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## Le Père Garrigou-Lagrange
### Lettre de Pie XII au P. Garrigou-Lagrange
A l'occasion du 80^e^ anniversaire du P. Garrigou-Lagrange, Pie XII lui avait écrit le 31 janvier 1957 une lettre en latin dont voici la traduction :
*Le précepte de l'Apôtre nous presse d'être facile et prompt à la joie et aux larmes avec ceux à qui Nous unit la bienveillance de la charité. Une raison plus forte Nous engage à offrir félicitations et consolations avec ceux qui, par leurs talents et leur science, illustrent le nom catholique et jouissent auprès de Nous d'une faveur méritée.*
*Au nombre de ceux-là, Cher Fils, vous vous rangez à plus d'un titre. Vous allez bientôt célébrer, avec vos frères partageant votre joie, votre 80^e^ anniversaire. Nous ne voulons pas le laisser passer sans vous présenter avec Nos louanges, Nos vœux.*
*Nous savons fort bien avec quelle insigne piété vous remplissez vos devoirs religieux, quel renom vous vous êtes acquis au service de la philosophie thomiste et de la théologie sacrée, cette théologie que vous avez enseignée pendant cinquante ans et que depuis quarante-huit ans vous professez dans cet asile romain de doctrines sacrées qui a nom l'*Angelicum. *Et Nous avons eu souvent la preuve du talent et du zèle avec lesquels vous avez, par la parole et l'écrit, défendu et sauvegardé l'intégrité du dogme chrétien.*
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*Il ne nous échappe pas non plus que, dans les Sacrées Congrégations de la Curie romaine, vous avez par un labeur silencieux mais de grand prix, apporté un zèle constant et la lumière de votre sagesse ; que vous vous dépensez généreusement dans l'administration du sacrement de pénitence et dans la prédication de sermons et d'exercices spirituels.*
*En louant ces bonnes œuvres, que vous continuerez encore, Nous supplions Dieu dans la prière de combler de consolations saintes votre âge avancé, de donner à votre âme et à votre corps de nouvelles forces pour* *accomplir de nouvelles œuvres remarquables. Ainsi la moisson de vos mérites deviendra-t-elle plus ample et plus riche. C'est dans de tels désirs paternels que Nous vous accordons avec amour, à vous cher Fils, et à votre entourage fraternel en fête, la bénédiction apostolique.*
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### Sens commun, métaphysique et théologie
par Marcel DE CORTE
JE N'AI PAS EU L'HONNEUR, ni la joie, de connaître personnellement le Révérend Père Garrigou-Lagrange. Mais je conserve de lui quelques précieux souvenirs. Le premier est celui de son maître ouvrage : *Le Sens Commun, La Philosophie de l'Être et les Formules Dogmatiques.* J'en fis l'achat en février 1926*,* en un moment où ma turbulente jeunesse philosophique, en proie à tous les remous de l'anarchie intellectuelle, cherchait sa voie. Voici que je relis, après plus de sept lustres, ce volume dont les fermes et clairs arguments fortifièrent en moi les vacillantes raisons de croire. J'y retrouve les mêmes lumières et je ne sais quelle allégresse intellectuelle, sobre et salubre, dépouillée de toute faconde littéraire, qui, s'ajoutant à la lecture antérieure de Maurras et à l'amour que j'éprouvais pour la langue grecque, me préservèrent à jamais des vagabondages de l'esprit.
Après tant d'années de distance, jugeant rétrospectivement cette période indocile de ma vie, j'incline à penser que le Père Garrigou-Lagrange m'a fait retrouver les racines paysannes de ma vie spirituelle. J'ai continué de croire parce que j'ai vu qu'il m'était impossible de tourner le dos à la foi sans renier du même coup ce réalisme que ma race avait déposé au plus profond de mon être.
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Sentir, palper, voir et, de là, comprendre qu'il existe un ordre de la nature auquel nul ne peut se soustraire sans dommage, ce rustique bon sens se réveillait en moi à la lecture du Révérend Père et s'articulait étroitement à la rigoureuse démonstration de l'objectivité des formules dogmatiques qui se déployaient sous mes yeux. Un paysan qui s'abandonne à ses imaginations se ruine. Un intellectuel qui cède au subjectivisme se mue en bavard. Un chrétien qui subordonne aux exigences de son cœur ou de son temps les données de sa foi est un athée qui s'ignore et se substitue follement à Dieu. Tout cela s'accordait de plus en plus en mon esprit avec ce que le Révérend Père appelle « le vrai pragmatisme » le pragmatisme du paysan et le pragmatisme de l'Évangile qui jugent l'un et l'autre l'arbre à ses fruits. Tout au long de cette lecture tonique et salubre, je m'apercevais de plus en plus qu'il n'est qu'une manière d'échapper au délire, c'est d'adhérer humblement au réel et à la Parole de Dieu.
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Mon second souvenir se rattache aux difficultés que je rencontrais au cours d'une analyse comparative de la mystique plotinienne et de la mystique sanjuaniste. Ce furent la lecture et la méditation de *Perfection chrétienne et Contemplation* ainsi que de *L'Amour de Dieu et la Croix de Jésus* qui m'éclairèrent. La solide théologie mystique du Révérend Père me fit comprendre la profondeur de l'abîme qui sépare l'idéalisme de Plotin de la conception réaliste qu'a Saint Jean de la Croix de la nature et du surnaturel. Sous des expressions analogues ou voisines, je vis nettement l'opposition radicale des attitudes spirituelles : ce n'était pas seulement une différence de niveau ou de style qui séparait le philosophe du saint, mais la vision antagoniste qu'ils ont l'un et l'autre des rapports entre le monde et Dieu.
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Mais c'est aujourd'hui que je me représente le mieux ma dette envers le Révérend Père et la nécessité où nous sommes, nous tous qui cheminons sur la même voie que lui, de persévérer, avec les moyens dont nous disposons, dans la direction qu'il nous a tracée. Rien ne vaut, à cet égard, une seconde lecture faite, la plume à la main, avec les pauses indispensables pour contempler les horizons découverts, du livre qui jadis m'enchanta. Je ne connais guère d'ouvrage plus, *actuel* que celui-là, pourvu que l'on saisisse l'intention qui l'anime et la portée exacte de sa démonstration. Il ne m'est pas interdit, je présume, d'évoquer librement ici les ondes et les échos que suscité en 1964 cette découverte -- car c'en est une -- en un esprit qui ressemble peu à celui du Révérend Père, mais qui se veut respectueusement et filialement fidèle à sa mémoire. Pour la commodité du lecteur, je numéroterai par paragraphes mes observations.
**1. --** Le Révérend Père met fréquemment en relief l'intime rapport qui unit à la foi chrétienne la *phlilosophia perennis* dont la naissance se situe en Grèce et dont Saint Thomas d'Aquin fut le coryphée. Ce n'est pas seulement chez lui le souci de conformer sa pensée aux recommandations insistantes et réitérées du magistère ecclésiastique relatives au thomisme -- et du coup à sa source grecque -- qui l'incline à souligner cette concordance. Ce n'est pas davantage sa fidélité à la tradition dominicaine, mais le point d'aboutissement d'une langue méditation philosophique et théologique du problème que soulève la rencontre historique de l'hellénisme et du christianisme.
On a souvent dit du Père Garrigou-Lagrange qu'il n'avait rien de l'historien sensible au caractère éphémère et périssable des événements et, par suite, de cet événement capital. Une telle assertion implique déjà qu'on tient le Révérend Père pour un esprit qui, méprisant les données du temps et de l'histoire, ne laisse pas d'être aveugle aux réalités que le temps et l'histoire imprègnent.
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La philosophie et la théologie du Père Garrigou, ai-je souvent entendu de la bouche de jeunes abbés impubères, mais cela n'a ni vie ni âme, cela est aussi peu conforme que possible aux rigoureuses exigences de la mentalité historique -- c'est leur jargon -- qui voit dans l'alliance de l'hellénisme et du christianisme une mixture promue à la décomposition.
Il serait facile de démontrer que cette invasion de la « mentalité historique » dans la philosophie et dans la théologie n'est autre que l'irruption camouflée d'une philosophie et d'une théologie étrangères à l'histoire elle-même, dans la tradition intellectuelle et spirituelle de l'Occident. L'histoire présuppose la philosophie et la valeur de l'histoire dépend essentiellement de la philosophie qui en oriente les recherches. C'est pourquoi le Père Garrigou, sans faire litière de l'histoire, est allé droit à la philosophie qui la commande, s'évitant ainsi bien des détours et des déconvenues. L'aigle ne picore pas à même ; le sol et, s'il s'y pose un instant, c'est pour prendre aussitôt de la hauteur. Le Révérend Père a estimé, avec raison, qu'un philosophe et, sans doute, à plus forte raison, un théologien pouvaient légitimement donner l'impression de négliger l'histoire, s'ils avaient au préalable assimilé les éléments historiques nécessaires à leur spéculation : ni l'objet de la philosophie ni l'objet de la théologie ne peuvent un seul instant se confondre avec l'objet de l'histoire. L'amalgame où pataugent tant de nos contemporains, ne le séduisait aucunement.
S''il est vrai, juge-t-il, que la philosophie grecque et en particulier la philosophie d'Aristote est « la métaphysique naturelle de l'esprit humain » selon le mot célèbre de Bergson, il est inévitable que le chrétien ait recours à elle dans ses recherches philosophiques et davantage encore dans l'exploration du donné révélé. L'harmonie entre l'hellénisme en ses plus beaux moments et le christianisme, en quête d'un intermédiaire capable de faire comprendre autant que possible à une intelligence d'homme la teneur de la Bonne nouvelle, n'est nullement fortuite.
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Elle est même requise par la Foi et en toute bonne foi : c'est un fait que Dieu s'est révélé aux hommes en tel endroit de l'espace et en tel point du temps, c'est un fait qui ne sépare en aucune manière du Fait de Son Incarnation. Nous n'en pouvons rien si le Christ est né en Judée plutôt qu'en Chine ou aux Indes et s'Il a fondé une Église qui a immédiatement lié sa catholicité aux catégories de la pensée grecque et romaine, non point en tant que strictement grecque et romaine, mais en tant que la culture qui en émane est universelle et accessible à tous les hommes. Ce fait de la naissance du Christ et de l'Église est aussi irréductible que le fait de notre naissance à chacun d'entre nous. Nous pouvons le nier, mais à la condition de nous placer dans la sphère de l'imaginaire et de nous désincarner.
Le R.P. Garrigou-Lagrange était trop sensé pour se lancer dans cette caricature du vol d'Icare vers l'utopie. Les deux faits historiques sont là, sous nos yeux, éclatants. Ils sont conjoints. Pourquoi ? Pour la très simple et très évidente raison que, si particulière qu'elle fût à un temps et à un espace de civilisation déterminés, la philosophie grecque embrasse, en son ouverture à la vérité et par son sens du *Katholou*, de ce qui est partout et toujours, une série de réalités éternelles et universelles dont l'être humain ne cessera de se nourrir. Comme le Christ a révélé à tous les hommes l'éternelle et mystérieuse Vérité du Dieu surnaturel dont Il est la Médiateur, ainsi que les moyens de Le connaître, de L'aimer et de Le servir, les deux phénomènes historiques devaient providentiellement se rencontrer et engendrer par leur union une vision chrétienne de l'homme et de l'univers. La « mentalité contemporaine » pourra rire de cette conception de l'histoire à la Bossuet. Outre le fait, qui est le Fait indubitable, de la naissance du Christ et de Son Église dans un certain type de civilisation, elle a pour elle de solides arguments.
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Le plus ferme, mais aussi le plus contesté aujourd'hui, est que la philosophie grecque est la philosophie du *sens commun* dont aucun homme, quelle que soit sa race, sa culture, ses dispositions individuelles, n'est jamais dépourvu. Il faut s'en tenir, avec la dernière rigueur, à l'exemple du Révérend Père, à cette philosophie élémentaire qui est l'expression de la *nature humaine,* interrogeant le monde, réagissant au contact des êtres et des choses, découvrant l'ordre dans la mesure même où elle est parvenue à la préserver en elle-même. Si nous y renonçons, nous sombrons dans le mythe, sinon dans cet admirable pharisaïsme qui consiste à dénoncer le mythe tout en s'y lançant à corps perdu et à « démythiser » toute pensée, sauf la sienne propre. La *nature humaine,* intelligence enracinée en un corps pourvu de sensibilité, est faite pour connaître l'être intelligible immergé dans le sensible. Tel est le sens du « miracle grec » : le respect de la condition humaine, le refus de céder à la tentation de la dépasser. Les imbéciles s'en moquent au nom de « l'infini ». Savent-ils quel prodigieux effort cet esprit grec dont l'imagination créatrice engendrait une infinité d'êtres mythiques, ainsi qu'en témoigne sa religion, a dû exercer sur lui-même pour récupérer ses limites, sa définition, son essence ? L'histoire de la philosophie grecque est celle de la domestication, par l'intelligence lucide, de notre faculté imaginative dont les phantasmes séduisent notre raison qui les organise en Mythes. Elle est la chronique des victoires successives remportées par le *logos* sur le *mythos,* le récit de la lente et difficile et précaire hiérarchisation organique des facultés, de connaissance propres à l'homme.
Une fois de plus, nous n'en pouvons rien si cette intelligence, ce *sens commun* est apparu en son humble perfection dans la philosophie grecque dont il est à la fois la racine et le fruit. Il y a une échelle des civilisations et des conceptions philosophiques immanentes aux cultures, et, si l'homme est un animal raisonnable, c'est en Grèce qu'il fut au degré le plus éminent, pour servir de modèle à toute l'humanité. Si le Christ est juif par le sang, la philosophie que présupposent Son Message et la théologie qui en découle, est grecque d'origine.
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Édifiée sur la différence spécifique de l'homme, et, par là, accessible à l'animal raisonnable de toutes les latitudes, pourvu qu'il parvienne à se débarrasser de ses préjugés, elle est et restera, sous des formes achevées, le seul instrument dont puisse disposer la théologie pour éclairer le donné révélé. *Gratia naturam supponit.* L'étude du surnaturel suppose une conception de l'homme et du monde aussi *naturelle* que possible, jaillie de source, dont l'être humain peut saisir immédiatement l'évidente vérité et qui se condense dans la philosophie du sens commun dont l'aristotélisme et le thomisme sont les formes élaborées. Toutes les autres philosophies ne tiennent que pour autant qu'elles adhèrent aux évidences fondamentales du sens commun que Platon d'abord et ensuite Aristote plus encore ont dégagées contre la tendance sophistique de l'esprit humain à devenir autre qu'il n'est et à se bâtir un univers conforme à son aliénation, baptisé pour la cause univers réel, alors qu'il n'est qu'une construction mythologique de la pensée.
Le P. Garrigou-Lagrange a circonscrit, sans défaillir, les évidences premières que le sens commun saisit dans ses premières investigations du réel et dont la stylisation constitue « la métaphysique naturelle de l'esprit humain ». Dans le livre que nous venons de relire, comme dans cet autre ouvrage magistral : *Dieu, Son Existence, Sa Nature,* c'est toujours par réduction au critère de l'évidence qu'il procède en sa démarche métaphysique. Il n'y en a point d'autre, du reste, pour un esprit non prévenu et que l'aliénation n'a pas faussé à jamais. En tout ordre de science et singulièrement en métaphysique, on en revient sans cesse aux évidences élémentaires, aux principes de la recherche, non seulement parce qu'il est impossible de tout démontrer, mais surtout parce que l'objet même de l'enquête s'impose d'abord à la pensée dans une certaine lumière, sinon il n'y aurait qu'aventure, hasard et incohérence dans l'investigation, sinon il n'y aurait pas même d'objet, mais une sorte de réflexion aveugle et incestueuse du sujet sur son propre vide intérieur.
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En métaphysique, cet objet est l'être (*ens in communi*) et le principe qui en commande, l'analyse, le principe d'identité qui, sous sa forme négative, s'appelle aussi principe de non-contradiction, auquel se rattachent tous les autres principes, comme l'a montré le P. Garrigou-Lagrange dans une suite de méditations et de raisonnements (qu'on peut lire avec profit dans l'ouvrage précité sur *Dieu*) dont il existe peu d'exemples dans la littérature métaphysique : principe de causalité, principe de finalité, principe du tiers-exclu, etc.
A cette hauteur de vue, il est extraordinairement difficile de soutenir l'attention de l'esprit sans succomber aux mirages qu'une lumière croissante suscite et qui éblouissent le regard. Il est nécessaire que la pensée maintienne le contact, si j'ose dire, avec *l'expérience spirituelle* propre à la métaphysique qui, dans le dépouillement progressif, mais jamais total, des images dont elle est entourée, la met en relation vécue avec la réalité *en tant que telle,* abstraction faite de toute autre qualification. Il faut être un aigle pour planer dans le ciel de la philosophie première. La plupart des philosophes y renoncent et, pareils au renard de la Fable, ils déclarent que les raisins sont trop verts. En d'autres termes, faute de pouvoir saisir à ce niveau *le réel* métaphysique, ils lui substituent un *concept,* une entité logique sur laquelle ils raisonnent alors en toute sécurité parce qu'elle est le fruit de leur spéculation et, dès lors, à leur portée. Comme la mystique, la métaphysique a ses simulateurs inconscients et ses perroquets bavards. Le P. Garrigou n'était pas de cette race dont la prolifération aboutit fatalement à la condamnation sans appel de la métaphysique et au romantisme de la subjectivité infinie (infinie parce que sans objet réel qui comblerait ses vœux), sinon à la passion sartrienne du néant. Je ne connais guère de philosophe au XX^e^ siècle qui ait pu soutenir autant que lui la lumière qui émane de l'être auquel le sens commun adhère spontanément ni celle des principes que le même sens commun applique en chacune de ses investigations.
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C'est peut-être là le trait le plus saillant de la personnalité du Révérend Père : une manière de présenter les problèmes et de raisonner accessible à l'homme ordinaire, alliée à la spéculation la plus haute. Pour peu qu'on le lise avec attention et avec le même réalisme que celui qu'il professait, on s'aperçoit qu'entre le sens commun et la métaphysique la route est directe, à condition de la suivre en montant.
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On comprend alors la formule de Meyerson : l'homme fait de la métaphysique comme il respire. Nul ne peut se passer de métaphysique parce que nul ne peut dépouiller complètement la nature humaine et le sens commun qui la caractérise. Ce qui nous est possible, c'est de mettre en lieu et place de la nature humaine, anesthésiée au préalable, une construction artificielle de notre esprit, d'habituer progressivement le sens commun à des produits de remplacement du réel, de nous installer dans le songe et dans le mensonge, au point de nous convaincre que nos pires aberrations sont toutes « naturelles » et que nos égarements sont la norme. Il suffit pour cela du seul consentement de notre volonté ouvrant les vannes de l'imaginaire... C'est pourquoi l'atmosphère métaphysique que l'humanité moyenne respire est d'une importance capitale, et les élites intellectuelles qui la maintiennent en son état de pureté, indispensables. Que cet air soit vicié, que cette aristocratie se corrompe, le sens commun dévié prête aux nuées la consistance de la nature et aux sophismes l'éclat séducteur du raisonnement correct. Ce fut l'honneur du P. Garrigou-Lagrange d'avoir tenté de maintenir dans la Chrétienté ce lien du sens commun à la métaphysique, sans lequel le sens commun s'intoxique et la métaphysique se déleste de son poids de réalité. S'il n'a pas réussi, ce n'est ni faute d'intelligence ni manque de cœur de sa part.
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Bon nombre d'intellectuels chrétiens ignorent aujourd'hui son nom ou, si d'aventure ils le connaissent, ils le flétrissent et inculpent son œuvre de « paléothomisme » ne s'apercevant pas qu'ils tombent ainsi sous le coup des reproches qu'il faisait, voici plus d'un quart de siècle, aux philosophes de sa génération que fascinaient le devenir et l'identité des contraires, de manquer de sens commun et de métaphysique. Car le « paléothomisme », c'est cela : une philosophie dont les fondations sont établies sur le sens commun et qui s'élève jusqu'aux plus hauts sommets de la métaphysique. Il faudrait employer en 1964, en raison de la surdité de ces intellectuels, des expressions plus sonores.
Il y a encore des philosophes de la trempe du Révérend Père, mais ils sont sans audience. Nous vivons, nul besoin d'y insister, une singulière période de l'histoire du christianisme. Naguère encore la foi catholique accueillait toutes les philosophies compatibles avec le dogme. La plus grande liberté régnait dans ces limites. Aujourd'hui, tout se passe comme si le thomisme et, avec lui, l'aristotélisme et la philosophie grecque, malgré leur statut privilégié, étaient des maladies honteuses aux yeux de l'*intelligentsia* chrétienne, tant ecclésiastique que laïque. Que l'influence des « sociétés de pensée » à l'intérieur du Christianisme actuel joue ici à plein, comme l'a montré Jean Madiran, c'est une certitude absolue ([^1]). L'intellectuel chrétien de 1964 et le philosophe du type Garrigou-Lagrange s'excluent réciproquement : le premier considère le second comme « inadapté » le second estime que le langage employé par le premier ne se réfère à rien de réel. Ce sont deux conceptions inconciliables du monde qui s'affrontent : celle du devenir et celle de l'être. Comme les sectateurs du devenir occupent sur la carte sociologique du catholicisme tous les postes important -- ou à peu près -- à la jointure même de la Foi et du monde, là où la vision chrétienne du monde est portée à la connaissance des hommes,
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dans la presse, dans l'enseignement, dans tous les centres de diffusion, il est inévitable que les philosophes qui se réclament de la pensée grecque et thomiste soient sans influence et que leur nombre diminue de plus en plus. Le temps vient où la seule philosophie qui sera exclue de la société chrétienne sera celle qui en commanda, pendant plus d'un millénaire, le développement intellectuel. La philosophie de la majorité des intellectuels chrétiens d'aujourd'hui est tout ce qu'on veut, sauf grecque et thomiste : les élucubrations relatives à « la philosophie » immanente, paraît-il, à l'Ancien Testament, et la mythologie de l'évolution universelle ont submergé à peu près tous les esprits. Il faut une âme de fer pour cheminer seul désormais sur l'antique voie royale de la pensée chrétienne traditionnelle. L'analyse objective de la défaite, sinon du désastre subi par la pensée chrétienne traditionnelle, montre, au surplus, qu'elle n'a point pour cause une inadaptation du langage ni un manque de créativité de la part des philosophes qui y vouèrent leur vie : c'est le réalisme, c'est la métaphysique du sens commun, c'est la ferme adhésion aux évidences et aux principes premiers de l'être et de la pensée, qui sont des corps étrangers, inassimilables, dangereux même, dans les structures sociales du catholicisme actuel.
Ne nous en étonnons pas. « Il est constant, écrivait le Cardinal de Retz, que tout le monde veut être trompé. » C'est la part de vérité de la *Maya* hindoue, à cette importante réserve près que l'illusion dont se grisent ou se saoulent les hommes pour échapper à leur propre réalité, à celle des autres hommes et à Dieu, n'est pas une entité ontologique, mais un phénomène social. Les avertissements de l'Évangile relatifs au monde sont des conseils, des adjurations ou des ordres qui concernent les apparences dont la société humaine est gorgée. En face des choses, l'homme ne se trompe guère, du moins quant à leur caractère favorable ou hostile, avantageux ou superflu, et, en général, humain ou inhumain. Il n'en est pas de même lorsqu'il entre en rapport avec son semblable.
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Rien n'est plus incertain, plus spécieux, plus fictif, que la communication d'homme à homme là où n'intervient pas entre eux, au titre de tiers inclus, une réalité commune, aussi indépendante de leur volonté et de leur sentiment que les objets du monde extérieur. Ce sont les groupements sociaux qui ne sont pas subordonnés à la seule décision humaine qui sont solides et réels : la famille, le métier, la petite et la grande, patrie, parce qu'elles sont des communautés de destin, imposées par la nature même de l'homme. Leurs racines sont physiques et même métaphysiques. Tout le reste, autrement dit tout ce qui exerce aujourd'hui une influence effective sur les individus et les peuples, est fantasmagorie, décor de théâtre, artifice, où l'homme a l'illusion de rencontrer son semblable, où les êtres humains vivent les uns à côté des autres au lieu de vivre les uns par les autres, dans une relation réelle réciproque. Les sociétés actuelles, dans la mesure, qui est grande, où elles s'édifient en dehors des communautés de destin et refusent d'en prolonger les lignes de force, sont imaginaires. Le résultat suit : l'homme immergé dans ces sociétés perd son sens du réel, son identité, celle des êtres et des choses qui l'entourent ; il lève l'ancre et se laisse emporter par le devenir et par les souffles les plus contradictoires. La communauté où il fait semblant de vivre n'a d'autre consistance qu'idéologique : elle est un signe abstrait sans signifié concret. Elle « existe » mais comme la maladie existe, comme la privation de la santé ne laisse pas d'avoir une certaine existence et, par là, elle exerce une influence puisqu'elle supplante partout les communautés de destin. Étant ainsi le seul modèle d'être social dont l'homme contemporain éprouve la présence dans ses rapports avec autrui, et même le seul modèle d'être que son anonymat croissant perçoive et qui l'englobe de la naissance à la mort, l'être sociologique devient ainsi à ses yeux la catégorie suprême de l'existence et remplace l'être métaphysique. Le social est actuellement le critère du bien et du mal, du vrai et du faux, du beau et du laid. Péguy parlait de « l'argent devenu maître à la place de Dieu ». Ce temps est loin : c'est le social qui usurpe désormais tous les attributs relatifs à l'Absolu.
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On comprend alors comment le catholicisme, en devenant « social » tourne du même coup à la folie. Les évidences les plus élémentaires sont niées. L'idolâtrie et le fanatisme du « communautaire » s'ébrouent dans l'extravagance. De même qu'on substitue au chant grégorien des tintamarres abrutissants et qu'on enrégimente les chrétiens dans un *Zusammenmarschierung* accompagné d'exercices de gymnastique (assis ! debout !) sous prétexte de recréer l'atmosphère de l'assemblée primitive des fidèles, on se livre à toutes les insanités de l'esprit : le sottisier ecclésiastique s'enfle monstrueusement aujourd'hui. Une philosophie du sens commun, une métaphysique de l'être ne sont décidément plus de mise alors que le monde évolue manifestement vers le « plérôme » et vers la communication totale. En bref, les contraintes sociologiques de la connaissance sont telles dans le catholicisme qu'elles pèsent en faveur de la seule doctrine qui leur corresponde et qui soit radicalement opposée à la foi chrétienne : la dialectique idéaliste ou matérialiste, où le oui et le non coïncident. Je suis persuadé, pour ma part, qu'il n'y a plus un jeune prêtre sur mille, intellectuellement doué, qui puisse lire le maître-ouvrage du R.P. Garrigou-Lagrange et en comprendre la profondeur, fût-ce en un éclair, tant sa pensée est sociologiquement conditionnée par l'ambiance qui l'encadre à toutes les étapes de sa vie religieuse et l'incline de plus en plus à confondre l'éternel et le temporel, Dieu et le monde.
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**2. --** La philosophie du sens commun, la métaphysique de l'être et des premiers principes de la pensée et du réel, postulent le primat de la contemplation et de l'objectivité. Le P. Garrigou-Lagrange était un contemplatif, tant en matière de philosophie et de théologie que dans sa vie mystique personnelle.
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Son objectivité était peu commune. J'ai rarement lu des livres qui manifestent autant de docilité au réel, de soumission à l'objet, de respect pour les essences (aujourd'hui si malmenées !) que les siens. On ne trouve chez lui aucune trace de ce subjectivisme cher à la pensée dite moderne, qui, là où elle ne confond pas le cheminement psychologique du chercheur avec l'objet de la recherche, introduit par ruse dans le réel l'image qu'elle s'en est construite si bien que le sujet se retrouve tout entier dans l'objet. Le P. Garrigou-Lagrange a été un philosophe que le narcissisme n'effleura jamais. Il n'a point perdu son temps à crocheter des serrures imaginaires au moyen de clefs fantomatiques. Il s'est posé inlassablement la question « Qu'est-ce que le réel ? Qu'est-ce que l'être ? » dont le sens commun apporte une réponse globale que la métaphysique analyse et ordonne, si bien que la philosophie n'est en fin de compte qu'un raffinement de choses connues, une attention persévérante et scrupuleuse de l'esprit aux évidences. L'être est l'objet de l'intelligence. Le P. Garrigou n'a cessé de contempler cet objet, de s'étonner devant lui, de le pénétrer, malgré l'éblouissante lumière qu'il rayonne et le mystère qu'il diffuse. La division de l'être entre puissance et acte, essence et existence, qui scande les premières démarches de l'esprit dans sa contemplation de l'évidence, lui laisse pressentir la présence de l'Absolu, *Ipsum Esse Subsistens,* Acte Pur, et l'admiration religieuse que cette entrevision suscite, sinon le désir de voir l'Être par excellence face à face. On comprend alors jusqu'à quel point l'œuvre du Révérend Père forme une unité : de la défense et de l'illustration du sens commun à la métaphysique, de la métaphysique à la théologie dogmatique et à la théologie mystique, la voie est ininterrompue. C'est le résultat de la contemplation initiale des données du sens commun et de la Révélation dans une admirable liaison organique. Le palier de cette ascension est à cet égard l'ouvrage intitulé : *Le sens du mystère et le clair-obscur intellectuel,* qui mériterait à lui seul une longue étude.
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La contemplation dont le P. Garrigou est le fidèle serviteur respecte ainsi à la fois la nature même de l'objet de la métaphysique et celle du sujet humain : évidence et mystère sont les aspects indissociables de l'être et de l'esprit de l'homme, incapable de se hisser au niveau de l'intuition intellectuelle pure, parce qu'il est constitutivement lié à un corps et que son mode d'expression, mental ou verbal, s'accompagne toujours d'images. Tous les concepts dont nous disposons, même celui de l'être, sont tirés de l'expérience, sensible et, bien qu'ils ne remplissent dans la connaissance métaphysique qu'une fonction d'intermédiaire (de terme quo), ils ne laissent pas d'obombrer le regard de la pensée, même en son premier jet. Le P. Garrigou-Lagrange n'a jamais prétendu dépasser la condition humaine du métaphysicien contemplatif, mais il a su toujours exiger de lui le dépassement de l'image et la vision mystérieusement claire de l'être. Il y a là un point d'équilibre, à mon sens très subtil, auquel parviennent seulement les vrais contemplatifs doués d'une ouverture sur, la totalité du réel, et que le Révérend Père possédait à un degré éminent. En effet, le métaphysicien chemine entre deux possibilités d'erreurs : le lyrisme qui surcharge l'objet et en fait une œuvre poétique de la pensée subjective (les grands idéalistes postkantiens en sont un exemple) et la logique qui le réduit à l'état de concept abstrait et en effectue l'anatomie (que de professeurs de métaphysique ne tombent pas dans ce travers !). Dans les deux cas, ce n'est plus le réel que contemple le métaphysicien, mais une construction qu'il en élabore et qui en tient lieu. Le philosophe est en l'occurrence un artiste ou un architecte, il n'est plus un contemplatif visualisant une réalité intelligible qui ne dépend en aucune manière du sujet.
Cette merveilleuse probité intellectuelle que le contemplatif possède sans le savoir est peut-être, selon nous, la caractéristique la plus remarquable de la pensée du P. Garrigou-Lagrange. Le Révérend Père n'imagine pas l'être en tant qu'être. Il ne le construit pas logiquement comme un concept « structural » ou « opérationnel » qui ordonnerait de l'extérieur un certain nombre de faits sensibles permanents ou transitoires.
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Il le contemple, autant que possible, tel qu'il est et dans tout ce qu'il implique pour une intelligence intègre. « Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? » la parole de l'Apôtre relative à la Grâce, vaut pour tous les objets de la connaissance et singulièrement pour l'être de la métaphysique. Ce n'est pas le philosophe qui enseigne ce qu'est le réel ; c'est le réel lui-même qui, à travers le philosophe, exprime ce qu'il est. On ne peut assez dire à cet égard le mal que peut provoquer la philosophie que j'appellerais volontiers « professorale » avec sa tentation constante de substituer la pensée du sujet -- le professeur lui-même ! -- aux impératifs de l'objet. Seule la plus grande humilité contemplative peut en préserver le professeur de philosophie, ou tout simplement, l'homme que les circonstances de la vie appellent à exercer une influence sur les autres intelligences, l'intellectuel, le prêtre, etc. Sans un esprit de contemplation ouvert, non pas aux « idées » d'autrui, comme on le répète trop souvent, mais aux êtres et aux choses, le subjectivisme le plus virulent -- et il l'est d'autant plus qu'il se travestit en objectivité -- se donne libre cours. Et cet esprit de contemplation est lui-même dans l'axe de l'application initiale de la pensée aux données du réel qu'on nomme « le sens commun », « le bon sens » : il respecte la condition humaine. La pureté de la contemplation au sommet est fonction de la solidité du bon sens à la racine. « Mes sœurs, écrivait Sainte Thérèse d'Avila à ses novices, tout ce qui est déraisonnable dans votre méditation vous écarte de Dieu. » Nous ajouterions volontiers : « parce que tout ce qui est déraisonnable vous écarte de la nature humaine ». De fait, comme le notait Gabriel Marcel, n'avoir pas le sens commun, c'est pour une idée, un projet, une doctrine, un système, déroger à un ordre qui coïncide avec nos propres fondations, avec notre nature d'homme : « Entre nature et sens commun, il existe une solidarité évidente, et un être dénaturé n'a plus et ne peut plus avoir de sens commun. Ce qui se substitue à lui et à l'espèce de sagesse inarticulée qu'il véhicule, ce sont très exactement des stéréotypes, dont on pourrait dire qu'ils sont comme de lointaines et dérisoires caricatures des archétypes dont parle Jung. »
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On comprend alors l'importance capitale d'une philosophie axée sur le sens commun et sur la contemplation à la base de la formation intellectuelle et spirituelle des clercs, tant laïcs qu'ecclésiastiques. La cléricature et le clergé, pris comme tels et indépendamment des individus qui en font partie et qui peuvent être plus que médiocres, représentent dans l'ordre social ce qu'est l'intelligence dans la hiérarchie des facultés, non point sans doute d'une manière universellement reconnue, mais du moins dans l'opinion que leurs représentants ont globalement d'eux-mêmes. L'intellectuel et l'ecclésiastique sont ainsi portés par leur groupe aux échelons supérieurs de la société. Or, plus on monte en raison du titre qu'on possède et du prestige que la société lui reconnaît, plus les risques d'illusion augmentent relativement à l'objet de la fonction exercée. Le clerc est tenté de croire qu'il est capable, simplement parce qu'il est clerc et que cette qualité lui est socialement attribuée, d'atteindre la réalité correspondante à la dignité qu'il a. L'erreur est d'une fréquence inouïe. Sans parler des poéteraux qui s'estiment des génies méconnus ou des artistes sans le moindre don qui rivalisent avec eux en prétention, il suffit ici d'évoquer les « diplômés » de toute espèce qui composent le mandarinat plus on moins bien rétribué (et plutôt mal que bien) des sociétés occidentales fortement fonctionnarisées, où toute situation s'obtient à l'aide de parchemins dûment estampillés par les écoles de tout genre et à la suite d'examens ou de tests de toute espèce. Que d'échecs et de dégringolades en ces espoirs d'ascension sociale ! Que de vocations artificielles suscitées, non point par un appel intérieur, mais par les exigences extérieures d'une société où l'administration des choses remplace de plus en plus le gouvernement des hommes !
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L'illusion s'élève à un haut degré de perfection lorsque le clerc occupe une position telle qu'il peut exercer sur autrui par la parole et par l'écrit une influence quelconque : l'écrivain, le journaliste, le professeur, l'orateur, le prédicateur édifient en effet, selon l'admirable formule du vieux Démocrite, « un univers de mots » qui agit sur les conduites humaines, celles de l'intéressé d'abord, celles des autres qui le lisent ou l'écoutent ensuite. Mais lorsque le clerc a la faculté de diriger les consciences et de commander autrui en pesant sur l'origine de ses actes, la volonté de puissance qui travaille l'être humain depuis le péché originel peut l'aveugler -- tout en le persuadant qu'elle l'éclaire -- à un point tel qu'il a, sans le moindre doute, la conviction absolue d'avoir raison et d'être dans la vérité. L'illusion est ici à son comble.
Un mécanisme psychologique joue alors qui la consolide et la fait passer, aux yeux de celui-là même qui en est la proie, pour la seule et authentique réalité. La substitution au réel d'une image ou d'une idée qu'on s'en forge est un phénomène d'une banalité quotidienne : on se replie sur des représentations faute de saisir des présences ; on s'emprisonne dans un musée intérieur dont on a peint soi-même les murs sans fenêtres ; on se fabrique des êtres de raison faute de pouvoir atteindre l'être réel. Mais pour que l'être de raison qui n'a d'autre existence que dans la pensée puisse triompher de l'être réel dont la présence le menace, il faut à tout prix éliminer ce danger en confectionnant de toutes pièces un autre monde, un autre univers avec d'autres êtres et d'autres choses, un environnement psychique et matériel d'où la nature soit exilée, où règne l'artifice, où le conformisme gouverne les conduites. L'illusion, pour être, doit se muer en révolution, en réformes de structures, en transformation de la nature et de la société. Pour que le mythe soit réalité, il faut que mystificateurs et mystifiés le soient totalement et, pour qu'ils le soient totalement, il faut que « l'homme nouveau » né de l'image que Narcisse se fait de lui-même en se penchant sur elle et en s'identifiant avec elle, se fasse chair : les techniques qui altèrent (au sens le plus fort) la nature seront transposées au niveau psychologique et, par la répétition publicitaire, analogue à l'usinage de produits en série, altéreront l'homme à son tour.
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Tel est le résultat infaillible de l'éviction du sens commun, de la métaphysique, de la contemplation : leur bannissement de l'instruction et de l'éducation actuelles est peut-être et le signe de la mutation de l'homme en insecte supérieur. Quand le clerc, l'intellectuel, le prêtre n'ont plus ce bon sens qui permet de distinguer le vrai du faux, quand ils n'adhèrent plus au réel, quand ils ne contemplent plus j'être en s'inclinant devant son objectivité, quand « la métaphysique naturelle de l'esprit humain » ne sustente plus leur pensée, d'une manière consciente ou inconsciente, ils deviennent fatalement des agents séditieux dont l'activité destructrice se porte tout entière sur l'être et sur la totalité du réel : *l'intelligence remet en cause son objet propre et le remplace par ses propres productions*. La subjectivité, grand mot qui signifie simplement le Moi, s'étale aux confins de l'être jusqu'à englober Dieu lui-même.
On s'abuse complètement lorsqu'on pense qu'au déclin de la contemplation correspond une croissance de l'action. Le clerc, laïc ou ecclésiastique, qui a déserté les assises du sens commun et les perspectives de la contemplation, ne devient pas pour la cause, quoi qu'il en dise, un homme d'action. L'action jaillit toujours, sous une forme ou sous une autre, de la surabondance de la contemplation. *Agere sequitur esse*. Pour agir, il faut devenir ce qu'on *est*, soit par nature, soit par grâce. Le P. Garrigou-Lagrange n'a cessé d'enseigner cette primauté de l'être avec toute la tradition grecque et thomiste. Il en résulte, que là où il n'y a pas de contemplation, il n'y a pas non plus d'action effective, mais une certaine conduite qui en usurpe le nom et qui consiste à faire plutôt qu'agir. Si paradoxale qu'en soit en apparence l'assertion, le clerc qui renonce à la contemplation devient une sorte d'ouvrier, à cette différence près qu'il imprime une forme nouvelle dans les intelligences et dans les cœurs, plutôt que dans la matière.
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Il est, selon le mot, qui va loin, de Staline, un « ingénieur des âmes », un « laveur » un « pétrisseur de cerveaux », qui introduit dans l'intelligence des autres, de gré ou de force, non pas tant son propre point de vue sur les êtres que les idées qu'il en a et qui coïncident avec eux. Ce n'est plus la réalité objective qui constitue ici le point de rencontre des sujets différents et le socle de leur accord, mais, une identique structuration des esprits et, au sens très kantien de l'expression, les mêmes formes a priori de la sensibilité, les mêmes catégories de l'entendement. Ce n'est plus l'être commun qui réconcilie les intelligences différentes, mais une subjectivité similaire, des passions symétriques, des idéologies analogues ou voisines. J'ai suivi par exemple de près l'action catholique des milieux indépendants en Belgique depuis plus d'un lustre. On se trouve ici devant des mentalités différentes, issues de milieux sociaux bourgeois, imprégnées d'individualisme. Ce n'est pas du tout des notions de sens commun, le goût de la contemplation, la participation à des réalités spirituelles les mêmes pour toutes, qu'on leur enseigne, mais les idéologies à la mode, les passions du temps, saupoudrées de christianisme. On forme les esprits dans un certain sens, qui est celui de l'époque, parce qu'il est plus facile d'ajouter une rallonge chrétienne aux énormes pressions sociologiques qu'ils subissent déjà et qu'on obtient une unanimité de tout repos avec des âmes passées au même moule. On se persuade au surplus qu'on agit en pleine réalité, alors qu'on ne fait que collaborer à la fabrication de l'illusion sociale.
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On saisit de la sorte la raison pour laquelle le clerc contemporain, laïc où ecclésiastique, est généralement « du côté du manche » du côté des pressions sociologiques et des philosophies dominantes. Il était au XVIII^e^ siècle le vassal de l'aristocratie libertine et dégénérée, au XIX^e^ celui de la bourgeoisie libérale, il est au XX^e^ celui des masses populaires.
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Il a un flair prodigieux pour sentir ce qui favorise sa volonté de puissance déchaînée par le rejet de la contemplation, -- car la volonté de puissance est strictement une faiblesse qui veut se faire passer pour force, comme l'a montré Platon à propos du tyran, esclave de la foule qui le porte au pouvoir. A cette débilité du clerc doit répondre l'asthénie de ceux qu'il prétend régenter. Or rien n'est plus docile que la masse... Le clerc, privé du magnétisme de la contemplation et incapable de susciter par son exemple en autrui la même finalité, a besoin d'une matière humaine où il puisse imprimer le sceau uniforme de sa représentation. Plus la masse est grande, plus il se sent conforté. La *vox populi* est pour lui la *vox Dei*. Il s'imagine conduire cette masse qui, à son tour, le conduit. A la limite, il est le serviteur des puissances de la terre, parce qu'il est de moins en moins intelligent, parce qu'il appréhende de moins en moins le réel, parce qu'il a renié la condition humaine. « Je tiens l'intellectuel moderne, écrivait Bernanos avec une juste violence, pour le dernier des imbéciles jusqu'à ce qu'il ait fourni la preuve du contraire. » La fascination que le communisme et les idéologies communautaires exercent sur le clerc contemporain n'a rien d'étonnant. Ce sont là des systèmes qui lui vont comme un gant : ne visent-ils pas à faire, à fabriquer une société nouvelle, un monde nouveau ? Le clerc qui n'a pas été formé à la discipline de la contemplation et qu'on a lancé dans « l'action » n'a d'autre ressource que de mimer l'action véritable en fabriquant des êtres humains conformes au modèle qu'il porte en sa tête. Or, le système d'usinage des hommes le plus remarquable est le communisme. A tout esprit sans préjugé, le communisme a pour caractéristique essentielle de n'exister que dans l'imagination. Ce qui existe en fait, comme l'a montré Djilas, c'est « la nouvelle classe dirigeante » que la réalisation du mythe engendre automatiquement. Comment le clerc, à qui la folie de son époque, a inculqué le mépris et parfois la haine du bon sens et de la contemplation, ne serait-il pas attiré par cette doctrine ?
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Tout l'y séduit : la chimère et la perspective d'être prince en la chevauchant. Il n'est nullement étrange qu'un certain christianisme se rapproche du communisme jusqu'à se confondre avec lui : l'un comme l'autre sont des produits du subjectivisme le plus désincarné. L'ange de lumière est bien devenu la singe de Dieu. Pourquoi l'homme de Dieu ne serait-il pas tenté par le même mimétisme et, s'il est désarmé, s'il a perdu son bon sens, s'il n'a plus l'esprit contemplatif, ne succomberait-il pas parfois au désir de régner à son tour sur un nouveau Paradis terrestre ? Le faible est un imitateur.
L'idolâtrie de la praxis, de l'action, conduit infailliblement à détourner l'homme de Dieu et à traiter l'homme en chose. Nul besoin de longs raisonnements pour le démontrer. L'histoire de la pensée moderne est assez éloquente à cet égard. A mesure que la connaissance objective et la contemplation ont cessé d'être la règle des philosophes, la métaphysique a perdu son caractère législateur et suprême. Sa ruine a sonné le glas de la théologie naturelle. L'existence de Dieu est quasi unanimement tenue pour un simple article de foi : elle n'est plus la conclusion d'une argumentation rationnelle. La philosophie est affaire d'opinion personnelle. Une science ? Tout au plus une réflexion sur les sciences positives. Mais comme les sciences positives n'ont presque plus rien de théorique et qu'elles visent a rendre l'homme Maître et possesseur de la nature, il est clair que la philosophie a partie liée avec cette action dont nous avons dit plus haut le caractère démiurgique : l'homme redevient *homo faber*, capable de traiter les autres hommes comme on traite la matière, pourvu qu'il dispose des connaissances suffisantes et du pouvoir adéquat. La philosophie justifie cette *praxis :* il ne s'agit plus désormais de connaître le monde ni l'homme, mais de les transformer. Quant à la théologie catholique, on sait assez que « la pastorale » en a pris, la direction. Cette théologie pastorale, en de trop nombreuses applications pratiques, renverse toutes les positions tenues pour vraies par deux mille ans de christianisme.
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« L'essence de la perversion religieuse, écrit l'évêque anglican Robinson, est atteinte quand le culte devient un domaine où l'on se retire du Monde pour être avec Dieu. » Mon curé enseigne à ses paroissiens qu' « on ne vient pas à la Messe pour prier ». A l'objection que je lui faisais : « Et les *oremus* qui jalonnent le Saint Sacrifice ? » il ne m'a répondu que par un grand geste d'autorité. Ce cas extrême est loin d'être unique. Faute de *theoria* théologique préalable, « la pastorale » devient fréquemment l'occasion pour le pasteur de manipuler les fidèles et de les couler dans le moule uniforme d'une liturgie qui leur casse les oreilles et les empêche de participer réellement au Sacrifice du Christ. La liturgie n'a plus pour rôle d'élever les fidèles vers Dieu, mais de rapprocher le prêtre des laïcs. L'acteur de théâtre essaie lui aussi de toucher le spectateur et de lui faire prendre part à l'action. La Cène se métamorphose trop souvent ainsi en scène. De telles déviations sont trop nombreuses pour n'être qu'accidentelles. Elles procèdent d'un état d'esprit qui consiste, nous n'irons pas jusqu'à dire à détourner sciemment de Dieu, mais à faire porter l'accent sur la Parole plutôt que sur Dieu lui-même, sur la liturgie du signifiant plutôt que sur la liturgie du signifié, sur les Moyens plutôt que sur la fin. Le fidèle emporté par le tintamarre ne réagit plus : il est façonné par la vague de sons et par le tapage qui l'emportent, à peu près comme le partisan immergé dans une manifestation de niasse. Tout recueillement lui est interdit. A la racine de cette « pastorale » il y a la conviction inarticulée chez la plupart des prêtres, Mais très nette chez certains innovateurs, que le Sacré ne se manifeste pas sur l'Autel ni dans le secret des âmes, mais qu'il apparaît dans la collectivité soumise à un pétrissage approprié. « Le Sacré est la profondeur du commun, estime l'évêque Robinson... la fonction du culte est de nous rendre plus sensible à ces profondeurs, de mettre au point, d'affiner, d'approfondir notre réaction face au monde et aux autres, au-delà de l'immédiat (goût personnel, intérêt, préoccupation, etc.) jusqu'à l'ultime. »
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Le rôle du culte n'est plus de rendre gloire à Dieu, mais « de devenir la communauté réconciliée et réconciliante ». Qu'il y ait là un retour à des pratiques magiques qui visent à l'évanouissement de la personnalité, peu de psychologues en douteront. On n'imite pas sans danger les méthodes modernes de maniement des masses.
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**3. --** La dernière leçon que je dégage de ma lecture de l'ouvrage du P. Garrigou-Lagrange sur le sens commun est l'irréductible opposition entre la philosophie de l'être que les Grecs et les Chrétiens ont pour ainsi dire incorporée à leur pensée et à leur comportement, et la « philosophie » -- si l'on peut dire -- du devenir, ainsi que la « théologie » de l'évolution, toutes deux à la mode chez les catholiques.
Personne ne lit plus les livres d'Édouard Le Roy, disciple de Bergson et un des coryphées du modernisme au début de ce siècle. Le Révérend Père a vu à bon droit en lui un des adversaires les plus sérieux de la philosophie et de la théologie traditionnelles. De fait, les thèmes qu'il développe rendent un son étonnamment actuel. Lorsque Édouard Le Roy décrit le monde extérieur comme « une pâte plastique et malléable où l'activité vivante trace des figures et dispose des systèmes de relations » selon les commodités de la vie pratique, et qu'il ajoute que ces figures et cet ensemble de rapports se modifient sans cesse : « axiomes et catégories, formes de l'entendement et de la sensibilité, tout cela devient, tout cela évolue, l'esprit humain est plastique et peut changer ses plus intimes désirs », on se croirait en face d'un texte mi-existentialiste, mi-marxiste : l'homme modifie le monde par son action et, à son tour, le monde modifie l'homme. L'histoire de l'humanité est « dialectique ». L'homme se projette dans le monde qui lui restitue ce projet, agit sur ses organes, sur son cerveau, sa pensée, et le fait entrer dans la chaîne sans fin de transfigurations réciproques.
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Rien n'est. Tout change perpétuellement. Le principe d'identité est sans valeur. Marx pourra dire que l'esprit est matière et Teilhard que la matière est esprit. Ce n'est pas l'analyse du réel qui en décidera, mais les pentes secrètes de la sensibilité, « la vie intérieure » spécifie Édouard Le Roy, et elle seule, « puisqu'un au-delà de la pensée est impensable ». Selon donc que la subjectivité décrétera que l'esprit est l'autre nom de la matière ou inversement, en fonction d'une expérience qui ne porte pas sur le réel, mais sur l'image qu'on s'en fait, l'affaire sera réglée. Les différences et les oppositions importent peu, d'ailleurs. Ce qui compte, suivant le modernisme en vogue au commencement du siècle, c'est le fait que la religion est une forme de la vie, évoluant avec celle-ci, et qu'elle se retrouve en tout homme ; Dieu est immanent à la conscience humaine et se révèle à travers son développement. A mesure que l'humanité progresse, Dieu se manifeste de plus en plus en elle. Les contradictions sont dès lors entraînées dans un processus qui les efface. A la limite, après avoir triomphé de ses crises de croissance, le genre humain, devenu adulte, ne fera plus qu'une seule communauté, où Dieu sera tout en tous. Alfred Loisy ne fera que tirer les conclusions logiques des prémisses posées par Édouard Le Roy lorsqu'il jettera les bases d'une religion de l'humanité dont le protestantisme libéral avait tracé l'ébauche et que le marxisme durcira en orthodoxie athée : point d'autre divinité que l'homme : « La réalité universelle est progrès, c'est-à-dire croissance, ascension vers le plus et le mieux, c'est-à-dire marche vers le parfait. Cela encore, tout le montre dans la nature, notamment l'évolution biologique ; tout le montre aussi en nous et l'histoire et la psychologie en témoignent également. En somme, l'existence même est effort d'accroissement, travail de réalisation ascendante. Ainsi le moral paraît le fond de l'être... Cette réalité morale, esprit de notre esprit, est radicalement irréductible à toute autre forme de réalité, de par sa place, même au sommet ou plutôt à la source de l'existence.
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Il faut donc affirmer son primat et c'est cette affirmation qui constitue l'*affirmation de Dieu* ». « Si nous déclarons Dieu immanent, c'est que nous considérons de Lui ce qui est devenu en nous et dans le monde ; mais pour le monde et pour nous il reste toujours un infini à devenir... et de ce point de vue Dieu apparaît comme transcendant. »
Teilhard de Chardin n'a rien inventé : son œuvre orchestre une musique dont les thèmes ont été critiqués, voici longtemps, par le P. Garrigou-Lagrange qui les rangeait, à juste titre, dans la catégorie du monisme panthéiste évolutionniste. La proclamation de la primauté du devenir sur l'être ne peut que dissoudre Dieu dans l'homme et dans le monde. Comme le disait le P. Garrigou-Lagrange, avec une concision et une énergie qui semble aujourd'hui disparues chez la plupart des théologiens, « nier le primat de l'être, affirmer celui du devenir... c'est... nier la valeur objective du principe d'identité, loi fondamentale de la pensée, et mettre l'absurdité au sein même du réel. C'est la position des panthéistes qui absorbent Dieu dans le monde et doivent en venir à nier Dieu. L'alternative revient à cette autre : Dieu ou l'absurdité radicale. » Nous dirions volontiers pour notre part : Dieu ou le mythe à l'état pur, quintessencié.
Nous y sommes en plein. Il est trop évident que la « philosophie », marxiste et la « philosophie » teilhardienne ne sont pas des systèmes qui recueillent l'adhésion de l'intelligence : ils séduisent l'imagination et tourneboulent les esprits ; dans les cas les plus favorables, ils servent de « vision du monde » à des gens pressés qui n'ont pas le temps de s'initier à l'austère contemplation métaphysique ; dans la plupart des cas, ils s'imposent par leur fausseté même aux esprits faux avides d'ordonner logiquement leurs folles pensées. Toutes les philosophies du devenir sont en fait des croyances, c'est-à-dire des ensembles de jugements déterminés par un acte de la volonté : *homo credens non potest nisi volens*.
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Mais comme ces Jugements ne s'adossent ici qu'à des images -- le P. Garrigou a montré admirablement leur nominalisme -- et non à des réalités extramentales, leur contenu ne peut être que mythique, et celui qui leur accorde son assentiment, le fait avec d'autant plus de passion qu'ils sont plus précaires. Toutes les « philosophies » du devenir sont imprégnées de fanatisme, parce qu'elles sont à base de consentement irrationnel, même lorsqu'elles se présentent, chez Hegel ou chez Marx, nomme un rationalisme, ou lorsqu'elles ambitionnent de couronner toutes les sciences humaines, de la biologie à la sociologie, comme chez Teilhard. On l'a dit mille fois : le changement sans chose qui change, sans un sujet permanent du changement, est aussi fantastique que la grimace de chat, alors qu'il n'est point de chat, dans *Alice au Pays des Merveilles ;* l'évolution est un cadre pédagogique et logique projeté du dehors dans le grouillement des espèces : si la science repose sur l'expérience, elle n'a rien de scientifique ; le progrès dans un sens s'accompagne toujours d'une régression dans un autre. Ces vérités élémentaires sont cependant refoulées par le mythe le plus indéracinable de tous : celui que secrète l'individu replié sur lui-même qui se voit changer, évoluer, progresser, et qui éjecte hors de soi, dans l'être extérieur, le schème général de son devenir et de ses aspirations.
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Une telle mentalité mythique se diffuse dans la chrétienté et la conséquence suit : un renversement total des valeurs. Le mythe va se proclamer réalité et il dénoncera la réalité comme mythique en s'appuyant sur « la science » et sur le caractère « adulte » de l'humanité contemporaine : « la vieille doctrine de la transcendance n'est rien de plus que l'affirmation d'une vue démodée du monde », affirme impavidement le professeur R. Gregor Smith, cité avec éloge par l'évêque Robinson. Il s'agira donc de « démythiser » le christianisme en laissant tomber tout ce qui ne coïncide pas avec « les profondeurs de notre vie personnelle » et avec le fond inépuisable de « notre existence historique et sociale ».
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La théologie cède ainsi la place à l'anthropologie. L'apostolat a pour ressorts la psychologie et la sociologie. Il faudra rechercher avant toutes choses les besoins d'autrui et se convaincre, comme l'avançait déjà Édouard Le Roy, que « la valeur d'une vérité se mesure avant tout aux services qu'elle rend ». L'amour inconditionnel des autres hommes devient ainsi le seul élément authentique du christianisme.
Y a-t-il au monde conception plus mythique que celle-là ? L'amour inconditionnel d'autrui, s'il n'est pas de Dieu même, si celui qui en est le siège n'est pas un saint et n'est pas confirmé en grâce, est l'outre d'Éole : il débride toutes les tempêtes. Je ne connais rien qui soit plus dévastateur que cet amour-là. Non seulement il conduit immanquablement à céder aux pires désirs d'autrui (il n'est soumis à aucune condition, à aucun ordre prétendument « extrinsèque » à la « conscience ») et au relâchement de toutes les règles morales (euthanasie, contraception, avortement, divorce, etc.), mais il érige celui qui aime inconditionnellement en juge absolu de ses actes. Placé en face de plusieurs devoirs d'aimer inconditionnellement, il prononcera son verdict en recourant à son seul arbitraire. Il le justifiera en fonction de sa subjectivité, s'il l'ose, ou en élaborant une théorie destinée à dissimuler son moi, s'il veut cacher sa superbe. Tel abbé, formé à « l'action » détourné de la contemplation, la tête bourdonnante de ce modernisme de l'amour inconditionnel qui voile l'inconditionnel amour de soi, aidera des tueurs algériens à passer la frontière et leur sacrifiera sans remords l'affection que tout homme bien né porte à ses compatriotes : il arrête irrévocablement qu'il est, par le fond de son être, au niveau de la Providence, plus uni aux premiers qu'aux seconds. Et il sera couvert par ses supérieurs. Le drame des prêtres-ouvriers s'explique d'une manière analogue. Il en est de même du patronage et de la caution que certains ecclésiastiques accordent au communisme.
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Partout, les aberrations de l'amour inconditionnel sont expliquées, définies, édifiées, en fonction de je ne sais quelle Providence à l'œuvre dans je ne sais quelle Histoire majusculaire, qui, par hasard, coïncide toujours avec les convoitises du moi, son prurit de domination et la théorie qu'il édifie afin de mettre, le monde et la chrétienté en accord avec ses chutes. Nous aimons nos penchants, nous n'aimons pas ce vers quoi nous penchons, disait Nietzsche avec sagacité. Le clerc moderne a renoncé à la sagesse qui place le bien dans les choses (*bonum et malum sunt in rebus*). Il le fait coïncider avec la représentation imaginaire qu'il s'en est forgée et qui se réfère, en dernière analyse, à lui-même. Il a pareillement renoncé à l'action proprement dite dont la valeur dépend essentiellement de l'appétit rectifié par la raison. Il l'a remplacée par cette agitation brouillonne, chaotique et séditieuse (il n'y a pas d'autre mot) qui surgit chaque fois que *l'agir* est supplanté par le *faire* et que l'homme prétend imposer à la nature des choses un modèle de perfection qu'elle détiendra désormais de lui et non plus du Créateur. Lorsque le clerc, laïc ou ecclésiastique, se croit subrepticement Dieu, il déchaîne les catastrophes.
Le culte du devenir instigue nettement à la dépréciation du passé, à l'exaltation du présent et surtout à la transfiguration de l'avenir. Comment en serait-il autrement ? Le présent est le lieu même du devenir, et comme, à peine né, il sombre dans le passé, le privilège qu'on lui accorde n'est qu'un prétexte rhétorique destiné à diviniser l'avenir. *L'aggiornamento, au* sens moderniste ou néomoderniste du mot, ne consiste nullement dans la reconnaissance de l'évolution du dogme après la mort du Christ et des Apôtres. « Tous les théologiens catholiques, note le P. Garrigou-Lagrange, définissent cette évolution en disant qu'elle n'est pas dans la réalité connue, ni dans la révélation qui nous en est faite par Dieu, mais dans la connaissance que nous en avons ; et les progrès de notre connaissance consistent, disent-ils, dans un passage de l'implicite à l'explicite... La foi de l'Église primitive n'avait pas une extension moindre que la nôtre, nous ne connaissons pas plus de choses, mais les mêmes choses d'une façon plus précise...
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La théologie déduit des conclusions nouvelles, qui n'étaient que virtuellement contenues dans les articles de foi. » Il ne s'agit donc pas pour lui de tirer du trésor de la Révélation une ou des conséquences qui viendraient à leur heure, à leur temps. Il ne s'agit même pas d'une simple adaptation des formes extérieures de la pensée religieuse et du culte à d'évidentes nécessités du présent ou d'explications données aux hommes d'aujourd'hui pour qui la connaissance de Dieu n'est plus l'affaire de leur vie, telle, par exemple, la liturgie actuelle du Baptême. Il s'agit très déterminément de conformer la Foi, le Dogme et l'Église aux « exigences du temps présent » considérées comme critère absolu de vérité, de manière à exclure de la Révélation ce qu'un « esprit moderne » ne peut plus admettre et à en accepter ce qu'il veut bien en recevoir. Une énorme propagande s'est déployée à l'occasion de l'*aggiornamento* et du Concile pour faire triompher ce qu'il faut bien appeler une Réforme beaucoup plus décisive que celles de Luther et de Calvin.
Or cet *aggiornamento* a pour fin déclarée (il suffit de lire les textes de la propagande) de construire une « société nouvelle » et un « homme nouveau » les structures de la première étant adaptées aux aspirations du second, et celui-ci se réalisant à mesure que celles-là élimineront les institutions anciennes. Dieu est prié, sinon sommé, de collaborer à l'édification du Paradis Terrestre de l'avenir. Dieu est révolutionnaire. Il bénit toutes les libérations de l'homme dans l'ordre sexuel, économique, politique et social. Il est appelé à être, avec le consentement de certains théologiens et de certains hommes d'Église, la Prince de ce monde. On n'en finirait pas d'énumérer les sottises qui ont été commises, en paroles et en actes, par des catholiques de tout acabit à l'occasion de l'*aggiornamento*.
La valorisation de l'avenir qu'entraîne la philosophie du devenir inoculée à la chrétienté est en train de provoquer des ravages chez les ecclésiastiques ignorants de la théologie traditionnelle. Elle les conduit, d'une part, à se détacher de l'éternel et de l'autre, à tout concéder au temporel, même ses pires dévergondages.
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L'avenir est, en effet, la partie irréelle du temps. On peut dire, sans paradoxe, qu'il est intemporel puisqu'il n'existe pas encore dans ce temps dont on fait la trame même des choses. Pour lui accorder l'existence, il faut consentir au déterminisme universel avec les partisans du monisme évolutionniste et du marxisme. Or le déterminisme universel n'est pas objet de science, mais de croyance : comme l'écrivait Brillottin, il faudrait une infinité d'expériences pour le prouver. De toute manière, le culte de l'avenir s'adresse à une entité dont l'existence tenue pour effective est *hic et nunc* intemporelle. L'avenir mime Dieu avec d'autant plus d'attrait qu'il se prolonge à l'infini. Il est le succédané de l'éternel. A ce titre, il est psychologiquement le lieu d'élection de la plupart de nos vices : la gratitude se tourne vers le passé ; l'attention de l'esprit, la charité, l'héroïsme, la générosité, la grandeur d'âme sont greffés sur le présent, mais l'avarice, la peur, l'ambition, la concupiscence regardent vers lui. L'envie assure sa jonction avec la fluence du présent. En fin de compte, il n'a qu'un point d'attache : le moi et son perpétuel projet d'être, le moi et ses extases (au sens étymologique et existentialiste du mot) ; le moi qui est, individuellement et collectivement, le siège de son aspiration vers lui et qui se reconnaît en lui. Nous n'avons jamais qu'un seul produit de remplacement de Dieu : le moi, ou encore le nous où il se perd pour en rejaillir, escamoté mais plus grand. Qui peuple en effet l'avenir, sinon le moi et ses songes ? Le moi est le démiurge du futur. La préoccupation relative à « la religion de l'avenir » qui sévit en tant de têtes chrétiennes et qui est la conséquence d'un *aggiornamento* placé hors de ses gonds, y atrophie le sens de l'éternel parce qu'elle lui ressemble : l'éternel est demain, comme il est aujourd'hui, mais à la différence de l'avenir, il ne dépend pas du moi.
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Si le passé, une fois passé, est une sorte d'absolu que personne ne peut modifier, les prérogatives et les passe-droits conférés par une partie appréciable du clergé contemporain au nouveau et à l'avenir au mépris de -- la tradition et du passé, sont les signes d'un relativisme moral qui n'a plus besoin de se cacher : il s'exhibe au contraire et il se justifie toujours par un recours aux « nécessités » de l'époque. « Il n'est plus possible aujourd'hui de ne pas admettre le divorce » : presque tous les théologiens protestants à la page le proclament et le problème est discuté par les Éliacins catholiques. D'importantes concessions à l'usage, naguère encore prohibé, des moyens anticonceptionnels sont faites au moins par un prêtre de mon diocèse dans ses conférences à de jeunes ménages. On prône un dénuement ostentatoire, un laisser-aller vestimentaire, un langage « peuple ». Mon curé, qui ne recule devant aucune innovation, danse avec ses paroissiennes à l'occasion et en public. Il est absolument persuadé que son mépris affiché des vieux tabous ecclésiastiques va lui attirer les faveurs des incroyants. On s'abaisse avec délices. J'ai même lu quelque part qu'un de mes collègues d'une université catholique avait souhaité qu'une bombe eût anéanti les pompes vaticanes lors de la dernière guerre. Il n'y a que les nantis, disait, je crois, Alfred Fabre-Luce, ou ceux qui aspirent à l'être, qui ne s'aperçoivent pas combien les déshérités ont besoin de ce superflu qu'est autour d'eux le luxe : ils s'y réchauffent l'âme. J'ai encore connu le temps dans mon enfance où les paysans se réjouissaient de la fortune immense que possédait l'héritier de l'ancien seigneur de mon village natal, comme si elle était la leur. Tous ces comportements et tant d'autres encore indiquent l'existence d'un relâchement des mœurs cléricales dont on s'étonne de ne point voir les autorités ecclésiastiques s'étonner. L'esprit de trop nombreux prêtres s'est laissé pénétrer de relativisme sous prétexte, d'apostolat et *d'aggiornamento*. Je ne suis pas bégueule et, de race paysanne, il m'arrive d'appeler un chat un chat devant des oreilles qui peuvent entendre ce langage, mais je suis abasourdi par le laxisme de certains prêtres en matière de cinéma, par exemple.
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J'ai assisté un jour, par hasard, à la projection d'une bande louée par la Centrale Catholique du Film à un cinéma de paroisse c'était une ordure et j'ai dû me lever en disant tout haut à mes voisins que les coucheries avaient lieu d'ordinaire dans le noir, mais non en public. Ce relativisme est la contre-partie, de la philosophie (et de la théologie) de la libération de l'homme, propre à notre temps. Les aspirations de l'homme contemporain sont sacrées. L'amour inconditionnel qu'il faut avoir pour ses frères les considère comme légitimes, même si elles remettent en question la morale traditionnelle. La morale de l'avenir, éclairée par la psychologie et par la sociologie, montrera que les règles de l'éthique ancestrale sont largement tributaires d'une mentalité « préscientifique » et que la notion de péché est à réviser complètement. C'est ainsi qu'en tel endroit des prêtres enseignent aux enfants du catéchisme qu'il ne faut plus avouer en confession le péché dit de désobéissance, et que j'en ai entendu d'autres préconiser publiquement la suppression de la première communion solennelle sous le pédant prétexte qu'elle est le rite d'initiation propre aux sociétés archaïques. Certains vont même jusqu'à proscrire le culte de la Vierge et des Saints et ne tolèrent plus dans leurs églises des statues qui offensent les esprits formés « à la rigoureuse discipline de l'hagiographie moderne ».
Je n'ai fait que prendre au hasard dans la collection d'exemples que j'ai rassemblée quelques traits qui n'épuisent pas le sujet. Tous reflètent une peur extrême de paraître étranger au siècle, une volonté d'*aggiornamento* à tout prix, dans un domaine quelconque choisi selon le tempérament. On se demande avec effroi quelle théologie relativiste a bien pu être enseignée à ces prêtres. Mon impression très nette est que leur savoir théologique est médiocre, sinon nul, et qu'ils ont dû se construire vaille que vaille une conception propre du Divin. La plupart ont échoué dans cet effort et ont adopté celle que l'époque traîne à sa suite : Dieu est ce qui répond aux besoins de l'homme actuel, Dieu est « la profondeur » de la subjectivité, Dieu est ma représentation de Dieu, telle que ma mentalité d'homme du XX^e^ siècle l'élabore.
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Comme on se sent sur un terrain sûr lorsqu'on lit dans le R.P. Garrigou-Lagrange ces phrases simples et lumineuses :
« Infiniment au-dessus de l'utile, mais féconde comme une cause et comme une fin suprême, la Vérité première ne cesse de nous dire comme autrefois à saint Augustin : Je suis le pain des forts ; grandis et tu me mangeras. Et tu ne me changeras pas en toi, comme l'aliment de ta chair, mais c'est toi qui seras changé en moi. Dieu nous demande de grandir. Lorsqu'Il se révèle à nous, Il cherche à nous diviniser en quelque sorte et non pas à s'anéantir en nous. Lorsqu'Il se donne, Il ne se contente pas de pourvoir à nos besoins... Il nous aime au-delà de tout ce que nous pouvons concevoir et désirer, jusqu'à vouloir nous associer à sa vie intime, nous-amener peu à peu à *Le voir comme Il se voit* et à *L'aimer comme Il s'aime*... Ne pas se placer au point de vue surnaturel de Dieu, s'arrêter aux besoins actuels de nombre d'âmes c'est vouloir ne rien comprendre au sens et à la portée de la Révélation. Si au contraire nous voulons chercher à connaître Dieu comme Il le mérite, comme Il l'ordonne, pour lui-même, alors cette connaissance nous apparaîtra féconde, non pas à la manière des moyens utiles, mais à la manière d'une cause et d'une fin suprêmes... Cette théologie est méconnue comme le sens profond et surnaturel de l'Évangile ; des simples, des âmes contemplatives en vivent, mais les sages devenus trop prudents n'en vivent plus... Si d'ailleurs nos besoins devenaient la norme de nos affirmations, que resterait-il de la Vérité révélée ? On demande aujourd'hui à l'Église d'enlever à la parole de Dieu ce qu'elle a de trop intransigeant dans le ton sur lequel elle affirme, de trop, sublime dans l'excès d'amour qu'elle exprime (les besoins de l'âme moderne ne vont pas si haut), de trop tragique dans les justices qu'elle annonce...
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L'amour des âmes, par cela seul qu'il est fondé sur l'amour de Dieu, ne peut jamais porter l'Église à commettre cette faute dont le monde ne peut toujours s'apercevoir, qui pourtant offense Dieu très gravement et qui consiste à diminuer sa Gloire, de façon plus ou moins consciente à subordonner ses idées aux nôtres, sa Volonté infiniment sainte à nos caprices d'un instant... Ce que l'âme moderne ne sait plus assez, ce qu'elle est gravement coupable de ne plus savoir, c'est que Dieu est Dieu et que nous par nous-Mêmes ne sommes que néant... Dieu veille sur sa science, la théologie, lui interdit d'être trop humaine, lui défend à l'égard des idées en vogue certain respect qui ne serait au sens scripturaire du mot que *Stultitia* ou respect humain. »
« On ne saurait trop le redire en ce temps d'agnosticisme, *en un sens nous connaissons Dieu beaucoup mieux que nous ne connaissons les hommes avec lesquels nous vivons le plus intimement*. L'homme qui me tend la main se décide peut-être au même instant à me trahir, son geste est peut-être un mensonge, je puis douter de sa parole, de sa vertu, de sa bonté. Je sais au contraire de source absolument certaine, même par ma seule raison, que Dieu ne peut pas mentir, qu'il est infiniment bon, infiniment juste, infiniment saint. De tous les êtres, c'est lui, en un sens, que je connais le mieux, lorsque je récite en le méditant le Pater, comme c'est de Lui que je suis le mieux connu. Nous sommes plus sûr de la rectitude de ses intentions que de la droiture de notre cœur... Dans le système pragmatique du dogme, le *criterium* de la vérité n'est plus l'être évident, c'est le rapport d'une action commandée ou conseillée avec nos innéités, nos besoins profonds. Mais que valent ces innéités dans un système qui ne peut admettre l'immutabilité de notre nature et son rapport ontologique et fixe avec Dieu ? Ce sont des remous de l'inconscient. »
\*\*\*
Il y a quarante ans que ces textes ont été écrits et que le P. Garrigou-Lagrange a mis toute son intelligence et tout son cœur à montrer les affinités du sens commun, de la philosophie aristotélicienne et thomiste, de la théologie traditionnelle.
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Tout est mis en œuvre, aujourd'hui que « nous vivons, comme le dit Gabriel Marcel, sans peut-être nous en rendre suffisamment compte, sous un régime de terrorisme généralisé », pour mettre en question et pour briser cette continuité. Il est possible que les auteurs de cette tentative, de cette *stultitia*, réussissent. Si l'on se bornait aux seules données de l'observation, leurs chances sont grandes. On peut parier à mille contre un pour le triomphe de la sottise. Mais il y a le renversement du pour au contre, il y a l'intervention imprévisible de la Grâce, il y a la Sagesse de Dieu et la sagesse du sens commun : le monde s'agite et Dieu le mène. Je me scande à mi-voix le beau vers d'Euripide ([^2]) :
AISKRON SIOPAV, BARBAROUS D'EAN LEGUEIN
C'est une honte de se taire et de laisser parler les Barbares.
Marcel DE CORTE,
professeur à l'Université de Liège
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### Face au modernisme
par Louis JUGNET
« Ennemis de l'Église, certes, ils le sont, et à dire qu'elle n'en a pas de pires, on ne s'écarte pas du vrai. Ce n'est pas du dehors en effet, c'est du dedans, qu'ils trament sa ruine : Le danger est aujourd'hui presque aux entrailles mêmes et aux veines de l'Église ; leurs coups sont d'autant plus sûrs qu'ils savent mieux où la frapper. »
(Saint Pie X, Encyclique « PASCENDI DOMINICI GREGIS » sur les doctrines des modernistes.)
Louis Jugnet, né en 1913, est agrégé de philosophie, professeur de Première supérieure (Khâgne) au Lycée Fermat et chargé de cours à l'Institut d'études politiques de Toulouse. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment : Pour connaître la pensée de saint Thomas d'Aquin, paru aux éditions Bordas en 1949 ; réédition, en 1964 chez le même éditeur ; Un psychiatre-philosophe, Rudolf Allers ou l'anti-Freud, paru aux Éditions du Cèdre en 1950.
UN RELIGIEUX connu à plus d'un titre écrivait, voici quelques années : « C'est bien sur un tombeau, sur un passé, que l'historien a l'impression de se pencher lorsqu'il évoque cette crise... On peut dire que le Modernisme est un phénomène complètement dépassé, tellement qu'il devient difficile de faire comprendre ce qu'il a été ([^3]). » Cette manière de voir est à peu près générale dans ce que le vénéré François Mauriac a nommé « La Sainte Église de France » expression qui tend de jour en jour à prendre plus de vérité...
Nous sommes, pour notre part, très fermement persuadé du contraire, et ce pour des raisons extrêmement réfléchies et conscientes que nous allons méthodiquement exposer. Écrit en signe de reconnaissance et d'indestructible affection pour le regretté Père Garrigou-Lagrange, cet article constitue du reste une introduction à la lecture de ses textes antimodernistes plus qu'une analyse de ceux-ci, telle que nous l'avions primitivement conçue : C'est qu'en effet la personne et l'œuvre du si cher Père sont un objet de sotte haine pour tout un clan dont l'intelligence et la loyauté ne sont pas, le fort.
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Citer de but en blanc tel ou tel texte serait donc s'exposer à une préalable fin de non-recevoir. Parler de Modernisme en 1964, c'est, on nous le dit et le redit pour des mobiles trop clairs, un signe évident de paranoïa. Attacher quelque actualité aux condamnations du Magistère contre les « pionniers » du début de notre siècle, c'est, comme disent si joliment les Allemands, « voir le diable peint sur le mur ». Si l'on veut sonner le tocsin, il faut donc s'exprimer fort clairement, trop clairement peut-être pour certains, aveugles volontaires conducteurs d'aveugles complaisants...
En règle générale, nous ne citerons pourtant personne de façon explicite ([^4]). De cette charitable réserve, nous aimerions qu'on nous sache quelque gré, mais dans l'actuelle conjoncture, nous n'y comptons guère.
L'ancien Modernisme a certainement existé. C'est, du moins, la Sainte Église Romaine (n'oubliez pas : Romaine, ce qui ne se dit plus de ce côté des Alpes) qui n'a cessé de nous l'affirmer dans l'exercice de son Magistère. Mais l'esprit humain, tel surtout qu'il s'incarne en une certaine famille, est tellement atteint par les conséquences de la chute qu'il faut souligner même ceci...
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Les modernistes de l'âge héroïque, les pionniers du début de notre siècle, ont feint de ne voir dans la systématisation de leurs vues aberrantes, présentée dans « Lamentabili » et dans « Pascendi » qu'une invention délirante des théologiens scolastiques. Relisons plutôt Loisy :
« De même que les théologiens du Saint-Office qui ont rédigé le décret « Lamentabili » pour avoir des propositions parfaitement condamnables, ont souvent altéré, quant à la forme et quant au sens, les textes où ils les voulaient prendre... ainsi les rédacteurs de l'Encyclique « Pascendi » pour construire, avec des éléments hétérogènes et disparates, un système assez cohérent... ont dû se livrer à leur exercice favori, la déduction syllogistique ([^5]). »
Cette vaine parade peut être facilement réduite, grâce à deux considérations très accessibles. D'abord cette modeste constatation : le procédé est connu depuis les hérésies des premiers siècles. Arius, c'est bien connu, n'était pas arien, ni Nestorius, nestorien. Et les Jansénistes n'étaient pas jansénistes ([^6]). Quoi d'étonnant, dès lors, à ce qu'il n'y ait pas eu de modernistes ?...
Caducité, usure du procédé, donc. Mais il y a beaucoup plus : personne en l'occurrence ne semble s'aviser *qu'il s'agit là en réalité d'une condition absolument générale de l'histoire et de l'interprétation des doctrines.* Des penseurs aux antipodes de nos positions l'ont parfaitement montré :
« Il s'agit ici de cette « histoire intentionnelle », comme Husserl dit lui-même, qui, étant donné un ensemble de textes et de travaux, essaie de discerner le *sens* (souligné dans le texte lui-même)... Ce sera une histoire dont la mise en perspective est faite par nous, par les problèmes que nous posons, et *notre intention est donc systématique autant qu'historique* (ici*,* c'est nous qui soulignons). L'histoire de la philosophie, d'ailleurs, ne peut jamais être la simple notation de ce que les philosophes ont dit ou écrit. Si c'était le cas, il faudrait remplacer les manuels d'histoire de la philosophie par les œuvres complètes de tous les philosophes.
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En réalité, du seul fait qu'on rapproche deux textes, et qu'on les oppose à un troisième, on commence d'interpréter et de distinguer ce qui est... dans le droit fil de (tel auteur), et ce qui, au contraire, représente dans sa pensée un accident... Bref, sous (tel système) tel qu'il est défini par les textes, on commence à discerner une *intention...* Histoire de la philosophie et philosophie ne sont pas séparables ([^7]). »
De sorte que les récriminations modernistes se ramènent très strictement à cette banale constatation : les théologiens romains ne sont pas guidés par les mêmes principes méthodologiques ni doctrinaux que les auteurs opposés. De ce fait, ils critiquent ceux-ci au lieu de les louer !...
Avançons d'un pas : il y a, dans l'Église, une croissance de l'erreur en ses modalités profondes. On a commencé par nier tel ou tel dogme en particulier, mais en prétendant respecter l'économie globale de la Révélation. Puis on a sapé le concept d'Église et tout ce qui s'y rattache. Enfin, on a frappé à la racine (« philosophisme » du XVIII^e^ siècle, semi-rationalisme d'Hermès et de Günther au siècle dernier, modernisme des années 1895-1910. Quant à la suite, nous allons voir !) ([^8])
Étant accordé qu'il y a eu un très réel Modernisme au début du siècle, est-il exact que, loin d'être paisiblement naturalisé au musée des erreurs, le Modernisme, en son essence, soit en pleine forme, et ravage la Vigne de Yaweh ? Un pas de plus : Nous répondons catégoriquement, OUI, et d'autant plus dangereusement que trop de gens ne le voient pas agir (ou *disent* qu'ils ne le voient pas)...
Le mot lui-même de « Modernisme » est dû aux auteurs italiens des années 1900 et suivantes. Malgré les critiques de beaucoup, l'Encyclique « Pascendi » le trouve bien choisi, et s'en sert d'un bout à l'autre. De nos jours, des gens qui sont certes fort loin de partager nos vues préfèrent le terme de « progressiste » pour l'appliquer aux novateurs des années initiales de ce siècle ([^9]).
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Par une convergence aussi intéressante qu'inattendue, des théologiens traditionnels, décrivant le tempérament intellectuel et les options fondamentales du Progressisme, dépeignent fort souvent, sous cette étiquette, des particularités qui relèvent du Modernisme le plus classique ([^10]). La chose se comprend du reste parfaitement, d'abord parce que les définitions nominales comportent, on le sait, une part de contingence, d'autre part, parce que *l'inspiration fondamentale du Modernisme et du Progressisme est bien la même *: mépris agressif du passé et de la tradition, adoration aveugle et irrationnelle du futur, croyance au progrès fatal et continu, etc. D'autres, encore, depuis les années 1940-50, parlent de « Théologie nouvelle » expression assez bénigne au premier abord, mais sous laquelle ils englobent de grosses erreurs doctrinales allant jusqu'à l'hérésie ([^11]).
Nous préférons franchement l'usage pur et simple, franc et net du mot « Modernisme » avec la précision chronologique « *Néo-Modernisme* ». Rêvons-nous ?
On peut au moins, sans risque pour eux, faire appel au témoignage des morts -- et quels morts ! On sait quel était sur ce point le très explicite avis du Père Garrigou-Lagrange, et c'est bien là l'explication de la plupart des viles insultes qu'il a dû subir. Rappelons que le Père J. de Tonquédec, dont la mémoire est si vivace chez beaucoup d'entre nous, nous écrivait clairement en 1946 déjà : « *Nous revenons au Modernisme, si nous n'y sommes pas déjà : Tout branle : Dogme, discipline, morale, ascèse, organisation pratique.* » Même le très irénique et paisible Père Gaston Rabeau, de l'Oratoire, théologien et philosophe d'une magnifique érudition, dont nous fûmes l'ami et parfois le confident, et dont les vues étaient parfois assez différentes des nôtres, nous parlait en termes fort clairs de l'influence permanente du Modernisme, en matière surtout exégétique. On sait aussi que les dernières années du savant et courageux P. Descoqs, s.j., furent assombries par le spectacle de l'erreur montante. Nous pourrions en citer bien d'autres, mais certains, hauts placés parmi les vivants, nous en sauraient mauvais gré car, par un mystère que Dieu seul peut comprendre, s'ils reconnaissent « *privatim *» le bien-fondé de nos accusations et de nos craintes, ils ne s'élèvent jamais en public que contre nos amis !...
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La chose est du reste, qu'on le veuille ou non, venue maintenant sur la place publique, et nous sommes bien décidés à faire tout le bruit nécessaire pour qu'on ne l'étouffe plus. Mgr Cristiani, dont on ne peut assurément pas dire qu'il est un chasseur de sorcières, parle textuellement, à propos d' « Humani generis » des « ravages du Modernisme sous les modalités qu'il a cherché à revêtir de nos jours » ([^12]). Et n'est-ce pas l'ineffable Claude Cuénot, dans son pittoresque lexique teilhardien, qui écrit : « NÉO-MODERNISME : Christianisme pleinement réconcilié avec les perspectives en cosmogénèse (sic), etc. » On ne vous l'envoie pas dire !...
Et d'ailleurs, il arrive que le mot soit ouvertement utilisé par certaines autorités ecclésiastiques. Rappelons-nous la belle lettre pastorale de Mgr Harscouët, Évêque de Chartres, en 1952, dont le titre était précisément « Sur les erreurs du Modernisme social ». Rappelons-nous l'article de l' « Osservatore romano » du 24 juin 1958, à propos de la mise à l'index -- qui fit alors quelque bruit... -- de plusieurs livres du même penseur : « *L'auteur est intégralement moderniste au* s*ens où l'Encyclique* « *Pascendi* » *entend ce terme.* » Ce qui a au moins le mérite de la clarté dans les imputations !...
Nous allons maintenant préciser nos affirmations sur le plan doctrinal, en nous servant essentiellement de documents du Magistère, en l'occurrence, du décret « *Lamentabili sane exitu* » et de l'Encyclique « P*ascendi* » pour l'ancien modernisme, et de l'Encyclique « *Humani generis* » pour le Néo-modernisme ([^13]).
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Nous nous dispenserons de citer tous les auteurs (promodernistes ou antimodernistes) dont l'œuvre nous a rendu service. Il nous semble préférable de présenter un tableau ([^14]) synoptique de l'ancien et du nouveau Modernisme, les idées étant groupées par grandes rubriques : Philosophie, exégèse, dogmatique, politique, tactique.
Une remarque initiale, à laquelle nous attachons une très grande importance : si le Modernisme est bien une erreur religieuse, et même « la synthèse de toutes les hérésies » comme le nomme saint Pie X dans « Pascendi » *sa racine profonde est dans la philosophie :* la « falsa philosophia », telle est l'origine empoisonnée dont tout découle :
« Pour commencer par la philosophie, les modernistes posent comme base de leur philosophie religieuse la doctrine appelée communément agnosticisme... La méthode du moderniste théologien est tout entière de prendre les principes du philosophe et de les adapter au croyant. Que leur histoire, que leur critique soient pure œuvre de philosophie ; que leurs conclusions historico-critiques viennent en droite ligne de leurs principes philosophiques, rien de plus facile à démontrer... Qui en sera dit l'auteur ? L'historien ? le critique ? A coup sûr ni l'un ni l'autre, mais bien le philosophe. » (« *Pascendi.* »)
### Tableau comparé des deux Modernismes
#### I. -- PHILOSOPHIE :
Ancien Modernisme :
Subjectivisme, dépréciation de l'élan réaliste de l'intelligence (« *Pascendi* » loc*.* mul.) Dépréciation systématique de la connaissance intellectuelle et notamment du concept. Nominalisme radical. (p. 2072.)
« Mobilisme » ou Évolutionnisme généralisé appliqué même aux principes fondamentaux et à l'idée de Vérité. Cf. *Pascendi* : « Ils ruinent l'éternelle notion de la Vérité » et *Lamentabili*, proposition 58 : « La vérité n'est pas plus immuable que l'homme, elle évolue avec lui, en lui et par lui. »
Immanentisme, monisme. (DZ. pp. 2074 et 2087.)
Haine vraiment obsessionnelle et constamment agressive contre la Scolastique et le Thomisme ([^15]). « Pascendi » y revient à plusieurs reprises avec une tristesse et une colère fort visibles.
D'où le rejet de toute démonstration rationnelle de l'existence de Dieu, et de toute notion de la métaphysique spiritualiste et « Serment antimoderniste ». (p. 2072.)
Nouveau Modernisme ou Néo-Modernisme :
Subjectivisme etc. : Id. cf. « *Humani generis* », éd. citée, pp. 4-5 et 13-15. Pour le rejet absolu de l'Idéalisme, v. pages 5, 8 et 15.
Défense de la connaissance par concept et des principes de la raison, que le Pape va jusqu'à rappeler un par un explicitement. cf. p. 13.
Mobilisme repoussé, pp. 4-5. Tout le monde, à l'époque, avait parfaitement compris qu'il s'agissait de l' « universelle dérive des principes et des valeurs » et du « perpétuel en-avant » cher au Teilhardisme. cf. *Humani generis,* pp. 3-4, entre autres.
On fera appel à n'importe quelle doctrine du dehors pour penser le Christianisme, mais surtout pas, et à aucun prix, à la scolastique sans cesse recommandée et louée par l'Église ([^16]). cf. *Humani generis*, pp. 5-7, 8-11, 15-17.
*Humani generis*, p. 12 : « On met en doute la puissance de la raison à démontrer, par des arguments tirés des créatures, sans l'aide de la révélation, l'existence d'un Dieu personnel. »
(N.B. Il faut d'ailleurs rappeler, quitte à peiner tel ou tel, que l'un des communs éléments de l'ancien et du nouveau modernismes, c'est le mobilisme nominaliste de Bergson, lequel engendra, au moins en partie, la pensée d'Édouard Le Roy, visée dans *Lamentabili *et *Pascendi *et qui a exercé sur Teilhard une très profonde influence.)
#### II. -- EXÉGÈSE
Ancien modernisme :
*Principes :* Naturalisme foncier : la Révélation se réduit à la prise de conscience par l'homme de sa relation à Dieu (L. 20), qui se fait par une expérience religieuse exprimant ses besoins, et se traduisant par des symboles variables. 2074, 2084-2086, 2087).
L'inspiration biblique n'est donc rien d'autre que l'expression de cette expérience à travers la psychologie du peuple juif (L. 10). Elle est fortement subjective (p. 2090).
Elle ne préserve donc pas la Bible de l'erreur et l'inerrance biblique n'est qu'un leurre (L. 11).
*Applications *: C'est la communauté chrétienne qui a fort librement façonné son idée de Jésus (L. 13). Les évangélistes ont choisi leurs récits en fonction de buts pédagogiques et pastoraux plutôt qu'en raison de leur véracité (L. 14). S. Jean, notamment, n'a pas de valeur historique, mais seulement doctrinale et mystique (L. 16, 17, 18). En fait, tout l'Évangile est construit autour d'un petit noyau central (L. 15). -- Le Christ et son entourage ont cru la fin du monde proche. (L. 33.) Aussi, tout ce qu'on nomme le Christianisme est-il élaboré assez arbitrairement, et fort différemment en tout cas des données objectives de l'Histoire, qui ignore le rôle messianique de Jésus (L. 28 et 30), sa conscience infaillible (L. 32 et 34), sa mort expiatoire -- c'est un thème proprement paulinien (L. 38) -- et sa résurrection (L. 29).
Il y a donc une grande différence, pour ne pas dire une opposition, entre le Christ de l'histoire et le Christ de la Foi (L. 29, surtout, et aussi 36 et 37 et p. 2086) ([^17]).
C'est pourquoi l'exégète ne doit pas se gêner pour faire cadrer ses travaux avec les idées orthodoxes : C'est bien assez qu'il ne les contredise pas directement et de front (L. 24).
Nouveau Modernisme ou Néo-Modernisme :
On retrouve sensiblement les mêmes idées, bien que parfois exprimées avec plus de prudence. De fait, les néo-modernistes en *disent* notablement plus encore qu'ils n'écrivent (cours, conférences, causeries, conversations habilement utilisées). Il y a pourtant des textes fort éloquents (v. plus bas). -- Lire : « H.G. » pp. 11-12 et 18-19, plus MALTHA, « Die Neue Theologie », pp. 43-51.
De nos jours, on peut constater en milieu catholique une forte influence de ce qu'on nomme « *Théorie de la Forme* » mise en œuvre par des non-catholiques comme Bultmann et Dibelius notamment. Le Saint-Office d'abord, dans un Monitum du 20 juin 1961, qui dépassait de loin le simple motif de prudence pastorale (« afin que ne soit pas troublée la conscience des fidèles *ni blessées les vérités de la Foi* ») puis, tout récemment, la Commission biblique pontificale, (*dont nous demandons au lecteur d'étudier avec le plus grand soin tout le texte publié dans* « *La Documentation catholique* » *n° 1425,* 7 juin 1964, colonnes 711-718) ont dû intervenir.
Pour certains auteurs catholiques actuels, l'Ancien Testament ne possède aucune espèce de vérité historique. Le Nouveau Testament n'en a guère plus : Dans une revue biblique allemande de fin 1960, on lit par exemple que le seul noyau historique de la vie du Christ, c'est sa conception, la grossesse de Marie, la naissance de l'enfant, et le choix de son nom, tout le reste étant élaboration théologique de la Communauté chrétienne. -- D'une manière assez générale, l'Évangile de l'Enfance est carrément sacrifié (notamment le récit de l'Annonciation et celui de la Nativité). Quant au reste des textes évangéliques, on interprète les miracles et l'aspect surnaturel de façon naturaliste, en particulier tout ce qui concerne la Transfiguration et l'Ascension. La conception virginale elle-même n'est pas toujours épargnée, et nous avons lu que la divinité de Jésus pouvait, après tout, fort bien être sauvée sans elle.
De ce rationalisme manifeste découlent aussi des corollaires plus ou moins catastrophiques concernant les origines humaines, le polygénisme, et le péché originel lui-même, pratiquement évacué ou volatilisé. Mais ceci se rattache au paragraphe suivant.
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#### III -- DOGME :
Ancien Modernisme :
Il n'y a aucune crédibilité rationnelle pour justifier l'adhésion au Catholicisme (p. 2072, etc. et Serment antimoderniste).
Les dogmes sont des formulations relatives et laborieusement construites (L. 22), une élaboration tout humaine du donné évangélique (L. 54), ayant un rôle de stimulant moral et pratique, non une vérité digne de ce nom (L. 26). Dans leur naissance et leur développement, l'Église enseignante joue un rôle tel qu'il ne lui reste en fait qu'à accepter les vues de l'Église enseignée (L. 6). Du reste, l'Église entière est dans une perpétuelle évolution (L. 53) et ce n'est que de façon toute contingente et politique que Rome y a pris le rôle qu'on sait (L. 56). Il faut donc réformer tout l'enseignement actuel sur Dieu, la Révélation, la personne du Verbe et la Rédemption (L. 64).
Néo-Modernisme :
Crédibilité... id. : H.G., p. 4 ; Dogme : id. : H.G. pp. 7-11 : Il faut notamment repenser le dogme en fonction des philosophies à la mode, etc.
Cf. Maltha, pp. 66-73 (sur la Trinité), pp. 121-129 (sur le Christ et la Rédemption), 130-135 (Sainte Vierge, traitée assez mal par les novateurs) et 144-158 (Église).
Tendance a-dogmatique, interconfessionnalisme, etc. ([^18]). Il n'y a qu'à lire la plus répandue de notre « presse catholique » !
#### IV -- POLITIQUE :
Ancien Modernisme :
V. p. 2091-2093 pour les conceptions sur la liberté dans l'Église elle-même, sur les rapports de l'Église et de l'État, etc. Mais on lira surtout avec une reconnaissante attention la fameuse lettre de saint Pie X sur le « Sillon » ([^19]). *Effectivement, le Modernisme doctrinal et le Démocratisme avancé du* « *Sillon* » *avaient si évidemment partie liée que les évêques et les théologiens traditionnels d'alors pouvaient à juste titre parler de* « *Modernisme social* »*...*
Il s'agit d'un égalitarisme sentimental, d'un humanitarisme aussi hostile au rôle de la tradition qu'à celui de la hiérarchie, qu'elle soit religieuse ou politique ; et d'un activisme social qui méprise l'étude de la doctrine, l'ascèse et la contemplation.
Néo-Modernisme :
Nous avons tous connu, d'abord un hyperdémocratisme romantique se réclamant explicitement du « Sillon » dans les années 1920-1940, et dont il reste encore un certain nombre de survivants. Mais il est de plus en plus noyé par le flot du progressisme pro-marxiste, ce qui prouve que, de nos jours, on est capable de dépasser les pionniers... D'où les efforts du Magistère romain pour endiguer l'erreur (Allocutions de Pie XII, décisions du Saint-Office concernant la collaboration avec le Communisme), condamnation de « *Jeunesse de l'Église* » de « *Quinzaine* » de « *Pax* » et de divers ouvrages d'auteurs progressistes. On sait que S. S. Paul VI s'est également exprimé sur ce point avec la plus grande clarté...
#### V. -- TACTIQUE :
(N.B. Cet aspect du problème n'est nullement secondaire. C'est de lui que dépend tout ce qui concerne l'étonnant succès de l'obsédante propagande moderniste.)
Ancien modernisme :
Denzinger ne reproduisant pas ces passages, nous ne donnerons pas de référence de détail.
Ils sont les pires ennemis que l'Église ait connus. Ils ne respectent rien, et trompent les gens simples et honnêtes. Orgueilleux, parfois vaniteux même (spiritu vanitatis ut uter disolenti), ils sont incapables de se soumettre intérieurement (tout au plus font-ils une sorte de « plongée » tactique). « Trêve donc au silence qui désormais serait un crime. Il est temps de lever le masque et de les montrer tels qu'ils sont. »
Ils se considèrent comme des martyrs en face des mesures coercitives du Magistère contre leurs élucubrations. « Et ils vont leur route, réprimandés et condamnés, ils vont toujours, dissimulant sous des dehors menteurs de soumission, une audace sans borne. Ils courbent hypocritement la tête, pendant que de toutes leurs énergies, ils poursuivent plus audacieusement que jamais le plan tracé. » Car « *il leur importe de rester au sein de l'Église pour y travailler, et y modifier peu à peu la conscience commune* »...
Ils forment un clan (de nos jours, un autre mot plus énergique vient spontanément à l'esprit) : « Que l'un d'eux ouvre les lèvres, les autres d'une même voix l'applaudissent en criant au progrès de la science ; quelqu'un a-t-il le malheur de critiquer l'une ou l'autre de leurs nouveautés, pour monstrueuse qu'elle soit, en rangs serrés ils fondent sur lui ; qui la nie est traité d'ignorant, qui l'embrasse et la défend est porté aux nues. »
« Après cela, il n'y a pas lieu de s'étonner si les modernistes poursuivent de tonte leur malveillance, de toute leur acrimonie les catholiques qui luttent courageusement pour l'Église. Il n'est sorte d'injure qu'ils ne vomissent contre eux : *celle d'ignorance et d'entêtement est la préférée. S'agit-il d'un adversaire que son érudition et sa vigueur d'esprit rendent redoutable ; ils chercheront à le réduire à l'impuissance en organisant autour de lui la conspiration du silence*. »...
Aussi veulent-ils tout refondre dans l'Église : « Réformes des Congrégations romaines, surtout celles du Saint-Office et de l'Index ».
Il y eut même une « *Ligue contre l'Index* »*,* dite aussi « Ligue de Münster », fondée pour défendre un des « pionniers » allemands, Hermann Schell...
Néo-modernisme :
Pour l'époque actuelle, nous demandons seulement à tout lecteur un peu au courant de ce qui s'écrit dans une foule de livres, revues théologiques ou autres, dans des hebdomadaires vendus dans nos églises, et dans des quotidiens catholiques même, de confectionner pour son propre usage, et pour l'édification de ses amis personnels, un recueil de morceaux choisis et d'exemples éclairants tirés surtout des études qui ont paru au sujet du Concile Vatican II... Ce travail n'exige pas un effort surhumain, encore qu'il puisse susciter un certain découragement devant l'excessive abondance des textes à citer !
*Il y a donc bien une essence commune à l'ancien et au nouveau Modernismes :* « la raison humaine est la mesure de tout. Tout est réductible à notre pensée... Donc plus de mystère, plus de surnaturel... Il n'y a pas de vérité absolue, immuable, définitive... Au fond, la doctrine nouvelle était un rationalisme libre-penseur réduisant les dogmes et les faits surnaturels à la mesure de la pensée moderne » ([^20]).
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« Lamentabili » allait donc droit à l'essentiel dans sa dernière proposition, lorsqu'il résumait ainsi l'esprit moderniste : « Le Catholicisme de nos jours ne peut être concilié avec la vraie science *s'il ne se transforme pas en un certain Christianisme non dogmatique, c'est-à-dire en Protestantisme large et libéral* » (L. 65).
*Tout se retrouve, pour l'essentiel, de l'ancien Modernisme au nouveau.* Sans doute chacun d'entre eux est-il marqué par son temps (par exemple, l'ancien Modernisme n'a pas connu, du moins au même degré, la rage paraliturgique, ni le laxisme psychanalytique, qui jouent un grand rôle dans le Néo-modernisme). Mais hélas, le fond est le même, et aussi cette psychologie, ou caractérologie, du moderniste, sur laquelle *Pascendi *insiste souvent avec une sorte d'ironie attristée (Ils sont devenus stupides, ou fous... L'orgueil, qui est leur trait dominant, les égare... Ils sont vraiment irritants ; etc.).
Nous ignorons ce que sera demain. L'Arianisme emporta jadis un succès momentané, mais immense. Cependant, nous savons bien que l'erreur ne peut triompher en définitive dans l'Église de Dieu, malgré ses succès parfois terrifiants à certaines époques. L'ancien Modernisme a été vaincu. Le nouveau le sera, et l'on verra la confusion des faux prophètes qui ne se gênent pas pour nous annoncer déjà un Néo-Christianisme triomphant, où on ne retrouverait pratiquement plus rien de ce nous croyons et aimons.
Louis JUGNET.
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
Le cher et regretté Père GARRIGOU-LAGRANGE a considéré toute sa vie le Modernisme comme le péril numéro un pour l'Église catholique :
« *Il se regardait comme appelé en conscience à réfuter le Modernisme et toutes ses applications... Il serait faux de croire qu'il se portait par nature au combat... Mais il avait un tel amour de la Vérité qu'il ne pouvait la* *voir mise en péril sans se porter à la bataille de tout son courage et de tout son talent* » (« L'Ami du Clergé » 7 mai 1964).
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Toute l'œuvre du Père contient donc, au moins en passant, quelque passage ou fragment se rapportant à notre problème. Ne faisant pas ici une bibliographie, critique, nous nous contenterons de quelques références fondamentales :
Pour l'ancien Modernisme, on verra surtout l'excellent ouvrage intitule : « *Le Sens commun, la philosophie de l'être, et les formules dogmatiques* » (Desclée De Brouwer), notamment I^e^ partie, ch. 1, et II^e^ partie, ch. II et III. Le lecteur aura intérêt, pour sa formation doctrinale, à étudier toute la troisième partie, qui traite des formules dogmatiques, c'est-à-dire de l'expression intellectuelle du dogme catholique, car ces pages constituent une sorte de commentaire prophétique d' « *Humani Generis* », qui devait paraître un demi-siècle plus tard. Voir plus spécialement le chapitre II.
Pour le nouveau modernisme, on scrutera avec le plus grand profit la belle et sévère étude publiée dans « *La synthèse thomiste* » (Desclée De Brouwer) en Appendice, sous le titre « La Nouvelle Théologie -- Où va-t-elle ? » (Texte reproduit dans *Itinéraires,* numéro 82 d'avril 1964, pages 136 et suiv.).
Paru d'abord dans une revue romaine (« *Angelicum* ») cet article fut accueilli par des sarcasmes et des injures qui prouvaient que le Père avait frappé juste. Il rédigea alors divers articles pour défendre ses positions. Citons en particulier : « *Vérité et immutabilité du dogme -- L'auteur a-t-il fait de multiples contresens ?* » (« *Angelicum* » 24, 1947, fascicule 2), puis « *Les notions consacrées par les Conciles* » (1947, fascicule 4), et enfin, « *L'immutabilité des vérités définies et le surnaturel* » (2, 1948, 4). A cette série, on pourrait en un sens rattacher les articles du Père contre le Polygénisme, notamment l'article : « *Le Monogénisme n'est-il nullement révélé, pas même implicitement ?* » paru dans « *Doctor Communis* » bulletin de l'Académie romaine de St Thomas d'Aquin, Mai-Août 1948, qui contient en particulier de remarquables énoncés méthodologiques sur les rapports entre la théologie et les disciplines profanes (Le texte peut se demander chez l'éditeur Marietti, de Turin).
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### La doctrine mariale du P. Garrigou-Lagrange
par Dom Georges FRENAUD, o.s.b.
ON A PARFOIS COMPARÉ l'enseignement du R.P. Garrigou-Lagrange à un accord musical parfait aux harmoniques riches et multiples, indéfiniment prolongées. Les fervents de dialectique et de nouveauté réagissent au spectacle de cette robuste permanence où resplendit majestueusement la tranquillité de l'ordre. Il leur faudrait quelques violentes dissonances pour créer le mouvement et la vie. Ils oublient que sur le plan de l'intelligence et de l'amour, le mouvement vital, parvenu à sa forme la plus haute n'est plus le passage laborieux de l'indigence à la perfection, mais l'exercice tranquille d'une perfection acquise et, en fin de compte, la possession sereine et savoureuse de l'indéfectible lumière : un simple regard sur le vrai et le beau qui s'épanouit continuellement en amour et en joie.
\*\*\*
Dans l'harmonieux accord qui constitue la synthèse théologique du Père Garrigou-Lagrange, l'une des notes dominantes est donnée par sa doctrine mariale, ou, pour mieux dire, sa réflexion sur Notre-Dame lui fournit l'occasion de présenter l'une des vues les plus synthétiques de toutes les vérités de la foi. Non certes que le Père ait été, au sens technique du mot, un mariologue : s'il est souvent intervenu dans les plus importants Congrès de Mariologie, il ne s'est pourtant jamais spécialement consacré *ex pro*fesso aux études mariales.
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Fidèle disciple de Saint Thomas, il savait bien que le Mystère de Marie n'est pas un Mystère indépendant ni isolé, il n'est pas même adéquatement distinct de l'unique Mystère du Christ, Dieu fait homme pour racheter et sauver les hommes ; et c'est toujours dans le cadre d'une théologie de l'Incarnation rédemptrice que le Père a situé tous ses essais de théologie mariale.
Cette dépendance et cette subordination étant bien posées, il reste manifeste que tout au long de sa vie de religieux, de théologien et d'auteur spirituel, le Père Garrigou n'a jamais cessé de donner à la sainte Mère de Dieu une place de tout premier plan tant dans sa propre vie spirituelle que dans son enseignement. On peut dire, en toute vérité, que sa carrière entière s'est accomplie non seulement sous le regard maternel de Notre : Dame, mais avec une conscience profonde de cette présence mariale qui était pour lui une source permanente de grâce et de lumière. Nous en avons le témoignage concret dans ces dédicaces qu'il se plaisait à introduire en tête de presque tous ses ouvrages, non seulement pour en faire hommage à Notre-Dame, mais, selon la formule redite à toutes les fois, « en signe de gratitude et de filiale obéissance ». C'est de Marie qu'il pensait tenir tout son savoir, il lui semblait même tenir de Marie la mission de transmettre à ses frères les richesses qu'Elle lui avait données.
Dans un opuscule latin imprimé en Italie (double motif qui l'a rendu presque inconnu en France), adressé principalement aux prêtres et aux séminaristes sous le titre « *De unione sacerdotis cum Christo Sacerdote et Victima* »*,* le Père a consacré un beau chapitre à l'union du Prêtre avec la Bienheureuse Vierge Marie. La première partie de ce chapitre veut convaincre le lecteur que le contact vivant et permanent avec Notre-Dame est une stricte nécessité pour la formation spirituelle de tout prêtre :
« Le séminariste, écrit-il, ou le novice, pour devenir un bon prêtre, a besoin d'une mère spirituelle sainte, vigilante, forte, bienveillante et pleine d'amour, qui le guide à la manière de l'étoile de la mer et qui, d'une façon mystérieuse mais réelle, sûre et élevée, dirige son intelligence, sa volonté, sa sensibilité, au titre de Maîtresse invisible de son cœur.
« J'ai ressenti cela d'une manière très vivante, je l'ai appris comme d'expérience lorsque j'étais jeune étudiant presque submergé par la complexité des problèmes de critique et de métaphysique, en danger de perdre l'unité et l'élévation de l'esprit et la rectitude du jugement. J'ai vu alors que -- j'avais absolument besoin d'une Mère spirituelle très sage et très bonne. Et ce fait se comprend facilement si l'on a recours à une analogie avec la première formation du petit enfant... » (opus cit., pp. 73-74.)
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Ces lignes trahissent une expérience personnelle qui ne se limitera d'ailleurs pas aux premières années de formation du Père. Toute sa vie il demeurera devant Notre-Dame comme un enfant attentif et obéissant. Plusieurs des dédicaces dont nous avons déjà parlé y font allusion :
« A la Vierge Mère de Dieu, Reine des Docteurs et des Bienheureux, qui enseigne les Mystères de la Révélation d'une manière très suave et très haute aux petits enfants (*parvulos suaviter et altissime docet*)*.* »
La doctrine très suave et très haute que Notre-Dame lui a donnée sur Elle-même, le Père Garrigou l'a très souvent enseignée, soit dans ses cours, soit dans ses conférences et ses retraites, soit même dans ses prédications proprement dites. Plusieurs des ouvrages qu'il a publiés sur la théologie mystique, notamment « L'Amour de Dieu et la Croix de Jésus » et « Les trois âges de la Vie intérieure » soulignent la place prépondérante et habituelle que tient Marie dans l'éducation des âmes appelées à la vie de perfection. Mais l'ensemble de la doctrine mariale du Père, sous son double aspect théologique et mystique, se trouve réuni dans deux ouvrages principaux : l'un, écrit en latin sous forme de simples notes de cours sous le titre « *De Christo Salvatore* » contient un rapide commentaire des Questions de la Somme Théologique consacrées à Marie : l'autre, plus accessible au grand public, plus complet et rédigé en français sous le titre « La Mère du Sauveur et notre vie intérieure » constitue un excellent traité de doctrine et de dévotion mariale. C'est à ce dernier ouvrage, qui reprend souvent, en les complétant et les ordonnant, plusieurs articles précédemment publiés, que nous emprunterons les lignes maîtresses de notre rapide esquisse doctrinale.
\*\*\*
Dans l'avant propos de son ouvrage, le Père avertit ses lecteurs qu'il n'entend pas leur exposer des « opinions particulières ». Son seul but est de « mettre en relief la doctrine qui est la plus communément admise parmi les théologiens, notamment chez les thomistes, en l'éclairant le plus possible par les principes formulés par saint Thomas ».
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L'humilité d'un tel propos risquera fort de décourager un lecteur curieux et superficiel. L'auteur a de bonnes raisons pour maintenir sa méthode et il s'en explique plus en détail dans un beau passage de son livre qui mérite d'être cité :
« Lu superficiellement, cet exposé peut dès lors paraître banal ou très élémentaire ; mais c'est le cas de rappeler que les vérités philosophiques les plus élémentaires comme les principes de causalité et de finalité, et aussi les vérités religieuses les plus élémentaires, comme celles exprimées par le *Pater*, apparaissent, lorsqu'on les scrute et qu'on les met en pratique, comme les plus profondes et les plus vitales. Ici, comme partout, nous devons aller du plus certain et du plus connu au moins connu, du facile au difficile, autrement, si l'on voulait aborder trop vite les choses difficiles sous une forme dramatique et captivante par ses antinomies, on finirait peut-être, comme il est arrivé ici à bien des protestants, par nier les plus faciles et les plus certaines. L'histoire de la théologie comme celle de la philosophie montre qu'il en a été souvent ainsi. Il faut remarquer aussi que si, dans les choses humaines, où le vrai et le faux, le bien et le mal sont mêlés, la simplicité reste superficielle et expose à l'erreur, dans les choses divines au contraire, où il n'y a que du vrai et du bien, la simplicité s'unit parfaitement à la profondeur et à une grande élévation, et même elle seule peut conduire à cette élévation ». (*Op. cit*. pp. 175-176.)
Voyons maintenant à grands traits le contenu de ce précieux volume. Ce qui frappe surtout dans l'exposé mariologique du Père Garrigou, c'est son caractère nettement christocentrique. Marie est toute relative au Christ dont elle est la Mère et à qui elle doit tout ce qu'elle est. Sur ce point de la relativité et de la dépendance de Marie à l'égard du Christ, l'auteur rejoint d'avance les requêtes les plus exigeantes des protestants contemporains qui reprochent trop souvent aux théologiens catholiques de faire de Marie un absolu juxtaposé à un autre absolu qui serait le Fils de Dieu. La seule différence, et elle est capitale, c'est que pour les protestants relativité et dépendance sont l'équivalent d'une pure passivité, alors que le théologien catholique, après avoir fortement reconnu la parfaite gratuité des dons que Dieu fait à sa créature, n'hésite pas à affirmer le réalisme, la bonté et l'efficacité de ces dons eux-mêmes, capables, toujours avec l'aide de Dieu, de fructifier en œuvres de salut.
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Avec tous les théologiens thomistes, le Père Garrigou insiste très fortement et en tout premier lieu sur l' « Éminente dignité de la Maternité divine ». Il voit en cette fonction non seulement la donnée centrale du Mystère de Marie, mais l'élément premier et le plus élevé qui surpasse sans mesure toutes les autres grandeurs de la Vierge et constitue le motif pour lequel celles-ci atteindront, dans leur ordre, une parfaite réalisation.
Aujourd'hui une tendance pastorale plus directement attentive aux observations psychologiques, met davantage en relief les merveilles de grâce, de vertus et de sainteté qui transparaissent dans les récits évangéliques relatifs à Marie ; on insiste, avec raison, sur la qualité de sa foi, sur son obéissance et son humilité. La vie humble et cachée de Notre-Dame constitue un magnifique exemple, non seulement pour chacun des fidèles, mais pour l'Église tout entière dont Marie est ainsi le prototype idéal. Ce point de vue a, en effet, une très grande valeur et le Père Garrigou se gardera bien de l'oublier. Mais en véritable théologien qui voit d'abord toutes choses en fonction et en dépendance de Dieu lui-même, il perçoit immédiatement en Marie une grandeur plus haute encore, celle-là inimitable, mais qui a été pour Elle la source et la raison de toutes les autres, et qui la situe dans un ordre à part. Seule Marie est réellement, physiquement, humainement Mère de Dieu, et seule, par cette relation immédiate à une Personne de la Très sainte Trinité, Elle dépasse tout l'ordre surnaturel de la grâce sanctifiante pour « toucher aux frontières de la divinité » selon l'expression audacieuse mais très juste du grand théologien thomiste Cajetan.
Voilà déjà quelques années, le T.R.P. Marie-Joseph Nicolas, o.p., a brillamment développé ce thème majeur de la mariologie. On est heureux de constater que les éléments essentiels de son exposé si riche et si savoureux se trouvaient déjà en substance dans le travail plus concis de celui qui avait été l'un de ses meilleurs maîtres. Héritier d'une longue et vivante tradition, le Père Garrigou a ainsi amorcé l'un des plus beaux progrès de la mariologie contemporaine.
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Pour mieux montrer à la fois la sublimité et la parfaite gratuité de la vocation de Marie à la Maternité divine, il la rattache dans une très haute intuition au mystère même de l'Incarnation rédemptrice et, plus haut encore, au mystère tout premier de l'Amour divin source première de tout don. Seule cette synthèse très éclairante permet, sans trahir la nature propre et insondable du mystère, de garder dans son intégrité la richesse et la transcendance de la doctrine mariale.
Marie a donc été prédestinée éternellement à être une parfaite Mère de Dieu. Et cette divine Maternité « est, comme on l'enseigne communément, le fondement, la racine et la source de toutes les grâces et privilèges de Marie, soit qu'ils la précèdent comme disposition, soit qu'ils l'accompagnent ou la suivent comme résultante.
« C'est en vue de cette maternité divine que Marie est l'Immaculée-Conception, préservée de la tache originelle par les mérites futurs de son Fils ; elle a été rachetée par lui aussi parfaitement que possible : non pas guérie, mais préservée de la souillure originelle avant d'en avoir été effleurée un seul instant.
« C'est en vue de cette maternité divine qu'elle a reçu la plénitude initiale de grâce qui ne devait pas cesser de grandir en elle jusqu'à la plénitude consommée.
« C'est en vue de cette maternité divine qu'elle a été exempte de toute faute personnelle, même vénielle, et de toute imperfection, car elle n'a jamais été moins prompte à suivre les inspirations divines même données par mode de simple conseil. » (Opus cit. ; pp. 27-28.)
Les chapitres suivants, consacrés à la plénitude de grâce de Marie progressivement réalisée à toutes les étapes de sa vie terrestre, constituent un très bel exposé de psychologie surnaturelle où le talent spéculatif de l'auteur est enrichi par une longue expérience des âmes et plus encore par le développement de sa propre vie spirituelle. Il nous retrace d'une manière à la fois équilibrée et enthousiaste la merveilleuse progression accomplie en Marie depuis le premier instant de l'Immaculée-Conception qui déjà surpassait le point où s'achève la vie des plus grands saints, jusqu'au moment de son entrée dans la gloire. C'est au cours de ce sublime élan que Marie offre aux hommes et à l'Église entière le plus parfait idéal d'une ascension spirituelle de plus en plus accélérée à mesure qu'elle approchait de son terme. Le plus remarquable dans cette parfaite réalisation de Dieu, c'est l'humilité et le silence que le Père, toujours soucieux d'un apostolat pratique, compare au tumulte fracassant de notre activisme moderne :
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« Quand on réfléchit à la vie cachée de Nazareth, et, dans ce silence, au progrès spirituel de Marie, puis, par opposition, à ce que le monde moderne a souvent appelé le progrès, on en vient à cette conclusion : on n'a jamais tant parlé de progrès que depuis qu'on a négligé celui qui est de tous le plus important, le progrès spirituel. Qu'est-il alors arrivé ? Ce qu'a souvent remarqué Le Play, que le progrès inférieur, recherché pour lui-même, s'est accompagné, en facilitant le plaisir, l'oisiveté et le chômage, d'un immense recul moral vers le matérialisme, l'athéisme et la barbarie, comme le montrent manifestement les dernières guerre mondiales. »
Ces lignes, écrites voilà plus de vingt ans, n'ont rien perdu de leur objectivité. Elles sont très caractéristiques de leur auteur très familier de ces rapprochements suggestifs.
On lira avec joie et profit ses pages émouvantes sur la douleur de Marie au Calvaire. Ici encore, le Père va droit à l'essentiel et mesure l'intensité de cette souffrance au sens très affiné du péché, proportionné en toute âme à la perfection de son amour pour Dieu.
\*\*\*
La seconde partie de l'ouvrage, intitulée « Marie, Mère de tous les hommes. Sa médiation universelle et notre vie intérieure » unit d'une manière encore plus étroite les données spéculatives de la théologie dogmatique aux considérations pratiques de la direction spirituelle. Les auteurs contemporains sont particulièrement attentifs à ce second aspect de la mariologie qu'ils envisagent surtout sous son aspect collectif et social. Marie est présentée comme la Nouvelle Ève, compagne inséparable du Nouvel Adam ; elle est aussi la Mère des vivants et même selon une expression relativement nouvelle, la Mère de l'Église ou tout au moins (idée déjà chère à saint Ambroise de Milan et à saint Augustin) le type et l'exemplaire parfait de l'Église.
Ces dernières formules ecclésiologiques ne paraissent pas, il est vrai, sous la plume du Père Garrigou. Aurait-il donc méconnu un aspect, pourtant si important, du mystère marial ? Nous ne le pensons pas, mais à l'époque où il rédigeait son ouvrage, les réflexions sur la maternité spirituelle de Marie se situaient davantage sur le plan des relations intimes et personnelles qui s'établissent entre Marie et chaque âme.
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On n'avait pas encore remis en pleine valeur les nombreux textes patristiques qui rapprochaient Marie de l'Église considérée dans sa totalité. N'oublions pas d'ailleurs que si Marie est bien le modèle et le type de toute l'Église, elle n'exerce sa causalité exemplaire et son influence qu'en s'assimilant et en assimilant au Christ chacune des âmes appelées à entrer dans le Corps Mystique.
Toute l'étude du Père Garrigou sur Marie, Mère des hommes, s'appuie sur une donnée certaine et qu'il estime être très proche de la foi : c'est l'association permanente de la Mère du Dieu Rédempteur à toute l'œuvre de salut accomplie par son Fils :
« Marie, en tant que Mère du Rédempteur, lui est associée à un triple point de vue. Elle est associée au Christ, Tête de l'Église comme Mère spirituelle de tous les hommes ; au Christ premier Médiateur, comme Médiatrice secondaire et subordonnée ; au Christ-Roi, comme Reine de l'univers. » (p. 174.)
En développant ces trois points, notre auteur ne cherche pas « les vues originales, particulières et captivantes de tel ou tel auteur, mais l'enseignement commun de l'Église, transmis par les Pères et expliqué par les théologiens ». Son étude sur la maternité spirituelle s'inspire beaucoup, comme d'ailleurs toute cette seconde partie du livre, des profondes méditations de saint Louis Marie Grignion de Montfort. C'est à ce propos qu'il aborde rapidement le rôle spécial de Marie comme cause exemplaire des saints.
Les deux chapitres suivants sur la Médiation universelle de grâce sont l'occasion d'un raccourci théologique solide, riche et équilibré d'une part sur le mérite et la satisfaction que Marie a pu présenter pour nous au cours de sa vie terrestre, et d'autre part sur l'intercession que Notre-Dame ne cesse d'exercer près de Dieu en notre faveur. Avec une sage prudence, il émet en outre sa manière de voir en faveur d'une causalité efficiente permanente que la Vierge exercerait du Ciel sur le développement de notre vie de grâce : mais il a soin de ne proposer cette opinion que comme « plus probable ».
Les derniers chapitres sont plutôt des méditations de caractère spirituel et pastoral concernant la dévotion mariale. Ici encore, tout est robuste et pleinement traditionnel.
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Nous ne serons pas surpris de voir le fils de saint Dominique recommander très spécialement le Rosaire marial dont il résume ainsi le caractère propre :
« C'est tout le *Credo* qui passe sous nos yeux, non pas d'une façon abstraite par des formules dogmatiques, mais d'une façon concrète, par la vie du Christ qui descend vers nous et remonte vers son Père pour nous conduire à lui. C'est tout le dogme chrétien dans son élévation et sa splendeur, pour que nous puissions ainsi tous les jours le pénétrer, le savourer et en nourrir notre âme.
« Par là le Rosaire est une école de contemplation, car il nous élève peu à peu au-dessus de la prière vocale et de la Méditation raisonnée et discursive. » (p. 308.)
Et deux pages plus loin il nous donne, en se fondant toujours sur une expérience personnelle, le moyen le plus efficace d'exercer cette pratique :
« D'une façon plus simple encore et plus relevée, il convient de réciter le rosaire en regardant par les yeux de la foi *Jésus toujours vivant*, qui ne cesse d'intercéder pour nous, soit sous la forme de sa vie d'enfance, ou de sa vie douloureuse, ou de sa vie glorieuse. Il vient actuellement à nous pour nous assimiler à lui. Arrêtons le regard de notre esprit sur celui de Notre-Seigneur qui se fixe sur nous. Son regard est non seulement plein d'intelligence et de bonté, Mais c'est le regard même de Dieu qui purifie, qui pacifie, qui sanctifie. C'est le regard de notre Juge, mais plus encore de notre Sauveur, de notre meilleur ami, du véritable époux de notre âme. Le Rosaire ainsi récité dans la solitude et le silence se transforme en un entretien des plus fructueux avec Jésus toujours vivant, pour nous vivifier et nous attirer à lui. C'est aussi une conversation avec Marie qui nous conduit à l'intimité de son Fils. » (pp. 310-311.)
Nous avons tenu à recueillir ces quelques extraits qui, mieux que toute analyse descriptive laissent transpercer l'âme lumineuse et aimante du grand théologien qui savait si bien unir le labeur spéculatif aux accents de la plus profonde piété. Imaginer le Père comme un pur spéculatif attardé dans ses raisonnements scolastiques, ou comme un traditionaliste ankylosé assoiffé seulement de surenchère dogmatique serait non seulement ignorer, mais trahir cette âme pleine de vie et d'ardeur qui, pendant ses cours ou ses conférences, enthousiasmait son auditoire.
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On se plaît parfois à présenter l'histoire de la doctrine mariale contemporaine à la manière d'une tension entre deux tendances extrêmes, l'une « minimaliste » qui voudrait ramener Marie au niveau des autres hommes, l'autre « maximaliste » qui accentuerait ses privilèges, sa transcendance et la séparerait de nous. Quoi qu'il en soit du fondement réel et historique de cette dialectique, on doit dire que le Père Garrigou, à la fois excellent théologien et dévot de Notre-Dame, ne saurait se ranger sous aucune de ces deux catégories. Son sens profond du surnaturel et son intransigeance doctrinale lui interdisaient d'avance toute diminution du dogme marial et nous avons vu avec quel soin il affirmait dès le début de son livre, « l'éminente dignité » du privilège de la Maternité divine. Mais d'autre part on pourrait citer de très nombreuses réflexions qui manifestent chez notre auteur un souci d'équilibre et de mesure attentif à ne jamais dépasser les données les plus sûres de la tradition chrétienne. C'est ainsi, par exemple, qu'il n'a pas voulu approuver les excès de certains théologiens attribuant à Marie le privilège permanent de la vision béatifique au cours de sa vie terrestre, qu'il a fermement écarté l'opinion selon laquelle Marie aurait mérité en stricte justice (« *de condigno* ») le salut des hommes, qu'il n'a proposé qu'avec beaucoup de réserve l'opinion selon laquelle Marie serait cause efficiente physique des grâces. La mesure de son enseignement, sur tous ces points, est toujours le Magistère ordinaire de l'Église auquel il ne cesse de se référer.
C'est surtout cette leçon de docilité, de sobriété, unies à une grande fermeté doctrinale que nous recueillerons au ternie de notre rapide esquisse sur la pensée mariale du Père Garrigou-Lagrange. Mais cette mesure et cette sécurité, il les devait à sa vie intérieure très profonde : nous l'avons déjà noté, il parlait souvent d'expérience, et s'il s'est plu, au terme de son ouvrage, à insister sur « la vie mariale », c'est-à-dire sur une vie accomplie en présence de Marie et sous sa maternelle influence, c'est qu'il avait lui-même été toute sa vie sous le regard de la Mère de Dieu, un enfant docile et aimant.
Dom Georges FRÉNAUD, o.s.b.
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### Le témoignage et l'in memoriam du P. Benoît Lavaud
Le Père Marie-Benoît Lavaud a fait paraître l'article que l'on va lire dans le numéro d'avril-juin 1964 de la « Revue thomiste » (revue publiée quatre fois l'an par le « Studium » de la Province dominicaine de Toulouse, avenue Lacordaire à Toulouse).
Nous remercions très vivement la « Revue thomiste » d'avoir bien voulu nous autoriser à reproduire cet article.
LE SAMEDI 15 février, le Père Réginald Garrigou-Lagrange, de la province dominicaine de Paris, mais travaillant à Rome depuis 1909, s'est éteint dans la paix du Seigneur, à la Fraternité sacerdotale canadienne, via della Camilluccia, aux portes de Rome, où il était soigné avec un admirable dévouement. Il aurait accompli 87 ans le 21 février. La veille de sa mort, il avait reçu les derniers sacrements. Ses obsèques ont été célébrées le 17 février dans l'église des saints Dominique et Sixte, église du couvent et de l'université Saint-Thomas.
Qu'il soit permis à l'un de ses plus anciens élèves et disciples, à un ami de vieille date, qui sans avoir été, comme les Pères Gillon et Gagnebet, son collègue durant la période la plus brillante et la plus féconde de sa vie, fut du moins pendant six années scolaires (1954-1960), à l'Angelicum, son compagnon quotidien, son voisin immédiat au chœur et à table, de lui rendre ici un témoignage personnel de vive reconnaissance et d'amitié fidèle. Cette *Revue* a une grande dette à l'égard du P. Garrigou-Lagrange : dès 1904, présenté par le P. A. Gardeil au P. Coconnier qui remarquait qu'il n'était pas encore habitué à corriger des épreuves, il publiait une étude, sur la quarta via de saint Thomas d'Aquin ([^21]).Depuis lors, que de beaux et lumineux articles il a donnés à la *Revue* ([^22]) !
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Le lecteur excusera, je l'espère, le caractère plus personnel, et même anecdotique, que doctrinal et scientifique de ces notes à la mémoire d'un maître aimé et vénéré. Je dis tout de suite, et pour n'y plus revenir, et parce que ce n'est pas l'objet qui doit nous retenir, qu'à une certaine époque, un peu avant et durant la guerre 1939-1945, certains malentendus menacèrent de détendre nos liens. J'eus aussi a défendre auprès de lui de chers amis communs dont il ne comprenait pas l'action et les positions, qui lui avaient été fort inexactement représentées. Mais de franches explications, et sans doute de ma part trop vives, qu'il accepta humblement, dispersèrent le nuage épais sans éclaircir tout à fait le ciel. Quand je le retrouvai à Rome à la fin de 1954, tout cela appartenait au passé. Les six ans pendant lesquels nous avons vécu porte à porte -- il frappait à la mienne plusieurs fois chaque jour -- furent empreints de douceur et de joie. Que de fois m'a-t-il exprimé sa reconnaissance des petits services qu'il m'était donné de lui rendre ! Ce n'est pas que nous fussions d'accord sur tout, pas même sur toutes les questions de théologie, pour ne rien dire des autres, des questions « mixtes » notamment. Il écoutait patiemment mes sorties parfois véhémentes, mais il était visible qu'il en souffrait. Je m'aperçus qu'il valait mieux ne pas aborder certains sujets, ne pas ranimer d'anciennes discussions. Je me rendais bien compte que je ne pourrais pas plus modifier sa façon de voir qu'il n'essayerait de changer la mienne. Mais que d'entretiens dans lesquels nous nous sentions spontanément unanimes ! Il eut de la peine de me voir quitter Rome en 1960. J'avais attendu jusqu'au dernier moment pour l'informer de mon prochain départ. « Il ne me l'a pas dit », se plaignait-il doucement devant moi à un confrère. C'est que, malgré toute mon affection et mon admiration pour lui, je ne voulais pas l'imiter sur un point, et je préférais, ayant la permission de rentrer en France encore à peu près valide, ne pas rester comme lui à Rome jusqu'à l'épuisement complet de mes forces. Je le voyais alors à bout des siennes.
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Et de fait, dès l'été 60, il fallut l'hospitaliser en clinique, et ce fut la longue épreuve que dut être pour lui, tant qu'il garda où recouvra au moins par moments sa lucidité, cette réduction à une totale impuissance, alors qu'il avait eu si longtemps pleine conscience de ses forces, du bon fonctionnement de ses riches facultés, et tant de joie à travailler sans relâche pour le Seigneur et son Église. S'était-il attendu à cette forme de nuit passive, ou à ce type d' « épreuve concomitante », je ne sais, mais les témoins assurent qu'il la supporta avec grande patience et humilité. En cette sorte d'anéantissement où il le réduisait, le Seigneur acheva de lui préparer sa couronne.
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Fils d'un père limousin, qui fut tour à tour, en diverses villes de France, contrôleur, inspecteur, directeur des Contributions directes, et d'une mère occitane, née Lasserre, Gontran-Marie Garrigou-Lagrange naquit à Auch, au pays d'Armagnac, le 21 février 1877.
C'est dans cette ville qu'il reçut sa première éducation chrétienne et apprit les rudiments. Il commença ses études classiques à La Roche-sur-Yon, en Vendée, les continua brillamment au lycée de Nantes, puis à Tarbes. Il n'en fut pas moins refusé une fois à son premier baccalauréat pour une réponse qui fut jugée impertinente par un examinateur sans humour. Celui-ci lui demandait l'analyse de Cinna. Le jeune homme répondit : « Je n'ai pas relu Cinna depuis la sixième, mais si vous me demandez des considérations générales sur Corneille, je pourrai vous répondre. » Incident-symbole. Le P. G.-L. préférera toujours les grandes synthèses aux détails érudits. Il s'est félicité d'avoir eu à refaire sa rhétorique. Sa culture y gagna. Bachelier, il s'orienta vers la Médecine et s'inscrivit à la faculté de Bordeaux, où il étudia deux ans. Sa ferveur chrétienne s'était attiédie. La lecture d'Ernest Hello, dont les citations l'orientèrent vers saint Jean de la Croix, la ranimèrent, à l'étonnement de ses camarades étudiants qui s'efforçaient de le dissuader d'austérités qu'il ne pouvait tout à fait dissimuler ; il sentit bientôt que Dieu l'appelait à lui consacrer sa vie ; il étudia sa vocation à la trappe d'Échourniac notamment et à la chartreuse de Vauclair (il resta toujours grand ami des Chartreux) et se décida pour l'Ordre de saint Dominique. A vingt ans il reçut, au couvent d'Amiens, siège du noviciat de la province de Paris, l'habit des Prêcheurs et le nom de Réginald,
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du bienheureux Réginald d'Orléans, ce maître célèbre de l'université de Paris qui, ayant quitté sa chaire pour mener une vie de prière et d'apostolat plus intense, rencontra saint Dominique à Rome et, vêtu de ses mains, se donna à son Ordre naissant. Le fr. Réginald Garrigou-Lagrange, qui doit à l'exemple de son patron céleste des nuances touchantes de sa dévotion à la sainte Vierge (quoique son grand maître à cet égard soit saint Louis-Marie Grignion de Montfort), eut pour maître des novices le P. Constant, religieux austère, aimant beaucoup et sachant faire aimer l'Ordre, imposant parfois à ses novices des pénitences un peu cuisantes et spectaculaires, et qui nous semblent d'un autre âge. Il eut entre autres compagnons, le fr. Martin-Stanislas Gillet, futur maître général et qui devait mourir archevêque de Nicée, et le fr. de Poulpiquet qui donnait de belles espérances et fut ravi trop tôt à la théologie. Les études de la province de Paris étaient alors à Flavigny. Le fr. Réginald y fit sa philosophie et y commença la théologie ; son maître des étudiants était le vénérable Père Alix, vrai homme de Dieu ; ses professeurs principaux furent le P. Ambroise Gardeil, ce puissant esprit qui devait achever son œuvre théologique par les deux volumes sur la *Structure de l'âme et l'expérience mystique*, et le P. Hurtaud, traducteur de sainte Catherine de Sienne et auteur d'un livre sur la vocation. Durant ses études, le fr. Réginald eut pour compagnon le P. Hugueny qui devait être, au cours, de la guerre 1914-1918, emprisonné par les Allemands et occuper sa captivité à traduire en français les *Sermons* de Tauler. Il connut également le P. Dehau, son aîné de quelques années, entré déjà prêtre dans l'Ordre, homme d'une étonnante culture, déjà presque aveugle, qui se faisait lire Shakespeare en anglais, Gœthe en allemand et, par le fr. Réginald G.-L., les *Dispuitationes* de Jean de Saint-Thomas. Ce fut pour le lecteur le début d'une longue intimité intellectuelle avec ce grand commentateur. Ordonné prêtre en 1902, le P. G.-L. acheva le curriculum à Gand où, chassés comme tant d'autres religieux français par la persécution combiste, les dominicains de Flavigny reçurent de leurs confrères belges une généreuse et fraternelle hospitalité dans l'ancien couvent des Récollets qu'ils occupaient alors. Peu après, le Studium de la province de Paris s'installa près de Kain-lez-Tournai, au Saulchoir.
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En 1904, les Supérieurs envoyèrent le P. G.-L. à Paris, faire des études complémentaires de philosophie en Sorbonne. Il était dès lors assez formé pour profiter pleinement des cours de maîtres tels que Henri Bergson et l'historien des sceptiques grecs, Victor Brochard, alors aveugle, qui n'en citait pas moins exactement de mémoire Aristote, avec les références, page et ligne, à l'édition Bekker.
Après quelques mois passés en Allemagne, et un bref séjour à Fribourg-en-Suisse, où il admira surtout le P. Norbert del Prado, ce théologien espagnol « digne du siècle d'or » ([^23]), le P. G.-L. fut nommé professeur d'histoire de la philosophie au Saulchoir. C'était en 1905. Il étudia surtout Leibniz et Spinoza ([^24]). Dès l'année suivante, il fut appelé à succéder, à la chaire de dogme, au P. Hugueny qui avait perdu sa voix aiguë et était devenu aphone. Il commença donc, comme professeur, cet approfondissement des œuvres de saint Thomas et des maîtres de l'école thomiste qu'il devait poursuivre toute sa vie, et qui fit de lui, à son tour, un maître éminent de cette école.
En 1909, le P. Cormier, maître général de l'Ordre, fondateur du « Collegio Angelico » de la Via San Vitale, y appela le P. G.-L., âgé de trente-deux ans, qui s'était déjà signalé par un livre capital. La première année de son séjour à Rome, le P. G.-L. connut, entre autres collègues, le P. Juan Arintero, qui ne devait rester qu'un an à l'Angelicum -- ; mais cette année suffit à des entretiens fructueux et décisifs pour l'orientation définitive du dominicain français vers les positions qu'il défendra toujours. Le P. Arintero avait déjà publié *la Evolucion Mistica*, titre qui étonna Pie X, bientôt rassuré, il est vrai, par l'explication que lui donna l'auteur : *Évolution,* ne signifiait pas je ne sais quelle hasardeuse transposition de l'évolutionnisme, mais simplement le plein développement de la vie chrétienne qui ne peut pas ne pas être d'ordre mystique ([^25]).
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A Rome, le P. G.-L. professa d'abord le *De revelatione* pendant huit ans ; il enseigna ensuite tour à tour à peu près tous les grands traités de la *Somme de théologie.* En 1932, l'Angelicum fut transféré à son siège actuel, l'ancien couvent des saints Dominique et Sixte, bâti par saint Pie V pour les moniales dominicaines, récupéré, agrandi, muni des *aulae* majeure et mineure, par le Rme P. Gillet. Le « collegio Angelico » dont l'édifice primitif abrite la questure, devint l' « athenaeum pontificium Angelicum ». Ce transfert « per accidens » fut l'unique déménagement que notre théologien romain, durant sa longue carrière professorale, eut à faire de sa bibliothèque. A ses cours de théologie spéculative, il joignit, presque dès le début de son séjour à Rome, l'explication -- avec force digressions sur la philosophie moderne -- du commentaire de saint Thomas sur la *Métaphysique* d'Aristote (cours du jeudi, qu'il fera encore durant l'année scolaire 59-60, après que le déclin de ses forces l'aura contraint d'abandonner les autres), et à partir de novembre 1917, le samedi soir, un cours de théologie ascético-mystique, qui eut dès le début un vif succès -- jamais démenti -- non seulement auprès des étudiants de l'Angelicum, mais de plusieurs autres, et d'auditeurs qui n'étaient plus des étudiants mais des personnes en charge : prélats, supérieurs, maîtres de novices, etc. Il y avait, parmi les assistants, quelques originaux.
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Je me souviens en particulier d'y avoir vu en 1919-1920 un chanoine belge d'une calvitie totale, qu'il dissimulait sous une perruque (une perruque trouée à l'endroit de la tonsure), dont on disait qu'il était le président, ou du moins un membre influent, d'une ligue contre les enterrements prématurés. Après le cours, il harcelait de questions le professeur qu'il eût fallu laisser aller se reposer un peu car il se dépensait beaucoup, enthousiasmé le premier par ce qu'il expliquait, les textes qu'il lisait. Le chanoine dut lui raconter des choses assez terrifiantes sur les enterrements prématurés, car je l'entendrai de longues années après m'exprimer sa crainte d'être mis au tombeau encore vivant, et c'est surtout en riant que je le rassurai.
Ce cours du samedi inauguré en 1917, le P. G.-L. le fit jusqu'à Noël 1959, tant qu'il lui resta un peu de voix. Il prépara ainsi la fondation de l'Institut de spiritualité par le P. Paul Philippe, professeur pendant quelque vingt ans à l'Angelicum avant de devenir commissaire du Saint-Office, puis secrétaire de la Sacrée Congrégation des religieux et archevêque titulaire d'Héracléopolis. Et, cet institut fondé, ce cours y demeura le principal.
La première guerre mondiale n'interrompit pas l'enseignement du P. G.-L. Il dut une fois se rendre à Nice, je crois, avec d'autres Français de Rome, dont mon cher ami l'abbé Henri Péponnet qui préparait son doctorat de théologie à l'Angelicum, mais le conseil de révision renvoya le maître et l'étudiant à leurs études et leurs livres. Il valait mieux que le P. G.-L. continuât d'enseigner que d'aller aux tranchées. Il n'avait d'ailleurs aucune disposition pour la vie militaire et guerrière, et les *castrorum pericula* l'épouvantaient même de loin.
Je revis le Père en 1916, au cours d'une convalescence que j'allai passer à Rome. Je m'amusai beaucoup de l'entendre dire alors qu'il aurait eu du courage s'il lui avait fallu aller à la guerre avec moi. « Restez ici, mon Père, lui disais-je, il vaut mieux pour tout le monde que vous fassiez de la théologie. » Il m'aida dès lors à discerner ma vocation (tardive et pourtant encore irréalisable à l'époque) à l'Ordre de saint Dominique.
Je le retrouvai après la guerre, en 1919-1920, comme patron de thèse. Il me recommanda la lecture de l'*Introduction à la philosophie* de Jacques Maritain, et me conseilla d'entrer en relations personnelles, si je le pouvais, avec le philosophe. Consigne bénie ! Et avec empressement suivie !
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Entre les deux guerres le P. G.-L. continua son enseignement et ses travaux sans autre interruption qu'un séjour en clinique pour je ne sais quelle intervention chirurgicale. L'été il reprenait ses voyages apostoliques, ses prédications de retraites, ses conférences.
Durant la seconde guerre mondiale, quand l'intervention de l'Italie fut imminente, il rentra en France avec des confrères français sur l'ordre du maître général, le P. Gillet qui, lui, se rendit et séjourna provisoirement en Suisse. Il ne put rentrer à Rome qu'en octobre 1941. Pendant cette absence de l'Angelicum, il donna des cours de dogme aux dominicains enseignants dont le Studium était à Coublevie.
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Le P. G.-L. était un remarquable professeur. Il savait à merveille poser les problèmes, présenter l'état des questions, en faire ressortir l'intérêt et les difficultés, montrer les connexions et les retentissements logiques, proches ou lointains, des doctrines, la fécondité inépuisable d'une vérité bien établie, les conséquences, imprévues souvent des auteurs eux-mêmes, d'une erreur de principe (*parvus error in principio, maximas in fine,* disait saint Thomas, dont il citait souvent la formule). Il excellait à suivre au-dessus d'erreurs ou d'hérésies opposées entre elles, au-dessus des solutions à mi-côte ou éclectiques, respectant la vérité dogmatique et autorisée dans l'Église mais se heurtant à des objections métaphysiques, ce qu'il appelait la ligne de faîte du thomisme.
Il parlait, prononçant et accentuant à sa façon (on l'en plaisantait et lui-même en souriait), un latin d'une extrême clarté et facilité, calqué sur le français, sans interversions ni la moindre recherche de clausule. (Hors des cours il devait naturellement parler souvent italien, mais il accentuait invariablement la dernière syllabe, au point d'être imparfaitement intelligible aux Italiens.) Ces cours, pleins de vie, eurent une influence profonde et très formatrice durant un demi-siècle sur des générations d'étudiants, séculiers ou réguliers, des ordres et congrégations et des pays les plus variés qui se succédèrent à l'Angelicum.
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Je me souviens comme si c'était d'hier de l'impression ressentie quand, ayant déjà lu à La Rochelle, *le Sens commun, la philosophie, de l'être et les formules dogmatiques,* je l'entendis pour la première fois à Rome en novembre 1913. Il avait alors 36 ans et était dans tout l'éclat de son talent. Il portait un lorgnon aux verres non cerclés de métal, dont plus tard, quand la presbytie aurait corrigé la myopie, il n'userait plus. Il avait grande allure, un fier port de tête, une belle voix. On ne pouvait pas n'être pas frappé de sa maîtrise ! Un condisciple de ce temps lointain me le rappelait depuis sa mort. Il faut l'avoir entendu répéter par exemple : *Ex ente non fit ens, quia jam est ens, ex nihilo nihil fit, quia nihil est. Et tamen fit ens ! Ex quo fit ? Ex quodans medio inter nihilum et ens quod vocatur potentia*, ou parler d'Héraclite, de Parménide, de Platon et d'Aristote, exposer le problème des universaux, batailler contre le nominalisme. C'était un beau combat ! En théologie, ce qui me frappa le plus c'étaient les vastes perspectives qu'il découvrait, les rapprochements qu'il opérait entre les vues des maîtres de la spéculation et celles des grands spirituels. Ceux-ci vivent profondément des mystères sur lesquels les théologiens raisonnent et dont ils exposent les harmonies. La doctrine thomiste des vertus infuses, théologales et morales, celle des dons du Saint-Esprit expliquent au mieux, pour ne pas dire expliquent seules de façon satisfaisante, les expériences vécues des contemplatifs. Les rigueurs de la méthode scolastique, les nécessaires précisions conceptuelles, les laborieux passages de la définition nominale à la définition réelle, la réfutation des erreurs philosophiques ou théologiques, les discussions animées avec les théologiens non thomistes ou ne considérant pas les choses du point de vue supérieur de Dieu, mais en parlant de quelque difficulté à résoudre, les distinctions à expliquer, les doutes à déterminer, les corollaires à dégager, rien ne nuisait, au contraire tout contribuait à l'intérêt de ces leçons. Ce que le P. G.-L. enseignait de l'harmonie des trois sagesses, la philosophique, la théologique, la mystique, emportait la conviction. Lui-même, on le sentait, réalisait de mieux en mieux cette harmonie. Avec le temps, l'enseignement du professeur s'est encore clarifié en se simplifiant. Il aimait à répéter ce qu'il tenait de je ne sais qui : « Les jeunes professeurs enseignent plus qu'ils ne savent, les professeurs mûris enseignent seulement ce qu'ils savent, les professeurs tout à fait expérimentés, seulement ce qu'ils savent devoir servir vraiment aux étudiants ».
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Le P. G.-L. a été longtemps un polémiste vigoureux, mais avec les années il s'apaisa beaucoup, sans rien perdre de son attachement raisonné aux positions choisies ni de son opposition à l'éclectisme qui efface les arêtes vives de la pensée. Il garda toujours aussi vif le sens des erreurs rationalistes, agnostiques, modernistes, néomodernistes et autres, mais gagna progressivement en sérénité. Il communiquait le goût et l'amour de la vérité dont il vivait.
Depuis déjà de longues années, le P. G.-L. aurait pu se reposer des astreignantes servitudes de l'enseignement. Ses supérieurs lui auraient volontiers accordé les loisirs nécessaires pour la composition de ses ouvrages. Mais il ne demanda jamais rien. Plutôt refusait-il ce qu'on lui offrait ou insinuait qu'on pourrait lui donner. Professeur dans l'âme, il ne se voyait pas vivre sans enseigner : « Quand je n'enseignerai plus, je mourrai », m'écrivait-il une fois de Rome à Fribourg, démentant avec vivacité le bruit qui avait couru, et dont j'avais entendu l'écho, qu'il allait quitter sa chaire pour raison de santé. Ce que d'autres redoutent comme une corvée, une longue séance d'examens par exemple, le reposait « comme une promenade à Frascati » (sic). Les étudiants de l'Angelicum et leurs supérieurs exprimèrent longtemps le souhait de le voir continuer au-delà de toute limite d'âge officielle. Aussi bien ne cessa-t-il tout à fait d'enseigner que quand ses forces le trahirent. Et ce fut pour lui une cruelle épreuve que de ne plus pouvoir faire aucun cours.
Les tâches professorales, si astreignantes qu'elles soient, surtout quand on s'y donne avec un tel cœur, n'absorbèrent pourtant pas ce Frère Prêcheur. Qui compterait les sermons qu'il a prêchés à Rome même, dans diverses communautés religieuses, les confessions qu'il a entendues, les pénitents qu'il a reçus chez lui ? Pendant les vacances scolaires, durant les mois de juillet août et septembre, il prêchait, dans toute la mesure où ses supérieurs, soucieux de sa santé, le lui permettaient, des retraites de tout genre aux auditoires les plus variés. Il a donné une série de retraites pastorales en Italie, en France, en France surtout, en Suisse, en Belgique, en Hollande, en Angleterre, en Espagne, voire au Brésil et en Argentine, au Canada. En combien d'abbayes, de monastères, de couvents d'hommes et de femmes, de séminaires a-t-il été entendu, goûté, redemandé ! Je connais bien peu de cas où sa prédication d'exercices spirituels n'ait pas fait grande impression.
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Avec quelle joie je fus de ceux qui, dans les années 20 (jusqu'à mon entrée dans l'Ordre en 1924), l'écoutaient vers la fin des vacances d'été aux retraites qu'organisaient à Meudon, pour leurs amis, Jacques et Raïssa Maritain, à la chapelle des Sœurs dominicaines de la Présentation ! Les instructions du Père étaient admirables. L'auditoire passionnément attentif l'inspirait. J'y ai vu pleurer Henri Ghéon, et Charles du Bos y parut aussi bien ému. La retraite se terminait dans le salon des Maritain par une conférence sur quelque beau sujet de théologie, suivie parfois de discussions où Roland Dalbiez n'était jamais à court d'objections et d'instances. Après quoi, pour nous reposer de l'austérité théologique, sans cesser d'être édifiés, Henri Ghéon nous lisait quelqu'une des pièces si émouvantes qu'il composait à cette époque à la gloire des saints. Beaux souvenirs. Pourquoi faut-il que cela n'ait pas continué plus longtemps ! Un autre souvenir cher est celui des fêtes de Fribourg, lors de la canonisation et du doctorat de saint Albert le Grand, patron de l'université : le P. G.-L., invité, vint exprès de Rome pour prêcher à la cathédrale Saint-Nicolas le panégyrique du nouveau saint Docteur et faire, le lendemain, au théâtre Livio, une grande conférence. Deux discours mémorables ; toute la ville et l'université en furent vivement impressionnées. J'ai vu des personnes arrêter dans la rue le Père pour le féliciter et le remercier : il avait été splendide. Je l'entends encore au banquet d'inauguration solennelle de l'année universitaire, qui répétait : « Mais quelle cordialité, quelle cordialité ! » Et je nous vois encore dans mon bureau de Saint-Hyacinthe (ou j'étais alors supérieur) : le Père, l'abbé Charles Journet, et moi tapant sur ma machine à écrire, sous leur dictée à tous deux le résumé de la conférence demandé par la presse locale.
Ainsi occupé, un autre n'eût pas trouvé le temps d'écrire ni de publier. Le P. G.-L., au contraire a été un écrivain très fécond. Chroniques de philosophie, d'apologétique, de dogme, de spiritualité dans divers périodiques -- Revue Thomiste, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, Divus Thomas, Angelicum, Vie Spirituelle ([^26]), préfaces,
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notices biographiques dont l'une est devenue un livre, articles pour éléments ou chapitres de livres futurs, articles de dictionnaires dont quelques-uns d'étendue considérable (« Dieu » dans le *DAFC,* « *Prédestination* », « Providence », « Thomisme », dans *le DTC*) ne sont que le fruit secondaire de cette activité littéraire.
Le fruit principal, plus accessible et durable, consiste en vingt-trois ouvrages, dont cinq en deux forts volumes, et dont deux ou trois seulement sont relativement des livres de petite taille, mais non de peu de prix.
En voici la chronologie (sans mentionner les rééditions en nombre variable, ni les traductions en diverses langues) :
1909 : *Le Sens commun, la philosophie de l'être et les formules dogmatiques ;*
1915 : *Dieu, son existence et sa nature,* augmenté d'appendices sur la motion divine et sur le fondement de la distinction de puissance et d'acte selon saint Thomas (l ou 2 vol, selon les éditions) ;
1923 : *Perfection chrétienne et contemplation selon saint Thomas d'Aquin et saint Jean de la Croix* (2 vol.) ;
1929 : *L'Amour de Dieu et la croix de Jésus,* Étude de théologie mystique sur le problème de l'amour et les purifications passives d'après les principes de saint Thomas et la doctrine de saint Jean de la Croix (2 vol.) ;
1932 : *La Providence et la confiance en Dieu : Fidélité et abandon ;*
1932 : *Le Réalisme du principe de finalité ;*
1933 : *Les trois Conversions et les trois voies ;*
1934 : *Le Sauveur et son amour pour nous ;*
1934 : *Le Sens du mystère et le clair-obscur intellectuel ;*
1936 : *La Prédestination des saints et la grâce ;*
1938 : *Les trois Ages de la vie intérieure* (*2 vol.*)
1941 : *La Mère du Sauveur et notre vie intérieure ;*
1946 : *La Synthèse thomiste ;*
1947 : *L'Éternelle Vie et les profondeurs de l'âme.*
Et en latin :
1917 : *De Revelatione per Ecclesiam catholicam proposita* (2 vol.) ;
1937 : *De Deo uno* (Commentaire des questions 1-26 de la première partie de la Somme de théologie) ;
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1943 : *De Deo trino et creatore,* contenant aussi les principales questions des traités de la création, des anges, de l'homme, du gouvernement divin ;
1945 : *De Gratia ;*
1946 : *De Sanctificatione sacerdotis secundum nostri temporis exigentias ;*
> *De Christo Salvatore* (ce volume était prêt dès 1943, mais la première composition typographique avait été détruite par la guerre)
1948 : *De Virtutibus theologicis ;*
*De Unione sacerdotis cum Christo sacerdote et victima *;
1951 : *De Beatitudine et de Actibus humanis.*
Cette simple liste chronologique des œuvres a son éloquence. Elle montre l'étendue du champ doctrinal, ou plutôt la diversité des champs doctrinaux persévéramment labourés et cultivés par notre auteur : philosophie, métaphysique surtout ; théologie dans ses diverses fonctions et parties : apologétique, dogmatique, morale, ascétique et Mystique. Cela suppose une grande puissance intellectuelle et de vastes lectures.
Assurément, le P. G.-L n'était pas très soucieux d'érudition minutieuse. Il n'a pas cultivé pour elles-mêmes les sciences auxiliaires de la théologie, comme l'exégèse, la théologie biblique, l'histoire des dogmes, qui ne manquent pas d'ouvriers qualifiés dont le théologien spéculatif peut utiliser les conclusions. Le P. M.-J. Lagrange disait jadis en souriant finement que saint Augustin avait trop de génie pour être toujours bon exégète. Le P. G.-L. avait trop de disposition pour la synthèse, trop d'intuition aussi, pour avoir le goût et la patience des longues recherches positives. Il s'est contenté souvent d'enregistrer les résultats et de renvoyer aux recueils de textes, aux *Enchirida*, et à quelques études bien choisies. Il ne voulait pas encombrer le lecteur de ses livres plus que l'auditeur de ses cours. Mais on eût aimé qu'il exploitât un peu plus les résultats de ces diverses disciplines, et qu'il citât les spirituels dans les meilleures et plus récentes éditions. Je dois dire que si j'ai entendu parfois tel exégète ironiser sur les théologiens, je n'ai jamais entendu le P. G.-L. ironiser sur les exégètes ou les historiens. Il s'attachait surtout à clarifier les grandes questions spéculatives. Ce qui l'intéressait avant tout, c'était l'intelligence pénétrante de la foi ; ce qu'il voulait mettre en lumière, c'était la profondeur et l'harmonie des mystères révélés atteints par nous dans le clair-obscur de la foi :
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Trinité, Incarnation, Rédemption, eucharistie, les grands dogmes de la providence, de la prédestination, de la grâce, la théologie spécifiquement thomiste de la nature et du surnaturel (surnaturel essentiel, ou *quoad substantiam,* de la grâce sanctifiante, des vertus infuses théologales et morales ; et surnaturel modal, ou *quoad modum,* des charismes et miracles), du mode d'action supra-humain caractéristique des dons du Saint-Esprit qui sont les principes propres, avec les vertus théologales qu'ils servent, de la contemplation infuse et des oraisons Mystiques. De là une prédilection, accentuée au cours de la vie, pour saint Jean de la Croix, Mystique expérimental et théologien à la fois, qui sait mieux que sainte Thérèse, mystique sublime mais non théologienne, distinguer de la contemplation elle-même, sommet normal de la vie de foi et d'amour, les phénomènes qui parfois l'accompagnent.
Entre les œuvres en français et les œuvres en latin du P. G.-L., il y a identité partielle d'objets. Les ouvrages latins sont essentiellement des cours, dont ceux qui les ont entendu professer comme étudiants ou utilisés comme professeurs dans leur propre enseignement savent la valeur doctrinale et pédagogique. Dans les livres en français, nombre de questions importantes ont été reprises plusieurs fois, car ces ouvrages sont des essais de synthèse successifs autour de quelque grande idée centrale : perfection, contemplation, croix, amour, étapes ou âges de la vie surnaturelle.
*Perfection chrétienne et contemplation* faisait une large place à la controverse avec les auteurs soutenant la dualité irréductible de l'ascèse et de la mystique, la nécessité absolue d'idées infuses pour la contemplation, l'appel restreint à celle-ci, son caractère extraordinaire et son appartenance au domaine des grâces *gratis datae,* etc. Ces controverses ne s'imposaient plus, car les questions, les idées chères au P. G.-L. avaient fait du chemin, rallié bien des suffrages, quand il écrivit *les Trois Ages.* Aussi bien cet ouvrage exempt de polémique est-il entièrement positif et apaisé. Cet apaisement toutefois n'excluait pas quelque réveil exceptionnel de vivacité quand par exemple notre théologien discernait des dangers pour l'orthodoxie catholique dans des écrits signés ou anonymes, témoin un article retentissant qu'on retrouve en appendice de la *Synthèse thomiste.* Le P. G.-L. s'inquiétait de voir introduire l'actualité comme critère de vérité en théologie, et remettre en question la portée des formules dogmatiques, la notion même de transsubstantiation, etc.
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Ces pages provoquèrent d'assez vives réactions. L'une notamment dépassa les limites permises, allant jusqu'à l'insulte. Sa réponse à cette diatribe insolente ne contenait pas un mot pour sa défense personnelle, ne laissait voir aucune trace de colère ou d'indignation. Il reprenait de manière purement objective les questions débattues, apportant la preuve de ce qu'il avait avancé. L'humilité et la noblesse s'alliaient parfaitement dans cette riposte à la force et à la sérénité.
Est-il besoin de dire que le P. G.-L. n'encourut jamais pour ses écrits le moindre désaveu du Magistère ? Sa fidélité constante à la doctrine de l'Église, définitions solennelles du magistère extraordinaire et enseignement du magistère ordinaire, sa fidélité raisonnée à saint Thomas, que l'Église elle-même recommande avec tant d'insistance, l'étude assidue du Maître, l'aide reçue, pour bien l'entendre, des commentateurs, dont certains eux-mêmes ne manquaient pas de génie, la docilité aux grands témoins de la tradition mystique catholique, le sens de leur accord foncier, au-delà des diversités et de la variété de leurs grâces -- mais ne simplifiait-il pas un peu sur ce point ? -- ont non seulement préservé le P. G.-L. de faux-pas doctrinaux, mais donné à son œuvre sa cohésion et son unité, sa valeur positive d'orthodoxie, sa sûreté, sa puissance de rayonnement.
L'encyclique *Humani generis --* qu'on n'effacera pas des grands actes de Pie XII -- a montré à quel point le P. G.-L. avait vu juste en critiquant, au plan de la théologie, plusieurs des opinions hasardeuses que le Magistère devait, en vertu de son autorité doctrinale, condamner ou rectifier. La lettre que lui adressa Pie XII à l'occasion de ses quatre-vingts ans reconnaît hautement la qualité et l'importance de son labeur au service de la vérité catholique. Il n'est pas exagéré mais simplement vrai de dire que les évêques, de nombreux prêtres, missionnaires, religieux, qui furent jadis ou naguère ses élèves, des religieuses et des laïcs en bien des pays lui doivent pour une part notable (et ils lui en sont reconnaissants) leur formation, leur fermeté de pensée théologique, leur immunisation contre de captieuses nouveautés, l'orientation de leur vie intérieure. Car il ne leur a pas appris seulement le prix de la solide doctrine théologique Mais, plus encore, la valeur infiniment supérieure de la foi essentiellement surnaturelle, le « sens du mystère » religieux.
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Le sens « religieux » n'est pas en effet le monopole exclusif des contempteurs de la théologie scolastique et des précisions conceptuelles ([^27]).
\*\*\*
En rendant ainsi hommage à l'œuvre de notre théologien, nous n'entendons pas affirmer qu'elle soit de tout point parfaite. Si la solidité en est constante, on y constate les défauts déjà signalés et certaines négligences de forme et de composition. Plus de concision était possible sans péril pour la clarté. A des remarques de ce genre le P. G.-L. m'a répondu un jour : « C'est que je n'ai pas le temps. » Il n'a jamais eu le temps, en effet, de fignoler ses textes et de polir ses livres. Ce qui ne l'empêchait d'ailleurs pas d'atteindre à une austère beauté par la clarté même avec laquelle il exposait, sans la moindre recherche littéraire, de hautes pensées, des vérités longuement méditées. Lui faut-il encore une excuse ? Nous dirons qu'il n'a jamais eu de secrétaire à qui dicter, à la manière des vieux maîtres. Aurait-il su d'ailleurs s'accommoder d'un tel concours, lui qui ne voulait pas laisser ranger et classer sa bibliothèque, car il ne s'y retrouverait plus (tandis qu'en effet il s'y retrouvait en la laissant comme elle était). Il n'a jamais pensé à se servir d'une machine à écrire, encore moins du dictaphone ; la plus simple mécanique lui semblait trop compliquée. C'est de sa main, avec une plume d'acier ou un modeste stylo qu'il négligeait même de remplir et dont il plongeait la plume dans un encrier, qu'il a écrit tous ses livres, corrigé toutes ses épreuves, dressé des tables sommaires. On a dit beaucoup qu'il se répétait.
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Oui en ce sens que divers livres reviennent forcément sur des sujets déjà traités. A cela, qui pourrait trouver à redire ? Il est parfois un peu distrait on relit dans le corps de l'ouvrage *les Trois Ages* des pages sur Valgornera déjà lues dans la préface. C'est là un fait isolé. Il se répète moins qu'on ne l'en a accusé et ne considère pas comme répétitions proprement dites, la remontée fréquente aux choses « qu'il n'est pas permis d'ignorer », la réduction aux mêmes principes qui les commandent. Quoi qu'il en soit, les imperfections accidentelles ont paru négligeables, à côté des mérites essentiels, aux éditeurs, aux lecteurs de traductions en de nombreuses langues : italien, anglais et américain, allemand, espagnol, portugais, néerlandais, polonais. Tous les volumes n'ont pas été traduits dans toutes ces langues, mais plusieurs en plusieurs et presque tous en quelques-unes.
L'activité du P. G.-L. au service de l'Église a eu encore d'autres aspects. Longtemps qualificateur du Saint-Office, il en devint consulteur en 1955. On sait que ce n'est pas une sinécure. Il fut également consulteur de la Congrégation des religieux. Et tout cela ne l'a pas empêché d'avoir comme directeur d'âmes une correspondance considérable, de répondre aux innombrables demandes de conseils spirituels.
Il va sans dire que tant de travaux doctrinaux et apostoliques ne laissent guère de loisirs pour prendre régulièrement connaissance des innombrables revues de sciences ecclésiastiques et en suivre de près le mouvement ; encore moins permettent-ils les lectures de fantaisie. Quand la vie est si absorbée, on n'a nul besoin de « pasatiempo ». On compterait sur les doigts d'une seule main je pense, les romans modernes que le P. G.-L. eut le temps et le goût de lire. Il se souvenait d'avoir lu au cours d'un voyage au Canada *Maria Chapdelaine !* Lut-il jamais un roman policier, vit-il jamais un film, écouta-t-il la radio, regarda-t-il la télévision ? Je ne le crois pas. Il n'avait pas besoin d'entendre un disque pour se mettre au travail, quoiqu'il ne manquât pas de goût pour la musique. Il en avait aussi pour la poésie, et je l'ai entendu plusieurs fois me réciter des vers appris dans sa jeunesse auprès de son père, amateur notamment de Lamartine. Mais les poètes contemporains ne le retinrent guère, non plus que les romanciers. Des théologiens peuvent, à partir d'un roman que tout le monde lit, d'un film que tout le monde voit, de l'œuvre entière d'un romancier ayant touché dans ses fictions aux questions religieuses, donner un enseignement théologique à des lecteurs ou auditeurs qu'ils n'atteindraient pas autrement.
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Mais c'est là, sauf exception géniale, affaire de vulgarisation plutôt que de travail en profondeur. Pour certains au moins de ses serviteurs, la théologie a des exigences aussi jalouses que la mystique, qui prescrit de renoncer, pour la purification active de la mémoire, à tout ce qui peut l'encombrer d'images et de « formes ». Une grande œuvre théologique est chose assez précieuse à l'Église pour que l'auteur se prive totalement de ce qui pour nombre de gens du monde est « la culture ». Et ne faut-il pas que la mortification sévère de la curiosité chez les uns compense et répare l'intérêt excessif -- car il n'est pas toujours apostoliquement justifié -- de certains prêtres et religieux d'aujourd'hui pour des œuvres fort peu sacrées imprimées ou projetées ? Il faut toujours sacrifier quelque chose : *omnia non possumus omnes*. Le tout est de choisir, selon le devoir d'état et la vocation, ce qu'on immole. Pour le P. G.-L., la théologie et l'apostolat furent jaloux.
La divine Providence, qui ne lui a pas épargné les épreuves et les deuils ([^28]), ni tout accident de santé, lui a épargné longtemps, jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans, l'épreuve des longues maladies qui réduisent à l'impuissance. Il ne connut jamais non plus l'épreuve, parfois si lourde, du supériorat, pour lequel il n'était manifestement pas fait. Il n'avait pas de talent spécial pour les tâches administratives. Aussi est-il toujours resté simple religieux, à son humble rang, et n'a connu, d'honneurs qu'académiques. Religieux exemplaire, il a fait toute sa vie l'édification de ses supérieurs et de ses frères par son obéissance simple comme celle d'un enfant, sa régularité, son assiduité au chœur, à l'oraison, à tous les exercices communs. Pour rien au monde, dans une ville ayant un couvent de l'Ordre, il n'eût accepté une invitation dans un restaurant. Il n'usait d'aucune des dispenses accordées par les Constitutions de l'Ordre aux lecteurs en exercice et aux maîtres en théologie. Il récitait chaque jour le Rosaire, et les dernières années à l'Angelicum, ne pouvant plus guère travailler, il multipliait les chapelets. Au temps de Noël, il allait prier longuement à genoux devant la crèche dressée dans le chœur de l'église. Il ne s'asseyait jamais à l'oraison, malgré l'incommodité grande de l'agenouilloir des stalles.
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Il était d'une extrême sobriété et réserve dans le boire et le manger : *potus cibique parcitas* ([^29]). Il prenait un petit déjeuner vraiment très réduit. Jamais rien entre les repas. Il fallait le prier, quand il était grippé, pour lui faire accepter une tasse de tisane ou de thé. Jamais il ne fuma ; il était même sévère sur le chapitre du tabac, « *nisi forsitan eutrapeliae catua* ». Il pratiqua toujours une très stricte pauvreté et l'usage du tabac lui paraissait peu compatible avec la pauvreté religieuse. Sauf les livres qui s'entassaient chez lui sur les rayons ou d'étroites petites tables (on lui en envoyait beaucoup que vers la fin il ne pouvait même pas lire, et parfois la pile s'effondrait), sa cellule était la plus dépouillée, sans le moindre ornement. Le prie-Dieu où il s'agenouillait et où s'agenouillaient ses pénitents était misérable. Une année, ce n'était pas sans besoin, on mit l'eau courante dans les cellules ; une autre, on repeignit les murs et le plafond, ce qui n'était pas de trop non plus. Il demanda en grâce qu'on ne touchât rien chez lui. « Qu'on attende mon départ ou ma mort. » De fait, on ne rafraîchit sa cellule que lorsqu'il fut parti pour la clinique et qu'il ne devait plus rentrer.
Il ne demandait jamais rien pour lui, avait toujours peur qu'on ne lui donnât trop et rappelait volontiers que Benoît Labre disait toujours, « peu, peu. » Le voyant fatigué (son lit n'était qu'un grabat et le matelas si peu épais que c'était presque un sac vide), je suggérai au prieur de lui donner un fauteuil, mais usagé, car il se serait récrié qu'on lui en achetât un neuf. Il ne voulut même pas du vieux qui lui semblait encore du luxe et, malgré mes instances, n'eut de paix que quand on l'eût enlevé de sa chambre.
Il a toujours voyagé comme les pauvres. C'est qu'il avait à un rare degré l'intelligence et le souci constant des pauvres. *Beatus qui intelligit super egenum et pauperem !* Il compatissait profondément à la misère des nécessiteux qui l'assaillaient. On le voyait bouleversé par les détresses dont il recevait la confidence au parloir. Il ne redoutait pas d'être exploité -- et il le fut souvent --, mais il craignait fort de manquer à de vrais pauvres. Et ceux-ci sont nombreux à Rome ; les œuvres organisées ne les soulagent pas tous et certains d'entre eux ne sont pas dans les conditions prévues par les règlements administratifs de ces œuvres elles-mêmes.
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Comme le Père remettait fidèlement et intégralement ce qu'il recevait, -- ses droits d'auteur, dont je crains bien qu'il n'ait pas toujours su les exiger, étaient en partie payés par des livres envoyés au dépôt de l'Angelicum qui les vendait aux étudiants, -- qu'il ne disposait de rien, sauf peut-être d'un léger pourcentage qu'on lui laissait sur les droits ou les honoraires perçus en argent, il se faisait avec persévérance, et même insistance, mendiant, par visites et par lettres, pour pouvoir faire l'aumône -- des aumônes parfois très considérables -- à ses nombreux clients. Il s'étonnait, ô candeur ! qu'ils l'aient découvert et aient trouvé sa porte.
Plus encore qu'aux détresses matérielles privées, ce théologien était attentif à la misère spirituelle d'une humanité ivre d'elle-même et de ses conquêtes sur la matière et la nature, conquêtes qui ne peuvent finalement pourtant que la laisser désemparée et la mener, faute d'idéal supérieur et de perspectives d'éternité, aux conflits et désespoir. Le règne, dans le monde, du péché et du diable lui causait une tristesse profonde, dont ses intimes percevaient souvent l'écho ; il se réfugiait de plus en plus dans la prière, dans la contemplation des vérités qu'il avait tant contribué à mettre ou remettre en lumière : gratuité des prédilections divines, volonté salvifique universelle, surabondance de la rédemption, valeur infinie du sacrifice de la messe « en raison de la Victime qui est aussi le principal Offrant » possibilité de salut offerte à tous, grâce suffisante qui, acceptée, peut conduire à la grâce efficace de la conversion au moins *in extremis,* demandée, pour ceux et celles qui n'y pensent pas, par les âmes vouées à la prière et la pénitence... Il n'a jamais tant répété la parole de saint Paul si souvent expliquée dans ses leçons sur la grâce : *Quid habes quod non accepisti ?*... et la grande sentence de saint Augustin, que l'Église a canonisée : *Deus impossibilia non jubet* (autrement il ne serait ni bon ni miséricordieux, il ne serait pas Dieu), *sed jubendo monet facere quod possis, petere quod non possis, et adjuvat ut possis*. Et de quel ton répétait-il le texte fameux de Bossuet qu'il citait fidèlement quant au sens : « Nous devons confesser deux grâces dont l'une laisse l'homme sans excuse devant Dieu, et l'autre ne lui permet pas de se glorifier en lui-même. »
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J'ai dit plus haut que le Père avait été en 1955 nommé consulteur du Saint-Office et que ce n'était pas là une sinécure. Pour lui moins que pour personne. Car il y débutait alors qu'ayant depuis longtemps dépassé l'âge de la retraite, il aurait eu besoin d'être soulagé plutôt que lourdement surchargé. C'était alors pitié de le voir penché des journées entières chaque semaine sur les dossiers secrets qu'on lui envoyait. Il ne s'était jamais occupé de certains problèmes particuliers et spécialement épineux qui arrivaient au Saint-Office en plus des questions doctrinales : les cas de validité ou d'invalidité de mariage quand la foi y est engagée. C'était grand labeur pour lui de se former une opinion. Il m'en parlait souvent en récréation, en termes généraux et sans manquer au secret. Il s'étonnait que je m'y reconnusse. « Mon cher Père, lui disais-je, c'est que, pendant que vous faisiez de la haute métaphysique, de la théologie spéculative, j'étais, pour l'expiation de mes péchés, humble professeur de morale pratique à Fribourg, et j'avais à m'occuper de cas semblables. » Le lundi matin, la voiture du Saint-Office, un petit car, faisait, si j'ose dire, le ramassage à domicile des consulteurs : au Latran, le Recteur ; à l'Angelicum, notre P. G.-L. ; à la Grégorienne, plusieurs Pères jésuites. La même voiture les ramenait chez eux après la séance de la Consulta qui durait deux ou trois heures, parfois même davantage. Le P. G.-L. rentrait vers 13 heures, quand déjà nous remontions du réfectoire. Il paraissait épuisé. Je lui répétais souvent qu'il pouvait, qu'il devrait même se faire dispenser d'un tel labeur, en invoquant son grand âge et sa fatigue, Mais il ne voulait rien entendre. Le maître général lui avait dit que ç'avait été de la part du Saint-Père un honneur pour l'Ordre de le nommer consulteur, et de cet honneur il craignait de paraître faire peu de cas. C'était là un scrupule. Mais ces séances, si elles le fatiguaient, l'intéressaient. Il ne trahissait pas le secret du Saint-Office en me disant combien il y admirait la maîtrise du cardinal Ottaviani, son art de conduire la discussion, de résumer et synthétiser questions, positions, arguments. Il appréciait aussi les Pères de la Compagnie de Jésus, ses collègues de la Grégorienne, moins âgés que lui mais plus entraînés au difficile métier de consulteurs. Un jour il me dit : « Comme c'est curieux, moi qui ai jadis rompu tant de lances avec les Pères de la Compagnie (il se rappelait surtout sans doute ses anciens démêlés avec le Père Adhémar d'Alès), je ne pensais pas que je finirais mes jours en si bons termes avec eux. » Pour qu'il s'exemptât d'aller à la Consulta, il fallut vraiment qu'il en fût absolument incapable.
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Quand il se sentait plus fatigué, il répétait : « J'ai hâte d'aller dans un monde meilleur » et ce n'est pas à celui du Père Lombardi qu'il aspirait ! D'autres fois, réalisant mal son âge, il disait avec une pointe de mélancolie : « Je crois que je ne ferai pas de vieux os. » En 1958, le Père Prieur caressa le projet d'acquérir une maison de campagne pour les pères et frères ayant besoin de repos. Je n'étais pas très convaincu de l'utilité d'une nouvelle maison, ayant entendu dire que les anciennes avaient été aliénées (sans que personne sût exactement dans quelles conditions !). Mais un soir le P. G.-L., qui décidément ne réalisait pas qu'il avait plus de quatre-vingts ans, me dit : « Ce ne serait pas mauvais que nous ayons une maison de campagne et, quand nous serons vieux (sic), nous irions nous y reposer... »
Ces petits traits se rapportent aux dernières années qu'il passa à l'Angelicum. Il se voûtait de plus en plus. Sa tête, jadis si droite, penchait de plus en plus. Il avait peine à suivre ou plutôt à marcher en tête de la communauté à son rang. Il disait son chapelet presque tout le jour, mais continuait à répondre aux appels, à descendre souvent au parloir pour recevoir quelque pauvre ou pauvresse qui sollicitait un secours. Il avait encore des moments de vivacité intellectuelle au sujet des grands problèmes qui l'avaient occupé toute sa vie, mais dans un grand apaisement. Aussi, dans son entourage, qui le voyait faiblir, les oppositions qu'il avait suscitées autrefois parce qu'il donnait alors l'impression de vouloir régenter les esprits, s'étaient-elles parallèlement calmées ; d'anciens ressentiments, dont j'avais encore perçu l'écho dans une commission du chapitre de définiteurs de Washington en 1949, étaient bien apaisés. Il n'y avait plus pour lui, à l'Angelicum et dans toute la Rome ecclésiastique, que de la vénération et de l'affection.
Je ne l'ai pas revu depuis le 27 juin 1960, et c'est peu après qu'il quitta le couvent pour n'y plus rentrer. Je ne l'ai suivi que par des nouvelles indirectes m'arrivant des maisons où il fut successivement soigné, jusqu'à son transfert à la Fraternité sacerdotale canadienne où on l'aimait et où l'on avait pour lui une grande reconnaissance. Mais le souvenir me revient de la manière dont je l'ai entendu parler, il y a un demi-siècle, de la dévotion à la Sainte Vierge, de la « vraie dévotion » selon saint Louis-Marie Grignion de Montfort, du secret de Marie, de la pratique de tout offrir à Jésus par sa Mère, d'accepter explicitement sans les connaître toutes les croix que le Seigneur nous réserve jusqu'au jour de notre entrée au ciel.
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Aussi ne douté-je pas un instant de la fécondité spirituelle de ces années douloureuses où, son écriture étant finie, *venit finis scripturae meae,* ayant presque le double de l'âge de saint Thomas près de mourir, il n'était plus que l'ombre de lui-même.
Il nous laisse en partant, avec son œuvre écrite monumentale, un admirable exemple de vie religieuse et de fidélité à la vocation de travail et d'amour de la vérité, de zèle apostolique, de docilité à l'Église, d'abandon à la volonté du Seigneur qu'il servait depuis si longtemps et qui vient de l'appeler à Lui : *Euge*, *serve bone...*
*Toulouse, le 22 février 1964.*
fr. M.-Benoît LAVAUD, o. p.
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Bibliographie (cf. It 82-04-64)
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## CHRONIQUES
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### Les idoles et l'idolâtrie
par Gustave THIBON
Notre éminent ami Gustave Thibon s'est vu décerner cette année le Grand Prix de Littérature de l'Académie française.
Nous dirons simplement notre joie de voir une fois de plus l'Académie française conférer des honneurs, extérieurs sans doute, mais ayant valeur sociale et pédagogique, à un écrivain et penseur catholique que la communauté catholique française -- subissant la prépotence intellectuelle que l'on sait -- n'avait pas mis à sa vraie place. Pour Thibon comme pour Massis, comme pour Maritain, comme pour Gilson, l'Académie française répare l'ingratitude et l'incompréhension du catholicisme sociologiquement installé.
A l'occasion de ce Grand Prix de Littérature, Gustave Thibon a bien voulu donner à la revue « Itinéraires » l'article que voici, très caractéristique de sa manière et de sa pensée.
J. M.
CE N'EST PAS seulement ma raison et mon expérience, c'est mon instinct religieux le plus profond qui s'insurgent contre cette forme actuelle de christianisme, de type progressiste, social et démocratique, qui consiste à ravaler au niveau du temps et de la terre le Message de délivrance apporté aux hommes par le Christ. On oppose couramment ce christianisme révolutionnaire au christianisme conservateur des générations précédentes. A vrai dire, je ne me sens guère plus attiré par celui-ci que par celui-là : le moralisme frigide et le conformisme réactionnaire de tant d'ecclésiastiques du siècle dernier parlent tout aussi peu à mon cœur que le réformisme fiévreux de nos jeunes abbés démocrates. Et je me demande si la solution de continuité entre ces deux conceptions de la foi chrétienne est aussi profonde qu'on le dit et si nos révolutionnaires ne continuent pas, en l'adaptant au goût du jour, une tradition très ancienne et trop humaine, fondée sur l'ignorance de la transcendance et du Mystère.
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De quoi s'agit-il en effet ? On reproche à nos chrétiens progressistes de s'attacher à la vie temporelle plus qu'à la vie éternelle, au social plus qu'au divin. Ce mal se présente aujourd'hui sous des symptômes nouveaux, mais n'est-il pas, dans son essence, aussi ancien que la religion, elle-même ? Et les Apôtres, qui espèrent jusqu'à la Pentecôte le rétablissement du royaume d'Israël, n'en étaient-ils pas déjà atteints ? En fait, le christianisme *historique* a toujours manifesté une certaine méconnaissance du transcendant et du surnaturel au profit du temporel et du social. Ce que l'Évangile nous a apporté : le Royaume des cieux qui réside au-dedans de nous et qui *n'est pas de ce monde,* la prééminence de Dieu sur César et de la contemplation de Marie sur les œuvres de Marthe, la charité qui transcende toutes les vertus et qui efface tous les péchés -- tout cela, l'Église n'a jamais cessé de l'enseigner, les mystiques et les saints n'ont jamais cessé de le vivre, mais la masse des chrétiens n'a jamais cessé non plus de l'oublier. -- Quand d'austères gardiens de l'orthodoxie et de la vertu accusent le clergé « de gauche » d'abandonner le dogme et la morale du christianisme pour la mystique sociale, le reproche est parfaitement justifié, mais songent-ils que leur christianisme à eux, fait d'un dogmatisme sans mystère et d'une morale sans charité, se réduit aussi à un ensemble « d'ordonnances humaines » dont la finalité est plus sociale que divine ?
On répondra que nos pères savaient mieux que nous que la terre est un lieu de passage et une vallée de larmes et qu'ils reportaient davantage vers l'au-delà leurs espérances et leurs craintes. Sans doute, mais cet au-delà n'était-il pas trop souvent conçu sur le modèle de la vie temporelle et comme un prolongement de celle-ci ? Dégrader en images sensibles les mystères de la vie éternelle, faire de Dieu une espèce de comptable et de juge à la manière des autorités d'ici-bas, présenter le ciel comme la récompense de vertus extérieures et sociales et l'enfer comme le châtiment des vices corrélatifs, n'est-ce pas affirmer pratiquement le primat du temporel sur l'éternel et méconnaître l'abîme qui sépare les choses du monde des choses de Dieu ? Les païens ne font-ils pas de même ? Et que deviennent, dans cette « sécularisation » des valeurs chrétiennes, la révolution intérieure, la *metanoia* exigée par l'Évangile et le passage du vieil homme courbé sous la loi au nouvel homme transfiguré par la grâce dont parle saint Paul ?
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Nos modernes ont ceci d'original qu'ils croient au progrès et à la démocratie. Mais cette prétendue innovation est-elle autre chose que le retournement d'un pharisaïsme séculaire -- et dont l'envers vaut encore moins que l'endroit ? Le progrès et la démocratie sont les deux grandes idoles du siècle : pourquoi ne seraient-elles pas adorées au même titre que les idoles des siècles précédents ? Est-ce d'aujourd'hui que les chrétiens oublient le « nolite conformari huic saeculo » de l'Évangile pour s'incliner devant les mirages de leur époque, qu'ils se détournent de la lumière éternelle pour adorer le soleil levant, qu'ils font la part plus large à César qu'à Dieu ? Quand un souverain d'autrefois (l'Empereur Henri VI, Frédéric II de Hohenstaufen ou Philippe le Bel) se dressait contre l'autorité pontificale, il trouvait toujours des Évêques et des clercs pour appuyer sa révolte. Le mythe du Saint-Empire eut jadis plus de partisans que l'idéal de la sainteté évangélique. Le même phénomène se reproduit de nos jours : le mythe s'appelle maintenant peuple souverain, prolétariat, masses parvenues à « l'existence historique » et à la « majorité sociale », science ou progrès. Ainsi le veut l'esprit du siècle pour qui dévie de l'esprit de l'éternité : les idoles changent, l'idolâtrie demeure.
Tout ce qu'on peut concéder, c'est que le conformisme d'autre fois était *humainement* moins dangereux que celui d'aujourd'hui. A travers ses erreurs, ses étroitesses et ses excès, il maintenait debout un certain nombre de valeurs essentielles à l'équilibre de l'individu et de la Cité. Cela tient simplement à ce que les idoles des siècles passés restaient enracinées dans la nature de l'homme tandis que les idoles, modernes flottent au bord des abîmes sans le garde-fou de l'abstraction et du prodige. Le mythe de César ou du Saint-Empire est moins insensé et moins dévorant que celui du peuple-roi ou de « l'immaculée conception du prolétariat » le moralisme le plus étroit contribue à soutenir une armature sociale que la mystique révolutionnaire bouleverse de fond en comble ; la conception anthropomorphique du ciel et de l'enfer peut opposer un frein salutaire à des passions que le mirage du progrès indéfini et des « lendemains qui chantent » entraîne hors de leurs orbites (qu'importent en effet les hurlements de damnés et les soupirs d'esclaves s'ils sont le prélude de la parfaite symphonie future ?) -- Mais la déviation reste la même dans son principe : la docilité à l'esprit du siècle, l'empiètement du temporel sur l'éternel.
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Ce danger menace tout homme qui n'a pas compris jusqu'au fond de son être que les promesses du Christ n'ont aucune commune mesure avec tout ce qui peut être réalisé ou même conçu dans cette vie. Nul ne peut se flatter d'y échapper qui n'a pas expérimenté la transcendance absolue de la Grâce et qui confond plus ou moins le divin avec une puissance temporelle se manifestant par des signes sensibles. Le Christ a été d'abord adoré pour ses miracles et parce qu'on croyait qu'il allait fonder un royaume temporel : aussi a-t-il voulu nous mettre en garde contre cette double tentation du signe visible et de la puissance terrestre : « Cette génération adultère et perverse demande un signe... Heureux ceux qui n'auront pas vu et qui croiront... Mon royaume n'est pas de ce monde... Je ne donne pas comme le monde donne... » N'importe ! les chrétiens ont continué à courir après le pouvoir et après les miracles. Ils ont fait de leur Dieu un potentat humain à la nième puissance, un distributeur céleste de châtiments et de récompenses, et ils l'ont suivi, non au parfum éternel de la grâce, mais à la traînée de prodiges, vrais ou supposés, qu'il opérait dans le temps ([^30]). Un faiseur de miracles, une apparition, une révélation ont toujours plus ému les foules que les réalités invisibles de la foi ; le merveilleux a toujours été plus « efficient » que le mystère.
Mais voici -- et c'est là le point où la nouvelle idolâtrie s'articule sur l'ancienne -- que ce merveilleux, qui était jadis l'apanage exclusif de Dieu ou des forces extra-humaines, tombe maintenant au pouvoir de l'homme et que, grâce à la domestication de la matière par la technique, une espèce de légende dorée de la science commence à se dérouler sous nos yeux.
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Comment ceux qui, depuis toujours, ont lié leur foi à des signes ne croiraient-ils pas à ces signes-là ? Comment, après avoir si longtemps et si vainement attendu le règne temporel de Dieu, ne croiraient-ils pas au règne temporel de l'homme dont les fulgurantes prémices éblouissent leur regard ? En fait, ceux qui, même s'ils relèguent le paradis dans un autre monde, s'en font une image terrestre, sont mûrs pour le mythe du grand soir de la Cité future. Il n'y a qu'une seule différence -- et elle joue contre Dieu -- entre ces deux idoles : c'est que ces merveilles que Dieu nous promet après la mort, l'homme est en voie de les accomplir pendant cette vie.
N'est-il pas dit dans l'Évangile que les faux prophètes « feront des miracles jusqu'à séduire, *si c'était possible*, même les élus » ? -- Les élus : ceux qui savent qu'aucun don du monde ou de l'homme ne peut remplir un cœur créé pour Dieu et que même un voyage jusqu'aux confins de la voie lactée ne nous ferait pas avancer d'un pas dans le royaume intérieur de l'amour...
Faut-il donc, à la façon des hindous ou des manichéens, considérer la vie d'ici-bas comme un rêve et une apparence ? Oui et non : la vie terrestre est une profonde réalité si nous l'accueillons comme un chemin vers l'éternité et c'est le plus vide des mensonges si nous en faisons notre fin. Il est des adorateurs de l'histoire qui tirent de l'incarnation du Verbe un argument en faveur du progrès indéfini de l'humanité et de l'extension infaillible du règne de Dieu dans le temps. Ils oublient que si le Christ s'est incarné, s'il s'est soumis au temps et s'il a revêtu notre apparence mortelle, c'est précisément pour nous délivrer des liens du temps et du voile des apparences. *Propter te factus est temporalis ut tu fias aeternus.* Dieu est entré dans l'histoire pour élever l'homme au-dessus de l'histoire.
La mission du chrétien est d'être un témoin de Dieu dans l'homme et de l'éternité dans le temps : sa foi et son amour ne s'épuisent ni dans la conservation du passé ni dans la poursuite de l'avenir, ni dans la soumission à César ni dans le culte de Démos, ni dans la fidélité aux lois morales ni dans la réforme des lois sociales, car tous ces biens ne sont pas le bien : ils sont mouvants comme la durée, relatifs et mélangés comme l'homme et, tout en s'opposant, ils s'attirent dans une oscillation sans fin. Uni par le fond de son être au Dieu un et immobile, le chrétien ne se laisse jamais entraîner tout entier par ce mouvement pendulaire, par cette dialectique des idoles ennemies et interchangeables.
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Est-il donc absent du monde et de son époque, comme le lui reprochent couramment les activistes et les modernistes ? Je répondrai que ce sont les hommes liés tout entiers au temps qui sont les plus absents de leur époque, car le temps, par son écoulement perpétuel, se dévore et se trahit sans cesse lui-même tandis que l'éternité est toujours présente à la durée, comme le soleil est présent à chaque point de l'orbite des planètes et le moyeu immobile à tous les mouvements de la roue.
Saint Louis mourant disait à son fils : « Gardez-vous de guerroyer Dieu avec ses dons. » Avertissement éternel en face d'une tentation toujours renaissante. Nous y succombons toutes les fois que nous préférons un don de Dieu à Dieu lui-même, un signe divin dans le temps à la participation au mystère éternel de la divinité. Ceux qui exigent de Dieu des miracles croient au miracle plus qu'à Dieu, et quand c'est l'homme qui fait des prodiges, leur idolâtrie glisse de Dieu à l'homme comme une prostituée court au plus offrant. Là où est notre trésor (on pourrait dire aussi notre désir, car l'homme n'a pas d'autre trésor ici-bas que son désir), là est aussi notre cœur. Si notre désir reste au niveau du paradis terrestre, nous adorerons tout ce qui paraît nous y conduire et nous oublierons Dieu pour courir après ses dons -- quelque chemin qu'ils prennent pour venir à nous. L'appel et la réponse de la liturgie (*Sursum* corda... Habemus *ad Dominum*) nous montre à la fois *la direction et le but* que la foi propose à nos vœux. Tout le reste est idolâtrie -- et l'espérance religieuse qui ne dépasse pas tout ce que le temps peut contenir et tout ce que la main et l'esprit de l'homme peuvent saisir pour s'unir à la solitude transcendante de Dieu mérite la terrible réponse de Jésus à saint Pierre révolté contre le mystère de la Croix : « Retire-toi de moi, Satan ; je t'ai en horreur ; tes pensées ne sont pas de Dieu, mais des hommes... »
Gustave THIBON.
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### La régulation des naissances
*Continence périodique **\
**et pilule* «* a-conceptive *»
par Eugène LOUIS
#### I. -- Raisonnons
Pendant des millénaires le couple humain n'a eu -- abstraction faite des mutilations « sanglantes » -- que deux manières de prévenir ([^31]) efficacement la conception : l'une toujours licite, la continence prolongée ; l'autre toujours perverse : dénaturer l'acte conjugal en empêchant artificiellement le sperme de gagner le lieu de la conception.
En découvrant les lois de l'ovulation féminine et de la fécondation de l'ovule par le spermatozoïde et en mettant au point :
*d'une part* une méthode qui, lorsque le cycle menstruel est régulier, permet à la femme de déterminer avec précision le moment de l'ovulation -- par conséquent le tout petit nombre de jours de fécondité mensuelle du couple ;
*d'autre part* des substances chimiques capables d'agir sur l'ovulation, notamment en la suspendant temporairement,
les généticiens et les médecins modernes ont mis à la disposition du couple deux nouvelles manières de prévenir à la fois commodément et efficacement la conception
-- la continence *périodique *;
-- *l'inhibition* temporaire de l'ovulation.
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De là les deux questions brûlantes posées à la conscience du couple humain d'aujourd'hui :
1° Le recours calculé à la continence périodique en vue *de prévenir* la conception est-il licite « de soi » et toujours, ou à raison des circonstances ?
2° Peut-il être licite en certaines circonstances *d'inhiber* l'ovulation en vue *d'empêcher la conception*, en particulier quand il serait licite de recourir à la continence périodique, mais que, pour une grave raison, le couple ne le peut pas. ?
\*\*\*
1° *Le recours calculé à la continence périodique en vue de prévenir la conception est-il licite* « *de soi* » *ou en certains cas seulement ?*
Recourir à la continence prolongée pour empêcher la conception pendant tout le temps où la continence se prolonge *sans interruption* ce n'est évidemment pas le moins du monde une méthode « *contraceptive* » puisque le couple ne sépare pas les actes conjugaux de leur énergie procréatrice mais les exclut ensemble ; recourir de façon *calculée* -- et calculée avec précision -- à la continence pendant la période de fécondité du couple sans s'y astreindre le reste du temps, c'est au contraire poser *sciemment et exclusivement* des actes conjugaux biologiquement inaptes à la procréation *tout le temps du moins* que le couple pratiquera la continence *périodique*. LE COUPLE SÉPARE-T-IL ALORS LES ACTES CONJUGAUX DE LEUR ÉNERGIE PROCRÉATRICE ET LA MÉTHODE EST-ELLE CONTRACEPTIVE ?
*a*) Pour en juger, il faut tout d'abord préciser de quelle manière la nature a lié intrinsèquement actes conjugaux et énergie procréatrice. Avant la découverte des lois de la conception, l'expérience millénaire des couples prouvait déjà massivement, bien qu'empiriquement, que ce lien, si intrinsèque fût-il, n'était de toute façon pas tel que tout acte conjugal fût naturellement toujours procréateur puisque beaucoup d'actes conjugaux, accomplis par des couples qui ne faisaient rien pour les priver de leur efficacité, demeuraient de fait stériles.
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Les découvertes modernes nous en ont donné la raison et elles ont apporté scientifiquement la preuve que *seuls* les actes conjugaux posés pendant *la* courte période -- il n'y en a normalement qu'une -- de fécondité mensuelle de la femme étaient effectivement dotés d'une énergie procréatrice. Et d'autre part, même pendant cette période de fécondité, il s'en faut de beaucoup que chaque acte conjugal (non seulement chez les couples qui pour une raison ou pour une autre n'ont pas encore pu ou ne pourront jamais avoir d'enfant, mais chez ceux-là même qui en ont déjà eu et en auront encore) soit toujours suivi de la fécondation.
La première conclusion qui s'impose, c'est que, *le voulussent-ils*, les époux ne peuvent pas lier l'acte conjugal à la procréation de telle sorte qu'en calculant bien il suffise d'un pour *l'assurer :* il pourra arriver qu'un seul suffise, il en faudra généralement beaucoup plus d'un. Et comme il n'est certes pas inscrit dans la nature des choses que le couple calcule ses jours de fécondité mensuelle, il est bien clair que la nature n'a pas attaché la fécondité à *un* acte conjugal pris isolément (aux actes conjugaux considérés un par un, *séparément les uns des autres*) mais à l'ensemble des actes conjugaux (à *chaque* acte conjugal *comme faisant partie de l'ensemble*). Et c'est comme faisant partie de cet ensemble que *chacun* des actes conjugaux est *intrinsèquement lié par nature* à l'énergie procréatrice. Car, qu'on le remarque bien : du fait que ce n'est pas chaque acte pris isolément mais l'ensemble des actes conjugaux qui sont naturellement dotés de l'énergie procréatrice, et qu'à considérer les choses d'un point de vue exclusivement biologique certains de ces actes sont « naturellement » stériles, il ne s'ensuit nullement que les époux seraient habilités à distinguer légitimement deux sortes d'actes conjugaux : les uns « naturellement » stériles, les autres « naturellement » féconds. PARCE QUE CE N'EST PAS A DES ACTES CONJUGAUX ISOLÉS LES UNS DES AUTRES MAIS A UN ENSEMBLE DE SOI PORTEUR DE L'ÉNERGIE PROCRÉATRICE QUE LE MARIAGE DONNE DROIT AUX ÉPOUX, ET PARCE QUE ÇA NE PEUT PAS ÊTRE, COMME NATURELLEMENT STÉRILE MAIS TOUT AU CONTRAIRE COMME NATURELLEMENT PORTEUR DE L'ÉNERGIE PROCRÉATRICE QUE CHACUN DES ACTES PREND PLACE DANS CET ENSEMBLE, au plan de l'acte humain où se situe l'acte conjugal tout acte qui en raison de l'intervention positive des époux (soit qu'ils empêchent le sperme de gagner le lieu de la conception, soit qu'ils stérilisent le sperme ou l'ovule) est privé de son énergie : procréatrice, est bel et bien DÉNATURÉ, qu'il appartienne *ou non* à la période que le biologiste déclare « normalement » féconde.
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La seconde conclusion, c'est que s'il est inscrit dans la nature des choses qu'il faille normalement non pas un acte conjugal mais beaucoup plus d'un pour une seule conception, cela prouve que la valeur des actes conjugaux n'est pas seulement biologique. On en avait toujours eu plus ou moins l'intuition ; on n'en peut plus douter depuis que l'on sait de science certaine que, quoi que fassent les époux, et leur fécondité fût-elle parfaitement « normale » et « calculée », il leur faudra dans la majorité des cas beaucoup plus d'un rapport pour donner la vie. Bien loin donc que l'œuvre de chair conjugale ne trouve sa légitimité que dans l'impossibilité -- d'ailleurs aujourd'hui surmontée -- de transmettre la vie autrement, il apparaît au contraire à l'évidence que ce qu'a voulu la nature ce n'est pas seulement sa vertu fonctionnelle mais qu'elle réalise *une union aussi intime que possible des époux au service de la vie.* La nature n'a pas seulement voulu que l'union conjugale fût procréatrice, elle veut qu'au principe des nouvelles vies humaines il y ait deux êtres fondus en un, deux êtres aussi unis que peuvent l'être des êtres composés de corps et d'âme, deux êtres qui fassent vraiment une seule chair et un seul cœur. Non pas que l'union, charnelle puisse jamais par elle-même réaliser « formellement » l'union des cœurs : ce que réalise par elle-même l'œuvre de chair c'est l'union des corps ; l'union des cœurs est formellement et ne peut pas être formellement autre que spirituelle ; mais entre un homme et une femme *déjà foncièrement unis de cœur* par l'engagement irrévocable du mariage, *l'œuvre de chair devient l'instrument d'une plus grande union des cœurs au service de la vie.* La nature n'a pas voulu appeler les époux à donner généreusement la vie sans les appeler en même temps à se donner généreusement l'un à l'autre ; et pas plus qu'elle n'a contingenté parcimonieusement la vertu procréatrice du couple humain, elle n'a voulu que soit contingentée l'œuvre de chair conjugale en sorte que la seule mesure vertueuse de la chasteté des époux serait de réduire le commerce conjugal au strict minimum indispensable à une fécondité maxima. La vraie mesure est aussi éloignée de ce contingentement que de la totale liberté et de la satisfaction inconditionnée de la convoitise charnelle avec lesquelles tant et tant de couples confondent leurs droits conjugaux.
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*b*) Ayant ainsi défini l'œuvre de chair conjugale par ses deux fins inséparables et hiérarchisées, l'*union* des époux au *service* de la *vie*, nous sommes en mesure de porter un jugement sur la continence périodique.
Et d'abord, puisque, la nature a lié intrinsèquement les actes conjugaux et l'énergie procréatrice, il est clair que le recours délibéré à la continence périodique en vue d'empêcher la conception ne saurait être licite « de soi » et en n'importe quel cas.
Même s'ils ne vicient d'aucune manière chacun des actes conjugaux, même s'ils sont prêts à accueillir l'enfant qui, malgré leurs calculs, viendrait au monde, des époux qui recourent à la continence périodique sans raison proportionnée à la privation qu'elle entraîne normalement de ce bien premier du mariage qu'est la descendance, vont *positivement* à l'encontre de la loi naturelle et ils communiquent la malice morale de leur conduite à une méthode qui de « biologiquement *a*-conceptive » devient au plan de l'acte humain auquel se situe l'acte conjugal, purement et simplement *contra*-ceptive.
En revanche, des époux qui y recourent pour une raison vraiment proportionnée, fût-ce pour toute la durée du mariage, -- celui-ci étant supposé valide et *le droit* aux actes conjugaux consenti de part et d'autre de façon permanente et non limitée aux périodes de stérilité biologique, ne séparent pas positivement les actes conjugaux de leur énergie procréatrice : ce qu'ils visent en s'unissant aux périodes de stérilité biologique, c'est l'union comme telle, point du tout la stérilité de l'union ni même l'union comme stérile ; certes ils s'unissent délibérément et exclusivement aux jours qu'ils calculent devoir être stériles, mais c'est uniquement parce qu'ils veulent pouvoir s'unir et qu'ils ne le peuvent *raisonnablement* que les jours de stérilité biologiquement naturelle. Si leur intention est *droite* et qu'ils gardent inviscéré au fond du cœur le désir de donner la vie s'il se pouvait, -- s'il se peut un jour --, il suffit -- et il faut toujours bien entendu -- que chacun des actes conjugaux ait toute son intégrité naturelle pour que soit radicalement -- bien qu'imparfaitement -- sauvegardée la liaison intrinsèque qui existe naturellement entre eux et l'énergie procréatrice : au plan de l'acte humain, comme au plan biologique, la méthode est alors seulement a-conceptive.
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S'il en peut être ainsi, c'est que, comme nous l'avons montré, les actes conjugaux sont non moins ordonnés à l'union des époux qu'à la procréation, et que cette valeur unissante qui leur est intrinsèque est suffisamment haute pour être légitimement voulue pour elle-même dès lors qu'elle demeure effectivement -- au moins radicalement -- ordonnée à la procréation.
Mais pour que la continence périodique, la continence calculée -- et si possible scientifique -- de façon à prévenir à coup sûr la conception, soit non seulement radicalement distincte de toute méthode *contra*-ceptive, mais employée conformément à toutes les exigences d'une conduite vraiment humaine, il faut non pas que le calcul s'avère imprécis -- et si possible faux ! -- (la continence périodique est légitime ou elle ne l'est pas, et si elle l'est, elle implique essentiellement que le calcul soit exact), mais qu'il ne devienne pas le moyen pour les époux raisonnablement habilités à y recourir de s'abandonner sans mesure à la jouissance tout le reste du temps jusqu'à la dernière heure ! Certes ces débordements sexuels ne dégraderaient pas ipso facto la continence périodique en une méthode *contra*-ceptive puisque les époux auraient des raisons graves de la pratiquer ; mais -- sans compter qu'ils sont sur la pente qui les conduira à peu près inévitablement un jour à recourir à une méthode *contra*-ceptive -- en donnant à l'union charnelle la première place dans leur vie conjugale, ils renversent l'ordre des valeurs. L'union charnelle ne peut pas être au sommet de l'amour conjugal : entre deux êtres essentiellement spirituels l'union ne peut pas se consommer dans la chair comme dans son « sujet » ; l'union charnelle pour être « l'instrument » de l'union spirituelle -- elle ne peut pas être plus, nous l'avons vu -- non seulement suppose nécessairement celle-ci, mais doit lui laisser prendre le pas sur elle, s'effacer progressivement devant elle ; non certes comme quelque chose de mauvais, mais comme quelque chose d'initial, comme quelque chose qui achemine vers la perfection de l'amour. Il importe beaucoup de *bien* comprendre cela : sauf vocation spéciale, il n'est pas « plus parfait » pour les époux d'entrer dans la vie conjugale en renonçant à l'union charnelle ; il est au contraire *parfaitement naturel* qu'au début du mariage, alors que l'union des pensées et des cœurs est *assez* normalement inchoactive celle-ci utilise (ordonne à elle-même) l'union charnelle qui, elle, en revanche, est alors ordinairement à son paroxysme. Seulement, les époux renversent l'ordre des valeurs si au lieu de mettre leur amour physique au service de leur amour spirituel, ils placent le progrès de leur amour conjugal sous le signe de l'accroissement indéfini de l'amour charnel.
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Ce qui est naturel au contraire, c'est que l'union des cœurs se stabilisant et s'approfondissant, l'amour charnel, après avoir joué un rôle considérable dans cet approfondissement, prenne une place de moins en moins centrale dans la vie du couple. Cela ne veut pas dire qu'au bout de plusieurs années, ou après des années de vie conjugale, la perfection de l'amour conjugal exigerait la cessation des rapports conjugaux ; cela signifie qu'il est naturel que les rapports conjugaux ne constituent plus alors que l'accessoire ([^32]) et soient devenus tellement secondaires que même si un jour le corps vieilli des époux devait se refuser à l'intimité charnelle, leur union spirituelle n'en subirait nul dommage parce qu'elle aurait atteint ce point de perfection où il n'est plus besoin que la chair en soit l'instrument : union conjugale parfaite qui survit à la mort.
Si donc un couple est raisonnablement habilité à pratiquer la continence périodique, ce qui est naturel, c'est que pendant la période où il ne s'astreint pas à la continence, il mette comme tous les autres couples son amour charnel au service de l'amour spirituel. Parce que la pratique de la continence périodique (supposons la méthode parfaite) l'assure que les rapports conjugaux ne seront pas procréateurs le reste du temps, il n'est pas pour autant « affranchi » de garder la mesure pendant les périodes agénésiques. Contrairement à ce que l'on dit, ou laisse entendre si souvent, les époux qui recourent raisonnablement -- licitement -- à la continence périodique s'obligent à pratiquer la continence plus que les autres -- ni plus ni moins qu'eux les jours de stérilité, plus qu'eux les jours de fécondité.
C'est que la pratique volontaire de la continence certains jours -- sans laquelle, qu'on le veuille ou non, la sexualité prend effectivement le pas sur l'amour -- ne dépend pas, si elle est vertueuse, de la peur d'avoir un nombre déraisonnable d'enfants. Ce qui est dans la nature des choses, ce n'est pas qu'on soit continent parce qu'on a peur d'avoir trop d'enfants, c'est qu'on n'ait qu'un nombre raisonnable d'enfants parce qu'on soumet l'amour charnel à l'amour spirituel et qu'on est *donc* continent *volontairement* certains jours.
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Et s'il est vrai que pour ordonner réellement l'amour charnel à l'amour spirituel, même les couples qui peuvent donner et qui donnent effectivement la vie doivent s'astreindre volontairement à la continence certains jours, a fortiori cela sera-t-il vrai des couples qui, ne pouvant raisonnablement donner la vie, n'ont d'autre test que la continence pour s'assurer que lorsqu'ils se donnent l'un à l'autre c'est bien l'amour personnel et non la convoitise animale qui est au principe de leur vie conjugale.
Une dernière question se pose au sujet de la continence périodique : un couple peut-il parfois être non seulement habilité mais obligé en conscience à la pratiquer ? Si les raisons pour lesquelles un couple est habilité à recourir légitimement à la continence périodique sont impérieuses ou pressantes (mort certaine de la mère en cas de grossesse, certitude que l'enfant ne viendra pas à terme ou ne sera pas normal), ce sera pour lui un devoir de conscience soit de pratiquer la continence prolongée sans interruption, soit la continence périodique. Le choix de l'une ou de l'autre méthode est laissé à l'appréciation prudentielle du couple et on ne peut certainement pas décider a priori -- en général -- que la continence périodique est préférable : préférable en certains cas, il se peut fort bien qu'elle ne le soit pas dans d'autres.
Si en revanche les raisons pour lesquelles le couple recourt à la continence périodique sont seulement suffisantes pour en légitimer la pratique au moins temporaire (graves difficultés de logement, salaire médiocre, santé de la mère ou du père déficiente, par exemple), le couple n'est certainement pas tenu à y recourir. Et s'il n'y est pas tenu ce n'est certes pas qu'il soit obligé en conscience à n'avoir pas moins d'une douzaine d'enfants ! mais tout simplement qu'il est tenu en conscience de subordonner vertueusement l'amour charnel à l'amour personnel et que si cette subordination est effective elle s'assortira tout naturellement d'un espacement des rapports conjugaux suffisant pour abaisser généralement bien au-dessous de dix ([^33]) le nombre des enfants. Si les époux estiment en conscience qu'ils ne peuvent raisonnablement accueillir plus de deux ou trois enfants (mais qu'ils ne s'empressent pas trop de calculer ce chiffre d'une façon inversement proportionnelle au standing qu'ils croient pouvoir « ambitionner légitimement » pour leurs descendants, car avant d'être appelé au grand standing des techniciens de l'an 2000 du progrès, l'homme de l'an 2000 après Jésus-Christ a lui aussi comme ses ancêtres une destinée spirituelle),
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ou s'ils sont d'une fécondité exceptionnelle, ou s'ils n'arrivent pas encore à subordonner leur amour charnel à leur amour spirituel de telle sorte qu'ils s'abstiennent suffisamment l'un de l'autre pour que leur continence ait une incidence notable sur le nombre de leurs enfants, ils sont sans doute tenus de recourir à la continence périodique, mais ils sont alors non moins tenus en conscience de faire de cette période de continence une école d'amour personnel qui leur apprenne à subordonner de plus en plus l'union physique à l'union spirituelle.
\*\*\*
2°) *Peut-il être licite en certaines circonstances d'inhiber l'ovulation en vue d'empêcher la conception, en particulier quand il serait licite de recourir à la continence périodique, mais que, pour une raison grave, le couple ne le peut pas ?*
Il y aura bientôt dix ans, les chimistes réalisaient la synthèse de substances (appelées génériquement progestogènes) capables de *suspendre* l'ovulation de façon réversible (une femme qui cesse d'en prendre recouvre immédiatement son rythme menstruel, souvent même activé), et dont une expérimentation médicale de près de neuf années confirme de plus en plus que l'emploi ne comporte pas du moins dans l'immédiat et dans les années qui suivent de risques majeurs.
D'autre part, en réfléchissant sur la cessation plus ou moins prolongée des règles après la grossesse chez les femmes qui allaitent leur enfant, les généticiens, aidés des statisticiens, semblent bien avoir établi scientifiquement que chez la femme lactante, un mécanisme physiologique naturel suspend normalement l'ovulation pendant au moins quatre à cinq mois.
Toute l'argumentation des médecins et des moralistes qui soutiennent la licéité, supposé certaines conditions, de l'usage des pilules à base de progestogènes, repose :
-- *de façon prochaine*
sur le caractère biologiquement a-conceptif des progestogènes,
et sur l'existence naturelle d'un mécanisme *positivement* inhibiteur de l'ovulation chez la femme qui vient d'être mère ;
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-- *en dernière analyse* sur l'idée que les couples qui recourent pour des raisons graves aux progestogènes ne séparent *ni plus ni moins positivement* leurs actes conjugaux de leur énergie procréatrice que les couples qui recourent là la continence périodique pour les mêmes raisons.
Comment raisonnent en effet ceux qui, partant de l'existence naturelle d'un mécanisme positivement inhibiteur de l'ovulation chez la femme qui vient d'être mère et du caractère bio-logiquement *a-conceptif* des progestogènes, concluent à la licéité de leur emploi -- sur prescription médicale -- *pour empêcher la conception ?*
Ils disent d'abord :
INHIBER L'OVULATION CE N'EST PAS STÉRILISER puisque c'est seulement réserver pour une éventuelle fécondation ultérieure un ovule qui n'est ni détruit ni rendu impropre à la fécondation.
Ils disent ensuite :
INHIBER L'OVULATION PENDANT LA PÉRIODE OÙ « NORMALEMENT » ELLE L'EST PAR UN MÉCANISME PHYSIOLOGIQUE NATUREL, lorsque « accidentellement » ce mécanisme ne fonctionne pas -- ou mal --, CE NEST PAS INTERVENIR ARBITRAIREMENT puisque c'est rétablir exactement *comme le fait *la nature (en inhibant l'ovulation sans détruire l'ovule) *ce que* la nature fait normalement.
Présenté dans toute sa force l'argument revient à ceci :
Pour qu'on puisse parler de stérilisation directe à propos de l'emploi des progestogènes en vue de prévenir la conception, pendant les périodes ou dans les cas envisagés, par des couples résolus par ailleurs à donner généreusement la vie, il faudrait :
-- ou bien qu'il y ait stérilisation de la fonction ovarienne ou de l'ovule,
-- ou bien que *des actes auxquels la nature* a donné la puissance de susciter une vie nouvelle *en soient privés par la volonté humaine*.
Or, d'une part, bien loin qu'il s'agisse d'actes auxquels la nature a donné la puissance de susciter une vie nouvelle, *la nature elle-même* réalise alors *normalement* l'inhibition de l'ovulation ;
et d'autre part, les progestogènes ne sont nullement des stérilisants : ils inhibent l'ovulation de façon réversible exactement comme le fait normalement la nature en ces périodes et en ces cas.
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Les plus prudents concluent : même si l'on estime sage de limiter autant que possible l'usage des pilules a-conceptives, ne sera-ce pas du moins simple justice d'en autoriser l'emploi, sur prescription médicale, par la femme dont le dérèglement des cycles menstruels rend impraticable au couple la continence périodique ?
Et les plus audacieux : INHIBER L'OVULATION PENDANT UN TEMPS PLUS LONG QUE CELUI OÙ LA NATURE RÉALISE NORMALEMENT LA SUSPENSION DE L'OVULATION, OU MÊME EN D'AUTRES PÉRIODES A CONDITION QUE CE SOIT POUR LES RAISONS MÊMES -- OU DES RAISONS SEMBLABLES A CELLES -- POUR LESQUELLES LA NATURE RÉALISE SPONTANÉMENT CETTE PROTECTION DE L'ORGANISME FÉMININ (et bien entendu que le couple ne rejette pas la fécondité pour elle-même), EST-CE AUTRE CHOSE POUR CET ÊTRE RAISONNABLE QU'EST L'HOMME, QUE DE METTRE EN ŒUVRE DANS LA LIGNE MÊME DE LA NATURE, LES RESSOURCES QUE LA NATURE ELLE-MÊME A MISES A SA DISPOSITION ?
Le vertigineux mirage qu'exercent actuellement ces raisonnements sur tant d'esprits est dû à une convergence de trompe-l'œil biologiques dont le plus spécieux est le caractère soi-disant « scientifiquement » pathologique de la conception. Parce que la grossesse a parfois -- et toutes les fois qu'elle a -- des *conséquences,* pathologiques (ou assimilées : charge écrasante pour la famille, par exemple), on commence par assimiler *la conception elle-même* à une maladie. On a beau jeu alors à faire ressortir que la nature prévoit la suspension de l'ovulation en certaines périodes et en certains cas et à soutenir que « par conséquent » l'usage des progestogènes « ne fait alors que renforcer un mécanisme naturel accidentellement déficient » le médecin traitant et le couple ne faisant rien d'autre qu'agir « positivement » dans le sens même de la nature. D'autant que la pilule a-conceptive réalise à merveille ce que fait « normalement » la nature : l'inhibition temporaire de l'ovulation.
Mais tout ce bel échafaudage s'écroule si l'on ne peut pas prouver *scientifiquement* le caractère pathologique de la conception. Or on est bien incapable de le prouver jamais. Ce qu'on prouve scientifiquement, c'est que *les suites* de certaines conceptions sont pathologiques, non que la conception puisse jamais constituer en elle-même une maladie.
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C'est qu'il est essentiel à la maladie, au sens intégral du mot, non seulement de comporter une altération de la santé, mais que la cause de cette altération soit indépendante de la volonté du malade ; il est essentiel que « le malade » n'ait pas *voulu* sa « maladie ». Or la conception n'est pas une maladie contagieuse ! Elle dépend d'une activité volontaire : l'acte conjugal. La loi naturelle de la conception ne saurait donc se déduire purement et simplement des lois biologiques qui règlent la fécondité des actes charnels, abstraction faite de leur caractère *essentiel* d'actes humains ; elle doit nécessairement se conformer aussi à cette loi commune à tout acte volontaire de ne jamais exclure positivement la fin à laquelle il est essentiellement ordonné.
Or, contrairement à ce que soutiennent les tenants de la licéité de l'usage circonstantiel des pilules a-conceptives en vue d'empêcher la conception, il n'est pas vrai qu'il y ait dans le mariage deux sortes d'actes conjugaux, les uns « naturellement » féconds, les autres « naturellement » stériles en sorte que recourir aux progestogènes pendant les périodes de stérilité biologique (à condition que « tout compte fait » le couple mette autant d'enfants au monde qu'il lui est raisonnablement possible), ça ne serait pas exclure positivement une fin à laquelle les actes conjugaux de ces périodes seraient ordonnés, mais tout, simplement faire *ce que* fait « normalement » la nature et *comme elle* le fait.
*Biologiqueinent parlant,* il est tout à fait vrai que les actes charnels posés par les époux pendant les périodes *naturellement agénésiques* de la femme sont *naturellement stériles* et nous ne le contestons pas davantage que nous ne contestons au médecin le droit de considérer comme pathologiques, *au point de vue biologique* où il se place légitimement *en tant que technicien de l'art médical*, l'ovulation et la conception pendant ces périodes. Ce que nous refusons, c'est de suivre les médecins -- et les moralistes -- qui en concluent qu'il y a des actes *conjugaux* qui sont naturellement stériles.
S'il n'y a pas, s'il ne peut pas y avoir deux sortes d'actes conjugaux « spécifiquement » distincts d'après leur aptitude *biologique* naturelle à transmettre la vie, c'est que ce n'est pas au titre où ils sont (biologiquement parlant) naturellement féconds *et* stériles que les époux y ont droit, mais au titre où ils sont la condition « matérielle » de la fondation d'une communauté humaine de génération et d'éducation.
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Ce qui « spécifie » le consentement matrimonial, le « bien commun » autour duquel se constitue la communauté conjugale, c'est la procréation et l'éducation de la vie humaine, et c'est *comme aptes* « *de soi* » à les constituer en un unique principe humain de génération et d'éducation ([^34]) que les époux se consentent l'un à l'autre le droit aux actes conjugaux. Du point de vue conjugal, il est donc « accidentel » que les actes conjugaux soient biologiquement féconds ou stériles et il leur est *toujours* « *essentiel* » au contraire d'être naturellement porteurs de l'énergie procréatrice. La fécondité *naturelle* des actes conjugaux auxquels les époux ont droit ne peut donc pas être appréciée d'après le rythme alternativement stérile et fécond de ces actes biologiquement considérés. Au plan conjugal où il faut nécessairement se placer pour en juger, TOUS SANS EXCEPTION SONT « PER SE » (de soi) NATURELLEMENT APTES A LA GÉNÉRATION.
Et c'est justement parce qu'au plan conjugal qui est le leur, il est « accidentel » aux actes conjugaux d'être *biologiquement* « naturellement » stériles ou féconds, que :
-- d'une part, les époux qui s'unissent pendant les périodes de stérilité biologiquement naturelle (pourvu bien entendu qu'ils soient capables de poser et posent effectivement de véritables actes sexuels) ([^35]), n'agissent pas contre nature ;
-- d'autre part, les époux qui, pendant les mêmes périodes, privent délibérément l'acte conjugal de sa force procréatrice -- de quelque façon que ce soit, et aussi bien « en inhibant l'ovulation *comme* le fait *alors normalement la nature* » que de toute autre manière -- *le dénaturent*.
On nous demande de montrer en quoi les couples qui recourent aux progestogènes sur prescription médicale pendant les périodes « normalement » agénésiques de la femme, séparent *plus positivement* leurs actes conjugaux de leur énergie procréatrice que les couples qui pratiquent la continence périodique ; et d'expliquer, si tant est que les actes conjugaux sont naturellement « de soi » -- c'est-à-dire toujours -- aptes à la génération, comment il peut bien se faire que les premiers couples soient seuls à agir contre nature et les seconds à agir licitement.
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Nous répondons :
La différence essentielle (« formelle ») entre le recours aux progestogènes et à la continence périodique *en vue de prévenir la conception* lorsque celle-ci présente de très graves inconvénients, tient en ceci :
-- Les époux qui pratiquent la continence périodique ne font rien d'autre que de s'abstenir des rapports conjugaux les jours qu'ils calculent devoir être féconds. S'ils ne s'unissent pas ces jours-là, ce n'est point du tout parce qu'ils se reconnaissent un droit quelconque à la stérilité naturelle de certains rapports conjugaux ; c'est parce qu'il leur est *moralement interdit* de donner la vie ; c'est parce qu'ils ne peuvent *en conscience* courir le risque d'une éventuelle conception en s'unissant pendant les périodes de fécondité du couple. Ce qui spécifie l'acte humain qui préside à chacun des actes conjugaux posés par les époux qui pratiquent la continence périodique, et donc qualifie moralement *chacun* d'eux, ce n'est nullement l'intention de ne pas donner la vie, *c'est de ne faire qu'un* (comme le mariage leur en donne le droit en toutes périodes) sans aller contre la grave obligation qui leur est faite de ne pas donner la vie quand il est gravement déraisonnable de le faire et tout en sauvegardant HIC ET NUNC l'ordination radicale de *cette* union à la procréation puisqu'ils n'interviennent en aucune manière pour priver *cet* acte conjugal de son énergie naturelle et que par ailleurs toute leur vie est placée sous le signe d'une fécondité généreuse.
-- Au contraire, les époux qui usent de produits a-conceptifs pendant les périodes « normalement » agénésiques de la femme, ou parce qu'ils ne peuvent pratiquer la continence périodique, ne peuvent justifier leur conduite qu'en la fondant sur un prétendu droit à des actes conjugaux stériles, *à la stérilité de certains rapports conjugaux*. Et comme ce droit n'existe pas, en privant, en voulant en tout cas priver un acte conjugal de l'énergie procréatrice qui, sans le recours à la substance « a-conceptive » en serait bel et bien porteur (« anormalement » et « pathologiquement » au point de vue purement biologique, on l'accorde, mais tout ce qu'il y a de plus naturellement au plan conjugal où il faut nécessairement se placer pour juger de la fécondité naturelle du couple *humain*), les époux qui recourent aux progestogènes pour empêcher la conception procèdent à une stérilisation *directe, vicient intrinsèquement* l'acte conjugal et dénaturent leur union charnelle.
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Résumons-nous :
PARCE QUE LA CONCEPTION DÉPEND D'UNE ACTIVITÉ VOLONTAIRE, L'ACTE CONJUGAL, ET QUE CELUI-CI INCLUT NÉCESSAIREMENT COMME TEL, DE SOI ET TOUJOURS, L'ORDINATION AU MOINS RADICALE A LA GÉNÉRATION, INTERVENIR POSITIVEMENT EN VUE D'EMPÊCHER LA CONCEPTION LORSQUE CELLE-CI RISQUE D'AVOIR DES CONSÉQUENCES REDOUTABLES, CE N'EST PAS DU TOUT CHERCHER A REMÉDIER (PAR AVANCE) A UNE MALADIE, C'EST PRIVER DÉLIBÉRÉMENT UN ACTE HUMAIN DE SA FIN INTRINSÈQUE ; CE N'EST NULLEMENT FAIRE BÉNÉFICIER L'AMOUR HUMAIN DES PROGRÈS DE LA MÉDECINE PRÉVENTIVE, C'EST STÉRIILISER DIRECTEMENT L'ACTE CONJUGAL.
A ce que nous venons de dire et qui nous paraît irréfragable au plan de l'acte humain, les tenants de la licéité circonstancielle de la pilule a-conceptive en vue d'empêcher la conception objectent :
N'y a-t-il pas des cas où l'acte conjugal n'est pas volontaire ?
En premier lieu, ne peut-on pas considérer qu'en certaines populations, aussi peu développées moralement que matériellement, les relations de l'homme et de la femme sont tellement sous la domination des pulsions instinctives que leur union sexuelle -- qu'on ose à peine appeler conjugale -- est pratiquement aussi déterminée que celle des animaux ? Et comme dans ces pays, déjà terriblement défavorisés, la croissance démographique, consécutive à l'action conjuguée des progrès de la prophylaxie et de cette conduite sexuelle animale, pose des problèmes sociaux extrêmement graves, ne serait-il pas tout simplement « humain » de doter tant de pauvres couples, pratiquement incapables d'une conduite morale, de pilules a-conceptives ?
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Nous répondons :
Si peu développé, si atrophié que soit le sens moral d'un être humain, du moment qu'il a tout de même l'usage de la raison, on ne peut pas assimiler « pratiquement » sa conduite, même dans le domaine sexuel où les poussées instinctives sont si fortes, à la conduite des animaux sans raison et supposé même que le système matrimonial en vigueur soit si rudimentaire qu'il se confonde pratiquement avec la promiscuité sexuelle, là encore il demeure vrai que si l'homme *et* la femme s'unissent *spontanément* ([^36]), l'acte conjugal demeure malgré tout volontaire. Quant à préconiser la diffusion sociale des progestogènes en vue de résoudre les problèmes redoutables que pose à ces populations sous-développées un accroissement démographique considérable, non seulement nous craignons fort qu'une telle « action sociale » ne soit la porte ouverte aux procédés les plus barbares de l'eugénisme étatique, mais il est clair que, le recours aux progestogènes en vue d'empêcher la conception étant toujours interdit au couple humain, cette soi-disant action sociale violerait cet infrangible principe de la conduite raisonnable des individus et des peuples : il n'est jamais permis de faire (ou de faire faire) le mal pour procurer le bien.
Mais, le cas des populations moralement sous-développées étant éliminé, ne peut-on pas, en second lieu, considérer qu'en certains cas et si la conception doit normalement avoir des suites très graves, une femme qui se trouve astreinte à l'acte conjugal à son corps défendant subit alors de la part de son mari une violence qui l'autorise à assimiler la conception éventuelle à une maladie et à la prévenir ? N'est-ce pas le cas, par exemple de la femme qui, de l'avis autorisé du médecin, risque sa vie si elle devient mère et dont le mari veut malgré tout -- user en toutes périodes alors qu'elle a un *droit* strict de se refuser aux rapports conjugaux pendant les périodes de fécondité ? Ou encore, du moins dans les mêmes conditions de péril extrême pour la femme, si le mari l'assaille à son corps défendant alors qu'il est ivre, et se conduit en tout comme une brute (et peut-on même parler alors d'acte conjugal puisqu'il engage normalement le don personnel et réciproque de deux êtres libres) ?
Nous répondons :
En ces circonstances dramatiques (et hélas ! quotidiennes pour combien de femmes), la femme mariée, à laquelle son mari fait en effet alors violence, a certes le droit strict de se refuser, si elle le peut, à l'acte conjugal ;
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mais si elle le subit, elle ne peut pas assimiler à un viol la violence que lui fait son mari, parce qu'en lui consentant le droit sur son corps comme à un être libre et raisonnable ([^37]), c'est le droit à *tous* les actes conjugaux posés pendant toute la durée du mariage -- donc jusqu'à la mort de l'un d'eux --, qu'elle lui a LIBREMENT consenti. En sorte que tel ou tel acte conjugal aura beau être une violence du fait des circonstances particulières, du fait de cet engagement libre fondamental cette violence n'en sera jamais purement et simplement une, jamais purement et simplement un viol ; violence « secundum quid » (sous un rapport) qui l'autorise bien à faire en sorte que l'acte conjugal n'ait pas lieu (et parfois même à demander la séparation de corps), mais non « simpliciter » (sous tous les rapports) qui l'autoriserait à *prévenir* la conception soit en recourant aux préservatifs mécaniques, soit aux progestogènes.
Car il est bien vrai qu'une femme, mariée ou non, qui a de graves raisons de penser qu'elle court le péril prochain d'être *violée* et qui n'est pas en mesure d'écarter efficacement ce péril, peut licitement utiliser les progestogènes *en vue d'empêcher la conception*. C'est qu'alors -- ET DANS CE SEUL CAS -- joue le principe de totalité en vertu duquel chaque organe particulier est subordonné à l'ensemble du corps et doit se soumettre à lui en cas de conflit ; ce qui confère par conséquent à l'homme qui a l'usage raisonnable de tout l'organisme, le droit -- et même le devoir -- de sacrifier un organe particulier -- ou une fonction particulière si son maintien ou son fonctionnement cause au tout un tort notable *qu'il est impossible d'éviter autrement,* à condition qu'on puisse escompter raisonnablement que l'effet négatif (c'est-à-dire la mutilation et ses conséquences) sera compensé par l'effet positif : suppression du danger ou d'inconvénients majeurs pour l'organisme entier. Or il est certain que si une femme doit être soumise à son corps défendant (on suppose évidemment qu'elle résiste et ne consent pas) à l'union sexuelle par un homme qui n'est pas son mari, elle subit alors une violence « simpliciter » et n'a vraiment aucun autre moyen efficace de *prévenir* une éventuelle grossesse ([^38]) -- qui constitue évidemment *en ce cas* un dommage tout ce qu'il y a de plus grave pour l'organisme entier et pour sa vie de femme -- que de recourir à des procédés (mécaniques ou chimiques) anticonceptionnels.
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Et comme par ailleurs les progestogènes, d'une part ne mutilent même pas à proprement parler la femme, d'autre part ne provoquent, assure-t-on, que des réactions secondaires mineures, la licéité de leur emploi ne fait aucun doute.
Mais qu'on le comprenne bien : nous ne *fondons* pas du tout ici la licéité du recours aux progestogènes en vue d'empêcher la conception sur le fait que ce ne sont pas, biologiquement parlant, des stérilisants ; nous disons : il est licite en ce cas -- en ce seul cas -- de *stériliser directement l'acte charnel* en vue d'empêcher la conception. Et à partir de ce cas, le seul où la conception risque de suivre fatalement l'ovulation -- le seul par conséquent où la grossesse est vraiment assimilable à une maladie ; on voit que si la grossesse était vraiment en d'autres cas une maladie, les moralistes et les médecins qui revendiquent pour les progestogènes l'exclusivité de la licéité « parce qu'ils sont a-conceptifs », et dénoncent à grands cris la malice morale intrinsèque de tous les produits stérilisants comme tels, se tromperaient sur les exigences de la loi morale : si la grossesse était vraiment en d'autres cas une maladie, une maladie grave, il serait certes avantageux pour le couple de disposer de progestogènes qui épargnent à la femme toute mutilation proprement dite et dont l'effet est immédiatement réversible, mais à défaut de progestogènes -- dans l'impossibilité de s'en procurer -- les époux auraient certainement le droit de recourir aux opérations chirurgicales et aux substances directement stérilisantes (à condition bien entendu qu'on puisse raisonnablement escompter que l'effet positif l'emportera sur l'effet négatif, et qu'à la différence de l'histamine par exemple, la substance stérilisante employée n'entraîne pas l'avortement). Ainsi lorsque la grossesse est assimilable à une maladie (et elle l'est uniquement en cas de viol), la discrimination « a priori » ([^39]) entre produits stérilisants et produits non-stérilisants n'est pas fondée moralement ; et lorsqu'il n'y a pas viol, la distinction tant soulignée et *biologiquement* valable entre *a*-conceptifs et *contra*-ceptifs ne vaut rien non plus, car, qu'on inhibe l'ovulation ou qu'on détruise l'ovule, *l'acte conjugal* est également stérilisé et c'est cela seul qui compte moralement.
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C'est pourtant ce qu'oublient les moralistes qui préconisent le recours aux pilules *a*-conceptives dans les cas où la continence périodique est licite mais impraticable, en prétendant que l'usage des progestogènes, qui « permet de conserver l'ovule (les ovules) pour une utilisation ultérieure », stérilise moins que la continence périodique qui « spécule sur leur dépérissement ». Mais pour démasquer le trompe-l'œil biologique qui est à l'origine de ce sophisme, il suffit de poser la vraie question : Le couple qui recourt aux inhibiteurs de l'ovulation pour empêcher la conception stérilise-t-il moins *non pas les ovules de la femme mais ses rapports conjugaux* que s'il recourait pendant la même période à la continence périodique ? Nous attendons pour l'admettre qu'on nous prouve scientifiquement que pendant cette période ses rapports seront plus féconds s'il recourt aux progestogènes que s'il recourt simplement à la continence périodique.
Et c'est encore en se fondant indûment sur le caractère a-conceptif des progestogènes qu'on soutient la licéité de leur emploi en vue d'empêcher la conception quand, en l'empêchant temporairement, le couple vise cependant *tout compte fait* à favoriser la fécondité généreuse et harmonieuse de son union. On nous dit en effet :
-- prenons d'abord le cas d'un couple qui en recourant aux progestogènes sur prescription médicale se propose, en espaçant des grossesses qui autrement auraient tôt fait d'épuiser la femme, de permettre à cette femme de mettre *tout compte fait plus* d'enfants au monde que si elle mourait prématurément : puisque *le but* visé n'est pas du tout la stérilisation -- même temporaire -- mais au contraire une fécondité plus grande et que d'autre part les progestogènes ne font rien d'autre qu'inhiber l'ovulation, ne s'agit-il pas d'une stérilisation tout indirecte des rapports conjugaux (donc licite selon le principe des actions à double effet) ?
-- prenons ensuite le cas où la peur névrotique (médicalement constatée) de la grossesse est à l'origine chez la femme de troubles qui, en mettant en danger son équilibre et sa santé font courir de grands risques au mariage (troubles cardiaques, frigidité, aversion du « partenaire ») : ne sera-t-il pas licite en l'absence de tout autre traitement médical efficace de faire cesser cette névrose en inhibant l'ovulation pendant le temps nécessaire pour obtenir la guérison ?
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Puisqu'on ne cherche *en fin de compte* qu'à remettre la femme en état d'assumer de façon responsable et généreuse la procréation et à restaurer l'harmonie des rapports conjugaux, et puisque les progestogènes ne stérilisent pas l'ovule mais le réservent pour le temps où la fécondation sera envisagée avec sérénité, ne s'agit-il pas encore ici de stérilisation *in*directe ?
Nous répondons :
Ni dans le premier, ni dans le second cas, le recours aux progestogènes ne peut être assimilé à une stérilisation indirecte : le moyen employé pour promouvoir un plus grand nombre de grossesses ou pour les placer sous le signe de la générosité et de l'harmonie *consiste à en empêcher d'autres ;* et on ne s'explique pas qu'un moraliste puisse oublier que même si on ne se propose pas pour fin la stérilité, il suffit qu'on en fasse *le moyen approprié *de cette fin excellente en elle-même, qu'est une fécondité plus grande et plus généreuse, pour qu'il s'agisse d'une stérilisation *directe*, donc intrinsèquement mauvaise.
Mais si on l'oublie -- si on l'oublie au point de ne pas remarquer qu'on ne stérilise pas moins l'acte conjugal en inhibant l'ovulation qu'en recourant aux drogues contraceptives, c'est qu'en se fondant indûment sur la prétendue stérilité naturelle de certains actes conjugaux on s'est d'abord donné une théorie de l'ordre des fins du mariage où elles ne sont plus *hiérarchisées* mais *juxtaposées ;* c'est qu'on en est venu peu à peu à imaginer que les époux pouvaient légitimement « spécialiser » le plus grand nombre de leurs actes conjugaux dans la félicité amoureuse pourvu qu'ils soient résolus à ne pas refuser arbitrairement -- et acceptent donc effectivement quand ils le peuvent -- d'en « spécialiser » dans la procréation un nombre suffisant pour que la propagation du genre humain, dont ils ont accepté d'être responsables en se mariant, y trouve son compte. Ce qu'on prône sous le nom de « procréation responsable » c'est la faculté pour le couple humain de faire culminer légitimement son union dans une béatitude charnelle que l'enfant ne vienne pas troubler. Des actes pour l'enfant, des actes pour l'amour !
Cette façon de voir qui peut sans doute satisfaire les matérialistes pour qui l'homme n'est autre chose qu'un animal perfectionné, devrait horrifier ceux qui savent qu'il est « essentiellement » un être raisonnable.
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Car comment ne pas voir qu'elle dégrade alternativement l'amour humain en un laboratoire biologique et en une officine d'érotisme ? Comment ne pas voir qu'en refusant de hiérarchiser entre elles les fins du mariage on va tout à l'encontre de ce qui est inscrit dans la nature des choses, et qui est à la fois si simple et si grand : que ce soit des actes mêmes qui unissent les époux que la vie jaillisse et que ces actes les unissent si intimement qu'ils puissent aimer le fruit de cette union d'un même et unique amour ? Comment ne pas voir qu'en affirmant qu'il n'y aura de « procréation responsable » que lorsque le couple humain disposera du moyen (si possible infaillible) de n'avoir pas plus d'enfants qu'il n'en veut, on méconnaît complètement que *pour vouloir les enfants qu'on a il suffit d'avoir voulu se marier parce qu'avoir voulu se marier c'est avoir assumé librement la responsabilité de procréer si l'on prenait celle de poser les actes conjugaux ?*
Et aussi, comment ne se rend-on pas compte qu'en mettant tellement en relief le danger que présente une nouvelle grossesse pour la femme ou le mariage, et en présentant presque constamment les choses de telle sorte qu'on pourrait vraiment croire qu'il suffit chaque fois d'un rapport les jours de fécondité pour que la conception s'en suive alors que, en moyenne, c'est tout ce qu'il y a de plus faux -- on reprend sans les critiquer les arguments montés en épingle de la façon la plus éhontée par les technocrates matérialistes du birth-control ? Comment ne se rend-on pas compte que tout en parlant de « fécondité généreuse », ce qu'on préconise vu « la santé de la femme », ou vu « le salaire familial » ou vu « le sous-développement du pays », ou vu « la croissance démographique dans le monde », etc., c'est en fin de compte la limitation à deux ou trois du nombre des enfants par l'immense majorité des couples ! Comment ne se rend-on pas compte qu'en faisant aujourd'hui campagne pour les pilules a-conceptives on fait front commun avec les partisans barbares de l'eugénisme étatique résolus à limiter par tous les moyens (et la pilule est un moyen tellement élégant) le nombre des hommes sur la terre pour pouvoir garantir un standing paradisiaque à tous ceux qui y vivent ?
123:86
Comment ne voit-on pas qu'en prenant fait et cause pour la licéité de l'usage des progestogènes en vue d'empêcher la conception, on renie pratiquement l'antique sagesse métaphysique à laquelle est liée la régulation morale des naissances, pour se rallier aux vues matérialistes de ce qu'on appelle de nos jours « les sciences humaines » et dont le contrôle technocratique des naissances n'est qu'une des conclusions ? Comment ne voit-on pas qu'en s'enthousiasmant pour « l'âge adulte de la procréation responsable », on tourne le dos à la vraie solution :
que l'homme et la femme s'aiment d'un chaste amour et que de cette union *vertueuse* naisse tout naturellement -- ce qui arriverait dans la majorité des cas -- un nombre raisonnable d'enfants en sorte qu'ils n'aient pas besoin de calculer leur nombre et qu'ils puissent accueillir, comme disaient nos pères, tous ceux que Dieu aura bien voulu leur DONNER.
\*\*\*
Récapitulons :
1° *Nous avons admis :*
a\) que les progestogènes ne font qu'inhiber de façon parfaitement réversible l'ovulation (sans même faire allusion à de possibles perturbations de la fonction ovarienne à la suite d'un emploi prolongé) ;
b\) qu'ils ne provoquent pas de réactions secondaires graves (alors que certains médecins soutiennent par exemple qu'ils pourraient avoir à long terme des effets cancérigènes) ;
c\) qu'il existe normalement un mécanisme positivement inhibiteur de l'ovulation après chaque grossesse chez la femme qui allaite son enfant.
2° *Or, tout en admettant cela, nous avons récusé :*
a\) le caractère pathologique de la conception ;
b\) l'existence d'actes conjugaux naturellement stériles ;
c\) le caractère a-conceptif de l'effet des progestogènes.
\*\*\*
124:86
Nous concluons donc :
1° Qu'il n'y a pas à attendre de découvertes médicales ou anthropologiques qui modifieraient les données du problème (on ne trouvera jamais « mieux » que des « *a*-conceptifs », jamais « mieux » qu'un mécanisme *positivement* inhibiteur de l'ovulation, et la fécondité naturelle des actes conjugaux n'est pas plus sujette à changement que la nature humaine) ;
2° Que par conséquent :
LE RECOURS A TOUTE DROGUE (A-CONCEPTIVE OU AUTRE) EN VUE D'EMPÊCHER LA CONCEPTION, HORMIS LE CAS DE VIOL, EST ET SERA TOUJOURS IMMORAL.
#### II. -- Écoutons le Magistère
Avant de présenter un choix de textes du Magistère qui traitent du point de droit naturel qui est au cœur du débat (la fécondité naturelle des actes conjugaux), il n'est pas superflu de rappeler :
1° Contrairement à ce que pourraient laisser croire les expressions qui courent aujourd'hui les journaux (l'Église va-t-elle *permettre* l'usage des pilules ? -- l'Église catholique va-t-elle modifier sa législation ? etc.), la position de l'Église en la matière n'est pas une position « confessionnelle », ressortissant au droit « ecclésiastique » qu'il serait donc en son pouvoir de modifier. Parce qu'il s'agit d'un point de droit naturel -- et que l'Église n'a pas plus barre sur le droit naturel que sur le droit divin --, elle ne peut que *déclarer* ce qui est naturel et ce qui est contre nature. Si donc l'Église s'est prononcée sans ambages sur la fécondité naturelle des actes conjugaux, de tout acte conjugal, il s'agit là d'une déclaration irréformable sur laquelle tous ceux du moins qui croient à l'origine divine de l'Église catholique ne peuvent penser qu'elle reviendra un jour.
2° Si la position de l'Église est irréformable lorsqu'elle s'est prononcée solennellement sur un point de droit naturel, c'est que cette position n'a pas seulement la certitude des raisonnements humains -- dont on pourrait toujours craindre qu'ils aient laissé de côté un aspect des choses -- mais *celle de la science même de Dieu.* Car le Christ-Sauveur n'a pas seulement confié à son Église la garde des vérités substantiellement surnaturelles, il lui a également confié la mission d'enseigner, de proclamer et de défendre les vérités dont la connaissance importe au salut et parmi elles tout spécialement ce qu'on appelle « le droit naturel » et qui n'est autre que l'ensemble des principes qui régissent la conduite humaine comme telle.
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Il lui a donc aussi promis son assistance infaillible en la matière. De ce que l'Église s'enquiert et s'entoure de l'avis autorisé des experts avant de se prononcer sur un point de droit naturel (elle fait d'ailleurs de même avant de définir une vérité surnaturelle) il faut se garder de conclure que ce qu'elle proclame n'a d'autre valeur que celle des raisonnements des experts dont elle a pris l'avis : même si comme cela arrive le plus souvent -- les raisonnements par lesquels elle explique sa position sont d'une impeccable rigueur, ce n'est pas sur eux que cette position est fondée mais sur la Vérité incréée qui la guide. En sorte que si ces raisonnements ne paraissent pas convaincants par exemple parce qu'on n'est pas capable de les suivre --, ou même si une fois ou l'autre, ils n'ont pas toute la rigueur ou toute l'ampleur désirables, ce que proclame l'Église n'en est pas moins irrévocablement vrai. Puisque c'est sur la stérilité naturelle de certains actes conjugaux que repose fondamentalement la position des catholiques qui soutiennent la licéité de l'usage circonstanciel des pilules a-conceptives, la question à poser pour voir si c'est là pour les catholiques une position tenable ou intenable, est celle-ci :
L'ÉGLISE S'EST-ELLE PRONONCÉE SOLENNELLEMENT SUR LA FÉCONDITÉ NATURELLE DE TOUT ACTE CONJUGAL ?
\*\*\*
Restreignant notre enquête aux enseignements les plus précis des derniers Papes et suivant l'ordre chronologique, nous citerons d'abord le passage de l'Encyclique de Pie XI sur le mariage chrétien (*Casti Connubii*) du 31 décembre 1930, où le Pape prend si solennellement position que les théologiens s'accordent à reconnaître que ce qu'il enseigne § 57 -- et que nous imprimons en capitales -- est « de foi catholique » :
§ 55... « Nulla profecto ratio, ne gravissima quidem, efficere potest, ut quod intrinsece est contra naturam, id cum natura congruens et honestum fiat. Cum autem actus coniugii suapte natura proli generandae sit destinatus, qui, in eo exercendo, naturali hac eum vi atque virtute de industria destituunt, contra naturam agunt et turpe quid atque intrinsece inhonestum operantur.
... « Aucune raison assurément, si grave soit-elle ne peut faire que ce qui est intrinsèquement contre nature devienne conforme à la nature et honnête. Puisque l'acte conjugal est, de sa nature même, destiné à la génération des enfants, ceux qui en l'accomplissant, s'appliquent délibérément à le priver de sa force et de son efficacité, agissent contre nature ; ils font une chose abominable et intrinsèquement vicieuse.
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§ 56. Quare mirum non est, ipsas quoque Sacras Litteras testari Divinam Maiestatem summo prosequi odio hoc nefandum facinus illudque interdum morte puniisse, ut memorat Sanctus Augustinus : « Illicite namque et turpiter etiam cum legitima uxore concumbitur, ubi prolis conceptio devitatur. Quod faciebat Onan, filius Iudæ, et occidit illum propter hoc Deus. » (S. Aug., de coniug. adult., lib. II, n. 12 ; cf. Gn 38, 8-10).
Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir les Saintes Écritures attester que la divine Majesté déteste au plus haut point ce forfait abominable, et qu'elle l'a parfois puni de mort, comme le rappelle S. Augustin : « Même avec la femme légitime, l'acte conjugal devient illicite et une turpitude dès lors que la conception de l'enfant y est évitée. « est ce que faisait Onan, fils de Juda, et c'est pourquoi Dieu le fit périr. »
§ 57. Cum igitur quidam, a christiana doctrina iam inde ab initio tradita neque umquain intermissa manifesto recedentes, aliam nuper de hoc agendi modo doctrinam sollemniter priedicandam censuerint, *Ec**clesia Catholica, cui ipse Deus morum integritatem honestatemque docendam, et defendendam commisit,* in media hac morum ruina posita ut nuptialis fœderis castimoniam a turpi hac labe immunem servet, *in siqnum legationis suæ divinæ,* altam per os Nostrum extollit vocem atque denuo promulgat : QUEMLIBET MATRIMONII USUM, IN QUO EXERCENDO, ACTUS, DE INDUSTRIA HOMINUM, NATURALI SUA VITÆ PROCREANDÆ VI DESTITUATUR, DEI ET NATURÆ LEGEM INFRINGERF, ET HOS QUI TALE QUID COMMISERINT GRAVIS NOXÆ LABE COMMACULARI.
En conséquence, puisque certains, s'écartant manifestement de la doctrine chrétienne telle qu'elle a été transmise depuis le commencement sans subir jamais aucune altération, ont jugé bon récemment de prêcher d'une façon retentissante, sur ces pratiques, une autre doctrine, *l'Église catholique, investie par Dieu même de la mission d'enseigner et de défendre l'intégrité et la rectitude des mœurs,* l'Église catholique, debout au milieu de ces ruines morales, afin de garder la chasteté du lien nuptial à l'abri de cette honteuse déchéance, *se montrant ainsi l'envoyée de Dieu,* élève bien haut la voix par Notre bouche, et elle promulgue de nouveau QUE TOUT USAGE DU MARIAGE, QUEL QU'IL SOIT, DANS L'EXERCICE DUQUEL L'ACTE EST PRIVÉ DÉLIBÉRÉMENT, PAR LES CONJOINTS DE SA PUISSANCE NATURELLE DE PROCRÉER LA VIE, VIOLE LA LOI DE DIEU ET LA LOI NATURELLE, ET QUE CEUX QUI COMMETTENT UN ACTE DE CE GENRE SE SOUILLENT D'UNE FAUTE GRAVE.
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§ 58. Sacerdotes igitur, qui coufessionibus audiendis dant operani, aliosque qui curam animarum habent, pro suprema Nostra auctoritate et omnium animarum salutis cura, admonemus, ne circa gravissimain banc Dei legem fideles sibi commissos errare sinant, et multo magis, ut ipsi se ab huiusmodi falsis opinionibus immunes custodiant, neve in iis ullo modo conniveant. Si quis vero Confessarius aut animarum Pastor, quod Deus avertat, fideles sibi creditos aut in hos errores ipsemet induxerit, aut saltem sive approbando sive dolose tacendo in iis confirmarit, sciat se Supremo Iudici Deo de muneris proditione severam red-diturum esse rationem, sibique dicta existimet Christi verba. « Cæci sunt, et duces cæcorum : cæcus autem, si cæco ducatum præstet, ambo in foveam cadunt. » (Mt XV, 14).
C'est pourquoi, en vertu de notre suprême autorité et de la charge que Nous avons de toutes les âmes, Nous avertissons les prêtres qui sont attachés au ministère de la confession et tous ceux qui ont charge d'âmes, de ne pas laisser dans l'erreur touchant cette très grave loi de Dieu les fidèles qui leur sont confiés, et bien plus encore de se prémunir eux-mêmes contre les fausses opinions de ce genre, et de ne pactiser en aucune façon avec elles. Si d'ailleurs un confesseur, -- ce qu'à Dieu ne plaise ! -- induisait en ces erreurs les fidèles qui lui sont confiés, ou si du moins, soit par une approbation, soit par un silence calculé, il les y confirmait, qu'il sache qu'il aura à rendre à Dieu, le juge suprême, un compte sévère de cette trahison de sa mission ; qu'il considère comme lui étant adressées ces paroles du Christ : « Ce sont des aveugles et ils sont les chefs des aveugles ; or si un aveugle conduit un aveugle, ils tombent tous deux dans la fosse. »
(Acta Apostolicæ Sedis, vol. XXII, pp. 559-560, anno 1930.)
La pensée de Pie XI est on ne peut plus claire : l'acte conjugal est *de sa nature même* destiné à la génération des enfants ; tout acte conjugal est doté de la *puissance naturelle de procréer* puisque c'est se souiller d'une faute grave que de vouloir l'en priver pour quelque raison que ce soit, si grave soit-elle.
Pour pouvoir soutenir malgré tout la licéité de l'usage circonstanciel des progestogènes en vue de prévenir la conception, un certain nombre de théologiens catholiques prétendent cependant que ce texte ne tranche pas la question de la fécondité naturelle de l'acte conjugal et ils disent :
-- ce que Pie XI condamne, c'est l'intervention *arbitraire* des époux (« de industria hominum ») pour priver l'acte conjugal de sa puissance naturelle de procréer ;
-- ce n'est pas au Pape mais aux médecins qu'il appartient de trancher avec autorité la question de la fécondité naturelle de l'acte conjugal : ce n'est pas en effet la morale mais la biologie qui peut nous dire de quelle façon la nature a lié la fécondité aux actes conjugaux.
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Cette exégèse est insoutenable. Ce qu'enseigne Pie XI, c'est qu'il est toujours arbitraire et contre nature de chercher à priver l'acte conjugal de la vertu procréatrice que la nature y a attachée « per se ». Et, n'en déplaise aux médecins qui prétendent le contraire, ce que le Pape soutient, c'est que ce n'est pas à eux mais à lui et aux moralistes qu'il revient de juger en dernier ressort de la fécondité naturelle de l'acte conjugal. Pie XI n'ignorait nullement la stérilité biologique -- temporaire ou définitive, naturelle ou accidentelle -- de certains actes conjugaux ; il en parle expressément dans la page qui suit celles que nous citons (p. 561 des *Acta* de 1930), il n'en déclare pas moins ici sans ambages que l'acte conjugal -- tout acte conjugal -- est de sa nature même destiné à la génération des enfants.
Cet enseignement est en harmonie complète avec ce que l'Église *déclare* requis physiologiquement pour qu'un homme et une femme soient « aptes » à contracter mariage : qu'ils puissent poser ensemble des actes capables d'acheminer *par eux-mêmes* du vrai semen *à proximité* du lieu de la conception. Car il serait contradictoire que l'Église déclare d'un côté contre nature des actes qui n'auraient pas cette vertu procréatrice de base alors que de l'autre elle déclarerait licites des actes volontairement privés par les conjoints de tout effet procréateur.
De plus, en affirmant implicitement que c'est au Pape en tant que gardien suprême de la loi morale qu'il revient en dernier ressort de définir la loi naturelle de l'acte conjugal et non aux médecins, Pie XI ne fait pas fi des découvertes ultérieures de la biologie ou de l'anthropologie ; il soutient simplement qu'aucune ne saurait jamais valoir contre cette règle fondamentale de la communauté conjugale selon laquelle c'est à des actes au moins radicalement aptes à les constituer en un unique principe de génération -- et non à d'autres -- que les conjoints ont droit.
N'y aurait-il donc que cette déclaration solennelle de Pie XI, que nous considèrerions pour notre part que la question de la fécondité naturelle de tout acte conjugal a été tranchée positivement une fois pour toutes par l'Église, parce qu'il s'agit là d'un enseignement « essentiellement » moral bénéficiant comme tel de l'assistance divine infaillible.
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Nous avons vu que certains moralistes se fondent de nos jours sur la stérilité cyclique des actes conjugaux pour récuser la subordination de ce qu'on appelle traditionnellement « la fin secondaire » du mariage (l'amour mutuel des époux) à sa « fin primaire » (la génération des enfants), et juxtaposer ces deux fins en leur donnant le même rang, en en faisant *deux fins* « *primaires* »*.* Ce qui conduit immanquablement à admettre un jour ou l'autre (le jour où, par exemple, on découvre des « a-conceptifs ») qu'on petit légitimement exclure positivement l'enfant de certains actes conjugaux pourvu qu'on l'inclue positivement en d'autres. Il était donc de la plus grande importance que l'Église proclame face à ces théories dites « personnalistes » si oui ou non les deux fins sont essentiellement hiérarchisées.
Le 29 octobre 1951, s'adressant (en italien) aux Sages-Femmes catholiques italiennes réunies à Rome en Congrès, Pie XII parlait ainsi de l'ordre des valeurs de la vie conjugale (Acta Apostolicae Sedis, Annus XXXXIII, 1951, pp. 848-850)
« Les *valeurs de la personne* et la nécessité de les respecter sont un thème qui, depuis 20 ans, occupe toujours plus les écrivains. Dans leurs théories, même l'acte spécifiquement sexuel a sa place marquée pour le faire servir à la personne des époux. Le sens propre et le plus profond de l'exercice du droit conjugal devrait consister en ceci que l'union des corps est l'expression et l'actualisation de l'union personnelle et affective.
« Articles, chapitres, livres entiers, conférences, spécialement même sur la « technique de l'amour » sont consacrés à répandre ces idées, à les commenter par des conseils aux jeunes époux, servant de guide dans le mariage, afin qu'ils ne négligent pas, par sottise ou par une pudeur mal comprise, ou par un scrupule sans fondement, ce que leur offre Dieu qui a créé aussi les inclinations naturelles. Si de ce don réciproque complet des époux naît une vie nouvelle, celle-ci est un résultat qui reste en dehors ou tout au plus comme à la périphérie des « valeurs de la personne » ; résultat que l'on ne refuse pas, mais dont on ne veut pas qu'il soit comme au centre des rapports conjugaux.
« Selon ces théories, votre dévouement pour le bien de l'existence encore cachée dans le sein maternel et pour en favoriser l'heureuse naissance n'aurait plus qu'une importance moindre et passerait en seconde ligne.
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« Si cette façon d'apprécier les unes par rapport aux autres les valeurs du mariage ne faisait que mettre l'accent sur la personne des époux plutôt que sur celle de l'enfant, on pourrait à la rigueur laisser de côté ce problème ; mais elle implique au contraire une grave inversion de l'ordre des valeurs et des fins fixées par le Créateur lui-même. Nous nous trouvons devant la propagation d'un ensemble d'idées et de sentiments directement opposés à la clarté, à la profondeur et au sérieux de la pensée chrétienne. Et voici qu'ici, de nouveau, doit intervenir votre apostolat. Il vous arrivera, en effet, de recevoir les confidences de la mère et de l'épouse et d'être interrogées sur les désirs les plus secrets et sur les intimités de la vie conjugale. Comment pourriez-vous alors, conscientes de votre mission, faire valoir la vérité et la rectitude de l'ordre dans les jugements et dans la conduite des époux, si vous n'en aviez pas vous-mêmes une exacte connaissance et si vous n'étiez pas munies de la fermeté de caractère nécessaire pour appuyer ce que vous savez être juste et vrai ?
« Or, la vérité est que, le mariage, comme institution naturelle, en vertu de la volonté du Créateur, n'a pas pour fin première et la plus profonde le perfectionnement personnel des époux, mais la procréation et l'éducation de la nouvelle vie. Les autres fins, tout en étant également voulues par la nature, ne se trouvent pas sur le même rang que la première ; et encore moins lui sont-elles supérieures, mais essentiellement subordonnées. Cela vaut pour tout mariage, même infécond ; comme de tout œil on peut dire qu'il est fait et formé pour voir, même si en des cas anormaux, par suite de conditions spéciales internes ou externes, il se trouve qu'il ne sera jamais en mesure de faire atteindre à la vision.
« Précisément, pour couper court à toutes les incertitudes et déviations qui menaçaient de répandre des erreurs au sujet de la hiérarchie des fins du mariage et de leurs rapports réciproques, Nous avons rédigé Nous-mêmes, il y a quelques années (10 mars 1944) une déclaration sur l'ordre de ces fins, indiquant ce que révèle la structure interne de la disposition naturelle, ce qui est le patrimoine de la tradition chrétienne, ce que les Souverains Pontifes ont enseigné à plusieurs reprises, ce qui ensuite a été fixé, dans les formes requises, par le Code de Droit Canonique (can. 1013 § 1). De plus, peu après, pour redresser les opinions contraires, le Saint-Siège, dans un décret public, a déclaré qu'on ne peut admettre la pensée de plusieurs auteurs récents qui nient que la fin primaire du mariage soit la procréation et l'éducation de l'enfant ou enseignent que les fins secondaires ne sont pas essentiellement subordonnées à la fin primaire, mais lui sont équivalentes et en sont indépendantes (S.C.S. Office, 1^er^ avril 1944, A.A.S., vol. XXXVI, a. 1944, page 103).
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« Veut-on par là nier ou minimiser tout ce qu'il y a de bon et de juste dans les valeurs personnelles qui résultent du mariage et de son actualisation ([^40]) ? Non certes, puisque, à la procréation d'une nouvelle vie, dans le mariage, le Créateur a destiné des êtres humains, faits de chair et de sang, doués d'esprit et de cœur, et qui sont appelés en tant qu'être humains et non comme des animaux sans raison à être les auteurs de leur descendance. C'est à cette fin que le Seigneur a voulu l'union des époux. En effet la Sainte Écriture dit de Dieu qu'Il créa l'homme à son image et qu'il le créa homme et femme (Gn., I, 27), et qu'Il a voulu -- comme il est affirmé à plusieurs reprises dans les Livres Saints -- que « l'homme quitte son père et sa mère et qu'il s'attache à sa femme et qu'ils forment une seule chair » (Gn., II, 24 ; Mt XIX, 5 ; Ep V, 31).
« Tout cela est donc vrai et voulu de Dieu, mais ne doit pas être séparé de la fonction première du mariage, c'est-à-dire du service pour la vie nouvelle. Non seulement l'œuvre commune de la vie extérieure, mais encore tout l'enrichissement personnel, même l'enrichissement intellectuel et spirituel, jusqu'à tout ce qu'il y a de plus spirituel et profond dans l'amour conjugal comme tel, a été mis par la volonté de la nature et du Créateur au service de la descendance. Par sa nature, la vie conjugale parfaite signifie aussi le don total des parents au bénéfice des enfants ; et l'amour conjugal, dans sa force et dans sa tendresse, est lui-même un postulat de la plus sincère sollicitude à l'égard des enfants et la garantie qu'elle leur sera effectivement accordée.
« Réduire la cohabitation des époux et l'acte conjugal à une pure fonction organique pour la transmission des germes serait comme changer le foyer domestique, sanctuaire de la famille, en un simple laboratoire biologique. C'est pourquoi, dans Notre allocution du 29 septembre 1949 au Congrès international des médecins catholiques, Nous avons formellement exclu du mariage la fécondation artificielle. L'acte conjugal, dans sa structure naturelle, est une action personnelle, une coopération conjuguée et immédiate des époux, qui, du fait même de la nature des agents et du caractère propre de l'acte, est l'expression du don réciproque, qui, selon la parole de l'Écriture, réalise « l'union en une seule chair ».
« C'est là beaucoup plus que l'union de deux germes, qui peut s'effectuer même artificiellement, c'est-à-dire sans l'action naturelle des conjoints. L'acte conjugal, selon l'ordre voulu par la nature, est une coopération personnelle, à laquelle les époux, en contractant mariage, se donnent mutuellement droit.
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« Par conséquent, lorsque cette prestation dans sa forme naturelle est, dès le début et d'une manière durable, impossible, l'objet du contrat matrimonial se trouve affecté d'un vice essentiel. Et c'est ce que Nous avons dit alors : « Qu'on n'oublie pas ceci : seule la procréation d'une nouvelle vie selon la volonté et le plan du Créateur, comporte, à un degré étonnant de perfection, la réalisation des fins poursuivies. Elle est en même temps conforme à la nature corporelle et spirituelle de l'homme et à la dignité des époux comme au développement normal et heureux de l'enfant. (cf. S. Thomas d'Aquin, Somme Théologique, IIIa pars, q. 29, a. 2 in c. ; Supplément q. 49, a. 2 ad Im)
« Dites donc à la fiancée ou à la jeune épouse qui viendrait vous parler des valeurs de la vie conjugale que les valeurs personnelles dont Nous venons de parler et qui se situent tant dans le domaine du corps et des sens que dans celui de l'esprit, appartiennent bien par nature à la vie conjugale, mais que le Créateur les a placées dans l'échelle des valeurs non au premier mais au second rang. »
On ne peut être plus net. L'amour mutuel des époux est bien une fin voulue par la nature (« finis operis » et pas seulement « finis operantis »), mais elle est essentiellement subordonnée à la procréation et à l'éducation de l'enfant, seule fin « primaire ». De même que Pie XII affirme avec une force extraordinaire que la vie humaine ne peut licitement jaillir que du don intime des époux à l'exclusion de tout autre intervention, de même il proclame que leur union ne peut jamais être séparée du service pour la vie nouvelle.
Contrairement à ce qu'on dit et imprime encore en 1964, il est faux que l'Église en soit encore à découvrir « les valeurs personnelles » du mariage. Non seulement elle les reconnaît mais en les mettant à leur vraie place, qui n'est pas la première, bien loin de les dévaluer, elle les sauve de la ruine dans laquelle les entraînent ceux qui, faute de les mettre à la seconde, les centrent de plus en plus sur la sexualité.
Il faut donc se boucher les yeux pour prétendre que l'enseignement de l'Église sur le mariage a besoin d'être révisé à la lumière des « découvertes anthropologiques contemporaines » alors que ce qu'on vante sous ce nom ce qu'elle connaît depuis plus de 30 ans et sont des théories expressément réprouvées en 1944.
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Et on est tout aussi mal informé ou tout aussi léger quand on lui demande de remettre son enseignement à jour en tenant compte des découvertes médicales. Pour prouver que l'Église, en la personne de Pie XII, a enseigné en connaissance de cause l'illicéité de l'usage anti-conceptionnel des pilules a-conceptives, il suffit de faire précéder le texte désormais fameux où Pie XII en a parlé le 12 septembre 1958 d'un texte écrit et publié deux bons mois avant par l'un des théologiens que vise entre autres Pie XII dans son discours :
L'INHIBITION DE L'OVULATION\
EST-ELLE MORALEMENT LICITE ?
Les gynécologues parlent d'irrégularité pathologique quand la durée du cycle menstruel s'écarte considérablement de la moyenne. Ces écarts peuvent causer aux conjoints de sérieuses difficultés. Si par exemple une femme désireuse d'avoir des enfants a des cycles de 2, 3 ou même de 4 mois, les chances de fécondation sont fort limitées. Il y a des cas où, malgré la présence d'indications sérieuses, la pratique de la continence périodique est empêchée par ces anomalies cycliques. Chez nombre de femmes la ménopause est précédée d'une période anormalement étendue de menstrues déréglées.
Il est évident que ces grandes irrégularités soulèvent des problèmes délicats pour les conjoints. Aussi les gynécologues ont-ils cherché des moyens pour corriger les dérogations à la norme. Ils ont constaté qu'il est possible de rétablir la régularité par la provocation de cycles artificiels. Pour ce faire, ils ont recours à différentes méthodes ([^41]).
1°) Si une femme a des menstruations très irrégulières, par exemple tous les 2, 3 ou 4 mois, -- on administre chaque mois pendant quelques jours les doses suffisantes de progestérone pour réaliser la desquamation de l'endometrium et produire de la sorte des menstruations artificielles. Cette technique n'inhibe pas l'ovulation et elle ne cause donc pas des périodes de stérilité. Dans la mesure où elle corrige des cycles de longueur anormale, elle augmente même les possibilités de fécondation.
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2°) Pour éviter les inconvénients de l'injection de progestérone naturelle, on préfère l'usage de matières synthétiques qui peuvent être prises par voie buccale.
Parmi ces produits synthétiques, il y a d'abord les œstrogènes (folliculine). L'usage de ces produits, -- tels le dienœstrol ou le diethylstilbœstrol, -- provoque une menstruation artificielle mais en même temps il inhibe l'ovulation et entraîne une stérilité temporaire. On sait que la glande hypophysaire secrète des hormones gonadotropes qui déterminent la maturation des follicules et le déclenchement de l'ovulation. Or les œstrogènes agissent sur la fonction hypophysaire. Sous leur influence, l'hypophyse ne secrète plus une quantité suffisante d'hormones gonadotropes pour donner lieu à l'ovulation.
3°) Au lieu d'utiliser de la progestérone pendant quelques jours, on administre des progestogènes (progestérone synthétique) pendant une certaine période par exemple pendant les 20 premiers jours de chaque mois, pour rétablir la régularité des cycles. La dose des progestogènes requise à cet effet inhibe la fonction gonadotrope de l'hypophyse et les jours où l'on s'en sert seront donc stériles.
Comment la morale doit-elle juger ces nouveaux procédés ? Le R.P. Gibbons S.J. (*Antifertility drugs and morality*, dans America, t. XCVIII, n° 11, du 14 décembre 1957, pp. 346-348) vient de consacrer un article à la matière. Il observe que la publicité faite autour des nouvelles inventions laisse présager leur fabrication sur une grande échelle et une large propagation au service de la stérilité volontaire. Touchant à la progestérone synthétique, il note que, malgré les abus possibles, un médecin consciencieux peut s'en servir à des fins bonnes et positives. En guise d'exemple, il cite la normalisation des cycles irréguliers. A ce qu'il croit, le cas doit être jugé selon les principes moraux qui régissent les actes à plusieurs effets. Seul le bon effet, c'est-à-dire le traitement d'un état pathologique, est directement voulu, tandis que l'effet indésirable, c'est-à-dire la stérilité temporaire, est toléré comme effet secondaire et inévitable. L'usage n'est pas mauvais lui-même. L'immoralité dérive plutôt de l'intention ou des circonstances. L'auteur se borne à mentionner cette seule application. Le reste de l'article met les catholiques en garde contre l' « antifertility spirit » dont la publicité entoure aux États-Unis les recherches relatives aux nouveaux produits.
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Le R.P. Gibbons souligne à bon droit que l'usage des produits en question n'est pas mauvais en soi. Il faut, en effet, bien marquer la différence entre ces produits et d'autres matières dont l'utilisation est intrinsèquement immorale. Tel l'usage de l'hespéridine, qui semble rendre l'ovule impénétrable aux spermatozoïdes et qui constitue dès lors une pratique directement stérilisante. Le produit détruit réellement le processus naturel de la fécondation ; il détériore l'ovule de façon à empêcher d'avance sa fusion avec le sperme. Le même jugement réprobateur s'applique à l'usage de l'histamine, qui tend à exclure la préparation de l'endometrium et rend de cette façon la nidation impossible. Certes, dans ce cas, l'ovule est susceptible d'être fécondé, mais ne parvenant plus à s'implanter faute de préparation de l'endometrium, il est expulsé. L'avortement est donc provoqué dès le moment de la fécondation. Au contraire, l'usage d'œstrogènes ou de progestogènes n'a pas d'effet destructif. Il ne fait qu'inhiber l'ovulation, il la remet à plus tard. Certes cette action sur l'ovulation peut être exercée en vue de calculs anticonceptionnels, mais *abusus non tollit usus*. Dès lors on peut se demander si en effet certaines indications ne justifient pas parfois le sursis temporaire de l'ovulation.
*Salvo meliore iudicio*, je suis porté à croire que ces indications se réalisent, *quand on intervient pour soutenir des mécanismes naturels qui sont en défaut ou pour redresser des situations pathologiques*.
1°) L'usage des progestogènes me semble justifié chaque fois qu'il est mis au service du mécanisme naturel qui, pendant la durée de l'allaitement, supprime l'ovulation et entraîne donc normalement l'espacement des naissances. « Cet intervalle entre les naissances, se règle théoriquement par l'allaitement maternel, dont la durée moyenne, dans les conditions idéales de santé et de milieu, peut être fixée à 9 mois environ. Pendant la durée de l'allaitement la fonction ovarienne est arrêtée et la fécondation est impossible faute d'ovulation. Il s'établit donc, dans l'état de nature, un espacement d'au moins 18 mois entre les naissances successives. C'est une donnée physiologique dont nous devons tenir compte, même si le mécanisme naturel est en défaut, comme cela arrive souvent. En effet, bon nombre de femmes peuvent concevoir malgré un allaitement partiel ou même complet. D'autres, plus nombreuses encore, n'arrivent plus à nourrir leur enfant pour beaucoup de raisons... Dans tous ces cas, l'usage de la continence périodique devra subvenir à l'insuffisance du mécanisme régulateur instauré par la nature » (Dr R. de Guchteneere, Raisons de santé dans Limitation des naissances et conscience chrétienne, Paris 1950, p. 117).
L'espacement des naissances, qui résulte du mécanisme physiologique de l'inhibition de l'ovulation durant l'allaitement, est une donnée objective et naturelle ; elle constitue une raison plausible justifiant la pratique de la continence périodique.
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D'ailleurs les exigences de l'éducation, notamment les soins dont les enfants ont besoin de la part de la mère, plaident elles aussi en faveur d'un intervalle suffisant entre les naissances. Au reste, un espacement rationnel, loin de contrecarrer la natalité, permettra aux familles d'avoir un plus grand nombre d'enfants. Si les grossesses ne sont pas trop rapprochées, même les femmes peu favorisées au point de vue constitutionnel supporteront les maternités successives sans dommage. Elles y trouveront au contraire un épanouissement somatique et psychique. Malheureusement, si le mécanisme naturel est en défaut, la détermination du moment de l'ovulation durant l'allaitement devient souvent si difficile que la continence périodique n'est plus praticable. Or le mécanisme régulateur, qui agit normalement chez des peuplades peu civilisées, est facilement dérangé par les conditions de vie de nos pays soi-disant évolués. Dans ces circonstances, le recours aux progestogènes nous semble avoir un sens positif et bienfaisant. Pendant les mois qui suivent la naissance, il soutient un mécanisme naturel qui est devenu accidentellement insuffisant. Il semble en même temps exercer une heureuse influence sur la durée de l'allaitement et sur la santé de l'enfant. Certes, quant à ces dernières influences, l'expérience semble encore trop récente pour nous permettre de porter un jugement définitif.
2°) L'indication basée sur l'irrégularité pathologique des cycles menstruels est examinée dans l'article du R.P. Gibbons.
L'auteur montre bien que l'usage thérapeutique des progestogènes est en ce cas également moralement justifié, puisqu'on y a recours pour corriger les anomalies cycliques.
3°) Ce dernier cas se présentera souvent à l'occasion de la ménopause. D'après le témoignage des gynécologues, chez nombre de femmes la cessation définitive des menstruations est précédée d'une période, parfois longue, de cycles irréguliers, qui d'ailleurs sont souvent anovulatoires. Cette situation est pathologique. Elle peut peser lourdement sur l'équilibre somatique et psychique de la femme. Si du point de vue médical on parvient à montrer l'opportunité d'une cure de progestogènes suffisamment prolongée pour éviter l'anomalie de cette période, la morale n'y fera pas d'objection.
L'expérience qu'on a des nouveaux produits, dont la liste s'allonge continuellement, est trop récente encore pour qu'on puisse mesurer tous les résultats et surtout les effets à longue échéance. Il est donc trop tôt pour prononcer un jugement définitif du point de vue tant médical que moral.
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Il est certain que le progrès scientifique rend l'homme de plus en plus capable d'une procréation consciente et réglée volontairement. Ce serait mauvaise politique que de regimber contre le progrès ou de faire la conspiration du silence autour des nouveaux problèmes qu'il soulève. Ils nous font (sic) suivre de près les nouvelles découvertes et aider les chrétiens à se former une conscience d'adultes dans la foi.
L. JANSSENS\
Professeur à l'Université de Louvain\
dans *Ephemerides Theologicae Lovanienses \
*n° du 2^e^ Trimestre 1958,\
Imprimatur du 5 JUIN 1958, pp. 357-360.
Ainsi TOUT ce qu'on présente aujourd'hui comme des découvertes ignorées de Pie XII était déjà découvert quand il s'est prononcé.
L. Janssens est tout aussi explicite en juin 1958 au sujet du caractère a-conceptif des progestogènes et sur l'existence d'un mécanisme naturel positivement inhibiteur de l'ovulation après la grossesse, qu'il le sera en 1963 dans le long article qu'il a publié dans la même revue (numéro du dernier trimestre 1963, pp. 787-826) et dont les thèses ont fait le tour du monde.
Et il suffit de lire maintenant ce que disait Pie XII le 12 septembre 1958 pour se convaincre qu'il avait non seulement lu les articles de Janssens et consorts mais parfaitement saisi tous leurs arguments et la nature de leurs raisonnements.
S'adressant (en français) aux membres du 7^e^ Congrès international tenu à Rome par « La Société internationale d'Hématologie » le Vicaire du Christ répondait en ces termes à la question que les congressistes lui avaient posée au sujet de la licéité de l'emploi médical des nouvelles pilules pour empêcher la transmission d'une hérédité défectueuse (Acta, Apostolicæ Sedis, 1958, pp. 734-737)
« Plusieurs fois déjà Nous avons pris position au sujet de la stérilisation. Nous avons exposé en substance que la stérilisation directe n'était pas autorisée par le droit de l'homme à disposer de son propre corps, et ne peut donc être considérée comme une solution valable pour empêcher la transmission d'une hérédité maladive.
« La stérilisation directe, disions-Nous le 29 octobre 1951, c'est-à-dire celle qui vise comme moyen ou comme but, à rendre impossible la procréation, est une violation grave de la loi morale, et donc elle est illicite.
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Même l'autorité publique n'a pas le droit, sous prétexte d'une indication quelconque, de la permettre et beaucoup moins encore de la prescrire ou de la faire exécuter contre des innocents. Ce principe est déjà énoncé dans l'Encyclique *Casti connubii* de Pie XI sur le mariage. Aussi lorsque, il y a une dizaine d'années, la stérilisation commença à être toujours plus largement appliquée, le Saint-Siège se vit dans la nécessité de déclarer expressément et publiquement que la stérilisation directe, perpétuelle ou temporaire, de l'homme comme de la femme, est illicite en vertu de la loi naturelle, dont l'Église elle-même, comme vous le savez, n'a pas le pouvoir de dispenser. » (A.A.S., vol. XXXXIII, pag. 843 ss).
« Par stérilisation directe, Nous entendions désigner l'action de qui se propose, comme but ou comme moyen, de rendre impossible la procréation ; mais Nous n'appliquons pas ce terme à toute action qui rend impossible en fait la procréation. L'homme, en effet, n'a pas toujours l'intention de faire ce qui résulte de son action, même s'il l'a prévu. Ainsi, par exemple, l'extirpation d'ovaires malades aura comme conséquence nécessaire de rendre impossible, la procréation ; mais cette impossibilité peut n'être voulue ni comme fin, ni comme moyen. Nous avons repris en détail les mêmes explications dans Notre allocution du 8 octobre 1953 au Congrès des urologistes (*cf.* A.A.S. vol XXXXV, pag. 673 ss.).
« Les mêmes principes... permettent de résoudre une question très discutée aujourd'hui chez les médecins et les moralistes : Est-il licite d'empêcher l'ovulation au moyen de pilules utilisées comme remèdes aux réactions exagérées de l'utérus et de l'organisme, quoique ce médicament, en empêchant l'ovulation, rende aussi impossible la fécondation ? Est-ce permis à la femme mariée qui, malgré cette stérilité temporaire, désire avoir des relations avec son mari ? La réponse dépend des intentions de la personne. Si la femme prend ce médicament, non pas en vue d'empêcher la conception, mais uniquement sur avis du médecin, comme un remède nécessaire à cause d'une maladie de l'utérus on de l'organisme, elle provoque une stérilisation *indirecte,* qui reste permise selon le principe général des actions à double effet. Mais on provoque une stérilisation *directe*, et donc illicite, lorsqu'on arrête l'ovulation, afin de préserver l'utérus et l'organisme des conséquences d'une grossesse, qu'ils ne sont pas capables de supporter. Certains moralistes prétendent qu'il est permis de prendre des médicaments dans ce but, mais c'est à tort. Il faut rejeter également l'opinion de plusieurs médecins et moralistes, qui en permettent l'usage, lorsqu'une indication médicale rend indésirable une conception trop prochaine, ou en d'autres cas semblables qu'il ne serait pas possible de mentionner ici ; dans ces cas l'emploi des médicaments a comme but d'empêcher la conception en empêchant l'ovulation ; il s'agit donc de stérilisation directe.
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« Pour la justifier, on cite parfois un principe de morale, juste en soi, mais qu'on interprète mal : « licet corrigere defectus naturae » ([^42]) dit-on, et puisqu'en pratique il suffit, pour user de ce principe, d'avoir une probabilité raisonnable, on prétend qu'il s'agit ici de corriger un défaut naturel. Si ce principe avait une valeur absolue, l'eugénique pourrait sans hésiter utiliser la méthode des drogues pour arrêter la transmission d'une hérédité défectueuse. Mais il faut encore voir de quelle manière on corrige le défaut naturel et prendre garde à ne point violer d'autres principes de la moralité.
« On propose ensuite comme moyen capable d'arrêter la transmission d'une hérédité défectueuse, l'utilisation des préservatifs et la méthode Ogino-Knaus. -- Des spécialistes de l'eugénique, qui en condamnent l'usage absolument, lorsqu'il s'agit simplement de donner cours à la passion, approuvent ces deux systèmes, lorsqu'il existe des indications hygiéniques sérieuses ; ils les considèrent comme un mal moindre que la procréation d'enfants tarés.
Même si d'aucuns approuvent cette position, le christianisme a suivi et continue à suivre une tradition différente. Notre prédécesseur Pie XI l'a exposée d'une manière solennelle dans son Encyclique Casti connubii du 31 décembre 1930. Il caractérise l'usage des préservatifs comme une violation de la loi naturelle ; un acte, auquel la nature a donné la puissance de susciter une vie nouvelle en est privé par la volonté humaine : « quemlibet matrimonii usum, -- écrivait-il, -- in quo exercendo, actus, de industria hominum, naturali sua vitae procreandae vi destituatur, Dei et naturae legem infringere, et eos qui tale quid commiserint gravis noxae labe commaculari ». (A.A.S., vol. XXII a. 1930, pp. 559-560.)
« Par contre la mise à profit de la stérilité temporaire naturelle, dans la méthode Ogino-Knaus, ne viole pas l'ordre naturel, comme la pratique décrite plus haut, puisque les relations conjugales répondent à la volonté du Créateur. Quand cette méthode est utilisée pour des motifs sérieux proportionnés (et les indications de l'eugénique peuvent avoir un caractère grave), elle se justifie moralement. Déjà Nous en avons parlé dans Notre Allocution du 20 octobre 1951, non pour exposer le point de vue biologique et médical, mais pour mettre fin aux inquiétudes de conscience de beaucoup de chrétiens, qui l'utilisaient dans leur vie conjugale.
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D'ailleurs dans son Encyclique du 31 décembre 1930, Pie XI avait déjà formulé la position de principe : « Neque contra naturae ordinem agere ii dicendi sunt coniuges, qui iure suo recte et naturali ratione, utuntur, etsi ob naturales sive temporis sive quorundam defectuum causas nova inde oriri non possit ». (A.A.S. 1930, p. 561). ([^43])
« Nous avons précisé dans Notre Allocution de 1951 que les époux, qui font usage de leurs droits conjugaux, ont l'obligation positive, en vertu de la loi naturelle propre à leur état, de ne pas exclure la procréation. Le Créateur en effet a voulu que le genre humain se propageât précisément par l'exercice naturel de la fonction sexuelle. Mais à cette loi positive Nous appliquions le principe qui vaut pour toutes les autres : elles n'obligent pas dans la mesure où leur accomplissement comporte des inconvénients notables, qui ne sont pas inséparables de la loi elle-même, ni inhérents à son accomplissement, mais viennent d'ailleurs, et que le législateur n'a donc pas eu l'intention d'imposer aux hommes, lorsqu'il a promulgué la loi. »
Pie XII traite donc dans le même discours de la licéité du recours aux inhibiteurs de l'ovulation et à la continence périodique *en vue de prévenir la conception* pour empêcher la transmission d'une hérédité défectueuse (raison grave s'il en est) ; et il proclame aussi nettement la licéité du recours à la continence périodique que l'immoralité du recours aux inhibiteurs de l'ovulation en ce cas. Il distingue également avec toute la clarté désirable l'usage des pilules en vue de remédier à des maladies indépendantes de la conception, de leur usage en vue de prévenir les suites possibles ou probables d'une conception :
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-- il déclare qu'il s'agit de stérilisation *indirecte* lorsque la femme, loin de chercher à profiter de l'effet *stérilisant* qu'exercent inévitablement *sur les rapports conjugaux* les pilules qui inhibent l'ovulation, y recourt uniquement sur avis du médecin, comme à un remède *nécessaire* (ce qui veut dire qu'il n'en existe pas d'autre capable de remédier efficacement) à une maladie de l'organisme *indépendante de toute conception future ;* cette stérilisation indirecte reste permise, dit-il, « selon le principe général des actions à double effet » -- donc supposé que l'effet bénéfique cherché et directement voulu l'emporte réellement sur le mal qu'on provoque en même temps sans pouvoir l'éviter. Il n'y a pas de proportion, par exemple, entre de légers malaises et la stérilisation des actes conjugaux pendant 6 mois, même si on peut raisonnablement escompter que ces malaises disparaîtront définitivement ;
-- il enseigne qu'il s'agit au contraire de stérilisation directe si la femme cherche à profiter de cet effet stérilisant ou si elle recourt aux inhibiteurs de l'ovulation en vue d'empêcher la conception, fût-ce pour empêcher ce que les biologistes appellent « un plus grand mal » (par exemple la mort de la mère) ou promouvoir un plus grand bien (par exemple, un plus grand nombre de naissances, « tout compte fait »). Car il suffit que *le moyen approprié* de prévenir « de plus grands maux » ou de promouvoir un plus grand bien consiste à empêcher la conception pour que le recours aux progestogènes constitue une stérilisation *directe*. Pie XII le rappelle expressément aux moralistes qui l'avaient oublié : « Par stérilisation directe, Nous (désignons) l'action de qui se propose, comme but ou COMME MOYEN, de rendre impossible la procréation. »
Et Pie XII récuse absolument l'argumentation spécieuse de ceux qui se réclament du principe de morale, « licet corrigere defectus naturae » juste en soi, mais qui doit céder ici devant d'autres principes de la moralité. Le 8 août 1953, il avait exclu la justification de la stérilisation directe par le principe de totalité ; le 12 septembre 1958 il enseigne qu'on invoque à tort le principe selon lequel on peut compenser des déficiences naturelles par des moyens médicaux, pour soutenir qu'il ne s'agit pas de stérilisation mais de « correction naturelle » lorsque la femme recourt aux progestogènes pour empêcher la conception comme au MOYEN approprié d'éviter « un plus grand mal » ou de promouvoir un plus grand bien. Contre les arguties de médecins et de moralistes qui méconnaissent que LA LOI NATURELLE transcende les lois biologiques naturelles,
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il rappelle qu'aucun dérèglement de ces dernières n'autorise à considérer comme « naturel » le recours à un procédé qui VIOLE LA LOI NATURELLE puisqu'il consiste à priver volontairement des actes humains de leur finalité naturelle et il enseigne qu'il ne peut s'agir alors que de stérilisation -- et de stérilisation *directe --, quels que soient les produits employés*.
On a tout fait pour que ces paroles si fermes et si claires de Pie XII demeurent sans effet.
On a commencé par faire semblant d'ignorer le discours et par limiter autant que possible sa diffusion.
Quand, malgré tout, l'existence du discours a été connue un peu partout, on a dit que Pie XII avait parlé en docteur privé.
Comme cela n'était guère convaincant, on a cherché à tourner le texte. Parmi les « interprétations » qu'on en a données, l'une des plus « remarquables » a été obtenue en tronquant le passage qui commence par « Tout dépend de l'intention de la personne » et qui introduit deux phrases (*Si... Mais*), de telle sorte que le lecteur le plus averti puisse vraiment penser que Pie XII avait reconnu que la femme qui ne se propose pas pour fin *ultime* d'empêcher la conception mais, en empêchant la conception par inhibition de l'ovulation, de prévenir une « maladie » grave consécutive à la conception -- qui fait donc de la stérilisation des relations conjugales le *moyen approprié* de prévenir des « maladies » probables -- ne provoque qu'une stérilisation indirecte. Qu'on en juge sur pièces :
« ...Le blocage médicamenteux de la fonction ovarienne peut être utilisé dans de nombreux autres cas, sur un plan plus strictement thérapeutique cette fois. Le Pape Pie XII, consulté quelques mois avant sa mort au VIII^e^ ([^44]) Congrès international d'Hématologie, le 12 septembre 1958, avait répondu : « *Si la femme prend ce médicament, non pas en vue d'empêcher la conception, mais uniquement sur avis du médecin, comme un remède nécessaire à cause d'une maladie de l'utérus ou de l'organisme, elle provoque une stérilisation* INDIRECTE*, qui reste permise selon le principe général des actions à double effe*t. »
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« Les indications médicales sont fréquentes, les anémies ferriprives si fréquentes à la longue chez les jeunes femmes épuisées par des grossesses successives ou des périodes profuses, certaines douleurs abdominales chroniques trop souvent « guéries » par des mutilations chirurgicales irrémédiables ; la peur panique d'avoir un nouvel enfant, qui menace l'équilibre mental etc. »
(*Constellation*, n° 168 d'avril 1962, page 171, article rédigé par Michel Boyet en étroite collaboration avec le professeur Férin et le chanoine Janssens de Louvain qui « en ont approuvé chaque phrase et s'en portent garants tant du point de vue médical que du point de vue religieux ».)
On comprend qu'une pareille torture du texte de Pie XII n'ait pas résisté à une confrontation avec ce que le Pape avait dit.
C'est pour pouvoir « *ne pas enfermer la prescription médicale* » (des progestogènes en vue d'empêcher la conception) « *dans le cadre des principes concernant la licéité des actes à plusieurs effets* » (chanoine L. Janssens, *Ephemerides Theologicae Lovanienses*, n° du 4^e^ trimestre 1963) que, jouant sur l'ignorance incroyable où est le grand public -- même catholique -- des enseignements pontificaux, on fait croire maintenant que Pie XII n'a pas connu « les nouvelles pilules » ou qu'il a méconnu leur caractère « a-conceptif » et l'existence d'un mécanisme naturel positivement inhibiteur de l'ovulation chez la femme après la grossesse. Mais cette campagne éhontée pour discréditer l'enseignement du Vicaire du Christ et faire croire qu'il est révolu ne résiste pas à la critique historique, nous l'avons montré.
On peut évidemment prétendre que le Pape s'est trompé. Seulement, s'agissant d'une question aussi, grave et Pie XII *la tranchant avec autorité* sans avoir aucunement indiqué qu'il parlait en docteur privé, on aura de la peine à concilier sans argutie cette erreur du Pape avec le dogme de l'infaillibilité pontificale. Et d'autre part on se heurte aux déclarations récentes de Paul VI qui signifient, selon nous, que ce qu'a déclaré Pie XII vaut encore si aucun fait nouveau, inconnu de lui, n'est intervenu depuis lors (et nous avons prouvé qu'il n'en est intervenu *aucun*). Paul VI affirme en outre que c'est à l'Église (non aux médecins par conséquent) qu'il appartient de déclarer la loi de Dieu. Voici son texte :
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Il problema, tutti ne parlano, quello cosi detto del controllo delle nascite ; quello cioè dell'aumento delle popolazioni da un lato e della moralità familiare dall'altro. E' problema estremamente grave : tocca le sorgenti della vita umana ; tocca i sentimenti e gli interessi più vicini alla esperienza dell'uomo e della donna. E' problema estremamente complesso e delicato. La Chiesa ne riconosce i molteplici aspetti, vale a dire le molteplicci cornpetenze, fra le quali certo primeggia quella dei coniugi, quella della loro libertà, della loro coscienza, del loro amore, del loro dovere. Ma la Chiesa deve affermare anche la sua, quella cioé, della legge di Dio, a Lei interpretata, insegnata, favorita e difesa ; e la Chiesa dovrà proclamare tale legge di Dio alla luce delle verità scientifiche, sociali, psicologiche, in questi ultimi tempi hanno avuto nuovi amplissimi studi e documentazioni. Bisognerà guardare attentamente in faccia a questo sviluppo sia teorico, che pratico della questione. Ed è cio che la Chiesa sta appunto facendo. La questione è allo studio, quanto più largo e profondo possibile, cioè quantô più grave ed onesto dev'essere in materia di tanto rilievo.
E' allo studio, diciamo, che speriamo presto cloncludere con la collaborazione di molti ed insîgni studiosi. Ne daremo pertanto presto le conclusioni nella forma che sarà ritenuta più adeguata all'oggeto trattato e allo scopo da conseguire. Ma diciamo intanto francamente che non abiamo finora motivo sufficiente per ritenere superate e percio non obliganti le norme date da Papa Pio XII a tale riguardo ; esse devono percio ritenersi valide, almeno finché non ci sentiamo in coscienza obbligati a modificarle. In tema di tanta gravità semnbra bene che i Cattolici vogliano seguire un'unica legge, quale la Chiesa autorevolmente propone ; e sembra pertanto opportuno raccomandare che nessuno per ora si arroghi di pronunciarsi in termini difformi dalla norma vigente.
(mattina martedi 23 giugno 1964 agli auguri dei Componenti il Sacro Collegio, in occasione del suo giorno onomastico, che riccore domani 24 ;
L'OSSERVATORE ROMANO, (Mercoledi 24/6/64 seconda edizione, p. 2, colonne 2 & 3.)
Un problème dont tout le monde parle, c'est celui dit du « contrôle des naissances » : c'est d'un côté un problème de croissance démographique et de l'autre un problème de moralité familiale. Ce problème est extrêmement grave : il touche aux sources de la vie humaine ; il touche aux sentiments et aux intérêts qui sont le plus au cœur de l'expérience de l'homme et de la femme. C'est un problème extrêmement complexe et délicat. L'Église en reconnaît les multiples aspects, c'est-à-dire qu'il relève de multiples compétences et parmi elles en premier lieu assurément celle des époux, celle de leur liberté, de leur conscience, de leur amour, de leur devoir. Mais l'Église doit aussi affirmer sa compétence en la matière, celle que lui confère la mission d'interpréter, d'enseigner, de prôner et de défendre la loi de Dieu ; et cette loi de Dieu, c'est à la lumière des vérités scientifiques, sociales, psychologiques qui en ces derniers temps ont bénéficié d'études et de documentations nouvelles et immenses, que l'Église aura le devoir de la proclamer. Il sera nécessaire de regarder en face et de scruter à fond ce développement tant théorique que pratique de la question. Et c'est précisément ce que l'Église est en train de faire. La question est à l'étude, une étude aussi étendue et approfondie que possible, c'est-à-dire menée avec tout le sérieux et l'honnêteté nécessaires en une matière d'une telle importance.
Elle est à l'étude, disons-Nous : une étude qu'avec le concours de nombreux et éminents experts Nous espérons mener sous peu à son terme. Nous en donnerons donc sous peu les conclusions dans la forme qui aura été retenue comme la plus adéquate à l'objet traité et au but à atteindre. Mais en attendant, Nous disons franchement que Nous n'avons pas jusqu'ici de motif suffisant pour considérer comme dépassées, et donc comme n'obligeant pas en conscience, les normes données par le Pape Pie XII à ce sujet. Ces normes doivent par conséquent être considérées comme toujours en vigueur, au moins tant que Nous ne Nous sentirons pas oblige en conscience à les modifier. En matière si grave, il Nous apparaît bon que les catholiques veuillent bien suivre une seule Loi, celle que l'Église propose avec autorité ; et il Nous apparaît par conséquent opportun de demander que personne ne s'arroge pour le moment le droit de se prononcer en termes opposés aux règles en vigueur.
(mardi matin 23 juin 1964, réponse aux vœux des membres du Sacré Collège à l'occasion de sa fête, qui tombait le lendemain 24 ; dans *L'Osservatore Romano* du mercredi 24, seconde édition, p. 2, colonnes 2 et 3.)
Que les catholiques s'en persuadent : la doctrine de l'Église est parfaitement à jour.
Nous avons vu Pie XI et Pie XII déclarer au fur et à mesure des progrès de la génétique et de la chimie :
-- la licéité des rapports conjugaux lorsque ceux-ci sont stériles pour des raisons indépendantes de la volonté des conjoints ;
-- le droit pour les époux de s'unir exclusivement aux jours de stérilité biologique -- soit temporairement, soit même pour toute la durée du mariage -- s'ils ont une grave raison de le faire ; mais l'illicéité de la continence « périodique » s'ils n'ont pas de grave raison de la pratiquer ;
-- l'immoralité du recours à quelque drogue que ce soit (des drogues « a-conceptives » comme des autres) qui prive l'acte conjugal de l'énergie procréatrice dont il est « de soi » naturellement porteur, *lorsque* les époux se proposent comme but *ou comme moyen* de rendre impossible la procréation (il est remarquable que Pie XII ne fait pas du tout allusion à de possibles « réactions secondaires --, mais se fonde uniquement sur la loi naturelle et la fin primaire de l'acte conjugal lorsqu'il condamne sans appel l'usage anticonceptionnel des pilules « a-conceptives »).
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Et Paul VI, après eux, nous enseigne que c'est essentiellement à l'Église et aux moralistes -- non aux médecins -- de dire quelle est la loi naturelle des actes conjugaux (parce que c'est aux moralistes et à l'Église chargée par Dieu même de proclamer infailliblement la loi morale en Son Nom, qu'il appartient essentiellement de dire le *droit* conjugal).
Qu'on ne se leurre pas : la fécondité « naturelle » de l'acte conjugal -- de *tout* acte conjugal -- et donc l'immoralité de tout recours aux progestogènes en vue d'empêcher la conception -- sauf le cas de viol -- appartient irrévocablement à l'enseignement de l'Église catholique.
L'équivoque est donc impossible : le droit aux rapports conjugaux pendant les périodes de stérilité naturelle n'équivaut absolument pas à un prétendu droit naturel à la stérilité des rapports conjugaux pendant les mêmes périodes.
#### III. -- Sursum corda
Au lieu de nous laisser aller indignement à rêver à ce que les biologistes pourraient faire s'il n'y avait ni foi ni loi, réjouissons-nous plutôt sans réserve que la raison nous assure que l'homme est autre chose qu'un singe amélioré et que l'Église interdise un traitement soi-disant médical qui foule aux pieds aussi bien la dignité humaine que la Loi de Dieu. Au lieu de nous laisser aller ignominieusement à déplorer l'existence du Magistère, rendons-en grâces à Dieu. Levons les yeux vers Jésus-Christ en Croix et admirons qu'après avoir formé son corps dans le sein d'une Vierge immaculée, notre Père du Ciel ait voulu que son Fils sauve l'humanité en crucifiant sa chair innocente et en fondant l'Église plutôt que des laboratoires.
La mortification, cette mortification que notre temps croit d'un autre âge et qu'il pense pouvoir remplacer avantageusement grâce à la science, est la grande leçon de la Croix de Jésus. Nous n'en faisons nullement une sorte de panacée surnaturelle qui suffirait à tout. Nous affirmons simplement qu'il est ruineux de vouloir faire « l'économie » de la mortification : la nature humaine ne peut trouver son équilibre et les problèmes humains leur solution équilibrée sans la grâce et, depuis le péché originel, la grâce ne se fraie un chemin jusqu'au cœur de l'homme qu'en le faisant d'abord mourir à lui-même.
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C'est la volonté de Dieu certes, que le genre humain conquière laborieusement et progressivement l'empire que, par grâce, il aurait pu exercer sans peine dès l'origine sur la nature si nos premiers parents n'avaient pas péché. Mais cette entreprise ne saurait empêcher l'homme chassé du paradis terrestre de se heurter à des maux auxquels il lui sera toujours impossible de remédier « scientifiquement » sans attenter à sa noblesse de créature raisonnable. C'est ainsi que la seule solution qui s'offre aux couples dont les actes conjugaux restent stériles, ce n'est pas la fécondation artificielle de l'ovule de la femme par un spermatozoïde du mari, c'est d'unir leur souffrance à celles de Jésus-Christ ; la seule solution qui s'offre aux couples qui ne peuvent raisonnablement mettre un enfant au monde et qui ne sont cependant pas en mesure de pratiquer la continence périodique, c'est d'unir leur sacrifice à celui du Sauveur pour qu'Il leur donne la grâce de l'offrir sans défaillance. A vues humaines, trop humaines, on peut être tenté de dire qu'il y a deux poids et deux mesures et qu'il n'est pas juste que certains couples aient à porter la lourde croix d'une continence prolongée alors que ceux qui ont « la chance » de pouvoir pratiquer la continence périodique ont le droit d'alléger ainsi la leur. Les pensées de Dieu ne sont pas nos pensées : Il distribue les croix et les grâces comme il Lui plait.
*Sursum Corda*. Dieu est plus fort que le plaisir et Il n'y abandonne que ceux qui L'ont d'abord abandonné.
\*\*\*
Mais si nous affirmons le rôle irremplaçable de la mortification personnelle des époux, nous ne nions pas pour autant qu'il soit possible de rendre celle-ci moins « surhumaine » qu'elle ne l'est dans le monde où nous vivons. Car c'est parce que notre monde est inhumain qu'il est devenu « surhumain » d'y respecter la loi de Dieu même avec la grâce du Christ, et les difficultés « surhumaines » rencontrées aujourd'hui par les couples pour vivre dans la chasteté sont comme la minute de vérité de l'inhumanité de notre temps.
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Si tant et tant de couples, même catholiques, « n'arrivent pas » à rester purs, c'est qu'ils sont intoxiqués par une propagande sexuelle qui, de la psychanalyse au monokini, les convainc peu à peu irrésistiblement que la béatitude de l'homme est dans l'union charnelle. C'est qu'ils sont intoxiqués par l'opinion mondialement répandue que le bonheur de l'homme dépend essentiellement de son standing et qu'il faut donc limiter à outrance le nombre des enfants pour que parents et descendance aient un standing paradisiaque. C'est qu'à force d'entendre porter aux nues la télévision, le yacht et les loisirs, ils n'ont plus la moindre idée de ce qu'est un vrai bonheur terrestre, un vrai bonheur familial. C'est que la femme est intoxiquée par une propagande soi-disant féministe qui lui enseigne à prendre en grippe toutes les tâches spécifiquement féminines et à considérer comme une humiliation insupportable de rester à la maison pour y élever ses enfants au lieu d'aller travailler en ville comme les hommes !
Et puis, c'est qu'au lieu de mener la guerre contre la faim, la misère et l'ignorance (ce qui permettrait de concilier une croissance démographique importante avec l'ambition légitime d'assurer à tous les hommes des conditions de vie décentes), les-hommes et les pays se replient égoïstement sur eux-mêmes et se préparent furieusement à se faire la guerre entre eux.
Jean XXIII a écrit à ce sujet une page d'une grande densité et c'est en nous effaçant derrière cet enseignement sublime du Vicaire du Christ que nous mettrons un terme à notre étude sur la régulation des naissances.
« Comme nous le lisons au livre de la *Genèse,* aux premiers des hommes qu'Il créa Dieu donna deux commandements qui se complètent -- « Croissez et multipliez-vous » et « Emplissez la terre et soumettez-la » (Gen. I, 28).
« Le second de ces deux commandements, loin de demander une destruction des biens matériels, les assigne au contraire au service de la vie humaine.
« Aussi est-ce pour Nous une grande tristesse de constater cette contradiction de notre époque : d'une part, on met en scène la rareté des biens d'une manière si sombre que la vie humaine paraît quasiment destinée à périr de misère et de faim ; d'autre part, les inventions scientifiques, les progrès techniques et les ressources économiques sont employées à fabriquer des engins capables de conduire l'humanité à une destruction complète et à une mort horrible.
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« La Providence divine a accordé au genre humain suffisamment de moyens pour porter avec dignité les charges qui résultent de la transmission de la vie -- mais cela devient difficile, voire impossible, si les hommes, l'esprit faussé et la volonté pervertie, font des moyens dont Nous avons parlé un usage qui est contraire à la raison, contraire à leur fin sociale, contraire aux plans mêmes de Dieu. » ([^45])
Eugène Louis.
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### Grossir Paris ou aménager le territoire
par François SAINT-PIERRE
UN RAPPORT sur le financement du développement économique régional présenté au Conseil Économique et Social le 9 janvier 1962 donne un tableau d'investissements publics par régions, des programmes économiques de la France pour l'année 1959.
Ce tableau montre ce que chacun sait, mais il est bon que ce scandale soit chiffré. De nos jours, il y a des personnes qui ne comprennent pas, ou tout au moins n'admettent pas tant qu'on n'a pas chiffré ce qui est à montrer.
Les investissements en question s'élèvent à 4.023 millions de francs dont 2.172 millions pour la seule région parisienne et 1.851 millions pour la totalité des 20 autres régions, qui représentent 87 départements. Les 20 régions non parisiennes ont donc en moyenne 92 millions de francs chacune contre, je le répète, 2.172 millions pour la région parisienne en raison, sans doute, d'un sous-développement très caractérisé bien qu'il ne soit vu qu'à l'échelon gouvernemental.
Si l'aide de l'État était proportionnée au nombre d'habitants, méthode qui favoriserait la région parisienne, les investissements réservés à celle-ci auraient dû être de 18 % et non de 53,9 %. Les 8.361.000 habitants de la région parisienne bénéficient de 53,9 % des investissements et les 36.427.000 habitants des autres régions de 46,1 %. Si l'aide de l'État était proportionnée à la surface et non à la population, méthode aussi légitime, cette aide serait de 2,1% (12.067 km^2^ sur 551.695 km^2^).
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Les régions les plus développées sont en France proportionnellement plus aidées que les autres et aidées par les autres. Si parmi vos enfants vous en ayez un qui marche mal, c'est à celui-là que vous donnez le bras et vous ne lui prenez pas sa canne pour la remettre à ceux qui n'en ont pas besoin ou en ont déjà plusieurs. Si parmi vos enfants vous en avez un qui a faim, c'est à lui que vous donnez à manger et vous ne prendrez pas le peu qu'il a pour le remettre à ceux qui ont suffisamment ou trop.
« Nos » gouvernements font l'inverse. Ils ne donnent pas également ce qui serait déjà une injustice et une erreur. « La véritable égalité est de traiter inégalement des êtres inégaux » disait Renan. Ils donnent à ceux qui possèdent, à ceux qui ont déjà trop pour eux-mêmes. Il s'agit bien d'aide aux riches.
Cette politique rend insoluble la crise du logement à Paris. Tout le monde vient à Paris en raison des emplois créés artificiellement -- aucune raison technique ne les explique -- et en raison d'emplois plus rémunérateurs.
Si pour un même travail, un chef de famille touche un peu plus qu'un célibataire en raison de besoins plus grands, nos individualistes protestent. Si la rémunération pour un même travail varie du simple au double pour deux célibataires, l'un travaillant à Bourg-en-Bresse et l'autre à Paris, personne ne proteste !
Si les méthodes deviennent de plus en plus totalitaires, il semble toutefois, et c'est heureux que les partisans d'un gros Paris aient perdu du poids. Voyons leurs thèses.
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Dans un grand nombre d'articles ou de déclarations on nous raconte ce que sera -- de façon inéluctable, bien entendu -- Paris en l'an 2000. Puis l'on nous dit : puisqu'il sera tel demain, il faut agir aujourd'hui de façon à ce qu'il puisse devenir ce qu'il sera obligatoirement !
On nous raconte ce que sera Paris, non d'après ce qu'il sera, pour la bonne raison que personne n'en sait rien, mais d'après ce qu'on désire qu'il soit. Après on nous dit : puisqu'il sera tel, agissons pour qu'il puisse le devenir. Et le tour est joué.
Comment discuter avec des personnes qui soutiennent de tels « raisonnements ». Elles ne nous disent pas ceci est souhaitable, ceci permettrait un meilleur épanouissement des hommes, travaillons à ce que cela soit. Non, ceci ne les intéresse pas. Elles admettent parfois que « leur » inéluctable est mauvais, mais que leur importe, elles veulent participer à ce qui, d'après elles, sera.
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Il ne s'agit plus de vrai, de faux, ou de bien ou de mal : il s'agit d'une mode. Et l'on veut être à la mode. Les femmes ne savent guère y résister, mais aujourd'hui que d'hommes sont femmes ! Ils cherchent à être possédés par l'inéluctable. Ils ne cherchent pas à faire l'histoire, ils veulent la subir. Toutefois, je crois qu'en France il y a encore quelques hommes décidés à la faire.
Parmi ceux qui font les « raisonnements » dont je viens de parler, il y a deux catégories de personnes, celles qui sont malhonnêtes et celles qui sont... disons inconscientes.
Il y en a qui utilisent ce « raisonnement » seulement par tactique. Il dispense d'avoir à défendre, à justifier une façon de voir. Il suffit de dire qu'elle sera pour qu'elle devienne belle !
La deuxième catégorie est composée de « personnellement sous-développés » qui forment la clientèle des membres, moins nombreux, de la première catégorie.
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Au cours d'un entretien dirigé sur le thème : peut-on aménager le territoire national sans aménager Paris ? il fut demandé à un architecte plutôt « abstrait » de faire une déclaration -- préparée sur quelque trente pages -- déclaration surtout idéologique. A cet entretien, les officiels qui accordaient des poignées de mains à des officieux qui les recherchaient, applaudirent ces propos à la mode comme l'on complimente une femme d'un chapeau, sans en voir le ridicule, parce qu'il est à la mode.
Les propos rentables, tenus bien au chaud dans un fauteuil confortable, se voulaient révolutionnaires. A ces révolutionnaires, si vous parlez de siège, leurs regards s'éveillent. Ne croyez pas qu'ils pensent à des combats, ils pensent à des conseils d'administration.
Notre architecte en question parla, bien entendu, du Progrès. Il était tout d'abord assez difficile de savoir exactement ce qu'il entendait par là. Il y a des mots, une fois qu'on leur met des majuscules, qui permettent de camoufler des insuffisances. Ils n'admettent pas de répliques. Les idoles, plus imprécises sont-elles, plus aimables sont-elles également. Chacun les voit suivant ses désirs, qu'importe la réalité. Ses propos étaient tellement matérialisés qu'on peut, cependant imaginer ses constructions.
153:86
Table rase du passé. Je pense que l'on utiliserait tout de même le sol bien qu'il soit antérieur à tant de choses passées et par là même, sans avoir de tri à faire, déjà rejetées. Condamner le passé par principe est, pour le moins, stupide. Ce qui est bien est bien, qu'il soit passé ou actuel. Ce qui est laid est laid que ce soit du passé ou de l'actuel. Le problème serait peut-être simplifié si l'on songeait que pour imiter le passé, il faut faire du nouveau. Tous les créateurs du passé ne faisaient rien d'autre !
Puis il y aurait des immeubles très hauts. Ils seraient tout d'abord édifiés à la périphérie de Paris durant la période où l'on tolèrerait au centre de subsister.
Ainsi Paris aurait la forme d'une cuvette, des constructions élevées entourant un centre de constructions basses, avec Notre-Dame sans doute ! Tout ce qui est ancien est bas. Question de principe.
Dans ces immeubles, il y aurait des voitures, des frigidaires, des machines à laver et accessoirement des hommes non en tant qu'hommes mais en tant qu'utilisateurs. Si l'homme n'était consommateur ou utilisateur on pourrait bien s'en passer et voyez combien de machines en plus il serait possible d'introduire dans ces immeubles, sorte de tuyaux verticaux qui deviendraient des garde-meubles. Mais qui sait l'homme de demain ne sera peut-être plus indispensable ? Un robot dans un coin pourrait suffire. L'homme serait dépassé. Nous en serions au Surhomme. Quelle belle vie, mais pour qui ? Quel serait le sens de l'homme actuel ? Quels sont ses besoins ? Comment pouvons-nous y répondre ? De tout cela, il ne fut pas question. C'est triste.
En sortant, j'ai été prendre un crème. Si les bruits d'un « Café » ne me gênent nullement pour travailler, je ne parle jamais à des voisins de table. Ce soir-là, il n'en fut pas de même, sans doute, en raison de mon silence mal contenu, au cours de l'entretien dirigé. Il s'agissait d'un jeune ménage qui n'était pas pressé de rentrer dans le logement où il vit en cohabitation. La femme attend un enfant. Çà n'est pas nouveau. C'est ça la vie. Et même croyez-moi, c'est la solution pour que demain l'on ait encore besoin de machines à laver, qui à leur place, sont utiles, car l'enfant salira des couches. Ça aussi ce n'est pas très nouveau !
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154:86
Les journaux ont parlé d'un rapport, préparé par quarante personnes, relatif à l'aménagement de la région parisienne. Je n'ai pas eu l'occasion d'avoir ce document en mains. Mais voici sa conclusion que je relève dans un journal : « Au Français qui veut y venir rien ne sert d'interdire l'entrée de Paris par des moyens arbitraires. Dans notre régime de liberté, un individu énergique doit pouvoir, pour des raisons qui ne regardent que lui, choisir ou la province ou Paris. Admettre cela, c'est accepter de reconsidérer, sous un angle nouveau, le problème de l'aménagement de la région parisienne ».
Je crois que personne n'a envisagé des moyens arbitraires pour interdire l'entrée de Paris, mais certains ont pensé qu'il ne fallait pas, par des pressions de fait, qui ne sont pas sans arbitraire, obliger les Français « énergiques » de venir à Paris. Il est également question de « notre régime de liberté ». Cela dépend de l'idée que l'on se fait de la liberté !
Ces réserves faites, la réalisation du vœu émis permettrait un aménagement assez sain du territoire : liberté de choisir.
Entre deux choses identiques et uniformes, il n'y a pas de choix à faire, entre deux choses totalement disproportionnées, il n'y a pas de choix, il est fait d'avance. Entre deux choses différentes mais ayant chacune des avantages particuliers et une valeur certaine, il y a un choix possible, il y a la liberté de choisir.
Lorsqu'un homme a une carrière à faire et un foyer à fonder, il n'y a pas de liberté de choix si :
-- d'un côté il existe une région que vous offre la sécurité de l'emploi, des possibilités d'avancement, des salaires plus élevés, des logements confortables...
-- et d'un autre, des régions où le chômage est possible, l'avenir bloqué, des salaires moindres, un logement sans confort...
Rétablissons une réelle liberté de choix par un aménagement harmonieux et par là même humain du territoire national, en laissant aux hommes de professions et de régions différentes, des chances qui, sans être identiques, ne soient pas trop inégales au départ. A ce moment-là seulement, une véritable liberté de choix sera rétablie. Aujourd'hui, elle n'existe pas.
François SAINT-PIERRE.
155:86
### Commentaires sur la guerre de quatorze
par J.-B. MORVAN
LA GUERRE de 1914 a-t-elle, après cinquante ans, atteint le moment où un grand événement peut prétendre à la richesse de l'épopée ? Je ne me sens pas la plume épique, et je pense que les massacres plus récents décourageraient plutôt les amateurs de trompettes littéraires ; mais nous ne pouvons faire que les catastrophes n'aient pas eu lieu. C'est un don brutal, un bloc de rocher tombé au milieu de notre paysage ; faut-il l'ignorer, l'abandonner aux commémorations vulgaires du cinéma et à toutes les orchestrations audio-visuelles, heureuses du bruit et de la fureur qu'elles trouvent dans les guerres passées ? Les résurrections du passé, pour insuffisantes qu'elles soient d'abord, ouvrent la voie aux véritables interprètes de la grandeur. L'explication laïque de Jeanne d'Arc, sous la plume de Michelet, nous indigne parfois, nous agace toujours, mais l'émotion qu'elle renferme a pu préparer Péguy. Et la vraie commémoration devient paradoxalement possible quand les haines sont devenues anachroniques ; nous les croyons nécessaires à l'acuité du souvenir, mais elles ne sont que des rideaux obscurs.
Faut-il s'associer à une célébration conjointe de la guerre de 1914 et de celle de 1939 ? Il peut y avoir là une intention excellente, mais si la littérature n'est pas hostile aux bons sentiments, elle s'accommode mal de leurs fanfares trop actuelles. Nous sommes saisis de scrupule à l'idée même d'avoir une célébration à accomplir : sans doute à cause d'une paresse et d'un vieillissement de cœur qui nous rendent difficile toute admiration spontanée, à cause aussi de la crainte toujours présente de voir la cérémonie cultuelle en passe de devenir un anesthésique ou une diversion.
156:86
Nous sommes devenus méfiants à l'égard des manifestations officiellement dirigées de la reconnaissance collective. Pour retrouver le sentiment vrai, nous avons besoin de rendre à l'événement son éloignement et son silence. De cette distance naît une difficulté salutaire, et le pouvoir de retrouver les significations éternelles.
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Le mérite présent de la guerre de 1914 me paraît résider essentiellement dans l'impossibilité où l'on se trouve de la faire servir à des justifications immédiates. D'abord, il nous est difficile de comprendre le temps qui vit la jeunesse de nos pères. Nous savons que les conditions de la vie quotidienne étaient différentes ; mais il existe aussi une forme de naïveté qui, en mesurant leurs efforts et leurs difficultés à l'aune de nos propres facilités, en estimant leurs lampes à pétrole d'après nos « gadgets », nous inspire une sorte de commisération historique assez absurde. Nous leur accordons alors le genre de considération sportive que nous donnons à l'ingénieux Robinson dans son île déserte. Le monde de 1913 devient une vieille bâtisse, arasée par un bulldozer historiquement fatal. Il faudrait retrouver les couleurs de leurs joies, les nuances de ces bonheurs déracinés. La guerre, même en littérature, est une usurpatrice sournoise et brutale : la poésie qu'elle garde, c'est à la paix antérieure qu'elle l'a dérobée. Devenus « démystificateurs » par suite de notre fatigue, de nos déboires ou de notre jobardise, nous « démystifions » aussi nos pères : autant vaudrait imaginer la vie d'une famille en visitant une maison vide. Or, commémorer la guerre de 1914, ce n'est pas commémorer la guerre, mais célébrer les hommes de 1914 : louer la tempête, et les ruptures sanglantes, c'est déjà souscrire à l'allégresse, à la beauté de la révolution, à la grandeur des liquidations périodiques des hommes de chair. On voudra bien dispenser le chrétien de cette besogne jacobine ; les morts aussi sont nos frères.
Or la fidélité du souvenir est chose équivoque, et rarement la foi réussit suffisamment à l'éclairer. En 1940 le déménagement de la vieille maison de 1914 n'était pas fait, du moins pas entièrement. Ce qui explique certaines illusions : on refaisait la guerre avec les conceptions de 14-18. Les illusions se sont partiellement dégradées, mais d'autres les ont remplacées.
157:86
Lier 1914 et 1940, c'est rafraîchir indûment le visage de la haine. 1940 a vu dans l'Allemand un ennemi politique et l'esprit de la guerre fut affecté d'un caractère propre aux luttes civiles. La guerre était pleine de noms de partis politiques. Je ne pense pas que lors de la Grande Guerre les efforts d'une certaine mystique clémenciste pour en faire une guerre républicaine, et ceux des nationalistes français pour lui donner une allure de croisade contre le philosophisme allemand, aient autant mordu sur l'opinion. Au reste, cette conjonction n'allait pas sans contradictions et sans paradoxes. En fait il semble qu'il ait existé en France une union vitale, instinctive et que les justifications idéologiques s'y soient greffées plus intellectuellement.
Précisons tout de suite qu'il ne s'agit pas de faire des intellectuels nationalistes français des naïfs embauchés dans une entreprise douteuse, où les responsabilités des blocs antagonistes seraient égales. Ceux qui le prétendent suggèrent immédiatement que les responsabilités étaient, en fait, françaises, et dues à l'esprit de revanche. On sait quels avertissements reçut Guillaume II : telle grande dame s'évertua, au cours d'une correspondance de plusieurs années, à le sermonner amicalement, affectueusement, et rien n'y fit. Nous nous proposons seulement ici de soutenir que les plaies morales de 1914 avaient été moins envenimées et que, commémorer une guerre, après cinquante ans, et après une autre, consiste peut-être à laisser aux historiens les procès posthumes de responsabilité.
Je me souviens des cérémonies du 11 novembre, où nous assistions tous, nous les enfants d'Auxerre. L'ennemi n'avait pas pour nous de visage, tout au plus un casque à pointe. Le mot d'Allemand gardait une valeur péjorative, la crainte d'une renaissance menaçante, mais non pas la semence d'une rancune inexpiable. La guerre de 1914 c'était, pour les marmots de l'école primaire, une sorte de chef-d'œuvre terminal ; l'histoire nous léguait un arc de triomphe. Nous retenions surtout la nécessité de l'arc triomphal, le prestige des grands monuments muets. Les drapeaux tricolores inclinés dans les cimetières de novembre nous ont donné une idée de la patrie qui encore aujourd'hui nous empêche d'écouter ceux qui nous invitent à la détente et au relâchement absolu de l'esprit. D'aucuns trouvent en effet que la part d'amertume et de gravité triste dans le sentiment de la patrie n'est qu'une nostalgie de la haine.
158:86
Nous allions remercier nos pères, non d'avoir tué des Allemands, mais d'avoir été nos pères, les hommes en bleu sur les livres d'histoire, bons, invincibles et protecteurs. Nous le regrettons pour les freudiens, mais ce sentiment nous était naturel. Tout ce que l'on peut trouver néfaste, C'est que la guerre ait paru bien souvent comme une nuée fatale au-dessus de nos têtes. On en parlait trop. Il ne pouvait en être autrement : elle avait été le grand choc, et nul n'y échappait. « Guerre à la guerre ! » disaient les pacifistes. Hélas ! On doit déplorer que la France de l'après-guerre n'ait pas trouvé dans la paix une œuvre et des figures grandioses pour tempérer le maléfice, exorciser le souvenir sanglant, le diminuer dans les mémoires.
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L'histoire morale de ce temps est difficile, En fait la guerre était restée un monument d'unité. Dans ce pays où, depuis la Vendée jusqu'à l'Affaire Dreyfus, l'histoire était divisée, il y avait eu un jour où les lignes de force de la Droite et de la République avaient passé sous l'Arc de Triomphe. Elles avaient passé par l'armée de 14, plus, sans doute, que par la guerre de 14. Le bleu-horizon couvrait, atténuait un instant les antiques inimitiés. Par effet rétroactif, les troupes de la Convention et toutes les armées françaises du passé semblaient faites de bons pères de famille à moustaches qui avaient pris le train après avoir embrassé leurs enfants. Une réversibilité de l'Union sacrée unissait Carnot et Louvois. Il eût été inutile, pour nous expliquer l'Histoire, de nous faire sentir la douloureuse urgence de la sainteté chez Jeanne d'Arc, compte tenu des soudards qu'elle avait à commander, ces bandes de La Hire et Xaintrailles, dont Thérol nous a remémoré le peu séduisant portrait. Il était entendu que l'armée de la France avait toujours été parée des mêmes vertus. Le bleu-horizon était la couleur d'une nouvelle légitimité.
Cette légitimité réclamait de la mémoire une certaine « abnégation » -- comme eût dit Vigny -- ou, si l'on préfère, une certaine complaisance. Mais elle possédait une puissance d'attraction incontestable. Les pacifistes eux-mêmes, qui étaient républicains, restaient sensibles à une mystique hugolienne, garibaldienne, de lutte contre les Empires Centraux. La sympathie pour les poilus du rang et leurs souffrances s'intégrait à un culte démocratique du souvenir. Pour les nationalistes, les raisons étaient plus évidentes encore.
159:86
Il fallait qu'un esprit libre comme mon professeur de cinquième, catholique, patriote, animateur de groupes d'anciens combattants, nous révélât que l'on avait fait peut-être durer le massacre un an de plus pour abattre l'Autriche-Hongrie, qui demandait la paix. Nous en fûmes un peu scandalisés. Dans l'ensemble le mythe Clemenceau régnait, et il était intangible.
A cause de l'union sacrée, il ne pouvait y avoir de fascisme en France. Les Croix-de-Feu ne pouvaient pas être les Chemises Noires. Ceux que j'ai connus étaient républicains. La sympathie pour Mussolini, qui mobilisa encore sur le Brenner lors de l'Anschluss, ne heurtait pas la mystique combattante de 14 ; et l'éloge du fascisme ne fut souvent qu'un thème de doléances voluptueuses de contribuables mécontents, entre la tarte aux fraises et le café. Aucun des adolescents porteurs de rubans tricolores n'eut crayonné une croix gammée sur son pupitre. Tout au plus la guerre d'Espagne laissa-t-elle apparaître de légères fissures dans cette conviction. Je puis dire que dès les affiches blanches de la mobilisation de 1939, ces hésitations avaient disparu, et que l'esprit de 1914 avait repris une domination sans partage. La thèse contraire n'est qu'un ramassis de calomnies intéressées, pour tuer celui qu'on a accusé de la rage. Après ? Restons-en au Pont de Gien, où tant de choses périrent : je crois que l'esprit de 1914 y est mort aussi. D'ailleurs l'autre guerre a droit à l'autonomie de son histoire. On peut méditer devant une débâcle : non seulement celle d'une armée, mais aussi celle d'une sorte de quasi-légitimité civique, d'une mystique bleu-horizon sans transe ni violence, peu chargée d'orgueil, assez proche en apparence du sentiment religieux, qui n'avait manqué ni de recueillement, ni même d'humilité, et qui pourtant n'avait pas suffi.
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Virgile écrivant les derniers livres de son Énéide, retrace les luttes de différents peuples qui devaient plus tard, se fondre dans le socle latin et italique de l'immense romanité. Il offre à tous ces jeunes morts, à tous ces héros une tendresse égale ; et si les Troyens tiennent les clefs du destin commun, il ne bénéficient pas d'une préférence partiale que la prévision des siècles futurs rendrait sans objet. La guerre de 1914 est-elle promise à une semblable destinée dans l'ordre intellectuel ?
160:86
A vrai dire, on ne peut parler d'Énéide européenne que si l'Europe à venir est un édifice de chrétienté. Seule la méditation chrétienne de la tragédie lui fournirait le langage nécessaire, et le sens d'une distinction subtile et forte : celle qui sait ne pas confondre la paix des patries avec l'oubli.
Avec le recul du temps, les ressemblances de ces peuples de 1914 nous frappent plus que leurs différences : chacun avait ses états-majors fidèles à des traditions incompatibles encore avec le cynisme de la guerre totale, ses conquêtes coloniales, ses conservateurs et ses socialistes. Les thèmes de la supériorité raciale ou de la propagation guerrière de la démocratie pouvaient sembler surtout doctrinales, malgré quelques signes avant-coureurs inquiétants. Les théories ne paraissaient pas tomber d'une planète lointaine, étrange et glaciale, tout armées d'une efficacité immédiate et d'une puissance mécanique, comme le « Mythe du XX^e^ siècle » ou le bolchevisme léniniste. Après 1918, nous retrouvons les mêmes idées, mais soumises à une étrange alchimie qui les rend méconnaissables, atteintes de gigantisme et de frénésie, marqués d'insolite : doctrines politiques, philosophiques ou esthétiques d'une intransigeance absolue et tendant néanmoins à une certaine uniformité dans le style de leurs impératifs ou de leurs malédictions. « Mein Kampf », Bunuel, Picasso sont contemporains. Remonter à travers le temps, reprendre le récit de cinquante années, en nous aidant de nos traditions orales et en essayant de renouer avec les hommes d'avant, tels qu'ils furent à ce moment-là, ne serait-ce pas un moyen de rapprendre une certaine sincérité du langage, profitable à nous-mêmes ?
Les pacifistes des années 30 prenaient le monde à témoin de l'incompréhensible absurdité des charniers de 14 ; mais ce monde même en était l'auteur. Que pouvait valoir son témoignage ? Il se préparait à en accomplir bien d'autres ; les examens de conscience furent purement formels. En remontant depuis 1940, si nous analysons l'esprit qui précéda et suivit immédiatement la deuxième guerre, les tueries ne nous semblent pas moins affreuses, mais plus explicables. 1914 était-il une première libation de sang, versée par des célébrants ignorants de la raison profonde du rite ? Je sens peu d'attirance pour la philosophie tragique et sanglante de l'Histoire chez Joseph de Maistre, mais devant cet « esprit de vertige et d'erreur » qui prit Dupont devant son vin blanc et Schmitt devant sa chope, on ne peut se défendre d'une angoisse métaphysique. Crucifixion des nations bourgeoises ? Obscur châtiment secrètement cherché ? Ce monde qui nous fuit à l'arrière plan du passé ne nous semble pas tellement coupable : mais quels mystères dorment en nous ?
161:86
La tentation est bien forte, après la recherche des responsabilités politiques, de s'attaquer à la question des responsabilités morales, Mais n'y retrouverions-nous pas la volupté perverse des polémiques et des interminables fureurs ? Quelque chose nous dit qu'il y a plus à comprendre, et qu'il faut comprendre autrement. Tous ces morts sont dignes d'une célébration virgilienne, mais la tendresse qu'elle implique doit passer par l'oraison, elle nécessite une charité qui se penche directement sur eux, sur ce qu'ils furent, sur ce qu'ils avaient voulu être. Nous nous devons de laisser agir la tristesse et les nostalgies, de ne pas nous hâter de donner un épilogue à l'épopée : l'épilogue de l'épopée de 1914, c'est nous-mêmes, la dignité et les mérites relatifs que nous pouvons acquérir au jour le jour. Les morts ne sont plus mobilisables que dans le monde de la prière.
Le poème qui les célébrera sera un cantique de rédemption. Cela exigerait sans doute des intellectuels une solitude, un silence intérieur dont ils ne semblent plus guère capables. Mais qu'elle serait belle, cette invasion de la prière dans une histoire trop répertoriée, trop discutée, bruissante de polémiques incertaines ! Le rapprochement des peuples européens peut lui être favorable ; il paraît même nécessaire. Jeanne d'Arc n'a été dignement louée qu'après la fin de nos luttes séculaires avec les Anglais ; à ce moment-là seulement elle est devenue l'héroïne nationale dans l'esprit populaire. Il en est des souvenirs héroïques des peuples comme de leurs problèmes moraux et de leurs examens de conscience : ils ne commencent vraiment à nous appartenir que quand nous renonçons à les asservir à la matérialité de nos raisons immédiates et quotidiennes, et quand nous nous sentons portés à faire hommage à Dieu de l'essentiel. C'est ainsi que le Seigneur est le Dieu des armées -- non le Dieu des fureurs et des épées neuves, mais le Seigneur des épreuves, et le maître de la fraternité unissant les peuples inquiets et leurs armées de morts Mystérieusement présents.
Jean-Baptiste MORVAN.
162:86
### Lettre au directeur du "Monde"
par l'Abbé V.-A. BERTO
L'article de l'Abbé Oraison contre le Saint-Office, dans « Le Monde » du 11 juin 1964, a provoqué cette réponse de l'Abbé V.-A. Berto, datée du 22 juin.
« Le Monde » n'était aucunement « tenu » de la publier. Cela ne lui était pas interdit non plus. Il a choisi l'abstention.
L'Abbé V.-A. Berto ayant également donné sa lettre à « Itinéraires », en voici le texte intégral.
Monsieur le Directeur,
« Le Monde » du 11 juin dernier a publié en « Tribune libre » un article de M. l'abbé Oraison auquel je désire opposer une réponse publique.
On trouve d'abord dans cet article les phrases que voici : « Deux fois il (c'est le cardinal Pizzardo) me répéta : « *Pour la pureté, l'épouvante, les spaghettis et les haricots* »*.* Je garantis sur l'honneur l'exactitude littérale de la formule ».
M. l'abbé Oraison fait un étrange emploi de *l'honneur.*
J'ai entendu le P. Le Floch, alors Supérieur du Séminaire Pontifical français, me dire un jour : « L'esprit du Séminaire ? Il est dans les fourneaux du frère cuisinier ». Je garantis « l'exactitude littérale de la formule », mais je ne consens pas à la garantir *sur l'honneur.* L'honneur ne souffre pas qu'on l'engage à garantir une boutade, surtout pour la retourner publiquement contre qui l'a lancée dans le privé, -- procédé très déshonorant.
163:86
Pour moi, si j'avais eu l'impiété de me joindre aux adversaires de mon maître romain, j'aime à penser que ceux d'entre eux qui avaient de l'honneur m'eussent les premiers empêché de mettre dans les journaux, avec une affectation d'horreur, que je tenais de sa bouche l'aveu épouvantable qu'il n'était pour rien dans l'esprit qui régnait au Séminaire sous son gouvernement, et qu'il avait démissionné entre les mains du frère cuisinier. L'honneur, qui ne souffre pas de garantir une boutade, et encore moins de garantir publiquement une boutade privée, ne souffre pas non plus qu'on la monte en pièce à scandale.
Je fais en outre à M. l'abbé Oraison trois reproches encore beaucoup plus graves : 1. -- il tourne en dérision ce qu'il a fait serment de respecter, ce qui est une sorte de parjure ; 2. -- il a persisté à couvrir de son grade un de ses livres, contre le gré de l'autorité de laquelle il tient ce grade, ce qui est une sorte de prévarication ; 3. -- il insinue une persuasion fausse, par une prétérition qui tient beaucoup du mensonge.
**1. --** Puisque M. l'abbé Oraison est docteur en théologie, il a été astreint, comme ses pairs, à émettre avec serment la Profession de Foi catholique ; il a prononcé avec serment les paroles suivantes : « *Je reconnais la sainte catholique et apostolique Église romaine pour Mère et Maîtresse de toutes les Églises, et je promets et je jure, vraie obéissance au Pontife romain, successeur du bienheureux Pierre, Prince des Apôtres et Vicaire de Jésus-Christ.* »
Puisque M. l'abbé Oraison est docteur en théologie, il ne peut ignorer que le Saint-Office n'est autre chose qu'une portion de l'Église particulière de Rome, Mère et Maîtresse des autres Églises, et non une portion quelconque, mais la portion souveraine de cette Église, et l'organe suprême par lequel elle exerce sa Maternité et son Magistère.
L'article de M. l'abbé Oraison est un persiflage du Saint-Office, qu'il vise directement, mais en lequel il ne peut pas ne pas persifler l'Église même de Rome, dont il s'est constitué par serment le fils et le disciple, qu'il a juré non pas de reconnaître un jour ou l'autre, mais qu'il reconnaît incessamment, sans discontinuité, comme il respire, pour la Mère et la Maîtresse de toutes les Églises. Rien ne peut faire que ce serment et ce persiflage soient compatibles. Le serment devait conjurer le persiflage ; c'est le persiflage qui a parjuré le serment.
164:86
**2. --** M. l'abbé Oraison ajoute que le Saint-Office reprochait à son livre des erreurs « que d'ailleurs », dit-il, « on ne me formulait guère ». Guère est bon à écrire, l'auteur et le lecteur y mettent chacun ce qu'ils veulent, rarement la même chose. Mais je passe, car enfin le Saint-Office pouvait ne rien « formuler », et si je me trouvais en pareil cas, il me semble que j'aimerais que le Saint-Office, après m'avoir dit que j'ai des poux, me fit la confiance de me laisser m'épouiller en mon particulier, aidé au besoin de quelques amis discrets et perspicaces, pour ne reparaître devant lui que dûment nettoyé.
Puisque M. l'abbé Oraison est docteur en théologie, il est censé capable de se corriger seul ; il doit savoir que ce qu'il est juridiquement censé capable de faire, il est moralement tenu de le faire ; il doit savoir que le doctorat en théologie n'est pas que la sanction ultérieure d'études antérieures, mais aussi et principalement la garantie canonique antérieure d'un enseignement ultérieur ; il doit savoir que le doctorat en théologie emporte présomption de vérité en faveur de l'enseignement du docteur ; il doit savoir que le doctorat n'a pas été inventé pour l'enflure des docteurs, mais pour la sécurité des disciples. Et celui qui se trouve investi de cette prérogative doctrinale, inférieure infiniment à celle du Pape et à celle de tout Évêque, mais la première après la leur, s'il s'est exposé à induire en erreur les fidèles que son grade l'oblige doublement à ne nourrir que de vérité, avec quelle hâte, avec quelle jalousie, avec quelle reconnaissance doit-il se corriger, dès qu'il est averti ! Que s'il ne le fait, il encourt grief de prévarication, car, à laisser courir sous la couverture de son grade des vues que réprouve l'autorité qui ne le lui a conféré que pour communiquer authentiquement les siennes, il trahit le devoir propre, le devoir primitif, le devoir essentiel du rang auquel il a été élevé, et autant qu'il est en lui, il rend la Chaire Apostolique, de laquelle seule, dans toute l'Église, les Facultés théologiques tiennent pouvoir de conférer le doctorat, complice de la diffusion du faux.
**3. --** M. l'abbé Oraison laisse entendre que le Saint-Office lui a manqué de parole : la Suprême Congrégation lui ayant déclaré qu'elle ne rendrait pas publique l'inscription de son livre au catalogue des ouvrages prohibés, elle a néanmoins, un an plus tard, dit-il, procédé à la publication. Vraiment ? Comme cela ? Tout soudain ? Sans cause ? Sans fait nouveau ? Ce serait certainement une étrange iniquité. Mais c'est M. l'abbé Oraison qui se permet ici la plus inique prétérition. Car le décret du Saint-Office portant publication de la condamnation porte aussi la raison de la publication.
165:86
Cette raison est que, dans cet espace de toute une année, M. l'abbé Oraison n'a fait ni l'une ni l'autre des deux choses qu'il pouvait faire : ou bien retirer son livre, ou bien le corriger et s'il le fallait le refondre. Voilà le fait nouveau que M. l'abbé Oraison passe iniquement sous silence, et qui est la clef du changement d'attitude du Saint-Office. M. l'abbé Oraison a pu n'apprendre la mesure plus sévère prise à son encontre que par un ami qui avait lu avant lui les journaux du matin. Le Saint-Office a peut-être (mais il faudrait connaître toutes les circonstances) manqué de ménagement envers lui ; il ne lui a pas manqué de parole. M. l'abbé Oraison a certainement par-devers lui l'ampliation du Décret. En le reproduisant, puisqu'il parle d'honneur, il réparerait le sien, si gravement endommagé par lui-même, du triple chef de dérision contraire à son serment, d'abus de son grade, et de prétérition calomnieuse.
Qu'il ne dise pas que je me fais son juge, lui qui ose bien se faire l'accusateur de la première autorité de l'Église romaine, et le persifleur de deux cardinaux. Je ne suis que l'un de ses pairs, de loin son ancien, mais c'est assez pour que je le reprenne publiquement de l'attitude qu'il prend publiquement.
J'ajoute, pour que tout soit clair de mon côté, que je n'ai eu de ma vie, que je n'ai dans le cas présent, aucun mandat d'aucune espèce. J'écris ceci de mon propre mouvement et selon ma seule conscience. Mais je ne l'attesterai pas sur l'honneur, ayant coutume d'être cru sur parole.
N'étant pas personnellement mis en cause, je ne songe pas à requérir l'insertion de ma présente lettre. Comme d'autre part la partialité du « Monde » est, si je puis ainsi m'exprimer, au-dessus de tout soupçon en matière religieuse, je ne m'attends guère à ce qu'il se pique pour cette fois d'impartialité, et à voir sa « Tribune » prétendue « libre », mais si hermétiquement interdite aux docteurs romains, s'offrir en cette occasion à l'un d'eux. J'en cours cependant l'aventure, me réservant, si le « Monde » se donne le tort de refuser l'insertion, de l'obtenir d'autres organes de presse.
Veuillez, Monsieur le Directeur, agréer l'expression de mes sentiments de religieux respect.
Abbé BERTO,
*docteur en théologie,\
prêtre de Vannes.*
166:86
### Homélie à Sion
*Maternité spirituelle de Marie\
et réalisme de notre combat*
par R.-Th. CALMEL, o.p.
Voici l'homélie prononcée par le P. Calmel à l'une des messes du Congrès de Sion, le 2 mai 1964
« Femme, voici votre fils », dit Jésus en croix à la sainte Vierge en lui montrant l'apôtre bien-aimé ; et il dit à celui-ci : « Voici votre mère. » Ces paroles, prononcées à l'heure suprême de notre rédemption, par le Verbe de Dieu incarné, sont absolument justes et ne supportent aucune atténuation. Dans l'ordre de la grâce en effet, dans l'ordre de la vie spirituelle, pour nous convertir et nous sanctifier, il est absolument vrai que nous avons une mère, et c'est la mère de Dieu. Nul homme ne reçoit une grâce qu'elle n'ait été implorée et obtenue par Marie avec l'attention et la sollicitude d'une mère. -- De même que la personne du Sauveur a été donnée au monde par le consentement très explicite de la Vierge Immaculée, de même la rédemption accomplie par le Sauveur, avec ses grâces intarissables, est communiquée au monde par l'intercession de cette même Vierge. Quel réconfort de le savoir ; quelle sécurité de nous appuyer sur l'intercession de cette divine mère pour nous approcher de Dieu. Elle saura nous introduire dans les mystères du Christ avec plus de perfection que n'importe quel saint, car elle est plus proche du Cœur de Dieu que les saints les plus grands et les anges les plus beaux ; sa proximité est d'un ordre à part étant celle de la mère de Dieu. Souvenons-nous qu'elle fut toujours trouvée au niveau du mystère du Christ, que jamais elle n'y fut inégale, aussi bien à l'annonciation que lors de la présentation au temple et de la fuite en Égypte ; aussi bien dans les ténèbres du Vendredi-Saint que dans la clarté radieuse du matin de la Résurrection.
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Si Jésus nous donne à sa mère comme ses enfants c'est afin que Marie nous engendre à la vie de la grâce et à la sainteté. Si Jésus tient à déclarer à ce moment suprême que nous sommes les fils de Marie c'est afin de graver en nos cœurs cette vérité qui commande tout : nous serons des enfants de Dieu dans la mesure ou la Vierge Marie sera notre mère. Nous pourrions ainsi traduire la parole ineffable de Jésus : « Mère, voici vos fils afin qu'ils entrent pleinement dans ma rédemption et deviennent des saints ; et ils ne le deviendront que par vous, par le recours à vous, en se réfugiant dans votre Cœur, en se confiant à votre prière. »
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Il est évident que pour répondre au trop grand amour de Dieu pour nous (*propter nimiam caritatem suam qua dilexit nos*, Ephés. II, 4) de même que pour faire front contre les embûches du monde et de Satan nous n'avons d'autre moyen que de tendre vers la sainteté. Ce n'est point par la médiocrité, par des demi-mesures calculées ou acceptées, que nous répondrons à l'amour de Dieu ou que nous ferons face aux assauts et aux ruses d'un ennemi qui ne désarme pas, qui est *homicide dès le principe* et demeure toujours dans le mal (*totus in maligno positus*). -- Ainsi la sainteté s'impose. Cependant la sainteté ne dispense pas de mettre en œuvre les autres ressources ; la sainteté ne dispense de rien, mais elle anime, soulève et purifie tout ; aussi bien l'étude de la doctrine sacrée que la communication de cette doctrine ; aussi bien la pratique des vertus familiales que des vertus civiques. Et dans les divers domaines où la sagesse et les arts sont indispensables la sainteté appelle de toutes ses forces et fait naître les conditions favorables à leur épanouissement. Loin d'exempter par exemple un saint Louis de la prudence royale elle lui en donne le goût, de sorte que son exercice devient comme naturel à ce prince. De même une sainte Jeanne d'Arc, justement parce qu'elle est prise par Dieu et livrée à son amour, bien loin de s'exempter des fatigues et du péril des combats, n'hésite pas à commander les troupes, à les mener elle-même à l'assaut. Et que dire d'un Thomas d'Aquin, ce docteur incomparable de l'Église de Dieu, cette gloire de l'Ordre de saint Dominique ? La sainteté ne l'a pas exempté du travail austère de la spéculation, ni de l'étude constante du donné révélé et du donné naturel ; au contraire, parce qu'il ne voulait que Dieu, parce qu'il avait le don des larmes, le docteur commun s'est livré à l'étude théologique avec une application intense.
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Femme voici vos fils ; afin que vous leur obteniez la sainteté ; afin qu'ils se laissent conduire par vous vers nia charité parfaite qui brûle comme un feu, inextinguible. Nous serons d'autant plus attentifs à la parole de Jésus que sa mère et notre mère, à plusieurs reprises depuis un siècle, nous est apparue pour nous avertir solennellement de la gravité de l'heure et de l'enjeu de la Rédemption. La Vierge Immaculée, présente parmi le peuple de Dieu tout au long de son histoire, depuis le Fiat de l'Annonciation et surtout depuis le Stabat du Calvaire, s'est rendue encore plus présente en ces derniers temps. Du moins a-t-elle manifesté sa présence d'une manière très nouvelle, plus tendre et plus pathétique. Rappelez-vous ces grandes apparitions depuis la Révolution française ; ces apparitions qui ne sont plus limitées à une âme ou une congrégation, mais dont la portée est véritablement mondiale ; ces apparitions dans lesquelles la Reine du ciel et de la terre visite son peuple distrait, oublieux et ingrat ; en butte plus que jamais aux fureurs et aux machinations de l'Ennemi.
Si la foi nous permet d'entrevoir le déchirement du Cœur de Notre-Dame à la sixième heure du vendredi-saint, lorsque les ténèbres étendent leur voile tragique sur Jérusalem et sur toute la surface de la terre, que cette même foi nous rende attentifs à la peine et la sollicitude de la Vierge Marie quand elle se manifeste à la rue du Bac ou à la Salette, à Lourdes ou à Fatima. C'est la même Vierge Immaculée et c'est toujours le grand drame de la rédemption des hommes. Seulement, à mesure que les siècles se sont écoulés, le drame a revêtu une acuité plus redoutable : c'est pourquoi notre Mère et Reine est intervenue : elle a insisté pour nous le faire comprendre. Dernièrement à Fatima elle ne nous a point pressés seulement de nous convertir et de vivre en enfants de Dieu comme elle l'avait fait à Lourdes ; elle a insisté sur les conséquences effrayante du refus de conversion : pour les âmes l'Enfer éternel, et pour les peuples l'esclavage communiste avec sa puissance inouïe de pervertir la société et de perdre les âmes.
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Cependant quoi qu'il en soit des périls nouveaux qui menacent le peuple de Dieu, et encore que le matérialisme du XX^e^ siècle soit autrement anti-chrétien et autrement organisé que les grandes hérésies du V^e^, du XII^e^ ou du XVI^e^ siècle, -- quoi qu'il en sait des progrès de la contre-Église et des préparations de l'Anté-Christ, -- la Vierge Marie est toujours présente au milieu de son peuple, puissante et invincible ; elle nous garde dans sa prière et dans son Cœur ; elle le déclare très nettement à Fatima, faisant mention spéciale non plus seulement de son Immaculée Conception (comme à Lourdes) mais de son Cœur immaculé et nous demandant de nous consacrer à ce Cœur très pur.
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Il nous suffit de regarder avec une foi éveillée et aimante la Vierge des apparitions pour tomber à genoux avec un sentiment de profonde humilité et de supplication ardente. Notre mère nous a rappelé la gravité du moment de l'histoire qui est le nôtre ; elle est intervenue expressément pour cela. Mais nous sommes tellement démunis, tellement inférieurs à cette situation exceptionnelle. Où prendrons-nous la force, le courage, l'intelligence indispensables ? Nous avons seulement envie de crier et de supplier : *Sancta Maria mater Dei, ora pro nobis, peccatoribus, nunc et in hora mortis nostrae.*
Sans doute nos mains ne sont-elles pas absolument vides ; sans doute pouvons-nous présenter les efforts entrepris pour être fidèles nous-mêmes et pour travailler au redressement du monde. L'un de ces efforts est *la formation civique et l'action doctrinale, conformément au droit naturel et chrétien.* Mais quelle qu'en soit la portée, -- et elle est loin d'être négligeable, -- comment ne pas en sentir l'insuffisance ? *Non est nobis colluctatio adversus carnem et sanguinem...* (Éphés. VI, 12) notre combat n'est pas seulement contre la chair et le sang mais contre les mauvais anges en personne qui veulent se rendre maîtres et dominateurs de l'histoire.
Ce sont eux, ces anges de ténèbre, qui ont soufflé aux hommes l'idée sacrilège d'organiser le monde non seulement de manière à étouffer les âmes, mais aussi de manière à neutraliser leurs réactions pour qu'elles ne sentent pas l'horreur de cet étouffement. Ces anges de ténèbre ont enseigné aux hommes l'emploi des anesthésiques les plus variés, afin que le monde finisse par devenir une antichambre confortable de l'Enfer éternel.
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Le régime scolaire, le régime des métiers et de la propriété, le régime de la famille, l'ensemble de l'économie, le régime de la formation ou plutôt de la déformation des intelligences, bref, les divers organismes de la vie sociale sont combinés peu à peu avec une perversion assez précise pour que les personnes, à peu près à leur insu, deviennent inconscientes de Dieu et de son Christ, aussi bien que de la loi naturelle sur la famille, la patrie et le métier.
On prétend se suffire avec les choses de la terre, et même les choses de la terre truquées et falsifiées, soumises à une transformation indéfinie. Pour beaucoup de contemporains ce n'est plus Dieu qui est Dieu, c'est la transformation de l'univers sans but et sans loi. Rien n'est vrai une fois pour toutes, il n'existe pas d'absolu ni de loi morale, tout doit être tenté. C'est là un athéisme à la fois mystique et pratique, réalisé dans les institutions et la vie quotidienne. Depuis quelques siècles l'humanité avait connu ce désir d'une apostasie générale ; mais de nos jours ce désir démoniaque est en voie de réalisation ; la perversion athéiste est en train de pénétrer graduellement dans le tissu du corps social pour en imprégner toutes les fibres.
A cet effroyable péché dont la clameur s'élève contre le Ciel de presque tous les points de la terre, des maisons et des usines, des écoles et des laboratoires, des bureaux et des salles de conférence, à ce péché qui préfigure celui des dernières heures du monde, quel efficace contre-poids pouvons-nous apporter ? En définitive pas un autre que la sainteté. Car tous les autres ne seront agréés de Dieu, n'auront de chance de toucher les âmes de bonne volonté, qu'à la condition d'être animés par la recherche de la perfection spirituelle en Jésus-Christ. Il est évident que n'étant pas des âmes séparées nous ne pouvons nous passer dans notre opposition au péché du monde de l'étude de la sainte doctrine et de l'action pratique. Mais il n'est pas moins évident que, ayant le désir d'être bénis de Dieu dans nos efforts et de rendre attentives les âmes de bonne volonté, nous ne pouvons nous passer dans notre opposition au péché du monde de tendre vers le parfait amour de Dieu. Mais justement si le remède est de cette nature, parce que le mal atteint cette profondeur, comment ne pas nous tourner vers *notre mère en la divine grâce, la mère du bel amour,* celle qui nous fut donnée par le Rédempteur quand il expiait le péché du monde ?
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Comment ne pas prier Notre-Dame et lui dire, dans une supplication humble et véhémente, que ce qui nous est demandé nous dépasse, mais aussi que nous avons une confiance illimitée en son intervention : *Ad te clamamus exsules filii Evae... eia ergo advocata nostra illos tuos misericordes oculos ad nos converte*.
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Il ne suffit pas de nous attaquer au mal du monde, encore faut-il le faire avec un cœur pur. Nous devons tenir les deux bouts : à la fois mettre en question les institutions anti-naturelles et anti-humaines du monde contemporain, mais aussi avoir la volonté de nous convertir en les mettant en question. Prenons garde qu'il existe deux attitudes opposées qui peuvent nous tenter, mais qui sont l'une et l'autre inacceptables. Certains s'écrient : seule compte la sainteté ; et c'est vrai en un sens ; mais de là ils tirent la conclusion très fausse de se limiter à la prière ; ou s'ils entreprennent une action ils la limitent à ce qu'ils appellent la présence, refusant de mettre en question les erreurs et les tares du monde moderne ; parfois même s'en rendent-ils complices, naïvement. A l'inverse, d'autres estiment qu'il suffit de dénoncer les institutions iniques, ou de passer à l'action directe ; mais ils ne veulent pas se préoccuper des dispositions de leur cœur, ils ne voient pas le scandale qu'ils peuvent causer faute d'apporter un cœur assez pur dans le service d'une juste cause. -- Sans doute, on fait bien de dire : la faute des aberrations contemporaines incombe aux adeptes des sociétés secrètes, aux clercs illusionnés, aux sectateurs de la contre-Église qui tirent les ficelles dans l'ombre. On a raison de le dire ; ce serait naïveté de ne pas voir ce mal, légèreté de l'estimer bénin, lâcheté de ne pas le combattre. Encore faut-il juger, réprouver et combattre d'un certain cœur, d'un cœur donné à Dieu.
Sans hésiter un instant sur la justice de notre cause et la nécessité de notre combat, sans nous réfugier dans une prière irréelle ou un apostolat illusionné, nous demanderons au Seigneur de mener la lutte avec plus de sainteté. « Seigneur je sais bien que ce que je fais est à faire ; mais donnez-moi de le faire avec un amour plus pur. »
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Il est encore nécessaire d'examiner si nous ne sommes pas impliqués, et dans quelle mesure nous le serions, en des institutions de péché ; si nous participons aux divers totalitarismes et si nous en tirons quelque profit. Cet examen de conscience ne tend pas à diminuer notre pugnacité, mais bien à la rendre plus pure, plus compréhensive et plus efficace ; -- plus pure, car ayant vu l'horreur du *mal* en nous-même, l'ayant rejeté inflexiblement nous serons moins exposés à nous en rendre complices chez les autres ; -- plus compréhensive et plus efficace, car sachant d'expérience comment nous avons dû nous y prendre pour nous défaire de notre participation personnelle au totalitarisme, et les difficultés que nous avons dû surmonter, nous comprendrons mieux les difficultés des autres et nous pourrons mieux les aider. Chacun à notre poste et selon nos responsabilités, refusons de pactiser avec les mœurs du totalitarisme dans la presse, les entreprises, les loisirs. Nos frères des premiers siècles s'abstenaient franchement de métiers et de manifestations infestés par le péché de paganisme ([^46]). Sachons opposer le même refus aux organisations de l'apostasie contemporaine. Que Notre-Dame intervienne dans cette zone de la vie pratique et nous obtienne une grand réalisme.
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Qu'elle intervienne également, elle la Reine des confesseurs et des docteurs, la Vierge de la Pentecôte, pour nous donner le goût de la Parole de Dieu, nous enseignant à méditer cette Parole aussi bien dans la prière que dans la réflexion doctrinale. Et cela d'autant plus que l'étude de la constitution naturelle de la cité, requiert des arrière-plans théologiques. Plus nous chercherons à connaître à la fois ce qu'est la justice de la cité en elle-même, et le visage que revêt à notre époque de techniques cette justice éternelle, plus aussi nous devrons méditer les mystères révélés sur Dieu et sur la Cité de Dieu, afin de situer à sa place notre étude des choses humaines, afin de poursuivre cette étude dans la lumière de notre vocation surnaturelle.
*Femme, voici votre fils -- voici votre mère.* Que ces paroles définitives, valables pour tous les hommes et tous les siècles, se réalisent pour chacun de nous et pour notre siècle en perdition ; à la gloire de Jésus-Christ et de la Vierge Immaculée ; afin que notre vie et notre lutte dans le siècle présent soient une préparation au bonheur de la Patrie éternelle. Amen.
R.-Th. CALMEL, o. p.
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## DOCUMENTS
*L'affaire "Pax" en France*
(Suite)
Dans notre précédent numéro, notre memento des principaux textes publiés sur l'affaire « Pax » en était resté à la date du 10 juin 1964 et à la révélation que, selon « L'Écho-Liberté » de Lyon du 1^er^ juin, Georges Hourdin avait enfin dénoncé en « Pax » un « organe de l'appareil policier communiste ».
Nous reprenons donc l'affaire à la date du 10 juin 1964 avec l'article de Louis Salleron dans « Carrefour ».
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### Le fait nouveau
(Suite)
Dans *Carrefour* du 10 juin, Louis Salleron commente : « *Face à l'offensive du communisme, le catholicisme marque un point*. » Citant la déclaration de Georges Hourdin à Lyon, il remarque :
L'importance d'une telle déclaration n'échappera à personne. Que le directeur des I.C.I. dénonce en *Pax* un « *organe de l'appareil policier communiste de Pologne *» signifie la rupture totale avec l'instrument privilégié de la division chez les catholiques de Pologne et de France (...).
Une affaire de cette importance doit être intégralement liquidée. Ce qui suppose la publication de tous les documents, c'est-à-dire en sus de ceux que l'on connaît déjà, les lettres du directeur des I.C.I. au cardinal Feltin et au cardinal Wyszynski, dont nous ne possédons que les réponses en date du 25 janvier et du 15 mai.
La puissance de *Pax* apparaît non seulement à l'affaire des I.C.I., mais à ce petit fait singulièrement révélateur que relate la Note du Cardinal Secrétaire d'État : le censeur ecclésiastique de Paris demandant à M. Lenert de supprimer son chapitre sur *Pax* ! Que l'infiltration d'une simple « agence d'un réseau policier » communiste puisse se vérifier jusque dans la bureaucratie de l'Église de France confond l'esprit.
Louis Salleron replace l'affaire dans la perspective d'ensemble du progressisme chrétien :
Reprenant le vocabulaire du communisme, le progressisme ne connaît que deux forces aux prises dans la société : le capitalisme et le communisme. Il rejette, bien sûr, l'une et l'autre ; mais dans le contexte suivant : il faut lutter contre le communisme là où il est au pouvoir, et contre le capitalisme là où il est le maître. Ce qui est une double imposture.
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1. -- Parce que le progressisme ne lutte nulle part contre le communisme.
2. -- Parce qu'il n'y a aucun rapport entre le communisme et le capitalisme. Le communisme est une réalité *totale et totalitaire --* à la fois philosophique, politique et économique. Le capitalisme est une réalité *économique,* condamnable seulement dans la philosophie libérale qui lui donne une puissance politique et sociale amorale.
Derrière le capitalisme confondu avec l'ensemble de la société libre, c'est l'ensemble des valeurs légitimes de la civilisation occidentale que vise ou mine le progressisme, au bénéfice exclusif du communisme.
L'enjeu de la bataille qui se livre actuellement, ce n'est ni plus ni moins que la survie de cette civilisation occidentale. Certes, la survie du christianisme n'y est pas liée. Il a les promesses de la vie éternelle. Mais ce n'est pas la mission du christianisme de détruire la civilisation qu'il a contribué à bâtir et où demeurent encore beaucoup des valeurs qu'il y a instituées. Il doit bien plutôt sauver ces valeurs et leur rendre leur pureté. Ce qu'il ne fera assurément qu'en restant ou en redevenant lui-même. L'aggiornamento voulu par Jean XXIII et Paul VI, c'est cela. Ce n'est pas la destruction de toutes les structures existantes afin que, sur leurs ruines, s'installe pour mille ans le communisme ou le chaos.
Une circulaire des I.C.I.\
(début juin)
Au début de juin, les I.C.I. ont diffusé une circulaire ronéotypée de cinq pages, sans date, intitulée : « Une campagne contre les I.C.I. » Le dernier fait qu'elle mentionne est du 18 mai. Elle est parvenue à notre connaissance le 5 juin. On peut ainsi la dater approximativement.
Dans une première partie, intitulée « Les faits » elle en apporte une présentation falsifiée, utilisant sans vergogne le procédé de l'amalgame :
Le 26 février, à Notre-Dame de Grâce, à Paris ; le 18 mai, à Notre-Dame de Liesse, dans l'Aisne, des commandos de manifestants ont empêché de parler M. Hourdin, dans le premier cas, et M. Dubois-Dumée, dans l'autre.
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Ces commandos étaient formés, pour une grande part, de membres du mouvement « Fatima-France », dirigé par M. l'abbé Boyer (...).
Il ne s'agit pas là d'action sporadique, mais d'un plan d'action concerté.
Cette action vise actuellement les I.C.I., accusées de collusion avec le mouvement catholique polonais « *Pax* », allié au Parti communiste de Pologne.
Mais elle s'appuie sur une campagne plus, large, alimentée par des journaux politiques (comme *Rivarol, Minute*, etc.) et par des revues ou bulletins catholiques comme *Itinéraires* (de M. Madiran) et *Défense du Foyer* (de M. Lemaire).
Cette campagne vise en fait l'ensemble de la presse catholique française. D'autres journaux comme *Hello* et *Rallye-Jeunesse* en ont déjà été les victimes.
Voilà donc les tromperies que les dirigeants des I.C.I. veulent faire croire à ceux des évêques qui leur accordent « toute confiance ».
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La circulaire des I.C.I. donne des documents déjà publiés : quelques extraits de l'article de Georges Hourdin du 1^er^ mai, la lettre du Cardinal Feltin du 25 janvier, la lettre du Cardinal Wyszynski du 15 mai, la déclaration de l'Évêque de Soissons.
Mais elle donne aussi deux documents nouveaux : une lettre du Cardinal Liénart qui n'était pas connue, et une lettre de Mgr Stourm qui n'avait été publiée qu'en partie :
Le 22 mars 1964 le Cardinal Liénart, alors président de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques, écrivait à M. Hourdin :
« Soyez sûr que les campagnes menées contre vous dans certains milieux n'ébranlent nullement ma confiance en votre fidélité envers l'Église : celle de Pologne et celle de France. »
De même, en date du 29 janvier, Son Excellence Monseigneur Stourm, archevêque de Sens et président de la Commission épiscopale de l'information, écrivait :
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« J'ai bien reçu votre lettre du 22 janvier et je tiens à vous rassurer pleinement. Je n'ai jamais accordé aucun crédit aux campagnes de publications telles que « Itinéraires » ou « La Nation française ». Je ne connais même pas la troisième appelée « Minute ».
« Vous avez eu tout à fait raison de ne pas rester passif devant de si graves accusations portées contre votre Revue, et je veux espérer que la mise au point que vous avez faite auprès du Cardinal Wyszynski mettra un point final à la question.
« Veuillez agréer, cher Monsieur, l'expression de mes sentiments les plus dévoués. »
Naturellement, les I.C.I. se rengorgent en citant ainsi ce qu'elles appellent « *le témoignage des autorités religieuses dont nous dépendons* »*.*
Les autorités religieuses qui n'ont jamais entendu que Georges Hourdin et qui lui ont fait une confiance automatique ont donc, comme on le voit, été entièrement trompées sur les faits.
Ce qui reste tout de même mystérieux, c'est que le crédit dont jouit Georges Hourdin ait été assez grand pour leur dissimuler que *Pax* n'est pas un « mouvement catholique progressiste » ni un « allié du Parti communiste polonais » mais bien, selon les propres termes de la Note du Saint-Siège, un *organe strictement articulé de l'appareil policier communiste* et une *agence d'un réseau policier chargé de noyauter et d'asservir l'Église.*
Cet extraordinaire crédit -- plus puissant que l'évidence des faits -- pose un problème qui assurément nous dépasse. Mais il est public et manifeste que ce problème se pose.
« Jamais aucun crédit »
Le « *jamais aucun crédit* » de Monseigneur de Sens, qui est d'autre part président de la Commission épiscopale de l'information, est à coup sûr une des clés de l'affaire *Pax*.
Dans *La Nation française* du 10 juin, Pierre Boutang fait remarquer qu'il ne s'est malheureusement trouvé aucun évêque pour opposer un tel « *jamais aucun crédit* » aux publications qui ont couvert pendant vingt ans les crimes de Staline, ni à celles qui prêchent le dialogue et la collaboration avec le communisme.
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On peut être progressiste, on peut être communiste : on ne se heurtera en France qu'à des « condamnations » de plus en plus théoriques, et pratiquement de plus en plus platoniques, et le couperet total et absolu du « *jamais aucun crédit* » reste réservé aux adversaires réels du communisme. Pierre Boutang écrit :
Comment peut-on n'être pas communiste ? C'est une manière de vivre pleine de confort pour les bourgeois, chargée d'espérance pour le prolétaire, et honorée par les clercs, surtout dans nos deux Ordres religieux qui ont le meilleur nez pour le sens de l'histoire. Vous appelez-vous Garaudy ([^47]), avez-vous *couvert,* pendant vingt ans, de la jeunesse à la maturité, les crimes de Staline avec votre Parti, le R.P. Dubarle vous fera de savantes politesses, Avril fleurira sous vos pieds. Il ne se trouvera pas d'évêque pour écrire qu'il n'accorde « aucun crédit » à vos pensées ou vos campagnes, comme l'autre mois Mgr de S., à propos de *Pax*, le fit nommément pour *Itinéraires* et pour *La Nation française* ensemble rejetés dans les ténèbres extérieures.
Le numéro suivant de *La Nation française*, le 17 juin, publiait une *lettre de Jean Madiran, directeur d'* « *Itinéraires* » *à Pierre Boutang, directeur de* « *La Nation française* »* :*
Vous avez évoqué, dans votre dernier numéro, le sort commun qui, par un prélat de la Commission épiscopale de l'information, est fait à *La Nation française* et à *Itinéraires.* Jusqu'à preuve du contraire, il apparaît qu'il s'agit d'une initiative indélicate des *Informations catholiques internationales,* divulguant une lettre privée, invoquant les fonctions de son auteur à la Commission épiscopale, et l'exploitant dans une circulaire de large diffusion : elle déclare explicitement s'adresser même à ceux « qui ne lisent pas les *Informations catholiques internationales* ».
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Ce qui vous mérite d'être ravalé au rang d'*Itinéraires,* c'est, il me semble, d'avoir ouvert vos colonnes aux informations que la revue *Itinéraires* avait apportées sur le groupement *Pax*. En punition de n'avoir pas gardé le silence, *La Nation française* est déclarée, comme *Itinéraires,* ne mériter « *jamais aucun crédit *». Il y a beaucoup d'énergie dans une telle négation. L'extension de « *aucun *» jointe à celle de « *jamais *» donne une portée doublement universelle à cette profession d'une méfiance sans réserve ni exception.
Il ne servirait à rien de vouloir dissimuler ce qui est maintenant public : voilà donc la cause (l'une des quatre causes) des anomalies spectaculaires que l'on a pu constater dans l'affaire *Pax* et dans un certain nombre d'affaires analogues. Au niveau de l'information on accorde « toute confiance » à certaines publications et « jamais aucun crédit » à d'autres. Il se trouve malheureusement que le crédit et la confiance ont été accordés d'une manière inversement proportionnelle à la vérité.
Rien ne le montre mieux, précisément, que l'affaire *Pax*.
Bien avant la Note du Saint-Siège de juin 1963 qui a confirmé que *Pax* est l' « *agence d'un réseau policier chargé de noyauter et d'asservir l'Église *», nous avions exposé que cette officine n'est pas un mouvement progressiste, mais un organisme de l'appareil communiste ; et qu'elle exerce son activité non point en Pologne seulement, mais aussi hors de Pologne, et notamment en France. Ceux qui accordent quelque crédit à nos travaux étaient donc exactement informés et parfaitement *au courant*.
Nous ne demandions point à être crus sur parole ; nous ne procédions point par affirmations gratuites. Nous nous fondions sur une connaissance suffisante, sur une analyse correcte de la documentation accessible concernant le communisme international ; nous apportions des faits, des textes, des preuves, que l'on pouvait assurément discuter, mais qu'il fut imprudent -- la suite l'a montré -- de rejeter sans même en avoir pris connaissance, par le système trop commode du « jamais aucun crédit ».
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La lettre du Cardinal Feltin à Georges Hourdin en date du 25 janvier 1964 a été publiée dans les *Informations catholiques internationales* du 15 mars dernier (page 28). Cette lettre atteste clairement, par la teneur même de son premier alinéa, que le Cardinal avait été « informé » sur *Pax* par Georges Hourdin et que, selon cette « information », *Pax* serait simplement un mouvement qui « *représente, en Pologne, les éléments progressistes *» !
Ainsi, ceux qui accordaient « toute confiance » aux *Informations catholiques internationales* et « jamais aucun crédit » à *La Nation française* ou à *Itinéraires* ont été trompés sur la véritable nature de *Pax*.
On voit quel immense dommage a causé ce « jamais aucun crédit », inadéquat en l'occurrence, et lui-même sans précédent par son universalité. Le plus grand dommage, ce n'est pas à nous-mêmes qu'il a été porté.
La situation abracadabrante que l'on a créée de la sorte est aussi une situation tragique. Elle a déjà existé, *identique,* pour l'Algérie. Notre commun collaborateur, le cher et admirable Joseph Hours, en est, à la lettre, mort de chagrin. Je pense à lui aujourd'hui à la douloureuse, à la crucifiante sérénité qui fut la sienne, à sa foi inébranlable en la Sainte Église malgré le scandale des hommes d'Église. Sa haute mémoire répond pour nous.
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#### L'heure de la vérité
Le 15 juin 1964, les I.C.I. publient un résumé de ce qu'elles présentent comme « la note sur le mouvement *Pax* adressée, en date du 6 juin 1963, par le Cardinal Wyszynski aux évêques de France ». La Note n'est pas « en date du 6 juin » et le 6 juin 1963 le Cardinal Wyszynski n'a rien adressé aux évêques de France. La date du 6 juin est celle de la transmission aux évêques, par le Secrétariat de l'épiscopat français, d'une Note que le Cardinal Secrétaire d'État avait envoyée par l'intermédiaire du Nonce à Paris. Cette Note de la Secrétairerie d'État du Saint-Siège était constituée par un rapport dont le Cardinal Wyszynski est effectivement l'auteur. Les I.C.I. font mine d'appeler ce document « la note du Cardinal Wyszynski ».
Quant au fond et quant à l'essentiel, cette publication est capitale.
Elle révèle en effet aux lecteurs des I.C.I., pour la première fois, que *Pax* n'est pas un mouvement progressiste et que son activité n'est pas limitée à la Pologne :
**1. --** *Pax* n'est pas un mouvement progressiste. Dans le même numéro du 15 juin 1964, les I.C.I. publient une seconde fois la lettre du Cardinal Feltin en date du 25 janvier précédent : le premier alinéa de cette lettre déclarait explicitement que, selon l'information donnée par Georges Hourdin au Cardinal (« vous m'informez que... »), *Pax* serait simplement un « mouvement qui représente, en Pologne, les éléments progressistes ». Et maintenant les I.C.I. avouent au contraire (page 27) :
« Pax n'est pas un mouvement », affirme (le Cardinal Wyszynski), « mais un organe de l'appareil policier, strictement articulé, qui relève du ministère de l'intérieur et exécute avec une obéissance aveugle les directives de la Police secrète, l'U.B. »
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« Tous ses membres sont des fonctionnaires rétribués (les formes de ces prestations varient) tenus à exécuter des plans et à en rendre compte. Les ordres émanent du Bureau central du Parti communiste. M. Piasecki dépend directement de l'Office de sécurité (U.B.) et de l'Office des cultes qui dispose actuellement, en Pologne, d'un pouvoir absolu et, de fait, totalitaire, pour tout ce qui concerne l'Église catholique. »
**2. --** Le second point capital était l'action de *Pax* en France, que les I.C.I. avaient toujours dissimulée. Maintenant, les I.C.I. reproduisent deux passages essentiels de la « note du Cardinal Wyszynski » :
« La France, notamment, a été confiée d'une façon tout à fait particulière aux services de *Pax*, discrètement soutenus par les milieux diplomatiques polonais. » « En France, ajoute le Cardinal, la propagande de *Pax* ne cesse de s'intensifier, en utilisant adroitement les sympathies et les tendances des milieux progressistes français pour bénéficier de leur appui. »
**3. --** Le troisième point était l'action de *Pax* en vue du Concile. Les I.C.I. en parlent encore plus brièvement, mais enfin elles la mentionnent en ces termes :
A l'ouverture du Concile, M. Piasecki s'est vu investi d'un nouveau crédit (100 millions de zlotys annuellement au lieu de 50).
Sur ces trois points, la Note du Saint-Siège -- ou « note du Cardinal Wyszynski », comme les I.C.I. la nomment -- contient toute sorte de précisions circonstanciées que les I.C.I. ont préféré passer pudiquement sous silence. Du moins, on sait maintenant par les I.C.I. elles-mêmes que *Pax* est un instrument de l'appareil communiste et que cet instrument opère en France. Ce serait, ou ce sera, une question d' « information religieuse » de nous dire en quoi consiste cette action en France et comment elle procède.
\*\*\*
183:86
Il manque encore, quant au fond, une précision qui n'est pas dans la Note du Saint-Siège, mais qui est rappelée avec insistance par *Itinéraires* depuis 1961. Cette précision concerne le discours de Piasecki que les I.C.I. avaient largement cité à deux reprises (1^er^ mars et 1^er^ novembre 1961) en omettant chaque fois de mentionner ce passage :
« *Notre mouvement a certainement le devoir de venir en aide, aussi bien en théorie qu'en pratique, aux mouvements sociaux progressistes, particulièrement aux mouvements chrétiens en Europe occidentale et dans le monde.* » ([^48])
La question posée par nous depuis 1961 demeure : QUELS SONT LES MOUVEMENTS CHRÉTIENS QUI, EN EUROPE OCCIDENTALE, ONT BÉNÉFICIÉ DE L' « AIDE THÉORIQUE ET PRATIQUE » DE CE RÉSEAU POLICIER CHARGÉ DE NOYAUTER ET D'ASSERVIR L'ÉGLISE ?
Les I.C.I. répondront peut-être un jour à cette question.
La mascarade
L'analyse résumée et les citations de la Note du Saint-Siège (appelée par les I.C.I. « note du Cardinal Wyszynski ») ont été truffées par les I.C.I. de références aux numéros antérieurs des I.C.I.
Références sans aucune citation : simple indication de numéros plus ou moins anciens des I.C.I., pour donner l'impression que les I.C.I. avaient déjà dit tout cela.
Après quoi, les I.C.I. ajoutent :
Sur le fond, les nombreuses références à la collection des I.C.I. dans la présentation de la note du Cardinal Wyszynski montrent que la revue n'a jamais rien dissimulé à ses lecteurs sur le mouvement Pax.
Ces références -- introduites par les I.C.I. elles-mêmes -- sont en effet « nombreuses » : il en y a 98.
Seulement, il n'y en a *aucune* dans l'alinéa révélant que *Pax* n'est pas un mouvement progressiste, mais un organe de l'appareil policier.
184:86
Il n'y en a a*ucune* non plus dans l'alinéa révélant que *Pax* exerce son activité en France.
Il n'y en a *aucune*, enfin, pour le passage évoquant l'action de *Pax* en direction du Concile.
Quatre-vingt-dix-huit références, mais *pas une seule* sur les points en question.
Quoique n'ayant donné aucune référence sur ces points, les I.C.I. affirment avec audace *n'avoir jamais rien dissimulé sur le mouvement* « *Pax *».
Jamais rien dissimulé !
Il faut appeler un chat un chat : cela est un mensonge parfaitement net et parfaitement conscient.
Cette imposture énorme, dans une publication « proprement religieuse », « purement religieuse », exclusivement vouée à l' « information religieuse », nous empêche d'applaudir autant que nous l'aurions voulu à la tardive, brève mais réelle publication de la vérité sur *Pax* dans les I.C.I.
« Pax » et les I.C.I.
Pour notre part, nous avions reproché aux I.C.I. leurs informations fausses sur *Pax*, et réclamé la publication d'informations vraies dans les propres colonnes des I.C.I.
Mais il y a, d'autre part, les accusations portées par la Note du Saint-Siège au sujet des rapports entre *Pax* et les I.C.I.
Les I.C.I. se défendent sur ce point dans le même numéro du 15 juin. Voici le passage intégralement reproduit :
...C'est alors que, dans le dernier point de sa note, le Cardinal Wyszynski cite deux fois les I.C.I. mais nullement, contrairement à certaines interprétations, comme des « agents de *Pax* ».
La première fois, le Cardinal écrit que les lettres envoyées à *La Croix* pour contester le sens général d'une série d'articles anonymes sur la Pologne parus en février 1962 émanaient d' « amis de *Pax* » (ce qui n'est pas prouvé) « du milieu des I.C.I. » (ce qui est possible mais, en tous cas, ne saurait engager la revue qui, elle, n'a rien à voir avec *Pax*. La seule lettre adressée par les I.C.I. elles-mêmes à *La Croix* et que *La Croix* a publiée le 16 février 1962 ne contestait rien de ce qui avait été écrit sur *Pax*).
185:86
La seconde fois c'est à propos d'une « lettre aux amis » envoyée à nos correspondants dans laquelle le rédacteur en chef de la revue aurait dit que le Cardinal Wyszynski devrait « rendre des comptes à ses juges et à ses pairs » lors du Concile. La « lettre aux amis », envoyée à soixante correspondants, ne parlait pas de « comptes à rendre ». Elle cherchait seulement à expliquer le ton de la série d'articles de *La Croix* par l'hypothèse que l'auteur aurait voulu montrer combien le Cardinal Wyszynski, considéré parfois alors comme trop conciliant à l'égard du régime, ne l'était pas du tout, et cela à la veille des « se retrouver parmi ses pairs et juges », c'est-à-dire au Concile. L'expression n'était pas heureuse. Elle ne voulait pas être blessante.
Nous reproduisons ces « explications » pour mémoire, et pour qu'elles ne s'égarent point. L'analyse minutieuse de ce texte effarant suffirait à elle seule à discréditer définitivement les « informateurs religieux » qui en sont les auteurs. Notons simplement au passage : 1. -- que si l'on se reporte aux articles cités de *La Croix* et à la lettre du rédacteur en chef des I.C.I., on y fera de curieuses découvertes, surtout aujourd'hui, à la lumière de ce qui a été révélé depuis lors ; aussi bien, les I.C.I. s'abstiennent de reproduire cette lettre de leur rédacteur en chef (qui est José de Broucker) ; 2. -- que les I.C.I. s'abstiennent de publier le texte contesté de leur « lettre aux amis » ; 3. -- que les I.C.I. ne disent pas un mot des « deux » rencontres avec Piasecki avouées par José de Broucker (dans son livre) ; 4. -- qu'elles ne disent rien non plus de la venue des dirigeants de *Pax* en France, et de ceux qui furent alors pour eux, selon l'expression de Fabrègues, des « introducteurs et répondants ».
\*\*\*
Voici en tous cas ce que Fabrègues écrivait dans la *France catholique* du 9 novembre 1956 :
L'un des premiers gestes significatifs de la Pologne à l'heure où elle se trouvait sur le chemin de la liberté a été l'exclusion de son sein, par l'Association des Écrivains polonais, du comte Piasecki... Les Polonais, ce faisant, savaient ce qu'ils faisaient... Il y a deux ans, on nous avait amené à Paris M. Piasecki et ses semblables. Et l'on nous avait dit « Il faut les entendre, il faut les comprendre. »
186:86
La voix de Rome avait déjà répondu. Mais aujourd'hui une autre voix répond : c'est Varsovie vomissant les Piasecki, c'est la Hongrie ruisselante de sang.
Et vous qui avez été parmi nous les répondants, les imitateurs et les introducteurs des Piasecki, nous voulons bien écouter vos mea culpa, nous voulons bien entendre vos démissions du groupe « France-U.R.S.S. » ou du Comité national des écrivains, vos « dénonciations indignées » de « l'emploi de la force par l'U.R.S.S. dans ses relations avec les pays socialistes », -- comme si tout cela était nouveau, imprévu, comme si 1945 n'avait pas vu la même chose à Varsovie, puis 1948 à Prague, comme si ce n'était pas là L'ESSENCE même du soviétisme, -- nous voulons bien écouter tout cela à une condition, une seule, mais elle est nette : QUE VOUS RÉPARIEZ.
Je sais bien ce que vous dites, lamentables enfants pris en faute : « Nous ne savions pas, nous ne nous doutions pas. » C'est ce que vous avez dit la semaine dernière... Vous ne saviez pas ? Étiez-vous donc si bêtes, si ignorants ? Nous n'en croyons rien. Si vous l'êtes, alors allez-vous en...
187:86
Mais si vous restez, vous avez le devoir de RÉPARER : de réparer la ruine des esprits, le dommage des âmes.
Vous devez AVOUER : « nous nous étions trompés », il est faux qu'il y ait un irréversible « sens de l'histoire ». Il suffit d'un acte héroïque pour que le sens de l'histoire soit changé.
Lever l'obnubilation marxiste est la première condition de la liberté à retrouver.
Vous devez avouer : Nous nous étions trompés ; la vraie MYSTIFICATION DU PROLÉTARIAT est à l'Est, et le premier devoir du chrétien, le premier devoir de tout homme, c'est de sauver les autres hommes et le prolétariat le premier en dénonçant cette mystification. C'est le sang du prolétariat hongrois qui crie désormais cela à travers l'Europe.
Il n'est pas vrai que l' « anti-communisme » soit ruineux. L'anti-communisme est le premier devoir d'aujourd'hui, comme l'asepsie est la première nécessité de la chirurgie...
Ce qui est clair désormais, c'est qu'un certain refus de l'anti-communisme est le meilleur allié de la pénétration marxiste (...).
Ce que nous vous reprochons ? Ah ! C'est beaucoup plus, c'est autre chose qu'une option politique, comme dit désormais l'inénarrable charabia auquel les plus vénérables personnes et les agrégés de grammaire eux-mêmes ne peuvent plus découvrir un sens quelconque, au milieu des SI et des MAIS qui retirent à la ligne suivante ce qui a été dit à la ligne précédente.
188:86
Ce que nous vous reprochons, c'est d'avoir cru qu'il y avait un autre « sens de l'histoire » que la volonté éternelle de Dieu, un autre salut que la lente assomption, de l'humanité vers la parousie dans et par les mérites de Jésus-Christ.
Cela était écrit par Fabrègues le 9 novembre 1956. Nous disons bien : 1956. En 1956 déjà, ceux qui avaient été « les répondants, les imitateurs et les introducteurs » de Piasecki en France avaient fait mine un instant de découvrir la vérité, de reconnaître leurs erreurs, de s'engager à ne plus recommencer.
L'affaire *Pax* en France depuis janvier 1964 a montré LE RENOUVELLEMENT IDENTIQUE des attitudes et des manœuvres que Fabrègues flétrissait dans son article de novembre 1956, et que Madiran avait analysées dans ses deux livres de 1965 : *Ils ne savent pas ce qu'ils font* et *Ils ne savent pas ce qu'ils disent*.
Nous sommes en présence des mêmes erreurs, des mêmes tromperies, des mêmes procédés, et souvent des mêmes hommes.
Des mêmes hommes en place.
Des mêmes hommes jouissant de la même prépotence dans le catholicisme installé.
Des mêmes hommes qui, malgré l'évidence de leur nocivité, ont été laissés en position de poursuivre la même « ruine des esprits », le même « dommage des âmes » comme disait Fabrègues en 1956.
La même entreprise, avec les mêmes complices conscients et les mêmes auxiliaires inconscients.
Il faut, au moins, le savoir.
Les insultes des I.C.I.
Pour mémoire, nous noterons que le même numéro des I.C.I. (15 juin 1964) nous traite d' « officines confidentielles » -- tandis que « *Pax* » est un « mouvement de pensée » ! -- et nous accuse d'un « plan d'action concerté » qui « vise en fait l'ensemble de la presse catholique française » (pas moins !).
189:86
Ces accusations gratuites, proférées sans le moindre semblant de preuve, il y a eu malheureusement, semble-t-il, quelques évêques -- qui font « toute confiance » à la direction des I.C.I. -- pour les croire sans aucune vérification. Cela fait partie d'une situation intellectuelle et psychologique bien connue. Nous constatons une fois de plus l'existence de cette situation.
\*\*\*
L'important était que « *Pax* » fût démasqué en France. Et « *Pax* » ne pouvait l'être véritablement qu'à la condition que les I.C.I. elles-mêmes impriment la vérité sur « *Pax* ». Il y a fallu six mois de campagne publique et mouvementée de janvier à juin 1964. Cela valait bien de braver quelques insultes et de subir quelques incompréhensions.
Notre réclamation était juste et elle était nécessaire. Encore dans leur éditorial du 1^er^ mai, les I.C.I. refusaient d'y faire droit. Dans leur numéro du 15 juin, au milieu de bien des contre-vérités inadmissibles et inutiles, avec la prétention grotesque de faire croire que l'on n'avait « jamais rien dissimulé » les I.C.I. ont tout de même fait place à la vérité. Exactement un an et neuf jours après la transmission de la Note du Saint-Siège, on a pu lire enfin dans les I.C.I. que « *Pax* » est un organe, travaillant notamment en France, de l'appareil policier du communisme.
Deo gratias.
190:86
#### L'espionnage soviétique dans l'Église
Sous ce titre, Jean Madiran publiait dans *La Nation française* du 1^er^ juillet 1964 l'article que voici :
Le moment est venu d'énoncer clairement la vérité sur « *Pax* ». On l'a un peu perdue de vue au cours de diverses contestations publiques. On a oublié aussi que la Note du Saint-Siège, enfin prise en considération, ne disait pas tout, ne pouvait tout dire, en raison même de sa nature.
Le soi-disant mouvement « *Pax* » de Boleslaw Piasecki dépend directement des services soviétiques d'espionnage ; il a été créé par eux en 1945 avec mission de pénétrer, noyauter et asservir l'Église catholique dans tout l'univers. La Pologne n'était qu'une base de départ.
Boleslaw Piasecki est une créature d'Ivanow Sierow ([^49]), général du N.K.V.D. arrivé en Pologne en 1944. A cette époque, Piasecki est prisonnier des services soviétiques et condamné à mort. Il est mis en liberté avec l'autorisation et les moyens matériels nécessaires à la fondation du « mouvement *Pax* ». C'est clair ?
Avant la guerre, il dirigeait un mouvement de jeunes s'inspirant de l'anti-sémitisme nazi et du fascisme italien. Après l'écrasement de la Pologne en 1939, il est arrêté par la Gestapo puis relâché : il entre alors dans la Résistance et y crée des commandos pour combattre les maquis communistes.
191:86
C'est à ce titre que l'Armée rouge le fait prisonnier au printemps 1944. Dans les cellules des condamnés à mort, le N.K.V.D. recrutait ses futurs agents, surtout parmi ceux qui étaient suspects d'avoir travaillé pour la Gestapo : ceux-là connaissent le métier.
Les services soviétiques du général Sierow ont établi le plan et choisi les cadres de l'entreprise destinée au noyautage de l'Église. Au début Piasecki, non encore démasqué, était reçu par les évêques polonais, en des entretiens privés et confidentiels, notamment par Mgr Choromanski, secrétaire de l'épiscopat. Il posait les questions qui avaient été préparées par le général Sierow : et il enregistrait les conversations grâce à un matériel dissimulé dans ses vêtements. Les enregistrements étaient transmis aux services soviétiques ; certains d'entre eux ont servi à préparer le procès « spectaculaire » qui fut organisé contre Mgr Kaczmarek, évêque de Kielce, arrêté en janvier 1951, jugé en septembre 1953 : c'est après avoir publiquement protesté contre ce procès que le Cardinal Wyszynski fut « déposé » par le gouvernement puis arrêté et emprisonné jusqu'en 1956.
Piasecki vint à Paris en 1954. Ceux que Fabrègues a nommé en 1956 ses « introducteurs et répondants » en France lui permirent d'avoir des entretiens avec d'importantes personnalités du monde catholique. Il est à peu près certain que cet espion soviétique a enregistré les conversations, comme il l'avait fait pour les évêques polonais, et que les enregistrements sont entre les mains des services spéciaux de Moscou. Les « imprudences » d'alors, même simplement « verbales », sont en lieu sûr, utilisables à tous moments et à toutes fins. Ainsi les dupes et les victimes de Piasecki sont aussi ses prisonniers. Il y a, bien sûr, les millions de zlotys, qu'il ne faut pas sous-estimer. Il y a aussi les enregistrements, et le chantage secret.
192:86
Au printemps 1956, une délégation de « *Pax* » était allée à Rome même, pour plaider la cause de Piasecki après sa condamnation par le Saint-Office. La « délégation » de l'espionnage soviétique n'aura point manqué d'enregistrer les conversations. Mais le butin fut beaucoup plus maigre qu'en France ; la Curie romaine n'est pas tombée dans le piège. *C'est pour cette raison que* « *Pax* » *a organisé et soutenu, dans tout l'univers catholique, sous divers prétextes, des campagnes systématiques contre la Curie :* elle du moins est demeurée presque entièrement impénétrable aux manœuvres du « réseau policier chargé de noyauter et d'asservir l'Église ». Elle est donc le bastion à faire sauter.
\*\*\*
Si j'arrêtais ici mon article, il passerait pour contenir de « sensationnelles révélations ». On n'a en effet lu cela nulle part depuis six mois que l'affaire « *Pax* » se poursuit bruyamment. Même la Note du Saint-Siège ne précise pas trop explicitement que Piasecki est purement et simplement un espion soviétique, « inventé » par le général du N.K.V.D. Sierow.
Et pourtant, je n'ai rien révélé d'inédit ou d'inconnu. Les détails que l'on vient de lire *sont depuis plus de sept ans à la disposition du public dans toutes les librairies françaises*. Ils figurent dans le livre de Claude Naurois, *Dieu contre Dieu,* paru au début de 1957 aux Éditions Saint-Paul à Fribourg en Suisse. Tout le monde connaît ce livre, au moins de nom ; tout le monde l'a cité. Il n'a fait l'objet depuis sept ans d'aucune contestation sérieuse.
193:86
L'affaire « *Pax* » est une affaire d'espionnage soviétique. C'est l'histoire d'un réseau policier qui a pu -- grâce à quelles étonnantes complicités ! -- survivre en France plus de sept ans à sa dénonciation publique par le livre de Claude Naurois. C'est l'histoire de l'implantation de l'espionnage soviétique dans les milieux catholiques. Voilà ce que les *Informations catholiques internationales* ont « dissimulé », et à qui !
Ma seule contribution personnelle est d'avoir supposé que l'espion soviétique Piasecki n'avait pu manquer d'utiliser en France les mêmes méthodes que le N.K.V.D. lui avait fait utiliser d'abord en Pologne. C'est une hypothèse explicative qui peut donner la clé de plusieurs anomalies.
194:86
#### Conclusion Les services secrets soviétiques et l'Église catholique
Nous reproduisons ci-après, en annexe, les deux principaux articles concernant « *Pax* » qui avaient paru dans les I.C.I. en 1961 : le 1^er^ mars et le 1^er^ novembre. Il faut les relire aujourd'hui, car les I.C.I. les escamotent, et pour cause.
Il faut les relire pour vérifier et toucher du doigt à quel degré de contre-vérité ont pu atteindre les I.C.I. en osant prétendre le 15 juin 1964 n'avoir « *jamais rien dissimulé* » au sujet de « *Pax* ».
Il faut les relire, enfin, pour apercevoir quel est le système permanent de méconnaissance -- et de dissimulation -- des réalités communistes auquel nous avons affaire.
\*\*\*
Ce que les I.C.I. ont dissimulé jusqu'en juin 1964, c'est que le soi-disant mouvement « *Pax* » de Boleslaw Piasecki est un organe strictement articulé de l'appareil communiste, travaillant hors de Pologne et spécialement en France.
195:86
Ce que les I.C.I. continuent à dissimuler et n'ont pas encore imprimé à ce jour, c'est que le soi-disant mouvement « *Pax* » de Boleslaw Piasecki dépend directement des services d'espionnage soviétiques et qu'il a été créé en 1945, par le chef du N.K.V.D. Ivan Serov, pour pénétrer, intoxiquer, noyauter et asservir l'Église catholique dans tout l'univers, la Pologne n'étant en l'occurrence qu'une base de départ.
Ce que les I.C.I. ont dissimulé, c'est aussi que tout cela est connu, public, publié en langue française depuis 1956-1957.
\*\*\*
Ceux-là mêmes qui avaient couvert et dissimulé l'action de « *Pax* » en France ont dû en reconnaître l'existence dans leurs propres colonnes. Mais cette action en France dont l'existence est maintenant reconnue, homologuée, avouée, en quoi a-t-elle consisté ? jusqu'où s'est-elle étendue ? Elle a commencé au moins en 1954. L'article de Fabrègues du 9 novembre 1956 en porte un témoignage irrécusable :
*Il y a deux ans, on nous avait amené à Paris M. Piasecki et ses semblables. Et l'on nous avait dit : Il faut les entendre, il faut les comprendre.* »
C'est donc sur DIX ANNÉES que s'est étendue l'action clandestine de « *Pax* » dans certaines salles de rédaction, dans certaines administrations, dans les coulisses de la direction de certains mouvements, dans les couloirs de certains palais épiscopaux.
Et sur cette action clandestine de dix années, on ne pourrait, on ne devrait jamais rien savoir ?
196:86
On devrait même, aujourd'hui et demain, continuer à faire « toute confiance » à ceux qui ont été depuis 1954, selon l'expression de Fabrègues, les « introducteurs, imitateurs et répondants » des Piasecki en France ?
Une trahison analogue pourrait donc recommencer demain ?
Ou peut-être, la même trahison se poursuivrait, identique, avec les mêmes ?
Appel à Maurice Vaussard
Il faudrait, dira-t-on sans doute, un historien de métier pour écrire dans son détail complet l'action clandestine de « *Pax* » en France pendant ces dix années de trahison.
Mais cet historien existe, avec une parfaite connaissance des milieux catholiques en question.
C'est Maurice Vaussard.
Pour entreprendre un travail aussi nécessaire, il trouvera dans les présentes pages une solide base de départ.
Nous pouvons d'ailleurs ajouter à son intention quelques indications supplémentaires, et susceptibles de le décider.
Les lieutenants de Piasecki
Sous les ordres de Piasecki, ses principaux lieutenants, membres du bureau de « *Pax* », se nomment :
-- Hagmajer ;
-- Lubienski ;
-- Ketrynski ;
-- Micewski ;
-- Przetakiewiez ;
-- Frankowski (ce dernier ayant fait soi-disant « dissidence »).
197:86
Parmi eux, il en est deux qui se sont particulièrement fait connaître en France.
Questions précises
Maurice Vaussard pourrait analyser ce que fut l'action en France de Jerzy Hagmajer.
Maurice Vaussard pourrait utilement rechercher -- par exemple -- avec quel vice-président de la section française de « Pax Christi » ce Jerzy Hagmajer entretint des contacts suivis, et comment, et pourquoi, et jusqu'où.
Naturellement, « Pax Christi » n'a rien de commun avec « Pax » sinon l'analogie de la dénomination.
Mais certains dirigeants de la section française de « Pax Christi » ont été en rapports avec les dirigeants de « Pax ».
Maintenant qu'il est enfin admis que « Pax » est une agence d'espionnage soviétique, il est capital de déterminer avec précision jusqu'où, et comment, et pourquoi s'est étendue sa besogne de pénétration, de noyautage, d'intoxication.
Employant la méthode historique la plus sûre, Maurice Vaussard pourrait nous expliquer aussi quoi et qui vise la Note du Saint-Siège quand elle révèle à la fin de son chapitre premier que l'action de « Pax » en France a été « discrètement soutenue par les milieux diplomatiques polonais » : Maurice Vaussard n'aurait aucune peine à remonter, entre autres, jusqu'à tel conseiller d'ambassade, représentant polonais auprès de l'UNESCO, et fort bien introduit dans les milieux catholiques : Wojciech Ketrynski, membre du bureau dirigeant de « Pax ».
198:86
Attention :\
l'heure est venue de parler.
Il faut enfin que ceux qui ont été réellement *trompés* par les agents de « Pax » nous fassent le récit de leur expérience amère et instructive.
Ils ne peuvent plus s'en dispenser. Ils ne peuvent plus remettre au lendemain. Il leur faut nous dire *comment tout cela s'est passé*.
S'ils attendent encore, le moment arrivera vite où ils auront trop attendu, et où leur silence prolongé leur donnera irréparablement figure de complices non repentis, toujours disponibles pour recommencer.
Maintenant, et spontanément.
Ils ont encore un peu de temps devant eux ; pas beaucoup. Ils ont encore un peu de temps pour faire connaître spontanément les ressorts et les modalités précises de la duperie dont ils furent victimes, -- et ainsi, du même coup, pour faire la preuve de leur bonne foi.
Quand ils seront personnellement mis en cause, il sera trop tard pour eux.
Car s'ils continuent à ne rien dire, on leur demandera publiquement et nommément compte de ce qu'ils ont vu, de ce qu'ils ont su, de ce qu'ils ont fait, de ce qu'ils ont dissimulé, des contacts et liaisons qu'ils ont organisés : et dès lors ils se trouveront en posture d'accusés, accablés par leur propre silence, *ipso facto* convaincus de complicité consciente.
S'ils étaient sincères, s'ils ont été trompés, qu'ils parlent !
Mais qu'ils parlent *maintenant*.
199:86
Qu'ils parlent *spontanément*.
Sans quoi il leur deviendra définitivement impossible de se disculper. Leur silence témoignera contre eux, implacablement.
La distinction entre\
les trompeurs et les trompés
Nous avons été trahis pendant dix ans.
Pendant dix ans, nous avons été trahis au profit d'une agence d'espionnage soviétique introduite dans le catholicisme français sous des prétextes « purement religieux ».
Ceux qui ont été au centre de la trahison doivent maintenant se lever et porter témoignage de la manière dont ils furent trompés : pour éviter à la communauté catholique que semblable trahison puisse recommencer, il faut que l'on sache tout, et dans le détail le plus complet.
Parmi les *introducteurs* et *répondants* en France de Piasecki et de ses lieutenants, il en est dont la bonne foi a été surprise : qu'ils sortent du rang, qu'ils disent quand et comment et par qui ils ont été trompés.
Qu'ils apportent la preuve que tous n'étaient pas sciemment complices et que tout n'était pas irrémédiablement pourri dans « le milieu » qui a servi de répondant et d'introducteur à Piasecki en France.
Qu'ils témoignent
Qu'ils témoignent spontanément
Qu'ils témoignent avant l'heure des mises en cause personnelles et circonstanciées.
*Seul ce témoignage public spontanément apporté distinguera les trompés des trompeurs, distinguera les trahis des traîtres.*
200:86
Nous avons été trahis pendant dix ans de la manière la plus abominable : celle qui s'insinue à l'intérieur de la vie spirituelle, celle qui se couvre des apparences de la foi chrétienne, celle qui mettait des considérations religieuses au service de l'espionnage soviétique.
Ni la prudence, ni la justice, ni la charité envers les victimes ne permettent qu'une telle trahison soit oubliée avant que la garantie ait été donnée qu'elle ne pourra plus se produire.
La garantie, c'est la lumière pleine et entière sur les processus et les ressorts de cette trahison.
Que ceux qui, en cette affaire, furent honnêtes, et trompés, s'expliquent avant qu'on ne les interroge personnellement.
La bonne foi
Il est impossible de croire qu'il n'y ait eu que des trompés, et point de trompeurs ; qu'il n'y ait eu que des trahis, et point de traîtres. Mais s'il en était ainsi, alors à plus forte raison ! Pourquoi donc se taisent-ils tous sur ce qu'ils savent ?
Depuis que « Pax » est démasqué comme une agence d'espionnage soviétique, il n'y a pas encore eu, parmi les catholiques français qui furent dans son circuit, *un seul* personnage qui se soit levé pour tenir publiquement le langage de la bonne foi.
201:86
Le langage de la bonne foi, c'est celui-ci :
-- *Comment ! Quelle histoire ! Quelle affaire ! Qui aurait pu croire ? Mais j'ai moi-même rencontré Piasecki, -- ou Ketrynski, ou Hagmajer ! Comment aurais-je pu me douter ? On me les avait présentés comme des* « *penseurs* »*, comme des* « *philosophes* » *comme les ténors d'un* « *mouvement d'idées* »* ! Je ne soupçonnais certes pas qu'ils pussent appartenir à une agence d'espionnage soviétique.* « Pax » *semblait être une organisation intellectuelle et un office de tourisme, offrant des prix littéraires et organisant des voyages... Ils m'ont trompé avec une diabolique habileté. Je suis furieux, je suis désolé. Je tiens à mettre en garde ceux qui se trouveront de la même façon aux prises avec cette infernale machinerie communiste. On y est pris parce que l'on ne sait pas. Il faut savoir. Que mon expérience serve du moins aux autres. Voici ce qu'ils disaient. Voici ce qu'ils m'ont demandé. Voici auprès de qui je les ai moi-même innocemment introduits. Voici ce qu'ils faisaient et comment ils procédaient. Voici comment ils m'ont menti, comment ils m'ont berné, comment ils m'ont utilisé...*
Que PERSONNE encore, parmi TOUS CEUX qui ont été en rapports avec les agents de « Pax », n'ait tenu ce langage, voilà qui est extraordinaire, et passablement effroyable.
A l'heure actuelle on pourrait croire, devant leur silence, que tous ceux qui furent en rapports avec « Pax » ont été et *veulent demeurer* ses complices délibérés.
Tous observent un silence solidaire des traîtres et de la trahison, solidaire des espions et de l'espionnage soviétique.
Jusques à quand ?
\*\*\*
AU PREMIER RANG DES VICTIMES, il y a des évêques. Des personnalités éminentes de l'Église de France ont été trompées par la direction des I.C.I. et très précisément par les manœuvres, séductions et faux renseignements de Georges Hourdin.
202:86
Ce n'est pas un secret : cela est notoire et manifeste. Les textes sont publics, ils appartiennent déjà à l'histoire, ils apportent la preuve. Les I.C.I. ont publié deux fois -- dans leur numéro du 15 mars 1964 et dans celui du 15 juin 1964 -- la lettre que le Cardinal Feltin avait écrite à Georges Hourdin, sur sa demande, le 25 janvier 1964. Le premier alinéa de cette lettre est le témoignage le plus accablant qui soit pour Georges Hourdin ; il lui dit en propres termes :
« Par votre lettre du 23 janvier, vous m'informez qu'une campagne se développe contre les I.C.I., accusant le directeur de la revue d'être en relation avec le mouvement « Pax » qui représente, en Pologne, les éléments progressistes. »
Six mois après la Note du Saint-Siège précisant explicitement que « Pax » *n'est pas un mouvement progressiste* et ne limite pas son action *à la Pologne,* Georges Hourdin n'avait pas encore renoncé à son dessein de faire croire -- même aux évêques français -- que « Pax » était simplement un mouvement progressiste et que son activité se limitait simplement à la Pologne. Georges Hourdin « informait » le Cardinal en ce sens. Et le Cardinal écrivait : « Vous m'informez que... » Et, selon cette « information » de Georges Hourdin, « Pax » était tenu pour « un mouvement qui représente, en Pologne, les éléments progressistes ».
Simultanément, Georges Hourdin diffamait et calomniait auprès de plusieurs évêques les publications qui -- depuis des années déjà dans le cas d'*Itinéraires* et de *La France catholique* -- avaient dit la vérité sur « Pax ». Il détournait quelques évêques -- ceux qui avaient « toute confiance » en lui -- de prendre objectivement connaissance des faits et des textes parus dans *La France catholique et* dans *Itinéraires*.
203:86
Il réussissait à obtenir qu'un discrédit soit jeté sur ces publications sans même qu'elles aient été entendues. Le 21 mars 1964, Georges Hourdin obtenait une nouvelle lettre du Cardinal Feltin (voir les I.C.I. du 15 juin 1964, page 29) déclarant que l' « agitation » manifestée au sujet de « Pax » et des I.C.I. « REPOSE UNIQUEMENT SUR DES ERREURS ET, JE NE CRAINS PAS DE L'AJOUTER, SUR DES CALOMNIES ». Le 22 mars 1964, Georges Hourdin réussissait à obtenir une lettre analogue du Cardinal Liénart. Le 29 janvier précédent, sur le faux rapport qu'il avait envoyé au président de la Commission épiscopale de l'information, il avait semblablement obtenu de lui une lettre déclarant n'accorder « JAMAIS AUCUN CRÉDIT » à *Itinéraires* et à *La Nation française.* On voit et on mesure par là de quel côté était la diffamation, de quel côté était la calomnie : Georges Hourdin avait efficacement diffamé et calomnié auprès des évêques ceux qui disaient la vérité sur « Pax ».
Et cela se passait en 1964, c'est-à-dire alors que « Pax », AGENCE D'UN RÉSEAU POLICIER CHARGÉ DE NOYAUTER ET D'ASSERVIR L'ÉGLISE, travaillait en France depuis déjà dix ans au moins, sous le masque de « mouvement qui représente, en Pologne, les éléments progressistes ».
Par des mensonges, des diffamations, des calomnies dont l'existence est publiquement attestée et prouvée, Georges Hourdin avait réussi à s'interposer entre certains évêques et une partie des catholiques français. Il en porte l'évidente responsabilité. Georges Hourdin travaillait à isoler les évêques : les isoler, les couper de ceux des catholiques qui avaient une connaissance précise des méthodes mises en œuvre par le communisme en général et par le groupement « Pax » en particulier.
204:86
Aujourd'hui plusieurs évêques français se demandent avec angoisse pourquoi, comment, par qui ils ont été coupés d'une partie de leurs fils ; ils se demandent par qui, comment, pourquoi des relations précédemment confiantes et affectueuses avec certains secteurs de l'opinion catholique ont été anéanties. L'étude attentive de l'affaire « Pax » montre qui était au travail, et par quels moyens, et pourquoi.
\*\*\*
Le tournant décisif « de l'affaire « Pax » en France se situe aux alentours du 1^er^ juin.
Jusqu'à la veille du 1^er^ juin, il avait été décidé de NE PAS démasquer « Pax » en France. Même *La Croix* s'était spectaculairement ralliée à cette position qui n'était pas, primitivement, la sienne. *La Croix* qui, encore le 23 mars 1964, assurait que « Pax » était dangereux « en Pologne *et hors de Pologne* »*,* se ravisait et, le 20 mai, sous la signature du P. Wenger, ne parlait plus que des « activités de l'organisation progressiste Pax *en Pologne* ». Ce même 20 mai, le P. Wenger approuvait sans aucune réserve, comme une « explication claire », le fameux éditorial de Georges Hourdin dans les I.C.I. du 1^er^ mai, où « Pax » était présenté comme un « mouvement progressiste » ayant des « illusions » et cherchant « en Pologne » à « rapprocher l'Église et le Parti communiste ».
Comme par l'effet d'un mot d'ordre, le ralliement était apparemment unanime autour des tromperies de l'éditorial des I.C.I. du 1^er^ mai 1964. Nous en avons cité de nombreux témoignages. En voici un supplémentaire, que nous n'avons pas encore cité. C'est une lettre à entête d'un Archevêché ; cette lettre n'a pas été publiée dans la « Semaine religieuse » du diocèse, mais diffusée sous forme de circulaire ronéotypée, et envoyée comme réponse à diverses personnes qui s'étaient filialement ouvertes à leur Archevêque de l'inquiétude qu'elles concevaient au sujet des I.C.I. et de « Pax ».
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Cette lettre comporte quatre signatures : celle de l'Archevêque, du coadjuteur, celle de deux évêques auxiliaires. Elle est datée du « 17 mai 1964, en la fête de la Pentecôte », et elle contient cet alinéa extraordinaire :
Il suffit d'ouvrir le numéro des *Informations catholiques internationales* en date du 1^er^ mai, pour y trouver, sous la plume de son directeur, l'affirmation publique des liens qui unissent le Mouvement « Pax » au régime communiste, la répudiation formelle de toute collusion avec un tel mouvement et l'adhésion la plus nette à l'attitude héroïque de la *hiérarchie polonaise*, pour la défense de l'Église et des libertés religieuses.
L'éditorial du 1^er^ mai est celui que les I.C.I. ont dû, en fait, désavouer le 15 juin. Cet éditorial du 1^er^ mai, comme on le sait, CONTINUAIT A DONNER LE CHANGE SUR LA VÉRITABLE NATURE DES LIENS qui existent entre « Pax » et les services secrets soviétiques ; cet éditorial faisait de « Pax » un mouvement catholique progressiste, librement « allié » (sic) au Parti ; cet éditorial dissimulait toujours que « Pax » est l'organe d'un réseau policier soviétique ; *et il s'obstinait à ne pas dire un mot de l'action de* «* Pax *» *hors de Pologne, spécialement en France.*
Après avoir réussi -- par quels moyens ? -- à faire approuver leur éditorial du 1^er^ mai par *La Croix* et par des autorités beaucoup plus hautes que *La Croix*, les I.C.I. ont dû DÉMENTIR ELLES-MÊMES le contenu de cet éditorial en avouant la vérité dans leur numéro du 15 juin 1964.
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Au moment précis où était orchestrée avec une puissante publicité ce que nous avons appelé l' « apothéose » des I.C.I. -- apothéose approuvant et louant leur éditorial du 1^er^ mai -- les I.C.I. étaient contraintes de renverser complètement leurs batteries, de faire un virage à 180 degrés, de laisser publiquement à découvert, et dans l'embarras, tous ceux qui avaient approuvé ce fameux éditorial du 1^er^ mai et de composer leur numéro du 15 juin où il allait enfin apparaître que « Pax » est bien un ORGANE POLICIER agissant notamment EN FRANCE.
Tous les textes sont là, avec leur date et leur contenu. Jusqu'au 1^er^ juin 1964, les I.C.I. ont trompé ceux qui leur faisaient « confiance ». Et le 15 juin, les I.C.I. ont brusquement abandonné à leur soudain embarras ceux qu'elles avaient trompés. Après avoir, de janvier à mai 1964, fait signer et contresigner que « Pax » est un « mouvement progressiste » agissant « en Pologne » les I.C.I., sans aucun égard pour ceux qui avaient signé, et contresigné, mais cédant enfin à un puissant motif, ont elles-mêmes liquidé cette thèse trompeuse et insoutenable.
\*\*\*
Piasecki, le fondateur et le chef de « Pax » est un agent des services soviétiques -- on le savait. *Ceux qui prétendent aujourd'hui qu'ils ne* « *savaient pas* » *sont ceux qui n'ont pas* VOULU *savoir.*
Boleslaw Piasecki a été recruté par Ivan Serov, chef du N.K.V.D. C'est le général Serov qui a préparé les plans et choisi les cadres de l'entreprise de noyautage de l'Église, camouflée en « mouvement progressiste », qui a été confiée à Piasecki.
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Avant la seconde guerre mondiale, Boleslaw Piasecki avait fondé en Pologne un mouvement de jeunes, la « Falanga » s'inspirant de l'anti-sémitisme nazi. Après l'écrasement de la Pologne en 1939, Piasecki est arrêté par les Allemands et très rapidement relâché : il forme alors des commandos pour liquider les maquis communistes. Était-il à cette époque au service de la Police allemande ? En tout cas il était en relations avec un agent de la Gestapo, Jerzy Brochwicz. Au printemps 1944, fait prisonnier par l'Armée rouge et condamné à mort par les services soviétiques ([^50]), il fut par eux remis en liberté avec l'argent, l'autorisation et les moyens nécessaires à la fondation du mouvement « Pax », de son journal et de sa maison d'édition.
Les premiers temps de sa nouvelle activité « catholique », n'étant pas encore démasqué, Piasecki eut des entretiens avec divers évêques polonais. Il leur posait à titre privé et confidentiel les questions qui avaient été préparées par les services soviétiques et il enregistrait les conversations avec un appareil de petites dimensions dissimulé dans ses vêtements. Certains de ces enregistrements ont servi à la préparation du procès spectaculaire qui fut organisé contre Mgr Kaczmareck, évêque de Kielce.
*Tout cela est connu et public depuis plus de sept ans.* C'est au début de 1957 qu'a paru le livre de Claude Naurois : *Dieu contre Dieu,* publié par les Éditions Saint-Paul à Fribourg (Suisse). On a beaucoup cité ce livre mais l'a-t-on lu ? Il n'est pas trop tard. Son auteur, *Claude Naurois,* a la même compétence, la même autorité que *Pierre Lenert.*
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Mais en 1956-1957, LE MAL EST DÉJA FAIT EN FRANCE. Les dirigeants de « Pax » sont déjà venus à Paris ; grâce à ceux que Fabrègues a nommés leurs « introducteurs et répondants », ils ont eu des entretiens avec d'importantes personnalités du monde catholique ; ils ont enregistré les conversations, comme en Pologne, et les enregistrements sont entre les mains des services spéciaux soviétiques. Les « imprudences » d'alors -- et plût au Ciel qu'elles n'eussent été que « verbales » -- ont laissé des traces qui sont en lieu sûr et ont été et seront exploitées à toutes fins utiles.
Sachant indubitablement, à partir de 1956-1957, qui est Piasecki et de quoi il est capable, ses victimes deviennent en quelque sorte ses prisonniers.
\*\*\*
L'affaire « Pax » n'est pas autre chose qu'une tentative -- poussée très loin -- d'implantation des services d'espionnage soviétiques à l'intérieur de l'Église. Elle permet de situer les secteurs catholiques qui sont particulièrement vulnérables à de telles tentatives. *Ceux qui prennent le communisme pour une académie de philosophes marxistes doublée d'une association de philanthropes populaires*, avec quoi il faut au moins « dialoguer » et éventuellement « collaborer », sont *les victimes désignées des entreprises de l'appareil communiste*.
Que l'on « étudie » théoriquement, que l'on critique, que l'on condamne le « marxisme », sa « dialectique » et son « athéisme », très bien : mais à condition de ne pas s'y limiter, car le communisme ne s'y limite pas.
Il y a le *Parti communiste*.
Qui est « marxiste », et « athée », sans doute : mais qui, encore une fois, *n'est pas une académie de philosophes.*
209:86
L'essence sociologique du Parti communiste est L'ACTION CLANDESTINE DE TYPE POLICIER, même quand il n'a aucune répression, à craindre, même quand il est au pouvoir.
Au lieu d'étudier *seulement* le « marxisme » on devrait étudier et faire connaître de toute urgence :
-- les « principes d'organisation » formulés par Lénine en 1904 et mis en œuvre depuis plus d'un demi-siècle, partout, et toujours, fondamentalement de la même manière ;
-- l'article 126 de la Constitution soviétique ;
-- la lettre de Trotski au procureur du Mexique.
Ces trois sources principales d'information -- d'ailleurs corroborées par quantité de témoignages qualifiés et d'études sociologiques sérieuses -- disent toutes trois la même chose : les principes d'organisation dans la langue du projet normatif ; l'article 126 de la Constitution dans la langue juridique ; la lettre de Trotski dans la langue du témoignage vécu et de la leçon de choses concrète.
Ces choses sont familières aux lecteurs d'*Itinéraires*. Mais elles ne sont nullement sous « copyright » ; il n'y a aucune espèce de monopole en la matière ; chacun peut puiser dans nos collections, nos travaux sont au service de tous.
Il n'est même pas obligatoire de dire que c'est d'Itinéraires qu'on les tient.
Mais qu'enfin, on les fasse connaître !
Sinon, l'affaire « Pax » recommencera indéfiniment, sous d'autres noms, sous d'autres masques, et le monde entier passera sous le joug de la technique communiste de l'esclavage. ([^51])
210:86
Annexe I
### L'article des I.C.I. du 1^er^ mars 1961
L'article des I.C.I. que nous reproduisons et commentons ci-après est celui contre lequel avait vivement protesté *L'Osservatore romano* (édition française du 7 avril 1961), dénonçant l'erreur commise par « une revue catholique française d'information religieuse », et déclarant : « On ne comprend pas pourquoi des périodiques bien intentionnés tentent d'accréditer à l'étranger des activités, des personnes et des contaminations idéologiques condamnées depuis des années par les décrets solennels de l'Église ».
Cet article des I.C.I. avait été produit, avec nos commentaires dans *Itinéraires,* numéro 52 d'avril 1961, pages 123 et suivantes.
Nous l'avions ensuite inséré -- avec les commentaires -- dans notre brochure : *La technique de l'esclavage* (pages 79 et suivantes).
On était dès lors informé avec précision des questions qui se posaient à ce propos.
Puisque les I.C.I. ont osé prétendre le 15 juin 1964 n'avoir « *jamais rien dissimulé* » au sujet de « Pax », nous reproduisons à nouveau leur article du 1^er^ mars 1961, avec son titre et ses inter-titres.
Les notes en bas des pages sont de nous et constituent notre commentaire.
#### Le mouvement Pax dans une situation nouvelle.
Au début du mois de février, le gouvernement a décidé d'imposer les nombreuses entreprises industrielles et commerciales du mouvement catholique ([^52]) Pax, au même titre que les sociétés privées. C'est un coup très dur, car les bénéfices de ces entreprises procuraient au mouvement les ressources nécessaires à son activité politique, sociale, éditrice, etc.
211:86
Cette mesure était d'autant plus inattendue que quelques jours plus tôt les dirigeants de Pax avaient été reçus par M. Gomulka. *Trybuna Ludu,* organe officiel du Parti ouvrier polonais unifié ([^53]), avait alors mentionné cette rencontre -- ce qui n'est pas sans importance, car un tel fait est rapporté par ce journal pour la première fois depuis 1956, date de la « révolution d'octobre » qui a amené M. Gomulka au pouvoir -- et à quoi était opposé alors M. Piasecki, président de Pax.
Plusieurs hypothèses ont été émises après cette entrevue qui -- il faut le souligner -- se situait à deux mois et demi des élections au Parlement (*Sejm*) et aux Conseils populaires, prévues pour le 16 avril. Rapportant les échos qui ont circulé à ce sujet à Varsovie, le correspondant du *Monde* a souligné que cette entrevue « a été une déception considérable pour les dirigeants de Pax en général et pour son chef, Boleslaw Piasecki, en particulier », sans toutefois être en mesure d'apporter des précisions plus explicites.
212:86
Si le gouvernement a décidé de frapper Pax, il a choisi à dessein son moment. Encouragé, semble-t-il, par le manque de réaction des parents catholiques après la suppression de l'enseignement religieux dans beaucoup d'écoles, il a voulu montrer qu'il ne désire pas, comme en 1956, rechercher à l'approche des élections, l'appui de l'Église, ni même celui de Pax -- son aile « progressiste » ([^54]) -- dont les membres se réclament d'une part de l'Église par leurs convictions religieuses, d'autre part du socialisme par leurs sentiments patriotiques.
#### Qu'est-ce que Pax ?
Sans être à strictement parler ([^55]) un mouvement confessionnel, Pax compte parmi ses membres 90 % de catholiques. Il fut fondé en 1945 par M. Boleslaw Piasecki, qui le préside. Outre l'activité politique et sociale de plusieurs centaines de cercles disséminés à travers le pays, il déploie une impressionnante activité éditrice, en publiant de nombreux journaux, dont le seul quotidien catholique en Pologne *Slowo powszechne,* et des livres.
213:86
Au cours des onze dernières années, l'Institut d'Édition Pax a publié plus de 8 millions d'exemplaires de livres : 960 titres de littérature polonaise et étrangère, 185 titres de littérature religieuse et de sciences religieuses. Le tirage global de la Sainte Écriture a atteint le chiffre de 305.000 exemplaires, celui des manuels d'instruction religieuse s'est élevé a 400.000 et enfin celui des missels à près de 1,5 million. Le budget annuel de l'Institut d'Édition est de 750 millions de zlotys ([^56]).
Le mouvement Pax possède en outre des services médico-sociaux et artistiques. Il tire ses ressources de l'activité de plusieurs entreprises industrielles ou commerciales.
Si, jusqu'à ces dernières semaines, le gouvernement polonais et plus particulièrement l'ambassade soviétique à Varsovie, ont constamment prodigué leurs faveurs à Pax ([^57]), il n'en a pas été de même de la part de la hiérarchie ecclésiastique. En juin 1955, un décret du Saint-Office condamnait l'hebdomadaire du mouvement *Dzis i Jutro* et l'ouvrage de B. Piasecki : *Problèmes essentiels*. A l'heure actuelle, les clercs n'ont pas le droit de se faire éditer chez Pax. Cependant, le mouvement n'a pas lui-même été condamné ([^58]). Plusieurs indices donnent à penser que l'épiscopat polonais manifeste à son égard moins d'intransigeance ([^59]).
214:86
#### Les thèses
Le mouvement Pax se définit lui-même dans ses « Directives » comme un courant intérieur du camp socialiste ; il se considère, non pas comme un mouvement confessionnel, mais comme un mouvement idéologique et politique. C'est à ce titre qu'il ouvre ses rangs aussi bien à ceux qui professent la foi catholique qu'à ceux qui ne la reconnaissent pas.
Le mouvement Pax se déclare nettement l'allié du Parti ouvrier unifié ([^60]). Cependant cette situation d'allié du Parti « n'existe jusqu'à présent que de fait et elle n'a pas encore trouvé une expression suffisante, ni dans la déclaration théorique du Parti, ni dans la pratique de la vie à l'échelle nationale » ([^61]).
215:86
Quant aux véritables bases du mouvement, M. Piasecki parlant lors de la célébration du XV^e^ anniversaire de Pax a Varsovie à la mi-décembre, a précisé qu'il les voit dans la rencontre du patriotisme et du socialisme avec le catholicisme ([^62]).
« Le mouvement social -- c'est ainsi que Pax est désigné -- s'est fixé pour tâche de donner une importance égale à l'engagement patriotique du Polonais contemporain et à son engagement socialiste. »
216:86
M. Piasecki a souligné ensuite que Pax reconnaît « le principe de la pluralité et du caractère différent de la doctrine professée par le mouvement par rapport au matérialisme philosophique » ([^63]). Parlant de « la nécessité de l'engagement philosophique de la nation » et en soulignant que l'on n'a pas le droit d'imposer une doctrine à qui que ce soit à l'encontre de sa volonté, il a dit que le principe fondamental du mouvement est la pluralité des conceptions philosophiques :
« Le rôle constructif que la pluralité des conceptions philosophiques joue dans la pratique et en théorie dans l'édification du socialisme consiste en cela qu'il universalise le socialisme ([^64]). La théorie de la pluralité des conceptions philosophiques de l'édification du socialisme lorsqu'elle aura droit de cité dans le monde socialiste peut ([^65]) constituer l'apport polonais au progrès, car c'est sur notre sol que, pour la première fois a eu lieu la rencontre de la révolution marxiste et de toute une nation dont une très grande partie est engagée dans une doctrine chrétienne. Et le résultat de cette rencontre, c'est l'édification de la Pologne socialiste, grâce aux forces de tous ses citoyens. » C'est « selon l'attitude des catholiques laïques dans leur travail consacré à l'édification du socialisme, dans leur travail réalisant les commandements du patriotisme contemporain que le Parti ouvrier polonais unifié apprécie la fonction sociale de la religion » a encore précisé M. Piasecki ([^66]).
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Il a tenu cependant à faire remarquer que Pax étant un mouvement idéologique et politique des catholiques laïques ne peut engager la responsabilité de l'Église. Il considère toutefois le mouvement « indissolublement lié à la partie du clergé qui lui est favorable »...
#### Contre toute « idée de schisme »
« Dans le clergé, le mouvement social trouve des prêtres dont la sympathie pour les principes idéologiques et politiques, pour le travail concret du mouvement est indispensable en tant que complément renforçant par son autorité morale et intellectuelle notre attitude idéologique et morale. Pour nous, les membres du clergé sont des citoyens de la Pologne populaire, jouissant de tous droits, des citoyens dont le rôle est d'autant plus important qu'ils remplissent une mission pastorale. Et celle-ci, à côté de son rôle sacramentel éternel, a également une grande importance dans la pratique pour les besoins patriotiques de la nation engagée dans le socialisme. »
Abordant ensuite la question des relations entre le clergé et l'épiscopat, M. Piasecki a dit : « De même que l'on ne peut séparer du clergé le mouvement social des catholiques laïques, de même il n'est pas possible de parler d'un clergé socialement progressiste détaché de l'épiscopat. Le mouvement social n'a jamais tendu à dresser à l'intérieur de l'Église le clergé qui sympathise avec lui » ([^67]).
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M. Piasecki s'est également défendu de jamais mettre en doute « l'attitude doctrinale inflexible, l'attitude juridique de l'épiscopat polonais ».
« Nous nous rendons compte -- a-t-il poursuivi -- des grandes difficultés auxquelles se heurte l'épiscopat en dirigeant l'Église catholique dans les conditions de la dictature du prolétariat. Mais il s'agit de conflits administratifs ; ces difficultés disparaîtront ([^68]), lorsque l'engagement social des catholiques laïques dans l'édification du socialisme aura atteint toute sa portée, lorsque l'engagement du clergé dans sa mission pastorale donnera des fruits abondants. »
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Enfin, en affirmant que son mouvement combattra « les idées de schisme et d'une Église nationale », M. Piasecki s'est déclaré pleinement conscient de toutes les conséquences qui découlent du fait que la vie de l'Église catholique en Pologne populaire ne peut être détachée de la vie de l'Église universelle ; il veut également tenir compte de ses liens étroits avec le Saint-Siège. En rendant hommage à « l'autorité suprême du Pape -- autorité unique pour les catholiques du monde entier », M. Piasecki a déclaré qu'elle est reconnue pleinement ([^69]) par son mouvement en ce qui concerne le domaine de la foi, de la morale ([^70]) et de la juridiction sur toute l'Église universelle.
\*\*\*
Les indications que nous avons apportées en note sont celles qui ne trouvent jamais place dans une certaine « information catholique ». Ces indications appartiennent pourtant à l' « information » elle-même : au moins en ceci qu'une information qui les omet et les dissimule systématiquement (peut-être par ignorance) devient une information fausse.
L'article que nous venons de reproduire et d'annoter aurait pu paraître en Pologne, sous la censure communiste, sans subir aucune modification importante.
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Annexe II
### L'article des I.C.I. du 1^er^ novembre 1961
Neuf mois après leur article du 1^er^ mars 1961, les I.C.I. publiaient un autre article intitulé : « La Pologne cinq ans après » (cinq ans après le « dégel » très provisoire de 1956). L'article était attribué (page 3) à « un de nos rédacteurs ». Il était en réalité du rédacteur en chef José de Broucker, qui l'a repris dans son livre publié en commun par Plon et les Éditions du Cerf.
Nous ne reproduisons pas l'article en son entier, mais seulement le chapitre concernant « Pax ».
A ce moment (novembre 1961) les I.C.I. avaient connaissance de la critique que nous avions faite de leur article du 1^er^ mars précédent.
En outre, les I.C.I. avaient connaissance de notre numéro 54 de juin 1961, dans lequel (pages 66 et suivantes) nous avions publié et commenté la déclaration de Piasecki révélant qu'il apportait son « aide théorique et pratique » à certains « mouvements chrétiens en Europe occidentale et dans le monde ».
Si l'on admet l'hypothèse, déjà plus que fragile, que les I.C.I. « ne savaient pas » au moment de leur article du 1^er^ mars 1961, on ne peut en tout cas retenir cette hypothèse pour leur article du 1^er^ novembre 1961. Il y a eu de leur part un refus de prendre en considération et de faire connaître certains faits ; il y a eu « black-out complet » et très conscient, sur la déclaration de Piasecki concernant l' « aide théorique et pratique » ; il y a eu volonté de dissimuler certaines informations, et spécialement de cacher l'existence d'une action de « Pax » en France.
\*\*\*
221:86
Voici donc ce que les I.C.I. écrivaient sur « Pax » le 1^er^ novembre 1961.
Les notes au bas des pages sont notre commentaire.
Pages 22 à 24\
des I.C.I. du 1^er^ novembre 1961
Le seul nom de Pax déchaîne de tous côtés des tempêtes d'hostilités, de condamnations, d'exclusives, pour ne pas dire d'excommunications. Interrogé sur ce qui, a ses yeux, fait la principale faiblesse de son Mouvement, M. Piasecki ne put que répondre -- « la déconcertante facilité avec laquelle il se fait partout des ennemis.
Le dernier en date de ces ennemis est le Parti communiste. Le mot « ennemi » est peut-être ici un peu fort. Disons que le Parti a fait tomber sur Pax la douche glacée de son indifférence. C'était le 25 janvier dernier. « Le Parti ni le socialisme n'ont besoin de vous. Aidez-nous si vous voulez, mais n'attendez rien en retour » -- expliqua M. Gomulka, sans éprouver le besoin d'y mettre trop de formes. Autrement dit : « Aimez-nous si vous voulez, mais ne comptez pas sur le mariage. » La mariée était trop belle. Coupé du Parti, coupé de l'Église, Piasecki est isolé. L'épreuve est dure ([^71]).
L'homme n'est pas abattu. Je l'ai seulement trouvé songeur, mais calme et serein :
-- Les communistes estiment que les catholiques ne sont plus un problème en Pologne parce que le catholicisme perd constamment de la force ([^72]). Ils croient aujourd'hui qu'il est ou sera possible à la Pologne de suivre la route ouverte par l'U.R.S.S., où l'État et l'Église orthodoxe coexistent sans problèmes parce que sans interférences : à l'État la politique, à l'Église la religion ([^73]). Il n'est plus nécessaire, dans cette perspective, de compter avec la force politique et idéologique que représente la masse catholique.
222:86
« Si le catholicisme perd de sa force et de sa substance en Pologne, c'est que les catholiques sont intérieurement divisés : socialistes *de facto* dans leur vie professionnelle et sociale, croyants dans leur vie privée ([^74]). L'athéisme professé par l'État fait obstacle à l'engagement des croyants dans tout leur être. Le non-engagement, l'abstention, la neutralité ou l'hostilité des croyants par rapport à l'État socialiste alimente l'athéisme pratique et idéologique de l'État. C'est un cercle vicieux. Les croyants attendent pour s'engager que l'État renonce à son athéisme ([^75]). L'État attend pour renoncer à l'athéisme que les croyants s'engagent dans le socialisme ([^76]). Chacun attend que l'autre fasse le premier pas. C'est aux catholiques de le faire. »
Pendant quinze ans, Pax a poussé ce premier pas aussi loin que cela lui était possible. Il l'a fait seul. Le Parti n'envisage pas de faire le second, au contraire. Pendant quinze ans, le seul soutien, le seul moteur de Pax, a été un système de pensée cohérent mais périlleux ([^77]). Il est certes difficile de ramener à quelques propositions simples les trente pages serrées des « Directives » de 1958 et les trente autres que couvre le discours prononcé par M. Piasecki le 15 décembre dernier à l'occasion du quinzième anniversaire du mouvement ([^78]). On peut cependant le tenter.
223:86
#### « Allié du Parti »
Pax -- qui se désigne aussi sous le vocable de « mouvement social » -- se définit comme un « allié du Parti » ([^79]) et comme un « courant intérieur du camp socialiste ». Pax adhère de l'intérieur à la cause du socialisme pour des raisons mêlées de conviction et de patriotisme.
224:86
Conviction : « Le programme abolissant l'exploitation de l'homme par l'homme, instituant un régime sans classes à l'intérieur de la nation et établissant l'internationalisme dans les relations entre États est l'expression historiquement actuelle de la juste cause de toute l'humanité » ; « le socialisme, en tant que régime social et économique, est le plus progressiste et le plus moral dans ses tendances ultimes ».
Patriotisme : « Le patriotisme et le socialisme, c'est la même chose. » « Nous avons dit et nous disons souvent dans nos documents que l'histoire de notre nation consistait à rattraper continuellement les époques et les profits qui en découlaient, alors que d'autres nations, avec lesquelles nous voulons nous comparer, vivaient déjà dans ces époques (...) Dans certains milieux non engagés idéologiquement dans le socialisme, milieux opportunistes ou révisionnistes, se manifeste encore parfois la tendance à retarder le rythme de l'édification du socialisme dans notre pays (pour profiter des expériences et des erreurs des autres). Une telle attitude est non seulement opportuniste, mais aussi anti-nationale. C'est avec conviction que nous disons du socialisme qu'il est non seulement nécessaire à toute l'humanité, mais qu'il donne aussi à la Pologne des possibilités d'avancement dans le monde. » « Nous faisons partie d'une nation qui, grâce au socialisme, rattrape le temps perdu. » Pax est hanté par l'idée que la Pologne, qui a été constamment « objet de l'histoire » doit enfin en être « sujet ».
#### Le pluralisme philosophique
L'édification du socialisme exige une adhésion pleine et entière et un engagement conséquent de chaque citoyen. « Le socialisme ne pourra être édifié qu'à condition de maintenir la morale sociale à un niveau élevé ([^80]). L'indifférentisme, qui prive la morale sociale de sanctions philosophiques, est l'ennemi de notre morale sociale. » « Ou bien l'engagement socialiste, ou bien une société apolitique (...) Une société apolitique peut être ou bien passivement contente, ou bien passivement mécontente. » Dans l'état actuel du développement du pays, « en Pologne la société apolitique ne peut être que passivement mécontente. Que signifie chez nous un mécontentement passif ? Ce mécontentement aura pour conséquence un sabotage des possibilités historiques que le socialisme offre à la nation polonaise ».
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Or c'est, un fait qu'en Pologne les croyants, qui constituent la grande majorité de la nation, sont retenus de s'engager. Et il en est ou sera de même dans tous les pays d'Europe, d'Asie ou d'Amérique où les croyants sont nombreux. Le mal réside dans « le monisme philosophique professé par le camp du socialisme ». « L'exclusivité du matérialisme en tant que théorie philosophique constitue pour nous l'élément du maintien de l'unité du camp socialiste qui doit être modifié. » « L'État ne peut pas être l'instrument d'une lutte de conceptions philosophiques. L'État ne peut pas être non plus un instrument qui, en propageant l'indifférentisme, porte préjudice à la morale sociale. » L'État doit être neutre, « laïque », il doit s'ouvrir au pluralisme philosophique. « Il nous semble indispensable que des droits égaux soient accordés à l'intérieur du socialisme aux forces socialistes professant une philosophie non matérialiste. Dans les conditions polonaises, il s'agit d'accorder des droits égaux aux forces socialistes professant la philosophie catholique ([^81]). » « La pluralité des conceptions philosophiques donne la possibilité d'un engagement authentique dans les convictions socialistes aux adeptes de toutes les doctrines qui tendent à perfectionner le monde et à perfectionner chaque homme. » Autre avantage, selon Pax : « elle universalise le socialisme ».
#### Des laïques aux évêques
C'est dans cet ensemble de perspectives que Pax s'est fixé pour tâche de « démontrer par des faits sociaux et politiques que la philosophie religieuse n'est pas forcément liée avec le régime capitaliste » ([^82]) ; d' « obtenir pour les gens qui professent une philosophie religieuse les pleins droits idéologiques et politiques dans le camp du socialisme » ([^83]) ; de démontrer « la possibilité de mettre fin aux conflits politiques entre l'Église catholique et la révolution communiste en modifiant l'engagement social des croyants et en renonçant à l'exclusivité du matérialisme en tant que philosophie des forces socialistes ».
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« La responsabilité nationale du Parti, postule Pax, fait qu'il ne peut apprécier l'Église et la fonction de la religion qu'à travers l'attitude sociale et politique des masses de catholiques laïques. » Les laïcs doivent donc s'engager positivement ([^84]). Le clergé lui aussi doit « abandonner son attitude neutre et prendre une attitude patriotique ayant le bien de la Pologne populaire en vue ». L'épiscopat suivra quand il sera débarrassé des conflits et difficultés administratifs, ce qui dépend de l'engagement social des laïcs et pastoral des prêtres. S'agissant du Saint-Siège enfin, Pax ne doute pas « que l'universalisme de l'Église fera que les catholiques polonais, engagés patriotiquement dans l'édification du socialisme, seront traités par elle aussi objectivement que les catholiques américains ou ouest-allemands qui sont engagés dans la défense du capitalisme » ([^85]).
Nous avons vu que Pax s'était heurté à un mur du côté du Parti communiste ([^86]). Les milieux catholiques sont peut-être plus fermés encore à son influence. On y multiplie de tous côtés des objections de caractère religieux, politique et personnel ([^87]).
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Du point de vue religieux, on rappelle d'abord la double condamnation dont firent l'objet en 1955 l'ouvrage de Piasecki : *Problèmes essentiels,* et le quotidien du mouvement *Dzis i jutro.* Le principal point d'achoppement doctrinal était que les théoriciens de Pax mettaient sur le même plan l'ordre créé du travail « pour le perfectionnement de la terre » et l'ordre de la grâce. Piasecki s'est soumis ([^88])... Beaucoup trouvent toutefois que sa presse et la presse communiste « c'est tout un ». On reproche aussi à Pax de ne faire aucun cas de la doctrine sociale de l'Église. On lui fait encore grief de rompre le front uni du catholicisme polonais et de jouer au profit du Parti communiste le rôle d'une force de division et de diversion. Certains vont jusqu'à dire ([^89]) que Piasecki est un agent du Parti payé pour fomenter une Église schismatique ou en tout cas jusqu'à émettre des doutes sur sa fidélité à l'Église ([^90]). Ces dernières accusations sont formellement contestées par de nombreux anciens amis comme par de vieux adversaires politiques de Pax, y compris par des prêtres ([^91]).
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Au plan politique, c'est l'attitude de Piasecki au moment de « l'Octobre » qui fait le plus difficulté. On ne lui a pas pardonné d'avoir pris position contre la démocratisation du régime. On lui fait grief d'avoir la nostalgie du stalinisme et d'être plus socialiste que les communistes ([^92]).
Mais c'est la personne de Piasecki et ses mystères qui provoquent le plus de méfiance ou d'hostilité. On rappelle à tout propos qu'avant la guerre il fut fasciste. Dans la résistance, sous l'occupation, il combattit à la fois les Allemands et les maquis soviétiques de l'est qui comptaient nombre de Juifs ([^93]). Arrêté par les Russes, il aurait dû être envoyé en Sibérie ([^94]). Il est relâché. Pourquoi ? ([^95]) Contre quelles promesses ou engagements ? Ceux qui ont travaillé avec lui soulignent son tempérament de *führer* et ses ambitions totalitaires ([^96]) : s'il milite pour le pluralisme philosophique dans l'État, il n'est guère disposé à reconnaître le pluralisme politique dans l'Église et revendiquerait plutôt pour le « mouvement social » le monopole de la représentation des catholiques. C'est un partage du pouvoir entre deux totalitarismes, qu'on le soupçonne de poursuivre et cela rejoint le point de vue politique. Le mot revient souvent à son propos d' « intégriste de gauche » et cela rejoint le point de vue religieux.
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Quoi qu'il en soit de l'homme qui, les deux fois où je l'ai rencontré ([^97]), ne m'a pas paru ressembler à ces portraits schématiques, l'effort de pensée ([^98]) que Pax développe depuis quinze ans constitue la tentative la plus audacieuse et la plus dangereuse pour obtenir, de l'intérieur et par l'action politique, une dissociation de l'athéisme et du socialisme ([^99]). Toute audace comporte des risques, y compris des risques d'erreurs, d'échecs. M. Piasecki m'a donné l'impression qu'il commençait à en faire le bilan ([^100]).
\*\*\*
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On notera pour mémoire que l'article qu'on vient de lire avait au moment de sa parution dans les I.C.I. -- 1^er^ novembre 1961 -- déjà obtenu le *nihil obstat* du P. Boisselot (bien sûr) et du P. Bro, et l'*imprimatur* du Vicaire général J. Hoitot. Le *nihil obstat* étant daté du 1^er^ octobre, et l'*imprimatur* du 2 octobre, ce dernier fut apparemment donné sans difficulté, sans négociations, sans hésitations : la caution du P. Boisselot est souveraine. Il ne semble pas que pour José de Broucker -- à la différence de *Pierre Lenert --* le CENSEUR ECCLESIASTIQUE DE PARIS AIT FAIT SAVOIR A L'AUTEUR QU'IL ESPÉRAIT QU'IL AURAIT LE COURAGE DE SUPPRIMER LE CHAPITRE SUR « PAX » (Note du Saint-Siège sur « Pax », chapitre XI). Il est tout de même frappant, et même impressionnant de constater qui rencontre des difficultés et qui n'en rencontre pas pour l'obtention de l'*imprimatur.*
Le Cardinal Feltin, dans sa lettre du 25 janvier 1964 aux I.C.I., écrivait -- « *Vous avez pu parler en termes favorables de cette organisation*. » Ces termes « favorables » n'avaient eu aucune difficulté à obtenir l'*imprimatur* de Paris. Au contraire, parler en termes « défavorables » de Pax suscita les difficultés que l'on sait. Notons également pour mémoire que le *nihil obstat* du livre de Pierre Lenert est signé du P. Munsch, le 8 septembre 1962, et que l'*imprimatur,* daté du 19 septembre 1962, est du Vicaire général J. Hottot. ([^101])
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Annexe III
### Depuis quand les I.C.I. savaient-elles ?
A la suite des deux articles du 1^er^ mars et du 1^er^ novembre 1961, *ceux qui savent lire* peuvent maintenant relire ce que les I.C.I. écrivaient de Piasecki en 1955 et en 1956.
En 1955, au lendemain de la condamnation du Saint-Office, dans le numéro 4 du 15 juillet 1955, au sujet de l' « écrivain Piasecki » :
Il avait milité dans les milieux d'extrême-droite avant la guerre, puis dirigé des maquis en Ukraine polonaise, pendant l'occupation allemande, avait été arrêté par les Soviétiques en 1945 et rapidement relâché. C'est alors qu'il groupa autour de lui une équipe de jeunes catholiques dynamiques qu'il entreprit de conduire en dehors des sentiers battus. Ce groupe qui devait fonder *Dzis i Jutro,* entendait modifier les rapports entre le nouveau régime communiste et une hiérarchie catholique qu'il jugeait réactionnaire.
Deux fois, dans leur numéro 17 du 1^er^ février 1956 et dans leur numéro 20 du 15 mars 1956, les I.C.I. citent l'article de Graham Greene, paru dans le *Sunday Times*, sur Piasecki. Les deux fois, les I.C.I. omettent le passage précisant que Piasecki fut *emmené à Moscou* en 1944-1945 par les services soviétiques qui l'avaient condamné à mort. Dans le numéro 20, cette omission est un maquillage du texte, puisque l'alinéa qui contient cette précision est cité, et la précision enlevée, sans que des points de suspension manifestent une coupure.
232:86
Dans ce même numéro 20 du 15 mars 1956, les I.C.I. citent longuement les exposés des « théoriciens » du mouvement Pax et après ces longues citations, les I.C.I. ajoutent seulement :
Nous avons tenu à citer ces textes, généralement peu connus, à titre documentaire. Nous nous interdisons donc de les commenter, en laissant le soin à nos lecteurs de se faire ainsi une idée exacte du mode de pensée et de la psychologie intellectuelle des catholiques « progressistes » polonais, et d'y démêler la part de l'authenticité catholique et celle de l'imprégnation marxiste.
Dans leur numéro 38 du 15 décembre 1956, les I.C.I. proclament (à propos de *Pax*) :
Il serait injuste et absurde d'assimiler les catholiques progressistes polonais aux *collaborateurs* du temps de l'occupation allemande : il était clair dès le début que les transformations sociales et économiques opérées en Europe orientale et centrale après la guerre seraient autrement durables que les conquêtes éphémères du III^e^ Reich.
Il y a dans ces lignes toute une philosophie du bien et du mal ! Ces « transformations sociales et économiques » furent, en Pologne, la mainmise du colonialisme soviétique sur le pays, et la soumission du peuple à un régime esclavagiste.
Dans le même numéro des I.C.I. (numéro 38 du 15 décembre 1956) :
Animateur avant la guerre d'un mouvement à tendances fascistes, Piasecki avait combattu dans les rangs de la Résistance polonaise sous l'occupation nazie ; arrêté, à la fin de la guerre, par les Russes, il avait été libéré dans des conditions mal connues et organisa alors le mouvement « catholique progressiste » *Pax*. Si, dans les milieux catholiques traditionalistes et conservateurs, on l'a toujours considéré comme un renégat dont la conversion à des idées sociales « avancées » n'aurait jamais été tout à fait désintéressée, nombre de ses amis, cependant, bien que venus d'horizons très divers, proclamaient leur entière confiance en sa sincérité. C'est Piasecki qui élaborait la doctrine et les prises de position politiques des « catholiques progressistes ». En 1955, son livre *Problèmes essentiels* fut mis à l'index par le Saint-Office : Piasecki le fit retirer des librairies.
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Le 16 octobre, à la veille de ce qu'on appelle déjà la « révolution d'octobre polonaise », Piasecki publiait, dans *Slowo Powszechne,* un article intitulé « Le sens de l'État », dans lequel il mettait en garde contre toute précipitation dans la processus de « démocratisation ». La presse communiste l'accusa aussitôt d'avoir partie liée avec le groupe Natolin (les « staliniens » polonais), le soupçonna de comploter contre Gomulka et lui reprocha son passé politique d'avant-guerre. En même temps, un certain nombre de membres de « Pax » quittèrent le mouvement pour se désolidariser de l'article en question. Ses amis le défendirent publiquement, et même des personnalités ne faisant pas partie de « Pax » plaidèrent sa bonne foi et témoignèrent de son attitude courageuse pendant la période « stalinienne ».
Il semble bien cependant que l'article en question ait fait partie d'une manœuvre politique, dont Piasecki était devenu l'instrument plus ou moins volontaire. On sait aujourd'hui que Piasecki l'avait écrit et publié sans en avoir avisé ses collègues de la direction de « Pax ». On sait aussi qu'il avait eu, peu de temps auparavant, de nombreux contacts avec les membres du groupe Natolin qui méditaient alors un putsch destiné à empêcher le retour au pouvoir de Gomulka. Enfin certains prétendent que, pour des raisons qui remontent à 1945, voire à 1938, Piasecki serait « tenu » par les *staliniens* et contraint de faire *leur* politique.
Quand on relit et scrute ces textes, on aboutit à la conclusion que les I.C.I. étaient au courant : non pas sans doute toute la rédaction des I.C.I., non pas peut-être toute la direction, mais une ou plusieurs personnes, à l'intérieur de cette direction ou dans son entourage immédiat, savaient forcément à quoi s'en tenir. On ne peut pas écrire de telles choses sans rien savoir.
Il y a dans ces textes -- et principalement dans le dernier cité -- trop d'allusions à la vérité, et trop habilement faites : de manière à minimiser, à désamorcer, à frapper d'un coefficient de doute les accusations qui pourraient éventuellement être portées en France contre Piasecki.
\*\*\*
Dans ces textes, il y a également *la preuve du mensonge.* Lorsque José de Broucker évoquera ces mêmes accusations en 1961, il prétendra qu'elles proviennent du « réquisitoire » de Claude Naurois. Relisons José de Broucker (dans son livre, p. 76) :
234:86
Certains vont jusqu'à dire que Piasecki est un agent du Parti payé pour fomenter une Église nationale schismatique, ou en tous cas jusqu'à émettre des doutes sur sa foi et sa fidélité à l'Église.
Et à cet endroit, José de Broucker ajoute en note :
Les affirmations présentées par Claude Naurois dans son réquisitoire : *Dieu contre Dieu* (éd. St-Paul, 1956) sont assez souvent reprises en Pologne par les adversaires de Pax.
Or le livre de Claude Naurois n'avait pas encore paru que les I.C.I. attestaient déjà l'existence de ces accusations en Pologne. Contrairement au mensonge de diversion lancé par José de Broucker, *la source* de ces accusations n'est pas le livre de Claude Naurois, dont le contenu aurait été « repris » ultérieurement en Pologne par des extrémistes (« certains vont jusqu'à... ») et des « adversaires » de Pax.
Au demeurant, le livre de Claude Naurois est postérieur même au numéro des I.C.I. du 15 décembre 1956. L'imprimatur du livre de Claude Naurois est en effet du 10 décembre 1956. Et sa diffusion effective en France est du début de 1957.
\*\*\*
Il faut remarquer en outre ceci : les I.C.I. connaissaient le livre de Claude Naurois, mais elles n'ont jamais reproduit son contenu authentique et précis ; elles ne l'ont pas même reproduit « à titre documentaire » en « s'interdisant de commenter » et en « laissant le soin aux lecteurs de démêler » : ce sont là les formules sous lesquelles les I.C.I. faisaient passer la marchandise empoisonnée de Pax. Mais les accusations contre Pax, toutes les précisions données par Claude Naurois et toutes celles publiées par la revue *Itinéraires*, jamais les I.C.I. ne les ont produites « à titre documentaire ».
Les accusations contre « Pax » et contre Piasecki, les I.C.I. les filtraient, les rendaient quasiment indéchiffrables, et les « commentaient » de manière à faire paraître excessif, improbable ou aventuré le peu qu'elles en laissaient passer.
C'est ce que l'on appelle une « technique d'information ».
Et même une « technique d'information purement religieuse ».
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Annexe IV
### Les incidents du 18 mai 1964
Concernant les incidents survenus à Notre-Dame de Liesse le 18 mai 1964, nous avons reproduit intégralement la version qu'en a donnée *La Croix*.
Il n'est sans doute pas inutile d'en connaître aussi la version, assez nettement différente, donnée par un religieux qui était sur place, et dont le récit a été publiée par les *Nouvelles de Chrétienté* du 11 juin 1964 :
« Le pèlerinage traditionnel du lundi de Pentecôte à Notre-Dame de Liesse, dans l'Aisne, a été marqué, cette année par des incidents qui ont été relatés par la presse, non parfois sans quelques fantaisies.
J'étais à Notre-Dame de Liesse ce lundi 18 mai : les impressions d'un témoin peuvent être intéressantes.
Une très nombreuse assistance (plus de deux mille personnes) assista avec ferveur à la grand-messe de 10 h, 30 chantée par le Rme Père Abbé de Maredsous, et écouta avec recueillement la longue homélie de S. Exc. Mgr Himmer, Évêque de Tournai (Belgique), S. Exc. Mgr Bannwarth, évêque de Soissons, étant retenu à Paris par la réunion des Évêques français.
A midi, la pluie commença à tomber et bien des pèlerins durent prendre leur repas dans leur voiture.
A 14 h. 30, malgré la pluie, deux ou trois cents personnes étaient déjà réunies sous les arbres de l'esplanade pour la récitation du chapelet, lorsqu'un avis fut diffusé par les haut-parleurs : la cérémonie de l'après-midi se déroulerait dans la Basilique.
C'est donc dans la Basilique que sont récitées trois dizaines de chapelet. La Basilique est vraiment pleine à craquer. Beaucoup de pèlerins sont debout, jusque dans l'allée centrale, certains occupent le jubé -- d'autres sont entassés dans le hall d'entrée, et jusque sur le trottoir, à l'extérieur.
236:86
Les trois dizaines dites, M. le Chanoine Thomas, curé-archiprêtre de Notre-Dame de Liesse, s'approche du micro. Il annonce que, bien que le temps soit redevenu serein, pour éviter un déplacement à la foule, M. Dubois-Dumée prononcera son discours en chaire, avec l'autorisation de Mgr de Tournai.
Effectivement, M. Dubois-Dumée monte en chaire... mais à peine s'apprête-t-il à parler qu'un cri est lancé par un pèlerin placé tout près de la chaire : « C'est un scandale... M. Dubois-Dumée ne peut pas parler... ». Mais déjà on n'entend plus qu'un brouhaha confus. Des tracts sont jetés en l'air. La confusion commence à régner. Tandis que dans un coin de la Basilique on entend des cris... d'un autre endroit surgit le bruit strident des sifflets.
Mgr l'Évêque, le clergé, surpris, quittent leurs sièges. Les sifflets se sont tus, mais la foule se met à scander : « A Moscou... A Moscou... ». Des pèlerins, effrayés, sortent de la Basilique. J'entends quelqu'un dire : « Ils vont se battre ».
Malgré leurs efforts, les commissaires du Pèlerinage, brassard au bras, et certains prêtres n'arrivent pas à dominer le tumulte. Mgr l'Évêque de Tournai lui-même a pris par le bras un homme d'aspect vénérable (Quelqu'un chuchote près de moi : « C'est un colonel ») et lui crie : « Sortez Monsieur, sortez... ».
Pour essayer de dominer le chahut, j'imagine, l'orgue s'est mis à jouer. Un prêtre passe près de moi, disant : « Je vais appeler la Police. » La foule se met à crier : « Vive le Pape... Vive le Pape... ».
Pendant ce temps, M. Dubois-Dumée abandonne la chaire... Une femme l'y remplace bientôt, brandissant un chapelet... Une partie des assistants entonne alors l'Ave Maria de Lourdes, qui est repris par toute la foule.
Mais les policiers sont arrivés : ils mettent la main, ici ou là, sur des hommes, sur des femmes qui protestent de leur innocence, montrant leur chapelet. Et comme Mgr l'Évêque vient d'annoncer que la cérémonie religieuse de clôture aurait lieu sur l'esplanade, tous s'y rendent en bon ordre.
Puis Mgr prend la parole pour manifester la surprise et la peine qui lui ont causé ces manifestations « sans vouloir juger des intentions », dit-il, et pour annoncer que la conférence de M. Dubois-Dumée n'aurait pas lieu. Une bonne partie de la foule l'applaudit.
237:86
Terminée la récitation du chapelet, la foule reçoit la bénédiction du Très-Saint-Sacrement.
Il semble qu'alors M. le Chanoine Thomas soit intervenu -- il parla à Mgr -- et Mgr revenant sur sa décision, déclare que M. Dubois-Dumée va prononcer sa conférence.
Mais lorsque l'orateur s'approche du micro, les cris de protestation recommencent... et avec peine, il arrive à dire quelques mots, qui sont couverts par les cris d'une bonne partie de l'assistance. Un jeune homme s'avance même jusqu'à l'estrade, en monte les degrés, et avant qu'on ait pu l'écarter, a renversé le micro.
Les policiers tentent de rétablir l'ordre. Mais ils doivent aussi séparer les manifestants : les partisans de M. Dubois-Dumée se sont mis en effet à frapper ceux qui ont crié et manifesté. Pas d'incidents graves, mais ici ou là quelques coups de poing, quelques égratignures... Puis c'est la dispersion... Les pèlerins de Notre-Dame de Liesse se souviendront de leur pèlerinage de 1964 !
Certains journaux ont employé le mot de scandale, dans leurs commentaires de ces incidents.
Que des laïques troublent une cérémonie religieuse, ce serait donc un scandale... Mais n'est-ce pas plutôt un scandale le spectacle de prêtres en tenue de clergyman durant une cérémonie religieuse (contrairement aux prescriptions de l'Épiscopat français) ? D'ailleurs -- et beaucoup l'ont remarqué -- les manifestants n'ont nullement troublé la récitation du chapelet ou la bénédiction, ou la sainte messe du matin. Et peut-on appeler cérémonie religieuse un discours prononcé par un laïque ?
Que des laïques se permettent de juger un orateur qui a la confiance du Curé de la paroisse et peut-être celle de l'Évêque du lieu, ce serait un scandale... Mais n'est-ce pas plutôt un scandale qu'après la mise en garde dont a été l'objet la revue « Informations Catholiques internationales », les directeurs de cette revue aient encore la possibilité de parler avec les honneurs d'une invitation officielle dans une cérémonie dite religieuse ? Il peut y avoir des motifs pour qu'on ne mette pas un ferme à leurs activités... mais la simple prudence semblerait demander qu'on n'en fasse pas les docteurs laïcs du peuple chrétien.
238:86
Que les laïques emploient de tels procédés : cris, sifflets... pour imposer leur point de vue, ce serait un scandale... Mais n'est-ce pas plutôt un scandale le spectacle qu'ont donné des prêtres et des religieux de vouloir imposer leur propre point de vue avec des coups de poing ? Tandis que les manifestants ont gardé, dans leur ensemble, une grande dignité au sein même du désordre, on a pu voir des prêtres et entre autres des petits frères des campagnes frapper des femmes et des jeunes filles. Tandis que les manifestants criaient « Vive le Pape », on a pu entendre un prêtre dire : « Du Pape et de ses encycliques, on s'en moque » et l'Archiprêtre -- « Ce document pontifical, je m'en f... ».
Si ces manifestations avaient été seulement une explosion d'humeur contre tel ou tel orateur, bien qu'elles succèdent à celles de Passy, elles auraient peu d'importance. Mais elles semblent avoir des causes plus profondes. Elles semblent être la réaction de tout un secteur de l'opinion catholique de France, secteur auquel on refuse pratiquement toute possibilité de s'exprimer. Elles semblent être le symptôme d'un grand mécontentement au sein d'une portion notable des fidèles de l'Église en France.
Beaucoup de laïques se rendent compte qu'un grand nombre de prêtres n'obéissent pas aux ordres et directives du Saint-Siège et de la Hiérarchie. Par exemple, en liturgie, ils doivent supporter des innovations fantaisistes qui leur déplaisent... Par exemple, 5 ans après le vœu exprimé par l'Épiscopat français de voir disparaître, des églises les tables de presse, ils doivent supporter, dans les églises, la vente de revues dont ils ne veulent pas pour leurs familles.
Ces laïques comprennent que le Saint-Siège ne puisse pas toujours intervenir... mais ils s'étonnent que leurs chefs spirituels ne prennent pas leur défense devant la subversion et l'immoralité qui s'infiltrent dans une partie de la presse dite catholique... ils s'étonnent qu'on ne mette pas fin à ces fantaisies liturgiques qui sont autant de désobéissances...
En droit, ne pourront-ils pas penser qu'ils sont en état de légitime défense ? En fait, ne sont-ils pas dans des circonstances qui légitiment leur action, puisque c'est la seule qui leur reste possible ?
Ces cris, ces protestations dans une église sont sans doute des procédés anormaux pour faire entendre sa voix... Mais ne vivons-nous pas dans des circonstances bien anormales ?
Et avant de juger sévèrement ceux qui emploient de tels procédés, ne conviendrait-il pas de penser à la responsabilité de ceux qui, par leur comportement, les ont provoqués ?
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A la suite de ce récit, la rédaction des *Nouvelles de Chrétienté* a publié un commentaire qui rappelle que « des désordres plus graves encore » avaient été provoqués naguère par ceux (ou les amis de ceux) qui crient aujourd'hui au scandale : « Faut-il rappeler en effet le scandale de cette manifestation religieuse, fin 1944, où une partie de l'assistance cria à S. Em. le Cardinal Suhard : « Démission ! Démission ! »... Que l'on veuille donc se souvenir un peu du passé afin de ne pas employer deux poids et deux mesures dans ses jugements. »
Les *Nouvelles de Chrétienté ajoutent :* « Il n'est pas question cependant, comme le font les prétendus modérés, de mettre tout le monde dans le même sac. » Il y a une grande différence entre les détenteurs de la prépotence, qui sont en même temps les agents de la non-résistance au communisme, et d'autre part les victimes de cette prépotence arbitraire.
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Annexe V
### L'article de « La Croix » du 24 juin 1964
Rien n'est jamais fini ; la vérité à peine conquise reste à défendre jour après jour. Les *Informations catholiques internationales* avaient reconnu le 15 juin 1964 l'essentiel de la vérité sur « Pax » : non un mouvement progressiste, mais un organisme strictement articulé de l'appareil policier, agissant non pas en Pologne seulement, mais aussi hors de Pologne, et spécialement en France. Moins de dix jours plus tard, un article inattendu du P. Wenger dans *La Croix* essaie de tout remettre en question. A nouveau « Pax » y est présenté comme limitant son activité à la Pologne à nouveau, l'action en France est dissimulée. Et « Pax » est défini comme « *un mouvement de catholiques polonais subventionné par le gouvernement de ce pays et au service de sa politique* »*.*
Une fois de plus le P. Wenger se met ainsi en contradiction manifeste avec la Note du Saint-Siège à laquelle il prétend faire écho. Il situe sur le plan de la *politique polonaise* une affaire qui est tout à la fois une affaire religieuse internationale et une affaire d'espionnage soviétique.
L'article du P. Wenger est intitulé : « *Remous autour de Pax *». Les « remous » ne sont pas finis, il ne font que commencer, si *La Croix* elle aussi se met maintenant à dissimuler la vérité sur cette affaire. Voici le texte intégral de cet article. Les notes en bas de page sont de nous, pour souligner au passage quelques-unes des anomalies et des contre-vérités les plus flagrantes.
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#### Remous autour de Pax
Depuis des semaines et des mois, la presse catholique, et celle qui ne l'est pas, parle de « Pax » mouvement de catholiques polonais subventionné par le gouvernement de ce pays et au service de sa politique ([^102]).
L'origine du mouvement d'opinion en France autour de « Pax », a été la divulgation d'un rapport confidentiel du cardinal Wyszynski transmis aux évêques français au nom de la Secrétairerie d'État ([^103]). Dans ce document, le primat de Pologne stigmatise « Pax » comme un organisme au service du communisme et met, en conséquence, en garde contre ses agissements les catholiques étrangers qui risquent d'être trompés sur la véritable nature du mouvement.
Le rapport du cardinal Wyszynski était confidentiel. Il était destiné uniquement aux évêques. Les milieux qui ont pris l'initiative de le rendre public l'ont fait à des fins polémiques que nous ne pouvons que blâmer ([^104]).
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Dans ce document, le cardinal parle en conclusion des *Informations catholiques internationales.* Celles-ci se sont expliquées sur ce point dans le numéro du 1^er^ mai 1964, aux Journées de Lyon (30-31 mai), et à nouveau dans le dernier numéro, du 15 juin 1964. Après ces explications, aucun malentendu n'est plus possible sur ce point ([^105]). La Secrétairerie d'État a d'ailleurs envoyé aux *Informations catholiques internationales*, à l'occasion des Journées de Lyon, un télégramme d'une confiante bienveillance ([^106]).
Depuis, *la France catholique* du 5 juin a publié le rapport du cardinal Wyszynski, les lettres du cardinal Feltin et du cardinal Wyszynski à M. Georges Hourdin et l'éditorial paru dans les *I.C.I.* du 1^er^ mai. *Le Monde* du 18 juin 1964 a présenté un dossier chronologique sur la querelle.
Vouée à l'actualité et à l'information quotidienne, *la Croix* a parlé de la querelle faite aux I.C.I. à propos de « Pax » à l'occasion des manifestations de Passy (26 février), de Notre-Dame de Liesse (lundi de Pentecôte), et des tentatives de Lyon (31 mai), et de la salle Pleyel (1^er^ juin). Il est, d'ailleurs, question de *la Croix* et de son rédacteur en chef dans le document du cardinal Wyszynski qui mentionne les difficultés que nous avons eues avec les *Informations catholiques internationales* lorsque *la Croix* a publié une série d'articles sur la Pologne en février 1962. Ces articles dénonçaient les activités de « Pax » et signalaient leur danger.
243:86
Ces faits sont maintenant du domaine public. Chacun les a commentés à sa manière et je doute fort que la clarté en soit résultée dans les esprits sur toute cette querelle. Des coups durs et injustes ont été portés, qui ont fait souffrir beaucoup de personnes. Du moins est-il évident aujourd'hui que le mouvement « Pax » est dénoncé et réprouvé par l'Église. Cette œuvre de clarté était nécessaire ([^107]).
Touchant « Pax » l'attitude de *la Croix* a été invariable ([^108]). Dès le mois de mai 1957, quelque temps à peine après mon arrivée à *la Croix,* j'eus le bonheur et la chance de rencontrer le cardinal Wyszynski à Rome, il m'a éclairé une fois pour toutes sur la nature de « Pax » et sur ses activités ([^109]).
244:86
Le programme de « Pax » et des milieux progressistes (dont l'influence ne fut jamais très grande sur la masse des catholiques polonais), me disait alors le cardinal, aurait eu pour conséquence de livrer l'Église les mains liées au bon plaisir des marxistes.
En 1964, le gouvernement polonais attend de « Pax » le même service. Lui qui est pauvre met à la disposition du mouvement des moyens considérables pour atteindre ses fins et constituer une brèche dans l'Église catholique de Pologne. L'Église a compris le danger. Cela explique la vivacité de la riposte.
L'Église de Pologne ne peut survivre que si les évêques sont unis autour du cardinal, les prêtres autour de leurs évêques et les fidèles autour de leurs prêtres. C'est en fonction de ces données qu'il importe de juger l'attitude du cardinal et de la hiérarchie catholique en Pologne. Pour eux, chaque liberté est le fruit d'une conquête, aucune n'est une grâce du régime, Chaque jour nouveau est un don de Dieu et non une faveur des hommes. Le régime athée ne donne rien aux croyants, et ceux qui gouvernent la Pologne, aussi longtemps qu'ils seront marxistes, ne seront pas disposés à faire des faveurs à l'Église.
Il est dur, pour l'Église catholique en Pologne, de se débattre dans un réseau de mensonges ([^110]) sans pouvoir les démentir. Dans ces conditions, toute aide que leur apporte la presse catholique du monde libre est inappréciable. Plus la vérité sur la situation réelle de l'Église en Pologne sera connue, plus cette Église aura d'espoir de pouvoir respirer un peu dans le climat d'asphyxie spirituelle où l'on s'efforce de l'étouffer.
\[Fin de la reproduction de l'article du P. Wenger\]
Une dernière remarque, plus générale, sur cet article du P. Wenger. Il fait mine de s'aligner sur le Cardinal Wyszynski et sur l'Église « dénonçant et réprouvant Pax » : ce faisant, d'ailleurs, il minimise et déforme, comme on l'a vu, toute l'affaire.
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Mais d'autre part, le rôle des catholiques informés, compétents et responsables ne saurait se limiter à répéter ce qu'ont dit les évêques, ni à attendre qu'ils aient parlé pour s'opposer soi-même à une entreprise manifestement criminelle. S'il ne s'agit que d'attendre et de répéter, on peut faire l'économie d'un religieux rédacteur en chef.
Bien avant la Note du Saint-Siège, on savait clairement que « Pax » est un réseau policier et une officine d'espionnage soviétique cherchant à s'infiltrer dans l'Église. L'article de Fabrègues à la fin de 1956, le livre de Claude Naurois au début de 1957, avaient fait la lumière. La responsabilité de ceux qui, suffisamment informés dès 1956-1957, n'ont rien voulu savoir et rien voulu faire, est gravement engagée. On a laissé pourtant ce réseau d'espionnage soviétique poursuivre ses manœuvres au sein du catholicisme français. Il est manifeste que le peuple chrétien a été trahi.
En outre, ce n'est pas la compétence spécifique des évêques de détecter les réseaux d'espionnage soviétique. C'est d'abord la charge de l'État lui-même. Quand les dirigeants de « Pax » sont venus en 1954 faire leurs opérations en France, il appartenait aux services de sécurité de l'État, et au gouvernement qui les dirige, d'avertir les évêques. Chacun son métier.
Qu'un réseau d'espionnage soviétique ait été flairé par Fabrègues, publiquement dénoncé par Claude Naurois, c'est tout à leur honneur et le P. Wenger n'avait pas le droit de les priver de cet honneur qui leur est dû ; que ce réseau d'espionnage soviétique soit dénoncé par le Cardinal primat de Pologne essayant héroïquement -- et souvent sans grand succès -- d'avertir du danger ses frères d'Occident, cela lui vaut notre filiale reconnaissance. Mais enfin ce n'est normalement le métier ni d'un cardinal, ni de deux écrivains catholiques. Il y a eu des carences graves dans la défense du pays contre l'appareil communiste.
Et les tentatives « idéologiques » faites -- notamment par des catholiques -- pour discréditer ou énerver la nécessaire vigilance anti-communiste portent une lourde part de responsabilité dans ces carences.
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On n'a pas dit la vérité sur le communisme. Et puisqu'il est question de « La Croix » où donc, et quand, « La Croix » a-t-elle clairement informé ses lecteurs des méthodes policières de l'appareil communiste ? Où et quand a-t-elle expliqué que l'action « politique » du communisme est UNE ACTION DE TYPE ESSENTIELLEMENT CLANDESTIN ET POLICIER ?
On parle toujours d'autre chose, et même de choses utiles et nécessaires, des erreurs de la philosophie marxiste, de l'athéisme du communisme, de son matérialisme... Mais il existe suffisamment de témoignages qualifiés et convergents, il existe suffisamment d'études sociologiques sérieuses sur les méthodes policières de l'appareil communiste : ne jamais en parler à ses lecteurs (fût-ce pour le bon motif de faire un « black-out complet » sur les travaux de la revue « Itinéraires »), c'est les laisser désarmés en face d'un péril omniprésent et sans cesse à l'œuvre.
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Annexe VI
### Ce qui était confidentiel
Concernant le caractère « confidentiel » de la Note du Saint-Siège sur le groupement Pax*,* on a répandu quelques contrevérités : leur analyse importe à la compréhension exacte de l'affaire, et des étonnants ressorts que l'espionnage soviétique a pu faire jouer au sein même du catholicisme français.
Le P. Wenger, dans son article, intégralement cité plus haut ([^111]), de *La Croix* du 24 juin 1964, assure que ce document « *était destiné uniquement aux évêques* »*.*
Cela peut s'entendre en deux sens.
L'un est vrai et l'autre est faux.
Le CONTENU de ce document n'était tout de même pas destiné uniquement à enrichir les archives épiscopales pour les historiens du XXI^e^ siècle.
L'intention évidente du document n'était pas que *seuls* les évêques français sachent la vérité sur « Pax » et que simultanément le public catholique continue à être berné, trompé, trahi.
La Note du Saint-Siège fut transmise à ses destinataires le 6 juin 1963. Rien n'en transpira, pas même son existence, jusqu'aux environs de la fin de l'automne. Tout se passait comme si ce que l'on tenait pour *confidentiel* était la vérité sur « Pax », la mise en garde contre « Pax », la révélation que « Pax » est une officine des services secrets soviétiques.
De ce silence, de cette inaction, certains ont voulu donner l'explication suivante :
-- *On ne pouvait rien dire : il convenait d'éviter d'éventuelles représailles communistes contre le Cardinal Wyszynski.*
248:86
Mais précisément : rien n'obligeait à dire que le Cardinal Wyszynski était l'auteur du rapport sur « Pax ». La Secrétairerie d'État avait pris ce rapport à son compte. On pouvait démasquer « Pax » en France sans même parler d'une Note du Saint-Siège et en tous cas sans parler du Cardinal Wyszynski. L'autorité épiscopale française y suffisait (soit l'autorité épiscopale telle qu'on la définit traditionnellement, soit à plus forte raison l'autorité épiscopale telle que la définit aujourd'hui cet « épiscopalisme collégial » qui est si fort en vogue).
Il n'était aucunement nécessaire de divulguer la responsabilité personnelle du Cardinal Wyszynski en cette affaire.
\*\*\*
Mais qu'est-ce donc exactement qui était *confidentiel ?*
Une seule chose : le rôle personnel du Cardinal Wyszynski dans la rédaction du rapport.
La mention « confidentiel » figurait sur *la lettre de transmission* envoyée par le Secrétariat de l'épiscopat français.
Elle ne figurait pas sur la *Note transmise.*
Et l'on comprend fort bien pourquoi.
C'est la lettre de transmission, et *elle seule,* qui mentionnait le Cardinal Wyszynski comme « auteur de ce rapport ».
Dans le rapport lui-même, c'est-à-dire dans le texte même de la Note du Saint-Siège sur le groupement « Pax » rien ne laissait supposer que le Cardinal Wyszynski en fût l'auteur. On y parlait de lui plusieurs fois : mais toujours à la 3^e^ personne. « Les années de réclusion du Cardinal Wyszynski... » ; « la libération du Cardinal Wyszynski... » ; « la presse de *Pax* insinue que le Cardinal Wyszynski et l'épiscopat polonais... » ; « le Cardinal Wyszynski est particulièrement visé... » ; etc.
A s'en tenir au seul texte de la Note elle-même, rien ne laisse paraître qu'elle émane du Cardinal Wyszynski ou de l'épiscopat polonais : le texte tel qu'il est rédigé ne compromet ni n'expose en rien la hiérarchie polonaise.
A partir de janvier 1964 commencent à se produire des allusions publiques à l'existence de ce document et à son contenu : mais ces allusions, pour précises et détaillées qu'elles soient, parlent d'une Note *du Saint-Siège :* les extraits qui en sont publiés ici et là sont des extraits de la Note elle-même. Le point *confidentiel,* à savoir que le Cardinal Wyszynski est personnellement l'auteur du rapport sur « Pax », n'est pas divulgué.
\*\*\*
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Quand donc et comment l'a-t-il été ?
La première mention est dans la lettre que Georges Hourdin réclame et obtient du Cardinal Feltin, le 25 janvier 1964. Cette lettre comporte la phrase : « Le Cardinal Wyszynski, il y a quelque temps, nous a mis en garde discrètement, par la Secrétairerie d'État... » (on remarquera qu'il est dit, comme on le voit : *discrètement* et non pas confidentiellement.)
La lettre que Georges Hourdin obtient semblablement, le 29 janvier 1964, du président de la Commission épiscopale de l'information, parle elle aussi du Cardinal Wyszynski, mais d'une manière beaucoup plus vague.
Toutefois ces deux lettres ne seront publiées par les I.C.I. que dans leur numéro du 15 mars 1964. Ce ne sont pas elles qui ont rendu public le point confidentiel.
\*\*\*
Dans *Le Monde* du 28 février 1964, on avait déjà lu, à propos des manifestations contre Georges Hourdin à Notre-Dame de Grâce de Passy :
Les manifestants appuyaient leur démonstration en présentant comme une condamnation romaine une Note confidentielle de l'épiscopat polonais transmise à l'épiscopat français sur la Secrétairerie d'État.
Précieux point de repère.
Ainsi donc, encore à la date du 28 février 1964, *Le Monde,* enregistre que les adversaires des I.C.I. parlent d'un document ROMAIN (et non pas POLONAIS) ; et c'est *Le Monde* qui prétend rectifier, c'est *Le Monde* qui assure que CE QU'ILS PRÉSENTENT COMME une condamnation ROMAINE est en réalité une Note confidentielle de l'épiscopat POLONAIS.
On aimerait savoir qui a pris la responsabilité de donner au *Monde* cette précision, encore vague mais terriblement dangereuse pour l'épiscopat polonais précisément. Car ce n'est évidemment pas *Le Monde* lui-même qui a pu l'inventer de son propre chef.
250:86
Cependant les informations du *Monde* étant fort loin de faire autorité en matière religieuse, cette divulgation (encore vague) était peut-être sans gravité réelle.
\*\*\*
A la même date, 28 février, un quotidien du soir nommé *Paris-Presse* déclarait tenir du Secrétariat (français) à l'information religieuse la précision suivante :
L'épiscopat polonais a demandé que le mouvement *Pax* ne soit pas présenté aux catholiques d'une façon favorable...
Les informations religieuses de *Paris-Presse* font encore moins autorité que celles du *Monde.* Et de toutes façons, le Cardinal Wyszynski n'était pas nommé.
\*\*\*
C'est par *La Croix* qu'il l'a été : par *La Croix* datée du 29 février 1964.
Il est nommé gratuitement, inutilement, mais il l'est.
Et il l'est dans ce que *La Croix* présente comme une « mise au point » mûrie et méditée.
*La Croix* déclarait en effet avoir « jugé préférable de ne point faire immédiatement état » des incidents de Passy. Elle avait pris le temps de la réflexion, et apparemment le temps d'une information à bonne source, avant de publier cette « mise au point » qui disait notamment :
Les incidents ont été provoqués par des manifestants pour la plupart d'origine polonaise. Ceux-ci reprochaient aux « Informations catholiques internationales » leur attitude envers le mouvement « Pax » et avaient voulu lire « un document de la Secrétairerie d'État ». *Il s'agit d'un rapport du Cardinal Wyszynski, archevêque de Varsovie, daté de juin 1963,* sévère pour ce mouvement et regrettant l'audience qu'il trouve à l'étranger. Ce texte a été remis à la Secrétairerie d'État et *transmis confidentiellement* à l'épiscopat français.
251:86
C'est nous qui soulignons la phrase essentielle : *il s'agit d'un rapport du Cardinal Wyszynski, archevêque de Varsovie ;* ainsi que la mention : *transmis confidentiellement.*
Les inexactitudes de ce texte sautent aux yeux.
Les manifestants n'étaient pas « *pour la plupart* d'origine polonaise » (*Le Monde* lui-même n'était pas allé aussi loin dans l'affabulation ; il avait dit seulement : « un groupe de personnes *partiellement* composé d'émigrés polonais »). Ultérieurement *La Croix,* avec autant de bonheur, attribuera les manifestations contre les I.C.I. non plus à des Polonais, mais au groupe *Action-Fatima...*
Le rapport du Cardinal Wyszynski n'était pas « daté de juin 1963 » (juin 1963 étant seulement la date de transmission par le Secrétariat de l'épiscopat).
Malgré ces inexactitudes, il faut bien constater, qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, que les informations religieuses de *La Croix* font autorité auprès d'un très vaste public qui a perdu le plus élémentaire sens critique.
En raison de cette autorité morale dont jouit *La Croix*, après cette « mise au point » du 29 février la révélation que le rapport sur « Pax » avait pour auteur le Cardinal Wyszynski *était dès lors effective et irréversible.*
C'est le numéro de *La Croix* daté du 29 février (et paru le 28) qui, de manière « qualifiée » et « autorisée », a rendu *irréparablement publique cette précision confidentielle.*
\*\*\*
A partir de ce moment, plus rien ne s'opposait à une publication intégrale de la Note du Saint-Siège, puisque le point véritablement et gravement confidentiel avait été révélé par *La Croix.*
Jusque là, une publication intégrale du document était malaisée et risquait de demeurer sans portée : car la Note elle-même n'était, à elle seule, ni datée ni authentifiée. Elle était authentifiée et datée seulement par la lettre de transmission, lettre confidentielle parce qu'elle mettait en cause le Cardinal Wyszynski.
Sans le savoir *La Croix,* par sa révélation, levait l'obstacle et donnait le feu vert pour une publication intégrale : puisque *La Croix* avait divulgué la seule chose qu'il importait véritablement de garder secrète.
\*\*\*
252:86
On remarquera que *La Croix*, en cette affaire, a tenu pour confidentiel ce qui ne l'était pas : les révélations sur « Pax » ; et qu'elle a tenu pour non-confidentiel cela seulement qui l'était le nom de l'auteur du rapport.
Par la suite *La Croix* n'a jamais manqué de souligner et de mettre en cause la responsabilité du Cardinal Wyszynski ; mais elle s'abstiendra toujours de donner le texte lui-même, ou une analyse détaillée de ce texte.
*La Croix* s'est donc comportée comme s'il n'y avait AUCUN INCONVÉNIENT à divulguer le nom de l'auteur du rapport, comme si cela N'ÉTAIT PAS « CONFIDENTIEL » ; et comme si, en revanche, LE SECRET devait être jalousement gardé au sujet des accusations précises portées contre « Pax ».
La mention « confidentiel », telle qu'en fait l'a comprise *La Croix*, couvrait et protégeait « Pax », mais ne couvrait ni ne protégeait le Cardinal Wyszynski.
\*\*\*
On peut, dans cette perspective et à ce point de vue, relire tous les textes de *La Croix* et tous ceux des I.C.I. depuis le début. Ils ont un point commun : bien mettre en lumière LE NOM DE L'AUTEUR du rapport sur « Pax », laisser plus ou moins dans l'ombre LE CONTENU PRÉCIS de ce même rapport.
Et encore le 24 juin 1964, le P. Wenger écrivait tranquillement (relisons) :
Dès le mois de mai 1957, quelque temps à peine après mon arrivée à « La Croix », j'eus le bonheur et la chance de rencontrer le Cardinal Wyszynski à Rome : il m'a éclairé une fois pour toutes sur la nature de « Pax » et sur ses activités.
Il est donc proclamé et répété que c'est bien le Cardinal Wyszynski l'accusateur de « Pax » et qu'il l'est même en d'autres occasions ; en revanche on ne trouve jamais sous la plume du P. Wenger ou dans les colonnes de son journal la nature exacte des accusations que le Cardinal Wyszynski porte contre « Pax ».
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Contre « Pax », le P. Wenger aurait pu citer d'autres sources documentaires ; il aurait pu citer les déclarations de Piasecki lui-même ; il aurait pu citer le livre décisif de Claude Naurois ; il avait mille manières de *dire la vérité sur* « Pax » sans, à aucun moment, *prononcer le nom du Cardinal Wyszynski.*
Au contraire : il a mis en cause, avec une insistance répétée, la responsabilité personnelle du Cardinal Wyszynski ; et il a, partiellement mais très largement, tantôt dissimulé et tantôt contredit le contenu précis de ce qu'il tient à appeler publiquement « le rapport du Cardinal Wyszynski », « le document du Cardinal Wyszynski ».
Il est littéralement stupéfiant de faire une telle constatation.
Mais c'est une constatation bien établie.
Cela est de l'ordre du fait et non pas de l'ordre de d'interprétation.
Le P. Wenger s'expliquera là-dessus s'il le désire.
Mais, avant toute explication ou interprétation, il y a le fait lui-même. *Scripta manent*.
Il y a l'article du P. Wenger dans le numéro de La Croix daté des 19 et 20 mai 1964 ; et son article du numéro de La Croix daté du 24 juin 1964.
Qu'on les relise donc. Quiconque les relira fera la même constatation, la même stupéfiante constatation.
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Annexe VII
### La lettre de Trotski
Quelque lecteur demandera peut-être :
-- Mais enfin, le groupement « Pax » de Boleslaw Piasecki dépend-il du Parti communiste polonais *ou bien* de la police polonaise *ou bien* des services secrets soviétiques ?
Une telle question manifeste précisément une méconnaissance radicale de LA NATURE ESSENTIELLEMENT POLICIÈRE ET CLANDESTINE DES MÉTHODES COMMUNISTES D'ORGANISATION.
Si l'on ignore les *réalités sociologiques* du communisme, c'est parce qu'au sujet du communisme on parle ordinairement de tout, sauf :
*a*) des « principes d'organisation » du Parti, formulés par Lénine en 1904 et strictement mis en œuvre depuis lors, partout et toujours, dans tout l'appareil communiste ;
*b*) de l'impératif de Lénine : « *Tout bon communiste doit être un bon tchékiste* » *--* la « Tchéka » étant le premier nom de la police politique du communisme soviétique ;
*c*) de l'article 126 -- correctement compris -- de la Constitution soviétique ;
*d*) de la lettre de Trotski au Procureur général de la République mexicaine.
Parlant de tout sauf de cela, on ignore en conséquence que l'organisation communiste repose universellement sur le système de l'IMBRICATION MUTUELLE DES NOYAUX DIRIGEANTS CLANDESTINS.
Trotski avait contribué à mettre sur pied ce système avant d'en être la victime. Se sachant menacé, condamné, ayant déjà échappé de justesse à un attentat, il écrivit au Procureur général du Mexique (où il était réfugié) une lettre qui est une sorte de testament, où il donne la clé qui permet de comprendre le fonctionnement de l'appareil communiste. Trois mois après avoir écrit cette lettre, il était assassiné par les agents soviétiques.
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Cette lettre de Trotski en date du 30 mai 1940 a été publiée notamment dans le livre de Julian Gorkin et Sanchez Salazar *Ainsi fut assassiné Trotski* (Éditions Self, Paris 1948).
Le langage de Trotski est celui qui avait cours dans le communisme avant la seconde guerre mondiale. Nous donnons en note la « traduction » des mots ou des expressions qui ne sont plus employées aujourd'hui :
« Le schéma général de l'organisation étrangère du Guépéou ([^112]) est le suivant :
« Au Comité central de chaque section du Komintern ([^113]) se trouve un chef responsable du Guépéou dans le pays en question.
« Généralement sa qualité de représentant du Guépéou n'est connue que du Secrétaire du Parti et d'un ou deux membres du Comité central. Les autres ont uniquement la possibilité de deviner la position exceptionnelle de la personne en question (...).
« En sa qualité de membre du Comité central, le représentant national du Guépéou a la possibilité d'approcher tous les membres du Parti, d'étudier leur caractère, de les choisir en vue de certaines tâches déterminées, et peu à peu de les gagner au travail d'espionnage et de terrorisme, en en appelant à leur sentiment du devoir envers le Parti ou tout simplement en les subornant. »
256:86
Cette lettre de Trotski devrait être commentée *au début* de toute « étude » du communisme. C'est le témoignage le plus qualifié que l'on possède : mais ce n'est pas le seul.
On se reportera au témoignage du chef communiste Douglas Hyde, dans son livre *I believed,* paru à Londres en 1951 ; à défaut du texte anglais original, on aura recours à la traduction française, publiée en 1962 par Le Centurion (Bonne Presse) sous le titre. *J'ai été communiste,* avec une préface du P. Jean-Yves Calvez. Le préfacier a surtout souligné l'itinéraire psychologique et intellectuel qui a conduit ce chef communiste jusqu'à sa conversion au catholicisme : et en effet le livre, sous ce rapport, est aussi émouvant qu'instructif. Mais il contient également de précieuses indications -- encore qu'assez discrètes parfois, fort nettes cependant -- sur la nature essentiellement policière et clandestine de l'organisation communiste. L'ouvrage de Douglas Hyde, de préférence en anglais, faute de mieux dans la traduction française, devrait être un livre d'étude parfaitement classique et usuel pour tous ceux qui veulent apprendre à connaître le communisme tel qu'il est.
Non tel qu'il se présente dans sa propagande, mais tel qu'il est dans sa réalité vécue.
Ceux qui connaissent seulement « le marxisme » ne peuvent rien comprendre à l'affaire Pax ni à l'ACTION RÉELLE que mène le communisme à leur porte, ou *à l'intérieur* de leurs associations professionnelles, syndicales, culturelles, civiques et religieuses.
Seulement, s'ils ne comprennent rien à cette action du communisme, *ils sont coupables*, car les moyens de savoir et de comprendre existent aujourd'hui.
Ils n'existaient guère en 1937, et pourtant à cette époque le Successeur de Pierre, défenseur suprême des peuples écrasés ou menacés par la barbarie totalitaire du communisme, lançait en temps utile les avertissements circonstanciés et précis de l'Encyclique *Divini Redemptoris* ([^114])*,* et notamment celui-ci (§ 57).
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« *Sous des étiquettes qui ne mentionnent même pas le communisme, ils* (les communistes) *fondent des associations, ils éditent des périodiques qui ont pour but unique d'implanter leurs erreurs dans les milieux où, sans cela, ils ne pourraient absolument pas pénétrer ; et même maintes fois, ils travaillent de toutes leurs forces à s'infiltrer perfidement dans des associations catholiques.* »
Ce n'est pas en « étudiant » seulement « le marxisme » et ce n'est pas en considérant le Parti communiste comme s'il était une académie de philosophes marxistes, que l'on pourra comprendre cette pénétration CLANDESTINE et y faire obstacle. Cette pénétration clandestine, déjà dénoncée en 1937 par l'Encyclique *Divini Redemptoris,* relève d'une action DE TYPE POLICIER dont l'affaire Pax révèle une fois de plus l'existence et la terrible efficacité.
258:86
Annexe VIII
### L'horreur absolue : des erreurs du marxisme aux crimes du communisme
Cet homme, Boleslaw Piasecki, que l'on nous a présenté pendant des années comme un penseur catholique, et qui est un espion soviétique, il fallait de toute nécessité le démasquer. Mais qu'il soit lui-même une *victime* du communisme n'est guère douteux. Atrocement victime, comme le sont ou le deviennent tous les agents du communisme, et un jour ou l'autre les chefs eux-mêmes.
Piasecki démasqué se trouve très probablement, de ce fait, promis maintenant à la liquidation. Et l'appareil communiste recommencera, *avec d'autres,* à nouer les mêmes trames et les mêmes machinations, peut-être Piasecki disparaîtra-t-il sans laisser de traces, peut-être ne saurons-nous jamais avec précision ce que fut sa vie traquée d'instrument manipulé par les services soviétiques avec une abominable cruauté.
Un passage du livre de *Pierre Lenert* semble n'avoir pas retenu l'attention (page 82) :
*A l'abri de la déstalinisation, ses adversaires politiques, ou personnels, ont procédé à des règlements de compte fréquents dans* « *le milieu* » *mais dont l'horreur fait frémir. L'assassinat mystérieux de son fils, au centre de Varsovie, dans le voisinage immédiat du tribunal et du siège de la police secrète qui n'a jamais retrouvé les coupables, fut un coup dont M. Piasecki n'a pu se relever.*
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José de Broucker, dans son livre (page 70) mentionne simplement « l'enquête qui se poursuit sur le meurtre mystérieux de son fils en 1956 ». Le flegme de José de Broucker est impressionnant. Mais nous savons assez que s'il existait fût-ce une seule chance sur dix mille pour que le fils de Piasecki ait été assassiné par d'infâmes « anti-communistes », José de Broucker et les I.C.I. auraient mis en scène les lamentations indignées dont ils ne sont pas avares en pareil cas. Comme il s'agit d'un assassinat communiste, il est rapporté incidemment, et José de Broucker s'en détourne sur la pointe des pieds.
Quand on connaît les mœurs ordinaires de l'appareil soviétique, on comprend aussitôt que le fils de Piasecki a été très probablement assassiné par la police secrète elle-même, et que cela fait partie des représailles et chantages affreux par lesquels cet appareil « contrôle » et éventuellement « reprend en main » ses agents.
Il n'est pas normal en effet que, jouant le jeu qu'il jouait, Piasecki se soit affiché comme « stalinien » au moment de la « déstalinisation » de 1956. Il aurait pu au contraire trouver dans cette soi-disant « évolution libérale » un argument et une facilité pour ses entreprises dans l'Église. Mais il n'était pas libre.
Si l'on se souvient des circonstances de 1956, on peut retrouver une mesure exacte de ce que fut la « déstalinisation » à cette époque. Le « rapport Krouchtchev » sur les crimes de Staline était un document confidentiel, visant non point à relâcher la domination du communisme sur les peuples qu'il a réduits en esclavage, mais seulement à établir plus de sécurité réciproque dans les relations entre les dirigeants du Parti. Ceux qui tombaient en disgrâce sous Staline étaient du même coup envoyés à la mort. Krouchtchev voulut inaugurer des mœurs plus libérales *dans les relations entre membres de la caste dirigeante.* Malenkov, Molotov et consorts ne furent ni condamnés ni exécutés. Les divergences entre dirigeants doivent désormais se régler d'une manière moins automatiquement inhumaine. C'est une assurance mutuelle de sécurité que Krouchtchev a voulu instaurer *au sommet,* à un moment où personne n'était sûr du lendemain, la mort de Staline ayant ouvert la voie à une longue période de compétitions et rivalités douteuses à l'intérieur des organismes dirigeants du communisme.
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Telle était la « déstalinisation », fort limitée dans son dessein initial. La divulgation -- par les services américains -- du « rapport Krouchtchev » fit que la « déstalinisation » échappa au contrôle de ceux qui l'avaient inaugurée. Dans les soi-disant « démocraties populaires », c'est-à-dire dans les pays d'Europe orientale soumis au colonialisme soviétique, l'espoir toujours sous-jacent d'une libération fit une brusque explosion, principalement en Pologne et en Hongrie.
En Hongrie, ce fut l'insurrection ouverte, appuyée par des communistes hongrois, Nagy en tête, et aussitôt soutenue par le peuple entier, réclamant l'indépendance nationale et proclamant la neutralité internationale de la Hongrie. L'Armée rouge écrasa cette révolte dans le sang.
En Pologne, Krouchtchev manœuvra pour limiter sans violence apparente une « déstalinisation » qu'il n'avait aucunement le dessein d'étendre aux nations captives d'Europe. Ce fut l'opération Gomulka.
A cette époque donc, les services soviétiques s'opposent en Pologne à une « déstalinisation » qui menace directement le système soviétique de domination. Ce n'est point par « conviction idéologique » que Piasecki prend une position « stalinienne ». C'est parce que les services soviétiques ont mobilisé tous leurs agents pour freiner la vague « libérale » des peuples opprimés ([^115]).
Il est extrêmement probable que la position dite « stalinienne » de Piasecki en 1956 lui fut imposée par la contrainte la plus violente. C'est l'hypothèse la plus plausible concernant l'assassinat de son fils.
\*\*\*
Mais tout cela est un univers inconnu pour ceux qui se cantonnent dans l'étude théorique du « marxisme » et ne savent rien de l'histoire concrète du communisme.
261:86
L'histoire du communisme est pleine d'épisodes semblables ou analogues depuis un demi-siècle. Épisodes sur lesquels tous les José de Broucker font le silence.
\*\*\*
Le communisme « *intrinsèquement pervers* »*,* ce n'est point « le marxisme » ni son « athéisme ». Ce n'est point seulement une perversité théorique, philosophique, idéologique. Le *Manifeste du Parti communiste* de Marx et Engels est de 1848 ([^116]). L'Église n'aurait point attendu un siècle presque entier pour le déclarer « intrinsèquement pervers » si c'était lui qui était EXACTEMENT visé. Que le *Manifeste communiste* contienne à peu près toutes les idées les plus radicalement erronées et nuisibles du communisme soviétique, ce n'est pas nous qui allons le nier. Mais enfin le *Manifeste communiste* si condamnable soit-il, ne contenait pas NÉCESSAIREMENT la personnalité et l'action de Lénine. Ceux qui ne veulent voir, dans le communisme, que « le marxisme » procèdent à la *suppression arbitraire de Lénine et du léninisme* dans leur « étude » des réalités communistes.
Lénine était marxiste, c'est entendu. Mais le développement pratique qu'il a donné au « marxisme » n'était pas déterminé d'avance. D'autres ont développé « le marxisme » dans d'autres directions. De toutes façons, c'est une matière à discussions pour les philosophes. On peut étudier en mille thèses savantes dans quelle mesure les œuvres de Marx et d'Engels contenaient ou non en germe les « principes d'organisation » de Lénine et son impératif : « tout bon communiste doit être un bon tchékiste ». Mais FAIRE ABSTRACTION DE LA PRATIQUE LÉNINISTE dans l'étude du communisme, et ne vouloir connaître que « le marxisme », c'est une dangereuse absurdité.
Et l'on peut en dire autant de Staline.
Staline était « marxiste-léniniste », de la même manière que Lénine était « marxiste ». MAIS FAIRE ABSTRACTION DU LÉNINOSTALINISME dans l'étude de la genèse et de la nature du communisme, c'est une absurdité méthodologique et un irréalisme effarant.
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262:86
Toujours est-il que l'Église, à notre connaissance, n'a point dit :
Le « marxisme » (ou : l' « athéisme marxiste ») est intrinsèquement pervers.
L'Église n'a cessé d'affronter depuis deux mille ans toute sorte d'athéismes et de barbaries. Elle en a dénoncé la « perversité ». Mais c'est le *communisme* qu'elle a déclaré « intrinsèquement pervers » et c'est en 1937 qu'elle l'a fait. Elle n'a pas prononcé cet avertissement au cours d'un débat théorique contre « le matérialisme » fût-il « dialectique ». Et ce n'est pas contre une académie de philosophes marxistes qu'elle s'est dressée. Le texte et le contexte de l'Encyclique *Divini Redemptoris* montrent que l'Église visait *la réalité vivante, pratique, sociale du communisme.* Le texte et le contexte montrent qu'elle visait *l'appareil sociologique, les institutions, le régime, les actes, les mœurs* du communisme. L'Encyclique n'est pas dirigée contre « la doctrine marxiste » : elle y consacre six paragraphes, -- 6 sur 81 !
Le P. Jean-Yves Calvez a senti cela, mais il l'a senti *en creux,* et sans apparemment en découvrir la raison. Les pages 583 à 589 de son ouvrage sur *La pensée de Karl Marx* (Éditions du Seuil, 1956) montrent, au plan « doctrinal » sa déception devant l'Encyclique : « *Plusieurs des thèses maîtresses* (du marxisme) *n'ont pas été serrées de près par l'Encyclique* » « *en particulier la dialectique de forme marxiste* »*.* Mais le P. Calvez ne s'est pas avisé qu'une Encyclique de 81 paragraphes, si elle n'en consacre que 6 au « marxisme » c'est que précisément elle n'a pas « le marxisme » pour objet spécifique ; elle n'a pas pour objet *une* « *doctrine* »*.* Elle a pour objet un fruit particulier, concret, nettement déterminé de cette doctrine ; elle a pour objet LE COMMUNISME dans sa réalité sociale et dans son organisation pratique. Et si l'Encyclique prononce (ou plutôt rappelle) une condamnation « doctrinale » cela ne veut pas dire que cette condamnation porte nécessairement, uniquement ou principalement sur une « doctrine ». De même que, si l'Église condamne le communisme pour des raisons religieuses, cela ne veut pas dire qu'elle condamne seulement les *idées religieuses* (les idées en matière de religion) du communisme.
263:86
Et c'est pourquoi Pie XII a été conduit à préciser explicitement que l'Église, pour des motifs *religieux*, condamne le régime *social* du communisme.
C'est notamment là-dessus que la revue *Itinéraires*, depuis des années, s'efforce d'attirer l'attention de tous ceux qui déclarent : « L'Église a condamné le matérialisme théorique du marxisme et se hâtent aussitôt de tourner là page, comme s'ils avaient par là tout dit sur le communisme.
\*\*\*
Bien entendu, le « matérialisme théorique du marxisme » est « condamné » par l'Église. Mais la RÉALISATION PRATIQUE qui s'appelle LE COMMUNISME est intrinsèquement perverse. Radicalement erroné dans sa « doctrine » le communisme est, *dans ses actes,* l'horreur absolue : dans les actes de son organisation, dans le système concret de son appareil policier.
La « déstalinisation », accomplie par *des staliniens* et constamment selon des *méthodes staliniennes,* n'a rien changé d'essentiel au fonctionnement abominable de l'appareil communiste. On peut disserter à perte de vue sur « le marxisme » de Marx et Engels sans jamais apercevoir, rencontrer ni faire connaître les RÉALITÉS communistes : les « principes d'organisation » du Parti, l'article 126 de la Constitution soviétique, la lettre de Trotski au Procureur général du Mexique et la somme considérable de témoignages qualifiés attestant comment, partout et toujours, l'appareil communiste met en œuvre la devise infernale de Lénine : « *Tout bon communiste doit être un bon tchékiste* ».
Il est assurément très utile de savoir en quoi consistent LES ERREURS DU MARXISME.
Mais il serait temps, tout de même, que les catholiques -- et d'abord ceux qui dirigent les journaux et les organisations -- commencent à savoir aussi en quoi consistent et comment se perpètrent systématiquement LES CRIMES DU COMMUNISME.
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### La propagande des I.C.I.
En Belgique, c'est *L'Osservatore romano* qui diffuse les *Informations catholiques internationales*.
Nous avons sous les yeux une carte de propagande éditée par L'Osservatore romano et diffusée en Belgique et au Luxembourg par la poste.
Elle porte au recto la mention de l'éditeur-expéditeur :
L'OSSERVATORE ROMANO. Hebdomadaire en langue française du Vatican. 8, avenue de la Bergerie, Bruxelles 20.
Au verso, elle recommande l'édition hebdomadaire de *L'Osservatore romano* en langue française.
Puis elle ajoute :
« Nous acceptons également des abonnements pour... »
Qui, « nous » ?
*L'Osservatore romano*, hebdomadaire en langue française du Vatican, 8, avenue de la Bergerie, Bruxelles. Il n'y a aucune autre adresse, aucune autre signature.
On est invité, au compte de chèques postaux de *L'Osservatore romano* à Bruxelles, à souscrire des abonnements aux... *Informations catholiques internationales *!
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En effet, l'annonce est ainsi rédigée :
Nous acceptons également les abonnements pour :
-- *L'Osservatore romano*, quotidien en italien.
-- *L'Osservatore della domenica*, en italien.
-- *La Civiltà cattolica, Roma.*
*-- Acta apostolicae sedis*.
*-- Latinitas*.
*-- La Vie catholique illustrée*, Paris.
-- *Télérama*, Paris.
-- INFORMATIONS CATHOLIQUES INTERNATIONALES, Paris.
-- *Croissance des jeunes nations*, Paris.
-- *Ecclesia*, lectures chrétiennes, Paris.
-- *La Croix*, quotidien catholique d'information, Paris.
Par un ironique « hasard » typographique, sur cette liste de 11 titres, le titre des Informations catholiques internationales est le seul qui soit imprimé en gras.
On remarquera d'autre part que sur ces 11 titres, il y en a quatre qui appartiennent au groupe Hourdin.
L'exemplaire de cette carte de propagande que nous avons sous les yeux a été posté à Bruxelles le 3 juillet 1964 (date du cachet de la poste).
Ainsi l'autorité morale de *L'Osservatore romano* est commercialement utilisée à couvrir la propagande des I.C.I.
Car il ne s'agit pas d'une librairie ou d'une agence assurant l'abonnement à divers journaux.
Il s'agit des bureaux qui se présentent comme étant les bureaux de *L'Osservatore romano* à Bruxelles.
C'est sous la firme de *L'Osservatore romano*, c'est à l'adresse de *L'Osservatore romano* à Bruxelles que l'on collecte et transmet des abonnements aux I.C.I.
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## Lettre aux amis d' « Itinéraires »
*D'abord savoir comment ils font.*
*D'abord connaître et comprendre les faits.*
*Dans l'actuel effort du communisme pour neutraliser ou subvertir les pensées, les institutions, les organisations chrétiennes, l'indispensable est d'abord de savoir et de comprendre exactement ce qui se passe, quels sont les faits, quels processus pratiques sont mis en œuvre.*
*C'est en tous cas le service que nous pouvons rendre à ceux qui veulent savoir et à ceux qui sont en mesure d'agir.*
*Notre responsabilité propre n'est, en aucun domaine une responsabilité de gouvernement, d'autorité, de jugement. Notre responsabilité propre est d'étude, d'information, de réflexion : tel est notre travail. A chacun ensuite, là où il est placé, d'en faire ce qu'il veut, ce qu'il peut, ce qu'il croit bon.*
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*Les* « *condamnations* » *lancées contre la* « *philosophie marxiste* »*, contre son* « *athéisme* »*, contre son* « *matérialisme théorique* » *sont sans doute utiles à leur niveau. Mais elles* ris*quent de n'être en fait que des condamnations platoniques, si l'on demeure simultanément mal averti des méthodes pratiques par lesquelles le communisme, soit ouvertement soit sous un masque, fait avancer ses entreprises dans les milieux chrétiens.*
*A l'intention de ceux qui sont désireux et capables de comprendre exactement les réalités actuelles, la revue* « *Itinéraires* » *édite deux suppléments :*
*-- *LE SCANDALE DE PARIS
-- L'AFFAIRE PAX EN FRANCE : L'ESPIONNAGE SOVIÉTIQUE DANS L'ÉGLISE.
*Ces deux suppléments ne seront pas automatiquement envoyés aux abonnés de la revue. Ils ne seront envoyés qu'à ceux, abonnés ou non, qui en feront la commande.*
*Je demande avec la plus grande insistance à tous nos amis de se procurer ces deux suppléments, de les faire lire autour d'eux, d'en organiser la diffusion.*
*Ces deux suppléments donnent les faits, les textes, les dates, et les analysent tels qu'ils sont.*
*Il est urgent et nécessaire de faire très largement connaître cette documentation.*
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*Si nos amis eux-mêmes ne le font pas, personne d'autre ne le fera, comme nous le montre une expérience bien établie. La communication et l'échange des idées ne se font pas spontanément, et la plupart de ceux qui se réclament du* « *dialogue* » *s'emploient surtout, comme on le voit, à dresser des barrières et à construire des monopoles à leur profit. Ce faisant ils privent ceux qui en ont besoin de connaître les vérités que nous faisons connaître, spécialement sur l'action du communisme et sur les formes* CONCRÈTES *de sa pénétration parmi les organisations chrétiennes.*
\*\*\*
*Ces barrières que l'on dresse pour empêcher l'échange et la communication des idées, il faut à tout prix les contourner, passer par-dessus ou par-dessous.*
*Une fois de plus, pour une raison grave et pressante, je demande cet effort à nos amis.*
*C'est* « *à la base* »*, c'est au sein des relations privées de personne à personne, c'est de proche, en proche et de prochain à prochain que vous réussirez une large diffusion de ces deux suppléments.*
*Vous y avez magnifiquement réussi d'autre fois. Vous y réussirez cette fois encore. Il le faut. Je le répète : c'est nécessaire, et c'est urgent.*
Jean MADIRAN.
============== fin du numéro 86.
[^1]: -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 79 de janvier 1964 : « Structures et techniques des sociétés de pensée dans le catholicisme ». (Un tiré à part de cet article est en vente au prix de 1 F. franco l'exemplaire.)
[^2]: -- (1). Fragment 796.
[^3]: -- (1). R.P. Rouquette, s.j. « *Études* » de juin 1956.
[^4]: -- (2). Exception faite, bien sûr, pour le surhomme qui, en une seule hypostase, conjoint le génie de saint Paul et celui de saint Jean (le « Seuil » dixit). Tout le monde aura compris qu'il s'agit du défunt Père Teilhard de Chardin, qui nous paraît illustrer avec une perfection inégalée les « falsæ doctrinæ ». Quant à l'effet œcuménique de son œuvre, outre les sèches remarques du très gauchiste pasteur Finet dans « Réforme », on se reportera aux bibliques invectives de J. Ellul, dans « Fausse présence au monde moderne » (Librairie protestante), sur le « scandale de l'épouvantable hérésie de Teilhard de Chardin » (textuel) (p. 182).
[^5]: -- (3). « Simples réflexions sur le décret du Saint Office « Lamentabili sane exitu » et sur l'Encyclique « Pascendi Dominici gregis ». Chez l'auteur, 1908, p. 21. Le malheur voulut pourtant qu'une autre lumière du Modernisme, Georges Tyrrell, reconnut dans le « Times » de septembre 1907 que la description du Modernisme dans « Pascendi » est si remarquablement fidèle qu'on pourrait se demander si elle n'est pas « l'œuvre d'un traître à l'orthodoxie » !...
[^6]: -- (4). « Certains jansénistes ont prétendu... » qu'on avait tronqué le texte afin de mieux condamner la proposition... (Quesnel) se plaint souvent qu'on ait forcé et falsifié sa pensée... Ils (Baïus et Quesnel) prétendent que les propositions condamnées, extraites soi-disant de leurs œuvres, ne s'y trouvent pas, et que l'on a forcé leur pensée pour les critiquer plus sûrement. » (G. Fourure, « Les châtiments divins -- Étude historique et doctrinale » Desclée et Cie, 1959, pp. 58 59 et 360
[^7]: -- (5). Merleau-Ponty, « Les sciences de l'homme et la phénoménologie », in « Année propédeutique », n° 1-2, p. 15.
[^8]: -- (6). V. ici J. Rahner (qui n'a rien de ce qu'on nomme « intégriste » !) in « Dangers dans le Catholicisme d'aujourd'hui » (Desclée De Brouwer, 1958) chapitre III : « Une métamorphose de l'hérésie ».
[^9]: -- (7). Cf. « Ami du Clergé » du 16 avril 1964 (Dom Cousin, O.S.B.), analysant de récents ouvrages de E. Poulat et autres sur Loisy et l'ancien Modernisme.
[^10]: -- (8). R.P. Messineo, s.j. in « Civiltà Cattolica » juillet 1956.
[^11]: -- (9). On sait que S.S. Pie XII employa elle-même ce vocable pour désigner de graves déviations doctrinales. Pour un panorama d'ensemble, cf. R.P. Andreas-Heinrich Maltha, o.p. : « Die Neue Theologie » Manz-Verlaz, München 1960 (diffusé également par Desclée De Brouwer).
[^12]: -- (10). « Histoire des hérésies » Collection « Je sais Je crois », Fayard, 1956, pp. 112-113, à voir de près.
[^13]: -- (11). Pour les références : nous renverrons au décret du Saint Office « *Lamentabili sane exitu* » par la lettre L. Le texte comprend soixante-cinq propositions. Elles se trouvent dans Denzinger de 2001 à 2065, ce qui nous permettra de les rappeler seulement par leur numéro d'ordre dans le décret lui-même (l, 2, etc.). L'Encyclique « *Pascendi Dominici gregis* », qui est longue, ne se trouve dans Denziger que sous forme d'extraits majeurs. C'est néanmoins au texte latin numéroté que nous renverrons en principe, sous l'indication P. Toutefois, pour les passages qui ne s'y trouvent pas, nous donnerons un texte français. Il existe du reste plusieurs traductions de l'Encyclique. Nous engageons nos lecteurs à se procurer celle qu'a éditée « *La Cité catholique* » (en vente au « Club du livre civique », 49, rue des Renaudes, Paris XVII^e^) et à l'étudier très méthodiquement, car presque tout ce que dit saint Pie X peut être repris presque mot pour mot en l'an de grâce 1964... Pour l'Encyclique « *Humani generis* », de Pie XII, nous renverrons tout bonnement à l'édition française, clairement présentée et bon marché, de la Bonne Presse.
[^14]: **\*** -- sur deux colonnes dans l'original.
[^15]: -- (12). Celle-ci n'est d'ailleurs pas un nouveauté. De Wyclef à Loisy, les témoignages d'aversion envers la pensée traditionnelle de l'Église en fait de conceptualisation philosophique abondent : Bucer, Luther, Baïus Quesnel, Hermès, Günther, et tant d'autres, ont eu, à travers les âges, la même réaction. Ce signe n'est pas à négliger pour un chrétien fidèle !...
[^16]: -- (13). S.S. Paul VI s'est exprimé sur ce point avec une particulière netteté, notamment dans son discours du 9 mars à l'Université grégorienne. V. « *Itinéraires* » de mai 1964. « Deux messages de Paul VI sur St Thomas et les études théologiques », et le bel article du P. L. Simon, O.M.I. : « Ni d'un temps, ni d'un pays », in « Ordre français » de mai 1964 également.
[^17]: -- (14). « ...Tout est pesé, tout est voulu chez eux, mais à la lumière de ce principe que la foi et la science sont étrangères l'une à l'autre. Dans leurs livres on trouve telle chose qui pourrait être signée par un catholique ; la page tournée, vous croirez lire un rationaliste. Écrivent-ils l'histoire, nulle mention de la divinité de Jésus-Christ ; s'ils prêchent, ils la professent. Historiens, ils délaissent Pères et Conciles ; catéchistes, ils les citent avec honneur. Il y a pour eux deux exégèses fort distinctes : l'exégèse théologique et pastorale, l'exégèse scientifique et historique, etc. » « On se trouve ici devant la théorie traditionnellement dite « des *deux* vérités ». Celle-ci a toute une histoire que nous ne pouvons retracer maintenant, mais dont il faut tout de même indiquer les grandes lignes :
Le penseur arabe médiéval Averroès (XII^e^ siècle) appliquait au Coran la méthode d'interprétation suivante : Le texte doit être pris au sens littéral, obvie, par le simple fidèle ; en un sens plus spirituel par le théologien ; enfin, en un sens rigoureusement rationnel par le savant et le philosophe (ce dernier sens étant du reste le seul vraiment valable pour Averroès). Quoi qu'en disent certains, une position fort proche est adoptée par certains auteurs chrétiens du XII^e^ siècle, influencés par l'averroïsme arabe. N'arrivant pas à harmoniser ce qu'ils croient être la raison (philosophique et scientifique), qu'ils confondent avec une interprétation déterministe, monistes, etc. d'Aristote, et les assertions de la foi catholique, ils essaient de maintenir les deux simultanément. Une proposition du Cartulaire de l'Université de Paris (1277), déclare : « Ils disent en effet que ces choses sont vraies selon la philosophie, mais non selon la foi catholique, comme s'il y avait *deux* vérités contraires ».
Il arrive que l'appel au principe des « deux vérités » ne soit qu'une échappatoire de purs négateurs de la foi, leur permettant d'exprimer tranquillement leurs erreurs. C'est ainsi que Pétarque nous parle de l'averroïste italien Cecco d'Ascoli en ces termes : « Quand ils peuvent s'exprimer sans contrainte, ils combattent directement la vérité... Quand ils disputent eu public, ils protestent qu'ils parlent abstraction faite de la foi » (1324). On sait que le très astucieux Pierre Bayle opérait de la même façon dans son « Dictionnaire historique et critique », qui connut une belle diffusion...
Où situer les modernistes du temps de saint Pie X ? sans doute les uns dans la ligne des averroïstes médiévaux, les autres dans celle de Cecco d'Ascoli et de Bayle, suivant leur tempérament et leur odyssée \]personnelle. En tout cas, certains pionniers de nos jours jouent, eux aussi, de la « double vérité » et parfois même deux fois plutôt qu'une seule : D'abord en séparant ce qui doit, ou peut, être enseigné aux fidèles incultes, voire à un clergé non intellectuel, et ce que peut, ou doit, penser l'exégète ou le savant. Ensuite, en coupant parfois dans la conscience même de celui-ci, ce qu'il admet comme croyant et ce qu'il pense comme savant. Il est loisible de penser que la pénétration hégélienne, si forte en certains milieux ecclésiastiques en vue, les aide à se donner bonne conscience. Un des grands reproches adressés en effet par l'Église à la théorie des deux vérités, c'est qu'elle est non seulement hétérodoxe, mais contraire au principe de contradiction. Si on adopte une philosophie qui considère ce principe comme sans importance majeure, et « dépassé » par la dialectique, le oui et le non pourront être réconciliés dans une synthèse supérieure. Mais que devient le Catholicisme là-dedans ?...
[^18]: -- (15). V. L. Salleron, in « Itinéraires » de mai 1964 : « Les deux œcuménismes ».
[^19]: -- (16). Rééditée par la Cité catholique.
[^20]: -- (17). R.P. H. Le Floch : « Le Cardinal Billot, lumière de la théologie », Beauchesne, 1947, pp. 100-101. Ouvrage que nous ne saurions trop recommander.
[^21]: -- (1). *Cf. Note sur La preuve de Dieu par les degrés des êtres chez saint Thomas,* dans RT XII, 1904, pp. 363-381.
[^22]: -- (2). Où pourtant un jour on lui en refusa un !
[^23]: -- (1). Il se rappelait avoir entendu le P. Manser, dans un cours d'histoire de la philosophie grecque, déclarer drôlement : « Die griechische Philosophie hat Fiasko gemacht. » Il me répéta plusieurs fois ce mot, qui avait pour moi d'autant plus de saveur que je connaissais mieux le P. Manser, ayant été treize ans son collègue et commensal.
[^24]: -- (2). Mais ni alors ni plus tard il ne lut Wolff, et il ne comprendra jamais qu'Étienne Gilson ait affirmé et fait croire à d'autres, qui le répétèrent comme vérité incontestable, que le P. G.-L. devait sa métaphysique à Wolff ; il ne comprendra jamais non plus certaine réflexion que le grand historien philosophe lui fit un jour à lui-même à propos de son livre : *Dieu, son existence et sa nature*, et qui revenait à dire que, selon le point de vue où l'on se plaçait, ce livre était un tissu de vérités ou un tissu d'erreurs. Ce n'était peut-être qu'une boutade. Il n'en gardait pas rancune, mais elle l'avait peiné.
[^25]: -- (3). Le P. Arintero avait d'abord, comme professeur de sciences à Vergara, étudié l'évolution dans le règne animal. La perte, par oubli dans un train, du manuscrit d'un livre qu'il portait chez l'imprimeur, et la nécessité de mieux connaître la spiritualité pour diriger les âmes, avaient été pour lui des indications providentielles. *La Evolucion mistica* et les livres qui suivirent, *la Vida espiritilal*, fondée par le P. Arintero, jouèrent en Espagne pour le renouveau des études et de la doctrine mystique un rôle analogue à celui qui reviendrait en France, et ailleurs, au P. G.-L. par ses articles dans *la Vie spirituelle* ascétique et mystique que fonderait en 1919 à Saint-Maximin le P. Vincent Bernadot. Parmi les collègues du Père étaient alors également deux autres dominicains français, le P. Thomas Pègues, de la province de Toulouse, l'infatigable auteur du « Commentaire français littéral » de la Somme théologique, futur régent de Saint-Maximin, mort à Dax en 1936, et le P. Édouard Hugon, de la province de Lyon, auteur abondant -- source au débit régulier -- de livres de théologie en français, d'un cours complet de philosophie scolastique et de *Tractatus dogmatici* clairs et solides, que devait après la mort de l'auteur à Rome, le 7 février 1929, réviser le P. Dominique Moureau, pour une nouvelle édition. Bientôt il aura pour collègue, entre autres que j'aimerais tous nommer, le P. Michel Browne, qui deviendra maître du Sacré-Palais, maître général de l'Ordre, cardinal de la sainte Église romaine.
[^26]: -- (1). Quand le Père Bernadot préparait la fondation de cette revue, le P. G.-L., qui voyait surtout les difficultés de l'entreprise ne l'encourageait guère. Mais le P. Bernadot -- il me l'a souvent raconté -- lui disait à peu près : « Laissez-nous les difficultés, avec l'aide de Dieu nous en aurons raison. Donnez-nous seulement des articles. » Il en promit... et en donna. Ce n'est faire injure à personne de dire qu'il lut le collaborateur le plus assidu -- et le plus influent -- de cette revue pendant de longues années, que beaucoup de lecteurs estiment avoir été les plus belles de la revue.
[^27]: -- (1). Le P. Jacques Loew, dans son *Journal d'une mission ouvrière* (p. 370), nomme le P. G.-L., avec Mgr Journet et MM. Gilson et Maritain, comme étant, avec saint Thomas, ceux à qui il doit le plus pour son apostolat : « ...lorsque, sans idée préconçue, simplement pour faire découvrir à mes petites voisines ou à un copain de travail le mystère de Dieu et celui de leur propre vie, je retournais à la source de la théologie, j'y voyais s'y dessiner les réponses les plus substantielles aux problèmes les plus immédiats. Ainsi, au risque de faire sourire certains, la théologie qui se révélait la mieux adaptée et la plus neuve était celle de saint Thomas et de ses disciples jusqu'à nos jours, un P. Garrigou-Lagrange, un Mgr Journet, Gilson ou Maritain. Ce n'était pas bien sûr, des recettes préfabriquées, en poudres et en sachets, que j'y trouvais, mais ces grands regards lumineux éclairant sous l'angle vrai les problèmes de notre temps, dénouant les nœuds où tant de chrétiens et de prêtres s'embrouillaient et se ligotaient eux-mêmes. » Oserai-je dire, pauvre de moi, que dans un ministère varié aux armées comme dans les villes et les couvents, j'ai fait la même expérience ?
[^28]: -- (1). Son unique sœur, Alice (Madame Lagorce), est morte à 50 ans, assistée par lui, après leur père, avant leur mère.
[^29]: -- (1). Sans être spécialement au courant de la géographie de la faim dans le monde, il avait l'instinct des restrictions alimentaires au profit des pauvres. Je l'ai entendu plusieurs fois dire au procureur que les repas étaient trop abondants. Sur quoi je n'étais pas d'accord avec lui, et je disais au procureur : « N'écoutez pas ce que vous dit le P. G.-L. là-dessus, ce qu'on sert est à peine suffisant pour les jeunes. »
[^30]: -- (1). On objectera que puisque le Christ n'a pas dédaigné de faire des miracles, le miracle peut être un chemin vers la foi surnaturelle. C'est certain, et la fonction normale du miracle est de nous donner le choc initial pour nous amener, avec l'aide de la grâce, à une certitude où nous n'avons plus besoin de miracles pour croire. Il n'en reste pas moins, d'abord qu'il vaut mieux croire sans voir que croire après avoir vu (bienheureux ceux qui n'auront pas vu et qui croiront...) et ensuite qu'un attachement exagéré au miracle risque d'altérer la pureté de la foi et surtout d'entretenir une réceptivité sans discernement à l'égard de toutes les formes de prodige.
[^31]: -- (1). Les procédés abortifs ne préviennent pas mais suivent la conception et ils sont toujours mauvais parce qu'ils sont toujours homicides.
[^32]: -- (1). Même si de plus en plus profondément ordonnés au don spirituel des époux, ils sont devenus l'instrument de plus en plus pur et parfait de ce don.
[^33]: -- (1). Les généticiens estiment à 10 le nombre d'enfants qu'auraient en moyenne les couples qui ne « contrôleraient » pas les naissances.
[^34]: -- (1). Or un acte stérile y est trop évidemment *comme tel,* radicalement inapte, *inapte* « *de soi* »*.*
[^35]: -- (2). C'est-à-dire réalisant *par eux-mêmes -- *sans autre intervention -- l'acheminement d'un « vrai semen » à proximité du lieu de la conception.
[^36]: -- (1). On ne peut donc parler de viol.
[^37]: -- (1). Et le mariage n'est valide, cet homme n'est son mari, que s'il était en effet raisonnable et libre quand ils ont échangé leurs consentements.
[^38]: -- (2). Vis-à-vis de laquelle, si elle a lieu, la femme sera totalement impuissante, toute action devenant alors homicide.
[^39]: -- (1). En toutes circonstances, que la femme dispose ou non de progestogènes.
[^40]: -- (1). Par l'acte conjugal (note du traducteur).
[^41]: -- (1). Je remercie les spécialistes en gynécologie de l'Université de Louvain, auxquels je dois les données médicales qui forment la base de cette note.
[^42]: -- (1). En français : « il est permis de corriger les défauts naturels ».
[^43]: -- (1). « Il ne faut pas non plus accuser d'actes contre nature les époux qui usent de leur droit de façon droite et naturelle, même si, pour des causes naturelles, dues soit à des circonstances de temps, soit à certaines défectuosités physiques, une nouvelle vie n'en peut sortir. » -- « Car, enchaînait immédiatement Pie XI, il y a, tant dans le mariage lui-même que dans l'usage du droit matrimonial, des fins secondes, comme le soutien mutuel, l'amour réciproque à entretenir et le remède à la concupiscence, qu'il n'est pas du tout interdit aux époux de viser, pourvu que la nature intrinsèque de l'acte conjugal soit sauvegardée et donc sauve l'ordination qu'il doit toujours avoir à la fin primaire. »
[^44]: -- (1). *Sic !* En réalité moins d'un mois avant sa mort, survenue le 9 octobre, et au 7^e^ Congrès.
[^45]: -- (1). Mater et Magistra, paragraphes 196-199 ; Acta 1961, page 448,
[^46]: -- (1). Daniel-Rops, *L'Église des Apôtres et des Martyrs,* pages 229-230.
[^47]: -- (1). N.D.L.R. -- Garaudy est membre du Comité central du P.C.F. et principal organisateur de la « Semaine de la pensée marxiste », manifestation de propagande du Parti communiste à laquelle collaborèrent les PP. Dubarle et Jolif. Voir à ce sujet : Le scandale de Paris, en vente aux bureaux d'Itinéraires (1 F franco l'exemplaire).
[^48]: -- (1). *Dans le monde :* c'est-à-dire dans *le monde* entier. Ce n'est pas une exagération oratoire. Telle est bien la mission pour laquelle le général Serov, chef des services spéciaux soviétiques, a créé « Pax » en 1945 et en a donné la direction à Boleslav Piasecki. La Pologne catholique n'était qu'une base de départ. -- Nous savons que « Pax » s'était implanté en France et avait vainement tenté (spécialement au printemps 1956) de s'implanter à Rome. Nous ne savons pas ce qu'il en est pour d'autres pays.
[^49]: -- (1). *Ivanow Sierow* est la transcription de Claude Naurois \[cf. p 192\]. La transcription usuelle en français est : *Ivan Serov.*
[^50]: -- (1). Selon un article de Graham Greene dans le *Sunday Times* du 15 janvier 1956, Piasecki, après sa condamnation à mort, fut emmené à Moscou, d'où il fut ramené à Varsovie. -- Graham Greene n'est pas un ennemi de Pax : il en a reçu en 1960 un « prix littéraire » de 15 000 zlotys pour « l'ensemble de son œuvre ».
[^51]: **\*** cf. *Itinéraires*, n° 104, pp 57-65.
[^52]: -- (1). MOUVEMENT CATHOLIQUE : première équivoque. Il nous sera dit plus loin que ce mouvement « se définit lui-même comme un courant intérieur au camp socialiste » et qu'il se considère non pas comme un mouvement confessionnel, mais comme un mouvement idéologique et politique ». Pourquoi dès lors nous le présenter comme un *mouvement catholique ?*
[^53]: -- (2). C'est-à-dire le Parti communiste polonais : qui en Pologne, et dans quelques autres pays, ne s'intitule pas « communiste » mais « ouvrier unifié ». C'est pourquoi la Conférence des 81 partis communistes tenue à Moscou en novembre 1960 S'est intitulée Conférence des 81 « partis communistes *et ouvriers* »*.*
[^54]: -- (3). UNE AILE DE L'ÉGLISE. -- Le mouvement Pax est présenté maintenant non plus seulement comme « catholique », mais bien très précisément, comme « d'Église » : « une aile de l'Église ». Une « aile marchante » sans doute ? Une aile « progressiste » mais « progressiste » entre guillemets. On voit à quoi aboutissent les déclarations, en soi parfaitement justes, qu'*il ne faut pas voir des progressistes partout *: on a répété ce slogan jusqu'à en arriver à *ne plus voir de progressistes nulle part*. Il n'y a plus de progressistes. Même Piasecki n'est pas progressiste : il est « progressiste » entre guillemets, selon la typographie ordinairement employée pour désigner les militants généreux injustement accusés de progressisme par un conservatisme borné.
La présentation équivoque, et même carrément tendancieuse, consiste en outre à donner à entendre que le gouvernement communiste de Pologne englobe le Mouvement Pax dans son hostilité à l'égard de l'Église, et qu'il l'accable davantage quand il accable davantage l'Église. Trouvant une occasion propice pour lancer une nouvelle offensive contre l'Église, le gouvernement communiste en profiterait aussi (ou même d'abord) pour s'en prendre à cette aile de l'Église qu'est le Mouvement Pax.
Cette manière de présenter les choses est tout simplement et très exactement une manière de mentir.
Le Mouvement Pax n'est pas une partie ou une aile de l'Église, que le gouvernement attaque quand le moment lui paraît favorable à une attaque contre l'Église. Le Mouvement Pax est au contraire un instrument du communisme dans son effort pour asservir l'Église.
Le Parti communiste peut occasionnellement malmener cet instrument comme il malmène ses propres militants (il peut même éventuellement le supprimer, voir plus bas, note 16). C'est la règle du communisme, personne n'est jamais définitivement à l'abri dans cette effroyable machine à dévorer jusqu'aux hommes qui composent le système. Le sort des Beria, des Malenkov, des Molotov, des Casanova, des Servin, un Boleslaw Piasecki peut lui aussi le subir. Cette éventuelle disgrâce ne constitue pas plus une caution chrétienne pour Piasecki que pour Casanova ou Beria.
[^55]: -- (4). A strictement parler ? Le Mouvement Pax ne l'est pas du tout. Mais on tient à nous le présenter comme un mouvement *catholique* (et même comme « une aile de l'Église »). C'est la constante d'une certaine « information religieuse » en Occident : nous présenter régulièrement comme « catholiques » ceux que de son côté *le communisme veut faire prendre pour tels*.
[^56]: -- (5). Ces éditions « religieuses » ne comportent aucun document pontifical enseignant que le communisme *en tant que système social* est intrinsèquement pervers et rejeté par l'Église *pour des raisons religieuses.*
La possibilité d'éditer la Sainte Écriture est (provisoirement) consentie, et administrativement facilitée, par le communisme, à de prétendus catholiques, ou à une certaine catégorie de catholiques -- à ceux qui acceptent de taire, et même de nier, que le communisme est dans le domaine social *le* contraire du Décalogue et de l'Évangile.
[^57]: -- (6). FAVEURS. A quelles conditions ces faveurs ? C'est toute la question : celle sur laquelle il serait utile et urgent d' « informer ».
Et quelles faveurs ? Il serait plaisant, s'il n'était lamentable, de voir rapporter l' « impressionnante activité éditrice », les « bénéfices », les exemptions fiscales et le « budget annuel de l'Institut d'Édition de 750 millions de zlotys » sans que l'on paraisse remarquer que cette activité capitaliste est l'une des principales « faveurs » et l'un des principaux moyens de corruption, dont se serve en l'occurrence le communisme pour recruter des collabos parmi les catholiques.
[^58]: -- (7). Qu'est-ce qu'il faudrait donc de plus aux *Informations catholiques internationales* pour qu'elles considèrent ce mouvement comme « condamné » ? Les mesures prises ne sont-elles pas assez claires ? Et ignorerait-on que, même sans ces mesures, une activité comme celle du Mouvement Pax est une activité *ipso facto* condamnée ?
[^59]: -- (8). Insinuation odieuse. Comme si l'Épiscopat polonais était entièrement libre de ses mouvements ! Comme si l'alliance et la collaboration avec le communisme n'étaient pas *ipso facto* condamnées ? Comme si l'Épiscopat polonais, qui doit SUBIR le régime esclavagiste du communisme, ACCEPTAIT de plein gré, fût-ce partiellement, quoi que ce soit de cet esclavagisme !
La situation d'un pays où le communisme est au pouvoir est une situation épouvantable, comportant d'inimaginables cas de conscience dans la recherche du moindre mal. L'Église n'y a pas la possibilité de *dire tout* ce qu'elle en pense. Il est véritablement abominable d'en tirer argument, en Occident, pour prétendre y trouver des « indices » d'une moindre intransigeance à l'égard de ce qui est *intrinsèquement pervers.*
[^60]: -- (9). C'est-à-dire du Parti communiste.
[^61]: -- (10). LES SERVITEURS NE SONT PAS LES MAÎTRES. -- Le système est substantiellement le même qu'en Hongrie et que dans les autres pays communistes. Les catholiques, même s'ils servent fidèlement « sur le plan social » le pouvoir esclavagiste, garderont toujours une situation officielle de seconde zone. Au demeurant, le communisme ne leur demande leurs services, et ne les agrée, que pendant une étape transitoire : c'est-à-dire tant que la liquidation pure et simple de toute religion ne lui paraît pas encore possible. Même pendant cette période transitoire, le Parti communiste n'admet pas que l'on puisse être simultanément. *un bon communiste et un vrai chrétien*, et il attend de l'Église qu'elle maintienne et enseigne de son côté qu'on ne peut pas être en même temps un *bon chrétien et un vrai communiste.* Jamais le Parti communiste n'a admis que l'on puisse construire le « socialisme » tel qu'il l'entend en y donnant droit de cité à un autre fondement « philosophique » que le marxisme-léninisme. Les chrétiens sont à ses yeux idéologiquement prisonniers de « survivances bourgeoises » et de « superstitions » que le communisme entend faire complètement disparaître -- et nullement associer au marxisme dans un éventuel « pluralisme idéologique ».
Ce que le Parti communiste admet provisoirement, désire, organise, c'est que des chrétiens soient activement complices du système d'exploitation et de domination communiste baptisé « construction du socialisme ». C'est la *collaboration de fait* qu'il recherche, et non pas un renfort « idéologique » étranger au marxisme-léninisme. Le communisme -- surtout dans un pays presque unanimement catholique comme la Pologne veut que des catholiques aident à instaurer et à maintenir un *régime social* d'esclavage que l'Église condamne pour *des raisons religieuses.*
Ce que fait Piasecki, c'est collaborer à une réalité sociale totalitaire et esclavagiste, qui est contraire au Décalogue et à l'Évangile. Mais dans cette collaboration, un Piasecki n'appartient pas vraiment à la caste dirigeante, il n'appartient pas au Parti (2 à 5 % de la population dans les pays où le communisme est au pouvoir), infime minorité qui réduit les peuples en esclavage. Les grands ducs et les petits hobereaux de la caste dirigeante ont, sous eux, toute sorte de contremaîtres, de gardes-chiourme et d'espions, pour encadrer les esclaves.
[^62]: -- (11). C'est dans ce discours que Piasecki a révélé que « Pax » apporte *une aide théorique et pratique à certains mouvements chrétiens en Europe occidentale et dans le monde.* Les I.C.I. étaient au courant. Mais les I.C.I. ont dissimulé ce passage important du discours.
[^63]: -- (12). C'est-à-dire : tout en se réclamant d'une « doctrine » catholique, apporter son concours effectif de garde-chiourme au système de domination du communisme.
[^64]: -- (13). Rappelons une fois encore -- puisque ce piège de vocabulaire est constant, et qu'on ne se lasse pas de nous le tendre, ne nous lassons pas d'en dénoncer l'imposture -- rappelons qu'il s'agit en fait non de n'importe quel « socialisme » plus ou moins « humaniste » mais *du communisme *: du plus grand esclavage social de tous les temps, celui dont l'Église enseigne solennellement qu'il n'est pas une CIVILISATION plus ou moins imparfaite, mais une BARBARIE essentielle, une barbarie plus atroce, dit l'Encyclique *Divini Redemptoris*, que celle qui régnait sur les peuples les plus barbares avant la venue du Christ.
Cette équivoque autour du terme socialisme est imposée dans l'Empire soviétique. En Occident, elle est librement insinuée et propagée par une certaine « information catholique ».
[^65]: -- (14). Elle PEUT... lorsqu'elle AURA... Tel est l'un des sophismes de Piasecki. Car elle n'aura jamais, et donc ne pourra jamais, aussi longtemps que le communisme sera le communisme.
Et si un jour le communisme cesse d'être le communisme, ce ne sera point parce qu'il aura trouvé des complices, des valets, des collabos parmi les catholiques. Les collabos ne s'attirent jamais que le mépris de ceux qui les utilisent.
[^66]: -- (15). LA FONCTION SOCIALE DE LA RELIGION. -- La voici réduite à ce que le Parti communiste consent à en apprécier...
La première fonction sociale de la religion face à l'esclavage est de travailler à son abolition : ou, faute de pouvoir y travailler positivement, du moins n'en être pas complice. N'être pas les auxiliaires des marchands d'esclaves. N'être pas les esclaves en chef commis par les marchands d'esclaves à la surveillance du troupeau.
Mais en sens contraire, le communisme fait croire aux chrétiens qu'ils seront « sociaux » dans la mesure où leur effort sera tel que le Parti communiste puisse l'apprécier. Et ce que le Parti communiste « apprécie », c'est le renfort apporté à son système de domination.
[^67]: -- (16). Parce que, lorsque le communisme est au pouvoir, il s'agit moins de continuer la « pratique de la dialectique » que de mettre en œuvre la « technique de l'esclavage ». Voir sur ce point notre brochure : *La pratique de la dialectique*, spécialement la note 7 du chapitre troisième.
La pratique de la dialectique a été employée en Chine après l'arrivée du communisme au pouvoir parce qu'il paraissait possible d'y liquider rapidement des minorités chrétiennes numériquement très peu importantes. Elle a été employée en U.R.S.S. contre l'Église orthodoxe : elle n'a pas réussi à supprimer le christianisme russe. En Pologne, le communisme est bien persuadé qu'il ne va pas liquider l'Église catholique du jour au lendemain. Il procède autrement : il emploie, ou essaie d'employer, la technique du noyau dirigeant, la « technique de l'esclavage » comme en U.R.S.S. depuis maintenant presque trente ans à l'égard de l'Église orthodoxe, comme en Hongrie, comme en Tchéco-Slovaquie. Le Mouvement Pax est le séminaire du « noyau dirigeant » que le communisme cherche depuis 1945 à installer dans l'Église catholique. Jusqu'ici c'est un échec, du moins en Pologne même. Cet échec peut éventuellement entraîner la suppression du Mouvement Pax : ce qui, si cela se produit, ne sera pas à ranger dans la rubrique de l'hostilité à l'égard de l'Église, mais dans la rubrique de l'abandon d'un instrument n'ayant pas donné de résultats suffisants.
[^68]: -- (17). CONFLITS ADMINISTRATIFS, DIFFICULTÉS QUI DISPARAÎTRONT. -- La persécution communiste prend souvent une forme qui est réellement administrative ; mais c'est un sophisme d'en conclure que le motif de cette persécution tiendrait à une différence d'appréciation qui serait elle-même uniquement d'ordre administratif.
Les difficultés administratives faites à l'Église disparaîtront ou s'atténueront chaque fois que la condition imposée par le communisme sera acceptée : condition unique, permanente, universelle, qui n'est pas de renier Jésus-Christ en paroles, mais qui est de s'engager dans la collaboration sociale ; ce que Piasecki nomme « l'engagement dans l'édification du socialisme » ; c'est-à-dire la non-résistance et même l'appui effectif au système de domination installé par la caste dirigeante communiste. Ce que le communisme cherche à imposer aux chrétiens, c'est le reniement du Christ en fait, sur le plan social.
[^69]: -- (18). L'AUTORITÉ DU PAPE EST RECONNUE PLEINEMENT. -- L'important est de comprendre que si de tels collabos cessaient de « reconnaître » l'autorité du Pape, ils n'intéresseraient plus le Parti communiste : dans une telle hypothèse, ils ne seraient manifestement plus catholiques, et deviendraient inutilisables pour l'organisation de la collaboration catholique et la mise en place d'un noyau dirigeant à l'intérieur de l'Église.
[^70]: -- (19). LA FOI ET LA MORALE. -- Si l'Église rejette le communisme comme intrinsèquement pervers, si elle rejette, d'une manière plus nuancée mais très ferme, « le socialisme » lui-même, c'est au nom de la foi et de la morale.
Tout en se déclarant fidèle au Saint-Siège en matière de foi et de morale, Boleslaw Piasecki, comme ses homologues laïcs ou ecclésiastiques de Hongrie, abandonne et même contredit toute une partie de l'enseignement moral et religieux du Saint-Siège : précisément cette partie que le communisme demande d'abandonner, parce qu'il voit pour lui, dans un tel abandon, le meilleur moyen de travailler à l'asservissement progressif du catholicisme.
[^71]: -- (1). C'est environ à cette époque que le budget alloué à Piasecki par les communistes était doublé, en vue de l'action qui lui était ordonnée par les services soviétiques en direction du Concile : voir le chapitre VII de la Note du Saint-Siège. On touche là du doigt à quel point les I.C.I. ont fait une besogne de *désinformation*.
[^72]: -- (2). Les I.C.I. rapportent imperturbablement ce mensonge sans formuler aucune contradiction.
[^73]: -- (3). L'Église orthodoxe officielle est, au contraire, utilisée politiquement par l'intermédiaire du noyau dirigeant communiste installé au Patriarcat de Moscou : mais c'est une chose dont les I.C.I. n'ont jamais dit un mot.
[^74]: -- (4). Peut-être socialistes « de facto » dans leur vie professionnelle et sociale -- mais par la contrainte esclavagiste qu'ils subissent de la part du régime communiste.
[^75]: -- (5). Ni les croyants, ni les incroyants, dans leur immense majorité, n'ont aucun désir de « s'engager » en faveur d'un régime esclavagiste, fonctionnant au profit d'une caste minoritaire. Mais les I.C.I. n'ont jamais expliqué, ni sans doute compris, que le régime économique et social du communisme est un esclavagisme.
[^76]: -- (6). Ceci est un mensonge grotesque.
[^77]: -- (7). Ici c'est bien le rédacteur des *Informations catholiques* qui parle. Alors que « Pax » est un RÉSEAU POLICIER CHARGÉ DE NOYAUTER ET D'ASSERVIR L'ÉGLISE, il nous présente cette officine d'espionnage et d'intoxication comme un mouvement autonomes ayant pour seul soutien sa « pensée » !
[^78]: -- (8). Ce discours est celui où Piasecki a déclaré que le rôle de « Pax » est d'apporter une *aide théorique et pratique à certains mouvements chrétiens en Europe occidentale et dans le monde*. Les I.C.I. ont parlé de ce discours dans leur article du 1^er^ mars 1961 ; elles en parlent à nouveau dans cet article. Mais elles dissimulent cette action de « Pax ». Elles présentent comme un mouvement « isolé », et privé de moyens, une officine qui est en mesure d'apporter son aide théorique *et pratique* à divers autres mouvements « chrétiens » hors de Pologne. Il est manifeste que les I.C.I. ont commis là une faute grave en matière d' « information ». Il est hautement invraisemblable que les I.C.I. n'aient *rien su* de la chose. Cet article des I.C.I. est du 1^er^ novembre 1961. Or c'est dans *Itinéraires* du mois de juin précédent que le passage de Piasecki sur l' « aide théorique et pratique » a été publié et commenté. C'est au mois de juin 1961 que la revue *Itinéraires* a nommément et clairement interrogé les I.C.I. à ce sujet. Cinq mois après les précisions publiquement apportées par *Itinéraires*, voici donc que les I.C.I. reparlent du même discours et font la même « omission ». Si c'était une « omission » dans l'article du 1^er^ mars, *ce ne peut plus être une simple* « *omission* » dans l'article du 1^er^ novembre.
[^79]: -- (9). Lorsque Georges Hourdin, dans son fameux éditorial du 1^er^ mai 1964, écrivait que « Pax » est un « allié du Parti communiste » plusieurs s'y laissèrent prendre et pensèrent que le directeur des I.C.I. « allait à Canossa » et faisait pénitence. Or il ne disait là rien de plus que ce que les I.C.I. avaient déjà dit, il continuait à *présenter,* « *Pax* » *comme* « *Pax* » *lui-même se présente *: un « allié » du Parti. -- Peu au courant de ces choses, et *négligeant de relire les textes eux-mêmes*, plusieurs bons esprits et même quelques évêques se laissèrent prendre à cette astuce de Georges Hourdin. Or Georges Hourdin continuait simplement à coopérer au camouflage de « Pax ». Camoufler en libre « allié » du Parti ce qui est en réalité un « organe strictement articulé de l'appareil policier communiste ».
[^80]: -- (10). Les I.C.I. *endorment* le lecteur en rapportant longuement toutes ces balivernes soi-disant « idéologiques » comme si Piasecki était un penseur et comme si « Pax » était un mouvement de pensée.
[^81]: -- (11). Ainsi Piasecki feint de réclamer une liberté *seulement philosophique.* Et les I.C.I. feignent de prendre en considération les exigences philosophiques de l'agent stipendié d'un réseau policier... Et des prêtres, et des évêques ont été bernés par cette imposture grotesque*.*
[^82]: -- (12). Ce langage *trompeur* est celui du communisme. On appelle « capitaliste » tout ce qui *n'est* pas communiste ; et on appelle « socialiste » seulement *ce qui* est communiste. Selon ce langage, même le travaillisme britannique, la social-démocratie allemande ou autrichienne, le socialisme suédois ou danois appartiennent au « capitalisme ».
[^83]: -- (13). « Pax » jouit en Pologne non seulement de droits égaux mais, comme on le sait, de *privilèges* exorbitants. Tous ces propos de Piasecki sont une odieuse comédie.
[^84]: -- (14). C'est-à-dire, en fait : apporter leur concours au régime communiste d'esclavagisme économique et social.
[^85]: -- (15). Thème connu de la propagande communiste.
[^86]: -- (16). Cela, c'est le mensonge des I.C.I., obstinément maintenu.
[^87]: -- (17). Des « *objections* » ! Alors que « Pax » est dénoncé comme un « instrument strictement articulé de l'appareil policier communiste », comme une « agence d'un réseau policier chargé de noyauter et d'asservir l'Église », les I.C.I. nous racontent que « Pax » se heurte à des... « objections »
[^88]: -- (18). *Sic *: « Piasecki s'est soumis ».
[^89]: -- (19). « Certains vont jusqu'à dire » : ce sont donc là des extrémistes. Et c' est ainsi que les I.C.I. évoquent au passage, en le discréditant comme une exagération, ce qui est le jugement -- fondé sur les faits -- de l'Épiscopat polonais, connu en France à partir de 1957 au moins.
[^90]: -- (20). José de Broucker pourrait-il prétendre qu'au moment où il écrivait cette phrase, il n'était pas au courant ? A cet endroit il place une note, celle-ci :
« *Les affirmations présentées par Claude Naurois dans son réquisitoire :* « Dieu contre Dieu » (*éditions Saint-Paul,* 1956) *sont assez souvent reprises en Pologne par les adversaires de Pax.* »
Les I.C.I. connaissaient donc l'existence et le contenu du livre de *Claude Naurois.* Les I.C.I. commettaient la double et triple infamie de présenter ce livre comme étranger à la Pologne, et comme « *repris en Pologne* » par les « adversaires de Pax ». Les I.C.I. savaient fort bien que ces « adversaires » c'était l'épiscopat polonais lui-même, et qu'il ne « reprenait » aucunement, et pour cause, les « affirmations » de *Claude Naurois.*
« Claude Naurois » c'est l'Église de Pologne, dite « du silence » avertissant les catholiques d'Occident : et ceux-ci, du moins ceux qui faisaient « toute confiance » aux I.C.I., se comportèrent comme l' « Église des sourds » selon le mot du Cardinal Wyszynski.
Là-dessus, les I.C.I. ont menti très consciemment, et d'une manière spécialement ignoble.
Et ce mensonge était une trahison.
[^91]: -- (21). En examinant de près la manière dont s'exprime tout cet alinéa, il est impossible de n'en pas conclure que les I.C.I. *connaissaient fort bien la vérité* au sujet de « Pax » à cette époque (1^er^ novembre 1961), et cherchaient à neutraliser les accusations précises et fondées contre Piasecki qui étaient connues en Occident depuis quatre ans au moins.
[^92]: -- (22). Ici encore, les I.C.I. mentent carrément. Elles savent très bien qu'en 1956, au moment du très provisoire « dégel », Piasecki fut mis en accusation -- et chassé de l'Association des écrivains polonais -- par *les communistes politiques* eux-mêmes, qui le dénonçaient comme un *flic stalinien,.* C'est là-dessus que Fabrègues écrivit le 9 novembre 1956 son célèbre article de *La France catholique.*
[^93]: -- (23). Les I.C.I. passent sous silence l'arrestation de Piasecki par la Gestapo.
[^94]: -- (24). Pourquoi ? Puisqu'il était condamné *à mort.*
[^95]: -- (25). Réponse : parce qu'il avait été recruté par Serov, le chef du N.K.V.D. ; et les I.C.I. le savaient, puisqu'elles connaissaient le livre de « Claude Naurois ».
[^96]: -- (26). Grotesque. Piasecki est un agent appointé des services soviétiques d'espionnage.
[^97]: -- (27). José de Broucker avoue deux rencontres. Dont acte.
[^98]: -- (28). Sic : un effort « de pensée » !
[^99]: -- (29). On peut comparer cet article -- et l'article précédent du 1^er^ mars 1961 -- avec la manière dont les I.C.I. parlent *d'autre part* des MOUVEMENTS DE PENSÉE CATHOLIQUES qui s'opposent lucidement aux mensonges et aux manœuvres du communisme. D'un côté, la manière dont les I.C.I. ont parlé de l'espion soviétique Piasecki et de son réseau policier ; d'un autre côté, la manière dont les I.C.I. ont diffamé et calomnié les catholiques français accusés par elles de « national-catholicisme ». C'est l'espion soviétique qui a été présenté par les I.C.I. comme un « penseur », un « philosophe », et cetera... Et ce sont des catholiques français -- ceux qui disaient la vérité sur le communisme en général et sur « Pax » en particulier -- qui ont été présentés comme suspects...
[^100]: -- (30). C'est ce texte que José de Broucker a repris avec quelques variantes dans son livre : *L'Église à l'Est : la Pologne,* paru aux Éditions du Cerf et à la Librairie Plon dans la collection des I.C.I.
On ignore pourquoi, dans les I.C.I., cet article était anonyme, attribué seulement à « un de nos rédacteurs » (page 3), alors qu'il s'agissait du rédacteur en chef.
C'est en tout cas la publication du livre de José de Broucker qui permet de lui attribuer l'article des I.C.I.
[^101]: **\*** Ces deux derniers paragraphes figurent dans l'original à la suite de la note 30.
[^102]: -- (1). Ainsi, *La Croix* en revient là ; à cette contre-vérité ; alors que la Note du Saint-Siège est intégralement connue, et que les I.C.I. elles-mêmes ont renoncé à maintenir cette tromperie.
[^103]: -- (2). Non, ce n'est pas *l'origine*. L'origine*,* pour s'en tenir à l'essentiel, c'est :
1. -- l'article de Fabrègues dans *La France catholique* du 9 novembre 1956 ;
2. -- la reproduction de cet article, et son commentaire, dans *Itinéraires*, numéro 9 de janvier 1957, pages 133 et suivantes ; on ne savait pas encore toute la vérité à ce moment, mais on commençait à pressentir le principal ;
3. -- le livre de Claude Naurois *Dieu contre Dieu*, paru au début de 1957 : dès lors tout est public et connu ;
4. -- les divers articles d'*Itinéraires*, spécialement ceux de l'année 1961 : numéro 52 d'avril 1961, pages 123 et suivantes ; numéro 53 de mai 1961, pages 55 et suivantes ; numéro 54 de juin 1961, pages 66 et suivantes ; ces articles furent recueillis et diffusés en annexe de notre brochure : La technique de *l'esclavage ;*
5. -- les articles de La Croix elle-même, réunis dans le livre de Pierre Lenert paru en 1962 : *L'Église catholique en Pologne*.
[^104]: -- (3). Le P. Wenger ignore quels sont ces « *milieux* » ; tout au plus peut-il le supposer, mais non sans risque d'erreur ; en tout cas il ferait mieux de n'en point parler de cette manière, qui de toutes façons est celle du jugement téméraire.
[^105]: -- (4). *Sur quel point ?* Ce n'est aucunement précisé. Mais ce qui est clair, c'est que le P. Wenger -- qui avait commis l' « erreur » d'approuver sans réserves l'éditorial des I.C.I. du 1^er^ mai 1964 -- dissimule que les « explications » des I.C.I. du *15* juin contredisent et annulent celles du 1^er^ mai.
[^106]: -- (5). Cette manière d'utiliser le télégramme de la Secrétairerie d'État est véritablement odieuse. D'autant plus que *La* Croix avait fait siennes les positions du P. de Soras expliquant que de tels télégrammes du Saint-Siège n'ont aucune valeur d'approbation. Mais il s'agissait alors de *La Cité catholique.* Maintenant il s'agit des I.C.I. : ainsi la doctrine varie au gré des opportunités.
[^107]: -- (6). Plus rien n'est ÉVIDENT pour les lecteurs de *La Croix* après cet article du P. Wenger. Car si « Pax » est effectivement « dénoncé et réprouvé par l'Église », ce n'est pas en tant que « mouvement de catholiques polonais », agissant en Pologne seulement, c'est en tant qu'AGENCE D'UN RÉSEAU POLICIER CHARGÉ DE NOYAUTER ET D'ASSERVIR L'ÉGLISE, et agissant notamment en France ; action en France sur laquelle *La Croix* ne dit RIEN.
[^108]: -- (7). L'attitude de *La Croix* à l'égard de « Pax » a été « invariable » sous un rapport, mais VARIABLE sous un autre rapport. Certes *La Croix*, à la différence des I.C.I., n'a jamais parlé de « Pax » en « termes favorables ». Mais *La Croix* en a parlé en termes tantôt EXACTS (au moins en gros), tantôt carrément INEXACTS, comme dans le présent article. *La Croix* avait parlé de l'action de « Pax » *hors de Pologne.* Maintenant elle ne parle plus que de son action *en Pologne.* Cela est bien une VARIATION, et suffisamment énorme.
D'autre part, *La Croix* n'a JAMAIS dit à ses lecteurs que « Pax » est un réseau d'espionnage soviétique créé en 1945, pour pénétrer dans l'Église catholique, par le général Serov, chef du N.K.V.D.
[^109]: -- (8). Si le P. Wenger est au courant depuis le mois de mai 1957, il n'en est que moins excusable d'écrire ce qu'il écrit au mois de juin 1964. -- Le P. Wenger a effectivement rencontré le Cardinal Wyszynski à Rome, le 16 mai 1957, dans un couvent de religieuses polonaises situé non loin de Sainte-Marie-Majeure. L'entretien dura plus d'une heure. Il n'apparaît malheureusement pas que le P. Wenger en ait été « éclairé une fois pour toutes sur la nature de Pax et sur ses activités », notamment sur ses activités *en France. -- *Mais d'autre part, on peut se demander pourquoi le P. Wenger tient avec tant d'insistance *à mettre en cause le Cardinal Wyszynski.* Nous reviendrons sur ce point dans l'Annexe VI : *Ce qui était confidentiel.*
[^110]: -- (9). Il est dur aussi -- quoique d'une manière différente et moins immédiatement tragique -- il est dur pour les catholiques de France de se débattre dans un réseau de mensonges tendant à dissimuler l'action de « Pax » dans notre pays. -- Le P. Wenger énonce son intention de voler au secours des catholiques polonais : mais depuis longtemps les catholiques polonais ne sont plus trompés du tout par le groupe « Pax ». Ce sont les catholiques français qui sont trompés, ce sont eux que l'article du P. Wenger prive une fois de plus de la vérité.
[^111]: -- (1). Voir supra, Annexe V.
[^112]: -- (1). Guépéou : police politique de l'appareil soviétique, qui s'est successivement nommée Tcheka, Guépéou, N.K.V.D., etc.
[^113]: -- (2). *Chaque section du Komintern : c'est-à-dire chaque Parti communiste.* Le « Komintern » était la III^e^ Internationale, ou Internationale communiste, et chaque parti en était une « section ». Le Parti communiste français se nomma d'abord, et jusqu'en 1943 : « S.F.I.C. » c'est-à-dire « Section française de l'Internationale communiste ». Le Komintern a été prétendument « dissous » par Staline (pour faire croire aux Américains que chaque Parti communiste est indépendant), puis ultérieurement remplacé par un « Kominform » à son tour officiellement supprimé. Ces variations ne concernent que les étiquettes, l'organisation est restée la même.
[^114]: -- (1). La seule traduction française intégrale du texte latin de l'Encyclique *Divini Redemptoris* en celle qui a été établie par Jean Madiran et qui a paru en 1961 aux Nouvelles Éditions Latines (l rue Palatine, Paris VI^e^).
[^115]: -- (1). Cette position « stalinienne » de Piasecki consista principalement en un article intitulé « Le sens de l'État » qu'il publia dans *Slowo Powszechne* du 16 octobre 1956. Il demandait que deux principes ne soient pas remis en cause -- 1. -- la construction du socialismes en Pologne ; 2. -- l'alliance avec l'U.R.S.S. ; cela au moment où le « dégel » espérait relâcher aussi bien la soi-disant « alliance », en réalité colonisation soviétique, et le soi-disant « socialisme » en réalité esclavagisme.
[^116]: -- (2). *Le Manifeste du Parti communiste* a été rédigé par Marx, avec l'aide d'Engels, en 1847. Sa première édition eut lieu à Londres en janvier 1848.