extrêmement probable que seule une seconde rédaction de cette sorte, comportant la référence explicite et datée à l'approbation ou confirmation du Saint-Siège, serait susceptible de surmonter le malaise actuel, d'apaiser les esprits et de clarifier la situation. Car la situation est assez confuse, les esprits sont fort agités, et le malaise s'alourdit.
Une seconde rédaction éviterait aussi à la mise au point et à l'Ordonnance d'être la cible de critiques et de contestations croissantes. Car, bien entendu, là où l'on a cru ne pas devoir empêcher que soit attaquée publiquement la rédaction d'un Motu proprio du Souverain Pontife, on ne peut *en conséquence,* on ne peut *à plus forte raison* interdire que soit critiquée la rédaction d'une Ordonnance de l'épiscopat et d'une mise au point d'un secrétariat.
PEREGRINUS.
Post-scriptum\
Autres anomalies « liturgiques »
**I. --** Quelques remarques publiées par les *Nouvelles de Chrétienté* du 23 avril (on sait la haute tenue, l'érudition et la compétence hors de pair de tout ce qui paraît dans les *Nouvelles de Chrétienté* en matière de liturgie) :
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« On constate que des pasteurs qui remplissent leurs églises d'une assistance fervente et active, attirée par la liturgie grégorienne et latine ne sont pas invités à faire partie des Comités liturgiques pour l'application de la Constitution conciliaire.
« On constate que des musiciens et maîtres de chapelle, en possession de leur art, capables plus que les autres d'un jugement sain et expérimenté, doués d'un goût plus sûr, sachant intéresser au chant sacré traditionnel, ne sont pas consultés. Tout au plus leur donne-t-on un strapontin dans un Congrès pour pouvoir autoriser de leur présence et de leur nom des audaces qu'ils n'approuvent pas et contre lesquelles ils n'ont pas les moyens de protester.
« Ceux qui ont dérogé de leur propre chef aux règles jusque là établies sont au contraire appelés à décider.
« Et leurs désobéissances passées les habilitent à exiger la plus stricte conformité au Saint-Esprit dont ils sont promus les organes (...).
« Aussi un malaise existe, une inquiétude grandissante, une surprise angoissée.
« Partout des chrétiens fidèles veulent être assurés que le chant sacré traditionnel gardera la place de choix que la Constitution conciliaire lui reconnaît ; ils savent que cela n'est possible que si l'on entretient et réapprend le goût du trésor que nous lègue le passé... »
Oui, dans les textes les plus impératifs des Papes et des Conciles (très précisément, dans la Constitution conciliaire qui a été promulguée en décembre 1963 et dans les discours et instructions de Paul VI) le chant sacré traditionnel, le chant grégorien conserve dans la liturgie une place privilégiée. Mais ces prescriptions sont très souvent traitées comme simples clauses de style n'ayant aucune portée, aucun intérêt, aucune valeur normative.
Ce n'est pas nouveau. C'est ce qui se passe sur d'autres plans et pour ainsi dire partout. Un seul exemple : saint Thomas. La place privilégiée de sa doctrine théologique et métaphysique ne fait aucun doute dans les textes les plus formels du Saint-Siège. La place réelle faite à la doctrine de saint Thomas dans l'ensemble de l'enseignement catholique en France (enseignement des laïcs et enseignements des clercs) est une place misérable. Ceux qui prennent au sérieux les prescriptions de l'Église sur ce point sont des originaux, des non-conformistes, que l'on montre du doigt, que l'on méprise, voire que l'on persécute.
Il nous semble, *salvo meliore judicio,* que l'on en est arrivé à un point où les textes les plus solennels et les plus impératifs ne suffisent plus ; ils n'ont plus d'effet pratique : du moins, « on » les prive de presque tout leur effet pratique. Il y aurait sans doute intérêt à « se pencher » sur cet aspect en quelque sorte « sociologique », et très général, de la question.
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Le plus souvent, on salue les textes officiels avec tous les signes extérieurs du respect, mais l'on élimine soigneusement ceux qui ont aptitude et compétence pour les appliquer réellement.
\*\*\*
**II. --** *A propos de la messe télévisée*. -- Sous ce titre, la « Semaine religieuse de Paris » du 16 mai a publié, dans sa partie non-officielle, l'article suivant :
Le public catholique témoigne parfois d'une étrange méconnaissance des réalités de la télévision. Dernièrement une revue ecclésiastique recevait une lettre d'un de ses lecteurs s'étonnant d'avoir assisté à une messe télévisée entièrement célébrée en français, Consécration comprise ; un auteur compétent lui répond fort sérieusement dans les colonnes de la publication que si les réalisateurs donnent une telle messe c'est sans doute qu'ils en ont reçu l'autorisation de Rome. Ni l'un ni l'autre ne semblent se douter qu'ils ont assisté à la plus régulière des messes en latin parce qu'ils ignorent l'existence d'un personnage essentiel : le commentateur.
La télévision en effet n'est pas seulement « image », elle est « son » et elle s'accommode difficilement d'un silence prolongé : ainsi, tandis que se déroule l'action essentielle du Canon pendant lequel les rubriques prescrivent au célébrant de prier à voix basse, et, habituellement, l'assistance demeure dans un silence recueilli, le commentateur soutient l'attention des téléspectateurs par la parole ; et il en évidemment normal qu'il le fasse en français...
Ces commentaires sont habituellement d'une excellente qualité religieuse et volontiers, pour éclairer les téléspectateurs peu au courant de la liturgie, cette action religieuse, ils donnent la traduction de l'une ou l'autre des prières récitées par le célébrant.
Cette manière de faire a l'avantage de familiariser un très large public avec une messe qu'il fréquente peu dans nos églises, et de l'aider à découvrir le véritable sens du rassemblement dominical de la communauté chrétienne.
Aussi lorsque ces hommes de bonne volonté, mais peu pratiquants, ont quelque occasion de se rendre à une messe pour une fête exceptionnelle ou pour un enterrement, grâce à la télévision ils ont l'impression d'entrer dans une réalité qui déjà leur est familière, et cela les aide sans doute à rencontrer Dieu.
Il est permis d'être en désaccord avec un article « non officiel ». En l'espèce, il est permis d'être en désaccord complet avec cette manière de juger des choses.
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Voici pourquoi.
**1. --** Il n'est ni scandaleux ni répréhensible que le public catholique et qu'une revue ecclésiastique sérieuse ignorent « l'existence d'un personnage essentiel : le commentateur ». La télévision n'est pas faîte pour les gens qui sont « au courant » mais principalement pour tous les autres. C'est à l'émission télévisée qu'il incombait de marquer sans équivoque la distinction entre ce qui est commentaire et ce qui est commenté. Si l'émission est telle que le public ne puisse apercevoir, clairement et sans risque d'erreur, que la parole entendue vient du commentateur et non pas du célébrant, c'est l'émission qui est répréhensible et non pas le public.
Un auteur qui cite et commente un texte par écrit doit lui-même, au moyen des guillemets ou de tout autre procédé typographique, éviter toute possibilité de confusion entre le texte qu'il cite et le commentaire qu'il en fait.
Il en va de même à la télévision. Et comme la télévision s'adresse à tous les publics, y compris (d'abord) les moins informés et les moins cultivés, l'obligation est d'autant plus impérieuse de présenter le commentaire, sans équivoque ni confusion, comme un simple commentaire, nettement distinct de ce qui est commenté.
**2. --** Pédagogiquement, s'il s'agit de « familiariser un très vaste public avec la messe qu'il fréquente peu dans nos églises » il est excellent de tout commenter et expliquer en français : mais à la condition précisément que le commentaire apparaisse comme un commentaire. Il serait même indispensable que le commentaire expliquât à ce vaste public pourquoi la messe est célébrée en latin, quelles en sont les raisons. -- A moins (hypothèse limite et hautement invraisemblable) que le rédacteur de la « Semaine religieuse » et les organisateurs de la messe télévisée ne soient de l'avis d'un certain conférencier au Rotary-Club : à savoir que la seule raison pour laquelle la messe est célébrée en latin, c'est la routine et l'immobilisme de l'Église...
**3. --** Donner l'impression au « très vaste public » que la messe a été célébrée entièrement en français est une supercherie ; involontaire sans doute, mais bien une supercherie ; une fausse information sur ce qui se passe en réalité.
**4. --** Habituer le « très vaste public » à entendre célébrer la messe entièrement en français, sans qu'il s'aperçoive qu'il s'agit d'un commentaire, c'est une pédagogie à rebours. C'est créer une fausse habitude, de faux réflexes. On voudrait susciter un courant d'opinion, on plus exactement un *conditionnement,* pour faire pression en faveur de la messe intégralement en français, on ne procéderait pas autrement.
Pour ces raisons, et *salvo meliore judicio*, il nous paraît que l'article de la « Semaine religieuse » a pris tout le problème à contresens.
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### Révélation, traditions et Tradition
par Dom Jean de MONLÉON o.s.b.
PERSONNE N'IGNORE aujourd'hui que le schéma sur la Révélation a provoqué au Concile des discussions particulièrement laborieuses : c'est qu'en effet, au regard de l'œcuménisme, il y a là l'un des points de friction les plus sensibles entre catholiques et protestants. Sans entrer dans les controverses que cette question à soulevées depuis des siècles, nous voudrions simplement rappeler ici quelques notions de base, qui permettent de mieux comprendre l'objet du débat, et préciser en particulier le sens du mot « RÉVÉLATION », puis surtout celui de « TRADITION », parce qu'il prête le flanc à une certaine ambiguïté.
« Révélation » vient du verbe latin « *revelare* » qui signifie proprement : lever le voile, découvrir. Le voile dont il s'agit en l'occurrence, est celui qui dissimule à nos yeux le Dieu Créateur, Ordonnateur suprême et Souverain Maître de toutes choses : car ce Dieu est, de sa nature, invisible. Bien que sa présence nous enveloppe de toutes parts, nous ne pouvons rien saisir de Lui avec les sens de notre corps. Nous n'aurions aucune possibilité de Le connaître et de prendre contact avec Lui, s'il ne daignait se « dévoiler » et nous permettre ainsi d'entrevoir quelque chose de sa Puissance, de sa Sagesse, de sa Beauté, de sa Bonté, etc. La Révélation n'est autre chose que l'ensemble de ces manifestations, ou *dévoilements.* On la rencontre sur trois plans superposés : celui de la nature, celui de la grâce, et celui de la gloire.
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**1 --** Dans l'ordre naturel, Dieu se laisse deviner par les œuvres de la Création. *Les cieux chantent sa gloire,* dit le Psalmiste ([^20]). Les étoiles, par leur nombre, par leur beauté, par l'ordre admirable qui préside à leurs mouvements, malgré les vitesses inouïes avec lesquelles elles courent sur leurs orbites rendent un témoignage magnifique au pouvoir et à l'intelligence de Celui qui les a ainsi lancées dans les abîmes de l'infini. Et non seulement les étoiles, mais toutes les créatures jusqu'aux plus infimes ; toutes, si nous les examinons avec attention, nous parlent de leur Créateur, nous disent sa Sagesse, sa Puissance, son génie inventif, sa Beauté. Tout l'univers fait entendre ainsi un cantique merveilleux, *pulcherrimum carmen,* dit saint Augustin. Et le Concile du Vatican, dans la Constitution *Dei Filius*, a défini comme une vérité de foi catholique, que le but de la création a été « la manifestation de la perfection divine, par les biens qui sont départis aux créatures » ([^21]). Déjà dans l'antiquité, l'auteur de la *Sagesse* reprochait sévèrement aux hommes de n'avoir point su, *à travers les choses qui sont visiblement bonnes, deviner Celui qui en est l'artisan, et de ne point s'être élevés, devant la beauté et la grandeur de la création, jusqu'à la connaissance du Créateur* ([^22])*.* Saint Paul a repris le même thème dans l'*Épître aux Romains* ([^23])*.* Et cette vérité est tellement évidente, qu'elle a arraché un jour à l'un des ennemis les plus perfides de la foi chrétienne, à Voltaire, cet aveu célèbre :
-- L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer
Que cette horloge marche, et n'ait point d'horloger.
**2 --** Cependant pour stimuler l'homme, pour l'aider et l'assurer dans cette recherche, « il a plu à la sagesse et à la bonté (du Créateur) de se révéler lui-même au genre humain par une autre voie, surnaturelle celle-là » ([^24]). Dieu a daigné nous parler directement, d'abord par les Prophètes, puis par son propre Fils, *ce Fils qu'il a établi héritier de toutes choses, par lequel il a fait les mondes et qui, étant la splendeur de sa gloire et la figure* (expressive) *de sa substance, siège* (maintenant) *à la droite de la majesté, au plus haut des cieux* ([^25])*.*
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L'enseignement du Christ a été complété par celui des Apôtres. Mais, à travers ces différents organes, c'est toujours le VERBE que nous entendons ; le Verbe, c'est-à-dire le Fils de Dieu, la Seconde Personne de la Sainte Trinité. Les Prophètes ne disent pas : « LES paroles de Dieu se firent entendre à moi » mais ils emploient toujours le singulier ; ils disent toujours : LE Verbe, LA Parole, LE Logos ; pour que l'on sache bien que c'est Dieu lui-même qui va s'exprimer par leur bouche.
La Révélation, sur ce deuxième plan, est donc la somme des paroles que-Dieu a ainsi adressées à l'humanité, depuis les origines du monde, jusqu'à la mort de l'Apôtre saint Jean, laquelle en marque le point final.
**3 --** Enfin Dieu se manifeste aux élus par la vision face à face de l'éternité : *Videbimus eum* sicuti est, Nous le verrons tel qu'Il est ([^26]). Les bienheureux connaîtront Dieu en lui-même, clairement et immédiatement ; ils le contempleront dans l'unité de son essence, dans la trinité de ses Personnes, dans la splendeur infinie de ses perfections. De cette révélation, nous ne pouvons rien dire, *car l'œil de l'homme n'a pas vu, son oreille n'a pas entendu, son cœur n'a pas imaginé ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment* ([^27])*.* Cependant Moïse sur le Sinaï, Élie au mont Horeb, saint Paul quand il fut ravi au troisième ciel, saint Jean dans l'Apocalypse, et les Saints qui furent favorisés de grâces mystiques exceptionnelles, en ont eu comme une prélibation, ou un avant-goût.
« Quand le Très-Haut visite l'âme raisonnable, écrit sainte Thérèse d'Avila, il est parfois accordé à celle-ci de le voir, et elle le perçoit au-dedans d'elle, sans aucune forme sensible, et beaucoup plus clairement qu'une créature mortelle n'en peut voir une autre. Car les yeux de l'âme contemplent alors une plénitude spirituelle -- et non corporelle -- de laquelle je ne puis rien dire, tant l'imagination et les mots me font défaut. » ([^28]).
Sainte Françoise Romaine eut un jour la vision de l'Être tel qu'il était avant la création des Anges. C'était un cercle immense et splendide. Ce cercle ne reposait sur rien que sur lui-même. Il était son propre soutien. Une splendeur inouïe, que l'esprit ne se figure pas, sortait de ce cercle ; et Françoise ne pouvait regarder fixement cet éclat intolérable.
135:85
Au-dessous de ce cercle, infini et éblouissant, il y avait un désert qui donnait une idée du vide : c'était la place du ciel avant que le ciel ne fût. Dans le cercle, quelque chose comme la ressemblance d'une colonne très blanche et parfaitement éblouissante : c'était comme un miroir où Françoise apercevait le reflet de la Divinité ; et elle vit là quelques caractères tracés : Principe sans principe, et Fin sans fin ([^29]).
\*\*\*
La seule manifestation qui nous intéresse ici est la seconde, celle de la grâce : le Logos, la Parole de Dieu.
Cette Parole, où se trouve-t-elle consignée ?
Voilà le point névralgique. Les protestants, en effet, n'admettent comme source de la Révélation que la Bible, et encore, à condition que celle-ci soit interprétée selon le libre examen, en dehors de toute autorité hiérarchique : « C'est par le rejet de la Tradition, donc de tout ce qui avait dénaturé le christianisme jusqu'à en faire le catholicisme romain, et par le retour aux Écritures comme seule source de foi, que se caractérise théologiquement la Réformation ([^30]). »
Déjà Wicclef, au XV^e^ siècle, disait : « Que chaque fidèle puise sa doctrine dans la lecture de la Bible : on y trouvera la foi plus pure et plus complète que dans tout ce que les prélats commentent et professent ([^31]). »
La même théorie fut reprise par Jean Huss ; mais c'est surtout Luther qui s'en est fait le défenseur et le propagateur acharné. Le rejet formel de la Tradition est un des points essentiels de sa Réforme. La Bible, pour lui, contient toute la révélation. On n'y doit rien ajouter, rien retrancher ; toute addition à ce livre sacré est un apport humain, et vient de Satan.
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« *Le fidèle chrétien,* dit-il à Leipzig en juillet 1529, *ne peut être contraint à admettre quoi que ce soit au-delà de l'Écriture Sainte, qui est à proprement parler le* droit divin, *à moins que ne survienne une nouvelle révélation bien démontrée. Bien plus, le droit divin nous interdit de croire autre chose que ce qui nous est prouvé par l'Écriture, ou par une révélation manifeste.* »
Il dénonce comme un abus intolérable la prétention exclusive que s'arroge la hiérarchie d'interpréter les Écritures. *Le Pape et les évêques ont accaparé la Bible, alors qu'elle est le livre des gens qui ont la foi. Eux seuls peuvent la comprendre, eux seuls ont le droit de l'interpréter. Ni le Pape, ni les Conciles ne peuvent rien contre l'homme spirituel... c'est-à-dire, celui qui a la foi*...
*Ce n'est ni par la tradition ni par la philologie, ni par la science que l'on peut pénétrer l'Écriture, mais uniquement par la foi*. *Celui qui a la foi en a toutes les clés. Tout chrétien doit avoir cette conviction que les saintes Écritures sont une lumière spirituelle, beaucoup plus claire que le soleil... C'est le démon qui a égaré les Pères, qui a détourné les fidèles de la lecture de la Bible, pont pouvoir, par les commentaires de l'Église, leur inculquer ses...doctrines empoisonnées...*
*La Bible suffit, et la Bible se suffit, il n'y a rien à ajouter, rien à retrancher* ([^32])*.*
Il est juste de reconnaître que ces déclarations provoquèrent à l'époque chez les protestants sincères, un véritable enthousiasme. Ils crurent revenir à la pureté de la foi, en débarrassant celle-ci de tout le fatras de traditions auxquelles ils n'attribuaient qu'une origine humaine : la messe, les rites liturgiques, la hiérarchie ecclésiastique, le purgatoire, la doctrine des indulgences, etc. etc.
L'Écriture est donc, aux yeux des réformés, la *seule source* de la Révélation. Elle est la règle unique, parfaite, universelle de la foi, immédiatement accessible à tous les fidèles, et absolument nécessaire à chacun.
\*\*\*
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C'est contre cette position, que le Concile de Trente, dans sa IV^e^ session, a déclaré « *source authentique de la Révélation, à côté de l'Ancien et du Nouveau Testaments*, les traditions non écrites, *qui reçues par les Apôtres, de la bouche même du Christ, ou transmises de main en main par les Apôtres, sous la dictée de l'Esprit Saint, sont parvenues jusqu'à nous... Le Concile les reçoit et les vénère avec un respect et une piété égales* (*à celles qu'il professe pour la Sainte Écriture elle-même*)*. Si quelqu'un* (*les*) *méprise... en connaissance de cause et de propos délibéré, qu'il soit anathème* ([^33]) »*.*
Pour peu que l'on veuille bien y réfléchir, l'existence de cette Tradition, à côté de l'Écriture, s'impose comme une nécessité ; saint Vincent de Lérins, l'un des premiers, l'a clairement montré : *Étant donné, dit-il, la profondeur même de la Sainte Écriture, tous ne l'entendent pas dans un seul et même sens ; les mêmes paroles sont comprises autrement par l'un*, *autrement par l'autre ; à tel point que presque autant il y a d'hommes, autant il pourra y avoir d'avis différents. Novatius l'explique d'une manière, Sabellius d'une autre, Donatus d'une troisième, et ainsi de suite : Arius, Eunomius, Macedonius, Photin, Apollinaire, Priseillien, Jovinien, Pélage, Cœlestrus, et enfin Nestorius, l'interpréteront chacun d'une manière différente. C'est pourquoi il est grandement nécessaire, à cause des écueils que présentent tant d'erreurs variées, que la ligne d'interprétation des Prophètes et des Apôtres soit maintenue selon la norme du sens de l'Église catholique. Et dans l'Église catholique, il faut veiller avec le plus grand soin à nous en tenir à ce qui a été cru partout, toujours et par tous* (*quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est*) ([^34])*.* La Tradition est donc nécessaire pour authentifier l'Écriture Sainte, pour nous garantir que c'est bien là la Parole de Dieu, et surtout pour l'interpréter exactement. Si nous ne possédions que la Bible elle-même, si nous n'avions pas un magistère qui nous précise le sens dans lequel nous devons l'entendre, nous pourrions parfaitement nier, avec Helvétius par exemple, la perpétuelle virginité de Marie. L'Évangile ne parle-t-il pas, en plusieurs endroits, des « frères de Jésus » ([^35]) ? Ils étaient donc, eux aussi, des fils de Marie ?... Nous serions de même en droit d'affirmer, avec Arius, que Jésus est inférieur à son Père, puisqu'il déclare lui-même explicitement :
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« *Le Père est plus grand que moi* » ([^36]) ; *-- avec* Novatien, qu'il y a des péchés irrémissibles, lesquels ne peuvent être pardonnés ni en ce monde, ni en l'autre. L'Évangile le dit en propres termes, quand il parle du blasphème contre le Saint-Esprit ([^37]). Et nous pourrions continuer ainsi à suivre l'apparition des hérésies tout au long de l'histoire ; nous verrions qu'elles n'ont jamais manqué de textes scripturaires pour appuyer leurs déviations doctrinales. S'il n'y avait pas une norme, infaillible et supérieure à l'Écriture elle-même, pour nous montrer en quel sens nous devons entendre les expressions volontairement étranges ou ambiguës dont celle-ci se sert souvent, quand elle veut nous faire entrevoir de plus profonds mystères, l'Église n'aurait pas mis longtemps à devenir une nouvelle tour de Babel.
Or c'est cette norme que nous appelons : Tradition.
\*\*\*
Dans le langage courant, ce mot s'emploie généralement pour désigner un usage ou une croyance, qui s'est transmis de génération en génération, sans être imposé ou garanti par une autorité formelle. Dans toute société humaine, il s'établit ainsi, peu à peu, des « traditions », qui, avec le temps, prennent valeur de dogmes ou de lois. Toutes les institutions, toutes les professions, tous les corps de métiers ont les leurs : par la discipline qu'elles imposent, ces traditions brident la fantaisie, l'esprit d'indépendance, la manie des innovations, et constituent ainsi un puissant élément de stabilité. Personne ne méconnaît la force et la grandeur que l'Angleterre, par exemple, tire du respect qu'elle porte à tout ce qui lui vient de son passé. De même, c'est le soin avec lequel les Ordres religieux gardent les us et coutumes établis par leurs anciens, qui leur assure, pour une bonne part, leur solidité et leur pérennité. Aussi l'Église veille-t-elle à conserver celles qui se sont établies, avec le temps, dans ses rites et sa liturgie.
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« *Je crois seulement devoir vous avertir d'une chose,* écrivait saint Jérôme à Lucinius (qui le consultait pour savoir s'il convenait de jeûner le samedi, et de communier tous les jours)*, c'est que les traditions ecclésiastiques, surtout quand elles n'ont aucune opposition avec la foi, doivent être observées, telles que nos aïeux nous les ont transmises, et que les usages et les uns ne doivent pas être annulés par les usages des autres* ([^38])*...* » *Beaucoup de choses que les Églises observent par tradition, ont obtenu l'autorité d'une loi écrite*. C'est en vertu de ce principe qu'aujourd'hui encore, dans l'Église romaine, certains diocèses, Milan et Lyon, par exemple ; certains Ordres religieux, comme les Chartreux et les Dominicains, célèbrent le saint sacrifice de la messe selon des rites particuliers. Un exemple de la règle énoncée par saint Jérôme, est celui du pain qui doit servir à la consécration : on sait que l'Église latine n'emploie à cette fin que du pain « azyme », c'est-à-dire sans ferment ; tandis que l'Église orientale n'utilise que du pain fermenté. Ces deux traditions semblent contradictoires, cependant il est probable qu'elles remontent toutes deux aux origines du christianisme. Vraisemblablement, les Apôtres et leurs premiers disciples se servirent indifféremment du pain qu'ils trouvaient sur place ([^39]). Peu à peu les usages se cristallisèrent, se fixèrent selon les Églises, et prirent si bien force de loi, qu'en 1565, le Pape saint Pie V, par la bulle *Providentia Romani Pontificis,* défendit expressément aux prêtres du rite latin, sous peine de suspense perpétuelle *a divinis*, de consacrer du pain fermenté, et à ceux du rite grec, d'employer du pain azyme ([^40]).
Ajoutons ici, par manière de parenthèse, et pour ceux de nos lecteurs qui croient encore à la valeur symbolique des cérémonies de l'Église, que les deux pratiques, bien qu'apparemment contradictoires, se justifient sans peine. Le ferment en effet, peut être regardé soit comme un germe de corruption, soit comme un principe de vitalité. L'Église romaine le prend dans la première acception, elle le considère comme une figure du péché originel, et l'hostie de pain sans levain est pour elle une image de la chair immaculée du Christ ; l'Église grecque, au contraire, voit en lui une figure du Verbe, qui vient vivifier, soulever la nature humaine ([^41]), et la rendre sapide pour Dieu.
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Toutes les traditions cependant, ne présentent pas des garanties aussi solides. Trop souvent elles ont altéré la réalité, défiguré l'histoire, accrédité bien des abus ; et les condamnations portées par Notre-Seigneur contre celles des Pharisiens, laissent planer sur ce mode de transmission une suspicion qui explique la méfiance des protestants et des rationalistes à leur endroit. Il importe donc au plus haut point de distinguer « la TRADITION » des traditions particulières, et de savoir ce que l'Église entend sous ce mot.
La Tradition est proprement la somme globale de l'enseignement que les Apôtres ont reçu de la bouche même du Christ (complété par l'inspiration du Saint-Esprit), et qu'ils ont transmis à leurs successeurs.
Notre-Seigneur s'est donné lui-même comme le premier « Traditeur » : « *Ma doctrine n'est pas de moi*, *dit-il, mais de Celui qui m'a envoyé* ([^42])*.* » Et encore : « *De moi-même je ne fais rien, mais ce que mon Père m'a enseigné, c'est là ce que je dis* ([^43])*.* »
Il est essentiellement le *Messie,* c'est-à-dire le Messager, le porte-parole, le Logos, Celui qui parle au nom du Père.
A leur tour les Apôtres ne sont pas autre chose que ses envoyés ; ce qu'ils publient, ce qu'ils enseignent, c'est uniquement ce qu'ils ont appris de Lui et de son Paraclet. Premiers dépositaires de la révélation chrétienne, ils en ont transmis le contenu tout entier et pour tous les temps, aux successeurs qu'ils se sont choisis. C'est là ce que l'Église appelle : *traditio apostolica, depositum apostolicum*, où elle place la source de TOUTE connaissance ultérieure ([^44]).
Toute la doctrine qu'elle devait développer et expliciter au cours de son histoire ; tous les dogmes qui ont été définis à travers les siècles, tels que l'infaillibilité pontificale ou l'Assomption, -- et tous ceux qui le seront encore jusqu'à la fin du monde ; toutes les règles de morale ou de perfection qui ont été élaborées et mises au point avec la suite des temps, étaient virtuellement contenues dans cette « Tradition » comme tous les grains d'un épi le sont dans la semence. Seulement, ce qu'il faut bien comprendre, c'est que la Sainte Écriture ne nous en livre qu'une partie. Les Apôtres n'ont pas consigné par écrit TOUT ce qu'ils avaient appris du Christ.
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Saint Jean le dit expressément, en terminant son Évangile : « *Il y a encore beaucoup d'autres choses que Jésus a faites ; si on les écrivait une à une, je ne pense pas que le monde entier pourrait contenir les livres qu'il faudrait écrire*. »
C'est là évidemment une hyperbole ([^45]), mais qui donne clairement à entendre que le Sauveur, pendant les trois années qu'il consacra à l'instruction de ses Apôtres, leur révéla bien autre chose que ce qui a été enregistré dans les Évangiles. S'ils n'ont pas tout écrit, c'est d'abord qu'ils n'en ont pas eu le temps ; c'est aussi qu'ils ne l'ont pas jugé opportun. Ils ne voulaient pas risquer de *jeter les perles aux pourceaux,* et livrer aux discussions d'esprits non préparés à les recevoir, des mystères aussi profonds, aussi sacrés, que celui de l'Incarnation ou de la Sainte Eucharistie. Saint Jérôme nous apprend, que de son temps encore, le Symbole des Apôtres ne devait pas être mis par écrit : on l'apprenait par cœur ([^46]) ; et, si l'on veut bien se souvenir de l'ironie avec laquelle les Athéniens accueillirent saint Paul, quand il se mit à leur parler de la résurrection de la chair, on comprendra sans peine cette prudence ([^47]).
La doctrine du Christ s'est donc transmise par une double voie : l'Écriture et la tradition orale. Cette vérité a été constamment enseignée dans l'Église, et solennellement affirmée par le Concile de Trente, puis par celui de Vatican I ([^48]). Elle ne pourrait être contestée aujourd'hui ou atténuée sans mettre en péril tout l'édifice de la foi chrétienne. Nous pouvons convenir avec les protestants qu'il n'y a QU'UNE source de la révélation ; seulement, cette source unique, ce n'est pas la Bible, c'est la Tradition, dont l'Écriture Sainte n'est qu'une partie.
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La Tradition verbale est antérieure aux quatre Évangiles et aux Épîtres. « La bonne Nouvelle » fut en grande partie transmise d'abord oralement. Le Christ lui-même n'a rien écrit, et n'a intimé à aucun de ses Apôtres l'ordre d'écrire ; mais il leur a commandé expressément de *prêcher* sa doctrine, et de s'en faire par toute la terre les témoins autorisés... Aussi ils n'ont jamais rédigé *ex professo* des traités de doctrine ; ils n'ont jamais envisagé un enseignement écrit comme faisant partie de leur mandat apostolique. Certains d'entre eux n'ont laissé aucun écrit. Les autres n'ont pris la plume qu'occasionnellement, pour défendre ou expliquer certains points du dogme ou de la morale, selon les nécessités du moment, ou pour répondre à la demande qui leur en était faite ([^49]). « *Matthieu, écrit Eusèbe, -- le plus ancien de nos historiens ecclésiastiques -- prêcha d'abord aux Hébreux. Comme il dut aller ensuite en d'autres pays, il leur donna son Évangile dans sa langue maternelle ; il suppléait ainsi par un écrit à sa présence auprès de ceux qu'il quittait... Jean n'avait constamment prêché que de vive voix...* (*Sur la fin de sa vie*)*, il en vint à écrire* (*son Évangile*)*, pour exposer ce qu'avait fait le Christ tout au commencement de sa prédication* ([^50])*, parce que les Synoptiques avaient tous les trois passé cette période sous silence.* »
Les Docteurs du Moyen-Age n'avaient pas attendu les néo-liturgistes de notre temps, pour remarquer que la formule de la consécration du calice, inscrite au canon de la Messe, ne reproduit aucune de celles qu'ont rapporté les Évangélistes ; et, en particulier, que les mots : *mysterium fidei*, ne se trouvent nulle part dans le texte sacré. Mais le jugement qu'ils portent sur cette apparente déformation est bien différent de celui des modernes.
« *Si l'on doit, dit Saint Bonaventure, ne croire qu'à l'Ancien et au Nouveau Testament, serons-nous donc obligés de rejeter cette formule, pour nous en tenir à celle qui est donnée dans l'Évangile ?* » *-- Et il répond sans la moindre hésitation, avec une remarquable fermeté.* « *La formule* (*qui se trouve au Canon*)*, est la bonne*, *elle est certaine, et c'est elle qui convient... Que ce soit la bonne, cela ressort de ce que c'est celle qui est employée par l'Église Romaine, laquelle a été établie par les Apôtres.* » « *Cette Église fondée sur la pierre de la foi apostolique, dit le Pape Innocent III, a toujours gardé, avec une fidélité inviolable ce qu'elle a reçu des Apôtres, qui l'instruisirent directement par leur parole et par leur exemple, des rites à suivre.*
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*Elle tient des bienheureux Pierre et Paul eux-mêmes, qu'elle eut vivants comme fondateurs, et dont elle conserve les dépouilles* (*depuis leur mort*)*, ce rite du divin sacrifice, qu'elle a gardé immuablement jusqu'à aujourd'hui* ([^51])*.* » *Il faut donc préférer* la formule du Canon : « *car celui-ci nous a été donné, non à titre de récit* (*historique*)*, mais à titre d'institution : il convient de le recevoir* (*comme venant*) *des Apôtres eux-mêmes, plutôt que* (*les formules qui nous ont été transmises*) *par les Évangélistes : car les Apôtres ont établi l'Église selon ce qu'ils avaient reçu du Seigneur ; tandis que les Évangélistes ont rapporté, les paroles et les actions du Sauveur, en s'attachant plus au sens qu'au mot à mot. C'est pourquoi il y a des dissemblances dans la forme de leurs récits ; parce qu'ils n'ont pas cherché à les transmettre exactement mais ils sont d'accord sur le sens, qu'il ont moulu rapporter.* ([^52]) »
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On pourrait craindre, il est vrai, que cette Tradition ne se soit déformée en passant ainsi de bouche en bouche. Mais c'est une erreur : la transmission orale est souvent plus sûre que l'écriture. Le nombre est infini des recettes, des secrets de construction ou de fabrication, des formules magiques, qui ont ainsi traversé les générations, sans être jamais couchés sur le papier et sans être altérés d'une syllabe ! Qu'il suffise d'évoquer la science astronomique des Chaldéens, ou les procédés employés par les Égyptiens pour réaliser les œuvres stupéfiantes d'architecture qu'ils nous ont laissées. De nos jours encore, les populations nomades, ou les races arriérées, fournissent constamment des exemples d'une fidélité verbale aussi immuable que les inscriptions gravées sur la pierre.
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Les oreilles des initiés -- ou des fidèles -- sont souvent plus vigilantes que les yeux ou la main du copiste, pour déceler la moindre inexactitude. Il y a dans la correspondance de saint Augustin un trait bien significatif à cet égard. En révisant la version latine de la Bible, comme il en avait été prié par le Pape Damase, saint Jérôme, après de minutieuses investigations, crut devoir corriger le nom de la plante sous laquelle s'abritait le prophète Jonas, en attendant la ruine de Ninive, qu'il avait annoncée. Et il mit « lierre » (*hedera*) là où, jusqu'alors, on disait « citrouille » (*cucurbita*). Mais cette modification souleva des tempêtes aussi bien à Rome qu'en Afrique : dans une église voisine d'Hippone, l'audition de ce terme insolite, au cours d'un sermon, provoqua une telle bagarre parmi les assistants que saint Augustin se vit contraint d'écrire à son ami pour le prier de respecter le texte usuel, et de ne pas imposer aux oreilles pies des changements aussi déroutants ([^53]).
Ce serait donc une erreur de croire en général qu'une tradition orale est moins sûre qu'un document écrit. Mais en outre, quand il s'agit des vérités de la foi, le Christ a assuré leur transmission inviolable par l'institution d'un organe chargé de dispenser authentiquement son enseignement, et garanti par Lui contre toute déviation. Cet organe ce sont les Apôtres et la hiérarchie qui leur a succédé.
Jésus leur a promis d'être *avec eux tous les jours jusqu'à la fin des temps.* Être *avec* quelqu'un, est une expression familière à l'Écriture, pour indiquer de la part de Dieu une assistance dont l'efficacité est absolue ; *tous les jours*, indique que cette assistance n'est pas intermittente. Elle est continue, elle s'exerce à tout moment, et durera jusqu'au jugement dernier. De plus, la transmission ainsi assurée est vivante : les successeurs des Apôtres ne répètent pas le dépôt qu'ils ont reçu comme des dictaphones ou des perroquets. Ils se comportent en maîtres doués d'intelligence ; ils expliquent, développent, approfondissent la doctrine qu'ils ont à enseigner, et l'adaptent à la mentalité de leurs contemporains, comme feraient le Christ Lui-même, ou les Apôtres, s'ils vivaient de nos jours.
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Cette Tradition que nous appelons « orale », il va de soi qu'elle est écrite depuis longtemps. Elle n'a été verbale que dans les premiers siècles de l'Église. Elle se trouve consignée essentiellement dans les différents Symboles, et dans les formulaires que les Papes ou les Conciles ont rédigés au cours des siècles, pour défendre la foi contre les erreurs de leur temps ; pour affirmer par exemple, qu'il y a sept sacrements, ni plus, ni moins ; que la Messe est un véritable sacrifice ; qu'il existe un Purgatoire ; que les indulgences procurent du soulagement aux âmes qui y sont détenues ; que le culte des images est licite, etc. etc. Toutes choses qui ne sont pas formellement énoncées dans l'Évangile.
Cette Tradition s'exprime encore par la pratique disciplinaire et liturgique de l'Église ([^54]), par les enseignements des souverains Pontifes, les décrets des Conciles, le magistère ordinaire des Évêques ; le consentement unanime des fidèles, etc.
Mais le réservoir principal s'en trouve dans les écrits des auteurs que l'on désigne sous le nom de : Pères de l'Église. Que sont au juste ces graves et mystérieux personnages ?
Dans l'Encyclique, *Æterni Patris* ([^55])*,* le Pape Léon XIII les présente comme des hommes qui, par disposition spéciale du Christ, ont reçu en garde le dépôt de la révélation ; qui ont été gratifiés d'un charisme spécial pour entendre et expliquer les Écritures ; qui ont brillé comme des flambeaux pour éclairer le peuple chrétien par leurs exemples, leurs enseignements, et pour protéger la doctrine de l'Église contre les hérésies.
« *De même,* dit-il, *la Providence Divine a suscité des martyrs d'un courage et d'une générosité indomptables pour défendre l'Église contre la cruauté des tyrans, de même, elle a dressé contre ceux qui se nomment faussement* « *philosophes* »*, et contre les hérétiques, des hommes insignes par leur sagesse, qui fussent capables de défendre le trésor des vérités révélées, même en faisant appel aux ressources de la raison humaine.* »
Il est courant d'entendre dire aujourd'hui que « les Pères étaient de leur temps » et, par conséquent, qu'ils ne sont plus du nôtre. Ce propos peut se défendre au point de vue scientifique, historique, social, ou politique, Mais il est insoutenable sur le plan de la théologie et, tout particulièrement, sur celui de l'exégèse.
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Les Pères sont les témoins qualifiés, patentés, irremplaçables, de la Tradition de l'Église, et donc de sa croyance. Eux-mêmes se donnent comme tels -- « Ce que nous enseignons -- écrit saint Basile -- ce ne sont point les résultats de nos réflexions personnelles, mais ce que nous avons appris des Saints-Pères » ([^56]), c'est-à-dire des Apôtres, et des Pères qui nous ont précédés. Leur rôle principal a été de recueillir, d'exposer, de fixer dans leurs ouvrages, tout l'enseignement du Christ, dont les Apôtres n'avaient pu écrire qu'une partie. Ils l'ont fait avec l'assistance d'un « charisme » c'est-à-dire d'une grâce particulière, qui s'est arrêtée avec eux ([^57]). L'Église, fort gracieusement, les appelle ses « Pères » parce qu'ils ont tenu *réellement* ce rôle auprès d'elle. Ils l'ont élevée, protégée, défendue, guidée, quand elle était petite, quand elle n'avait pas encore pris sa « forme » et assuré ses pas.
Elle s'est nourrie de leurs œuvres, leur reconnaissant une autorité presque égale à celle de l'Écriture elle-même ([^58]). Aujourd'hui, bien qu'elle ait grandi *jusqu'aux extrémités de la terre *; bien qu'elle soit devenue la *femme forte* que loue l'auteur des *Proverbes* ([^59]), elle demeure à leur égard une fille parfaitement déférente et soumise. Chaque fois qu'elle juge nécessaire de définir un dogme nouveau, c'est eux qu'elle consulte d'abord, avant les théologiens, avant les savants, avant les exégètes. C'est à eux qu'elle demande toujours ce qu'il convient de croire et d'enseigner. C'est leur autorité qu'elle tient pour décisive en matière de doctrine : jamais elle ne les contredira, jamais elle n'hésitera à les suivre quand ils sont d'accord sur un point.
Personne n'a mieux compris la place qu'ils tiennent dans sa structure doctrinale, que le Cardinal Newman au siècle dernier ; personne n'a exprimé avec plus de finesse et de conviction, l'influence lumineuse et apaisante que leur lecture peut exercer sur une âme sincèrement éprise de vérité. *L'Apologia*, où il a raconté sa conversion, est un plaidoyer magnifique en leur faveur.
C'est le désir d'approfondir la doctrine authentique de l'Église primitive sur la Sainte Trinité, qui l'amena à les feuilleter, et bien vite il fut empoigné par la « douce musique », la « tendre lumière » -- ainsi qu'il le dit lui-même -- dont leur lecture, enveloppait son âme.
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Alors, il s'attela à leur étude avec une vraie passion, comptant bien trouver chez eux la justification de la théologie anglicane : mais voici qu'au contraire, une évidence peu à peu s'imposait à lui. Manifestement, indubitablement, l'Église où se retrouvait la doctrine des Pères était celle de Rome. Toutes les croyances, toutes les dévotions que les protestants reprochaient au catholicisme comme des innovations sans fondement scripturaire, des corruptions de la foi initiale : la Présence réelle, le culte de la Vierge et des Saints, la vie religieuse, la primauté du successeur de Pierre, etc. tout cela se trouvait en germe chez ces témoins irrécusables de la foi primitive ; tout cela n'était que le développement logique et harmonieux du christianisme originel. Alors, loyal avec lui-même, incapable d'observer désormais une pratique religieuse qui n'était plus en accord avec sa foi, Newman, le 9 octobre 1845, abjurait le protestantisme et rejoignait ce sont ses propres paroles -- « l'unique troupeau du Rédempteur ».
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On voit combien est capitale, dans la doctrine catholique, la place tenue par la Tradition non écrite, et combien il serait vain de prétendre l'ignorer ou la minimiser. Elle est amalgamée avec l'Écriture d'une façon si étroite qu'aucune puissance humaine ne peut l'en séparer. Le Christ, les Apôtres, les Pères de l'Église, forment un tout indivisible, une hiérarchie à trois degrés, qui ne saurait être disloquée. Bien loin d'être un amas de considérations hétéroclites, de coutumes dépassées, de légendes douteuses, d'élucubrations fantaisistes, la Tradition fait partie intégrante et nécessaire de la science du Salut. Les Pères de l'Église resteront toujours les Maîtres de la doctrine, ceux auxquels toutes les générations devront recourir, jusqu'à la fin des temps, pour connaître l'enseignement exact et authentique de l'Évangile. Et quiconque, comme Newman, voudra se mettre à leur école pour avoir, pure, et sans alliage, la vérité que les Apôtres ont reçue de la bouche du Christ, trouvera en eux des guides qui le conduiront infailliblement à la Chaire de Pierre, c'est-à-dire à l'Unité.
Dom Jean de MONLÉON O.S.B.
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### L'Assomption
L'ÉGLISE A DÉFINI le dogme de l'Assomption ; y croire est de foi. Elle avait défini de même celui de l'Immaculée Conception il y a un peu plus d'un siècle, et pour prouver que l'Église avait bien ce pouvoir, la Sainte Vierge apparaissait quatre ans après à une enfant très pauvre, ignorante et souffreteuse, appartenant à une famille malheureuse et peu honorée, la dernière des dernières suivant le monde, mais pieuse, fière, un peu sauvage, et lui disait : « *Que soy era Immaculada Conceptioun.* » Je suis l'Immaculée-Conception. L'enfant, qui ne les comprenait pas, répéta ces paroles, pour ne pas les oublier, tout le long du chemin qui la menait au presbytère. Ainsi se manifeste la pitié de Dieu pour tous les descendants de l'apôtre qui doutait.
L'Assomption est la conséquence directe de l'Immaculée Conception. Dieu avait exempté Adam de la mort. Son péché l'y soumit lui et sa descendance. La Sainte Vierge, exempte de péché, était en droit exempte de la mort. Jésus aussi. Il s'y prêta cependant et il se peut très bien que la Très Sainte Vierge y ait été soumise aussi pour faire comme son Fils et le suivre ainsi en fidèle compagne jusqu'au bout de l'œuvre rédemptrice.
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Peut-être resta-t-elle aussi trois jours dans le tombeau. Nous l'ignorons ; ce qui est sûr, c'est que Dieu l'en tira rapidement pour lui faire rejoindre en corps et en âme son Fils, lui-même en corps et en âme à la droite du Père.
*L'Imitation de Jésus-Christ* dit qu' « on ne peut vivre dans l'amour sans la douleur » car l'amour a pour mission de réparer pour les péchés et en cela aussi Marie suivit son Fils. Et même, mystère du temps et de l'éternité, elle le précéda dans le temps, bien que sa perfection dépendît du salut que son Fils n'avait pas encore apporté. Marie, toute pure par la Croix de Jésus, accepta la mission qui lui était proposée d'être mère du Messie. Dans un éclair elle vit d'après les prophètes la vie de l'homme de douleur, défiguré, mené comme un agneau à l'abattoir et elle dit oui. Dans le développement temporel de la pensée divine, notre liberté tient sa place. Dieu subordonne le temps à la pensée éternelle qu'il en a. Il fait dépendre le présent d'un avenir non encore accompli, mais que l'éternité renferme.
Marie souffrit donc par amour dès sa plus tendre jeunesse. Son bon ange (était-ce Gabriel ?) protégeait son corps, ses yeux, ses oreilles et ses rêves. Elle habitait au milieu d'un peuple privilégié que Dieu s'était en quelque sorte réservé comme support et mémoire de sa parole. Ce peuple avait la vraie notion du Père éternel qui avait manqué aux plus grands hommes de toute l'antiquité, qu'ils fussent égyptiens, ou grecs, ou persans. Mais tout Israël portait néanmoins une nature blessée par le péché originel dont Marie était exempte et elle souffrait de ce mur invisible qui la séparait de tous et dont elle-même ignorait vraisemblablement alors la véritable nature. Ses premières douleurs enfantines appartiennent déjà au mystère de la Rédemption. Elles lui vinrent de ses petites camarades dont la brutalité et la méchanceté lui apprirent par expérience qu'on n'aimait pas assez Dieu autour d'elle pour aimer le prochain. Combien avons-nous vu de ces-âmes d'enfants sans malice blessées par leurs parents mêmes ou par leurs maîtres !
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On leur suppose de mauvaises pensées ou de mauvais instincts ; on n'a pas la force de se taire et d'observer. L'étonnement de ces petits êtres sans défense est douloureux à voir. A plus forte raison chez la Vierge Marie qui était pleine de grâce et avait toutes les bonnes tendances de la nature humaine. Elle aimait la venue du printemps et admirait les merveilles de Dieu dans sa création. Elle se répétait ces paroles du cantique des cantiques qu'elle entendait lire à la synagogue : « Lève-toi mon amie, ma belle, et viens ! Car voici, l'hiver est fini ; la pluie a cessé ; les fleurs ont paru sur la terre, le temps des chants est arrivé ; la voix de la tourterelle s'est fait entendre sur notre terre... » Elle se disait que Dieu s'adressait ainsi à toutes les âmes pour qu'elles s'apprêtent à chanter sa gloire : « lève-toi et viens ! » Elle voulait se lever et venir, mais ne se croyait point belle ; il y a tant de distance, une distance infinie, entre la créature et son créateur ! Elle ne se doutait point que l'Église lui appliquant ces paroles mêmes, chanterait un jour : « *Marie salue Élisabeth et la voix de la tourterelle s'est fait entendre sur notre terre !* »
L'acceptation de Marie est le printemps de la Rédemption ; mais la croix vint aussitôt : par les soupçons et les inquiétudes de Joseph, par le voyage à Bethléem, la naissance dans la paille et le foin et le fumier d'une étable obscure, la fuite en Égypte. Jésus n'est pas plutôt conçu que les croix entrent dans la demeure de ceux qui l'aiment le mieux. Elles sont toujours proportionnées à notre faiblesse, ceux qu'elles épargnent doivent se tenir pour des faibles ; Dieu n'ose pas éprouver leur amour au-delà de leurs forces à porter la croix.
LA SUITE DES ÉPREUVES de Marie jusqu'à la vie publique de son Fils est celle de tout le monde, difficulté de joindre les deux bouts, ruines de guerre. Lorsque la Sainte Famille revint d'Égypte, elle trouva Nazareth et toute la Galilée en ruines. Des émeutes avaient suivi la mort d'Hérode et les Romains pour les mater avaient achevé la désolation du pays.
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L'imitation de la vie cachée de Marie, pour nous, pauvres gens, est aussi profitable que celle de la vie cachée de Jésus. Péguy écrit : « M. Laudet paraît ignorer que des milliers et des milliers, que des centaines de milliers d'ouvriers chrétiens ont vécu les yeux fixés sur l'atelier de Nazareth, que des chrétiens innombrables ont vécu, sont morts, ont gagné le ciel, ont fait leur salut les yeux uniquement fixés sur l'atelier de Nazareth... De même que tout ouvrier chrétien *travaille comme* Jésus, de même tout père chrétien, toute mère chrétienne aime, instruit, nourrit, élève des enfants *comme* Joseph et Marie aimaient, instruisaient, nourrissaient, élevaient Jésus, tout fils chrétien aime, honore, nourrit ses parents comme Jésus aimait, honorait, nourrissait son père et sa mère. »
Telle est la vie commune ; elle peut être très sainte. Dans toutes les familles passe la mort. Saint Joseph fut malade et mourut. Il ne paraît pas dans la vie publique de Jésus. L'Écriture dit : « Elle est précieuse aux yeux de Dieu la mort de ses saints » et Péguy ajoute : « C'est une des propositions les plus fermes de notre foi... qu'un pauvre homme dans son lit, que le dernier des malades peut au regard de Dieu (et la chrétienté tout entière l'ignorant jusqu'au Jugement) mériter secrètement plus que le plus glorieux des saints... Le dernier des malades dans son lit imite *effectivement* la Passion même de Jésus. »
Le corps du Christ n'est pas complet ; il attend que le nombre des élus soit parfait, et nous sommes invités à le compléter en imitant Jésus et Marie.
La Passion y est incluse. Ce qu'elle fut pour Marie nous ne pouvons que le soupçonner, mais nous savons qu'elle était à Jérusalem et qu'elle était debout au pied de la Croix. Ce que les apôtres avaient seulement craint, elle en avait pressenti l'horreur. Ils montaient avec réticence à Jérusalem ; elle savait que son fils allait au supplice, car elle seule en avait compris les avertissements trois fois répétés dans l'Évangile, de la Passion, de la Mort et de la Résurrection.
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Et Pierre en descendant du mont Thabor, avait même réprimandé Notre-Seigneur à ce sujet. Dans la nuit du Jeudi Saint, les apôtres qui s'étaient sauvés vinrent donc avertir les saintes femmes, et d'heure en heure allant aux nouvelles leur rapportèrent tout ce qui se passait, les allées et venues d'un grand prêtre à l'autre, la condamnation à mort, la conduite chez Pilate aux premières heures du jour, le renvoi chez Hérode et le retour au prétoire, puis le chemin de croix, le Calvaire et la mort. Nuit sans sommeil, nuit et jour de deuil et de larmes. Et pendant que l'âme glorieuse du Christ descendait aux limbes apporter aux justes des anciens temps l'aurore de leur gloire prochaine, le deuil et les larmes continuaient à désoler le cénacle. Seule Marie, qui souffrait plus que personne, attendait dans la paix le troisième jour. Au matin de Pâques, « à l'aurore du premier jour de la semaine » les saintes femmes s'agitèrent pour acheter des aromates et achever l'ensevelissement de Jésus. Mais la Sainte Vierge ne bougea point. Elle priait pour l'accomplissement des divins oracles. Ô gloire de Marie ! Sa pureté achetée d'avance par la mort de son Fils l'associait à l'action rédemptrice du Verbe incarné. Elle allait partager sa gloire au jour de l'Assomption.
Il lui fut demandé cependant de demeurer sur la terre quelque temps, environ vingt années d'après la tradition, pour servir de Mère à l'apôtre théologien. Elle souffrait encore de se voir séparée de son Fils au jour de l'Ascension. Le triomphe de Jésus avait encore des épines pour elle. A la Pentecôte elle fut comblée des grâces qui lui firent comprendre le rôle qu'elle avait à jouer dans l'Église, rôle que son humilité et sa modestie n'avaient jamais envisagé : instruire les apôtres et continuer dans le temps et dans l'éternité son rôle de mère du Christ, destinée à l'enfanter toujours dans les âmes.
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Maintenant, dans l'éternité bienheureuse, Marie contemple sa propre vie qui se renouvelle à chaque instant. Car à chaque instant le fils dont elle est la mère naît sur les autels, y souffre et meurt. Elle contemple sa Résurrection qui s'accomplit pour nous sans cesse, sa vie cachée dans le tabernacle, sa gloire dans les âmes prédestinées et auprès d'elle-même.
Et Dieu tient le compte de la gloire de sa Mère dans les salutations à elle adressées, lui fait voir ce qu'il désire qu'elle voie et fait les miracles qu'elle implore. Elle a été le principal instrument de Dieu dans l'établissement de notre salut et elle le demeure. De même que Jésus-Christ naît, meurt, ressuscite et demeure en agonie jusqu'à la fin des temps, de même Marie demeure en gestation de tous les autres Christ formés par les sacrements. C'est la nature de Marie d'être surnaturellement Mère et cette nature demeure dans l'éternité. Après avoir dit : « *Ils n'ont plus de vin* » elle se sait exaucée et nous répète : « *Faites tout ce qu'il vous dira*. »
D. MINIMUS.
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## NOTES CRITIQUES
### Les trois bibliothèques catholiques de Lyon
Le « Cercle lyonnais d'informations politiques et sociales » (C.L.I.P.S.) publie de temps en temps une « Lettre d'information » qui est rédigée par une douzaine d'agrégés de l'Université ([^60]). Gens sérieux et posés, ni agitateurs ni plaisantins. Leur « Lettre » de février-mars 1964 traite de *La guerre dans l'Église*. Nous y relevons le passage suivant qui nous concerne et nous apporte des informations précises :
*Prenons l'exemple de la revue* ITINÉRAIRES*. On peut lui donner tort ou raison, en tout ou en partie ; mais ce que l'on ne peut pas faire, c'est la considérer comme intellectuellement négligeable : ses articles sont denses, ses argumentations serrées, on ne l'écarte pas d'un revers de main* (*...*)*. Il existe dans une ville comme Lyon trois bibliothèques catholiques d'accès facile pour un large public :* ITINÉRAIRES *ne se trouve dans aucune, alors que l'on peut y lire des revues protestantes, juives, orthodoxes et bien entendu communistes. Si un curieux cherche à se renseigner, on lui répondra rapidement que* « *c'est une revue intégriste* »* : mensonge flagrant, mais comment pourra-t-on le constater, puisqu'on ne peut s'y procurer la revue ?* »
J'ignorais qu'il y eût à Lyon trois bibliothèques catholiques pour manifester une telle bassesse dans la haine, et refuser de mettre en lecture la revue *Itinéraires* là où l'on met en lecture jusqu'aux revues communistes. Je savais pourtant qu'il y en avait une. C'est à elle que je faisais allusion en écrivant dans notre numéro 71 de mars 1963 (page 10) :
« Un religieux (...) a organisé dans une grande ville une salle de lecture très bien faite, où l'on trouve toute sorte de revues, chrétiennes ou non, et jusqu'à des revues communistes. Nous avions rencontré une fois ce religieux, vers la fin de l'année 58 ou le début de l'année 59, sans savoir ni comprendre, dans notre candeur, qu'il se voulait notre ennemi.
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A la suite de cette rencontre nous lui faisions par courtoisie l'envoi de la revue *Itinéraires* : laquelle, avons-nous appris deux ans plus tard, ne figura jamais parmi les revues chrétiennes, profanes ou communistes qu'il mettait en lecture. Nous allâmes jusqu'à lui en écrire, et à lui proposer un second exemplaire : nous nous demandions si peut-être il ne trouvait pas la revue *Itinéraires* tellement précieuse qu'il tenait à garder pour lui seul l'unique exemplaire qu'il recevait. Il ne nous fit aucune réponse, et ne changea rien, jugeant qu'une salle de lecture catholique peut procurer à ses lecteurs même des revues communistes, mais en tous, cas point la revue *Itinéraires*. C'est donc bien L'ÉTAT DE GUERRE. Ce que l'on accorde aux ADVERSAIRES communistes, on ne l'accorde point à nous, qui sommes traités en ENNEMIS. »
Ce cas extrême n'est donc point exceptionnel, il est au contraire la règle dans les bibliothèques catholiques de Lyon, Pour la bibliothèque du religieux dont il vient d'être question, c'est le cher Joseph Hours qui m'avait mis au courant. Je n'avais pas d'abord voulu y croire et lui avais demandé de vérifier. Puis j'y avais vu une négligence, un oubli, et je m'étais fait fort, en écrivant à ce religieux -- et en allant pour sa commodité jusqu'à lui proposer un second exemplaire également gratuit -- d'obtenir très facilement que la revue *Itinéraires* soit mise en lecture. « Vous verrez », me disait Joseph Hours, « vous verrez... ». Il ajoutait mélancoliquement : « Vous ne savez pas encore jusqu'où va la haine de ces gens-là ; vous ne connaissez pas le point que peut atteindre la haine ecclésiastique... »
A vrai dire, je connaissais déjà leur haine, mais je n'imaginais pas qu'elle pût les pousser jusqu'à se déshonorer publiquement. Je ne croyais pas qu'un directeur de bibliothèque catholique, quelqu'envie qu'il eût, osât avouer à son public qu'il REFUSAIT de mettre en lecture la revue *Itinéraires* là où il met en lecture jusqu'aux revues communistes...
Il n'y en avait pas un seulement. Il y en avait trois à Lyon. Et ils y ajoutent la calomnie, puisqu'ils prétendent, selon le témoignage porté par la « Lettre » des universitaires lyonnais, que la revue *Itinéraires* est une « revue intégriste ».
\*\*\*
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Cette calomnie ne les excuse d'ailleurs en rien. La revue *Itinéraires* serait-elle « intégriste » qu'est-ce que cela ferait à l'affaire ? Même en admettant la « pastorale nouvelle » que le P. Liégé est mandaté pour enseigner, et qu'il enseigne selon son principe : « *Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes* », qu'est-ce que cela change en l'occurrence ?
Tout cela n'ôte point l'existence à la revue *Itinéraires*, et elle devrait trouver place, au moins *à titre documentaire*, dans une bibliothèque catholique qui met en lecture des revues communistes. Car on suppose que c'est « à titre documentaire » que les revues communistes trouvent place dans les trois bibliothèques catholiques de Lyon. On le suppose, oui, mais on peut y croire de moins en moins. Mettre en lecture des revues communistes et simultanément refuser de mettre en lecture la revue *Itinéraires* manifeste tout ce que l'on voudra, sauf une intention « documentaire ».
Je n'écris pas ceci à l'intention des trois bibliothèques catholiques de Lyon. Leurs procédés obscurantistes me dispensent de leur adresser la parole. Elles sont un exemple de la *guerre dans l'Église,* comme le soulignent les universitaires lyonnais. Elles me sont une occasion de rappeler à nos lecteurs, à nos amis, qu'à l'intérieur du catholicisme français les groupes installés nous font la guerre *par tous les moyens*, y compris les plus vils. Elles nous sont aussi une occasion d'estimer à leur véritable valeur les paroles de dialogue, de paix et de respect mutuel que lancent volontiers ceux qui portent directement la responsabilité d'une situation d'injustice, d'oppression et de mensonge.
J. M.
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#### Au Congrès du C.F.P.C.
Le C.F.P.C. -- Centre chrétien des patrons et dirigeants d'entreprises français -- a tenu ses assises nationales les 1^er^ 2 et 3 mai 1964, à Dijon.
Le thème unique de ces assises était « la participation » -- participation « dans l'entreprise » et participation « au syndicalisme patronal ».
Il semble, d'après les comptes rendus publiés dans les journaux, que ces assises aient été un grand succès, ce dont nous nous réjouissons. Mais nous déplorons qu'une fois de plus le sujet capital de la participation des salariés à la propriété n'ait pas été abordé.
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Dans le numéro de juillet-août 1963 d'une revue technique, *Travail et Méthodes,* nous avions, traitant de l'autofinancement et de l'intéressement des travailleurs au capital, terminé notre article par les lignes suivantes :
« Si la pensée des papes sur la propriété et la nécessité urgente de sa diffusion est bien celle que nous venons de dire -- et elle est assez claire pour être incontestable -- comment se fait-il que, dans les milieux catholiques, elle ne trouve aucun écho ? Clercs et laïcs, patrons et syndicalistes semblent l'ignorer. Ils n'en parlent pas ou, quand ils en parlent, c'est avec une déférence lointaine qui signifie un sérieux désaccord sur le fond. Alors que les congrès économiques et sociaux ruissellent tout au long de l'année, nul n'a jamais entendu parler d'un congrès catholique ayant pour objet « la diffusion de la propriété selon *Mater et Magistra* ». Pourquoi ? Les intéressés le savent probablement. Pour nous, nous ne pourrions que conjecturer. Ce serait sortir du cadre de cet article. »
A la suite dudit article, M. André Aumônier, délégué général du C.F.P.C., adressa au rédacteur en chef de *Travail et Méthodes* la lettre suivante :
Dans un article Intitulé « Autofinancement et intéressement des travailleurs au capital » (selon l'Encyclique « Mater et Magistra »), paru dans « Travail et Méthodes » de juillet-août 1963, M. Louis Salleron termine son étude en se demandant pourquoi la pensée pontificale sur l'autofinancement et la diffusion de la propriété « ne trouve aucun écho dans les milieux catholiques ».
Il ajoute « Clercs et laïcs, patrons et syndicalistes semblent l'ignorer. »
M. Salleron, qui connaît beaucoup de membres de notre Mouvement, certains ayant pour lui une amitié profonde, ne s'étonnera pas que j'aie relevé cette inexactitude.
En effet, le Centre Chrétien des Patrons et Dirigeants d'Entreprises Français a largement développé dans sa revue « Professions » les enseignements de « Mater et Magistra » repris notamment à nos Assises Nationales de Rouen.
L'année prochaine, à Dijon, nous aborderons le problème de la participation dans l'entreprise et c'est à la lumière des mêmes documents pontificaux que nous devrons prendre position.
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Les différentes motions publiées dans nos revues et largement diffusées par la presse après les Assises de Rouen ne permettent pas de dire que les patrons ont parlé de ces textes « avec une déférence lointaine qui signifie un sérieux désaccord sur le fond. »
Je répondis à cette lettre par la lettre suivante :
La lettre de M. André Aumônier me fait plaisir parce qu'elle m'est une occasion de préciser :
1\) que mon observation (chargée de regret, mais dépourvue d'acrimonie) visait tous « les milieux catholiques » -- « clercs et laïcs, patrons et syndicalistes » -- et non pas du tout spécialement le C.F.P.C. où (comme ailleurs) je compte effectivement de nombreux amis... sans excepter le délégué général ;
2\) que mon observation pouvait toutefois s'appliquer au C.F.P.C. qui, dans ses assises nationales de Rouen, a complètement ignoré la diffusion de la propriété (il n'en est question ni dans la motion finale générale, ni dans les cinq motions finales des cinq commissions d'études) ;
3\) que mon observation, enfin, pour valoir à ce jour, ne vaudra probablement plus l'année prochaine puisque M. Aumônier nous annonce que le C.F.P.C. abordera, à Dijon, « le problème de la Participation dans l'entreprise » -- ce dont je me réjouis.
(Les deux lettres ont paru dans le même numéro, de janvier 1964, de *Travail et Méthodes.*)
Force nous est de constater que le Congrès de Dijon n'a pas tenu les promesses de M. Aumônier. Sans doute le C.F.P.C. estime-t-il que la participation à la propriété n'est qu'un aspect négligeable de la participation. Ce n'est pas notre avis. Ce n'est pas non plus celui des papes, et notamment celui de Pie XII et Jean XXIII. Pourquoi invoquer si généreusement les encycliques quand on se refuse systématiquement à les suivre dans ce qu'elles contiennent de plus certain et sur quoi elles reviennent avec le plus d'insistance ?
Louis SALLERON.
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#### Dominicains écorchés
Le P. Congar raconte : naturellement, dans les *Informations catholiques internationales* (1^er^ juin). Il raconte ce qu'on lui a fait. Ce qu'il a subi. Les vexations, les brimades, les censures. Ce que quelques Laurentins déjà avaient raconté dans quelques journaux, et sur quoi avait été écrit notre éditorial intitulé « Pour parler net » (numéro de mars 1964).
A l'intention du P. Congar et de ses amis, nous écrivions :
*-- Qu'ils soient maintenant consolés, et détendus, et enfin magnanimes : ils n'avaient pas su l'être dans la tristesse et l'affliction, qu'ils le deviennent dans la joie et la paix retrouvées...*
*Leur souffrance apaisée, ils vont retrouver la liberté de l'esprit et du cœur, et apercevoir, et apaiser, et consoler la souffrance de leurs frères en religion, persécutés par leurs disciples et partisans, par leur clan. Car tandis qu'ils étaient frappés par les mesures romaines dont ils laissent aujourd'hui publier la nomenclature indignée, leur clan frappait et persécutait leurs confrères, par le truchement des autorités ecclésiastiques locales, régulières ou séculières.*
*Si le Pape Paul VI leur a donné la paix, c'est sans doute pour eux-mêmes : c'est aussi pour qu'à leur tour ils la donnent aux autres, et d'abord à leurs propres victimes.*
Un tel propos, de telles pensées leur sont entièrement inintelligibles.
-- Le récit que le P. Congar fait de ses souffrances est un récit de combat : à aucun moment il n'a le moindre souci des souffrances des autres, infligées par ceux de son clan. A aucun moment le souvenir de ses propres souffrances ne le fait sortir de lui-même et de son auto-glorification pour aller au-devant des souffrances symétriques.
Il raconte, il raconte, il est inépuisable sur lui-même et sur les siens :
« *Au printemps 1942, le Saulchoir était frappé en la personne de son animateur, le Père Chenu... Je ne puis voir en cette affaire qu'une erreur ou un mauvais coup sans justification. Mais les résultats étaient là : un homme iniquement désigné à la suspicion, les institutions les plus vivantes d'une province ébranlées, déséquilibrées pour vingt ans, l'élan et la confiance à demi brisés* (*...*)*.*
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*Les soubresauts devaient se prolonger pendant de longues années. Nous étions pris dans une zone de méfiance dont nous ne sommes pas encore entièrement sortis aujourd'hui. Cette sinistre affaire a pesé sur toute la suite* (...)*.*
« *L'histoire dira un jour ce qui s'est passé à Rome dans la seconde moitié de 1946 et s'il est intervenu alors un changement dans l'orientation du pontificat de Pie XII. Dès novembre 1946, on nous ramenait de Rome des bruits dont l'année 1947 et même les années suivantes devaient montrer qu'ils étaient fondés. Ce qui sera touché par la suite était dès lors menacé* (...)*.*
« *J'avais passé six mois à préparer une nouvelle édition* (*du livre :* « *Chrétiens désunis* ») ; *on m'avait fait attendre deux ans une réponse dilatoire. Si je tentais de corriger encore mon texte, je saurais dans un an on deux s'il était publiable, et peut-être me dirait-on alors que non* (...)*.*
« *Décembre 1947 : la permission de publier un texte sur la position de l'Église catholique devant le Mouvement œcuménique m'est refusée* (...)*.*
« *J'étais suspect, irrémédiablement suspect, surveillé ; mes actes vrais ou supposés étaient d'avance interprétés dans un sens répréhensible* (...)*.*
« *Je devais soumettre tous mes écrits à Rome : ce que j'ai fait, à partir de février 1952, jusqu'au moindre compte rendu. J'ai le souvenir très précis, souvent confirmé par des textes conservés, d'incroyables étroitesses de la censure* (...)
« *A partir de l'été 1953, les nuages s'amoncelaient sur l'Église de France La surveillance se faisait plus étroite : j'en fis alors l'expérience* (...)*.*
« *Le 8 février, j'étais appelé à Paris par le Père Général. Je n'étais pas seul en cause. Les trois Provinciaux de France étaient démissionnés. Les Pères Chenu, Féret et Boisselot étaient touchés comme moi* (...)*.*
« *Le 13 novembre 1954 mon assignation à Cambridge, signée du Père Général* (...)*. Les dix ou onze mois que je passai en Angleterre furent très durs pour moi* (...)*. Un supérieur local avait ajouté ses propres interprétations à la mesure prise contre moi, ce qui s'est traduit, pendant un temps, par d'odieuses restrictions de ministères ou de passage dans les couvents d'études...* »
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Le P. Congar est très fort pour s'apitoyer et nous apitoyer sur lui-même. Ces récits avaient d'abord ému notre pitié (voir notre éditorial plus haut cité : « Pour parler net »). Mais c'est sur lui-même seulement qu'il s'apitoie et qu'il apitoie. Irrévocablement sur lui seul. Voilà qui refroidit notre compassion.
Aux mêmes moments qu'il raconte, et depuis lors aussi, d'autres ont été victimes de censures, restrictions, vexations, brimades aussi sévères ou plus sévères, imposées par les amis du P. Congar à ceux qui ne pensent point comme eux. Car aux moments où le P. Congar et ses amis étaient ainsi frappés, ils n'en conservaient pas moins à l'intérieur de l'Église de France, directement ou indirectement une puissante prépotence, et ils en usaient impitoyablement. Et ils continuent aujourd'hui.
Avec leurs souffrances, ils se font de la réclame. Mais ils n'ouvrent pas leur cœur. Quand ils frappent, leur main est encore plus lourde que celle qui, un temps, pesa sur eux. Ils n'ont relâché aucune des brimades, des vexations, des méchancetés arbitraires dont ils sont les auteurs.
Ils redoublent plutôt d'arbitraire et de brutalité, tandis qu'ils se font cette publicité larmoyante. Qu'ils n'ouvrent pas leur cœur, cela n'est pas sans précédent. Mais ce que je ne comprends pas, c'est leur inconscience intellectuelle. Croient-ils donc que le P. Congar est le seul à pouvoir publier ses « souvenirs » ? Le seul à pouvoir raconter des récits du genre de ceux qu'il nous fait ? Imaginent-ils qu'on ne saura jamais les choses ? On alors, ils comptent cyniquement que leurs victimes auront la délicatesse et la discrétion, qu'ils n'ont pas, de se taire. Mais si leurs victimes se taisent, d'autres parleront. *Quidquid latet apparebit.*
J. M.
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### Bibliographie
#### Les Amis du vieux Chinon
Parmi les sociétés historiques de province -- dont les travaux, on le sait, sont si intéressants et si précieux -- qui peut se vanter de disposer d'un terrain d'investigations plus riche que celui sur lequel travaillent les Amis du Vieux Chinon ([^61]).
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Ceux-ci publient un bulletin annuel -- annuel seulement, hélas ! -- et l'un de nos lecteurs a bien voulu nous adresser un exemplaire des numéros des deux dernières années. Le numéro de 1961-1962 est tout entier consacré à Jeanne d'Arc ; il contient, outre un hommage au P. Doncœur, des études substantielles signées des « Johannistes » les plus renommés, comme : le Rév. Scott (anglais), l'abbé D.S. Rankin (américain), Régine Pernoud, Jean Guitton, Yvonne Lanhers. Dans le numéro 1962-1963, entre autres articles qui traitent d'histoire locale ou d'archéologie et de préhistoire -- cette région est très riche en vestiges paléolithiques et néolithiques -- nous avons eu l'agréable surprise de trouver un discours prononcé à Chinon, à l'occasion de la fête de Jeanne, par l'Évêque de Pittsburgh, S.E. Mgr John J. Wright qui est un ardent et fidèle ami de la France et de Sainte Jeanne d'Arc. Mgr Wright y rappelle avec autant d'émotion que de conviction ce que le monde et les États-Unis doivent à cette sainte et au pays qu'elle a sauvé et maintenu dans la foi catholique. Tout ce discours est à lire. Reproduisons seulement ces quelques lignes qui concluent le passage du discours consacré à l'appui donné par la France aux États-Unis contre l'Angleterre :
« On peut dire que la victoire de Yorktown, qui mettait fin à la puissance anglaise sur le territoire américain, fut vraiment décidée à la bataille d'Orléans, quand Jeanne d'Arc brisa d'abord en France la puissance britannique. Ces deux batailles d'Orléans et de Yorktown se rangent parmi les plus décisives de l'histoire du monde : elles sont étroitement liées, la seconde ayant été rendue possible par la première.
« Encore plus importante est l'histoire culturelle et religieuse de mon pays, qui doit à Jeanne d'Arc une grande dette d'honneur (...).
« C'est pourquoi je répète et j'aime à redire que Jeanne d'Arc est devenue le nœud de tous les liens entre la France et la Chrétienté. »
Déjà, en 1931, à Rouen, le Cardinal Bourne avait dit ce que l'Angleterre elle-même doit à Jeanne et l'on se souvient de ses mots : « Que faisions-nous sur vos terres, nous, gens des îles et de la mer ? Elle nous a rendus à nos destinées. »
Merci aux Amis du Vieux Chinon de nous apporter le témoignage de Mgr J. Wright. Par la voix de ces deux grands prélats étrangers nous est remise en mémoire l'une des principales leçons à tirer de l'histoire de Jeanne : la vocation de la France est l'apostolat catholique ; elle a pour mission -- puisse-t-elle y redevenir bientôt officiellement fidèle ! -- d'aider à rassembler dans l'unité catholique tous les peuples, ces peuples « que Dieu, a écrit quelqu'un créés divers afin qu'ils puissent s'aimer ».
Joseph THÉROL.
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#### Roger Ikor : La ceinture du ciel (Albin Michel)
Roger Ikor est un des écrivains les plus représentatifs et les plus doués de l'humanisme athée. Quand d'autres se perdent dans les cacophonies d'une esthétique révolutionnaire et la célébration de destinées aberrantes et tragiques, il préfère écrire l'histoire de l'architecte Ludovic Fens, un homme heureux au sens matériel et ordinaire du terme, intelligent et apprécié, amateur de femmes et divorcé sans déchirement, considérant le monde avec un esprit critique dépourvu d'acrimonie. Fens apparaît comme un philosophe du XVIII^e^ siècle qui se serait dépouillé de l'âpreté polémique du style voltairien sans tomber dans les émotions extravagantes de Rousseau : assez homme sensible pour ressentir les deuils familiaux, assez philosophe pour ne pas éprouver d'une déception amoureuse une blessure inguérissable. En somme, l'homme complet et l'homme souple : cette souplesse et cette plénitude née de la raison et de la sensation se retrouvent dans le style d'Ikor dont les qualités expressives ne semblent jamais prises au dépourvu, pas plus que le héros lui-même.
Et pourtant ce quatrième tome de l'histoire de Fens pourrait être celui du grand drame. Un infarctus, une longue convalescence, puis la mort du père, une passion pour la femme d'un ami, passion à laquelle il renonce : « La paix de l'orgueil montait en lui comme une mer... quelques instants plus tard Ludovic, dormait paisiblement, la face vers le ciel ».
Il faut le dire -- charitablement -- aux chrétiens trop enclins à voir les athées sous les traits du prolétaire miséreux et révolutionnaire, du marxiste ascétique ou du surréaliste déchiré : Fens représente un type d'homme assez commun en 1964. Échappant par son intelligence et la fortune née de son talent aux sujétions du collectivisme, athée tranquille, libéré de toutes contraintes personnelles il ne lui reste qu'à opposer à l'inévitable danger, celui qui est d'ordre physiologique, le « supporte et abstiens-toi » d'un stoïcisme pratique. Sans doute jugeons-nous le séduisant et intelligent M. Fens comme une personnalité limitée par sa faculté d'adaptation elle-même. Cet humanisme est trop parfait pour être humain mais cela ne signifie nullement que cette silhouette caoutchoutée soit imaginaire. Les chrétiens maladroits qui tentent la conversion de Fens paraissent d'une bonté assez banale, et le moine Jean n'a pas dû trouver la corde sensible. Je ne pense pas que Fens soit l'homme que les catastrophes ébranlent spirituellement : mais la promesse d'une exaltation nouvelle, l'ouverture vers des applications imprévues de l'intelligence ?
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A l'âge de Fens, je ne pense pas que l'orgueil de l'esprit puisse se contenter de dormir, en un paisible défi à cette « ceinture du ciel » qui nous entoure.
Échec métaphysique, monde refermé. Ikor nous dira sans doute si un nouveau départ de Fens est possible, et lequel.
J.-B. MORVAN.
#### Introduction à Mistral par Jean Soulairol (Beauchesne)
A l'occasion du cinquantenaire de la mort de Mistral et du cinquième anniversaire de celle de Jean Soulairol, la Librairie Beauchesne a réédité sous ce titre l'ouvrage que Soulairol avait publié en 1941 sous le titre *Humanité de Mistral*. Il faut l'en féliciter et l'en remercier. Car en ces temps où tout se décompose, Mistral est un des maîtres les plus utiles et les plus sûrs, et ce livre le fait aimer.
Rares sont ceux qui, connaissant son œuvre, ne le tiennent pas pour l'égal, au moins, des plus grands. Soulairol rappelle enthousiasme de Lamartine à la lecture de *Mireille*. « Cette nuit-là je ne dormis pas une minute. Je lus les douze chants d'une haleine... Je lus jusqu'à l'aurore, je relus encore le lendemain et les jours suivants... » Et de la même plume l'illustre auteur du *Lac* et du *Crucifix* écrivit au charmant boulanger-poète de Nîmes, Jean Reboul : « J'ai lu *Mireio...* Rien n'avait encore paru de cette sève nationale, féconde, inimitable du Midi. Il y a une vertu dans le soleil ».
Assurément, et Mistral allait en donner d'autres preuves éclatantes, après *Mireio* (1859), dans *Calendal* (1867) et le *Poéme du Rhône* (1897). Ce sont là, suivant Soulairol, et c'est aussi notre avis, les trois sommets d'une œuvre poétique qui, dans *Les Iles d'or* (1876), *Nerte* (1884), *La Reine Jeanne* (1890) multiplie les enchantements.
Il y a une vertu dans le soleil (*Lou souleu me fai canta,* a écrit un autre félibre) et l'on comprend ce que Lamartine voulait dire. Mais, si l'on va plus profond, l'on retrouve la même vertu dans les autres étoiles et dans toute la création. Ce qui fait la grandeur exceptionnelle de Mistral ce n'est pas seulement son extraordinaire technique, son habileté sans pareille dans l'emploi des procédés du vers. De ce point de vue, Soulairol analyse magistralement la strophe mistralienne, et l'on en conclut à juste titre -- avis aux bousilleurs modernes ! -- que c'est de la soumission aux règles de la plus exigeante prosodie et de la fidélité à la rime, si dédaignée par tant d'impuissants, que l'artiste tire les charmes mystérieux qui achèvent la beauté des chants. Certes, dans *Le Poème du Rhône* par exemple, Mistral a utilisé le vers libre ; mais il était le génial Mistral et, dans cette œuvre, ce n'est ce que l'on goûte le plus.
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A ce propos Soulairol a raison de citer ces phrases de Mallarmé : « Le vers classique -- que j'appellerais le vers *officiel --* est la grande nef de cette basilique « la Poésie française » ; le vers officiel doit demeurer, car il est né de l'âme populaire, il jaillit du sol d'autrefois, il sait s'épanouir en sublimes efflorescences ». Et l'on s'aperçoit bien, en lisant et relisant Mistral, que les plus chantants, les plus prenants de ses poèmes sont les mieux rimés. Toute poésie doit être musique.
Elle doit être surtout autre chose, et Soulairol y revient plusieurs fois. « Toute haute poésie est théologie ». Disons plus modestement : « Tout grand poème est prière ». Ce qui fait l'exceptionnelle grandeur de Mistral, c'est qu'il n'a jamais oublié la vocation essentielle du soleil, des étoiles et de toute la création. « *Benedicite omnia opera Domini Domino* »*.* Si du soleil se répand, comme l'entend Lamartine, sur la Provence une vertu spéciale, l'origine en est dans la source de toutes les vertus, c'est-à-dire en ce Créateur, « dont la bonté s'étend sur toute la nature ». Née de l'amour de Dieu pour l'homme, la création doit servir à l'homme pour glorifier et remercier cet Amour infini et gratuit. Alors, à la lumière des deux premiers commandements qui résument toute la Loi et les Prophètes, le poète reconnaît en chaque créature sa valeur essentielle et l'ordination à la fin qui la consacre. Des sommets les plus altiers -- mais ceux qu'ils dominent n'en sont pas moins des cimes dans le ciel -- jusqu'au moindre brin d'herbe lui aussi dressé vers le soleil, tout prend à ses yeux une importance sacrée. Dans l'appel à Dieu, dans le regret de l'absence de Dieu, dans le remords ou la condamnation de l'offense à Dieu, le poète retrouve la substance et les accents de ces chants inégalés, les psaumes du Roi-Prophète. Et c'est là qu'il faut chercher l'explication profonde de la souveraineté de Mistral et de l'enthousiasme qu'il suscite. Dieu est le vrai Soleil vers lequel, dans le décor provençal bâti par une Providence amoureuse, se dirigent ses héros.
Rien de plus opposé aux désordres d'aujourd'hui dans ce que l'on prend pour arts et littérature -- pour ne pas parler d'autres domaines. Voilà pourquoi il faut conseiller avec insistance l'étude de Mistral et pourquoi nous accueillons avec joie la réédition de cet ouvrage de Jean Soulairol.
Notre conclusion étonnera probablement quelques lecteurs. Ils nous objecteront beaucoup de beaux vers dont nous goûtons la forme autant que quiconque ; nous leur répondrons que ces vers ne sont beaux qu'autant qu'ils sont imprégnés de sentiment religieux. Et s'ils se rabattent sur des poèmes parfaitement chrétiens qui ne valent pas pipette, ce sera plus facile encore. On finira par l'admettre, cette conclusion que voici ; -- laquelle, bien entendu, ne s'adresse qu'à ceux qui vraiment ont reçu à leur naissance (*nascuntur pœtæ*) le souffle et le don :
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« Poètes, cherchez et louez Dieu dans ses créatures, et vous serez grands autant qu'Il vous en accordera la grâce, quoique inégaux, comme le sont les sommets, car la perfection de chacun ne doit pas aboutir au nivellement, mais à une harmonie achevée faite de différences -- A vous aussi -- et comment en irait-il autrement ? s'applique le précepte du Seigneur : « Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît ».
Ainsi, sur quelque objet que se porte la réflexion, se vérifie toujours la bienfaisance de cette devise de saint Pie X : « Omnia instaurare in Christo ».
J. T.
#### Jean Deriès s.j. Les Évangiles commentaires pour l'oraison
A partir de la seconde semaine de ses *Exercices Spirituels,* saint Ignace propose la contemplation des scènes de la vie du Christ. Pour faciliter ces contemplations, le P. Deriès, spécialiste des retraites ignatiennes, commente les Évangiles exposés chronologiquement. Chaque scène fait l'objet d'un chapitre qui en donne l'histoire et l'analyse et se termine par des *suggestions.* En disciple fidèle, le P. Deriès se conforme donc à la méthode de saint Ignace qui met en jeu les 3 facultés de l'âme : mémoire, intelligence, volonté ; chacun de ses chapitres fournit de quoi rafraîchir ou alimenter la première, éclairer la seconde, persuader ou fortifier la troisième. (Éditions Spes).
A le lire, on ne s'étonne point qu'il ait tenu, sous le charme -- comme le dit la prière d'insérer -- les auditoires fidèles pressés dans la « Petite Chapelle » d'Oran. \[Entre parenthèses, qu'est elle devenue, cette petite chapelle ? quels auditoires s'y pressent maintenant ? Mais, passons !\] Oui, cet ouvrage n'est pas seulement d'un exégète érudit et d'un philosophe, il est d'un prêtre « pour qui le Seigneur est un ami dont il aurait partagé l'existence » et dont on s'approche de plus en plus grâce à lui.
Nous permettra-t-il de lui soumettre une idée qui nous est venue en méditant son commentaire des Noces de Cana ? Il s'agit de la réponse de Jésus à la Vierge sa mère quand elle lui eut signalé que le vin allait manquer : « Qu'y faire, Femme ? Ce n'est pas encore mon heure ». De la part de Jésus, dit le P. Deriès, il y a là un refus, un non sans appel -- sur lequel il reviendra pourtant en raison de la Foi et de l'humilité de Marie : « Faites tout ce qu'Il vous dira ».
De quelle heure Jésus veut-il parler ? Assurément de celle qu'il désignera plus tard ainsi : « L'heure est venue où le Fils de l'homme doit être glorifié. En vérité, je vous le dis : Si le grain de blé ne meurt en terre... » L'heure cruciale, c'est le cas de le dire. Et nous aurions aimé trouver ici le commentaire que voici :
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« Ce vin que vous me demandez, en quoi nous importe-t-il ? Celui que je dois donner c'est mon sang. Et l'heure de la transsubstantiation du vin en mon sang n'est pas encore venue. »
Mais le P. Deriès sait bien, par expérience, que la contemplation offre infiniment plus de fruits que n'en peuvent contenir les livres. Aussi ne veut-il pas non plus faire de ses suggestions un cadre rigide et fermé. Toutes sont précieuses. Nous avons noté, parmi les plus « actuelles », celles-ci qui rapprochées l'une de l'autre, sont en effet très suggestives :
*Tome I,* p. 101 : -- « Quand on parle de vocation chrétienne, il ne s'agit ni de bâtir sa vie personnelle ni même de se dévouer, mais simplement de dire oui à Jésus. Ce qu'Il veut, on l'ignore ; ce qu'il est, on le sait. Cela suffit ! En tout, il s'agit de Lui, non pas de quelque chose. »
*Tome II,* p. 116 : « Nous avons si bien faussé l'échelle des valeurs que le temps nous manque pour toute chose « désintéressée », comme la messe et la prière... »
*Tome I,* p. 104 : « L'apostolat commence donc non par des plans d'action, mais par des plans de docilité, de fidélité, de prière... »
*Tome III,* p. 220 : « Notre vocation nous semble peut-être ne devoir se réaliser que dans l'action et le succès ? Au contraire ce sera, souvent ou même constamment, dans le sacrifice et l'humiliation... »
Et ce ne doit pas être sans arrière-pensée que le P. Deriès fait immédiatement suivre ces dernières lignes de celles-ci qu'il tire de Hamman : *Rédemption :* « Un étrange examen de conscience s'impose au chrétien quand on songe au peu de place que le Christ occupe effectivement dans notre histoire et dans l'histoire du monde... »
A quoi le P. Deriès ajoute, de lui-même : « comportement personnel, insouciance, égoïsme, indiscipline compromettent cette mission d' « Action catholique ». La foi ne s'étend que par contagion. »
Il ne paraît pas nécessaire d'expliciter tout ce que peuvent englober ces mots : comportement personnel. A chacun de rechercher ce qu'il peut se reprocher sur ce point, afin de voir s'il met en pratique cette autre suggestion du P. Deriès (tome II, p. 94) -- « Dire le vrai est une forme indispensable de l'entraide. »
Que d'autres remarques il y aurait à faire sur un ouvrage aussi riche ! La place nous manque. Signalons cependant les suggestions tirées de l'Évangile de la Samaritaine, de celui de la Magdaléenne brisant son vase de parfum sur les pieds du Christ (à ce propos l'auteur résume de substantielles réflexions sur le sacrement de pénitence) ou encore de cette question de Jésus : « qui est ma mère et qui sont mes frères ? » laquelle amène de si justes considérations sur la fin religieuse de l'institution familiale.
Et nous voici conduits à parler d'un autre ouvrage dont l'auteur est également de la Compagnie de Jésus : *Éducation selon l'Évangile*, par André Ravier (1 vol. 240 pages, Éditions Spes, 9 fr. 30).
Éduquer les éducateurs, telle est l'intention qui a inspiré ce livre, résultat de trente ans d'expérience. Parents et maîtres auront le plus grand intérêt à l'étudier à fond, à s'en imprégner. Il éclaire à peu près tous les problèmes que leur pose l'éducation de l'enfant. En est-il un dont la solution n'y soit donnée ?
168:85
Dans un tel trésor de vues profondes et de conseils pratiques, que retenir de préférence au reste ? Peut-être le chapitre intitulé *Confessions*. Qui ne s'est aperçu que tout se passe quelquefois aujourd'hui, des deux côtés du « guichet » du confessionnal, comme si l'on ne savait plus très bien ce qu'on est venu faire ? Outre le sacrement et ses fruits surnaturels, le P. Ravier voit dans la confession « un merveilleux instrument d'éducation spirituelle ». Les prêtres, par trop assiégés dans les grandes villes, trouveront en ces trois pages réconfort et enseignement.
Ne retiendrons-nous pas aussi, à l'encontre de certaines méthodes modernes de catéchèse, que, d'après le P. Ravier, c'est bien dès le plus jeune âge, l'âge des bégaiements (balbutiements) avant même le b. a. ba, que Jésus-Christ doit être révélé aux enfants ?
Bref, si l'on veut apporter à la délinquance, juvénile ou non, au désarroi et aux désordres de la jeunesse, les remèdes appropriés, il faudra bien que l'on revienne à cette éducation dont le P. Ravier renouvelle si heureusement ici les données éternelles.
J. THÉROL.
169:85
### Notules
**Les suites de l'avertissement au P. Rouquette. --** Dans notre numéro 82 d'avril 1964, page 121, sous le titre : « *Un sérieux avertissement au P. Rouquette *», nous avions montré comment les « Informations catholiques internationales » avaient donné un coup de semonce au commentateur des « Études ». Le P. Rouquette avait eu le tort de reproduire les paroles de Paul VI où se marquait l'opposition du Souverain Pontife aux excès de l'épiscopalisme collégial.
(Rappelons que l'on nomme épiscopalisme les tendances et théories qui donnent au corps épiscopal, soit réuni en Concile, soit d'autres manières, une autorité excessive, explicitement ou implicitement négatrice de la primauté romaine-)
Donc, le P. Rouquette avait fait connaître les nettes paroles de Paul VI. Il ne l'avait pas fait sans quelques-unes des contorsions et chinoiseries rhétoriques dont il est coutumier, et dont la plus belle, digne de figurer dans les anthologies, revenait à dire en substance : *plus le Pape insiste, et moins on comprend...* (« avec une telle insistance qu'il est difficile de l'interpréter pour le moment » : voir notre numéro 82, page 52). Mais enfin, le P. Rouquette l'avait fait, à le différence de tous ceux qui avaient tenu ces paroles du Pape Paul VI sous le boisseau. Et les « I.C.I. », en représailles, avaient fait passer le P. Rouquette du rang des « commentateurs avertis » à celui des simples « journalistes ». Cette déchéance était prononcée sans nommer le P. Rouquette, mais il pouvait aisément se reconnaître. Et si d'aventure (hypothèse tout à fait improbable) il ne s'était pas reconnu, notre numéro 82 aurait attiré son attention sur la semonce et l'avertissement qui lui étaient destinés.
Nous disions (page 121) : iront-ils jusqu'à traiter le P. Rouquette d'intégriste ?
Mais, au sujet d'une aussi horrible éventualité, nous ajoutions aussitôt :
« On peut compter sur l'habileté et d'ailleurs sur les bons sentiments anti-intégristes du P. Rouquette pour savoir éviter cette suprême disgrâce, pour se faire pardonner d'une manière ou d'une autre son incartade, et pour ne plus rompre, par des propos imprudents, l'alignement du mouvement épiscopaliste collégial. »
Le P. Rouquette s'est en effet empressé de rentrer dans le rang et de reprendre sa place dans le grand mouvement du conformisme installé.
Dans les « Études » de mai (pages 648 et suiv.), il a fait machine arrière et il s'est à nouveau aligné sur le système :
« *Un récent séjour à Rome m'a rendu, sur l'issue du Concile, un optimisme que j'avais un peu perdu au cours de ces derniers mois ; l'honnêteté d'une chronique objective m'avait obligé à exprimer quelque pessimisme, à l'étonnement de certains... *»
170:85
Remarquons au passage : ces évolutions de l' « optimisme » au « pessimisme » évoquent irrésistiblement le souvenir de Bernanos disant que les optimistes sont les imbéciles gais, et les pessimistes les imbéciles tristes. Certes le P. Rouquette est tout le contraire d'un imbécile, mais s'il en est tout le contraire, c'est par d'autres traits, -- et non par ces évolutions -- évolutions qui apparaissent d'ailleurs plus rhétoriques que profondes...)
« ...*Pourquoi ce pessimisme ? J'étais, il faut l'avouer, déconcerté par l'attitude du Pape Paul VI* (...) *Le Pape multipliait les affirmations des prérogatives pontificales ; un silence total sur l'éventuelle création d'un Sénat de l'Église ; aucun indice d'une réforme annoncée de la Curie* (...). »
(Vraiment, comme cela est « déconcertant » !)
« *...On pouvait, de loin, se demander, dans ces conditions, si Paul VI, à la réflexion, inquiet des audaces rénovatrices du Concile, ne croyait pas devoir prendre une attitude, sinon réactionnaire, du moins expectante. *»
Le Pape pourrait en effet être inquiet de certaines audaces (nullement rénovatrices) qui se manifestent par exemple dans les « I.C.I. » proclamant la révolution d'Octobre dans l'Église. Il serait même étonnant que le Pape n'en ait eu ni connaissance ni inquiétude, on peut aussi supposer que le déroulement, depuis janvier 1964, de l'affaire « Pax » en France, et l'acharnement mis d'autre part à nous prêcher le dialogue et la collaboration avec le Parti communiste, sont susceptibles d'inquiéter le Pape. Il n'y a rien d'invraisemblable non plus à imaginer que le Pape n'a pas été satisfait de la manière dont le P. Rouquette parle de lui, ou de la manière dont « Témoignage chrétien » l'a personnellement attaqué. Ni de la manière dont « Signes du temps » l'a présenté comme cautionnant ou même imposant la collaboration avec le marxisme (voir notre numéro 83, pages 143 et suiv.).
Oui certes, on peut supposer que le Pape est « inquiet » quand il lit dans l'hebdomadaire le plus recommandé par les dirigeants de l'Action catholique française un jugement de cette sorte :
« *Évidemment Paul VI, en célébrant Pie XII, souhaite que ne soit pas jugée négativement sa propre collaboration durant 17 ans avec Pie XII. *»
Il n'y a rien de rassurant à constater que tous ces débordements osent explicitement prétendre s'inspirer et se recommander des « audaces rénovatrices du Concile » et de la « Révolution d'Octobre dans l'Église ».
Mais non.
Selon le P. Rouquette, le Pape n'est nullement inquiet. « *Je me rends compte maintenant,* écrit-il, *que cette impression était inexacte. *»
Tout va bien.
Et le P. Rouquette explique en substance que le Pape est finalement du bon côté.
\*\*\*
Aussitôt le P. Rouquette est rentré en grâce. Il est redevenu un commentateur averti pour les « I.C.I. » qui, le 15 mai, citent abondamment son article. Subsidiairement, « Témoignage chrétien » lui aussi le cite avec honneur et complaisance.
171:85
Le P. Rouquette s'est donc fait pardonner son incartade, on voit de quelle manière et en disant quoi.
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**Schisme et collégialité. --** Dans le numéro 89 de « La Pensée catholique », deux importants articles sur la collégialité :
-- *Note sur la collégialité épiscopale*, par l'abbé V.-A. Berto ;
-- *Comment la théorie de la collégialité épiscopale conduisit, en 1790, à une Église schismatique*, par l'abbé Raymond Dulac.
On peut se procurer ce numéro de « La Pensée catholique » aux Éditions du Cèdre, 13, rue. Mazarine, Paris-VI^e^.
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**« Entre paysans » :** bulletin d'étude et de formation chrétienne publié par M. Olivier Dugon, agriculteur à Bonnefamille (Isère) -- Abonnement : 10 F.
A la même adresse, une plaquette d'Olivier Dugon : *Valeur et défense du paysan*, préfacée par l'abbé V.-A. Berto.
Nous recommandons vivement à nos lecteurs ces publications.
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**Le centenaire du « Syllabus ». --** Dans la « Revue des sciences religieuses » de l'Université de Strasbourg, numéro d'avril 1964, page 209, le P. Congar note incidemment que nous approchons d' « Un centenaire, celui du trop fameux Syllabus ».
Le Syllabus est en effet du 8 décembre 1864.
Naturellement, le P. Congar n'a écrit là aucune proposition rejetant formellement le Syllabus. Mais qu'a-t-il voulu dire au juste ?
Que signifie sous sa plume « trop fameux » ?
Pour en avoir le cœur net, nous appellerons désormais le P. Congar : « le trop fameux P. Congar ».
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**A propos de Hans Küng. --** Comme nous l'avons précédemment noté, Mgr Journet estime (« Nova et Vetera » de janvier-mars 1964) que le livre de Hans Küng, « Structures de l'Église » manifeste une « altération fondamentale de la notion de Concile œcuménique » et un « relativisme dogmatique ».
Analysant le même ouvrage dans la « Revue des sciences religieuses » de l'Université de Strasbourg (avril 1964), le P. Congar n'y signale rien de tel. Il s'exprime ainsi :
« Après une étude historique assez rapide, au terme de laquelle il tient le Concile de Constance comme approuvé et valable en tout ; ce qu'il a fait « conciliariter » et donc en sa déclaration de la supériorité du Concile sur le Pape, Küng se demande comment honorer aujourd'hui ce que, d'après son étude historique, on doit tenir pour un dogme catholique. Son étude est corroborée par celles de Dom de Vooght, dont la critique ne semble pas avoir ébranlé la solidité.
172:85
Küng pense que le dogme de Constance n'implique pas le conciliarisme proprement dit, mais seulement, dans la ligne de Gerson, un certain contrôle du Pape par le Concile... Il y a déjà de quoi alerter les théologiens et, s'ils acceptent la mise en question, leur donner à réfléchir... Küng pense que Constance et Vatican I indiquent chacun une structure essentielle de l'Église. Il faut maintenant en montrer l'harmonie et l'équilibre... »
Au même endroit, parlant d'un autre livre de Küng, « Le Concile, épreuve de l'Église », le P. Congar écrit :
« Voici un recueil de conférences ces faites par H. Küng pendant le Concile, et même dans l'ambiance du Concile, que ces conférences elles-mêmes ont contribué à créer. »
Agréable précision.
Le P. Congar conclut : « Avec les deux volumes du chanoine R. Laurentin, parus dans la même collection, ce nouveau livre du Professeur de Tubingue est un de ceux qui introduisent le mieux à une connaissance sérieuse des enjeux théologiques du Concile. »
De cet autre livre de Hans Küng, on sait ce que pense Charles Journet (voir « *Itinéraires* », numéro 79, pages 176-177).
\*\*\*
Mais revenons à « Structures de l'Église ».
Qu'un théologien tel que Charles Journet ait vu dans cet ouvrage une « altération fondamentale de la notion de Concile œcuménique » et un « relativisme dogmatique », c'est un fait qui devrait éveiller l'attention et qui mérite d'être pris en considération sérieuse. Bien sûr, on n'est pas obligé d'adopter le jugement de Charles Journet. On devrait au moins savoir que ce jugement s'est exprimé, et y regarder à deux fois avant de recommander l'ouvrage, sans aucune réserve, à l'ensemble des laïcs.
C'est pourtant ce que fait le P. François Biot, o.p. dans « Témoignage chrétien » du 7 mai. « Hans Küng pose les vraies questions », écrit-il. « Que tel ou tel détail puissent ne pas rencontrer l'approbation des spécialistes, c'est possible. Cela n'a sans doute pas grande importance. » Bon, voilà qui est clair. Le P. Biot ajoute : « Le chrétien laïc y trouvera, une réflexion théologique sérieuse qui rejoint les problèmes qui sont les siens. » Aucune réserve n'est formulée.
\*\*\*
**Sur le P. Théry (Hanna Zakarias). --** Le P. Spicq, o.p., dans « Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie », écrit ces lignes que nous reproduisons d'après les « Nouvelles de Chrétienté » du 23 avril :
« On sait que le grand historien médiéviste que fut le Père Gabriel Théry avait consacré les dernières années de sa vie à étudier la genèse de l'Islam arabe. Avant sa mort (le 27 janvier 1959), il avait pu publier deux volumes : *de Moïse à Mohammed*, renouvelant les « thèses » admises jusqu'à ce jour. L'un de ses disciples, l'Abbé J. Bertuel, a mis au point les manuscrits laissés inachevés par Hama Zakarias (pseudonyme du Père G.T.) et il édite ce volume III, consacré à la conversion des Arabes à la religion d'Israël, c'est-à-dire le tournant décisif dans l'évolution de l'Islam.
173:85
Rappelons les découvertes de notre Auteur : un rabbin de la Mecque a entrepris de convertir les Arabes au judaïsme et, dans ce but, leur fait part des révélations de Iahvé contenues dans la Torah. De l'un de ses premiers convertis, Mohammed, il fait un prophète et un apôtre, ayant mission de répéter les enseignements contenus dans le Coran -- actuellement perdu, nous n'avons plus que les actes de l'Islam -- qui n'est pas autre chose que l'adaptation en arabe, faite par le rabbin du Coran hébreu hérité de Moïse.
Mohammed, persécuté à la Mecque par les polythéistes qui se dressent contre les Arabes judaïsés, et aussi par les Chrétiens réagissant contre la nouvelle propagande, va d'établir à Yatrib où il établit une communauté d'Arabes musulmanisés. Mais beaucoup s'insurgent contre l'influence juive et ne garderont du fondateur que deux formules : Dieu est Un, Mohammed est son apôtre. Une analyse précise des termes capitaux permet d'identifier les « Détendeurs de l'Écriture », « ceux qui pratiquent le Judaïsme, les croyants qui obéissent à Iahvé et à l'apôtre » ; ce ne sont pas des juifs médinois, mais des Arabes qui ont abandonné les idoles et ont adhéré à la prédication nouvelle. Ceux qui demeurent dans l'idolâtrie sont qualifiés d'Infidèles ; les chrétiens refusant de se convertir sont des renégats ; mais ceux qui donnent leur foi au pur mosaïsme sont des repentants.
Une analyse très évocatrice et vivante des divers groupes médinois permet de caractériser les musulmans chancelants, soit « les Hypocrites », intéressés, opportunistes et pervers ; soit les Bédouins attentistes et couards, insensibles à la doctrine religieuse. Les théologiens apprécieront surtout le jugement porté par la première génération des Arabes musulmanisés sur Jésus, sa Mère, Jean-Baptiste et les Chrétiens, ceux « qui ont dit : le Messie est fils de Iahvé. Que Iahvé les tue » (Sour. IX, 30). Déjà apparaît en ce début du VII^e^ siècle le but de guerre : la reconquête de la Mecque et surtout de la Ka'ba, qui aurait été fondée par Abraham et Ismaël.
On retrouve dans cet ouvrage les mêmes qualités que dans les précédents : un sens historique très fin allié à un souci de précision philosophique ne laissant place a aucune équivoque. La ligure de Mohammed n'en sort pas grandie. On regrettera que le style reste celui de la conversation et trop souvent de l'ironie ; mais il demeure celui de la charité ; car la fin de non-recevoir opposée aux critiques que le P. Jomier, missionnaire au Caire, avait cru devoir publier dans la Revue parisienne « Études », est formulée avec autant de respect et de bon ton que de solidité. »
Notre numéro 83 de mai 1964 contenait quarante-huit pages de l'abbé Joseph Bertuel -- « Le vrai visage du P. Théry, o.p. : son œuvre libère l'Islam de l'imposture arabe. » Le même numéro s'ouvrait par un préambule sur l'obscurantisme arabe et les saisies de la revue « *Itinéraires* » ordonnées en Algérie par de soi-disant « autorités judiciaires ».
174:85
Ce numéro 83 a été lui aussi « saisi par décision des autorités judiciaires algériennes ».
\*\*\*
**Parutions sur Teilhard. --** Le P. de Lubac a répondu à l'article de Mgr André Combes dans les « Ephemerides carmeliticae ». La réponse du P. de Lubac et sa réfutation par Mgr André Combes ont paru en tiré à part aux « Ephemerides carmeliticae », Piazza S. Pancrazio 5 A, Roma.
Autre tiré à part (que l'on peut demander à la même adresse) : « Rome et Teilhard » par le P. Philippe de la Trinité O.C.D. ; cette étude réfute les assertions de divers publicistes, ecclésiastiques ou laïcs, qui conduisaient à tenir pour sans aucune valeur le Monitum du Saint-Office sur Teilhard.
Dans la même étude, le P. Philippe de la Trinité rappelle la portée de l'article de « L'Osservatore romano » :
« On s'est demandé pourquoi un article anonyme. Il est bon de connaître l'habitude romaine toujours en vigueur : lorsqu'il est publié, anonyme, en première page de *L'Osservatore romano*, en même temps que la décision de l'une ou l'autre des Congrégations de la Curie, un article est à considérer comme le commentaire autorisé officieux, de la décision de la dite Congrégation. Non signé, il est alors plus fort que signé : Il émane de la Congrégation. »
(Cet article de « L'Osservatore romano » est reproduit dans notre numéro 67, pages 301 et suiv.)
\*\*\*
En sens contraire, le P. Leys s.j. déclare :
« L'Osservatore romano jouit de ce statut vague, mal défini d'un organe « officieux ». Il n'est en tout cas pas officiel et critiquer ses articles n'est pas pour autant critiquer l'Église. »
C'est vraiment cultiver et exploiter l'équivoque. Le P. Philippe de la Trinité répond :
1. -- « Les termes « officiel » et « officieux » ont un sens courant très généralement reçu. Il est vrai que saisir la valeur et la portée de leur distinction n'exclut pas le sens des impondérables et relève davantage de l'esprit de finesse que de celui de géométrie.
2. -- « Dans le cas qui nous occupe, l'article de « L'Osservatore romano » est d'évidence un commentaire officieux du Monitum qui est, lui, une déclaration officielle de la S.S. Congrégation du Saint-Office. Que le dit article fût ici ou là répréhensible, ce serait humain, il pourrait être sage d'en critiquer tel ou tel point, preuve à l'appui, de manière prudente, dans une revue spécialisée ; mais qu'un tel article ne valût rien, ou peu s'en faut, voilà qui serait -- qu'on me passe ici l'expression -- un peu fort de café. Dans le cas présent, une critique globale et massive comme celle du P. Leys porte évidemment atteinte, de manière réelle, quoique indirecte, à l'autorité même du Monitum et donc à celle du Pape Jean XXIII. »
175:85
C'est en effet -- on l'oublie trop -- de par l'autorité et la volonté du Pape Jean XXIII que les écrits de Teilhard ont été déclarés *fourmillant d'erreurs graves qui portent atteinte à la doctrine catholique*, et que les Ordinaires et supérieurs furent invités de manière pressante à défendre les esprits contre les dangers du teilhardisme.
\*\*\*
**Pie XII fit des discours « parfois » importants.** -- Lu dans les « Études » de juin 1964, pages 859 : « On sait le nombre, la variété et *parfois* l'importance des discours de Pie XII... »
\*\*\*
**Quand le P. Wenger règle ses comptes. --** Le rédacteur en chef de « La Croix » vient de publier aux Éditions du Centurion (Bonne Presse) une « Chronique de la deuxième session » du Concile.
Il y parle à l'occasion de Mgr Marcel Lefebvre, « *qui prit à plusieurs reprises des positions personnelles quand il était évêque de Tulle *» (pp. 67-68). « A plusieurs reprises » semble bien être un pluriel... de majesté. Le P. Wenger montre en tous cas par cette allusion qu'il n'a pas oublié certaine prise de « position personnelle ». Aussi ne manque-t-il pas de caricaturer dans son livre les positions de Mgr Marcel Lefebvre au Concile.
En note aux pages 149 et 150, le P. Wenger écrit :
« Mgr Lefebvre, ancien évêque de Tulle, supérieur général des pères du Saint-Esprit, est intervenu pour défendre l'autorité de Vatican I (...). Il ne voulut pas entendre parler de collégialité, puisqu'elle n'est pas définie. Si par miracle, « miraculose », elle était définie, il faudra dire que l'Église s'est trompée jusque là et que les Papes ont abusé de leur autorité. Entre les évêques, il ne saurait y avoir qu'une collégialité morale, de laquelle ne peuvent découler que des effets moraux, mais non des effets juridiques. Nous ne voyons pu comment Mgr Lefebvre peut concilier sa théorie avec toute l'histoire de l'Église. Comme il y eut au cours des temps, à l'occasion des Conciles des définitions nombreuses sur des points non explicitement professés jusque là, Mgr Lefebvre devrait dire également que l'Église s'était trompée, puisque jusque là elle n'avait pas proposé ces croyances comme de foi définitive. »
Le P. Wenger, en voulant ainsi caricaturer la « théorie » de Mgr Lefebvre, s'expose à s'entendre demander s'il fait seulement semblant de n'avoir rien compris, ou si vraiment il n'a pas été capable de comprendre ce qui était dit.
Malheureusement pour le P. Wenger, le public n'en est pas réduit aux « Informations » du rédacteur en chef de « La Croix » pour connaître les positions de Mgr Lefebvre : l'article qu'il a publié dans notre numéro 81 de mars 1964 est suffisamment clair.
\*\*\*
D'autre part, on retiendra l'exemple donné par le rédacteur en chef de « La Croix ».
176:85
La manière dont il parle de Mgr Lefebvre, et des « argumentations spécieuses » de Mgr Carli (p. 34), et des Cardinaux Siri et Ruffini (passim) ne saurait être un privilège unilatéral.
Ceux qui ne seraient pas d'accord avec les « théories » soutenues par le Cardinal Liénart ou Mgr Guerry trouveront dans le livre du P. Wenger des exemples de la manière polémique et satirique qu'il est donc permis d'adopter pour leur apporter une contradiction publique.
\*\*\*
Quoi qu'il en soit de l'actuelle liberté des mœurs, et des actuelles libertés de plume dont le P. Wenger donne l'exemple, d'autres pourront se demander si cette manière de malmener un certain nombre de cardinaux, d'archevêques et d'évêques, est compatible avec la fonction de rédacteur en chef de « La Croix ».
\*\*\*
**La page 47 : démarches loyales et fraternelles des observateurs russes. --** Le P. Wenger sait très bien, d'autre part -- du moins on le suppose, car s'il ne le savait pas, que saurait-il donc ? -- le P. Wenger sait très bien que parmi les observateurs soviétiques au concile, il y a de fidèles serviteurs du Parti communiste. Le P. Wenger a peut-être des raisons de n'en rien dire. Une certaine réserve diplomatique et protocolaire peut se comprendre. Mais qu'il se porte positivement garant de la « loyauté » de tous ces observateurs (p. 47), sans réserves ni exceptions, c'est passablement excessif.
Le P. Wenger a pris langue avec Mgr Nicodème (p. 98, en note). Il enregistre gravement ses déclarations (p. 296 et passim). Le P. Wenger est un de ceux qui devraient savoir la vérité et qui pourraient avertir l'Église au sujet de Mgr Nicodème. (Sur ce sujet, voir : *L'imposture Nicodème*, dans notre numéro 84 de juin 1964.)
On retiendra que le P. Wenger donne à Mgr Nicodème les signes extérieurs de respect et d'estime qu'il ne donne pas à Mgr Lefebvre.
Au moment où le même P. Wenger, dans « La Croix », fait machine arrière au sujet de « *Pax *», qu'il présente *maintenant* comme un groupement agissant « *en Pologne *» (voir ci-dessous pages 194 et suiv.), cela fait beaucoup de coïncidences aussi regrettables que convergentes.
\*\*\*
**La genèse d'une curieuse opération. --** Au demeurant le livre du P. Wenger est sans doute le moins mauvais, ou le meilleur et le plus lisible parmi les livres de sa tendance. En général sa partialité est beaucoup moins grande, ses excès sont moins fréquents, ils prennent du relief surtout en raison des fonctions de l'auteur.
Sur l'opération qui aboutit au vote « indicatif » et contesté du 30 octobre, le livre du P. Wenger apporte quelques lumières (pages 73 et suiv.) :
177:85
« ...Une brève information que le Cardinal Suenens communiqua aux Pères à 11 h. 45 (le mardi 15 octobre) : mercredi serait remis aux Pères le texte de quatre questions sur lesquelles ils seraient appelés à voter jeudi.
« Ces quatre questions seront pendant quinze jours, jusqu'au 30 octobre, jour où le vote aura enfin lieu, le grand sujet du Concile. Elles resteront, après le vote, une pomme de discorde entre les Pères (...).
« Lorsque le Cardinal Suenens annonça la nouvelle, Mgr Felici, d'ordinaire souriant et impassible, perdit son calme. Il manifesta publiquement son étonnement, car il n'avait pas été prévenu de cette procédure. Il se tourna vers le Cardinal Tisserant qui, premier du Collège des présidents, était chargé de faire respecter le règlement du Concile. Le Cardinal lui dit qu'il n'était pas davantage informé. A la manière plutôt vive dont le président et le secrétaire général discutèrent à l'issue de la séance avec les modérateurs, nous comprenions qu'un incident venait de se produire (...).
« Le règlement, même remanié, ne prévoyait aucun vote d'orientation ni une consultation de ce genre à l'initiative des modérateurs (...). Il semble bien que si le Conseil de présidence et le Secrétariat général avaient été consultés sur cette initiative, les modérateurs auraient pu en saisir l'Assemblée. Ils n'ont pas pris cette assurance et nous ne savons pas s'ils ont pris la précaution de consulter le Pape (...).
« Le mercredi 16 octobre, « L'Avvenire d'Italia », journal catholique de Bologne, que l'on dit dans les sentiments du Cardinal Lercaro, annonçait que jeudi matin les Pères allaient voter sur la collégialité, le diaconat et la mariologie. C'était la première indiscrétion sérieuse de la presse (...). Cette imprudence fut préjudiciable aux quatre questions. Mgr Felici, Secrétaire général, en aura sans doute informé le Pape qui ne pouvait qu'éprouver du déplaisir à voir divulguer par la presse l'objet des questions que les Pères ignoraient encore.
« Le malaise était évident. Certains, parmi les experts et les journalistes, suggéraient aux modérateurs de donner leur démission (...)
« Finalement, le conflit fut évoqué auprès d'une instance souveraine, formée du Conseil de présidence et de la Commission de coordination, cet organe comprenant également les quatre modérateurs.
« La réunion eut lieu le mercredi soir 23 octobre En fait, la réunion fut très pénible (...). »
Un jour on connaîtra de manière complète la genèse exacte de cette opération, que certains journaux catholiques nommèrent avec jubilation : « la Révolution d'Octobre dans l'Église ».
\*\*\*
178:85
**Ne vaudrait-il pas mieux supprimer l' « imprimatur » plutôt que de le bafouer ?** -- Il semble que la règle de l' « imprimatur » ne subsiste plus guère en France que comme une brimade pour empêcher certains auteurs de publier (ou pour faire pression sur tel auteur en vue d'obtenir la suppression du chapitre sur « Pax »...). Car d'autres auteurs se permettent tout. Le livre, du P. Wenger donne les dates successives, du « nihil obstat » (31 mars 1964), de l' « imprimi potest » (3 avril 1964) et de l' « imprimatur » (7 avril 1964).
Puis, ayant donné ces dates, l'ouvrage parle « événements survenus le 15 avril et le 17 avril 1964.
Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'un ouvrage publié par le Centurion (Bonne Presse) traite d'événements postérieurs à la date de l'imprimatur.
Tout est permis à certains privilégiés, y compris de publier ouvertement, spectaculairement, avec un imprimatur du 7 avril, un texte écrit après le 7 avril !
179:85
## DOCUMENTS
### La presse et le Congrès de Sion
*La presse suisse, et en toute première ligne les quotidiens* LE NOUVELLISTE DU RHÔNE *et la* FEUILLE D'AVIS DU VALAIS, *ont publié des pages entières de comptes rendus du Congrès de Sion. Dans cette Suisse habituée aux Congrès internationaux de toute sorte, il est significatif que le Directeur du* NOUVELLISTE DU RHÔNE *ait pu écrire :*
« *Aucun congrès, parmi tous ceux auxquels nous avons participé depuis vingt ans, ne nous a laissé une aussi forte impression de grandeur, de noblesse et d'enrichissement doctrinal.* »
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*Voici quelques extraits de la presse française.*
*De Dominique Daguet, dans* LA NATION FRANÇAISE *du* 13 *mai* 1964 :
La Cité Catholique n'est plus. Mais à la manière de ce cri du peuple à la mort du roi, il est possible de dire : la Cité Catholique n'est plus, vive la Cité Catholique... Ou plutôt vive ce qui doit la remplacer.
Le dernier congrès de la Cité Catholique avait eu lieu à Issy-les-Moulineaux, et, de l'aveu même de ses organisateurs, ce congrès avait été l'occasion « d'une rencontre internationale de personnalités et de groupements fort divers attirés par le besoin de remédier aux inconvénients de la grande dispersion dans un monde de plus en plus spécialisé et tiraillé par l'excès de la technicité moderne ».
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Ce dixième Congrès avait donc fait mûrir l'idée « d'une œuvre qui n'aurait d'autre raison d'être que d'aider à mettre en liaison ceux qui mènent le bon combat ». De cette « idée » à la réalisation, quatre ans ont passé : et voici que j'ai pu assister au Congrès de Sion, appelé par le « Nouvelliste du Rhône » « le Congrès de la primauté divine dans l'action » : et de Sion, j'ai rapporté des images très réconfortantes, et surtout des certitudes pour l'avenir.
Qu'est-ce donc qui prend en quelque sorte la succession de la Cité catholique ? Certains dans une querelle de mauvaise foi, avaient traîné dans la boue ce beau nom de « Cité Catholique » et l'on se souvient des énergiques et définitives interventions de Jean Madiran, dans « *Itinéraires* » où il démasquait les impostures progressistes, les jugements de la mauvaise foi, les attaques de la perfidie. Eh bien ! cette fois souhaitons à ces messieurs les pourfendeurs d'intégristes un beau courage pour oser faire le même travail avec « l'Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien » ([^62])
La méthode d'action demeure bien entendu la même que celle préconisée, voilà déjà seize ans, par Jean Ousset, mais les chrétiens désireux d'agir pourront le faire dans des groupements à leur échelle, qu'ils formeront eux-mêmes, sans plus devoir se référer à une organisation centrale contre laquelle l'adversaire avait évidemment plus de prise. Ils trouveront la documentation nécessaire au Club du Livre civique, documentation où puiser la manière de faire, qui leur permettra en somme d'acquérir le style pédagogique propre à cette action de « formation doctrinale », formation plus que nécessaire, formation dont l'urgence et l'importance tout à fait capitales ne peuvent être niées que par ceux qui ont intérêt à voir l'Église s'affaiblir face aux totalitarismes modernes.
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Le thème du congrès de Sion était d'ailleurs celui-ci : l'homme face au totalitarisme moderne -- « A une époque où les propagandes matérialistes et les techniques totalitaires de domination semblent submerger les libertés, civilisatrices, ne devons-nous pas tout mettre en œuvre pour apporter des réponses concrètes à l'appel de « Mater et Magistra » de « donner un accent humain et chrétien à la civilisation moderne » accent que cette civilisation réclame, implore presque pour le bien de son développement et de son existence même ».
Jean Madiran ainsi, dans une conférence que le journaliste du « Nouvelliste du Rhône » déclara « exaltante » montra le cœur même du totalitarisme de ce temps (...).
Si j'avais beaucoup de place, je donnerais le résumé de chacune de ces conférences, celle de Luc Baresta, où il mit en lumière, « les conditionnements totalitaires de l'opinion » afin de faire poser cette question très importante : comment dans le concert de ces « conditionnements » retrouver le vrai relief de la vie intellectuelle et de la vie spirituelle ? Celle de Michel Uldry, sur les libertés politiques, celle, si fine et juste, de François Saint-Pierre, où il fut affirmé que « l'économie n'est pas faite pour le profit ou le pouvoir de quelques-uns mais pour servir les hommes » et où il fut proposé des solutions à quelques problèmes particulièrement exemplaires. Il y eut, généreusement évoquée par Jean de Fabrègues, la haute figure de Bernanos, l'homme le plus antitotalitaire que l'on puisse rêver ; il y eut ce choix exposé par Henri Rambaud entre le totalitarisme et le catholicisme : on ne triomphe de l'idolâtrie qu'en instaurant le culte du vrai Dieu, et donc en pratiquant une vie chrétienne active et conquérante. Enfin, il y eut la dernière conférence qui fut celle de Jean Ousset. Il me semble qu'il est important de dire l'essentiel de son appel à ses militants et aux militants des organisations travaillant pour le même but : il faut « *former* » des hommes assez fortement pour qu'ils puissent tenir contre la pression annihilante de l'appareil totalitaire. Seule façon durable d'être efficace contre une telle puissance. Et il faut pouvoir offrir à ces hommes une méthode souple et forte à la fois : le principe peut en être énoncé de cette façon : tendre vers une action capillaire généralisée de rayonnement personnel. Tout cela implique courage, étude, persévérance.
Cette liaison que propose de faire l'Office International, cette « synchronisation » me paraît être d'une nécessité brûlante et l'idée de Jean Ousset est particulièrement exaltante : « *Aider à la formation civique selon le droit naturel et chrétien* ». Ah ! c'est peu de chose que ces mots... Et cependant, l'avenir de l'Église en dépend peut-être.
« L'Office ne se reconnaît aucune autorité sur quelque organisme que ce soit, son travail ou son action n'exigeant par eux-mêmes aucun rapport de subordination ou d'autorité.
« Organe auxiliaire distinct et indépendant, l'Office n'entend se substituer à aucun organisme.
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« Le fait d'être recommandé, par lui n'indique pas un lien de dépendance à son égard. »
Et j'ai rapporté de Sion la certitude que chaque congressiste était décidé à œuvrer plus efficacement encore que dans le passé, à supporter dans l'avenir plus d'attaques encore que dans le passé, parce que convaincu, plus que jamais, que sa cause est la meilleure, que la liberté de sa patrie et de ses compatriotes et de lui-même passe sans doute par cette action que propose Jean Ousset.
*De Luc Baresta, dans* LA FRANCE CATHOLIQUE *du 15 mai :*
Ils furent treize cents à faire le voyage de Sion, à constituer ce mémorable congrès. Qui étaient-ils ? Des catholiques de dix-huit nationalités différentes, des Français en grand nombre. Leurs fonctions sociales ? Diverses, de l'exploitant agricole au cadre d'entreprise, au syndicaliste « d'inspiration chrétienne » ; j'y ai rencontré des enseignants, des médecins, des chefs d'industrie, des prêtres, des religieux. Le congrès de qui, de quoi ? Le congrès de (prenez votre respiration) « *l'Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien* »*.*
Que voilà une dénomination peu conforme aux règles de la publicité, direz-vous. Mais c'est exprès. Jean Ousset, président, le souligna. Dénomination volontairement anti-publicitaire, et plus exactement anti-totalitaire : elle décourage d'éventuelles fixations psychologiques susceptibles de nuire aux diversités d'engagement qu'elle implique. Et le thème du Congrès était précisément « l'homme *face au totalitarisme moderne* »*.*
Confrontation nécessaire, et d'autant plus nécessaire que le totalitarisme, comme le diable, sait se faire oublier, se déguiser, mentir. Il est dans sa logique interne de s'avancer masqué.
Henri Rambaud, sur ce point, fit de très importantes remarques : la psychotechnique totalitaire conduit les gens là où ils ne veulent pas en leur laissant le sentiment d'être libres. Et un beau matin, « *nous nous réveillons chargés de chaînes* » ; mais la vraie réussite du totalitarisme, c'est que nous ne nous en plaignons même pas. Vauvenargues écrivait avec une grande clairvoyance : « *La servitude abaisse les hommes jusqu'à s'en faire aimer.* »
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Mais qu'est-ce que le totalitarisme ? Jean Madiran, pour une approche d'abord sémantique cita, comme c'est son habitude, les bons dictionnaires. Le *Robert,* ce *Littré* moderne, fait appel à Jacques Bainville qui, voici plus de trente ans, dénonçait dans le totalitarisme non seulement le règne du parti unique, mais « *l'État-dieu qui ne souffre aucune dissidence* ». Malraux vient à la rescousse avec de très utiles distinctions : pour lui, la chrétienté a été un tout sans être totalitaire ; le totalitarisme, a-t-il écrit, est né de la volonté de « *trouver une totalité sans religion* ».
Au plan sociologique, Jean Madiran porta son attention sur deux moments d'analyse, l'origine et l'aboutissement. Pour l'origine, il propose qu'on retînt la lucidité d'Augustin Cochin : en décrivant les « *sociétés de pensée* » de la révolution française il a saisi le processus totalitaire à l'état naissant.
Celui-ci s'exprime en effet par des sociétés de pensée, c'est-à-dire *des sociétés construites arbitrairement par la pensée, non selon la nature :* sociétés secrètes, obédiences maçonniques, certains partis politiques (pas tous). La participation à ces « sociétés de pensée » rend allergique aux sociétés naturelles : y disparaissent l'esprit familial, le sens corporatif, le sens national. Elles se donnent pour mission d'agir, au grand jour ou clandestinement, comme « *noyaux dirigeants* », armés de secrétariats exécutifs, dans toutes les réalités sociales. A l'aboutissement, le Parti communiste en est l'exemple achevé.
Ces caractères sociologiques étant esquissés, quelle est, demanda Jean Madiran, l'essence même du totalitarisme ?
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Dans la perspective du droit naturel et chrétien, le principe de la primauté du bien commun fait exister la partie pour le tout : aussi peut-il être appelé, selon une expression reprise par Pie XII, « principe de totalité ».
C'est un usage dévoyé de ce principe qui conduit au totalitarisme. Car la totalité propre au bien commun n'est point celle d'un corps physique. Ce sont des personnes qui la composent, ordonnées à une hiérarchie de « touts » avec des finalités inférieures ou intermédiaires et une *finalité supérieure,* qui est Dieu, suprême Bien commun. ([^63])
C'est parce que le Bien commun suprême est Dieu, que les « touts » ne doivent pas dépersonnaliser les personnes, les transformer en choses. Nous pouvons alors percevoir ici l'essence du totalitarisme : *elle est la suppression de l'ordination suprême à Dieu.* Elle est la réalité politico-sociale se donnant à elle-même comme fin suprême. Elle est un « tout » subverti et dénaturé parce que « sans religion ». *Elle est la colonisation de l'aspiration au Tout suprême par de fausses totalités*.
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Elle est donc péché. Le péché d'Adam est la révolte de la partie contre le Tout, le meurtre d'Abel celui de la partie contre la partie. Par contre la Rédemption permet la réconciliation avec le Tout, l'intégration totalisante dans la libre adhésion, la libre expérience des personnes.
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Ainsi de précieux chemins de réflexions étaient-ils ouverts Le propos qui me fut imparti ce premier jour avait pour but de dégager les conditionnements totalitaires de l'opinion, de la culture, de la vie des consciences.
Ils ne sont que trop repérables, hélas ! en U.R.S.S., en Chine, dans les démocraties populaires : l'appareil des « noyaux dirigeants » s'y livre à une lutte inexpiable *contre ce qui témoigne d'un bien supérieur à la réalité politico-sociale que ce totalitarisme absolutise*.
Et dans le monde « libre » ? Un vide relativement préservé y subit l'assaut de la « rumeur », c'est-à-dire, dans une très large acception, celui d'un nouveau milieu mental, *de caractère neutralisateur*, où se perd le sens de l'être, où se dissolvent les différences du vrai et du faux, du bien et du mal, où l'intériorité de la vie spirituelle s'exténue. N'est-ce pas aussi en ce sens que l'Occidental d'aujourd'hui est un « *bruité* » ? Il semble bien que cette indétermination ne soit pas sans se laisser assez vite déterminer en plusieurs des zones de la « rumeur ». Un totalitarisme que l'on pourrait dire *en voie*, ou *tendanciel*, ou même faussement prophétique, y trouve les circonstances favorables à sa progressive installation.
La vigilance à l'égard du totalitarisme, ce congrès sut en faire son exact et imprescriptible devoir. Fallait-il jusqu'à citer le mot de Louis Salleron affirmant que la Caisse des Dépôts et Consignations fait plus pour le marxisme que Maurice Thorez lui-même ? François Saint-Pierre ne voulut point s'en priver, montrant comment sous le signe du capitalisme libéral, un certain type d'organisation économique, en raison de sa nature même et de l'inconscience de ses promoteurs, *prépare le système totalitaire, ouvre des voies vers lui*.
Les sociétés anonymes sont sur ce chemin redoutable au terme duquel, précisément, l'État n'est que la plus grande et la pire de ces sociétés anonymes, celle qui n'a même pas à rendre éventuellement de comptes de l'État. ([^64]) Il est donc un libéralisme qui fait passer de l'individu-roi à l'individu-esclave.
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Donner aux hommes des pouvoirs abstraits *pour leur refuser les pouvoirs réels* qu'ils pourraient exercer, et leur refuser conjointement la part imprescriptible qu'ils doivent recevoir d'une *diffusion nécessaire de la propriété*, n'est-ce point concourir à cette atomisation sociale où prend forme le totalitarisme ?
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Le témoignage de Jean de Fabrègues était fort attendu : il constitua, dans ce Congrès, comme une articulation spirituelle, profondément sentie, chaleureusement applaudie. C'est de « *Bernanos devant le totalitarisme* » qu'il fut question. De Bernanos tel qu'il était.
Et qui était-il ? Un complice des orientations modernes du « mouvement de l'histoire » ? Ceux qui laissent croire cela pratiquent le détournement de succession spirituelle.
Ce que Bernanos refuse avec la plus farouche détermination, c'est d'être enfermé dans le dilemme démocratie libérale ou système totalitaire. Car la première est mère du second, précisément. C'est cette famille entière qu'il faut récuser ; c'est aussi *l'escroquerie universelle* de l'optimisme qui lui est propre, cet optimisme gorgé de confiance en l'homme, en ses seules forces. Mais qu'en est-il de l'homme, aujourd'hui ? de la liberté ? de l'amour ? La véritable espérance n'a rien à voir avec l'optimisme, elle est même le contraire, car elle s'appuie sur Dieu. Elle est un choix, elle dit nettement ce qui sauve et ce qui perd. Et dans le droit fil de ces réflexions, Jean de Fabrègues conclut sur l'alternative que Maurice Blondel définissait ainsi -- « *Être dieu sans Dieu et contre Dieu* » ou « *Être Dieu avec Lui et par Lui* » : tel est le vrai dilemme d'aujourd'hui, et c'est aussi le dilemme du monde totalitaire. ([^65])
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Ainsi le Congrès précisait-il son éclairage. Henri Rambaud y contribua fortement lorsqu'il traita de l'Église face au totalitarisme, celle-ci n'acceptant *ni sa propre absorption dans l'État* -- totalitarisme politique -- *ni l'absorption du temporel par le spirituel* -- totalitarisme clérical. Les autonomies ne doivent cependant nullement conduire ici à des séparations, ainsi que vient de le rappeler Paul VI assignant aux laïcs la tâche d'établir la communication entre « *les sources de la vie religieuse et celles de la vie profane* ».
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Mais comment réaliser cette jonction ? Par la vie de prière, de connaissance et d'action. Par l'effort pour nous réordonner nous-mêmes, pour réordonner nos enracinements et nos activités, dans quelque secteur de la vie sociale que nous soyons. *Le contre-totalitarisme ne consiste pas à opposer un autre totalitarisme à celui qui sévit déjà, mais à faire le contraire du totalitarisme*. C'est dans cette perspective que se distribuèrent, dans ce Congrès, les propos d'orientation.
Conversion de soi-même, approfondissement de la vie spirituelle, telle est la démarche initiale. Connaissance : Michel de Penfentenyo, Jean-François du Mérac et Michel Creuzet développèrent les exigences d'une connaissance doctrinale résolument nourrie de l'enseignement social de l'Église. *Il faut une étude méthodique,* adaptée, réellement efficace, dans une organisation éducative appropriée, capable, outre d'instruire, de réveiller les énergies et d'inciter à l'action.
La première action est donc, pourrait-on dire, l'action doctrinale, « *cette entreprise de restauration des intelligences et des volontés dans la trame humble et obscure de la vie nationale* »*.*
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Nous croyons pouvoir affirmer, déclara Michel de Penfentenyo «* que cette tâche est la plus urgente, la plus adéquate, et la plus efficace de celles que l'on peut entreprendre si l'on veut épargner à nos patries de sombrer dans le collectivisme totalitaire *».
Cette doctrine, en effet, n'apporte-t-elle pas, comme le montra Michel Uldry, la lumière essentielle pour notre temps, puisqu'elle tient les deux principes fondamentaux : celui de *totalité,* relatif au Bien commun, celui de *subsidiarité* qui assure le jeu des libertés pour les personnes, les communautés naturelles et les groupes divers qui, de l'individu à l'État, sont les relais de la véritable construction sociale.
Jean Ousset, tirant les conclusions du Congrès, précisa la physionomie générale de « l'Office international ». Libre regroupement, association respectueuse des diversités, cet Office se propose de susciter ou d'animer tout effort pour une renaissance temporelle dans la lumière de l'Église. Ce ne sont donc pas les procédés centralisateurs et « massifiants » inhérents à la tendance totalitaire qui seront les siens mais des fonctions de liaison, d'harmonisation, de formation.
Formation attentive « *non seulement au plan purement doctrinal, mais au plan d'une méthode d'action déterminée au moins dans ses principes de sagesse et d'efficacité les plus évidents* ». L'ordre dispersé convient en ce combat, mais il demeure un ordre, une âme, une vie profonde, une énergie mise au service des véritables fins de la vie sociale, employant les seuls et véritables moyens que celles-ci réclament.
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« *C'est chacun d'entre vous*, ajouta Jean Ousset, *qui reste maître de toute résolution plus précise, résolution qui, devant l'ampleur du péril, s'impose aujourd'hui à toute intelligence lucide, à tout cœur honnêtement épris des seuls biens qui méritent d'être aimés.* » Outre la voix des faits, une autre voix retentit pour nous y convier : la voix de Celui qui a vaincu le monde et ses tyrannies.
Comment ne pas parler ici, pour rassembler les souvenirs de ce Congrès, de jeunesse, d'enthousiasme ? Qui n'aurait été frappé par l'intensité du recueillement, dans l'unanime communion eucharistique ?
Sur les pentes valaisannes, où les carillons s'éveillaient dans la liesse printanière, des ruisseaux drus et joyeux bondissaient, arrivés de l'avenir.
*De* L'HOMME NOUVEAU *du* 17 *mai :*
L'exquise capitale du Valais Suisse a connu durant trois jours l'affluence de 1.300 congressistes qui ont animé sympathiquement ses rues et ses places, et lui ont apporté un témoignage polyvalent, riche d'un contenu de valeurs humaines et chrétiennes, et marqué singulièrement d'une piété virile, émouvante.
« L'Office International des Œuvres de Formation Civique et d'Action Doctrinale selon le droit naturel et chrétien » qui fait suite, en le renouvelant, à l'effort de la Cité Catholique, tenait son premier congrès.
Comme l'indique la longue définition qui sert de vocable au nouvel organisme, il s'agit, non d'un embrigadement, mais d'un office de liaison et de synchronisation au service de tous ceux qui se préoccupent de formation civique et d'action doctrinale, en vue de favoriser des institutions conformes au droit naturel et chrétien. Effectivement, on pouvait constater déjà un certain élargissement de la participation habituelle des congrès antérieurs de la Cité Catholique. Un certain nombre d'organismes indépendants étaient représentés. L'éventail des conférences s'était ouvert, en particulier par les interventions de Luc Baresta et de Jean de Fabrègues de la « France Catholique ».
« L'homme face au totalitarisme moderne » : tel était le thème du congrès. Le premier cours fut donné par *Jean Madiran.* Son propos fut de définir ce qui constitue essentiellement le totalitarisme moderne. La tyrannie a été de tous les temps, mais le totalitarisme est de notre temps.
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*Luc Baresta* devait illustrer l'un des moyens d'élection de l'État totalitaire : la mise en condition de l'opinion. Il décrivit en particulier ce qu'il appelle « la rumeur », cette méthode si habile pour brouiller l'histoire, pour dissoudre les faits dans l'explication, pour faire accepter finalement à l'opinion des monstruosités. Mais l'immense appareil que l'État totalitaire doit maintenir en place pour opérer ce conditionnement est une preuve de sa propre faiblesse. La vérité a une telle force par elle-même que, pour son accueil et sa défense, finit aussi par s'élever une autre rumeur, qui demain sera victorieuse.
*Michel Uldry,* un Valaisan, jeune expert en sciences économiques, mais déjà en pleine maturité, illustra dans une synthèse impressionnante le propos de Gonzalve de Reynold : « Les idées contiennent les faits en puissance. » Il montra, par l'analyse précise des faits politiques, comment du principe que « l'homme est pour l'État » découle la suppression, implacablement logique, de toutes les libertés pratiques, et ce qu'il appela le « déboisement social », destructeur des valeurs humaines, ainsi que l'hypertrophie des facultés économiques. En finale, il donna une vue des institutions de la Congrégation Helvétique, et l'auditoire recueillit la leçon d'authentique humanité qui en ressortait.
Une autre leçon de large synthèse fut due à *Henri Rambaud,* qui présenta avec clarté, et dans un équilibre parfait, les rapports de l'Église et de l'État, et l'attitude du catholicisme à assurer l'épanouissement de la liberté. La soumission du temporel au spirituel n'est pas une limite, mais un enrichissement. L'Église d'ailleurs veut la soumission libre. Si elle a la tâche d'orienter vers le Christ, elle ne veut surtout pas surprendre, par le mensonge ou la contrainte, la liberté, puisque seul un don libre plaît à Dieu. Elle est le rempart contre ce totalitarisme qui, au moment où il vous dit : Vous serez libres, vous charge de chaînes, et qui, à force de mensonges et de conditionnement, abaisse les hommes jusqu'à leur faire aimer l'esclavage. Il termina en mettant en garde contre l'emploi des méthodes totalitaires pour lutter soi-disant contre le totalitarisme. Il ne faut pas non plus exagérer le caractère communautaire, au point de dévitaliser l'action personnelle. Les bureaux ne remplaceront pas l'apôtre.
Avec les leçons magistrales, les congressistes reçurent les riches apports de nombreuses personnalités : Michel de Saint Pierre, François Saint-Pierre, Jean-François du Mérac, Michel de Penfentenyo ; ainsi que les exemples concrets d'action doctrinale apportés par de nombreuses, délégations étrangères.
Et surtout *Jean de Fabrègues* devait mettre en relief avec quelle force et quelle continuité fidèle Bernanos a dénoncé le drame de notre époque, cette gigantesque escroquerie à l'espérance que constituent trop souvent les régimes d'aujourd'hui, sous le masque de la démocratie. « On meurt tous les 20 ans pour les démocraties, mais ce n'est jamais pour la bonne ».
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En concluant le congrès, *Jean Ousset,* animateur de cette entreprise, caractérisa l'esprit qui doit présider à l'emploi du nouvel organisme. L'avenir appartient aux hommes bien formés, aux vrais personnalités, à la fois fermes et complètes. A cette occasion, Jean Ousset, mit en garde contre tout resserrement et étroitesse, il tança vigoureusement les hommes imbéciles qui font un principe de tout. « Un homme de principe, dit-il, a peu de principes ». Il n'a rien d'un « sadique » du vrai, il sait distinguer. Il n'est pas bassement conformiste. Il sait ordonner son action d'une façon à la fois ferme et douce. Il ne pense pas que, hors de son mouvement, il n'y a point de salut. Il sait reconnaître les richesses qui existent ailleurs. S'il aime l'unité, il ne pense pas qu'il faut un seul chapeau pour toutes les têtes. Il n'y a pas que l'action unitaire. Une armée n'est pas forte seulement parce qu'elle défile par quatre. Elle est beaucoup plus forte dispersée et à l'action à travers la campagne. Pie XII a mis en relief l'efficacité de l'action capillaire.
Qu'est-ce qui manque ? Quelles sont les faiblesses de l'action des chrétiens à l'heure d'aujourd'hui ? D'abord une insuffisance doctrinale, une connaissance trop superficielle de la doctrine de l'Église. Et ensuite, une insuffisance du sens de l'action, l'idée que la victoire ne dépend pas des soldats, mais seulement de l'État-major.
C'est en fonction de ces considérations que Jean Ousset appuie sur le rôle de liaison et de synchronisation, en dehors de tout embrigadement, que recherche la nouvelle formule de la Cité Catholique. Il s'agit moins de mettre des appareils en place que de créer chez beaucoup d'hommes un certain état d'esprit conforme aux impératifs du droit naturel et chrétien, avec un souci constant de faire progresser la doctrine dans les esprits.
Les congressistes ne manquèrent pas non plus d'une nourriture proprement spirituelle : l'émouvant chapelet quotidien avec les intentions formulées, récité en pleine salle de séance, et l'homélie des messes quotidiennes, magnifiques assemblées priantes et communiantes. Le Rme P. Abbé de la Trappe de Fongombault célébra pontificalement la messe de clôture.
Les observateurs de ce très beau congrès, venus parfois avec une certaine défiance, ont pu recueillir l'impression d'une ouverture et d'un climat en rapport avec le but recherché par la nouvelle formule (...).
Le Christ n'est pas seulement d'hier, il est aussi d'aujourd'hui et de demain, comme en a témoigné la ferveur des 1.300 congressistes de Sion.
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### L'affaire "Pax" en France (suite)
Nous poursuivons notre recension et notre analyse des principaux témoignages ou commentaires suscités par l'affaire « Pax » en France. A la différence des pseudo-instruments d' « information » qui ne font entendre qu'une seule voix, nous faisons une large place même aux textes qui soutiennent en cette affaire une position manifestement contraire aux faits et à la Note du Saint-Siège. Le lecteur peut ainsi prendre une vue d'ensemble de l'état actuel de l'opinion catholique française. Nous avons commencé cette recension dans notre numéro 83 de mai 1964. Dans notre numéro 84 de juin, nous avons cité et commenté l'article de Georges Hourdin du 1^er^ mai.
Voici maintenant l'incident Dubois-Dumée du 18 mai, et la suite.
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#### L'incident Dubois-Dumée 18 mai 1964
Directeur-adjoint des *Informations catholiques internationales,* J.-P. Dubois-Dumée fut empêché par des manifestants, le 18 mai, de prendre la parole dans la chaire de la basilique de Notre-Dame de Liesse, dans l'Aisne.
Sous le titre : « Manifestations scandaleuses à Notre-Dame de Liesse » parut dans *La Croix* des 19-20 mai un compte rendu dont voici le texte intégral :
Le lundi de la Pentecôte, un pèlerinage-Congrès réunissait les catholiques de l'Aisne à Notre-Dame de Liesse. Mgr Himmer, évêque de Tournai, prononça l'homélie à la messe du matin. La manifestation de l'après-midi devait se dérouler sur le podium où avait été célébré précédemment le Saint-Sacrifice.
La pluie, malheureusement, contraria les plans prévus et il fut décidé que cette manifestation se tiendrait dans la basilique. Elle commença par les invocations de la Prière des hommes à Marie et par trois dizaines de chapelet. Après quoi le R.P. Thomas, recteur du sanctuaire, annonça que M. Jean-Pierre Dubois-Dumée, co-directeur des *Informations catholiques internationales* allait donner la conférence sur le thème suivant : « Le monde attend l'Église ». C'est alors qu'une manifestation fut déclenchée à l'intérieur de la basilique par des perturbateurs bien organisés. Les cris, les sifflets, les apostrophes fusèrent de tous les coins du lieu saint. On entendait vociférer des injures à l'endroit de l'orateur.
Devant cette profanation de l'église, Mgr Himmer se leva et, après avoir essayé de parlementer avec les manifestants, il gagna la sortie en demandant aux fidèles présents de se rendre sur l'esplanade devant le podium, puisque aussi bien la pluie avait cessé.
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Et là, l'évêque de Tournai qui, en quelque sorte, représentait l'évêque de Soissons retenu à Paris par l'Assemblée plénière de l'épiscopat français, dit ce qu'il pensait de la manifestation qui venait de se dérouler dans la basilique...
« Vous avez été témoins, dit Mgr Himmer, d'un spectacle profondément lamentable qui vient d'avoir pour cadre la basilique de Notre-Dame de Liesse. L'incident a été si violent que la cérémonie n'a pu se continuer. Je ne suis pas l'évêque de ce lieu, et je n'ai pas de responsabilités ici. Toutefois, Mgr Bannwarth m'a fait la confiance de m'inviter à présider cette cérémonie et je voudrais à ce titre dire sans passion mon jugement au sujet de ce qui vient de se passer. Je n'incriminerai pas les intentions. Je continue à aimer dans la charité du Christ ceux qui ont cru devoir perturber la majesté du lieu et je dois dire que c'est la première fois que j'assiste à semblable spectacle. Ce n'est pas dans l'Église de Dieu, qui doit nous rassembler en tant que frères, que nous devons manifester les divisions qui nous séparent dans le domaine des options libres. M. Dubois-Dumée avait la confiance de Mgr Bannwarth. S'il avait estimé l'appeler à parler à la tribune de ce Congrès, c'est qu'il avait cette confiance. Ses paroles auraient certainement été aussi orthodoxes que les miennes. Ce que Notre-Seigneur demande c'est d'être présent au monde. Nous allons continuer à prier, et de tout notre cœur pour le succès du Concile. »
Un peu plus tard, le calme étant revenu, Mgr Himmer voulut redonner la parole au conférencier, mais la manifestation reprit. La gendarmerie a appréhendé quelques perturbateurs qui ont été relâchés après vérification d'identité.
Les graves paroles de l'Évêque de Tournai invitent la réflexion.
Notamment ce passage :
« *Ce n'est pas dans l'Église de Dieu, qui doit nous rassembler en tant que frères, que nous devons manifester les divisions qui nous séparent dans le domaine des options libres.* »
Si l'affaire « Pax » -- telle qu'elle est décrite dans la Note du Saint-Siège -- fait partie du « domaine des options libres » alors il y a quelque part un malentendu majeur.
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S'il s'agit véritablement d'*options libres,* on ne voit pas très bien au nom de quoi certaines d'entre elles ont maintenant le privilège de s'exprimer dans les pèlerinages et du haut de la chaire.
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La presse du 20 mai annonçait que les organisateurs avaient déposé plainte en bonne et due forme, auprès du Parquet de Laon, pour *entrave à l'exercice du culte* ([^66])*.*
Ici encore, il y a quelque part un malentendu majeur.
Les manifestants de Notre-Dame de Liesse n'avaient certainement pas compris que les discours de J.-P. Dubois-Dumée faisaient désormais partie intégrante de l'exercice d'un culte.
Ils avaient au contraire le sentiment que l'exercice du culte catholique romain se trouvait interrompu, voire troublé, par l'intervention de ce diacre supplétif et non ordonné.
L'éditorial de *La Nation française* du 20 mai déclare à ce sujet, sous le titre « Exercice du culte » :
M. Dubois-Dumée, adjoint de Georges Hourdin, exerçait donc un *culte* lundi en la basilique de Notre-Dame de Liesse, lorsqu'il fut interrompu par des pèlerins en colère, puisque plainte a été déposée pour « entrave à l'exercice du culte ».
De plus, il exerçait ce culte, par force majeure, « en raison du mauvais temps ». C'est tout surnaturel, et il n'y avait pas de quoi fouetter un ami de « Pax », ni contraindre les petits frères des campagnes à tenter une opération de police un peu rude.
Soyons sérieux, graves même, puisque, scandale des scandales, il y a eu « guerre dans l'église ». Mais, sans préjugé ni passion, à qui la faute ? Convenait-il de livrer à ce laïc très engagé la chaire destinée à la seule parole de Dieu... parce qu'il avait plu ?
Il y a eu bien des pèlerinages, ces dix dernières années, et nous n'avons jamais appris que Jean Madiran, ni Jean Ousset, ni aucun chrétien de cette famille d'esprit, eussent été invités à parler dans Fourvière ou à Notre-Dame. Ils se seraient d'ailleurs récusés à coup sûr.
194:85
Si l'on ne veut pas d'un catholicisme de bataille rangée où des « mods » et des « rockers » théologiens s'opposeront dans les sanctuaires comme les voyous anglais sur la plage de Margate, il faut *désacraliser* les Hourdin et les Dubois-Dumée. Et s'il tombe des cordes, qu'ils attendent le soleil ! Sans quoi leurs amis de « Pax » et les persécuteurs du Christ en Pologne invoqueront l'exemple pour prêcher Marx dans le sanctuaire de Czestochowa.
Sous le titre déjà cité de « Manifestation scandaleuse à Notre-Dame de Liesse » outre le compte rendu reproduit plus haut, *La Croix* datée des 19 et 20 mai publiait aussi un article de protestation du P. Wenger.
Le voici :
La campagne contre *les Informations catholiques internationales* dont les incidents de *Notre-Dame de Liesse* sont un épisode particulièrement grave, s'appuie sur le document de la hiérarchie polonaise démasquant les activités de l'organisation progressiste Pax en Pologne.
Nous avons parlé de Pax bien souvent et nous l'avons condamnée sans ménagement. Dans le document invoqué contre les *Informations catholiques internationales* les articles de *La Croix* et le nom de son rédacteur en chef sont cités comme arguments.
*Les Informations catholiques internationales,* ainsi que le rappelait le cardinal Feltin dans une lettre du 25 janvier à la revue, ont pu parler en termes favorables de Pax jadis, mais sans qu'on puisse conclure de là que la revue était en liaison constante avec Pax.
Le cardinal Wyszynski a voulu montrer le danger que représente Pax et dissiper les équivoques. C'est chose faite. *Les Informations catholiques internationales,* dans un éditorial, *l'Église polonaise et l'État communiste,* s'expliquent clairement là-dessus. Après avoir analysé la situation de l'Église en Pologne, Georges Hourdin déclare : « *Ces faits rendent impossible la situation d'un groupe comme Pax dont il nous est arrivé, autrefois, de parler ici parce qu'il est de notre métier de rendre compte de la situation de l'Église polonaise dans sa totalité, mais dont nous n'avons jamais partagé les illusions et dont nous ne sommes ni de près ni de loin les agents ou les collaborateurs... *»
195:85
Et il conclut :
« *C'est pourquoi aussi, songeant à toutes les bagarres que nous avons déjà menées contre toutes les forces d'oppression, nous sommes, nous avons toujours été, aux côtés de la hiérarchie polonaise pour la défense des libertés religieuses. *»
Nous pensions qu'une explication aussi claire aurait arrêté la campagne contre les I.C.I. Les incidents de Notre-Dame de Liesse montrent, hélas ! qu'il n'en est rien. C'est M. Jean-Pierre Dubois-Dumée qui a été, cette fois, victime d'une attitude inqualifiable. Faut-il rappeler ici que J.-P. Dubois-Dumée fait partie du Comité permanent des Congrès internationaux de l'Apostolat des laïcs, qu'il a été l'un des rares laïcs catholiques du monde à être consulté officiellement par une Commission conciliaire. Ne sont-ce pas là des titres suffisants pour parler d'un sujet comme celui que lui avait demandé de traiter l'évêque du lieu : *Le Monde attend l'Église *?
Les incidents de Notre-Dame de Liesse sont plus que regrettables, ils sont scandaleux. Ils sont un déni de la juste liberté dans l'Église, ils sont une atteinte à l'autorité religieuse elle-même.
Il y a deux anomalies manifestes, et considérables, dans cet article du P. Wenger.
**1. --** Il nous assure que « le document de la hiérarchie polonaise » démasquait « les activités de Pax EN POLOGNE ». Cela est gravement inexact, et le P. Wenger le sait très bien. Le « document » fut envoyé par le Saint-Siège aux évêques français parce qu'il démasquait les activités de Pax non seulement en Pologne, mais surtout *en France* et autour du Concile.
Et le « document » montrait que Pax n'est pas une « organisation progressiste », comme le prétend maintenant le P. Wenger, mais un instrument de l'appareil communiste.
**2. --** L'article de Georges Hourdin n'est pas du tout une « explication claire ». Il n'explique rien. Il dissimule la vérité. Dans les passages qu'en cite le P. Wenger comme dans ceux qu'il se garde de citer, Georges Hourdin continue à donner de *Pax* une image tout à fait fausse, et cela aussi, le P. Wenger le sait très bien.
196:85
Il faut donc prendre acte de ces deux anomalies, et de cet événement : La Croix et le P. Wenger donnent une entière caution à l'article de Georges Hourdin.
\*\*\*
Le P. Wenger se moque du monde en disant que Pax est « démasqué » au moment précis où lui-même LUI REMET SON MASQUE de mouvement « progressiste » ayant des « illusions » et travaillant uniquement « en Pologne ».
Cette volte-face du P. Wenger se produit alors que le texte de la Note du Saint-Siège est désormais intégralement connu.
Avec ce texte, l'article du P. Wenger est, au sujet de *Pax,* en contradiction.
\*\*\*
Qu'a donc à voir J.-P. Dubois-Dumée en tout cela ? Il est « directeur-adjoint » des *Informations catholiques internationales :* ce qui ou bien ne signifie rien, ou bien implique une part de responsabilité morale dans ce qu'imprime ce périodique.
Et à coup sûr, une part de responsabilité morale dans l'article des *Informations catholiques internationales* du 1^er^ mai : cet article a été rédigé et publié après mûre réflexion, et après connaissance de la Note du Saint-Siège.
*La Croix* et le P. Wenger auraient pu faire l'éloge personnel de J.-P. Dubois-Dumée, si tel est leur sentiment, et protester contre les incidents de Notre-Dame de Liesse, sans aller pour autant prétendre maintenant que l'activité de « Pax » est située seulement « *en Pologne* » et sans aller cautionner l'article de Georges Hourdin du 1^er^ mai.
Le P. Wenger et *La Croix* auraient pu s'élever contre les manifestations sans aller pour autant faire mine de trouver normal qu'une conférence de Dubois-Dumée fasse maintenant partie de *l'exercice du culte.*
*La Croix* et le P. Wenger ont « condamné » Pax : c'est vrai, ils l'ont « condamné », et ils nous le rappellent au moment où ils font une volte-face à son sujet, où ils se mettent à prendre la défense des I.C.I. et à leur apporter leur caution.
\*\*\*
197:85
Depuis 1962, *La Croix* est constamment en marche arrière au sujet de *Pax.* Déjà son article du 23 mars 1964, nous l'avons remarqué, était étonnamment en recul sur les faits connus ; toutefois il disait encore que les activités de *Pax* présentaient un danger « *en Pologne et hors de Pologne* »*.* A la date du 20 mai 1964, c'est désormais « *en Pologne* » seulement. Cette... évolution sur le point capital est hautement significative. Si c'est « par ordre » que *La Croix* se met maintenant à dissimuler la vérité, une aussi spectaculaire dissimulation suscite la question par ordre de qui, et pourquoi ?
Et la question subsidiaire (mais point sans précédent)
Qui donc a le droit de donner l'ordre de mentir ?
En reprenant dans l'ordre chronologique tous les articles de *La Croix* depuis février 1962, on y découvre un système d'atténuations successives. On y découvre aussi qu'en 1962 *La Croix* était en polémique ouverte contre les I.C.I. : et qu'en 1964 *La Croix* va jusqu'à cautionner intégralement, sans aucune réserve exprimée, l'attitude pourtant inchangée des I.C.I.
Les anomalies du P. Wenger\
suggèrent une question
Autrement dit : on couvre les I.C.I. quoi qu'elles fassent, on les couvre même en niant l'évidence.
Est-ce seulement pour les beaux yeux des I.C.I. ? Ou bien est-ce pour un autre motif ?
En essayant de couvrir à n'importe quel prix les I.C.I., est-ce uniquement ce périodique que *La Croix* veut couvrir ?
L'attitude de *La Croix* -- qui ne fut pourtant, elle, aucunement complice de Pax -- est stupéfiante et va certainement à l'encontre du but qu'elle vise.
Car une attitude aussi anormale demande explication et conduit à poser la question :
-- Les contacts pris, organisés, entretenus par Pax en France depuis dix ans allaient donc jusqu'où ?
198:85
Pourtant, le P. Wenger\
est au courant
Au demeurant, il n'est ni normal ni licite de protester, contre des « incidents scandaleux » quand on n'est soi-même pas libre de protester légalement, ou d'abord, contre, les scandales qui ont provoqué ces incidents.
Quand il rappelle que les articles de *La Croix* contre *Pax* sont « cités comme arguments » dans la Note du Saint-Siège, le P. Wenger ne peut avoir oublié de quel scandale, inouï ces articles de *La Croix* furent l'occasion.
La Note du Saint-Siège expose en effet en son chapitre 11 :
« *Lorsque les articles de* La Croix *furent sur le point de paraître en volume, le Censeur ecclésiastique de Paris fit savoir à l'auteur qu'il ne pouvait lui refuser l'imprimatur, n'ayant trouvé dans le texte aucune erreur doctrinale, mais qu'il espérait que l'auteur* AURAIT LE COURAGE (expressisis verbis) *de supprimer le chapitre sur* Pax. »
Quand, *maintenant,* le P. Wenger -- au lieu de se taire purement et simplement, s'il n'est pas libre de dire la vérité -- se met à « couvrir ». Georges Hourdin et à feindre que l'activité de *Pax* s'exerçait seulement « *en Pologne* » oui, c'est trop énorme, c'est trop visible, c'est trop anormal, oui, il va à l'encontre du but qu'il vise, puisqu'il suggère, ainsi la question, nous répétons :
-- Les contacts pris, organisés et entretenus par *Pax* en France depuis dix ans allaient donc jusqu'où ?
\*\*\*
C'est en 1954 que Piasecki, fondateur et chef de *Pax,* fit ce (premier ?) voyage au sujet duquel Fabrègues écrivait dans *La France catholique* du 9 novembre 1956 :
199:85
« Il y a deux ans, on nous avait amené à Paris M. Piasecki et ses semblables. Et l'on nous avait dit : *Il faut les entendre, il faut les comprendre.* »
Si l'on avait osé amener Piasecki *à Fabrègues* dès 1954, *à qui d'autre encore* l'a-t-on amené la même année, ou pendant les dix années suivantes ?
En dix années, on a le temps de faire du « travail » : dix années où l'on avait organisé et maintenu un « blackout complet » sur les avertissements circonstanciés que *La France catholique* la première, puis la revue *Itinéraires* publiaient avec toutes précisions utiles. A combien d'interlocuteurs non avertis Piasecki fut-il « amené » au cours de ces dix années ? Quelles imprudences, peut-être, furent commises à son égard, quelles compromissions furent nouées ?
Ces questions, et d'autres analogues, viennent naturellement à l'esprit quand on constate l'obstination invraisemblable qui est mise aujourd'hui à « couvrir » les I.C.I. et à prétendre contre l'évidence que les accusations portées au sujet de « Pax » en France n'ont « *aucun fondement* »*.*
Aucun fondement... C'était trop dire. *La Croix* s'est progressivement mais totalement alignée sur cet « aucun fondement ».
Il pèse lourd, cet « aucun fondement » obstinément répété. Et il en dit long...
Devant une situation aussi manifestement intolérable, Marcel Clément a pu écrire dans *L'Homme nouveau* du 17 mai :
« Les communistes entendent introduire la dialectique dans l'Église. Et, pour cela, l'introduire dans le Concile. Et pour cela, l'introduire *d'abord* dans l'Église de France. Eh bien, ça y est ! »
Et Louis Salleron, dans *Carrefour* du 27 mai, pose la question :
« Le communisme qui n'a pu entamer l'Église de Pologne va-t-il désintégrer l'Église de France ? » ([^67])
200:85
Déclarations épiscopales
L'Assemblée plénière de l'Épiscopat français était réunie à Paris au moment où avaient lieu les incidents de Notre-Dame de Liesse. Le communiqué final de l'Assemblée eut pour conclusion l'alinéa suivant :
Comment n'exprimeraient-ils pas (les évêques de France réunis en assemblée plénière) leur souffrance en face d'hommes qui s'érigent en juges et créent ainsi un climat de méfiance ? L'Église a toujours enseigné à ses fils le devoir de respecter leurs frères dans la diversité légitime de leurs opinions et demande à tous de poursuivre leur route dans l'unité de la foi et l'amour fraternel.
Toute la presse, *La Croix* en tête, affirma que cet alinéa constituait une condamnation unilatérale des seuls manifestants de Notre-Dame de Liesse.
Il semble tout de même hasardeux d'imputer une telle unilatéralité à une Assemblée plénière de l'Épiscopat ([^68]).
Le texte lui-même parle d'hommes qui « s'érigent en juges » et du « devoir de respecter la diversité légitime des opinions » : il n'apparaît pas que cela ait un rapport direct avec l'affaire *Pax*. Car exprimer une protestation n'est pas s'ériger en juge ; et les questions soulevées par l'affaire *Pax* en France ne paraissent aucunement se situer dans la sphère de « la diversité légitime des opinions ».
(Et si empêcher Dubois-Dumée de parler en chaire était une atteinte à *la diversité légitime des opinions*, le corollaire immédiat en serait que la « diversité légitime des opinions » a normalement le droit de s'exprimer en chaire, et qu'en d'autres occasions ce sont Fabrègues, Salleron, Ousset, Thibon, etc., qui seront invités à prêcher du haut de la chaire sacrée ou au cours des pèlerinages. Jusqu'à preuve du contraire, nous pensons que ce n'est pas du tout cela qu'a voulu dire le communiqué.)
\*\*\*
201:85
Quelques jours plus tard, l'évêque de Soissons publiait une déclaration (*La Croix* des 24 et 25 mai) :
Les incidents survenus à Liesse, lors du pèlerinage du lundi de Pentecôte, ont jeté bien des personnes dans la confusion.
Ils montrent à quel point un esprit partisan peut aveugler des hommes, même inspirés par des motifs religieux.
Aussi :
1° Nous dénonçons vivement les procédés employés par les manifestants. S'il est légitime pour les catholiques d'avoir des options politiques différentes, ce n'est pas dans une église qu'il y a lieu de faire état de ces divergences. Il est inadmissible que l'on perturbe une assemblée à caractère religieux pour manifester sa désapprobation à l'égard d'une personne. D'autant plus que les accusations lancées par les perturbateurs contre M. Dubois-Dumée l'ont été sans aucune preuve et sont sans fondement. M. Dubois-Dumée fait partie du Comité permanent des Congrès internationaux de l'apostolat des laïcs ; il a été l'un des rares catholiques du monde à être consulté officiellement par une Commission conciliaire. Il avait toute ma confiance pour parler du Concile.
2° Nous dénonçons également les accusations mensongères que les perturbateurs ont propagées lors de leur manifestation.
En effet, l'Église, hier comme aujourd'hui, condamne le matérialisme *théorique* du marxisme parce qu'il refuse Dieu et son plan d'amour sur les hommes, parce qu'il persécute les chrétiens et ne respecte pas certains droits fondamentaux de la personne humaine.
L'Église condamne avec autant de vigueur le matérialisme *pratique*. Ce matérialisme pratique s'appelle : « Primat de l'argent, de la jouissance effrénée, recherche du profit avant le souci de la personne humaine, en un mot une vie où Dieu n'a aucune place, où l'Évangile n'inspire pas le comportement quotidien des personnes. »
202:85
Face au marxisme, l'Église par sa doctrine sociale, manifeste son souci de « veiller sur la vie des individus et des peuples dont elle a toujours respecté et protégé avec soin la dignité » (Jean XXIII). Elle appelle tous les hommes à s'unir et à travailler pour construire un monde plus juste et plus fraternel.
Dans le renouveau actuel du Concile, l'Église ne vise qu'une seule chose : se disposer à annoncer à tous les hommes, avec plus de vérité, le salut apporté par Jésus-Christ.
Tous les évêques français sont profondément unis au Pape. Sous son autorité, ils veulent travailler avec lui à servir l'Église pour que celle-ci accomplisse sa mission dans le monde.
Cette déclaration est nette et explicite.
Les points suivants retiennent particulièrement l'attention :
1. -- Les manifestations de Notre-Dame de Liesse ont pour cause des divergences dans les « options politiques ».
2. -- Les accusations lancées contre Dubois-Dumée sont « sans aucune preuve » et « sans fondement ».
3. -- L'Église condamne « le matérialisme théorique du marxisme » et elle condamne avec autant de vigueur le « matérialisme pratique ». La déclaration donne du « matérialisme pratique » une description qui n'englobe pas le communisme.
4. -- Dubois-Dumée avait « toute la confiance » de l'évêque du lieu « pour parler du Concile ».
Une telle déclaration épiscopale apporte certainement une vive lumière sur la situation réelle. Elle prend la valeur d'un point de repère exceptionnel, et hautement autorisé, quant à l'état actuel des choses et des pensées.
203:85
Dans les I.C.I. du 1^er^ juin
En seconde page de leur numéro du 1^er^ juin (paru dans les derniers jours de mai), les *Informations catholiques internationales*, sous le titre : « La campagne contre les I.C.I. » publiaient ce commentaire :
Des incidents se sont déroutés le 18 mai au cours des manifestations religieuses...
(la conférence de J.-P. Dubois-Dumée était donc bien une manifestation religieuse...)
...au cours des manifestations religieuses du pèlerinage annuel à Notre-Dame de Liesse (Aisne). M. J.-P. Dubois-Dumée, directeur-adjoint des I.C.I. avait été invité par l'évêque de Soissons à parler du Concile (sur le thème : « Le monde attend l'Église ») comme il l'avait fait déjà il y a deux ans à la même occasion. La conférence, qui devait avoir lieu sur l'esplanade, fut transférée dans la basilique, à cause de la pluie. Mais l'orateur ne put prendre la parole. Il fut immédiatement accueilli par des cris, des coups de sifflets à roulette et le micro fut arraché. Une extrême confusion s'en suivit. Tout cela en présence de Mgr Himmer, évêque de Tournai, qui présidait.
Les manifestants, venus surtout de Paris, étaient au nombre de 50 à 100, organisés en commando. Ils appartenaient pour la plupart au mouvement *Fatima-France* de M. l'abbé Boyer (...).
Il y a lieu de remarquer que cette manifestation fait suite à celle qui fut organisée à Paris, le 26 février dernier, dans la crypte de Notre-Dame de Grâce, contre M. Hourdin.
Elle s'appuie sur une campagne contre les I.C.I., menée par plusieurs journaux politiques, par la revue catholique *Itinéraires* et par divers bulletins (en particulier *Défense du Foyer*) où les I.C.I. sont accusées de collusion avec le mouvement catholique polonais Pax, allié du Parti communiste polonais.
En ce qui concerne la revue *Itinéraires*, ce n'est pas cela du tout. La revue *Itinéraires* n'accuse pas les I.C.I. de « collusion » avec un « *mouvement catholique polonais* ». La revue *Itinéraires* nie très clairement qu'il s'agisse d'un « Mouvement catholique polonais » et elle nie qu'il soit un « *allié* » du Parti communiste. « Pax » n'est pas un « mouvement catholique polonais ; « Pax » n'est pas un « allié » du Parti communiste.
204:85
« Pax » est une officine *communiste*, agissant non dans une « alliance » mais *par ordre* des fonctionnaires et des policiers du Parti ; et agissant *hors de Pologne*, notamment en France. La revue *Itinéraires* accuse les I.C.I. de fausse information et très précisément de MENSONGE chaque fois que les I.C.I. présentent « Pax » comme un « Mouvement catholique polonais ».
Ce que dit très clairement la revue *Itinéraires*, c'est que les I.C.I. ont publié sur « Pax » des informations fausses et ont toujours refusé de les rectifier.
Les I.C.I. ne peuvent pas ne pas avoir très bien compris de quoi il s'agit. Mais systématiquement elles feignent qu'il s'agirait d'autre chose.
Les I.C.I. savent très bien que la revue *Itinéraires* ne leur demande rien, sauf de publier sur « Pax » des informations exactes ; et notamment de publier le fameux passage du discours de Piasecki qu'elles ont retranché de la reproduction qu'elles en ont donnée : le passage sur l'aide théorique et pratique de « Pax » à des mouvements chrétiens d'Europe occidentale...
\*\*\*
Il est simplement ridicule, de la part des I.C.I., de prétendre que la revue *Itinéraires* mène une campagne contre elles, -- Ridicule, ou bien cyniquement commode et habile, pour se poser en victimes ?
La revue *Itinéraires* a offert aux I.C.I. une porte de sortie parfaitement honorable, tout le contraire d'une capitulation. La revue *Itinéraires* a dit aux I.C.I. : -- Publiez donc des informations exactes et suffisantes sur « Pax » ; publiez le texte littéral ou la substance informative de la Note du Saint-Siège ; publiez l'alinéa du discours de Piasecki sur « l'aide théorique et pratique » qu'il apporte à certains mouvements chrétiens d'Europe occidentale. Demander à un périodique d' « informations » de publier des informations exactes et contrôlées, ce n'est rien lui demander de déshonorant, d'humiliant ni d'impossible. L'affaire « Pax » en France, *pour ce qui concerne les I.C.I.*, sera close à nos yeux à partir du moment où les I.C.I. auront publié ces informations. On ne saurait être plus pacifique et plus accommodant que nous ne le sommes.
205:85
Nous avons écrit et nous répétons :
Que les I.C.I. réparent leurs erreurs de fait et leurs omissions : cela relève de la déontologie la plus ordinaire du journalisme. La Note du Saint-Siège est un fait : en en reproduisant le texte littéral, ou en en publiant intégralement la substance informative, les I.C.I. pourraient -- et seulement ainsi -- sortir de l'impasse où elles se trouvent. José de Broucker n'en continuera sans doute pas moins à penser que Piasecki est un beau ténébreux qui a mis sur pied *l'entreprise la plus dangereuse pour le communisme*. Mais il aura enfin fait connaître à son public les jugements autorisés, et surtout les faits, qui accablent Piasecki.
C'est cela que refusent les I.C.I. : elles croient s'en tirer en mobilisant des gendarmes pour imposer leurs orateurs dans les églises et en mobilisant des évêques pour couvrir leur refus. On verra bien ce que vaut à l'usage un tel calcul.
\*\*\*
Mais selon *L'Écho,* quotidien catholique de Lyon, numéro du 1^er^ juin, aux « Journées des I.C.I. » (dont il sera question plus loin), Georges Hourdin a déclaré ORALEMENT :
J'ai souligné l'absence de liens entre les I.C.I. et le groupement *Pax* (organe de l'appareil policier communiste de Pologne dont M. de Broucker avait parlé dans son enquête).
José de Broucker en avait parlé, comme on peut le voir aux pages 69 à 77 de son livre, pour *nier* que ce soit un organe de l'appareil policier et pour le présenter *au contraire* comme « la tentative la plus audacieuse et la plus dangereuse pour tenter d'obtenir, de l'intérieur et par l'action politique, une dissociation de l'athéisme et du socialisme ».
Qu'aujourd'hui Georges Hourdin reconnaisse ORALEMENT que « Pax » est un *organe de l'appareil policier communiste* est un premier pas. Cela n'a encore jamais paru dans les I.C.I., qui ont toujours dit le contraire, y compris dans l'éditorial de Georges Hourdin du 1^er^ mai 1964. Les lecteurs des I.C.I. -- à l'exception de ceux qui étaient à Lyon -- l'ignorent toujours.
206:85
Et Georges Hourdin prétend toujours que les I.C.I. avaient publié « une analyse détaillée et saine, qui fut mal comprise », à laquelle il n'y a rien à ajouter, rien a retrancher, et qui n'appelle aucune rectification.
De plus, Georges Hourdin, sachant que « Pax » est un *organe de l'appareil policier communiste*, avait OMIS D'EN AVERTIR LE CARDINAL FELTIN. Ce qui fait que dans la lettre du Cardinal Feltin écrite le 25 janvier 1964 aux I.C.I. sur leur demande, et publiée dans les I.C.I. du 15 mars 1964, « Pax » est présenté comme « *le mouvement qui représente, en Pologne, les éléments progressistes* ». Georges Hourdin a ainsi obtenu un certain nombre de lettres publiques et privées d'évêques français qui parlent de « Pax » comme d'un « mouvement progressiste » ; aucune de ces lettres ne désigne « Pax » pour ce qu'il est : *un organe de l'appareil policier communiste*. Ce que Georges Hourdin a reconnu ORALEMENT à Lyon le 31 mai, il ne l'avait auparavant révélé à aucun des évêques français dont il demandait la caution ; il leur avait dissimulé la vérité : et il avait pu le faire, puisqu'il s'agissait d'évêques qui ne cachent pas qu'ils ont « toute confiance » en Georges Hourdin. Il est même probable que Georges Hourdin avait dissimulé aux évêques LE POINT PRÉCIS sur lequel portait ce qu'il appelle « la campagne » contre les I.C.I. : à savoir que les I.C.I. avaient présenté comme un « mouvement progressiste » ayant des « illusions » ce qui est en réalité un organe de l'appareil communiste ([^69]).
En tous cas la précision ORALE donnée par Georges Hourdin à Lyon apporte la preuve *qu'il a compris et qu'il sait* ce qui est en question et ce qu'il refuse d'écrire dans les I.C.I. ; il a parfaitement compris et il sait très bien que « Pax » n'est point, comme il l'écrivait encore le 1^er^ mai 1964, un mouvement qui a des « illusions » et qui veut « rapprocher l'Église et le Parti communiste » : il a compris et il sait très bien que « Pax » -- est un *organe de l'appareil policier communiste*.
207:85
Ce n'est que le premier point ; mais c'est un premier point.
Le second point sera de préciser que cet organe de l'appareil communiste travaille non pas seulement « en Pologne » mais hors de Pologne, dans les milieux catholiques, en France *en direction du Concile*.
\*\*\*
Le commentaire des I.C.I. en date du 1^er^ juin continue :
De cette prétendue collusion ont déjà fait justice une lettre du Cardinal Feltin publiée dans les I.C.I. du 15 mars 1964 et un éditorial de M. Hourdin (numéro du 1^er^ mai 1964). Il suffit d'ailleurs de lire les I.C.I. pour constater la place que cette revue a accordée aux souffrances de l'Église catholique en Pologne.
A la suite des incidents, l'Assemblée plénière des évêques français a publié une déclaration que nous publions par ailleurs. *La Croix,* sous la signature de son rédacteur en chef, le R.P. Wenger, a dénoncé les méthodes employées. Mgr Bannwarth, évêque de Soissons, dont dépend Notre-Dame de Liesse, a publié une mise au point qui stigmatise les manœuvres de division des perturbateurs...
En page 6 du même, numéro des I.C.I., on trouve la précision suivante au sujet de la déclaration de l'Assemblée plénière de l'Épiscopat :
Après avoir donné lecture de ce document aux journalistes, le chanoine Haubtmann, directeur du Secrétariat national à l'information religieuse, a précisé que le dernier paragraphe visait expressément ceux qui ont participé aux manifestations contre le directeur-adjoint des I.C.I. au cours du pèlerinage à Notre-Dame de Liesse.
Le dernier paragraphe ne visait donc, selon cette précision autorisée, aucun autre de ceux qui « s'érigent en juges » ; il ne visait pas ceux qui « s'érigent en juges » du Pape, de la Curie romaine, de l'Église ; ni ceux qui « s'érigent en juges » en lançant contre des catholiques nommément désignés l'anathème : « Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes. »
Tous ceux-là, et quelques autres analogues, ont donc, eux, le droit de « s'ériger en juges ».
Dont acte.
208:85
#### La lettre du Cardinal Wyszynski à Georges Hourdin
C'est le samedi 30 mai, et par *Le Monde* (numéro daté des 31 mai et 1^er^ juin) que le public apprit l'existence d'une lettre du Cardinal Wyszynski à Georges Hourdin.
*Le Monde* n'a pas hésité à mettre en jeu sa réputation en lançant une fausse nouvelle :
« *Le Cardinal Wyszynski approuve la position de M. Hourdin à propos de Pax*. »
Sous ce titre, *Le Monde* imprimait cet admirable préambule :
Les Informations catholiques internationales (I.C.I.) communiquent le texte d'une lettre adressée à leur directeur, M. Georges Hourdin, par le Cardinal Wyszynski, archevêque de Varsovie, à propos des polémiques suscitées par un article interprété comme favorable au mouvement progressiste Pax.
Il est utile de remarquer l'art incomparable avec lequel *Le Monde* accumule en une seule phrase, d'apparence objective, une cascade de contre-vérités conscientes, pesées, calculées :
1. -- La lettre du Cardinal Wyszynski n'est pas « à propos des polémiques suscitées... » : elle n'en dit pas un mot.
2. -- Ce n'est pas « *un* » article des I.C.I., mais une série d'articles, d'informations, d'actions, et *un livre* entier, qui sont en cause.
209:85
3. -- Ce n'est pas un article « *interprété comme* » favorable à « Pax » : il ne s'agit pas d'un malentendu, il ne s'agit pas d'interprétations, il s'agit d'informations fausses que les I.C.I. n'ont jamais rectifiées.
4. -- Ce n'est pas un ou plusieurs articles des I.C.I. qui ont suscité des polémiques en 1964, mais une Note de la Secrétairerie d'État, transmettant à l'épiscopat français un rapport dont l'auteur était le Cardinal Wyszynski. Ce qui a très précisément suscité des polémiques, c'est que cette Note du Saint-Siège, divulguée en janvier 1964 ait été considérée en France comme sans valeur, sans portée, sans existence.
5. -- Ce n'est pas le « mouvement catholique progressiste » *Pax* qui est en question : *Pax* n'est pas un « mouvement catholique progressiste » et toute la question consiste précisément en la révélation qu'il n'est pas un « mouvement catholique progressiste » mais une entreprise de noyautage et d'intoxication aux ordres des fonctionnaires et des policiers du Parti communiste.
6. -- La lettre du Cardinal Wyszynski, ni dans les passages qu'en citait *Le Monde,* ni dans ceux qu'il ne citait pas, ne disait un seul mot ni de « Pax » ni de la position de Georges Hourdin à propos de « Pax ».
\*\*\*
Ce n'est pas tout ; car en outre :
a\) *Le Monde* ne publiait qu'une partie de la lettre ;
b\) *Le Monde* présentait la lettre du Cardinal comme écrite spontanément à Georges Hourdin, tout en sachant très bien (par le texte même de la lettre) qu'il n'en était pas ainsi.
c\) *Le Monde* omettait de mentionner que le Cardinal Wyszynski avait refusé de recevoir Georges Hourdin.
\*\*\*
Mais « l'événement » le faux événement, était créé, la fausse nouvelle était mise en circulation : « *Le Cardinal Wyszynski approuve la position de M. Hourdin à propos de Pax*. »
210:85
Pour une grande partie du public le plus sérieux, cette fausse nouvelle devenait la vérité. Car *Le Monde* est souvent digne de confiance (surtout par comparaison avec les autres quotidiens) par l'ampleur et la sûreté de ses informations. Cette confiance, *Le Monde* en abuse QUELQUEFOIS seulement, en jouant sur sa réputation et sur son apparence d'objectivité. Mais pourquoi en abuserait-il en cette affaire ? demanderont ses lecteurs, qui ont oublié, ou n'ont jamais su, que le directeur du *Monde* a partie liée avec Georges Hourdin. Beuve-Méry est lié à Georges Hourdin par des contacts réguliers dans le cadre d'une même action *religieuse* concertée ([^70]). Beuve-Méry fut co-fondateur et co-directeur des I.C.I. sous leur nom premier d'*Actualité religieuse dans le monde.* Alors *Le Monde* va jusqu'à risquer sa réputation et jusqu'à lancer une fausse nouvelle, quand il s'agit de défendre les I.C.I. et Georges Hourdin.
La lettre du Cardinal
Le 29 mai, par le canal de l'A.F.P. (Agence France-Presse) les I.C.I. ont rendu publique la lettre suivante du Cardinal Wyszynski, datée du 15 mai et adressée à Georges Hourdin :
> Cher Monsieur,
En arrivant à Rome, j'ai trouvé votre lettre du 30 avril ainsi que le numéro du 1^er^ mai des *Informations catholiques internationales,* avec votre éditorial et de larges extraits de la lettre des évêques polonais à leurs frères prêtres. J'ai beaucoup apprécié cette preuve de compréhension et de bonne volonté, et je vous en remercie vivement.
Je suis heureux que vous compreniez que l'Église s'incarne différemment dans différentes nations, tout en leur désignant le même but : la maison du Père qui est au Ciel. En Pologne, nous devons faire face à une idéologie inhumaine, parce qu'athée, agressive et militante. C'est donc à travers une épreuve de force combien inégale sur le plan naturel, mais riche en espérance sur le plan de la grâce, que le peuple polonais approche du premier millénaire de son christianisme. précédé de cet examen de conscience collectif qu'est la grande neuvaine prêchée par l'Église de 1957 à 1966.
211:85
Dans leur situation difficile, les catholiques polonais attendent des catholiques français d'être soutenus dans leur « combat pour Dieu », ne fût-ce que par le témoignage rendu à la Vérité. Combien sur ce point votre mission, pleinement réalisée, est belle, mais aussi, il faut bien le reconnaître, quels douloureux retentissements suscitent dans les cœurs de ceux qui ne peuvent ni répondre ni se défendre les informations inexactes, voire nocives pour l'Église, diffusées par la presse du monde libre !
Le minimum que nous attendons des catholiques de l'Occident c'est de ne pas « peser sur notre croix ». Non est addenda afflictio afflictis, dit saint Thomas d'Aquin.
La brièveté de mon séjour à Rome m'oblige, hélas, à réduire au minimum les rencontres personnelles. Veuillez m'en excuser.
De tout cœur je recommande votre apostolat à Dieu par l'intercession de Notre-Dame.
Veuillez agréer, cher Monsieur, l'expression de mes sentiments les meilleurs in Christo Domino.
On ne connaît rien de la lettre à laquelle répondait ainsi le Cardinal. Tant que l'on ne connaîtra pas la lettre de Georges Hourdin, la réponse restera difficile à interpréter. On peut légitimement se demander ce qu'a bien pu inventer cette fois Georges Hourdin pour tenter de séduire la confiance du Cardinal Wyszynski. Dans toute cette affaire, on a vu Georges Hourdin écrire publiquement, avec une audace extrême, des contre-vérités manifestes (comme celle-ci, dans son article du 1^er^ mai : « Nous n'avons jamais partagé les illusions de Pax »). A plus forte raison, dans une lettre privée, Georges Hourdin a pu avancer n'importe quoi. A-t-il protesté de ses sentiments anti-communistes ? A-t-il promis -- métaphoriquement -- la tête de son rédacteur en chef José de Broucker qui était, on l'oublie trop, le principal coupable, et le seul à être personnellement mis en cause dans la Note du Saint-Siège ? A-t-il imaginé d'habiles équivoques, dans la veine de celles de son article du 1^er^ mai 1964 ? A-t-il juré de s'amender ? ou de ne plus parler de « Pax » ? On ne le sait pas.
\*\*\*
212:85
En tout cas, la lettre du Cardinal Wyszynski, comme on le voit, ne contient pas un seul mot au sujet de « Pax ».
Il est donc clair que *Le Monde* a lancé une fausse nouvelle en affirmant : « *Le Cardinal Wyszynski approuve la position de M. Hourdin à propos de Pax.* »
Pour le reste, l'avenir dira un jour si l'utilisation de cette lettre, par la direction des I.C.I., comme une approbation, était conforme à la vérité.
Le Cardinal Wyszynski dit que les catholiques polonais « ne peuvent ni répondre ni se défendre ». La Note du Saint-Siège parlait du « silence forcé des évêques, prêtres et laïcs polonais ». De fait, la lettre du Cardinal ne dit rien de « Pax ».
Ceux qui en concluent et qui font croire que cette lettre « *approuve la position de M. Hourdin à propos de Pax* » ont pris leurs responsabilités.
\*\*\*
Quant à l'allusion du Cardinal aux « *informations inexactes voire nocives pour l'Église, diffusées par la presse du monde libre* », Georges Hourdin l'entendra comme il voudra.
Et quant au fait que le Cardinal écrive à Georges Hourdin : « *Le minimum que nous attendons des catholiques de l'Occident, c'est, de ne pas peser sur notre croix* » cela aussi Georges Hourdin l'entendra comme il voudra.
On sait déjà, d'ailleurs, comment il l'entend : comme une approbation triomphale.
Georges Hourdin a dit, répété, maintenu que « Pax » est un « mouvement catholique polonais » qui travaille uniquement « en Pologne » qui a des « illusions », qui veut « rapprocher l'Église et le Parti communiste » et qui est, le pauvre, dans une « situation impossible ».
En apparence, mais c'est l'apparence qui compte pour les lecteurs de journaux, Georges Hourdin a réussi à faire avaliser ces « informations » sur « Pax » par le Cardinal Wyszynski : « *Le Cardinal Wyszynski approuve la position de M. Hourdin à propos de Pax* »*.*
213:85
On voit par là quelles formidables opérations peuvent mener à bien, grâce aux « techniques modernes d'information », les spécialistes de l' « action sur l'opinion » et de l' « apostolat de l'opinion publique ».
Les journées des I.C.I.\
à Lyon (30 et 31 mai)
Ce fut l'apothéose.
Il y avait, selon *La Croix* du 2 juin, « environ 1.500 participants, dont une moitié de prêtres, religieux et religieuses ». « La présence continue de Mgr Ancel, la présence dimanche du Cardinal Gerlier et de Mgr Villot, archevêque-coadjuteur de Lyon, furent grandement appréciées par les congressistes. En ouvrant les journées, M. Hourdin fit état d'une lettre du Cardinal Wyszynski. ». Concernant cette lettre, *La Croix* précise qu'il s'agit d'une « *lettre personnelle et privée* »*.* Elle donne aussi le texte d'un télégramme du Cardinal Cicognani apportant la bénédiction du Saint-Père : « Sa Sainteté agréant paternellement filial message direction rédaction *Informations catholiques internationales* occasion journées étude sur Église des pauvres dans esprit Concile, remercie tout cœur sentiments exprimés et envoie volontiers, dans confiance constante fidélité Église Souverain Pontife, et gage abondantes grâces, sur rencontre lyonnaise particulière bénédiction apostolique. »
Ainsi que le précise encore *La Croix :* « Alors que l'on avait craint que des perturbateurs, comme ceux qui opérèrent à Notre-Dame de Liesse le 18 mai, ne gênent le déroulement de ces journées, tout s'est pratiquement passé dans le calme, à part l'expulsion dimanche matin de quelques fanatiques d'Action-Fatima. »
Georges Hourdin aurait donc eu bien tort de se croire obligé par quoi que ce soit à dire la vérité sur « Pax ». Il a maintenu ses affirmations mensongères selon lesquelles « Pax » est un groupement ayant des « illusions » et travaillant uniquement « en Pologne ». Il a couvert l'entreprise de noyautage et d'intoxication s'exerçant en France et autour du Concile. Il a choisi ce qui est sans doute à ses yeux le meilleur parti et la meilleure part.
214:85
Oui, apothéose encore mieux orchestrée dans *Le Monde :* « Pour bien marquer publiquement de quel côté la hiérarchie catholique se trouve, le Cardinal Gerlier avait demandé à Mgr Ancel, évêque auxiliaire de Lyon, de le représenter à la totalité des journées d'études. Lui-même et son coadjuteur, Mgr Villot, ont participé au déjeuner de dimanche et assisté à la dernière séance de l'après-midi... »
*Pour bien marquer publiquement de quel côté la hiérarchie catholique se trouve...* La formule est d'Henri Fesquet. Elle frise la provocation, mais parachève l'apothéose. La hiérarchie catholique, PUBLIQUEMENT, a voulu BIEN MARQUER qu'elle se trouve D'UN CÔTÉ. Georges Hourdin, selon le même Henri Fesquet, a profité largement de sa victoire pour déclarer : « *Le Cardinal Wyszynski a été trompé.* » Mgr Ancel a déclaré que les travaux des I.C.I. « se trouvent en harmonie profonde avec ceux de Vatican II ». Henri Fesquet explique que les I.C.I. ont « l'appui du Saint-Siège s'ajoutant à celui de l'épiscopat français ».
Nouvel incident\
Dubois-Dumée
Malgré l'apothéose, J.-P. Dubois-Dumée connaissait de nouveaux déboires le lendemain soir 1^er^ juin à Paris. Selon *le Figaro :*
Une violente manifestation a marqué hier soir la réunion organisée à la salle Pleyel...). Après une première partie consacrée à des chants (...) le P. Chéry parla du Concile, précédant M. Dubois-Dumée, des *Informations catholiques internationales*. A ce moment des spectateurs couvrirent par leurs cris les paroles de l'orateur qui tentait de commenter les principaux événements de l'actualité religieuse.
A la sortie de la salle, près de laquelle stationnaient des cars de police, quelques personnes furent conduites au poste de police pour vérification d'identité.
215:85
Selon *Le Monde,* Dubois-Dumée, « flegmatique, donna lecture de son exposé, mais sans qu'il soit possible d'en entendre plus que de très brefs fragments ». *Le Monde* a renoncé (sans s'expliquer sur ce changement) à attribuer ces manifestations à « des Polonais » et les attribue maintenant au groupe « Action-Fatima ».
Selon les témoins que nous avons interrogés, les manifestations furent efficaces mais nullement « violentes ». Ce fut un chahut bon enfant et plein de bonne humeur. Les prêtres entourant Dubois-Dumée n'ayant pas, cette fois, fait appel au « bras temporel » des policiers, gendarmes et C.R.S., il n'y eut pas de coups échangés.
*La Croix* du 3 juin « s'érige en juge » et déclare :
Il s'agit toujours de la même campagne menée contre les *Informations catholiques internationales.* Nous devons dire que les fauteurs de cette campagne emploient des procédés indignes de chrétiens et commettent une injustice grave.
Les indignations de *La Croix* sont, comme on le sait, à sens unique. Elle ne s'était aucunement élevée, par exemple, contre l'odieuse campagne de mensonges menée contre *La Cité catholique.* Elle y avait même pris part. Elle s'était alors attiré cette remontrance de l'Archevêque-évêque de Tulle : « *Le journal considéré, à tort ou à raison, comme le porte-parole de l'Église de Fronce, se permet d'ouvrir largement ses colonnes à cette odieuse campagne.* » (Voir *Itinéraires,* numéro 62 d'avril 1962, pages 224 et suiv.) C'est pourquoi l'autorité morale de *La Croix* en semblable matière n'est ni intacte, ni indiscutable.
De toutes façons,\
l'alerte est donnée
Malgré l'apothéose des I.C.I., ou plutôt à travers cette apothéose même, tout ce remuement aura eu pour résultat, comme le remarque Louis Salleron dans *Carrefour* du 3 juin, de « faire connaître le mouvement communiste Pax » et plus généralement de mettre en lumière « comment le communisme conditionne les catholiques français en vue de la démocratie populaire ».
Dans cet article, Louis Salleron prend une vue d'ensemble de l'action communiste et du rôle joué par le progressisme chrétien :
216:85
Cette tactique (communiste) est simple. Elle consiste à *diviser par l'intérieur.* Diviser, de quelle manière ? En proposant inlassablement des modalités d'accord élémentaires, soit pour une action apparemment louable autour d'un thème très vague et très général, soit contre quelque injustice réelle ou supposée (...).
Par exemple, une action pour la paix, pour la liberté, pour la décolonisation, -- ou contre la guerre, contre la bombe atomique, contre le capitalisme.
Un jour ou l'autre, les communistes arrivent à obtenir un meeting commun, la signature en commun d'un manifeste. Le pli est pris. On devient camarades de route. La division est créée chez l'adversaire (...).
Le progressisme chrétien s'est peu à peu constitué dans la forme souhaitée par le communisme.
Au début, il ne rassemblait qu'une infime fraction de catholiques déclarant ouvertement leur adhésion de cœur et d'esprit au communisme.
C'était trop. Ce progressisme *risquait de mettre les évêques en éveil.* Aujourd'hui, le progressisme chrétien tient à se distinguer du communisme. Pour un peu, il dirait que le communisme n'existe plus, divisé qu'il est entre l'U.R.S.S. et la Chine. Le progressisme en tire un complexe de supériorité qui lui permet de prendre sur tous les grands problèmes des positions analogues ou identiques à celles du Parti communiste. On peut dire le plus simplement du monde, et le plus exactement, qu'il est *contre* toutes les structures du monde occidental considérées comme incarnant « le passé » et *pour* tous les mouvements révolutionnaires, considérés comme incarnant « l'avenir ».
Le progressisme chrétien a bonne conscience à la fois parce qu'il se veut non communiste et parce qu'il se sent dans la même ligne générale d'action concrète que le communisme. C'est pourquoi il est un des ferments les plus puissants de dissolution le la société occidentale, très conscient et très fier de l'être, convaincu qu'il est par ailleurs que le christianisme ne trouvera de chances de renouvellement et d'expression que dans une mutation totale de la réalité sociale (...).
217:85
Ce millénarisme d'un nouveau genre que constitue le progressisme chrétien se nourrit, dans tous les domaines, de tout ce qui peut annoncer les lendemains qui chantent, depuis la poésie de Teilhard de Chardin jusqu'aux réformes vestimentaires du clergé, en passant par la suppression des écoles libres et des processions de la Fête-Dieu...
Le dossier saisissant\
de « La France catholique »
Le 5 juin, La *France catholique* -- qui eut le mérite de dénoncer dès 1956 l'action de « Pax » en France -- publiait sur deux pages plusieurs documents. Le grand public connaissant désormais « l'existence d'un problème concernant les efforts de l'organisation communiste polonaise Pax pour influencer des milieux catholiques ». La *France catholique* décidait de reproduire « les principaux documents de l'affaire qui ont été jusqu'à maintenant publiés ou par des revues, ou seulement par extraits limités ».
Ce dossier comportait la Note du Saint-Siège, la lettre du Cardinal Feltin à Georges Hourdin du 25 janvier 1964, l'éditorial de Georges Hourdin du 11 mai, la lettre du Cardinal Wyszynski du 15 mai.
Grâce à *La France catholique,* le texte intégral de la Note du Saint-Siège était porté à la connaissance d'un vaste public.
*La France catholique* ne commentait pas ces documents.
Mais leur simple juxtaposition produisait un effet saisissant.
D'UNE PART, la Note du Saint-Siège affirme que *Pax* n'est pas un mouvement de catholiques progressistes, mais un organe de l'appareil policier, strictement articulé, relevant du Ministère de l'Intérieur polonais et exécutant les ordres de la police secrète.
D'AUTRE PART, la lettre du Cardinal Feltin, suivant en cela les informations et la thèse de Georges Hourdin, affirme au contraire que *Pax* « représente en Pologne les éléments progressistes ».
218:85
*C'est toute la question et c'est toute l'affaire.*
*Selon la Note du Saint-Siège,* « *Pax* » *est un organe de l'appareil communiste agissant aussi en France.*
*Selon Georges Hourdin et ceux des évêques français qui lui font confiance,* « *Pax* » *est un mouvement progressiste agissant seulement en Pologne.*
Il ne manque au dossier de *La France catholique* qu'une pièce essentielle : l'aveu de Piasecki lui-même, disant que « Pax » a pour fonction d'apporter une « aide théorique et pratique » à certains « mouvements chrétiens d'Europe occidentale ».
Un fait nouveau\
qui remet tout en question
Mais un fait nouveau s'est produit aux « Journées des I.C.I. » à Lyon.
Ce fait nouveau remet en question tout le système de défense auquel Georges Hourdin s'était tenu jusqu'alors et qu'il avait réussi à faire cautionner par plusieurs évêques.
Tout d'abord ce fait nouveau était demeuré inaperçu.
C'est un article de Jean Madiran dans *La Nation française* du 10 juin qui en fait connaître au public l'existence et la portée. Voici cet article :
Quatre mots de Georges Hourdin ont renversé le cours de l'affaire *Pax* en France. C'était le 30 mai, aux « *Journées des Informations catholiques internationales *» à Lyon. Par le compte rendu de son allocution dans le journal lyonnais *L'Écho,* numéro du 1^er^ juin, nous apprenons que Georges Hourdin a défini Pax comme un « *organe de l'appareil policier communiste *». Un organe de l'appareil policier communiste ! Enfin, nous arrivons au fait.
219:85
Quoi de nouveau dans ces quatre mots ? C'est ce que disait la Note du Saint-Siège envoyée à l'Épiscopat français en juin 1963, et que *La France catholique* vient à son tour de publier intégralement la semaine dernière. Oui, mais c'est *ce que ne disait pas* Georges Hourdin. Il disait le contraire. Pendant des années, il a fait de Pax une « aile de l'Église », une « école de pensée et d'action fortement nourrie de doctrine », grâce à quoi « le catholicisme a encore pignon sur rue en Pologne ». Encore dans son article du 1^er^ mai 1964, il racontait que Pax veut « rapprocher l'Église et le Parti communiste » et qu'il a des « illusions ». Et le numéro des *Informations catholiques internationales* daté du 1^er^ juin (paru à la fin de mai) présentait encore Pax comme un « mouvement catholique polonais ».
Tout cela est renversé. Oralement. Verbalement. Les *Informations catholiques internationales* ne l'ont pas encore imprimé. Bien sûr. Mais l'on y vient. Selon le témoignage non suspect de *L'Écho* du 1^er^ juin, Georges Hourdin a enfin dit à Lyon que *Pax* est un « organe de l'appareil policier communiste ».
Georges Hourdin avait malheureusement omis d'en avertir le Cardinal Feltin et les autres évêques dont il a obtenu la caution. Dans la lettre qu'il avait demandée au Cardinal-Archevêque de Paris, et que celui-ci avait consenti à lui écrire le 25 janvier, il était dit que *Pax* « représente en Pologne les éléments progressistes ». Les éléments progressistes, c'est une chose ; l'appareil policier du Parti communiste, c'en est une autre. Si le Cardinal Feltin avait été averti à cette époque que *Pax,* de l'aveu même de Georges Hourdin, est un « organe de l'appareil policier communiste », il n'aurait évidemment pas écrit à Georges Hourdin le 25 janvier, sur le ton indulgent dont on évoque une vétille : « *Vous avez pu parler en termes favorables de cette organisation il y a plusieurs mois *».
220:85
Ainsi informés par Georges Hourdin en qui ils avaient, comme ils le déclarent, « toute confiance », des personnages éminents ont été trompés sur un point de fait absolument capital, et qui commande toute l'affaire. Georges Hourdin avait réussi à leur faire écrire, signer, contresigner que Pax est simplement un « mouvement progressiste ». Et puis, d'un coup, il a lui-même tout jeté par terre, ce fut de sa part un acte manqué ou un bon mouvement, une seconde de vérité ou un instant d'affolement, peu importe : Georges Hourdin en personne, nous dit *L'Écho* de Lyon, a déclaré que *Pax* est un « organe de l'appareil policier communiste ».
Dont acte. A la lumière de cet aveu, on va maintenant pouvoir relire à loisir les principaux documents de l'affaire, mesurer jusqu'où était allée la tromperie, et attendre que les *Informations catholiques internationales* elles-mêmes impriment enfin dans leurs colonnes ce que leur directeur a déclaré à Lyon.
C'est en tout cas un premier pas. Reste à faire le second. Après avoir reconnu que *Pax* n'est pas un mouvement progressiste, mais un organe de l'appareil policier, il faut maintenant reconnaître que cet organe policier exerce son activité *en France*.
Allons, Georges Hourdin ! Un *second* bon mouvement...
221:85
#### Un impair extravagant de la "Chronique sociale"
L'un des faits les plus remarquables de l'affaire « Pax » est l'étonnante distraction dont bénéficie José de Broucker. Quasiment personne ne l'a mis en cause, alors qu'il était le seul à être personnellement mis en cause dans la note du Saint-Siège. En outre, c'est José de Broucker qui a écrit dans les *Informations catholiques internationales* les contre-vérités les plus scandaleuses sur « Pax ». Non seulement il les a écrites, mais il les a reprises dans son livre publié aux Éditions du Cerf sous le patronage conjugué des *Informations catholiques internationales,* du P. Boisselot et du P. Chenu. Personne ne s'occupe de ce livre : on le laisse courir.
Ou plutôt, on continue de le recommander au public.
Dans la *Chronique sociale* datée du 15 mars 1964 (mais parue plusieurs semaines plus tard), en tête de la « Chronique des livres » (page 127), on pouvait lire la note brève mais catégorique que voici en son entier :
**De Broucker José :** L'ÉGLISE A L'EST : 1. -- LA POLOGNE. 1 vol. 128 p., éd. du Cerf 1963. -- Des enquêtes menées par lui en Pologne, l'auteur a rapporté cet excellent petit livre. Quelle est actuellement l'emprise du catholicisme sur le peuple polonais ? Quel est l'état d'esprit du clergé ? Que révèle l'attitude de l'État socialiste à l'égard de l'Église ? A quelles tentations de rapprochement avec la socialisme polonais se livrent certains groupes catholiques ? Pour quelles raisons la hiérarchie maintient-elle son « non possumus » ? Telles sont les principales questions auxquelles on trouvera ici des réponses précises et d'une grande objectivité.
222:85
Cette note est signée « F. Ollier ». Nous ignorons qui est cet auteur, mais nous devons supposer qu'il n'a pas lu le livre dont il parle, ou qu'il ne connaît rien à la question. Peut-être a-t-il cru pouvoir recommander l'ouvrage de confiance, puisqu'il vient de maisons aussi honorablement connues que le Cerf et les *Informations catholiques internationales*. Il déclare que c'est un « excellent petit livre ». Il en loue les « réponses précises et d'une grande objectivité ». Sans l'ombre d'un scrupule, d'un doute ou d'une hésitation. Au moment où la France entière parle de l'affaire « Pax ».
Nous ne pouvons croire qu'il s'agisse d'une provocation délibérée. Nous ne pouvons croire non plus que Joseph Folliet, directeur de la *Chronique sociale,* ait voulu -- quelle que soit son amitié personnelle pour Georges Hourdin -- s'associer aux contre-vérités des *Informations catholiques internationales* et avaliser la recommandation SANS AUCUNE RÉSERVE du livre scandaleux et trompeur de José de Broucker.
Et pourtant c'est fait.
La recommandation est faite.
La caution est donnée. Dans la *Chronique sociale,* pour le public des « Semaines sociales », à l'occasion de leur 60^e^ anniversaire.
Ce n'est, sans doute, qu'un impair monumental.
Seulement, si la *Chronique sociale* ne fait pas très vite une mise au point, l'impair non rectifié prendra valeur objective d'un acte de complicité et de collaboration avec l'imposture.
============== fin du numéro 85.
[^1]: -- (1). Quatorzième volume de la « Collection Itinéraires », Nouvelles Éditions Latines.
[^2]: -- (1). *Itinéraires*, numéro 68 de décembre. 1962.
[^3]: -- (2). *Itinéraires*, numéro 79 de janvier 1964.
[^4]: -- (3). *Itinéraires*, numéro 80 de février 1964.
[^5]: -- (4). *Itinéraires*, numéro 83 de mai 1964. Et dans le présent numéro d'*Itinéraires* : « Un christianisme pour l'homme adulte ».
[^6]: -- (1). Voir plus loin : Post-scriptum.
[^7]: -- (1). Voir : « Mort d'un activiste », dans *Itinéraires*, numéro 74 de juin 1963.
[^8]: -- (1). Le corps expéditionnaire britannique initial comptait 6 divisions d'infanterie et une de cavalerie, au total 162.000 hommes. Les derniers éléments débarquèrent en France le 16 septembre 1914, peu après la Marne.
En 1939, 5 divisions britanniques seulement, mais beaucoup plus puissantes, furent débarquées de septembre à décembre.
[^9]: -- (1). Il est évident que cette statistique s'applique, non à des combattants différents, mais à des voyages de combattants, ceux-ci (surtout les soldats anglais du front français) ayant fait souvent plusieurs voyages (permissions, relèves, maladies... etc.)
[^10]: -- (1). Fritz Lang, metteur en scène des *Trois lumières,* Métropolis, *les Nibeleungen, le Docteur Mabuse etc.*
[^11]: -- (2). Lotte Eisner. *L'Evran démoniaque.*
[^12]: -- (1). *Cahiers du Cinéma -- *n° 25, juillet 1953.
[^13]: -- (1). Combats préliminaires (Gallimard).
[^14]: -- (1). M. Bardèche et R. Brasillach : *Histoire du Cinéma.* (Éditions Denoël, André Martel et le livre de poche).
[^15]: -- (1). C'est sans doute aussi ce qu'a estimé l'O.C.I.C. (office catholique international du cinéma) qui, au dernier Festival de Cannes, a attribué son prix aux *Parapluies de Cherbourg*, à la surprise de certains. Cette surprise, selon nous, est injugtiflée.
[^16]: -- (1). Dans *l'Art du Cinéma*, par P. Lherminier (Seghers).
[^17]: -- (2). *Cahiers du Cinéma*, n° 140. (Entretien avec Y. Kovais).
[^18]: -- (1). André Bazin : *Qu'est-ce que la cinéma ?* Tome II.
[^19]: -- (1). « Cinquième » : il faut entendre, d'après le contexte, la cinquième depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Jean Pélissier exposait (dans l'article précédent, *La Croix* du 9 mai), que l'Assemblée plénière de l'épiscopat français se réunit en 1951 pour la première fois depuis 1907. Puis en 1954, en 1957 et en 1960. La sixième fois en mai 1964.
[^20]: -- (1). Ps. XVIII, 1.
[^21]: -- (2). Denz. Bann., 1783.
[^22]: -- (3). Sap XIII, 1, 5.
[^23]: -- (4). 1, 20.
[^24]: -- (5). Vatican I, 3° sess. Denz. Bann., 1785.
[^25]: -- (6). Hebr. 1, 2.
[^26]: -- (1). Jo., III, 2.
[^27]: -- (2). I Cor. II
[^28]: -- (3). *Château de l'âme*, VII° demeure, I.
[^29]: -- (1). Ernest Hello, *Physionomies de Saints, eh. VII,* Perrin, 1900.
[^30]: -- (2). P. Bierman, *La critique biblique et l'Église, p. 88.*
[^31]: -- (3). *Speculum Ecclesiœ militantis.*
[^32]: -- (1). cf. Vacant-Mangenot, *Dictionnaire de Théologie*, au mot : Réforme, c. 2039 et suiv.
[^33]: -- (1). Denz Bannw, n. 783, 784. -- Vatican 1^er^ a repris le même décret, presque dans les mêmes termes -- D.B., n. 1787.
[^34]: -- (2). Vincent de Lérins, *Commonitorium*, II. Pat. Lat. T.L, c. 640.
[^35]: -- (3). Lc. VIII, 20 ; -- Jo. II 12 ; -- Jo. VII, 3, 4 Mc, XIII, 5 ; -- Mt. V, 24, etc.
[^36]: -- (1). Jo, XIV, 28.
[^37]: -- (2). Mt. XII, 32.
[^38]: -- (1). *Dialogue contre les Lucifériens*, 8 -- Pat. Lat., T. XXIII, c. 172.
[^39]: -- (2). Cf. Vacant-Mangenot, *Dictionnaire de théologie*, au mot *Azyme*, c. 2654.
[^40]: -- (3). Le Pape Benoît XIV, dans la Constitution : *De ritibus Graecorum* et le Droit canon actuel (c. 516), ont sanctionné lu même défense.
[^41]: -- (4). Cette explication est celle que donne Saint Thomas dans la Somme (III^a^ Pars, qu. 74, a. 4.) s'appuyant lui-même sur l'autorité de S. Grégoire le Grand.
[^42]: -- (1). Jo., VII, 16.
[^43]: -- (2). Jo., VIII, 28.
[^44]: -- (3). Schœben, *Dogmatique*, T. I, p. 161.
[^45]: -- (1). Une telle manière de parler est bien dans le style des Juifs. Cornelius a Lapide cite, à titre de comparaison, ce dicton cueilli dans les livres rabbiniques : « Si toutes les mers étaient de l'encre ; tous les joncs des roseaux à écrire, et si le ciel entier était un immense parchemin, cela ne suffirait pas à exposer ce qu'il y a dans le cœur d'un prince. »
[^46]: -- (2). *Ad Hammachium*, 28. -- Pat. Lat. T. XXIII, c. 396.
[^47]: -- (3). Act. XVII 32.
[^48]: -- (4). D.B. 783, 1787.
[^49]: -- (1). D'après A. Michel. *Dictionnaire de théologie catholique, au* mot : Tradition, c. 1254.
[^50]: -- (2). *Hist. ecclésiastique,* L. III, ch. XXIV, 6-11.
[^51]: -- (1). *De Sacro altaris mysterio,* P. IV, c. IV -- *Pat Lat.* T. CCXVII, c. 858.
[^52]: -- (2). S. Bonaventure. Sentent. I. IV, dist. VIII, p. 2, art. 2, qu. 2 --. S. Thomas est exactement du même avis. Il y ajoute cette nuance que c'est intentionnellement, pour ne pas révéler les formules des Sacrements, qui devaient rester secrètes, que les Évangélistes ont modifié les paroles prononcées par le Christ. -- On sait que certains auteurs récents, persuadés sans doute qu'ils avaient fait une découverte inédite et sensationnelle, n'ont pas craint de supprimer de leur propre autorité, les mots : *mysterium fidei *: Ce qui provoqua un rappel à l'ordre du Saint Office. (A.A.S. 24 juillet 1958, p. 536).
[^53]: -- (1). *Epistolarum classis* II, ep. LXXI, 5.
[^54]: -- (1). Ainsi la fête de la Présentation de la Très Sainte Vierge, le 21 novembre, ne nous est connue que par elle, le Nouveau Testament n'y fait aucune allusion.
[^55]: -- (2). 4 août 1879.
[^56]: -- (1). Ep. CXL, 2 -- Pat. Gr., T XXXII, c. 588.
[^57]: -- (2). Leur liste s'arrête, au moins selon l'opinion la plus admise, à S. Isidore de Séville (mort en 636) pour l'Église romaine, et à S. Jean Damascène (mort en 749) pour l'Église grecque.
[^58]: -- (3). Cf. le II^e^ Concile de Constantinople en 553 -- D.B. 212.
[^59]: -- (4). XXXI, 10-31.
[^60]: -- (1). Adresse : C.L.I.P.S., Boîte postale 42, Lyon-Brotteaux.
[^61]: -- (1). Adresse : 81, rue Voltaire, Chinon (Indre-et-Loire).
[^62]: -- (1). Office International, 146, boulevard de Saint-Cloud, Garches (S.-et-Oise).
[^63]: -- (1). Cf. l'étude de philosophie sociale que Jean Madiran a consacrée au « Principe de totalité ». Nouvelles Éditions latines.
[^64]: -- (2). Cf. le livre de François Saint-Pierre : *La co-gestion de l'économie*. Nouvelles Éditions Latines.
[^65]: -- (3). Cf. *Bernanos tel qu'il était*, par Jean de Fabrègues. Éditions Mame.
[^66]: -- (1). Il semble que cette plainte ait été ultérieurement retirée.
[^67]: -- (1). *Le Monde* (29 mai), a évoqué cet article de Louis Salleron en ces termes :
« M. Louis Salleron consacre dans Carrefour... un article à ce qu'il appelle l'affaire Pax. »
*Ce qu'il appelle* l'affaire « Pax » : pour *Le Monde,* à la date du 29 mai 1964 -- c'est-à-dire au cinquième mois de l'affaire -- il n'y a pas d'affaire « Pax » en France : il y a seulement ce que Louis Salleron « *appelle* » ainsi.
[^68]: -- (1). Seul, à notre connaissance, l'hebdomadaire *Témoignage Chrétien* (28 mai, page 14), a donné une autre interprétation de cet alinéa final : il « *concerne tous ceux qui sont en butte à l'hostilité déclarée de certains catholiques extrémistes* ». Selon cette interprétation large, les procédés violents et calomniateurs des complices du communisme seraient donc eux aussi condamnés. Pour prendre un exemple (un exemple entre mille), quand le P. Liégé tonitrue : « Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes » -- il commettrait la faute de « s'ériger en juge ».
[^69]: -- (1). Un détail non dépourvu d'importance montre lui aussi que Georges Hourdin a dissimulé la vérité aux évêques dont il a obtenu diverses lettres publiques ou privées : certaines de ces lettres parlent d' « un » article des I.C.I.
Or c'est toute une série d'informations, et au moins deux articles importants (1^er^ mars 1961 et 1^er^ novembre 1961) qui ont été mis en cause ; et c'est tout un livre de José de Broucker, paru aux Éditions du Cerf dans la Collection des *Informations catholiques internationales*.
[^70]: -- (1). Voir : Jean MADIRAN, *Ils ne savent pas ce qu'ils font*, 1 vol. aux Nouvelles Éditions Latines.